Le but de ce livre est de montrer l'influence décisive de la pensée grecque sur l'œuvre de Simone Weil. A part
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French Pages 240 [241] Year 2007
Table of contents :
L'HISTOIRE DES CULTURES ET DE LA PHILOSOPHIE
La conception de l'histoire et la critique du progrès
Une brève histoire des cultures et de la barbarie
La force ou l'histoire sans la notion de progrès
Les valeurs et la philosophie
LECTURES DE LA GRECE
L'imagination et la lecture
La Grèce et la nécessité
La Grèce et l'ordre du monde
La Grèce et Dieu
Ouverture philosophique Colleciion dirigée par Dominique Chateau, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. li s'agit de favoriser Ia confrontation de recherches et des réflexions qu'elies soient le fait de philosophes "professionneis" ou non. On n'y confondra dono pas Ia philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite Ia
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Déjà parus
Sophie LACROIX,Ce que naus disent les ruines, 2007. Alain MARLIAC,L'interdisciplinarité en quesíion, 2007.
Serge BOTET, La philosophie de Nietzsche, une philosophie « en actes », 2007.
Shmuel NÉGOZIO,La répétition:théorie et enjeux^ 2007. Jacynthe TREMBLAY, Iniroduction à Ia philosophie de Nishida, 2007.
Jacynthe TREMBLAY, Auto-éveil et temporalité. Les défis
posés par Ia philosophie de Nishida, 2007.
Jacynthe TREMBLAY, L'être-soi et Vêtre-ensemble. L'autoéveil comme méthode philosophique chez Nishida^ 2007. Constantin MIHAI, Descartes. L^argument onlologique et sa causalité symbolique, 2007.
Yves MAYZAUD et Gregori JEAN (dir.), Le Langage et ses
phénomènes, 2007. René LEFEBVRE,Platon, philosophe du piaisir, 2007. Dominique BERTHET (dir.). Figures de Verrance, 2007. Robert FOREST,De Vadhérence, 2007.
Fernando BELO, Les jeu des sciences: avec Heidegger et Derrida.(Volumes 1 et 2.)2007. Jean-Luc POULIQUEN, Gaston Bachelard ou le rêve des
origines, 2007. Paul KHOURY, Le fait et le sens:esquisse d'une philosophie de Ia déception, 2007.
Fernando Rey Puente
Simone Weil et Ia Grèce
L'Harmattan
Ouvrages du même auteur:
As concepções antropológicas de Schelling, São Paulo, Loyola, 1997.
Os sentidos do tempo em Aristóteles, São Paulo, Loyola,2001. Os filósofos e a mentira (org.). Belo Horizonte, Ed. UFMG, 2002.
Asfilosofias de Schelling(org. avec L. Vieira), Belo Horizonte, Ed. UFMG,2005.
© L'Harmattan,2007
5-7, rue de 1'Ecole polytechnique ;75005 Paris http://www.librairleharmattan.com dí[email protected]
harmattan 1 @wanadoo.fr ISBN : 978-2-296-04007-6 EAN:9782296040076
À Leo Gilson Ribeiro et Márcia Nogueira In memoriam
Puisque ramitié ne cesse pas avec Tabsence.
« .„Quoi de plus proche de nous que Ia Grèce ? Elle est plus proche de nous que nous-mêmes... » Emile Novis (Simone Weil), "Une chronique
philosophique à Marseille, en 1941 » (CSW,lX-3, 1986, p.231)
«II ne saurait être question pour nous de retour à Ia Grèce [...], Mais, si nous le méritons, il pourrait être question pour nous d'aller vers Ia Grèce »
Emile Novis(Simone Weil)(Jbid., p. 233)
Remerciements
Je voudrais remercier tout d'abord Ia CAPES qui m'a
conféré une bourse de post-doctorat d'une année et m'a donné Ia possibilité de faire à Paris des recherches, sur Simone Weil et Ia Grèce, dont le résultat en est dans ce livre. Je suis aussi également redevable au Département de Philosophie de 1'Université Fédérale de Minas Gerais(UFMG) qui m'a libéré
de mes activités d'enseignement pour 1'année 2005-2006, ce qui m'a permis de me consacrer uniquement à Ia recherche. Je
voudrais également exprimer ma reconnaissance envers le CNRS (U.P.R. 76), qui m'a accueilli pendant cette période en France. Je dois mentionner ici particulièrement les noms de mes
collègues Michel Narcy, mon interlocuteur principal à qui je dois 1'acceptation de mon séjour ici, Marie-Odile Goulet-Cazé, directrice de ce laboratoire, qui a tout fait pour fáciliter mes
recherches, Luc Brisson, qui m'a gentiment ouvert 1'accès à Ia
bibliothèque de VEcole Normale Supérieure et Wilfried Kühn pour son écoute attentive et pour l'aide qu'il a bien voulu m'apporter. Je remercie aussi Ia conservatrice actuelle et Ia
conservatrice retraitée de Ia Bibliothèque Nationale de France^
respectivement Marie-Odile Germain et Florence de Lussy, responsables du « Fond Simone Weil », qui m'ont autorisé à y faire mes recherches dans le « Fond Simone Weil ». Cest grâce
à elles que j'ai pu consulter les documents originaux et encore inédits de Simone Weil.
Je voudrais remercier vivement aussi mes amis
Leonardo Meirelles Ribeiro, Paule Martel, Martine Vidoni, Robert Chenavier, Anne Flechon-Lang, Jean-Luc Vix, Florence
de Lussy et Pascal Peuzé qui ont fait un patient travail de correction de diverses erreurs et obscurités de mon texte
français en le rendant pius compréhensible aux lecteurs. 11 est évident, néanmoins, que toutes les erreurs et les imprécisions grammaticales qui demeurent présentes dans ce livre sont sous mon entière responsabilité.
Un remerciement spécial va à l'amie Maria Villela-Petit
qui a fait de mon séjour parisien grâce à sa gentillesse et générosité, une étape três agréable. Avec elle j'ai eu aussi Poccasion d'avoir des entretiens philosophiques sur Simone Weil et particulièrement sur Ia philosophie française qui m'ont beaucoup enrichi. Un remerciement aussi à Tamie weilienne
Emilia de Moraes qui m'a accompagné « virtuellement» du
Brésii, particulièrement pendant ies derniers mois de travai! três
intensifs à l*ordinateur, et avec qui j'ai eu aussi de nombreux entretiens sur Ia philosophie de Simone Weil et Ia tradition grecque.
Last but not least je voudrais spécialement remercier
1 ami Miklos Veto qui a rendu possible Ia publication de ce travai!.
Sigles utilisés
QEuvres de Simone Weil
AD, Attente de Dieu, Paris, La Colombe, 1950.
CS, La Comaissance sumaíitrelle. Paris, Gallimard, coll. "Espoir", 1950.
EL, Écrits de Londres et dernières lettres^ Paris, Gallimard, coll. "Espoir", 1957. IPC,Intuitions pré-chrétiennes. Paris, Fayard, 1985. LP, Leçons de pMosophie,Paris, Plon, 1989. LR, Lettre à un religienx^ Paris, Gallimard, coll. "Espoir", 1951. OC,(Emres completes. Paris, Gallimard.
OCI,Premiers écritsphilosophiques, 1988.
OC II 1 Écrits historiques et politiques. L'engagement syndicál (1927-juillet 1934), 1988.
OC II 2 Écrits historiques et politiques. L'expérience ouvrière et l'adieu à Ia révolution (juillet 1934 -juin 1937), 1991.
OC II 3 Écrits historiques et politiques. Vers Ia guerre (19371940), 1989.
OC VI1, Cahiers(1933-septembre 1941), 1994. OC VI 2, Cí//;/e/*5(septembre 1941-février 1942), 1997. OC VI3, Cahiers(février 1942-juin 1942), 2002. (E, CEuvres, Paris, Gallimard, coll. "Quarto", 1999.
OL, Oppression et liberté^ Paris, Gallimard, coll. "Espoir", 1955.
P,Poèmes suivis de Venise saitvée. Lettre de Paul Valéry, Paris, Gallimard, coll."Espoir", 1968.
PSO, Pensées sons ordre concemant Vamour de Dieu, Paris, Gallimard, coll."Espoir", 1962.
S, Sur Ia science. Paris, Gallimard, coll."Espoir", 1966.
SG, La source grecque. Paris, Gallimard, coll. Espoir", 1953. Autres ouvrages
CiSlF, Cahiers Simone Weil^ revue trimestrielle publiée par 1'Association pour l'étude de Ia pensée de Simone Weil.
Introduction
L'idée d'écrire un livre sur Simone Weil et sa relation à
ia source grecque m'accompagne depuis plusieurs années. En réalité, ce qui me semble étonnant c'est le fait que jusqu'à maintenant personne n'a encore écrit un te! ouvrage. Cette constatation devient plus frappante lorsqu'on regarde les divers
livres qui ont été produits durant ces demières années et qui explorent Ia relation que différents philosophes modemes et contemporains ont entretenu avec Ia Grèce. On pense naturellement surtout à Nietzsche et Heidegger à cet égard,
mais aussi à Gadamer et Foucault'. A côté de ces ouvrages qui tentent d'analyser Ia relation exclusive d'un philosophe avec le monde grec, de nombreuses études sont également parues ces demières années, qui étaient consacrées soit à une tentative de réhabilitation de Ia philosophie grecque dans le monde moderne et contemporain, soit à Ia réception de certains philosophes grecs dans Thistoire de Ia philosophie modeme et
contemporaine^. Parmi ces deux types d'ceuvres, on peut constater, non sans un mélange de surprise et de déception, un trait commun : le silence autour du nom de Simone Weil. De
plus, en ce qui concerne Ia philosophie de Tlnde, on peut seulement observer, avec tristesse également, Toubli de Simone Weil, pour paraphraser le titre d'un livre qui montre três justement Toubli de Tlnde chez les philosophes, mais qui oublie lui-même de mentionner une philosophe qui depuis les ' Cf. D. Conway/ R. Rehn (Hgg.), Nietzsche imd die antike Philosophie^ Trier, 1993; Heidegger et les Grecs, Revue de philosophie ancienne, 1986/1 et 1986/2 ; J.-C. Cens/ P. Kontos/ P. Rodrigo (eds.), Gadamer et les Grecs, Paris, 2004 et F. Gros/ C. Lévy, Foucault et Ia philosophie antique. Paris, 2003 pour ne citer que quelques ouvrages.
^ Cf \q volume collectif La Grèce pour penser 1'avenir, L'Hannattan, Paris, 2000; C. Collobert (dir.), L'Avenir de Ia philosophie est-il grec ?, Ottawa, 2002 et pour se limiter à Platon: A. NeschkeHentschke (ed.), Images de Platon et lectures de ses oeuvres. Les
interprétations de Platon à travers les siècles, Louvain/Paris, 1997.
années trente a beaucoup écrit et réfléchi sur Tlnde et sa
philosophie, un sujet que nous ne pourrons malheureusement
pas aborder ici^. On lit sous Ia plume d'un helléniste qui a consacré, dans les années soixante, une étude à cette relation entretenue par Símone Weil avec Ia Grèce, Ia déclaration suivante : « Mais ce
qui frappe, et motive le présent travai!, c'est qu'on n'ait jamais fait une étude particulière de sen heilénisme On ne peut qu'ajouter aujourd'hui, quarante ans pius tard, qu'aucun livre ne s'est attaché à développer cette relation fondamentale pour comprendre Ia pensée de Simone Weil. Cétait son heilénisme,
croyait déjà P. Savinel, qui pourrait révéler toute Ia profondeur de son génie. « Cest là - dit-il - le príncipe illuminateur de toute son oeuvre et qui, dans les années à venir, doit lui donner
sa vraie place, qui est parmi les grands heilénistes français, le mot helléniste n'étant pas à prendre au sens restreint de
philologue mais au sens large de: lecteur génial des ceuvres grecques, ayant atteint, à force de science et d'amour, à une
lecture proprement créatríce. Notre siècle, qui fait tout ce qu'il peut pour detruire Ia culture grecque, a eu deux grands lecteurs de ce genre et que certes il ne méritait pas: Péguy, lecteur des Tragiques et d'Homère et Simone Weil, lectrice de Vlliade, des
Tragiques et de Platon »^ Après avoir lu ces mots notre ^ Cf. R.-P. Droit, L'Oubli de Vinde. Une amnésie philosophique. Paris, 1989.
^ P. Savinel, «Simone Weil et rheilénisme», in: Bulletin de VAssociation Guillaume Budé^ 1, mars 1960, p. 122.
^ Ibid., p. 123. La comparaison avec Péguy est pertinente face à des thèmes communs (le maiheur) et à 1'usage de Ia littérature grecque comme clé de déchiffrement de Ia réalité de leur époque
(revendications politiques, guerres etc.). Grandes cependant sont les différences quant à leur façon globale dMnterpréter Ia Grèce (principalement le rapport entre Ia Grèce et le christianisme et Ia Grèce et le JudaVsme). Cf. par exemple le refus de Péguy d*employer des expressíons chrétiennes (dans ce cas le terme « création ») pour parler de Ia Grèce: C. Péguy, Morceavx choisis. Prose^ Paris, 1928, p. 136. Voir auSsi: B. Chantre, "Charles Péguy et Simone Weil, une mystique républicaine?", CSW XXlll-1,2000. 14
étonnement devient encore plus grand, parce que nous savons aujourd'hui que bien peu d'hellénistes connaissent Simone Weil et, parmi ceux-ci, moins nombreux encore sont ceux qui connaissent Ia relation intime et constitutive qu'elle entretenait avec le monde grec. Bien súr, bien des choses relatives à Ia réception de Simone Weil ont changé depuis que P. Savinel a écrit son texte, mais il est vraiment étonnant de voir comment
Pun des philosophes les plus importants et les plus originaux du XXe siècle et je ne dis pas me philosophe volontairement pour ne pas limiter son importance au seul groupe des femmes philosophes a été oublié et mis de côté non seulement par les hellénistes d'une part, mais plus généralement aussi par les philosophes et par le monde universitaire. Naturellement il y a eu, et il existe encore, des exceptions, et elles deviennent
heureusement plus nombreuses depuis ces demières années, mais Ia situation idéale imaginée par Savinel nous semble três éloignée de notre réalité et il serait tout à fait intéressant de savoir pourquoi. Est-ce que les étudiants de philosophie et de philologie connaissent 1'oeuvre de Simone Weil ? Est-ce que leurs professeurs pensent qu'elle est une lectrice « géniale » de quelques ouvrages et auteurs grecs ? Pourquoi ce silence
éclatant autour de son nom et, plus important encore, autour de son oeuvre ?
Dans un texte d'une grande perspicacité, H. L. Finch essaie de saisir les raisons de ce silence. II pense que quatre
obstacles principaux de nature essentiellement personnelle et psychologique empêchent à Ia compréhension de son oeuvre: son anorexie. Ia signification religieuse qu'elle donne au malheur, son anti-judaisme et Taspect presque autistique du seul exemple de prière qu'elle nous offre. Selon quelques interprétations superficielles de son oeuvre, Simone Weil serait alors anorexique, masochiste, et souffrirait d'une haine de soi
due à une judéité non assumée^. Or, il faut surmonter ces ^ H.L. Finch, « Simone Weil: harbinger of a new Renaissance? », in: R. Bell (ed.), Simone Weil's Philosophy ofCulture. Readings toward divine humanity, Cambridge University Press, 1993, p. 296. Voir aussi son livre posthume, Simone Weil and the Intelíect ofGrace, M. Andic 15
préjugés d'ordre personnel afln d'avoir accès à Tceiivre de Simone Weil et de pouvoir lire ses textes avec le recul nécessaire dépourvu de ce genre de préjugés. Cest précisément
ce que H. L. Finch essaie de faire. Cependant les difficultés qu'il énumère, quoique constituant en fait des obstacles pour Ia lire, n'ont rien à voir avec Ia relation à Ia Grèce de Simone
Weil. Y aurait-il dans ce domaine des difficultés spécifiques posées à des hellénistes, soit philosophes, soit philologues ? Comment aider à une meilleure compréhension de son ceuvre dans ces champs de recherche ? Cest pour tenter de répondre à ces questions que cet ouvrage a vu le Jour. II doit être perçu comme une invitation au débat et comme une incitation à Ia
poursuite des recherches par d'autres philosophes, parce que je suis convaincu quMl reste de nombreux points à éclaircir dans cette ceuvre philosophique géniale, en particulier dans sa relation constitutivo à Ia pensée grecque. Je suis aussi
totalement persuadé que cette tâche est beaucoup plus vaste que les idees exposées au long de ce livre ne le laissent entrevoir.
Heureusement, certains auteurs ont déjà travaillé sur Ia relation qui unit Simone Weil et Ia Grèce. Néanmoins, les seuls travaux abordant le problème de cette relation sont ceux de M.
Narcy et de A. C. Peduzzi. Certains essais de M. Narcy veulent principalement analyser Ia présence des quelques auteurs grecs dans les Cahiers^. A. C. Peduzzi, en fait, est Ia seule chercheuse qui,jusqu'à auJourd'hui, a enquêté de façon plus compréhensive sur le rapport de Simone Weil aux Grecs en démontrant qu'il existe une relation profonde entre 1'élaboration des concepts centraux de Ia phílosophie weilienne et son appropriation de Ia
traditíon grecque^. La plupart des études, par ailleurs, (ed.), Continuum, New York, 1999, particulièrement le chapitre 11,
pp.l 16-127 oü il s*occupe également de ces problèmes. Cf. M. Narcy, « Le domaine grec »: OC, VI, 1, p. 19-33 et « Les Grecs, Ia science et Ia vision du monde de Simone Weil »: OC, VI, 2,
p. 21-31.
Q; A. C. Peduzzi, « I Greci di Simone Weil », Annali delia Facoltà di Lettere e Filosofia deWUniversità di Milano^ XXXIX, 1986, p. 4965 et ibid.t Simone Weil e i Greci^ Università degli Studi di Milano, Facoltà di Lettere e Filosofia, Anno Accademico 1983-1984 (nous 16
s'orientent vers un seul auteur grec. Ainsi M. Narcy lui-même, F. Heidsieck et E. O. Springsted ont le souci à travers différentes études de prouver Ia relation qui unit Simone Weil à
Piaton ou aux Pythagoriciens^. En outre, on doit citer, parmí d'autres, les textes de G. Kahn et de D. Allen sur les
Stoiciens'® ; de R. Kühn sur les Mystères'* ; de P. Little et A. C. Peduzzi sur Héraclite'^, de J. Holoka sur VJliade^\ de S. Fraisse
et de E. Greselin sur Ia tragédie''' et de P. Gauthier sur Ia façon tout à fait singulière qu'a Simone Weil de penser 1'histoire
antique'^. Malheureusement presque tous ces auteurs n'ont publié que des articles. Les exceptions sont Fexcellent travail
remercions M. Narcy de nous avoir procuré une copie de cette tesi di laurea).
^ Cf. M. Narcy, Simone Weil Málheur et beauté du monde. Paris, 1967 ; ibid.y « Le Piaton de Simone Weil, suivi d'une brève note sur Piaton, Homère et Simone Weil », CSW, V-4, 1982 ; ibid., « Ce qu'il y a de platonicien chez Simone Weil», CSW, VIII-4, 1985 ; F. Heidsieck, «Piaton, maitre et témoin de Ia connaissance sumaturelle », CSW V-4, 1982 ; ibid., « Sur quelques problèmes de traduction et dMnterprétation du Timée », CSW, XVIII-1, 1995 ; E. O.
Springsted, «Théorie weilienne et théorie platonicienne de Ia nécessité», CSW, IV-3, 1981 ; ibid., Christus Mediator. Platonic Mediation in the Thought ofSimone Weil, Princeton, 1983.
Cf. D. Allen,"Le malheur: une énigme(Simone Weil et Épictète)",
CSW, II-4, 1979 et G. Kahn, « Simone Weil et le Stoicisme grec », CSW, V-4, 1982.
" QC R. Kühn, « LMnspiration relígieuse et philosophíque en Grèce vue à partir des Mystères d'Eleusis », CSW, V-3, 1982.
Cf. P. Little, « Heraclitus and Simone Weil. The Harmony of Opposites", Fórumfor Modem Language Studies, V, 1, 1969 et A. C. Peduzzi,"Simone Weil et Héraclite", CSW, VIII-1, 1985.
"Cf. J. P. Holoka, Simone WeiVs The Iliad or the poem offorce. A criticai edition, NY,2003.
''' Cf. E. Greselin, Figure delia tragédia greca in Simone Weil, Università degli Studi di Padova, Facoltà di Lettere e Filosofia, tesi di laurea, Anno Accademico 2002-2003 et S. Fraise, « Simone Weil et Ia tragédie grecque », CSW, V-3, 1982. Cf. P. Gauthier, « Simone Weil et Ia Grèce antique », Commentaire, 10, 1980.
17
de E. O. Springsted, lequel ne s'occupe pourtant que d'un seul concept, certes central, celui de Ia médíation (il en est de même
avec Ia thèse de M. Tomihara'®), Ia rigoureuse édition critique du texte L Hiade ou le poème de Iaforce de Simone Weil par J. Holoka et Ia dissertation inédite de B. Greselin - ces deux
textes, toutefois, limités aussi à Ia recherche d'un seu! aspect de rappropriation par Simone Weii de Ia tradition grecque (Homère et les tragiques). Ainsi, Ia seule oeuvre plus étendue qui s'est penchée effectivement sur Ia relation de Simone Weil
avec les Grecs d'une façon
générale est Ia thèse,
malheureusement encore inédite, de A. C. Peduzzi. Plus
récemment on doit citer, au sujet de Ia relation de Simone Weil avec Platon, Pouvrage collectif édité par J. Doering et E. O.
Springsted sur le platonisme chrétien de Ia philosophe'^. Cest à
peu près tout ce que nous disposons. Ce que nous voulons faire dans ce travail est précisément d'essayer de combler cette lacune relative aux profonds liens qui unissent Simone Weil à Ia Grèce. II faut enfln citer deux articles qui ont exposé de façon três synthétique, mais três profonde le rapport étroit entre rinterprétation que Simone Weil nous offre de Ia Grèce et Ia
dimension proprement philosophique qui préside à sa méthode
exégétigue: il s'agit des essais de F. Heidsieck et de S. Breton .
Tout d'abord
nous pensons que, pour
mieux
comprendre Ia relation de Simone Weil à Ia Grèce, il fallait
Texposer dans un contexte plus élargi, à savoir, dans le contexte de sa conception d'une philosophie de rhistoire des cultures. Cest pourquoi nous avons divisé ce livre en deux parties. La première a pour but de présenter Ia façon tout à fait singulière Cf, M. Tomihara, La transposition de Ia notion grecque de médiation dans Ia pensée religieuse de Simone Weily Thèse de Doctorat, Université de Paris-Sorbonne, Mars 1982.
"Cf J. Doering/ E. O. Springsted (eds), The Christian Platonism of Simone Weil, Notre Dame,2004.
Cf F. Heidsieck, «Dialectique ascendante et dialectique descendante », Simone Weil. Philosophe, historienne et mystique, ed. G. Kahn, Paris, 1978, p. 259-266 et S. Breton, «Simone Weil, Tadmirable », Esprit, mai 1995, p. 31-41. 18
qu'a Simone Weil de concevoir certains concepts fondamentaux de sa philosophie, tels ceux d'histoire, de progrès, de force, de valeur et de Ia notion même de philosophie. Dans Ia deuxième partie, nous analyserons sa notion de lecture et Temploierons par Ia suite pour déchiffrer les multiples références aux auteurs grecs, quMl s'agisse de traductions, de commentaires, de
citations ou de réflexions plus libres sur ces auteurs. Ainsi, notre hypothèse principale est de parvenir à ordonner les innombrables références à Ia Grèce qu'on trouve au long de
toute son oeuvre selon un concept qu'elle-même développe qui est celui de lectures superposées. La Grèce sera traitée selon trois étapes ou, pour le dire comme Simone Weil le ferait probablement, elle sera lue de trois manières différentes. On analysera alors Ia relation de Ia Grèce avec Ia nécessité, avec Tordre ou Ia beauté du monde et enfin avec Dieu. De plus, nous essaierons de montrer, avant de conclure notre travail, comment
1'activité philosophique a joué dans Ia vie de Simone Weil un rôle d'exercice spirituel. Pour finir, nous ouvrirons dans Ia conclusion de nouvelles perspectives d'enquête sur cette oeuvre
originale et profonde, malheureusement encore insuffisamment explorée du point de vue strictement philosophique.
19
PREMIÈRE PARTIE
L'HISTOIRE DES CULTURES ETDE LA PHILOSOPHIE
CHAPITRE 1
La conception de Vhistoire et Ia critique du progrès Notre propos sera de montrer comment sa conception de Í'histoire, de Ia culture et de Ia philosophie est déterminante pour comprendre Ia façon singulière qu'a Simone Wei! de lire et de s'approprier des auteurs grecs, ce qu'el!e a fait pendant toute sa vie, mais de façon particuüère pendant ses dernières années, comme on peut aisément le constater en analysant son oeuvre.
Nous pouvons mentionner ici, à titre emblématique
pour notre discussion, une lettre de Paul Ricoeur^'qui parle d'un
thème qu'il croit avoir en commun avec Simone Weil, celui des sources grecques et bibliques (juives et chrétiennes). Or, selon lui, on pourrait parier légitimement d'une herméneutique de Ia culture en évoquant Ia rencontre de ces deux sources. Ce sont
elles, qu'il voit comme « distinctes et irréductibles » qui, dans leur union sans mélange, ont constitué notre propre culture. On perçoit alors que pour Ricoeur ces deux sources sont essentiellement différentes. Or, cela constitué une position presque unanime aujourd'hui. Penser le christianisme (avec son héritage judaíque)d'un côté, et Ia Grèce de 1'autre côté, est pour ainsi dire une acception devenue classique. II nous semble évident qu'il en est ainsi. Cependant, Simone Weil pense autrement. Et nous croyons que c*est précisément à cause de
cela qu'elle n'a pas été et n'est pas encore bien comprise, soit parce qu*on veut sauvegarder Ia position unique du christianisme, soit parce qu'on veut défendre Ia singularité du monde grec. On peut constater aisément que de nombreuses critiques adressées à Simone Weil dérivent d'une de ces deux P. RiccEur, « Message de Paul Ricoeur », in : Théophilyon, t. III, v. 1, 1998, pp. 11-13. Cette lettre a été envoyée par lui à 1'occasion d'un congrès consacré à Simone Weil et à Paul Ricoeur, qui a eu lieu à Rio de Janeiro en 1993.
positíons. Soit on pense le christianisme comme un événement
absolument singulier dans l'histoire humaine, voir, par
exemple. Ia prétendue réponse de J. Daniélou à Simone WeiP, soit on envisage quMl est impossible au christianisme de s*approprier Ia pensée grecque; position devenue dominante chez les hellénistes contemporains et notamment parmi eux ceux qui ont subi Tinfluence plus ou moins marquante de Nietzsche et/ou de Heidegger, qui avaient pour projet de penser
plus grec que les Grecs ou surtout de penser d'abord en greo^'.
Simone Weil, par contre, a Taudace philosophique de mettre en question ces classifications traditionnelles (déjà à son époque) de notre propre culture et de sa formation historique. Cest pourquoi, il me semble que quelques prémisses de sa pensée
doivent être explicitées plus avant afin que nous puissions mieux appréhender Ia façon três particulière et originale dont elle lit Ia source grecque et s'approprie celle-ci pour constituer sa propre philosophie.
Prenons Ricceur comme interlocuteur privilégié. La
lettre citée ci-dessus montre qu'il a bien compris que Ia philosophie de Simone Weil doit être conçue comme une herméneutique des cultures, ce qui n'avait pas été três bien perçu jusqu'à ce jour. Néanmoins, Ia façon dont ces deux philosophes pensent les cultures grecque et chrétienne à 1'intérieur de Thistoire et Ia façon dont ils pensent Thistoire elle-même sont três diverses. On peut prendre comme exemple de cette différence Ia relation entre le christianisme et Thistoire
exposée dans une étude plus ancienne de Ricceur, L'Image de Cf. J. Daniélou, «Hellénisme, JudaTsme, Christianisme», In: Répomes aux questions de Simone Weil^ eds. Perrin, J.-M./ Daniélou, J. et aliU Paris, 1964, p. 17-39, en particulier p. 33: « Si elle n'a pas perçu Ia différence entre les mythes paíens et les mystères chrétiens, les initíations paíennes et les sacrements chrétiens, les symboles cosmiques et les figures bibliques, c'est parce qu'elle n'avait pas saisl Toriginalité du fait chrétien ».
Cf. M. Heidegger, Heraklit, GA, Bd. 55, Frankfurt am Main, 1987, p. 298, oü le projet heideggérien d'appropriation de Ia pensée grecque est défini comme « die Griechen griechischer, oder überhaupt erst griechisch zu denken ». 24
Dieu et Vépopée humaine écrite en 1960, oú il prend claírement ses distances avec Símone Weíl en se fondant sur les
Pères de TÉglise. Ce texte pose le problème de Ia légitimité quMI y a à penser une dichotomie entre Tindividuel et le public. En d'autres termes, Paul Ricoeur cherche à discemer « ce qu'il y
a de faux dans 1'opposition modeme de Pindividu et du « gros animal » - pour reprendre les termes de Símone Weíl . Or, selon P. Ricoeur, on doit être capable, comme les Pères de
PÉglise, de représenter un « singulier collectif, un individu qui vaut un peuple, un collectif qui se monnaye en pensées, vouloirs et sentiments individuels
Plus loin dans le texte,
Ricoeur défend Ia position de saint Paul sur Pévolution des institutions dans Phistoire, évolution qu'il pense sous Ia forme
d'un pari, un pari non sur Pexistence de Dieu comme Pascal
Pavait fait, mais sur Ia bonté de PÉtat: « Cest le pari qu'au total PÉtat- à travers et malgré ia méchanceté des individus au pouvoir - PÉtat est bon . Et, pour Ricoeur, ce pari a été gagné pour saint Paul, puisque « les empires, à travers et malgré leur violences, ont fait avancer le droit. Ia connaissance. Ia culture, le bien être et les arts; Phumanité a non seulement
survécu, mais elle a grandi, elle est devenue plus múre et plus adulte, plus responsable En résumant sa position, il affirme
plus loin que «le développement de PÉtat moderne est [...]
comme une exégèse vivante et concrète de Ia notion paulinienne d'institution En analysant ces remarques on se rend compte de Ia distance immense et presque infranchissable qui le sépare de Simone Weil, ce dont P. Ricoeur est lui-même pleinement conscient. Pour celle-ci, on ne peut envisager un collectif
capable de penser, moins encore une institution comme PÉtat, capable de devenir «plus adulte et plus responsable». Examinons plus en détail quelques affirmations de Simone Weil sur ces sujets.
P. Ricoeur, Histoire et Vérité, Paris, 2001, p. 131. 131.
^Ubid.,p. 141. "/6/í/., p.141. 146.
25
Dans Ia Lettre à un religieux elle déclare, en ce qui concerne l'hemiéneutique de Ia culture - une question qu'eile jugeait comme étant d'une extrême importance et d'une grande
actualité(comme elle-même le souligne)
qu'il est nécessaire
de comprendre différemment Ia relation du christianisme aux
autres cultures dites « paiennes ». Cette nécessité, dont elle ne
cesse de répéter 1'actualité^^, vient du fait qu'à ses yeux, il faut de toute urgence, dans les pays chrétiens, surmonter Ia scission entre Ia civilisation profane et Ia spiritualité. En effet, tant qu'il y aura une séparation entre TAntiquité et le christianisme, il y aura aussi un hiatus insurmontable entre notre vie profane et
notre vie spirituelle. Cest pourquoi elle veut analyser Ia dimension proprement spirituelle de presque toutes les civilisations antiques et pas seulement celle de Ia civilisation grecque. Comme elle le dit três clairement: « Pour que le
christianisme s'incame vraiment, pour que Pinspiration chrétienne imprègne tout entière, il faut reconnaítre au préalable qu*historiquement notre civilisation profane procède d'une
inspiration religieuse qui, bien que chronologiquement préchrétienne, était chrétienne en son essence
Ce projet qui
revêtait pour elle «une importance capitale, urgente et pratique» est aujourd'hui encore d'une actualité brulante. Certes on peut critiquer dans le détail Ia façon dont elle a valorisé quelques-unes de ces traditions, en en oubliant d'autres. Mais de toute façon on peut lire Texclamation finale de cette lettre comme Ia description exacte d'un programme
qu'elle a essayé d'accomplir dans sa brève mais lumineuse existence: « Combien notre vie changerait si on voyait que Ia
géométrie grecque et Ia foi chrétienne ont jailli de Ia même source! Cest cela le but, à Ia fois, de son oeuvre et de sa vie. En effet chez elle, comme probablement chez aucun autre
philosophe contemporain, vie et oeuvre sont les deux faces d'une même volonté de vérité et de justice. En conséquence, ces
deux sources, Ia grecque et Ia chrétienne, ne peuvent être, selon "Símone Weil, L/?, Paris, 1951, p. 22 et p. 96. Ibid., p. 23.
^Ubid., p. 96. 26
l'expression de Ricoeur citées ci-dessus, «distinctes et irréductíbles » et moins encore sans mélange. Cest à cause de cette position philosophique que Simone Weil peut interpréter et réinterpréter, pour ainsi dire, les symboles et les concepts de Ia tradition chrétienne en utilisant ceux d'autres traditions.
« Quantité de récits de Ia mythologie et du folklore pourraient être traduits en vérités chrétíennes sans rien forcer ni déformer,
en y projetant au contraire une vive lumière. Et ces vérités aussi s'en trouveraient éclairées Ou comme elle le dit plus clairement encore dans un autre passage : «La religion
catholique contient expiicitement des vérités que d'autres religions contiennent implicitement. Mais, réciproquement, d'autres religions contiennent expiicitement des vérités qui sont seulement implicites dans le christianisme On voit donc qu'il ne s*agit pas ici d'une exégèse semblable à celle pratiquée par les Pères au début du christianisme, lorsquMls voulaient analyser certains aspects de Ia Grèce précurseurs du christianisme, mais quMls n'ont pas pensé à inverser le sens de
cette comparaison^^. Et cela principalement à cause de Ia réfutation explicite de Ia conception de Thistoire
traditionnellement professée par le christianisme, à savoir une
conception progressiste de Thistoire. La méthode d'exégèse de Simone Weil est alors exposée dans une formule lapidaire : «II n'y a pas le point de vue chrétien et les autres, mais Ia vérité et l'erreur. Non pas : ce qui n'est pas chrétien est faux, mais:tout ce qui est vrai est chrétien p. 33.
^'/6/í/.,p.38. Voir Augusto dei Noce, Filosofia delVesistenza e delia liberta^ a cura di F. Mercadante e B. Casadei, Milano, 1992, p. 268-269, 274 et
275. L'auteur s'aperçoit três bien de cette différence entre Texégèse des Pères de PEglíse et celle de Simone Weil à Pégard de Ia Grèce. Cf. par contre, E. Gabellieri, « Simone Weil, Ia source grecque et le christianisme », Études, 2001, p. 647, qui associe, à mon avis de façon erronée, Pexégèse de Simone Weil et celle faite par Clément d'Alexandrie, et quMI nomme une exégèse «providentialiste » du rapport entre hellénisme et christianisme.
"OC, VI, 3, p. 395. 27
Une thèse três répandue dans presque toute roeuvre de Simone Weil est IMmportant rejet de Tidée du progrès (une exception est constituée pour quelques ouvrages de jeunesse
dans lesquels elle semble suivre Ia positíon hégéüenne, qui pense Ia Grèce, par exemple, comme 1'adolescence de
l'humanité^^). On peut trouver un condensé de cette thèse, dans Ia Lettre à m religietíx, mais elle est également présente en plusieurs autres textes, comme nous allons le montrer. Simone
Weil affirme três succinctement dans cette lettre que « d'une manière générale, il n'y a pas de raison d'établir une liaison
entre le degré de perfection et Ia chronologie ». Elle explique ensuite que le christianísme est responsable de Tintroduction dans notre compréhension historique de cette relation à Pidée de progrès: « Le christianisme a fait entrer dans le monde cette
notion de progrès, inconnue auparavant; et cette notion devenue le poison du monde modeme, Ta déchristianisé. II faut Tabandonner ». En résumé, il faut selon Simone Weil se méfier
de cette idée et, par conséquent, « se défaire de Ia superstition de Ia chronologie pour trouver TÉtemité
.
Dans son texte Pensées sons ordre concernant l'amour
de Dieu, Simone Weil explique que ce que nous pouvons faire en réalité n'est pas de croire en Dieu, puisque cela ne dépend pas de nous, mais seulement ne pas croire à de faux díeux. Et, signifícativement, sa première critique à cet égard concerne rhistoire: « Premièrement, ne pas croire que Tavenir soit le lieu du bien capable de combler. L'avenir est fait de Ia même substance que le présent Dans un autre passage de ce recueíl, « Questionnaire », oú elle expose à un bénédictin ses hésitations devant le baptême, elle affirme sa foi dans les mystères de Ia Trinité, de Tlncamation et de TEucharistie, mais confesse qu'elle « ne voit aucune possibilité de jamais parvenir à adhérer à Ia conception chrétienne de 1'histoire » et observe, de plus, qu'elle « attache une grande importance à Ia conception On pense particulièrement à son essai « Fonctions morales de Ia profession », OC,I, p. 265. Z,/?, p. 54(pour les trois citatíons). Paris 1962, p.l3. 28
de rhistoíre, au point de ne pouvoir accepter en aucun cas de s'abstenir de s*exprimer là-dessus [...] quand Toccasion s'en présente Le cinquième point du « Questionnaire » concerne son désir de savoir si elle serait anathème dans Thypothèse oü elle envisagerait «comme au moins três douteuse, et
probablement fausse, Topinion que Ia véritable connaissance de Dieu est plus répandue dans Ia chrétienté qu'elle ne Ta été dans TAntiquité, et qu'elle ne I'est actuellement dans des pays non chrétiens tels que i'Inde On voit nettement exposée dans ce passage IMmportance tout à fait cruciale qu'elle donne à rhistoire. Pour elle, Tétude de Phistoire, associée à Texpórience
de Ia vie, est Ia seule façon de mieux connaítre le cceur humain,
comme elle le declare ailleurs^'. En outre, on constate à quel point sa position vis-à-vis de Ia doctrine chrétienne de Thistoire est critique. Elle n'accepte pas une primauté spirituelle du christianisme, soit dans le temps soit dans Tespace, c'est-à-dire que, ni d'un point de vue historique ni d'un point de vue anthropologique on ne doit penser le christianisme comme supérieur aux autres religions.
De rhistoire, un savoir qu'elle considérait comme fondamental, on peut faire alors, selon elle, un bon ou un mauvais usage: le mauvais usage consiste à utiliser cette
science pour exalter Timagination, le bon usage, à y chercher ce qui est plus pur que nous-mêmes. Et cela on ne peut le trouver en aucun cas dans le futur. Cest le passé qui nous présente
« quelque chose qui est à Ia fois réel et meilleur que nous, qui peut nous tirer vers le haut, ce que Tavenir ne fait jamais », et cela provient de 1'oeuvre du temps qui détruit ce qui est
temporel en laissant plus d'éternité dans le passé que dans le
présent''®. Cest Ia raison pour laquelle on doit respecter le passé. Cependant, ce respect dü au passé n'est pas à confondre, selon elle, avec une certaine conception nostalgique et
romantique du passé. Rien de plus éloigné de Simone Weil que ^'/6/í/., p. 69. Ibid., p. 72. Voir L'Enracinement: CE^p. 1172. Voir OC, VI, 3, p. 131 (Cahier VIII). 29
ce genre de sentimentalisme et de romantisme (elie s'est
toujours opposée à une lecture romantique de Ia Grèce, de ceile
qu'avaient, selon elie, faite Nietzsche et d'autres modemes'*'). Par ailleurs, il faut mentionner un passage oü elie développe clairement sa position à Tégard du christianisme en ce qui concerne rhistoire. Pour preuve de notre argumentation, une iongue citation explicite sa théorie :
« Le christianisme primitif a fabriqué le poison de Ia notion de progrès par Pidée de Ia pédagogie divine formant les hommes pour les rendre capables de recevoir le message du Christ. Cela s'accordait avec Tespoir de Ia conversion universelle des nations et de Ia fin du monde comme phénomènes imminents. Mais aucun des deux ne s'étant
produit, au bout de seize ou dix-sept siècles on a prolongé cette notion de progrès au-delà du moment de Ia révélation chrétienne. Dès lors elie devait se retourner contre le christianisme.
[...]
Les autres poisons mélangés à Ia vérité du christianisme sont d'originejuive. Celui-là est spécifiquement chrétien. La métaphore de Ia pédagogie divine dissout Ia destinée individuelle, qui seule compte pour le salut, dans celle des peuples. Le christianisme a voulu chercher une harmonie dans
rhistoire. Cest le germe de Hegel et par suite de Marx. La notion d'histoire comme continuité dirigée est chrétienne. II me semble qu'il y a peu dMdées plus complètement fausses. Chercher Lharmonie dans le devenir, dans ce qui est le contraire de 1'étemel. Mauvaise union des contraires.
Sur cette problématique, voir Ia lettre qu*elle avait écrite à sen frère, recueillie dans Sur Ia science. Paris, 1966, p. 240-1 (oü elie analyse Nietzsche en particulier) et ses remarques dans sen texte « Zeus et Prométhée » recueillies dans le livre La Source grecque. Paris 1953, p. 44 et 45. Je me permets aussi de renvoyer le lecteur à mon article «Simone Weil, Friedrich Nietzsche et Ia Grèce» paru dans les Cahiers Simone IFe//, XIX-1, 1996. 30
L'humanisme et ce qui s'en est suivi n'est pas un retour à l'Antíquité, mais un développement des poísons intérieurs au christianisme
On constate dans ce passage à quel point Simone Weil identifie dans Ia notion de progrès, issue de IMdée de pédagogie
divine, inventée par les Pères, un terrible polson. Un poison typiquement chrétien qui a influencé les philosophies de rhistoire à Ia fois de Hegel et de Marx. Sur sa critique du judaisme on dira quelques mots plus loin. En vérité, avant ces deux philosophes tout Thumanisme avait été déjà contaminé par cette idée. Cest pourquoi on ne doit pas comprendre rhumanisme comme un retour à Ia Grèce mais surtout comme
ie dépioiement culturel de ce poison intérieur au christianisme même, c'est-à-dire, comme le résultat du développement de
cette notion d'histoire pensée sous Ia forme d'une continuité dirigée. Cest pourquoi Ia philosophe s'opposera toujours à une interprétation providentielle de Thistoire telle que celle
proposée par Bossuet"*^, par exemple.
OC, VI, 3. p. 344. Simone Weil est três dure envers 1'interprétation proposée par
Bossuet dans un passage de L'Enracinement : « Elle est à Ia fois atroce et stupide, également révoltante pour Tintelligence et pour le cceur », CE, p. 1205. 31
CHAPITRE 2 Une breve histoire des cultures et de Ia barbarie
Pour mieux comprendre Ia pensée de Simone Weil sur rhumanisme, il faut se toumer vers un texte qu'eile a écrit en
1942 à Marseille sous le pseudonyme d'Émile Novis avant de partir pour rAmérique: En quoi consiste Vinspiration occitanienne ? Son texte doit être compris comme un petit traité de philosophíe de Ia culture orienté vers des considérations phiiosophiques sur le temps et 1'histoire. Elle commence son étude par une critique de Ia notion de progrès, critique formulée, à son avis, à ia fois par ia science et par ia philosophie authentiques. LMdée centrale du progrès est celle « d'un enfantement par degrés, au cours du temps, du meilleur par !e moins bon». Or, d'après ia science, et selon Ia thermodynamique, un accroissement d'énergie ne peut pas se produire au cours du temps, et de même pour Ia philosophie,
puisque Platon n'accepte pas que Pimparfait puisse produire du parfait, ni le moins bon du meilleur. On doit constater qu'on ne peut devenir meilleur que nous ne le sommes déjà que si nous subissons 1'influence de ce qui est meilleur que nous. Et ce qui
est meilleur que nous, nous pouvons le chercher soit dans le
futur, soit dans le présent ou le passé. Toutefois, il ne peut pas être trouvé dans le futur parce que celui-ci est vide et que nous ne pouvons le remplir qu'à Paide de notre propre imagination. Mais celle-ci, aussi imparfaite que nous-mêmes, ne permet pas à Pavenir de nous rendre meilleur, car ce futur n*est en fait rien
d'autre que notre projection. 11 est vrai que nous pouvons trouver le meilleur dans le présent, mais dans ce cas là il est mélangé au médiocre et au mauvais et «notre faculté de discrimination est imparfaite comme nous-mêmes ». II ne reste pour nous que Pissue de le chercher dans le passé. Le passé a déjà fait une sorte de discrimination au cours du temps: une séparation entre Pétemel et le temporel. Si, pour des raisons épistémologiques, nous ne pouvons pas trouver ce qui est meilleur que nous-mêmes ni dans le ftitur ni dans le présent,
nous devons par conséquent toumer notre attention vers le
passé. « Nos attachements et nos passions opposent à Ia faculté de discriminer l*étemel des ténèbres moins épaisses pour le passé que pour le présent. II en est ainsi surtout du passé temporellement mort et qui ne foumit aucune sève aux
passions >/'*. Le pays d'Oc est mort, et 11 n'y a aucune raison de
vouloir le ressusciter, dit-elle. Le même argument vaut aussi bien pour le monde grec. Mais ce que le contact avec d'autres traditions spirituelles doit permettre de faire c'est de nous éveiller à notre propre source spirituelle; or, celle-ci est Ia Grèce, puisque « Ia vocation spirituelle de Ia Grèce antíque est
Ia vocation même de TEurope » et c'est elle qui était florissante au Xlle siècle dans Ia civilisatíon occitane. Autrement dit: nous
ne devons pas retoumer à Ia Grèce, mais essayer d'ailer vers Ia Grèce pour nous exprimer avec ses mots mêmes. Simone Weil postulait que chaque civilisation ancienne, à Texception de Rome, avait eu une vocation spécifique pensée non pas comme exclusive mais seulement comme sa façon tout à fait particulière de s'accorder avec Ia vérité surnaturelle. Elle
énumère ces civilisations dans une liste qu'elle réitère fréquemment au long de son ceuvre: « Pour Israel ce fut Punité de Dieu, obsédante jusqu'à
IMdée fixe. Nous ne pouvons plus savoir ce que ce fut pour Ia Mésopotamie. Pour Ia Perse, ce fut Popposition et Ia lutte du bien et du mal. Pour Tlnde, ridentifícation, grâce à Tuníon mystique, de Dieu et de 1'âme arrivée à Tétat de perfection.
Pour Ia Chine, 1'opération propre de Dieu, Ia non-action dívíne
qui est plénitude de Paction, Tabsence divine qui est plénitude de sa présence. Pour TÉgypte, ce fut Ia charité du prochain, exprimée avec une pureté qui n'a jamais été dépassée [...]. La Grèce reçut le message de PÉgypte, et elle eut aussi sa révélation propre: ce fut Ia révélation de Ia misère humaine, de Ia transcendance de Dieu, de Ia distance inflnie entre Dieu et rhomme
^ CE, p. 673. Ibid,, p. 674. 34
On retrouve cette même liste, exposée d'une façon plus schématique, au début de son essai « Dieu dans Platon . À travers 1'analyse comparative de ces deux listes on peut faire trois remarques importantes: Israêl, malgré les critiques três fréquentes et três sévères que Simone Weil lui adresse, est
reconnu comme un peuple qui a reçu une révélation authentique concemant 1'unicité de Dieu, bien qu'il ait trahi cette révélation ; Rome, qui a joué un rôle uniquement négatif dans rhistoire spirituelle de Thumanité est complètement exclue de cette révélation dans Thistoire ; enfin. Ia spécificité de Ia Grèce
est d'une part d'avoir subi 1'influence de TÉgypte, et de Tautre, d'avoir reçu une révélation tripartite, à savoir, une révélation
concemant Ia misère humaine. Ia distance qui sépare Thomme de Dieu et Ia transcendance absolue de Dieu. Abordons ces trois
aspects, mais dans un ordre inverse de celui dans lequel nous les avons mentionnés.
Premièrement, analysons Ia Grèce. Cest précisément à cause de cette triple révélation quMls ont reçue, d'après Simone Weil, que les Grecs ont depuis toujours cherché des ponts permettant d'unir ces deux réalités origineilement éloignées Pune de Pautre: Dieu et Phomme. Une distance qu'en vérité
Dieu seul peut parcourir, ainsi que Simone Weil ne cesse de Pexpliquer et comme nous le verrons plus loin. Néanmoins, c'est précisément en raison de cette distance quMls ont construit toute leur civilisation : « Hantée par cette distance - dit-elle — Ia Grèce n'a travaillé qu'à construire des ponts. Toute sa civilisation en est faite. Sa religion des Mystères, sa
philosophie, son art merveilleux, cette science qui est son invention propre et toutes les branches de Ia science, tout cela, ce furent des ponts entre Dieu et Phomme On observe ici, clairement esquissé, son programme de recherche concemant Ia philosophie de Ia culture: saisir dans les diverses formes des manifestations de Ia civilisation grecque, les vestiges de cette
p. 77. CE, p. 674. 35
stratégie de construction des ponts pour surmonter, à Taíde de cela, Tabíme originei existant entre Dieu et fhomme.
Pour elle, « les meilleurs parmi les Grecs ont été habités par ridée de médiation entre Dieu et Phomme, de médiation
dans le mouvement descendant par leque! Dieu va chercher rhomme. Cest cette idée qui s'exprimait dans leur notion d'hannonie, de proportion, laquelle est au centre de toute leur pensée, de tout leur art, de toute leur science, de toute leur conception de Ia vie
On doit lire três attentivement ces
lignes si Ton veut pouvoir comprendre à Ia fois Toriginalité de Simone Weil et en même temps Ia difflculté que les heilénistes et les philosophes d'aujourd'hui éprouvent à saisir sa façon três
particulière dMnterpréter et de s'approprier Ia Grèce. En somme, elle se refiise à penser le monde grec comme une civilisation de Ia raison opposée, à cause de cela, à toutes les autres civilisations traditionnelles. En revanche, elle considère que ce qu'ils ont fait de plus spectaculaire, ils Tont fait seulement en
raison d'un mouvement volontaire et descendant de Dieu vers les hommes. Ce qu'elle ne cesse de chercher dans les divers
domaines de Ia culture grecque - Tart, Ia science, Ia philosophie - c est le déchiffrement des signes de cette médiation créée par
le mouvement descendant de Dieu en quête de Phomme. Que cela reste clair: l'homme ne peut, par ses seuls moyens, trouver Dieu ; au contraire, c'est Lui-même qui vient le chercher. Ainsi, ridée de médiation est recherchée dans les figures de rharmonie et de Ia proportion qui s'y manifestent, aux yeux de Simone Weil, partout oú Ia civilisation grecque nous a légué ses meilleurs fruits : Parchitecture, Ia littérature. Ia musique, Ia
statuaire, Ia tragédie, Ia mathématique. Ia géométrie. Ia médecíne. Ia philosophie, etc. Autrement dit: Ia grandeur de Ia Grèce ne consiste pas pour elle dans le fait qu'elle ait abdiqué une pensée religieuse pour élaborer une philosophie, un art et une science autonomes, mais, à Tinverse, ces manifestations -
les manifestations les plus grandioses de son esprit - ont été toujours imprégnées du divin et n'ont en fait été possibles que grâce à cette « descente » de Dieu. CE, p. 675. 36
Le deuxíème aspect que nous voulons commenter icí est le rôle joué par Rome dans ce petit traité des civiiisations. Rome, comme nous Tavons déjà remarqué, est le seul peuple antique, selon Simone Weil, à n'avoir reçu aucune révélation authentique. Cest pourquoi, son rôle a été exclusivement négatif. Elle a détruit toute Ia spiritualité de Ia Grèce, aussi bien que celle de teus les autres peuples qu'elle a soumis à son emprise, à Texception seule et unique d'Israêl; c'est le troisième aspect que nous souhaitons évoquer. Ce caractère exceptionnel, Israel le doit au fait que, d'après elle, contrairement aux révélations d'autres peuples Ia révélation d^Israêl a été une révélation « essentiellement collective » et à
cause de cela « beaucoup plus grossière, mais aussi beaucoup plus solide » ; c'est pour cette seule raison qu'elle a résisté à Ia
terreur romaine'*'. Et de ce fait, dit-elle, « un peu d'esprit grec » a pu survivre de manière latente en Israel. On voit alors avec
clarté dans quelle mesure Simone Weil associe Ia spiritualité authentique à Ia spiritualité grecque! Selon une approche moins critique envers Israel on peut lire dans un autre passage: « Israel est une tentative de vie sociale sumaturelle. II a réussi,
on peut le supposer, ce quMl y a de mieux dans le genre. Cela suffit. Inutile de recommencer. Le résultat montre de quelle
révélation divine le gros animal est susceptible. La Bible, c'est Ia révélation traduite en social
Après trois siècles, un nouvel événement advient qui transforme rhistoire des cultures: 1'avènement du christianisme. II est intéressant de constater Ia façon singulière dont Simone Weil décrit cet événement, dans un des seuls
textes qu'elle ait écrits relatant cette histoire d'une manière vraiment progressiste. Ce qui étonne, parce que, ainsi que nous Tavons déjà souligné, elle adresse des critiques três sévères à ridée de progrès. Ia dénonçant même comme une erreur
typiquement chrétienne. En effet, elle utilise des adjectifs três forts pour caractériser ce changement de perspective, comme Sur cette résistance dMsraSl à Rome voir un passage du cahier VI de 1942:OC,Vl,2, p. 354.
VI, 3,p. 180. 37
rillustre ce passage: « LMdée de médiation reçut Ia plénítude de Ia réalité, le pont parfait apparut. Ia Sagesse divine, comme Platon Tavait souhaité, devint vísíble aux yeux. La vocation grecque trouva ainsi sa perfection en devenant Ia vocation
chrétienne
«Plénítude », « perfection » c'est avec ces
grands mots qu'elle décrit Pavènement du christianisme par rapport à Ia Grèce. Or, cette filiation est, telle qu'el!e Ia voit, «Ia mission authentique du christianisme» et il faut Ia récupérer, tâche qu^elle a assumée personnellement dans sa vie et essayé d'analyser tout au long de son oeuvre. Sur ce point-Ià, précisément, elle a écrit un essai três
important oü se montre sa façon singulière dMnterpréter ces événements dans le cadre de Phistoire des cultures. II s'agit á"*Israel et les gentils. Dans ce texte, elle rend explicite le critère qu'elle utilise pour juger authentique une révélation : « La connaissance essentielle concemant Dieu est que Dieu est le Bien. Tout le reste est secondaire»". Ce qu'elle tente de montrer alors c'est que les Égyptiens avaient cette connaissance, une connaissance d'ailleurs
inconnue
des
Hébreux parce que, selon elle, «ils ne connaissaient de Dieu que 1'attribut de puissance, et non le bien qui est le Dieu même C*est-à-dire qu'ils n*ont connu Ia divinité de Dieu que comme puissance et, pour cette raison, ils Tont nommé le
« Tout-puissant». Ne pas être capable de reconnaitre Tidentité entre le Bien et Dieu signifie, d'après elle, être idoiâtre indépendamment du fait d*adorer un seuI Dieu ou plusieurs dieux. L'unicité du Bien est donc Ia seule garantie de Punicité de Dieu. Elle commente ensuite Texplícation donnée par les premiers chrétiens pour éclaircir Ia ressemblance entre les
enseignements de MoYse et ceux de Platon. Ils ont pensé à une influence du premíer sur le second à travers PÉgypte, mais cela, pour elle, n'a aucun sens. II faut voir, ce qui lui semble évident, que Moíse et Platon, ou, sinon Platon, du moins Pythagore, ont été «instruits dans Ia sagesse égyptienne ». Cest en raison de CE, p. 675.
"PSO, p.47. Ibíd.y p. 48. 38
cette source commune, attestée du côté grec, selon elle, par Hérodote, qu'on peut rapprocher ces deux traditíons. Cest
pourquoí Platon savait aussi bien que « TÊtre n'est pas encore ce qu'il y a de plus haut; le Bien est au-dessus de TÊtre et Dieu est Bien avant d'être ce qui est
Toute Ia stratégie de son
texte va alors dans Ia direction suivante : montrer que les Grecs
beaucoup plus que les Hébreux sont les véritables prédécesseurs de Ia tradition chrétienne. Pour montrer cela, il faut d'un côté
disqualifier tout enseignement de Ia tradition hébraique qui s'éloigne de cette reconnaissance de Dieu en tant que Bien et, d'un autre côté, trouver dans Ia tradition grecque tous les vestiges qui puissent témoigner de cette reconnaissance de Dieu comme Bien. Ce texte a donc pour but de prouver que les « nations », plus qu'Israel, bien que nombre de ses livres sacrés
Tattestent, savaient que Dieu est le Bien, un savoir voilé dans le cas d'Israél par 1'attribut de puissance dont Dieu est recouvert. Simone Weil identifíe ainsi dans Ia tradition égyptienne les thèmes de Ia Passion de Dieu (Osiris), retrouvée dans les
mystères grecs (Dionysos et Perséphone), et de Ia charité pour le prochain {Livre des Morts)^ également représentée. en Grèce par 1'idée de « Zeus suppliant» (Eschyle), tous deux portés à Ia perfection dans le christianisme. Elle pensait, par contre, que Moise, qui connaissait ces deux doctrines, les a refusées à cause de sa volonté de fonder un État. Ce refus serait pour elle Ia
raison du mystérieux silence d'Hérodote concernant Israêl. Celui-ci, d'après elle, était devenu pour les anciens un objet de scandale en raison de son refus d'adopter les connaissances
égyptiennes concernant Ia médiation et Ia passion. Au-delà de ce double refus, les Hébreux auraient fait une chose encore plus
critiquable: ils ont adopté Ia notion de peuple élu. Cette idée qui est, selon elle, « incompatible avec Ia connaissance du vrai Dieu. C'est de Tidolâtrie sociale. Ia pire idolâtrie
Cest pour
cette même raison qu'elle est três sévère par rapport à tout ce qui dans le christianisme ressemble à cette idolâtrie; ainsi en
est-il par exemple, de Ia conception de Ia sainteté de TÉglise, Ibid, p. 49.
"/è/í/., p.51. 39
inspirée et modelée, d'après elle, sur celle de Ia sainteté d'Israêl. Cela explique également les paroles terribles
concemant Augustín, accusé par elle d'encourager Tidolâtrie sociale qui a pour objet TEglise: «Le Christ a enseigné exactement le contraire de saint Augustín », dit-elle avec sa façon catégorique de s'exprimer. Ce verdict, elle le rend en raison de Ia thèse d'Augustín selon laquelle un ínfídèle quí
habílleraít ceux quí sont nus, n'agíraít pas bíen. Augustín donne aussí rexemple de quelqu'un quí est hors de 1'Églíse, ínfídèle ou hérétíque; même s'íl faít le bíen, íl est comparé à un bon coureur sur une mauvaíse route. Indépendamment du faít de
bíen courír, íl s'éloígnera toujours davantage de Ia bonne route. Selon Símone Weíl, le Christ a enseigné exactement Topposé, dans le sens oü íl a enseigné qu'íl faut habíller ceux quí sont nus et de façon plus générale quMl faut juger Tarbre d'après les fruíts qu'íl produít et non le contraire, ce qu'à ses yeux Augustín a faít. En somme:on ne peut pas mépríser le bíen que faít une personne parce qu'elle n'est pas chrétíenne ou juíve (Símone Weíl, en véríté, rapproche le cas de Thérétíque par
rapport à PÉglíse de celuí des Samarítaíns par rapport à Israél).
Enfin, comme elle le dít: on doít «être prêt, íncondítíonnellement et sans restríctíon, à aímer le bíen partout oü íl apparaít, dans toute Ia mesure oü íl apparaít, c'est Tímpartíalíté commandée par le Christ». Quelques lígnes plus loín, elle réítère cette ídée en afflrmant que « partout oü íl y a du bíen, íl y a contact sumaturel avec Díeu, füt-ce dans une tríbu fétíchíste et anthropophage du centre de 1'Afríque . La comparaíson entre les Grecs et les Hébreux est
toujours favorable aux Grecs. Ulliade est pour elle un vérítable témoín du sens de justice et de charíté présentes dans cette cívílísatíon. Au contraire, les livres hístoríques de TAncíen Testament font apparaitre IMdée que Ia fídélíté à Díeu peut apporter Ia víctoíre dans Ia guerre. La guerre. Ia víolence. Ia Jbid., p. 54 ; Pour un essaí de rapprochement entre elle et Augustín voir 1'article de Eríc Springsted, « I Dreamed I Saw St. Augustín... », in: The Christian Platonism of Simone Weil, ed. J. Doeríng/B. Springsted, Indiana, 2004. 40
force, sont en effet les critères qu'elle adopte pour discerner une spiritualité inauthentique. C'est-à-dire quMl ne peut pas y avoir de confusion entre Dieu (le Bien) et Ia force. Dieu ne peut être utilisé en aucun cas comme une devise de guerre sans entrainer 1'idolâtrie du social, du gros animal, comme elle aimait à ie dire en citant Platon. Ce n'est que dans les textes hébraíques postérieurs à Texil - excepté le fait quMls sont supposés antérieurs à Texil, ce dont elle doute - quelques psaumes de David, Job et le Cantique des Ccmtiques, qu'elle sent qu'il y a
une vraie spiritualité chez les Hébreux". Avant Texil Ia
puissance est toujours au premier plan, non Tamour. Elle détecte peu d'Índices de contemplation mystique dans ces textes hébreux à Ia seule exception du Cantique des Cantiques. On trouve, par contre, chez les Grecs de nombreux textes qui sont le signe de cette pratique d'une contemplation mystique. Par ailleurs, Simone Weil énumère plusieurs prophéties grecques concemant le Christ, prophéties qui à son avis sont
« bien plus claires que chez les Hébreux ». Elle en discerne trois: Prométhée qui d'après elle « est le Christ même, avec Ia détermination du temps et de Pespace en moins »; autrement dit, son histoire«est 1'histoire du Christ projetée dans Tétemité Les divinités mortes et ressuscitées représentées
par le grain, comme Perséphone et Attis, sont des images du Christ, aussi bien que Dionysos dans sa relation avec le vin. Comme elle le déclare dans un passage du cahier IX: « Hypothèse (postulat): tout ce que TAntiquité préromaine, ou du moins Ia Grèce, nommait dieux, est ou le Père, ou le Fils, ou 59 ^ 1'Esprit, ou Ia Vierge, ou les anges, ou les démons » . Et enfin Ia géométrie grecque elle-même, avec «Ia construction d'une moyenne proportionnelle entre Tunité et le nombre non carré
par 1'inscription du triangle rectangie dans le cercle, était
Sur cette façon três particulière de lire Ia Bible voir rarticle de M. Villela-Petit, « Une lecture élective et analogíque de Ia Bible », CSW^ XXV-4,2002.
/ò/d., p. 60.
OC, VI, 3, p. 168 ; voir aussi p. 298. 41
rimage d'une médiation surnaturelle entre Dieu et Í'homme Ainsi, pour elle, « le Christ a montré qu'il s'est reconnu dans cette image aussi bien que dans les prophéties d'Isaie. II l'a
montré — continue-t-elle — par une série de paroles dans lesqueiies Ia proportion algébrique est indiquée d'une manière insistante, le rapport entre Dieu et lui étant identique au rapport entre lui et les disciples Retoumons au texte sur Tinspiration occitane. Simone Weil nous explique que c'est uniquement à Ia fin du Xe siècle
que le christianisme a pu trouver son véritable esprit sous Ia forme de Ia civilisation romane. À ce moment finalement
«1'esprit grec renaquit sous Ia forme chrétienne qui est sa vérité et grâce à cela, Tart de cette période a été « presque » équivalent à 1'art grec «en majesté et en pureté». Cette civilisation romane a été selon
notre auteur Ia vraie
Renaissance. Et c'est pourquoi elle tenait en haute estime les
diverses manifestations artistiques de cette période : les églises, les sculptures, les mélodies grégoriennes et les fresques. L'autre Renaissance, celle qui est identifiée traditionnellement comme telle, a été pour Simone Weil Ia fausse Renaissance et cela en
raison de Ia séparation qu'on peut discemer en son sein entre Tesprit grec et Tesprit chrétien. Or, en vérité, comme Simone
Weil le souligne, c'est une grande illusion de penser pouvoir
« se détoumer du christianisme pour se tourner vers 1'esprit grec, alors qu'ils sont au même lieu
Cette erreur constitue
Tessence même de Thumanisme qui, comme nous Tavons développé auparavant, ne peut être compris comme un véritable retour à Ia Grèce mais au contraire comme le déploiement d'un poison intérieur au christianisme: Ia notion de progrès. Cette seconde Renaissance a connu un point d'équilibre oü l'unité de 1'esprit grec et de Tesprit chrétien « fut presque pressentie », mais, passé ce moment, advint 1'illusion de Thumanisme. Depuis lors, on a assisté à une perte croissante de Ia dimension ^Ibid., p.61. Ibid.y p. 61-62. CE, p. 675. (E, p. 675. 42
spirítuelle. Qu*on ne se trompe pas cependant sur les intentions de Simone Weil. Malgré ce jugement três sévère à Tégard de cette période, elle ne veut d'aucune façon Ia refuser. «Nous
injurions et voulons rejeter cet humanisme qu'ont élaboré Ia Renaissance, le XVIIIe siècle et Ia Révolution. Mais par là, loin de nous élever, nous abandonnons Ia demière, pâle et confuse image que nous possédions de Ia vocation sumaturelle de rhomme Le diagnostíc de nos maux et leur correction, elle les indique dans un passage du cahier IX : « Tout nos maux spirituels viennent de Ia Renaissance, qui a trahi le christianisme pour Ia Grèce, mais, ayant cherché dans Ia Grèce quelque chose qui soit autre que le christianisme, ne Ta pas comprise. La faute en est au christianisme qui s'est cru autre que Ia Grèce. On remédiera à ce mal en reconnaissant dans Ia pensée grecque toute Ia foi chrétienne
Or, se demande-t-elle, que s'est-il passé entre ces deux Renaissances ? Beaucoup de crimes et d'erreurs, répond-elle, mais principalement Ia destruction du pays occitan. II a été le centre de Ia civilisation romane. Avec sa fin cette civilisation
dont il fut le centre a également disparu. L'évaIuation que Simone Weil faisait du Moyen Âge gothique est três dure: il fut « un essai de spiritualité totalitaire ». Elle qualifie ainsi cette période en raison du fait qu'à cette époque le profane n'y avait aucun lieu. Cette période historique a donc manqué du sens de Ia mesure et en conséquence s'est beaucoup éloignée de Tesprit grec.
Par contre, Tessence de Pinspiration occitane est Ia même que celle de Pinspiration grecque. Cette essence commune est constituée par Ia connaissance de Ia force. Bt que
signifie pour Simone Weil le fait de connaítre Ia force ? Elle répond avec clarté : « Connaítre Ia force, c'est. Ia reconnaissant pour presque absolument souveraine en ce monde, Ia refuser CE, p. 675. OC, p. 163. 43
avec dégoüt et mépris. Ce mépris - continue-t-elle - est Pautre face de Ia compassion pour tout ce qui est exposé aux blessures
de Ia force »^. Enfin, pour pouvoir reftiser Ia force on doit avoir
une doctrine et une pratique de Tamour. Et c'est précisément cette doctrine que d'une part les Grecs, et d'autre part les gens du pays d'Oc, auraient su mettre en ceuvre: un amour concemant un autre être humain, soit un jeune homme soit une femme, mais toujours un amour impossible. Or, selon Simone Weil ce qu'ils ont cherché à travers cet amour n'a été rien d'autre que Ia chasteté elle-même. Ainsi, pour elle, «les troubadours authentiques n'avaient pas pius de goüt pour
1'adultère que Sappho et Socrate pour le vice; i! leur fallait Tamour impossible On voit une fois de plus comment Simone Weil interprète les choses d'une façon três
particulière®®. Pour elle, 1'amour grec et 1'amour courtois expriment le même désir d'aimer 1'impossible ou autrement dit: Tamour humain fiit dans ces deux cas un pont unissant 1'homme et Dieu. Par ailleurs, 1'essence de cet amour elle Ia
trouve formulée sur un mode exemplaire dans un passage du
Symposium de Platon : « Le principal c'est que 1'Amour ne fait ni ne subit aucune injustice, ni parmi les dieux, ni parmi les hommes. Car lui ne souffre pas par force, quoi qu'il ait à soufírir, car Ia force n'atteint pas 1'Amour. Et quand il agit, il 66
CEy p. 676. CE, p. 677.
Cf. Philippe Gauthier, "Simone Weil et Ia Grèce antique", Commentaire, 10, 1980, p. 249, oü 1'auteur se réfêre aux documents
quelque fois três explicites dont on díspose sur rhomosexualité des Grecs et qu'elle ignore volontairement, comme par exemple les théories de Xénophon sur Pamour chaste qui « marche de pair avec 1'amour chamei ». De même Pauteur signale le caractère faux des déclarations qu*elle fait sur Pesclavage «dur» de Rome par
opposition à Tesclavage « doux » de Ia Grèce. L'esclavage dans Ia Grèce, comme il affirme, n*est pas « une lèpre venue d^ailleurs, elle est un élément constitutif de Ia civilisation grecque » et Ia pédérastie
également, selon 1'auteur, doit être envisagé « comme une composante de Ia civilisation grecque, plutôt que comme une tare qu'on doit mínimiser ou écarter ».
44
n'agit pas par force; car chacun volontiers obéit en tout à l'Amour. Un accord consenti de part et d'autre est juste, disent les lois de Ia cité royaie La même inspiration, qu'on peut discemer dans Tamour humain, se trouvera aussi dans d^autres manifestations
culturelles de cette période: i'église romane avec ses sculptures, le chant grégorien, qu'el!e a toujours profondément aimé et Ia poésie occitane, dont Ia pureté, à son avis, est «comparable à celle de Ia poésie grecque». De plus, les Occitans ont connu également Ia pureté à Pégard de Ia vie publique. Cette pureté n'est rien d'autre, selon elle, que « Télimination poussée le plus loin possibie de tout ce qui est force, c'est-à-dire de tout ce qui est collectif, de tout ce qui
procède de ia bête sociale, comme Platon Tappelait »^°. 11 y a alors, d'après Simone Weil, uniquement deux manières d'échapper à Ia force dans le domaine social: soit on obéit à Ia loi puisqu'elle est dépourvue de force, tel a été le cas de Socrate témoignant ainsi d'un esprit civique « parfaitement pur », soit on obéit à un homme en tant que tel - c'est-à-dire, en tant
qu'individu et non en tant que représentant de nMmporte quelle puissance collective; dans ce demier cas Tobéissance est
également «parfaitement pure» parce que cet homme considéré simplement comme homme est privé de force. L'esprit grec reparu dans Ia véritable Renaissance de Ia période romane a été transformé, selon Simone Weil, pendant Ia fausse Renaissance, devenant alors rhumanisme. Cette transformation est basée sur le fait que dans rhumanisme cet
esprit apparaissait dépourvu du sumaturel. Au moment oü elle écrivait ce texte, c'est-à-dire au début des années 40, elle venait
de constater qu'il y avait une tendance à chercher le contraire de CE, p. 677. II s'agit d'une citation du passage 196b-c du discours d'Agathon sur Ia vertu d'Eros. On constate ici Ia façon singulière dont Simone Weil s'approche et s'approprie Platon. Elle ne cherche pas à
savoir qui parle dans les dialogues ni à savoir dans quel contexte il parle. 11 nous faut ajouter que ce qu'elle veut trouver, ce sont des formules aussi írappantes que les siennes propres, mais qui dans son ensemble composent une philosophie complexe et profonde. CE, p. 679. 45
l'humanisme, soit dans une aspiration à Tadoration du collectif,
de Ia Bête sociale, soit dans un retour au Moyen Âge gothique. La première option qu'eile voyait comme possibie, elle I'identiflait au mal; Ia deuxíème aitemative, elle Ia prenait pour
non désirable et même chimérique, puisque « nous ne pouvons pas faire que nous n'ayons été élevés dans un milieu constitué
presque exclusívement de valeurs profanes
Autrement dit,
si nous nous en référons au passage précédemment cité : on ne doit pas mépriser Thumanisme et abandonner ce qu'il nous a apporté parce quMl contient une image, bien que « pâle » et «confuse», de Ia vocation sumaturelle de Thomme. Les
valeurs diffusées par rhumanisme telles que celles de Ia vérité, de Ia beauté, de Ia liberté et de Pégalité sont en fait des valeurs
authentiques. La seule erreur de rhumanisme, d'après elle, a été de penser qu*on pourrait les obtenir sans Ia grâce. Cest pourquoi elle regrettait que le XVIIIe siècle n'ait pas lu Platon. LMmage de Ia caveme, telle quMl Ia propose, aiderait à
coinprendre que Phomme a pour condition naturelle les ténèbres oü il restera toujours sauf s'il s'oriente vers une lumière « qui descend d'un lieu situé de l'autre côté du ciei ».
Si ce siècle avait connu cette idée, conclut-elle, « il n'aurait pas nommé lumières des connaissances et des facultés simplement
naturelles
Un court texte, resté fragmentaire, fait pendant au passage que nous venons de discuter. Celui-ci relate une petite histoire des cultures en se focalisant sur les civilisations
inspirées par le Bien, tandis que celui-là, qui date de 1939, s'attaque au problème de Tinsertion du mal, sous Ia forme de
barbarie, dans rhistoire. Ces Réflexions sur Ia barbarie nous présentent une discussion três approfondie sur Ia philosophie de rhistoire telle qu'elle a été pensée par Simone Weil. Elle commence son article en exposant trois conceptions diíférentes de rhistoire: Ia première défend une vision idyllique du passé et on pourrait ridentifier à Ia conception d'un âge d'or au début de rhumanité vers lequel on (E, p. 670. Ibid., p. 680. 46
s'efforce de retoumer. Les défenseurs de cette conception pensent qu'on vit aujourd*hui le moment de Ia plus grande
barbarie de rhumanité (il faut rappeler qu'elle rédige ce texte en 1939 et Tactualité de ces réflexions est brülante) à cause soit
d'une décadence morale soit d'une trop grande puissance technique acquise par notre civiíisation. Afin de corriger cette conception, elle recommande Ia lecture de Ia Bible, d'Homère, de César et de Plutarque. Dans toutes ses ceuvres on trouvera Ia description minutieuse des massacres, des exterminations et des atrocités. Elle synthétise son point de vue critique à Tégard de cette théorie en
affirmant: «aucun des siècles
passés
historiquement connus n'est pauvre en événements atroces. La puissance des armements, à cet égard, est sans importance. Pour les massacres massifs. Ia simple épée, même de bronze, est un instrument plus effícace que Tavion La deuxième conception analysée par elle est Ia croyance dans le progrès, une croyance commune à Ia fín du XIXe siècle et au début du XXe siècle, jusqu'en 1914 comme elle le remarque. Or, croire au progrès c'est croire que Ia barbarie diminue au cours du temps, ce qui parait aux yeux de Simone Weil une position également
erronée. Commentant cette position, elle fait une observation acerbe à Ia fois psychologique et sociologique:
« Comme les personnes qui répètent sans cesse qu'elles sont trop bonnes sont celles dont il faut attendre, à 1'occasion, Ia plus froide et Ia plus tranquille cruauté, de même, lorsqu'un groupe humain se croit porteur de civiíisation, cette croyance même le fera succomber à Ia première occasion qui pourra se
présenter à lui d*agir en barbare. À cet égard, rien n*est plus dangereux que Ia foi en une race, en une nation, en une classe sociale, en un parti
Elle énonce sa propre position três clairement: « Je voudrais proposer de considérer Ia barbarie comme un caractère permanent et universel de Ia nature humaine, qui se développe OC, II, 3, p. 222. Ibid., p. 223. 47
pius ou moins selon que les circonstances luí donnent plus ou moins de jeu En outre, elle affírme que sa positíon est en accord avec le matérialisme mais non avec le marxisme,
précisément en raíson de Ia « foi messianique » de celui-ci, qui attribue à une certaine classe sociale, le prolétariat, le seul rôle positif dans Ia construction d'une société plus juste. Simone Weil professe ainsi sa croyance en Ia notion de force comme unique et véritable clé de déchiffrement des phénomènes sociaux, ce que nous expliciterons davantage dans le prochain chapitre. La constatation de Ia souveraineté de Ia force dans les
sociétés Ia conduit donc à proposer le postulat suivant: « On est toujours barbare envers les faibles. Ou du moins, pour ne pas
nier tout pouvoir à Ia vertu, on pourrait affírmer que, sauf au prix d'un effort de générosité aussi rare que le génie, on est
toujours barbare envers les faibles
Postulat à Ia fois terrible
et vrai. L'intention de Simone Weil est d'essayer de fonder une
« échelle de valeurs » qui aurait pour principe Ia considération de Ia barbarie comme un mal et celle de son absence comme un
bien. Notons que, toutefois, c'est Pabsence de barbarie qui permettrait de penser son contraire et non Ia présence d'un bien
quelconque, dès lors que celui-ci, en se présentant dans notre monde, peut être mensonger et trompeur, puisque le véritable Bien, pour elle, reste toujours transcendant.
"Ibid., p. 223. Ibid., p. 223. 48
CHAPITRE3
Laforce ou Vhistoire sans Ia notion de progrès Nous avons vu dans les deux chapitres précédents que Simone Weil réfiite Ia manière traditionnelle de concevoir le
progrès, mais qu'en même temps, elle ne se dérobe pas au défi de penser une histoire des cultures. On peut alors se poser deux questions : comment est-t-elle arrivée à une telle critique de cette conception de 1*histoire ? Propose-t-elle une alternative pour penser 1'histoire ? Les deux réponses à ces questions sont
en fait une sorte d'explicitation de quelques principes déjà implicites dans Ia petite histoire des cultures et de Ia barbarie qu'elle développe. Dans cette perspective, on doit, par conséquent analyser maintenant d*autres textes qu'elle a écrit concemant Thistoire.
Commençons par quelques remarques extraites du livre Réflexions sur les causes de Ia liberté et de l'oppression sociale
écrit en 1934. Dans cette ceuvre, que Simone Weil considérait comme son « Grand OEuvre », nous dégageons une première contestation d'une certaine manière de concevoir Thistoire,
celle qui est façonnée sur le modèle hégélien et marxiste, dont elle-même a subi Tinfluence, pendant une courte période de sa vie. Dans son livre, Simone Weil se lance tout d'abord dans une critique de Ia notion marxiste des forces productives. Elle ne comprend pas comment Marx acceptait dans ces forces une «tendance mystérieuse» à s'accroitre. Elle croyait même pouvoir identifler dans cette tendance une dimension
« mythologique », non scientifique, du travail de Marx. Pour
cette raison, elle juge son travail semblable, dans le champ de Ia biologie, à celui de Lamarck et non à celui de Darwin, comme
Marx lui-même le suggère, puisque le premier, à Ia différence du second a fondé toute sa théorie biologique sur «une
tendance inexplicable des êtres vivants à Tadaptation ». Donc, il semble à Simone Weil que Marx a postulé cette conception « sans démonstration et comme une vérité évidente ». Or, cela
signifie à ses yeux que toute Ia prétendue doctrine marxiste de
Ia révolution,fondée sur le concept des forces productives, « est absolument dépourvue de tout caractère scientifíque ». La seule manière de comprendre Pusage non scíentífique quMl fait de cette notíon est, d'après elle, d'y discemer une influence de Hegel chez Marx. Hegel conçoit l'histoire du monde comme le
déploiement d'un esprit universei. Marx substitue à cet esprit hégélien Ia matière. Mais sa grande erreur, d'après elle, est d'attribuer « à Ia matière ce qui est Pessence même de Pesprit, une perpétuelle aspiration au mieux Curieusement, Marx, sur ce point, participe lui-même de Pesprit de son époque
puisque les capitalistes ont également toujours pensé ainsi, en ce sens qu'ils ont toujours cru d'une façon religieuse aux forces productives. Marx, à son avis, a subi Pinfluence de cette «nouvelle religion» au moment même oü il élabore sa
conception de Phistoire. « Le terme de religion peut surprendre — commente-t-elle - quand il s'agit de Marx; mais croire que
notre volonté converge avec une volonté mystérieuse qui serait
à PcBuvre dans le monde et nous aiderait à vaincre, c'est penser
religieusement, c'est croire à Ia Providence »^®. On constate ici une relation fondamentale établie par Simone Weil entre
Phistoire et Ia religion ou peut-être devrait-on dire une fausse religion. Croire qu'avec le cours du temps le bien peut advenir, c'est une mauvaise foi. Une foi religieuse dans Ia Providence. Par ailleurs, elle constate que cette foi s'est répandue parmi toutes les religions qui « font de Phomme un simple instrument de Ia Providence ». Or, Ia pensée de Marx, selon elle, contient
des traces de cette religiosité, par exemple, quand il parle de «Ia mission historique du prolétariat». Le socialisme par conséquent asservit Phomme sur le même mode que les religions en ce sens quMl « met les hommes au service du progrès historique, c'est-à-dire du progrès de Ia production ». On constate que, avec cette critique adressée à Marx, Simone Weil veut exorciser une certaine manière de penser Phistoire conçue comme progrès. Elle s'oppose ainsi à toute forme de
philosophie de Phistoire de tendance évolutive ou progressiste. "OC,II, 2, p. 35. íbid., p. 36. 50
Plus encore, elle associe cette pensée même avec ce quMl y a de pire dans les religions, c'est-à-dire avec une croyance aveugie en Ia Providence, croyance que par ailleurs elle combat ardemment. Nous verrons plus tard que, d*après elle, cette notion de Providence a une importance radicale pour penser Ia véritable relation entre Ia science et Ia religion. Cependant, il est évident qu*une relation trompeuse s'établit lorsqu'on postule que Ia simple chronologie peut apporter quelque chose de mieux que nous-mêmes, comme nous 1'avons montré ci-dessus en analysant les considérations historiques et culturelles examinées par Simone Weil. Mais elle identifie également chez Marx, à côté de cet hégélianisme inversé, une autre conception de rhistoire. Cette
fois-ci, il s'agít d'une véritable « méthode de connaissance et d'action» et non simplement d'une doctrine religieuse. Toutefois, il est étonnant de constater que, d'après elle, cette méthode matérialiste n'a jamais été employée par personne et, paradoxalement pas même par Marx. C'est pourquoi, Simone Weil souligne de manière frappante que « Ia seule idée vraiment
précieuse qui se trouve dans 1'ceuvre de Marx est Ia seule aussi qui ait été complètement négligée», et de conclure ensuite
qu' « il n'est pas étonnant que les mouvements sociaux issus de Marx aient fait faillite» . En observant les événements
historiques au moyen de cette méthode, on pourrait croire que 1'homme a changé structurellement sa position à Pégard de Ia nature, en passant d'une condition d'esclavage à une condition ultérieure de domination. Mais, en vérité, cette émancipation, comme elle le remarque, « n'est qu'une flatteuse apparence ».
Ainsi, dans toutes les étapes de sa relation avec Ia nature, y
compris les étapes dites supérieures, Thomme reste toujours subjugué par une nécessité immédiate: même dans ces étapes
supérieures ou il n'est plus harcelé par Ia nature, il l'est cependant par sa nature humaine. Néanmoins, à Ia fm du processus, il y a une équivalence parce que Toppression d*un homme causée par un autre homme est également une expression de Ia force et que celle-ci prend sa source ultime "Ibid., p. 37. 51
dans Ia nature. Cette notion de force, alors, serait Ia première à devoir être élucidée afín que nous puissions penser aux problèmes socíaux de maníère véritablement scientifique. Quand on observe Í'histoire au travers du prisme de ia force, on constate alors que rien de substantiel n*est effectivement changé
dans ia relation de Phomme à ia nature, c'est-à-dire que n'est pas opérante Ia prétendue clé de déchiffrement de cette relation
que certains pensaient détenir, quMl s'agisse des prêtres à Taide des rites, ou qu'il s'agisse des savants et des techniciens, qui s'appuient sur des procédés techniques^®. Afín de comprendre ce domaine souverain de Ia force,
Simone Weil propose le miroir privilégié de quelques oeuvres littéraires comme celles de Balzac ou de Shakespeare mais c'est Homère qu'elle privilégié, anticipant ainsi les réflexions qu'elle aura Toccasion de développer davantage quelques années plus tard dans son célèbre essai sur Vlliade. Le problème à résoudre
se trouve donc au coeur de Ia question du pouvoir comme expression sociale de Ia force. Marx a bien analysé ce problème
dans le régime capitaliste, mais on constate quMI est présent
partout et en tous temps, les sociétés primitives exceptées. Et cette «course au pouvoir», que nomme Simone Weil, « asservit tout le monde, les puissants comme les faibles
Dans rhistoire, donc, ce que tout le monde cherche c'est le
pouvoir. Et qu'est-ce que c'est que le pouvoir ? 11 est un moyen,
ou pour le dire plus précisément selon ses termes: « Posséder un pouvoir, cela consiste simplement à posséder des moyens
d'action qui dépassent Ia force si restreinte dont un individu
dispose par lui-même
Chercher le pouvoir pour dépasser ses
propres forces est alors le but de tous. Le plus terrible dans cette
idée est qu'à travers cette quête du pouvoir on écarte toute considération se référant aux fins utilisés pour atteindre cet objectif. Cela est dü au fait que cette quête de pouvoir « est essentiellement impuissante à se saisir de son objet». En somme, cela revient à inverser Ia fín et les moyens. Ce Cf. Ibid., p. 53-54. Ibid., p. 57. 82
Ibid., Pp. 58.
52
renversement provoque, seion Simone Weil, Ia folie qui met en
évidence toutes les cruautés de THistoire. Or, c'est précisément dans Vlliade qu'on peut déjà trouver exposé « le mal essentiel
de rhumanité, Ia substitution des moyens aux fins »". Une méthode efficace pour interpréter rhistoire consisterait ainsi en une analyse minutieuse « des actions et des réactions qui se produisent perpétuellement entre Torganisation
du pouvoir et les procédés de ia production y>^. Elle distingue
ensuite quatre considérations générales concemant le pouvoir: a) le pouvoir est caractérisé toujours par rapport à des instruments déterminés, c'est-à-dire que commander en s'appuyant sur les soldats et les épées est différent de
commander en s'appuyant sur les avions et les bombes; b) le pouvoir exercé par un être humain a une extension étroite, plus précisément, il s'étend uniquement à ceux qui sont, en fait, soumis à son controle; c) I*exercice du pouvoir ne peut avoir lieu que tant qu'il y a un excédent dans Ia production ; d)il faut comprendre que tantôt les puissants, tantôt ceux qui leur sont soumis pensent aussi qu'ils occupent cette position de commandement (qu'ils soient prêtres, chefs militaires, róis ou capitalistes) ou d'obéissance en vue d'une raison sumaturelle
quelconque, qu'elle soit pensée comme divine ou diabolique. À
cause de cela, Simone Weil affirme avec emphase que «toute
société oppressive est cimentée par cette religion du pouvoir, qui fausse tous les rapports sociaux en permettant aux puissants
d'ordonner au-delà de ce qu'ils peuvent imposer»®^. Or, c'est
justement cette religion du pouvoir et de Ia force, dont Rome reste pour Simone Weil Texemple suprême et le symbole, qu'elle veut examiner et confronter à une religion du Bien, comme le montre Texemple de son analyse de Ia société
occitane. Les Grecs et les gens du pays d'Oc connaissaient Ia force, mais ils Ia refusaient avec « dégoüt et mépris », d'oú leur grandeur.
"Ibid., p. 58. Ibid., p. 60. Ibid.y p. 62. 53
En demier lieu, il faut remarquer que Simone Weil conçoit le progrès uníquement en tant que progrès moral et non simpiement en tant que progrès technique, puisque, évoquant Ia
notion de progrès, eile fait remarquer que : « le seul vrai sens de ce mot» est de le penser comme « un progrès dans l'ordre des
valeurs humaínes » Mais alors comment une société pourraitelle contribuer à accomplir ce but ? Elle devrait, si cela était possible, comme nous Pexplique Simone Weil, armer 1'homme contre le monde sans Ten séparer. Or, Tarme unique dont dispose rhomme contre le monde est sa pensée individuelle. Cette pensée est Ia seule réalité qui dépasse Ia force du collectif, puisque «les collectivités ne pensent point». Cest pour cette
raison qu'elle considère que les techniques ne doivent pas
arreter ou obstruer Ia pensée méthodique. Le travailleur doit
toujours, d'après elle, avoir présent à Tesprit une connaissance précise à Tégard du travail de ses compagnons plutôt qu'à
Tégard des produits issus de son travail. La conclusion de Simone Weil, à ce sujet, révèle le fort
éloignement auquel nous sommes parvenus par rapport à cette situation idéale. Que faire pour Patteindre ? II faut d'abord une nouvelle méthode d'analyse sociale qu'elle pense avoir trouvée.
Cette méthode s*appuie comme celle de Marx sur les rapports
de production, mais, à Pinverse du classement des modes de
production en fonction du rendement, elle propose de les analyser « en fonction des rapports entre Ia pensée et Paction ». Le plus important, pour notre argument, est Ia constatation suivante:
«II va de soit qu'un tel point de vue n'implique nullement que Phumanité ait évolué, au cours de Phistoire, des
formes les moins conscientes aux formes les plus conscientes de Ia production; Ia notion de progrès est indispensable à quiconque cherche à forger d'avance Pavenir, mais elle ne peut qu'égarer Pesprit quand on étudie le passé. II faut alors y substituer Ia notion d*une échelle des valeurs conçue en dehors du temps ; mais il n'est pas non plus possible de disposer les ^Ibid., p. 84. 54
diverses formes sociales en série sur une telle échelle. Ce que Ton peut faire, c'est rapporter à une semblable échelle tel ou tel aspect de Ia vie sociale prise à une époque déterminée Dans ces lignes, on voit três clairement énoncé son
projet de repenser les formes actuelles de Ia société. Nous retrouverons cette même idée mentionnée dans deux textes
postérieurs de Simone Weil, à savoir, Méditations sur Vobéissance et Ia liberté de 1937 et Z'Enracinement, de 1943.
Dans le premier texte, resté à Tétat de projet d'article, Simone Weil reprend de façon synthétique les intuitions développées dans son essai de 1934, auquel nous nous sommes
déjà référés. Elle explicite mieux dans ce texte le parallèle qu'elle pose entre Ia force physique et Ia force sociale: Ia
nécessité impitoyable qui prédomine dans les sociétés, et qui est responsable de toute injustice sociale, est analogue à celle qui régit les lois naturelles; mais en même temps, elle paraít agir selon des lois contraires à celles de Ia nature; tout se passe dans
Ia « balance sociale », comme si « le gramme Pemportait sur le
kilo ». En d'autres termes:Ia quantité n'est pas importante dans Tanalyse des relations sociales. On pourrait penser qu*un grand nombre de personnes ne devrait pas obéir à un petit groupe, mais contrairement à ce constat, c'est précisément ainsi que les choses se passent dans Ia société. Cest le petit nombre qui possède Ia force, non Ia multitude. En somme, le nombre dans le domaine social est en réalité une faiblesse et non une force.
Ainsi, un petit groupe est fort, précisément du fait quMl est un ensemble organisé et non pas une simple juxtaposition dMndividus, comme c'est le cas pour les masses. Celles-ci sont impossibles à organiser. La masse ne sera jamais un groupe, et
en cela réside sa faiblesse, mais toujours un grossier conglomérat dMndividus isolés. Par contre, Ia force d'un petit groupe capable de contrôler et de commander les masses réside expressément dans cette capacité d'organisation.
La seule chose qui puisse s'opposer à Tordre social qui, malgré sa nécessité, est pour Simone Weil essentiellement Ibid., p. 86-87. 55
mauvais, c'est reffort individuel de penser et d'aimer. La pensée, dit-elle, indépendamment du fait d'être ou non révolutionnaire, « pour autant qu'elle construit sans cesse une échelle de valeurs *qui n'est pas de ce monde', est l'ennemie des forces qui dominent Ia société On retrouve ici Tidée de
construire une échelle des valeurs étemelle, qui serait un idéal régulateur vis-à-vis de tout ordre social, lequel est toujours régi par Ia trompeuse force sociale. Les pages initiales
de
son
dernier
livre,
L'Enracinement, ne sont rien moins qu'une réitération et un déploiement de l'idée d'établir une échelle des valeurs étemelle
comme paradigme pour juger des conditions de justice d'une certaine société. De ce fait, elle commence son oeuvre en proposant Ia notion d'obligation comme un substitut préférable
à Ia notion de droit, afin de mieux expliciter les príncipes qui dewaient gouvemer Ia société. À son avis, le droit exprime toujours une condition de fait, une détermination, alors que 1 obligation est de Tordre de 1'inconditionnel. Le domaine oú
1 obligation se trouve est, selon ses propres termes, « au-dessus de toutes conditions, parce qu'il est au-dessus de ce monde ». Ce domaine des choses qui sont inconditionnelles, dit-elle, appartient par conséquent « à Ia partie Ia plus secrète de Tâme humaine ».
Par ailleurs, Tobjet même de 1'obligation est l'être humain en tant que tel. II y a, selon Simone Weil, une obligation inconditionnelle à Tégard de tout être humain, qui est une obligation qui ne dépend d'aucune circonstance et qui est présente même si Tautre ne Ia reconnaít pas. Cette obligation est donc étemelle. Elle répond ainsi à Ia destinée étemelle de I homme. Les collectivités humaines, au contraire, n'ont pas une destinée étemelle et, par conséquent, on n'aura pas d'obligation envers elles. L'obligation n'est donc fondée sur rien qui se trouve dans ce monde et « si elle est fondée sur
quelque chose, ce quelque chose n'appartient pas à notre monde ». Ce qu'on peut faire, par conséquent, n'est pas Ia fonder, au sens strict du mot, parce qu'elle est le príncipe propre 88
Ibid., p. 132. 56
par lequel tout le reste est fondé, mais on peut Ia vérifíer en observant Ia conscience universelle telle qu'elie s'exprime dans diverses traditions et cultures au cours du temps. Cette échelle de valeurs est reconnue par tous, d'après Simone Weil, tandis que les intérêts ou les passions particuiiers n'empêchent pas cette reconnaissance. La suite développe Taspect le plus important pour notre argumentation : « c'est relativement à elle
qu'on mesure le progrès
Elle cherche ainsi Ia confirmation
du caractère étemel de cette notion, dans les textes anciens de
difFérentes traditions, puisque, selon elle, «Ia conscience humaine n'a jamais varié sur ce point», c'est-à-dire sur ces valeurs étemelles.
Nous proposons deux observations sur les points précédents : premièrement, nous voulons souligner Ia façon tout à fait singulière par laquelle Simone Weil mêle le langage kantien et le langage de Ia philosophie antique, une pratique déjà fort pertinemment soulignée et analysée par M.
Vetõ^®. Par exemple, elle parle dans les passages cités
auparavant d'un inconditionnel pensé en conformité avec Ia tradition kantienne - nonobstant le fait que dans son cas on
doive penser à un kantisme transformé ainsi que le suggère M.
Veto. En même temps on est amené à concevoir Tidée essentiellement grecque du principe comme fondement absolu de tout, en quoi il est dit principe et doit donc, par défmition, rester indémontrable, ce qui 1'apparente à un axiome. Deuxièmement, nous devons aussi remarquer Ia similitude entre ridée d'une vérification de ces valeurs étemelles, faite à Taide de 1'histoire de Ia conscience humaine au fll des différentes
cultures - dès lors qu'il ne serait pas possible de les démontrer rationnellement sans aboutir à une contradiction - et Tidée
présente dans le demier Schelling, qui concerne précisément rimpossibilité de trouver un fondement purement rationnel à Ia CE, p. 1028.
Cf. M.Vetõ, La Métaphysique religieuse de Simone Weil^ Paris,
1971 ainsi que Texcellent article du même auteur sur ce sujet: « Thèmes kantiens dans Ia pensée de Simone Weil», CSIV, VIIl-1, 1985, pp. 42-49. 57
philosophie positive. Au lieu de chercher ce fondement par Ia veie de Ia raison - ce quMl appelle aíors ia philosophie négative - il propose d'entreprendre ia vérifícation historique de Ia présence du vrai Dieu, du Dieu vivant comme il le dit, dans Ia conscience humaine au long de Thistoire de rhumanité à partir
de Ses manifestations en elle - qu'elles soient de Tordre de Ia mythologie, ou de l'ordre de Ia révélation^'.
91
Sur ce possible parallèle je me permets de sígnaler mon article: « Simone Weil, Friedrich Nietzsche et ia Grèce », CSIV^ XIX-1, 1996,
pp. 67-96, en particulier pp. 81-82. Cf. aussi E. Gabellieri, Être et don. Simone Weil et ia philosophie, Louvain-Paris, 2003, p. 448. 58
CHAPITRE 4
Les valeurs et Ia philosophie Après avoir lu le demier chapitre, íl serait légitime de se poser Ia question suivante: comment pourrait-on penser cette échelle de valeurs étemelle qui doit être, selon Simone Weil, le príncipe sur lequel se fondent nos éventuelles critiques d'aspects isolés de certaines sociétés. En somme, comment conçoit-on une valeur ?
Nous verrons que maintenant, le thème des valeurs rencontre un autre axe de pensée, celui qu'a Simone Weil, tout à fait singulier, de penser Ia philosophie, Ia recherche philosophique étant pour elle étroitement liée à Ia question même des valeurs. Sur ce point, on peut lire Quelques réjlexions autour de Ia notion de valeur de 1941, dont le manuscrit reste malheureusement incomplet, et qui fut écrit en fait comme une réponse à certaines réflexions de Valéry exposées lors d'un cours sur Ia poétique donné au Collège de France. Les notes de ce cours, ont été publiées dans Ia revue de
poésie Yggdrasill, que Simone Weil a pu lire à Marseille. Néanmoins, ce texte de Simone Weil ne doit pas être lu simplement comme une réponse à Valéry; il nous présente, de manière três dense, quelques idées centrales de sa pensée. En accord avec le commentaire pertinent de F. de Lussy, éditrice du texte resté inéditjusqu'en 1999, il doit être considéré comme un écrit « majeur » de Simone Weil et même comme un texte « clé et comme Ia charte d'un nouvel art de penser pour ces 92
temps troublés qui mirent à bas toutes les valeurs » . L'ouvrage s'ouvre de façon frappante, comme
beaucoup d'essais de Simone Weil, et il affírme catégoriquement dês Ia première ligne : « La notion de valeur est au centre de Ia philosophie ». Et elle continue avec Ia même force : « Toute réflexion portant sur Ia notion de valeur, sur une F. de Lussy, introduction au texte « Quelques réflexions autour de Ia notion de valeur » : CE, p. 120.
hiérarchie de valeurs, est phílosophique ; tout effort de pensée portant sur un objet autre que Ia valeur est, si on ['examine de près, étranger à Ia philosophie On doit par conséquent
comprendre que, pour elle, toute critique valable de Ia société est strictement phílosophique, dans Ia mesure oü cette critique doit avoir pour centre une échelle de valeurs étemelles avec
iaquelle on pourrait évaluer, au moins sous un certain aspect, Ia vie sociale et Texistence ou non de progrès dans une société quelconque. Pour cette raison, il faut bien comprendre Ia conception de Ia philosophie qu'elle nous propose, car celle-ci diflfère de celles auxquelies nous sommes ordinairement
habitués. La philosophie, pour elle, ne s'occupe pas primordialement de Pêtre, mais essentiellement de Ia valeur, et ce afín de mieux préciser quelle est sa position sur Ia question
du Bien. Un bien, situé au-delà de tout être, ainsi qu'en parle Platon dans un célèbre passage du livre VI de Ia Republique^ passage qu'elle aime à citer. Simone Weil afflrme que Ia valeur même de Ia philosophie est ainsi placée en dehors de tout débat.
Cette question de Ia valeur ne peut être discutée, à son avis, parce que Pacte même de sMnterroger sur Ia valeur de Ia
philosophie, est déjà une manière d'utiliser le concept de valeur. Et une réflexion sur Ia notion de valeur est, par défínition, déjà une réflexion phílosophique. Ou comme elle le dit dans un passage d'un cahier des années 1940-1941 : « La question de Ia
valeur de Ia philosophie ne se pose pas: Ia poser, c'est admettre quMl y a lieu de réfléchir sur les valeurs
Nous nous
rappelons ici Pargumentation d'Aristote dans son Protreptique^ affirmant que Pacte même de chercher si Pon doit ou non
philosopher, c'est déjà philosopher'^. Pour cette raison, elle peut ainsi déduire que tous les hommes possèdent en euxmêmes cette notion de valeur, étant donné quMls orientent toujours leurs pensées et leurs actions vers un bien. Là encore on évoquera également Aristote, cette fois dans le célèbre début
"íí, p. 121. ^"OCVhp. 175. Cf. le fragment 6 : Aristotele, Protreptico. Esortazione alia filosofia, ed. E. Berti, Torino, 2000. 60
de VÉthique à Nicomaque oú il est dit que toute action vise le bien^^. Evidemment ces deux références à Aristote ne rapprochent pas Simone Weil de ce philosophe - ce que nous savions déjà, et que nous analyserons pius précisément - dont elle se sentait três éioignée, mais cela révèle ia densité philosophique de son argumentation qui, presque à chaque
instant,
peut entrer
en
résonance
avec
Ia
tradition
philosophique, y compris les représentants de cette tradition qu'elle n'aimait pas. Elle constate ensuite que, bien que Ia valeur soit un objet de Ia réflexion et non de Texpérience, il peut être formulé une loi qui, à première vue, peut nous sembler étrange: « En un sens. Ia loi de Ia vie humaine est: d'abord
philosopher, puis vivre ; car le choix entre Ia vie et Ia mort, dans une situation déterminée, implique lui-même une comparaison de valeurs Or, il y a ici une contradiction car les hommes qui possèdent toujours Ia notion de valeur en leur esprit, n'y réfléchissent pas. Ils procèdent ainsi, d'après elle, parce quMls imaginent avoir des motifs pour adopter des valeurs. Mais, comment pourrait-on réfléchir sur les valeurs ? Comment
pourrait-on avoir des critères pour discriminer les valeurs ? Nous ne pouvons pas répondre à cela, dit Simone Weil de façon surprenante, puisque «toute connaissance humaine est hypothétique » et que «Ia valeur ne peut pas être matière à hypothèse», pour Ia simple raison qu'une valeur «c'est quelque chose qu'on admet inconditionnellement». D'une part, nous avons Ia connaissance qui est toujours conditionnelle, d'autre part. Ia valeur ne peut pas être connue à cause précisément de son caractère inconditionnel. Or, ici, il y a une
contradiction flagrante. Néanmoins, il n'est pas possible de simplement renoncer à cette connaissance, parce que Pêtre humain cherche, et, plus encore, a besoin d'une orientation dans sa vie. En conclusion, Simone Weil constate « au centre de Ia vie humaine » une contradiction insurmontable. Notion clé pour
sa philosophie. Ia contradiction est pour elle un critère qui Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. R. Bodéüs, Paris, 2004 EN, I, 1, 1094a 1 ss.
"úE:,p. 121. 61
devrait nous permettre de discemer une vraie philosophíe d'une fausse philosophíe. Toute tentative pour abolir une contradiction essentielle, dès qu'elle est vraiment essentielle, produit, à son avis, une philosophíe mensongère. Cette contradictíon essentielle constatée au coeur de tout homme
constitue pour elle «le drame essentiel de tout être humain ».
Elle cherche à éclairer ce point à Taide d'un exemple: tout artiste reconnaít Pimpossibilité d'ériger un critère définitif pour affírmer Ia supériorité d'une oeuvre sur une autre, mais en même temps, il sait qu'il y a une hiérarchie des valeurs esthétiques. II ne peut pas renoncer à cette idée, à moins qu'il ne renonce à
continuer son travail. Ainsi, il faut toujours avancer selon son inspiration. En ceei réside Teffort même de Ia création
artistique, qui consiste à s'épuiser dans Ia quête d'une beauté à laquelle on aspire toujours sans jamais Tatteindre. En fait, cette situation constitue le paradigme même de Ia condition humaine, parce que, comme Simone Weil TafUrme, «toute situation
humaine peut faire 1'objet d'une analyse analogue ». Cela serait d'après elle Ia raison pour laquelle on ne peut pas définir les fíns de nos actions, mais seulement les moyens pour les atteindre et, de ce fait. Ia plupart des hommes prennent confusément les moyens pour Ia fin; c'est ainsi quMls commettent Terreur de confondre Ia fin et les moyens.
Souvenons-nous encore d'Aristote et de ses considérations concemant cette confusion entre un bien apparent et un bien
réel dans le troisième livre de VÉthique à Nicomaque^^. Mais, il
faut le rappeler de nouveau, sMl y a quelques similitudes entre Aristote et Simone Weil, leurs dissensions sont beaucoup plus
importantes. Ces différences sont proches de celles observées
entre Aristote lui-même et son maitre Platon. Ainsi, on peut se rappeler Ia critique centrale qu'Aristote, dans VÉthique à
Nicomaque,formule envers Platon : il n'y a aucun sens à penser
un bien en soi, car un bien n'existe que par rapport à nous'^. Or,
il n'est rien de plus essentíellement éloigné de Ia pensée de Simone Weil que cette thèse centrale de Ia pensée éthique Cf. Aristote, Ehl, III, 4, 1113a 23-26. Cf Aristote, Ehl, I, 1, 1096a 34- 1096a 5. 62
d'Aristote. Pour elle, le bien est toujours pensé en tant qu'un bien absolu, c'est-à-dire en tant que le Bien et jamais en tant qu'un simple bien par rapport à nous; c'est ce qu'atteste un passage lumineux du cahier IX : « Si nous voulons seulement le bien absolu, c'est-à-dire si nous refusons comme insuffísant tout le bien existant ou
possible, sensible, imaginaire ou concevable, que nous offrent les créatures, si nous choisissons plutôt rien que tout cela, alors avec le temps, orientés vers ce que nous ne concevons absolument pas, nous en recevons une révélation. La révélation que ce néant est Ia suprême plénitude. Ia source et le príncipe de toute réalité
Le caractère intrinsèquement constitutif de Ia valeur pour Tesprit humain empêche, selon Simone Weil, une position nihiliste parce que cela n'a aucun sens pour Tesprit humain que de se demander si les choses ont vraiment une valeur; car «
1'esprit est essentiellement, toujours, de quelque manière qu'il soit disposé, une tension vers une valeur; il ne peut regarder Ia notion même de valeur comme incertaine, sans regarder comme
incertaine sa propre existence, ce qui lui est impossible » . Or, si Ia valeur est le caractère même de Ia pensée de tous les hommes, comme elle le suppose, alors Ia hiérarchie entre les valeurs est également une chose certaine parce qu'elle est fondée sur cette propriété intrinsèque de Ia pensée, qui est Ia valeur; par conséquent, rien d'extérieur à Ia pensée ne peut se mélanger avec cette notion ou Ia déterminer, d'oü son inconditionnalité. La notion de vérité elle-même, doit être
comprise donc, comme rien d'autre qu'une valeur de Ia pensée elle-même.
Maintenant
il
est
nécessaire
de
progresser
minutieusement puisqu'on s'approche de Ia définition même de Ia philosophie proposée par Simone Weil, qui se trouve au
centre de sa réflexion, bien qu'elle demeure presque toujours un OC, VI, 3, p. 191.
CE,p. 122. 63
présupposé implicite de sa pensée. Ce caractère constitutif de Ia pensée. Ia valeur, est ainsi l*objet par excellence de Ia philosophíe. D'après une formule d'un cahier des années
1940/1941 : « Philosophíe = réflexion sur les valeurs Or, Ia certitude implicite de Ia notion de valeur doit rendre en
conséquence implicite aussi Tinvestigation philosophique ellemême, puisque celle-ci n'est, en fait, rien de plus qu'une
investigation sur les valeurs implicites à Ia pensée elle-même. A ce propos, Simone Weil conclut que Ia rigueur dans Ia
philosophíe doit être plus forte que Ia rigueur dans Ia science. Ensuite elle sMnterroge sur Ia faillibilité ou non de Ia réflexion
philosophique. D'une part, elle Ia juge infaillible quand elle s'exerce et d'autre part, elle Ia juge presque impossible parce que celle-ci exige un détachement contraire à Ia condition
humaine. Ce détachement impliquerait que Tesprit püt se distancier de Ia valeur ou des valeurs qui le constituent, afin de les observer objectivement et de les ranger avec les autres. Laissons-là expliquer cette difficulté: «Ce détachement exige un effort, et tout effort de
l'esprit est une tension vers une valeur. Ainsi pour opérer ce détachement, Pesprit doit regarder ce détachement même
comme Ia suprême valeur. Mais pour voir dans le détachement une valeur supérieure à toutes les autres, il faut déjà être
détaché de toutes les autres. II y a là un cercle vicieux qui fait apparaitre Texercice de Ia réflexion comme un miracle ; le mot
même de grâce exprime ce caractère miraculeux On constate ici comme ailleurs dans Tceuvre de Simone
Weil Temploi de teimes appartenant à Ia tradition chrétienne pour parler de Ia philosophíe grecque. II ne s'agit pas d'une méconnaissance de cette tradition ou d'une ingénuité de sa part
mais, comme on l'a déjà vu et comme on le verra mieux encore ultérieurement, il s'agit d'un projet philosophique conscient, c'est-à-dire d'une intention philosophique qu'elle élabore afin 102 103
OC, VI, I, p. 174. CE, p. 123. 64
de pouvoir penser ensemble, à Ia fois Ia tradition grecque et Ia tradition chrétienne; autrement dit, elle veut dépasser Ia scission, à ses yeux illusoire, qui existeraít entre le paganisme et le christianísme. Ainsi, parler de « miracle » et de « grâce » par rapport à Ia réflexion philosophique grecque n'est Tindice d'aucune légèreté dans Ia pensée de Simone Weil mais, au contraire, de sa perspicacité et de sa hardiesse philosophique.
Elle veut explicitement dépasser les barrières et les obstacles qui empêchent Ia perception de cette relation intime, et pour elle essentielle, qui unit Ia Grèce et le christianisme, et qui unit de même ces deux traditions à d'autres traditions encore plus
éloignées. La difficulté pour Ia plupart des lecteurs actuels réside principalement dans le fait que nous avons Thabitude de penser plutôt leur séparation radicale, séparation défendue ardemment, par exemple, par Heidegger, ou, en tout cas, nous sommes plus habitués à opposer une Grèce exaltant les valeurs de Ia force et de Ia vie à un christianisme morbide représentant
les valeurs de Ia faiblesse et de Ia mort, pour Tévoquer à Ia façon de Nietzsche. Ou bien encore, nous avons 1'habitude
d'opposer avec divers auteurs chrétiens Ia pensée grecque à Ia
pensée chrétienne. Kierkegaard, par exemple, différencie Ia sagesse grecque de Tamour chrétien. Ia raison de Ia charité. Ia nécessité de Ia grâce, etc. Mais tout cela, on ne doit jamais
Toublier, n'est qu'une série d'interprétations de Ia Grèce. De
même, en est-il pour les Pères de TEglise, qui tentaient de voir Ia Grèce comme une étape inférieure du christianisme et enfin, il n'en va pas autrement pour Simone Weil, comme nous
venons de le démontrer dans les chapitres précédents. Ce qu'il
faut interroger c'est, du point de vue philosophique, laquelle de ces interprétations est plus conforme à nos nécessités actuelles et, par conséquent, laquelle parmi elles peut nous permettre des intuitions philosophiques plus pénétrantes pour comprendre ce nouveau siècle qui s'ouvre. Et, du point de vue philologique et historique, laquelle serait plus conforme aux nouvelles recherches effectuées sur Ia Grèce et les civilisations voisines.
Ainsi ce que Simone Weil essaie d'exposer dans le
passage cité plus haut est Timmense difficulté relative au vrai
travail philosophique, puisqu'il ne peut qu'avoir lieu à partir du 65
moment oü Ton est vraiment détaché. Pour cette raison, il arrive souvent que certains phílosophes aient une illusion du
détachement et cette illusion consiste, en fait, à prendre pour un réel détachement ce qui est seulement un changement de valeur. Simone Weil, toujours soucieuse d'aider les lecteurs à comprendre le plus précisément ses idées, illustre un faux
détachement par un exemple. Elle pense à un joueur qui, dans Ia fièvre du jeu, ne peut pas se demander quelle est Ia raison intime de sa volonté de gagner, mais qu'après quelques heures de jeu, commence à se poser finalement Ia question de sa motivation. Or, il ne s'agit pas ici d*un réel détachement par rapport aux valeurs mais, en effet, d'un simple remplacement
d'une valeur par une autre, puisque ce joueur aura pour valeur maintenant, non plus le gain mais le repôs, dans le sens oü il n'a pas surmonté le désir de gagner, mais seulement Ta échangé pour un autre désir, celui de se reposer. On voit donc que, pour elle, le vrai détachement signifie
beaucoup plus qu'un changement de valeur. En quoi consisterait-il alors ? A cela elle répond : « le détachement
exigé par Ia réflexion philosophique consiste à se détacher non seulement des valeurs adoptées il y a une heure, hier, il y a un
an, mais de toutes les valeurs sans exception, y compris celles vers lesquelles ont est actuellement tendu
Elle Tillustre
avec le même exemple. On pourrait appeler un vrai
détachement, dit-elle, celui qui se produit chez un joueur
capable de développer en lui, au moment même de Ia tension vers le gain, nMmporte quel autre objet de désir au même niveau
d'intensité que le gain. En cela, elle reconnait quelque chose de miraculeux.
11 est important d'observer que pour Simone Weil Ia
philosophie a non seulement une spécificité par rapport à d'autres manifestations culturelles, comme nous le verrons, mais qu'elle doit être aussi TafFaire de Tindividu, tout comme
Ia religion, comme nous Texaminerons plus loin, englobe Ia totalité. La philosophie est non seulement plus exacte que Ia science, mais elle a aussi une autre finalité que celle-ci, dès lors CE, p. 123. 66
qu'elle « ne consiste pas en une acquisition de connaissances ainsi que Ia science, mais en un changement de toute Tâme ». Dans Ia mesure oú Ia valeur ne se rapporte pas exclusivement à Ia connaissance, mais qu'eile est liée, en outre, à Ia sensibilité et à l*action, «il n'y a pas de réflexion philosophique sans une transformation essentielle dans Ia sensibilité et dans Ia pratique de Ia vie, transformation qui a une égale portée à Tégard des circonstances les plus ordinaires et les plus tragiques de Ia vie Sur ces points le cahier des années 1940-1941 enrichit
notablement cette réflexion. Après avoir identifié Ia philosophie à Ia réflexion sur les valeurs, Simone Weil définit, en se référant à un passage de Ia République de Platon, Ia philosophie comme une vertu, dans le sens oü elle est « un travail sur soi », « une transformation de Têtre»; elle complète ce passage en
affirmant qu'en raison de ces phénomènes il y a une différence
constitutive entre Ia philosophie et Ia mathématique'°®. Un peu
plus loin elle Taffírme plus clairement encore: «une
philosophie, c'est une certaine manière de concevoir le monde, les hommes et soi-même. Or, une certaine manière de concevoir implique une certaine manière de sentir et une certaine manière
d'agir Le passage suivant, qui est presque identique à celui de son essai sur Ia valeur, ajoute : « La valeur est un objet de Ia pensée, mais se rapporte au sentiment et à Taction. Une
philosophie implique pour qui Ia conçoit une manière de sentir et d'agir, et cela à tous les instants, dans toutes les circonstances
de Ia vie, les plus vulgaires comme les plus dramatiques, dans Ia mesure oü on Ia conçoit»'°®. Ou encore, dans un passage analogue des demières pages de ses Notes écrites à Londres^ de 1943 : «Philosophie (y compris problèmes de Ia CE, p. 123-124 Cf. OC, p. 174 107
OC, p. 176. Cf. PAvant propos de Michel Narcy au volume VI, 2
des OC intitulé « Les Grecs, Ia science et Ia vision du monde >>,
particulièrement p. 21 n.2 et p. 22, oü il parle sur Ia philosophie
comme vision du monde chez Simone Weil, vision du monde que
sMdentifie à Ia reconstruction qu'elle propose de Ia vision du monde grecque, et sur Ia différence de cette position par rapport à Heidegger. OC, p. 176. 67
connaissance, etc.), chose excliÀsivement en acte et pratique Elle propose également dans ce passage une interprétation três intéressante des théories subjectivistes de Ia connaissance, en
affirmant qu'ei!es « sont une description parfaitement correcte de Tétat de ceux qui ne possèdent pas Ia faculté, três rare, de
sortir de soi». Afin de défínir cette faculté elle écrit plus loin ; faculté sumaturelle. On voit alors que pour elle il faut avoir une faculté sumaturelle ou Ia grâce afin de pouvoir accomplir ce détachement, c'est-à-dire que philosophie et mystique sont intimement liées, comme on le verra plus loin en parlant de Platon. Ainsi Ia réflexion philosophique a pour tâche d'accomplir « une transformation dans Torientation de Tâme que nous nommons détachement; elle a pour objet d'établir un
ordre dans Ia hiérarchie des valeurs, donc encore une orientation nouvelle de Tâme Simone Weil conçoit ainsi Ia philosophie comme une approche de Ia mort. Si le détachement sígnífie un renoncement à toutes les fins, ce qu'il produit,
comme elle le dit, c*est de mettre « un vide à Ia place de
1'avenir comme ferait Papproche imminente de Ia mort ». A cet
effet, elle compare les mystères antiques. Ia philosophie platonicienne, les textes sanscrits. Ia religion chrétienne, et les
textes égyptiens, parce qu'ils ont toujours établi cette
équivalence entre le détachement et Ia mort, aussi bien qu'entre 1'initiatíon et Ia sagesse « regardée comme une sorte de passage à travers Ia mort». Mais nous sommes ici de nouveau face à
une vraie contradiction, puisque si, d'une part, «toute recherche de Ia sagesse est orientée vers Ia mort», d'autre part, ce détachement a pour but Pétablissement d*une échelle réelle des
valeurs visant « une meilleure vie, non pas ailleurs, mais en ce monde et tout de suite, car les valeurs mises en ordre sont des
valeurs de ce monde » ; donc « Ia philosophie est orientée vers Connaissance Sumaturelle^ Paris, Gallimard, 1950, p. 335. Cf.
aussi les brèves considérations que j'ai proposé de ce passage dans mon article « La réception de Simone Weil au Brésil, de Tobscurité à
Tespérance », in : XXVIII, 1, mars 2005, p. 9 ss. oü j'essai de Ia rapprocher des StoTciens. p. 124. 68
Ia vie, elle vise Ia vie à travers Ia mort ». Néanmoins, alors que cet ordre des vaieurs n'est pas un acquis permanent mais doit être renouvelé continueilement, Ia sagesse doit être vue comme « une pulsation continuelle de ia mort à Ia meilleure vie et de Ia meilleure vie à Ia mort »"*.
Après avoir évoqué Ia conduite à tenir pour devenir un vrai philosophe, Simone Weil cherche à montrer quels sont ceux qui, selon elle, peuvent être considérés comme de vrais philosophes. Elle commence son argumentation en postulant que le caractère infaillible de Ia réflexion philosophique doit sembler três étrange à Popinion commune, parce que, normalement, celle-ci ne voit dans Ia philosophie rien d'autre qu'une simple succession de conjectures. Les gens pensent ainsi, selon Simone Weil, non seulement en raison des
contradictions internes qui sont propres aux systèmes, mais aussi parce qu'ils se contredisent entre eux. Elle croit, par contre, que malgré Texistence de systèmes philosophiques divergents il y a, également, «une tradition philosophique vraisemblablement aussi ancienne que Thumanité et qui, il faut espérer, durera autant qu'elle ; de cette tradition, comme d'une
source commune,s'inspirent non pas il est vrai tous ceux qui se disent philosophes, mais plusieurs d'entre eux, de sorte que leurs pensées sont à peu près équivalentes Dans un passage du cahier des années 1940-1941, on trouve l'indication que
Simone Weil pensait probablement publier un ouvrage sur Ia philosophie conçue à Tintéricur de cette tradition : «Titre:
essai d'une philosophie nouvelle et três ancienne» . Elle afifirme également à Ia même page le caractère indubitable de Ia philosophie, en disant qu'elle est súrement « ce qu'il y a de moins conjectural» dans le monde. Elle décrit ensuite cette tradition en des termes três proches de ceux utilisés dans le passage, déjà cité, qui provenait de Tessai sur Ia valeur:
Voir pour tout ce passage CE, p. 124. CE, p. 124.
DC, VI, l,p. 175. 69
« On a toujours philosophé, et il existe une tradition
philosophique quí est aussi ancienne probablement que Phumanité et qui, 11 faut Pespérer, durera autant qu'elle. Platon
en est ie représentant sans doute le pius parfait. II ne prétendait pas innover, mais au contraire ... De ce qu'elle [/ e Ia tradition philosophique] est toujours Ia même, il ne suit pas qu'il soit inutile de Ia répéter: au contraire, à chaque époque, dans chaque pays, il est souhaitable qu'elle soittransposée ... Elle cite également Platon dans Pessai sur Ia valeur, comme le représentant le plus parfait de cette tradition, mais
elle nomme aussi Ia Bhagavad-Gita et certains textes égyptiens
et chinois. En Europe, elle cite Descartes, Kant et, parmi les penseurs plus récents, Lagneau et Alain en France, Husserl en
Allemagne. Pour elle, donc, penser Ia philosophie c'est penser
aussi à cette tradition, et penser essentiellement à ces
philosophes. Un autre texte le confirme. II s'agit d'í/we chronique philosophique à Marseille^ oü, parlant de Ia thèse soutenue par Gaston Berger à propos des conditions de Ia
connaissance chez Husserl, elle identifle Ia méthode de Berger à
celle de Socrate et à celle de tous les philosophes dMnspiration platonicienne tels que Descartes et Kant. Dans ce texte, elle
expose avec clarté quMl y a en réalité deux espèces de
philosophes: « ceux qui usent de cette méthode et ceux qui
construisent à leur gré une représentation de Punivers ; ces
demiers, seuls, ont à proprement parler des systèmes, dont Ia valeur ne peut consister que dans une certaine beauté poétique, et surtout dans les formules merveilleusement pénétrantes dont
Pexposé de certains est parsemé, comme c'est le cas pour Aristote et Hegel Mais seuls les premiers sont, d'après elle, les vrais philosophes, c'est-à-dire, les seuls qui sont « orientés vers le salut». Et ici elle se rappelle naturellement de Platon qui avait déjà recommandé fortement dans ses oeuvres qu'on devrait se toumer avec toute son âme vers Ia vérité. À Ia fin de son compte rendu elle observe, toutefois, «une nuance de VI, l,p. 175. IX, 3, 1986, p. 234. 70
reproche » dans le jury qui a cru déceler dans Ia thèse de Berger « une tendance à Ia mystique et une attirance vers Ia pensée hindoue » ; ceei provoque chez Simone Weil un étonnement qui lui fait écrire à propos de ce jury, ce qui pourrait bien être gravé en tant qu'une admonestation au début de ses ceuvres pour tous ceux qui tajugent trop mystique ou trop orientalisant: « comme s'ii y avait des hérésies en philosophie » ! Elle conclut sa brève note en affirmant que « si i'on voulait écarter les pensées qui cherchent à concevoir ce qu'on nomme le transcendantal, il faudrait donc admettre seulement ceux que Platon appelait les non-initiés Autrement dit, pour être un vrai philosophe, il faut être un «initié », il faut avoir subi une transformation radicale de tout son être à Taide d'une faculté sumaturelle ou de
Ia grâce.
On pourrait alors se demander pourquoi continuer à écrire de Ia philosophie, si cette tradition, comme Simone Weil le remarque avec force, « est une,étemelle et non susceptible de progrès Or, elle explique três bien que Ia seule nouveauté qu'on puisse apporter à cette tradition est fondée sur 1'expression, c'est-à-dire Ia tentative de renouveler le langage
avec lequel on écrit les ceuvres philosophiques, en Padaptant
aux différents contextes du temps et de Tespace. En fait, ce souci de transposition est le seul susceptible de justifíer, à ses yeux, qu'on continue à faire de Ia philosophie après Platon. Cest le langage qui masque «Tidentité profonde» des philosophes appartenant à cette tradition. Cest pour cette raison que «le langage n'est pas fait pour exprimer Ia réflexion philosophique», puisque «Ia réflexion ne peut utiliser le langage que par une adaptation des mots qui en transforme le sens, sans que leur signification n'apparaít que par Pensemble des formules par lesquelles Tauteur exprime sa pensée » . Ce qu'elle propose ensuite, c*est une méthode pour comprendre d'autres auteurs, mais qu'on doit évidement mettre en rapport avec sa pensée et son oeuvre. On devrait alors non seulement p.235.
"^CE:,P. 125. p. 125. 71
connaitre toutes les formules émises par un certain philosophe, mais encore les envisager en les considérant en tant qu'un ensemble, tout en essayant de les considérer « du même point
de vue » que ce philosophe, c'est-à-dire, en se plaçant «au centre de Ia pensée de Tauteur ». Ces règles élémentaires pour faire Phistoire de Ia philosophíe l'ont conduite à penser à des auteurs três divers dans Ia tradition philosophique - Platon, Descartes, Kant, Alain, Lagneau et Husserl - comme issus « du même esprit»; elle reste cependant consciente du fait que les philosophes peuvent ou non faire cet effort à Tégard de leurs
prédécesseurs. SMls ne le font pas, ils peuvent ignorer leur identité commune, mais cela n'a aucune importance.
Concemant les philosophes qui n'appartiennent pas à cette tradition — Aristote et Hegel par exemple — elle affirme que
comme ils ne sont pas capables de se détacher, ils ne sont pas
capables d'entreprendre une vraie réflexion philosophique, dans
le sens qu'elle donne à ce teime. Cependant, leurs ceuvres, en
tout cas celles des philosophes les plus illustres parmi ces
demiers, qu'elle juge « presque de premier ordre », ne doivent pas être méprisées, mais au contraire, elles « méritent le plus
grand intérêt». D'ailleurs, même les philosophes attachés à conséquent, pratiquent effectivement a réflexion, ne sont pas inspirés continúment et leurs ceuvres ont, pour cette raison, des faiblesses, ce qui produit
d eventuelles diver^nces au sein de leur pensée.
La contradiction, comme nous Tavons déjà remarqué,
reste pour Simone Weil le meilleur critère de séparation entre un p 1 osophe authentique et un autre qui seulement croit être
un vrai philosophe. D'après elle, toute Ia pensée philosophique
01 contenir des contradictions ;elles ne sont pas un signe de Ia laiblesse de cette pensée, comme on pourrait le supposer, mais í*"® trace constitutive de son authenticité. Si le
véritable objet de Ia philosophie est notre pensée, alors il faut que Ia pensée elle-même fasse simplement Tinventaire de ses pensees, comme disait Platon. En outre, dans Ia mesure oú il y a
des contradictions inhérentes à Ia pensée, il faut alors les
exposer sans vouloir les masquer ou les supprimer. Simone
Weil constate alors une situation curieuse. Les philosophes, 72
soucieux de construire des systèmes, afin d'éliminer les contradictions, sont, en effet, les responsables pour Topinion commune du fait que Ia phílosophie est réellement une entreprise conjecturale, parce que ces systèmes peuvent varier beaucoup au cours du temps sans qu'il y ait aucune raison d'en choisir un parmi les autres comme le seul véritable. En effet, du point de vue de Ia connaissance, ils doivent être situés encore
plus bas que les conjectures, pense-t-elle, parce que celles-ci sont des pensées inférieures, mais que ces systèmes ne réussissent pas même à être constitués par de vraies pensées. Et
ils ne le sont pas, pour Ia simple raison qu'une vraie pensée contient toujours, en elle-même, des contradictions. En outre, dans Ia perspective de Ia pensée d'un système, ces contradictions deviendraient évidentes et détruiraient ainsi le
système lui-même. Toutes les contradictions présentes dans Ia
pensée sont, par conséquent, essentielles à Ia pensée elle-même, de même qu'elles le sont pour les fabricants des systèmes, dès qu'« elles sont présentes à leur pensée pendant le temps même oü ils élaborent, oü ils exposent leurs systèmes; mais ils font
des mots un usage qui n'est pas conforme à leur pensée, et cela par excès d'ambition La conséquence de cette stratégie est employée par les constructeurs des systèmes dans le but d'éliminer les contradictions essentielles de Ia pensée, si bien
qu'à Ia fín ces systèmes peuvent, en effet, avoir une valeur plus poétique que philosophique. Pour conclure cette discussion sur le statut de Ia
philosophie chez Simone Weil, il faut maintenant tenter de savoir si Ia philosophie d^après elle possède une spécificité à régard d'autres manifestations culturelles telles que Tart, Ia science et Ia religion.
Commençons par examiner Ia relation de Ia philosophie
avec Ia religion chez Simone Weil. Ce rapport semble être d'une autre sorte que celui qui existe entre Ia philosophie et Tart ou entre Ia philosophie et Ia science. La raison de cela est quMl n'y a pas entre Ia philosophie et Ia religion de différence concernant leur objet, mais uniquement, une différence du "'/6/W., p. 126. 73
degré respectif dMmprégnation d'une telle conceptíon philosophíque ou relígíeuse — parmi ses adeptes. Dans sa Letíre à Déodat Roché, écrite en 1940, Simone Weil parlant du catharísme présente cette différence avec beaucoup de clarté:le
catharísme, dit-elle, a été une relígion et non simplement une philosophie, dans le sens oü Ia pensée cathare a imprégné toute une société et, pas seulement, quelques individus. Pour elle, alors, ia différence entre Ia philosophie et Ia religion converge précisément vers ce point, à savoir, que sa réception s'y fait au sein d'un milieu humain authentique ou au sein d'un groupe plus ou moins fermé d'individus. Ce qui peut se résumer ainsi: « une pensée n'atteint Ia plénitude d'existence quMncamée dans un milieu humain, et par milieu j*entends quelque chose
d'ouvert au monde extérieur, qui baigne dans Ia société environnante, qui est en contact avec toute cette société, non pas simplement un groupe fermé de disciples autour d'un maitre» Simone Weil continue, ensuite, à exposer cette
différence en Tillustrant par un autre exemple, celui de Ia différence entre le pythagorisme et Platon : « faute de pouvoir respirer Patmosphère d'un tel milieu, un esprit supérieur se fait une philosophie; mais c'est là une ressource de deuxième
ordre. Ia pensée y atteint un degré de réalité moindre. 11 y a eu vraisemblablement un milieu pythagoricien, mais nous ne savons presque rien à ce sujet. A {'époque de Platon, il n'y avait plus rien de semblable, et Ton sent continueilement dans
Pceuvre de Platon Pabsence d'un tel milieu et le regret de cette absence, un regret nostalgique On constate dès lors dans cette confrontation avec Ia religion, une différence flagrante
relative au nombre d'adhérents, qu'il s'agisse de toute Ia société, dans le cas de Ia religion, plus précisément comme elle le remarque, dans le cas des religions non dogmatiques ou qu'il s'agisse, de façon plus sélective, d'un petit nombre dMndividus dans le cas d'un philosophe et de ses disciples. Cependant, pour Simone Weil, Ia vraie différence n'est pas simplement d'ordre quantitatíf, car ce qui est le plus important ici, c*est Ia vitalité PSOy Paris, Gallimard, 1962, p. 65. Ibid., p. 65-66. 74
d'un milíeu humain et Ia possibilité pour une doctrine de sMncaraer effectivement dans ce miiieu d'une façon globale. On ne peut pas oublier que Ia préoccupation de Simone Weil a toujours été celle de savoir comment insuffler une inspiration nouveiie à toute une société et, au titre de voie indirecte pour
réaiiser cette première intention, celle de créer une véritable philosophie, une adaptation de Ia philosophie étemelle valable pour son époque, comme elle-même le dirait. Te! est son souci
exposé nettement par exemple dans les lignes initiales de Ia troisième partie de son demier ouvrage UEnracinement,
précisément Ia partie dont 1'éditeur, A. Camus, fera une partie éponyme. Elle cherchait dans ce texte une méthode capable
dMnsuffler une inspiration réelle à un peuple — il s'agissait de Ia France d'après-guerre mais cette inspiration ne doit pas être confondue avec Ia propagande, puisque comme elle le remarquait: «Ia propagande ne vise pas à susciter une inspiration; elle ferme, elle condamne tous les orifices par oü
une inspiration pourrait passer; elle gonfle 1'âme tout entière
avec du fanatisme
Si Hitler a été le maítre dans Temploi de
cette méthode, ce qu'elle cherchait a été évidemment d'un autre ordre. Dans cette même intention d'affronter directement Hitler,
dont le projet était de frapper Timagination de tous en créant ses
formations spéciales, telles que les S.S. et les autres, elle a écrit
son Projet d'uneformation d'infirmières de première ligne, en 1942, oú l'on peut lire que « à Tarrière Ia propagande se fait par Ia parole. Au front les paroles doivent être remplacées par des actes » et, ensuite, que « Pexistence de formations spéciales animées d'un esprit de sacrifice total constitue à tout instant une
propagande en acte Or, pour lutter contre Ia propagande, il faut penser à Tinspiration, mais, pour s'opposer à des actes, il faut penser également à une action tout à fait neuve capable
d'être Texpression même de cette inspiration. Pour le dire avec ses mots: «Nos ennemis sont poussés en avant par une
idolâtrie, un ersatz de foi religieuse. Notre victoire a peut-être pour condition Ia présence parmi nous d'une inspiration '^2CE,p. 1143. '"£:Z,,p. 192. 75
anaiogue, mais authentique et pure. Et, non seulement, Ia présence d'une telle inspiration, mais son expression à travers des symboles appropriés. Une inspiration n*est agissante que si elle s'exprime, et cela non pas par des paroles, mais par des faits
L'analyse d'un autre texte de Simone Weil montre três
clairement Ia proximité entre ces deux
manifestations
culturelles parce que, dans Ia mesure oú Ia philosophie est pour elle essentieliement une réflexion sur les valeurs. Ia vraie
religion n'est pas autre chose que Ia seule réponse satisfaisante que rhomme peut donner à Ia question morale. En effet, elle compare dans le texte sur les valeurs, cité ci*dessus, Ia
philosophie platonicienne et Ia religion chrétienne. Le texte que nous analyserons maintenant s'intitule Ceííe guerre est une guerre de religions et il a été écrit probablement en 1943 à Londres. Ce texte a pour objectif celui de montrer que le problème religieux ne peut pas être évité par Thomme, dès lors que « Topposition du bien et du mal est pour lui un fardeau intolérable, La morale est quelque chose ou il ne peut pas respirer» . Dans ce texte, elle expose alors, comment
rhomme essayant de se débarrasser du problème moral, qui concerne le choix entre le bien et le mal, a trois méthodes qu*il
peut suivre afin d'échapper à ce fardeau. La première méthode elle Ia déflnit comme irréligieuse. Cette méthode consiste à nier complètement Topposition entre le bien et le mal. Mais, aux yeux de Simone Weil, dans Thypothèse d'une absence de valeurs dans sa vie, Phomme deviendrait fou. Cette idée que tout se vaut, remarque-t-elle, a contaminé TEurope depuis Ia
première Guerre Mondiale et a produit un terrible ennui et une sensation croissante de Ia nullité et de Ia vacuité de notre
existence. La seconde méthode, d'après elle, est une forme d'idolâtrie. Elle explique três nettement en quoi exactement elle consiste : « Cest une méthode religieuse, si l'on prend le mot Ibid., p. 192. Sur ce point voir rexcellente analyse de M. Narcy,
« Simone Weil dans Ia guerre, ou Ia guerre pensée », CSWy Xlll, 4, 1990.
EL,Ibid., p. 98. 76
religíon au sens oú le prenaient les sociologues français, Tadoration de Ia réalité sociaie sous des noms de divinité
diverses. Cest ce que Platon comparait au culte d'un gros animal La métaphore du gros animal, extraite de Ia République^ est une des images les plus chères à Simone Weil et nous aurons ropportunité de Ia retrouver plusieurs fois. Ce qu'elle veut indiquer en cela est Pidolâtrie sociaie, comme ce texte le montre três bien. Ainsi, le but de cette méthode est celui de « délimiter une région sociaie à rintérieur de laquelle le couple de contraires bien et mal n'a pas le droit d'entrer». L'homme même, dans Ia mesure oú il appartient à cette région, ne sera pas soumís à cette opposition qui lui est intolérable. Ce procédé implique aussi soit une compartimentation de Ia vie
morale de Tindividu - qui a pour conséquence Ia production de quantité de monstruosités au cours des siècles, foumissant au passage des excuses aux savants ou aux artistes qui ne se posent
pas de questions d'ordre moral; soit, ce qui est encore pire, une soumission intégrale de Phomme dans cette région - telle que celle qui a lieu dans Tabsorption totale de Thomme en une nation - comme cela a été le cas pour Israel et pour Rome -, en
une église - tel le cas de 1'Église Catholique pendant rinquisition - ou en un État - qu'il s'agisse de TAllemagne nazie ou qu'il s'agisse de Ia Russie soviétique. Cette méthode, d'après elle, mène à Ia folie autant que 1'autre méthode fondée sur rindifférence morale, et bien que ces folies soient des folies diíférentes.
La troisième méthode, par contre, est, selon elle. Ia seule qui véritablement réussit à donner une réponse réelle à Ia difficulté de Thomme à vivre avec le lourd fardeau de Ia
morale ; elle consiste à proposer un passage au-delà du bien et du mal. Cette méthode, Simone Weil Ia défínit comme mystique, et Ia mystique, elle Ia défínit précisément comme
Tunion de Tâme avec le bien absolu. Et que serait ce bien absolu ? « Le bien absolu — répond-elle — est autre chose que le bien qui est le contraire et le corrélatif du mal, quoi quMl en soit
'"/è/íi,p. 100. 77
le modèle et le príncipe Cette union, ajoute-t-elle alors, est une «opération réelle», une opération qui transforme toute l'âme d'une façon défínitive. Et cette opération a été étudiée
expérimentalement à Ia fois dans l'Antiquité, par divers
peupies, ies Égyptiens, les Grecs, les Hindous et les Chinois entre autres, et au Moyen Age, oü elle a été Tobjet d'étude de plusieurs sectes bouddhistes, des musulmans et des chrétiens;
malheureusement elie a été oubliée. Cette opération s'accompIit certainement dans Pâme des individus mais, comme 1'explique Simone Weil: «La vie entière de tout un peuple peut être imprégnée par une religion qui soit tout entière orientée vers Ia mystique. Cette orientation seuie distingue Ia religion de Tidolâtrie Autrement dit. Ia religion authentique est celle qui conduit à Ia mystique, ouverture qui est, par conséquent, le seui garant contre Tidolâtrie. Et cette voie doit être suivie par des hommes individuellement, car les masses, en matière de productions culturelles, ne sont pas créatrices. Les élites authentiques doivent alors infuser une réelle inspiration dans les masses. Elles doivent allumer parmi Ia tourbe misérable «Ia
vertu de pauvreté spirituelle ». Mais les conditions que Ton doit
remplir pour accomplir cela ne sont pas três agréables: «... il
faut d'abord que les membres de cette élite soient pauvres, non seulement spirituellement, mais en fait. II faut quMls subissent tous les jours, dans leur âme et dans leur chair, les douleurs et
les humiliations de Ia misère
Néanmoins, on ne doit pas
supposer au travers de ces mots qu'elle pensait établir un
nouvel ordre religieux. Elle nie cette idée explicitement et elle
en expose les raisons: «Ce n'est pas un nouvel ordre
franciscain quMl faut. Une robe de bure, un couvent, sont une séparation. Ces gens doivent être dans Ia masse et Ia toucher sans que rien ne s'interpose. Et, ce qui est plus difficile que de supporter Ia misère, ils ne doivent se permettre aucune compensation; ils doivent mettre sincèrement dans leurs
rapports avec Ia masse qui les entoure Ia même humilité qu'un '"/6/í/.,p. 102. p. 103. p. 105. 78
naturalisé envers les citoyens du pays qui l'a reçu On voit donc, que Ia vraie philosophie, comme Ia religion authentique, sont profondément liées à Ia mystique. Sachant qu*en outre les deux ont pour but Punion intégrale de Tâme avec le bien absolu qui a pour conséquence une transformation totaie de Ia façon de sentir et d'agir d'un homme, et cela en toutes les circonstances de sa vie.
En revanche. Ia différence entre Ia philosophie et Tart, aussi bien que celle qui existe entre celle-ci et Ia science est une
différence d'objet. La philosophie est, comme on Ta vu, une réflexion sur les valeurs. Elle n'évoIue pas, ne connaít aucun progrès. On ne peut pas dire Ia même chose en ce qui concerne
Tart et Ia science, ce qui ne veut pas dire pourtant qu'ils connaissent un progrès indéfmi. II est possible par conséquent de penser une histoire de Tart ou une histoire de Ia science,
Simone Weil, elle-même, esquisse parfois les projets d'une histoire de Ia science grecque. Dans un compte-rendu paru en
1942, Emile Novis, le pseudonyme presque anagrammatique avec lequel Simone Weil signait ses contributions dans les Cahiers du Sud pendant son séjour à Marseille, analyse três clairement cette relation de Ia philosophie et de Ia science avec
le progrès. En analysant un article d'un livre collectif sur Ia science paru en I94I, elle note que Tidée de complémentarité inventée par Bohr dans Ia physique, n'est rien d*autre que « Tantique corrélation des contraires », corrélation qui, d apres
elle, était une idée déjà présente dans les philosophies d'HéracIite et de Platon. Ensuite, elle commente Ia signification de ce fait pour Ia philosophie et pour Ia science : « II de nouveauté du point de vue philosophique, mais
cette conception n'en est pas moindre, car rien n'a tant d intérêt en philosophie que Tinvention récente d'une idée étemelle. Mais du point de vue de Ia science il y a là une grande nouveauté; car, depuis Ia Renaissance on avait tenté de réduire
toute Ia science à I'unité
Un peu pius loin elle réitère cette thèse en afFirmant catégoriquement: «Ia philosophie ne p. 105.
'^'S,p. 183. 79
progresse pas, n'évoIue pas On voit alors une différence fondamentale entre ces disciplines. La science ou l*art ont d'autres objets que Ia phiiosophie, ainsi qu'elie Texpose dans un passage du cahier de l'an 1940-41, dans leque! elle médite plus doucement sur cette différence:
« Philosophie = réflexion sur les valeurs. Pas de notion
de valeur dans Ia science, dans Tart...notion purement philosophique. L'objet de Ia philosophie est réel. Ce ne sont pas des mots, ce n'est pas une fiction. Mais cet objet n'a de réalité que par rapport à Ia pensée; c'est une autre espèce de réalité
que celle que poursuit Ia science. Ce n'est pas non plus un art comme Ta dit Valéry, car Tartiste crée des choses qui ont de Ia
valeur, et le philosophe réfléchit sur Ia valeur. Cependant pour communiquer sa réflexion il doit faire avec des mots une oeuvre
d'art(expression indirecte). La notion de valeur est ce quMl y a de plus réel dans Tesprit de tous. La science ne peut pas justifier sa propre valeur. Les
savants ne sont pas meilleurs juges en Ia matière que les autres
La philosophie est une vertu et doit par conséquent être
pratiquée. Elle ne s'occupe pas d'une simple acquisition de connaissance. L'art et Ia science, au contraire, sont des
connaissances qu'on peut acquérir. Commençons notre analyse par Ia relation de Ia philosophie avec Tart. Celui-ci est essentiellement une création de choses qui ont une valeur, mais
Tartiste, au moins en tant que tel, ne réfléchit pas sur Ia valeur
même des ses productions. Son oeuvre est une fiction ce qui n'est pas le cas pour Ia philosophie ou du moins ce qui ne Test que partiellement en partie, dans Ia mesure oü Poeuvre
philosophique est en fait une simple conséquence indirecte de Tacte philosophique central, c'est-à-dire de Ia réflexion
philosophique. Dans un article écrit probablement dans les années 1940-41, mais publié seulement en 1944, intitulé Morale
'^^5,p. 184. VI, l,p. 174. 80
et littérature, Simone Weil, sous le nom de plume d'EmiIe Novis, vise à établir quelques critères pour penser Ia littérature dans sa relatíon avec ia morale. Elle commence son texte en
soulignant ia surprenante inversion qui a lieu entre le bien et le mal réels et le bien et le mal fictionnels. Dans Ia vie, le bien est
beau et toujours nouveau, le mal, ennuyeux et toujours le même ; dans Ia littérature, au contraire, le bien est plat et fastidieux, le mal intéressant et varié. La raison à cela est Ia présence dans Ia réalité d'une nécessité qui est absente dans Ia fiction. Cette nécessité, qui est Ia marque même de Ia réalité, elle Ia compare,
par analogie, à Teffet de Ia pesanteur dans les corps. Avec Ia
seule différence que son domaine est celui de Taction morale et non celui du mouvement physique. Elle explique cette
différence en affirmant qu'« une nécessité forte comme Ia pesanteur condamne Thomme au mal, lui interdit tout bien
sinon três étroitement limité, péniblement obtenu, tout mélangé et souillé de mal, excepté quand apparaít sur terre le sumaturel
qui suspend Tefíèt de Ia nécessité terrestre II y a ainsi comme une incompatibilité constitutive entre Ia morale et Ia littérature et, à cause de cela, 1'immoralité est inséparable de Ia littérature. Pour cette raison, il est également inutile de reprocher à certains écrivains leur immoralité, dans Ia mesure
oü teus les écrivains, du fait même de leur statut d*écrivain, sont déjà immoraux, parce que à un plan littéraire, le bien est toujours ennuyeux et le mal toujours attachant, indépendamment de Ia volonté des écrivains ou du sujet de
leurs livres. Cest pourquoi, à ses yeux, il est possible de
condamner toute Ia littérature. Mais à cette condamnation
globale, les écrivains pourraient répondre que 1'immoralité n est pas un critère esthétique. Simone Weil qui imagine cette
possible réponse, anticipe aussi une contre-réponse acceptable. « il faudrait qu'ils prouvent - dit-elle - ce qu'ils n'ont jamais fait, qu'il ne faut appliquer à Ia littérature que des critères esthétiques ». Elle, par contre, pense qu' « il est impossible que Ia littérature soit soustraite aux catégories du bien et du mal Cf. « Morale et littérature », CSW^ X,4, 1987, p. 349-350. 81
auxquelies toutes les actívités humaínes sont soumises
Mais ce qui est encore pire, selon elle, est que cette immoralité n'est pas souveraine que dans le domaine littéraire stricto sensu, En vérité, notre vie même possède un caractère fictionnel. Comme eiie Texplique avec perspicacité :
«La substance de notre vie est faite presque uniquement de fiction. Nous racontons notre avenir. A moins d'un amour héroique de Ia vérité, nous nous racontons notre
passé en le refaisant à notre goüt. Nous ne regardons pas les autres; nous nous racontons ce quMls pensent, ce quMIs disent, ce quMls font. La réaiité nous foumit des éléments, comme les romanciers prennent souvent leur thème dans un fait divers, mais nous les entourons d'un brouillard oü les valeurs sont renversées comme dans toute fiction, oü le mal attache et le
bien ennuie. Cest seulement quand Ia réaiité nous heurte assez
fort pour nous éveiller un instant, par exemple au contact d'un saint, ou par Ia chute dans les milieux du malheur ou du crime, c'est seulement dans de tels cas ou d'autres analogues que nous sentons une minute rhorrible monotonie du mal ou Ia merveílle
insondable du bien. Mais bientôt nous retombons dans le demi-
sommeil peuplé de nos bavardages
Néanmoins, ií y a aussi une autre possibilité de nous
éveiller de ce demi-sommeil: les ouvrages des écrivains de « premier ordre », comme elle aime à le répéter, c*est-à-dire
1'oeuvre des écrivains de génie. Cest Ia raison pour laquelle ces oeuvres « sont hors fiction et nous en sortent». Ces oeuvres,
faites de mots comme toutes les autres oeuvres littéraires, contiennent une analogie avec Ia pesanteur, que nous trouvons dans Ia réaiité de notre âme, et qui nous conduit presque ínexorablement au mal. Toutefois, dans ces oeuvres de génie les choses sont difFérentes puisque quand on les lit, nous ne sommes pas plongés dans Ia réaiité, dans une situation limite,
oü on ne peut pas discemer Ia force qui nous pousse et nous Ibid., p. 350. p. 350-351. 351. 82
soumet. Au contraire, on peut regarder cette force « comme on Ia sent quand on regarde un précipice si Í'on est en sécurité et non sujet au vertige ». Ces oeuvres composent de cette façon ce qu'elle appelle une «architecture de Tabíme», c'est-à-dire
qu'elles sont comme une cartographie de 1'âme qui met en lumière Ia force avec clarté et lucidité, mais sans le risque réel;
elles nous permettent ainsi, de Ia connaitre, de faire pour ainsi dire son anatomie sans s'y soumettre, ce qui, en revanche, serait impossible à envisager dans une situation réelle. Naturellement
Simone Weií cite ici, en exemple, Vlliade et les tragédies d'Eschyle et de Sophocle, aussi bien que certaines pièces de Shakespeare, le Phèdre de Racine, plusieurs comédies de Molière et le Grand Testament de Villon. Le diagnostic qu'elle
porte, présente une contradiction parce quMl n'y a aucun sens à accuser un écrivain d'immoralité, dès lors que Ia littérature, renverse Ia relation réelle existant entre le bien et le mal.
L^accuser d'immoralité alors, revient à Taccuser de ne pas ayoir
de génie ou de n'avoir qu'un génie de second ordre ou un génie insuffisamment développé. Mais cette accusation est en fait inutile parce que ce n'est pas une faute que ne pas avoir de génie. Pour cette raison, elle conclut avec cet argument
affirmant que « chercher un remède à IMmmoralité des lettres,
c'est une entreprise tout à fait vaine. Le génie est I'unicjue
remède, et Ia source n*en est pas à Ia portée de nos efforts » . LMmmoralité de Ia littérature est alors irrémédiable.
En revanche, elle reconnaít aux écrivains une fonction
de direction spirituelle, en tout cas aux génies de premier ordre, fonction interdite à son avis aux autres écrivains, à moins qu ils
ne possèdent également une vocation philosophique à côté de leur vocation littéraire. Excepté ces deux cas, « leur conception du monde et de Ia vie, leurs opinions concemant les problèmes d^actualité, ne peuvent avoir aucune espèce d'intérêt, et il est ridicule de les engager à les exprimer »' On constate dans ces deux exceptions que c'est à partir d'une dimension autre que
celle de Ia littérature stricto sensu, telle Ia dimension Ibid., p. 352. Ibid., p. 352. 83
philosophique, que les écrivains pourraient s'exprimer sur les valeurs et réfléchir sur leurs ceuvres. Sauf sMIs sont de vrais
génies. En vérité, elle ne reconnait cette fonction de direction
spírituelle qu'aux pius grands saints et aux plus grands génies. Mais elle reconnait aussi que, même si les prêtres sont três
éloignés de cet idéal, ils peuvent au moins (probablement à cause de leur ordination,je pense) « communiquer plus de bien quMls ne possèdent eux-mêmes », ce qui n'est pas le cas pour les écrivains qui ne peuvent communiquer que le bien qui procède de chacun. D'autre part, elle date cet empiètement du XVIII siècle, le moment oü les écrivains et les savants ont
usurpé ce rôle de directeur spirituel. Mais les sciences sont aussi
étrangères à cette fonction que les arts. Quand cette usurpation a eu lieu, cela doit être lu comme un indicateur de Tabsence de vie spirituelle au sein d'une culture. Le seul remède à cette
maladie est alors Ia contemplation des ceuvres des génies de premier ordre. « Leur contemplation - conclut-elle — est Ia source inépuisable d'une inspiration qui peut légitimement nous
diriger. Car cette inspiration, pour qui sait Ia recevoir, tend selon le mot de Platon, à faire pousser des ailes contre Ia pesanteur
Passons maintenant à Tanalyse de Ia différence entre Ia
philosophie et Ia science. Commentant Ia théorie des quanta de
Planck, dans un article écrit en 1942, Simone Weil, alias Emile
Novis doit rendre possible une représentation contrairement à ce qui se passe avec Ia « pensée métaphysique ou mystique »,
c*est-à-dire que, selon elle, si on ne peut se représenter aucunement une explication scientifique, celle-ci est vide de
signification. Cest pour cette raison qu'elle peut écrire que « si 1'algèbre des physiciens produit les mêmes effets que Ia profondeur, c'est seulement parce qu'elle est tout à fait plate; Ia troisième dimension de Ia pensée est absente Nous sommes ici, de nouveau, devant Ia confrontation entre deux types de contradictions, apparemment égales mais oü en réalité Pune d'elles est une fausse contradiction et Pautre une contradiction p. 353. p. 195. 84
essentielle pour Ia pensée. Les méditations philosophiques ou mystiques «comportent, elles aussi, des contradictions, des étrangetés et une difficulté insurmontable dans Texpression verbale», mais le cas de l'algèbre utilisée par Ia science contemporaine est tout à fait différent. La raison de Ia difficulté
inhérente au langage commun pour exprimer une pensée profonde est que ceile-ci « embrasse à Ia fois plusieurs rapports
verticalement superposés et que le langage commun reflète mal les différences de niveau; mais Talgèbre y est moins propre
encore, elle met tout sur le même plan Autrement dit, il n'y a aucune dimension métaphysique ou mystique implicite dans Ia science contemporaine au contraire de ce que beaucoup
pensent. Et c'est en raison de cela qu'elle croit que cette fausse profondeur de Ia science contemporaine serait en vérité un
thème bien amusant pour Timagination créatrice d'un Rabelais ou d'un Molière. Son verdict est implacable à Tégard de ceux qui veulent chercher une signification profonde qui serait cachée (pensent-ils) dans le langage abstrus de Ia science
contemporaine : « les philosophes, pleins d'un zèle respectueux,
s'exténuent à interpréter ce qu'ils ne peuvent pas comprendre; en général, les commentateurs profanes et même quelques
savants cherchent avec une persévérance touchante Ia significatíon profonde, Ia conception du monde contenue dans
Ia science contemporaine. Bien vainement, car il n'y en a
pas
On voit ici le même plan déjà développé dans Tanalyse
de Ia littérature, c'est-à-dire qu'il y aurait une littérature
inférieure et une de premier ordre, on peut rapprocher ces deux
diagnostics sévères et une tentative pour proposer une science nouvelle, inspirée par Ia science grecque. Et c'est en relation
avec ce qui devrait être le véritable objet de cette science
nouvelle, que nous aurons Topportunité d'exposer mieux plus loin, que Simone Weil affirme que Tobjet propre de Ia science
est Ia beauté. Elle le dit d'une façon três succincte en un
passage d'un cahier datant de 1942: « Tobjet de Ia science n est
pas le vrai, mais le beau. Ce qui a pour objet le vrai, c'est Ia ""
195.
'"^5, p. 195. 85
philosophie Et, encore une fois, d'une façon plus élaborée dans Ia demière année de sa vie, en 1943, dans une page de VEnracinement: «L'esprit de vérité peut résider dans Ia science à Ia condition que le mobile du savant soit Tamour de Tobjet
qui est Ia matière de son étude. Cet objet, c'est Tunivers dans lequel nous vivons. Que peut-on aimer en lui, sinon sa beauté ? La vraie déflnition de Ia science, c'est qu'elle est Tétude de Ia beauté du monde Tout cela s'éclaircira quand nous aborderons Ia science dans sa relation avec Ia nécessité, ce que nous analyserons dans Ia deuxième partie de cette étude.
OC, VI,3, p. 257. 1I9I.
86
DEUXIÈME PARTIE
Lecíures de Ia Grèce
CHAPITRE 1
L'imagination et Ia lecture
Dans Ia première partie de ce livre, nous avons essayé de montrer queiques concepts, sortes de présupposés fondamentaux, servant à mieux comprendre comment Simone Weil interprète et s'approprie le monde grec. En analysant les notions d'histoire, de progrès, de force, de valeur et de philosophie nous avons parfois employé Ia métaphore de Ia lecture pour se référer à son travail d'exégèse et Ia manière dont elle s'approprie Ia traditíon grecque. En effet, il ne s'agit pas d'une métaphore innocente qu'elle aurait tout simplement utilisée, mais plutôt d'un concept central pour comprendre sa
pensée. Un concept sur lequel elle a beaucoup réfléchi et qui
nous servira de principe structural pour organiser cette deuxième partie de notre travail.
Avant d'enquêter directement sur cette notion, voyons tout d'abord comment elle se relie à certains thèmes déjà
annoncés sous une forme allusive, dans Ia première partie de
notre travail. On a vu, dans Ia première partie de ce livre, qu il y
a chez Simone Weil une réfiexion minutieuse sur fhistoire et que, sous-jacente à celle-ci, on peut aussi discemer une
réfiexion approfondie sur le temps. Or le thème du temps a été
Tun des premiers à attirer Tattention de Ia jeune philosophe. Ses
premiers écrits philosophiques témoignent três clairement de cet intérêt''*^. Par ailleurs, ces deux thèmes - rhistoire et le temps -
sont étroitement liés à celui de Pimagination. Dans le chapitre
« La conception de 1'histoire et Ia critique du progrès », nous rappelions qu'il est possible de faire un bon ou un mauvais
usage de 1'histoire. Le mauvais usage, selon Simone Weih est
basé sur Pimagination. On pense savoir comment sera le futur et développer, à cause de cette prétention, une fausse doctrine
sur Phistoire, c'est-à-dire une doctrine fondée sur Ia fausse Voir les deux essais qu'elle a dédié à ce sujet: OC, I, p. 74-79 et p. 141-158.
croyance qu'avec le temps, les choses s'améIioreront. Mais notre imagination, remarque-t-elle, est conforme à notre mesure et pour cela, ne peut être plus pure que nous-mêmes. Donc, ce
futur imaginé restera toujours un symbole de notre propre misère et ne será jamais le lieu du véritable Bien. Dans le chapitre « Une brève histoire des cultures et de Ia barbaria »,
elle affirme le caractère vide du futur que Timagination vient remplir. D'après Weil, Ia notion de fausse Providence, traitée
dans le chapitre «La force ou comment repenser Thistoire sans Ia notion de progrès », n'est qu'une application inadéquate d'une imagination déréglée concevant Tavenir selon ses propres
intérêts, mélangeant ainsi le bien désiré et le vrai Bien. Enfín,
quand Simone Weil, dans notre chapitre « Les valeurs et Ia philosophie », parle de Ia dimension fictionnelle inhérente à notre vie, elle continue à dire que nous ne cessons jamais
d'imaginer notre futur. Elle va même plus loin dans ce passage
quand elle observe que nous racontons fictivement notre propre passé et que nous voyons et, par conséquent, comprenons autrui
à cette fausse lumière de notre imagination déréglée.
Dans un passage de son sixième cahier, daté de Fannée
1942, Simone Weil relie étroitement IMmagination à Ia lecture mieux encore à de fausses lectures :
«L'imagination,
dit-elle,
c'est
Pénergie
supplémentaire. En tant qu'elle s'accroche à une partie du
monde, elle ment (fausses lectures). 11 faut Ia couper de tout
objet pour que 1'infini Paccroche. La couper de tout objet, c'est
Ia faire descendre au pbint de Pespace et du temps que nous
occupons. Lajoie pure et Ia douleur pure y servent Rappelons ce qu'elle disait des ceuvres des écrivains de premier ordre qui sont hors fíction et nous emmènent au-delà de
Pimagination mensongère. La même idée apparaít dans ce passage. Seulement, ce qui peut nous emmener au-delà de Pimagínatíon trompeuse est icí une douleur ou une joie réelles. Un autre passage du cahier VII, commentant Tarticle sur Ia OC, VI, 2, p.319. 90
morale et Ia littérature, réitère et renforce cette idée : « notre vie
réeiie est plus qu'aux trois quarts composée dMmagination et de fiction. Rares sont les contacts avec le bien et le mal
Pour expiíquer pourquoi elle définit i'imagination comme étant Ténergie supplémentaire, il faut comprendre sa manière, tout à fait oríginale, de penser ia Psychologie. Pour elle, comme un passage de VEnracinement nous le montre, cette
scíence, au même titre que les sciences sociales, serait impossible
si
Ia
notion
de
sumaturel
n'était
pas
« rigoureusement définie et introduite dans Ia scíence, à titre de notion scientifique, pour y être maniée avec une extreme
précision
Evidemment, il s*agit d'un projet qu'elle
développe minutieusement dans son ceuvre. Une oeuvre qui peut
être lue, en même temps, avec deux clefs, Pune psychologique et Pautre sociale, mais qui a toujours comme centre Ia notion du Bien. Exactement comme Platon qui, dans Ia République, emploie Ia célèbre métaphore des caractères majuscules et
minuscules d'un texte écrit et expose Ia composition de Ia cité
idéale à Paide de Pexposition de Parrangement de Pâme
individuelle, en ayant toujours comme centre Ia notion du Bien dont Panalyse, exposée dans les livres VI et VII, n*est pas placée fortuitement au centre de Ia République.
Commençons par Pexamen de Ia science sociale. Simone Weil Penquête dans son aspect efFectif, à travers les
notions de force et de prestige, toutes deux nourries de propagande, ainsi que dans son aspect exemplaire à travers les
notions de Pamour au Bien et de Pattention au proche qui sont,
quant à elles, nourries d'une véritable inspiration sumaturelle, antithèse de Ia propagande. Cest pourquoi elle dénonce
emphatiquement cette manière usuelle d'écrire Phistoire oú Ia notion de prestige reste fondamentale. II faut, pense-t-elle,
éliminer cette fausse notion de grandeur de Pétude de PH^stoire ainsi que de toutes les autres disciplines oü elle a pénétre .
""OC, VI,2, p. 480-481 '''®CE:,p. 1213
Sur ce point-là, voir les lumineuses pagas de VEnracinement: ÚT,
p. 1164- 1173 91
Ces
nombreuses
incursions
dans
le
domaine des
sciences sociales lui font aussi repenser Ia Psychologie à l'aide de trois notions: matière psychique, limite et énergie. La première notion est pensée en parallèle avec Ia matière physique. Ces deux sortes de matière sont également régies par l'axiome de Lavoisier selon lequel rien ne se perd ou ne se crée mais tout se transforme. Cest-à-dire que les changements psychiques ou physiques ne sont jamais des apparitions ou des disparitions mais toujours des modifications de forme ou des déplacements de Ia matière psychique ou physique. La
deuxième notion est valable pour toute Ia partie terrestre de l'âme qui restera toujours, selon elle, soumise à une limite. Enfin, Ia troisième notion nous mènera à Ia compréhension que «les phénomènes psychiques, comme les phénomènes physiques, sont des modifications dans Ia répartition et Ia qualité de Ténergie et sont déterminés par les lois de 1'énergétique Or, c'est à partir de ces notions qu*elle repense une science de Tâme capable de comprendre le
sumaturel. En accord avec cette science, il y a trois niveaux de manifestation de cette énergie et à chacun correspond un rapport du moi avec le monde et avec Tautre. Le premier niveau
est celui de 1'énergie végétative ou vitale qui est liée aux
besoins vitaux et à Tinstinctivité. lei, il y a un moi sans je, « un égoisme sans je»; le deuxième est celui de 1'énergie supplémentaire ou volontaire qui est 1'énergie psychique elle-
même et conséquemment le champ par excellence du « je »; le troisième, enfin, est celui de Ténergie surnaturelle qui est le
désir absolu détaché de Tobjet et le domaine oü le moi ne dit plus je mais se transmute, pour ainsi dire, en un autre je, un je impersonnel qui se relie à Dieu. Dans le premier cas, Tautre n'existe pas, n'est pas aimé en tant que bien mais désiré simplement en tant que chose nécessaire, comme s'il s'agissait d'une nourriture nécessaire pour Tâme. Dans le second cas, il est aimé uniquement en tant qu'imaginé, en effet je n'aime pas Pautre mais une fiction dontje le revêts. Dans le troisième cas,
'^°íz:,p. 1213. 92
fínalement, il est vraiment possible d'aímer Tautre grâce à
rattentíon avec laquelle je le regarde'^'. On voit donc que c'est précisément rimagination qui est derrière le prestige et ia propagande, puisque c'est elle qui fait fhomme penser les biens reiatifs comme des biens hors de toute relation. Autrement dit: elle procède à une absolutisation
du relatif parce qu'elle est nourrie par le social. Un passage du cahier X rend évident cette relation: « c'est le social qui jette sur le relatif Ia couleur de Tabsolu. Même Famour, même Ia
gourmandise sont sous Tinfluence sociale (mode...). Le remède est Pidée de relation. La relation sort violemment du social. Elle
est le monopole de Tindividu
On se rappelle aussi son
texte de 1937,Ne recommençons pas Ia guerre de Troie, oü elle analysait les mots du vocabulaire politique et social - nation, démocratie, capitalismo, communisme et fascisme et d'autres encore - comme des mythes et des monstres puisque jamais modalisés par des notions essentielles à Tintelligence, telles que
limite, mesure, degré, proportion, relation, rapport et condition. Selon ses propres termes: «chacun de ces mots semble représenter une réalité absolue, indépendante de toutes les conditions, ou un but absolu, indépendant de tous les modes d'action, ou encore un mal absolu; et en même temps, sous
chacun de ces mots, nous mettons tour à tour ou même simultanément n'importe quoi
Ainsi c'est l'imagination, pour utiliser une autre image
platonicienne chère à Simone Weil, qui est présente partout dans Ia Caveme. La Caveme est en effet Toubli des rapports.
Par contre, se les remémorer n'est rien d'autre que Tacceptation de Ia mort. La mort du faux *je' est, bien sür et par conséquent,
celle de Pimagination qui lui est essentiellement attachée. Ceei, affirme-t-elle, est justement central à Ia pensée de Platon. La Sur cette fascinante discussion sur Ia science de Tâme chez Simone
Weil, voir Foumeyron, M.-A.: OC, VI, 2, Avant-propos 3, pp. 35-50, bien que M. Veto, La métaphysique religieuse de Simone Weilt Paris, Vrin, 1971, pp. 57- 68 (chapitre III). OC, VI, 3, p. 309. OC, II, 3, p. 52. 93
Cãveme est ainsí comprise comme le monde dans lequel nous
ommes emprísonnés par 1'imagination'^'* ou par le temps'". Cela nous amène donc à nous demander se demander pourquoi elle attribua à rimagination et au temps un rôle identique, celui de nous enchaíner. Un autre passage du cahíer XI, datant d*avril 1942, nous éclaíre sur cette relation entre le temps et
rimagination : « sortir de Ia caveme, c'est apprendre à ne pas chercher Ia flnalité dans l'avenir C'est-à-dire qu'il faut refuser de chercher une finalité dans le futur, puisqu'un tel futur sera toujours construit en accord avec notre imagination. Un autre passage de Ia même année 1942, cette fois-ci du cahier X,
semble nous foumir une réponse encore plus éclairante: «LHllusion concemant les choses de ce monde ne
concerne pas leur existence, mais leur finalité et leur valeur. L'image de Ia caveme a rapport à Iafinalité. Nous n'avons que
des ombres d'imitations de bien. Cest aussi par rapport au bien que nos sommes passifs, enchainés (attachement). Nous acceptons lesfausses valeurs qui nous apparaissent, et quand nous croyons agir, nous sommes en réalité immobiles, car nous
restons dans le même système de valeur
LMllusion consiste alors à supposer une finalité dans favenir quand, en fait, il est vide. Nous devons, au contraire, accepter le vide qui caractérise Pavenir et c'est cela qui permet à Simone Weil d'établir une analogie entre ce vide et Ia mort, mais Ia mort dépourvue d'une illusion trompeuse concemant son prétendu avenir. Comme elle le dit expressément dans un
passage du cahier V: « aimer Ia vérité signifie supporter le vide, et par suite accepter Ia mort »'^®. Néanmoins « rimagination combleuse de vide » et qui est « essentiellement Cf. Leçons de Philosophie, p. 235. Voir aussi: OC, VI, 1, p,311. OC, VI, l,p.311. OC, VI, 3, p. 346.
Ibid, p. 263. OC, VI, 2, 207. 94
menteuse
construit un avenir selon ses propres intérêts et
désirs, ce que Simone Weil appelle précisément «fausses
lectures » dans le passage mentionné pius haut. D*un autre côté
Pimagination crée des biens imaginaires, des faux biens, mais des biens à qui sürement nous sommes profondément attachés. Ces biens fictifs, ces « ombres d'imitations de bien », comme
elles les appellent, sont également le produit de «fausses lectures ». II faut dono se détacher de toutes ses valeurs, et c'est
le chemin que doit suivre le vrai philosophe, comme nous Tavons déjà vu à Ia fin de Ia première partie de ce livre. Un passage du cahier X, sur lequel elle insiste, rend cette relation
entre les fausses valeurs, Timagination et le détachement plus clair:
«Ce sont les choses comme valeurs qui sont irréelles pour nous. Mais les valeurs mensongères ôtent aussi de Ia réalité à Ia perception elle-même par Vimagination qui Ia recouvre, car les valeurs sont non pas déduites, mais directement lues dans Ia sensation à laquelle elles sont liées. Ainsi le détachement parfait permet seul de voir les choses nues et sans ce brouillard de valeurs mensongères
Mais l'on ne doit pas pour autant penser que
rimagination n'est pas quelque chose de réel, parce qu^elle est,
selon Simone Weil, « en un sens Ia principale réalite. Mais sn tant qu'imagination
, Dans une autre de ses formules
frappantes que Ton peut trouver dans ses cahiers, cette fois-ci
dans son cahier Vil, elle affírme qu'« il faut abolir en nous Ia
réalité ersatz pour atteindre Ia réalité réelle
La question : qu'est-ce donc que rimagination pour Simone Weil ?, peut enfm être posée. D'après ses notes de cours de 1931-1932, quand elle enseignait au Puy, on doit penser à frois genres d'imagination^: 1'imagination errante (le Ibid, p. 206. OC, VI, 3, p. 266-267.
'®'(9C,VI,2, p. 123. Ibid, p. 438. 95
rêve et Ia rêverie), Pimagination attachée au monde (le souvenir, les illusions de Ia perception et Ia perception vraie) et IMmaginatíon créatrice (imagination dans ia science et Tart). Cette ciassification nous en rappelle une autre, plus abrégée, qu'elie propose dans son essai de 1929, De Ia perception ou de
1'aventure de Protée. Dans ce texte, elle parle de ia série: imagination pure (rêve), imagination réglée (perception vulgaire) et parfaite perception oú 1'imagination est
surmontée*^^. Cette série est importante parce qu'elle rapproche
IMmagination de Ia perception au moyen de Ia parfaite
perception comprise comme imagination surmontée.
En effet, notre but n'est pas ici de rechercher
IMmagination en tant que telle, mais principalement d'observer le fait qu'elle doit être surmontée, comme Simone Weil le
déclare expressément dans le cours susmentionné : « il faut que Phomme arrive à régler son imagination. Cest le problème vital de Thomme En outre, ceci est évident quand on regarde le demier terme de Ia série exposée dans son essai de 1929: parfaite perception ou imagination surmontée. D*après
elle, il y a « plusieurs moyens de dominer Timagination ». Les deux principaux sont Tart et Ia science. Elle explique que les artistes ne peuvent faire de belles oeuvres que sMls « ont besoin de sauver leur ame de Timagination », ce serait le cas de Michel-Ange ou de Beethoven. II faut alors régler Timagination
et pour atteindre ce but rien de mieux que de se soumettre aux
lois fixes établies par 1'art. Cest seulement en fixant son imagination que Tartiste peut Ia dompter. Autrement dit: il faut donc l'objectiver. En réalité, l'artiste est sauvé de son
imagination par cette cristallisation de son imagination dans Toeuvre. Les récepteurs d'une oeuvre de premier ordre peuvent, eux aussi, pareillement régler leur propre imagination en Paccordant avec les príncipes ou les lois inhérentes à cette oeuvre. Ainsi, ces demiers peuvent aussi se sauver de leur
imagination déréglée. Pour Simone Weil, le signe d'un grand art est précisément qu'il nous sauve : « le salut par Tart est un OC, I, p. 129.
Cf. « Sur rimagination », C51P VIU,2, 1985, p. 123. 96
salut pour Tâme Parallèlement à Tart, elle envisage aussi Ia possibilité de dompter IMmagination par Ia science. «Toute science, dit-elle, consiste à renvoyer IMmagination, au moyen de Ia mesure On ne peut analyser scientifíquement un phénomène quelconque, par exemple, ia chaleur ou Ia vitesse, que quand on trouve un moyen précis de le mesurer. Elle appelle cette suppression de Pimagination par Ia science
constatation. Constater un fait, c'est obseryer sans interpr^er. Dans un passage qui parait répondre parfaitement à Ia citation mentionnée ci-dessus concemant ia réalité de IMmagination, elle affirme que « chaque fois que nous prenons conscience que rimagination est imaginaire, nous sommes sauvés» et elle ajoute que « Thomme est toujours tenté de croire ce qu'il craint ou ce qu'il désire » mais « il faudra rejeter ce qu*on croit, il faut aller voir Néanmoins, ces deux méthodes pour dominer IMmagination ne sont pas, à son avis, complètes car autant les artistes que les savants peuvent être livrés aux passions extrêmes. La seule protection effective centre ces passions déréglées est Ia géométrie, conçue par Simone Weil comme une
«ennemie » de IMmagination, puisque «cette discipline de IMmagination fait apparaitre Ia nécessité w""®. Or Ia perception elle-même est définie en 1942 par Simone Weil comme étant « IMmagination de premier ordre, plus de Ia nécessité Dans son oeuvre de jeunesse, Science et perception dans Descartes^
datant de 1930, elle 1'avait déjà définie à Taide de Ia géométrie:
«Ia perception, c'est Ia géométrie prenant possession ^en
quelque sorte des passions mêmes, par le moyen du travail » . L'algèbre est, au contraire, une partie de Ia mathématique ou
IMmagination ne joue aucun rôle. Elle ne sert donc pas à dominer IMmagination, puisque, tout simplement, elle Télimine. Cette suprême tâche de tout homme, qui est celle de dompter Ibid., p. 124.
^^Ibid.,p. 124. Ibid., p. 125.
'®®/6/í/.,p. 126. OC, VI, 2, p. 452(cahier VII).
'™0C, I, p.210. 97
iMmagination, Simone Weil Ia pense à Taide du mythe de Protée, tel qu*il nous est raconté par Homère dans VOdyssée : Ménélas essaie de capturer Protée mais celui-ci se fait lion, panthère, dragon, eau courante et arbre verdoyant. Autrement dit: nous essayons de saisir le monde mais il se transforme à cause de notre imagination déréglée. Que fait alors Ménélas pour capturer Protée ? II le dompte et le contraint à adopter sa
forme propre pour que Protée lui dise Ia vérité. II nous faut régler notre imagination et Ia dompter afin de pouvoir saisir Ia vérité, car le monde que nous croyons percevoir n'est pas, en fait, le monde extérieur mais Ia projection imaginaire, dans ce monde, de nos désirs et de nos passions. Cest pourquoi Simone Weil peut juger que Pidéalisme «n'est pas une doctrine
philosophique », mais quMl est en effet « Texpression de notre première expérience »' \ une expérience quMl faut, bien sür, surmonter afin de pouvoir accéder au réel. Et c'est pourquoi elle
peut dire, dans ce même texte, qu'« il faut commencer par un
Platon de pacotille, idéaliste
Qu'on le note bien:
commencer, pas finir! Dans son texte, Essai sur Ia notion de lecíure, écrit en
1941, Simone Weil commence sa réflexion en constatant que
les sensations ne nous saisissent pas uniquement en tant que phénomènes immédiats venant du dehors mais que,
niystérieusement, elles « nous saisissent de Ia même manière
par leur signification Pour nous aider à mieux comprendre, elle nous donne un exemple éclairant: deux mères reçoivent une lettre en anglais leur communiquant le décès de leurs fils
respectifs. La seule différence entre ces deux femmes est que Ia
première ne lit pas Panglais alors que Ia deuxième, par contre, en est capable. Ainsi, Ia vision de Ia lettre n'aura aucun effet sur
Ia première tandis que Ia vie de Ia deuxième n'aura jamais plus le même sens après Ia lecture des ligues tragiques contenues dans cette missive. En regardant cet exemple de plus près, il est possíble de constater que c'est Ia signification de Ia lettre qui a OC, I, p. 133.
^''^Ibid,,^. 133. « Essai sur Ia notion de lecture », CSW^ VIU,3, p. 215. 98
saisi Ia seconde et non les éventuelles sensatíons produites par Ia lettre en elle-même, c'est-à-dire le genre de papier, Ia couleur de Í'encre, etc. Donc, en extrayant de cet exemple une loi générale, Simone Weil constate qu'« à chaque instant de notre vie nous sommes saisis comme du dehors par les significations que nous lisons nous-mêmes dans les apparences » . On voit
le parallèle avec rimagination : il ne s'agit pas en fait de saisir quelque chose du dehors mais de projeter dans les apparences nos désirs et intérêts ou, comme elle préfere le dire, de nous Ure nous-mêmes dans ce que nous percevons. Nous pourrions donc
sans cesse discourir sur Ia réalité ou non du monde extérieur
parce que, d'un côté « ce que nous appelons le monde, ce sont des sigpijícations que nous lisons; cela n'esi donc pas réel» mais de Tautre « cela nous saisit comme du dehors; cela est
donc réel
Une fois de plus, Simone Weil reprend le thème
de rimagination mentionné plus haut. Pour elle, Timaginatio était
également
une
réalité
mais
seulement en
tant
quMmagination. Cest-à-dire que l'on ne doit pas Ia confondre avec le réel. La lecture aussi est réelle, mais seulement en tant
que lecture. Elle n'est pas Ia réalité elle-même. Nous
commençons cependant à connaítre le monde réel à partir de
1'imagination ou à partir de Ia lecture, comme elle préfere dire, puisquMl n'y a pas Ia sensation d'un côté et de l'autre. Ia
signíficatíon que nous lui donnons mais Ia seule chose dont on
s*aperçoit est, en fait. Ia sígnífication. Cest probablement à cela qu^elle pense quand elle écrit, dans un passage du cahier IX daté de 1942, que « rien n'est plus essentiel que Tanalyse perception et Ia mise au jour des mystères qu'elle enferme » . Simone Weil trouve un cas analogue à celui de Ia
lecture dans le fameux exemple du bâton de Taveugle de Descartes. Le bâton est Loutil que permet à l'aveugle de
toucher les objets, comme sMl les voyait. En d'autres mots:tout
ce que nous voyons, tout ce qui nous entoure, n'est rien de plus
que des lectures que nous faisons de Ia réalité. Ainsi, ce que ^''Ubid,x>.2\6. Ibid., p.216. DC, VI, 3, p. 182. 99
Ton appelle une illusion n'est pas, en réalité, autre chose qu^une lecture corrigée par une autre. Le plus important concemant ce phénomène, c'est qu'il n'y a pas une apparence et une interprétation, mais que IMnterprétation elle-même est lue
immédiatement dans les apparences et c'est en cela que consiste son mystère. Simone Weü nous donne un autre exemple, cette
fois fexemple biblique d'Esther qui avança vers Àssuenis. Esther déclare qu'elle ne se sent pas avancer simplement vers un honune, mais vers Ia majesté et ia terreur elles-mêmes. Simone Weil commente : « on parle généralement en pareil cas d'un effet d'imagination; mais peut-être vaut-il mieux employer le mot de lecture » et elle explique Ia signification
précise de ce mot: «ce mot implique qu'il s'agit d'efFets
produits pas les apparences, mais des apparences qui
n'apparaissent pas»' Dans ce passage Ia relation entre rimagination et Ia lecture est expressément faite par Simone Weil. Ce qu'elle appelait autrefois imagination, elle Tappelle, à partir de maintenant, lecture. L'ampleur de cette idée de lecture
dans sa pensée est immense. D'après elle, nous lisons tout le temps, dans toutes les choses et toutes les personnes qui nous
^'^^^rent. Autrement dit: nous habitons des mondes divers puisque quelqu'un peut lire dans un individu B Tamabilité, alors que son voisin peut lire en lui Ia brutalité. Par conséquent, chacun d'entre eux aura devant soi, ou Taimable ou le brutal. Qui aura donc raison ? Comme solutionner cette contradiction ?
Cependant, on peut parfois aussi lire Ia même chose, au-delà de Ia diversité de nos caractères, sous une certaine influence
sociale. Pendant une guerre, par exemple, on peut lire tous les individus de Ia natíonalité X comme des «ennemis». De
même, on peut subir une influence religieuse que Simone Weil appelait une religiosité sociale, idolâtrique et sous cette influence juger tous les adhérents de Ia religion Y comme des infidèles ou des hérétiques. Simone Weil fait cette constatation, comme nous avons pu le voir dans le chapitre « Les valeurs et
Ia philosophie», quand elle dit que nous vivons dans une fiction, que notre existence est une continuelle narration de « Essai sur Ia notion de lecture », p. 217. 100
notre vie et de celle des autres. Une telle fictíon est
donc
totalitaire parce qu'elle exclut toutes les autres et parce que, dans Ia majorité des cas, il s'agit d'une fiction collective, ce qui est encore pire. Simone Weil répète sans cesse que Ia différence entre un objet imaginaire et un objet réel est que Ton ne peut
pas circuler autour du premier afin d'en découvrir les
perspectives différentes alors que Ton peut toujours le faire avec le second; Timagination, en somme, ne connaít pas de troisième dimension, seuls les objets réels sont en trois
dimensions''®. Par conséquent, cette fiction absolutise le
interprétations, c'est-à-dire les lectures qui, en réalité, sont elles-mêmes essentiellement relatives. Le paradoxe est que Ia lecture, relative et partielle dans sen essence, empêche des
relativisations et des modalisations propres à Ia pensée puisqu'elle absolutise ses objets: «toute notre vie est faite du même tissu, de signiflcations qui sMmposent successivement, et dont chacune, lorsqu'elle apparait et entre en nous par le sens,
réduit toutes les idées qui pourraíent s'opposer à 1'état de fantômes
dit Simone Weil. Aussi, comment savoir qui a
raison? Moi ou Pautre? Quelle lecture est Ia meilleure. Ia mienne ou celle de Pautre? On ne peut pas résoudre ces
contradictions, affirme-t-elle, parce qu'elles sont ancrées dans Ia contradiction essentielle qui n'est rien de plus que le phénomène de Ia lecture en tant que telle. Accepter Ia
contradiction est donc Ia seule solution efficace. «Pourquoi
vouloir résoudre cette contradiction [se demande-t-elle] alors
que Ia tâche Ia plus haute de Ia pensée, sur cette terre, est de
définir et de contempler les contradictions insolubles, qui, 180
comme disait Platon, tirent vers le haut ? » .
De façon analogue, on peut changer une chose au monde grâce à un travail qu'on accomplit mais jamais par un simple souhait. On peut «peut-être», dit-elle, changer les
signiflcations qu'on lit dans les apparences, mais cela ne pourra
se faire qu*à Paide d' «un travail sur soi», pour rappeler Ia Cf. OC, VI,2, p. 206.
« Essai sur Ia notion de lecture », p. 219. p.216. 101
citation faite au début du chapítre «Les valeurs et Ia phiiosophie ». En quoi consiste ce travai!? Elle Pexplique de façon plus complète dans ses notes rédigées pour i^essai sur Ia lecture: « ce qu'on imagine est imaginaire, mais Timagination n'est pas imaginaire ; elle est tout à fait réelle, et on ne peut en
modifier le régime que par une opération analogue à un travail, qui exige une dépense d'énergie, du temps, et de Ia méthode; et, en plus, quelque chose comme une inspiration Dans ce passage, il y a une fois encore identité entre lecture et
imagination. Néanmoins, il ne faut se tromper sur cette analogie entre le progrès spirituel et le travail puisque, comme Simone Weil nous en avertit ailleurs, cette analogie « réside uniquement dans Texistence d'une causalité, non pas dans Ia structure de cette causalité Alors, en quoi consiste, d'après elle, cette action sur soi-même ou sur autrui ? Elle répond avec certitude: «Taction sur soi-même, 1'action sur autrui consiste à
transformer les significations » et elle Pexemplifie: « Ia guerre, Ia politique, Téloquence, Tart, Tenseignement, toute action sur autrui consiste essentiellement à changer ce que les hommes
isent»'®^. Mais Ia véritable question. Ia question Ia plus
fondamentale est de savoir quelle est Ia relation entre les lectures et les valeurs. En d'autres termes : comment savoir si
une lecture vaut mieux qu'une autre ? Est-ce que Tune d*entre elles est plus vraie qu'une autre ? Y a-t-il alors une norme ? Est-
il possible enfin d'établir une hiérarchie entre les différentes lectures que Ton peut faire de Ia réalité ? En cherchant cette hiérarchie de lectures, Ia première
distinction que Ton peut et doit faire et qui, d'une certaine façon, était déjà présente dans nos réflexions précédentes est Ia distinction entre les choses capables et les choses incapables de subir une lecture multiple. Simone Weil affirme três clairement, VI, l,p.411. OC, VI,2, p. 445.
« Essai sur Ia notion de lecture», p. 219. Pour un exposé três détaillé sur Ia relation entre le travail et Ia lecture on peut consulter Texcellent ouvrage de R. Chenavier,Simone Weil. Une phiiosophie du travail. Paris, 2001, particulièrement le chapitre quatre de Ia troisième partie, « Travail et lecture », pp.519-576. 102
dans une formule du cahier V, que «tout ce qui est réel, assez
réei pour enfermer des lectures superposées, est innocent ou
bon et elle ajoute ensuite que « dans le mal, comme dans le rêve, il n'y a pas de lectures multiples; d'oú Ia simplicité des criminels Les positions de Weil à Tégard du bien et du mal, autant dans Ia vie que dans Ia littérature, aident à mieux comprendre ses idées. Le mal réel est pauvre, ennuyeux, parce quMl ne comporte pas de lectures multiples. Simone Weil se propose en effèt comme tâche personnelle d'« essayer de définir les choses qui, tout en se produisant effectivement, restent en un sens imaginaires. Guerre. Crime. Vengeance. Malheur extrême » et les définit à Ia suite comme «celles qui ne
comportent pas de lecture multiple
Une chose vraie doi
donc toujours être passible de subir plusieurs lectures. Si Ton s
rappelle également Ia différence qu'elle établit entre Ia valeur
et Ia connaissance, on comprendra plus aisément que tout ce qui
doit être connu est, selon elle, de Tordre de 1'hypothétique, seules les valeurs sont, au contraire, de Tordre de rinconditionnel. Cest à cause de cela qu*elle dénonce, comm
nous Pavons déjà vu, les mots qui ont un eífet presque magique
dans Ia vie publique et qu'elle insiste pour quMls soient pensés à
1'aide de modalisations et d'expressions atténuantes. En effet,
que ce soit dans le mal ou dans le rêve nous sommes pour ainsi
dire obsédés par une explication unique d'un phénomène et notre lecture devient alors univoque et unidimensionnelle. En effet, nous ne pensons, ni n^obéissons simplement à un certain
mot sans le questionner ou le problématiser, sans 1'insérer dans un cadre de conjectures et d'hypothèses caractéristiques de Ia pensée discursive. Penser vraiment à un objet est savoir « que
par rapport à lui d'autres points de vue que le mien son
possibles et ont une valeur égale au mien» . Lâ lecture est ainsi étroitement associée. à Ia morale. Par
conséquent, on peut traduire les relations morales ou immorales OC, VI. 2, p. 206. Ibid., p. 207. Ibid, p. 206. VI, l.p. 171. 103
qu'on entretient avec les autres en teimes des différents modes de lire autrui ou bien d'être lu par lui. Ainsi i*esclavage est, par exemple, pensé comme Tacte de « forcer quelqu^un à se lire
soi-même comme on le lit», Ia conquête comme Tacte de « forcer les autres à vous lire comme on se lit soi-même » et Ia
justice, enfín, comme Tacte « d'être continuellement prêt à
admettre qu'un autre est autre chose que ce qu*on lit quand il est là (ou qu'on pense à lui). Ou plutôt: lire, en lui, aussi (et continuellement) qu'il est certainement autre chose, peut-être tout autre chose, que ce qu'on y lit » et cette attitude envers les autres doit être maintenue car « chaque être crie en silence pour être lu autrement» et on ne doit pas « être sourd à ces cris Cette dimension morale de Ia lecture est confirmée par un autre
passage du cahier VI oü elle écrit: « ne jugez pas, i. e. ne lisez pas en se référant aux passages de Saint Marc (7,1) et Saint Luc(6,37)qui affírment: « nejugez pas, ou vous serezjugés ». Notre rapport avec autrui se défínit donc par Ia qualité de lecture que nous faisons de lui. En d'autres teimes: c'est en se situant par rapport à autrui qu'on peut mieux comprendre Ia
notion de lecture. Cest probablement pour cette raison qu'elle déclara dans un passage du cahier V que : « Ia scène de Ia reconnaissance dans Electra est le meilleur exemple de
lecture »'^. II s'agit de Ia scène de Ia rencontre entre Électre et
son frère exilé. Creste, dans Ia tragédie homonyme de Sophocle, oü elle le reconnaít dans Ia figure d'un mendiant qui est venu lui apporter les cendres de son frère prétendument mort, mais qui, en vérité n'est autre que lui-même. Dans un cahier postérieur, Simone Weil arrive même à définir Ia lecture par 1'acte de Ia reconnaissance en tant que tel: « Reconnaissance, c'eí/ lecture D'après Simone Weil, il faut donc s'établir comme but
celui « de déraciner les lectures, de les changer, pour parvenir à
Ibid., p. 319(cahier 111 - 1941). OC, VI, 2, p. 292.
'^/^>/í/.,p. 256. OC, VI,3, p. 67(cahier Vlll - 1942). 104
Ia non-Iecture Ce processus n'est pas facile et exige que Ton traverse certaines étapes afm de parvenir à rachèvement final. Ces degrés sont, du plus bas au plus haut, les suivants: 1) simplement croire, c'est-à-dire ignorer qu'on lit; 2) lire et en même temps croire à ce qu'on lit; 3) tire et douter abstraitement sans arriver à lire le doute lui-même; 4) «lire, et lire en même temps sa propre lecture, Ia notion de lecture. Ia
nécessité (mécanique ou quasi mécanique) de cette lecture particulière, à ce moment précis, en ce lieu, dans cet état. / Perspectives multiples, composition sur plans multiples/ et 5) flnalement ne pas lire, ce qui n'est possible qu'à de brefs instants. Pour comprendre cette série, il faudrait également préciser avec clarté, ajoute-t-elle, une hiérarchie des états de
Pâme qui accompagnent ces étapes. Au quatrième niveau, nous nous trouvons confrontés à Ia notion de perspectives multiples ou de plans multiples. Simone Weil tâche dMllustrer cette multiplicité de lectures dans un passage du cahier VI qui critique un certain péril présent dans Ia philosophie de Spinoza, à savoir, celui de concevoir Dieu en tant que chose. Pour corriger cette tendance et suivant Ia logique hindou, elle suggère une séquence: «Inde — lectures
superposées. II faut aimer Dieu impersonnel à travers Dieu
personnel (et derrière encore Dieu / nipersonnel ni impersonnel
/ l'un et Pautre et derrière encore Dieu, ni Pun ni Pautre)»
Quelques pages plus haut, dans ce même cahier, on peut trouver le passage qui est devenu le locus clássico de Ia littérature
spécialisée sur ce thème: «Lectures superposées: lire Ia
nécessité derrière Ia sensation, lire Pordre derrière Ia nécessite, lire Dieu derrière Pordre
En fait, il est extrêmement diffícile de systématiser toutes les idées de Simone Weil concemant ce sujet, Les
concepts ne sont pas définis d'une façon univoque et Ia
multiplicité de sens des concepts-clefs est bouleversante. DC, VI, 2, p. 436(cahier VII- 1942).
'"OC, VI, l,p. 318(cahier III- 1941). OC, VI,2, p. 384(cahier VI - 1942). Ibid, p. 373 (cahier VI - 1942). 105
Comme nous Tavons déjà vu, Weil a successivement identifié le concept de lecture à rimagination, à Ia perception, à Ia
significatíon, au jugement moral et à Ia reconnaissance, parmi
d'autres définítions. II est donc visible que ce concept est três varié et pour cette raison, difficile à saisir. Cependant, c'est un concept fondamental pour comprendre sa pensée et nous voulons l'ériger en fíl d'Ariane afin de pouvoir pénétrer, avec
lui, dans les divers livres qu'elle a écrits sur ce sujet ainsi que dans les três nombreux passages de ses cahiers dédiés à Ia Grèce - matériel si abondant que Ia comparaison avec un labyrínthe n*est pas déraisonnée - sans jamais perdre Tespoir de les organiser.
Pour cette raison, il faut nous efforcer à mieux
comprendre ses multiples usages. Or, quand on regarde attentivement les différentes signiflcations du terme lecture que Simone Weil propose directement ou indirectement, on réussit, tout du moins semble-t-il, à entrevoir une distinction des plans
selon lesquels elle utilise ce terme. Ainsi, quand elle parle de lecture comme synonyme dMmagination ou de perception, elle
emploie « lecture » pour décrire une étape dans le processus des différentes lectures que l'on peut réaliser. LMmagination est, d^s ce sens, notre premiar degré de lecture. En effet, à ce niveau-là on n'est pas conscient de procéder à une lecture, on
croit simplement percevoir Ia réalité elle-même. De plus, en assimilant Ia «lecture » à Ia perception, elle utilise le terme
dans le même sens, afin dMndiquer un niveau supérieur de lecture, niveau oü Ia nécessité s'ajoute à rimagination. En outre, quand elle emploie des expressions ou des mots analogues à Ia lecture, tels « point de vue » ou « perspectives »,
elle semble indiquer le caractère múltipla de ce phénomène, c est-à-dire que Ia diversité des points de vue ou des perspectives selon lesquels on peut regarder une chose ou une
personne implique une multiplicité de lectures possibles que I on peut^ faire d*une chose ou d'une personne. Et, dans Ia mesure oü cette multiplicité est caractéristique d'une certaine
étape de lectures, elle indique également une certaine de ses
étapes parmi d*autres. De plus, en traduisant « lecture » par les
termes «signification» ou «jugement» elle veut signaler 106
Tessence même de ce phénomène, c'est-à-dire sa dimensi proprement sémantique. En d*autres mots: en effectuant une
iecture quelconque de Ia réalité nous procédons à un jugement sur cette réalité, nous ia signifions d'une façon particulière, soit à cause de nos préjugés individuels soit à cause de nos préjugés collectifs. En demier lieu, en supposant avoir trouvé le meilleur exemple de iecture dans l'acte de reconnaissance d'un individu
par un autre, elle sembie encore vouloir exprimer d'une façon illustrative l'essence même de ce phénomène, mais cette fois-ci peut-être, avec une nuance temporelle, parce que reconnaítre, par exemple, chez un étranger une personne déjà connue implique une certaine dimension de Ia mémoire, du souvenir. On devrait plutôt penser ici à Tanamnèse dans le sens
platonícien, comme le propre passage du cahier Pindiqueen faisant expressément allusion à Ia mémoire des orphiques et du Phèdre de Platon''®.
Etant donné quMl y a une cohérence entre ces divers usages du concept de Iecture, il faut maintenant expliquer Temploi que nous en ferons. Notre idée est d'essayer de classer
les considérations et les analyses les plus importantes de Simone Weil sur Ia Grèce, dans un des trois niveaux de lectures
qu'elle différencie, à savoir: Ia nécessité, Tordre et Dieu
Comme nous le verrons, cette triple distinction correspon
exactement, selon elle, à Ia triple révélation que les Grecs ont reçue: Ia révélation concemant Ia misère de Phomme (Ia nécessité). Ia transcendance de Dieu (le bien) et Ia distance
entre Pun et l'autre qui provoque le besoin de chercher des ponts entre ces deux réalités (rordre).
Néanmoins,on se doit d'être attentif à ne pas considérer
cette série comme une simple succession dans le temps puisque, comme Simone Weil le remarque, il s'agit d une «superposition». Elle parle expressément de «lectures superposés » en utilisant également une métaphore spatiale pour caractériser cette modalité de Iecture. Notons qu'elle parle
d'être capable de lire une chose derrière une autre et non de Ia
lire après une autre. Si nous voulons penser en termes Cf. OC, VI, 3, p. 67. 107
temporels, il serait alors plus adéquat de penser à une simultanéité. Cest-à-dire qu'on doit lire en même temps Ia nécessité, Tordre et Dieu. Car lire Ia nécessité, c'est déjà reconnaítre Dieu dans ia nécessité et aimer Dieu, c'est aimer Ia
nécessité. Et Taimer est seulement possible puisqu'on Ta lue en tant qu'ordre et beauté, c'est-à-dire en tant qu'obédience à Dieu.
Au premier abord, cela nous semble sans doute étrange c£ir nous sommes habitués à penser une série comme étant une
succession temporelle. Pour ce qui est de ia connaissance par exemple, nous avons été, depuis Aristote jusqu*à Piaget, habitués à penser à un passage du plus concret au plus abstrait. Or, c'est précisément ce que Simone Weil, dès sa jeunesse,
n^accepte pas. Dans ses notes de cours de Philosophie à Roanne,on peut lire Ia réflexion suivante : « Contrairement à ce
qu'on croit d'ordinaire, Vhomme s*élève du général au particuUer, de 1'absirait au concret. (Cela a des conséquences importantes en pédagogie.) ». Quelques lignes plus loin, elle ajoute: « c*est grâce à Ia religion et à Vart qu*on a pu arriver à Ia représentation de Pindividuel Simone Weil a pleinement conscience que cette manière d'envisager Ia connaissance n'est pas du tout usuelle: «Ainsi, contrairement à ce qu'on croit
ordinairement, Ia contemplation des choses particulières est ce
qui élève Vhomme, ce qui le distingue des animaux »"®. Par
ailleurs, quand, au cours des mêmes leçons, elle analyse 1'art, elle écrit: «Nous ressentons une grande joie quand nous pouvons cómprendre sans cesser de percevoir »*^. Cest pourquoi elle dit, dans un passage mentionné auparavant, que nous devons commencer notre ítinéraire de Ia
connaissance par une position idéaliste ou, dit-elle encere, par un Platon idéaliste, un Platon de pacotille. Par centre, le vrai
Platen (et ici en peut nettement censtater Tinfluence de sen
^^LP,p.50. ^^Ibid., p.51. ^^íbid.,p. 199. 108
maítre Alain^°°) n'a jamais, selon elie, prétendu à un détachement du sensibie vers rinteiligible dans le sens d'un passage sans retour, en matière de connaissance mais, au
contraire, il a toujours souhaité contempier dans le sensibie rinteiligible ou, pour employer Ia terminologie weilienne, lire rinteiligible dans ou derrière le sensibie.
Quand elle analyse une série de ce genre chez Platon, c'est-à-dire Ia série du Symposium (210 a - 211 c) exposé par Diotime, elle refuse conséquemment de donner à cette série (celle qui va de Ia beauté d'un corps à Ia Beauté en soi) sen interprétation plus usuelle, c'est-à-dire de Ia penser comme un simple éloge de rabstraction et de rinteiligible et par conséquent comme un refus du concret et du sensibie. Par
contre, elle lit ce passage différemment, comme nous le constatons à travers cette pensée extraite d'un cahier:
« L'amour, en tous domaines, n'est réel que dirigé sur un objet particulier. II devient universel sans cesser d'être réel seulement par Ia vertu de Panalogie et du transfert. C'est ce qu'a voulu dire Platon dans Le Banquei.
Étude de Panalogie et du transfert. Mathématique. Philosophie. Rapport de cette étude avec Pamour » .
Afín de mieux comprendre cette idée, il faut analyser une lettre qu^elle a écrite, non par hasard à Alain, connue précisément sous le titre Réponse à me lettre d'Alain. Bien que dans cette lettre elle s'occupe apparemment d'un autre sujet, a
savoir de faire une analyse critique de Ia science modeme
Cf. Alain, Platon, Paris, 2004, En relation aux idées on peut lire à Ia p. 78: « Les idées ne sont pas loin; elles ne sont pas ailleurs; elles
sont devant nous » et ensuite p. 79: « II fòut un long détour avant que nous puissions penser explicitement ridée dans Ia chose, et, par exemple, ce qui importe le plus, ridée de Thomme dans rhomme »,
en relation à Ia caveme, cela est encore plus clair comme on peut lire à Ia p. 90: « car il faut savoir qu'il n'y a plus rien de faux dans les
ombres, dès qu'on y voit les idées; et c'est ce monde-ci qui est le plus beau et le plus vrai, et, bien mieux, qui est le seu! ». OC, VI, 3, p. 408(cahier XII). 109
depuis Descartes, on verra qu'on peut aisément les rapprocher. La liaison s'opère au moyen de Tanalogie puísque, comme elle le dit dans cette lettre :
« II n'y a qu'une manière de concevoir une série sans Ia
détacher des termes, c'est Tanalogie. [...] Seule Tanalogie foumit Ia possibilité de penser d'une manière à Ia fois
absoiument pure et absolument concrète. On ne pense que des choses particulières ;on ne raisonne que sur l'universel Gr, c'est exactement cette même idée d'analogie qui préside à rélaboration de son demier ouvrage, L'Enracmemertí. La première partie de cette ceuvre, qui se réfère aux besoins de
l'âme, est structurée à l'aide d'une analogie. II s'agit, pour elle, d'identifíer un terme paradigmatique afin de penser les besoins de Tâme par analogie avec lui. Elle élit comme nécessité vitale
pour Thomme celle de se nourrir et, par conséquent, comme
concept central, Tinterdiction de laisser un être humain souffrir
de Ia faim. Ensuite, elle déclare que: « Cette obligation, étant Ia plus évidente, elle doit servir de modèle pour dresser Ia liste des devoirs étemels envers tout
être humain. Pour être établie en toute rigueur, cette liste doit procéder de ce premier exemple par voie d'analogie. Par conséquent, Ia liste des obligations envers 1'être humain doit correspondre à Ia liste de ceux des besoins humains qui sont vitaux, analogues à Ia faim
Syp. 111-112 ; cf. aussi une annotation, allant dans le même sens,
dans le cahier II écrit en 1941 : OC, VI, 1, p. 233, oü tout en faisant référence à Palgèbre, elle propose également Tanalogie comme sa solutíon face au problème de penser, à Ia fois, le particulier et Puniversel. Curieusement, dans ce passage, elle dit ignorer comment les Grecs auraient résolu cette diffículté, mais nous verrons que dans autres passages elle cite explícitement les Grecs pour donner certains exemples d'usage analogique. CE, p. 1029. 110
Tout le livre est alors traversé par cette idée de ia nourriture et de sa privation, comprise à différents niveaux et
plans de Ia réalité. Évidemment, i! ne s'agit pas, dans cette oeuvre, de simples métaphores mais d'un usage intentionnel de l'analogíe. Elle-même refera allusion à cette idée dans Ia
troisième partie de ce livre lorsqu'elle analysera Ia tâche du politicien. Selon elle, il doit avoir une capacité d'attention semblable à celle qui est présente dans le travail créateur de Ia science ou de Tart, puisque le politicien, tout comme Tartiste, doit être capable de faire des compositions sur plans multiples et cette capacité d'attention pour pouvoir composer sur ces plans multiples n'est possible que grâce à une véritable
inspiration^ . Or, cette capacité de composer sur plans multiples n'est rien d'autre que Ia capacité de déployer des
analogies unissant ainsi les différents niveaux du réel, sans
recourir pour autant à 1'imagination, ce que Simone Weil, remarquons-le tout de suite, a toujours essayé de faire dans son oeuvre. Dans différents passages, elle signale précisément cette séparation entre Pimagination et Tanalogie. Dans son essai sur
IMmagination dont nous avons déjà parlé plus haut, elle le
formule três clairement: « établir une analogie, c'est établir une identité entre des phénomènes qui, pour IMmagination, ne se ressemblent pas Cette différence est tellement significative
qu'une contamination imaginaire peut même arriver à invalider une vraie analogie qui a été établie, comme elle nous Texplique
ailleurs: « Car il est clair qu'on peut détruire nMmporte quelle analogie en ajoutant à Tun des objets comparés des caractères qu'on a fabriqués dans sa propre imagination et qu'on y transporte
L'analogie sert alors comme un chemin de détachement, une pensée du cahier III, datant de 1941, exprime emphatiquement cela: « Lire au dehors ce qu'on porte en soi.
Inévitable. Comment s'y soustraire ? Ou même en faire un
1162.
« Sur IMmagination », CSW, VIII, 2, 1985, p. 126. 206
OC. VI, 2, p.471 111
moyen de lecíure vraie ? Peut-être ressource: ANALOGIE Quelques pensées plus loin, elle indique quMl y aurait, en fait,
deux chemins pour échapper à cette fausse lecture que nous faisons, i'une serait l'analogie, 1'autre Ia contradiction, sur laquelle nous avons déjà un peu parlé, ces deux chemins se retrouvent chez Platon, dit-elle: « Les deux choses essentielles
de Ia dialectique platonicienne: contradiction et analogie. Toutes deux sont des moyens de sortir du point de vue Nous reviendrons à IMdée de contradiction dans le prochain chapitre oü nous verrons quMl existe, chez Simone Weil, une relation étroite entre Ia contradiction et Ia nécessité.
II faut remarquer que Pauteur utilisera abondamment
ces deux procédés pour chercher un détachement personnel et comme ciefs herméneutiques pour lire les textes des auteurs Grecs. Sinon, affirme-t-elle, on ne réussirait pas, à lire ces textes de façon adéquate. Prenons un exemple qu'elle nous propose dans le cahier VIII de 1942:
«Idées de Platon, feu d'Héraclite, etc. Les anciens
ayaient une manière d'employer les mêmes mots à différents niveaux par transposition analogique qui brouille tout si on ne Ia reconnaít pas; Les Idées de Platon sont ou des défínitions, ou les
attributs de Dieu
Un demier point a observer est que ces deux procédés seront également toujours utilisés par Simone Weil comme des critères pour juger de Ia verité ou non d*autres théories et
conceptions du monde. Ainsi, par exemple, elle critique Ia science modeme pour avoir privilégié Talgèbre au lieu de Tanalogie et Maix pour avoir eu une fausse idée de Ia
contradiction a cause de son ignorance de Ia dialectique platonicienne. Elle corrige toujours ces erreurs en sMnspirant de Ia civilisation grecque, tout en restant cependant ancrée dans Ia VI, l,p. 321. (9C, VI, 1, p. 322. 209 (9C, VI, 3, p. 46. 112
situation presente et en regardant vers I'avenir. Cest pourquoi elle disait aílleurs que nous devons penser à aller vers Ia Grèce et non penser à retoumer à elle. Et ce sera précisément ce que
nous essayerons de faire dans le trois chapitres suivants, à savoir, aller vers Ia Grèce de Simone Weil, Ia Grèce telle qu'elle Ta lue.
113
CHAPITRE 2
La Grèce et Ia nécessité
« Deux choses nous viennent du dehors », écrit Simone
Weil, «Ia nécessité et le bien. Et elles nous viennent
ensemble Si l'on ajoute à cette formule Ia suivante: « Ia nécessité en tant qu'absolument autre que le bien est le bien luimême»^'^ on pourrait alors être capables de mesurer IMmportance que concept de nécessité représente pour elle. L'essence de sa philosophie se résume dans ces deux pensées. Nous habitons entre Ia nécessité et le bien. Nous ne pouvons
pas habiter dans Ia nécessité parce qu'elle nous parart
insupportable. Mais nous ne pouvons pas non plus habiter dans
le bien parce qu'il n'existe pas ici-bas. Ainsi, nous fuyons Ia nécessité à 1'aide de 1'imagination et nous créons également de
façon imaginaire des substituts au bien véritable. Autrement
dit: nous habitons toujours dans le domaine du possible. Cest pourquoi, dit-elle, le nécessaire et Timpossible nous viennent du dehors. On comprend mieux maintenant pourquoi nous
avons parlé plus haut d'une simultanéité de lectures: en effet, comprendre Pabsence totale du bien c'est déjà, d*une certaine manière, comprendre le bien. Pareillement, désirer le bien réel, c'est déjà accepter Ia nécessité en tant que Tautre face du bien.
Dans un passage du cahier X, Simone Weil essaie de nous éclairer encore mieux sur cette mystérieuse relation dialectique entre Ia nécessité et le bien : « Le possible est le lieu de 1'imagination, et par suite de Ia dégradation. II faut vouloir ou ce qui précisément existe, ou ce qui ne peut pas du tout être, mieux encore, les deux. Ce qui est et ce qui ne peut pas être sont l'un et 1'autre hors du devenir
Or, ce qui précisément
existe n'est rien d'autre que le nécessaire et ce qui ne peut pas être, c'est naturellement le bien. Nous vivons dans OC, VI, 3, p. 216(cahier IX).
VI,3,p. 110(cahier IX). 212
OC, VI, 3, p. 270.
rimagination, c'est-à-dire dans le monde du possible, essayant toujours d'éviter le réel, de lui échapper. Mais pour se détacher de nos valeurs, pour sortir de Ia fausse lecture que nous faisons, il faut être en contact avec le réel. La première lecture, c'est lire Ia nécessité derrière Ia sensation.
D'après Simone Weil, ce monde-ci est Texpression même de Ia nécessité dans Ia mesure oú il est « souillé par Ia force». Ainsi, «Ia nécessité est Tessence de Ia réalité des choses d'ici-bas. Autrement dit, leur essence est conditionnelle.
Leur essence est de n'être pas des fins. Leur réalité même est
qu'ils ne sont pas des biens »^*^. Les choses, pas dans leur être même, mais en tant que valeurs, sont irréelles pour nous. Cest
afin de combler le vide des valeurs authentiques ou du bien véritable que nous les revêtons imaginairement de fausses valeurs ou de biens chimériques que nous lisons dans les sensations. Par conséquent, ce quMI faut faire pour renverser cette tendance est de savoir aimer à vide ou, en d'autres termes,
savoir aimer le vide de valeurs ou de biens qui constitue notre monde. Mais pour pouvoir Taimer, il faut tout d'abord se rendre compte qu'il existe de fait. Autrement dit, il faut s'apercevoir
que le monde de Ia nécessité existe réellement. En conséquence,
il faut Pexposer sans aucune concession aux fausses lectures que nous en faisons. II faut 1'aimer en tant que tel, c'est-à-dire en tant qu'oeuvre d'une nécessité aveugle. Or, ce monde de Ia nécessité est un monde sans Dieu
puisque Dieu est, pour Simone Weil, le Bien. Cest un monde oü règne Ia violence et Ia force. Un monde qu'elle trouve parfaitement exposé dans un poème magistral. Un poème épique qui est, selon elle, une des expressions maximales de Tesprit grec et même une des principales prophéties du Christ: Vlliade.
Non sans raison elle déíinit ce monde décrit par
Homère avec les mêmes termes qu'employait Pascal pour ouvrir Ia deuxième section de ses Pensées : «Ulliade ; «misère
OC, VI, 3, p. 195 (cahier IX). 116
de l'homme sans Dieu»
ou encere: « Ulliade^ tableau de
l'absence de Dieu
L'Iliade ou le poème de Iaforce^ est le titre que Simone Weil a donné à son célèbre essai, paru en 1940-41 mais écrit en 1938-39, sur rimmortel poème d'Homère. On doit comprendre
que Tanalyse qu'elle en fait n'est pas seulement une analyse historique mais presque, pourrions-nous dire, une description allégorique de ce monde sans Dieu. Ce monde oú Ia force règne en souveraine, Cest pourquoi elle peut débuter son texte avec
les mots déjà classiques : « Le vrai héros, le vrai sujet, le centre de VIliade, c'est Ia force Cet exposé magistral de Ia force
est pour elle un miroir, « le plus beau, le pius pur des miroirs » de rhistoire humaine, parce que Ia force a été, est et sera
toujours, d^après elle, au centre de l'histoire. Et Simone Weil nous montrera que Ia force a 1'étrange propriété de transformer
ceux qu'elle touche en choses.
L'empire de Ia force va aussi loin que celui de Ia nature, comme Tillustre avec clarté Pexemple de Niobé (XXIV, 602-
613): une mère pleurant Ia mort de ses enfants voit toute sa vie
intérieure effacée quand un besoin vital sMmpose, dans ce cas celui de Ia faim. Le poète narre: « Mais elle a songe à manger,
quand elle fut fatiguée des larmes ». Ces lignes provoquent le
lumineux commentaire de Simone Weil : «On n'a jamais
exprimé avec tant d'amertume Ia misère de Thomme, qui le rend même incapable de sentir sa misère Elle a souyent cité ce passage du chant XXIV oü Achille, invitant le roi de Troie, Priam, à se nourrir malgré son malheur personnel, donne Pexemple de Niobé. Dans un passage du cahier X elle constate.
« Les moments oü on est forcé de regarder Ia simple
existence comme unique fm, c'est Thorreur totale, sans OC, VI, 2. p. 327(cahier VI). OC, 3, p. t/t,, VI, VI, j, p. 90 yu (cahier ^canier VIII). viii;.
,
OC, II, 3, p. 227; cf. J. Holoka, Simone Weií's The Iliad or the
Poem ofForce. A Criticai Edition, New York, 2003. L auteur réa ise une comparaíson détaillée entre cet essai de Simone Weii et les príncípaux commentateurs du célèbre poème d'Homère. II,3,p. 233. 117
méiange. Cest là l'hoiTeur de Ia situatíon du condamné à mort, que le Christ même a ressentíe. - *Niobé aussi aux beaux cheveux a pensé à manger'. [...] Une humiliation qui force à renoncer même au désespoir
Un autre passage de ce même cahier explique un point fondamental pour mieux comprendre Ia pensée de Simone Weil: «Le fait que Texistence n'est pas un bien contraint rhomme, qui ne peut pas se passer de bien, à vivre dans
IMmaginaire, c'est-à-dire dans le faux»^'^. Cest pourquoi les sítuations qui détruisent ce faux imaginaire sont, d'après elle, três importantes. Elles détruisent les faux biens que les hommes ont érigés afín de pouvoir supporter le vide de sens, inhérent à
ce monde-ci. Un monde sans flnalité et privé de toute fm. Un monde dans lequel les hommes vivent sans savoir pourquoi. Elle fait allusion à cette situation dans un commentaire isolé
que Ton trouve dans ce même cahier: « Ulliade. Ces gens vivent et agissent en vue de quoi ? Dans une guerre, ceux qui ont Ia force agissent comme
dans un monde imaginaire, c'est-à-dire qu'ils pensent être les seuls à exister puisque tous les autres ne sont rien de plus, à leurs yeu^ que de Ia matière inerte et sans vie, de simples choses. À cause de leur manque total de réflexion et de 1 inexistence des autres pour eux, Simone Weil déclare qu'ils ne peuvent pas avoir de vertus. Ils ne seraient amener à réfléchir
que si les autres leur en donnaient foccasion. Comme elle
Texpliquedans son texte sur Vlliade: «Les autres hommes
n'imposant pas à leurs mouvements ce temps d*arrêt d*oü seul
procèdent nos égards envers nos semblables, ils en concluent que le destin leur à donné toute licence, et aucune à leurs inférieurs En raison de cela, ils agissent avec violence et OQ VI, 3, p. 256. 298.
^^Ubid,p. 255. OC, II, 3, p. 236. 118
brutalíté envers leurs inférieurs en supposant que leur force est íllímitée. Ils exercent dono Ia force au-deià de Ia limite qui leur
a été assignée, parce quMls ignorent que Ia force dont ils disposent peut en avoir une. Par conséquent, ils sont livrés au
hasard et Ia force, qui était auparavant de leur côté, mais qui peut se retoumer contre eux et les affecter en tant que victimes.
Simone Weil explique três bien ce mécanisme dans un excellent paragraphe qu'il faut reproduire ici malgré son extension:
« Ce châtiment d'une rigueur géométrique, qui punit automatiquement Tabus de Ia force, fut Tobjet premier de Ia méditation chez les Grecs. II constitue Tâme de Tépopée; sous
le nom de Némésis, il est le ressort des tragédies d'Eschyle; les, Socrate, Platon, partirent de là pour penser Thomme et Tunivers. La notion en est devenue familière partout oü
Thellénisme a pénétré. Cest Ia notion de kharma, dans des pays d'Orient imprégnés de bouddhisme; mais TOccident Ta perdue et n'a plus même dans aucune de ses langues de mot pour
Texprimer; les idées de limite, de mesure, d'équilibre, qui devraient déterminer Ia conduite de Ia vie, n'ont plus qu'un
emploi servile dans Ia technique. Nous ne sommes géomètres que devant Ia matière; les Grecs furent d'abord géomètres dans Tapprentissage de Ia vertu
L'allusion à des métaphores géométriques dans ce passage n'est pas casuelle, comme on le verra plus tard. 11 y a une transition entre une guerre seulement imaginée et une guerre réelle, une transition analogue à celle que Ton peut trouver entre Ia mathématique, conçue comme un savoir simplement rationnel et abstrait, et Ia mathématique conçue en
tant que science concrète de Ia nature. Au premier degré de ces deux séries, on lit Ia nécessité, au deuxième, Tordre derrière cette nécessité. Par Ia suite, nous tâcherons de mieux éclairer cette comparaison. Cette idée d'une limite à Ia force sera encore
mieux comprise grâce au chapitre suivant, «La Grèce et 1 ordre du monde », qui traitera de Ia lecture de Tordre derrière Ia Ibid., p. 236-237. 119
nécessité. Toutefois, avant de parler de cette relation entre Ia géométrie et Ia nécessité, il faut finir I'exposé des considérations de Simone Weii sur Ia force teile qu'elle se présente dans Ia réalité sociale. Même dans une situation apparemment extrême comme Ia guerre, les hommes peuvent
1'imaginer, Ia rêver. Cest précisément cela qu*explique Simone Weil. Le gros danger est Tabstraction: on peut tuer sans réfléchir. On est dans une guerre comme dans un jeu: on agit de façon arbitraire et irréelle. La guerre est par conséquent facile parce qu'elle est une guerre rêvée. Mais il peut arriver qu'un jour les choses changent pour ceux qui Ia font. Simone
Weil commente cet événement avec beaucoup de lucidité : « Un jour vient oü Ia peur, Ia défaite, Ia mort des compagnons chéris font plier Tâme du combattant sous Ia nécessité. La guerre cesse alors d'être un jeu ou un rêve; le guerrier comprend eníln qu'elle existe réellement. Cest une réalité dure, infiniment trop dure pour pouvoir être supportée, car elle enferme Ia mort . Or, on pourrait penser que Ia pensée de Ia mort serait une chose plus ou moins triviale parce qu'on sait qu'on va mourir, mais en vérité, ce genre de «savoir» ne peut pas être comparé à
l'expérience d'un soldat sur le champ de bataille. Les hommes
ont, en général, leur avenir limité par Ia mort mais pour les
soldats, elle constitue 1'avenir même et, comme Simone Weil nous le dit, « Pavenir que leur assigne leur profession ». Une profession qu^elle nomme contre nature, parce qu^elle ne laisse
aucune place aux pensées. Ces soldats sont toujours contraints à penser à Ia mort, elle sMmpose toujours à eux comme leur unique horizon. Ainsi, éclaire-t-elle, «Ia guerre efface toute
idée de but, même Pidée des buts de Ia guerre. Elle efface Ia pensée même de mettre fin à Ia guerre. La possibílité d'une situation si violente est inconcevable tant qu'on n'y est pas ; Ia fin en est inconcevable quand on y est Le vrai héros de Vlliade est Ia force, parce qu'elle petrifie de Ia même manière les vainqueurs et les vaincus. Elle les soumet de Ia même manière. Le guerrier, tout comme Ibid., p. 242. Ibid., p. 242. 120
I'esclave, sont convertis en choses. Insensibles aux paroles, ils deviennent muets et sourds sous l*empire inciément de Ia force. L'art de Ia guerre n'est alors rien de plus que Tart de produire ces transformations animíques. La guerre opère dono surtout dans Tâme des hommes en les convertissant en choses. « Cette
double propriété de pétriflcatíon est essentielle à Ia force, écrit Simone Weil, et une âme placée au contact de Ia force n'y échappe que par une espèce de miracle Ces miracles sont «rares et courts » comme elle nous dit, mais ce sont des moments lumineux oú les hommes sont décrits comme ayant
une âme. Et ce sont ces moments-là qui permettent au poète de ne pas peíndre ia guerre simplement comme «une mome
monotonie » de Ia force. Ainsi, Homère dans Vlliade présente presque toutes les formes de l'amour humain: l'hospitalité,
1'amour matemel et patemel, Tamour fratemel, 1'amour conjugai, Tamitlé entre les combattants et même «le triomphe
le plus pur de l'amour. Ia gráce suprême des guerres », Tamitié
entre les ennemis mortels (comme c'était le cas de Priam et d'Achille).
Ce monde terrible oü Ia force est souveraine est aussi
décrit dans les tragédies grecques, par exemple, dans VAniigone
de Sophocle. Le dialogue entre Antigone et Créon reçoit une
attention spéciale de Ia part de Simone Weil. Antigone, accusée
d'avoir enseveli le cadavre de son frère dont Ia malédiction était
justement le non enterrement pour avoir attaqué Thèbes,sa ville
natale, se défend devant Créon - qui 1'incrimine d'avoir
enseveli un ennemi de Ia ville, son propre frère, et par
conséquent de ne pas avoir su faire Ia distinction entre son frère, mort en défendant Thèbes et son autre frère, mort en Pattaquant
- en lui disant : « Ce n'est pas pour partager Ia haine mais
Pamour, que je suis née »(v. 523). Simone Weil commente ses mots avec admiration: « Ce vers d'Antigone est splendide,
mais Ia réplique de Créon est plus splendide encore, car elle montre que ceux qui ont part seulement à 1'amour et non à Ia haine appartiennent à un autre monde et n'ont à attendre de celui-ci que Ia mort violente». Créon répond en effet à Ibid, p. 245-246. 121
Antigone en ces teimes: « Descends donc en bas, puís, si tu as besoin d'aimer, aime ceux d'en bas » (v. 524-525). Simone Weil ajoute: « Cest seulement chez les morts, dans Tautre
monde, qu'on a licence d'aimer. Ce monde-ci n'autorise pas
1'amour
Et il n'autorise pas Tamour parce que ce monde-ci
est soumis à 1'empire de Ia force. Or, c'est précisément cette indifférence envers les
vainqueurs et les vaincus que l'on constate chez Antigone que Simone Weil observe dans toute Vlliade, d'oú sa grandeur indépassable, à ses yeux. À son avis, Homère a eu un « extraordinaire esprit d'équité » en 1'écrivant. Bien que Vlliade décrive le malheur «le plus grand qui soit parmi les hommes, Ia destruction d*une cité ce poème le fait d'une façon
singulière, puisque « rien de précieux, destiné ou non à périr, n'est méprisé; Ia misère de tous est exposée sans dissimulation ni dédain; aucun homme n'est placé au-dessus ou au-dessous de Ia condition commune à tous les hommes; tout ce qui est détruit est regretté et c'est à cause de cela que ce poème est, pour elle, « une chose miraculeuse » et «Ia seule véritable
épopée que possède TOccident
Plus encore, il est Ia
première manifestation du génie grec qui s'est prolongé dans Ia tragédie, du moins dans celle d*Eschyle et de Sophocle, et dont
fultime manifestation est présente dans PÉvangile. Seíon elle, il faut toujours avoir le sentiment de Ia misère humaine pour
avoir le sens de Ia justice et de Ia compassion. Et ces trois éléments sont les ingrédients principaux de Vlliade, de Ia
tragédie et de PÉvangile. Elle explique Ia corrélation entre ces
trois facteurs dans le passage suivant:
« Celui qui ignore à quel point Ia fortune variable et Ia
necessité tiennent toute âme humaine sous leur dépendance ne peut regarder comme des semblables ni aimer comme soi-même
ceux que le hasard a séparés de lui par un abíme. La diversité « Descente de Dieu »:IPC, p. 19. OC, 11, 3, p. 249. 228 f.,1 „ ^>io
ibid, p. 248.
^^^Ibid.,p. 250. 122
des contraintes qui pèsent sur les hommes fait naitre rillusion quMI y a parmi eux des espèces distinctes qui ne peuvent communiquer. li n'est possible d'aimer et d'être juste que si Ton connait Tempire de ia force et si Ton sait ne pas le respecter» .
Connaítre l'empire de Ia force signifie aussi connaitre son aspect contraire, c'est-à-dire Ia misère qu'elle nous cause. Simone Weil a écrit un três bel essai sur ce sujet, L'amour de
Dieu et le malheur^ publié dans Pensées sons ordre concemant Vamour de Dieu. Dans ce texte, elle différencie nettement le
malheur de Ia simple souffrance: « Le malheur est inséparable de ia souffrance physique, et pourtant tout à fait distinct. Dans ia souffrance, tout ce qui n'est pas iié à ia douleur physique ou a queique chose d'anaiogue est artificiei, imaginaire, et peut être anéanti par une disposition convenabie de ia pensée » . Le malheur par contre «est un déracinement de Ia vie, un équivaient plus ou moins atténué de ia mort, rendu irrésistibiement présente à i'âme par i'atteinte ou i'appréhension immédiate de Ia douleur physique» . Plus
précisément encore: «11 n'y a vraiment malheur que si l'événement qui a saisi une vie et l'a déracinée Í'atteint
directement ou indirectement dans toutes ses parties, sociale,
psychoiogique, physique. Le facteur social est essentiel. II n'y a
pas vraiment malheur là oü il n'y a pas seus une forme
quelconque déchéance sociale ou appréhension d'une telle
déchéance
Cest pour tout cela qu'elle peut affirmer que
«Ia grande énigme de Ia vie humaine, ce n'est pas Ia
souffrance, c'est le malheur
Pour pouvoir mieux saisir cette relation entre Ia nécessité et le malheur, il faut comprendre 1'importance de a
notion de hasard afin de pénétrer effectivement celle de Ia "®/è/í/.,p. 251. P50,p. 85. Ihid., p. 86. Ibid., p. 87. Ibid., p. 87. 123
nécessité. La nécessité n'est, en vérité, rien d'autre qu'un « mécanisme aveugle ». Toutefois, le fait que ce mécanisníe existe ne signifie pas que Ia Providence divine soit absente,
parce que, dit-elle, « c'est par sa Providence que Dieu a voulu Ia nécessité conune un mécanisme aveugle
. Plus encere: il
y a maiheur seulement si ce mécanisme est aveugle. L'anonymat inhérent au maiheur est ainsi essentiel pour comprendre sen fonctionnement. Cest pourquoi il n'est pas correct de penser le maiheur en tant que simple « procédé pédagogique de Dieu comme Panalyse du livre de Job, livre biblique pour lequel Simone Weil a toujours eu une
immense admiration, le montre en toute clarté. Ce ne sont pas les amis de Job qui ont raison. Job n'est pas coupable. II est innocent et il le sait três bien. De plus, il n'y a aucune raison capable de justifier son maiheur, excepté qu'il a été voulu par Dieu. Mais pourquoi ? Cela reste un mystère, mystère qui a été également respecté par le livre de Job parce que Dieu ne répond pas directement à Job. Cest pour tout cela que Simone Weil parle de ce livre comme d'une « pure merveille de vérité et
d'authenticité » et juge qu' « au sujet du maiheur, tout ce qui
s'écarte de ce modèle est plus ou moins souillé de mensonge
Ailleurs, elle le compare même à Vlliade : « La
rédaction du livre de Job est un cas particulier du miracle de Pattention accordée au maiheur. De même Vlliade >P^.
Ainsi, c'est à Paide de 1'épopée et de Ia tragédie grecques que Simone Weil pense aux malheurs de son temps:
Poppression sociale. Ia guerre et Ia colonisation. C*est pour cela
qu*elle insistera, jusqu!à Ia fin de sa vie, sur Ia nécessité du contact avec ces oeuvres qu*elle appelait « oeuvres de premier
ordre »et qu*elle jugeait fondamentales pour que les ouvriers puissent mieux comprendre leur situation. Dês 1936, dans un article sur VAntigone significativement signé « Cléanthe » ainsi que dans deux autres projets d*articles qui n'ont jamais été ^^íbid,p.93. ^^^Ibid.,p. 101. lbid,p. 89. CS, p. 297. 124
publiés, l'un sur VElectre et l'autre sur le Phíloctète^ Simone
Weil nourrissaít cette idée de présenter aux ouvriers ces textes immortels. Une idée qu'elie expose également dans son demier livre VEnracinement:
«Par exemple, quelle intensité de compréhension pourrait naitre d'un contact entre le peuple et Ia poésie grecque,
qui a pour objet presque uniquement le malheur! Seulement il faudrait savoir Ia traduire et Ia présenter. Par exemple, un ouvrier, qui a Pangoisse du chômage enfoncée jusque dans Ia moelle des os, comprendrait 1'état de Philoctète quand on lui enlève son are, et le désespoir avec lequel il regarde ses mains impuissantes. II comprendrait aussi qu'Électre a faim, ce qu'un
bourgeois, excepté dans Ia période présente [elle écrit en 1943 pendant Ia guerre], est absolument incapable de comprendre- y
compris les éditeurs de Pédition Budé
Naturellement, une telle traduction ne doit pas être comprise comme une simple vulgarisation, mais plutôt comme
une transposition des vérités étemelles vers des sensibilités différentes, comme elle-même le déclare. Par ailleurs, cet effort
de transposer une vérité est une preuve en soi de Ia véracité de cette idée, bien que cet eífort soit três difficile, comme elle nous le dit elle-même:
«L'art de transposer des vérités est un des pius
essentiels et des moins connus. Ce qui le rend difficile, c est
que, pour le pratiquer, il faut s'être placé au centre d'une vérité, Tavoir possédée dans sa nudité, derrière Ia forme particuliere
sous laquelle elle se trouve par hasard exposée.
Au reste. Ia transposition est un critérium pour une
vérité. Ce qui ne peut pas être transposé n'est pas une vérité, e même que ce qui ne change pas d'apparence selon le point de vue n'est pas un objet solide, mais un trompe-Pceil. Dans Ia pensée aussi il y a un espace à trois dimensions » . (E, p. 1069. (E, p. 1068. 125
En outre, cette transposition de Ia culture vers le peuple ferait plus de bien à Ia culture qu'au propre peuple. La culture, d'après Simone Weil, est conflnée aux milíeux intellectuels qui produisent seulement une culture déracinée et artifícielle. Comme elle le dit d*une façon três dure mais bien actuelle : « Ia
culture est un instrument manié par des professeurs pour fabriquer des professeurs qui à leur tour fabriqueront des professeurs
Avant d'analyser le cas de Ia géométrie, il faut faire allusion à Ia contradiction en tant que deuxième épreuve du caractère réel d*un objet parce que, pour Simone Weil, rimagination ne connait pas Ia contradiction: «Les contradictions auxquelles 1'esprit se heurte, seules réalités, criíérium du réel. Pas de contradictions dons Vimaginaire. La contradiction est Vépreuve de Ia nécessité Cest-à-dire: pour Ia pensée, être devant une contradiction essentielle signifie être devant Ia nécessité ou le réel. Les contradictions sont alors
constitutivos de Ia propre pensée parce que, affirme-t-elle, «comme Platon le savait, tout ce que Tintelligence humaine peut se représenter enferme des contradictions qui sont le levier par lequel elle s'élève au-dessus de son domaine naturel
En
vérité, comme Simone Weil le soutient dans un passage de son
essai La science et nous de 1941^''^, Ia valeur même de Ia géométrie réside aussi dans les contradictions essentielles qu'elle contient.
L'autre facteur essentiel pour mieux comprendre Ia
nécessité est précisément Ia géométrie. Cette préoccupation est présente dans toute Toeuvre de Simone Weil. En parlant du déracinement de Ia culture, elle choisit comme exemple, non par hasard. Ia géométrie et son enseignement. La géométrie est présentée aux étudiants comme un savoir dont Ia nécessité est sans relation avec le monde. Ils Ia considèrent donc soit comme un simple jeu intéressant soit, dans le cas oú on en omet les
^"'CE.p. 1068. OC, VI, 2, p.454(cahier VII). 243
S, p. 203. 167.
126
démonstratíons, comme des recettes sans aucun intérêt. Cependant, ces deux altitudes méconnaissent le pius important, puisque, nous dit-elle: « La plupart ignoreront toujours que presque toutes nos
actions, simples ou savamment combinées, sont des applications de notions géométriques, que Punivers oü nous
vivons est un tissu de relations géométriques, et que ia nécessité
géométrique est celle même à iaquelle nous sommes soumg^en
fait, comme créatures enfermées dans 1'espace et le temps » .
Enfin, et le plus important, Tessence de Ia géométrie « est d'être une étude qui a pour objet Ia nécessité, cette même nécessité qui, en fait, est souveraine ici-bas
Or, cette même idée est présente dès les premiers écrits de Iajeune philosophe, par exemple, dans son essai de 1929,De
Ia perception ou Vaventure de Protée lorsqu'elle écrit
^®®
Éléments d'Euclide sont comme Ia Bible du travailleur » .Ou,
plus tôt encore, en 1928, dans un commentaire écrit pour Alain oú, parlant de Tindifférence de Ia géométrie à Tégard de toute
fín, elle affirme que « de même que IMndifférence du monde en
ses mouvements fonde seule Ia liberté de Taction, cette même
indifférence, reflétée pour ainsi dire par Ia géométrie, est aussi
ce qui seul permet Ia liberté de Ia pensée
L'indifférence
d'Antigone, 1*indifférence d'Homère est, elle-même, analogue
Pindifférence de Ia géométrie. En cela, les Grecs ont te géomètres dans les vertus et non seulement à Tégard de Ia auaiiaiic u ii y a qU uiio
_
temps. Ia durée^'*'. La nécessité que le mathématicien connai
ignore le temps. Cest pourquoi Simone Weil nommait a CE, p. 1068. CE,p. 1069.
OC,I, p. 126. Ibid.y p. 97. Cf. OC, I, p. 377. 127
géométrie «Ia purê forme du travail, sans efTort puisque comme elle le dit dans ces notes de cours du Puy, datées des années 1931-32: «Le laboureur laboure le temps. Le temps est une loi nécessaire de succession qui permet d'en triompher. lei le nécessaire apparait comme le contraire de fatal» et elle conclut cette réflexion en affirmant: « Nécessité = ensemble des conditions d'une action libre
Afin de pouvoir lire Ia nécessité derrière Ia sensation, il faut donc que les sensations soient maitrisées. 11 faut les
dompter comme Ménélas a dü dompter Protée. Ce qui peut les dominer c'est le réel et le réel, comme elle nous le dit dans un
passage du cahier VIII, « est ce qui sMmpose à nous », comme dans le cas d'une contradiction véritable. Mais cette imposition du réel peut aussi être 1'oeuvre d'une nécessité simplement abstraite comme c'est le cas d'une démonstration géométrique: « La démonstration s'impose à nous plus que Ia sensation. Mais elle enferme une part de convention ». Ce qu'il faut faire alors, c'est « saisir le non-conventionnel dans Ia mathématique Autrement dit: il faut comprendre que Ia mathématique aussi doit être lue à trois niveaux: «Images des mystères de Ia foi dans Ia mathématique. Mathématique, science rationnelle et
abstraite, science concrète de Ia nature, mystique
Et on
peut aisément les mettre en parallèle avec Ia série de lectures superposées: nécessité, ordre et Dieu, que nous avons adoptée
ici pour expliquer Ia façon tout à fait singulière dont Simone Weil s'est appropriée Ia tradition grecque.
^OQ I, p. 375. fbid, p. 377. OQ VI,3, p. 90.
Ibid., p. 406 (cahier XII); voir aussi un passage de VEnracinement
oü elle parle des deux niveaux de Ia géométrie : « La géométrie est ainsi un double iangage, qui en même temps donne des renseignements sur les forces qui sont en action dans Ia matière et
parle des relations surnaturelles entre Dieu et les créatures »: CE, p. 1212.
128
Cette association entre le réel et le nécessaire, elle I'a
sígnalée plusieurs
tout comme celle entre le réel et
rordre ou Ia beauté du monde^^^ et également celle entre le réel et le bien^^^. II ne s^agit pas ici d'une imprécision de vocabulaire ou d'un manque de capacité de définir les concepts, mais plutôt d'une reconnaissance de Ia multiplicité des plans
qui composent Ia réalité et que le phénomène de Ia lecture essaie de comprendre. II faut Ure Ia nécessité derrière les sensations. Dans ce premier niveau de lecture, le réel est identifié à Ia nécessité. Mais on ne peut faire cette lecture qu'à Paide de deux moyens: soit celui de Ia connaissance soit celui du malheur. Le premier parle à 1'intelligence, le deuxième à Ia sensibilité. Mais ce qui est difficile à comprendre, dans ce
phénomène de lectures superposées, c'est qu'à partir du
moment oü l'on subit Ia nécessité et Ia comprend,elle n'est plus lue comme simple nécessité mais comme ordre ou beauté: « La nécessité entre en contact avec Tintelligence par Ia
connaissance du 2® genre et avec Ia sensibilité par le malheur. II n'y a purification qui si on Ia reconnaít comme identique sous ces deux formes.
Le malheur avilit quand il anéantit Ia connaissance du 2® genre. Rien n'est plus difficile que de Ia conserver dans le malheur (il faut pour cela le passage au 3® genre ?)» Ce vocabulaire de connaissances du 1®, 2® et 3® genres
est une autre manière qu'elle adopte pour parler des lectures superposées. II s'agit ici, évidemment, d'un emprunt à Spinoza, comme elle le dit elle-même. La connaissance du 2® genre est le
raisonnement mathématique qui dépasse Ia connaissance du 1
Voir par exemple: OC, 1, p. 376: « Le réel et Ia nécessité, c'est Ia même chose »; C,p. 36. "'(9C,VI,3,p.310. Cf. OC, VI, 3, p. 327. OC, VI, 3, p. 347.
^^Ubid.,^. 68. 160
science vers robéissance et non vers le pouvoir» . Cette •
•
science nouvelle doit avoir comme loi de ce monde Ia limite ou Ia relation. Seulement Dieu est sans limite et sans relation. Pour
cette raison, il faut exclure IMllimité et Tabsolu et du monde manifesté et de nos désirs. Notre délivrance, dit-elle, est alors «de lire Ia limite et Ia relation dans toutes les apparences
sensibles, sans exception, aussi clairement et immédiatement qu'un sens dans un texte imprimé. La signifícation d'une science véritable est de constituer une préparation à Ia délivrance
La notion essentielle de cette science devrait être Ia
notion d'équilibre dans Ia mesure oú cette notion définit les limites. À Paide de cette notion, tout changement, tout
phénomène doit être pensé en tant que rupture d'équilibre et les changements futurs compenseront les changements passés de
façon à faire de «tous les déséquilibres une image de
réquilibre, de tous les changements une image de Pimmobilité, du temps une image de Péternité II s'agit bien súr ici de Ia
formule d'Anaximandre.
Mais, puisque Thomme ne peut pas embrasser Ia totalité de ces changements indéfinis, il ne pourrait comprendre ni Péquilibre ni Ia limite et IMllimité sMl n'avait reçu une imag®
Péquilibre à sa mesure. Le symbole le plus simple de 1'équilibre est Ia balance et elle sert comme symbole de Ia connaissance du
monde et de Ia justice. Simone Weil exprime ensuite sa
croyance à cette idée de Péquilibre comme clé de cette nouvelle science:
« Quelque partie, quelque aspect de Ia nature ou
de Ia vie humaine qu'on étudie, on a compris quelque chose quand on a défini un équilibre, des limites par rapport à cet équilibre, des rapports de compensation liant les ruptures d*équilibre successives. II en est ainsi
Ibid., p. 395.
^"5,p. 275. "'5,p. 276. 161
pour rétude de Ia vie sociale ou de Tâme humaine, études quí par là seulement sont des sciences Simone Weil voulaít ancrer le centre de cette nouvelle
scíence dans les notíons mathématíques récentes de groupe, d'invariante et d'ensemble. Notions qui, d'après elle, peuvent être appliquées partout. On voit alors qu'!l ne s'agit pas símplement dMmiter Ia science grecque mais de constituer une science nouvelle en s'en inspirant. Comme toujours, il ne s'agit pas pour elle de retoumer à Ia Grèce, mais á^aller vers Ia Grèce.
p. 278. 162
CHAPITRE 4
La Grèce et Dieu
La troisième lecture est celle qui nous permettra de lire Dieu derrière l'ordre. Or,de même que pour ia première lecture, il ne s'agit pas de lectures superposées qui par rapport à nous ne peuvent être pensées que comme successives. II s'agit plutôt de
passer d'une perspective personnelle à une perspective
impersonnelle. Ce qui change n'est pas le monde, mais nousmêmes. Cest pourquoi Simone Weil peut affirmer que les lectures sont un chemin de délivrance. 11 faut passer de notre
point de vue au point de vue de Dieu, c'est-à-dire de Ia lecture à
ia non lecture. Ceei ne peut s'accomplir qu'à travers un processus de décréation. En nous décréant, nous pourrons lire le
monde autrement. Nous pourrons, en fait, lire Dieu dans le
monde. Le but de ce processus est clairement et synthétiquement exposé dans un passage de son cahier III: « Lire en toutes les apparences que le monde existe. Lire en
toutes les apparences Dieu. Rien de moindre»^^'. Quelques pages plus loin, dans ce même cahier, elle écrit: « Penser Dieu,
aimer Dieu, ce n'est pas autre chose qu'une certaine manière de penser le monde . Quand elle nous prescrit de lire Dieu derrière Tordre, il ne s'agit en aucune manière de chercher à contempler un Dieu abstrait et éloigné du monde mais plutôt d'aimer Dieu incamé dans le monde. Aussi, elle peut écrire
dans un passage du cahier VI: « Aimer tous les faits, ce n est par autre chose que lire Dieu en eux Ceei est précisément
son but quand elle lit les auteurs grecs, toujours lire Dieu en eux.
Afin de pouvoir comprendre un peu mieux comment elle procède, il faudra analyser deux livres en particulier, Intuitions pré-chrétiemes et La source grecque, originellement "'OC, VI, l,p.316. Ibid., p. 296. OC, VI, 2, p. 373.
conçus comme des lectures, faites à Tinvitation de son ami, le P. Perrin, dans une petite salle prise sur Ia crypte du couvent dominicain à Marseille, oú il y avait un public que le P. Perrín décrivait comme « peu étendu mais avide
Dans ces deux livres, on peut voir jusqu'à que! point Ia stratégie de Simone Weil, qui consistait à mélanger Ia Grèce et le christianisme, a été poussée. Nous avons déjà parlé, à Ia fin du chapitre « La Grèce et Ia nécessité » de Ia possibilité d'appliquer ces trois lectures superposées (Ia nécessité, 1'ordre et Dieu) tant à Ia Grèce qu'au christianisme. Bien súr, elle «traduit», comme disait le P. Perrin, ses expériences mystiques dans «le système platonicien et néo-stoicien qu'elle s'est construit . Mais que veut dire une telle traduction ? Miklos Veto, dans son oeuvre considérée maintenant classique, Pa bien
compris quand il souligne « quant aux Évangiles, aux Epitres de Saint Paul et aux dogmes de PÉglise, sMls donnent à Simone Weil le sujet central de ces préoccupations et les images ou les notions pour les exprimer, ils ne contribuent guère à Ia formation de Ia structure spéculative de sa pensée ». La sachant
influencée de façon décisive par les métaphysiques de Platon et de Kant, il signale, quelques lignes plus loin, que Simone Weil sMdentifiait tellement à ces deux philosophes en tant que commentatrice qu'elle se croyait autorisée à les prolonger. II
ajoute encore quMl faut considérer les Intuitions pré-chrétiennes
et La source grecque « comme une partie intégrale de Pceuvre
de Simone Weil et une três importante partie
En fait. Ia
traduction des divers textes grecs qu^elle a choisis et commentés constituent un point essentiel pour comprendre sa philosophie et plus particulièrement sa façon de s'approprier de
ia Grèce, de sa Grèce.
Commençons notre analyse par le livre dont le titre, Intuitions pré-chrétiennes, n'a pas été donné par Simone Weil. Tout d'abord, il faut se demander jusqu'à quel point ce titre J,-M. Perrin, Mon dialogue avec Simone Weil, Paris, 1984, p. 86. J.-M. Perrin, op. cit., p. 50.
M. Vetõ, La Métaphysique religieuse de Simone Weil, Paris, 1971,
p. 17(pour les deux citations). 164
auraít été approuvé par Simone Weil. Tout dépend, bien sür de ce que Ton entend par le préfixe « pré-», antéposé à 1'adjectif chrétien. SMl indique un progrès quelconque dans ia passage de Ia Grèce au christianisme, nous pensons qu'elle ne serait pas
d*accord avec lui, à cause de sa profonde aversion à l'idée de progrès, comme nous Tavons déjà vu dans Ia première partie de ce livre. Par contre, s'il veut seulement signaler une précédence temporelle de Ia tradition grecque par rapport au christianisme, dépourvue d'une idée de valeur, elle Taurait peut-être accepté de bon gré, étant donné qu'elle parlait souvent de lire également dans Ia tradition grecque des prophéties en relation au christianisme.
Le livre est composé de deux parties. La première, qui
occupe presque Ia totalité du livre et est sans aucun doute Ia plus importante, s'appelle « Descente de Dieu », Ia deuxième,
três courte, s'intitule « Esquisse d'une histoire de Ia science grecque». Nous nous concentrerons sur 1'analyse de Ia
première partie, vu que nous avons déjà parlé de Ia science grecque dans le chapitre précédent. La première partie est divisée en quatre étapes: «Quête de Phomme par Dieu», « Reconnaissance de Dieu et de Phomme », « L'opération de Ia
grâce » et« L'amour divin dans Ia création ».
Le livre commence par Pobservation que, dans les Évangiles, c*est toujours Dieu qui a cherché les hommes et
jamais le contraire. Ce mouvement descendant de Dieu est
illustré à Paide de Ia sentence latine:quaerens tne sedisti lassus
(« c*est en me cherchant que vous vous êtes assis, fatigués ») extrait de Ia séquence Dies irae, chantée à roffice des funérailles dans Ia liturgie catholique et que Simone Weil annotera plusieurs fois sur les couvertures de ses cahiers. Une
autre possibilité est que Dieu soit trouvé comme par hasard. Elle donne ensuite Ia traduction et Panalyse de VHymne a
Déméter, un des hymnes homériques. LMnterprétation qu elle
en propose constituerait donc une sorte de paradigme de cette
quête de Thomme par Dieu. Qu'on note bien : il ne s agit pas,
pour Simone Weil, de dire qu*en Grèce les hommes ont cherché
Dieu, moins encore de dire que les philosophes ont cherché Dieu, mais beaucoup plus radicalement ce qu*elle dit et essaie 165
de montrer tout au long du livre, c'est que c'est Dieu lui-même qui cherche et a toujours cherché les hommes. Et il Pa toujours fait à i'aide d'un piège. Dans ce cas-là, Déméter en voulant cueillir Ia beile fleur du narcisse est capturée par Hadès. Selon
ia iecture de Simone Weil, l'âme est capturée à cause de Ia
beauté du monde « À Ia faveur de ce piège [dit-elle], Dieu saisit Pâme malgré elle. Cest ia conception même du Phèdre de Piaton Mais Hadès donna à Déméter un grain de grenade qu'eiie accepta de manger avant de partir pour toujours. Déméter pense ainsi qu^eüe pourra passer deux tiers de Í'année près de sa mère et le demier tiers près de Hadès. Ce grain de grenade, Simone Weii iMnterprète comme le consentement de
i'âme à Dieu «presque à i'insu d'eiie-même et sans se Í'avouer» et ie compare au grain de sénevé dont parlait le Christ. En somme: eiie voit dans cet hymne deux vioiences de Dieu sur i'âme, «i'une qui est pure vioience, Í'autre pour iaqueiie le consentement de i'âme à Dieu est indispensable et qui décide du saiut Ces deux moments, eüe ies identifie dans deux mythes de Piaton, ceiui du Phèdre et celui de ia
Caveme. Un conte qui appartient au foiklore de plusieurs
peupies iui donna aussi Í'occasion de tracer d'autres analogies
ayec ses deux moments de ia capture de i^âme par Dieu. Dieu
vient nous chercher, mais ii ne vient pas nous chercher dans ia
spiendeur et ia gioire, ü vient sous une forme cachée et ie saiut
dépend de notre capacité de üre derrière cette apparence.
Ce thème de ia reconnaissance de Dieu et de Í'homme,
Simone Weü ie trouve exposé d'une façon éciatante dans ia
rencontre d'EIectre et d'Oreste dans ia tragédie de Sophocie (v.
1218 - 1229). 11 s'agit, dit-eile, d'une reconnaissance. Reconnaissance qu'eile identifie avec i'acte de Ia Iecture, comme nous i'avons déjà dit dans le chapitre « LMmagination et ia iecture». Ii s'agit, en fait, d*une double reconnaissance.
Oreste reconnaít Éiectre puis se fait reconnaitre par eiie. En
d'autres termes, Dieu reconnaít i'âme puis se fait reconnaitre par eiie. Simone Weü commente ces vers de ia tragédie de ^"/PC,p. 11. ^®®/PC,p. 12. 166
Sophocle en disant qu'il s'agit d'un thème três répandu dans le folklore, c'est-à-dire, on pense être devant un étranger, mais en fait on est devant Têtre ie plus aimé, c'est aussi le cas de Ia rencontre entre le Christ et Marie-Madeleine. De plus, elle décrit Fétat de Tâme avant cette rencontre et Ia compare ensuite
à une étape dans Ia voie mystique distinguée par saint Jean de Ia Croix:
« Cest quand Tâme épuisée a cessé d'attendre Dieu, quand le malheur extérieur ou Ia sécheresse intérieure lui fait
croire que Dieu n'est pas une réalité, si néanmoins elle continue à 1'aimer, si elle a horreur des biens d'ici-bas qui prétendent le remplacer, c'est alors que Dieu après quelque temps vient
jusqu'à elle, se montre, lui parle. Ia touche. Cest ce qui saint Jean de Ia Croix nomme nuit obscure
Le deuil provoque par Ia vision de Fume et des cendres d'Oreste, suivi de Ia reconnaissance de son frère cadet, est
interprété par Simone Weil comme une évocation du thème du Dieu mort et ressuscité. En fait, seul un vers de Ia tragédie
qu'elle analyse « sans ambiguité », lui donne Foccasion de faire une spéculation três libre à ce sujet. II s'agit du vers 12281229 qu'elle traduit comme « un stratagème Fa fait mourir, à
présent un stratagème Fa sauvé » (jnêchanaisi tnen thanonta, nun de mechanais sesôsmenon\ mais en observant tout de suite
que le mot « stratagème » ne convient pas. Elle remarque que
«le mot mêchanê est employé par les tragiques, Platon, Pindare, Hérodote, dans beaucoup de textes qui ont un rapport clair ou cachê, direct ou indirect, certain ou conjectural, avec les notions de salut et de rédemption, notamment dans le
Prométhée
Revenant à VElecíre dans La source grecquBy
Simone Weil commente plus explicitement que dans ce mot grec mêchanê elle a cru « reconnaítre un terme liturgique des
mystères d'Éleusis se rapportant au mystère de Ia
'^'/PC,p. 17. "®/PC,p. 17-18. 167
Rédemption Dans une autre traduction contenue dans La source grecque elle traduit d'autres vers du dialogue entre
Oreste et Électre, dialogue qu'elle lit avec une clé mystique. Électre est Tâme humaine exílée dans ce monde, Oreste le Christ. Électre, croyant son frère mort, est dans un état d'âme três critique. La lecture que Simone Weil fait de ce dialogue donne à cette situation un accent clairement mystique: « La croyance en apparence certaine que ce qu'elle aime n'existe absolument pas, commente-t-elle, ne diminue aucunement son amour, mais au contraire Taugmente. Cest cette espèce de folie dans Ia fidélité qui contraint Oreste à se révéler. II ne peut plus s'en empêcher; Ia compassion est plus forte que lui
Si Électre représente Ia folie de Tamour qui continue à aimer même à vide, Antigone illustrera Ia folie de Timpartialité de Tamour aux prochains. La tragédie Antigone est, aux yeux
de Simone Weil, une illustration de Ia parole : « II vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes ». Ailleurs, elle commente le dialogue entre Antigone et Créon et affirme que « c'est par une singulière coníusion qu'on a pu assimiler Ia loi non écrite d'Antigone au droit naturel. Aux yeux de Créon, il n'y avait dans ce que faisait Antigone absolument rien de naturel. II Ia
jugeait folie
Plus loin, elle interprète le comportement
d'Antigone dans le sens du sumaturel: « car le loi non écrite, à
laquelle obéissait cette petite filie, bien loin d'avoir quoi que ce fut de commun avec aucun droit ni avec rien de naturel, n'était pas autre chose que Tamour extrême, absurde, qui a poussé le Christ sur Ia Croix
Retoumons
au
livre
Intuitions
pré-chrétiennes.
L'analyse du choeur de VAgamemnon d'Eschyle constitue Tétape désignée par Simone Weil comme « L'opération de Ia grâce », c'est-à-dire Ia troisíème étape qu*elle indique dans Ia
48.
"°5a,p.55. EL, p. 25.
EL, p. 26. 168
première partie de ce livre^^^. Cest à partir du vers 174 qu'elle identifie les passages ies plus importants: « Zeus, quiconque, Ia pensée toumée vers lui, dira sa
gloire, celui-Ià recevra ia plénitude de Ia sagesse. Lui qui a mis les mortels dans Ia voie de Ia sagesse. *Par Ia souffrance Ia connaissance' est Ia loi souveraine qu'il a posée. Elle se distille dans le sommeil, auprès du cceur, ia peine qui est mémoire douloureuse, et même à qui n'en veut pas, vient Ia sagesse, Cest de Ia part des divinités une grâce que cette violence, les divinités assises au gouvemail sacré
Elle commente que Zeus désigne Dieu lui-même et non une divinité particulière. De ces vers elle retient deux points:le
fait qu'on doit toumer notre pensée vers Dieu afin d'obtenir Ia perfection et Ia «mémoire douloureuse» qu'elle comprend comme pressentiment de Ia destination divine de Pâme. Elle reconnaít également dans ces vers les deux moments qu'elle avait déjà signalé dans le mythe de Coré, tels qu'ils sont présentés dans THymne à Déméter. Dans le cahier VIU,elle est un peu plus explicite en ce qui concerne les analogues à cette
mémoire dont parle le poète en Ia mettant en rapport avec Ia mémoire orphique du Phèdre aussi bien qu'avec Ia nuit obsctjre
de saint Jean de Ia Croix^^^. Elle donne ensuite une explication
beaucoup plus généreuse de Ia relation entre I âme et
Zeus/Dieu. Citons-Ia íntégralement:
« Preuve ontologique expérimentale. Je n'ai pas en moi
le príncipe d'ascension. Je ne puis grimper dans Pair jusqu au
ciei. Cest seulement en orientant ma pensée vers quelque c ose
de meilleur que moi que ce quelque chose me tire vers le nau . Si je suis réellement tirée, ce qui me tire est réel. Aucune perfection imaginaire ne peut me tirer en haut même qu un Pour une traduction plus extensive de ce chceur voir OC, VI, 2, p. 152-154.
"VPC.p.21. Cf. OC, VI, 3, p. 120. 169
millimètre. Car une perfection imaginaíre se trouve mathématiquement au niveau de moi qui i'imagine, ni plus haut, ni plus bas. L'orientation de Ia pensée vers une perfection réelle est se qui tire
Après cette explication, elle cite précisément le vers qui parle de diriger son âme à Zeus. On ne peut que s'orienter vers lui. Dieu est le Bien et teus les biens imaginaires ne peuvent pas nous faire toucher le Bien. II faut qu'il descende, telle Ia foudre qui est un feu qui, au lieu de monter, descend. Tout le reste du livre Intuitions pré-chrétiennes^ c'est-à-
dire de Ia page 22 à Ia page 171, se concentre sur l'analyse de «l'amour divin dans Ia création » qui, à son tour, se dédie presque exclusivement aux traductions et commentaires de
quelques passages des dialogues de Platon, ainsi qu'à un essai
de reconstitution de Ia doctrine pythagoricienne. Si nous toumons notre attention vers le livre La source grecque, il est possible de constater que son essence est également composée
du texte « Dieu dans Platon »(de Ia page 77 à Ia page 148). On
se rend compte alors que, parler de Dieu dans Ia Grèce revient surtout, pour Simone Weil, à parler de Platon et des
Pythagoriciens. Bien sür qu'Homère, les tragiques et d'autres philosophes, comme par exemple, Anaximandre et Héraclite duquel elle ofíre une traduction presque complète des fragments dans La source grecque (p. 149 à p. 158) lui sont aussi três important mais Ia structure même de sa pensée est modelée
selon celle de Platon et des Stoíciens, comme nous le verrons mieux dans le chapitre suivant.
Si nous envisageons ces deux textes ensemble, un cadre
plus ou moins complet de sa manière de penser Dieu par rapport à Ia Grèce apparait. Et comme nous le savons déjà, elle le pense toujours par rapport au monde d'oü, pour elle, IMmportance du stoicisme. L'absence du Bien, qu*elle considère comme Ia définition même de Dieu^'^ est en fait plus réelle dans le monde que Ia présence des choses. Elle explique cette relation OC, VI, 3, p. 121.
Voir par exemple : OC, VI,3, p. 123 : « Dieu est le bien ». 170
dialectique entre l'absence et Ia présence, dans un passage três clair du cahier VI: « Le contact avec les créatures nous est
donné par le sens de Ia présence. Le contact avec Dieu nous est donné par le sens de Tabsence. Par comparaison avec cette absence. Ia présence devient plus absente que Tabsence
La stratégie adoptée dans ces deux oeuvres est Ia même. Elle traduit et, parallèlement, commente presque les mêmes
textes, c'est-à-dire
les
dialogues
platoniciens
Timée,
Symposiuniy Phèdre^ République et Philèbe. Elle se permet de faire des commentaires três libres et bien personnels de certains passages. Dans le cahier VIII, elle nous résume sa façon dMnterpréter Platon à partir des dialogues utilisés. Ces textes constituent des échelons essentiels de son propre chemin
philosophique, comme Panalyse comparative des thèmes de ces deux ouvrages sur Ia Grèce avec les thèmes de son essai
«Formes de 1'amour implicite de Dieu», écrit au même moment, le démontrera.
« Au fond, dit-elle dans ce passage du cahiers, il n y a
qu'une voie de salut dans Platon; les différents dialogues
indiquent différents parties du chemin. La République ne dit pas ce qui opère Ia première violence sur le captif enchainé ]wur ôter les chatnes et entrainer le malheureux par contrainte. II chercher cela dans le Phèdre. Cest Ia beauté, au moyen de
Pamour.(Toute valeur qui apparait dans le monde sensible est beauté) Le Phèdre^ une fois le souvenir de Dieu entré dans
1'âme, parle d'études, mais ne dit pas lesquelles. II faut les chercher dans Ia République. Celle-ci ne dit p^ ce qui vient après les sciences. Le Banquei et le Philèbe Tindiquent. Cest Ia contemplation de Ia beauté dans Pordre du monde conçue a
priori. Ensuite vient Ia beauté comme attribut de Dieu, et
ensuite le Bien. Puis le retour dans Ia caveme, c est e Timée
OC, VI,2, p. 340.
"'OC, VI,3, p. 60-61. 171
On constate tout d'abord qu'elle fait une lecture sélective des dialogues dont elle laisse de côté beaucoup d'aspects. Son intention est ici de montrer que l'on peut trouver une doctríne platonicienne Mais on ne doit pas les lire passivement, il faut, au contraire, intervenir en prolongeant
leurs mythes^®® et en supposant (admettant) quMI y a dans ces dialogues des idées ou pensées qui ne sont pas explicitement formulées, puisque que nous ne possédons que les csuvres
exotériques de Platon^®'. Pour Simone Weil, une doctrine philosophique n'est pas Ia même chose qu'une théorie ou même un système de pensée, comme nous Pavons déjà vu en
analysant sa conception de Ia philosophie au chapitre « Les valeurs et Ia philosophie ». Elle le dit três clairement en parlant de Dieu et de Ia philosophie antique, quand elle établit une comparaison entre Platon et Aristote: « La sagesse de Platon, dit-elle, n'est pas une philosophie, une recherche de Dieu pas les moyens de Ia raison humaine. Une telle recherche, Aristote
Pa faite aussi bien qu'on peut Ia faire. Mais Ia sagesse de Platon n'est pas autre chose qu'une orientation de Pâme vers Ia grâce
Une doctrine, comme elle le dit ailleurs, n'est de
Pordre ni de Pindividuel ni du collectif, mais de Pordre de celui qui est au-dessus de ces domaines, c'est-à-dire de Pordre de
PimpersonneP^^. Concemant Platon, elle ne cesse de le déclarer: « ce n'est pas un homme qui a trouvé une doctrine philosophique », mais quelqu^un qui « n'a rien inventé », enfln qui suit, au-delà des philosophes antérieurs et de son maítre Socrate, qu'il a synthétisé, les traditions grecques secrètes « dont nous ne savons presque rien sinon par luí. Ia tradition Cf. IPC, p. 48: « Platon ne ditjamais tout dans ses mythes. II n*est pas arbitraire de les prolonger. II serait bien plutôt arbiü-aire de ne pas les prolonger ».
Cf. SG, p. 80: « Nous ne possédons de Platon que les oeuvres de vulgarisation destinées au grand pubiic. On peut les comparer aux
paraboles de PÉvangiles. Du fait que telle idée ne s'y trouve pas, ou
ne s'y trouve pas explicitement, rien ne permet de penser que Platon et les autres Grecs ne Pavaient pas ».
^®2 5'G,p. 89. Cf. EL, p. 133. 172
orphique, Ia tradition des mystères d'Éleusis, Ia tradition pythagoricienne qui est Ia mère de Ia civilisation grecque, et três
probabiement des traditíons de i'Égypte et d'autres pays d*Orient En somme il est, pour elle, «un mystique authentíque, et même le père de ia mystique occidentale En iisant ces citations de Simone Weil, on se rend
compte du grand étonnement que Ia iecture de ses réflexions sur ia Grèce et plus particuüèrement sur Platon et Pythagore peut
susciter parmi ies heiiénistes et ies spécialistes de Ia phiiosophie antique. Eüe proionge ies mythes, eüe priviiégie certains textes
et pius précisément certains passages des dialogues, eüe lit ce qui n'est pas expiicitement dit et, pire encere pour eux, eüe ies compare aux Évangiies. Ce demier point est sürement ceiui qui Í'éioigne ie pius des iecteurs antiquisants qui iisent et fréquentent des auteurs comme Nietzsche, Heidegger ou
Foucauit, qui s'approprient également ia Grèce, de façon três personneiie et, à certains égards, de manière beaucoup pius probiématique. Mais ia iecture de Simone Weii est beaucoup
pius radicaie que ia ieur parce qu'eiie essaie d'aboiir cette
scission entre Ia Grèce et ie christianisme, et même entre ia Grèce et ies autres traditions de Í'Antiquité que ces penseurs
acceptent d'embiée. Mais iaissons ces réflexions pour ia conciusion et retoumons maintenant aux deux textes anaiysés ici.
Avant de passer à i'expôsition des commentaires que
Simone Weii propose sur ies textes piatoniciens, remarquons
que iMmportance de ia tradition pythagoricienne est expÜcitée par i'anaiyse qu*eiie-même nous ofFre de queiques fragments de Phiioiaos et de Piaton ayant pour but ia reconstruction de cette tradition. Si Piaton est, pour eüe, synonyme de ia spirituaiite grecque alors qu'Aristote, par contre, « est peut-être en Grèce e seui philosophe au sens modeme, et tout a fait hors de a tradition grecque
ii n*est probabiement pas ce que nous
p. 79-80. SG, p. 80
5G, p. 77 ; Sur ce polnt-là II y a une étrange coVncidence entre sen
analyse et celle proposé par M. Foucauit dans sen livre 173
avons de mieux dans cette spiritualité, puisque Pythagore et ses disciples sont «sans doute encore plus merveilleux». Cependant, comme il ne nous est pas resté grande chose de Platon, il faut essayer de le comprendre au-delà de ce qu'il a
explicitement dit^®'. L'ordre de ia traduction et de Í*exposition des textes platoniciens dans les deux livres de Simone Weil est différent
de Pordre qu*elle en propose dans le passage extrait de ses cahiers cité plus haut. Dans ce passage du cahier, elle affirme qu'on peut commencer par Ia République pour comprendre comment le prisonnier s'est échappé. On doit ensuite lire le Phèdre pour comprendre quMl a réussi à se libérer à cause de Ia beauté qui est étroitement liée à Pamour. Mais dans ce
dialogue, Platon parle des études que Pon doit faire. Pour répondre à cette question et savoir quelle étude entreprendre, il faut retoumer à Ia République. Et pourtant celui-ci n'explicite pas ce qui vient après Pétude de Ia science. Cest Ia contemplation de Ia beauté de Pordre du monde et, au-delà. Ia contemplation de Ia beauté en tant qu*attribut de Dieu et du
Bien lui-même, ce que les dialogues Banquei et Philèbe indiquem avec précision. Finalement, il faut retoumer à Ia caveme et contempler le monde. Ce qui est, selon elle, le thème du Timée.
L'ordre de présentation, dans le cas de La source grecque, est le suivant: après avoir cité et traduit trois extraits de Platon qui parlent explicitement de Dieu, contenus dans le Téétète (176), Ia République (II, 360) et le Gorgias (523), elle passe à Panalyse de Ia République, en particulier à celle du mythe de Ia caveme. Elle discute ensuite le Phèdre et le
Banquei qui ont pour thème principal Pamour et Ia beauté et L*herméneutique du sujet. Cours au Collège de France.\9%\'\9%2, Paris, 2001, p. 18-19, qui parle aussi du caractère d*exception d'Aristote par rapport à Ia tradition spírituelle grecque et de sen rôle à cause de cela comme fondateur de Ia philosophie dans le sens modeme du terme. Par centre, P. Hadot nous offre une vísion plus concíliante d'Aristote avec ia tradition grecque dans son livre Qu'estce que Ia philosophie antique ?, Paris, 1995, p. 123-144. Cf.SG,p. 80. 174
achève son texte par une étude du Timée. À partir des trois passages de Platon placés au début de son texte et qui contiennent des allusions explicites à Dieu, thème de son essai Dieu dans Platon^ on peut voir que Ia succession Répuhlique^ Phèdre et Banquet et pour finir le Timée^ est plus ou moins Ia
même que ceile qu'elle mentionne dans le passage du cahier susmentionné. La raison de cet ordre sera analysée lors du commentaire du texte.
L'ordre de Texposition des textes de Platon dans Intuitions pré-chrétiennes est le suivant: Timee, Banqueta République, Phèdre. On constate ici quelques différences significatives. Dans ce texte, elle commence par Tétude du
Timée alors que dans les deux autres cas, ce dialogue est étudié en demier. De plus, elle sépare Panalyse du Banquei et du
Phèdre lorsqu'elle met les textes de Ia République et ses commentaires les concemant dans son exégèse de ces deux
dialogues. On verra plus loin s'il existe une raison
philosophique pour qu'elle agisse ainsi ou si ses raisons sont
seulement d'ordre rhétorique. II est bon de rappeler qu après son analyse de Platon, elle ajoute à ce texte son étude de Ia doctrine pythagoricienne.
Commençons notre réflexion par La source grecque. Simone Weil traduit tout d*abord trois passages de trois dialogues de Platon et les commente. Son choix et ses
commentaires sont déjà três révélateurs de sa façon
d'interpréter Ia notion de Dieu chez Platon. Dans le cas du
passage du Tééíète elle emphatise les thèmes de Tassimilation a Dieu et du caractère intrinsèquement juste de Dieu. El e
comprend cette assimilation d*une façon géométrique, comme
Ia comparaison qu'elle fait avec \ Epinomis 1 indique.
e
identifie aussi, dans le texte platonicien, deux morales, 1 une
humaine et Pautre divine. Cette demière est sumaturelle,
puisqu'elle vient de Dieu. Et si Dieu estJuste au suprême degré, et « il n'y a rien de plus semblable à lui que celui d entre nous
qui soit le plus juste possible », connaitre cela est Ia plus grande
sagesse qu'on puisse avoir. Cette conception de Dieu n'est pas une simple «conception abstraite de Dieu à laquelle rintelligence humaine peut parvenir sans Ia grâce, mais [dit175
elle] une conception expérímentale Elle se demande ensuíte qui pourraít être pour Platon, ce juste parfait - qu'elle assimile bien sür au Christ - et cette question Ia renvoie au deuxième livre de Ia Republique oü Platon parle explicitement de ce juste parfait et décrit son destin. « Le juste dans cette disposition, dit Platon, sera fouetté, torturé, enchainé, on lui brülera les yeux, et au bout de teus ses maux il sera [empalé] [cruciflé] et saura que ce quMl faut vouloir n'est pas Ia réalité,
mais Papparence de Iajustice... »(36le - 362a)^®'. On voit qu'ici Simone Weil hésite dans Ia traduction du terme grec anaschinduleuthêseíaU qui est Ia forme du futur passif du verbe anaschinduleô^ entre « il sera empalé » ou « il sera crucifié », et c'est peut-être pour cette raison qu'elle avait adopté antérieurement dans ce texte Ia traduction plus neutre « on le mettra au poteau », mais ce qui est sür c'est qu'elle
n'hésite absolument pas à Passocier au Christ^^®. En fait, cette option de traduction du verbe grec par «crucifíer» a été largement adoptée par divers traducteurs de Ia Republique comme, par exemple, V. Cousin, P. Shorey, D. Lee, A. Bloom ou même des traducteurs de cet unique passage comme c'est le
Kierkegaard'^^ Néanmoins, bien que cette option de traduction ne soit pas aussi rare, le parallèle avec le Christ a presque dispam dans les commentaires sur ce passage,sürement à cause de Ia distance qu'on croit infranchissable entre Ia Grèce et le christianisme, une distance que Simone Weil, comme on le sait déjà, a résolument essayé d'effacer. Curieusement, certains traducteurs veulent associer ce juste parfait à Socrate avec
beaucoup de certitude^^^, mais ils semblent oublier le fait qu'en 82.
82-83.
Ibid.^ p. 79 ;
(9C, VI, 3, p. 356: « Le juste parfait ne peut être
que Dieu incamé ».
Cf. Martin Andic, « Superaatural justice and the madness of love », CSWy XVÍI,4, 1994, p. 388, n. 29 oú Pauteur cite ces noms et encore
les noms d'autres traducteurs qu'on fait ce choix.
Cf. par exemple Ia demière traduction française de Ia République pour en citer un seul exemple qui en commentant les passages qui parient des sévices infligés au juste, déciare qu' « il n'est pas permis 176
Grèce seuls les esclaves pouvaient subir Ia mort par crucifixion. Or, Socrate était un citoyen et il est mort en prison, après avoir bu de Ia ciguê et pas cruciflé comme un esciave. Ce point fut bien rappelé par Emst Benz dans une étude publiée en 1950 qui
reste ia plus détaillée sur ce sujet^^^. Dans cette étude, E. Benz souligne de nombreux parallèles linguistiques entre ie texte de Platon et les textes du Nouveau Testament. Presque chaque mot de ia République, 361 e peut être retrouvé dans les Evangiles et dans les Epitres des apôtres. Sans doute, une telle ressemblance ne pouvait pas passer inaperçue à certains auteurs de Ia patristique comme Apollonios, qui a été 1'introducteur de ce passage dans Ia littérature patristique ou Clément d'Alexandrie qui le cite trois fois dans les Siromates, deux fois de façon libre ou allusive et une fois littéralement {cf. Strom. IV 7, 52, 1 ; IV 11, 78, 1 et V 4, 108,3). Les comparaisons entre ces passages et Ia figure du Christ réapparaitront un peu plus tard dans les oeuvres d' Eusèbe de Cesarea {cf. Prepar. Evang. XII, 10, 4 et
Xlir, 13) et de Teodorete (cf. Therap. VIII, 50)^'". En fait, ce
qui semble être typique d'une certaine diíficulté des hellénistes par rapport à Simone Weil, c'est qu*elle s'intéresse três fréquemment à des passages de Platon peu étudiés ou d'en douter » quMls font vraiment écho à Ia mort de Socrate: Platon, La RépubliquCy traduction et présentation de Georges Leroux, Paris, 2002, p.550,n. 19.
Cf. Emst Benz, Der gekreuzigte Gerechte bei Platon, im Neuen Testament und in der alten Kirche, in: Akademie der Wissenschaften und der Literatur. Abhandlung der Geistesund Sozialwissenschaftlichen Klasse, 1950, n. 12, p. 9-11.
Cf. pour ces références de Ia patristique, Tessai susmentíonné de E.
Benz et 1'article plus spécifique de E. de Places, «Un thème platonicien dans Ia tradition patristique: Lejuste cruciflé(Platon, Rép. 361e 4— 362 a2) », Studia Patristica, IX, 1966, p. 30-40. Voir aussi Tarticle plus ancien de Jean Paulus, « Le thème du Juste Souffrant
dans Ia pensée grecque et hébraíque», Revue de 1'Histoire des Religions, 1940, p. 18 - 66) qui propose un intéressant parallèle de cette fígure du Juste Souffrant avec Job, un parallèle que Simone Weil
elle-même ne semble pas faire directement, mais qu'elle fait bien sür indirectement dans Ia mesure oü elle propose toujours le parallèle entre Job et le Christ et entre celui-ci et le juste parfait platonicien. 177
simplement ignorés, du moins dans Ia tradition exégétique plus récente. Cest le cas du Gros Animal ou du Juste Parfait. Mais
retoumons à notre analyse.
Simone Weil relie un passage du Gorgias (523ss.) à Ia thématique du juste soufírant. Ce passage établit une liaison entre 1'image de ia nudité et celle de Ia mort, relation qu'elle trouve « mystique par excellence ». Elle interprète ce texte de Ia façon suivante: « La vérité, dit-elle, n'est manifeste que dans Ia nudité, et Ia nudité est Ia mort, c'est-à-dire Ia rupture de tous les attachements qui constituent pour chague être humain Ia raison de vivre: les proches, Í'opinion d'autrui, les possessions matérielles et morales, tout
Elle retrouve cette idée mieux
exposée par Platon dans un passage du Phédon (64a -67d)qui parle três clairement de Ia recherche de Ia sagesse comme d*une mort. S'ensuit un commentaire : « si Ia justice exige que durant cette vie on soit nu et mort, il est évident qu'elle est une chose impossible à Ia nature humaine, sumaturelle La raison de cette difficulté ne réside pas dans Ia chair, perçue comme un obstacle à Ia quête de Ia sagesse, mais principalement dans Ia société. Idée qu'elle retrouve encore chez Platon, exposée à
Paide d'une image «terrible » mais à laquelle on n'attache jamais, selon elle, « assez dMmportance ». II s'agit des lignes 492a - 493a du livre VI de Ia Republique dans lequel Socrate dénonce les effets nocifs de Péducation sophiste sur Ia jeunesse, sauf dans le cas de 1'intervention de Dieu. Elle traduit les lignes
492a de Ia Republique de Ia façon suivante : « Car il n'y a pas, il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais d'autre enseignement concemant Ia moralité que celui de Ia multitude. Du moins pas
d'autre enseignement humain. Car pour ce qui est divin il faut, selon le proverbe, faire exception». Or cette manière de traduire lui permet d'universaliser cette critique que Pon associe normalement aux sophistes athéniens: « La multitude sMmpose sous tel ou tel mode [dit-elle] dans toutes les sociétés sans exception
De plus, elle constate Pintervention de Dieu
85.
SG, p. 89. 178
comme Ia seule possibilité d'échapper à Ia société: «II est impossible [dit-elle] d*affirmer pius catégoriquement que Ia grâce est Tunique source de Ia salut, que Ia salut vient de Dieu et non de rhomme C*est pour cela qu^elle peut dire que Ia sagesse de Platon n'est pas simplement humaine, n'est pas une
recherche philosophíque de Dieu, comme Pa fait Aristote, mais « une orientation de Pâme vers Ia grâce
Elle cite ensuite les lignes de Ia République dans lesquelles Platon utilise Pimage d'un gros animal pour désigner Ia foule {Rép. VI, 493a-d). Cette image, qui constitue une thèse
fondamentale dans Ia pensée de Simone Weil, ne reçoit ^"cune
attention des commentateurs, même des pIus minutieux .
Encore pIus oublié est le passage suivant oü Platon affirme que
les gens qui veulent plaire à ce gros animal risquent de
confondre le nécessaire et le bien. Dans sa traduction: