Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d'âme 2020128985, 9782020128988

A. J. Greimas et J. Fontanille étendent ici l'analyse sémiotique à l'univers affectif et passionnel, décrit co

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Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d'âme
 2020128985, 9782020128988

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A. J. Greimas et J. Fontanille étendent ici l’analyse sémio­ tique à l’univers affectif et passionnel, décrit comme un univers de modalités, dont il s’agit de construire la syntaxe. La jalousie, par exemple, y apparaît comme un composé Rattachement et de riva­ lité ; et la rivalité doit être à son tour définie par rapport à l’émula­ tion, Y envie ou Y ombrage... Mais cette syntaxe s’avère différente de celle décrite dans les ouvrages précédents ; elle est faite de syncopes et de déborde­ ments, de chevauchements et de contradictions ; sa description im­ plique donc une révision complète de l’édifice sémiotique. L’exa­ men des passions conduit en effet à dégager un niveau « antérieur », plus « élémentaire », un univers précognitif, tensif, monde régi par le sentir, univers où il n’est pas encore possible de connaître, mais seulement d’être sensible à. Les objets des passions y sont de simples valences, des zones d’attraction et de répulsion, et les «états d’âme» des configurations parcourues par un style sémio­ tique particulier - états inquiets ou déprimés, tendus ou détendus, fébriles ou calmes, impulsifs ou lymphatiques... Ainsi analysée, la passion se laisse saisir là où on ne s’atten­ dait pas forcément à la trouver: au fondement de l’organisation sociale tout autant '^V;c-dans l’aventure individuelle de chacun; et la sémiotique acfrè trouver sa place - celle d’une .posante préhension de l’homme comme- r - langa­ essentielle de noir gier, mais aussi co v être affectif et social. Algirdas JuP Greimas. Ne en 1917 en Lituai Un des fondateurs, avec Fc j.ï Barthes, de la sémiotique péenne. Directeur d’étude (s . clique générale) à l’École des h ; es études en sciences sociales (Paris). Jacques Fontanille. Né en 1948. Professeur de linguistique et sémiotique à l’université de Limoges. Co-directeur du séminaire de sémantique générale à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris). s

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9 782020 128988 ISBN 2.02.012898-5 / Imprimé en France 4.91

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Des mêmes auteurs Algirdas Julien Greimas AUX ÉDITIONS DU SEUIL

Du sens, I 1970 Maupassant, la sémiotique du texte, exercices pratiq ues 1976 Sémiotique et Sciences sociales 1976 Du sens, II 1983 chez d’autres éditeurs Sémantique structurale Larousse, 1966 Dictionnaire de l’ancien français Larousse, 1968 Essais de sémiotique poétique (avec M. Arrive) Larousse, 1971 Introduction à l’analyse du discours en sciences sociales (avec E. Landowski)

Hachette 1979 Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (avec J. Courtès) Hachette, 1979 Des dieux et des hommes : études de mythologie lithuanienne PUF, 1985 De l’imperfection Fanlac, 1987 Dictionnaire de l’ancien français : jusqu’au milieu du xiv* ciècle Larousse, 1989

Jacques Fontanille Le savoir partagé : sémiotique et théorie de la connaissance chez Marcel Proust Hadès : Benjamin, 1987 Les Espaces subjectifs : introduction à la sémiotique de l’observateur Hachette, 1989

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ALGIRDAS JULIEN GREIMAS ET JACQUES FONTANILLE

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SÉMIOTIQUE DES PASSIONS Des états de choses aux états d’âme

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VP

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2-02-012898-5.

AVRIL 1991, ÉDITIONS DU SEUIL.

La loi du 11 mai» 1983 interdit le» copie» ou reproduction» destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de tes ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 423 et suivants du Code pénal.

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Introduction

Une théorie sémiotique qui se conçoit comme un parcours, c’est-à-dire comme une disposition hiérarchique des modèles s’impliquant les uns dans les autres et par les autres, doit constamment s’interroger sur ce parcours, considéré comme une activité de construction. Cette activité de construction saisie dans son « historicité » est alors reformulée comme « parcours génératif » et le sujet de cette activité doit, à chaque niveau, devenir compétent pour produire le suivant. Une théorie à visée scienti­ fique, dans ces conditions, reste en permanence aux aguets de ses propres lacunes et défaillances, pour les combler, pour les recti­ fier. L’édifice théorique ne peut pas se construire, à cet égard, par un geste fondateur accompagné d’une suite de déductions théorématiques : une découverte localisée à la surface du texte, une inconsistance qu’on y décèle ne manquent pas de retentir en pro­ fondeur dans la théorie et d’y provoquer des perturbations, sus­ ceptibles de remettre en question l’économie du parcours génératif dans son ensemble. C’est dire que, déductive quant à la forme que prend le déploiement de son parcours, la démarche sémio­ tique est «inductive» lors de l’exploration de son instance ad quem et « hypothétique » dans ses formulations épistémologiques ab que. La construction de la théorie, considérée comme un dis­ cours génétique et générateur, vise à s’avancer « à reculons » pour se dépasser en se transformant en un discours génératif, c’est-àdire cohérent, exhaustif et simple, respectueux du principe d’em­ pirisme. Il n’est pas étonnant, dès lors, que la tranche la mieux explorée, et peut-être la plus efficace, du parcours génératif se trouve juste­ ment dans l’espace médian, situé entre ses composantes dis7

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cursive et épistémologique : il s’agit notamment de la modélisa­ tion de la narrativité et de son organisation actantielle. La conception d’un actant débarrassé de sa gangue psychologique et défini par son seul faire est la condition sine qua non du déve­ loppement de la sémiotique de l’action. Le monde comme discontinu Une telle sémiotique de l’action, construite progressivement à partir de généralisations, et de l’exhaustivité postulée des formes narratives prises en compte par-delà les variations culturelles, implique une interrogation sur sa rationalité, et en particulier sur la cohérence des concepts qui la fondent « en amont », pour que les conséquences qui en sont tirées déductivement autorisent un faire sémiotique analytique « en aval ». Le faire du sujet narratif se trouve ainsi réduit, à un niveau plus profond, au concept de transformation, c’est-à-dire à une sorte de ponctualité abstraite, vidée de sens, produisant une rupture entre deux états. Le déroulement narratif peut alors être justifiable comme une segmentation d’états qui se définissent uniquement par leur « transformabilité ». L’horizon de sens qui se profile der­ rière une telle interprétation est celui du monde conçu comme discontinu, ce qui correspond d’ailleurs, au niveau épistémolo­ gique, à la mise en place du concept indéfinissable d’« articula­ tion », première condition pour pouvoir parler du sens en tant que signification. Dès lors, la possibilité d’une syntaxe narrative, conçue comme un ensemble d’opérations affectant des unités discrètes, convoque une épistémologie rationnelle, mettant en représentation les pre­ mières articulations de la signification - tel le carré sémiotique -, sous forme de termes qui ne sont que de pures positions manipu­ lées par un sujet de sommation. Il s’agit donc en fin de compte d’un modèle épistémologique classique, mettant en relation un sujet connaissant, en tant qu’opérateur, face aux structures élé­ mentaires comme spectacle du monde connaissable. Le sujet de l’activité de construction théorique n’est à ce compte compétent que pour connaître et catégoriser, au prix d’une discrétisation de l’horizon de sens. 8

INTRODUCTION

Vexistence sémiotique Cependant, la transformation comme cassure ponctuelle, constitutive du discontinu analysable, requiert d’autres condi­ tions et ouvre de nouvelles interrogations : opération abstraite, mais formulée, à un niveau plus superficiel, comme un faire du sujet, elle oblige à imaginer des conditions préalables à ce faire, une compétence modale du sujet narratif rendant possible son effectuation. Deux questions surgissent alors. On est amené, tout d’abord, à se demander en quoi consiste ce qu’on appelle le « modal » et, en particulier, s’il relève entièrement du discontinu connaissable ; on ne peut éviter de s’interroger ensuite sur le « mode d’existence » d’une compétence modale, source de toute opérativité. La tradition linguistique, s’appuyant plus précisément sur la distinction saussurienne entre langue et parole, nous a habitués à l’opposition entre virtuel et actuel (ou actualisé et réalisé), utilisés généralement comme concepts instrumentaux sans qu’un débat de fond, à notre connaissance, ait été mené par les linguistes euxmêmes. La sémiotique ne peut pourtant pas en rester là. Tant qu’on opposait simplement la parole « phonétiquement » réalisée à une langue considérée comme système virtuel, on pouvait à la rigueur la renvoyer à un ailleurs extralinguistique : tout en se réfé­ rant à une «logique du langage», à la langue comme «fait social » ou comme manifestation de l’« esprit humain », il impor­ tait surtout de lui préserver le statut d’« objet scientifique auto­ nome ». Dans le cas que nous avons à envisager, celui du statut du sujet de faire, force nous est de distinguer deux modes d’exis­ tence dans l’espace de la parole saussurienne, c’est-à-dire dans le discours ou, ce qui revient presque au même, dans la vie saisie et mise en scène comme discours. Considérée comme un préalable, comme une potentialité du faire, la compétence existe d’abord comme un état du sujet ; cet état est une forme de son « être », forme actualisée antérieure à la réalisation. Bien plus, si on examine, au niveau épistémologique, les condi­ tions dans lesquelles la signification peut faire son apparition 9

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sous forme d’unités discrètes (dans le carré sémiotique, entre autres), la même problématique surgit : on est amené à se deman­ der, naïvement et comme par projection, quel serait le mode d’existence d’un sujet opérateur antérieurement à ses premières sommations. Lui aussi, en tant que sujet épistémologique, devrait traverser un mode d’existence virtuel avant de s’actualiser, comme sujet connaissant, par la discrétisation de la signification ; la ressemblance entre le parcours du sujet épistémologique et celui reconnu pour le sujet narratif (virtualisation, actualisation, réalisation) n’est pas pour surprendre : la contamination de lu description par l’objet décrit est un phénomène bien connu, du moins dans les sciences humaines. Peu importent les dénomina­ tions que recevront ces modes d’existence successifs ; un des enjeux de la sémiotique paraît actuellement - tout comme pour Saussure, autrefois, lorsqu’il postulait l’autonomie de l’objet scientifique « langue » - la reconnaissance d’une dimension auto­ nome et homogène, d'un mode d’existence sémiotique, dimension sur laquelle se situent les formes sémiotiques, que l’on peut ensuite hiérarchiser, en distinguant différentes stases : le « poten­ tiel », le « virtuel », l’« actuel », le « réalisé », qui, par leur ordre et leur interdéfinition, constitueraient les conditions nécessaires de la sémiosis. L’enjeu, pour la sémiotique, consiste donc à affir­ mer cette prcesentia in absentia qu’est l’existence sémiotique comme objet de son discours et comme condition de son activité de construction théorique, tout en maintenant cependant la dis­ tance nécessaire par rapport aux engagements ontologiques. Tenir un discours sur l’« horizon ontique », c’est, pour la sémiotique, interroger un ensemble de conditions et de préconditions, esquis­ ser une image du sens antérieure et nécessaire à la fois à sa discré­ tisation, et non chercher à faire reconnaître ses fondements onto­ logiques. C’est à ce prix seulement que la théorie sémiotique peut justifier sa propre activité, sans pour autant se transformer en une philosophie qu’elle ne saurait être. La reconnaissance de l’homogénéité fondamentale du mode d’existence des formes sémiotiques permet ainsi de déployer un espace propre où s’exerce le faire sémiotique et en même temps autonome par rapport aux deux arrêts limites que sont les ins­ tances ab quo et ad quem, au-delà desquels se profile l’horizon 10

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INTRODUCTION

ontique. C’est dire que l’objet de la sémiotique est phénoménal et paradoxalement « réel » en même temps ; du point de vue de l’instance ab quo, l’existence sémiotique des formes est de l’ordre du «manifesté», la manifestante étant F«être» soupçonné et inaccessible ; du point de vue de l’instance ad quem, les formes sémiotiques sont immanentes, susceptibles d’être manifestées lors de la sémiosis. Le discours sémiotique est dès lors la description des structures immanentes et la construction des simulacres cen­ sés rendre compte des conditions et des pré-conditions de la manifestation du sens et, d’une certaine manière, de l’« être ». Concevoir la théorie sémiotique sous la forme d’un parcours consiste alors à l’imaginer comme un cheminement marqué de jalons, certes, mais surtout comme un écoulement coagulant du sens, comme son épaississement continuel, partant du flou origi­ nel et « potentiel », pour aboutir, à travers sa « virtualisation » et son « actualisation », jusqu’au stade de la « réalisation », en pas­ sant des préconditions épistémologiques aux manifestations dis­ cursives. Entre l’instance épistémologique, niveau profond de la théori­ sation, et l’instance de discours, l’énonciation est un lieu de médiation, où s’opère - essentiellement grâce aux différentes formes de débrayage/embrayage et de modalisation - la convoca­ tion des universaux sémiotiques utilisés en discours. La mise en discours est l’effectuation même de cette convocation énonciative, mais elle est plus que cela : en effet, elle ne se contente pas d’exploiter à sens unique les composantes de la dimension épisté­ mologique ; elle engendre par elle-même, et parce qu’elle est une pratique historique et culturelle, c’est-à-dire sociolectale (et, dans une certaine mesure, individuelle-idiolectale), des formes qui se figent, se transforment en stéréotypes et sont renvoyées «en amont », pour être en quelque sorte intégrées à la « langue » ; elle constitue ainsi un répertoire des structures généralisables - qu’on pourrait peut-être désigner comme des « primitifs », par opposi­ tion aux «universaux» - qui fonctionnent à l’intérieur des cultures et des univers individuels, et que l’énonciation peut à son tour convoquer dans les discours réalisés. L’instance de l’énonciation est, de ce fait, une véritable praxis, un lieu de va-et-vient entre des structures convocables et des 11

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structures intégrables, instance qui concilie dialectiquement la génération - par la convocation des universaux sémiotiques - et la genèse - par l’intégration des produits de l’histoire. Les confi­ gurations passionnelles, pour ne parler que d’elles, sont de ce fait situées au carrefour de toutes ces instances, puisqu’elles requièrent, pour leur manifestation, certaines conditions et pré­ conditions spécifiques d’ordre épistémologique, certaines opéra­ tions particulières de l’énonciation et, enfin, des « grilles » cultu­ relles qui se présentent soit déjà intégrées comme primitifs, soit en cours d’intégration à un sociolecte ou un idiolecte. Le mode d’existence sémiotique, à la fois « réel » et « imagi­ naire », est peut-être plus aisé à comprendre, à un autre niveau, par une autre approche, en suggérant comment, toujours à partir * des langues naturelles, son homogénéité interne peut être envisa­ gée. On a remarqué que les traits, les figures, les objets du monde naturel, dont ils constituent pour ainsi dire le « signifiant », se trouvent transformés, par l’effet de la perception, en traits, figures et objets du « signifié » de la langue, un nouveau signifiant, de nature phonétique, se substituant au premier. C’est par la média­ tion du corps percevant que le monde se transforme en sens - en langue -, que les figures extéroceptives s’intériorisent et que la figurativité peut alors être envisagée comme un mode de pensée du sujet. La médiation du corps, dont le propre et l’efficace sont le sen­ tir, est loin d’être innocente : elle ajoute, lors de l’homogénéisa­ tion de l’existence sémiotique, des catégories proprioceptives qui en constituent en quelque sorte le « parfum » thymique et sensibi­ lise même - on dira ultérieurement « pathémise » - par endroits l’univers de formes cognitives qui s’y dessinent. On peut considé­ rer, à titre d’hypothèse, que ce processus d’homogénéisation par le corps - avec ses conséquences thymiques et sensibles n’épargne aucun univers sémiotique, quel que soit son mode de manifestation, puisqu’il n’y a aucune raison de penser qu’il ne concerne que les langues naturelles. L’homogénéisation de la dimension sémiotique de l’existence s’obtient ainsi par la suspen­ sion du lien qui conjoint les figures du monde avec leur « signi­ fié » extrasémiotique, c’est-à-dire, entre autres, avec les « lois de la nature », immanentes au monde, et par leur mise en relation, 12

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en tant que signifié, avec divers modes d’articulation et de repré­ sentation sémiotiques ; ce qui leur arrive de plus remarquable, en l’occurrence, c’est que les figures du monde ne puissent « faire sens » qu’au prix de la sensibilisation que leur impose la média­ tion du corps. C’est pourquoi le sujet épistémologique de la construction théorique ne peut pas se présenter comme un pur sujet cognitif « rationnel » ; en effet, dans son parcours qui conduit à l’avènement de la signification et à sa manifestation discursive, il rencontre obligatoirement une phase de « sensibili­ sation » thymique. Le monde comme continu La postulation de l’homogénéité de l’univers des formes sémio­ tiques permet de revenir aux problèmes concrets que pose le déploiement discursif et aux instruments méthodologiques néces­ saires à ce niveau pour l’analyse. On a vu que la sémiotique de l’action, en attribuant le statut formel aux concepts d’actant et de transformation, condition pour l’instauration de sa syntaxe, n’a fait que déplacer la problématique des investissements séman­ tiques en se déchargeant sur la notion d’état. Or l’état, dans la perspective du sujet agissant, est soit l’aboutissement de l’action, soit son point de départ : il y aurait donc « état » et « état », et les mêmes difficultés resurgissent ; l’état, c’est d’abord un « état de choses » du monde qui se trouve transformé par le sujet, mais c’est aussi 1*« état d’âme » du sujet compétent en vue de l’action et la compétence modale elle-même, qui subit en même temps des transformations. Sous couvert de ces deux conceptions de l’«état», le dualisme sujet/monde refait son apparition. Seule l’affirmation d’une existence sémiotique homogène - rendue telle par la médiation du « corps sentant » - permet de faire face à cette aporie : grâce à cette transmutation, le monde en tant qu’« état de choses » se trouve rabattu sur l’« état du sujet », c’està-dire réintégré dans l’espace intérieur uniforme du sujet. En d’autres termes, l’homogénéisation de l’intéroceptif et de l’extéroceptif par l’intermédiaire du proprioceptif institue une équi­ valence formelle entre les « états de choses » et les « états d'âme » 13

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du sujet. On ne saurait trop insister, ici encore, sur le fait que si les deux conceptions de l’état - état de choses, transformé ou transformable, et état d’âme du sujet, comme compétence pour et à la suite de la transformation - se réconcilient dans une dimen­ sion sémiotique de l’existence homogène, c’est au prix d’une médiation somatique et « sensibilisante ». Le sentir serait, à ce compte, en ce qui concerne l’instauration et le fonctionnement du discours épistémologique, le minimum requis pour pouvoir résoudre l’aporie qui menace. La linguistique phrastique, dans certains de ses développe­ ments qui intéressent la sémiotique, a relevé le fait que le prédicat était susceptible d’être surdéterminé - modifié et troublé à la fois - de deux manières différentes : par la modalisation et par l’aspectualisation. La modalisation - telle, du moins, qu’elle a été développée par la sémiotique dans le cadre des modalités de la compétence - pourrait éventuellement rendre compte de l’arti­ culation discontinue de la narrativité. Cependant, l’introduction, dans la théorie sémiotique, du concept d’« état modal », mais sur­ tout un examen plus attentif du discours donnaient l’image d’une «ondulation» continue, saisissable entre autres sous forme de variations d’intensité et d’enchevêtrements de procès, qu’on pourrait considérer comme son « aspectualisation » ; face à la seg­ mentation discrète des états, les enchevêtrements de procès et leurs variations d’intensité rendent indécises les frontières entre états et brouillent très souvent l’effet de discontinuité. Or ce brouillage et cette ondulation ne peuvent pas s’expliquer - ce serait trop facile - par la complexité de surface des discours ana­ lysés et être présentés sans autre examen comme de simples « effets de sens ». Les considérations sur la nature des états et plus particulièrement sur leur instabilité, jointes à une réflexion plus générale sur l’état du monde, amènent donc à s’interroger sur la conception d’ensemble du niveau épistémologique profond de la théorie et à se demander si, au-delà de la saisie cognitive de la signification qui la discrétise et la rend « compréhensible », il n’y a pas lieu d’instaurer un horizon de tensions à peine esquissées qui, tout en se situant dans un en-deçà du sens de l’« être », per­ mettrait cependant de rendre compte des manifestations « ondu­ latoires » insolites reconnues dans le discours. 14

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La solution apparemment la plus simple consisterait évidem­ ment à considérer ces tensions sous-jacentes comme des proprié­ tés de la mise en discours elle-même. Mais il se trouve qu’elles permettent aussi de rendre compte de la catégorisation et de la modalisation narratives ; en effet, c’est sur cet horizon de ten­ sions inarticulées que s’exercent justement les premières somma­ tions du sujet opérateur, discrétisant et faisant apparaître les pre­ mières unités significatives. Autrement dit, confrontée aux difficultés méthodologiques qui surgissent dans l’analyse dis­ cursive de surface, la théorie sémiotique s’oblige à les répercuter et à chercher à les résoudre au niveau épistémologique profond. Ce retour critique est caractéristique de la sémiotique considérée comme « projet scientifique » : pour rendre compte des diffi­ cultés que fait surgir l’analyse au ras du discours - induction, puis généralisation - elle s’oblige à supposer un autre mode de fonc­ tionnement hypothétique, allant si besoin jusqu’aux prémisses, afin de pouvoir procéder ensuite à la mise en place des procé­ dures hypothético-déductives. Une telle démarche n’est envisa­ geable que dans un cadre épistémologique où la cohérence est la valeur scientifique par excellence ; à l’inverse, une épistémologie « modulaire », comme il semble s’en dessiner dans les sciences cognitives, parce qu’elle accepterait une relative indépendance des problématiques les unes par rapport aux autres, au détriment de la cohérence, se dispenserait du même coup en grande partie du retour critique qui, à chaque nouvelle avancée théorique, oblige à en mesurer et répercuter les conséquences sur la construction théorique tout entière. La mise en place d’un sujet opérateur, capable de produire les premières articulations de la signification, est un premier pas pour établir la théorie de la signification comme une économie qui gère les conditions de production et de saisie de la significa­ tion ; il s’agit maintenant de concevoir et de mettre en place une esquisse des préconditions préalables au surgissement des condi­ tions proprement dites. L’« être » du monde et du sujet ne relève pas de la sémiotique, mais de l’ontologie ; il est, pour employer un autre jargon, la «manifestante» d’une «manifestée» que nous entrevoyons. La sémiotique est tenue pour sa part d’en saisir le « paraître » et de se constituer un discours épistémologique qui 15

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formulerait de telles préconditions, comme autant de simulacres explicatifs, en particulier pour ce qui concerne les difficultés et les apories relevées dans l’analyse discursive. Ce discours hypo­ thétique, qui saisirait en filigrane le «paraître de l’être», n’est évidemment pas propre à entraîner la certitude ; mais c’est, d’une certaine manière, le même type de discours que celui que tient l’épistémologie des sciences de la nature, lorsqu’elle parle par exemple de l’univers et de ses origines, du hasard et de la néces­ sité. C’est sans doute le propre de tout projet scientifique qui, en se donnant un minimum épistémologique - ici : l’impératif phé­ noménologique -, se crée du même coup un espace théorique «imaginaire» et même mythique, un peu à la manière de ces anges newtoniens, conducteurs de l’attraction universelle. 11 va de soi que cet « imaginaire de la théorie », ces quelques lignes tracées sur le fond de l’horizon ontique, ces concepts à peine esquissés ne doivent pas relever de l’ordre de l’arbitraire ; leur raison d’être repose sur les contraintes épistémologiques antérieurement reconnues et des exigences méthodologiques qui les suscitent et les défient. Il s’agit là, bien sûr, d’un « paraître de l’être », mais fondé sur la pratique opératoire et visant son effica­ cité. Dans la recherche de matériaux qui permettent de reconsti­ tuer imaginairement le niveau épistémologique profond, deux concepts - ceux de tensivité et de phorie - nous paraissent por­ teurs d’un rendement exceptionnel. La tensivité, phénomène amplement et dûment constaté, carac­ téristique inséparable de tout déroulement processuel phrastique ou discursif, semblait pouvoir être maîtrisée, dans un premier temps, par la projection des structures du discontinu, quitte à remettre à plus tard la construction d’une grammaire aspectuelle, qui rendrait compte à la fois et d’ondulations temporelles et de sinuosités spatiales. Cependant, l’urgence de compléter la théorie des modalités en équilibrant les modalités du faire, déjà opéra­ toires, par une articulation parallèle des modalités de l’être et une interrogation insistante sur la nature des états, dynamiques et inquiets, obligeait à affronter directement la problématique des passions. Or un fait troublant est immédiatement apparu : non seulement le sujet du discours est susceptible de se transformer en un sujet passionné, perturbant son dire cognitivement et prag16

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matiquement programmé, mais le sujet du « dit » discursif est lui aussi capable d’interrompre et de dévier sa propre rationalité nar­ rative, pour emprunter un parcours passionnel, ou même accompagner le précédent en le troublant par ses pulsations dis­ cordantes. Le fait est remarquable non pas tellement parce qu’il révèle de nouvelles formes de dysfonctionnement narratif, mais parce qu’il montre une relative autonomie des séquences pas­ sionnelles du discours, une sorte d’autodynamique des tensions visible dans ses effets, et surtout parce qu’il nous invite à situer l’espace tensif dans l’en-deçà du sujet énonçant, et non seulement comme le principe régulateur « après coup » d’une syntaxe aspectuelle. Cela admis, le concept de tensivité est susceptible de trans­ cender l’instance de l’énonciation discursive proprement dite et peut être versé au compte de l’imaginaire épistémologique, où il rejoint d’autres formulations, philosophiques ou scientifiques, déjà connues ; en cela il pourra nous apparaître comme un «simulacre tensif», comme un des postulats originant le par­ cours génératif du sens. Il n’y a rien de gênant à ce que la tensivité retrouve ainsi, lors­ qu’il s’agit de la conception de l’univers, le signifié «scienti­ fique » du monde naturel formulé en termes de lois de l’attrac­ tion, par exemple : la tensivité n’est, pour le monde humain, qu’une des propriétés fondamentales de cet espace intérieur que nous avons reconnu et défini comme le rabattement du monde naturel sur le sujet, en vue de constituer le mode propre de l’exis­ tence sémiotique. Précondition nécessaire, elle n’est pourtant pas suffisante pour rendre compte de notre imaginaire ontique et, en premier lieu, du fait passionnel. Tout d’abord, l’analyse de quelques « passions de papier » a bien montré ce que tout anthropologue attentif au rela­ tivisme culturel ne peut ignorer, à savoir que l’idée qu’on se fait de ce qu’est une «passion» varie d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre, et que l’articulation de l’univers passionnel défi­ nit même, jusqu’à un certain point, des spécificités culturelles. Fait apparemment plus surprenant pour le sémioticien : il a pu constater qu’une tranche de discours (ou une tranche de vie), tout en comportant une organisation actantielle, modale et aspectuelle identique, pouvait, selon le cas, ou bien être prise en compte 17

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comme une passion, ou bien comme un simple agencement de la compétence sémantique (sociale, économique, etc.) ; ce qui revient à reconnaître, toutes choses étant égales par ailleurs, qu’il existerait un « surplus » pathémique et qu’une séquence de dis­ cours (ou de vie) ne deviendrait passionnelle que grâce à une «sensibilisation» particulière. Indépendamment de la tensivité qu’on retrouve aussi dans ce cas, il y aurait donc un autre facteur à retenir, celui de la « sensibilité ». Si, au lieu de considérer les formes quotidiennes du discours passionnel où la sensibilisation ondoyante est parfois difficile à distinguer de la tensivité toujours présente dans le déroulement discursif, on se tournait vers des cas limites, vers des passions « violentes » telles que la colère, le désespoir, l’éblouissement ou la terreur, on y verrait la sensibilisation apparaître, dans sa ponc­ tualité inchoative, comme une fracture du discours, comme un facteur d’hétérogénéité, une sorte d’entrée en transe du sujet qui le transporte dans un ailleurs imprévisible, qui le transforme, aimerait-on dire, en un sujet autre. C’est là que la passion appa­ raît dans sa nudité, comme la négation du rationnel et du cogni­ tif, et que le « sentir » déborde le « percevoir ». Tout se passe comme si une autre voix s’élevait soudain pour dire sa propre vérité, pour dire les choses autrement. Alors que le corps humain jouait, lors de la perception, le rôle d’instance de médiation, c’est-à-dire d’un lieu de transaction entre l’extéro- et l’intéroceptif, instaurant un espace sémiotique tensif mais homo­ gène, c’est la chair vive, la proprioceptivité «sauvage» qui se manifeste et réclame ses droits en tant que « sentir » global. Ce n’est plus le monde naturel qui vient vers le sujet, mais le sujet qui se proclame maître du monde, son signifié, et le réorganise figurativement à sa façon. Le monde dit naturel, celui du sens commun, devient alors le monde pour l’homme, un monde qu’on pourrait dire humain. Cet « enthousiasme » qui, selon Diderot, remonte tout chaud des entrailles pour s’étouffer dans la gorge, est évidemment un cas limite, mais il nous est nécessaire, pour rendre compte, entre autres, de la création artistique, et aussi de tous les excès sémiotiques de la colère et du désespoir ; en outre, il explique, moderato cantabile, le déploiement de la figurativité, le caractère «représentationnel» de toute manifestation passion18

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INTRODUCTION

nelle, où le corps affecté devient, grâce à son pouvoir figuratif, le centre de référence de la mise en scène passionnelle tout entière. C’est cet en-deçà du sujet de l’énonciation, cette doublure déran­ geante que nous désignons du nom de phorie. La démarche sémiotique, lorsque, après une série de tâtonne­ ments, on tente de construire un modèle, peut emprunter deux voies distinctes. On peut chercher à imaginer l’état de choses le plus simple possible - telle la structure élémentaire de la significa­ tion - et conférer au modèle une vocation de complexification. Mais on peut se trouver également en face d’une situation trouble et essayer d’y voir un peu plus clair en la faisant éclater vers ses extrêmes : c’est ainsi, par exemple, que Hegel produit la structure binaire à partir de la polarisation excessive et tensive de l’un. En voulant rendre pensable - dans le cadre sémiotique, évidemment - la phorie, il nous est paru difficile de l’introduire comme un doux accompagnement de la narrativité par une musique de fond pathémique. Seules les situations extrêmes et paradoxales sont en mesure de mettre en évidence la spécificité et l’irréductibilité du phénomène, quitte à ce qu’on puisse ensuite envisager une dimi­ nution des écarts entre ce qu’il y a de tensif et de phorique dans l’ondoiement du discours. Cette sorte de dédoublement du sujet en sujet percevant et sujet sentant - peut-être un peu trop « imagée » - nous a pour­ tant paru nécessaire pour justifier les dysfonctionnements du dis­ cours, les transes du sujet s’appropriant et métaphorisant le monde, mais aussi l’existence d’un fil ténu, la fiducie intersub­ jective, qui soutient la véridiction discursive. Ce passage obligé par l’instance de l’énonciation permet alors d’opérer le transfert de la problématique du niveau épistémologique profond à celui qui pourra être inscrit à l’horizon ontique comme un « simulacre phorique » régissant le parcours génératif. C’est ainsi que, mais sans crainte de confusion maintenant, nous rejoignons du coup les différentes formulations philosophiques du « vitalisme » et de 1*«énergétisme», voire l’«élan vital» bergsonien, retrouvant même les interprétations dites scientifiques de la conception de l’univers, où la «nécessité», sorte de devoir-être tendu vers l’unité, se trouve confrontée au « hasard », cette fracture pre­ mière, l’accident épistémologique qui conditionne l’apparition du 19

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sens. Cela permet de circonscrire l’espace théorique de la sémio­ tique à deux préconditions, en les modélisant sous forme de deux simulacres, tensif et phorique, et de concevoir l’écran de F« être » comme une tensivité phorique. Cela ne veut pourtant pas dire qu’arrivée à ce point la théorie sémiotique devrait rejoindre une de ces philosophies : sa justifica­ tion propre est la cohérence de son discours, appelé à soutenir sa pratique, à intégrer en son sein des observations insolites et dé­ rangeantes, à déchiffrer de nombreuses boîtes noires à toutes les étapes de son parcours. L’histoire de la linguistique du xixc siècle est, de ce point de vue, instructive: malgré les ratiocinations organicistes ou physicalistes des théoriciens se succédant et s’op­ posant d’une génération à l’autre, la linguistique n’a pas moins continué à se faire. La prise en compte de la composante passionnelle du discours conduit à de tels ajustements retentissant jusqu’aux paliers les plus profonds de la théorie sémiotique. A partir de là, il s’agira de remonter progressivement vers la surface, tout en vérifiant la validité des prémisses et des instruments méthodologiques.

CHAPITRE PREMIER

L’épistémologie des passions

DU SENTIR AU CONNAÎTRE

La senteur Les passions apparaissent dans le discours comme porteuses d’effets de sens très particuliers ; il se dégage comme une senteur équivoque, difficile à déterminer. L’interprétation qu’en a rete­ nue la sémiotique est que ce parfum spécifique émane de l’organi­ sation discursive des structures modales. En passant d’une méta­ phore à une autre, on pourrait dire que cet effet de sens provient d’un certain arrangement moléculaire : n’étant la propriété d’au­ cune molécule en particulier, il résulte de leur disposition d’en­ semble. Une première constatation s’impose : la sensibilisation passionnelle du discours et sa modalisation narrative sont cooccurrentes, ne se comprennent pas l’une sans l’autre, et sont pourtant autonomes, soumises probablement, en partie du moins, à des logiques différentes. En second lieu, saisir les effets de sens globalement comme une « senteur » des dispositifs sémio-narratifs mis en discours, c’est reconnaître d’une certaine manière que les passions ne sont pas des propriétés exclusives des sujets (ou du sujet), mais des pro­ priétés du discours tout entier, et qu’elles émanent des structures discursives par l’effet d’un « style sémiotique » qui peut se proje­ ter soit sur les sujets, soit sur les objets, soit sur leur jonction. Si on se situe maintenant à l’autre bout du parcours génératif, là où nous venons de placer, sur l’horizon du sens, une première projection du monde en tant que tensivité phorique, on est amené 21

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à se dire que cette masse phorique mobile, pour émerger progres­ sivement à la surface des choses, est susceptible d’emprunter deux voies distinctes : alors que la modalisation obéit à une orga­ nisation catégorielle et produit des structures modales discrètes, les modulations passionnelles, telles qu’elles se manifestent par des effets de sens, semblent provenir d’arrangements structurels d’un autre type, des dispositifs pathémiques qui outrepassent les simples combinaisons de contenus modaux qu’ils associent et qui échappent, dans une mesure qu’il s’agit de déterminer, à la caté­ gorisation cognitive. Pouvoir parler de passion, c’est donc tenter de réduire cet hiatus entre le « connaître » et le « sentir ». Si la sémiotique s’est attachée, dans un premier temps, à mettre en évi­ dence le rôle des articulations modales moléculaires, il est bon qu’elle cherche à rendre compte maintenant des parfums passion­ nels que produisent leurs arrangements. La vie Le sentir se donne d’emblée comme une manière d’être qui va de soi, antérieurement à toute empreinte ou grâce à l’élimination de toute rationalité ; selon certains, il s’identifie avec le principe de la vie même. Situer la passion dans un au-delà de l’émergence de la signification, antérieurement à toute articulation sémio­ tique, sous la forme d’un pur « sentir », serait comme saisir le degré zéro du vital, le « paraître » minimal de l’« être », et qui en constitue l’écran ontique. Cependant, l’homogénéité du sentir échappe difficilement au constat, tout aussi naïf, de sa polarisa­ tion : le premier cri du nouveau-né est-il un cri de joie libératoire ou la suffocation du poisson sorti de l’eau, le premier apprentis­ sage du Weltschmerzl Peut-on répéter inconsidérément la conception selon laquelle l’être vivant est une structure d’attrac­ tions et de répulsions ? La phorie est-elle pensable antérieurement au clivage de l’euphorie et de la dysphorie ? L’aporie que nous sommes amenés à évoquer se présente sous un double aspect. Il s’agit d’abord de se prononcer sur la priorité de droit du « sensitif » par rapport au « cognitif », ou inverse­ ment. L’univers est-il régi par une métalogique des « forces » (à la 22

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manière de la physique ondulatoire, par exemple) ou des « posi­ tions » (selon l’interprétation corpusculaire) ? Voilà deux concepts « indéfinissables », comme le dirait Hjelmslev. Mais une autre interrogation, tout aussi fondamentale, surgit parallèle­ ment, reprenant les inquiétudes de la pensée présocratique : le monde est-il un, débordant dans sa plénitude, une structure du mixte prête à éclater, ou bien un mélange chaotique tendant vers l’unité ? Autrement dit, et en termes brondaliens : la structure élé­ mentaire de l’« être » - ou plutôt du simulacre formel que nous pouvons nous en donner - procède-t-elle d’un terme complexe susceptible de polarisation ou d’un terme neutre, lieu d’une ren­ contre binaire inconciliable? Une cohabitation de ces deux logiques et de ces deux visions est-elle formulable et représentable en termes de préconditions ? L’horizon tensif Revenons un moment à la surface lexicale, à une approche plus empirique des choses. On remarque que certaines passions, l’ad­ miration, par exemple - du moins dans son acception en français classique -, mais aussi l’« étonnement » ou la «stupeur» sug­ gèrent déjà la possibilité d’un horizon tensif non encore polarisé. L’étonnement et la stupeur se présentent comme deux formes aspectuelles différentes, l’une inchoative, l’autre durative, d’un même sentir non polarisé. Il ne manque pas, d’ailleurs, de par­ cours passionnels textualisés qui commencent par de telles confi­ gurations : c’est ainsi que dans La Princesse de Clèves, avant même d’aimer Mlle de Chartres, le prince de Clèves, la ren­ contrant chez un joaillier, ne cesse d’être « étonné » (au sens du français classique, toujours) par tout ce qui la concerne, c’est-àdire mis en tension et en condition pour aimer (quatre occurrences en une page) ; de même, la jalousie et l’amour de Swann ne commencent qu’avec le « grand souffle de l’agitation » qui lui fait parcourir Paris en tout sens pour retrouver Odette de Crécy, agitation qui se présente comme une autre modulation de la même tension non polarisée. La polarisation en euphorie/ dysphorie peut donc, même au niveau de la manifestation lexi23

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cale, être neutralisée ou même considérée comme non advenue. La neutralisation, au sens grammatical de ce terme, renvoie à un syncrétisme qui est, de droit, hiérarchiquement supérieur à l’op­ position binaire. Voilà un des paradoxes de la sémiotique, au niveau épistémologique : elle est amenée à chercher à rendre compte à la fois du « rien », du « vide », et du « tout » - de la plé­ nitude des tensions phoriques. Selon la logique des « forces », au maximum de tension correspondrait - i.e. : rendrait compte de ou s’expliquerait par - l’absence totale d’articulations. L’appari­ tion des «positions» caractéristiques des articulations du contenu requerrait, au contraire, une redistribution et une divi­ sion des « forces » ; en d’autres termes, le « vide de contenu », caractérisé par l’absence d’articulations, ne peut être comblé que par l’ébranlement de la plénitude tensive. La cohabitation de deux exigences inverses, respectivement attachées aux « forces » et aux « positions », permet de comprendre que, antérieurement à toute catégorisation, le sentir, tiraillé entre deux tendances, ne peut engendrer qu’instabilité. 11 est pourtant, en tant que tel, directement manifestable, comme l’attestent les figures de la « stupeur » et de l’« étonne­ ment ». On notera à ce propos que la neutralisation, telle que nous la formulons ici, est fonction de l’intensité ïü sentir. L’ad­ miration « classique », particulièrement intense, est indifférente à la polarisation, à la positivité ou à la négativité de l’objet. Il sem­ blerait ici que c’est la reconnaissance de la valeur en tant que telle qui mette l’objet dans l’ombre et rende inopérante la polarisa­ tion ; on pourrait faire remarquer que le sujet admiratif délaisse la valeur en tant qu’elle est investie dans un objet, pour mieux saisir en deçà d’elle la « valeur de la valeur ». En revanche, l’ad­ miration, dans son acception moderne, tout en requérant la posi­ tivité de l’objet, s’accompagne d’un affaiblissement notable. Tout se passe comme si l’intensité passionnelle - notion à définir neutralisait le sujet et le plongeait dans une couche plus profonde du parcours génératif, ou encore, comme si la remontée vers la valeur de la valeur, à partir de l’objet de valeur proprement dit, s’accompagnait d’une intimité plus étroite avec une zone « éner­ gétique » où prendrait naissance la passion. 11 en est de même avec la «stupeur», qui subit une condensation comparable, 24

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figeant le sujet dans un pur sentir, jusqu’à annuler le sentir luimême : la « stupidité » n’est-elle pas une régression à un état de tensivité d’avant la vie, un point limite entre le vivant et le nonvivant ? Les préconditions (de la signification) Pour tendre le voile d’Isis sur le visage de 1*« être », nous avons proposé précédemment de donner les premières formulations de son paraître sous forme de simulacres en imaginant le monde humain dans son état ab quo, comme une « tensivité phorique », en conjuguant ainsi l’univers justiciable de la seule nécessité tensive avec la phorie, introduite par l’accident, la fracture, l’intru­ sion insolite du vivant. Nous sommes conscients que ce n’est là qu’une représentation quasi triviale et que sa valeur ne peut être éprouvée que dans ses conséquences, c’est-à-dire dans la modéli­ sation progressive de la « masse thymique » congruente qui est en même temps tension et phorie, dans la mesure où ses articula­ tions n’ébranlent pas la cohérence théorique et résistent aux « faits », leur restent conformes jusqu’aux manifestations de sur­ face. Que la tensivité originelle - tension vers l’un et débordement du trop-plein - éclate, et le « positionnement », la polarisation de ce qui cesse un moment d’être l’un, se pose comme un premier événement décisif. La polarisation cumulative des énergies n’est pourtant pas encore leur « prise de position » et n’implique pas la discrétisation des pôles, qui ne peut résulter que de la projection cognitive du discontinu. Dans ces conditions, il n’est pas encore possible de parler des « positions actantielles », mais seulement de prototypes d’actants, des presque-sujets et des presque-objets, de la protensivité du sujet, pour employer le mot de Husserl, et de la potentialité de l’objet. Avant de « poser » un sujet tensif face à des valeurs investies dans des objets (ou le monde comme valeur), il convient d’imaginer un palier de « pressentiment » où se trouveraient, intimement liés l’un à l’autre, le sujet pour le monde et le monde pour le sujet. On a déjà été amené à reconnaître une situation comparable lorsqu’il s’est agi de distri25

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buer, en vue de la modalisation, l’ensemble de la masse thymique sur les termes constitutifs de l’énoncé élémentaire : si la charge modale surdétermine d’abord le prédicat dans sa fonction liante (comme c’est le cas, par exemple, des modalisations aléthiques reconnues en logique), elle est susceptible de se distribuer séparé­ ment, investissant chacune des positions actantielles. Si l’inves­ tissement du sujet de faire ne soulève pas de difficultés parti­ culières (cf. les modalités déontiques, par exemple), il n’en est pas de même de celui du sujet d’état : on s’aperçoit que le sujet en tant qu’étant ne peut être modalement affecté que par la média­ tion de l’investissement de l’objet, dont la charge modale, à condition qu’on le pose en relation de jonction avec le sujet, modalise à son tour ce dernier. Autrement dit, la modalisation de l’état du sujet - et c’est de cela qu’il s’agit lorsqu’on veut parler des passions - n’est concevable qu’en passant par celle de l’objet, qui, devenant une « valeur », s’impose au sujet. C’est une situa­ tion comparable, mais antérieure au positionnement actantiel, qu’il s’agit d’imaginer : un sujet protensif indissolublement lié à une « ombre de valeur », se profilant ainsi sur l’écran de la « tensivité phorique ». Les valences La protensivité du sujet, un peu trop rapidement identifiée à l’intentionnalité, qui est alors interprétée tantôt comme un « métavouloir », tantôt comme un « métasavoir », ne demande pas, à ce stade de l’enquête, de justifications complémentaires. Il n’en est pas de même de ce prototype d’objet que nous venons de désigner comme une «ombre de valeur». Il convient donc de revenir, une fois de plus, à la surface, à la manifestation dis­ cursive, afin de rendre plus sensible ce simulacre et de justifier une certaine pertinence de notre propos. On a l’impression que la forme la plus courante que prend cette « ombre » est une sorte de pressentiment de la valeur. Ainsi, la lecture de Capitale de la dou­ leur, d’Eluard, offre une belle illustration d’une première articula­ tion projetée par la protensivité. On s’aperçoit, à y regarder de plus près, que, dans ce recueil, le contenu des valeurs importe 26

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peu ; les sujets sémiotiques y connaissent certes l’amour, la nature, l’ouvrage, la pensée et la vie sous toutes ses formes ; mais quel que soit le contenu sémantique des objets visés, ce qui en fait la valeur est toujours d’un autre ordre : l’amour n’est acceptable qu’en son début ; le regard, quand les paupières s’ouvrent au réveil ; le jour, au moment où il se dégage des ténèbres ; la vie humaine, en son enfance. Tout se passe comme si l’aspect inchoatif avait la prééminence sur tous les contenus sémantiques inves­ tis dans les objets et dans les faire, comme si seule la visée inci­ dente importait, et non l’objet visé. L’aspectualité paraît ici comme située à la fois en dessus et en deçà de la valeur proprement dite ; c’est une sorte de « valeur » de la valeur et, dans ce sens, elle pourrait être dite « valence », dans l’acception chimique de ce terme, comme désignant le nombre de « molécules » associées dans la composition d’un corps. Il en est ainsi, par exemple, quand, lors de l’échange, deux valeurs séman­ tiquement distinctes sont estimées comparables et échangeables en se fondant sur leur (équi)valence ; on peut supposer alors que quelque chose s’échange de constant, qui n’a plus grand-chose à voir avec les objets sémantiquement et différemment investis, transférés d’un sujet à l’autre. On a remarqué par ailleurs que l’aspectualisation constitue dans le discours une dimension hiérar­ chiquement supérieure à la temporalisation, mais aussi à la spa­ tialisation et même à l’actorialisation : l’« amour » chez Eluard est saisi sur l’axe temporel, les « paupières au réveil » sont situées spatialement, la « vie humaine » est saisie comme accroissement de l’acteur, le tout dominé par l’aspect inchoatif. Mais il y a quel­ que chose de plus dans cette valorisation de l’inchoativité, et l’on est obligé de tenir compte de la seconde définition, de type « psy­ chologique», de la valence, considérée comme une potentialité d’attractions et de répulsions associée à un objet : la valence serait à cet égard le pressentiment, par le sujet protensif, de cette ombre de valeur qui, à la suite de la scission phorique, l’enveloppe comme dans un cocon pour se manifester plus tard sous la forme plus articulée de l’inchoativité. En somme, l’aspectualité manifes­ terait la valence de la même manière que les figures-objets mani­ festent les objets de valeur. On ne s’étonnera pas alors si les jugements éthiques et esthé27

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tiques, implicites ou explicites dans le recueil d’Eluard, se fondent sur le caractère inchoatif des gestes et des figures, puisque ce dernier renoue, au niveau discursif qui est le sien, avec la dissociation originelle, en deçà de toute polarisation et de tout investissement sémantique des objets. Chez Eluard, la valence choisie procède d’une « ouverture » de la protensivité ; mais elle pourrait tout aussi bien, par exemple, procéder de sa « ferme­ ture », qui se traduirait au niveau du discours par l’aspect terminatif et donnerait lieu, éventuellement, à une éthique du désen­ chantement, à une esthétique de l’évanescence, exploitant les figures du délabrement, de la déliquescence ou de l’effacement de toutes choses. Camus a tenté, de son côté, de donner dans La Chute l’illus­ tration d’un monde sans valeurs, d’où la confiance serait exclue ; sa description du Zuiderzee procède de fait par dilution des valences : « Voilà, n’est-ce pas, le plus beau des paysages négatifs ! Voyez à notre gauche ce tas de cendres grises qu’on appelle ici une dune, la digue grise à notre droite, la grève livide à nos pieds et, devant nous, la mer couleur de lessive faible, le vaste ciel où se reflètent les eaux blêmes. Un enfer mou, vraiment ! [...] N’est-ce pas l’ef­ facement universel, le néant sensible aux yeux1 ? » Platitude indéfinie, lointains noyés, absence de tout repère topographique et temporel, effacement de toutes les différences figuratives, tout se perd dans une durée stagnante : voilà bien la fin de toute valence, et a fortiori des systèmes de valeur articulés qui pourraient en émerger. Tout se passe comme si les compo­ santes figuratives de la mise en discours, pour se donner à lire d’une manière distincte et avec quelque force iconique, présuppo­ saient justement ce niveau où la protensivité fait face à des valences lors de la scission actantielle. Chez Camus, tout au contraire, s’étale une protensivité « molle », saisie avant sa pre­ mière articulation, et cela permet de comprendre, comme dans un raisonnement par l’absurde, pourquoi la première articulation de la phorie, en séparant le presque-sujet et le presque-objet, engendre la fiducie : retourner au chaos mou des tensions non 1. Paris, Le Livre de poche, p. 79.

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articulées, c’est, littéralement dans La Chute, ne plus croire en rien, et surtout ne plus croire au croire ; la foi dans telle ou telle valeur particulière présuppose toujours en effet un «métacroire », qui n’est autre que la fiducie généralisée (non spécifique) propre à l’espace de la phorie, la précondition de toute croyance particulière. Aussi le «juge-pénitent» de Camus, actant syncré­ tique par excellence, pratique-t-il, à la manière des cyniques anti­ ques, le dénigrement systématique et la provocation sarcastique. Il paraît assez clair dans cet exemple que les valences, dont l’en­ semble constitue ce que nous venons d’appeler la fiducie, pro­ curent au monde des objets son armature, sans laquelle ils ne peuvent recevoir de valeur. Il faut aussi faire un sort rapide au rôle de l’« accident » dans ce récit de Camus. Le Zuiderzee n’offre aucune prise à l’activité interprétative de l’observateur, parce qu’il ne présente aucune différence sensible, aucun repère, certes, mais aussi parce que, en deçà même de toute articulation, il ne présente aucun «accident» figuratif, ce qu’on pourrait comprendre comme l’image d’un monde sur lequel le hasard n’a plus prise. Inverse­ ment, ce qui a tout fait basculer pour le «juge-pénitent», c’est encore un « accident » : le hasard qui a mis sur son chemin une désespérée qui s’est jetée dans la Seine et qu’il n’a pas secourue. Ce que le hasard aide à construire, le hasard peut le défaire : l’ac­ cident qui déclenche l’écroulement d’un monde de valeurs n’est que l’image virtuelle et inversée de l’accident qui ébranle la néces­ sité ontique pour y faire advenir la valence dans un premier temps et la valeur dans un second temps. Instabilité et régression A suivre Camus, on en arrive à la conclusion que le soubasse­ ment phorique de toute signification n’est pas stable et que ce que le hasard fait, il peut le défaire. D’une part, le premier ébran­ lement du sens ne suffit pas encore à engendrer la signification ; d’autre part, la scission due à l’intervention du hasard sur la nécessité est menacée par la prégnance de la nécessité même. Le « double » tend vers l’« un », au risque d’une reprise de la néces29

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sité sur le hasard de la scission. Dans un autre ordre d’idées, en étudiant les objets et les mouvements « flous » du monde naturel, les mathématiciens (en particulier B. Mandelbrot) ont mis au point la théorie de la fractalisation, qui, entre autres, montre comment l’indifférencié réapparaît sous l’influence du hasard et de la récursivité ; en effet, les objets dits « fractals » sont engen­ drés à la fois par le hasard (les processus stochastiques) et la récursivité (l’application indéfinie du processus stochastique aux produits des précédentes opérations) ; or, si rien n’arrête ou n’oriente la récursivité, la fractalisation aboutit à un objet qui, quoique régi par un principe d’homothétie interne, devient insi­ gnifiant, d’une irréductible singularité. De la même manière, si la scission s’applique à la fois « stochastiquement » et « récursive­ ment », elle reproduit les conditions de la « fusion » et de la pléni­ tude tensive ou, ce qui revient au même, de la dispersion maxi­ male. L’esthésis Cette tension vers l’unité est le propre de Yesthésis, qui apparaît comme le mouvement inverse de celui qui résout les syncré­ tismes. Dans son nouveau rapport au monde, le sujet expéri­ mente la valeur dans la première dissociation dont il est lui-même engendré ; l’émotion esthétique pourrait être interprétée comme un « re-sentir » de cette scission, comme la nostalgie de la « tensivité phorique » indifférenciée. Cela permettrait de rendre compte du fait que les manifestations de l’esthésis s’accompagnent la plu­ part du temps d’un échange de rôles syntaxiques : replongé dans la phorie, le sujet esthétique retrouve le moment où sa configura­ tion prototypique aurait pu s’instaurer aussi bien comme objet que comme sujet. Aussi voit-on parfois dans les représentations figuratives l’objet esthétique se transformant en sujet d’un faire esthétique, dont le sujet de l’émotion lui-même pourrait être à son tour l’objet. On constate par ailleurs fréquemment que, dans le discours, lorsqu’il s’agit de décider de telle ou telle valence, et qu’on ne peut accéder à un système axiologique constitué ou qu’on en refuse le principe, le sujet opte pour un discours esthétique. Pour un sujet qui ne reconnaît pas les valeurs instituées, qui méprise 30

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celles qui sont généralement admises, le mal devient laideur, le bien devient beauté; aussi le cynique, mais aussi le socialiste révolutionnaire ou l’anarchiste du siècle passé restent-ils sensibles à la réussite esthétique d’une conduite morale (ou immorale), de même qu’ils cherchent aussi à exhiber la laideur d’une conduite immorale (ou morale) par une mise en scène caricaturale. La tension vers l’un, cette menace - ou l’espoir - du retour à l’état fusionnel, ouvrent deux possibilités qui méritent d’être signalées. Tout d’abord, la conception de l’esthésis comme « re­ sentir » de l’état limite et attente du retour à la fusion, reposant sur la fiducie, permet de prévoir, au niveau discursif, l’existence d’une dimension esthétique. La dimension passionnelle, construite sur la phorie, comme sa précondition et visant sa manifestation, aurait comme contrepartie la dimension esthé­ tique, qui, quant à elle, reposerait sur l’éventualité - attente ou nostalgie - d’un retour à la protensivité phorique, à l’univers indifférencié postulé comme précondition de toute signification. L’instabilité actantielle D’un autre côté, l’instabilité de la scission, et l’interchangeabi­ lité des rôles de sujet et d’objet, observée dans la manifestation discursive, donne à penser que, dans l’intervalle qui sépare l’état fusionnel de l’état scindé, l’apparition du « double » peut s’inter­ préter aussi bien comme une préfiguration de l’intersubjectivité que comme celle du rapport sujet/objet. En revenant à la manière dont l’émergence du sujet protensif a été envisagée, on peut dire qu’il paraît sollicité par deux forces congruentes mais quasi contradictoires : d’une part, la protensivité, grâce à laquelle le sujet se différencie de l’objet, et qui lui procure une image de son « ipséité », et, de l’autre, la fiducie, cette façon d’être du « sujet pour le monde », qui, parce qu’elle suspend cette différenciation, lui rend présente une sorte d’« altérité ». Que l’une ou l’autre, la protensivité ou la fiducie, l’emporte, la scission de P« un » en «double» aboutit soit à un renforcement des positions spéci­ fiques du sujet protensif et des « ombres de valeur », soit à l’appa­ rition de deux « intersujets », dont les positions respectives non encore fixées seraient, du fait de leur imprécision, interchan­ geables. 31

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Dans un jeu d’échanges tensifs à l’intérieur de la phorie appa­ raissent donc soit des projections d’intersujets, soit des rôles de sujet et d’objet, tantôt comme doubles identiques, tantôt comme doubles différents, grâce auxquels se construisent alternativement et en congruence le sujet pour soi et l’intersubjectivité. Ce jeu d’alternances permettrait de comprendre comment, en renouant avec l’état fusionnel, le sujet esthétique garde une certaine image d’altérité et pourquoi la manifestation discursive ancre l’émotion esthétique dans l’intersubjectivité. L’ensemble de ces formes proto-actantielles semblent bien provenir d’une même instance : la tensivité phorique ; or, dans l’analyse des discours concrets, en particulier de ceux qui déploient les parcours de sujets passion­ nés, on rencontre fréquemment une instabilité et une inter­ changeabilité comparables des rôles actantiels ; plus surprenant encore, l’imaginaire du sujet passionné semble contenir parfois toute une population actantielle dont les rôles s’échangent et se croisent. Dans l’aller-retour indispensable entre la conceptualisa­ tion du niveau profond et la manifestation discursive, on est de ce fait amené à supposer un écho entre, d’une part, le fonctionne­ ment proto-actantiel caractéristique de la tensivité phorique et, d’autre part, le fonctionnement actantiel de l’imaginaire du sujet passionné. Loin d’apparaître comme un simple acteur qui mani­ festerait en tant que tel plusieurs rôles actantiels à la fois, ce der­ nier prend la forme d’un véritable sujet discursif qui aurait « inté­ riorisé » (ou « internalisé ») tout un jeu actantiel grâce auquel la passion se trouverait mise en scène ; mieux qu’un syncrétisme ordinaire, ce sujet serait en somme défini principalement par cette capacité à susciter toute la panoplie des rôles actantiels nécessaires à la mise en scène discursive de la passion ; cette pro­ priété n’est pensable - dans le cadre sémiotique, s’entend - que si on a préalablement mis en place dans l’espace tensif la possibilité d’un éclatement de l’« un » en plusieurs « proto-actants ». Il est aisé de concevoir qu’au sein de la tensivité phorique, faite de tensions de ;’« un » vers le « double », grâce à l’emprise du hasard sur la nécessité, et de tensions du « double » vers 1*« un », par une reprise de la nécessité sur le hasard, la masse phorique tend à se polariser : on n’en est pas encore à une véritable polari32

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sation en euphorie/dysphorie, mais à la seule oscillation entre « attraction » et « répulsion » ; la polarisation proprement dite n’adviendra, elle, qu’au moment de la catégorisation. L’image de l’ébranlement du sens nous paraît ici appropriée : tout se passe comme si le sentir minimal confirmait et infirmait à la fois la pre­ mière inflexion de la phorie, comme s’il oscillait entre la fusion, la scission et la réunion. Une configuration passionnelle, celle de P« inquiétude », permet de reconnaître, au niveau du discours, une manifestation de cette instabilité constitutive, puisqu’elle est une agitation d’avant l’euphorie et la dysphorie, qu’elle suspend en quelque sorte la polarisation ; il faudrait noter, à ce propos, que l’inquiétude interdit toute évolution des tensions de la phorie et que, par conséquent, elle fait obstacle à la formation des « valences » et de toute orientation ferme de la protensivité. C’est pourquoi le sujet discursif inquiet n’a d’autre attente que de maî­ triser l’oscillation qui l’emporte ; c’est pourquoi enfin l’inquié­ tude se présente le plus souvent comme une remontée de l’in­ signifiance au niveau de la manifestation discursive.

Le devenir et les prémisses de la modalisation La reconnaissance de la tension propre à la phorie permet d’en­ visager une première représentation de l’engendrement des modalités, censées devenir, au niveau de la syntaxe narrative, les modalisations du faire et de l’être. La difficulté tient à ce que ces modalités, telles que nous les connaissons, le vouloir, le devoir, le pouvoir et le savoir, sont redevables de la catégorisation ration­ nelle, alors que, d’un autre point de vue, en considérant les effets de sens passionnels, elles semblent obéir à d’autres modes d’orga­ nisation, plus « configurationnels » que proprement structuraux. On voudrait montrer ici que, dès le niveau des préconditions de la signification, l’évolution de la protensivité esquisse, entre autres, des préfigurations tensives des quatre modalités, et que jf*f ! ces préfigurations, dont l’univers modal, une fois catégorisé, garderait pour ainsi dire la mémoire, se répercutent sur le fonc1 tionnement passionnel des modalités.

3L Æ.

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Protensivité et devenir La scission du proto-actant indifférencié ne peut résister au retour à la fusion originelle que si elle est prise en charge par une «orientation», déjà présente dans le proto-espace-temps sur lequel se dessine l’horizon ontique ; avec un peu de recul, on peut considérer que, dans l’ensemble des tensions qui animent la phorie, celles qui sont favorables à la scission et celles qui visent à la fusion peuvent soit s’équilibrer, soit l’emporter les unes sur les autres ; en cas d’équilibre, on en reste à l’oscillation ; si, au contraire, les tensions favorables à la fusion l’emportent, la néces­ sité reprend ses droits et la signification ne peut advenir. On voit que, pour que la signification puisse se dégager de la tensivité phorique, il faut que prédominent les tensions favorables à la scission : à ce compte seulement, la protensivité se dessine, comme une orientation. Par ailleurs, une telle orientation est la condition nécessaire pour que la phorie puisse préfigurer la syn­ taxe, étant donné que seul ce type de déséquilibre semble favo­ rable à l’émergence du « presque-sujet » et des valences. On pour­ rait appeler devenir le déséquilibre « positif », celui qui est favorable à la scission de la masse phorique. Pour essayer de comprendre comment la phorie peut se voir reconnaître une ébauche de syntaxe, il nous semble possible de convoquer ici cette notion peu utilisée en sémiotique, qui présen­ terait l’avantage de répercuter au niveau épistémologique les manifestations du continu observées dans la syntaxe discursive. Dans sa définition courante comme «passage d’un état à un autre », ou comme « série des changements d’états », le devenir ne tient pas compte de la distinction entre l’être et le faire et sub­ sume états et transformations ; dans d’autres définitions, plus philosophiques ou quasi sémiotiques, le devenir est présenté comme le principe d’un changement continu, une pure direction évolutive, à un niveau d’analyse où le changement « humain » ne t se distingue pas encore du changement « naturel » : ça arrive, ça devient, pourrait-on dire. A l’égard des deux grandeurs disconti­ nues que sont l’être et le faire, le devenir serait en quelque sorte 34

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un syncrétisme résoluble et une précondition ; entre le « presquesujet » et les « ombres de valeur », il ne s’agit pas de jonction, ni d’états et de transformations, mais d’une tension fiduciaire, dyna­ misée par les oscillations de l’attraction et de la répulsion, et désé­ quilibrée en faveur de la scission. Si la protensivité est comprise comme l’effet modal archaïque de la scission dans l’espace de la phorie, le devenir en serait la version «positive», favorable à l’apparition de la signification. Peu de chose sépare en fait ces notions : « protensivité », « orientation » et « devenir » désignent, à quelques nuances près et avec des éclairages différents, la même chose ; la protensivité est le premier effet modal de la scission, l’orientation est sa pro­ priété figurale, le devenir est le produit d’un déséquilibre des ten­ sions qui confirme la scission. Néanmoins, le terme de « deve­ nir», outre qu’il est intuitivement d’un maniement plus facile que celui de «protensivité», offre un double avantage. D’une part, en tant que précondition relevant du niveau épistémolo­ gique, il invite à affiner l’analyse de la protensivité ; il oblige en effet à la penser comme orientation et évolution à la fois, c’est-àdire comme porteuse d’une historicité ; en ce sens, le devenir est compatible avec des hypothèses ayant trait à l’évolution anthro­ pologique et biologique ; cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il constituerait une « tête de pont » pour une éventuelle invasion théorique, mais, plus prudemment, que c’est à ce niveau-là de la construction théorique, celui des préconditions de la significa­ tion, que la discussion est possible concernant de telles hypo­ thèses. D’autre part, à l’égard de la manifestation discursive, où le terme conserve quelque pertinence, il désigne alors l’étalement et le déroulement spatio-temporel ; toutefois, à ce niveau, où une aspectualisation conçue comme la gestion du continuum discursif suffit à rendre compte de tels effets de surface, l’usage de ce terme paraît redondant. En revanche, au niveau des préconditions, en sélectionnant parmi toutes les tensions phoriques un principe d’orientation unilatérale et d’évolution, il crée l’effet de visée grâce auquel une syntaxe est pensable, en particulier si l’on songe que l’effet de visée peut être décomposé en effet source (le sujet) et effet but (l’objet). 35

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Les modulations du devenir La résolution de ce syncrétisme empruntera successivement deux voies : celle de la modulation, d’abord, et celle de la discréti­ sation, ensuite, qui engendrera les modalisations. La première constituerait une préfiguration de l’aspectualisation discursive. La seconde, en retraitant les résultats de la modulation, établirait le lien entre les variations de la tension dans l’espace de la phorie, d’une part, et la catégorisation modale qui est à l’œuvre au niveau narratif, d’autre part. Le traitement appliqué au devenir obéit aux deux grandes procédures utilisées à ce jour en matière de traite­ ment du continu : une démarcation des variations tensives, qui met au jour des modulations, et une segmentation, qui fait appa­ raître des unités discrètes. La démarcation, qui nous intéresse plus particulièrement pour l’instant, obéit elle-même à une logique des approximations et procède par chevauchements et ruptures de tensions, donnant lieu ainsi à des phases d’accéléra­ tion ou de ralentissement, des origines et des fins, des ouvertures et des fermetures, des suspensions ou des délais. Ces variations, propriétés intrinsèques du devenir, sont inscrites dans sa défini­ tion même ; en effet, les tensions en faveur de la scission ne l’em­ portent que globalement, pour un «observateur» placé à dis­ tance, le devenir n’étant qu’un « déséquilibre favorable », alors que, dans le détail, et pour un «observateur» rapproché, les retours en arrière, les déséquilibres inverses compromettent loca­ lement la continuité de l’évolution. Les modulations du devenir peuvent être conçues, en quelque sorte, comme une certaine manière de gérer à la fois l’hétérogénéité des tensions et l’homo­ généité globale de l’orientation. Le prototype du vouloir, par exemple, pourrait procéder d’une « ouverture », actualisant l’effet de visée et se reconnaîtrait à ce niveau tensif par une accélération du devenir et, quelle que soit sa position, chaque nouvelle occurrence du vouloir déterminerait une nouvelle ouverture ou une nouvelle accélération. Le proto­ type du savoir, en revanche, fermerait le devenir, actualisant un effet de « saisie », l’inverse de l’effet de « visée » ; il arrêterait le cours du devenir pour en mesurer l’évolution ; la généralisation 36

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de cette modulation à la totalité de l’espace de la phorie, en stabi­ lisant les tensions, ouvrira, comme on le verra, la possibilité d’une rationalisation cognitive de l’univers de sens. Le prototype du pouvoir, quant à lui, est chargé de « soutenir le cours » du devenir, d’en accompagner les fluctuations pour maintenir le déséquilibre favorable à la scission. Les trois modulations, respec­ tivement «ouvrante», «clôturante» et «cursive», préfigurent en outre ce qui deviendra au niveau du discours la triade aspectuelle « inchoatif/duratif/terminatif » ; mais il faut bien voir que la triade aspectuelle, en tant que forme discursive du procès, a bien peu à voir avec les trois modalisations évoquées ci-dessus : elles ont le même soubassement, certes, mais elles sont obtenues par deux procédures totalement différentes. En effet, si, à partir des trois modulations du devenir, on applique la catégorisation, on leur fait suivre alors le parcours génératif et, dans l’univers sémio-narratif, elles sont converties en modalisations ; en revanche, si, partant des mêmes modulations, on les convoque pour une mise en discours des procès, elles réapparaissent au niveau de la manifestation comme des « aspects ». Cette présen­ tation offre à la fois l’avantage d’une économie de moyens (un seul concept et deux procédures très générales) et d’une distinc­ tion entre la conversion, réservée au parcours génératif, et la convocation énonciative, réservée à la mise en discours, aussi bien des variations de la tensivité phorique que des produits du par­ cours génératif propre au niveau sémio-narratif. Il faut noter tou­ tefois qu’elle suppose une représentation de l’économie générale de la théorie en trois « modules » liés par des opérations : celui des préconditions, celui du sémio-narratif, celui du discours. Nous y reviendrons. Le prototype du devoir se présenterait quant à lui comme une suspension du devenir, en ce sens qu’il le transforme en une autre nécessité : à la place de la fusion de l’« un », il propose la cohé­ rence du « tout ». Car, une fois établi le principe de la scission, un autre danger menace : celui de la dispersion ; en effet, si rien ne s’oppose aux forces dispersives mises en œuvre par le premier ébranlement du sens, après l’insignifiance de l’«un» s’installe une autre insignifiance, celle du chaos, c’est-à-dire de la scission indéfinie, dont nous avons déjà rencontré un des effets avec l’agi37

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tation désordonnée et stérile qui caractérise l’inquiétude. A ce danger le prototype du devoir s’oppose donc comme une force cohésive, visant à la constitution d’une totalité des tensions ; pra­ tiquement, cela revient à adopter à l’égard du devenir le point de vue de l’observateur distant qui, comme on l’a vu, homogénéise les aléas de la phorie et néglige les variations et les phases. En somme, le prototype du devoir procéderait par «ponctualisation » de la modulation, neutralisant en cela les effets « ouvrants », « clôturants » et « cursifs ». Une telle hypothèse per­ mettrait de rendre compte du fonctionnement très particulier de la modalisation qui en découle. Modulations, modalisations et aspectualisations La prééminence de l’inchoatif dans Capitale de la douleur, que nous avons interprétée comme la manifestation d’une valence, prendrait ici tout son sens : elle signalerait la domination d’un prototype du vouloir, la modulation « ouvrante » et son effet de visée, qui apparaît très explicitement dans le recueil comme une résistance à la nécessité. Plus généralement, en entrant dans le texte par ses variations ou ses choix aspectuels, il est possible d’y reconnaître des formes dominantes de la tensivité ; dans la mesure où ces choix définissent un certain mode d’accès à la signification pour le sujet épistémologique et d’accès à la valeur pour les sujets narratifs - il en est ainsi pour l’inchoatif chez Eluard -, on peut considérer qu’ils manifestent ce qu’on pourrait appeler des « styles sémiotiques » : l’agitation de l’inquiet, l’hési­ tation du velléitaire, le style « fonceur » du volontaire sont autant de manifestations aspectuelles de la manière dont la signification et la valeur adviennent dans différents types de discours ou pour chacun des sujets ainsi caractérisés. D’un autre point de vue, en l’absence de manifestation directe ou indirecte des modalisations, l’observation des choix aspectuels dominants permet de postuler l’existence de telle ou telle modulation dominante au niveau pro­ fond, qui aurait été convoquée prioritairement pour la mise en discours; cette modulation étant supposée prédominante, on peut alors soupçonner et prévoir que l’organisation modale, s’il y en a une en immanence, en devrait être affectée ou orientée. Ainsi, l’hésitation, qui renverrait à une modulation à la fois 38

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ouvrante et suspensive, permettrait de prévoir un avatar complexe du vouloir (vouloir et ne pas vouloir) et inciterait à en chercher d’éventuelles traces spécifiques dans la manifestation discursive. De même, l’agitation, comme forme aspectuelle super­ ficielle, trahit une forme particulière de modulation suspensive : celle que procure la pure oscillation des tensions, l’équilibre inso­ luble entre la fusion et la scission ; un tel équilibre instable peut être interprété comme la coexistence de deux modulations dont les effets s’annulent : par exemple une modulation ouvrante et une modulation clôturante, ou encore une modulation cursive et une modulation ponctualisante ; c’est alors qu’on serait invité à faire l’hypothèse, au niveau narratif, d’une confrontation modale soit entre vouloir et savoir, soit entre pouvoir et devoir ; dans un cas comme dans l’autre, on cernerait ainsi les contours de l’in­ quiétude ou de l’angoisse. Il semble bien, par ailleurs, que cette démarche de découverte soit celle même qu’utilisent, intuitive­ ment ou avec d’autres instruments d’investigation, les psy­ chiatres, quand ils infèrent à partir de la forme aspectuelle et superficielle d’un comportement (cf. l’agitation) une disposition psychique de type modal et passionnel (cf. l’angoisse ou la composante anxieuse de la dépression). Les trois instances: modulation, modalisation et aspectualisation, distribuées respec­ tivement sur la tensivité phorique, le niveau sémio-narratif et la manifestation discursive proprement dite, constituent en quelque sorte le triangle théorique dont nous nous efforçons de montrer la valeur heuristique. Pour en revenir à la tensivité phorique, le nombre de modula­ tions possibles pour le devenir est actuellement indéfini ; pro­ bablement l’est-il même par définition : d’une part, les quelques formes que nous avons suggérées et partiellement illustrées n’épuisent pas les cas de figure possibles et, d’autre part, puis­ qu’on en reste à un mode continu, la logique des approximations et des chevauchements qui préside à ce niveau autorise autant de types mixtes ou intermédiaires qu’on veut bien imaginer. Il est clair que si nous avons identifié par priorité les modulations ouvrante, clôturante, cursive et ponctualisante, c’est en raison de la catégorisation modale qui les sélectionnera, selon un principe que nous examinerons bientôt, pour les intégrer au niveau sémionarratif. 39

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Pour un monde connaissable La sommation Le sujet, modalisé par la fiducie dans la strate phorique dont nous venons d’esquisser les principaux traits, et associé aux « ombres de valeur » par la protensivité, n’est pas encore capable de connaître la valeur ; il peut seulement en sentir la valence, en particulier sur le mode de l’appréciation esthétique. Pour connaître, il lui faut d’abord nier. Certes, des «pro­ formes » d’objets s’offrent déjà à lui, les modulations du devenir introduisent déjà une sorte de « respiration » - un rythme ? un tempo ? - dans la protensivité, mais rien n’y est encore catégorisé, rien n’y présente de contours discrets. La négation est la première opération par laquelle le sujet se fonde lui-même comme sujet opérateur et fonde le monde comme connaissable. Ce serait en quelque sorte une autre sorte de disjonction ; la première était disjonction avec la nécessité ontique par l’effet du hasard ; la seconde est une disjonction avec la modulation continue des ten­ sions et un monde de valeurs non connaissable. Cette négation s’analyse en deux temps. Le premier geste est un acte pur, l’acte par excellence : une sommation ; le sujet opérateur somme une position qui, à partir d’une ombre de valeur, cerne la zone d’une catégorie ; cette som­ mation est elle-même une négation, ou plutôt une saisie, un arrêt dans les fluctuations de la tension. En effet, le monde comme valeur s’offrait tout entier au sentir du sujet tensif ; mais pour le connaître, il faut en arrêter le défilement continu, c’est-à-dire généraliser la «clôture» - c’est donc la source de la première négation -, cerner une zone, sommer une place, c’est-à-dire nier ce qui n’est pas cette place1. Ainsi, Swann est-il, chez Proust, 1. Cette conception de l’avènement de la signification fait écho d’une cer­ taine manière à celle développée par R. Girard dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (Grasset, 1978) ; de l’indifférenciation naturelle et de la propagation de la violence sociale la culture et la signification émergent grâce à l’élection d’une victime émissaire. Il s’agit bien là aussi d’une sommation-négation qui, selon Girard même, érige le premier signi­ fiant culturel. 40

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avant d’entendre la phrase de Vinteuil, un individu banal, sans idéal, sans projet, subsistant, intellectuellement et affectivement, de petites choses, vacant dans un monde insignifiant ; la phrase de Vinteuil est la figure de ce sujet opérateur liminaire, car elle va effectivement sommer une place, dessiner dans son esprit la zone où, comme l’écrit Proust, viendra s’inscrire le nom d’Odette : « De sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d’y inscrire le nom d’Odette *. » Le second geste, qui n’est que l’autre face du premier, est une contradiction, la négation au sens catégoriel. La sommationnégation appliquée à une ombre de valeur ne peut installer que non-Si, premier terme du carré sémiotique. En effet, le sujet tensif, devenu sujet opérateur par cette disjonction, ne peut discréti­ ser que des ombres de valeur dont la scission l’a séparé : il n’a rien d’autre à « sommer » que l’absence ; en d’autres termes, pour faire advenir la signification et stabiliser la tensivité, le sujet opé­ rateur n’a d’autre solution que de catégoriser la perte de l’objet, et c’est pourquoi la première opération discrète est une négation ; ce n’est qu’à cette condition que, par l’introduction du discontinu dans le continu, le sujet pourra, derrière les ombres de valeur, connaître l’objet. Sans la contradiction, la sommation ne déter­ minerait qu’une pure singularité dans le continuum tensif et échouerait à faire advenir la signification ; c’est ainsi qu’après être apparue comme «singulière» et irréductiblement indivi­ duelle, la phrase de Vinteuil se dessine comme un réseau de contrastes, de négations internes, pour être connue et reconnue, et finira par être le signe d’une absence, une absence dont Swann n’avait pas idée de l’existence auparavant et à partir de laquelle sa vie va reprendre sens. La justification de la sommation est assez aisée, de fait, si on veut bien songer à ce qu’il peut advenir du sujet tensif et de ses valences : une fois confirmée et soutenue comme devenir, la scis1. A la recherche du temps perdu, 1.1, Du côté de chez Swann, Paris, Galli­ mard, « Bibliothèque de la Pléiade » (« Un amour de Swann », p. 237). 41

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sion actantielle et la distribution des tensions s’équilibrent glo­ balement ; on parvient ainsi à une phase d’équilibre où la dyna­ mique interne de la phorie bute sur la stabilisation du devenir ; une alternative se présente alors : ou bien la fiducie l’emporte, et avec elle la tendance au retour à la fusion, ou bien la protensivité du sujet se convertit en acte, et ce sujet devient sujet opérateur ; une telle évolution est inscrite dans la définition même du deve­ nir, puisque le maintien d’un déséquilibre « positif » ne peut aboutir qu’à son accentuation et donc, à terme, à une stabilisa­ tion. En dernier ressort, la confirmation de la scission prend en quelque sorte la forme d’un constat - qui fonde le cognitif - de la séparation entre le monde et le sujet. La catégorisation Le carré sémiotique, ou tout autre modèle qui en occuperait la place dans le parcours génératif, installe alors une rationalité signifiante là où nous supposions, comme « horizon de l’être », une simple nécessité. A contrario, l’émotion esthétique, par exemple, paraît difficilement discrétisable ; le monde est « mar­ qué » esthétiquement ou il ne l’est pas ; il peut être plus ou moins esthétisé, sur un mode continu, mais il échappe alors au jeu des différences sémiotiques catégorielles. En revanche, la protensivité « molle » de La Chute s’accompagne d’une suspension universelle des différences : nous sommes tous semblables, tous coupables, il n’y a ni valeur au sens axiologique, ni valeur au sens structural. Ce mode d’engendrement des structures élémentaires de la signification permet de comprendre du même coup leur rôle sta­ bilisateur. Par la sommation-négation, le sujet opérateur suscite une nouvelle grandeur, la catégorie, qui est comme une réplique à la demande d’unité venant de la nécessité originelle ; mais cette unité est maintenant un réseau de relations stables, où la compo­ sition des contradictions, des contrariétés et des implications, tout en faisant éclater la catégorie en plusieurs termes, en procure une image totalisante et pourtant en devenir. Les structures élé­ mentaires de la signification parviennent à réconcilier un prin­ cipe d’évolution, grâce à une syntaxe dialectisante, et une forme catégorielle de la totalité. Ainsi se trouve résolue la tension entre 42

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r« un » et le « multiple », par l’installation de rapports dialec­ tiques et discontinus entre la catégorie et ses termes. Par ailleurs, la discrétisation transforme le devenir en une suc­ cession de disjonctions et de conjonctions discontinues. La pre­ mière sommation, suivie des opérations constitutives de la struc­ ture élémentaire, transmue les modulations en une succession d’« avant » et d’« après », de phases et de seuils de phase. Dans cette perspective, les états et les transformations se définiront res­ pectivement à ce niveau comme les zones isolées par sommation dans le développement orienté du devenir et comme les chemins qui mènent d’un état à un autre. A ce compte, la syntaxe élé­ mentaire n’est pas ajoutée après coup aux structures élémentaires de la signification et procède de la résolution du même syncré­ tisme ; on remarque en particulier que, si la structure élémentaire procède d’une sommation des « ombres de valeur », c’est-à-dire des valences qui se dessinent sur le fond de la fiducie, la syntaxe élémentaire des états et des transformations procède quant à elle d’une sommation des phases de la protensivité. La même procé­ dure, cette « saisie-arrêt » que nous avons identifiée comme le premier acte négateur et fondateur, est susceptible d’engendrer à la fois la catégorie et sa syntaxe, par une simple variation de sa portée : une saisie de portée locale dans le premier cas, une saisie de l’effet dynamique global dans le second cas.

La syntaxe narrative de surface : LES INSTRUMENTS D’UNE SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

Parvenus à ce niveau de la syntaxe narrative proprement dite, nous sommes en mesure maintenant de définir des outils concep­ tuels directement utilisables dans l’analyse des passions. Les structures modales La discrétisation intervenant après et sur la modulation des tensions du devenir, elle peut par conséquent s’appliquer aux 43

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résultats de cette modulation. Elle convertit en particulier les modulations obtenues par « démarcation » (ouvrante, clôturante, cursive, ponctualisante) en catégories modales1. Si on admet que la sommation doit confirmer et stabiliser la scission, résister à la nécessité ontique et procéder par négation, alors la première opération modalisante consiste en une négation du devoir par le vouloir. La catégorie modale se déploie ensuite comme un carré sémiotique : Si rDEVOIR (cf. ponctualisant)

S2 : POUVOIR (cf. cursif)

NON-Sî : SAVOIR (cf. clôturant)

NON-Si : VOULOIR (cf. ouvrant)

On obtient ainsi deux axes modaux, respectivement celui des modalisations exogènes, modalisations du sujet hétéronome (devoir vs pouvoir), et celui des modalisations endogènes, modali­ sations du sujet autonome (savoir vs vouloir). Deux schémas modaux apparaissent aussi : celui des modalisations virtuali­ santes, modalisations du sujet virtualisé (devoir vs vouloir) et celui des modalisations actualisantes, modalisations du sujet actualisé (savoir vs pouvoir). Les deux deixis apparaissent alors respectivement comme celle des modalisations «stabilisantes» (devoir vs savoir) et celle des modalisations « mobilisantes » (pou­ voir vs vouloir). Il n’est pourtant pas inutile de garder en mémoire le soubasse1. C. Zilberberg tente de concilier la tensivité et la catégorisation en réunis­ sant dans un même carré sémiotique quatre formes tensives qui ressemblent beaucoup aux modulations du devenir : EXTENSIF CONTENSIF (- cursif) (- ponctualisant) DÉTENSIF RÉTENSIF (- ouvrant) (- clôturant) Cette option, séduisante à bien des égards, n’est pourtant pas compatible avec notre description du niveau profond : si les formes tensives sont catégo­ risâmes, c’est qu’elles sont stabilisées et que, par conséquent, elles ne sont déjà plus tensives ; peut-être s’agit-il d’une simple question de formulation. 44

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ment tensif des organisations modales et la modulation qui en est la source. Tout d’abord, l’idée même de faire surgir les quatre modalisations à partir d’une même catégorie modale n’a de sens que si cette catégorie offre un contenu homogène - ce qu’en sémantique structurale on appelait un « axe sémantique » ; or ce contenu n’est autre que le résultat d’une sommation sur la masse thymique ; en d’autres termes, et en négligeant les détails de la construction théorique des préconditions épistémologiques, on pourrait dire que, le système modal s’échafaudant sur la masse thymique, cette dernière incarne le contenu de la catégorie modale. Ensuite, il sera éventuellement possible de s’appuyer sur la modulation tensive et l’interprétation homogène qu’elle auto­ rise de l’ensemble des modalisations pour établir la syntaxe modale des configurations passionnelles. Le sujet, Vobjet et la jonction Les différents termes et les différentes relations mises au jour au sein de la catégorie modale se rapportent pour l’essentiel, dans les formulations qui précèdent, au sujet, et non à l’objet et à la jonction ; cela ne signifie pas pour autant que l’objet et la jonction ne soient pas concernés par la modalisation. Tout au contraire, puisque, au moment où la catégorie modale est discrétisée, les sujets et les objets syntaxiques de la jonction ne sont pas encore constitués. Le seul véritable sujet dont nous disposions jusqu’a­ lors était le sujet opérateur (celui de la sommation), mais le seul «objet» qu’on puisse lui reconnaître est celui même qu’il se donne par la sommation, c’est-à-dire un ensemble de relations au sein d’une catégorie - le carré sémiotique comme objet cognitif formel. Pour le reste, nous n’avons eu à faire qu’à des « presquesujets » et à des « ombres de valeur ». Traditionnellement, le sujet et l’objet sont considérés comme des indéfinissables, comme les termes aboutissants de la relation prédicative conçue comme «orientation» ou «visée». On pourrait rappeler ici que la « visée » a été déjà définie ici comme un « effet » résultant du caractère unilatéral et tensif de l’orientation et qu’à cet égard le sujet et l’objet peuvent être considérés, dans l’espace de la phorie, 45

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comme des effets de second degré (effet source et effet but). Le sujet opérateur, qui se constitue comme tel par une sommation, évacue les modulations susceptibles de dessiner les ombres de valeur (les valences) et les remplace par les structures élé­ mentaires de la signification. A partir de ce moment, il est suscep­ tible de parcourir de manière discontinue les états et les trans­ formations, c’est-à-dire de parcourir les structures élémentaires de la signification, au sein de la catégorie sommée, en traitant les différents termes discrets (Si, NON-Si, S2, NON-S2) comme des formes différentes de la jonction (conjonction, non-conjonction, disjonction, non-disjonction) ; cette description est conforme à la procédure de discrétisation du devenir que nous avons proposée plus haut. Mais alors, l’objet n’est rien d’autre qu’une forme syn­ taxique qui s’offre comme différentes positions proposées au sujet au sein de la catégorie, et il se définira par conséquent à ce niveau comme un ensemble de propriétés syntaxiques qui appa­ raîtront comme de simples contraintes imposées au parcours du sujet. Le caractère « participatif » d’un objet syntaxique serait par exemple l’une de ces propriétés, puisqu’il détermine un type de jonction. Il faudrait donc supposer que le nouveau sujet opérateur, après la première sommation, poursuit un itinéraire dont il ne connaî­ trait pas encore le terme, sur la lancée d’une dynamique anté­ rieure : on peut admettre ici que la protensivité est récursive et que, si la sommation en arrête et en convertit les modulations, elle n’en affecte pas l’orientation dynamique. Les deux actants syntaxiques sujet et objet seraient donc mis en place à partir de cette orientation dynamique récursive, le premier comme opéra­ teur des forces de transformation d’une position à l’autre et le second comme ensemble des propriétés (les règles du jeu en quel­ que sorte) propres à chacune des positions adoptées successive­ ment. Dès lors, la modalisation, issue des modulations du deve­ nir, s’applique par priorité à ces « règles du jeu » ou à ces «propriétés» caractéristiques de chaque place occupée par le sujet, et non au sujet lui-même. En effet, le sujet opérateur s’étant libéré des fluctuations de la phorie par la première sommation, il n’est plus animé que par P« orientation dynamique » qui se main­ tient à ce niveau ; en revanche, on montrera sans peine, au cours 46

l’épistémologie des passions

de l’analyse de l’avarice et de la jalousie, que les modulations sous-jacentes (par exemple, la modulation «rétensive» pour l’avare) se retrouvent sous forme de propriétés syntaxiques qui surdéterminent telle ou telle position de la jonction (une conjonc­ tion cumulative avec des objets indestructibles ou une nondisjonction avec des objets qui sont censés circuler). Les valences sont par conséquent partiellement converties en propriétés des objets syntaxiques. De la valence à la valeur La question qui reste posée est celle de la formation des objets de valeur. En effet, « valeur » est employée en sémiotique en deux acceptions différentes1, la «valeur» qui sous-tend un projet de vie et la « valeur » au sens structural, ainsi que l’entend Saussure. La conciliation entre ces deux acceptions permet de forger le concept d’objet de valeur: un objet qui donne un «sens» (une orientation axiologique) à un projet de vie et un objet qui trouve une signification par différence, en opposition avec d’autres objets. L’apparition de l’objet de valeur dépend en fait de ce qu’il advient des valences. La valence est une « ombre », qui suscite le « pressentiment » de la valeur ; l’objet syntaxique est une forme, un « contour » d’objet comparable à celui que projette devant lui le sujet lors de la perception de la Gestalt et qui est codéfinition­ nel du sujet ; l’objet de valeur est un objet syntaxique investi sémantiquement ; mais - et c’est là la clé - l’investissement sémantique repose sur une catégorisation issue de la valence ellemême. Il est clair, par exemple, que la phrase de Vinteuil ne pro­ pose pas à proprement parler un objet de valeur ; elle désigne d’abord une valence, par sommation, puis, à partir de cette valence, un type d’objet syntaxique se dessine comme « valable1. Cf. J. Petitot, « Les deux indicibles, ou la sémiotique face à l’imaginaire comme chair », in Parret et Ruprecht (éd.), Exigences et Perspectives de la sémiotique, Amsterdam, Benjamins, 1985. Si on s’en tient, comme Petitot, à la seule confrontation entre ces deux acceptions de « valeur », il y a effective­ ment « aporie » ; mais c’est faire bon marché de la valence, la « valeur des valeurs », qui régit en sous-main à la fois l’engendrement de la valeur au sein de la catégorie et celui de la valeur dans l’objet visé par le sujet.

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pour-le-sujet », sans qu’on puisse savoir encore quel est son inves­ tissement sémantique : « [...] Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase qu’il avait entendue, [...] la présence d’une de ces réalités invisibles aux­ quelles il avait cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte d’in­ fluence élective, il se sentait de nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie *. » Une fois ces déterminations installées, n’importe quel contenu sémantique peut investir la place ainsi définie, pourvu qu’il soit conforme à la valence ; pour Swann ce sera l’amour, et cet amour satisfera aux conditions imposées par la phrase de Vinteuil. Si le sujet syntaxique peut être défini, sémantiquement parlant, par la valeur qu’il vise, c’est parce que cette valeur obéit elle-même aux critères imposés par la valence, la valence contrôlant aussi, comme on l’a vu, les propriétés syntaxiques des positions adop­ tées par le sujet. On pourrait dire, en quelque sorte, que dans cette affaire, sujet et objet se choisissent réciproquement, le sujet parce qu’il impose protensivement à l’objet des propriétés syn­ taxiques sélectives et l’objet parce qu’il sémantise le sujet, la valence étant le critère régulateur de cette rencontre. L’investissement sémantique, reconnu conforme à la valence, reçoit alors récursivement les « attractions/répulsions » propres à la phorie et qui, polarisées cette fois, constituent une axiologie.

Les structures actantielles Les actants sujet et objet obtenus lors de l’étape précédente deviennent, au moment de la prise en charge par le niveau narra­ tif, des « proto-actants », susceptibles d’être à leur tour projetés sur le carré sémiotique et traités comme des catégories. Le prin­ cipe de cette catégorisation du proto-actant est bien connu et per­ met d’obtenir quatre positions principales : 1. Op. cit.y p. 211. 48

l’épistémologie des passions

ACTANT

ANTACTANT

NÉGANTACTANT

NÉGACTANT

On peut engendrer de la sorte les modèles actantiels qui servent à la mise en scène des structures polémico-contractuelles. Leur appa­ rition fait aussi écho, d’une certaine manière, au premier « ébran­ lement du sens », puisque la séparation entre le « presque-sujet » et l’« ombre de valeur », qui s’interprète comme l’émergence de la fiducie et de la protensivité, pourrait tout aussi bien être attribuée à l’intervention d’une forme d’adversité - on ne peut pas encore parler à ce niveau d’antisujet ; le principe même d’une cohabita­ tion indécise entre les structures contractuelles et les structures polémiques serait déjà à l’œuvre au sein de la phorie, puisque nous y avons repéré des tendances cohésives et des tendances dispersives qui peuvent être comprises soit comme favorables, soit comme défavorables à l’avènement de la signification. Au niveau des structures sémio-narratives, le principe polémique prendra deux visages différents : ou bien les sujets visent le même objet de valeur et, dans la mesure où ils partagent le même système de valeurs, ils se trouvent en concurrence ; ou bien des systèmes de valeurs différents étant investis dans leurs programmes narratifs, ils se trouvent en conflit. En outre, J. Petitot a suggéré, en s’ap­ puyant sur les différentes strates de la catastrophe de conflit, que la contrariété entre deux termes d’une catégorie pouvait aussi bien fonctionner comme relation polémique entre sujet et anti­ sujet que comme différence entre deux objets. Il y a là deux problèmes différents à distinguer. Le premier est celui de l’apparition, dans le parcours génératif, des relations polémico-contractuelles en tant que telles ; l’espace fiduciaire évoqué précédemment fournirait un point de départ convenable pour la communication contractuelle des objets ; une modulation du devenir, affectant la fiducie, conviendrait pour expliquer l’ap­ parition des relations polémiques, en particulier si on admet que la scission de l’« un » peut engendrer aussi bien le couple « sujet/ objet » qu’un couple d’« inter-sujets », entre lesquels le jeu des attractions/répulsions préfigurerait les structures polémico49

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

contractuelles. Cette hypothèse est intéressante à plus d’un titre. Tout d’abord, elle éclaire un phénomène souvent décrit mais rarement expliqué et qui a trait à la transformation des objets en sujets : l’objet devient sujet parce qu’il résiste, se dérobe, se refuse au sujet de quête, par une sorte de projection sur l’objet des « obs­ tacles » rencontrés par le sujet : l’antisujet siégerait en quelque sorte dans la figure-objet, et plus particulièrement pour un sujet passionné. Si la conversion objet-^sujet s’accompagne d’un effet polémique, c’est en raison, semble-t-il, du retour à la scission tensive et au stade des « inter-sujets » qu’elle suppose. Ensuite, elle permet de rendre compte d’un des aspects du second problème que nous évoquions ci-dessus. Ce deuxième problème est celui dont on traite ici même, à savoir la catégorisation des proto-actants et, par suite, la catégori­ sation des structures polémico-contractuelles. Celle-ci s’établit à l’heure actuelle comme suit : r-

COLLUSION

ANTAGONISME POLÉMIQUE

CONTRAT L-CONCILIATION

DISCORDE

La cohabitation des structures contractuelles et des structures polémiques est constante et parfois déterminante dans l’univers passionnel, entre autres ; bien des passions en effet apparaîtront comme l’aménagement d’une zone contractuelle dans un univers polémique : l’« émulation », par exemple, qui se présente comme une parenthèse contractuelle et fair play, accompagnée d’une éventuelle récompense, à l’intérieur d’un champ de rivalités ; à l’inverse, d’autres passions consacrent l’irruption de la polémique dans un univers contractuel : ainsi en est-il de la « colère », que suscite une frustration à partir d’un horizon contractuel et paci­ fique. De tels emboîtements entre le polémique et le contractuel, qui rendent en quelque sorte la vie supportable, entre une paix sans péripéties et un déchirement incontrôlable, pourraient se décrire comme le résultat d’une aspectualisation procurée par la mise en discours ; mais ils ne peuvent s’expliquer que si on réexa­ mine certaines modulations de la tensivité phorique. Si on veut bien admettre en effet que les structures polémico50

l’épistémologie des passions

contractuelles sont préfigurées lors de la scission et du premier ébranlement du sens, on peut alors expliquer qu’elles obéissent à la logique des approximations et celle des chevauchements ; on peut montrer sans peine qu’une passion comme le «conserva­ tisme », dans les romans du xixe siècle, en particulier chez Balzac et Stendhal - et pas seulement dans les romans -, en opposant au flux du devenir politique et historique une résistance (une « décé­ lération »), suscite à partir de cette modulation rétensive une zone conflictuelle d’où naîtront tous les antagonismes politiques et sociaux. Cette vision des choses, qui emprunte indirectement à Brondal l’idée du terme complexe, supposerait au sein même des structures polémico-contractuelles une forme du mixte obéissant à des dominances variables ; dans la mesure où les variations de dominance se font obligatoirement sur un mode continu, grâce à l’augmentation d’influence d’un terme, corrélative de la diminu­ tion d’influence de l’autre, elles confirment leur ancrage dans les modulations tensives de la phorie. A la lumière de ces observa­ tions, le système (catégoriel) du polémico-contractuel pourrait être repensé comme une série d’inégalités où chaque position serait comprise comme un nouvel équilibre dans les variations de dominance ; le parcours sur le carré serait alors conçu comme une succession d’inversions de dominance entre les formes polé­ miques et les formes contractuelles. Le proto-actant objet reflète en ce qui le concerne la catégorisa­ tion des systèmes de valeur : après la binarisation de la phorie, les « ombres de valeur » marquées par l’euphorie et la dysphorie sont projetées sur le carré sémiotique. Dans la relation entre le sujet tensif et les valences, cela n’avait pas de sens de distinguer des «anti-objets» et des «non-objets», dans la mesure où l’objet n’était à ce niveau qu’un contour flou ; mais après la catégorisa­ tion, la multivalence des objets se révèle, faisant apparaître de « bons » et de « mauvais » objets ; ces derniers reçoivent de ce fait une polarisation indépendante de l’attraction et de la répul­ sion caractéristiques du sentir et que projette le sujet au-devant de lui grâce à la protensivité. Sans cette objectivation des valences, grâce à l’euphorie et à la dysphorie, le sujet ne connaî­ trait jamais, tout au long de son parcours narratif, que des zones valorisées pour lui et par lui, senties comme attirantes ou repous51

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

santés, mais ne pouvant accéder au statut d’une axiologie auto­ nome. Bien des histoires passionnelles se résument ainsi à un par­ cours des avatars de l’objet ; ainsi, Albertine, au moment où il est question pour le narrateur d'A la recherche... de l’épouser, devient un « non-objet », source d’ennui et de lassitude et qu’on songe à quitter ; puis, à la suite de la révélation de ses liens avec Mlle de Vinteuil et son amie, elle devient un « anti-objet », dont on ne peut plus se séparer : une souffrance, lit-on à ce moment, a suffi à la rapprocher du narrateur, mieux, à le « fondre » en elle ; la caté­ gorisation thymique paraît ici indépendante aussi bien de la jonc­ tion que de l’attraction/répulsion : en effet, bien qu’il soit expli­ citement dysphorique, cet anti-objet - l’amie des lesbiennes - est attirant et réactive la protensivité du sujet ; c’est de ce paradoxe que l’amour renaît. En d’autres termes, l’indépendance acquise par les axiologies autorise plusieurs niveaux de modalisation, au risque pour le sujet de se trouver devant des dilemmes insolubles : dans notre exemple, la jonction continue à obéir à une modalisa­ tion de l’objet syntaxique que sous-tend une « valence » (c’est-àdire un « il y a là quelque chose qui vaut la peine de... »), alors que l’axiologie modalise l’objet de valeur comme dysphorique. Tout se passe comme si le parcours génératif de la signification obéissait à des règles cumulatives et mnésiques à la fois ; la procé­ dure générative n’«oublie» pas en effet les propriétés d’un niveau quand le suivant advient, pas plus que les propriétés du niveau atteint n’oblitèrent les propriétés du niveau précédent ; la catégorisation de l’objet de valeur n’empêche pas les logiques de l’approximation et du chevauchement qui lui préexistent de continuer à faire sentir leurs effets ; bien des objets de valeur caté­ gorisés gardent ainsi une part d’ambivalence, sous certaines conditions. Dans le discours des médecins généralistes, par exemple, à propos du diabète, le « sucre » peut aussi bien appa­ raître comme un objet positif, euphorique dans un programme narratif de nutrition, que comme un objet négatif, véritable poi­ son - source du diabète - dans un anti-programme de « malnutri­ tion ». Le changement de statut est graduel et continu, puisque tout est en l’occurrence affaire de mesure (pour l’objet positif) et d’excès (pour l’objet négatif) au niveau discursif ; mais l’excès et la mesure ne sont pas des propriétés intrinsèques de l’objet, car 52

l’épistémologie des passions

l’effet positif ou négatif de l’objet est en fait fonction de la sensi­ bilité (physiologique) des sujets ; on serait tenté de rapprocher ce fonctionnement de celui de certains breuvages magiques qui peuvent aussi bien décupler les facultés des héros qui les absorbent que détruire ceux qui n’en seraient pas dignes ou n’en seraient pas les destinataires prédestinés. L’objet, euphorique en tant que tel, est cependant néfaste au sujet : l’ambivalence ne relève pas ici du terme complexe, puisque les deux modalisations n’appartiennent pas au même niveau : l’une affecte l’objet luimême, l’autre la jonction avec le sujet ; on ne peut en rendre compte qu’en supposant que le discours manifeste à la fois les résultats de la catégorisation et de l’objectivation des systèmes de valeurs, d’une part, et les valences, définissant la valeur du « monde-pour-le sujet », d’autre part. Les sujets modaux Dans le processus de complexification progressive où nous sommes maintenant engagés, la récursivité des opérations est déterminante : chaque nouvelle conversion (sommation, discréti­ sation, catégorisation, etc.) s’applique aux résultats de la pré­ cédente et démultiplie ainsi les catégories ou grandeurs sousjacentes ; aussi les modalisations affectent-elles les actants, en particulier le sujet, par l’intermédiaire des modalisations de l’ob­ jet et de la jonction. On distinguera pour commencer un sujet propre à chaque type d’énoncé narratif : un sujet d’état et un sujet de faire, selon que les jonctions sont considérées comme résultat ou comme opération, comme « phase » ou comme « chemin » ; on pose dès maintenant comme principe, en guise d’hypothèse de travail, que les passions concernent, dans l’organisation d’en­ semble de la théorie, l’« être » du sujet et non son « faire », ce qui ne signifie pas bien entendu que les passions n’ont rien à voir avec le faire et le sujet de faire, ne serait-ce que parce que ce der­ nier comporte, lui aussi, un « être » qui est sa compétence. Le sujet affecté par la passion sera donc toujours, en dernier ressort, un sujet modalisé selon l’« être », c’est-à-dire un sujet considéré comme sujet d’état même si par ailleurs il est responsable d’un 53

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

faire : la question s’est déjà posée, nous l’avons ramenée à la dis­ tinction entre états de choses et états d'âme et proposé de reconnaître une procédure d’homogénéisation, fondatrice de la passion et reposant sur la médiation du corps sentant-percevant. La passion et le faire On n’ignorera pas pour autant que la passion du sujet peut résulter d’un faire, soit de ce sujet lui-même, comme dans le « remords », soit d’un autre sujet, comme dans la « fureur », et qu’elle peut aussi déboucher sur un faire, que les psychiatres dénomment le « passage à l’acte » : c’est ainsi que 1*« enthou­ siasme » ou le « désespoir », par exemple, programment sur la dimension pathémique un sujet de faire potentiel, soit pour créer, soit pour détruire ; la passion elle-même, en tant qu’elle apparaît comme un discours de second degré inclus dans le discours, peut en elle-même être considérée comme un acte, au sens où on parle par exemple d’« acte de langage » : le faire du sujet passionné n’est pas sans rappeler alors celui d’un sujet discursif, auquel il peut d’ailleurs se substituer, le cas échéant ; c’est alors que le dis­ cours passionnel, enchaînement d’actes pathémiques, vient inter­ férer avec le discours d’accueil - la vie en tant que telle, en quel­ que sorte - et le perturber ou l’infléchir. En outre, à l’analyse, la passion se révèle constituée elle-même syntaxiquement comme un enchaînement de faire : manipulations, séductions, tortures, enquêtes, mises en scène, etc. De ce point de vue et à ce niveau d’analyse, la syntaxe passionnelle ne se comporte pas différem­ ment de la syntaxe pragmatique ou cognitive ; elle prend la forme de programmes narratifs, où un opérateur pathémique transforme des états pathémiques ; les difficultés commencent quand on exa­ mine les interférences entre les différentes dimensions. L’être du faire Pour en revenir aux modalisations proprement dites et aux sujets d’états susceptibles d’être affectés par la passion, on en dis­ tinguera pour commencer deux sortes. Certains sujets sont modalisés en fonction des valeurs modales investies dans les objets, selon une procédure que nous avons déjà évoquée; d’autres 54

l’épistémologie des passions

seront modalisés en vue du faire, au titre de la compétence ; cette distinction a été identifiée naguère grâce à l’opposition termino­ logique entre compétence modale et existence modale. Il va de soi, par exemple, que le sujet de l’« envie » est un pur sujet d’état qui ne devient un sujet modal que par l’intermédiaire du vouloir-être véhiculé par l’objet de valeur ou même, éventuellement, par la médiation d’un rival ; il n’est pas nécessaire pour comprendre l’«envie» de tabler sur une compétence stricto sensu; en revanche, la description de l’« émulation » ne peut se passer d’une certaine représentation du faire et des modalités néces­ saires pour l’accomplir : l’émule n’est un sujet modal qu’en raison du programme particulier où sa compétence est engagée et mise en question. Toutefois, la traduction des modalisations du second type dans les termes du premier est toujours possible, en raison de la procédure d’homogénéisation envisagée ci-dessus ; en effet, l’« émulation » installe un vouloir-faire-« aussi-bien-ou-mieuxqu’autrui » ; mais ce vouloir-faire procède ici d’un vouloir-être« celui-ou-comme-celui-qui-fait », c’est-à-dire d’une identifica­ tion avec un certain état modal d’autrui ; en d’autres termes, l’émulation n’a pas pour but la reproduction du programme de l’autre, mais celle de l’«image» modale que donne autrui en accomplissant son programme, quel qu’il soit : un « état de choses», la compétence d’autrui, est ainsi converti en «état d’âme», l’image modale visée pour elle-même par le sujet de l’émulation. A côté de la modalisation du sujet par l’intermédiaire de l’objet ou de la jonction, nous sommes donc invités, dans le cadre d’une sémiotique des passions, à envisager la modalisation du sujet par l’intermédiaire du programme de faire où il est engagé. La pas­ sion concerne donc, quel que soit le sujet de premier rang concerné, sujet d’état et sujet de faire, un sujet de second rang, le sujet modal qui en découle. D’un côté comme de l’autre, la charge modale évoluant soit en fonction des avatars successifs de la jonc­ tion, soit en fonction de l’avancement dans le programme, le sujet modal apparaît en fait comme une suite d’identités modales dif­ férentes; ainsi, selon que l’objet est modalisé comme «dési­ rable », « utile » ou « nécessaire », le sujet changera d’équipement modal et parcourra une série d’identités modales transitoires, qu’on pourrait représenter ainsi : 55

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

S —► Sï, S2, S3,... Sn-

où « 1, 2, 3,... n » représentent les charges modales successives. Ces sujets modaux sont nécessaires à l’établissement des trans­ formations modales que nous serons amenés à postuler à l’inté­ rieur des configurations passionnelles. Modes d'existence et simulacres existentiels On reconnaît par ailleurs, en sémiotique narrative, une série de rôles du sujet répertoriés, qui caractérisent les différents modes d’existence de l’actant narratif au cours des transformations. Dans son usage le plus courant, cette série se limite à trois rôles, chacun fondé sur un type de jonction : sujet virtualisé (non conjoint) sujet actualisé (disjoint) sujet réalisé (conjoint)

Toutefois, si on prend en compte les différents termes construc­ tibles à partir de la catégorie de la jonction, on constate l’exis­ tence d’une quatrième position, qui n’apparaît pas dans l’inven­ taire des modes d’existence : CONJONCTION

DISJONCTION

NONDISJONCTION

NONCONJONCTION

Comme les modes d’existence du sujet de la syntaxe de surface se définissent en fonction de sa position au sein de la catégorie de la jonction, on peut considérer que la «non-disjonction» définit elle aussi une position et un mode d’existence du sujet qui n’au­ raient pas été repérés jusqu’à présent. On propose de dénommer ce rôle «sujet potentialisé» dans la mesure où il résulte d’une négation du sujet actualisé et où il est présupposé par le sujet réa­ lisé. Deux questions se posent à cet égard. La première, qui nous oblige à retourner en arrière, concerne l’usage que l’on peut faire de ce terme et de la notion qu’il 56

l’épistémologie des passions

recouvre dans l’économie générale de la théorie. En effet, dans la perspective d’une théorie sémiotique considérée comme un par­ cours de construction de l’existence sémiotique, les modes d’exis­ tence caractérisent les différentes étapes de cette construction et jalonnent le parcours du sujet épistémologique depuis le niveau profond jusqu’à la manifestation discursive. C’est dans cette pers­ pective épistémologique que le sujet du discours peut être dit « réalisé », alors que le sujet narratif n’est qu’« actualisé », le sujet opérateur des structures élémentaires de la signification étant, quant à lui, « virtualisé ». A la suite des tentatives qui précèdent pour installer et conceptualiser un niveau antérieur à celui des structures élémentaires de la signification, il est tentant de réser­ ver le rôle de « sujet potentialisé » au sujet tensif qui apparaît dans l’espace de la phorie. Ce « presque-sujet » est bien de l’ordre du potentiel, susceptible à la fois d’être converti en sujet virtua­ lisé/actualisé par une double négation-sommation et d’être convoqué directement lors de la mise en discours pour la réalisa­ tion du sujet discursif passionné. Mais cette affectation n’est pas sans poser problème, puisque, situé entre le sujet actualisé et le sujet réalisé dans la syntaxe établie à partir de la catégorie de la jonction, le sujet potentialisé prendrait place dans ce cas en début de parcours, avant le sujet virtualisé. Nous reviendrons sur cette difficulté. La seconde question concerne le rapport avec les sujets modaux précédemment définis. Il est clair que les modes d’existence du sujet de la syntaxe narrative de surface ne se confondent pas avec les rôles modaux évoqués plus haut, ni même ne coïncident nécessairement avec eux sur le plan syntaxique. On sait par exemple que, lors de la conversion de la syntaxe en syntaxe narra­ tive anthropomorphe, et au moment de l’acquisition des compé­ tences, le vouloir et le devoir déterminent un sujet narratif « vir­ tualisé », alors que le savoir et le pouvoir déterminent un sujet « actualisé » ; il faut attendre la performance pour le voir se « réa­ liser ». On voit mal, en l’absence d’analyses plus concrètes, quelle place on pourrait assigner dès maintenant au sujet potentialisé dans ce parcours. On pourrait imaginer, provisoirement, que le sujet de quête, avant de recevoir le vouloir et le devoir, est instauré lorsqu’il découvre l’existence d’un système de valeurs et 57

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que cette instauration préalable en ferait un sujet potentialisé. Mais, quelle que soit la solution retenue, il resterait le fait que, tout au long de ce parcours, deux modes d’existence seulement correspondraient à des modalisations « classiques ». Les deux autres, le «sujet potentialisé» et le «sujet réalisé», semblent échapper à la série canonique des quatre modalités. On pourrait faire observer alors que l’instauration, renouant avec le « pressen­ timent de la valeur », n’est pourtant pas étrangère à la modalisation, ne serait-ce que celle que procure la fiducie, et on aurait donc affaire, dans ce cas, au croire. De même, la performance n’est pas sans effet modal, car le faire peut être saisi au second degré comme être du faire ; ce serait, intuitivement, toute la dif­ férence entre un sujet « agissant », sujet du faire saisi au premier degré, et un sujet « actif », sujet de l’être du faire, saisi au second degré ; autrement dit, le sujet dit « actif » est caractérisé dans son être par la réalisation de la performance elle-même, caractérisa­ tion qui ne comporte aucune considération sur la « compétence modale » proprement dite. Ces quelques observations laissent à penser que les sujets pas­ sionnels ne peuvent pas être définis uniquement grâce aux quatre modalisations généralement identifiées, en particulier dans le cadre de la compétence en vue du faire. On parlera par exemple d’« hyperactivité » pour désigner un état modalisé qui ne doit rien spécifiquement au vouloir, au savoir, au pouvoir, au devoir ou au croire, mais qui n’en est pas moins sensibilisé et convoqué, par exemple, comme critère d’identification d’une certaine forme d’anxiété. Indépendamment des charges modales définies en termes de catégories modales (vouloir, pouvoir, etc.), le sujet passionné est de fait susceptible d’être « modalisé » par les modes d’existence, ce qui revient à dire que la jonction en tant que telle est une pre­ mière modalisation. Saisi en dehors de toute configuration pas­ sionnelle, le mode d’existence ne fait que traduire une certaine étape dans le parcours des transformations narratives ; mais, à l’intérieur des configurations passionnelles, il devient modalisant pour le sujet. Examinons brièvement, à titre d’exemple, l’« humi­ lité » : l’« humble », qui se considère volontiers comme insuffi­ sant, est-il pour autant non compétent, pauvre et idiot? Sans 58

l’épistémologie des passions

prendre parti dans une discussion d’éthique religieuse, on pour­ rait faire remarquer que l’humilité ne tient pas à un mode d’exis­ tence caractéristique d’un état de choses, mais à un mode d’exis­ tence caractéristique d’un état d’âme ; en d’autres termes, l’humble fût-il pauvre ou riche, disjoint ou conjoint, ce qui importe, c’est la disjonction dans laquelle il se représente et vers laquelle il tend. Pour distinguer entre les deux types de fonctionnement, il conviendrait sans doute de les désigner de deux manières dif­ férentes ; réservant l’expression « modes d’existence » à ce à quoi elle a servi en sémiotique jusqu’à présent, nous dénommerons « simulacres existentiels » ces projections du sujet dans un imagi­ naire passionnel. Sujets modaux et simulacres existentiels L’indépendance relative des simulacres existentiels et des charges modales spécifiques ne doit pas dissimuler le fait que c’est par l’intermédiaire des charges modales que de tels simu­ lacres peuvent se constituer. Par exemple, hors configuration pas­ sionnelle, un sujet actualisé est un sujet disjoint, et cette dis­ jonction est attestée non seulement de son point de vue, mais dans le discours-énoncé tout entier; mais, dans l’«appréhen­ sion», par exemple, qui comporte un vouloir-ne-pas-êtrey si le sujet peut se projeter comme «actualisé» et disjoint, ce n’est point en fonction d’un état de choses, mais par l’intermédiaire de la charge modale du « vouloir » ; de même, dans l’« avidité », si le sujet peut être représenté comme « réalisé » et conjoint, quelle que soit sa position dans l’état de choses et, donc, quel que soit le mode d’existence effectif qui l’affecte, c’est encore par l’effet de la charge modale. L’examen des simulacres existentiels modaux nous conduit donc à accorder un rôle fondamental aux charges modales dans la constitution des imaginaires passionnels: en s’immisçant entre l’énoncé narratif et son effectuation dans le dis­ cours, la charge modale ouvre un espace sémiotique imaginaire où le discours passionnel peut se déployer. Dans une telle pers­ pective, les « imaginaires passionnels », bien loin de naître dans une éventuelle psyché des sujets individuels, résultent des pro­ priétés du niveau sémio-narratif, qui est généralement reconnu 59

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comme la forme sémiotique de l’imaginaire humain, au sens anthropologique et non psychologique. C’est pourquoi la confrontation entre les deux séries, celle des identités modales transitoires et celle des simulacres existentiels, sera une des procédures de l’analyse des passions. De fait, la charge modale principale qui caractérise un sujet passionné ne procure pas nécessairement et directement tous les simulacres existentiels requis pour l’interprétation de son parcours ; par exemple, un sujet « terrorisé » est caractérisé par un vouloir-nepas-être, mais son parcours imaginaire reste fondé sur une conjonction (redoutée) avec un anti-objet, c’est-à-dire sur l’image dysphorique d’un sujet réalisé ; dans l’espace imaginaire ouvert par la charge modale du vouloir, l’état virtualisé présuppose un état réalisé ; ce dernier est, de son côté, surdéterminé par un croire prospectif, une attente dysphorique qui le modalise, et ainsi de suite. La superposition des deux séries aurait en outre une vertu heuristique. Les simulacres L’émergence d’un « imaginaire modal » oblige à s’interroger sur le statut de la dimension passionnelle du discours. En effet, la passion présentifie au sein du discours d’accueil un ensemble de données à la fois tensives et figuratives, comme le fait par exemple la nostalgie pour une situation qui a été ou qui aurait pu être, ou la jalousie, pour une situation stéréotypée, réunissant l’objet aimé et le rival, qui fait l’objet d’une forte appréhension. Dans nombre de cas, on est bien obligé de constater que la pas­ sion est indifférente au mode d’existence effectif assigné au sujet dans l’état de choses, au moment de référence du discours. La nostalgie, et le regret d’une époque révolue qu’elle comporte, peuvent fort bien envahir un sujet parfaitement heureux. Les simulacres modaux C’est pourquoi la mise en place des sujets modaux doit s’ac­ compagner dans le cadre de la sémiotique des passions d’une théorie des simulacres modaux. Cette théorie peut fort bien se 60

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donner pour point de départ une observation plus générale, qui consisterait à relever la très grande instabilité des rôles actantiels dans les configurations passionnelles. Dans la passion amoureuse, par exemple, on voit l’objet aimé se transformer en sujet, ce qui est d’autant plus saisissant dans le cas où cet objet n’est pas un être animé, dans le récit fantastique entre autres, mais aussi plus banalement dans les conduites fétichistes. La curiosité, elle aussi, tend à transformer son objet en sujet, voire en antisujet, qui résiste, qui fuit, qui dissimule, etc. Il ne manque pas d’avares non plus pour traiter leur « cassette » comme un sujet, véritable alter ego. Bref, l’objet, dans la passion, aurait tendance à devenir le partenaire-sujet du sujet passionné. D’où l’hypothèse que la seule structure généralisable, pour décrire la passion, serait une struc­ ture intersubjective, ou, plus précisément, une structure où toute relation objectale recouvrirait une intersubjectivité potentielle, une sorte d’interactantialité à contours flous ; on tentera de mon­ trer, à propos de l’avarice, qui se donne obstinément comme une passion d’objet, comme le prototype de la passion solitaire, qu’elle recouvre en fait une (dé)régulation intersubjective, et que ce qui pourrait passer pour des propriétés des objets n’est en fait qu’un ensemble de règles fonctionnant au sein d’une commu­ nauté de sujets. L’instabilité des rôles révèle en fait la dissociation entre deux univers sémiotiques : celui du discours d’accueil de la passion et celui de la passion elle-même ; « objet » à l’égard du premier, la cassette devient « sujet » pour l’avare dans le second. Le sujet passionné peut lui-même être dédoublé, en sujet « effectif » d’un côté - attesté dans le discours d’accueil comme tel - et sujet d’état «simulé» dans la configuration passionnelle, comme projeté dans une représentation de second degré. Ce partage du sujet en deux instances est particulièrement net dans l’« obstination », entre autres, où un observateur extérieur compare un sujet d’état effectivement disjoint et un sujet passionnel dont le simulacre est celui d’un sujet réalisé, puis conclut à l’hétérogénéité des deux instances ; mais il n’en reste pas moins que, pour l’obstiné, la conjonction reste à l’ordre du jour, alors qu’elle paraît peu prévi­ sible dans le discours d’accueil. D’une manière ou d’une autre, la sémiotique des passions doit rendre compte de ce dédoublement 61

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imaginaire. Il est clair que l’emboîtement discursif évoqué cidessus, même accompagné d’opérations de débrayages et d’em­ brayages, est une facilité de présentation, car ce n’est pas une délégation énonciative parmi d’autres, mais un dédoublement bien spécifique *. La conception des sujets modaux comme résultant à la fois des modalisations acquises dans le parcours génératif de la significa­ tion et des modulations de la tensivité offre un commencement de solution. En effet, il apparaît que les effets de la masse thy­ mique en tant que telle, tout en subissant une conversion catégo­ rielle, continuent à coexister en discours avec le produit de cette conversion, et en particulier avec la modalisation proprement dite. Une des conséquences de cette rémanence tensive est de conserver au sujet, devenu sujet opérateur, puis sujet syntaxique, sujet de quête et sujet du discours, la possibilité de projeter des représentations actantielles et modales complexes, c’est-à-dire, une fois encore, de se représenter comme une structure du mixte. Cette possibilité se manifeste dans le discours grâce à une double convocation : d’un côté, la convocation des formes sémionarratives de la subjectivité, de l’autre, celle des formes tensives de l’actantialité. D’où l’effet, que la métapsychologie dirait d’« internalisation », qui permettrait, à partir d’un sujet pas­ sionné apparemment unique et homogène, de projeter de véri­ tables « mises en scène » passionnelles comportant plusieurs rôles actantiels et plusieurs sujets modaux en interaction. Les sujets modaux, tels qu’ils ont été définis ci-dessus, à la fois déterminés par les modalisations des sujets de faire et des sujets d’état, et pourtant autonomes, sont les instruments du dédoublement pas­ sionnel. 1. On pourrait envisager de faire appel ici à une théorie des mondes pos­ sibles telle que, pour l’obstiné, la conjonction reste envisageable même si elle ne l’est plus dans le monde actuel ; mais cela ne nous dit toujours rien d’un monde possible qui serait spécifiquement passionnel. Un tel dédoublement évoque aussi le self, ce rapport de soi à soi que la méta-psychologie considère comme déterminant dans les phénomènes passionnels ; mais il reste à théori­ ser en termes sémiotiques ce rapport de soi à soi, l’importation conceptuelle n’étant féconde que si, justement, elle est plus qu’une importation. 62

l’épistémologie des passions

Les simulacres passionnels Une telle conception n’est pas sans conséquence sur la théorie de la communication et de l’interaction dans son ensemble. On peut, une fois leur existence reconnue, opter entre deux exten­ sions des « simulacres ». Dans une version restreinte, celle évo­ quée jusqu’à présent, on considère que le simulacre est une confi­ guration qui résulte seulement de l’ouverture d’un espace imaginaire par l’effet des charges modales qui affectent le sujet : les simulacres existentiels et les changements « imaginaires » de rôles actantiels, c’est-à-dire tout ce qui affecte la représentation syntaxique des énoncés de jonction, sont les principales proprié­ tés de ces simulacres au sens restreint. Ils apparaissent dans le dis­ cours comme l’effet de débrayages localisés par lesquels le sujet passionné insère des scènes de son « imaginaire » dans la chaîne discursive ; la confrontation des énoncés débrayés et des énoncés embrayés peut alors donner lieu à des jugements de type véridictoire et épistémique. Mais on se limite alors justement à une interprétation en termes de véridiction discursive. Dans une version plus radicale, qui aurait le mérite de tirer toutes les conséquences des particularités relevées dans l’analyse des passions, le statut des interlocuteurs ou des interactants dans la communication en général pourrait être remis en question. Cette remise en question est déjà en partie engagée quand on dit, en psycholinguistique ou en sociolinguistique, que chaque locuteur construit son discours, voire adapte son vernaculaire, en fonction des « images » que son interlocuteur lui renvoie, ainsi que de celles qu’il a de lui-même. Tirer toutes les conséquences de l’analyse des passions, c’est postuler que toute communication est communication (et interaction) entre des simulacres modaux et passionnels : chacun adresse son simulacre au simulacre d’autrui, simulacres que tous les interactants, ainsi que les cultures aux­ quelles ils appartiennent, ont contribué à construire. Une telle position ne fait que concrétiser les suggestions émises, dès le niveau épistémologique, sur la façon de concevoir l’intersub­ jectivité, au moment où le sujet tensif se dédouble en un « autre » et intériorise le corps autre comme « inter-sujet » sur le fond de la fiducie. 63

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

Les simulacres des acteurs en interaction sont, pour l’essentiel, des agencements de sujets modaux figurativisés et sensibilisés. Deux conséquences viennent à l’esprit ; en premier lieu, le fonc­ tionnement caractéristique de l’univers passionnel, consistant en projections imaginaires de sujets modaux sensibilisés, loin d’être un dispositif descriptif ad hoc, n’est qu’un cas particulier de l’in­ teraction en général ; en second lieu, toute communication serait virtuellement passionnelle, ne serait-ce que parce qu’il suffit qu’un des simulacres modaux utilisés lors de l’interaction soit sensibilisé, dans la culture d’au moins un des interlocuteurs, pour que la totalité de l’interaction soit affectée. Cette version étendue des simulacres, désignés alors comme « simulacres passionnels », intègre la totalité de l’équipement modal des sujets ; dans la ver­ sion restreinte, c’est la charge modale (extérieure au simulacre lui-même) qui ouvre l’espace imaginaire du sujet passionné ; dans la version étendue, c’est la communication tout entière qui repose sur la circulation des simulacres. Les octants narratifs et les passions Nous n’avons guère évoqué, sinon incidemment et indirecte­ ment, les structures actantielles anthropomorphes qui, à côté de l’objet de valeur et du sujet de quête, disposent, sur l’axe de la communication des valeurs, le Destinateur et le Destinataire ; ces deux rôles nous seront de peu d’utilité ici. En effet, même si le Destinataire est directement concerné par les passions, la seule mise en place du ou des sujet(s) d’état suffit la plupart du temps pour traiter économiquement les configurations passionnelles. Quant au Destinateur, son rôle est considérablement amoindri par la passion ; que le Destinateur soit à l’origine ou pas d’un pro­ gramme, on s’aperçoit que la passion du sujet suffit au développe­ ment dudit programme, au point qu’il apparaît comme autonome à l’égard d’un éventuel Mandateur ou Manipulateur ; ce qui ne veut pas dire que le Destinateur ne peut pas installer des passions chez le sujet ; cela signifie seulement que, tel le monstre échap­ pant au docteur Frankenstein, le sujet passionné échappe au contrôle de son Destinateur, une disposition passionnelle ayant été substituée au faire faire du Destinateur. 64

l’épistémologie des passions

Un tel fonctionnement est aisé à comprendre, une fois que la différence entre espace phorique et système de valeurs, ou entre valence et objet de valeur, est admise : pour le sujet passionné, l’objet est toujours sous le régime de la valence et la fiducie se confond avec les premières esquisses de l’objet; en d’autres termes, il fonctionne toujours encore grosso modo comme une projection de la protensivité du sujet. En revanche, dans une perspective narrative non passionnelle, l’institution d’un objet de valeur au sein d’un système de valeurs procède d’une objectiva­ tion qui dessine en quelque sorte la place d’un Destinateur. Les deux fonctionnements sont combinables, certes, mais la tendance du sujet passionné sera toujours d’expulser la référence au Desti­ nateur. Cette expulsion, qui peut n’être qu’une suspension provi­ soire, est une des conditions pour que la syntaxe passionnelle puisse se développer de manière autonome. L’analyse discursive fait pourtant apparaître de grandes classes de passions fondées sur la typologie des actants narratifs et sur les divers rôles qu’ils adoptent en suivant les étapes successives du schéma narratif canonique. Par exemple, il serait possible d’envi­ sager des passions du sujet de quête, soit au moment du contrat, comme l’« enthousiasme », soit lors de la performance, comme la « ténacité » ; il y aurait aussi des passions de la sanction, soit dans la perspective d’un Destinateur, comme l’«estime» et le « mépris », ou encore la « fureur », en son acception sacrée, entre autres, soit dans la perspective d’un Destinataire, comme le « désespoir ». Une telle classification reste pourtant insatis­ faisante ; elle permet au mieux de situer telle ou telle passion à l’intérieur d’une problématique plus générale ; mais il apparaît à l’analyse des discours concrets que n’importe quel actant est dis­ ponible pour l’ensemble des configurations passionnelles, c’est-àdire, par exemple, qu’un sujet de quête est susceptible de connaître lui aussi la fureur ou le mépris ; ce qui tendrait à prou­ ver que le sujet passionné renvoie bien à un « proto-actant » qui aurait « internalisé » tous les jeux de rôles actantiels et qui serait susceptible par conséquent de les adopter sous l’effet de la pas­ sion, et ce indépendamment du rôle actantiel effectif qui lui est attribué sur la dimension pragmatique ou cognitive. Par ailleurs, ce que nous appelons traditionnellement les 65

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

« structures narratives » relève de deux niveaux différents : les actants narratifs appartiennent au niveau sémio-narratif, ainsi que leurs modalisations, en tant qu’universaux syntaxiques, alors que le schéma narratif canonique n’est qu’une structure générali­ sable, sans doute spécifique de certaines aires culturelles parti­ culières et renvoyée à titre de primitif au niveau sémio-narratif par l’effet de la praxis énonciative. Pour ce qui concerne les pas­ sions elles-mêmes, la question narrative se pose à deux niveaux aussi : d’une part, on cherchera à installer, à côté de la dimension pragmatique et de la dimension cognitive, une dimension thy­ mique autonome, en tentant d’isoler un fonctionnement propre­ ment passionnel des actants et des modalisations du niveau sémio-narratif ; d’autre part, la question se pose de savoir si un schéma pathémique canonique peut être conçu et construit, comme structure généralisable. En effet, si on parvient à montrer, au niveau sémio-narratif, l’autonomie de la dimension sur laquelle se déploient les transformations passionnelles, on est en droit de s’attendre, lors de l’analyse des textes, à voir s’esquisser progressivement un schéma discursif d’une généralité suffisante, susceptible de prendre en charge les différentes étapes de la pas­ sion et de les organiser en « récit ». Mais, avant d’envisager de telles généralisations, qui requièrent de nombreuses analyses concrètes, on peut se pencher pour commencer sur la mise en dis­ cours des modalisations et des dispositifs passionnels.

Dispositifs modaux : du dispositif à la disposition

Vagencement modal de l'être La plupart des configurations passionnelles sont définies dans les dictionnaires de langue comme « disposition à », « sentiment qui porte à », « état intérieur de celui qui incline à », et la descrip­ tion de la « disposition » ou de l’« inclination » est faite ensuite en termes de comportement ou d’action. Si la disposition ou l’in66

l’épistémologie des passions

clination débouchent sur le « faire », on est en droit de supposer qu’elles recouvrent un certain agencement de l’« être » en vue du « faire » ; mais poser la question de l’efficience de la passion en ces termes, cela reviendrait à la considérer comme une simple compétence, dont les modalisations produiraient ipso facto un effet de sens passionnel. L'excèdent passionnel Si on s’en tenait là, l’univers passionnel serait coextensif de l’univers modal, et il n’y aurait pas lieu de les distinguer et, a for­ tiori, de chercher à dégager les principes de leur articulation. Or, même lorsque la passion est en partie traduisible comme une « compétence pour faire », cette dernière n’épuise et n’explique jamais à elle seule l’effet passionnel. Par exemple, l’« impulsi­ vité » peut être traduite comme une certaine association de vouloir-faire et de pouvoir-faire, et se décrira comme une « manière de faire » ; mais une telle passion présente un « excédent » modal, qui apparaît en surface sous les espèces de l’« intensif» et de l’« inchoatif » ; ce qui caractérise l’impulsif, c’est donc plutôt une manière d’être en faisant, une manière d’être (Le. : « intensif + inchoatif ») reposant sur l’association vouloir-faire + pouvoirfaire. On retrouve dans ce cas le grand principe d’homogénéisa­ tion évoqué au début, dans la mesure où la compétence pour faire est ici traitée comme un état. Toutefois, cet « excédent » modal a ici un rôle qui en fait bien plus qu’un simple supplément de sens ; en effet, si on envisage seulement une « conduite » impulsive, le double trait « intensif + inchoatif » se présente comme une simple surdétermination accidentelle de la compétence modale de base ; mais si, d’un autre côté, on caractérise le sujet comme étant « impulsif », on considère alors que cette surdétermination régit et pathémise la compétence modale et en assure l’actualisation en toutes circonstances ; plus précisément, tout se passe comme si, dans ce cas, l’excédent modal permettait de prévoir l’apparition concomitante du vouloir et du pouvoir et garantissait en quelque sorte le passage à l’acte. La configuration passionnelle comprendrait, dans la mesure où l’observation qui précède est généralisable, un principe régissant, partiellement indépendant des modalisations proprement dites, 67

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

et en particulier des modalisations du faire. Ce principe, au moins dans l’exemple choisi, se manifesterait sous la forme d’une aspectualisation et renverrait, au niveau des modulations tensives, à un «style sémiotique» spécifique. C’est pourquoi il paraît nécessaire de faire appel dans tous les cas à un agencement modal de l’être, autonome et non directement déductible à partir de la performance, et de le considérer comme le dispositif modal caractéristique et définitoire de chaque passion-effet de sens. Les paradoxes de V« obstination » Un autre exemple permettra d’illustrer et de préciser cette posi­ tion. L’« obstination », définie en langue comme une « disposi­ tion à poursuivre dans une voie tracée à l’avance, sans se laisser décourager par les obstacles », présente la particularité de mainte­ nir le sujet en état de continuer à faire, même si le succès de l’en­ treprise est compromis. La « disposition » en question met donc le sujet en état de « faire malgré X », y compris quand X est une prévision portant sur l’impossibilité du faire ; pour cela, le sujet devrait être doté des modalisations suivantes : - un savoir-ne-pas-être (le sujet sait qu’il est disjoint de son objet) ; - un pouvoir-ne-pas-être ou un ne-pas-pouvoir-être (le succès de l’entreprise est compromis) ; - un vouloir-être (le sujet tient tout de même à être conjoint et mettra tout en œuvre pour cela). Bien que l’ensemble de la définition soit orienté par un projet de faire, le dispositif modal caractéristique de la passion « obsti­ nation » est constitué par des modalisations de l’être ; en effet, un simple vouloir-faire ne suffirait pas à expliquer la poursuite indé­ fectible du faire dans ce cas, puisqu’on trouvera autant d’exemples qu’il en faut où, malgré la présence d’un vouloir-faire présupposé par le faire, le sujet abandonne son programme et renonce devant l’obstacle. C’est donc bien l’« excédent modal » régissant qui garantit la poursuite de la performance malgré l’obs­ tacle et qui caractérise spécifiquement l’obstination ; et c’est aussi la présence de cet excédent qui oblige à formuler le dispositif pas­ sionnel en termes d’«agencement modal de l’être» et non en termes de « compétence en vue du faire ». 68

l’épistémologie des passions

Cette passion est particulièrement intéressante car elle cumule les paradoxes : un vouloir-faire qui survit à un non-pouvoir-faire, et qui s’en renforce même ; un faire qui ne cesse pas, alors que tout se décide dans un certain agencement modal de l’être. Il fau­ drait supposer ici que les deux segments syntaxiques, l’un rele­ vant de la syntaxe modale du faire et l’autre de la syntaxe modale passionnelle, sont à la fois autonomes et articulés l’un à l’autre. Cette articulation se manifeste là aussi comme une forme aspectuelle - « continuer », « résister » - traduisant elle aussi un « style sémiotique » grâce auquel le devenir reste ouvert. En outre, il est clair maintenant que les modalisations de l’être propres à la configuration passionnelle ne sont pas directement les modalisa­ tions de la compétence pour faire, mais qu’elles en constituent plutôt une « représentation », une « image virtuelle », c’est-à-dire un simulacre ; dans ce que nous appelons le simulacre passionnel de l’obstination, l’obstiné « veut être celui qui fait », ce qui n’équivaut pas à « il veut faire ». Deux problèmes surgissent immédiatement, qu’il faut évoquer ici succinctement : d’une part, on est amené à se demander com­ ment un inventaire modal comme celui qui précède s’organise en « dispositif » ; d’autre part, il faut bien tenter de cerner le statut de la « disposition », comme « potentialité » de comportements ou de programmes. Un des corollaires de ces deux questions consiste encore à se demander si la description du dispositif, cet agencement de l’être que nous postulons derrière chaque passion, épuise celle de la dis­ position et suffit à caractériser le sujet passionné ou si, éventuelle­ ment, cette dernière ajoute quelque chose d’essentiel au fonc­ tionnement passionnel. La présence insistante de formes aspectuelles et de «styles sémiotiques» encourage de fait à y regarder de plus près. Superficiellement, les « dispositions » se présentent comme des sortes de programmations discursives, qui peuvent commuter, comme on le verra, avec des rôles thématiques, mais une telle observation ne constitue pas une réponse à la question posée, dans la mesure où le phénomène que nous cherchons à cir­ conscrire, entre modalisations de l’être et modalisations du faire, relève encore, semble-t-il, du niveau sémio-narratif. 69

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Description du dispositif modal La modalisation sous-jacente aux passions n’est pas organisée comme une structure modale. D’un côté, la compétence se consti­ tue progressivement pour aboutir au faire ; chaque modalisation affectant le faire constitue un prédicat modal (vouloir-faire, par exemple), qui peut être par ailleurs traité comme une catégorie modale et projeté sur le carré sémiotique. La structure modale est en quelque sorte une manière de décrire les façons d’être d’une modalité, résultant à la fois de la projection de cette modalité sur les structures élémentaires de la signification et de la distinction entre être et faire, selon une procédure qui a déjà été décrite. Ainsi la « désirabilité », projetée sur le carré, engendre les variétés du vouloir-être. D’un autre côté, un dispositif modal est, par définition, un ensemble hétérotope, sur lequel il est, au niveau des modalisations proprement dites, impossible de projeter un modèle catégo­ risant comme le carré sémiotique. Le dispositif n’est pas une structure, mais l’intersection de plusieurs structures, dont quel­ ques termes s’agencent selon un principe qui reste à découvrir. Il en est de même pour la compétence du sujet pragmatique du faire, puisque, si on sait comment décrire chaque modalisation prise séparément, on ne sait guère comment s’y prendre pour décrire le parcours du sujet d’une modalisation à l’autre, c’est-àdire la manière dont la compétence se constitue progressivement pour aboutir au faire. La solution proposée par J.-C. Coquet, sous la forme de suites modales agencées par présupposition et déter­ mination, est un premier pas dans cette voie ; mais il reste à exa­ miner comment les modalités se transforment les unes dans les autres à l’intérieur de ces suites. Si on considère seulement le cas du sujet hétéronome, qui reste sous la dépendance d’un Destinateur, la solution est à chercher dans le parcours propre du Destinateur, qui, accompagnant le sujet dans l’acquisition de la compé­ tence, joue le rôle d’« adjuteur » et lui transmet à cet effet les objets modaux nécessaires. Mais dès lors qu’on a affaire à un sujet autonome, même provisoirement, l’enchaînement des 70

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modalités ne peut plus s’expliquer par une intervention extérieure et ne peut résulter que d’une dynamique intrinsèque. Encore l’obstination Pour illustrer la difficulté, revenons à l’obstination ; on obtien­ drait le dispositif modal à l’intersection entre les trois structures modales du savoir-être, du pouvoir-être et du vouloir-être. Mais cette rencontre entre catégories modales ne devient un dispositif que si deux types de relations entrent en jeu ; tout d’abord, en tant que termes pris dans une structure, les modalisations, une fois confrontées, sont en relation soit de contrariété, soit de contradiction, soit de présupposition, soit de conformité. Ainsi, dans l’obstination, le vouloir-être contredit le pouvoir-ne-pas-être ou contrarie le ne-pas-pouvoir-être, alors que le savoir-ne-pas-être présuppose le ne-pas-pouvoir-être ou se conforme au pouvoir-nepas-être. Ensuite, en tant qu’ensemble de termes susceptible d’être linéarisé, le dispositif doit être ordonné, suivant un prin­ cipe de présupposition. Ici, par exemple, le savoir-ne-pas-être pré­ suppose le pouvoir-ne-pas-être, et le vouloir-être présuppose, para­ doxalement, les deux autres. Le paradoxe, en l’occurrence, résulte de la projection sur l’axe syntagmatique (régi par présupposition) de relations de non-conformité. Le dispositif, ainsi linéarisé, se présenterait comme une suite modale : /pouvoir-ne-pas-être. savoir-ne-pas-être. vouloir-être/ La première difficulté tient à l’existence d’une « présupposition paradoxale » ; cette expression est, en sémiotique, un véritable oxymore. Dans son acception logique la plus générale, une pré­ supposition est une relation qui unit deux propositions, de telle sorte que la négation ou la falsification de la présupposante ne remette pas en cause la présupposée. Cette définition par la néga­ tive est remplacée, en sémiotique, pour les présuppositions syn­ taxiques plus particulièrement, par la notion de nécessité: l’énoncé présupposé est nécessaire à l’énoncé présupposant ; c’est pourquoi le fait qu’un énoncé soit nécessaire à sa propre néga­ tion, par contrariété ou par contradiction, est, d’une certaine manière, paradoxal. U. Eco et P. Violi, parmi les nombreuses 71

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variétés de présuppositions qu’ils ont relevées1, en proposent qui sont en ce sens paradoxales ; par exemple, pour « forgive », le présupposé fondé sur le devoir-être (« S2 should be punished ») est nié par le présupposant (« Si not punish S2 »), qui comporte au moins un ne-pas-vouloir-punir ou un ne pas-vouloir-être-celui-quipunit. Pour ces auteurs, la transformation est simplement corrélée à un changement temporel ( [t1 -► t°] ). Le principe même de la transformation modale, c’est-à-dire le changement de contenu modal (devoir-^vouloir), et la négation (6e\o\r-+ne pas vouloir), ne se trouve pas en contradiction avec le fait que le présupposé n’est pas remis en cause - effectivement, le fait que Si ne veuille pas être celui qui punit ne remet pas en cause le fait que S2 doit être puni - mais si on considère la chose sous l’angle de la néces­ sité, une telle nécessité est pour le moins surprenante : comment le fait que Si doive être puni peut-il être nécessaire au fait que S2 ne veuille pas le punir ? Sans doute parce que si Si ne devait pas l’être, S2 n’aurait pas besoin de ne pas le vouloir pour qu’il ne le soit pas ! La « présupposition paradoxale » met donc en lumière des surdéterminations entre modalités : le vouloir-pardonner pré­ suppose le devoir-punir dans la mesure où il est un vouloir résis­ tant, un vouloir par lequel le sujet individuel affirme son auto­ nomie face à la règle collective. Dans l’exemple qui nous occupe, l’obstination, et plus encore sans doute dans sa version moralisée, l’« entêtement », l’effet de sens passionnel est indubitablement produit par la confrontation entre un savoir qui porte à la fois sur une impossibilité, d’une part, et un vouloir indéfectible, d’autre part : l’obstiné veut quoi­ qu'il sache, à moins qu’il ne veuille parce qu'W sait. On ne peut pas sortir de la difficulté en alléguant un observateur extérieur, qui constaterait l’inutilité provisoire des efforts de l’obstiné ; cet observateur extérieur est présent, certes, dans le jugement de valeur que comporte justement la dénomination « obstination » en langue française ; mais le sujet passionné doit aussi savoir luimême que son objet lui échappe, sinon il n’est plus obstiné, mais « inconscient » ou « inconséquent ». 1. « Instructional semantics for prcsuppositions », Semiotica, 64, 1987, 1/2. 72

l’épistémologie des passions

Les contradictions internes du sujet Il y aurait une autre solution, qui consisterait à s’arrêter à la seule confrontation modale et à la considérer comme une explica­ tion suffisante. Mais la comparaison avec une autre configuration passionnelle, celle du « désespoir », suffira à montrer que le phé­ nomène resterait en fait ici inexpliqué. Si on compare en effet l’obstination et le désespoir, les différences modales sont minimes. Le désespéré est modalisé selon le devoir-être et le vou­ loir-être et, par ailleurs, il ne peut pas être et sait ne pas être. Dans les deux cas, la modalité régissante est le vouloir-être, qui peut déboucher soit sur une révolte ou une dépression d’un côté, soit sur un faire entêté de l’autre. La seule différence notable réside dans l’organisation syntaxique du dispositif. Admettons que les confrontations entre les modalisations peuvent faire apparaître dans les dispositifs des incompatibilités : elles traduisent des contradictions internes du sujet. Or ces contradictions internes peuvent être de deux sortes : ou bien la modalité régissante est affectée par les autres, ou bien elle ne l’est pas. Dans le premier cas, le dispositif modal sera « paradoxal » : le vouloir de l’obstiné est devenu, à cause de la présence dans le dispositif de l’impossi­ bilité, un vouloir « résistant » ; dans le second cas, le dispositif modal sera simplement « conflictuel » : le vouloir du désespéré n’est en rien changé par la conscience de l’impossibilité. Dans le cas du désespoir, la cohésion modale du sujet est menacée, jus­ qu’à la fracture ; dans le cas de l’obstination, la cohésion modale du sujet est confirmée. Le désespoir comporte un dispositif modal de type conflictuel, en ce que le vouloir-être, d’une part, et les savoir-ne-pas-être et nepas-pouvoir-être, d’autre part, cohabitent sans se modifier réci­ proquement, se contredisent et se contrarient en provoquant la fracture interne du sujet ; aussi, dans ce cas, le vouloir-être ne présuppose-t-il pas les autres modalisations : le désespoir est vrai­ ment constitué de deux univers modaux incompatibles ; le savoir sur l’échec et l’échec lui-même ne sont pas nécessaires à l’appari­ tion du vouloir, et l’inverse non plus. Le désespéré dispose en quelque sorte de deux identités modales indépendantes, celle de 73

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

l’échec et de la frustration, d’un côté, et celle de la confiance et de l’attente, de l’autre, et la fracture est un effet de leur indépen­ dance et de leur incompatibilité. La seule procédure de la confrontation modale suffit par conséquent ici à rendre compte de l’effet de sens passionnel lié à ce type de dispositif modal. En revanche, le vouloir-être de l’obstiné présuppose bien syn­ taxiquement son savoir : il n’est pas seulement entêté et lucide à la fois, il est entêté parce que lucide. C’est pourquoi nous avons affaire ici à un dispositif modal paradoxal, où la confrontation modale, se produisant entre deux modalisations d’une même suite, ne suffit pas à expliquer l’effet de sens passionnel. De fait, la contradiction ou la contrariété entre les modalisations, au lieu d’aboutir à la fracture du dispositif, mettent en valeur la force de cohésion qui, par-delà les divers rôles modaux joués par le sujet, lui conserve une même orientation et le fait persévérer dans son être. Dans un cas comme dans l’autre, des sujets modaux se trouvent en conflit ; mais, pour le désespoir, le conflit est insoluble et ne peut aboutir qu’à l’anéantissement de l’être, c’est-à-dire, pour le moins, à une solution de continuité dans l’être du sujet ; alors que, pour l’obstination, le conflit se résout par la victoire du sujet volitif, ce qui suppose une modification et une adaptation réci­ proque des modalités en présence. En somme, malgré le conflit, tout se passe comme si, pour l’obstiné, la connaissance de l’obs­ tacle suscitait le vouloir, comme si les deux modalisations présup­ posées produisaient ou nourrissaient la modalisation présuppo­ sante. Il n’est pas inutile de remarquer que l’effet de sens «résistance», présent dans l’obstination, est de nature aspectuelle et qu’il renvoie à un «style sémiotique» favorable au déploiement du devenir, ce qui n’est pas le cas dans le désespoir. Ce qui tendrait à prouver que les effets de sens passionnels ne peuvent pas trouver d’explication satisfaisante au sein du seul niveau sémio-narratif. Les dispositifs modaux appartiennent de droit au sémio-narratif, ce sont des «réalisables» du schéma sémiotique, mais les passions qui s’en nourrissent se constituent de fait au sein du niveau discursif.

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l’épistémologie des passions

Du dispositif à la disposition Nous sommes ici au coeur de la difficulté, puisqu’il s’agit de savoir à quelle(s) condition(s) les dispositifs modaux peuvent pro­ duire des effets de sens passionnels. En abordant la «disposi­ tion » passionnelle, on quitte le domaine strictement sémionarratif et on se prépare à entrer dans le domaine discursif. A ce niveau peuvent être convoqués aussi bien les résultats de la modulation tensive que ceux du parcours génératif catégorisant, c’est-à-dire aussi bien des grandeurs de l’ordre du continu, issues des préconditions de la signification, que des grandeurs de l’ordre du discontinu, issues du niveau sémio-narratif proprement dit. C’est ainsi que les procès se présentent, au niveau des structures discursives, à la fois modulés sur un mode continu, grâce aux variations aspectuelles proprement dites, et segmentés sur un mode discontinu, grâce à la concaténation des étapes, des épreuves et des séquences. La représentation en trois modules de l’économie générale de la théorie est revenue à plusieurs reprises dans nos propos ; elle pourrait donner lieu à une représentation de ce type : niveau des préconditions (tensivité phorique) - sujet tensif et protensivité - valences et fiducie discrétisation

convocation

i niveau sémio-narratif (catégorisation) -struct. élémentaires

\ conversion -struct. narratives

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niveau du discours (instance de l’énonciation, opérations de la mise en discours)

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

Pour ce qui concerne notre propos immédiat, les relations entre les dispositifs et les dispositions, on obtiendrait la représentation suivante : MODULATIONS discréti­ sation

convocation

ASPECTUALISATIONS

I MODALISATIONS

On pourrait se demander pourquoi la représentation adoptée est triangulaire et non linéaire ; la raison en est simple : une repré­ sentation linéaire suppose une homogénéité minimale des opéra­ tions qui assurent le passage d’un niveau à l’autre ; or il apparaît de plus en plus que, si les conversions proprement dites se défi­ nissent comme augmentation et coagulation du sens, elles n’opèrent comme telles que dans l’ensemble des niveaux où régnent exclusivement la catégorisation et la discrétisation, c’està-dire au sein de ce qu’il est convenu d’appeler le « sémionarratif ». En revanche, le passage au niveau discursif, essentielle­ ment à cause du caractère de va-et-vient qu’on lui a reconnu et sur lequel nous reviendrons, ne peut plus être traité comme conver­ sion, mais seulement comme convocation ; l’idéal (théorique) serait de faire en sorte que le discours n’invente plus rien, qu’il ne fasse que « convoquer » par des opérations spécifiques de la mise en discours ce que les deux autres instances auraient engendré ; il reste qu’il « inventerait » encore, ne serait-ce que les primitifs que, sous forme de stéréotypes élaborés par l’usage, il renvoie dans la «langue». De la même manière, l’évolution des tensions au niveau des préconditions, ainsi que le passage des préconditions aux structures élémentaires de la signification ne peuvent pas être traités comme des «augmentations et coagulations» du sens, puisque l’évolution des tensions ne relève pas encore de la signifi­ cation et que le premier geste de la catégorisation et de la discréti­ sation est une opération épistémologique qui est certes une conversion, mais différente de toutes celles qui suivent. 76

l’épistémologie des passions

La disposition comme «style sémiotique» Dans cette perspective, les dispositifs modaux, appartenant au niveau sémio-narratif, viennent à la rencontre des modulations continues du devenir que nous avons postulées au niveau des préconditions. A ce compte, les dispositifs modaux deviendraient des dispositions grâce à leur aspectualisation. En effet, la dynamique interne qui caractérise les dispositions passionnelles semble elle aussi donner lieu à une série de chevauchements et d’approxima­ tions et procède par glissements progressifs et par syncopes, tout en ne cessant pas d’obéir à un principe d’orientation tensive qui homogénéise en quelque sorte une forme superficielle du « deve­ nir» du sujet. On a pu constater par exemple que, si la connais­ sance de son échec ou de l’obstacle pouvait susciter ou raffermir le vouloir de l’obstiné, ce ne pouvait être qu’en vertu d’un style sémiotique « résistant » et « duratif » (un « continuer malgré X ») qui a pour effet, grâce à une sorte de chevauchement du ne-paspouvoir et du vouloir, de modifier celui-ci en fonction de celui-là ; en d’autres termes, si les transformations entre modalisations incompatibles n’apparaissent pas comme de véritables fractures internes, mais comme de simples transitions paradoxales, c’est qu’elles sont conditionnées et contrôlées par une protomodalisation, tensive et homogénéisante, que nous avons intuitivement identifiée plus haut comme « excédent modal régissant » et qui n’est autre que l’effet de la convocation discursive des modula­ tions du devenir. La disposition comme programmation discursive Cette propriété des dispositions passionnelles explique somme toute bien des choses. Pour commencer, l’existence d’un principe régissant émanant de la protensivité permet de définir les disposi­ tions comme des « programmations discursives » et d’expliquer qu’elles puissent apparaître, au niveau du discours, comme des potentialités de faire ou de séries d’états ordonnés (qu’on appelle plus communément des « attitudes »). A cet égard, le sujet pas­ sionné fonctionne comme certaines mémoires de sauvegarde en informatique : d’une part les fichiers sont stockés de manière 77

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

compacte, illisibles et inutilisables tels quels, et d’autre part il existe une commande qui les restaure et les rend accessibles à l’utilisateur ; le dispositif modal serait à l’image de cette version « compressée » et non accessible, le principe protensif et régissant serait la commande de restauration et la disposition serait le résultat lisible et accessible et, par conséquent, opérationnel de l’ensemble de la procédure. La disposition comme aspectualisation Par ailleurs, la syntaxe aspectuelle qui préside à la mise en place des dispositions se traduit plus superficiellement sous la forme d’une aspectualisation temporelle, qui est un des traits les plus évidents et les plus immédiatement repérables de l’univers passionnel, en particulier dans les définitions que proposent les dictionnaires de langue des différents sentiments ou passions. La « rancune » est un « ressentiment durable », la « patience » est une « capacité à endurer », 1*« espoir » le fait « d’attendre quelque chose avec confiance » ; un coléreux est dit « prompt à se mettre en colère ». Toute la question est de savoir, nous semble-t-il, si les formes aspectuelles ne font que surdéterminer après coup les structures modales ou si elles en sont une composante intrin­ sèque. Parmi les cas évoqués ci-dessus, il en est dont on peut affirmer sans hésitation que l’aspectualisation est une surdétermi­ nation : la colère du « coléreux », par exemple, est une variante inchoative et intense de la colère en général. D’autres, en revanche, semblent comporter une aspectualité intrinsèque : l’es­ poir, parce qu’il consiste à attendre avec confiance, se fonde sur un devoir-être et un croire-être dont l’interprétation est quasi tem­ porelle ; ce devoir-être pourrait être fondé, dans la version aspectualisée qui en est proposée ici, sur la modulation du devenir qui opère, comme on l’a vu, par suspension ponctualisante ; le devoirêtre fonde l’attente en ce qu’il assure l’identité de tous les instants à l’égard du devenir : la durée n’est plus alors qu’un délai, les dif­ férents instants qui la composent ne comportent plus aucune potentialité de changement, car ces « micropotentialités » ont été neutralisées par la modulation. Ce rapide examen fait apparaître, dans le dispositif modal devenu disposition, une aspectualité spécifique de l’effet pas78

l’épistémologie des passions

sionnel, éventuellement temporalisée lors de la mise en discours et qui peut être saisie de deux points de vue complémentaires. En premier lieu, à l’égard du parcours génératif dans son ensemble et des conditions et préconditions de la signification, l’aspectualité projetée sur le dispositif modal résulte, comme on l’a déjà sug­ géré, de la convocation des modulations du devenir ; l’aspectualité comme «forme» ne peut se manifester qu’après avoir informé soit le temps, soit l’espace, soit l’acteur ; c’est en somme la forme première du discours, son rythme, sa dynamique et, en tant que telle, elle incarne en discours les tensions qui se des­ sinent sur l’horizon ontique. Le devenir ayant été construit et défini dans l’espace théorique du sentir minimal, son incarnation discursive est tout à fait propre à transformer des suites modales en dispositions passionnelles, dans la mesure où elle implique du même coup une suspension de la pure rationalité narrative et cognitive. Du point de vue du sujet discursif, et dans le cadre des opérations de la mise en discours, la résurgence du sentir minimal se présente comme un réembrayage sur le sujet tensif. En second lieu, à l’égard du dispositif modal lui-même, l’aspectualisation transforme une séquence discontinue en procès homo­ gène, en «programmation discursive». Toutefois, de la même manière qu’un procès narratif classique ne renvoie pas seulement à une suite d’états narratifs, mais aussi à des transformations entre états, le procès passionnel ne peut pas se fonder sur les seules suites modales, qui ne sont, telles qu’elles sont couram­ ment utilisées, que des suites d’états modaux. Nous sommes donc amenés à supposer, antérieurement à leur convocation comme disposition dans le discours, que les dispositifs modaux sont orga­ nisés en une syntaxe complète, comprenant états modaux et transformations modales, que nous appellerons syntaxe inter­ modale, pour la différencier de la syntaxe qui fait changer telle ou telle modalisation de «position» à l’intérieur d’un système modal isotope. Il est possible maintenant, sous forme d’hypothèse de travail, d’envisager, parallèlement à la série des conversions qui mènent de la syntaxe fondamentale à la figurativité narrative, une série d’étapes qui, dans le parcours du sujet épistémologique, seraient plus spécialement sollicitées par la théorie des passions: au 79

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

niveau de la tensivité phorique, le sentir et le devenir ; au niveau sémio-narratif, les dispositifs modaux et la syntaxe intermodale qui les dynamise ; au niveau discursif, les dispositions et Vaspectualisation qui les régit, le plus souvent temporalisée mais pas exclusivement ; l’énonciation procède quant à elle par réem­ brayage sur le sujet tensif et délimite ainsi dans le discours les simulacres passionnels. La syntaxe intermodale La syntaxe intermodale engage, semble-t-il, un postulat dont on mesure encore mal les conséquences, selon lequel il existerait une syntaxe qui ne reposerait pas sur la syntaxe élémentaire dérivée du modèle constitutionnel. Car il reste maintenant une question à résoudre et qui ne peut être plus longtemps éludée : comment assurer théoriquement la transformation d’une modalité en une autre, qui, outre qu’elle lui est obligatoirement hétérotope, peut lui être aussi contraire ou contradictoire ? Les conditions de la réponse ont été longuement décrites, mais la réponse elle-même est encore à formuler. Pour qu’un savoir se transforme en vouloir, par exemple, il fau­ drait supposer, dans une sémiotique qui ne connaîtrait que le dis­ continu et le catégoriel, d’une part une catégorie commune qu’on appellerait /M/ et d’autre part des traits distinctifs qui feraient l’objet de la transformation, et qu’on appellerait /m7 et /mV ; la catégorie /M/ garantirait l’homogénéité de la transformation /mfl—*mV ; ce qui reviendrait à introduire une contrainte isoto­ pique là où il est habituel de postuler, du fait de la discrétisation, l’hétérotopie modale. L’existence de catégories communes aux modalités ne résoudrait rien, puisque cela reviendrait en fin de compte à déplacer la difficulté sur les «traits modaux distinc­ tifs ». De fait, nous disposons déjà du « socle modal », à maintes reprises repéré, cerné et décrit, et qui, par récursivité, pérennise dans le parcours génératif les modulations du devenir : il s’agit de la tensivité phorique. Partant de ce socle modal, on constate par exemple que le savoir ne peut se transformer en pouvoir que si la modulation « clôturante » qui sous-tend le premier est neutralisée 80

l’épistémologie des passions

(après P«arrêt», l’«arrêt de l’arrêt», comme dirait C. Zilberberg) ou que le devoir ne peut se substituer au vouloir qu’au prix d’une suspension du devenir, et donc d’une annulation de la modulation « ouvrante » qui caractériserait le vouloir. Le socle tensif de la syntaxe intermodale pourrait donc être la modulation d’un devenir qui acquiert (ou qui perd) progressivement son autonomie par rapport à la nécessité. C’est pourquoi les positions modales successives apparaissent comme différentes formes de « soumission », d’« arrachement », de « tergiversations » à l’égard d’une nécessité qui réclame sans cesse ses droits. Ainsi, vouloir, savoir, pouvoir, etc., renvoient toujours à différents «styles sémiotiques », à différents styles de saisie de la scission phorique. L’existence de tels « styles sémiotiques », qui a déjà été suggérée à propos du devenir, est patente dans les transformations intermodales des passions ; pour l’obstination, par exemple, le pou­ voir-ne-pas-être ou le ne-pas-pouvoir-ne-pas-être reposent sur un style sémiotique « cursif », où le sujet modal se contente d’ac­ compagner le déploiement événementiel ; avec le savoir-ne-pasêtre, le sujet modal arrête le cours des événements ; c’est alors qu’intervient un autre style, celui du vouloir, par lequel le sujet modal déploie à nouveau l’événement comme un devenir. Le socle modal commun, fondement de la syntaxe intermodale, et quel que soit le nom qu’on lui donne, prend sa source, épistémo­ logiquement parlant, dans la résistance à la fusion, dans le jeu des forces cohésives et dispersives qui permettent au sujet tensif d’échapper à la nécessité ontique. En l’absence d’articulations proprement dites, il est pourtant difficile, théoriquement parlant, d’attribuer à la tensivité pho­ rique la propriété d’engendrer par elle-même et en elle-même des « styles sémiotiques » distincts et identifiables, quelles que soient les précautions adoptées pour leur formulation. Quel serait donc le statut de ces « styles sémiotiques », qui semblent déterminants dans la syntaxe intermodale ? L’analyse de l’obstination, dont le vouloir, par chevauchement et rétroaction sur le ne-pas-pouvoir, produit comme on l’a vu un effet de sens passionnel spécifique, nous fait entrevoir la possibilité d’une réponse. On remarque en effet que le vouloir de l’impulsif, par exemple, dans la mesure où il est suivi de l’apparition immédiate d’un pouvoir qui semble en 81

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

découler tout naturellement, ne produit pas le même effet de sens que le vouloir de l’obstiné, qui suit un ne-pas-pouvoir dont il semble paradoxalement se nourrir et se renforcer. Ces différents effets de sens se traduisent au niveau du discours comme des aspectualisations distinctes, mais renvoient aussi, par présupposi­ tion, et au niveau du continuum tensif, à différentes manières de moduler le devenir. Nous ferons donc l’hypothèse suivante, en cinq propositions : 1. Les dispositifs modaux sont convoqués en discours et sou­ mis à une aspectualisation, qui résulte de la convocation des modulations tensives et qui les transforme en dispositions pas­ sionnelles ; 2. Par l’effet de l’usage (sociolectal ou idiolectal), ces disposi­ tifs sont figés et stéréotypés pour entrer dans des taxinomies pas­ sionnelles connotatives ; 3. Une fois stéréotypés, ils sont renvoyés au niveau sémionarratif et sont alors convocables tels quels ; 4. Au sein des séquences modales stéréotypées, la syntaxe intermodale est la forme figée, elle-même stéréotypée par l’usage, de l’aspectualisation évoquée au point 2, et donc aussi de cer­ taines modulations tensives ; les effets de sens produits par l’in­ sertion d’une modalité donnée dans un dispositif figé résultent donc de la codification par l’usage des dispositions du niveau dis­ cursif ; 5. En convoquant les dispositifs stéréotypés en discours, on y convoque aussi ces codifications de dispositions et, par conséquent, des formes figées de la modulation tensive. Les « styles sémiotiques » résulteraient, dans cette perspective, de modulations tensives stéréotypées, saisies et figées par l’usage en même temps que les dispositifs modaux sélectionnés pour les taxinomies passionnelles. Tout comme les passions ne peuvent être pensées sans la praxis énonciative qui les forge, les « styles sémiotiques» (les «ambiances», comme le dirait P.A. Brandt) n’apparaissent dans les modulations tensives que par l’intermé­ diaire de l’usage.

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l’épistémologie des passions

Méthodologie

des passions

La terminologie Un rapide survol de l’ensemble théorique que nous venons de parcourir met en évidence plusieurs notions qui, quel que soit le degré de conviction que les précédentes suggestions et proposi­ tions théoriques peuvent susciter, restent indispensables à une sémiotique des passions. Il paraît donc utile de faire ici un bref bilan terminologique, le bilan des instruments nécessaires pour la description de l’univers passionnel. La tensivité phorique désigne l’ensemble des préconditions de la signification, parmi lesquelles nous avons identifié, d’une part, la protensivité, définissant un sujet tensif ou «presque-sujet», et qui engendre, sous l’effet des tensions favorables à la scission, le devenir, et, d’autre part, la fiducie, sur laquelle se dessinent des « ombres de valeur », destinées à engendrer les valences. Quittant le mode continu propre aux préconditions, nous avons rencontré ensuite, au niveau sèmio-narratif la discrétisa­ tion des modulations du devenir, qui engendre les modalisations. Ces modalisations sont de deux sortes : au sens restreint, elles recouvrent seulement ce qu’on appelle traditionnellement les modalités ; au sens large, elles recouvrent aussi les simulacres existentiels, c’est-à-dire les jonctions projetées par le sujet dans l’espace imaginaire ouvert par les modalités. Saisies au niveau des structures narratives de surface, les modalisations qui affectent les deux dimensions déjà connues, la dimension pragmatique et la dimension cognitive, peuvent fonctionner sous certaines condi­ tions comme des dispositifs modaux, sortes de simulacres où les sujets modaux reçoivent des identités transitoires tout au long du déploiement syntaxique des dispositifs. La spécificité de ce fonc­ tionnement syntaxique, et en particulier ce que nous appelons la syntaxe intermodale, garantit l’autonomie de la dimension thy­ mique, troisième dimension (dans l’ordre déductif de la construc83

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

tion théorique) de la syntaxe narrative de surface. Les variations entre « euphorie » et « dysphorie » participent des trois dimen­ sions, mais elles fonctionnent plus particulièrement sur la dimen­ sion thymique comme des objets thymiques, manifestés entre autres par les figures de la « souffrance » ou du « plaisir », consé­ quences des transformations thymiques. Il peut être instructif de comparer l’histoire théorique de cette dimension avec celle de la dimension cognitive. Cette dernière a d’abord été reconnue comme constitutive de la dimension prag­ matique, en particulier lors du contrat et de la sanction ; elle a ensuite acquis son autonomie dès qu’il a été constaté que les décalages de savoir, les aléas de la circulation de l’information, ainsi que de nombreuses variations modales propres au cognitif, pouvaient fonctionner sans référence et sans lien nécessaire avec les transformations de la dimension pragmatique. Après avoir été conçue comme un chemin syntaxique tracé transversalement à travers l’ensemble des effets cognitifs produits par la syntaxe nar­ rative pragmatique, la dimension cognitive est donc devenue une dimension narrative à part entière. De la même manière, le domaine thymique se constitue progressivement, dans un pre­ mier temps, comme constitutif des deux autres dimensions, comme résultant des effets « passionnels » des suites modales qui accompagnent les programmes pragmatiques et cognitifs, ainsi que de l’alternance de l’euphorie et de la dysphorie qui découle de l’inscription des objets de valeur dans des axiologies. Dans un second temps, il apparaît là aussi que les contraintes modales et les effets d’euphorie/dysphorie des dimensions pragmatique et cognitive ne suffisent plus à expliquer les effets de sens passion­ nels. C’est pourquoi, pour rendre compte de parcours passionnels qui ne doivent plus rien à la syntaxe narrative pragmatique ou cognitive, la dimension thymique est instituée comme une di­ mension autonome de la syntaxe narrative dé surface. La relation entre le niveau des préconditions, relevant du continu, et celui du sémio-narratif, relevant du discontinu, ne peut pas être, comme on l’a déjà suggéré, une simple relation de conversion ; si on considère en effet les deux types possibles de conversion - conversion «horizontale», ou «transformation», et conversion « verticale » -, ils n’opèrent qu’entre des grandeurs 84

l’épistémologie des passions

discontinues ; il en est de même du concept d’« intégration » chez Benveniste, grâce auquel on ne peut « intégrer » que les unités discrètes d’un niveau donné aux unités discrètes du niveau sui­ vant. Il semble que la discrétisation, avec ses sous-composantes, la sommation et la catégorisation, soit mieux appropriée dans ce cas. Pour passer aux structures discursives, en revanche, nous fai­ sons appel à la convocation, ensemble de procédures qui est censé manifester dans le discours les grandeurs manifestables du niveau épistémologique ou du niveau sémio-narratif ; ces grandeurs sont continues pour ce qui concerne la tensivité phorique et disconti­ nues pour ce qui concerne le sémio-narratif. A titre d’exemple, la convocation des modulations du devenir se manifeste comme aspectualisation et la convocation de la dimension thymique se fait sous la forme d’une dimension pathémique du discours, qui comprend l’ensemble des propriétés manifestables de l’univers passionnel. De même, les pathèmes se définissent comme l’en­ semble des conditions discursives nécessaire à la manifestation d’une passion-effet de sens. On distinguera à cet égard les pathèmes-procès et les rôles pathèmiques, selon que l’on cherchera à saisir soit des syntagmes passionnels, soit des identités transi­ toires du sujet discursif dans ces syntagmes. Si on prend comme exemple la « susceptibilité », on voit bien que le pathème-procès déploie l’ensemble de la séquence, comprenant la réception, l’in­ terprétation de la blessure d’amour-propre puis la réaction et le comportement qui en découle ; en revanche, le rôle pathémique, identifiable grâce à la récurrence d’un même procès de ce type pour un même sujet, peut caractériser le sujet aussi bien, entre autres, à l’étape de l’interprétation de la blessure d’amour-propre qu’à celle du comportement « vexé ». En outre, s’il est possible, à partir de l’analyse concrète des discours, de reconnaître une forme généralisable des pathèmes-procès, celle-ci portera le nom de schéma pathémique canonique. D’un autre côté, la notion de « rôle pathémique » empiète sur celle de disposition, en ce qu’elles caractérisent toutes les deux une « programmation discursive » du sujet passionné. De fait, si la même propriété discursive du sujet passionné peut recevoir deux noms différents, c’est par l’effet d’une différence de procé85

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dure. Si on reconstruit les propriétés du sujet passionné par pré­ supposition, sur la base d’une itération fonctionnelle et par un calcul cognitif fondé sur les résultats d’un procès - c’est-à-dire sur des grandeurs discontinues -, on l’identifie et on le dénomme en tant que rôle pathémique ; si en revanche on cherche à saisir ces mêmes propriétés comme une manière de sentir, comme une pro­ grammation qui découle d’une forme aspectuclle, on est amené à leur appliquer une logique des motivations et on les traite alors comme disposition. En somme, la disposition comporte une composante aspectuelle, parce que la procédure par laquelle on la construit reste conforme au soubassement tensif de l’univers pas­ sionnel, alors que le rôle thématique n’en comporte pas parce qu’il résulte d’une procédure de reconstruction cognitive des classes de comportements passionnels. Les taxinomies passionnelles connotatives Le bilan terminologique constitue en quelque sorte la contribu­ tion de la réflexion épistémologique à la méthodologie ; mais la construction des univers passionnels, en partant des passionseffets de sens, se heurte, quelle que soit la théorie qu’on se donne, à une difficulté majeure que ni l’épistémologie ni la terminologie ne peuvent résoudre : il s’agit, en l’occurrence, de l’écran que constituent pour l’analyste, qu’il soit sémioticien, philosophe ou lexicologue, les variations culturelles présentes au cœur même des effets de sens passionnels. Il est aisé de comprendre que si, du point de vue théorique, l’analyse des passions ne peut se passer de la praxis énonciative et de la mise en discours, elle rencontrera, du point de vue méthodologique, des idiolectes et sociolectes pas­ sionnels. La praxis énonciative et les primitifs La linguistique fait la différence entre le langage, comme fait humain universel, et qui en tant que tel serait susceptible de comprendre des « universaux linguistiques », et les langues, sys­ tèmes spécifiques aux aires culturelles qui complètent et réinter­ prètent les universaux. Or l’un et les autres, langage et langues, 86

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l’épistémologie des passions

relèvent du virtuel ou de l’actualisé et font place, pour leur réali­ sation, au discours. En termes de sémiotique générale, et non plus de linguistique au sens restreint du terme, le niveau sémionarratif, ordonné comme un parcours génératif, devrait com­ prendre, d’une part, des grandeurs universelles, caractéristiques de la signification conçue comme un fait humain universel, et, d’autre part, des grandeurs généralisables à l’intérieur d’une culture donnée et caractéristiques de la signification comme fait culturel ; ces deux types de grandeurs sémiotiques continuant à appartenir au niveau sémio-narratif et se distribuant également sur l’ensemble du parcours génératif, elles relèvent les unes comme les autres du virtuel et de l’actualisé. Les «cultures», entendues comme des systèmes de sélection, d’infléchissement ou de complément, appliqués aux universaux de la signification, seraient, à leur égard, ce que les langues sont au langage. On sait par exemple que, si les structures élémentaires de la signification, d’une part, et le système des éléments naturels - qui sous-tend les axiologies figuratives les plus répandues -, d’autre part, peuvent figurer dans la théorie comme des universaux, il n’en est pas de même des axiologies figuratives proprement dites, où les quatre éléments se distribuent, selon les auteurs et selon les cultures, de façon variable et spécifique. Il est une manière relativement simple d’aborder ces grandeurs culturelles et de les distinguer des universaux, qui consiste à les traiter comme des « taxinomies connotatives » ; en effet, la tenta­ tion est grande parfois de considérer les « sélections », « inflé­ chissements» et autres «compléments», dont les universaux sont affectés par les cultures individuelles ou collectives, comme des opérations isolées relevant de la seule initiative du sujet d’énonciation et d’en faire un inventaire versé directement au compte des opérations énonciatives. Or il se trouve que, ne serait-ce que parce qu’elles incluent la « langue », l’ensemble de ces particularités constituent un système qui, une fois établi, acquiert de droit un mode d’existence indépendant de l’énoncia­ tion : elles sont réalisables - virtualisées ou actualisées - et non réalisées. C’est à la praxis énonciative qu’il revient d’opérer ce change­ ment de statut ; en effet, les particularismes culturels s’intégrent 87

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au niveau sémio-narratif grâce à l’usage : le discours social se constitue non seulement par convocation des universaux, mais aussi par une sorte de retour du discours sur lui-même, qui pro­ duit des configurations toutes faites, stéréotypées, et les stéréo­ types ainsi obtenus sont renvoyés au niveau sémio-narratif pour y figurer comme des primitifs, tout aussi organisés et systématiques que les universaux. La praxis énonciative est cet aller-retour qui, entre le niveau discursif et les autres niveaux, permet de consti­ tuer sémiotiquement des cultures. Le plus souvent, mais pas exclusivement, les «primitifs» ainsi obtenus se présentent comme des taxinomies qui, sous-jacentes aux configurations convoquées dans le discours, y fonctionnent en quelque sorte comme des connotations, distinctes des dénotations qui résultent de la convocation des universaux. En ce sens, la praxis énoncia­ tive concilie un processus génératif et un processus génétique et associe dans le discours les produits d’une articulation atem­ porelle de la signification et ceux de l’histoire. Les passions offrent un terrain remarquablement fertile pour de telles taxinomies connotatives et l’analyste y reconnaît d’em­ blée un domaine privilégié pour l’étude de ces « grilles » cultu­ relles, sociales ou individuelles qui se projettent sur les univer­ saux. En effet, le « dispositif » modal étant la grandeur abou­ tissante du parcours génératif des passions, sa mise en discours produit des «dispositions», conformément à la procédure de convocation ; mais la convocation est en principe envisageable pour l’ensemble des combinaisons modales logiquement pos­ sibles ; de fait, il n’en est rien, et on constate que chaque culture en sélectionne seulement une partie pour les manifester comme des passions-effets de sens ou comme des passions-lexèmes. Par définition, la disposition, à la fois ancrée dans la syntaxe inter­ modale et la protensivité, est plus ou moins prévisible ; elle est certes un facteur de prévisibilité du comportement du sujet, mais elle comporte toujours une part d’indétermination et d’« inven­ tion » ; en revanche, le « rôle pathémique », construit par présup­ position et sur la base d’une itération, est très fortement prévi­ sible et a tendance à s’implanter dans le discours comme un stéréotype. C’est en quelque sorte l’« usage » d’un certain disposi­ tif modal comme disposition, dans une aire discursive et cultu88

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relie donnée, qui en fait un stéréotype, puis, par rétroaction, un primitif passionnel', c’est alors seulement que, dans la culture considérée, seuls les dispositifs modaux ayant subi ce traitement feront l’objet d’une convocation discursive à l’intérieur des confi­ gurations passionnelles. S’il n’était question que de structures ou de catégories modales, l’influence des « grilles » culturelles reste­ rait limitée ; mais, dans la mesure où il s’agit de « dispositifs », c’est-à-dire d’intersections entre structures et de combinaisons potentielles entre catégories, les passions ne peuvent apparaître en tant que telles dans le discours que si une instance gère et actualise ces combinaisons potentielles, et cette instance est la praxis énonciative, qui crée les taxinomies passionnelles afin d’y recueillir les primitifs produits par l’usage. Espèces et niveaux de la taxinomie La langue elle-même procède par classification, dans la mesure où elle conceptualise le monde naturel. Les cultures, quant à elles, se distinguent comme ethnotaxinomies, caractérisant une aire ou une époque tout entière, et comme sociotaxinomies, qui spéci­ fient les différentes couches taxinomiques d’une aire ou d’une époque donnée ; selon le critère retenu, ces dernières pourront être socioculturelles, socio-économiques, sociogéographiques : passions du Nord et du Midi, passions corses (Mérimée) ou nor­ mandes (Maupassant), passions aristocratiques, bourgeoises ou populaires. D’un autre point de vue, certaines taxinomies peuvent apparaître comme immanentes à une culture donnée, alors que d’autres, tout en restant constitutives d’une culture, apparaîtront comme construites, car elles appartiennent à un sys­ tème plus général : les théories des passions apparaissent ainsi à l’intérieur de systèmes idéologiques, philosophiques, voire à vocation scientifique, comme en biologie et même... en sémio­ tique. Enfin, la distinction entre les sociolectes et les idiolectes sera tout aussi pertinente dans le cas des passions. On pourra dire par exemple que la théorie des passions de Descartes relève d’une taxinomie sociolectale immanente, d’un côté, dans la mesure où elle repose sur une tradition socioculturelle et où elle est influen­ cée par l’idéologie aristocratique, et d’une taxinomie idiolectale 89

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construite, d’un autre côté, parce qu’elle participe d’un système philosophique. Un exemple vient à l’esprit, qui illustre concrètement la relati­ vité des taxinomies connotatives : l’« ambition », 1*« envie » et F«émulation» se partagent une même configuration passion­ nelle, mais de manière variable, suivant les cultures et les époques. Ces variations obéissent en particulier à la nature des clivages socio-économiques : l’émulation reste circonscrite à l’in­ térieur de chaque classe ou groupe social, l’ambition et l’envie en franchissent les limites ; par ailleurs, l’ambition et l’émulation sont «ascendantes», alors que l’envie supposerait un principe égalitaire. C’est pourquoi ce qui apparaîtra comme ambition dans une société fortement clivée, comportant un grand nombre de couches sociales aux frontières bien définies, passera pour de l’émulation dans une société comportant peu de couches sociales et des clivages faibles. En outre, pour peu que la norme sociale vise à maintenir fermement chacun dans sa classe d’origine, l’émulation se trouvera rabattue sur l’ambition, et l’ambition ellemême ramenée à une envie ; Dupuy et Dumouchel se sont effor­ cés de montrer, dans L’Enfer des choses, à la lumière des théories de R. Girard, que les relations intersubjectives et sociales sont organisées dans ce cas par une stratégie dont le but principal est de canaliser le désir mimétique. Si on admet, comme nous l’avons suggéré indirectement avec la notion d’« inter-sujet », qu’un phénomène comme le désir mimétique est antérieur à l’existence même des objets de valeur, on est amené à constater que la sélection opérée par les taxinomies connotatives opère dès les préconditions de la signification et que, sans être déjà des sys­ tèmes axiologiques - ce qui serait incompatible avec le statut des préconditions -, elles accueillent déjà des normes, des principes régulateurs qui définissent le mode de fonctionnement du sujet collectif. Il semblerait ici que le sujet d’énonciation communau­ taire inscrive comme primitifs, au sein même du continuum tensif, ses propres mécanismes de régulation interne. Les suggestions faites plus haut à propos des « styles sémiotiques » vont dans le même sens. On connaît plusieurs théories qui proposent par exemple, au niveau de ce que nous appellerions les structures élémentaires, 90

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d’organiser les systèmes passionnels, ou l’affectivité en général, selon les grands types d’axiologies reconnus comme dominants dans l’étude des discours : l’axiologie abstraite, vie/mort, dont la psychanalyse a fait un usage inégal, en opposant soit les pulsions de vie aux pulsions de mort (S. Freud), soit les « bons objets » aux « mauvais objets » dévorants et attirants à la fois (M. Klein), mais aussi l’axiologie figurative, eau/air/terre/feu, qui fonde la théorie des humeurs et plus particulièrement les taxinomies passionnelles médiévales. Au niveau sémio-narratif, pour ce qui concerne les modaîisations plus particulièrement, les taxinomies connotatives opèrent à grande échelle, puisqu’elles autorisent ou interdisent la mani­ festation comme passion de chacun des dispositifs modaux logi­ quement possibles. Ainsi, tout un ensemble de comportements relevant de l’honneur sont exclus du domaine passionnel au xvue siècle et au xvme siècle, et dans une certaine mesure au xixcsiècle, alors qu’ils apparaîtraient comme «susceptibilité», « irritabilité », « caractère ombrageux » ou violence coléreuse aujourd’hui. Aussi longtemps que ces comportements sont socia­ lement normés, encodés comme rôles thématiques dans la compé­ tence des sujets, on reste dans le cadre d’un contrat collectif et d’une compétence modale ordinaire ; dès lors que cette codifica­ tion et la norme qui l’accompagne tombent en désuétude, les mêmes comportements ne renvoient plus à une structure modale isotope, comme celle du devoir-être ou devoir-faire, mais à un dis­ positif modal complexe, qu’aucun contrat ne règle, qui possède sa propre autonomie syntaxique et qui ne peut être interprété, dans la nouvelle culture où il se manifeste, que comme une « disposi­ tion » passionnelle. De même, les postures de préparation au défi et de respect de la position sociale d’autrui, que P. Bourdieu a décrites chez les Kabyles, sont strictement fonctionnelles, réglées comme des pouvoir-faire et des savoir-être, mais sont couramment recatégorisées, par d’autres yeux que ceux du sociologue, comme des pathèmes : « dédain », « arrogance », « fierté », etc. *. 1. Ces quelques exemples montrent bien qu’une suite modale qui n’est pas convoquée comme « disposition » lors de la mise en discours n’apparaît pas, de fait, comme un « dispositif » ; il se vérifie ici qu’en tant qu’intersection entre des catégories modales, le dispositif reste virtuel et que seul l’effet rétro­ actif de la praxis énonciative peut l’actualiser et le rendre manifestable et sen91

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

La nomenclature passionnelle La langue propose sa propre conceptualisation de l’univers pas­ sionnel, dont on trouve une première formulation dans un champ lexical spécifique, celui de la « nomenclature passionnelle », qui révèle les grandes articulations d’une taxinomie coextensive à une culture tout entière. Nous nous pencherons, tout naturellement, sur la nomenclature française. Les définitions des passions dans le dictionnaire comportent une série de dénominations taxinomiques qui constituent comme de grandes classes de la vie affective ; on a relevé en français les types suivants : « passion », « sentiment », « inclination », « pen­ chant », « émotion », « humeur », « disposition », « attitude », «tempérament», «caractère», complétés par des locutions adjectivales comme « enclin à », « susceptible de » *. En deçà même du découpage de l’univers passionnel par les lexèmes qui désignent les passions-effets de sens, il y aurait une autre grillé culturelle, plus abstraite, qui révélerait au sein des cultures mêmes une théorie immanente des passions. Cette classi­ fication, parce qu’elle est à la fois une première organisation ethnoculturelle de l’univers passionnel et parce qu’elle se présente comme une théorisation implicite de ce même univers, mérite qu’on l’examine pour elle-même, afin de dégager les principaux paramètres qu’elle exploite. En effet, les théories psychologiques et philosophiques des passions reprennent le plus souvent sans autre forme de procès la nomenclature de la langue qu’elles uti­ lisent et s’efforcent sur ce fondement tout relatif de les remotiver sible pour l’énonciataire. Plus concrètement, c’est l’existence d’une dyna­ mique interne du dispositif, sous forme de syntaxe inter-modale, qui le signale à l’attention de l’analyste comme dispositif. On en viendrait à conclure, mais cela reste à vérifier, que la présence d’une syntaxe intermodale dans les suites modales serait elle aussi l’effet rétroactif de la praxis énonciative et de l’application des taxinomies passionnelles. 1. N.B. Pour ne pas interférer avec le métalangage que nous nous sommes donné peu à peu, nous laisserons de côté le terme « passion », que nous avons retenu arbitrairement comme terme générique de l’univers étudié, et le terme « disposition », qui vient de recevoir une définition spécifique, tout aussi arbitraire par rapport au lexique naturel. 92

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à l’intérieur de leur propre système. On peut montrer aisément, à cet égard, que, malgré la remotivation définitionnelle qui est ten­ tée, le fondement du système reste relatif à une culture donnée. Pour le sentiment, on retiendra qu’il est donné comme un état affectif complexe, stable et durable, lié à des représentations. Vémotion, quant à elle, serait une réaction affective, en général intense, se manifestant par divers troubles, surtout d’ordre neuro­ végétatif. Le psychologue Théodule Ribot insiste sur son carac­ tère momentané. L’inclination, qui renvoie directement à la « propension » et à la « disposition », se définit comme un désir, comme un vouloir constant et caractéristique de l’individu ; celui qui est « enclin à » est « porté par un penchant naturel et permanent ». Le penchant, défini circulairement comme «tendance natu­ relle » et « inclination », suppose de fait la reconnaissance, par un observateur extérieur, d’une spécialisation de la vie affective du sujet, soit quant aux objets, soit quant aux modalisations ; cette spécialisation est parfois évaluée péjorativement, ce qui n’est pas le cas pour l’« inclination ». En revanche, celui qui est susceptible de est celui qui peut éprouver, présenter, recevoir un sentiment, une impression, qui possède en somme une capacité latente, utilisable à l’occasion. Le tempérament est défini à l’origine comme « équilibre d’un mélange », ce qui permet de comprendre l’utilisation de ce terme dans le champ de l’affectivité, à partir de la définition hippocra­ tique des humeurs. Le terme désigne aujourd’hui un ensemble de caractéristiques innées, un complexe psychophysiologique qui détermine le comportement. Le caractère est aussi un ensemble, mais beaucoup plus homo­ gène que le tempérament et qui regroupe les manières habituelles de sentir et de réagir, susceptibles de distinguer un individu de ses semblables. L’ensemble ne se définit plus ici par l’équilibre des composantes, mais par les dominantes. Vhumeur, enfin, qui caractérise l’individu, est passagère : elle définit un moment de l’existence affective de cet individu. Les variables mises en œuvre dans cette classification sont les suivantes : 93

:

1

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

- Vaspectualisation, qui revient sans cesse, concerne soit le mouvement affectif lui-même, qui peut être permanent (inclina­ tion, tempérament, caractère, susceptible de), durable (sentiment) ou passager (humeur, émotion), soit les manifestations pas­ sionnelles, les comportements et les actes qui s’ensuivent ; ces derniers peuvent être continus (tempérament, caractère, inclina­ tion), à épisodes (susceptible de, humeur) ou isolés (sentiment, émotion). On voit tout de suite, que, même avec une base typo­ logique aussi étroite, la nomenclature (française) ne recouvre qu’une partie des possibilités : comment appeler, par exemple, un mouvement affectif durable à manifestation épisodique? Un « sentiment à épisodes » ? - La modalisation dominante varie aussi selon les types : le sentiment met en jeu le savoir, l’émotion affecte, par ses consé­ quences et ses manifestations, le pouvoir ; l’inclination et le pen­ chant concernent plutôt le vouloir. Dans le tempérament et le caractère, toutes les modalisations semblent mises en jeu, mais sous la forme d’une interaction, dont les instances seraient les sujets modaux définis plus haut et qui parviennent soit à un équi­ libre individuel et explicatif où domine le pouvoir (le tempéra­ ment), soit à des dominances distinctives à effet individualisant ou qui se traduisent en fin de compte comme des variantes du vouloir (le caractère). Toutes ces classes passionnelles se présentent peu ou prou comme des variétés de la compétence au sens large ; il reste qu’elles en offrent des images très différentes. Dans les défini­ tions du caractère et du tempérament, la compétence, comme «être du sujet», est reconnue par un observateur extérieur, capable d’identifier le dosage modal qui la caractérise. Dans l’in­ clination et le penchant, elle est supposée et reconstruite par un observateur qui sera capable de prévoir des comportements et des attitudes. En revanche, dans la définition de l’émotion, elle est considérée comme affaiblie, voire suspendue. La nomenclature passionnelle du français est construite, pour l’essentiel, sur trois variables, où l’aspectualité joue le rôle domi­ nant ; la taxinomie connotative qui en résulte apparaît dans le tableau suivant : 94

l’épistémologie des passions SENTI­ MENT

EMO­

TION

HUMEUR SUSCEP­ INCLINA­ TEMPÉRAMENT TIBLE TION

CARAC­ TÈRE

DISPOSITION

permanente durable passagère

•? •?

MANIFESTATION

continue à épisodes isolée

•? •?

MODALISATION

*

COMPÉTENCE

?

savoir pouvoir vouloir mixte

reconnue supposée niée

?

Malgré cet effort de clarification et de systématisation, la nomenclature passionnelle reste un ensemble flou, dont on peut dire seulement quelles sont les variables qui le sous-tendent, mais dont on ne peut pas définir de manière univoque les termes. Elle apparaît comme la couverture lexématique incomplète, et mal délimitée, d’un macrosystème classificatoire ; en tant que sys­ tème, il lui manque d’être hiérarchisée et il est pratiquement impossible de décider quels sont, de l’aspectualisation, de la modalisation et de la compétentialisation, le présupposant et le présupposé ; d’autre part, ce système n’est pas généralisable, puis­ qu’il résulte d’une sélection culturelle parmi tous les cas de figure possibles : en effet, la sélection culturelle intervient à deux reprises, une première fois pour prélever seulement trois axes de variation parmi tous ceux possibles - reconnaissons qu’ils sont tout de même au centre de la problématique théorique - et une seconde fois pour ne retenir qu’une partie seulement des variétés parmi toutes celles envisageables. La nomenclature représente en quelque sorte une première ébauche, intuitive et produite par l’histoire, d’une théorie des passions élaborée à l’intérieur d’une culture. Cette théorie étant un des composants du système lin­ guistique proprement dit, c’est-à-dire d’un des produits de la praxis énonciative, elle nous invite à y regarder de plus près pour tenter de comprendre, d’une part, comment la langue, en tant que 95

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

système relatif à une culture particulière, procède pour engendrer des effets de sens passionnels à partir des universaux modaux et quelles sont, d’autre part, les propriétés de ces « théories intui­ tives des passions » que sont les taxinomies connotatives en géné­ ral. L'univers passionnel sociolectal On peut, pour commencer, distinguer l’univers passionnel d’une culture tout entière, en partie traduit dans le lexique de la langue qui domine dans cette culture, des micro-univers sociolectaux qui caractérisent les discours sociaux. Ces derniers offrent parfois de telle ou telle passion une relecture - c’est-à-dire une recatégorisation - surprenante. L’humiliation didactique Il en est ainsi, par exemple, du discours didactique, du moins tel qu’il est pratiqué et codifié dans sa forme la plus courante : il est fondé sur la négation du savoir de l’« enseigné » et sur une affirmation du savoir de l’« enseignant » ; toute stratégie pédago­ gique consistant à valoriser le savoir de l’élève n’est à cet égard qu’une ruse qui permet, justement, de compenser les effets pas­ sionnels «parasites» de la négation de savoir originelle. Cette négation est à la fois nécessaire à la bonne transmission et à la construction du savoir, d’une part, et à la constitution de l’actant collectif, d’autre part, puisque le groupe en formation, quel qu’il soit, est rassemblé* à partir d’une évaluation qui peut être soit arbitraire, comme l’âge, soit motivée, comme le concours d’en­ trée, mais qui mesure toujours ce que sait et ne sait pas l’enseigné, ce qui revient toujours à définir ce qu’il a encore à apprendre ; par ailleurs, sous couvert de mesurer les acquis, on multiplie les évaluations « diagnostiques » ou « prognostiques » mais c’est tou­ jours l’étendue des ignorances qui est retenue dans la stratégie didactique proprement dite, ainsi que la relative hétérogénéité du groupe en formation qui en découle, dans le but de programmer ultérieurement les apprentissages destinés à traiter à la fois ce déficit et cette hétérogénéité. 96

l’épistémologie des passions

Or cette négation de compétence est porteuse, au moins dans son principe modal, d’une « humiliation », c’est-à-dire d’une manipulation pathémique qui vise à installer chez l’enseigné un certain segment modal stéréotypé où la conscience (savoir) de l’in­ compétence doit amener à une acceptation (vouloir) des appren­ tissages proposés : le savoir-ne-pas-être se transforme en ne-pasvouloir-ne-pas-être. Freud, par exemple, dans son introduction à VIntroduction à la psychanalyse, exploite de manière insistante ce rôle pathémique ; s’adressant à ses étudiants, il affirme explicite­ ment que, pour venir l’écouter, il faut préalablement admettre qu’on ne sait rien, qu’on est au même niveau d’ignorance que ceux qui n’ont jamais fait d’études médicales ; il n’hésite pas à préciser que ceux qui croiraient encore savoir quelque chose ne doivent pas assister à la deuxième séance. Il suggère enfin à ceux qui acceptent de revenir dans ces conditions, et à ceux-là seule­ ment, de l’écouter. Voilà donc un micro-univers sociolectal où une passion consi­ dérée d’ordinaire comme néfaste et négative est exploitée « posi­ tivement » et sous une forme qui fait l’objet d’un tel consensus qu’en général ni les enseignants (excepté Freud, semble-t-il, entre autres), ni les élèves ne la reconnaissent comme telle. En d’autres termes, à l’intérieur de cette taxinomie passionnelle, elle n’est pas répertoriée comme « humiliation » ; mais il suffit qu’aux marges de ce micro-univers sociolectal des chevauchements se produisent avec d’autres discours sociaux, culturels ou idéologiques, ou avec des univers individuels non intégrés, pour que l’effet de sens « humiliation » réapparaisse et que des conflits d’interprétation du dispositif modal surgissent : bien des débats pédagogiques en découlent. D’un autre côté, une telle forme discursive est sans doute rela­ tive à une aire culturelle limitée, dans le temps et dans l’espace : que deviendrait-elle, par exemple, dans l’Inde ancienne où, comme le fait remarquer Dumézil, le maître « avale » et « vomit » son disciple, et réciproquement ? Théorie des passions et théorie de la valeur En levant maintenant le regard sur les univers passionnels orga­ nisant les cultures tout entières, au-delà même de la langue, on 97

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

s’aperçoit que les taxinomies connotatives affectent bien plus que le découpage des dispositifs modaux et leur interprétation pas­ sionnelle. On remarque, par exemple, que la théorie des passions, lors de la révolution individualiste du xviii* siècle, est remplacée par la théorie de la valeur et par la dynamique de Yintérêt. Les variations paradigmatiques de l’histoire consistent ici à rempla­ cer une focalisation sur le sujet par une focalisation sur l’objet et, parallèlement, à modifier l’équilibre et les relations entre le vou­ loir et le devoir. A l’intérieur des systèmes philosophiques, mais aussi, d’une manière plus générale, à l’intérieur de Yépistémé, l’économie poli­ tique prend la place des théories des passions, qui dépérissent, et la théorie des besoins supplante celle des désirs ; cela se traduit en particulier par un changement de la modalisation des objets de valeur : de désirables qu’ils étaient ils deviennent nécessaires ou indispensables. Dans les théories des passions, la dimension prag­ matique affecte le corps, qui à son tour affecte l’âme, en suscitant par exemple le vouloir ; dans la théorie des besoins, la dimension pragmatique détermine le corps, qui détermine à son tour l’esprit, par l’intermédiaire d’un savoir réfléchi qui consiste pour les sujets à prendre conscience de leur intérêt. La différence entre les deux théories tient en apparence à peu de chose : elle pourrait se résumer à l’opposition entre « affecter » et « déterminer » - le corps affecte ou détermine l’esprit. Dans les théories des passions, le thymique et le cognitif ne sont pas arti­ culés par le pragmatique en tant que tel, mais par ses dys­ fonctionnements : chez Spinoza, par exemple, ces dysfonctionne­ ments n’engendrent que des « idées inadéquates », qui ellesmêmes sont réinterprétées comme passions ; dans la théorie des besoins, en revanche, le cognitif et le thymique sont articulés par le pragmatique en tant que tel et en totalité. Les théories des pas­ sions seraient donc à cet égard des théories du dysfonctionnement narratif, théories aptes à saisir les «restes» passionnels de la narrativité. En revanche, les théories des besoins supposent et exploitent une narrativité totalement déterminée, qui annule et absorbe les effets passionnels en épuisant totalement les valeurs modales dans la quête des valeurs descriptives. On assiste par conséquent, avec l’essor de la théorie des besoins et de l’économie 98

l’épistémologie des passions

politique, à une vaste entreprise idéologique (et épistémologique) visant à réduire cet « excédent modal » dont vivent les passions, à faire en sorte que la totalité des effets modaux reste, directement ou indirectement, dans la dépendance de la dimension prag­ matique ou cognitive. La sémiotique des passions doit prendre position sur ce point ; il ne s’agit plus de prendre parti entre les désirs et les besoins, entre les passions et les intérêts - ce qui reste un débat entre deux mais de définir le minimum épistémologique sans cultures lequel l’autonomie de la dimension thymique n’est plus assurée. Le minimum épistémologique dont nous avons besoin semble bien résider dans le fait que les dispositifs modaux puissent être autre chose que la simple condition de la performance. Il est clair que si, derrière toute taxinomie connotative des passions, une théorie, implicite ou explicite, est à l’œuvre, les changements culturels sont susceptibles d’infléchir la manière dont on se repré­ sente intellectuellement les passions ; c’est une banalité de rappe­ ler que tout projet scientifique s’inscrit dans une culture et dans une épistémè, et que, par conséquent, la sémiotique des passions n’échappe pas à de telles déterminations. Élaborer une sémio­ tique des passions, c’est donc prendre parti pour une représenta­ tion de la dimension narrative des discours qui ne se réduise pas à une sorte de logique de l’action et à une conception du sujet qui serait entièrement déterminée par son faire et par les conditions nécessaires pour le réaliser. L’univers passionnel idiolectal L’univers passionnel d’un écrivain participe à la constitution du « texte global » de son œuvre. Les travaux de Ch. Mauron, en visant le « mythe personnel » d’une œuvre, offrent un exemple de la construction d’univers passionnels idiolectaux. Le mythe per­ sonnel, qui se présente comme une configuration associant thèmes et figures passionnels, peut être interprété comme la per­ manence d’un ou plusieurs dispositifs modaux dont les manifes­ tations figuratives récurrentes sont disséminées dans les situa­ tions narratives ou dramatiques, ainsi que dans les figures de 99

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

rhétorique. Par ailleurs, l’analyse des textes de Maupassant, de Bernanos ou d’Aragon a révélé comment les axiologies figuratives (eau, air, terre, feu), associées aux axiologies abstraites (vie, mort) et polarisées par l’euphorie/dysphorie, constituent les formes idiolectales susceptibles de se déployer sur la dimension thy­ mique du récit. La « spécificité » de l’idiolecte passionnel se traduira plus parti­ culièrement par: (1) la surarticulation de certaines passions, comme on le constate chez Baudelaire avec le spleen ; (2) la domi­ nation isotopique ou fonctionnelle de certaines modalisations, comme l’a montré J.-C. Coquet à propos de La Ville de Claudel ; (3) les orientations axiologiques, la valorisation et la dévalorisa­ tion de certaines passions, comme la générosité chez Corneille ; (4) la recatégorisation des passions empruntées aux univers sociolectaux et qui, dans l’idiolecte, ne correspondent plus à la défini­ tion « en langue ». L’ensemble de ces facteurs entraîne un inflé­ chissement général du découpage et du fonctionnement des passions et contribue à dessiner une taxinomie passionnelle idiolectale. Un désespoir optimiste La Semaine sainte d’Aragon offre un exemple remarquable de recatégorisation passionnelle. On a pu remarquer que, dans ce roman, le désespoir était une passion positive, valorisée et source de profit symbolique, à condition toutefois qu’il s’agisse d’un désespoir historique et politique ; l’amoureux transi qui se suicide est un désespéré banal qui n’a pas droit aux honneurs de l’his­ toire ; en revanche, les soldats de la maison du roi, désespérés à la suite de l’abandon, interprété comme une trahison, du roi et des princes, sont des sujets désespérés «positifs». En effet, leur désespoir, qui se muera en révolte, ainsi que le discours qui l’ex­ prime, révèlent après coup qu’ils n’étaient pas aussi futiles qu’il y paraissait, qu’ils étaient fidèles et, dans le mouvement qui les plonge dans la détresse et l’appréhension, ils réaffirment les valeurs sur lesquelles se fondait leur engagement ; c’est en quel­ que sorte toute la compétence et l’engagement axiologique du sujet qui sont ainsi réactualisés par le désespoir. 100

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Il ne s’agit pas pourtant d’un simple changement de polarisa­ tion, ni de la domination isotopique d’une modalité; si on compare le désespoir selon Aragon au désespoir selon Kier­ kegaard, par exemple, on constate que chez Kierkegaard la spéci­ ficité du désespoir découle d’une domination modale, alors que chez Aragon elle naît d’une véritable recatégorisation. Dans le Traité du désespoir, en effet, le désespoir est une forme et un pro­ duit de la conscience, qui a pour ressort une discordance entre le moi et lui-même ou, dans les termes mêmes de Kierkegaard, « la discordance interne d’une synthèse dont le rapport se rapporte à lui-même » (I, 2). Le désespoir de l’inventeur de l’angoisse exis­ tentielle est donc spécifié par la domination isotopique et fonc­ tionnelle d’un savoir-être réfléchi : fonctionnelle, parce qu’il régit la chaîne modale du désespoir lui-même ; isotopique, parce qu’il intervient à la fois dans la « maladie » - le terme est de Kier­ kegaard - et dans sa guérison, parce qu’il est, en fin de compte, le propre de l’homme. Chez Aragon, au contraire, le désespoir est recatégorisé dans la mesure où il n’apparaît plus comme une pas­ sion du destinataire frustré, mais comme une passion de l’assomption des valeurs, par l’intermédiaire du contrat fiduciaire et de la croyance. L’état respectif des croyances chez Bernard, le désespéré amoureux, et chez les « fils de famille », les désespérés politiques, est à cet égard un indice significatif. En effet, peu avant de se suicider, Bernard ne cesse de répéter que « tout est mensonge » et se comporte effectivement comme si toutes choses étaient égales dans l’insignifiance ; en revanche, les fils de famille distinguent soigneusement la rupture du contrat fiduciaire provo­ quée par le roi et les princes et le contrat fiduciaire qui les lie aux valeurs monarchiques : ils ne croient plus en leur Destinateur, mais ils croient d’autant plus au système de valeurs qui les a fait s’engager auprès de lui. Quand le désespoir n’est que l’aveu de l’engagement et de ses raisons, il est loin d’affecter aussi profon­ dément le sujet sémiotique que quand il découle de l’effondre­ ment général des valeurs. Bien qu’elles portent le même nom, et obéissent à la même syntaxe modale, ce sont deux passions fort différentes, l’une affectant jusqu’à la valence et jusqu’au sujet tensif, l’autre affectant seulement l’identité du Destinateur. 101

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

Un vouloir pessimiste La recatégorisation concerne, on le voit, l’ensemble de la confi­ guration : la hiérarchie des modalisations, leurs manifestations, le faire qui en découle, mais surtout le retentissement sur les struc­ tures profondes. Un autre exemple vient à l’esprit, où la modalisation elle-même est recatégorisée, c’est celui de l’amour et du désir chez Maupassant. A l’école de Schopenhauer, Maupassant a appris que le vouloir était la source du malheur humain, aussi bien quand il engendrait un désir insatisfait, produisant l’ennui et le dégoût, que par l’effet de la frustration, source de souffrance. Le vouloir, chez Maupassant, est le plus souvent associé à l’in­ signifiance, à l’absurde, à l’incohérence. Dans le sociolecte, la même modalisation engendre la quête, donne sens aux projets de vie, parce qu’elle permet d’assumer les valeurs ; dans l’idiolecte, au contraire, elle désorganise le faire humain et ne suscite que des passions bestiales, brutales ou délétères. La recatégorisation emprunte ici une autre voie que chez Aragon, puisque c’est la modalisation elle-même, en tant qu’elle fonde des passions, qui est recatégorisée, et toutes les passions qui la comprennent dans leur dispositif en sont elle-mêmes affectées. Si on se reporte aux modulations du devenir, on s’aperçoit alors que l’« ouverture » qui engendrera le vouloir n’est plus qu’affolement ou irruption intempestive : les forces dispersives font en somme ici un retour destructeur : l’idiolecte de Maupassant a sélectionné, pourrait-on dire, un style sémiotique qui spécifie la modalité du vouloir. Plus généralement, si la recatégorisation peut passer, super­ ficiellement, comme un simple changement d’isotopie théma­ tique - l’assomption des valeurs à la place de la frustration, l’ab­ surde et la bestialité à la place du « sens de la vie » -, elle repose, plus profondément, sur un remaniement du dispositif modal et, éventuellement, sur de nouvelles modulations tensives. Plus qu’à la « spécificité » d’un idiolecte, on touche là sans doute à l’« origi­ nalité » : les formes pathémiques sont réorganisées de telle sorte que l’ensemble de l’univers passionnel subit alors une déforma­ tion cohérente. Par ailleurs, dans le cas d’Aragon comme dans celui de Maupassant, la recatégorisation n’est que partiellement 102

l’épistémologie des passions

de leur fait ; Aragon applique au désespoir un système de pensée plus général, qu’il n’est pas seul à partager; Maupassant emprunte beaucoup à Schopenhauer, mais en cela il appartient à une génération d’écrivains qui ont subi la même influence. D’un côté, une sociotaxinomie construite, l’idéologie d’un courant de pensée, se transforme en taxinomie idiolectale immanente ; de l’autre, une taxinomie idiolectale construite, un système philo­ sophique, se transforme en sociotaxinomie immanente. Ces mutations font entrevoir une méthode possible pour l’étude des relations entre le texte, le cotexte et le contexte : une fois repérés les constantes et les paramètres sur lesquels travaillent les taxino­ mies connotatives, ayant distingué les différentes espèces et les différents niveaux où elles opèrent, il serait possible d’envisager sous cet angle l’étude « génétique » des textes par le moyen des transformations entre les différents types de taxinomies. Philosophie et sémiotique des passions Il est une variété de taxinomies connotatives qui méritent d’être examinées à part, parce qu’elles présentent une systématicité et un caractère explicite qui en font de proches parentes de la démarche sémiotique : celles que proposent les philosophes. Les traités des passions présentent cette particularité d’hésiter entre la classification des passions sélectionnées dans une culture donnée et une taxinomie déduite, qui serait coupée définitivement de toute culture particulière. Il n’est pas question de rendre compte ici de tel ou tel système philosophique, mais de montrer rapide­ ment en quoi ils ne peuvent échapper à une telle alternative et comment procède le faire taxinomique. La taxinomie cartésienne Dans Les Passions de l’âme, Descartes procède uniquement par classification : il commence par le dénombrement des passions, par déduction progressive, puis il enchaîne avec l’étude des six passions dites « primitives », pour finir par les passions « parti­ culières». Le dénombrement des passions comme leur descrip­ tion consistent à mettre en place des variables, à déployer les 103

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variétés, puis à fournir une description de manifestations conçues comme des symptômes et, enfin, à envisager les causes physiolo­ giques. Les définitions jouent donc sur un certain nombre de paramètres qui viennent en quelque sorte justifier après coup la représentation des passions que Descartes hérite de ses devan­ ciers et emprunte à ses contemporains. Ces paramètres sont, entre autres, les actants concernés, la modalisation, l’axiologisation, l’aspectualisation temporelle. C’est ainsi que le «repentir» repose sur un syncrétisme entre le sujet de faire, l’observateur et le sujet passionné ; que le vouloir et le pouvoir-faire sont impli­ qués dans les passions qui affectent la «puissance d’agir», comme l’« irrésolution » ; l’« ennui » et le « dégoût » seraient enfin des passions « duratives ». En outre, la moralisation est omniprésente, le plus souvent en redondance avec la polarisation axiologique des objets, et venant ainsi superposer une nouvelle taxinomie à la première. Le principe est donc celui d’une vaste combinatoire qui se veut exhaustive pour ce qui est des six pas­ sions primitives et seulement exploratoire pour les autres, dont le nombre est dit « indéfini » ; elle se fonde, on l’a vu, sur un petit nombre de catégories, qui seraient à peu de chose près celles qu’une sémiotique des passions à visée taxinomique aurait à manipuler1. En outre, la combinatoire n’obéit pas à une seule taxinomie, mais à deux qui s’enchevêtrent. La première est une ethnotaxinomie immanente, dans la mesure où Descartes réorganise après coup l’univers passionnel d’une culture, véhiculé plus ou moins fidèlement par la langue ; la seconde est une taxinomie idiolectale construite, ne serait-ce qu’en raison de la présence insistante de la mécanique physiologique cartésienne, mais aussi à cause des jugements moraux qui accompagnent et déterminent 1. On fera observer à ce propos que l’analyse sémiotique de cette combina­ toire permettrait de faire apparaître le principe sur lequel repose la distinc­ tion entre les « primitives » et les autres ; chez Descartes, la distinction va de soi : « On peut aisément remarquer qu’il n’y en a que six qui soient telles », dit-il à propos des primitives. Or on remarque très vite que les passions dites « primitives » sont celles où on ne rencontre aucun syncrétisme actantiel et dont la définition ne comporte que deux actants, le sujet et son objet. Cette suggestion ne serait d’ailleurs pas suffisante, car le critère ne s’applique que partiellement à la liste fournie par Descartes.

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l’épistémologie des passions

chaque définition. Or ces taxinomies œuvrent parfois de manière contradictoire et les hésitations de la dénomination trahissent alors l’indécision du philosophe. D’un côté, par exemple, obéis­ sant à son propre système, Descartes traite comme des passions l’estime et le mépris, qui ne sont par ailleurs considérés qu’en tant qu’« opinions » au xvne siècle ; de même, faisant apparaître des positions sans dénomination dans la langue naturelle, il leur affecte arbitrairement un nom d’emprunt : c’est ainsi qu’« allé­ gresse » est le nom donné à « une joie liée à un mal passé », pour faire pendant au « regret », qui est une « tristesse liée à un bien passé ». Mais, d’un autre côté, pour dénommer la passion de celui qui constate qu’un objet positif appartient à celui qui le mérite, il renonce à trouver une dénomination spécifique et emprunte le nom générique le plus proche, celui de «joie». Où on voit que l’arbitraire de la dénomination, qui signale la prééminence de la taxinomie idiolectale construite, cède parfois le pas au souci de justifier le découpage lexicalisé propre à une culture. D’un autre côté, celui qui chercherait à exploiter une démarche de ce type dans une perspective sémiotique rencontrerait très vite un obstacle insurmontable : la combinatoire ne connaît apparem­ ment pas de limites, mais sans principe directeur univoque. La démarche taxinomique est faussée dès le départ par le fait que toute taxinomie des passions est relative à une culture donnée. Cela ne lui ôte rien de sa valeur philosophique, mais interdit au sémioticien d’en user ; en effet, la méthode sémiotique consiste entre autres à prévoir, et non à inventorier la combinatoire ; pré­ voir, d’un côté, les positions possibles de la combinatoire, mais il faut alors en connaître le principe d’ensemble ; prévoir, d’un autre côté, les occurrences passionnelles dans le discours, mais il faut alors en connaître la syntaxe. Chez les philosophes, les trans­ formations passionnelles n’appartiennent plus, le plus souvent, au domaine passionnel : chez Descartes, par exemple, elles relèvent de la physiologie et de la mécanique corporelle, et les passions en tant que telles semblent purement statiques. Algorithmes et syntaxe chez Spinoza Si on se tourne maintenant vers Spinoza, on rencontre en revanche, dans L’Éthique, quelques éléments de syntaxe pas105

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

sionnelle. La théorie des passions se présente dans ce cas comme une concaténation de propositions ; par exemple, la haine est « une tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure » ; le lecteur est donc renvoyé à la tristesse, passion « par laquelle l’es­ prit passe à une perfection moindre», et ce dernier processus s’explique, quant à lui, ainsi : « L’idée de ce qui augmente ou diminue, aide ou contrarie la puis­ sance d’agir de noire corps, augmente ou diminue, aide ou contra­ rie la puissance de penser de notre esprit *. » La passion naîtrait donc, d’après Spinoza, d’une certaine arti­ culation de la dimension pragmatique, et plus particulièrement du domaine somatique, avec la dimension cognitive : la compé­ tence du sujet pragmatique est un spectacle pour le sujet cognitif, et c’est ce spectacle qui est organisé comme « passion », affectant alors la compétence du sujet cognitif lui-même. D’un côté, un tel fonctionnement est fondé sur le principe pas­ sionnel le plus universel qui soit, celui selon lequel on postule l’unité du sujet humain, l’interdépendance des différentes ins­ tances qui le composent ; en outre, le mécanisme même d’engen­ drement des passions, et par conséquent les algorithmes déductifs qui les construisent, prend sa source dans le processus qui, selon nous, homogénéise l’extéroceptif et l’intéroceptif grâce à la médiation du proprioceptif, processus créateur de l’existence sémiotique elle-même : c’est pourquoi ce qui affecte l’esprit peut affecter le corps, et l’affection du corps devenir un spectacle pas­ sionnel pour l’esprit. Mais, d’un autre côté, le caractère idiolectal et restrictif de cette théorie des passions transparaît ici au moins de deux manières. Tout d’abord, il est patent que l’articulation passionnelle du cognitif sur le pragmatique est ici considérée comme perturba­ trice, car la modification des facultés de l’esprit découle explicite­ ment d’idées dites « inadéquates » ; or, par définition, les idées inadéquates sont celles qui viennent à l’esprit sous l’influence des affections du corps et qui ne peuvent être, de ce fait, que « muti1. L’Éthique, chap. « De l’origine et de la nature des sentiments », Proposi­ tion XI, Paris, Gallimard, coll. « Idées», 1967, p. 159. 106

l’épistémologie des passions

lées et confuses», s’adressant à la partie «passive» de notre esprit ; ce dispositif philosophique suppose donc la dualité de l’âme et du corps, représentés ici comme deux espaces cognitifs entre lesquels une frontière modale perturbe (mutile et diminue) la circulation du savoir. Outre la moralisation généralement néga­ tive qui inspire une telle conception, il est clair que, dans de telles conditions, il est impossible de penser l’autonomie de la dimen­ sion pathémique, la théorie des passions étant confinée au traite­ ment des effets d’une dimension cognitive perturbée par la dimension pragmatique. Par ailleurs, seule la modalité du pouvoir semblerait concernée : la « puissance d’agir de notre corps » (pouvoir-faire) et la « puis­ sance de penser de notre esprit» {pouvoir-savoir) sont bien les seules affectées dans cette affaire ; de fait cela peut vouloir dire aussi bien que seul le pouvoir et ses variétés engendrent les pas­ sions ou que les autres modalisations, en venant interférer indû­ ment avec lui, produisent des effets seconds. Quoi qu’il en soit, cette modalité apparaît comme régissant l’ensemble du système. En outre, dans la mesure où ses effets sont ensuite traités comme un spectacle, pour un entendement qui ne produit plus alors que des idées inadéquates, la modalité du savoir intervient en second lieu, comme le filtre et l’interprétant de toutes les passions. Aussi les modalités aléthiques, prises en charge par les modalités épisté­ miques, constitueront-elles l’armature de la théorie des passions chez Spinoza. Ainsi la «crainte» est-elle «l’idée d’une chose future ou passée dont l’issue [modalisation aléthique] nous paraît dans une certaine mesure douteuse [modalisation épistémique] ». A cette syntaxe de la procédure de définition il faudrait ajouter une syntaxe intrinsèque au fonctionnement passionnel lui-même. L’originalité de la théorie des passions réside en partie chez Spi­ noza dans le fait que certaines passions peuvent s’y transformer en d’autres passions ; par exemple, le « contentement » est une joie procurée par ce qui arrive contre tout espoir ; de même la « déception » est une tristesse procurée par ce qui arrive contre tout espoir. De telles définitions impliquent une véritable séquence modale, où le doute se transforme par exemple en certi­ tude : le contentement présuppose syntaxiquement l’absence d’es­ poir, peut-être même la crainte, et la déception présuppose syn107

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

taxiquement l’espoir. Nous appellerions plutôt « attente » ce que Spinoza dénomme « espoir », mais il ne fait pas de doute que le sujet passionné est ici constitué d’une série de sujets modaux en partie indépendants les uns des autres et que certaines passions naissent d’une transformation modale. Or la syntaxe passionnelle est en elle-même un facteur d’illimitation de la théorie ; en ef­ fet, les combinaisons que propose une taxinomie, même très nombreuses, sont dans leur principe en nombre fini, mais, dans la mesure où aucune limite ne serait imposée au nombre de transformations dans chaque séquence, les syntagmes passion­ nels seraient, dans leur principe, en nombre infini. Or jamais L'Éthique ne nous donne le sentiment d’ouvrir sur une telle illi­ mitation. La raison en est que la taxinomie connotative l’emporte sur la syntaxe et que faute d’avoir assuré l’autonomie du principe syntaxique dont le philosophe use parfois, il ne peut produire qu’une théorie idiolectale. En effet, l’apparente exhaustivité de la combinatoire est limitée à la fois par les prémisses retenues, qui ne prennent en compte comme passions que ce qui, venant du corps, altère le bon fonc­ tionnement de l’esprit, en quoi Spinoza est tributaire aussi bien de son temps que de la tradition philosophique, et par le principe des algorithmes déductifs qui régit l’idiolecte. En amont, comme cela a été rappelé, c’est la sélection d’une isotopie modale qui contraint le système; en aval, c’est la sélection d’un certain nombre de combinaisons parmi toutes celles possibles. Le philo­ sophe souligne bien au passage l’existence de passions sans nom, indiquant par là l’autonomie de sa construction à l’égard des découpages culturels que véhicule la langue, mais il n’en reste pas moins que, parmi toutes les combinaisons et toutes les séquences modales possibles, seules sont prises en compte celles qu’autorise le chemin déductif retenu. La meilleure preuve en est que, malgré la puissance d’illimitation qu’elle représente, la syntaxe modale ne parvient pas à excéder la taxinomie et reste inféodée à la procédure déductive combinatoire. L’admirable cohérence de L'Éthique n’est pas en cause, ni la pertinence des définitions pro­ posées ; tout au contraire, dans cet exemple où le principe combi­ natoire est poussé à la limite, on peut comprendre pourquoi, en matière passionnelle plus particulièrement, une méthode taxino-

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l’épistémologie des passions

mique et strictement déductive ne peut que justifier a posteriori les découpages imposés par chaque culture et leur superposer les a priori d’un système idiolectal. Deux théories philosophiques des passions rapidement parcou­ rues ne suffisent pas à rendre compte du traitement philo­ sophique de la passion ; aussi n’est-ce pas ici notre objectif. En revanche, elles mettent en lumière les effets connotatifs de cer­ tains choix méthodologiques : en tant qu’elles sont taxinomiques, elles sont organisées par des oppositions binaires et elles peuvent difficilement échapper de ce fait à un mode de pensée discontinu et catégoriel, qui semble peu adapté, à nos yeux, au traitement de l’univers passionnel tel qu’il se manifeste dans le discours ; en tant qu’elles sont déductives et subordonnées à un système philo­ sophique particulier, elles produisent des taxinomies idiolectales ; en tant qu’elles obéissent très généralement à un principe lexématique, conduisant à associer systématiquement une dénomination motivée à chaque définition, elles confirment des taxinomies sociolectales immanentes. Ces différentes caractéristiques mériteraient bien entendu d’être nuancées et replacées dans l’histoire de la philosophie. Il semblerait, par exemple, qu’après une longue période où pul­ lulent les traités taxinomiques, l’arrivée de la théorie des besoins et de l’intérêt ait arrêté la production de ces traités ; pendant cette éclipse des taxinomies passionnelles se préparait une conception de la passion qui ne devait s’affirmer qu’avec le romantisme : la passion en tant que telle, rendue au sentir, la passion comme principe de vie, indivisible et qui ne laisse plus de prise à la taxi­ nomie. D’une certaine manière, le grand bouleversement apporté par Nietzsche et Freud confirme cette évolution en situant la pas­ sion. par un geste anthropologique essentiel, aux sources de l’« humain » et de la culture, comme ressort de l’histoire collec­ tive et de l’histoire individuelle. Il est clair que toute théorie phi­ losophique des passions n’est pas taxinomique et déductive, mais il semble qu’on échappe difficilement à cette alternative : ou bien c’est le système philosophique dans son ensemble qui repose sur un principe passionnel, lequel figure alors quasiment comme un de ses inconnaissables, ou bien c’est une taxinomie régie par le système philosophique qui produit la théorie des passions. 109

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

Notre souci, justement, est de promouvoir une sémiotique des passions qui, d’un côté, assure une autonomie à la dimension pathémique à l’intérieur de la théorie de la signification et, d’un autre côté, ne se confonde pas avec la théorie sémiotique tout entière, tout en restant indépendante des variations culturelles que traduisent les taxinomies connotatives. L’importance épisté­ mologique et méthodologique accordée à la syntaxe passionnelle semble pouvoir nous garantir aussi bien de Charybde - la taxino­ mie - que de Scylla - la passion comme fondement de toute signi­ fication : c’est là que réside le minimum épistémologique dont nous avons besoin. On n’échappe pas pour autant au fait que les passions ne sont connaissables, au moment où commence l’ana­ lyse, qu’à travers l’usage qui les façonne et les intègre aux primi­ tifs sémio-narratifs ; sémiotiquement parlant, nous ignorons (presque) tout des passions ; ou, du moins, pour toutes les raisons évoquées jusqu’à présent, nous devons faire comme si. Continuer dans la voie de la construction théorique en partant des fonde­ ments, c’est, à terme, courirde risque de produire une taxinomie connotative parmi d’autres, car il est clair maintenant que nul ne peut échapper en ce cas aux infléchissements et aux sélections d’origine culturelle. En revanche, les produits de l’usage doivent maintenant être pris au sérieux et exploités de manière critique ; c’est pourquoi nous commencerons à examiner les passions dans les discours réalisés : discours du dictionnaire, des moralistes, dis­ cours littéraire, entre autres, qui nous permettront de mettre en lumière dans le détail la manière dont travaillent les sociolectes et les idiolectes. Le corpus lexicographique et le corpus littéraire constituent un point de départ pour d’éventuelles généralisations et pour susciter de nouvelles interrogations à intégrer progressive­ ment aux premières hypothèses théoriques. Entre deux voies, celle qui consisterait par exemple à « brico­ ler » à l’intérieur d’une langue naturelle pour y bâtir un système passionnel qui la ferait éclater de toute part et celle qui consiste­ rait à construire en toute indépendance, hors de toute langue naturelle, un système arbitraire dont l’exploitation concrète reste­ rait toujours problématique, nous adoptons une voie critique, où les virtualités de la langue seront reconnues, où les sélections culturelles seront théorisées, où il sera possible, en somme, de faire la part des choses.

CHAPITRE DEUXIÈME

A propos de l’avarice

Puisque les passions n’ont d’existence discursive que grâce à l’usage, communautaire ou individuel, leur étude ne peut se can­ tonner aux généralités et aux «noèmes» sémantiques et syn­ taxiques qui les constituent ; la langue naturelle est à cet égard comme le témoin de ce que l’histoire d’une culture a retenu comme passions parmi toutes les combinaisons modales pos­ sibles. Dès lors, c’est en interrogeant le dictionnaire, considéré ici comme un discours sur l’usage d’une culture donnée, que nous commencerons à recueillir les premières informations sur la manière dont y fonctionnent les passions. L’étude des lexèmes passionnels demande d’abord la substitution d’une définition à leur dénomination, puis une reformulation syntaxique de la défi­ nition elle-même. Il s’agit en somme de transformer des rôles pathémiques, dont les « noms-lexèmes » attestent l’existence dans un usage donné, en pathèmes-procès et de mettre en lumière, grâce à l’analyse et la catalyse conjuguées, les organisations modales sous-jacentes, ainsi que les opérations qui les prédis­ posent à participer aux configurations passionnelles. Cette procé­ dure, déjà éprouvée en maintes occasions, se fonde sur le constat des propriétés de condensation et d’expansion du discours, qui autorisent à déployer, à partir d'un seul lexème, l’ensemble d’une organisation syntaxique. Cela ne signifie pas pour autant que le modèle syntaxique de chaque passion est contenu en quelque sorte naturellement dans son occurrence linguistique. La lexicalisation est un phénomène second de la structure sémantique ; elle opère sur les produits de l’usage, c’est-à-dire sur les sélections et les arrangements qu’on observe en discours et dont la praxis énonciative est responsable. 111

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

C’est pourquoi l’établissement du modèle ne commence qu’après l’analyse pragmatique des définitions, qui ne servent qu’à nous prémunir contre nos propres penchants idiolectaux, voire à compenser notre ignorance, et au cours de laquelle on aura pu séparer les constituants syntaxiques généralisables de ceux qui ne le sont pas. La méthode préconisée, qui consiste à la fois à se don­ ner une base déductive et à explorer ensuite les discours et les usages que ceux-ci manifestent pour établir les modèles syn­ taxiques, montre bien que l’objectif est toujours de compenser les faiblesses de la déduction par l’induction ; dans une démarche qui se présente globalement comme hypothético-déductive, les hypo­ thèses ne procèdent pas nécessairement de la spéculation axiomatisante : la part de l’induction y est souvent dominante. L’examen du lexème «avarice» et de son sémantisme nous permettra d’illustrer et de préciser notre approche.

La configuration lexico-sémantique La performance : l'accumulation et la rétention Le Petit Robert que nous avons consulté présente l’avarice sous la forme de trois segments définitionnels: (1) l’attachement excessif à l’argent, (2) la passion d’accumuler et (3) la passion de retenir les richesses. Le premier de ces segments suppose connue la définition, d’une part, de l’« attachement » et, d’autre part, de l’« excès ». L’attachement, à son tour, est alors défini comme un « sentiment qui nous unit aux personnes et aux choses que nous affectionnons ». Soit : - Sentiment ............................ référence à la nomenclature passionnelle - qui nous unit ....................... mode de conjonction - aux personnes et aux choses que nous affectionnons ........ objets de valeur de type « désirables », déter­ minés par un « vouloir-être » N.Ü. « Désirable » n’est qu'une approximation pour rendre compte de

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A PROPOS DE L’AVARICE

l’« affection » et de l’« attachement ». On y reconnaît intuitivement un effet aspectuel, la durée ou la répétition, et une composante fiduciaire, la confiance en la valeur de l’objet. Nous y reviendrons. Quant à l’excès, il représente ici une intensité du sentiment, accompagnée d’un jugement moral péjoratif. La passion se mesure ainsi sur une échelle où la morale institue des seuils d’appréciation : l’attachement à l’argent peut être plus ou moins vif ; néanmoins, ayant atteint le seuil moral, il devient de l’ava­ rice. Le seuil n’est pas pourtant une frontière entre une nonpassion et une passion, mais entre deux formes passionnelles, que le dictionnaire, dans sa propre nomenclature, appellerait respec­ tivement un « sentiment » et une « passion ». Par ailleurs, cette échelle d’intensité et ce seuil moral, s’ils apparaissent en surface comme un moyen de normalisation de la passion, présupposent aussi une aspectualisation du procès désigné par « affectionner » ; de fait, si le jugement éthique consiste à projeter des seuils, cela ne signifie pas pour autant que la propriété sur laquelle le juge­ ment est porté (ici l’« excès ») est de même nature : le seuil nor­ matif n’est que le moyen superficiel que l’éthique se donne pour manifester la propriété qu’elle évalue. Toutefois, comme l’énoncé du seuil normatif est le seul indice directement observable de la présence immanente d’une telle propriété, nous nous trouvons confortés dans notre décision tactique de commencer l’examen par l’exploitation des produits de l’usage, dont la moralisation est ici un exemple. Pour résumer, la traduction syntaxique de la définition donnée par le dictionnaire se présente ainsi : un énoncé de conjonction est surdéterminé par une modalisation, suivi d’une aspectualisa­ tion, elles-mêmes surdéterminées par un jugement d’intensité, cet arrangement syntaxique étant classé dans la nomenclature pas­ sionnelle. Le deuxième segment définitionnel, « passion d’accumuler les richesses », opère quant à lui directement le classement dans la nomenclature ; le terme « passion », glosé comme « vive inclina­ tion pour un objet que l’on poursuit, auquel on s’attache de toutes ses forces », apparaît comme un condensé de l’expression « atta­ chement excessif». «Accumuler» est un faire qui s’exerce au profit d’un bénéficiaire : un vouloir-être, celui du bénéficiaire en relation avec l’objet, a ici pour condition un vouloir-faire, celui du 113

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

sujet « accumulateur » ; il s’agit en outre d’un procès récurrent, où la valeur de l’objet comporte une clause quantitative. En somme, 1*« intensité », déjà reconnue dans le premier seg­ ment, revient ici à deux reprises : une première fois comme aspectualisation du procès, sous forme de récurrence, et une seconde fois comme évaluation quantitative de l’objet, révélant ainsi une aspectualisation de l’objet. Faisant écho à l’examen du premier segment, cette observation montre que l’intensité du sen­ timent, loin d’être le dernier mot de l’excès, remet en question la nature de l’intensité elle-même : l’aspectualisation du procès et celle de l’objet étant concomitantes, cela permettrait d’interpréter l’intensité passionnelle comme la manifestation de la modulation du continu, susceptible de se distribuer, lors de sa convocation en discours, à la fois sur le procès et sur l’objet, devenant ainsi défi­ nitoire de la passion du sujet. Le troisième segment proposé par le dictionnaire, « passion de retenir les richesses », ne modifie que la nature du faire. « Rete­ nir » est un programme narratif de non-disjonction, qui s’oppose à accumuler, programme de conjonction. On se souviendra que T. Ribot, divisant les passions en « statiques » et « dynamiques », classait l’avarice parmi les passions dites « statiques » ; on voit qu’en fait l’avarice comporte à la fois une forme dynamique (de conjonction) et une forme apparemment statique (de nondisjonction). Ces deux formes prennent place sur le carré de la jonction : avarice 1 AVARICE

CONJONCTION

avarice 2 NON-DISJONCTION

DISJONCTION NON-CONJONCTION

D’un autre côté, la différence entre les deux formes de l’avarice peut être interprétée comme celle de points de vue, c’est-à-dire comme une différence strictement discursive. En effet, si on sup­ pose que l’avarice est une seule passion, indépendamment de ses variations discursives, l’opposition entre « accumuler » et « rete­ nir» peut se comprendre comme l’opposition entre l’avarice s’exerçant avant la conjonction, ayant comme perspective la conjonction elle-même, et l’avarice après la conjonction. L’aspec­ tualisation diffère alors selon qu’on a affaire au procès perfectif 114

A PROPOS DE L’AVARICE

de conjonction ou au procès imperfectif de non-disjonction : itérative (i.e. durative discontinue) dans un cas, elle devient continuative (i.e. durative continue) dans l’autre, « perfectif » ne signifiant ici rien d’autre que « visant la conjonction » et « imper­ fectif » simplement le fait que la conjonction est déjà accomplie. Cette double mise en perspective d’un procès passionnel unique encourage à rechercher, lors de la construction du modèle, un principe syntaxique unique permettant de rendre compte de l’avarice. La compétence passionnelle Les trois segments définitionnels de l’avarice invitent au com­ mentaire. Tout d’abord, si le programme narratif d’accumulation ou de rétention paraît géré par la passion, celle-ci peut être consi­ dérée comme compétence : elle se présente comme l’équivalent d’un « vouloir », vouloir-être ou vouloir-faire, et on se retrouve ainsi, quant au schéma narratif, dans la phase de l’établissement du contrat entre le sujet et le Destinateur. Mais, en fait, l’avare peut accumuler ou retenir sans contrat et sans Destinateur ; on serait même tenté de dire que l’accumulation et la rétention ne sont « avaricieuses » qu’en tant qu’elles dérogent au contrat et ignorent le Destinateur et que la passion fonctionne comme un substitut réflexif de la manipulation, de la persuasion et du contrat. Cependant, le contraire est tout aussi possible : il en est ainsi, par exemple, de l’avarice, considérée comme caractéris­ tique de tout un groupe social, ou de la haine vouée par tous les individus d’un groupe humain à l’ennemi héréditaire. La pré­ sence ou l’absence du Destinateur n’est donc pas un critère per­ tinent pour la compréhension de l’avarice. Il semble toutefois qu’indépendamment du Destinateur, on pourrait reconnaître des caractéristiques permettant de dis­ tinguer deux formes de compétence, dont une spécifiquement passionnelle. Tout d’abord, la compétence propre à la passion implique une programmation du sujet indépendamment des pro­ grammes eux-mêmes et dotée de formes aspectuelles spécifiques, au point qu’on peut se demander si ce n’est pas l’aspectualisation d’un comportement attestant une compétence - sa répétition, sa durée, son intensité - qui procure à la compétence son parfum 115

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

passionnel. Mieux encore, tout se passe comme si l’efficace de la compétence passionnelle tenait à son aspectualisation : la passion de l’avare ne s’exerce en effet et n’est reconnaissable qu’en raison du caractère itératif de la conjonction et du caractère continuatif de la non-disjonction. Un autre trait distinctif : la compétence passionnelle peut être interprétée comme un simulacre réflexif ; contrairement à la compétence « normale », qu’on ne peut saisir que par reconstruc­ tion à partir de la performance, la compétence passionnelle ne dépend pas de la performance ; tout au contraire, c’est elle qui la régit : d’une part, elle excède toujours le faire qui semble en découler - en effet, même s’il éprouve une satisfaction à accumu­ ler des richesses, l’avare ne cesse pas pour autant d’en accumuler - et, d’autre part, elle fait figure $ image but pour le sujet, insti­ tuant ainsi la visée de l’objet pour lui-même et neutralisant le sys­ tème de valeurs en cours. Ainsi, on pourrait dire que ce que vise l’avare, ce n’est point tant les richesses qu’il accumule que cette image but, érigée en simulacre potentiel où il se « rêve » entouré de richesses. De par sa forme aspectuelle - répétitive, durative, intensive -, la compétence de type passionnel soulève un problème plus géné­ ral, celui de l’acquisition des compétences : comment la répéti­ tion d’un faire, par exemple, peut-elle avoir pour résultat un « être », c’est-à-dire une compétence inscrite dans l’être du sujet ? L’interrogation s’étend au problème de l’acquisition des rôles en général ; l’acquisition de la compétence transformée en rôle, grâce à l’aspectualisation du faire, suppose un savoir qui se construit progressivement, savoir qui porte sur les agencements des pro­ grammes de base et des programmes d’usage et qui, pour cela, ne peut être que discursif, c’est-à-dire situé à un niveau plus super­ ficiel que les programmes eux-mêmes. Dans le cas de la passion, le savoir en question est un «savoir figuratif», ou plutôt un « croire figuratif » dont le contenu est l’image but, le simulacre idéal que nous postulons, alors que la compétence « normale » ne requiert pas une telle restructuration. La compétence passionnelle constitue donc une sorte d’« imagi­ naire modal » du sujet, l’image but étant composée, conformé­ ment à la définition que nous avons proposée pour les simulacres 116

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A PROPOS DE L’AVARICE

passionnels, de modalisations qui caractérisent l’être du sujet, prises en charge à la suite d’un transfert cognitif et fiduciaire (un débrayage). En tant que simulacre, l’image but serait donc le « paraître » de l’être du sujet, paraître à usage interne et réflexif, qui régirait, au moins en partie, sous forme de programmations discursives, les comportements ultérieurs de ce sujet. En ce sens, la notion d’image but permettrait de réconcilier la logique des prévisions et la logique des présuppositicns ; l’image but est le moyen par lequel le sujet anticipe sur la réalisation d’un pro­ gramme et l’advenue d’un état, ce qui lui permet, par présupposi­ tion, d’établir sa compétence ; la combinaison d’une prévision, fondée sur la fiducie, et d’une présupposition, fondée sur la néces­ sité syntaxique, engendre l’effet de sens motivation. L’avare se rêve entouré de richesses, reconstruit par présupposition un pro­ gramme d’accumulation/rétention, lequel apparaît alors, dans la configuration passionnelle, comme une motivation orientée par l’image but. L’articulation de l’« imaginaire modal » sur la syn­ taxe narrative ne saurait se comprendre sans ces aller et retour sur l’axe du paraître. Une modulation communautaire Par ailleurs, l’avarice ne peut se concevoir que si les richesses sont considérées comme des objets en circulation dans une société ; l’excès de l’accumulation comme de la rétention ne peut être interprété qu’en rapport avec une norme qui règle les échanges entre les sujets dans une communauté. La rétention, par exemple, et en particulier le jugement péjoratif qui l’accompagne, ne peut se comprendre que si on suppose une disposition générale à la redistribution. De même, l’accumulation apparaît à l’examen comme une superposition entre deux procès : acquérir de nou­ veaux objets et retenir en même temps ceux qui sont déjà acquis. L’avarice n’est donc pas la passion de celui qui possède ou cherche à posséder, mais la passion de celui qui fait entrave à la circulation et à la redistribution des biens dans une communauté donnée. C’est bien là un fait d’usage, par lequel une praxis énonciative propre à une communauté transforme en passion un cer­ tain dispositif syntaxique produit au niveau sémio-narratif. Dès lors, si l’avarice en tant que passion ne se définit plus 117

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

qu’indirectement par la jonction, mais essentiellement par des variations dans la circulation des valeurs, son critère définitoire n’est plus, à ce niveau communautaire, de l’ordre du discontinu catégoriel, mais du continu tensif : la rétention apparaît alors comme une certaine modulation du devenir social, et il n’est plus étonnant, du moment que l’essentiel de l’effet passionnel repose sur des formes aspectuelles, que la mise en discours passe par une distribution temporelle des procès : acquérir, puis retenir, et continuer à acquérir en même temps qu’on retient. Nous revien­ drons plus longuement sur cette propriété, constatant simple­ ment, à cette étape de l’analyse, qu’elle semble, en deçà des varia­ tions discursives de perspective, en deçà même des avatars de la jonction, coïncider avec une définition unique de la passion d’avarice. Les parasynonymes L ’avidité Être « avide », c’est avoir un « désir immodéré », « désirer immodérément» la nourriture, les biens ou même la connais­ sance. « Glouton », « goulu », « vorace », « cupide », « rapace », « curieux » même en sont les principaux corrélats. La première chose qui saute aux yeux, c’est que deux grands types d’objets sont concernés - les uns de type pragmatique, soit consommables, soit thésaurisables, les autres de type cognitif -, qui fournissent un critère de classement pour ces corrélats ; la nourriture pour « goulu », « glouton » et « vorace », les biens et les richesses pour « cupide » et « rapace », la connaissance pour « curieux ». Parmi tous ces objets, seuls les biens thésaurisables et non consom­ mables (richesse, argent) conviennent à une « avidité » qui serait synonyme d’« avarice » ; les autres caractériseraient un autre sémème d’« avidité », qui n’aurait plus rien à voir avec l’avarice : l’avidité de nourriture, pas plus que celle de connaissances, ne peut être taxée d’avarice. «Thésaurisables» et «non consommables» ne caractérisent que les propriétés syntaxiques des objets, et non leur contenu sémantique ; plus précisément, ii s’agirait de modalisations proje118

A PROPOS DE L’AVARICE

tées sur la jonction et imposées par la forme syntaxique des objets : « thésaunsable » se gloserait ainsi comme « pouvoir être conjoint en plusieurs exemplaires à un même sujet » ; « non consommable », comme « ne pas pouvoir être détruit par la conjonction avec un sujet», c’est-à-dire, plus explicitement, « pouvoir être conjoint à un niime sujet après avoir été conjoint à un (n-1 )lime sujet». De telles modalisations portent, on le voit, explicitement sur la jonction et sur une composante quantitative qu’on retrouve par exemple dans les notions de « participation » et d’« exclusion », sur lesquelles nous aurons à revenir. Quoi qu’il en soit, la spécificité de l’avarice ne repose pas, de ce point de vue, sur le sémantisme des objets, mais sur leurs propriétés syn­ taxiques. L’investissement sémantique des objets de valeur étant indifférent, on ne peut plus considérer que la valeur sémantique investie, objet d’une orientation axiologique, ait un quelconque pouvoir d’attraction pour l’avare : ce qui fait l’avare, ce n’est pas l’argent, les terres, les biens, mais la forme modalisée de la jonc­ tion et la forme syntaxique de l'objet de valeur. Toutefois, une telle analyse laisse encore échapper d’autres acceptions, en particulier « métaphoriques » - mais on sait combien les expressions stéréotypées produites par l’usage sont révélatrices de ce que les guillaumiens appellent les « signifiés de puissance» -, comme «avare» ou «avide» de compliments, « avare » ou « avide » de tendresse, « avare » de paroles, etc. Pourquoi la langue mettrait-elle sur le même plan la réticence à faire des compliments, à exprimer de la tendresse et à accumuler et retenir des richesses, si le principe passionnel sous-jacent n’était pas identique? Il semble bien que les compliments, les paroles et la tendresse, tout comme les biens thésaurisables et non consommables, soient considérés ici en tant qu’objets en circula­ tion, pris dans un échange généralisé, social ou interindividuel. Dans tous les cas, l’avarice se reconnaît au fait que la circulation est interrompue, la redistribution entravée ; aussi l’avidité de connaissance ne peut-elle pas être taxée d’avarice, puisque le curieux ne prive personne, n’interrompt en aucune manière l’échange généralisé des connaissances ; en revanche, la rétention de savoir, même si, en langue, il n’est pas possible de la dénom­ mer « avarice », en est cependant très proche ; d’un autre côté, la 119

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

gloutonnerie et la voracité n’ont rien à voir avec l’avarice dans la mesure où les nourritures ne sauraient être remises en circulation une fois conjointes à un sujet quel qu’il soit, du moins dans une culture qui refuse toute valeur symbolique aux déjections cor­ porelles Il apparaît que, dans ce cas, les propriétés syntaxiques de l’ob­ jet cessent elles-mêmes d’être pertinentes : le caractère thésaurisable et non consommable n’est pris en compte que parce qu’il autorise la redistribution et la circulation ; mais il n’est pas spéci­ fique, si l’on tient compte du fait que d’autres figures, les paroles, les connaissances, la tendresse et les compliments, qui ne sont pas thésaurisables, peuvent être l’objet d’une rétention et entrer de ce fait dans la configuration de l’avarice. En revanche, la propriété qui apparaît propre aux objets de l’avarice semble bien être cette faculté à participer à l’échange généralisé, à entrer en circulation mais aussi à être retenus, accumulés. L’objet n’a plus ni inves­ tissement sémantique, ni forme syntaxique sémio-narrative, il n’est qu’un effet des modulations de la circulation au sein de la communauté. Comme, d’un autre côté, il apparaît que l’interpré­ tation quantitative des phénomènes renvoie en dernier ressort à la communauté elle-même, conçue comme un collectif protoactantiel, l’analyse de l’avarice se trouve reportée au niveau des préconditions tensives de la signification. La ladrerie, la pingrerie La ladrerie est une « avarice sordide » ; le ladre est « basse­ ment, honteusement intéressé », d’une « mesquinerie ignoble » : le jugement péjoratif domine la configuration, se déploie en spéci­ fications appartenant à plusieurs paramètres éthiques (honteux, bas, mesquin, ignoble). L’excès passionnel se situe ici du côté du jugement moral pris en charge par le discours lexicographique : c’est le point de vue de l’observateur social, garant de la norme 1. Voir à ce sujet, dans les Mythologiques et La Potière jalouse de LéviStrauss, des exemples de cultures où les excréments et les vomissures parti­ cipent aux systèmes semi-symboliques véhiculés par les mythes. Les travaux de Helkin sur les totémismes australiens font apparaître eux aussi, dans cer­ taines conditions, une valorisation des déjections humaines. 120

A PROPOS DE L’AVARICE

communautaire, qui est ici passionné, dédoublant ainsi l’effet de sens passionnel que comporte le lexème. La pingrerie est une « avarice mesquine ». La récurrence de la « mesquinerie » dans la configuration invite à faire le détour par sa redéfinition : la définition d’un terme faisant partie d’une pre­ mière définition ne peut que raffiner notre savoir. Est mesquin celui « qui est attaché à ce qui est petit, médiocre », « qui manque de générosité», «qui témoigne d’avarice, de parcimonie». Le manque de générosité nous renverrait simplement au refus de redistribuer, de faire circuler l’objet de valeur ; en revanche, la parcimonie nous ramène aux « petites choses », aux économies de bouts de chandelle, et fait affleurer un autre versant du code moral. En effet, on ne peut reprocher à un pingre de retirer de la circulation des objets dont on nie par ailleurs la valeur. L’excès du vouloir-être n’a de sens ici que par contraste avec l’insuffi­ sance de la valeur. Il n’empêche que pingrerie et ladrerie, avarices mesquines, sont tout de même deux formes de l’avarice et que la négation de la valeur dans l’objet recherché pose ici problème. La première observation à faire concerne la portée de cette négation : on récuse le fait que l’objet retenu ait une valeur, alors que visi­ blement il en a une pour le sujet passionné ; en d’autres termes, ladrerie et pingrerie se fondent sur une mauvaise évaluation de la valeur, c’est-à-dire sur un désaccord entre le sujet individuel et le sujet social portant sur la valence. Les notions d’image but et de simulacre aideraient à éclairer ce désaccord : est « passion », pour l’observateur extérieur, dans le cas qui nous occupe, ce qui implique une image but illusoire (paraître + non-être), ce qui repose sur l’aveuglement axiologique du sujet, et en particulier sur la méconnaissance de la valence. Situés à l’intérieur de la configuration de l’avarice, le ladre et le pingre accumulent et retiennent des objets de valeur impropres à l’échange, faisant apparaître, au sein de la circulation, des objetsleurres, de faux objets (comme, par exemple, la ficelle de maître Hauchecome chez Maupassant). Le principe général de la circula­ tion communautaire est ici bafoué deux fois : une première fois par l’entrave qui l’interrompt et une seconde fois par l’introduc­ tion dans l’échange de « non-valeurs » qui, en aucune manière, ne pourraient avoir de destinataires dans cette communauté et qui, par conséquent, dévoient Véchange. 121

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

Une autre précision provenant de cette redéfinition semble éga­ lement suggestive : « sordide » peut signifier « bassement inté­ ressé ». Être intéressé, c’est à la fois « avoir de l’intérêt pour... » et surtout avouer ostensiblement son intérêt, en faire l’étalage : on apparaît d’autant plus ouvertement intéressé que l’enjeu est mince. La péjoration porte d’ailleurs, pour l’essentiel, sur cet aveu. On voit ici que l’avare, en retenant et en accumulant, c'està-dire en faisant obstacle au libre mouvement des biens, actualise une proforme de valeur et désigne son emplacement : il s’agit par conséquent de la manifestation discursive d’une valence, de cette « ombre de valeur » qui se dessine dans l’espace de la tensivité phorique. En outre, en s’avouant « intéressé », l’avare se pose explicitement comme un acteur syncrétique cumulant le sujet passionné, le sujet de faire et le sujet bénéficiaire, ce qui a pour effet d’interdire à l’observateur, celui qui juge péjorativement un tel comportement, de se poser lui-même en Destinataire. L’obser­ vateur social qui fixe dans l’usage telle configuration avec un sta­ tut passionnel opère donc toujours par une mise en perspective subjectivante : étant donné la règle générale de la libre circulation des biens, dont il contrôle l’application en se posant lui-même comme destinataire potentiel des objets, il constate dans le cas de la pingrerie que, pour deux raisons combinées - la rétention et la non-valence -, le rôle de Destinataire lui est interdit ; dès lors, il conclut à la passion de l’autre et le manifeste dans son discours sous forme d’« intensité », d’« excès » ou d’« insuffisance ». L'épargne et l’économie Le jugement moral s’atténue dans le cas de l’épargne et de l’économie, au point de disparaître, à moins qu’il ne s’inverse pour devenir positif. De fait, l’épargne et l’économie ne sont pas, pour le dictionnaire, de véritables « passions » ; l’une est simple­ ment «l’action de ménager, d’utiliser une chose avec modéra­ tion » et l’autre caractérise celui qui « dépense avec mesure, qui sait éviter toute dépense inutile ». La moralisation valorise ici la « mesure » en l’opposant à l’excès des lexèmes précédents, indi­ quant que, dans la mesure où l’échelle graduée des comporte­ ments économiques est dotée d’un seuil, il n’est pas ici franchi. Toutefois, l’examen de l’avarice et de la pingrerie nous a appris à 122

A PROPOS DE L’AVARICE

nous méfier de l’apparente simplicité du dispositif de l’excès et de la mesure, de ces « échelles argumentatives » qui recouvrent en fait les tensions communautaires. Il est à noter aussi que la défini­ tion du dictionnaire utilise, par rapport à la nomenclature, le terme générique apparemment antinomique, celui d’« action » : l’économie et l’épargne apparaissent comme des faire. Ce n’est pas pour autant que l’économe et l’épargnant ne sont point dotés de compétence : l’un et l’autre disposent au moins d’un « savoirfaire », l’habileté à dépenser à bon escient, à consommer juste le nécessaire ; dans la suite modale qui constitue cette compétence, le savoir régit le vouloir, alors que, dans les cas précédents, c’est le contraire qui est vrai. Mais l’essentiel n’est pas là. La compétence de l’économe et de l’épargnant est semblable à l’histoire des gens heureux : il n’y a rien à en dire, elle est strictement présupposée par la perfor­ mance, elle n’excède en rien la réalisation du programme écono­ mique. Ce savoir-faire n’engendre pas l’« excédent modal » que nous avons déjà reconnu comme l’indice habituel de la passioneffet de sens. Dès lors, la définition par le faire seul suffit. Toutefois, en tant que rôle économique, « économe » et « épar­ gnant » appartiennent à la classe des rôles thématiques : la répéti­ tion d’un même faire installe dans l’être du sujet une compétence figée, un savoir-faire que la moralisation reconnaît comme un sté­ réotype social. Le dispositif modal sous-jacent est donc enregistré comme un produit de l’usage, mais il n’est pas pour autant consi­ déré comme une « disposition passionnelle ». On pourrait faire observer ici que la répétition affecte l’ensemble du programme et qu’elle ne constitue en aucune manière une aspectualisation spé­ cifique du dispositif modal lui-même : il manque donc à ce der­ nier la dynamique interne de la syntaxe intermodale, faute de quoi il n’est pas en mesure d’apparaître comme une disposition. D’un autre côté, lorsqu’il s’agit d’« éviter toute dépense inu­ tile », on a affaire à un programme de non-disjonction, et quand il convient de « dépenser avec modération », c’est un programme de disjonction qui se dessine. Mais en aucun cas ces deux options ne s’excluent mutuellement : il faut dépenser, sans dépenser trop, et ne pas dépenser, tout en dépensant un peu ; l’économie et l’épargne reposent donc sur un équilibre entre les contradictoires, 123

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

sur une alternative toujours décidable entre !a disjonction et la non-disjonction. La décision est ici réglée par la modalité du devoir-être (l’utilité). Le devoir-être apparaît au sujet comme un besoin, par opposition au vouloir-être de l’avare, qui se traduit par le désir ; mais l’avarice comporte aussi son devoir-être, sous la figure de l’attachement : étonnante synonymie de l’économie et de l’avarice, de deux devoir-être produisant des effets aussi dif­ férents que l’utilité et l’attachement ! Mais on remarque sans peine que ces deux devoir-être se distinguent par leurs propriétés syntaxiques. Tout d’abord, celui de l’attachement se transforme en un vouloir-être, qui seul se manifeste directement, et cette transformation caractérise la dynamique des dispositions pas­ sionnelles ; d’un autre côté, la modalisation n’a pas la même inci­ dence syntaxique : le devoir-être de l’utilité modalise l’objet de valeur investi sémantiquement, et ne modalise que lui, ce qui se traduit superficiellement comme un « avantage » ; en revanche, le devoir-être de l’attachement modalise la jonction elle-même et dessine la place d’un objet qui peut ne pas être investi mais qui, dès qu’il le sera, projettera son investissement sur le sujet : c’est alors que le sujet « attaché » est entièrement défini (d’où l’effet d’aliénation du sujet à son objet), sémantiquement et syntaxique­ ment, par la jonction modalisée. Il reste à comprendre pourquoi, dans l’aire culturelle qui se des­ sine derrière notre configuration, l’économie et l’épargne ne sont pas « sensibilisées », ne sont pas reconnues comme des passions. Elles se présentent, elles aussi, comme des dispositifs modaux susceptibles de fonctionner en qualité de compétences, elles sont intégrées au niveau sémio-narratif par l’usage, mais on ne leur reconnaît pas la dynamique syntaxique interne qui en ferait des passions. 11 faut, pour aller plus loin, revenir sur l’équilibre entre la disjonction et la non-disjonction : sous couvert de modération, l’économe est tout de même quelqu’un qui dépense et qui par conséquent n’oppose aucune résistance à la circulation des biens dans la communauté ; il ne ralentit ni n’accélère l’échange : il l’ac­ compagne, à son propre rythme. Les rôles d’« économe » et d’« épargnant » ne manifestent en somme rien d’autre que l’adaptation du rythme individuel de tel ou tel sujet à celui de l’échange généralisé que nous décelons derrière la configuration. Un détour par les antonymes s’impose avant d’aller plus loin dans ce sens. 124

A PROPOS DE L’AVARICE

Du point de vue de la méthode, l’analyse des segments défini­ tionnels de l’avarice et des parasynonymes - qui relève de la sémantique lexicale - a mis en lumière un ensemble de jugements moraux relevant d’axiologies sociales qui sont surajoutées au pathémique, mais qui en révèlent certains aspects essentiels, en particulier en englobant la passion, y compris individuelle, dans un vast? champ intersubjectif, dont la régulation est assurée par des normes imposées à la circulation des valeurs. D’un autre côté, elle a fait apparaître des programmes et des rôles thématiques, présentés comme des comportements stéréotypés fortement pré­ visibles. Définir le niveau pathémique, assurer l’autonomie de la dimension pathémique, c’est d’abord l’extraire de ces surdétermi­ nations qui, tout en permettant la manifestation des passions et en faisant affleurer certains de ses soubassements les plus pro­ fonds, en masquent en partie le fonctionnement. La moralisation envahissante oblitère souvent le mécanisme passionnel et la thématisation en fige la manifestation en « blocs » stéréotypés plus faciles à identifier à l’intérieur d’une culture. On a constaté par exemple que P« excès » et l’« insuffisance », qui se donnent dans les définitions et, plus généralement, dans les analyses linguis­ tiques comme des critères d’identification de la passion, doivent être pris en compte avec circonspection, puisqu’ils ne font que transposer les axiologies et les codes entremêlés au fonctionne­ ment passionnel proprement dit. Les antonymes La dissipation La dissipation est « l’action de dissiper en dépensant avec pro­ digalité ». Dissiper, c’est « dépenser follement », en parlant d’un bien. Il se confirme ici que l’« excès », présente comme critère de la passion à travers l’adverbe « follement », résulte d’une morali­ sation péjorative. On pourrait dire, bien entendu, que l’excès, caractéristique et définitoire de la passion, est le trait visé par la péjoration ; les analyses qui précèdent prouvent que c’est le contraire qui est vrai : la péjoration projette l’excès sur le disposi­ tif passionnel, dont le critère est donc à chercher ailleurs. La défi125

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

nition, en partant de l’action, transforme la dissipation en rôle thématique qu’on saisit, comme pour l’épargne, à partir de la per­ formance ; mais, en même temps, elle joue la carte de la passion. Cette prétendue passion pose donc problème, puisqu’elle résulte de la rencontre d’un rôle thématique économique avec un rôle pathémique, le tout moralisé péjorativement ; on mesure dans ce cas la parenté qui unit le rôle thématique et le rôle pathémique, puisqu’il suffit de faire varier l’éclairage pour faire apparaître soit l’un, soit l’autre dans la définition. En outre, on peut constater ici - ce qui n’apparaissait ni dans le cas de l’avarice ni dans celui de l’économie - que les deux types de rôles sont compatibles et ne s’excluent donc nullement ; résultant tous les deux de la praxis énonciative, ils obligent à imaginer deux procédures indépen­ dantes et compatibles à la fois, l’une qui intègre des rôles figés par la répétition après les avoir inscrits sur une isotopie thématique, l’autre qui intègre des rôles sur la base de la relative autonomie syntaxique du dispositif modal qui les sous-tend après les avoir inscrits dans une taxinomie passionnelle. Sur le carré de la jonction, la dissipation occupe le pôle de la disjonction, mais avec une propriété qu’il convient de relever dès maintenant ; en effet, « dissiper », c’est aussi « anéantir par dis­ persion », c’est effacer sans laisser de trace une grandeur quel­ conque. Le noyau sémique, indépendamment de la configuration spécifique de l’avarice, est donc celui de la destruction de l’objet ; le dissipateur dépense, certes, mais sans que personne puisse bénéficier des biens ainsi détruits ; l’image de la dispersion, si on l’interprète comme une opération quantitative, est assez claire à cet égard : il y en a pour tout le monde, c’est-à-dire qu’il n’y en a pour personne. La prodigalité Une personne prodigue est une personne qui fait des « dépenses excessives », qui « dilapide son bien ». Les corrélats «désintéressé» et «généreux» l’opposent terme à terme au « ladre » et au « pingre ». Par ailleurs, au sens « figuré », toujours aussi révélateur, les objets de valeur sont substituables à l’inté­ rieur de la même classe que pour l’avarice : on peut être prodigue de compliments, de bonnes paroles, de tendresse, etc. La prodiga126

A PROPOS DE L’AVARICE

lité serait donc un antonyme de l’avarice pour l’ensemble de ses acceptions. La configuration s’organise maintenant comme une microstructure sémantique ; tout d’abord, chaque énoncé de jonction engendre des programmes, qui eux-mêmes peuvent être traduits sous la forme de procès prototypes : DISJONCTION dépenser

CONJONCTION acquérir NON-DISJONCTION ne pas dépenser

NON-CONJONCTION ne pas acquérir

Les procès prototypes pourraient être reformulés plus générale­ ment comme des archiprédicats de l’énoncé élémentaire, chacun étant caractéristique d’une des formes de la jonction : DÉPENSER donner

ACQUÉRIR prendre

NE PAS ACQUÉRIR laisser

NE PAS DÉPENSER garder

Les différents rôles, thématiques et pathémiques, découverts dans la configuration, se définissent chacun en relation avec un de ces archiprédicats, auquel est appliqué préalablement un jugement d’excès ou de mesure. On obtient ainsi le microsystème séman­ tique de la configuration envisagée : avarice 1

J excès avidité ? ?........... mesure avarice 2 pingrerie excès ladrerie économie 1 mesure épargne

PRENDRE DONNER

GARDER

LAISSER

dissipation excès prodigalité mesure I économie 2

{

excès

??

mesure

??

Comme dans toute construction, dès lors qu’on délaisse l’obser­ vation empirique et le relevé des paramètres en vue de l’établisse­ ment du modèle, des positions n’ayant pas d’équivalent dans le lexique se dessinent ; définies dans le système, elles sont donc pré127

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

visibles dans les discours où la configuration apparaît: il s’agit dans notre cas de la conjonction modérée - le sujet prend ce qui lui revient et se contente de sa part - et de la non-conjonction excessive, une forme de désintéressement ascétique, qui remet­ trait en cause le principe même de la circulation des valeurs. A y regarder de plus près, les deux antonymes « prodigalité » et « dissipation », y compris dans leurs sens « figurés », trans­ gressent eux aussi les règles de l’échange généralisé. Ces règles, que l’on reconstruit toujours par présupposition, stipulent que la quantité globale des biens est limitée et que la part de chacun l’est aussi, la valeur des biens dans la communauté découlant de cette relative rareté. Être prodigue, c’est en somme faire comme si la part de chacun, et la sienne pour commencer, n’était pas limitée, ce qui d’un côté compromet l’équilibre de l’échange et de l’autre remet en cause la valeur de la valeur, c’est-à-dire la valence. Cela est d’ailleurs confirmé par le fait que les deux antonymes concernent exclusivement des biens qui, justement, pourraient être considérés comme la « part » fixe attribuée à chacun : on dilapide un patrimoine, un héritage, une fortune, c’est-à-dire des biens non renouvelables, mais on ne dilapide ni un salaire ni un revenu, renouvelables. De même, on a vu que la dissipation détruisait l’objet : littéralement, la part disparaît en tant que part, sans pouvoir être transmise à qui que ce soit. Ce qui, rétro­ activement, amène à s’interroger sur l’avarice. Celui qui vise à obtenir de gros revenus ou un salaire plus important sera éven­ tuellement considéré comme « ambitieux », mais non comme « avare » ; la « passion d’accumuler » concerne donc des biens non renouvelables, qui font l’objet d’une répartition fixe entre les membres de la communauté. Quoique contraires, l’avarice et la prodigalité transgressent la même règle : l’avare est celui qui empiète sur la part des autres et le prodigue est celui qui détruit sa part ; en revanche, l’« économe » et l’« épargnant » savent ménager leur part. Une fois encore, dans la configuration passionnelle que nous explorons, l’investissement sémantique des objets est de peu d’importance ; en revanche, leurs propriétés syntaxiques, les défi­ nissant et les modalisant en vue de la jonction avec le sujet, sont déterminantes : il en est ainsi des traits « non renouvelable » et 128

A PROPOS DE L’AVARICE

« partitif ». Mais, d’un autre côté, l’apparition, dans la configura­ tion, d’objets qui n’obéissent pas habituellement à ces propriétés syntaxiques, comme les compliments et la tendresse, montre bien que de telles propriétés modalisent la jonction et non les objets eux-mêmes : en quoi la tendresse peut-elle se présenter sous la forme d’une part, si ce n’est pour des sujets qui ne considèrent comme valeur que ce qui leur revient de droit dans l’échange et le partage intersubjectifs ? On touche ici à la valence, au critère qui décide de la valeur. C’est alors qu’on comprend qu’à ce niveau la dissipation et la prodigalité manifestent une autre modulation des tensions communautaires et de la circulation des valeurs: une accélération, un affolement (d’où l’expression «dépenser folle­ ment ») qui disperse et perturbe donc l’échange. Reste à définir la notion de « part » dans le cadre de cet échange et de la circulation des valeurs. Nous y reviendrons. La générosité, le désintéressement et la largesse La générosité est une « disposition à donner plus qu’on est tenu de le faire ». L’intensité n’est pas ici interprétée comme un excès et la moralisation est positive. Si le seuil de la dissipation n’est pas franchi, c’est sans doute parce que l’observateur social est ici en mesure de se poser en bénéficiaire potentiel du don ; comme la « largesse » et la « libéralité », la générosité est définie du point de vue de l’attribution, c’est-à-dire d’un éventuel sujet conjoint, dans un programme de transfert d’objet. Cet observateur social qui se pose en destinataire potentiel, déjà présent dans l’avarice, virtua­ lisé dans le cas de la dissipation et de la prodigalité, est donc asso­ cié à l’ensemble de la configuration comme le délégué d’une praxis énonciative, comme le témoin de ce que l’usage classe comme « passion », « disposition » ou « action » ; il est le délégué d’une énonciation collective dans la mesure où c’est lui qui opère les mises en perspective et qui sert de référent pour savoir si un autre bénéficiaire que le sujet passionné est envisageable. Mais, en l’occurrence, pour comprendre le rôle de cet observa­ teur social, il ne suffit pas de constater le changement de point de vue. S’il ne peut se reconnaître dans l’éventuel destinataire de la prodigalité, c’est parce qu’il n’y a aucun destinataire des objets détruits ; s’il se reconnaît dans le destinataire de la générosité, 129

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

c’est que le sujet généreux, augmentant la part d’autrui, implique du même coup un destinataire, même s’il ne détruit pas pour autant sa propre part. Contrairement à toute attente, et struc­ turellement parlant, le généreux s’emploie dans le même sens que l’économe : sa dépense est réglée, sa part sauvegardée, la part d’autrui respectée. Cette synonymie inattendue s’explique sans doute par la superposition, comme reliquats de l’usage, de deux moments différents du découpage culturel de l’univers passion­ nel ; les connotations désuètes attachées à certaines acceptions de « générosité » et à « libéralité » et « largesse » iraient dans le même sens : à certaines couches sociales, à une autre époque, était dévolu le rôle de faciliter la circulation des biens et des valeurs ; à d’autres couches sociales, plus récemment, celui de la contenir et de la freiner. Là non plus, l’investissement sémantique des objets du don n’entre pas en considération : seuls comptent le respect des parts, au niveau syntaxique, et la modulation mise en œuvre, au niveau des valences. Si l’économie et l’épargne sont valorisées malgré leur tendance « ralentissante », c’est sans doute parce qu’on leur attribue un rôle régulateur dans un environnement « accéléré » ; de même, si on évalue positivement la générosité, malgré sa ten­ dance à l’« accélération », c’est grâce à son rôle régulateur dans un environnement « ralenti ». Les modulations sous-jacentes à chaque figure de la configuration correspondent par conséquent à un certain état de choses, à un état donné des tensions dans la configuration tout entière. Les « styles sémiotiques » de l’avare, du généreux ou du prodigue résulteraient alors de la sélection par l’usage des inflexions qu’ils apportent à la modulation dominante dans l’état de choses et qui sont convoquées par l’intermédiaire de leur faire modalisé et stéréotypé. Par ailleurs, la générosité présuppose le « désintéressement », autre antonyme de l’avarice. Celui-ci se définit par un « détache­ ment de tout intérêt personnel ». Le sujet désintéressé serait au sujet généreux ce que le sujet « attaché » est au sujet avare, homo­ logie fondée sur un même rapport de présupposition ; et ce même rapport pourrait à son tour être homologué, grosso modo, au rap­ port entre la compétence et la performance : le détachement et rattachement, du fait de leur caractère virtuel, ne concerneraient 130

A PROPOS DE L’AVARICE

que la compétence, et plus particulièrement volitive et déontique, sans perspective de passage à l’acte, alors que la générosité et l’avarice, du fait du caractère actuel de la compétence induite et de la prévisibilité de leur faire (donner, accumuler, retenir), recouvriraient soit la performance, soit la compétence saisie dans la perspective du passage à l’acte. On remarquera par exemple que, si la générosité est définie comme « disposition à donner plus qu’on ne doit », la libéralité, autre version du désintéresse­ ment, est une « disposition à donner généreusement », c’est-à-dire une « disposition de disposition », en somme. Les variations du découpage lexical qu’on relève en examinant les définitions de la générosité, du désintéressement et de la libé­ ralité sont de nature strictement syntaxique, dans la mesure où il semble qu’on procède par prélèvements apparemment aléatoires dans la chaîne des présuppositions qui ordonne la compétence passionnelle. Mais, malgré ces aléas, de telles variations révèlent pourtant l’existence d’une séquence modale. La première étape de la séquence, définie comme «attache­ ment » ou « détachement », porte sur la relation aux valeurs, un mode de relation suffisamment général pour qu’il devienne défi­ nitoire, pour le sujet, d’une manière d’être dans le monde (cf. « attaché » vs « détaché ») : du point de vue du parcours génératif, cette première étape prend en charge la valence ; du point de vue du parcours syntaxique, elle traduit la modalisation de la jonc­ tion, indépendamment des objets. La seconde étape se présente comme un véritable substitut de compétence, ce que nous avons appelé jusqu’alors une « disposition », et la dernière étape recouvre les formes du passage à l’acte, identifiées comme « atti­ tude » ou comme « conduite ». Soit : attachement/détachement — disposition — attitude/conduitç

Sans que rien ne nous autorise à la généraliser, cette séquence met pourtant en lumière un processus de construction de l’acteur passionné. On a l’impression que l’accumulation des traits qui le caractérisent au fil du discours ne relèvent pas du hasard ; ce seraient les rôles passionnels eux-mêmes (détachement, désin­ téressement, générosité) qui - sur le fond de la syntaxe modale s’ordonneraient et se mettraient en procès. Le parcours passion­ nel supporterait dans ce cas une aspectualisation de l’acteur, qui serait la forme discursive de sa « vie intérieure ». 131

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

Construction du modèle Le microsystème et sa syntaxe A la suite de l’analyse de sémantique lexicale à laquelle nous venons de procéder, tous les postes du carré de la jonction sont maintenant occupés et la configuration de l’avarice se trouve réduite à un microsystème : le désintéressement est du côté de la non-conjonction, et la générosité, selon les définitions du diction­ naire, occupe ou bien la position de la disjonction, ou bien celle de la non-conjonction. En outre, la relation de contradiction entre l’avarice cumulative et le désintéressement est confirmée par la contradiction existant entre l’attachement et le détachement qui les caractérisent. La distribution obtenue se représente alors comme : avarice 1 avidité TV (mesure)

avarice 2 ladrerie pingrerie épargne économie 1

PRENDRE

DONNER

GARDER

LAISSER

N.B. Les figures de l’excès sont sont en gras.

dissipation prodigalité économie 2 générosité 1 V7 (excès) générosité 2 désintéressement libéralité

‘.a.ique et les figures de la mesure

Les quatre grandes positions ainsi obtenues définissent quatre attitudes fondamentales de l’homme face aux objets de valeur, autour desquelles s’organisent quatre grands types d’images buts, qui, à leur tour, vont s’inscrire comme projets dans d’éventuels programmes. L’organisation logico-sémantique du modèle obtenu (cf. supra) éclaire singulièrement les enchaînements syntaxiques repérés plus haut intuitivement : on a vu que l’avarice cumulative présuppose l’avarice rétensive ; de même la générosité selon le don présuppose la générosité selon le désintéressement. Les anté132

A PROPOS DE L’AVARICE

cédences et subséquences des variétés passionnelles et modales s’expliquent ici par les relations et les transformations identi­ fiables dans le microsystème : ainsi, la ladrerie se transforme en avarice cumulative par implication ; ce que Balzac traduit à sa manière en affirmant que « l’avarice commence quand finit la pauvreté ». En s’appuyant sur l’interdéfinition qui caractérise un tel microsystème sémantique, on pourrait reconstituer les positions non lexicalisées. La non-conjonction excessive serait un présupposé de la prodigalité, c’est-à-dire un mépris affiché pour tous les biens, qui constituerait en lui-même une transgression de l’axiologie collective et supposerait l’absence de toute valence : une forme de nihilisme en somme et, du point de vue de l’observateur social, un autre aveuglement, l’inverse de celui qui consiste à rechercher de « petites choses » ; en outre, ce mépris des valeurs, parce qu’il est « affiché », fait pendant à l’« aveu de l’intérêt », ce qui permet de considérer la « non-conjonction excessive » comme un contraire de la ladrerie. Quant à la « conjonction mesurée », elle serait une autre forme du désintéressement, une forme d’acquisition qui consisterait seulement à satisfaire les besoins. En effet, un désintéressement qui ne tolérerait pas la satisfaction des besoins admis par tous serait considéré comme excessif et nous ramènerait au cas pré­ cédent ; le désintéressement est mesuré, justement, en ce qu’il fait place aux acquisitions indispensables. L’équilibre que nous envi­ sageons ici est le même que celui qui a déjà été reconnu pour l’économie : éviter la dépense sans faire place aux dépenses indis­ pensables, c’est faire preuve d’avarice ; éviter juste les dépenses inutiles, c’est être économe. Les définitions du dictionnaire ne font pas le parallèle entre l’économie et le désintéressement, mais on voit que cela se déduit sans peine à l’intérieur du microsystème. Il apparaît, à la lumière de ce qui précède, que les variétés mesurées et les variétés excessives de la configuration constituent dans le microsystème deux sous-ensembles quasi étanches, au point qu’on pourrait aisément les séparer l’un de l’autre. Le prin­ cipe d’interdéfinition n’en serait pas moins respecté. Toutes les restions, en effet, s’établissent exclusivement entre les variétés 133

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

d’un même sous-ensemble : entre l’épargne, l’économie, la géné­ rosité, le désintéressement et l’acquisition mesurée, d’un côté ; entre l’avarice, la ladrerie, la pingrerie, la dissipation, la prodiga­ lité et le désintéressement excessif de l’autre côté. Une fois sépa­ rés, ces deux micro-univers révèlent leurs particularités : l’excès et la mesure, ainsi que les formes socio-économiques qu’ils tra­ duisent, peuvent être interprétés au niveau des structures élé­ mentaires comme deux types de distribution taxinomique et deux types de fonctionnement syntaxique différents. Du point de vue taxinomique, on observera que, dans le soussystème de ia mesure, les parasynonymes sont curieusement situés de part et d’autre des schémas de contradiction : l’écono­ mie 1 et l’économie 2 pour l’un, le désintéressement et l’acquisi­ tion mesurée pour l’autre. Puisque la mesure, justement, consiste à faire la part entre les choses nécessaires et les choses inutiles ou superflues, à tenir un équilibre entre dépenser et ne pas dépenser, acquérir et ne pas acquérir, l’éclatement de la catégorie que les contradictions sont censées produire reste relatif, graduel, et se présente ici comme une alternative à empan variable. En revanche, dans le sous-système de l’excès, les parasynonymes sont situés sur les déixis, en relation de présupposition (avarice 1 et 2, prodigalité et mépris des biens) : ailleurs, les oppositions sont fortes et irréductibles. Du point de vue syntaxique, la différence est encore plus saisis­ sante ; dans le microsystème de la mesure, on traverse les sché­ mas et les déixis sans interruption, le parcours syntaxique est continu et semble obéir plutôt aux fluctuations d’une demande extérieure qu’aux impératifs d’une axiologie ; en effet, pour pas­ ser de l’épargne à la générosité, point n’est besoin de changer de système de valeurs, il suffit, à la suite d’un changement de point de vue, de passer de la position du bénéficiaire à celle du dona­ teur. Dans le sous-système de l’excès, au contraire, on ne peut franchir les schémas sans bouleversement total du système de valeurs, seules les présuppositions sont praticables sans heurt ; en revanche, pour transformer un avare rétensif en prodigue ou un avare cumulatif en désintéressé excessif, il faut une conversion autrement importante que dans le sous-système précédent. Ajou­ tons que, de plus, il paraît tout à fait impossible de transformer 134

A PROPOS DE L’AVARICE

un avare en généreux, c’est-à-dire de passer du sous-système de l’excès à celui de la mesure. Il semblerait que le microsystème de l’avarice comporte au moins trois couches antonymiques différentes : des oppositions faibles, alternatives équilibrées de la mesure ; des oppositions fortes, renversements de tendance de l’excès ; des oppositions absolues, entre le sous-système de l’excès et celui de la mesure ; on comprend que, dès lors que tous les types d’opposition sont combinés (de l’avarice à la générosité, par exemple), on obtienne un effet d’antonymie maximal. Ces différentes formes d’antony­ mie renvoient, on l’a vu, à des niveaux sémiotiques différents. La double modalisation En remontant le fil de l’analyse, on s’aperçoit que l’avarice met en jeu deux types de modalisation distincts. De l’attachement, tout d’abord, on ne retient que l’attachement aux choses, la jonc­ tion avec l’objet ; mais on note aussitôt que le sujet peut affec­ tionner aussi bien des objets désirables (l’argent, la vie) que des objets non désirables (la mort, la solitude). Le vouloir, entre autres modalités, joue ici sur deux registres différents : d’un côté, comme modalisation de l’objet de valeur, posé comme désirable ou non désirable et, de l’autre, comme modalisation de la jonc­ tion, reconnue à son tour désirable ou non désirable. Le désin­ téressement, par exemple, comporte nécessairement ces deux impacts modaux : d’une part, les objéts sont classés comme dési­ rables dans le système de valeurs collectif - car on ne saurait considérer comme désintéressé celui qui serait détaché d’objets sans valeur - et, d’autre part, la jonction avec ces mêmes objets est considérée comme non désirable par le sujet individuel. Le potlatch, par exemple, version codifiée de la dissipation, pourrait se comprendre comme une passion de destruction appliquée à des objets considérés comme désirables. La double modalisation a pour effet de garantir la liberté de choix du sujet individuel dans l’« enfer des choses » que codifie et que lui propose la collectivité. L’effet passionnel ne résulte pas de la seule modalisation qui concerne directement le sujet pas135

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

sionné, mais de leur confrontation ; en effet, la dissipation pas plus que le désintéressement ne peuvent être considérés comme des passions si les objets concernés ne sont pas, en eux-mêmes et pour la collectivité, désirables. Dans le cas de la pingrerie, le vou­ loir-être appliqué à la jonction s’oppose à la modalisation des objets, considérés comme non désirables : l’effet de sens passion­ nel et surtout la codification, par l’usage, de ces dispositifs en tant que passions s’expliqueraient en partie dans ces cas par l’opposi­ tion entre les deux modalisations. Mais les deux modalisations ne diffèrent pas seulement par l’instance syntaxique - objet ou jonction - qu’elles affectent, ni par leur exposant, positif ou négatif, mais aussi par leur degré d’intensité. C’est ainsi que l’avarice, par exemple, se caractérise par un vouloir-être-conjoint d’une intensité plus forte que la dési­ rabilité des objets visés. On pourrait alors imaginer un axe graduable des deux modalisations, se déployant entre les deux pôles extrêmes de la désirabilité positive et négative. Ainsi, la pingrerie confronterait une désirabilité positive maximale de la jonction à une désirabilité négative des objets ; ou encore, la générosité aurait à composer avec la désirabilité positive maximale des objets la désirabilité négative de la jonction. Une telle graduation des axes de modalisations ne laisse pas de faire problème ; en effet, s’il suffisait de l’imputer à l’instance de la mise en discours, leur caractère graduable serait un simple épi­ phénomène, résultant de l’aspectualisation. Et pourtant, ces confrontations graduelles mettent en cause l’axiologie en tant que telle et la définition même des valeurs. Force nous est de nous référer une fois encore à un système de régulation sociale des désirs et de la circulation des biens. La modalisation a pour fonc­ tion de régler, entre autres, le rapport des sujets individuels à l’axiologie collective. Celle-ci est présente sous deux formes dif­ férentes : d’un côté comme système de valeurs objectales, proje­ tant des vouloirs et des devoirs sur les objets, et de l’autre comme un réseau de codes de bonne conduite et de bon usage qui per­ mettent de savoir sous quelles conditions la jonction d’un objet avec un sujet donné n’entrave pas la circulation dans l’ensemble de la communauté. On comprend mieux alors la surmoralisation que contient la 136

A PROPOS DE L’AVARICE

définition de la ladrerie et de la pingrerie dans les dictionnaires : elle porte sur les deux modalisations à la fois : sur la transgression des règles du bon usage, qui s’appliquent aux modalisations de la jonction, et sur la transgression des systèmes de valeurs euxmêmes, qui régissent la modalisation des objets. On comprend aussi pourquoi l’avarice et l’économie, quoique fondées toutes deux sur un devoir-être, celui de l’attachement dans un cas et celui de l’utilité dans l’autre, sont pourtant opposées du fait de la moralisation : dans le cas de F« avarice-attachement », le devoirêtre est une modalisation de la jonction, imputable au sujet indi­ viduel ; dans le cas de l’« économie-utilité », le devoir-être est une modalisation de l’objet, imputable à la collectivité dans laquelle le sujet se reconnaît. La fausse synonymie des deux rôles, ainsi que des deux devoir-être qui les sous-tendent, ne peut par conséquent être éclairée qu’en tenant compte des deux instances de la modalisation et qu’en reconnaissant que l’évaluation morale et la projection des codes de bon usage sont susceptibles d’affec­ ter soit l’une soit l’autre. L’analyse du champ de l’avarice nous conduit à considérer la modalisation de l’objet comme relevant de l’idéologie - collective dans le cas de la configuration retenue et la modalisation de la jonction comme nourrissant les passions proprement dites. Les niveaux de l'objet La distinction entre les deux types de modalisation, tout en apportant quelque clarté, ne fait qu’élargir la problématique. En effet, elle nous a amenés à reconnaître de nouvelles formes de variations continues, gérées par des axiologies qui portent sur le bon usage de la jonction, et non plus seulement sur les investisse­ ments des objets. C’est pourquoi il paraît nécessaire de revenir sur les différents modes d’existence de l’objet, car leur pertinence dans le champ passionnel n’est pas également assurée. Tout d’abord, on peut tenir pour acquis que le contenu séman­ tique des objets, l’investissement qui les fait participer aux sys­ tèmes de valeurs, n’est pas pertinent pour l’analyse des passions : les objets visés par l’avarice, l’avidité et la générosité varient librement, sans que la passion elle-même en soit affectée. 137

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

En revanche, certaines propriétés syntaxiques, d’ordre plus général et plus abstrait que les investissements sémantiques, nous ont procuré une base taxinomique pour la description. Ainsi le trait /thésaurisable, non consommable/, de même que la notion de « part » fixe de chacun, qui recouvre le trait /partitif/, nous ont permis de comprendre certains aspects spécifiques des objets mis en circulation dans la configuration. Ces traits que nous avons désignés comme syntaxiques sont indépendants des classes sémantiques auxquelles les objets de valeur peuvent appartenir. De façon générale, il semble bien que ces propriétés syntaxiques servent de relais à une interprétation quantitative et néanmoins tensive de la modulation du continu. Ainsi, la notion de « part » renvoie au trait /partitif/ ; comme le principe de l’échange généra­ lisé impose à la fois une libre circulation des objets et une per­ manence de la distribution des parts, on peut en conclure qu’il s’agit de maintenir à l’intérieur de la totalité sociale le caractère « partitif » des objets, de faire en sorte que chacun conserve sa part sans qu’elle devienne une unité « intégrale ». Dès lors, l’avare peut être considéré comme un sujet qui empiète sur la part d’autrui, mais qui, surtout, transforme sa part, limitée et astreinte à la circulation, c’est-à-dire partitive, en une unité intégrale, extensible et exclue de la circulation, c’est-à-dire exclusive. L’avidité consiste seulement à vouloir plus que sa part, et donc à la considérer (illégitimement) comme extensible. L’économe et l’épargnant savent protéger leur part, dans un envi­ ronnement qui la menace, mais sans la clore : elle reste donc par­ titive. Le prodigue et le dissipateur détruisent l’unité partitive elle-même. Le généreux diminue sa part, par une ouverture qui ne la remet pas en cause : elle est donc réaffirmée comme partitive. Nos réflexions traditionnelles portant sur la syntaxe nous ont habitués à considérer l’objet syntaxique comme une pure visée du sujet, comme une cible dont la trajectoire est régie par la protensivité. L’inscription de l’objet parmi d’autres objets, d’une « chose » à l’intérieur du monde des « choses », ne manque pas de poser, tout comme en sémiotique picturale, par exemple, la ques­ tion des frontières démarcatives, des plages et des marges des objets, située au niveau des préconditions épistémologiques. La solution peut être cherchée dans l’application de la catégorie de la 138

A PROPOS DE L’AVARICE

« totalité » à la masse thymique, considérée comme un « gâteau » dont les parts seraient distribuées selon les exigences des sujets. La récursivité de cette catégorie, qui, en enjambant dans le par­ cours génératif la construction rationnelle des objets, réapparaît dans le parcours pathémique, permet de rendre compte d’une syntaxe circulatoire sous-jacente à un micro-univers passionnel. D’un autre côté, l’examen des définitions du dictionnaire a montré que les modalisations étaient d’intensité variable et demandaient de ce fait un traitement de type continu. Les pro­ priétés de l’objet comportent elles-mêmes des variations quasi aspectuelles : ainsi, l’unité partitive peut être « ouverte » par la générosité ou « fermée » par l’économie. L’opposition même entre partitif et intégral connaît des degrés et des seuils : la consti­ tution d’une unité intégrale apparaît, dans le cas de l’avarice, comme le résultat d’une «fermeture» et comme l’effet d’une résistance à la libre circulation des biens ; une double modulation est à l’œuvre, à la fois cumulative et rétensive. En outre, même si on peut imaginer, « par métaphore », ce que serait la « part » de savoir, de tendresse ou de compliments due à chacun, la défini­ tion syntaxique de l’objet considéré comme une grandeur dis­ continue n’est guère satisfaisante. Ces particularités de l’univers passionnel examiné nous invitent à faire appel à une représentation de type continu et tensif. Dans la mesure où, au niveau discursif, les normes sociales s’appliquent à un procès de circulation, on est amené à supposer que, plus profondément, le devenir de la collectivité exige que les tensions qui la traversent soient régulées. Il semble bien que, dans la configuration que nous examinons, des forces dispersives et des forces cohésives interagissent et que le devenir même de la collec­ tivité dépende d’un rapport de forces favorable aux secondes. A ce niveau d’abstraction, on peut se représenter l’échange généra­ lisé - la circulation des biens, entre autres - comme un aspect du devenir social, un flux continu dont les modulations tendraient à stabiliser ou à déstabiliser le proto-actant collectif. Deux « logiques » sont à l’œuvre dans ce devenir social : une logique des forces, celles du changement (cohésives et disper­ sives), et une logique des places, celles des unités et de la totalité qui se dessinent sur le fond d’une interactantialité. Les différentes 139

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

passions rencontrées jusqu’à présent interviennent à l’égard de ce « flux » soit dans le sens de la cohésion, soit dans celui de la dis­ persion. L’avarice, par exemple, dessine un îlot de ralentissement et de résistance et provoque de ce fait l’apparition d’une « place » qui détourne le flux et dont les frontières s’opacifient et deviennent impénétrables au changement : on reconnaît là comme un écho de ce que dit l’économie politique de la thésauri­ sation et de l’accumulation des profits. L’épargne, en revanche, naît d’une modulation ralentissante qui tempère un changement trop rapide et dessine une place individuelle transparente et pénétrable ; le généreux, on l’a vu, agit en sens inverse, au bénéfice du changement lui aussi. En revanche, la dissipation et la prodigalité supposent une accélération dispersive, qui menace le flux d’une autre manière, en empêchant la formation de toute place : le flux n’a plus rien à traverser, il s’affole et s’annule. Le devenir cohésif serait donc menacé de deux manières, soit par ralentissement, soit par accélération ; en outre, deux seuils apparaissent : le seuil de création d’une unité intégrale, d’une part, et le seuil de dispari­ tion d’une unité partitive, d’autre part, le franchissement de l’un ou l’autre de ces seuils remettant en cause la totalité partitive. Le devenir social se dessinant sur le fond de la tensivité phorique, les « places » qui apparaissent et disparaissent, au gré des modulations qu’on lui applique, sont des valences. Dès lors, ce qui permet à n’importe quel objet du monde, quelles que soient par ailleurs ses propriétés syntaxiques et sémantiques, de prendre place dans la configuration, c’est le style de la modulation qui l’ac­ cueille. Du point de vue de l’observateur social, les seuls objets évalués positivement sont ceux qui participent d’un style « cursif », favorable aux forces cohésives ; du point de vue de l’avare, c’est le style « suspensif », de type cumulatif et rétensif, qui caractérise les objets dignes d’être recherchés. Les «styles sémiotiques» préfigurent par conséquent la modalisation, telle que l’exploitent les passions. En effet, chacun de ces « styles » est d’un côté converti et inté­ gré à la syntaxe modale, au sein de laquelle il suscite des effets de sens spécifiques, et de l’autre convoqué comme aspectualisation lors de la mise en discours. Par exemple, le « maintien » du deve­ nir, la modulation cursive du flux, préfigure le pouvoir susceptible 140

A PROPOS DE L’AVARICE

de modaliser le sujet social et les objets qu’il vise. Les îlots de résistance et de ralentissement préfigurent le vouloir et le nonvouloir de l’avare. Le dévoiement du flux sur des « non-valences » est une première modulation de ce qui apparaîtra dans les dispo­ sitifs modaux comme le vouloir et le non-savoir du pingre. Les simulacres existentiels du sujet En revenant maintenant au microsystème qui nous a permis d’établir une typologie locale des formes passionnelles, nous pou­ vons constater que chacun des groupes d’antonymes et de parasynonymes peut être en partie défini en fonction des variétés de la jonction, à condition d’interpréter les énoncés de jonction, recouverts par les archiprédicats « prendre », « donner », « lais­ ser » et « garder », comme des visées du sujet, et non pas comme des énoncés effectivement attestés dans l’énoncé. C’est pourquoi, l’expression « modes d’existence du sujet » étant déjà en usage pour désigner les différents statuts du sujet d’état dans le parcours narratif rationnel, nous avons proposé de dénommer simulacres les différentes positions que le sujet se donne dans son propre imaginaire passionnel. Nous avons proposé le modèle de base sui­ vant, susceptible de recevoir la syntaxe élémentaire du carré sémiotique : ACTUALISATION sujet actualisé

RÉALISATION sujet réalisé

VIRTUALISATION sujet virtualisé

POTENTIALISATION sujet potentialisé

Le parcours des simulacres existentiels constituera un des sou­ bassements syntaxiques des dispositifs modaux dynamisés et de la passion. Ainsi, l’avare rétensif est-il un sujet potentialisé (non disjoint), qui se transforme, en devenant un avare cumulatif, en sujet réalisé (conjoint) ; de même le désintéressé est un sujet vir­ tualisé (non conjoint) qui devient actualisé (disjoint) quand il se montre généreux. Les modalisations qui surdéterminent le parcours ne sont pas 141

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

obligatoirement isotopes: la transformation d’une modalité en une autre modalité est un problème distinct, que nous avons traité dans son principe antérieurement et dont nous évoquerons la mise en œuvre concrète ultérieurement. Le parcours des simu­ lacres existentiels recouvre en fait les positions successives du paraître de l’être. Ainsi, le sujet potentialisé de l’avarice, celui qui ne « veut pas dépenser », se caractérise, eu égard à l’attachement qui le lie aux objets, par un devoir-ne-pas-être-disjoint et, eu égard au désir de les accumuler, par un vouloir-être-conjoint. Les modalisations de l’avare cumulatif s’obtiennent alors grâce à une double transformation : 1. ne pas être disjoint —- être conjoint 2. devoir -*• vouloir

Par l’intermédiaire de la charge modale qui l’affecte, le sujet pas­ sionné construit, grâce à la première transformation, un scénario imaginaire où il occupe successivement les positions de sujet potentialisé et de sujet réalisé. La syntaxe intermodale rendrait compte de la seconde transformation, sur le fond des modula­ tions du devenir. Le parcours des simulacres permet de rendre compte des trajec­ toires spécifiques de chaque sujet passionné, et en particulier de la manière dont l’imaginaire passionnel met en perspective les variétés de la jonction. En effet, la visée du sujet passionné a pour cible Yimage but que constitue le dernier simulacre du parcours. C’est ainsi que le prodigue ne peut être, pour commencer, qu’un possédant conscient de l’être, selon le savoir-être ; la dissipation à laquelle il se livre n’est envisageable, en outre, que s’il est libre de se défaire de ses biens, selon le pouvoir-ne-pas-être ; son parcours existentiel sera le suivant : réalisé

virtualisé

actualisé

(conjoint)

(non conjoint)

(disjoint)

L’ensemble de ces rôles est mis dans la perspective de la dis­ jonction, mais celle-ci présuppose dans ce cas à la fois la nonconjonction et la conjonction. Nous dénommerons trajectoire existentielle le parcours finalisé, et construit par présupposition, des simulacres que le sujet passionné se donne. Par ailleurs, le 142

A PROPOS DE L’AVARICE

parcours des rôles modaux gère les transformations entre les contenus de modalisation, soit : savoir -

—- pouvoir —

—► vouloir

(savoir-être)

(povoir-ne-pas-être)

(vouloir-nc-pas-ètrc)

La différence entre les deux parcours peut être interprétée comme un double processus imaginaire. D’un côté, sur sa trajectoire exis­ tentielle, le sujet passionné met en perspective les différentes éventualités de son rapport aux objets de valeur, une des posi­ tions éventuelles étant susceptible de régir toute la chaîne : ainsi l’avarice est-elle sous la dépendance de la non-disjonction, c’est-àdire de la potentialisation : l’avare n’accumule qu’en vue de rete­ nir. D’un autre côté, grâce à la syntaxe intermodale, le sujet modi­ fie son mode d’accès aux objets de valeurs ; l’ensemble est mis dans la perspective d’une seule modalité, considérée comme régissante: ainsi l’avare est-il un sujet passionné du vouloir, lequel régit à la fois le savoir et le pouvoir. La différence pourrait être précisée ainsi : en se rêvant poten­ tialisé, l’avare construit son image but ; en revanche, l’enchaîne­ ment des modalités qui se transforment les unes dans les autres définit sa disposition. La superposition des deux, la trajectoire existentielle qui s’organise en image but et la syntaxe intermodale qui engendre une disposition, constitue la base syntaxique des configurations passionnelles. Dans la mesure où la trajectoire existentielle n’est imaginaire qu’en raison de la charge modale qui affecte la jonction et en suspend l’effectuation narrative, on peut considérer que les transformations de cette charge modale tra­ duisent les fluctuations du rapport imaginaire que le sujet entre­ tient avec son propre simulacre. Il n’est pas habituel en sémiotique de traiter séparément, dans un énoncé modalisé, le prédicat et sa modalisation. On constate pourtant que, du point de vue syntaxique et dans l’univers pas­ sionnel, leur autonomie respective est envisageable. L’exemple de l’avarice est assez clair sur ce point, puisque les simulacres exis­ tentiels suffisent à eux seuls, indépendamment des modalisations associées, à différencier syntaxiquement les grandes positions passionnelles du système. En outre, si on souscrit à l’hypothèse selon laquelle la syntaxe intermodale résulte, d’un côté, des 143

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

modulations de la tension et, de l’autre, grâce à la praxis énonciative, de Paspectualisation, elle ne peut pas se confondre avec une trajectoire existentielle, qui, elle, résulte de transformations entre des positions discontinues de l’être, obtenues par projection de la catégorie de la jonction sur le carré sémiotique. La question de leur superposition se pose donc réellement. La différence de fonctionnement peut être éclairée par un exa­ men de ce que recouvre le concept de « transformation » dans l’un et l’autre cas ; dans la trajectoire existentielle, les change­ ments d’états sont ordonnés selon un principe logico-sémantique discret, et régi par un opérateur, le sujet passionné, qui fixe l’un d’entre eux comme terme aboutissant du parcours ; c’est donc à partir de cet état final, clé de l’image but, que toute la chaîne peut être reconstituée par présupposition. Aussi le généreux doit-il être réalisé, puis virtualisé, avant d’être actualisé. En revanche, dans la syntaxe intermodale, les choses ne se passent pas exactement ainsi : les modalités se chevauchent, s’ac­ cumulent, se transforment par transition ou syncope, obéissant en cela au principe tensif qui les nourrit. De plus, rien n’interdit que la modalité régissante puisse être au milieu de la chaîne aussi bien qu’au début ou à la fin : la syntaxe intermodale ne peut pas être reconstituée par présupposition, car H le résulte de l’association stéréotypée, grâce à l’usage, d’une asp.ctualisation et d’une suite modale, figées ensemble à titre de primitif passionnel. L’avarice commence par un attachement, une forme de nécessité qui lie le sujet et l’objet, c’est-à-dire un devoir ; elle continue avec un désir, qu’on peut identifier comme un effet du vouloir ; elle ne saurait, pour finir, se passer d’une habileté, car l’avare n’est pas seule­ ment celui qui veut accumuler et retenir, il sait aussi comment s’y prendre, c’est-à-dire dispose d’un savoir. C’est le vouloir qui régit l’ensemble, car, d’un côté, il transforme le devoir de l’attachement en devoir-vouloir de l’attachement possessif et, de l’autre, il fait du savoir de l’habileté une sorte de savoir-vouloir : de même que l’es­ prit vient aux filles amoureuses, la ruse vient aux avares. La syn­ taxe intermodale n’est donc ni discrète, ni linéaire : le devoir engendre le vouloir, qui, à son tour, le modifie rétroactivement ; le vouloir s’accompagne d’un savoir, les deux se modifiant réci­ proquement. Résumons: (1) au niveau sémio-narratif, des suites de prédi144

A PROPOS DE L’AVARICE

cats modalisés se constituent ; (2) leur sensibilisation leur permet d’être convoquées en discours ; (3) lors de la mise en discours, la suite des positions de l’être est orientée dans la perspective d’une seule d’entre elles, qui devient l’image but, et la suite des charges modales est aspectualisée, l’une d’entre elles modifiant les effets de sens de toutes les autres ; (4) une fois stéréotypée par l’usage et intégrée à une taxinomie connotative, la double suite composant le dispositif modal conserve les deux agencements syntaxiques : une « syntaxe » intermodale reposant sur une trajectoire existen­ tielle. Simulacres et modes d’existence Si on examine maintenant les modes d’existence du sujet syn­ taxique ordinaire, on retrouve les mêmes positions, mais elles désignent alors les positions du sujet dans le parcours narratif, hors simulacre passionnel. La question qui se pose est celle de l’articulation des énoncés de jonction simulés, appartenant à l’imaginaire passionnel et que nous avons dénommés «simu­ lacres existentiels », avec les énoncés de jonction effectifs, ceux qu’atteste l’énoncé, car, même si notre sujet est à même de proje­ ter des transformations imaginaires, il n’en reste pas moins que ses « aventures » continuent, parallèlement à ce qu’il imagine. Il s’agit de savoir ce qui arrive quand il passe d’un palier à l’autre. Les modes d’existence, conçus comme des états, présupposent des faire qui les produisent : la virtualisation, opérée par un mandateur ou un manipulateur, produit un sujet virtualisé ; Yactuali­ sation, opérée par un adjuteur, qui donne le savoir et le pouvoir, produit un sujet actualisé ; la réalisation, enfin, est l’effet de la performance principale et produit le sujet réalisé. Il reste la poten­ tialisation, qui, dans la mesure où le système des modes d’exis­ tence obéit aux règles de la syntaxe élémentaire, devrait prendre place entre l’actualisation et la réalisation ; en effet, le modèle que nous avons proposé se présente ainsi : sujet actualisé (U) sujet virtualisé (non H)

sujet réalisé (Pi) sujet potentialisé (non U)

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

La séquence des modes d’existence s’ordonnerait donc ainsi : virtualisation -*• actualisation -► potentialisation —* réalisation Des quatre modes d’existence du sujet syntaxique, seule la posi­ tion « sujet potentialisé » n’a pas reçu jusqu’à présent d’interpré­ tation narrative ; introduite de manière purement déductive, elle se présente, au sein d’un parcours narratif établi à partir de l’ana­ lyse concrète des récits, comme une syncope dans l’enchaînement des présuppositions, une boîte noire dont l’existence même n’au­ rait jusqu’alors pas paru nécessaire à la compréhension de la nar­ rativité. Tout se passe comme si, du point de vue de la sémiotique de l’action, reconstruisant par présupposition les positions préa­ lables à la réalisation du faire, la potentialisation n’était pas per­ tinente. Une des explications envisageables consisterait à conce­ voir cette position comme une porte ouverte, au sein du parcours narratif, sur l’imaginaire et l’univers passionnel. Seule la poten­ tialisation serait susceptible de supporter le déploiement passion­ nel, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la disposition passionnelle ne peut remplacer une compétence que si elle s’insère entre la compétence de type classique et la performance : avant la performance parce qu’elle est en un sens présupposée par elle, et après la compétence ordi­ naire, qui s’intégre et se fond en quelque sorte en elle ; de fait, curieusement, l’avare sait et peut d’emblée économiser, le sadique faire souffrir et le désespéré se lamenter : tout se passe comme si la disposition, insérée dans le parcours narratif « effec­ tif », permettait de faire l’économie d’un apprentissage. De fait, une fois établie comme compétence en vue du faire, la séquence modale peut être interprétée comme l’« être du faire », un état du sujet susceptible d’être sensibilisé. Ensuite, la potentialisation, qui serait comme une suspension obligée du programme narratif entre l’acquisition de la compé­ tence et la performance, pourrait être définie comme l’opération par laquelle le sujet, qualifié pour l’action, devient susceptible de se représenter en train de faire, c’est-à-dire de projeter en un simulacre toute la scène actantielle et modale qui caractérise la passion ; toutes les modalisations étant en place, le chemin imagi­ naire qu’elles ouvrent se dessine, sous la forme de la trajectoire existentielle. Cela permet de comprendre, entre autres, que la pas­ sion apparaisse très souvent dans le déploiement narratif comme 146

A PROPOS DE L’AVARICE

une dérobade devant la performance : une fois manipulé, ou per­ suadé, ou rendu apte, le sujet passionné se réfugie ou se trouve entraîné dans son imaginaire, avant de renoncer à l’action ou de s’y précipiter : ainsi fonctionne la peur, par exemple, ou, comme on le verra, la jalousie. L’image but insérée à cette place dans le parcours narratif est au faire ce que la recette de cuisine est à la confection du repas : tout est en place dans la représentation que le sujet se donne de son faire, tout est présentifié et peut par conséquent être mis en discours tel quel. Le parallèle ne s’arrête pas là, puisque, comme le gastronome peut en rester à la contem­ plation discursive de sa recette, le sujet passionné peut, sans pas­ ser à l’acte, savourer la mise en scène passionnelle qu’il se donne. « La laitière et le pot au lait » : investissement ou dissipation ? Parvenu à cette phase où il est maintenant susceptible de se représenter le faire et le parcours dans son ensemble, le sujet syn­ taxique est donc capable de projeter, sous la forme de simulacres, une trajectoire imaginaire. C’est toute l’histoire de Perrette, la porteuse de lait de La Fontaine \ qui, sur le point d’arriver à la 1. Fables, liv. VII, fable 10, « La laitière et le pot au lait » : Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait Bien posé sur un coussinet, Prétendait arriver sans encombre à la ville. Légère et court vêtue, elle allait à grands pas, Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile, Cotillon simple et souliers plats. Notre laitière ainsi troussée Comptait déjà dans sa pensée Tout le prix de son lait, en employait l’argent ; Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée : La chose allait à bien par son soin diligent. « Il m’est, disait-elle, facile D’élever des poulets autour de ma maison ; Le renard sera bien habile S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon, Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ; Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable : J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon. » [...]

147

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

ville où elle va pouvoir vendre son lait, se met à rêver à l’avance à l’usage qu’elle pourrait faire de son argent et déploie en chaîne toute une série de simulacres existentiels et de prédicats associés : vendre, gagner, acheter, céder, gagner, etc., avec le résultat que l’on sait, quand la réalité reprend ses droits : un mouvement trop brusque suffit à faire tomber le pot et à renverser le lait, et le rêve s’effondre. Le texte de La Fontaine est clair en ce qui concerne la compétence : Perrette est un sujet actualisé, compétente en tout point pour parvenir à la ville et réaliser la transaction qu’elle a prévue : « un pot au lait bien posé sur un coussinet », « légère et court vêtue ». Elle n’est pas pour autant un sujet réalisé et le fabu­ liste la saisit juste dans cette phase intermédiaire, la potentialisa­ tion, qui se prête à toutes les rêveries ; en l’occurrence, ces rêve­ ries la conduisent à se représenter le faire et à construire une trajectoire existentielle de «spéculation passionnée». Le par­ cours de Perrette serait le suivant : virtualisation —actualisation— potentialisation (— réalisation) [mandat du mari] [précautions]

L

SPÉCULATION _ IMAGINAIRE — ÉCHEC DE LA PERFORMANCE

Au niveau discursif, le changement de registre est opéré par débrayage : la rêverie spéculative de Perrette se présente comme un « récit de pensées » qui commence comme un discours indi­ rect condensé : « Notre laitière ainsi troussée Comptait déjà dans sa pensée Tout le prix de son lait, en employait l’argent [...]. »

et continue comme un discours direct : « “ Il m’est, disait-elle, facile D’élever des poulets autour de ma maison ” [...]. »

Le débrayage est celui qui permet, à partir de la série des modes d’existence narratifs, de passer à celle des simulacres ; la plupart du temps, il n’est pas aussi nettement marqué que dans la fable de La Fontaine, et il faut alors se contenter, pour l’identifier, des décalages véridictoires qui l’accompagnent. En effet, du point de vue du discours d’accueil à partir duquel est opéré le débrayage, l’imaginaire du sujet passionné est situé sur l’axe du paraître par rapport aux énoncés de jonction effectivement attestés, situés sur 148

A PROPOS DE L’AVARICE

l’axe de l’être ; inversement, du point de vue du sujet passionné, la trajectoire existentielle qu’il projette relève de l’être et les énon­ cés du discours d’accueil se présentent pour lui sur le mode du paraître. Quelle que soit la perspective adoptée, le sujet passionné est soumis au niveau discursif à des épreuves véridictoires qui sont souvent le seul indice observable d’un fonctionnement passion­ nel ; c’est ainsi que le pingre, de son propre point de vue, ne paraîtrait qu’économe, mais l’épreuve véridictoire à laquelle le soumet l’observateur social, ancré dans le discours d’accueil, dénonce son caractère passionné. De même, le rêve de Perrette pourrait passer aujourd’hui pour un simple « projet d’investisse­ ment », mais le commentaire du moraliste en souligne le carac­ tère passionné : la véridiction nourrit la moralisation, et derrière la moralisation pointe la sensibilisation : « Chacun songe en veillant ; il n’est rien de plus doux : Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes. » Mais, l’objet de valeur ayant été détruit, Perrette ne se retrouve pas « Gros-Jean comme devant », ainsi que l’affirme le fabuliste, et la « flatteuse erreur» est une véritable dissipation*. Passion et véridiction On trouve chez Balzac, expert incontesté en avarices bour­ geoises, paysannes ou même aristocratiques, des épreuves véri1. Un examen attentif du discours intérieur de Perrette révélerait d’autres signes du caractère passionné et «dissipateur» de son rêve éveillé; on remarque par exemple que le lait perd son statut d’objet de valeur descriptif, pour devenir un simple objet modal, une sorte de pouvoir-faire autorisant une spéculation en chaîne, chaque nouvelle acquisition (œufs, poulets, cochons, etc.) subissant la même mutation ; en outre, l’enchaînement des prédicats (vendre, gagner, acheter, céder, etc.) semble obéir à une loi de circulation des biens cursive et accélérée. Ceci explique cela : dans le simulacre passionnel projeté par Perrette, les objets de valeur ont disparu en tant que tels, car l’af­ folement de la circulation, propre à la dissipation, suspend jusqu’aux valences elles-mêmes. Enfin, la manifestation somatique qui interrompt le rêve, intervenant ici comme un réembrayage sur le corps sentant du sujet tensif, souligne d’une autre manière le caractère « sensible » et passionné du pro­ cessus de dissipation. 149

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

dictoires comparables. Dans les Illusions perdues, Mme de Bargeton quitte Angoulême et part pour Paris ; cela suffit à opérer en elle une mutation singulière : « Les mœurs de la province avaient fini par réagir sur elle, elle était devenue méticuleuse dans ses comptes ; elle avait tant d’ordre qu’à Paris elle allait passer pour avare » La transformation est explicitement formulée comme une trans­ formation véridictoire, entre « être devenu méticuleux » et « pas­ ser pour avare ». Dans le contexte discursif dit « provincial », son être se transforme (il « devient ») sous l’effet de l’habitude ; une simple compétence économique, soutenue par une axiologie col­ lective, est transformée en rôle thématique, lequel définit en somme l’être modal de la dame, figé par la répétition et identifié comme un rôle socio-économique dans la taxinomie «provin­ ciale ». Mais dans le contexte discursif parisien, le même être est doté d’un paraître passionnel, ce qui suppose que l’observateur social adopte une autre taxinomie et fasse varier les effets pas­ sionnels en conséquence. A l’intérieur d’un même univers dis­ cursif, un même faire, présupposant une même compétence, peut être rapporté à deux instances culturelles différentes et être inter­ prété soit comme rôle socio-économique, soit comme rôle pathémique ; le changement de statut s’accompagne alors d’une trans­ formation véridictoire. Dans le cas de Mme de Bargeton, trois instances sont en fait nécessaires : d’un côté, l’instance de réfé­ rence, le sujet d’énonciation qui atteste ce que fait effectivement Mme de Bargeton (dépenser modérément, comme tous les nobles de province) et, de l’autre, deux instances d’évaluation : l’une provinciale et l’autre parisienne. Les épreuves véridictoires qui permettent d’articuler discursivement les deux séries d’énoncés d’état (les modes d’exis­ tence et les simulacres existentiels) déterminent en quelque sorte les entrées et les sorties de la configuration passionnelle et, dans les cas les plus simples, facilitent la segmentation d’unités dis­ cursives où la dimension passionnelle l’emporte sur les autres. Il en est ainsi du discours intérieur de Perrette, chez La Fontaine ; il 1. Paris, Garnier-Flammarion, p. 174-175. 150

A PROPOS DE L’AVARICE

se déroule entièrement sur le mode de l’illusion (paraître + nonêtre), entre le débrayage qui permet d’entrer dans le simulacre et le réembrayage correspondant à la chute du pot et du lait. Dans le texte narratif, les épreuves véridictoires s’accompagnent souvent de délégations énonciatives, ce qui permet de textualiser les simu­ lacres passionnels sous la forme de « récits de pensée », discours passionnés enchâssés dans le discours d’accueil. Le réembrayage sur le sujet tensif Perrette sautant en même temps que le veau qu’elle imagine pouvoir acheter, « transportée » par son propre rêve, introduit dans la configuration un élément que les définitions du diction­ naire ont oublié : le corps, le corps sentant du sujet passionné. La description modale, voire véridictoire, du simulacre passionnel ne suffit pas pour expliquer l’irruption du corps dans la configu­ ration de l’avarice et de la dissipation. Il faut pour cela revenir aux modes d’existence. Nous n’en avons envisagé que l’interprétation narrative : projetée sur le par­ cours du sujet narratif, la série des modes d’existence organise les différents avatars de la jonction. Mais la même série peut aussi être projetée sur le parcours de construction théorique, des préconditions de la signification jusqu’à la manifestation discursive. En effet, la notion même de « mode d’existence » découle de la distinction entre l’instance ab quo et l’instance ad quem, distinc­ tion opérationnelle abstraite, qui décrit à la fois le parcours narra­ tif et le parcours de construction théorique. Toutefois, dans le cas du parcours théorique, les modes d’existence ne sont plus ceux du sujet narratif, mais ceux du sujet épistémologique. En nous interrogeant sur les préalables d’une sémiotique des passions, nous avons été amenés à reconnaître, antérieurement au parcours du sujet épistémologique proprement dit, une phase tensive où il est préfiguré par un « presque-sujet », un sujet sentant ; intervient ensuite une phase de discrétisation et de catégorisation où il devient un sujet connaissant ; la mise en place de la syntaxe narrative de surface le convertit en sujet de quête ; enfin, lors de la mise en discours, il peut être assimilé au sujet discourant. Conformément à la chaîne des présuppositions qui régit le par­ cours des modes d’existence, le sujet discourant étant celui de 151

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

l’instance ad quem, il est dit réalisé, ayant accompli la totalité du parcours jusqu’à la performance discursive. Le sujet de quête, situé au niveau des structures sémio-narratives de surface, est dit actualisé ; il présuppose le sujet connaissant, celui qui installe les « structures élémentaires », terme ab quo du parcours génératif et qu’on peut considérer pour cela comme virtualisé. Que faire dans ce cas du sujet potentialisé? Ce dernier, rappelons-le, est situé déductivement entre le sujet actualisé et le sujet réalisé : à quelle instance correspondrait un sujet épistémologique situé entre les structures sémio-narratives de surface et les structures dis­ cursives ? La seule réponse plausible - et cohérente avec nos pro­ positions liminaires - serait la suivante : le sujet potentialisé est celui de la praxis énonciative, instance de médiation dialectique entre l’instance sémio-narrative et l’instance discursive. Comme le sujet narratif potentialisé, il est susceptible d’exploiter la com­ pétence, acquise en vue de la performance, à d’autres fins, en par­ ticulier imaginaires. Or si l’imaginaire du sujet narratif consiste en simulacres, l’imaginaire du sujet épistémologique, imaginaire de la théorie elle-même, ne peut être que l’espace tensif de la phorie, celui où nous avons esquissé un « presque-sujet », un sujet sentant. La potentialisation serait donc, dans l’économie générale de la théorie, cette praxis médiatrice qui, conjuguant les produits du parcours génératif et ceux de la tensivité phorique, les figerait, les stockerait comme « potentialités » de l’usage, à côté des « virtua­ lités » du schéma. Dès lors, le sujet potentialisé représenterait, dans le parcours de la construction théorique, la seule instance où le corps aurait droit de cité, comme constitutif des effets de sens. L’existence sémiotique résultant d’une mutation interne des produits de la perception - l’extéroceptif engendre l’intéroceptif par l’intermé­ diaire du proprioceptif -, elle garde la mémoire du corps propre. Une fois discrétisée et catégorisée, elle ne garde trace du pro­ prioceptif que dans la polarisation de la masse thymique en euphorie/dysphorie. Seule l’énonciation, par la potentialisation de l’usage, pourra à nouveau solliciter le « sentir » et le corps en tant que tels. Aussi un réembrayage sur le sujet sentant est-il nécessaire pour 152

A PROPOS DE L’AVARICE

convoquer dans le discours les effets somatiques de la passion. Le « transport » qui affecte Perrette la dissipatrice est la manifesta­ tion lexicale, en français classique, de ce réembrayage. Un des indices les plus significatifs de ce retour du sujet tensif dans le discours tient à l’apparente incapacité du sujet discourant à maî­ triser les enchaînements syntaxiques ; les trajectoires se perdent, la syntaxe semble soumise à l’influence des oscillations et des changements d’équilibre de la tensivité. Tout se passe comme si, au lieu de manifester des transformations programmées, l’aspectualisation régissait l’enchaînement des prédicats : le style sémio­ tique l’emporterait alors sur la logique de l’action. C’est ainsi que Perrette, sujet discourant passionné, semble ne plus maîtriser le récit de ses futures transactions : elle oscille entre la vente et l’achat, spécule indéfiniment et semble ne plus pouvoir en finir, et laisse pour ainsi dire le dernier mot à un « transport » soma­ tique. Le « style », en somme, c’est le sujet sentant qui réclame ses droits par l’intermédiaire d’une modulation tensive figée et potentialisée.

Deux gestes culturels : LA SENSIBILISATION ET LA MORALISATION

La sensibilisation est l’opération par laquelle une culture inter­ prète une partie des dispositifs modaux, envisageables déductivement, comme des effets de sens passionnels. Dans la langue, elle se manifeste soit en condensation, grâce à la lexicalisation des effets de sens, soit en expansion, sous forme de syntagmes qui comprennent un des termes génériques de la nomenclature et une suite énonçant un comportement, une attitude, ou un faire. Dans le discours, elle se reconnaît concrètement, entre autres, soit grâce au décalage entre les rôles thématiques et les rôles pathémiques proprement dits, soit à l’impossibilité de réduire une disposition à une simple compétence, dans la mesure où le passage à l’acte n’en épuise pas les effets. La moralisation est l’opération par laquelle une culture rap153

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

porte un dispositif modal sensibilisé à une norme, conçue princi­ palement pour réguler la communication passionnelle dans une communauté donnée. La moralisation signale donc, qu’elle soit d’origine individuelle ou collective, l’insertion d’une configura­ tion passionnelle dans un espace communautaire. Elle se mani­ feste en langue par la présence de la péjoration ou de la mélioration, en général par l’intermédiaire de jugements d’excès, d’insuffisance ou de mesure, soit dans les lexèmes qui dénom­ ment la passion, en condensation, soit dans les gloses qui les défi­ nissent, en expansion. En discours, la moralisation se reconnaît au fait qu’un observateur social est chargé d’évaluer l’effet de sens et qu’il est susceptible, afin de porter de tels jugements, de s’attri­ buer un rôle actantiel dans la configuration. La sensibilisation Variations culturelles Les différentes cultures, aires ou époques, traitent de manière variable les mêmes dispositifs modaux, comme en témoigne la configuration de l’avarice. La générosité, par exemple, a connu de tels avatars. Pour commencer, la modalisation régissante, définis­ sant l’isotopie modale, a changé : du pouvoir, qui sous-tendait la générosité liée à la « grandeur », au « courage » et plus générale­ ment toutes les acceptions qui invoquent les «grandes res­ sources » du sujet, on est passé au vouloir, au sens où le généreux est celui qui « donne plus que ce qu’il doit », le « plus » étant ici la manifestation d’une motivation endogène, indépendante des obligations. Ensuite, le vouloir-être lui-même a été traité succes­ sivement comme «qualité» («qualité d’une âme fière, bien née »), comme « sentiment » (« sentiment d’humanité qui porte à se montrer bienveillant, charitable, à pardonner, à épargner un ennemi »), et enfin comme « disposition » (disposition à donner plus qu’on n’est tenu de le faire). La sensibilisation du dispositif modal de la générosité est maxi­ male à l’âge classique et elle s’accompagne en outre d’une morali­ sation positive extrême, puisque cette «qualité» est le critère 154

A PROPOS DE L’AVARICE

d’une naissance noble, qui définit l’être « héréditaire » du sujet. La sensibilisation s’affaiblit graduellement, puisque dans la géné­ rosité classée comme « disposition » on reconnaît tout au plus une compétence inscrite comme « tendance » du sujet, mais plus un « sentiment » ou une « passion ». Pourtant, dans la dernière acception, la disposition, au sens que nous lui avons donné dans le métalangage, est en place : elle se présente comme une programmation du sujet discursif, installée en permanence dans l’être du sujet, sans spécification de l’isotopie qui doit l’investir (économique ? sociale ? guerrière ? ou affec­ tive ?...). Le dispositif modal sous-jacent est donc doté d’une syn­ taxe, et les transformations entre modalités, du savoir-être au vouloir-ne-pas-être, sont envisageables, de telle sorte que le comportement du généreux soit prévisible en toutes cir­ constances. Autrement dit, tout est en ordre pour que l’effet de sens passionnel surgisse dans le discours ; ce n’est pourtant pas le cas dans le discours lexicographique contemporain, car cette dis­ position n’est pas considérée par la culture qu’il représente comme une passion. La mise en place, au niveau sémio-narratif, d’une syntaxe inter­ modale, et sa convocation en discours sous la forme d’une dispo­ sition aspectualisée, n’est donc pas suffisante pour produire un effet de sens passionnel : ce n’est que la condition nécessaire et la sensibilisation doit faire le reste. Par exemple, ce qui relèverait de l’image but du généreux, c’est-à-dire la mise en perspective de toute la trajectoire existentielle autour de la disjonction, est sus­ ceptible de ne produire, en tant qu’effet de sens, qu’une attitude morale, dénuée de toute composante affective, si la sensibilisa­ tion n’entre pas en jeu. La sensibilisation est donc la première phase réalisante de la mise en discours des passions ; la praxis énonciative a sélec­ tionné, puis potentialisé des segments modaux en se fondant sur leur sensibilisation dans un usage antérieur; mais il faut, à chaque nouvelle occurrence discursive, que lesdits segments soient à nouveau sensibilisés pour être réalisés dans le discours comme des passions : la recatégorisation est ainsi toujours pos­ sible. 155

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

La sensibilisation en acte Toutefois, la sensibilisation ainsi définie n’est saisie que dans ses effets, une fois que, la praxis énonciative ayant fait son œuvre, l’effet de sens passionnel est devenu un stéréotype, et le stéréo­ type un primitif passionnel dans un usage donné. Ces effets sup­ posent un processus, des opérations qui appartiennent à la mise en discours ; qu’en est-il de la sensibilisation « en acte » ? On peut, pour répondre à cette question, revenir aux aventures de Mme de Bargeton à Paris : « Au moment où [Lucien] sortit de chez madame de Bargeton, le baron Châtelet y arriva, revenant de chez le Ministre des Affaires Étrangères, dans la splendeur d’une mise de bal. Il venait rendre compte de toutes les conventions qu’il avait faites pour madame de Bargeton. Louise était inquiète, ce luxe l’épouvantait. Les mœurs de la province avaient fini par réagir sur elle, elle était devenue méticuleuse dans ses comptes ; elle avait tant d’ordre, qu’à Paris, elle allait passer pour avare. Elle avait emporté près de vingt mille francs en un bon du Receveur-Général, en destinant cette somme à couvrir l’excédent de ses dépenses pendant quatre années ; elle craignait déjà de ne pas avoir assez et de faire des dettes1. » Mme de Bargeton devient avare aux yeux d’un observateur parisien : ce serait le résultat d’une sensibilisation qui procéderait uniquement par reclassement des dispositifs modaux et qui n’au­ rait d’effet que dans les paradigmes passionnels. Mais il se trouve que Mme de Bargeton est vraiment affectée par le contraste entre ses habitudes économes et le train de vie parisien ; son nouveau statut passionnel n’est donc pas seulement l’effet d’une épreuve véridictoire et d’une évaluation extérieure ; il résulte d’une opéra­ tion discursive qui transforme son être, produit des effets pathémiques sur son parcours syntaxique, et pas seulement dans le jugement d’un observateur. Le commentaire de Balzac saisit donc la sensibilisation en train de se faire et met en évidence la manière dont le rôle socio-économique est sensibilisé dans la chaîne discursive elle-même ; un rôle thématique brutalement 1. Op. cit.y p. 174-175. Souligné par nous. 156

A PROPOS DE L’AVARICE

changé de contexte discursif se transforme en inquiétude, épou­ vante et crainte : c’est dire que la sensibilisation n’est pas seule­ ment une opération abstraite nécessaire à la théorie des passions, mais qu’elle est en outre observable dans les discours concrets, au même titre que d’autres opérations de la syntaxe discursive. La sensibilisation a donc sa place à la fois dans l’économie générale de la théorie, au titre de l’explication, et dans le parcours discursif de construction du sujet passionné, au titre de la des­ cription : verticalement, en quelque sorte, elle construit les taxi­ nomies culturelles qui filtrent les dispositifs modaux pour les manifester comme passions dans le discours ; horizontalement, elle prend place dans la syntaxe discursive de la passion, comme un procès à part entière. C’est ainsi que Mme de Bargeton est classée comme avare dans la culture parisienne, ce qui autorise une interprétation discursive nouvelle de sa compétence, mais elle est aussi transformée, de sorte que des événements pathémiques apparaissent dans son parcours ; c’est pourquoi on peut convenir de dénommer pathémisation la sensibilisation conçue comme une opération appartenant à la syntaxe discursive. De fait, d’un point de vue génétique, la pathémisation précéderait la sensibilisation conçue comme une instance culturelle ; elle peut n’être qu’une occurrence isolée, mais elle peut aussi entrer dans l’usage ; dès lors, les séquences modales qu’elle affecte sont identi­ fiées comme passions dans cet usage et la praxis énonciative fait son œuvre. La sensibilisation comme opération énonciative est donc seconde. Le corps sensible Au-delà des questions de méthode qui sont associées à tout relativisme culturel, on est en droit de se demander s’il est bien du ressort de la sémiotique de s’interroger sur les raisons et la nature de ce geste culturel. Les réponses peuvent-elles en effet ne pas être ontologiques, voire métaphysiques ? Le minimum épisté­ mologique qui nous sert de garde-fou risque d’en pâtir. La voca­ tion d’une sémiotique des passions est de décrire, voire d’expli­ quer les effets discursifs de la sensibilisation, mais certainement pas de prendre à son compte et sans autre forme de procès ce que 157

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

d’autres disciplines en disent. Mais il n’est pas interdit de les interroger pour en tirer profit, éventuellement. Dans la veine des explications extra- ou parasémiotiques, on pourrait par exemple imaginer que la sensibilisation est une opé­ ration d’origine psychosomatique et que certains dispositifs modaux agiraient sur le soma comme «en terrain favorable». Toutefois, cette hypothèse pose plus de problèmes qu’elle n’en résout, car il faudrait alors montrer comment les cultures peuvent déterminer des «terrains favorables» qui leur seraient spéci­ fiques. Dans le cas des « passions de l’asthme », par exemple, une telle hypothèse serait tentante, certes, car elle rendrait l’analyse sémiotique compatible avec l’explication allergique et génétique de ce trouble ; mais elle ne résiste pas à l’examen des discours concrets, où les proches et les amis de l’asthmatique adoptent le même dispositif modal sensibilisé que le malade lui-même, sans partager pour autant le «terrain favorable»1. Le relativisme culturel oblige aussi à écarter la solution qui consisterait à invo­ quer directement les prégnances biologiques, puisqu’elles caracté­ risent l’espèce en tant que telle, et non la culture. En revanche, le concept â'habitus social proposé naguère par P. Bourdieu2, dans la mesure où il articule formellement le corps, les images du corps et les déterminations socioculturelles, semble­ rait plus approprié. P. Encrevé a montré, dans son introduction à la traduction française de Sociolinguistique de W. Labov3, tout le parti qu’on pouvait en tirer : la « posture articulatoire » propre à un groupe social, qui lui fait par exemple prononcer telle diph­ tongue de manière « tendue » ou « relâchée », s’explique par une certaine réponse du tonus musculaire à un « schéma postural ». Le schéma postural en question se présenterait comme une sorte d’image du corps propre modelée par l’habitus social. En ce sens, le « schéma postural » serait un schème moteur figé par l’usage et caractéristique d’une sociotaxinomie. Toutefois, ces notions sociologiques font la part trop belle à 1. Cf. J. Fontanille, «Les passions de l’asthme», Nouveaux Actes sémio­ tiques, Limoges, Trames-Pulim, 6, 1989. 2. Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972. 3. Sociolinguistique, présentation de P. Encrevé, Paris, Éd. de Minuit, 1976. 158

A PROPOS DE L’AVARICE

l’« acquis » ; or rien ne permet d’affirmer que la sensibilisation culturelle passe plutôt par l’acquis que par l’inné. De fait, dans la mesure où la sensibilisation surdétermine le processus par lequel les sèmes extéroceptifs et intéroceptifs sont homogénéisés par le proprioceptif, elle transcende l’opposition entre l’inné et l’acquis. Mais nous manquons cruellement d’informations sur la manière dont le corps propre peut intervenir dans le processus ; nous nous sommes contentés, au vu des axiologies et de l’opposition entre l’euphorie et la dysphorie, d’imaginer que la proprioceptivité agissait uniquement par attractions et répulsions. Mais rien ne dit que le corps n’est pas susceptible de produire des symbolisations élémentaires plus complexes, qui, sans souscrire encore à un fonc­ tionnement sémiotique, prépareraient la sensibilisation des formes signifiantes. La poursuite des recherches dans le domaine de l’anthropologie et de la sémiotique médicales pourrait appor­ ter des éléments de réponse dans ce domaine. Il reste que la notion même de « schème sensible », voire celle, plus triviale, de « terrain favorable » interroge la sémiotique des passions. Dans le parcours de construction du sujet passionné, au niveau du discours, la sensibilisation ne serait en somme ni le dernier ni le premier mot de la passion. D’un point de vue épisté­ mologique, si le relativisme culturel de la saisie pathémique des signifiants du monde naturel pouvait s’expliquer par la présence de « schèmes sensibles » dans l’imaginaire humain, c’est l’exis­ tence sémiotique elle-même qui serait affectée. D’un point de vue syntaxique, si on peut postuler un « terrain favorable » à la mani­ festation des passions, c’est que le parcours du sujet passionné ne commence pas avec la sensibilisation. La constitution passionnelle On pourrait penser ici au concept grec d'hexis, qui signifie à la fois la « manière d’être », la « constitution » - au sens médical, par exemple - ou l’«habitude», soit du corps, soit de l’esprit1. Benveniste fait remarquer que le verbe correspondant, « ekhô », qui signifie d’abord «avoir» et «posséder», est un «être à» 1. Il transcenderait en cela aussi bien l’opposition inné/acquis que la dua­ lité corps/esprit. 159

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

inversé, ce qui explique que le verbe lui-même, dans ses emplois intransitifs, et surtout son dérivé nominal, puisse désigner des manières d’être aussi bien acquises (cf. « habitudes ») qu’innées (cf. « constitution »). A titre d’hypothèse de travail, on pourrait donc considérer l’hexis sensible comme une surdétermination culturelle des pré­ gnances biologiques, qui se traduirait par une articulation spéci­ fique de la zone proprioceptive et qui projetterait des « schèmes sensibles » sur l’existence sémiotique. Les dispositions et images buts convoquées dans les discours réalisés trouveraient ou ne trouveraient pas un écho dans ces schémas sensibles et, de ce fait, produiraient ou ne produiraient pas d’effets de sens passionnels. La sensibilisation présupposerait dans ce cas, au niveau des pré­ conditions de la signification, une « constitution » du sujet sen­ tant. D’un autre côté, si on admet que la sensibilisation peut être sai­ sie à la fois par ses effets dans la praxis énonciative et comme opération discursive, on est en droit de se demander si la « consti­ tution » du sujet passionné ne pourrait pas elle aussi être considé­ rée sous deux éclairages différents. Jusqu’alors, nous n’avons exa­ miné, à titre d’hypothèse difficilement vérifiable actuellement, que l’éventualité d’une « prédisposition » du sujet sentant dans le parcours de la construction théorique, en partant de l’idée que la proprioceptivité pourrait déjà être constitutive du sujet pas­ sionné. On peut se demander maintenant quelle serait la forme discursive d’une constitution «en acte», c’est-à-dire comment s’installe, dans le parcours syntaxique du sujet, le terrain favo­ rable à l’éclosion passionnelle. Dans la configuration de l’avarice, nous rencontrons à plu­ sieurs reprises des figures qui, sans être elles-mêmes des passions, apparaissent comme des conditions présupposées, comme, juste­ ment, le terrain sur lequel la sensibilisation va pouvoir opérer ; ainsi la sensibilisation du dispositif modal de l’avarice n’est envi­ sageable que si un certain « attachement » lie le sujet aux objets ; de même, la générosité présuppose une forme de détachement. L’attachement et le détachement interviennent alors même que le dispositif modal n’est pas en place et, a fortiori, alors qu’il n’est pas sensibilisé. Ils caractérisent tous deux la relation entre le sujet 160

A PROPOS DE L’AVARICE

et le monde, indépendamment de tout objet de valeur ou même de système de valeurs particuliers. En un sens, l’attachement et le détachement définiraient deux manières différentes, pour un sujet qui ne connaît pas encore les objets de valeur, d’entrer en relation avec les signifiants du monde naturel, une fois intériori­ sés. En l’absence d’objets et de systèmes de valeurs, le sujet n’au­ rait affaire qu’aux « ombres de valeur » que lui propose la fiducie, et l’attachement ou le détachement seraient deux positions extrêmes sur la graduation continue de la fiducie. Mais dans la configuration qui nous intéresse plus particulière­ ment, l’attachement comme le détachement occupent une posi­ tion dans le parcours syntaxique du sujet, et pas seulement dans la construction théorique ; ils sont en effet présupposés par les figures proprement passionnelles et peuvent être manifestés dans le discours au même titre que la sensibilisation. Mme de Bargeton ne serait pas devenue avare et ne serait pas épouvantée par le train de vie parisien si elle n’y avait été prépa­ rée auparavant. Car, si le changement de contexte suffit à la trans­ former en avare du point de vue de l’observateur social, il ne peut expliquer à lui seul l’apparition de nouvelles passions (inquié­ tude, épouvante, crainte) dans son propre parcours discursif ; en d’autres termes, la sensibilisation qu’on observe ne fait qu’actua­ liser dans le discours une propriété du sujet, antérieure à cette dernière et de même nature que 1*« attachement » ou le « détache­ ment ». En y regardant de plus près, on trouve trace d’une telle propriété : « les mœurs de la province avaient fini par réagir sur elle » ; l’explication fournie par Balzac ne peut pas se réduire à la mise en place d’un rôle thématique grâce à la répétition ; en effet, les « mœurs » sont des « habitudes » codifiées et intégrées à une culture et ne se confondent pas avec la répétition ; c’est un fait que le rôle thématique du « chasseur » se construit par apprentis­ sage et répétition ; il n’induit pas pour autant ipso facto une « habitude » et des « mœurs ». Nous retrouvons ici l’hexis, ce qui permet de dire que Mme de Bargeton est «constituée» pour être avare avant même de le devenir et que la sensibilisation proprement dite, provoquée par le changement de contexte discursif, prend sa source dans cet état préalable. L’habitude n’est, bien entendu, qu’une des formes pos161

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

sibles (acquise, en l’occurrence) de la constitution du sujet pas­ sionné. Ébauche d’un parcours pathémique La constitution se présente, indépendamment de son caractère « acquis » ou « inné », comme une prédisposition générale du sujet discursif aux parcours passionnels qui l’attendent, définis­ sant son mode d’accès au monde des valeurs et sélectionnant à l’avance certaines passions plutôt que d’autres. En remontant le cours de la syntaxe discursive à partir de la manifestation pas­ sionnelle, nous rencontrons donc successivement : la sensibilisa­ tion,, qui s’applique à une disposition, qui prolonge elle-même une constitution. Dans l’autre sens, on ne peut raisonner qu’en termes de probabilités : Mme de Bargeton aurait pu subir l’influence des mœurs et des habitudes provinciales sans pour autant acquérir une vraie disposition à l’avarice ; cette disposition aurait pu ne jamais être sensibilisée si le changement de contexte n’était pas intervenu. La syntaxe discursive du sujet passionné s’établit donc provisoirement ainsi : CONSTITUTION

* DISPOSITION

* SENSIBILISATION

La moralisation De l’éthique à l’esthétique Dans la configuration de l’avarice, de nombreux jugements éthiques signalent l’activité d’un actant évaluateur. Ces juge­ ments moralisent des comportements qui, en eux-mêmes, seraient neutres ; l’économe est un rôle non moralisé, ou évalué positivement, et l’avare est évalué négativement ; le comporte­ ment dit « intéressé » est évalué négativement dans la configura­ tion étudiée, alors qu’il est évalué positivement en économie poli­ tique, à partir d’A. Smith, entre autres, mais aussi en pédagogie, où il est considéré comme une clé de la réussite. La moralisation peut emprunter d’autres voies que celles de l’éthique ou de la justice. Le dandysme réorganise l’univers pas162

A PROPOS DE L’AVARICE

sionnel autour d’un savoir-être*, en l’opposant aux valeurs écono­ miques bourgeoises, organisées essentiellement autour de l’uti­ lité ; en ce sens, toutes les passions sont alors jugées en fonction du « maintien » ou de la « tenue » qui permettent d’en contrôler les manifestations ; l’évaluation du savoir-être repose alors sur une esthétique de la vie quotidienne. De la même manière, mais avec d’autres références, l’«honnête homme» doit, dans la France de l’époque classique, faire preuve d’une qualité que, faute de disposer du lexème adéquat, on désigne par une péri­ phrase : « L’honnête homme ne se pique de rien. » On aurait affaire dans ce cas à un savoir-ne-pas-être évalué positivement, permettant de ne pas exprimer de passions, et qui participe lui aussi à un projet esthétique appliqué à la vie intérieure. De fait, la moralisation introduit dans l’univers passionnel un relativisme plus général qui fait problème. Dans les définitions des dictionnaires, des jugements moraux établissent des seuils sur une échelle d’intensité, une échelle orientée qui permet de conclure à l’excès ou à l’insuffisance, selon qu’on se place au-delà ou en deçà du seuil ; le désir, l’attachement, le sentiment ou l’in­ clination sont alors qualifiés, dans la configuration que nous exa­ minons, de « vifs », « excessifs », « bas », etc. Mais on aboutit très vite à une impasse puisque, pour ces mêmes dictionnaires, la « passion » est déjà définie en tant que telle par un excès : morali­ ser en fonction de l’excès ou de l’insuffisance, ce serait alors sim­ plement reconnaître que tel ou tel dispositif modal appartient ou n’appartient pas au registre passionnel, ce qui ferait double emploi avec la sensibilisation. Du point de vue de l’observateur social, la moralisation présuppose et recouvre la sensibilisation, mais ce n’est pas une raison pour les confondre. 1. On prendra soin de distinguer un savoir-être qui se gloserait comme « savoir portant sur le contenu de l’être », d’un savoir-être qui se gloserait comme « savoir organiser et présenter l’être » ; ce serait, en somme, la dif­ férence entre la connaissance et la tenue. Comparée aux modalisations du faire, la première version du savoir-être correspondrait à un « savoir portant sur le contenu du faire » et la seconde version, au savoir-faire défini comme habileté. Le savoir-être qui nous intéresse ici, celui de la seconde acception, est une forme de l’intelligence syntagmatique, au même titre que le savoirfaire dans son acception la plus courante. 163

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

Des passions socialisées Pour mieux comprendre la moralisation, on peut tout d’abord s’interroger sur celui qui en est responsable. D’ordinaire, quand on rencontre en sémiotique une évaluation sur le faire ou l’être d’un sujet, on cherche les traces d’un Destinateur-judicateur et on considère que son faire judicatif appartient à l’étape terminale du schéma narratif canonique. Mais nous n’avons pas ici affaire au schéma narratif canonique et le parcours du sujet passionné se trouve pris dans un simulacre qui interdit de le traiter comme un parcours narratif classique. En outre, le jugement peut porter sur les formes passionnelles de la compétence, sur la disposition ellemême, avant tout passage à l’acte: on parlera de «sentiment mauvais », de « penchant mesquin ». Si le faire de l’économe n’est jugé qu’en tant que faire, du point de vue de son efficacité ou de son opportunité, il n’en est pas de même pour l’avare ; ce dernier sera jugé sur l’existence, dans sa compétence, d’une dispo­ sition passionnelle excédentaire : ainsi Mme de Bargeton, avant même d’avoir eu le temps de dépenser ou d’économiser le moindre franc à Paris, sera jugée sur la seule appréhension qu’elle manifeste, c’est-à-dire sur sa faculté à se représenter en train de dépenser ou d’économiser. Ce n’est plus le faire ou l’être qui sont jugés, mais une manière de faire ou une manière d’être ; la nuance est parfois mince, en pratique, mais elle fait toute la différence : elle tient à un certain arrangement modal et à une manière de le manifester. En conséquence, le responsable du jugement ne peut pas être, au sens strict, un Destinateur-judicateur qui n’aurait à juger que de la réussite et de la conformité du faire. On a vu l’actant évalua­ teur se confondre avec un Destinataire frustré (la ladrerie, la dis­ sipation) ou un Destinataire comblé (la générosité). De telles observations incitent à penser que l’actant évaluateur peut être n’importe lequel des partenaires potentiels du sujet passionné dans la configuration ; mais cela revient à dire, toute passion étant en principe évaluable et moralisable, et l’évaluateur appar­ tenant à la configuration au même titre que le sujet passionné, qu’/7 n’y a pas de passion solitaire. Toute configuration pas164

A PROPOS DE L’AVARICE

sionnelle serait intersubjective, comprenant au moins deux sujets : le sujet passionné et le sujet qui assume la moralisation. Le caractère intersubjectif des passions - ou, plus générale­ ment, interactantiel - n’est pas limité à la mise en discours et à l’intervention de l’observateur social. L’analyse des modulations sous-jacentes à la configuration de l’avarice a mis en évidence l’existence de forces cohésives et de forces dispersives, entre les­ quelles des équilibres et des déséquilibres instables dessinaient la place des valeurs collectives et individuelles. La scission du proto-actant de l’espace tensif libère ainsi des forces adversatives, qu’on peut interpréter comme la préfiguration des actants : nous pouvons parler dans ce cas $interactants. Lors de la convocation en discours, si la configuration est exclusivement organisée du point de vue du sujet passionné, seule la sensibilisation est manifestée ; et si la configuration est organi­ sée du point de vue d’un observateur social, la moralisation appa­ raît, présupposant et masquant à la fois la sensibilisation. La stratification du discours moral En outre, après avoir constaté l’instabilité de l’actant observa­ teur, on pourrait se demander si elle ne découle pas de la nature des évaluations elles-mêmes. De fait cette instabilité s’explique en grande partie par la superposition des critères d’évaluation. Dans les définitions du dictionnaire, par exemple, on remarque que telle passion peut être évaluée négativement parce qu’elle repose sur une opinion erronée - comme la vanité ou la prétention - ou parce qu’elle est simplement excessive - comme l’orgueil ; ou telle autre évaluée positivement parce qu’elle est fondée sur une opi­ nion juste (l’estime). D’un cas à l’autre, l’évaluateur établit son jugement à partir de considérations véridictoires (le faux pour la vanité, mais aussi pour la pingrerie, le secret pour l’hypocrisie), épistémiques (pour la suffisance ou la présomption), aspectuelles (l’excès), etc. Mais, quelle que soit la catégorie modale au nom de laquelle le jugement est énoncé, le motif qui semble susciter le jugement lui-même est toujours de l’ordre du «trop» ou du « trop peu ». L’avare et l’avide désirent trop fort, le dissipateur dépense trop, le pingre économise de trop petites choses, le ladre étale trop sa pingrerie ; le vaniteux et l’orgueilleux ont une trop 165

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

bonne opinion d’eux-mêmes, le fat et le présomptueux l’affichent trop ostensiblement. Tout se passe comme si le soubassement tensif des univers pas­ sionnels refaisait surface en prenant l’apparence d’une catégorie modale et/ou aspectuelle ; les jugements éthiques se saisissent des modalisations (véridictoires, épistémiques, volitives, déontiques, etc.) et des aspectualisations pour y projeter des échelles d’inten­ sité dotées de seuils, comme pour y réactualiser les modulations tensives. L’observateur social n’a donc directement accès qu’à des rôles éthiques, qui recouvrent selon le cas des rôles épistémiques, des rôles véridictoires, des rôles déontiques, reformulés le plus souvent comme des rôles pathémiques. Toutefois, il semblerait qu’en deçà de tous ces rôles il s’intéresse plus particulièrement au sens de la mesure. Dès lors, l’évaluation des passions met en lumière un critère sous-jacent à toutes les axiologies superposées et qui renvoie, comme on l’a déjà suggéré, à une régulation du devenir. Une fois reconnues la diversité et la stratification des systèmes de référence de la moralisation, on comprend mieux aussi le rôle de l’observateur lui-même : son « instabilité » est en elle-même fonctionnelle. En effet, grâce à la variation des points de vue adoptés, et à celle des syncrétismes dans lesquels l’évaluateur peut entrer avec les actants d’une configuration passionnelle donnée, le sujet d’énonciation fait varier l’éclairage d’une passion à l’autre, explore la combinatoire et la taxinomie de manière à faire apparaître les arrangements modaux reconnus dans une culture donnée et à pouvoir leur adjoindre, en vue de la moralisation, les axiologies propres à tel ou tel partenaire du sujet passionné. L’instabilité de l’évaluation et la superposition apparemment aléatoire des axiologies de référence ne doivent pourtant pas dis­ suader d’envisager la moralisation comme une dimension auto­ nome du discours, car, malgré les apparences, les conditions de cette autonomie sont réunies. En effet, la moralisation est assurée par un actant qui, tout en appartenant à la configuration pas­ sionnelle, n’en est pas moins indépendant du sujet passionné. En outre, elle ne doit rien à l’orientation des trajectoires existen­ tielles ou à la polarisation thymique. D’un côté, l’avidité (réalisa166

A PROPOS DE L’AVARICE

tion) comme la dissipation (actualisation) sont également condamnées ; de l’autre, l’épargne (potentialisation) comme le désintéressement (virtualisation) sont également valorisés. La tristesse peut être très morale - quand elle témoigne par exemple d’un deuil sincère - et l’absence de réaction, l’athymie, peut être aussi bien violemment reprochée à Meursault dans L’Étranger que vivement conseillée à l’honnête homme du classicisme fran­ çais.

Les rôles éthiques seraient donc également indépendants des rôles modaux, des rôles pathémiques et des rôles thématiques, et cette indépendance traduirait l’existence d’une isotopie qui leur serait propre et commune : l’isotopie de la mesure. Les rôles éthiques seraient, dans une culture donnée, les termes d’une taxi­ nomie connotative coextensive à celle de la sensibilisation, mais qui présenterait un découpage différent. La surdétermination morale des dispositifs modaux passionnels « pervertit » en quel­ que sorte la taxinomie des rôles pathémiques en les redistribuant en vices et en vertus, soit explicitement, et le rôle est alors consi­ déré comme une « qualité » ou un « défaut » dans le discours, soit implicitement, grâce à la projection des sèmes « mélioratif » ou « péjoratif ». L’ensemble de ces distorsions, dans un texte ou un corpus de texte, apparaîtra comme une déformation cohérente de l’univers passionnel, pouvant être construite à l’analyse comme une isotopie morale ; la récurrence des mêmes critères de juge­ ment (i.e. d’un même type d’échelle d’intensité, d’une même posi­ tion actantielle d’évaluation) garantit alors une lecture homogène de l’univers moral du sujet d’énonciation. Le dédoublement du domaine analysé permet d’envisager l’étude, dans le cadre des langages de connotation, du discours moral. Un discours qui porte sur la mesure et l’excès, sur la luci­ dité et l’illusion, sur la discrétion et l’indiscrétion des manifesta­ tions passionnelles et, plus généralement, sur le respect des règles et codes implicites en vigueur dans une culture donnée. L’étude du discours moral, parallèlement à celle du discours passionnel, débouche sur une classification des cultures dans la mesure où, les dispositifs modaux restant les constantes, la sensibilisation et la moralisation qui les affectent constituent deux classes de variables par lesquelles les cultures - les aires et les époques - se distinguent. 167

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

La moralisation du comportement observable A l’égard du parcours de la construction théorique, la moralisa­ tion semble donc reposer sur une régulation du devenir social, sur des axiologies modales superposées (au niveau sémio-narratif) et sur le sens de la mesure (au niveau discursif)- Comme la sensibili­ sation, elle peut être aussi envisagée comme une opération dis­ cursive. Pour en saisir le rôle dans le parcours discursif du sujet passionné, on peut maintenant partir de quelques passions moralisées de manière particulièrement vigoureuse, comme la ladrerie, dans la configuration de l’avarice, et la vanité, dans celle de l’es­ time. L’une et l’autre sont évaluées à travers des manifestations parallèles au parcours passionnel principal. A la rétention des biens, noyau modal et aspectuel de la passion, s’ajoutent des manifestations « sordides », c’est-à-dire une manière d’être avare, qualifiée de « bassement intéressée ». A l’opinion surfaite de sa propre valeur le vaniteux ajoute des manifestations « outrées » : non seulement il est illégitimement satisfait de lui-même, ce qui constitue le noyau modal de la passion, mais, en outre, il « étale » cette satisfaction ; c’est, en écho à l’« aveu de l’intérêt », l’aveu ostensible de la satisfaction de soi, que traduisent spécifiquement les parasynonymes : fatuité, suffisance, prétention. En moralisant la passion, on évalue non seulement une certaine manière de faire ou d’être, mais aussi une certaine manière d’être passionné. Car dans la vanité, par exemple, un premier rôle éthique est défini, en quelque sorte indépendamment de la mani­ festation passionnelle, à partir d’une évaluation véridictoire (l’opinion surfaite) et un second à partir de la manifestation pas­ sionnelle elle-même (l’outrance). La moralisation selon le sens de la mesure suppose donc que le parcours discursif du sujet pas­ sionné soit achevé, que les conséquences en soient manifestées et observables, sous forme de figures de comportement. Dans nos deux exemples, la ladrerie et la vanité, la condamnation vise plus particulièrement l’ostentation de ces figures de comportement ; l’ostentation pourrait être interprétée comme la confrontation (intersubjective) entre le vouloir-faire-savoir (dans le cas de la vanité) ou le ne-pas-pouvoir-ne-pas-faire-savoir (dans le cas du 168

A PROPOS DE L’AVARICE

ladre) du sujet passionné, d’une part, et le ne-pas-vouloir-savoir de l’évaluateur, ou du moins de l’interactant dont il adopte la place, d’autre part. La moralisation affecterait ici encore des modalisations, mais seulement celles qui concernent les propriétés infor­ matives du comportement passionnel ; il s’agit, de fait, des modalisations interactives du couple informateur/observateur. Mme de Bargeton n’échappe pas à la règle : après la sensibilisa­ tion qui lui procure une grande variété de passions secondaires greffées sur l’avarice, elle manifeste malgré elle la répugnance que lui inspirent les grandes dépenses : « [...] elle craignait déjà de ne pas avoir assez et de faire des dettes. Châtelet lui apprit que son appartement ne lui coûtait que six cents francs par mois. - Une misère, dit-il en voyant le haut-le-corps que fit Nais. Vous avez à vos ordres une voiture pour cinq cents francs par mois, ce qui fait en tout cinquante louis. Vous n’aurez plus qu’à penser à votre toilette. Une femme qui voit le grand monde ne saurait s’ar­ ranger autrement^...] Ici l’on ne donne qu’aux riches1. » Le comportement observable, un « haut-le-corps », est une occa­ sion rêvée pour l’observateur, Châtelet, qui se lance dans une sorte de leçon de morale sociale à la parisienne. On comprend alors rétrospectivement que le jugement d’avarice, répercuté par le sujet d’énonciation, est de fait porté par Châtelet lui-même dans l’interaction énoncée ; l’observateur social entre dans ce cas en syncrétisme avec un des partenaires du sujet passionné, non pas dans la configuration de l’avarice, mais dans celle de la séduc­ tion, qui se trouve ici impliquée dans la précédente. Le haut-lecorps est le message final qui émane du parcours passionnel de Mme de Bargeton, message mis en circulation dans l’interaction et susceptible comme ici de donner prise à la stratégie manipula­ trice des partenaires. La nature de la réponse de Châtelet, la leçon de morale économique, inscrit explicitement ce « haut-le-corps » sur une isotopie morale. L’exemple choisi se compose donc de deux segments : le com-' portement manifesté et la moralisation qui le suit ; le comporte­ ment manifeste la conjonction du sujet passionné avec 1. Op. cita, p. 175. Souligné par nous. 169

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l’objet thymique (la dysphorie, dans ce cas) et la moralisation vient sanctionner cette conjonction. Le comportement passionnel appartient à la classe des manifestations somatiques de la pas­ sion : rougeur, pâleur, angoisse, haut-le-corps, crispation, trem­ blement, etc. Nous pouvons convenir de dénommer émotions de telles manifestations. L’effet d’« irruption » du somatique à la surface du discours, qui caractérise très généralement l’émotion, découle du réembrayage sur le sujet tensif que nous avons postulé pour justifier l’installation du simulacre passionnel dans le dis­ cours : en convoquant dans la chaîne discursive les modulations du sentir et du devenir, le réembrayage prépare l’irruption soma­ tique de l’émotion ; c’est en effet à ce moment précis du parcours passionnel que le sujet sentant rappelle qu’il a un corps. L'ébauche du schéma pathémique (suite) Nous sommes maintenant en mesure d’envisager dans son ensemble, et à titre d’hypothèse de travail, le schéma pathémique que l’étude de l’avarice permet de reconstituer et que l’on soup­ çonne d’organiser la syntaxe passionnelle discursive en général. La moralisation intervient en fin de séquence et porte sur l’en­ semble de la séquence, mais plus particulièrement sur le compor­ tement observable. Elle présuppose donc la manifestation pathé­ mique, dénommée émotion, dont l’apparition dans le discours signale que la jonction thymique est accomplie, en donnant la parole au corps propre. La sensibilisation est présupposée par l’émotion : c’est la transformation thymique par excellence, l’opé­ ration par laquelle le sujet discursif est transformé en sujet souf­ frant, sentant, réagissant, ému. Elle présuppose elle-même cette programmation discursive que nous avons dénommée disposi­ tion, et qui résulte de la convocation des dispositifs modaux dynamisés et sélectionnés par l’usage ; elle met en œuvre une aspectualisation de la chaîne modale et un « style sémiotique » caractéristique du faire pathémique. La constitution détermine enfin, en tête de séquence, l’être du sujet, afin qu’il soit à même d’accueillir la sensibilisation ; cette étape oblige à postuler au niveau du discours une détermination du sujet discursif anté­ rieure à toute compétence et à toute disposition : un détermi170

A PROPOS DE L’AVARICE

nisme - social, psychologique, héréditaire, métaphysique, quel qu’il soit - préside alors à l’instauration du sujet passionné. Le simulacre passionnel, qui est par définition réflexif, puisque le sujet y projette sa propre trajectoire existentielle et sa disposi­ tion modale, ne recouvre pas, de ce fait, la totalité de la séquence : on entre dans le simulacre avec la disposition et on en sort avec l’émotion ; la constitution, parce qu’elle suppose une sorte de nécessité externe sur laquelle le sujet passionné n’a aucun contrôle, et la moralisation, parce qu’elle met en œuvre une éva­ luation externe, sont des étapes transitives de la séquence et n’ap­ partiennent pas au simulacre passionnel proprement dit. Toutes ces propositions doivent bien entendu être précisées et validées ultérieurement en vue de leur éventuelle généralisation. Remarques finales Du point de vue de la théorie comme du point de vue de la méthode, l’étude de la moralisation présuppose celle de la sensibi­ lisation. En effet, dans la mesure où on admet que la moralisation intervient en fin de parcours, elle en signale l’achèvement. Si on se place dans une perspective de construction de l’acteur, la moralisation en est la phase finale : tout jugement éthique présup­ pose, à tort ou à raison, peu importe, que l’acteur ait « fait ses preuves » et qu’il ait montré de quoi il était capable ; la moralisa­ tion comporte donc en elle-même et le trait terminatif et le trait accompli. Tout se passe comme si, au moment où intervient le jugement éthique, l’acteur était arrêté dans son développement, figé dans la dernière image que le jugement sélectionne pour en faire un rôle éthique. D’un autre côté, le jugement moral portant sur les figures de comportement présuppose une disposition du sujet, sans laquelle les figures en question pourraient passer pour accidentelles et sans rapport avec l’être du sujet. La moralisation ne peut se saisir que des comportements observables qui présupposent une disposi­ tion ; il faut pour cela que soit reconnue préalablement une inten­ tionnalité de la passion, sous forme d’une image but et d’un dis­ positif modal sensibilisé. Pour toutes ces raisons, la moralisation 171

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présuppose la sensibilisation, et c’est pourquoi l’étude du dis­ cours moral repose sur la connaissance des univers passionnels. En tant que procédures constitutives des taxinomies culturelles, la sensibilisation et la moralisation jouent aussi un rôle dans la régulation de l’intersubjectivité. En effet, en classant les acteurs en fonction des rôles pathémiques et des rôles éthiques qu’ils sont susceptibles de jouer sur la scène de la communication, ces deux procédures permettent de prévoir le comportement des individus. Dans les relations sociales ou interindividuelles, la connaissance des taxinomies passionnelles et morales permet à chacun d’antici­ per les conduites d’autrui et d’adapter les siennes : le sujet identi­ fié comme « coléreux », « avare », « prodigue » ou « crédule » offre une prise à la manipulation dans la mesure où, la syntaxe de son parcours étant connue à l’avance, stratégies et contrestratégies peuvent être en grande partie programmées dès le dé­ but de l’interaction. Les rôles pathémiques et les rôles éthiques ne pouvant pas être reconstruits par présupposition à partir de la performance, mais seulement conservés «en bloc» dans la mémoire d’une culture, ils affichent d’emblée le « mode d’emploi » du sujet, et l’observateur-manipulateur doté de la grille culturelle adéquate peut jouer alors de la clé modale la plus appropriée. La sensibilisation et la moralisation ne sont donc pas seulement des procédures de description ; ce sont de véritables opérations disponibles pour les actants de l’énoncé et de l’énon­ ciation ; aussi les taxinomies culturelles qu’elles contribuent à édifier sont-elles un des enjeux des stratégies de communication : ce sont elles qui président en grande partie à l’échange des simu­ lacres, et celui qui a la maîtrise des taxinomies passionnelles dans une interaction peut agir en amont sur cet échange.

Remarques sur la mise en discours de l’avarice Construire la configuration de l’avarice, c’est en même temps édifier le soubassement sémio-narratif d’un univers passionnel et faire la part de ce qui revient à la mise en discours. Ayant 172

A PROPOS DE L’AVARICE

constaté que la plupart des théories des passions restaient tribu­ taires d’univers discursifs particuliers, il paraissait peu raison­ nable de produire une théorie de plus qui, sous couvert de trans­ cendance et de déduction, aurait, comme les autres, rationalisé et systématisé une taxinomie liée à une culture particulière. Mais le prix à payer, en ce qui concerne la méthode, n’est pas négli­ geable : à partir de manifestations discursives, et sur le fond d’un petit nombre d’hypothèses théoriques, il faut dégager progressive­ ment ce qui appartient (à titre d’hypothèse) aux universaux et ce qui appartient à la mise en discours. Ce n’est pas ici le lieu de refaire la théorie du discours, mais seulement de comprendre comment s’articulent les diverses ins­ tances qui sont apparues dans l’étude de l’avarice et de sa confi­ guration. Tout d’abord, au niveau de la tensivité phorique, un petit nombre de modulations déterminent des «styles sémio­ tiques », dans le cadre d’un principe général de circulation de la valeur. Ensuite, au niveau sémio-narratif, des parcours existen­ tiels, ainsi que des dispositifs modaux sensibilisés, figés et stockés comme « primitifs », constituent la base syntaxique des effets de sens passionnels. Enfin, au niveau discursif, la convocation des grandeurs précédentes suscite des images buts et des dispositions qui se réunissent pour former des simulacres passionnels. La praxis énonciative La difficulté principale, dans le traitement des univers passion­ nels, tient au retour obstiné de l’instance culturelle, qui intervient en maints endroits et à tous niveaux. Nous l’avons rencontrée bien entendu au niveau discursif, avec les deux opérations de sen­ sibilisation et de moralisation, caractéristiques de la praxis énon­ ciative dans le domaine étudié, mais aussi au niveau sémionarratif, par la sélection qu’elle opère, en retour, parmi tous les dispositifs modaux envisageables. Mais, ce qui était moins attendu, il semble qu’elle se manifeste aussi au niveau des préconditions tensives ; les modulations caractéristiques de la confi­ guration étudiée, en effet, semblent inséparables d’une compo­ sante quantitative, de sorte que l’enjeu des tensions entre les 173

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forces cohésives et les forces dispersives réside dans la stabilisa­ tion d’un actant collectif ; en outre, le devenir est ici l’objet d’une interprétation restrictive, qui le réduit à un principe de circula­ tion d’un flux de valeurs au sein de la communauté. Par ailleurs, ni la sensibilisation ni la moralisation ne reçoivent d’explication satisfaisante sans référence à tel ou tel phénomène propre au niveau épistémologique, comme, entre autres, l’« hexis sensible ». Nous avons considéré jusqu’à présent, à titre d’hypothèse de travail, que la praxis énonciative pouvait résoudre toutes ces dif­ ficultés ; elle suffit en effet, grâce au va-et-vient entre le sémionarratif et le discursif, à expliquer comment les taxinomies connotatives, élaborées d’abord par l’usage, s’intégrent ensuite à la « langue » en y installant des primitifs. Mais il semblerait que la culture intervienne aussi d’une autre manière : si on admet que l’existence sémiotique se constitue grâce à l’homogénéisation de l’intéroceptif et de l’extéroceptif grâce au proprioceptif, on pose du même coup l’existence de macrosémiotiques du monde natu­ rel, qui attendent en quelque sorte le sujet de la perception pour devenir signifiantes. Or les « morphologies » du monde naturel ne sont pas seulement physiques ou biologiques ; elles sont aussi, entre autres, sociologiques et économiques, c’est-à-dire, en un sens, spécifiques des aires culturelles et des époques historiques. En d’autres termes, les signifiants du monde qui sont intégrés à l’existence sémiotique par la perception ne seraient pas tous « naturels », et l’horizon de l’être qui se dessine derrière la tensivité phorique serait en partie déterminé culturellement, voire économiquement, comme dans le cas qui nous occupe. Ainsi, dans la configuration de l’avarice, il semblerait que les tensions soient déjà, avant même la catégorisation et la formation des actants syntaxiques, en partie infléchies par ce que nous ■ avons appelé le « flux circulant de la valeur », qui serait comme la trace laissée sur l’horizon ontique par les déterminations socio­ économiques. Rien n’empêche d’ailleurs de penser que cet inflé­ chissement résulte aussi de l’usage et de la praxis énonciative ; en effet, celle-ci ne peut agir sur la présence de primitifs culturels au niveau sémio-narratif qu’en stéréotypant les produits de la convo­ cation en discours : les grandeurs convoquées sont sélectionnées, modelées par l’usage et renvoyées dans la mémoire sémio174

A PROPOS DE L’AVARICE

narrative; on pourrait imaginer qu’il en est de même avec le niveau tensif, puisqu’il fait l’objet lui aussi de «convocations» dans le discours : c’est ainsi que nous avons conçu les styles sémiotiques. Si nous revenons maintenant à la mise en discours proprement dite, nous distinguerons deux ordres de phénomènes : d’un côté, un ensemble de phénomènes relativement bien connus en sémio­ tique, comme l’actorialisation ou l’aspectualisation, sur lesquels l’étude de l’avarice et de sa configuration répand une lumière nouvelle ; d’un autre côté, un autre ensemble de phénomènes peu ou mal connus, comme le schéma pathémique canonique ou les simulacres passionnels, sur lesquels il paraît prudent de recueillir plus d’informations, en particulier grâce à l’étude de la jalousie, avant de prendre position. Pour les premiers, on peut envisager dès maintenant un bilan provisoire. Vactorialisation : rôles thématiques et rôles pathémiques L’actorialisation est une procédure qui consiste à projeter par débrayage des acteurs qui ont le statut du « non-Je » et qui rece­ vront des investissements syntaxiques, sous forme de rôles actantiels et modaux, ainsi que des investissements sémantiques, sous forme de rôles thématiques. C’est à l’intérieur de cette procédure très générale qu’il convient d’interpréter l’apparition des rôles pathémiques et des rôles éthiques. Par rapport aux rôles actantiels, dont l’enchaînement obéit à la succession des épreuves et des modalisations, le rôle pathémique apparaît globalement comme un segment du parcours actantiel, segment dynamisé par la syntaxe intermodale ; l’énonciation aura recours, pour la mise en discours, à ces segments tout faits, stéréo­ typés, pour manifester les zones sensibilisées du parcours actan­ tiel. Par rapport aux rôles thématiques, que l’on peut encatalyser à partir de la dissémination des contenus sémantiques, sur le fond d’un parcours thématique, le rôle pathémique sera un segment sensibilisé du parcours thématique, qui est déjà en lui-même un stéréotype. Dans les deux cas, l’acteur est investi de segments de 175

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rôles sensibilisés et moralisés. Toutefois, la distinction entre rôles thématiques et rôles pathémiques fait souvent difficulté et mérite un examen plus attentif. Au vu des analyses qui précèdent, on peut repérer une première différence, qui tient à l’orientation des procédures de construc­ tion. Entre l’avare et l’économe, il n’y a pas de différence de compétence si on n’examine que le contenu des modalités en cause, mais il en apparaît une dès qu’on prend en compte la pro­ cédure. En effet, pour l’analyste, la compétence de l’économe est exclusivement rétrospective : l’économe est celui dont on sait seu­ lement après coup, au vu des résultats obtenus, qu’il est capable de modérer ses dépenses ; en revanche, celle de l’avare semble prospective, dans la mesure où l’avare est celui dont on peut pré­ voir, avant tout résultat, qu’il ne dépensera pas. Mais les choses sont plus complexes, car le rôle thématique comporte lui aussi une programmation discursive de l’acteur, et donc un facteur de prévision. La différence, un peu trop subtile pour être opératoire, tient au fait que le rôle pathémique est pros­ pectif lors même de sa construction, alors que le rôle thématique le devient après sa construction. On pourrait, avec plus de bonheur semble-t-il, s’interroger sur l’aspectualisation de chaque type de rôles. La compétence de l’économe ne se manifeste que si la situation s’y prête, quand l’oc­ casion se présente de faire des économies ; la compétence de l’avare est toujours manifestable, indépendamment de la situa­ tion narrative, par exemple dans une physionomie, dans une mimique ou une gestualité, car le rôle pathémique affecte l’acteur dans sa totalité. Le rôle thématique est itératif et le rôle pathé­ mique permanent ; c’est pourquoi on cherchera, dans la descrip­ tion de l’avare, à repérer sur son visage, dans ses regards, des manifestations de la passion, alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de scruter la physionomie d’un économe pour y déceler des traces de ses capacités. L’explication est relativement simple : la manifestation du rôle thématique obéit strictement à la dissémination du thème dans le discours, alors que celle du rôle pathémique obéit à la logique des simulacres passionnels, à une dissémination imaginaire indépen­ dante du thème. 176

A PROPOS DE L’AVARICE

Une telle distinction devrait permettre non seulement de dif­ férencier les deux types de rôles, mais aussi de repérer dans le dis­ cours le passage du thématique au pathémique : quand la récurrence du rôle semble anarchique, c’est-à-dire dès qu’elle n’obéit plus à la dissémination du thème, on peut considérer qu’on a affaire à un rôle pathémique ; l’économe devient avare dès lors que la résistance à la circulation des valeurs intervient dans le discours « hors de propos », là où on ne l’attendait pas. Cette particularité aspectuelle tient autant à la permanence qui caractérise toute disposition qu’à la forme obsessionnelle que peut prendre une passion comme l’avarice1. Comme dans l’apprentissage, la récurrence du faire et la récurrence modale sont constitutives du rôle thématique : c’est par la répétition, le contrôle et l’espacement des faire que l’économe apprend son rôle. N.B. Il faudrait distinguer ici la « récurrence» de l’aspect « itératif ». L’avare est un rôle « permanent », alors que le coléreux est un rôle « itératif » : il s’agit dans ce cas de l’aspectualisation interne du rôle, et l’opposition « permanent/itératif » a une valeur distinctive entre les deux figures. Mais l’avare comme le coléreux, en tant que stéréotypes, présentent tous deux une récurrence fonctionnelle, qui permet d’iden­ tifier le rôle comme une classe de comportements. C’est la récurrence fonctionnelle qui assure la prévisibilité du comportement. En quelque sorte et sur une autre dimension, les classes de comportements, théma­ tiques ou passionnels, sont homologues des classes fonctionnelles de Propp. 1. Il est tout à fait remarquable, par exemple, qu’un rôle comme celui de «mère» puisse apparaître comme une passion dès lors que l’itération du faire « maternel » est disséminée « hors de propos ». Mme Bridau, dans La Rabouilleuse de Balzac, est le prototype parfait d’une mère passionnée. D’un côté, à l’égard de Joseph, son fils cadet, elle est simplement mère thématisée : elle l’aide, le soigne, lui prépare ses repas, etc., d’un autre côté, à l’égard de son fils aîné, Philippe, le mauvais sujet, elle est mère passionnée, c’est-à-dire surtout quand les situations narratives ne s’y prêtent pas : à l’occasion de malversations diverses, endettement, spoliations, dont se rend coupable son fils Philippe. Incapable de reconnaître dans les comportements de son fils ceux qui comportent le thème « filial-matemel », elle pardonne tout, oublie tout, se laisse ruiner, puis rejeter ; il est d’autant plus significatif que ce rôle pathémique, essentiellement repérable par sa récurrence apparemment anar­ chique, fasse l’objet par ailleurs d’un jugement moral sans appel, lors d’une confession qui précède de peu la mort de la fautive.

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SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

La récurrence productrice de stéréotypes permettrait aussi de redéfinir certains termes de la nomenclature passionnelle des langues naturelles comme, par exemple, le «caractère» et le « tempérament ». Le « caractère » dérive directement de la récurrence fonctionnelle : il se définit toujours comme classe, comme permanence d’un même type de réponses thématiques et passionnelles à des situations qui varient et, en ce sens, le carac­ tère, en tant que stéréotype, réduit l’équipement modal et théma­ tique de l’acteur à un petit nombre d’isotopies et de rôles. Le « tempérament », en revanche, qui se fonde sur des équilibres et des hiérarchies entre plusieurs rôles et plusieurs isotopies modales, pourrait se définir comme la domination d’un rôle pathémique sur les autres ; de la même manière qu’on rencontre dans un dispositif modal des modalisations régissantes, on ren­ contrerait, dans l’ensemble des rôles traversés par un même acteur, un segment modal qui serait, à l’égard de la totalité du parcours, un segment régissant. Il ne s’agit pas de chercher à sau­ ver les termes de la nomenclature passionnelle, mais de remar­ quer à cette occasion que, les acteurs accumulant au fil du dis­ cours des dispositifs modaux et plusieurs types de rôles, on peut être amené à envisager des « macrodispositifs », à l’intérieur des­ quels des phénomènes de rection peuvent apparaître. Par ailleurs, rôles thématiques et rôles pathémiques entre­ tiennent des relations hiérarchiques, essentiellement fondées sur la présupposition. Quand un rôle pathémique présuppose un rôle thématique, la récurrence est, du point de vue sémantique, cohé­ rente, c’est-à-dire isotope, et le segment modal stéréotypé et sensi­ bilisé se substitue au segment modal seulement stéréotypé ; en outre, le rôle pathémique voit ses virtualités sémantiques réduites par le rôle thématique : ainsi, dire de quelqu’un qu’il est « avide d’honneurs » revient à restreindre le rôle pathémique de l’avare en lui adjoignant une thématique sociale. Quand un rôle pathé­ mique ne présuppose pas de rôle thématique, la récurrence est, du point de vue sémantique, en grande partie aléatoire, c’est-à-dire anisotope; toutes les virtualités sémantiques du rôle peuvent alors être actualisées. D’autres associations sont envisageables, plus complexes mais aussi plus révélatrices. Le machiavélisme, par exemple, suppose, 178

I A PROPOS DE L’AVARICE

d’une part, une séquence de comportements et de stratégies fixés en compétence, sur l’isotopie politique et, d’autre part, une dispo­ sition passionnelle. La séquence thématique est une certaine forme, sophistiquée mais stéréotypée, de savoir-faire et de pouvoir-faire, le premier régissant dans ce cas le second ; la disposi­ tion est celle que donne la méfiance. Au lieu de se substituer à la totalité du segment modal thématisé, comme l’avare se substitue à l’économe, la disposition passionnelle du sujet machiavélique s’enchâsse dans le parcours thématique et n’en occupe qu’une partie. Les parcours thématiques de type politique comportent une étape où se décide la nature contractuelle et/ou polémique du faire, et où le sujet est susceptible d’être modalisé par le croire ; dans le cas du machiavélisme, la méfiance vient prendre la place de la croyance. Cet exemple n’est pas isolé : la plupart des confi­ gurations rencontrées dans les discours concrets offrent des rôles mixtes et des imbrications de ce type. La différence avec l’avare est peut-être, en dernier ressort, purement lexicale : dans des enchâssements de rôles et de parcours qui, dans les discours réali­ sés, seraient tout aussi complexes dans un cas que dans l’autre, la lexicalisation ne retient, d’un côté, que le segment sensibilisé (l’avare) et, de l’autre, la totalité du parcours (le machiavélique). Une question de fond se pose pourtant à cet égard : dans cet agglomérat de rôles (modaux, pathémiques, thématiques) arti­ culés entre eux, que devient le sujet ? L’acteur qui recouvre plu­ sieurs de ces rôles est-il encore à même de produire un « effet sujet » ? Si on s’en tenait aux associations de rôles, les acteurssujets seraient tous schizophrènes en puissance, mais l’aspectualisation rétablit une certaine cohérence. La mise en discours, grâce au débrayage, permet à un univers discursif autonome de se déployer ; mais ce débrayage est pluralisant et il faut l’interven­ tion de l’embrayage pour rétablir une certaine homogénéité. Récursivement, comme les modulations du devenir, le discours est en proie lui aussi à des forces cohésives et dispersives. La force cohésive qui permet à l’acteur de retrouver tant bien que mal son homogénéité est, en l’occurrence, l’aspectualisation. En effet, audelà de l’agglomération plus ou moins réglée des rôles, un procès de construction de l’acteur se dessine, qui pourrait prendre la forme de la séquence passionnelle, cette ébauche de schéma 179

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

pathémique canonique que nous avons cru reconnaître : la consti­ tution, la disposition, la sensibilisation, l’émotion et la moralisa­ tion seraient alors interprétables comme l’ouverture, le déclen­ chement, le développement et l’installation des rôles pathémiques et subsumeraient par conséquent les agglomérats de rôles sousjacents. Nous y reviendrons. Uaspectualisation On distingue très généralement deux procédures aspectualisantes : la démarcation, qui établit des seuils et des limites sur un mode continu (cf. perfectif/imperfectif), et la segmentation, qui tend à fixer des étapes sur un mode discontinu (cf. inchoatif/ duratif/perfectif). Mais les choses sont sans doute un peu plus complexes dès lors que, pour la mise en discours, on convoque à la fois des grandeurs continues et modulées et des grandeurs dis­ continues et modalisées. Le schéma pathémique, par exemple, aspectualise le procès sur un mode discontinu ; mais, par ailleurs, comme nous venons juste de le suggérer, il réintroduit continuité et homogénéité là où les différentes étapes de la modalisation dans le parcours génératif, ainsi que le débrayage, avaient engen­ dré en fin de compte une pulvérisation des rôles. De fait, l’aspectualisation des passions revêt plusieurs formes. Sans chercher ici à traiter in extenso toute la question, nous vou­ drions seulement tirer les quelques enseignements que l’étude de l’avarice et de sa configuration nous suggèrent. Nous avons déjà rencontré au moins quatre paliers différents de l’aspectualisation ; tout d’abord, la récurrence fonctionnelle des rôles théma­ tiques et pathémiques, qui est d’emblée exclue, comme apparte­ nant non pas aux sémèmes analysés, mais à la procédure qui les a construits ; ensuite, nous avons repéré une aspectualisation qui procède par segmentation des étapes de la passion, mais qui n’est pas encore suffisamment étayée ; il reste, d’un côté, l’aspectualisation des occurrences de la passion, qui est en quelque sorte char­ gée de gérer le continu et le discontinu des manifestations pas­ sionnelles dans le discours, et, d’un autre côté, l’aspectualisation interne de chaque occurrence, qui serait en quelque sorte consti180

A PROPOS DE L’AVARICE

tutive de la passion en tant que telle, indépendamment de ses occurrences en discours. La scansion L’aspectualisation des occurrences du comportement passionné scande la manifestation : on distinguera ainsi des passions scan­ dées (celle du coléreux, par exemple) et des passions non scandées (celle de l’avare). Dans le cas des figures non scandées, la reconnaissance de la passion suffit à prévoir le comportement : reconnaître un avare procure un pouvoir de prévision maximal ; dans le cas des figures scandées, on distinguera les passions prévi­ sibles de celles qui ne le sont pas : certaines seront fréquentatives, et la connaissance de leur période de manifestation permettra de prévoir le comportement ; d’autres seront ponctuelles, c’est-à-dire non prévisibles *. Un même dispositif modal sensibilisé peut rece­ voir chacune de ces formes aspectuelles ; ainsi, celui de la colère apparaîtra soit comme duratif et non scandé (Le. irritable), soit comme fréquentatif (Le. coléreux), soit comme ponctuel (Le. furieux) ; en droit, n’importe quel rôle pathémique peut recevoir toute la panoplie des formes de la scansion, mais en fait, le lexique ne l’accorde qu’à certains d’entre eux. La catégorie de la scansion passionnelle, dans la mesure où elle met les occurrences du comportement passionnel sous le contrôle d’un observateur qui aspectualise, joue un rôle essentiel dans la régulation interindividuelle et sociale. En effet, au-delà de son rôle descriptif et distinctif dans l’analyse, il faut bien voir qu’une fois qu’elle est intégrée à une taxinomie culturelle comme un des 1. Théodule Ribot utilise, sous d’autres dénominations, ces catégories, pour distinguer les sentiments (non scandés), les passions (fréquentatives) et les émotions (ponctuelles). Les mêmes distinctions se retrouvent aussi dans le discours des médecins généralistes qui, devant un symptôme, en particulier dans le domaine des troubles immunitaires, sont obligés de s’appuyer sur des catégories aspectuelles pour faire un diagnostic: par exemple, face à un trouble qui se répète mais où ils ne reconnaissent aucune régularité et aucun facteur de prévision, ils concluent à la ponctualité et établissent le traitement d’après ce diagnostic. L’analogie n’est pas sans fondement, puisque dans le cas des troubles immunitaires comme dans celui de la sémiotique des pas­ sions, la procédure d’analyse doit faire apparaître jusqu’à quel point l'être du sujet est impliqué dans les manifestations concrètes observées. 181

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

traits définitoires des rôles pathémiques, elle permet à un éven­ tuel partenaire du sujet passionné de prévoir les accès, les crises et les stases affectifs dans le parcours de ce dernier. La pulsation L’aspectualisation interne de chaque occurrence procure à la manifestation passionnelle une pulsation qui règle les tensions et les détentes du procès passionnel proprement dit. La pulsation comprend, entre autres, la triade classique « inchoatif/duratif/ terminatif». En un sens, la pulsation n’est rien d’autre que la forme discursive que prend la syntaxe intermodale et qui permet d’expliquer comment des dispositifs modaux peuvent devenir des dispositions en discours. Mais, en un autre sens, elle peut avoir subi des infléchisse­ ments, et ces variations jouent alors un rôle distinctif entre les passions. Ainsi, parmi les variantes de la « peur », on repère, comme traits aspectuels distinctifs, Yantériorité dans l’« appré­ hension », Yinchoativité dans la « frayeur », la durativité dans la «terreur». De fait, dans la série « appréhension-frayeur-terreur », l’aspectualisation de la passion est inséparable du parcours de l’antisujet lui-même, le sujet passionné étant en l’occurrence lui-même l’observateur qui aspectualise grâce à une mise en pers­ pective : selon qu’il saisit la menace antérieurement, inchoativement ou en coïncidence, il éprouve l’une ou l’autre de ces pas­ sions. Cela n’a rien de surprenant, dans la mesure où la plupart du temps, l’aspectualisation des programmes pragmatiques euxmêmes est fonction des péripéties et de l’interaction entre le sujet et l’antisujet. Ce serait d’ailleurs une propriété qui mériterait d’être examinée plus longuement et d’être éventuellement généra­ lisée : les variations de tension qu’on observe dans la composante aspectuelle du discours s’expliquent souvent par des variations d’équilibre entre des forces antagonistes. Les variations de tension et de détente que règle la pulsation passionnelle sont inhérentes aussi à la trajectoire existentielle que le sujet passionné se donne ; l’avare, par exemple, connaît la ten­ sion en «non-conjonction», une tension supérieure en «dis­ jonction », une tension maximale en « non-disjonction » (il retient), puis la détente en « conjonction » (il accumule). De telles 182

A PROPOS DE L’AVARICE

variations font écho de manière générale aux modulations tensives du devenir. De fait, il semble de plus en plus difficile de maintenir l’aspectualisation à un niveau déterminé du parcours de la construction théorique. Un grand nombre de recherches suggèrent presque unanimement qu’il s’agit d’une détermination sémiotique d’une grande généralité, probablement équivalant à celle du carré sémiotique. Comme pour le modèle constitutionnel, dont on fixe la place dans les structures profondes, et qui ne cesse en pratique d’échapper à cette place, l’aspectualisation semble recouvrir des propriétés qui échappent elles aussi à toute assignation de ce type. C’est pourquoi nous avons prévu, au niveau des préconditions de la signification, un ensemble de modulations tensives qui préfi­ gurent déjà l’aspectualisation discursive proprement dite.

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L'intensité L’analyse concrète d’une configuration passionnelle comme l’avarice fait ressortir, à tous les détours de la structure, la catégo­ rie de l’intensité. Celle-ci appartient aux procédures de l’aspec­ tualisation : d’une part, elle est une des formes de la distribution des tensions et des détentes dans le déroulement du procès; d’autre part, elle implique un actant observateur, susceptible de comparer des intensités, d’orienter des échelles graduées par une mise en perspective et d’y établir des seuils. Il suffit, en outre, de rencontrer sur l’échelle d’intensité de la passion d’un côté l’excès et de l’autre l’insuffisance pour comprendre que la démarcation a fait son œuvre. On a déjà remarqué, dans le champ de l’avarice, que l’intensité du désir renvoyait toujours à une certaine représentation du par­ tage et de la circulation des biens dans la communauté et à cer­ taines modulations du flux social. C’est dire que l’intensité est une forme discursive qui manifeste des grandeurs sémio-narratives ou tensives qui, en elles-mêmes, n’ont rien d’« intense ». Le fait est tout aussi patent dans d’autres configurations, comme celle, par exemple, de l’« estime-admiration-vénération ». L’estime est définie comme un « sentiment né de la bonne opi­ nion qu’on a du mérite, de la valeur de quelqu’un » ; l’admiration est « un sentiment de joie ou d’épanouissement devant ce qu’on 183

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

juge supérieurement beau ou grand » ; la vénération est « un grand respect fait d’admiration et d’affection», qui prend souvent une acception religieuse, où l’adoration se mêle à la crainte. Pour l’énonciataire d’un discours où apparaissent succes­ sivement ces trois passions, l’effet produit est celui d’une inten­ sité grandissante. Mais un examen plus approfondi révèle que l’intensité recouvre ici des changements structuraux. Pour ce qui concerne l’estime, elle procède par comparaison avec d’autres individus (supposés ou réels) pour conclure au mérite ou à la valeur ; l’admiration compare l’individu à la totalité des indivi­ dus appartenant à la même catégorie : du superlatif relatif on passe au superlatif absolu ; enfin, dans le cas de la vénération, c’est l’observateur-évaluateur lui-même, respectueux et craintif, et donc dominé, qui se fait l’humble comparant auquel est mesuré le comparé. L’apparente graduation de l’évaluation repose donc en fait sur une série de variations discontinues du terme de référence, et les variations d’intensité recouvrent succes­ sivement : un superlatif relatif transitif (pour l’estime), un super­ latif absolu transitif (pour l’admiration) et un superlatif absolu transitif et réflexif à la fois (pour la vénération). A ce compte, l’in­ tensité serait un effet de sens de variations quantitatives dans la structure actantielle et modale de la configuration. Il n’en reste pas moins qu’elle les traduit en discours sur un mode continu et tensif. Sans doute faudrait-il distinguer entre la fonction distinctive de l’intensité et sa fonction constitutive. Elle est distinctive quand elle permet de différencier superficiellement, par exemple, l’es­ time et l’admiration ; en ce sens, l’intensité est une information que les partenaires du sujet passionné peuvent exploiter pour identifier immédiatement le rôle pathémique dont ils auront à tenir compte dans l’interaction. Grâce à l’intensité, le sujet pas­ sionné devient informateur pour son partenaire observateur; cette remarque vaut d’ailleurs pour toute intensité, puisqu’un bleu intense est, entre autres, un bleu qui attire l’œil, comme un « chagrin violent » est, pour commencer, un chagrin qui s’impose à l’observateur le plus inattentif. Dès lors, l’intensité apparaît comme la manifestation sensible d’un faire-savoir, censé alerter les partenaires du sujet passionné. 184

A PROPOS DE L’AVARICE

Mais cette fonction distinctive superficielle joue sur des varia­ tions de l’intensité constitutive de la passion, intensité qui permet de faire la différence entre ce qui est passion et ce qui ne l’est pas ; en ce sens, l’intensité manifeste la sensibilisation du dispositif modal. Pour comprendre comment des phénomènes discontinus, des changements de position de l’observateur, comme dans l’avarice, la générosité ou la dissipation, et des changements de référence, comme dans l’estime, l’admiration et la vénération, peuvent être manifestés de manière continue et tensive, il faut sans doute reve­ nir aux modulations du devenir. Il a déjà été suggéré que l’inten­ sité du désir de l’avare pouvait être interprétée comme un désé­ quilibre entre les forces de cohésion et les forces de dispersion collectives et individuelles : la constitution d’une place indivi­ duelle et exclusive au détriment de la cohésion du collectif est dans ce cas à la source de l’effet d’intensité. Cette suggestion pourrait être généralisée, en prenant les pré­ cautions qui s’imposent. Dans la série «estime-admirationvénération », les places respectives de l’objet-sujet évalué et de l’observateur passionné évoluent en sens contraire : au fur et à mesure que s’affirme et s’impose la place de l’autre, celle de l’ob­ servateur s’atténue ; sans que cela se traduise explicitement et catégoriellement par des variations modales, on comprend que le rapport de forces s’inverse et que cette inversion pourrait être explicitée, éventuellement, grâce à des transferts de pouvoir ou de savoir. Le phénomène que nous tentons de saisir serait par conséquent situé en deçà de la modalisation et de la catégorisa­ tion. Tout se passe comme si, dans Pintersubjectivité, toute émer­ gence passionnelle pouvait remettre en cause la place de chacun des interactants, comme si la passion les replongeait dans une strate présémiotique où l’identité de chacun est encore instable et dépend de l’identité d’autrui ; une identité interactantielle serait à partager et chaque identité individuelle s’établirait aux dépens des autres. L’idée refait surface que l’intensité, comme toute aspectualisation, repose sur des variations d’équilibre entre la cohésion et la dispersion, dont l’enjeu est la stabilisation des places actantielles. Ce serait pour l’instant la seule explication plausible dont nous 185

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

disposerions pour tenter de concilier une quantification qui s’ex­ prime par des variations d’équilibre entre des forces adversatives et des variations d’intensité qui manifestent des changements dis­ continus. Une telle hypothèse ouvre de nouvelles perspectives pour comprendre comment s’ébauchent dans un espace présémiotique des régulations, des axiologies archaïques. Revenons à l’excès, défini comme une « trop grande quantité, un dépassement de la mesure et des limites » ; l’intensité est ici dotée d’un seuil, d’une frontière au-delà de laquelle quelque chose est changé. Dans le champ de l’avarice, l’excès apparaît comme un déséquilibre destructeur : l’excès de la rétention met en péril la circulation dans la communauté, l’excès de la dépense met en péril les « places » individuelles, et l’insuffisance des objets dési­ rés fait apparaître des leurres où s’égare le flux social ; de même la vénération filiale ou amoureuse peut être considérée comme excessive dès lors qu’elle met en péril l’identité même du sujet passionné. On pourrait en dire autant de l’excès de désespoir ou d’autorité. Chaque fois qu’un dispositif interactantiel a atteint un certain degré de stabilité, toute figure passionnelle qui pourrait le faire régresser à un état antérieur moins stable sera considérée comme excessive. Le jugement éthique qui apparaît alors en discours ne fait que reformuler la régression qui menace le devenir interactantiel. On observe souvent que l’excès signale, au niveau discursif, un chan­ gement d’isotopie, ce qui n’est en général pas le cas de l’intensité. Ainsi, entre un chagrin ordinaire et un chagrin « intense » ou même « violent », seul est modifié l’équilibre entre l’euphorie et la dysphorie ; mais, avec un chagrin « excessif », une limite est franchie, qui nous fait passer sur une autre isotopie : celle, par exemple, de l’affectation ou de la pathologie. Quelle que soit fina­ lement l’interprétation retenue, il n’est pas sans intérêt de noter qu’elle commencera toujours par remettre en question le statut du sujet : ou bien son statut véridictoire (il en fait trop), ou bien son statut même de sujet sémiotique (il y a une faille quelque part) ; le changement d’isotopie qu’on observe en surface, le fran­ chissement d’une frontière renvoient toujours à une déstabilisa­ tion des dispositifs interactantiels. D’un côté, celui de l’intensité, on a affaire à un devenir en 186

A PROPOS DE L’AVARICE

cours d’évolution, à des dispositifs proto-actantiels qui cherchent à se stabiliser et où la sensibilisation, littéralement, s’incorpore. D’un autre côté, celui de l’excès, on a affaire à un devenir déjà évolué mais qui menace de régresser vers des dispositifs protoactantiels déstabilisés ; l’observateur social, prenant parti contre cette régression qui menace, moralise la manifestation pas­ sionnelle pour réaffirmer un état de choses aux dépens d’un état d’âme.

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CHAPITRE TROISIÈME

La jalousie

Le premier objectif d’une étude consacrée à la jalousie était de disposer, à côté d’une passion qui pouvait passer au premier abord pour une « passion d’objet » - l’avarice -, d’une passion intersubjective, comportant au moins potentiellement trois acteurs : le jaloux, l’objet, le rival. Certes, l’avarice s’est révélée intersubjective, au moins implicitement et surtout au moment de la moralisation. Mais la jalousie offre l’avantage d’expliciter, dès la manifestation lexicale de la configuration, et a fortiori dans les discours, une scène passionnelle à plusieurs rôles, un entrelacs de stratégies, une véritable interaction dotée d’une histoire et d’un devenir. Dans le parcours discursif de l’avare, en effet, les relations intersubjectives n’apparaissent qu’au moment de l’évaluation ; elles sont, certes, en profondeur, le ressort du « flux circulant de la valeur », mais, au niveau discursif, elles tendent à s’effacer au profit des relations d’objet ; c’est donc seulement à la lumière de la moralisation qu’on s’aperçoit que les richesses accumulées et retenues le sont aux dépens d’autrui. En revanche, la jalousie apparaît d’emblée sur le fond d’une relation intersubjective complexe et variable, présente par définition tout au long du par­ cours passionnel : la crainte de perdre l’objet ne se comprend ici qu’en présence d’un rival au moins potentiel ou imaginaire, et la crainte du rival naît de la présence de l’objet de valeur qui fait fonction d’enjeu. On remarque d’ores et déjà que le parcours passionnel est ici fonction de relations duelles entre trois actants, l’ensemble étant orienté par la perspective adoptée par le jaloux ; la jalousie peut être à cet égard aussi bien une détresse et une souffrance qu'une 189

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

crainte et une angoisse, selon que l’événement décisif est anté­ rieur ou postérieur à la crise passionnelle. Si l’événement - la jonction du rival avec l’objet - est saisi avant son advenue, la relation de rivalité -S1/S2 - passe au premier plan et suscite la crainte : il s’agit alors de surveiller l’autre, de déjouer ses approches, de le détourner de l’objet, d’accaparer ce dernier pour exclure le rival. Si l’événement est saisi après coup, il va de soi que, pour le jaloux, à moins de chercher à se venger, il n’y a plus grand-chose à faire du côté du rival ; en revanche, la relation d’at­ tachement - Si/0,Sî - passe au premier plan. Le jaloux se tourne alors vers l’objet dont on se demande qui il aime vraiment et jus­ qu’à quel point on peut lui faire confiance. C’est alors seulement que la souffrance se nourrit de variations fiduciaires et épisté­ miques. Mais ce n’est là qu’une variation de perspective, sur l’axe de l’antériorité et de la postériorité, qui présuppose un dispositif actantiel unique et qui relève de la mise en discours ; d’un côté, elle focalise les effets d’une syntaxe, car les formes de la jalousie évoluent en même temps que celles de la jonction ; de l’autre, elle présuppose la constance d’une configuration. La description de la passion en tant que telle commence par celle des constantes sousjacentes à la mise en discours et à ses variations. Par ailleurs, l’analyse lexicale ayant révélé ses limites et ses pré­ supposés, elle sera maintenant strictement ancillaire et la construction de la jalousie se nourrira, pour l’essentiel, de l’ap­ port des moralistes, des dramaturges et des romanciers. De fait, grâce à une étude « en expansion » de la passion, et sur la base de données textuelles plus nombreuses et plus variées, on vise main­ tenant à enrichir les modèles syntaxiques et à saisir l’organisation d’une configuration tout entière.

La CONFIGURATION

Attachement et rivalité Une première approche, inspirée par la sémantique lexicale, consistera à se laisser guider un moment par les définitions du 190

LA JALOUSIE

dictionnaire. Il paraîtrait utile, pour avoir une première idée de ce qu’est la jalousie, de savoir à quelles configurations plus vastes elle appartient. Au vu des définitions, des corrélats, des syno­ nymes et des antonymes, il semble que la jalousie soit à l’intersec­ tion de la configuration de Yattachement et de celle de la rivalité, qui correspondent respectivement à la relation entre le jaloux et son objet - Si/0,S3 - et à la relation entre le jaloux et son rival S,/S2. Toutes les définitions de la jalousie font état, directement ou indirectement, d’un antisujet qui menace de sévir ou qui a déjà sévi. Par exemple, un antonyme comme « débonnaire » se glose, entre autres, par « complaisant », « inoffensif », « pacifique », ce qui revient à confirmer le caractère « combatif » et « offensif » du jaloux, et donc la présence au moins potentielle d’un rival sur son territoire. D’un autre côté, le jaloux est avant tout - et par son étymologie même - quelqu’un de « particulièrement attaché à... », qui « tient absolument à... », et c’est pourquoi la jalou­ sie renvoie aussi au désir, au zèle et à l’envie. L’attachement est encore présent dans les antonymes, en négatif cette fois : « in­ différent » se glose comme « insensible » ou « détaché », par exemple. Mais il faut bien voir que ces deux configurations sont, sinon proches parentes, du moins soigneusement articulées dans la jalousie ; en une sorte de présupposition alternée, l’attachement se renforce de la rivalité et la rivalité s’aiguise à l’attachement qui la motive. La conséquence de cette articulation de deux configu­ rations en grande partie autonomes est loin d’être négligeable ; d’une part, la rivalité ne sera jamais, pour le jaloux, joyeuse et conquérante, mais apparaîtra plutôt comme douloureuse et amère, ayant pour perspective la perte de l’objet ; d’autre part, l’attachement sera foncièrement inquiet et soucieux, parce que menacé par le rival : au moment même où seule compte la rela­ tion avec l’être aimé, par exemple, une inquiétude garde la trace de l’activité menaçante et plus ou moins imaginaire d’un anti­ sujet. C’est pourquoi Proust fait observer, à propos de l’amour que Swann voue à Odette de Crécy, qu’à s’efforcer sans cesse de conserver son amante pour lui seul l’amant ne songe plus à goûter ce qui, au début, faisait ses délices. L’intersection entre les deux 191

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

configurations n’est donc pas un simple cumul sémantique ou une connexion d’isotopies : chacune est considérablement modi­ fiée sous l’influence de l’autre, tout comme, à l’intérieur d’un dis­ positif modal figé, chaque modalité est modifiée dans ses effets de sens par l’influence des autres. Une des explications possibles est sans doute à chercher dans le dispositif actantiel que nous avons postulé dès l’abord : le triangle S1/S2/O-S3 n’est pas l’addition arithmétique de deux relations duelles, mais une interaction. Aussi le jaloux est-il un sujet tiraillé entre deux relations qui le sollicitent chacune tout entier, mais auxquelles il ne peut jamais se consacrer exclusivement : préoc­ cupé de son attachement quand il lutte, il est à l’inverse obsédé par la rivalité quand il aime. Première configuration générique : la rivalité Rivalité, concurrence et compétition La « rivalité » serait, selon le Petit Robert, la « situation de deux ou plusieurs personnes qui se disputent quelque chose» (notamment la première place, le premier rang). « Situation » ren­ voie à un dispositif actantiel et narratif, indépendamment de toute manifestation passionnelle ; ce serait le noyau syntaxique de toute la configuration. On notera l’existence d’une relation polé­ mique archétypale, éventuellement organisée autour d’un objet (le « quelque chose »), mais le plus souvent autour d’une qualifi­ cation des sujets (la supériorité), qui pourrait être interprétée comme résultant d’une comparaison entre des compétences modales. La « concurrence », « rivalité entre plusieurs personnes ou plu­ sieurs forces poursuivant un même but », spécifie la rivalité en attribuant aux antagonistes une même visée d’objet et des pro­ grammes narratifs parallèles. Dans la rivalité, l’objet n’est qu’une place vide, un « quelque chose » que l’interaction entre les deux rivaux semble avoir pour enjeu ; ce n’est que dans les corrélats que l’identité de cet objet se précise - encore bien allusivement comme «résultat» ou «avantage». Il en est de même de la «compétition», qui ajoute à la précédente spécification une 192

LA JALOUSIE

« recherche simultanée », c’est-à-dire un parcours discursif temporalisé et aspectualisé. La catégorie de la jonction et la structure polémique présentent ici une articulation très particulière : la première ne serait qu’une variante de la seconde, dès lors que l’« objet » n’est rien d’autre que l’identité de visée des rivaux. En d’autres termes, cette place vide que les rivaux visent, ils la suscitent en la visant et la conver­ gence de leurs efforts dessine un objet. C’est aussi ce que traduit la simultanéité des parcours, relevée à propos de la compétition : la superposition aspectuelle n’est pas un accident discursif, elle est le signe de l’identité des visées. L’émulation L’« émulation », « sentiment qui porte à égaler ou surpasser quelqu’un en mérite, en savoir, en travail », est un ancien syno­ nyme de «rivalité» et de «jalousie». Elle apporte à la rivalité une nouvelle spécification. Loin de poursuivre dans la même voie que la concurrence et la compétition, où on voyait se dessiner un objet, l’émulation focalise sur la comparaison entre les compé­ tences de Si et S2 ; cette compétence peut être saisie telle quelle, comme savoir-faire ou pouvoir-fairel ou à travers le jugement éthique qui la transforme en « mérite ». L’objet qui émerge de la rivalité étant un objet modal, l’antagonisme prend ici pour enjeu l’être même des sujets. Toutefois, le « mérite » est devenu, dans la langue contempo­ raine, le « mérite de quelque chose », mérite qui se mesure en référence à un objet de valeur acquis ou attendu. La visée d’objet est donc rétablie, mais elle est soumise à une condition de compé­ tence et de reconnaissance. De fait, le mérite d’un sujet est appré­ cié sur l’ensemble de son parcours : on évalue sa manière de faire, sa manière d’être, sa conduite au cours des péripéties et son atti­ tude face aux obstacles rencontrés, et non pas seulement le résul­ tat obtenu. Ainsi défini, le mérite semble reposer sur les mêmes effets modaux que la passion : il est une forme de la compétence, il ne s’épuise pas dans la réalisation de la performance, il n’est pas reconstruit par présupposition à partir de la compétence, il appa­ raît comme un « excédent modal », caractérisant l’être du sujet en 193

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

deçà ou au-delà de la compétence requise pour la réalisation du programme. En outre, l’émulation, par l’intermédiaire du mérite, sépare radicalement le faire polémique associé aux épreuves qualifiantes et décisives de l’attribution de l’objet, associé à l’épreuve glori­ fiante. C’est seulement au moment de la reconnaissance, sous la responsabilité d’un Destinateur, que le sujet reçoit la récompense qu’il mérite. Cette distribution en deux étapes confirme la double interprétation que peuvent recevoir les modalisations de la compétence : d’un côté en termes d’efficacité et de nécessité c’est ainsi qu’elles apparaissent par présupposition à partir du succès ou de l’échec -, de l’autre en termes de manière de faire ou d’être du sujet - c’est ainsi qu’elles apparaissent à travers le juge­ ment éthique. L’émulation apporte enfin une dernière spécification à la confi­ guration de la rivalité, et non des moindres : définie comme un « sentiment qui porte à... », elle est la première figure, dans cet ensemble, à accéder au rang de passion. Au moment même où le mérite de l’émule semble déjà reposer sur un « excédent modal » semblable à celui des effets passionnels, la nomenclature en fait un rôle pathémique incluant une compétence sensibilisée, ce qui nous inciterait à persister dans l’idée que l’éthique comme la pas­ sion apparaissent dans le discours dès que les effets modaux de l’être semblent se désolidariser de la compétence en vue du faire. Par ailleurs, le dispositif actantiel et modal de la rivalité se trouve sensibilisé au moment même où l’ensemble est mis dans la pers­ pective d’un seul sujet. La rivalité, la concurrence et la compéti­ tion, qui ne présentent aucune mise en perspective particulière, ne sont pas traitées comme des rôles pathémiques, mais comme des « situations ». Pour qu’il y ait émulation, il faut que S2 ait fait ses preuves, puis que Si égale ou dépasse S2, ce qui fait de Si l’« émule » et de S2 le modèle, le sujet de référence ; la rivalité ou la compétition ne sont plus alors symétriques : on n’a plus affaire à un couple de procès aspectualisés en simultanéité, mais à un procès non accompli, celui de Si, en rapport avec un autre, celui de S2, traité comme accompli, et qui indique à Si une limite, un seuil de compétence à atteindre. Dès lors, l’émulation n’a de sens que si la rivalité est saisie dans la perspective de Si, et c’est ainsi qu’elle devient une passion. 194

LA JALOUSIE

L’envie On rencontre, dans les définitions du dictionnaire, deux formes d’« envie » : d’une part, c’est un « sentiment de tristesse, d’irrita­ tion ou de haine qui nous anime contre qui possède un bien que nous n’avons pas» et, d’autre part, elle peut aussi s’entendre comme le « désir de jouir d’un avantage, d’un plaisir égal à celui d’autrui ». La configuration de la rivalité semble devoir mainte­ nant choisir entre la relation polémique et la relation d’objet ; la particularité de l’envie, c’est de ne pouvoir manifester qu’une seule des deux relations à la fois ; il faut préciser à cet égard que le choix n’est nécessaire qu’en raison de l’actualisation de plus en plus nette de l’objet (un bien, un avantage, un plaisir). La figure recouvre donc deux sémèmes qui étaient complémentaires dans les figures précédentes et qui semblent devenir exclusifs l’un de l’autre dans celle-ci. Toutefois, dans chacun des deux sémèmes, le troisième actant n’a pas « disparu », ni même été occulté ; il est relégué au second plan comme médiateur de la relation focalisée. Dans l’envie de type S1/S2, l’actant objet O médiatise l’envie de Si à l’égard de S2 ; dans l’envie Si/O, l’actant S2 médiatise le désir de St. Le rôle de médiateur pourrait être interprété, en l’occurrence, à partir de la visée du sujet Si : à travers O, Si vise S2 et, à travers S2, Si vise O '. De telles médiations ne sont pensables que si le dispositif actantiel n’est pas encore stabilisé ; il semblerait que, dans la visée protensive du sujet passionné, l’interactant puisse encore hésiter entre le statut d’objet et le statut de sujet, de telle sorte qu’en deçà du rival se dessine pour Si la place de l’objet et, en deçà de l’objet, se dessine la place du rival. La médiation suppose donc comme condition que le sujet Si soit susceptible de se représenter une scène actantielle « internalisée », où l’ensemble des rôles actantiels peuvent encore s’échanger. La médiation interactantielle se manifestera en discours dans 1. R. Girard utilise la notion de médiation pour décrire le fonctionnement du désir mimétique dans ses diverses variantes; le mimétisme, en l’oc­ currence, ainsi que sa version psychanalytique, l’identification, renvoient à un stade archaïque de la culture ou de la psyché. 195

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deux directions complémentaires : d’une part, à la première mise en perspective que nous avons repérée à propos de l’émulation, et qui sensibilise l’ensemble du dispositif - l’orientation dans la perspective de Si -, s’ajoute une autre perspective, toujours du point de vue de Si, qui focalise soit le rival, soit l’objet ; d’autre part, la relégation de l’autre actant en position de médiateur se traduit par une intensité supérieure de la relation focalisée : la médiation par l’objet intensifie la rivalité et la médiation par le rival intensifie le désir d’objet. Une fois de plus, l’intensité n’est, en discours, que la manifestation de l’instabilité du dispositif actantiel sous-jacent. De l'ombrage à la jalousie L’« ombrage » est un « sentiment de défiance », une « crainte d’être éclipsé, plongé dans l’ombre par quelqu’un ». La particula­ rité de l’ombrage saute aux yeux quand on le compare à l’envie et à l’émulation. De l’envie il ne reste que peu de chose, puisque l’objet revient à l’arrière-plan et que le désir n’est plus manifesté. Quant à l’émulation, l’ombrage en inverse, semble-t-il, la struc­ ture : au lieu de chercher à dépasser, à éclipser autrui, le sujet craint cette fois d’être dépassé ou éclipsé ; l’émulation présuppose la supériorité du rival, l’ombrage l’appréhende. Le dispositif de base est toujours le même : la configuration de la rivalité, sans objet défini, mais saisie dans la perspective d’un seul des sujets. Seule la forme discursive a changé ; d’un côté, alors que l’émula­ tion prend pour référence la compétence de S2, l’ombrage prend pour référence la compétence de Si ; on pourrait d’ailleurs imagi­ ner une situation unique qui induirait l’ombrage chez le sujet de référence et l’émulation chez l’autre. Nous avons donc affaire à une autre variation de perspective, l’émulation se construisant dans la perspective de celui qui cherche à dépasser l’autre et l’om­ brage se construisant dans la perspective de celui qui est suscep­ tible d’être dépassé. La «jalousie» se donne, dans cette configuration, comme un aboutissement de la série de spécifications et d’articulations déjà relevées dans les figures précédentes : de toutes celles que nous avons envisagées jusqu’à présent, c’est en effet la plus complexe. Elle repose sur le dispositif actantiel Si/S2/0,S3 ; elle est fondée 196

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elle aussi sur la perspective d’un seul sujet, Si ; elle peut focaliser soit sur la relation de rivalité, et elle se spécialise alors comme une « crainte », en prospection, soit sur la relation d’objet, et elle se spécialise alors comme une « souffrance », en rétrospection. En outre, elle s’apparentera plutôt à l’ombrage qu’à l’émulation, car la perspective sera toujours celle de celui qui craint d’être dépassé ou qui souffre de l’avoir été ; autrement dit, la compétence de référence est celle du jaloux et, dès que le système s’inverse, la compétence de référence devenant celle du rival, on sort de la jalousie pour entrer dans l’émulation. Point de vue et sensibilisation Dans la configuration de l’avarice, les variations du point de vue étaient seulement imputables à la moralisation ; en effet, puisqu’on pouvait opposer les deux variantes morales de la dis­ jonction, la prodigalité et la générosité, en partant du seul chan­ gement de point de vue (non-destinataire/destinataire), il appa­ raissait que les jugements éthiques s’appuyaient sur les transformations discursives de l’observateur. D’autant que, par ailleurs, la différence entre un rôle thématique non sensibilisé comme l’épargne et un rôle pathémique sensibilisé comme l’ava­ rice ne devait rien aux changements de point de vue. En revanche, dans la configuration de la rivalité, à laquelle appartient la jalousie, c’est la sensibilisation qui repose sur les variations du point de vue ; il s’agit en l’occurrence autant de res­ serrements de la focalisation que de changements de point de vue stricto sensu. Les resserrements et changements de point de vue jouent à plusieurs niveaux de la configuration, comme une série de mises en perspective qui se surdéterminent les unes les autres. La première mise en perspective est celle qui réorganise le triangle actantiel Si/S2/0,S3 du seul point de vue de Si, produisant ainsi la série «émulation-envie-jalousie», qui se trouve de la sorte distinguée de la série des non-passions. Le seuil ainsi fran­ chi, grâce à l’orientation du dispositif dans la perspective d’un seul des actants, est celui de la sensibilisation proprement dite : c’est grâce à cette orientation que sont reconnus les dispositifs sensibles. La seconde mise en perspective est celle qui, à l’intérieur du 197

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point de vue de Si, met au premier plan soit la relation Si/O, soit la relation S1/S2. Dans l’émulation, la relation S1/S2 l’emporte, grâce à une focalisation/occultation du schéma narratif sousjacent ; en effet, la relation polémique et l’attribution de l’objet sont dissociées syntaxiquement, l’une précédant l’autre, l’autre étant occultée par le déploiement de la rivalité et cantonnée au rôle de récompense éventuelle pour celui des rivaux qui l’em­ porterait. A cette mise en perspective des déploiements syntagmatiques de la narrativité s’oppose la perspective paradigmatique qui permet de distinguer par ailleurs deux envies et deux jalousies différentes : dans ce cas, la relation occultée n’est pas reléguée dans un autre segment narratif que celui retenu, mais maintenue à l’arrière-plan de la relation focalisée. La mise en perspective participant ici de la sensibilisation des dispositifs actantiels et modaux, elle peut être traitée à la fois comme une opération discursive, intervenant dans le parcours du sujet passionné, et comme une procédure explicative, dans le par­ cours de la construction théorique. D’un côté, en tant qu’opération discursive, la mise en perspective fait figure de trans­ formation pathémique, d’autant plus intense que la perspective est complexe, et passe pour cela par les opérations classiques de la construction des points de vue. D’un autre côté, en tant que pro­ cédure de construction théorique, elle jouera son rôle dans la praxis énonciative et renverra au besoin à l’analyse tensive d’une interactantialité mal stabilisée. La médiation que nous avons identifiée dans l’envie et la jalousie joue sur les deux tableaux : comme un dispositif figuratif et actoriel et comme une manifesta­ tion de l’instabilité tensive de l’interactant ; en effet, la relation occultée continue à se manifester à la fois comme « médiati­ sante » et « intensifiante » à l’égard de la relation focalisée Une fois prise en charge concrètement par un emboîtement de mises en perspective, la procédure de scission du proto-actant que 1. J. Petitot a montré, en partant de la catastrophe dite « papillon », qu’on y rencontrait pour commencer une strate de pur conflit, puis des strates médiatisées par l’objet, mettant ainsi en valeur, suivant la suggestion de l’au­ teur, deux formes différentes de 1*intentionnalité, comparables aux deux formes de l’envie et de la jalousie, S—O et Si—►Sî {Morphogenèse du sens, Paris, PUF, 1986). 198

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nous avons imaginée, à titre de précondition tensive, se précise : après avoir dégagé un interactant qui lui permet de se représenter face à un « autre » (c’est la naissance du « soi pour soi »), il cher­ chera, en orientant la protensivité, à susciter derrière cet inter­ actant soit un objet, soit un sujet. La réalisation en discours de telles variations de tension, et surtout leur manifestation en tant qu’effets de sens distincts, requièrent un observateur susceptible de les convoquer sous la forme de variations de la perspective ; le sujet passionné, envieux ou jaloux, est ce sujet discursif « focali­ sant » *. Le jaloux au spectacle On peut faire observer à cet égard que la jalousie spécifie l’actant observateur chargé d’orienter le dispositif actantiel. Le jaloux, en effet, souffre de « voir un autre jouir » ou « craint de perdre » ; dans un cas, c’est S2 qui est focalisé, dans l’autre, c’est 0,S3 ; mais la particularité de la jalousie, c’est, tout en mettant au premier plan soit un actant, soit l’autre, de toujours viser la rela­ tion S2/0,S3 ; en effet, quelle que soit la perspective adoptée, le spectacle qui s’offre à Si, c’est toujours celui de la jonction entre 1. Il ne faut en effet accorder ni trop ni trop peu aux structures discursives. Si on considère par exemple la notion de point de vue, il convient de distin­ guer entre le point de vue comme configuration discursive et le point de vue comme outil méthodologique de la description. Le premier caractérise le trai­ tement du savoir lors de la mise en discours ; le second vise, parmi les virtua­ lités des structures sémiotiques, les dispositifs particuliers qu’elles peuvent présenter. On sait par exemple que les énoncés complexes à deux sujets et un objet comprennent virtuellement à la fois le point de vue de la renonciation et celui de l’attribution, entre autres ; mais il ne s’agit pas pour autant d’une structure discursive. La structure actantielle permet de prévoir des dispositifs actantiels, des combinaisons qui sont comparables aux combinaisons qu’on obtient par croisement des structures modales et que nous avons appelées des «dispositifs modaux». L’énonciation sera tenue de choisir, en vue de la linéarisation des programmes, certains de ces dispositifs. Dès lors, la sélec­ tion étant faite parmi les combinaisons possibles, une mise en place dis­ cursive du point de vue est envisageable, à partir d’un observateur et de ses faire cognitifs. Il n’est donc pas étonnant que les mécanismes de la sensibili­ sation se manifestent, en tant que mécanismes de tri et de sélection, comme des points de vue discursifs, mais ils sont néanmoins indépendants en tant que tels des structures discursives qui les manifestent.

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le rival et l’objet. Qu’un autre jouisse de O ou que O puisse être perdu au profit d’autrui, en deçà de la variation de perspective, la même scène engendre toujours la même passion. La jalousie obéi­ rait à la même distinction que l’envie, mais sur le fond d’une spé­ cification qui lui serait propre. Si le spectacle fondamental de la jalousie est celui de la jonction modalisée du rival et de l’objet, le jaloux est, en tant qu’observa­ teur, exclu de la relation de jonction. L’envieux avait à choisir entre deux perspectives dont il était toujours le pôle principal : soit Si/S2, soit S;/0,S3 ; pour sa part, le jaloux n’a le choix, en der­ nier ressort, qu’entre deux perspectives sur S2/0,S3, lui-même se trouvant toujours en arrière-plan : soit (Si) S2/O, soit (Si) S2/0,83. C’est pourquoi le sujet jaloux se trouve dans l’impossibilité de segmenter autrement le dispositif actantiel et la scène haïe ou appréhendée s’impose à lui ; lui-même se présente, à l’égard de son propre simulacre passionnel, comme un sujet virtualisé, un sujet sans corps qui ne peut accéder à la scène. Cette position très particulière dans le dispositif actantiel va se traduire au niveau discursif par l’attribution d’une position d’ob­ servation spécifique : l’observateur de la jalousie sera en effet un «spectateur», c’est-à-dire un observateur dont les coordonnées spatio-temporelles se réfèrent à celles du spectacle qui lui est donné, mais qui ne peut en aucun cas figurer comme acteur dans cette même scène. Comme on le verra bientôt, en effet, quelle que soit la position spatiale ou temporelle du jaloux par rapport à la scène où le rival et l’objet se conjoignent, cette dernière est tou­ jours « présente » à son imagination - c’est l’œuvre de ses déter­ minations spatio-temporelles - mais il en est toujours exclu. Seconde configuration générique : Rattachement L'attachement intense Nous nous limiterons ici à l’examen de F« attachement » pro­ prement dit, puis des corrélats « possession » et « exclusivité ». Dans la définition même de la jalousie, l’attachement est associé d’une part à l’intensité, car il est « vif », et d’autre part au « désir de possession exclusive ». 200

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L’intensité de l’attachement surdéterminerait la jonction, puisque le dictionnaire précise que c’est « un sentiment qui nous unit... ». Dans la mesure où l’attachement apparaît comme la constante sous-jacente à tous les aléas de la relation entre le sujet et l’objet, il peut être interprété comme une nécessité que les variations de cette relation n’affectent pas, de la même manière qu’en linguistique un présupposé est considéré comme nécessaire dans la mesure où il n’est pas intéressé par les variations (néga­ tion, interrogation, etc.) qui affectent le posé. L’attachement reposerait sur un devoir-être qui modaliserait non pas l’objet mais la jonction, quelle qu’elle soit. Un devoir-être qui engage en quel­ que sorte l’existence sémiotique du sujet ; tout se passe en effet comme si, l’attachement étant rompu, le sujet devait régresser à un stade présémiotique où rien n’aurait plus aucune valeur pour lui. On ne voit pas comment l’intensité pourrait affecter directe­ ment cette modalité, puisqu’elle est catégorielle : comment une nécessité qui se respecte peut-elle être plus ou moins forte qu’une autre nécessité ? Les seules réponses qui viennent à l’esprit sont de type discursif ou tensif : on peut admettre que certaines néces­ sités soient hiérarchiquement supérieures à d’autres, que cer­ taines soient plus urgentes, prioritaires. La nécessité ne connaî­ trait pas d’autres gradations, en somme, pas d’autres différences d’intensité que celles qui obligent, lors de la mise en discours, à distribuer temporellement et spatialement les programmes en vue de leur linéarisation : l’intensité de l’attachement se reconnaîtrait en particulier soit à l’antécédence des programmes ou des comportements afférents à l’objet, soit à leur mise en place au premier plan dans la représentation figurative que le sujet se donne de son faire. Mais on peut difficilement admettre que cette traduction figu­ rative de l’intensité ne soit pas, peu ou prou, préfigurée en imma­ nence ; en tant que manifestée, elle présuppose une manifestante. La solution se trouve peut-être dans les modulations tensives qui préfigurent les modalités. Le devoir est préfiguré, à ce niveau, par une modulation ponctualisante, qui suspend le devenir, le trans­ forme en un simple délai étal et neutralise toutes les potentialités de changement ; pour le sujet tensif, cela signifie que les zones de 201

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valences sont toutes unifiées : l’ensemble des modulations de son devenir est réunifié autour d’une seule valence, celle de l’objet d’attachement. Dans l’espace tensif de la phorie, l’intensité du devoir-être est donc pensable, car l’effet de la modulation ponctualisante peut être plus ou moins étendu. En outre, plus l’at­ tachement est fort et plus le sujet passionné a tendance, figura­ tivement parlant, à se confondre avec son objet de valeur: ce qu’on peut traduire, en termes tensifs, par le fait qu’une intensité supérieure manifeste une remise en cause de la différenciation actantielle. Si on considère maintenant les actants narratifs et les jonctions, on constate pour commencer que l’intensité de l’attachement se traduit par le degré d’investissement du sujet par son objet. Ce « degré » recouvre en fait deux phénomènes ; d’un côté, l’inves­ tissement du sujet par l’objet est plus ou moins fort selon qu’il peut encore accueillir ou pas d’autres objets ; de même qu’il y a des objets « exclusifs » ou « participatifs », qui peuvent entrer en jonction soit avec un seul sujet, soit avec plusieurs sujets à la fois, il y aurait des sujets « exclusifs » ou « non exclusifs », qui pour­ raient admettre soit un seul objet, soit plusieurs. Nous retrouvons ici la composante quantitative déjà ren­ contrée à propos de l’avarice, ainsi que ses effets cohésifs et dispersifs. Un sujet « attaché » à un objet serait, à cet égard, un sujet dont la totalité intégrale serait consacrée à cet objet. D’un autre côté, le sujet reste attaché à l’objet, qu’il en soit disjoint ou qu’il lui soit conjoint ; on considère en général que le sujet est sémantisé par l’objet de valeur lors de la jonction ; le sujet attaché est, quant à lui, sémantisé par son objet quel que soit le mode de jonc­ tion, en quelque sorte avant que la jonction soit catégorisée en disjonction/conjonction, c’est-à-dire quand elle n’est encore que fiducie. Cela signifie entre autres que l’on peut mesurer l’intensité de l’attachement (et donc du devoir-être) à l’importance des aléas narratifs que le sujet traverse ; l’intensité serait aussi, à ce compte, un effet de sens de la résistance de l’attachement aux aléas de la jonction : résistance à la perte, à l’absence, à l’aban­ don, de même qu’à la jouissance et à la satiété ; l’attachement qui résiste à la destruction de l’objet, l’attachement au-delà de la mort, révèle bien le principe de l’intensité : elle manifeste une cer202

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taine manière d’être du sujet fiduciaire, indépendamment de l’ob­ jet de valeur qui l’occupe. Il y aurait en fait deux types de relations possibles entre le sujet et l’objet de valeur. En effet, cela ne signifierait pas grand-chose de dire que le devoir-être modalise la jonction avec l’objet si toutes les variétés de la jonction étaient concernées ; en revanche, si on considère que la modalisation ouvre un simulacre, on peut alors concevoir que le devoir-être modalise un simulacre de réali­ sation. Le simulacre est en premier lieu débrayé, pour le dissocier des énoncés de jonction attestés par ailleurs, puis réembrayé sur le sujet tensif, pour pouvoir convoquer directement la modula­ tion qui préfigure le devoir-être et jouer sur son extension : la résistance du nouveau simulacre à un éventuel retour au discours d’accueil est fonction de l’ampleur de la modulation. Le débrayage et le réembrayage permettent de comprendre pour­ quoi, malgré l’évolution effective des relations entre le sujet et l’objet, l’attachement peut rester intangible : le sujet peut ainsi continuer à se rêver conjoint à son objet de valeur, au-delà même de la mort ou de la disparition de ce dernier. Le zèle Le zèle intensifie et moralise à la fois l’attachement. Il est, dit-on, « une vive ardeur à servir une personne ou une cause à laquelle on est sincèrement dévoué ». L’intensité se manifeste ici comme «chaleur», le sentiment est devenu une disposition à faire (à servir) et l’attachement est seulement présupposé; en outre, l’attachement est reformulé comme «dévouement», ce qui, si on met entre parenthèses le fait que la relation est dans ce cas intersubjective et hiérarchisée, revient à signaler l’investisse­ ment exclusif du sujet par son objet : il est « consacré », voire « sacrifié » à son objet, et les corrélats « fidélité », « loyauté », une fois la moralisation qui les surdétermine suspendue, confirment l’indépendance du devoir-être en question à l’égard des péripéties narratives *. En outre, en présupposant la confiance, ces deux derI. Dans L’homme qui rit (liv. I, chap. I), V. Hugo trace un portrait parti­ culièrement détaillé de la fidélité et de ses conséquences narratives. Lord Clancharlie, contemporain de Cromwell, est un pair d’Angleterre qui a été séduit par les principes républicains et qui leur est resté fidèle sous la Restau203

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niers corrélats nous rappellent que, en deçà de la moralisation, le devoir-être engendre l’attente ou que, plus profondément, la modulation qui le préfigure se dessine sur le fond de la fiducie. On peut se demander pourquoi, à partir d’un sémème commun, celui de l’«attachement intense», on obtient, d’un côté, une passion moralisée positivement, ainsi que tous ses cor­ rélats (le zèle) et, de l’autre, une passion moralisée négativement (la jalousie). La chose est d’autant plus surprenante que, dans plu­ sieurs langues européennes, toutes ces figures passionnelles sont parfaitement unifiées, autour de l’étymon zêlos, dont dérivent à la fois le «zèle» et la «jalousie» ; on remarquera en outre que zêlôsis, le dérivé du verbe zêlô, regroupait sans les distinguer les signifiés « émulation, rivalité, jalousie ». Une hypothèse vient à l’esprit, qui permettrait de comprendre en partie ce qui s’est passé : à mesure que l’attachement et le zèle se désolidarisent de la rivalité, les formes mixtes comme la jalousie (et, dans une moindre mesure, l’envie) sont moralisées négativement, et les formes «pures», comme l’émulation d’un côté et le zèle de l’autre, sont moralisées positivement : c’est une preuve supplé­ mentaire de la prééminence de la moralisation dans les réamé­ nagements culturels des taxinomies passionnelles. Alors que les ration, alors que Charles II, puis Jacques II régnaient. En un développement de dix pages qui illustre magistralement l’indépendance de l’attachement à l’égard des transformations narratives, Victor Hugo évoque parallèlement et simultanément, d’une part, l’évolution historique de l’Angleterre, et les adap­ tations successives auxquelles sont obligés ceux qui se soumettent aux trans­ formations propres au contexte, et, d’autre part, l’immobilisme du républi­ cain fidèle. Dès lors, lord Clancharlie, lié par son « attachement » à une idée historiquement « dépassée », ne peut plus apparaître aux yeux de ceux qui se sont adaptés à la nouvelle donne politique que comme un sujet enfermé dans un simulacre passionnel, un sujet qui a choisi de vivre dans son imaginaire plu­ tôt que dans la réalité politique ; de ce fait, il n’est pas étonnant que lui soient attribués des rôles pathémiques, qui apparaissent comme des efflorescences passionnelles de l’« attachement » : folie, orgueil, « obstination puérile », « opiniâtreté sénile », etc. En outre, le débrayage et le réembrayage passion­ nels reçoivent ici une représentation spatiale et thématique : lord Clancharlie s’est exilé, loin du théâtre du changement politique, au bord du lac de Genève et le débrayage passionnel transparaît jusque dans son attitude : « [...] on apercevait ce vieillard vêtu des mêmes habits que le peuple, pâle, distrait, [...] à peine attentif à la tempête et à l’hiver, marchant comme au hasard» {L'homme qui rit, Paris, Garnier-Flammarion, vol. 1, p. 247). 204

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Grecs acceptaient que le zèle pour l’objet et la rivalité se mêlent, voire les dérivaient l’un de l’autre, nous semblons valoriser aujourd’hui leur distinction. La possession et la jouissance La possession exclusive que réclame le jaloux ouvre deux voies d’investigation parallèles, l’une concernant la possession et l’autre l’exclusivité ; on entend bien parfois par « attitude possessive » une attitude exclusive, mais cette contamination d’un terme par l’autre n’est qu’un effet de leurs fréquentes associations. La « possession » serait la « faculté d’user d’un bien dont on dispose », et elle renverrait ainsi à « détenir », « se servir de », « avoir jouissance de ». Le sujet de la possession n’est pas un sujet de faire qui vise à la conjonction, mais un sujet déjà conjoint qui vise à la jouissance de son objet. On repère aussi un sujet de faire, qui donne du plaisir au sujet d’état, mais il serait situé sur la dimension thymique et non plus sur la dimension pragmatique qui a amené à la conjonction avec l’objet : on choisit et achète sa maison (dimension pragmatique) et on en jouit une fois qu’on en dispose (dimension thymique). Une fois conjoint au sujet, l’objet perd en quelque sorte son statut pragmatique et se transforme en objet thymique, objet de jouissance qui est source d’euphorie (ou de dysphorie : la maison peut être commode ou malcommode). Le plus important, en l’occurrence, tient au fait que, la conjonc­ tion pragmatique étant acquise et n’étant pas remise en question, il continue à se passer quelque chose ; pour que l’histoire ne s’ar­ rête pas là, il faut pourtant qu’un sujet opérateur compétent appa­ raisse. « Disposer » de quelque chose, ce serait, entre autres, « se ser­ vir de » ou « en faire ce qu’on veut ». Le sujet de la possession serait donc avant tout, puisqu’on présuppose qu’il doit disposer de l’objet, un sujet volitif, qui, une fois conjoint, déploierait toute l’étendue de son vouloir sur l’objet. L’étude de la possession semble éclairer d’une autre manière l’excédent modal que nous rencontrons sans cesse dans l’univers des passions : une fois réali­ sée, la quête de l’objet n’a pas épuisé le « vouloir-être-conjoint », et une autre forme prend le relais, la même sans doute qui fait 205

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que l’avare veut jouir de ses trésors et qu’il ne lui suffit pas de les accumuler. Plus précisément, «en faire ce qu’on veut», c’est toujours faire, mais sur la dimension thymique ; toutefois, le changement de dimension s’est accompagné de l’émergence discrète d’une clause quantitative : « en faire ce qu’on veut », c’est aussi maîtri­ ser la totalité intégrale de l’objet ; la figure objet s’est transformée en image du vouloir du sujet, elle n’est rien d’autre que ce vouloir. De fait, il ne s’agirait même pas d’un autre vouloir, d’un « vouloir-jouir», par exemple, mais, à l’inverse, d’une jouissance qui naît du fait que le vouloir-être est coextensif à l’objet, que l’objet de valeur descriptif, susceptible d’appartenir à n’importe quel autre sujet, est devenu maintenant l’objet modal caractéristique d’un sujet en particulier. Par ailleurs, la possession permet de saisir en son début un pro­ cessus que nous rencontrerons souvent, celui, en apparence, de la transformation de l’objet en sujet. En effet, si la jouissance est l’action de tirer d’une chose « toutes les satisfactions qu’elle est capable de procurer», l’objet est encore considéré comme un objet modal, ici, un pouvoir-faire ; la jouissance résulterait en quelque sorte d’une certaine adéquation entre le vouloir projeté par le sujet et le pouvoir qui semble émaner de l’objet (la chose possédée est « capable », « susceptible » de donner des satis­ factions). Il faut prendre les métaphores de la langue quotidienne au sérieux et les sens « figurés » pour les plus significatifs. D’un côté, en voulant étendre son vouloir à la totalité intégrale de l’ob­ jet, le sujet possesseur agit comme si la moindre fragmentation de cet objet constituait une résistance ; dès lors, en modalisant une version quantifiée de son objet, le possesseur y projette une compétence susceptible de le transformer en sujet : la moindre « part » de l’objet qui lui échapperait en ferait un sujet résistant. D’un autre côté, le partage des modalisations entre les deux actants suppose que c’est le possesseur qui dispose du vouloir et le possédé du pouvoir. La micro-analyse modale montre que, une fois le discours passé sur la dimension thymique, les modalisa­ tions projetées par le sujet passionné sur l’objet de valeur sus­ citent un sujet compétent : c’est ainsi que la figure objet recèle à la fois un objet de valeur pragmatique et un sujet opérateur thy­ mique. 206

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L’exclusivité L’« exclusivité », ainsi que l’adjectif « exclusif » et le verbe « exclure » comportent à la fois une modalisation, selon le devoirne-pas-être, et une quantification. Toute exclusion suppose une totalité et une partie de cette tota­ lité considérée comme une unité ; ce que délimite en effet l’exclu­ sion, c’est une unité issue de la totalité, individu, groupe ou frac­ tion ; on peut extraire cette unité soit de manière transitive - un parti exclut de ses rangs un de ses membres soit de manière réflexive - un groupe ou un individu affirme ses droits exclusifs à tel ou tel privilège. Par ailleurs, être exclusif, c’est « refuser de partager, refuser toute participation», de sorte que l’exclusion peut aussi concerner la distribution des objets de valeur dans une société donnée. Il y aurait alors deux manières de partager (ou de refuser de partager) les objets de valeur dans une communauté : soit sur l’axe diachronique, chacun pouvant espérer avoir sa part à un moment ou à un autre, à condition que la circulation des biens ne soit pas entravée, soit sur l’axe synchronique, chacun pouvant participer simultanément à la jouissance des biens disponibles. Si l’avarice et ses antonymes perturbaient la circulation des biens sur l’axe diachronique, l’exclusivité fait maintenant obstacle à la participation sur l’axe synchronique. La circulation des biens repose sur la notion de «part», correspondant au «partitif défini » de la grammaire ; la participation supposerait, en revanche, une indifférenciation des parts, correspondant aux « indéfinis » grammaticaux, les objets restant à tout moment libres d’accès pour tous les sujets ; l’exclusivité détermine une unité singulière, retirée de la participation, qui correspondrait au « défini singulier » de la grammaire. Deux questions restent en suspens: d’un côté le statut de l’unité au sein de la totalité et de l’autre le statut des objets face aux sujets exclusifs. Les sujets exclusifs interrompent ou remettent en cause le processus de constitution de l’actant collec­ tif. On peut supposer au départ des individus traités comme des unités intégrales, au sens où, en tant qu’unités, ils comportent des 207

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traits d’individuation ; la collection des traits qui leur sont communs les transforme en unités partitives ; la sommation de ces unités partitives constitue alors une totalité partitive, qui, à son tour, parce qu’elle présente, en tant que totalité, des traits d’individuation, directement issus des traits communs qui ont été collectés dans le parcours, peut devenir une totalité intégrale. L’exclusivité concerne des «unités-sujets» qui s’individua­ lisent au détriment de la collectivité et qui affirment, contre les traits communs constitutifs de cette totalité, des traits différen­ ciateurs : ce qui peut s’interpréter comme une résistance à la constitution d’une totalité partitive. Rapporté à la distribution des objets de valeur dans la communauté, le raisonnement implique­ rait que l’unité partitive, puis la totalité partitive, soient définis à partir des objets de valeur qui feraient office de trait commun ; dès lors, le sujet exclusif entraverait l’opération en affirmant uni­ latéralement l’originalité d’un objet de valeur. Nous avons déjà rencontré un tel phénomène à propos de l’avarice, et sa récurrence dans l’univers passionnel est pour le moins curieuse ; toutefois, pour l’avare, il s’agissait surtout de ralentir ou d’arrêter le flux d’une circulation, et ce seul ralentissement transformait sa part (unité partitive) en unité intégrale ; le sujet exclusif, comme nous l’avons suggéré, invente sa part et se l’approprie immédiate­ ment : deux opérations sont donc nécessaires, tout d’abord la création d’une unité partitive, puis sa transformation en unité intégrale ; ni la jalousie ni l’exclusivité ne présupposent une quel­ conque circulation, car les parts ne sont pas encore installées dans la communauté visée. Si on considère maintenant le statut des objets, on ne résout rien en les déclarant « participatifs » ou « non participatifs » ; nous avons déjà noté que le caractère participatif n’était pas propre aux objets de valeur en tant que tels : d’un côté, les terres peuvent être partagées ou mises en commun, de l’autre, le savoir peut être jalousement conservé. Le caractère participatif des objets n’est rien d’autre que l’effet de sens du consensus des sujets en vue de la constitution de la totalité partitive : il suffit qu’un seul des sujets ne donne pas son accord (refuse le partage) pour que son objet soit considéré comme « non partitif », et lui, comme « exclusif ». Les individus sont susceptibles de statuer en 208

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I

ce domaine : on peut être jaloux de sa femme, de son prestige ou de ses découvertes, mais les cultures aussi, qui décrètent que les biens ou les femmes sont mis en commun, ou que le savoir est l’apanage des clercs ou des sorciers. Par ailleurs, l’exclusivité repose sur un devoir-ne-pas-être ; qu’elle soit cognitive ou logique - deux propositions inconci­ liables sont déclarées exclusives l’une de l’autre -, épistémique est « exclu » ce qui est reconnu impossible - ou juridique - est déclaré « exclusif » un privilège ou un droit réservé à une per­ sonne ou un groupe désigné -, l’extraction d’une unité intégrale hors de la totalité partitive est réglée par le devoir-ne-pas-être, et ce sur deux plans : d’un côté, c’est la relation du sujet collectif avec l’objet de valeur choisi qui doit ne pas être ; d’un autre côté, c’est la relation entre le sujet unique et la collectivité qui, elle aussi, doit ne pas être. En somme, l’exclusivité prépare le terrain de la rivalité. Dans l’attachement même, la collectivité s’introduit en négatif, en quelque sorte, comme une présence actantielle avec laquelle le sujet entretient, par présupposition, des relations polé­ miques. C’est sur le fond de cette rupture de consensus, de ce refus de la totalité partitive qu’émergera le rival. En ce sens, le rival n’est rien d’autre que la concrétisation (l’actorialisation) de cette présence refusée et postulée à la fois par l’exclusivité. Le rapprochement avec la rivalité fait apparaître une symétrie surprenante. Dans la perspective de la rivalité, le conflit entre les antagonistes, présenté d’abord comme une quête de la supério­ rité, pouvait se donner ensuite un objet, dont l’apparition était en quelque sorte suscitée par l’antagonisme lui-même. En revanche, dans la perspective de rattachement, la décision de retirer l’objet de la communauté, d’affirmer l’« originalité-pour-soi » de l’objet et de refuser d’y reconnaître le trait partitif qui fonde l’actant col­ lectif suscite l’ombre d’un rival, dessine la place où l’antagoniste viendra s’insérer. Dans le souci d’échapper aux taxinomies culturelles, nous devons éviter de choisir entre ces deux solutions: ou bien le conflit engendre l’objet, ou bien l’objet engendre le conflit. Mais les deux solutions présupposent également, une absence de consensus dans la communauté ou, plus généralement, une diffi­ culté dans la constitution de l’actant collectif. A cet égard, ni l’ob209

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jet ni la rivalité ne sont pertinents : au sein d’une constellation actantielle disloquée, des forces cohésives travaillent au rassem­ blement en un actant collectif et des forces dispersives viennent s’opposer à elles. Les traits « participatif » et « exclusif » sont, de ce fait, des propriétés interactantielles propres à l’élaboration du collectif, qui emprunteront ultérieurement, pour se manifester, soit la médiation de l’objet, soit celle du rival. Une certaine image de l’univers passionnel se confirme ici, qui n’est ni spécifique ni sans doute universelle, mais seulement géné­ ralisable : les passions que nous examinons apparaissent comme des configurations qui gèrent les relations entre l’individu ou le groupe et la collectivité, dont les dynamiques convoquent avec obstination la constitution (en cours) de l’actant collectif. C’est, semble-t-il, la seule explication à la récurrence des phénomènes quantitatifs ; et c’est sur le fond des équilibres et des déséquilibres ainsi créés que se profilent aussi bien l'ombre du rival que l’ombre de l’objet. La jalousie à Vintersection de deux configurations Si on considère maintenant la jalousie à l’intersection de la rivalité et de l’attachement, plusieurs tâches se présentent. Tout d’abord, en tant que figure mixte, la jalousie pourrait être l’objet d’une étude qui s’attacherait aux variations d’équilibre entre la rivalité et l’attachement, sur le même principe que les variations de dominance à l’intérieur du terme complexe ; ce serait alors une étude interculturelle, où les changements dans la représentation culturelle de la jalousie, entre les aires comme entre les époques, seraient fonction du poids respectif de chacune des deux configu­ rations ; nous avons déjà souligné, par une brève allusion à la jalousie « grecque », l’intérêt d’une telle étude ; tel n’est pourtant pas notre propos. L’intersection entre les deux configurations ne consiste pas en une simple juxtaposition, mais engendre, comme nous l’avons suggéré, de multiples interactions : il conviendrait à cet égard, d’une part, d’examiner les effets de l’attachement sur la rivalité, et ceux de la rivalité sur l’attachement, et, d’autre part, dans une perspective syntaxique, d’étudier la distribution des 210

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composantes respectives des deux configurations autour de la jalousie proprement dite. En consultant à nouveau les définitions du dictionnaire, on remarque qu’elles distinguent quatre sémèmes, caractérisés cha­ cun par un terme générique. On rencontre ainsi un attachement : « attachement vif et ombrageux » ; un sentiment mauvais : « mau­ vais sentiment qu’on éprouve en voyant un autre jouir... » ; une inquiétude : « inquiétude qu’inspire la crainte de partager... » ; et enfin un sentiment douloureux : « sentiment douloureux que font naître, chez celui qui l’éprouve, les exigences d’un amour inquiet, le désir de possession exclusive de la personne aimée, le soupçon ou la certitude de son infidélité ». La différence entre le « sentiment mauvais » et 1*« inquiétude » se ramène en grande partie, on l’a vu, à une variation de perspec­ tive qui hiérarchise différemment la relation à l’objet et la rela­ tion au rival. Le premier sémème - avec l’« attachement » - enra­ cine explicitement la jalousie dans la relation à l’objet, réservant à la rivalité le rôle de surdétermination superficielle (l’ombrage) ; le quatrième adopte la même hiérarchie, en centrant l’ensemble du dispositif passionnel sur l’«amour», forme spécifique de l’at­ tachement, puis en le surdéterminant grâce aux effets de la riva­ lité (inquiétude, soupçon, etc.). Dans l’ensemble, les deux options se trouvent donc réalisées : le premier et le quatrième sémème accordent la prééminence à l’attachement, le deuxième et le troi­ sième à la rivalité, ce qu^ permet d’observer plus précisément les effets de F« intersection » sur chacune des configurations. D’un côté, on note, parallèlement à l’apparition de l’« om­ brage », la récurrence de F« inquiétude » ; comme par ailleurs l’ombrage comporte lui aussi, dans au moins une de ses accep­ tions, l’indication d’inquiétude, on peut supposer que cette der­ nière figure est une des innovations importantes de la jalousie par rapport à l’attachement : l’amoureux jaloux serait d’abord un inquiet. Si l’on en croit les définitions de l’inquiétude, le jaloux connaîtrait l’« agitation », l’insatisfaction perpétuelle et le « souci ». Cette absence de repos, ce trouble qui empêche de jouir paisiblement de l’objet désiré se fondent pour l’essentiel sur une oscillation entre l’euphorie et la dysphorie, de sorte que le jaloux n’est ni vraiment euphorique, ni vraiment dysphorique. Le prin211

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cipe même d’une telle oscillation serait à chercher dans une diffi­ culté à polariser les termes de la phorie : aussi la conjonction avec l’objet aimé ne suffit-elle pas à rendre le sujet euphorique. Bien sûr, ce qui empêche le sujet de jouir de son objet, c’est la rivalité : c’est elle qui prend la forme pathémique de l’inquiétude et de l’ombrage, au contact de l’attachement. Car, tout en surdétermi­ nant l’attachement, la rivalité subit son influence et offre ainsi un exemple des mutations qui s’opèrent à l’intérieur des macrodispositifs passionnels. D’un autre côté, on voit se développer la défiance, le soupçon et la crainte : voilà donc un valeureux combattant ou un émule méritant, qui, dès lors qu’il a un bien jalousement aimé à défendre, est habité par l’appréhension ; en effet, outre sa propre intégrité à préserver, ou sa supériorité à démontrer, il lui faut aussi se préoccuper de l’objet qu’il se conserve exclusivement. La défiance, le soupçon et la crainte reposent tous sur une per­ turbation fiduciaire qui modifie les données originelles de l’at­ tachement. Ce dernier, en effet, présuppose un devoir-être qui fonde la confiance, non pas une confiance intersubjective, puis­ qu’on peut aussi s’attacher à un objet, mais une confiance généra­ lisée, la possibilité pour le sujet de donner un sens à sa vie. L’émergence de la rivalité sur l’horizon de l’attachement remet en cause cette confiance, au point que la relation avec l’objet aimé peut en être affectée : sous l’influence de la rivalité, l’attachement se transforme donc en défiance. Incapable de jouir sereinement de l’objet, entravé dans ses combats contre le rival, le jaloux s’agite au lieu d’agir et se méfie au lieu de se confier. Les distorsions apportées à chacune des deux configurations par celle qui la surdétermine engendrent des figures spécifiques de leur intersection, qui sont les figures mêmes de la jalousie. La construction de la jalousie passera donc par • l’étude de ces figures de surdétermination.

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La construction syntaxique de la jalousie

Les constituants syntaxiques de la jalousie La jalousie s’organise autour d’un événement dysphorique qui peut être situé soit en prospective, soit en rétrospective, trans­ formant ainsi le jaloux soit en sujet craintif, soit en sujet souf­ frant. En outre, selon qu’il met en scène au premier plan le rival jouissant de son objet ou son objet qui lui échappe, il sera ombra­ geux ou défiant. Ces variations des rôles pathémiques déployés lors de la mise en discours n’affectent pas la «jalousie en soi », qu’il s’agit maintenant de construire à partir des données recueil­ lies dans les discours réalisés. En outre, dans le discours luimême, le simulacre passionnel de la jalousie, et en particulier la scène que le jaloux se donne, n’est pas affecté par les variations de perspective. Si on se penche une dernière fois sur les diverses variétés de la jalousie, on constate en effet une étrange et paradoxale indif­ férence de la passion à la jonction ; certes, le sujet jaloux, en ses divers rôles pathémiques, n’est bien entendu pas indifférent au fait d’être conjoint ou non avec l’objet et au fait que son rival pos­ sède ou non l’objet ; mais la passion reste identique à elle-même quels que soient les énoncés convoqués. Toutes les combinaisons conviennent : - Si conjointe conjoint (voir un autre jouir d’un avantage qu’on désirerait posséder exclusivement) ; - Si conjoint/S2 disjoint (la crainte de partager ou de perdre) ; - Si disjoint/S2 conjoint (voir un autre jouir d’un avantage qu’on ne possède pas) ; - Si disjointe disjoint (la crainte qu’un autre obtienne ce qu’on ne possède pas mais qu’on désire posséder). Toutefois, la jalousie n’est indifférente qu’aux variétés de la jonction que connaît le sujet au moment où il est jaloux ; car elle admet pourtant comme constante un dispositif syntaxique, celui 213

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où le rival possède l’objet et où le sujet s’en trouve privé. Mais ce dispositif est actualisé par la passion elle-même, indépendam­ ment de la situation narrative où se trouvent les trois actants, et apparaît comme le contenu «existentiel» du simulacre. Les variations de perspective inhérentes à la mise en discours sont donc en partie l’effet des décalages entre ces deux types de jonc­ tion, les jonctions effectives et les jonctions simulées, et la construction de la jalousie en tant que telle ne peut être que la construction du dispositif propre au simulacre, la seule constante discursive en l’occurrence. L’inquiétude L’inquiétude semble plus générale que la crainte ou l’ombrage, et c’est pourquoi elle sera considérée comme un des constituants syntaxiques fondamentaux de la jalousie. La crainte seule ne sup­ pose qu’un savoir et un croire, une attente, modalisée à la fois et conflictuellement par le pouvoir-être (l’éventualité) et par le vouloir-ne-pas-être (le refus). En revanche, l’inquiétude introduit, avec la permanence et l’itération, un rôle pathémique stéréotypé, une constante de la compétence passionnelle du sujet. Cir­ conscrite à la crainte, la jalousie ne serait qu’un sentiment ponc­ tuel, incident, car la crainte n’a d’autre raison qu’un événement à venir, qui fait office ici d’objet de savoir et qui mobilise l’attente ; ce serait, en quelque sorte, une jalousie dictée par les cir­ constances. En revanche, avec l’inquiétude, qui, par définition, est sans objet précis, la jalousie devient une propriété du sujet luimême, inscrite non pas dans la circonstance, mais dans la compé­ tence, comme une manière d’être du jaloux. Comparée à l’ombrage, l’inquiétude conserve aussi une posi­ tion générique, car l’ombrage n’est qu’une phase éphémère de la jalousie ou de l’inquiétude, celle seulement où se profile l’ombre du rival. Du point de vue de la syntaxe, par conséquent, l’inquié­ tude régit toute la chaîne et se traduit passagèrement soit par l’ombrage quand le rival se manifeste, soit par la crainte quand l’événement dysphorique est attendu. L’inquiétude peut en particulier se greffer aussi bien sur l’at­ tente de l’événement que sur l’attente de la souffrance propre­ ment dite. En ce sens, elle fait revivre au sujet passionné l’ébran214

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lement phorique fondamental, celui qui engendre le «sentir» minimal. En outre, si l’agitation entre euphorie et dysphorie interdit au sujet inquiet la polarisation qui en ferait un véritable sujet de quête, elle le ramène, par une régression dans le parcours génératif, à la tensivité phorique, antérieure à la catégorisation. L’oscillation, en effet, ne peut pas être interprétée comme un par­ cours entre des positions extrêmes : l’inquiet n’est pas un cyclo­ thymique ; elle est une perpétuelle hésitation à l’intérieur d’une figure mixte qui ne parvient pas à fixer ses termes. C’est pourquoi l’inquiet peut être compris comme un sujet immergé dans les modulations tensives. Le sujet inquiet pourrait passer pour le prototype du sujet pas­ sionné, puisque, à défaut de pouvoir parcourir des positions dis­ continues à l’intérieur des catégories modales, au sein desquelles il ne peut qu’« osciller », le seul parcours qui s’offre à lui est un parcours d’une modalisation à l’autre, c’est-à-dire à l’intérieur des dispositifs modaux. En interdisant au sujet les transformations discontinues qu’offrent les catégories modales, l’inquiétude le prédispose à se plier à la syntaxe intermodale à l’intérieur des dis­ positifs passionnels. L’inquiet serait aussi un prototype du sujet passionné en un autre sens, complémentaire du précédent. En effet, si on cherche à identifier son dispositif modal spécifique, voire son parcours existentiel, on n’y parvient pas : le vouloir, le savoir, le pouvoir et le devoir peuvent également fonder l’inquié­ tude ; les sujets réalisés, virtualisés, actualisés et potentialisés sont tous susceptibles, pour des raisons différentes, d’être inquiets. L’inquiétude n’est rien d’autre que cette oscillation qui installe un simulacre disponible pour une autre passion, qui opère le réembrayage sur le sujet tensif en vue de parcours plus spéci­ fiques. L’inquiétude prépare en quelque sorte le terrain pour d’autres passions : elle définit une certaine constitution du sujet ; elle ne se particularise qu’en fonction des passions qui vont ensuite investir le simulacre et lui donner une armature modale. C’est ainsi que, si l’inquiétude affecte un attachement, elle devient l’inquiétude de quelqu’un qui a quelque chose à perdre, celle d’un sujet réalisé, et aussi une inquiétude qui trouble un devoir-être. On pourra parler dans ce cas d’un « souci ». En effet, le souci est une figure hybride, qui résulte de la rencontre entre 215

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l’attachement et l’inquiétude ; en langue, le terme lui-même peut aussi bien désigner l’objet qui absorbe et préoccupe le sujet que la préoccupation elle-même, voire la souffrance morale qui peut en découler. Il emprunte donc d’un côté à l’attachement - c’est l’ab­ sorption du sujet par l’objet, cet investissement intégral et alié­ nant du sujet - et de l’autre à l’inquiétude - c’est la soumission aux oscillations de la phorie. Le souci se présente alors comme une inquiétude qui aurait reçu l’armature modale de l’attache­ ment. Défiance ou méfiance ? La défiance et la méfiance sont des composants aussi bien de l’ombrage, du soupçon que de la crainte ; elles exploitent la composante fiduciaire qui est sous-jacente à l’attachement. Il fau­ drait à cet égard distinguer deux occurrences différentes de la méfiance dans la configuration : d’un côté, il y a une méfiance présupposée par la jalousie et qui prend sa source dans la rivalité ; c’est la méfiance à l’égard de l’adversaire, qui n’est en rien spéci­ fique de la jalousie, mais qui lui est nécessaire. D’un autre côté, il y a la méfiance suscitée par la jalousie, méfiance à l’égard de l’être aimé dont on soupçonne l’infidélité, par exemple. Elle résulte alors très précisément d’une perturbation de la confiance propre à l’attachement ; cette méfiance impliquée n’est pas nécessaire à la jalousie, elle en est seulement une des variantes éventuelles, qui peut être suspendue par exemple dans le cas où le jaloux accède d’emblée à la certitude et se contente, si l’on peut dire, de souffrir de la trahison. Examinons pour l’instant la méfiance présupposée et inhérente à la rivalité. Il faut bien voir pour commencer que la dimension fiduciaire est inscrite à la fois dans la définition modale de l’attachement et dans celle de l’exclusivité : d’un côté, le devoir-être détermine une attente fiduciaire qui restreint l’horizon du sujet à un seul objet ; d’un autre côté, le devoir-ne-pas-être détermine une autre forme d’attente fiduciaire - négative cette fois - grâce à laquelle le sujet protège son territoire. Mais, par ailleurs, la confiance et la méfiance émergent de la fiducie, cet ensemble de modulations tensives où se dessinent les valences ; une fois accomplies la dis­ crétisation et la catégorisation des modalités, la fiducie est 216

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convertie en dimension fiduciaire. Toutefois, on ne peut dériver directement cette dernière, et en particulier la confiance et la méfiance, à partir des seules modalités. Lors d’une première étape, les modalisations aléthiques, qu’elles s’expriment sous forme de devoir-être ou sous forme de pouvoir-être, permettent au sujet cognitif d’émettre des jugements d’adéquation, qui, à leur tour, projettent sur les jonctions conver­ ties en objets de savoir des modalisations dites épistémiques ; le passage d’un pouvoir-être à un ne-pas-pouvoir-ne-pas-être, par exemple, sera reformulé à ce niveau supérieur d’articulation comme un passage du « probable » au « certain ». Ce sont les modalisations épistémiques qui sont ensuite moralisées pour engendrer la catégorie fiduciaire. Le jugement éthique qui inter­ vient alors surdéterminera chaque modalisation épistémique en fonction d’une taxinomie préétablie : la certitude apparaîtra par exemple, selon les cas, soit comme «confiance», soit comme « crédulité ». L’ensemble de ces paliers de la procédure générative rend compte en quelque sorte de la manière dont le croire se constitue, depuis la fiducie généralisée et dénuée d’articulations jusqu’aux fines structurations de la dimension épistémique et de sa moralisation. Dans le cas de la jalousie, la « certitude » sera toujours valori­ sée, qu’elle soit positive ou négative, certitude positive avant la crise passionnelle, certitude négative pendant la crise elle-même. La certitude positive, née de l’attachement, se manifestera comme une « confiance » (et non comme une « crédulité ») ; la certitude négative, née de l’exclusivité, se manifestera comme méfiance généralisée, une sorte de pessimisme intrinsèque à la jalousie ; le jaloux, en effet, préfère toujours « savoir », dit-il, quel qu’en soit le prix, ce qui, vu de l’extérieur du simulacre passion­ nel, est en général interprété comme une grande aptitude au croire. Une fois projetée sur le carré sémiotique, la dimension fidu­ ciaire s’organise de la manière suivante : CONFIANCE

MÉFIANCE

V PRÉFIANCE

DÉFIANCE

Revenant à la jalousie, on s’aperçoit que la méfiance, fondée 217

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

sur une certitude négative, ne peut intervenir qu’après la « preu­ ve », réelle ou imaginaire, du triomphe du rival ; ce sera donc un aboutissement du parcours fiduciaire, dans le cas où l’événement est encore attendu quand se manifeste la jalousie, et un point de départ du parcours, dans le cas où l’événement est accompli. En ce qui concerne l’ombrage, par lequel le jaloux perçoit au moins l’« ombre » d’un éventuel rival, il provoque simplement la suspension de la confiance, c’est-à-dire la défiance (Si a cessé d’être confiant). Cette dernière se déploie en « soupçons », par lesquels, même si le sujet ne sait pas vraiment à quoi s’en tenir, car il n’a encore aucune preuve, il suppose qu’il y a quelque chose à savoir. La suspension de la confiance ne procède donc pas d’une acquisition de savoir, mais de l’acquisition d’un métasavoir, un savoir portant sur la présence des objets de savoir. L’ombrage est un rôle pathémique du jaloux, induit par un faire du rival ; or ce faire joue en fait un rôle informatif, en ce qu’il transmet un méta­ savoir. La relation polémique, dans la jalousie, est d’abord une hypothèse de Si, que lui suggèrent les présupposés associés à l’ex­ clusivité et que renforce l’inquiétude. On pourrait considérer que la confiance, dans ces conditions, est particulièrement fragile ; elle est certes requise par l’attache­ ment, puisque le sujet doit croire en la valeur de son objet pour croire en sa propre identité, mais elle est en même temps minée par le refus de la participation, qui est, dans le cas de la jalousie, coextensif à l’attachement lui-même. Il était patent, dès la formu­ lation modale de ces rôles pathémiques, qu’un conflit était prévi­ sible, entre le sujet du devoir-être et celui du devoir-ne-pas-être ; ces deux modalisations fondant deux rôles du même sujet, atta­ ché et exclusif, elles le mettent en contradiction avec lui-même. La contradiction tient ici à ce que, pour se garantir de toute perte, le jaloux doit être méfiant, alors que, pour pérenniser son attache­ ment, il doit rester confiant. A partir de l’hypothèse selon laquelle un rival se profile aux alentours, le sujet jaloux projette des scénarios probables, qui vont l’installer dans la défiance pour tout ce qui concerne son attachement ; ces scénarios constituent la mise en scène figurative de la relation Si/OyS3. Il faudra ensuite une preuve, pour trans­ former l’un de ces scénarios probables en certitude. Le parcours 218

LA JALOUSIE

du jaloux comporte par conséquent deux transformations fidu­ ciaires, une pour passer de la confiance à la défiance, l’autre pour passer de la défiance à la méfiance. La première, étant donné la situation conflictuelle établie dès l’origine, avant même la crise jalouse, s’accomplit à la moindre occasion : le plus petit fait, le moindre signe compromettra l’équilibre instable de l’attachement exclusif, donnant ainsi la prééminence au versant négatif de la contradiction interne. En cette étape, le jaloux est un pur récep­ teur d’indices et de signes ; puis la suspension de la confiance déclenche une quête cognitive, que rend possible le métasavoir. La deuxième transformation devra provoquer un tri parmi les hypothèses ; ce tri appartient en propre à la séquence de la jalou­ sie et nous aurons l’occasion d’y revenir plus longuement, textes à l’appui. L’ensemble du parcours se présente ainsi : |ŒFIANCE

CONFIANCE (indices)

(preuve) (signes)

DÉFIANCE

Pourtant, un sujet inquiet, dont l’identité est assurée par réem­ brayage sur le sujet tensif, ne peut pas espérer un parcours aussi net. Quoique défiant et soupçonneux à l’égard des ombres rivales qui s’agitent autour de lui, il reste confiant jusqu’au terme du par­ cours, et parfois au-delà, à l’égard de l’objet aimé. Tous les cas de figure sont envisageables, certes, entre la confiance liée à l’at­ tachement et la méfiance liée à la structure polémique ; mais le jaloux sera toujours partagé entre deux rôles fiduciaires, car, à l’intérieur du simulacre passionnel, sa méfiance ne saurait se comprendre sans son attachement et, par conséquent, elle conti­ nue à le présupposer. C’est pourquoi, par exemple, quand il est confiant d’un côté et défiant de l’autre, l’état dans lequel il se trouve ne pourra jamais se décrire comme « terme complexe » : ce sera une oscillation, une assertion et une négation simultanées qui, faisant écho à l’ébranlement phorique de l’inquiétude, ne pourra que l’amplifier. Les modulations tensives ont ébranlé la masse phorique et la dimension fiduciaire y ajoute l’instabilité d’une assertion/négation simultanée des contraires : voilà la pre219

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

mière figure de l’auto-engendrement, de l’auto-amplification, que nous retrouverons souvent dans les discours réalisés, qui semble caractéristique de la passion jalouse. Ébauche du modèle de la jalousie La jalousie, dans sa version la plus complexe, exploite une structure actantielle composée de trois actants, Si, S2 et 0,S3, qui est convertie en dispositif sensible par trois mises en perspective successives : la structure est mise dans la perspective de Si, deux mises en perspective secondaires sont ensuite proposées parallèle­ ment : S1/S2 d’une part et Si/0,S3 d’autre part, et une dernière mise en perspective est appliquée aux résultats des deux pré­ cédentes, qui consiste dans les deux cas à reconstituer le couple S2/0,S3, sous la forme d’une scène dont Si est exclu. A titre de bilan provisoire, on pourrait considérer que les rela­ tions de jonction entre ces actants sont modalisées comme suit : S1/O-S3 est modalisée par le devoir-être (attachement) et le vouloirêtre (possession) ; S1/S2 est modalisée par le devoir-ne-pas-être (l’exclusion par rapport à la communauté) ; S2/0,S3 est modalisée par le devoir-ne-pas-être et le vouloir-ne-pas-être (exclusivité). Toutes ces modalisations sont bien entendu projetées du point de vue de Si, qui, en procurant une première orientation au disposi­ tif, en a sensibilisé les modalités. Par ailleurs, l’inquiétude et le souci, définis comme « oscillation » et « absorption », ne peuvent recevoir d’interprétation qu’au niveau tensif, en tant que modula­ tions. En somme, la «jalousie-en-soi » convoquerait pour sa défi­ nition (1) la conversion des structures actantielles en dispositifs perspectifs, (2) des modalisations sensibilisées reposant sur des modulations tensives et (3) des modulations tensives directement convoquées dans le simulacre. Deux des éléments de construction semblent se disputer le sta­ tut de présupposé : d’un côté l’attachement et de l’autre l’inquié­ tude ; leur rôle syntaxique est pourtant tout à fait différent. Le premier donne à l’ensemble de la jalousie, en tant que configura­ tion et parcours, une rection modale qui, même si elle repose sur un phénomène tensif, se trouve exprimée à un moment donné dans le parcours génératif comme la catégorie du devoir ; la seconde, en revanche, ne peut recevoir de formulation modale 220

LA JALOUSIE

spécifique ; mais elle procure cependant à l’ensemble du parcours syntaxique à la fois un motif de déclenchement et un style sémio­ tique qui, superficiellement, pourra apparaître comme aspectuel ; au titre du « déclenchement », elle recouvre le ré-embrayage sur le sujet tensif ; au titre du « style sémiotique », elle assure les transi­ tions entre les différentes étapes de la crise jalouse et maintient une homogénéité au-delà des transformations modales et des changements de rôles pathémiques. L’attachement serait donc le présupposé modal de la jalousie, alors que l’inquiétude en serait le présupposé phorique. Rôles et dispositifs pathémiques On peut maintenant considérer que la jalousie se présente sous deux formes: d’une part, une vaste configuration où elle n’est qu’une des éventualités passionnelles envisageables et, d’autre part, un événement passionnel spécifique, qu’on a jusqu’alors intuitivement désigné comme «crise passionnelle» ou «crise jalouse ». La crise passionnelle proprement dite comprendrait : le soupçon, qui est une forme de savoir dont l’objet reste secret - un métasavoir l’administration de la preuve et la mise en scène décisive, qui induisent l’acquisition d’une certitude, d’où naîtra la méfiance, puis la souffrance, qui pourra être, selon le cas, soit une détresse (rétrospective), soit une crainte (prospective). Par ailleurs, du fait de la complexité de son organisation, la jalousie n’appartient pas à une configuration et à un microsystème pathémique, mais à plusieurs : celui de l’attachement, celui de l’exclusivité, celui des structures polémico-contractuelles, celui des passions fiduciaires, entre autres. Non seulement la jalousie n’est pas une passion isolée, car elle appartient à des microsystèmes où elle n’est qu’une position parmi d’autres, mais, en outre, elle participe de plusieurs constellations pathémiques. Le jeu des intersections et confrontations, qui a permis de passer des catégories modales aux dispositifs modaux, se reproduit ici et nous fait passer des structures pathémiques, comme celle de l’avarice, aux dispositifs pathémiques, comme celui de la jalousie. De la même manière que l’intersection de plusieurs structures modales engendre un dispositif modal et, par suite, un rôle pathé­ mique, l’intersection de plusieurs rôles pathémiques engendre un 221

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

dispositif pathémique. Comme les modalités à l’intérieur d’un dispositif modal, les rôles pathémiques s’enchaînent et se trans­ forment les uns dans les autres à l’intérieur d’un dispositif pathé­ mique, définissant ainsi un degré supplémentaire d’articulation syntaxique de l’univers passionnel. Une passion comme l’envie, par exemple, aurait pu tout entière être circonscrite dans la confi­ guration de la rivalité et dans le microsystème des structures polémico-contractuelles ; la colère, en revanche, participe de plusieurs microsystèmes, tout comme la jalousie. On pourrait opposer ainsi les passions « simples » et les passions « composées » ; il semble préférable pourtant, pour éviter de retomber dans les taxinomies et l’étude des passions isolées, de retenir l’expression « dispositif pathémique ». La construction de la jalousie requiert donc préalablement l’établissement des microsystèmes pathémiques sur le fond des­ quels son dispositif spécifique se dessine. Le microsystème de l’attachement, par exemple, réglé par la structure modale du devoir, se présenterait ainsi : ATTACHEMENT

PHOBIE

(devoir-être)

(devoi r-nc-pas-être)

? TOLÉRANCE ?

DÉTACHEMENT

(ne-pas-devoir-ne-pas-être)

(ne-pas-devoir-être)

Celui des structures polémico-contractuelles appliquées à l’at­ tachement ferait apparaître, à côté de la jalousie, qui est une pas­ sion de l’antagonisme, des passions de la discorde, comme l’« exi­ gence», la «dureté», des passions de la conciliation, comme 1*« indifférence », et enfin des passions de la collusion, comme la « complaisance », à moins qu’on ne rencontre dans cette position l’« abnégation », dans une version différemment moralisée. Si on considère maintenant le système de l’actant collectif et individuel, qui fonde l’exclusivité, la jalousie prendrait place cette fois dans un microsystème dont la distribution reposerait sur l’éclatement de la catégorie quantitative, c’est-à-dire sur les unités partitive (Up) et intégrale (Ui) et sur les totalités partitive (Tp) et intégrale (Ti) : 222

LA JALOUSIE PASSIONS (Up) SYMPATHIQUES

(Ti) PASSIONS IDENTITAIRES

PASSIONS (Ui) EXCLUSIVES

(Tp) PASSIONS COMMUNAUTAIRES

Le métaterme constitué par la réunion des passions sympa­ thiques et exclusives définit l’ensemble des passions individuali­ santes ; l’autre métaterme, constitué par la réunion des passions identitaires et communautaires, définit l’ensemble des passions collectivisantes. La jalousie appartient de droit aux passions indi­ vidualisantes exclusives ; la « compassion » serait une passion individualisante sympathique, caractérisant le sujet individuel partitif, en ce qu’il partage, par la passion, un trait commun avec ses semblables. La «convivialité» serait une passion collectivi­ sante communautaire ; et, si on accepte de faire de 1*« opinion publique » un sujet passionné, elle peut l’être dans le cadre des passions collectivisantes, soit communautaires, soit identitaires. Enfin, les passions du sujet collectif intégral sont celles par les­ quelles tout un groupe détermine son identité : la « conscience de classe » en serait une, mais aussi toutes ces passions nationales qui, selon qu’elles sont saisies de l’extérieur ou de l’intérieur, peuvent passer tantôt pour des stéréotypes éculés, tantôt pour des ferments d’identité collective. Ce rapide parcours de quelques-uns des microsystèmes aux­ quels appartient la jalousie ne prétend pas à l’exhaustivité - elle n’aurait guère de sens ici - mais permet tout de même de comprendre en quoi elle est un « dispositif de dispositifs » ; dans chaque microsystème, en effet, les passions qui en occupent les différentes positions reposent sur des dispositifs sensibilisés ; dans la mesure où la jalousie participe de tous ces microsystèmes, elle articule en un macrodispositif les passions particulières qu’elle rassemble. Ce sont ces articulations qui retiendront main­ tenant notre attention.

223

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

La jalousie,

passion intersubjective

Une fois disposé le triangle S1/S2/S3, la jalousie apparaît comme un vaste champ de manœuvres et d’événements passionnels, dont on peut d’ores et déjà prévoir quelques développements. L’inter­ subjectivité s’analysera en cinq types d’interactions : (a) Si/0,S3 : les avatars de la relation amoureuse, (b) S1/S2 : les variations sur la rivalité, (c) S2/S3 : la conjonction redoutée, (d) S1/S2 + S3,0 : le jaloux et son spectacle, (e) S1/S1 : le jaloux est son propre juge. Toutes ces interactions impliquent des confrontations, des dominations, des manipulations et des contre-manipulations, dans le détail desquelles nous n’entrerons pas systématiquement ; certaines sont, dans le cadre de la jalousie, plus rentables que d’autres ; on s’aidera, pour les explorer, du discours des mora­ listes et des difficultés que présente son analyse. Ainsi rencontre­ rons-nous en chemin Barthes, Beaumarchais, La Bruyère, La Chaussée, La Rochefoucault, Racine, Stendhal. A l’intérieur de la configuration, trois actants ont été préalable­ ment définis, par rapport aux énoncés de jonction attestés dans le discours d’accueil. Le propre des interactions passionnelles est de susciter à l’intérieur de la configuration une communication où les objets-messages échangés sont exclusivement ou avant tout des objets modaux ; elles opèrent en effet à l’intérieur d’un simu­ lacre qui résulte du débrayage passionnel, et même l’« infidélité », qui, d’un autre point de vue, peut passer pour une transformation éminemment pragmatique, fonctionnera à l’intérieur de la confi­ guration passionnelle comme un objet modal. La première consé­ quence est que les « actants » du triangle initial vont tous se scin­ der en sujets modaux et en divers rôles qui ne coïncident plus obligatoirement avec le découpage initial. La seconde consé­ quence, qui découle de la première, concerne le statut de ces sujets modaux par rapport aux actants narratifs que sont le 224

LA JALOUSIE

«jaloux », le « rival » et l’« objet-sujet aimé » ; dans la mesure où ce qui s’échange dans la communication jalouse est exclusive­ ment modal, la sensibilisation qui œuvre dans l’ensemble de la configuration opère sur les dispositifs modaux mis en circula­ tion : à l’intérieur du macrosimulacre apparaissent alors des rôles pathémiques, qui sont autant de simulacres que les partenaires échangent. N.B. Nous faisons appel ici à deux sortes de simulacres : d’un côté, la passion s’inscrit tout entière dans un simulacre ; de l’autre, les parte­ naires échangent des simulacres qui sont des dispositifs modaux sensi­ bilisés. En fait, la signification est la même, seule l’extension change, car la jalousie se présente comme un macrodispositif pathémique - le premier type de simulacre - qui comprend de nombreux rôles pathé­ miques - le second type de simulacre. Déjà, le statut du rival dans la jalousie est incertain ; pour commencer, le fait qu’il soit attesté ou qu’il ne le soit pas, qu’il soit un actant narratif du discours d’accueil ou qu’il soit seule­ ment une construction de l’imaginaire du jaloux, ne lui enlève rien de son efficacité passionnelle ; ensuite, il suffit que Si refuse d’entrer dans la totalité partitive pour que s’installe par présuppo­ sition un antisujet virtuel et pour que, dès lors, la moindre « ombre » qui s’étend sur l’objet aimé donne corps à cèt antisujet. Que S2 soit un actant attesté ou une création de Si, le résultat est toujours le même, car le « rival », effectif ou rêvé, ne joue pas d’autre rôle dans la configuration que celui que lui attribue le jaloux, et il n’est rien d’autre que le simulacre que Si projette à partir des modalisations de l’attachement, de la possession et de l’exclusivité. Pour l’objet-sujet aimé, on a déjà constaté à quel point son sta­ tut était profondément modifié par les modalisations projetées par Si : le vouloir du possesseur le convertit en objet thymique et modal. De fait, il suffit à la jalousie d’un désir de possession exclusive et d’une conjonction simplement souhaitée ; à ce compte, l’objet lui aussi n’a pas d’autre rôle dans la configuration que ceux que projette le jaloux, sous forme d’un simulacre à tra­ vers lequel il poursuit son propre rêve de possession exclusive. On montrera enfin que l’identité du sujet passionné est ellemême entièrement modelée par l’interaction, et en particulier par les dispositifs modaux qui y naissent, y circulent et s’y échangent. L’étude qui suit est donc celle des simulacres mis en œuvre

225

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

dans la communication jalouse et des transformations qu’ils subissent par l’effet des diverses stratégies et manipulations dont la passion jalouse est l’occasion. Le simulacre de Vobjet-sujet aimé : de l’esthétique à l’éthique Un reste d'espérance « On arrive au comble des tourments, c’est-à-dire à l’extrême mal­ heur empoisonné d’un reste d’espérance '. » La seule issue pour le jaloux malheureux serait de ne plus aimer, de rompre l’attachement, car la confiance intrinsèque à l’attachement reste indépendante des défiances et des méfiances nées de l’activité du rival ; elle sert de soubassement à toutes les transformations fiduciaires propres à la jalousie, mais elle n’est pas affectée tant que l’identité de Si n’est pas remise en cause ; en particulier, l’effondrement fiduciaire que provoque l’entrée en lice de S2, voire les préférences marquées de S3 pour S2, ne peut affecter le croire fondamental par lequel le sujet assume son investissement sémantique. Le « reste d’espérance » entretient donc la souffrance, puisqu’il pérennise le présupposé ultime de la jalousie. Mais il apparaît déjà que, si tout commence et perdure avec ce croire présupposé, tout peut aussi finir avec lui. Il a été montré en de nombreuses occasions que la négation d’un présupposé syntaxique était une remise en cause de l’univers de discours qu’il fonde (cf. Eco et Violi 87)2. Or l’attachement est le présupposé fondateur de l’univers de discours que constitue le macrosimulacre passionnel, celui qui implique et contient à ïa fois tous les autres. Le croire qui accompagne l’attachement ne peut pas disparaître sans que soit ruiné l’univers passionnel tout entier. Aussi la dissociation entre le croire fondamental, ce « reste d’espérance», et les diverses confiances et méfiances liées aux aléas de la structure polémico-contractuelle implique-t-elle une . I. Stendhal, De l’amour, Garnier-Flammarion, XXXV, p. 122-123. 2. Op. cit., p. 11-14. 226

LA JALOUSIE

stratification du macrosimulacre en sous-espaces passionnels qui seraient dotés d’une relative autonomie ; le rôle du jaloux recou­ vrirait déjà deux sujets « fiduciaires » distincts, celui de l’attache­ ment et celui de la possession exclusive ; la pérennité du premier et sa résistance aux avatars du second sont la condition pour que la passion dure et, avec elle, la souffrance. Universalité et exclusivité « Chaque perfection que vous ajoutez à la couronne de l’objet que vous aimez, loin de vous procurer une jouissance céleste, vous retourne un poignard dans le cœur. Une voix vous crie : Ce plaisir si charmant, c’est ton rival qui en jouira *. » Le faire cognitif par lequel le sujet reconnaît son objet de valeur est ici le programme d’usage d’un faire thymique ; en effet, le sujet « possesseur » torture le sujet d’état «jouisseur » par l’inter­ médiaire de la contemplation de l’objet. Stendhal retrouve ici les opérations proprement cognitivo-thymiques associées à l’exercice de la « possession ». On reconnaît, en effet, l’opération par laquelle l’objet aimé est transformé en objet modal : la projection du « vouloir-être » par le possesseur ; mais, par l’effet de l’exclusi­ vité, cette projection modale suscite du même coup le simulacre d’un autre possesseur virtuel, celui qui se réclamerait des droits de la totalité partitive. En déplaçant la portée de la modalisation de la jonction sur l’objet, il fait son propre malheur ; en effet, en « objectivant » l’attente de jouissance - c’est-à-dire en la situant dans l’objet -, le jaloux lui confère une autonomie qui la rend accessible au rival. Ce qui est plus particulièrement en cause dans la construction du simulacre de l’objet aimé, c’est son universalité. Une contra­ diction indépassable se fait jour entre un objet syntaxique qu’on ne peut partager et une valeur reconnue comme universelle ou, tout au moins, générale. On est amené ici à considérer le jaloux à la fois comme un sujet individuel et comme un sujet social : le sujet social, en constituant son objet comme « aimable », comme objet modal inscrit dans un système de valeurs, fait le malheur du 1. Stendhal, De l'amour; op. cit., XXXV, p. 122.

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SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

sujet individuel exclusif. La contradiction résiderait finalement dans l’opposition entre l’universalité et l’exclusivité. L’universa­ lité renoue avec la totalité partitive ou, au moins, lui donne des gages, car les «perfections» qui créent l’attente d’une «jouis­ sance céleste» obéissent à des critères axiologiques qui sont communs à tous les sujets de l’actant collectif, alors que l’exclusi­ vité reste fondée sur une unité intégrale. La contradiction entre universalité et exclusivité ferait donc de la jalousie une passion qui serait à la fois, paradoxalement, communautaire et exclusive : en affichant son désir de se réserver l’objet de valeur, le jaloux présuppose en effet qu’il pourrait inté­ resser beaucoup de monde. On pourrait aussi faire remarquer que la contradiction prend la forme d’un conflit de simulacres : d’un côté, le simulacre de l’objet, modalisé de manière indépendante et participant à la consolidation de l’actant collectif et, de l’autre côté, le simulacre du sujet, comprenant une sorte d’objet interne, modalisé différemment. En dernier ressort, au moment de l’in­ vestir sémantiquement, le sujet inscrit l’« objet interne » dans un système de valeurs auquel il souscrit mais qui ne lui est mal­ heureusement pas spécifique. L’esthétisation de l’objet est une indication précieuse sur le processus de construction du simulacre de 0,S3. A y regarder de plus près, en effet, on constate que l’objet aimé n’est pas seule­ ment considéré ici comme un objet particulier, investi des valeurs sémantiques caractéristiques d’une axiologie. Il est présenté aussi comme une potentialité d’objet dans laquelle peuvent s’investir toutes sortes de contenus. Le terme même de « perfection », tout en faisant directement allusion à des canons de beauté qui sup­ posent un investissement sémantique, est à cet égard significatif. Certes, il renvoie à un faire créateur, à un « divin ouvrier » dont la créature particulièrement réussie témoignerait du talent ; mais cette reconstruction reste insatisfaisante, car elle n’est qu’une extrapolation mécanique, une catalyse qu’exploitent par exemple les blasons du corps féminin. Ce que donne à lire l’aphorisme de Stendhal, en revanche, et sans qu’il soit nécessaire d’extrapoler, c’est une aspectualisation de l’objet esthétique ; la « perfection », en effet, qu’elle soit prise en charge par un savoir-faire ou qu’elle ne le soit pas, est une figure esthétisée de la terminativité. Si le 228

LA JALOUSIE

lecteur veut bien se souvenir de l’inchoativité caractéristique des objets de valeur dans Capitale de la douleur (cf. supra, chapitre premier), il déduira aisément de lui-même que la « perfection » évoquée par Stendhal manifeste une valence. Cela signifierait que le jaloux retrouve, grâce à l’attachement, l’esthésis originelle ; parce qu’il est réembrayé sur le sujet tensif, il est en mesure de re-sentir la scission tensive que nous avons inter­ prétée comme le premier ébranlement du sens. Le conflit entre les deux simulacres ne peut pourtant pas s’expliquer par un conflit entre une valence exclusive et une valence « perfective », car on voit mal ce qui pourrait les opposer. Mais, d’un autre côté, la valence « perfective » poursuit son chemin dans le parcours génératif : elle est convertie en objet syntaxique, puis en objet modalisé, et enfin en objet de valeur inscrit dans une axiologie collec­ tive. En revanche, la valence « exclusive » reste une valence et sera directement convoquée lors de la mise en discours pour quantifier les parcours des acteurs en présence. La contradiction naîtrait par conséquent de la différence de procédure : l’exclusi­ vité définit un objet « interne » propre au sujet individuel, dans la mesure où elle continue à s’ancrer directement dans une valence accessible seulement au sujet tensif ; l’universalité définit un objet qui, quoique issu lui aussi d’une valence, a été « extemalisé », sémantisé, axiologisé et esthétisé tout au long du parcours génératif. L’opposition entre l’universalité de la valeur et l’exclusivité de la valence confère au jaloux deux rôles distincts : un sujet cognitif qui prend en charge l’esthétisation de l’objet et qui se réclame de la totalité partitive et un sujet thymique qui prend en charge la possession exclusive ; le premier torture le second en lui faisant savoir que sa jouissance céleste n’est pas exclusive. La « torture » morale, par opposition à la torture physique, se définirait donc comme une transformation thymique négative dont les moyens seraient cognitifs ; en outre, en tant que procès, elle se présente sous l’aspect itératif et duratif. Le passage sur la dimension thy­ mique est ici saisi du point de vue du sujet exclusif, celui qui souffre ; ce dernier y entraîne en quelque sorte malgré lui le sujet cognitif qui décrète l’universalité de l’objet, confirmant ainsi le caractère « contagieux », au sein de l’interaction, des effets pas­ sionnels. 229

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La conversion d’octant « La jalousie a beau s’imputer à l’amour, c’est toujours un manque d’estime1. » Contradiction ? Comment peut-on à la fois reconnaître et méconnaître ? On a en fait changé de dimension : de l’esthétique amoureuse, on est passé, chez La Chaussée, à l’éthique amou­ reuse. L’esthétique traitait l’être aimé en objet, l’éthique le traite en sujet : c’est pourquoi la reconnaissance esthétique et doulou­ reuse concerne l’actant O, et le manque d’estime concerne l’actant S3. Le recours à l’esthésis permet d’expliquer cette transformation : le réembrayage sur le sujet tensif actualise en effet cette strate présémiotique et quasi fusionnelle où les statuts d’objet et de sujet sont encore à peine décidables et où la seule différence tient à une répartition inégale de l’intentionnalité (sous sa forme protensive). Dans les multiples scénarios probables que le jaloux projette à partir du premier soupçon, il en est un certain nombre où l’être aimé fait figure de sujet compétent, susceptible de faire alliance avec S2. Le « manque d’estime » repose sur un de ces scénarios. Par ailleurs, au niveau passionnel proprement dit, le manque d’estime résulte de la généralisation des simulacres et d’une sensi­ bilisation qui se diffuse dans l’interaction tout entière. On pour­ rait se représenter le macrosimulacre passionnel, au moment de la crise jalouse, comme un espace inter-actantiel intégralement occupé par des modalisations sensibilisées susceptibles d’affecter n’importe lequel des interactants ; aussi un actant objet peut-il capter les modalisations qui lui sont nécessaires pour adopter dans le simulacre un rôle pathémique. La formulation même de La Chaussée, situant la modalisation et la moralisation de 0,S3 dans la perspective de Si (le manque d’estime), présuppose que le rôle d’« infidèle » est bien un simulacre projeté par Si. 1. P.C.N. de La Chaussée, Le Retour imprévu, acte II, scène 8. 230

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Les simulacres des rivaux et Videntification Le mérite du rival « La jalousie est comme un aveu contraint du mérite1. » Le jalousé est évalué comme sujet méritant, aussi ou plus méri­ tant que le jaloux. Mais, dans ce cas, au contraire de l’émulation, où S2 est d’emblée posé comme référence de Si, où le rival est en quelque sorte la figure du Destinateur délégué, qui désigne par son seul exemple le résultat à atteindre, et le parcours à suivre pour y parvenir, la jalousie implique un «aveu contraint», modalisé par un ne-pas-pouvoir-ne-pas-faire. La comparaison des compétences prend dans ce cas pour référence, comme dans l’«ombrage», non pas la compétence du rival, mais celle du jaloux. La « contrainte » dont il est question pourrait bien n’être rien de plus qu’une présupposition : en craignant que le rival ne l’em­ porte sur lui et gagne son objet, le jaloux présuppose qu’il en est capable ou, au sens de la langue classique, qu’il le mérite. En ce sens, la manifestation passionnelle fonctionnerait comme un faire-savoir, proposant comme message explicite la « crainte de perdre» et comme message implicite présupposé l’«aveu du mérite ». Mais, en un autre sens, l’aveu est contraint parce qu’il va contre les intérêts du jaloux : pour ce dernier, reconnaître le mérite du rival, c’est augmenter à la fois les chances de l’autre, en lui reconnaissant le droit à l’objet de valeur, et ses propres raisons de craindre. Enfin, il y a «aveu», c’est-à-dire reconnaissance d’un tort ou d’un manque, dans la mesure où, en dernier ressort, c’est sa propre infériorité que le jaloux présuppose. Une grande part de l’interaction se joue en effet dans le poids respectif des mérites et des compétences de Si et S2. I. J. de La Bruyère, Les Caractères, chap. xi. 231

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De l’émulation à la haine « La jalousie des personnes supérieures devient de l’émulation, celle des petits esprits de la haine *. » La reconnaissance de la supériorité de S2 fait office de contrat pour un éventuel programme de dépassement (l’émulation) et introduit dans la rivalité une composante morale positive ; mais elle peut aussi virer au pur conflit et la rivalité est alors moralisée négativement. On tient ici un équilibre instable qui peut basculer aussi bien dans un sens que dans l’autre : Balzac attribue le désé­ quilibre positif à la supériorité morale du jaloux et le déséquilibre négatif à son «petit esprit». Il s’agit bien évidemment d’une compétence, dont le contenu reste à déterminer ; on sait pourtant que c’est cette compétence qui met en place le simulacre du rival : soit référence et exemple à suivre, par identification positive et attractive, soit ennemi haï, par identification négative et répul­ sive. Cette compétence créatrice de simulacres est faite, semblet-il, de deux types de contenus. Un contenu axiologique, tout d’abord. En effet, la moralisation qui accompagne les deux passions subséquentes de la jalousie, l’émulation et la haine, indique par présupposition que le jaloux aurait été censé respecter un code partagé par tous. Pour ce qui concerne l’autre contenu, il est modal et régit le processus d’iden­ tification. On peut supposer que la supériorité du rival, étant éva­ luée par rapport au jaloux, réclame préalablement un certain niveau de compétence chez ce dernier ; en d’autres termes, au moment où le jaloux élabore le simulacre de son rival, il est luimême et pour lui-même un simulacre. Dès lors, le processus d’identification passe par la comparaison entre deux images modales : celle du jalousé par rapport à celle du jaloux. L’évaluation de sa propre compétence par le jaloux lui-même, implicite et présupposée dès qu’il s’engage dans le processus comparatif que déclenche la jalousie, peut être remise en cause de manière cinglante, comme on va le voir, par le jalousé lui-même, 1. H. de Balzac, Le Contrat de mariage. 232

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pour peu qu’il n’apprécie guère d’être traité, sous prétexte de jalousie, sur le même pied que le premier quidam venu ; l’attaque est de Racine, dans la préface qu’il écrivit pour Bérénice. L’outrecuidance du jaloux «Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq petits auteurs infortunés, qui n’ont jamais pu par eux-mêmes exciter la curiosité du public. Ils attendent toujours l’occasion de quelque ouvrage qui réussisse, pour l’attaquer, non point par jalousie, car sur quels fondements seraient-ils jaloux? mais dans l’espérance qu’on se donne la peine de répondre, et qu’on les tirera de l’oubli où leurs propres ouvrages les auraient laissés toute leur viel. » Si les critiques ne peuvent être jaloux, c’est parce qu’ils sont trop inférieurs, parce qu’ils n’ont aucune compétence: aucun pouvoir-faire, aucun savoir-faire, et la sanction du public est suf­ fisamment claire sur ce point. Le raisonnement par présupposi­ tion permet de définir les modalités de la compétence en partant de l’objet visé et les valeurs modales doivent être adaptées aux objets de valeur recherchés ; l’objet de valeur que les critiques s’efforcent de disputer à Racine étant la gloire littéraire (vs l’« obscurité »), il est clair qu’ils n’ont pas la compétence requise. L’absence de compétence des sujets de faire entraîne la dis­ jonction irrémédiable des sujets d’état ; jusqu’au moment de l’énonciation de cette préface, les critiques n ’ont pas pu connaître la gloire ; en refusant de citer leurs noms et de leur répondre per­ sonnellement - c’est-à-dire de les conjoindre à l’objet de valeur Racine les modalise selon le devoir-ne-pas-être. Et « gloire » c’est le défaut de compétence, déjà cause de la disjonction, qui leur interdit en sus d’être jaloux. Pour que Si puisse être jaloux, il faut donc qu’il présente les mêmes modalités que S2, et la différence entre les deux compé­ tences doit seulement être graduelle. Pour être comparés, les deux simulacres des rivaux doivent être comparables : truisme, certes, mais qui ne manque pas de résister à l’analyse. Toute la difficulté vient du fait que Si et S2 doivent être pareillement modalisés 1. J. Racine, Bérénice, préface. Souligné par nous. 233

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

(pour être comparables) et pourtant différents (pour que la supé­ riorité de l’un d’eux puisse être prononcée). La différence serait donc graduelle, voire aspectuelle ; la règle sous-jacente pourrait être définie comme « principe d’identité approchée ». Une interprétation non graduelle, et catégorielle, peut toutefois être envisagée. L’identité et l’altérité appartiennent en effet à un même microsystème, où un parcours discontinu peut apparaître : MÊME

AUTRE

IDENTIQUE

DIFFÉRENT

Le principe d’identité approchée s’interprète alors, sur un par­ cours qui mènerait de 1*« autre » au « même », comme une saisie du processus d’identification à l’étape de la contradiction, c’est-àdire à la position «identique». Le rival ne peut être ni le « même » ni l’« autre » ; la comparabilité des deux rivaux s’inter­ prète alors comme présupposition sur le carré et la comparaison entre eux comme implication de 1*« identique » vers le « même » ; on comprend pourquoi le jaloux qui respecte les codes éthiques opère lui-même l’implication, en égalant son modèle par émula­ tion, alors que le jaloux haineux tendra à revenir, régressivement, en position « autre ». L’hypothèse selon laquelle les compétences ne devraient diffé­ rer que par degré reste acceptable, à condition d’aspectualiser le processus d’identification ci-dessus décrit ; on représenterait ainsi les deux parcours possibles : MÊME

AUTRE

identité approchée

L’identification du jaloux au rival doit donc être interprétée comme un procès discursif: lors de la construction des simu­ lacres, le jaloux tente de capter l’identité modale de l’autre, de se 234

LA JALOUSIE

l’approprier; s’il y parvient, il devient un émule; s’il s’en approche, il est un jaloux acceptable ; s’il n’y parvient pas, il ne peut prétendre même au titre de jaloux. En rapprochant maintenant le mérite de Si - selon La Bruyère - et les compétences nécessaires à la jalousie - selon Racine -, on fait apparaître, chez les deux sujets, un « droit ». Par son mérite, qui, rappelons-le, est une évaluation morale de la compétence entraînant une récompense, S2 a droit à l'objet ; en d’autres termes, une fois son mérite reconnu, sa relation avec l’objet est modalisée par le devoir-être. De son côté, Si n’a droit à être jaloux que s’il est comparable à S2, c’est-à-dire si sa compé­ tence peut être reconnue comme suffisante : nous voilà revenus là aussi, mais implicitement, au mérite, c’est-à-dire au droit à la récompense conquis lors des épreuves qualifiantes. Mais alors, si l’accès à l’objet est réglé par le mérite de chacun, point d’exclusi­ vité : l’objet de valeur revient à tous ceux qui auront démontré la qualification adéquate et la totalité partitive retrouve ses droits. On comprend pourquoi l’aveu du mérite est « contraint » : il introduit dans la jalousie un système de valeurs qui lui est contraire, un univers réglé par contrat, comportant un Destinateur qui reconnaît des mérites et décerne des récompenses, et où la polémique doit obéir aux règles d’une compétition parfaite­ ment circonscrite. En revanche, l’exclusivité est une stratégie qui récuse tout contrat et par laquelle le sujet individuel se retire de la communauté. Une fois de plus, l’univers de valeurs opposé à celui du jaloux ne cesse de faire irruption dans son imaginaire pour le torturer : tout à l’heure, chez Stendhal, par l’intermédiaire maintenant, chez du simulacre de l’objet - son universalité La Chaussée et chez Racine, par l’intermédiaire des simulacres du rival et du jaloux - les rivaux quasi identiques par le mérite. Pour finir sur ce point, l’expression aveu contraint oblige à ima­ giner une manipulation : voilà donc le jaloux manipulé par l’in­ termédiaire des simulacres qu’il construit, et en particulier celui qu’il se donne du rival ; un ne-pas-pouvoir-ne-pas-faire lui est transmis, sans qu’on puisse dire qui l’a transmis : la passion, en l’occurrence, semble ici faire office, indirectement, de « manipu­ lateur », ne serait-ce que parce qu’elle dispose le sujet passionné à éclater en plusieurs rôles pathémiques indépendants, susceptibles de se manipuler les uns les autres. 235

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Manipulations passionnelles Demande et aveu de dépendance « La jalousie peut plaire aux femmes qui ont de la fierté, comme une manière nouvelle de leur montrer leur pouvoir1. » Par la passion elle-même, le jaloux fait démonstration de son « attachement ». 11 est vrai que la passion, du point de vue métho­ dologique, fait entrave à la reconstitution des présupposés, puis­ qu’elle « dispose » le sujet grâce à une orientation prospective ; mais, en tant que passion, et une fois reconnue comme telle à l’in­ térieur d’une taxinomie culturelle, elle présente en elle-même un certain nombre de présuppositions modales qu’un partenaire du sujet passionné est à même de reconstituer. Le fait qu’on puisse reconnaître l’attachement aux signes de la jalousie prouve en quelque sorte que la passion est de nature syntaxique, car les manifestations haineuses, agressives, et les diverses souffrances de la jalousie ne peuvent présupposer l’attachement en tant qu’arrière-plan paradigmatique ; il ne peut s’agir que d’une présupposition d’antécédents syntaxiques. En l’occurrence, les mani­ festations de la jalousie, mêmes agressives ou dysphoriques, réac­ tualisent, comme présupposantes, le présupposé qu’est l’atta­ chement. Mais, dans l’énoncé cité, l’attachement de Si à 0,S3, réapparais­ sant après coup dans l’interaction passionnelle, par présupposi­ tion, devient le support d’une stratégie et apparaît de ce fait comme une demande de dépendance d’un côté et un aveu de dépendance de l’autre. En effet, une fois que le devoir-être est mis en circulation dans le simulacre, comme toutes les modalisations qui se trouvent dans ce cas, il est susceptible d’être exploité dans l’échange entre les interactants. Projeté sur la relation qui s’est mise en place entre les simulacres de Si et S3, le devoir-être y introduit un rapport hiérarchique, qui induit une manipulation : 1. Stendhal, De Vamour, op. cit., p. 128. 236

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ce serait S3 qui manipulerait Si pour en obtenir cet «aveu de dépendance » qu’est la jalousie. On aurait affaire, semble-t-il, à un phénomène semblable à l’at­ traction. En effet, l’attraction d’un sujet par un objet suppose qu’une force cohésive, extérieure au sujet lui-même, l’attire vers l’objet ; dans le cadre de ce que nous avons appelé le sentir mini­ mal, la force tensive est première et suscite les « effets » source et cible, sujet et objet ; mais au niveau discursif, le sujet devra, pour rationaliser cette force, supposer qu’un autre sujet en est respon­ sable, en l’occurrence son « objet » devenu compétent pour atti­ rer. De même, la modalisation qui engendre l’attachement sera sup­ posée, par le sujet qui en est affecté, venir d’un autre sujet, en l’occurrence l’« objet » de l’attachement. Par conséquent, une fois que la modalisation est introduite dans le simulacre passionnel, chacun des partenaires peut être amené, de son point de vue, à en attribuer la responsabilité à l’autre ; aussi Si peut-il imaginer que S3 lui demande de manifester les effets de l’attirance qu’il ressent, et S3 croire qu’il attire Si. Dès lors, S3 passe pour un sujet manipu­ lateur qui aurait modalisé grâce au devoir-être la relation entre Si et son objet. La reconstruction à laquelle le sujet passionné se livre à l’inté­ rieur du simulacre n’est donc pas la même que celle que nous pouvons établir, de l’extérieur, avec les moyens de l’analyse. De l’intérieur du simulacre, l’attachement ombrageux du jaloux serait en quelque sorte un amour qui garderait la mémoire d’une défaite, car l’attachement est réinterprété comme une aliénation, laquelle ne pourrait résulter que d’un affrontement ; il faudrait donc ici supposer une épreuve antérieure à l’attachement luimême, qui, lors de la naissance de l’amour, aboutirait à la domi­ nation de S3 sur Si et qui, au moment même de la jalousie, se sol­ derait par une réafïirmation de la domination. Pourtant, le jaloux est bien défini comme exclusif, possessif, captatif ; il faut donc supposer que le geste de possession par lequel il accapare l’être aimé rend possible une domination inverse. C’est une banalité que de dire qu’on devient dépendant des objets qu’on possède, dès lors qu’on est passionnellement attaché à eux ; la chose s’éclaire si on se rappelle que le jaloux a misé tout son être - syn237

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taxique et sémantique - sur la jonction avec un objet de valeur exclusif et que cet objet est susceptible de laisser place à un sujet compétent et indépendant. Il est vrai que, sur la dimension prag­ matique, par la conquête et l’appropriation, Si soumet O à son pouvoir et à son vouloir ; mais, sur la dimension thymique de la jouissance possessive, c’est Si qui est à la merci de Ô,S3. Le parcours figuratif de l’amour, comprenant la rencontre, la séduction réciproque et l’aveu de l’amour, est l’objet d’une relec­ ture à l’intérieur du simulacre, sous la double influence de la modalisation du devoir-être et des nouvelles interactions qui s’éta­ blissent sous l’égide de la jalousie ; cette relecture réorganise le parcours en épreuve, comportant les trois étapes canoniques : confrontation-domination-appropriation. Le phénomène le plus intéressant est sans doute ici celui de la dissémination des modalisations sensibilisées dans le simulacre et sur les partenaires de l’interaction. Il semblerait qu’une fois prises en charge par le simulacre, ces modalisations puissent être saisies par n’importe lequel des interactants pour enrichir la communi. cation passionnelle d’un nouveau parcours figuratif. C’est ainsi que ce qui se donne à lire du point de vue du jaloux comme « attachement exclusif » devient, du point de vue des femmes qui aiment la jalousie, une « dépendance » flatteuse. Différence de syncrétisme, essentiellement, puisque chacun des deux parte­ naires se donne à lui-même, ou attribue à l’autre, selon le cas, le rôle de l’opérateur modal qui projette le devoir-être sur la relation S,-O. Autre fait notable : une fois l’interaction passionnelle déclen­ chée par un des partenaires, une fois les dispositifs modaux dissé­ minés dans le simulacre, ils se fixent sur tel ou tel interactant, au gré des stratégies et des changements de point de vue, et le pathémisent. La compétence du sujet manipulateur S3 est ici tout aussi passionnelle que celle du jaloux manipulé, puisque la jalousie de l’un rencontre en écho la fierté de l’autre ; en effet, Stendhal pré­ cise que les femmes capables de réinterpréter la jalousie comme aveu de dépendance sont des « femmes qui ont de la fierté ». Elles sont donc « disposées » à une telle interprétation qui leur donne la position dominante, et la jalousie ne fait que réactualiser cette disposition, en lui offrant le dispositif modal adéquat et déjà sen238

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sibilisé. La communication à l’intérieur du simulacre passionnel prend alors la forme d’une interaction entre les « dispositions » passionnelles de chacun, qui se réactivent réciproquement, grâce au pouvoir de contagion des modalisations sensibilisées qui cir­ culent entre les partenaires. La substitution des rôles pathémiques aux compétences ordi­ naires du manipulateur et du manipulé est caractéristique de la manipulation passionnelle ; au « faire-faire » on opposera donc le « faire-pâtir » et le « faire-jouir ». Au lieu d’inciter le sujet mani­ pulé à réaliser un programme pragmatique, le manipulateur le « passionne » de manière à lui faire réaliser un programme thy­ mique. Dans le dispositif modal qui nous occupe, le pouvoir de S3 se transforme en devoir de Si et le faire-pâtir consiste à projeter la dysphorie sur la modalisation de Si ; c’est ainsi que l’attachement devient aliénation douloureuse ; le faire-jouir, inversement, consisterait à transformer le devoir de Si en pouvoir de S3 et à projeter l’euphorie sur la modalisation de ce dernier ; c’est ainsi que la jalousie plaît aux dames, soutient Stendhal. La scène et l’image «[...] Dans le champ amoureux, les blessures les plus vives viennent davantage de ce qu’on voit que de ce qu’on sait. [...] Voici donc, enfin, la définition de l’image, de toute image : l’image, c’est ce dont je suis exclu [...], je ne suis pas dans la scène1. » La transformation passionnelle centrale de la jalousie est pré­ sentée par Barthes comme un « spectacle » de la relation entre le rival et l’objet, donné à voir au jaloux ; ce qui permet de déployer figurativement les fins et les moyens de la torture infligée au sujet d’état par le sujet cognitif. Le jaloux est ici un spectateur, c’est-àdire un observateur dont les coordonnées spatio-temporelles sont fixées par rapport à la scène, mais qui ne peut entrer en tant qu’acteur dans la scène elle-même. Dans le cas particulier de la jalousie, cette position spécifique résulte de l’exclusivité installée 1. R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éd. du Seuil, «Tel Quel», p. 157.

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par le jaloux lui-même ; en effet, une fois l’exclusion accomplie, S3,0 ne peut être en conjonction qu’avec un seul sujet à la fois et la conjonction des autres est modalisée par le devoir-ne-pas-être ; dans le dispositif présupposé par la jalousie, le sujet conjoint est Si, et le sujet exclu S2. Mais, dans la mesure où les modalisations sensibilisées sont disséminées dans l’interaction, il suffît que, dans un des scénarios suscités par les soupçons de Si, S2 se trouve en relation avec l’objet pour que l’exclusion soit appliquée au jaloux lui-même, qui devient alors l’importun émanant de la tota­ lité partitive. De fait, le principe de la dissémination de la modalisation sensibilisée à l’intérieur du simulacre se retourne encore contre celui qui l’y a introduite et, pour la troisième fois, la souf­ france qui en résulte a pour origine un faire cognitif du jaloux luimême. L’« image » ou la « scène » désignent ici le simulacre passionnel fîgurativiséy c’est-à-dire spatialisé, temporalisé, actorialisé et sémantisé. Le fait que les coordonnées spatio-temporelles du spectateur puissent coïncider avec celles de la scène, et ce, quelle que soit la position spatiale et temporelle du couple S2/S3 par rap­ port au jaloux en tant qu’acteur, constitue une des explications de l’effet de « présentification » que procure le simulacre passionnel, car, en quelque lieu ou époque que soit le jaloux en tant qu’ac­ teur, le jaloux en tant que spectateur sera présent à la scène. Mais, d’un autre point de vue, cet embrayage spatio-temporel n’est que la manifestation figurative du réembrayage sur le sujet tensif. Il en résulte que le simulacre se trouve, par rapport au discours d’accueil, dans un éternel présent, ce qui explique son indif­ férence à la perspective adoptée ; que l’infidélité soit accomplie, attendue ou même en train de s’accomplir, elle est de toute manière présentifiée au cours de la crise jalouse. Aussi n’y aura-t-il pas de meilleur metteur en scène que le jaloux : même à l’égard de la scène actuelle, qui se déroule éven­ tuellement sous ses yeux, les acteurs ne sont pour lui que des simulacres qu’il projette et dispose à son gré. D’une certaine manière, le jaloux est donc susceptible d’intervenir dans la scène redoutée, mais seulement comme « directeur d’acteurs » qui réa­ lise in vivo les simulacres qui le hantent. Un tel dispositif offre un grand nombre de possibilités pour 240

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d’éventuels parcours cognitifs; en effet, si Si est spectateur, le couple S2/S3 est informateur ; comme tout objet cognitif, et a for­ tiori dans une interaction passionnelle où des modalisations sont disséminées, il est susceptible de se transformer en sujet cognitif qui « sait qu’il a quelque chose à faire savoir », et donc, éven­ tuellement, à dissimuler. Les stratégies véridictoires et épisté­ miques, ainsi que les variations polémico-contractuelles de l’échange d’informations, peuvent donc y fleurir. Contre-manipulation : faire semblant de ne plus croire « Comme on n’a de pouvoir sur vous qu’en vous ôtant ou en vous faisant espérer des choses dont la seule passion fait tout le prix, si vous parvenez à vous faire croire indifférent, tout à coup vos adversaires n’ont plus d’armes1.» Si un croire peut tout déclencher, la fin du croire peut aussi tout arrêter. Mais il ne s’agit plus ici de ne pas croire, mais de faire croire qu’on ne croit plus. La stratégie est entièrement fon­ dée sur le simulacre de Si, car le jaloux ne construit pas seulement le simulacre de ses partenaires en jalousie, mais aussi le sien propre, sur lequel se fondent les manipulations dont il est l’objet. En modifiant son propre simulacre, il peut interrompre le cours de la manipulation ou le modifier : les « armes » dont disposent les sujets dans la polémique amoureuse sont des armes modales. En passant, sur le mode du paraître, de l’attachement à l’indif­ férence, le jaloux remplace un devoir-être par un ne-pas-devoirêtre, et les diverses stratégies de domination et de cruauté dont il est victime perdent momentanément - jusqu’à la prochaine contre-manipulation - leur support modal. Dans ce type de manipulation passionnelle, l’enjeu n’est pas directement la quête d’un objet effectivement attesté dans l’énoncé - elle peut y concourir, il est vrai, mais indirectement -, mais le contrôle d’une représentation, la maîtrise des simulacres. Ce contrôle s’obtient par des interventions sur les dispositifs modaux qui sont disséminés dans l’interaction, en particulier grâce aux transformations véridictoires qui permettent à chacun 1. Stendhal, De l’amour, op. cit., p. 124. 241

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des partenaires de ne présenter à l’autre que les travestissements modaux qu’il a conçus à son usage.

La moralisation Mépris ou surestime ? « Vous êtes réduit à vous mépriser comme aimable : ce qui rend la douleur de la jalousie si aiguë, c’est que la vanité ne peut aider à la supporter1. » « Suzanne : Pourquoi tant de jalousie ? « La Comtesse : Comme tous les maris, ma chère, uniquement par orgueil2. » Le jaloux, qui est apparu à la fois comme un sujet d’état et comme un sujet cognitif évaluateur des mérites, se prend ici comme objet d’évaluation et moralise son propre dispositif modal. Chez Stendhal, il conclut à son indignité ; chez Beaumar­ chais, il se surestime ; la contradiction n’est qu’apparente. « Aimable » - littéralement : « qui peut être aimé » - comprend la modalité pouvoir-être ; cette modalisation de l’être est ensuite moralisée, surdéterminée par un jugement éthique qui permet de conclure qu’être aimable est estimable et ne l’être pas, mépri­ sable. L’expression « vous mépriser comme aimable » présuppose bien entendu que le jaloux se soit reconnu d’abord comme n’étant pas aimé, et ensuite seulement comme n’étant pas aimable ; on voit bien ici, dans le détail, comment les modalisations se déplacent dans le simulacre puisque le jaloux pose pour commen­ cer que l’objet peut ne pas lui être conjoint et en déduit pour finir que lui-même ne peut être conjoint à aucun objet de même nature. L’« orgueil » repose sur une surévaluation de sa propre compé­ tence, qui, si elle ne formule pas directement un devoir-être, en prépare pourtant l’actualisation. En effet, il s’agit ici d’un savoir 1. Ibid., p. 123. 2. P.A.C. de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte II, scène 1. 242

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portant sur !a « valeur » ciu sujet, que ce dernier acquiert en s’at­ tribuant le rôle du Destinateur chargé de mesurer les mérites et de distribuer les récompenses en proportion : la conjonction devient alors un droit. Deux explications à cette divergence entre Stendhal et Beau­ marchais viennent à l’esprit. Tout d’abord, ils n’adoptent pas la même perspective. La mésestime se construit sur un premier point de vue, celui de S3, dont le manque d’affection est imputé à un manque d’estime ; puis un second point de vue, celui de Si, permet de confirmer le premier jugement et de le moraliser. La surestime est bâtie quant à elle sur un premier point de vue, celui de Si qui s’évalue positivement, puis un second, celui de S3 qui infirme le premier jugement, le trouve erroné et moralise cette erreur. Dans les deux cas, les deux mêmes points de vue sont sol­ licités et enchâssés l’un dans l’autre, mais avec une inversion hié­ rarchique telle que selon le cas, la moralisation soit l’œuvre, en dernier ressort, ou bien de Si, ou bien de S3. Par ailleurs, Stendhal et Beaumarchais ne parlent pas exacte­ ment de la même chose. Stendhal définit la mésestime à partir du ne-pas-pouvoir-être-aimé, c’est-à-dire à partir d’un dispositif modal installé par la jalousie elle-même et où l’être aimé est devenu un sujet autonome aux yeux du jaloux. Beaumarchais convoque en revanche le sens de la dignité et de la supériorité en droit ; l’orgueil du jaloux, reposant en quelque sorte sur le senti­ ment de « ce qui lui est dû », dépend alors d’un devoir-être, et non d’un pouvoir-être ; il fait donc référence aux modalisations que présuppose la jalousie, et non à celles qu’elle implique et installe. Ce devoir-être est homologable à celui de l’attachement ; toute­ fois, dans le texte de Beaumarchais, il règle les droits du mari, et non l’attachement d’un sujet passionné. La configuration pas­ sionnelle reçoit donc ici un bloc modal stéréotypé, qui définit le rôle thématique du mari, à la place d’un rôle pathémique ; mais, une fois plongé dans la configuration, et réactivé par l’interaction passionnelle, le bloc modal thématique est lui-même sensibilisé et se manifeste lui aussi comme un rôle pathémique, celui de l’or­ gueil. La différence est donc bien ici de procédure, puisque d’un côté le devoir-être a pour effet l’attachement, s’il est directement présupposé à partir de la jalousie, et de l’autre côté l’orgueil, s’il y est convoqué à partir du rôle thématique. 243

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Selon qu’il réactive un devoir-être présupposé ou qu’il constate un ne-pas-pouvoir-être qui lui échoit à l’intérieur de l’interaction, le jaloux sera donc ou bien taxé d’orgueil - dans le style « ombra­ geux » -, ou bien « réduit à se mépriser lui-même » : le change­ ment d’évaluation ne repose donc pas sur une contradiction interne de type paradigmatique, mais sur une transformation modale, entre une modalisation présupposée et une modalisation impliquée. Il en résulte tout de même une contradiction interne, mais de type syntagmatique, qui définit un dispositif paradoxal résultant du chevauchement de deux modalisations ; en effet, grâce à la réactivation de tous les présupposés à l’intérieur du simulacre, la jalousie entraîne la confrontation des deux modali­ sations et des deux évaluations qui en découlent. D’un côté, la confrontation est un déchirement, car la dernière modalisation remet en cause la première ; mais, de l’autre, elle confirme la cohérence modale du sujet, car si la première modalisation était effectivement annulée par la seconde, il n’y aurait pas de confron­ tation possible ; l’orgueil apparaît alors comme la manifestation d’un sujet qui n’a pas renoncé à son identité, malgré les aléas ren­ contrés. On comprend de ce fait pourquoi un des effets de sens de ce dispositif paradoxal, reposant sur la présentification globale des modalisations, peut être un effet de dignité recouvrée. Honneur et honte du jaloux « On a honte d’avouer qu’on a de la jalousie, et on se fait un hon­ neur d’en avoir eu et d’être capable d’en avoir1. » Dans son auto-évaluation, Si distinguerait la manifestation momentanée et localisée de la passion - « avoir de la jalousie » et la capacité - «être capable d’en avoir» -, éventuellement confirmée par des antécédents - « en avoir eu ». Cette distinction en recouvre en fait plusieurs, d’ordres différents. Tout d’abord une distinction temporelle : ici et maintenant, la jalousie serait honteuse ; alors ou ultérieurement, elle ne le serait plus, on pourrait même s’en glorifier. Le sujet d’énonciation 1. F. de La Rochefoucauld, Maximes. 244

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l’aveu est, entre autres, une énonciation - ne peut avouer qu’une jalousie qu’il n’éprouve pas, c’est-à-dire débrayée ; il peut tenir en ce cas un discours passionnel - i.e. qui parle de ses passions - et non un discours passionné - i.e. où sa passion s'exprime directe­ ment. La moralisation positive d’un débrayage n’est pas faite pour étonner, puisqu’elle porte en somme sur la «bonne dis­ tance » et que ce critère est fort répandu dans les jugements éthiques. Mais, dans le cas de la jalousie, et sans doute de la plu­ part des passions, elle met en lumière un code d’honneur parti­ culier qui mérite examen. Si le sujet n’avoue pas sans honte la jalousie qu’il éprouve, dans un discours passionné et embrayé où elle s’exprime directement, c’est, pour commencer, au nom de la « maîtrise de soi », qui serait en quelque sorte la version passionnelle du code plus géné­ ral de la « bonne distance ». Mais, par ailleurs, si avouer sa jalou­ sie, c’est énoncer, l’aveu implique un énonciataire qui va se trou­ ver pris dans le simulacre passionnel : en effet, en énonçant sa passion, le sujet met en circulation un dispositif modal sensibi­ lisé, avec les effets de «contagion» que l’on sait. Autre code, donc, qui tient de la pudeur et d’une forme de courtoisie qui veut qu’on n’implique pas trop fortement l’énonciataire dans les effets en spirale de la sensibilisation. D’un autre côté, la passion saisie ici et maintenant, c’est un sentiment qui s’exprime, une transformation thymique qui se manifeste, un plaisir ou une souffrance ostensibles, alors que la passion saisie comme capacité, potentielle ou déjà éprouvée, c’est une compétence passionnelle, une disposition implicite qui carac­ térise l’être du sujet. La disposition en question regroupe, en l’oc­ currence, l’essentiel des présupposés: attachement, possession exclusive et défiance, entre autres. Si on suit La Rochefoucauld dans ses jugements éthiques, la honte irait à la transformation passionnelle manifestée ici et maintenant, comme une souffrance qui réclame vengeance et que les dictionnaires stigmatisent tou­ jours comme « sentiment mauvais » ; en revanche, l’honneur irait aux présupposés, permettant au sujet de se glorifier seulement de ce qui permet d’être jaloux, de ce que la transformation thymique présuppose et réactive comme identité modale. 245

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La pression de la totalité sociale Il importe surtout de repérer sur quoi portent les jugements éthiques, et au nom de quoi. On remarquera pour commencer que le partage qui est fait ici est homologue de celui qui nous a permis d’articuler l’orgueil et la mésestime de soi : modalisation présupposée d’un côté, modalisation impliquée et installée par le simulacre de l’autre. Sans qu’on puisse savoir encore comment s’organisent les axiologies sous-jacentes, les moralisations que nous avons repérées jusqu’ici permettent d’avancer sur trois points au moins. En premier lieu, il semblerait qu’il faille distinguer nettement d’une part les présupposés de la jalousie et d’autre part la trans­ formation thymique proprement dite et son environnement modal spécifique ; cette relative autonomie des deux séquences modales était déjà apparue à propos de la distinction entre la défiance que suscite l’ombre du rival et la méfiance qui se reporte ensuite sur l’être aimé. Les présupposés ont le statut de modalisations toujours attestées, même si la jalousie n’éclate pas, alors que les modalisations propres à la crise passionnelle ont le statut d’énoncés fictifs, appartenant à un simulacre de second degré, projeté à partir de l’ici/maintenant du spectateur jaloux. En second lieu, l’observateur évaluateur, même dans les cas où ce rôle se confond avec celui du jaloux, est un observateur social, qui introduit dans la configuration passionnelle des systèmes de valeur qui lui sont étrangers ou contraires : les évaluations du mérite, par exemple, constituent d’une certaine manière une revanche du sujet collectif sur le sujet individuel exclusif, de même que l’universalité de l’objet de valeur. La difficulté, pour le jaloux, est de ne pas pouvoir résister sur tous les fronts à la pres­ sion de la totalité sociale : toute évaluation, de l’objet comme des sujets, est une brèche dont elle profite, car les évaluations reposent sur des codes communs et partagés et sont sous-tendues par les forces cohésives du collectif A cet égard, la jalousie, quoique reposant sur des phénomènes tensifs et quantitatifs de même nature que ceux qui ont été proposés pour l’avarice, se dis­ tingue par un autre type de déséquilibre : dans l’avarice, nous 246

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observions l’apparition d’une place individuelle qui détournait une partie du flux circulant de la valeur et le retenait ; dans la jalousie, cette place étant constituée, nous sommes amenés à constater les effets de la pression collective sur cette place ; d’un côté, les forces cohésives cèdent devant la force d’agrégation d’une place individuelle ; de l’autre côté, la force cohésive d’une place individuelle - dispersive à l’égard du collectif - est battue en brèche par l’attraction plus forte exercée par le collectif. En dernier lieu, on doit continuer à se demander pourquoi le jugement éthique valorise les positions présupposées et dévalorise les positions impliquées dans le simulacre. A titre d’hypothèse, on pourrait penser que le jugement mélioratif sanctionne l’attitude d’un sujet qui défend ou qui est prêt à défendre son attachement contre l’adversité, alors que le jugement négatif sanctionne l’atti­ tude de celui qui ne joue pas le jeu de la concurrence jusqu’au bout et qui fuit en quelque sorte l’adversité en se réfugiant dans une crise fiduciaire et passionnelle. Tout se passe comme si la jalousie substituait, à la séquence de résistance pragmatique au rival, qu’on pourrait attendre au vu des antécédents polémiques du jaloux, une séquence thymique qui se déroule à l’intérieur du simulacre ; c’est cette substitution qui serait condamnée. Mais l’un n’empêche pas l’autre, car il ne manque pas de jaloux qui soient à même de cumuler à la fois l’attitude « honorable » et l’at­ titude « honteuse ». La morale de la contenance Toutes ces observations tendraient à prouver que plusieurs codes éthiques entrecroisent leurs effets dans la configuration. Le fait que d’un côté les présupposés, y compris l’exclusivité et la méfiance, soient valorisés, ou au moins bien tolérés, et que, d’un autre côté, une éthique du mérite vienne s’immiscer dans les affaires amoureuses, tendrait à prouver qu’un système de valeurs collectif règle les rapports conflictuels dans la collectivité et four­ nit une sorte de code de bon usage de la polémique. Ce serait une certaine conception de l’honneur, selon laquelle les rivalités doivent se résoudre « pour de bon » et en référence aux jugements d’un Destinateur qui statue sur la valeur respective des adver247

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

saires, sans s’enliser dans les interactions tortueuses du simulacre passionnel. Un autre code éthique, de type individuel cette fois, moralise­ rait l’attachement, ainsi que les bonheurs et malheurs qui l’accompagnent : bien des jaloux considèrent en effet que l’exclu­ sivité de l’attachement répond à une exigence morale, et ce non pas du point de vue de l’être aimé, ce qui reviendrait à moraliser la fidélité à autrui, mais bien du point de vue du jaloux, ce qui revient à moraliser la fidélité à soi-même, c’est-à-dire la per­ manence d’une constitution passionnelle. En un autre sens, le jaloux moralise positivement la possession exclusive car elle représente ce qu’il se doit à lui-même, c’est-à-dire une sélection drastique des jonctions dignes de lui. Il semblerait que dans ce cas, ce que nous saisissons intuitivement comme étant « digne de... » recouvre un critère de la valeur, c’est-à-dire une valence. En moralisant l’attachement exclusif, on reconnaît que la pro­ priété d’« exclusivité » est le critère même de toute valeur dans la configuration, du point de vue individuel du jaloux bien entendu. On notera enfin l’intervention d’un troisième type de code éthique, qui n’aurait rien de spécifique à la jalousie, puisqu’on l’a déjà rencontré à propos de l’avarice. Ce qui fait honte, c’est la transformation thymique elle-même, embrayée dans un discours passionné qui, parce qu’il est un aveu, ne peut que la manifester directement et ostensiblement. Ce serait un des derniers avatars de l’éthique classique, pour laquelle la vie affective doit rester secrète ; en ce sens, la moralisation de la jalousie portera sur des comportements ou attitudes observables, voire ostensibles, puis­ que c’est cela même qui est considéré comme honteux. Le manque de réserve, l’indiscrétion de la passion renvoient, semble-t-il, à un ne-pas-savoir-ne-pas-être ; la « réserve » est une attitude observable, et elle est considérée dans les dictionnaires de langue comme une «qualité» - et son contraire comme un « défaut » -, qualité qui consiste à « ne pas se livrer indiscrète­ ment, à ne pas s’engager imprudemment ». Comme le fait remar­ quer Stendhal : « Les femmes fières dissimulent leur jalousie par orgueil. » Le système du savoir-être pourrait être interprété dans ce cas comme le système des savoirs qui organisent l’être d’un sujet. De la même manière que des savoir-faire peuvent appa248

LA JALOUSIE

raître comme des savoirs qui organisent le faire, sous la forme d’une intelligence syntagmatique, il y aurait une organisation de l’être qui témoignerait d’une « intelligence du cœur ». De fait, la syntaxe inter-modale peut faire l’objet d’une régulation et d’une optimisation, de la même manière que la syntaxe narrative. Cette régulation et cette optimisation peuvent parfois être l’objet de jugements esthétiques - comme dans le cas de l’honnête homme de l’époque classique ou du dandy post-romantique - mais elles seront le plus souvent évaluées sur la dimension éthique, définis­ sant une morale de la contenance. On peut proposer, pour rendre compte de la « contenance », le modèle suivant : RÉSERVE (savoi r-ne-pas-être)

CONTENANCE (savoir-être)

ABSENCE DE CONTENANCE (ne-pas-savoirêtre)

ABSENCE DE RÉSERVE (ne-pas-savoirne-pas-être)

Le sujet passionné moralisé est un sujet qui sait se tenir ou qui ne sait pas se tenir - et alors il se trouve « décontenancé », à moins qu’il ne « sorte de sa réserve » ; notre jaloux, quant à lui, aurait plutôt tendance à sortir de sa réserve. Il est à noter que la morali­ sation du même système peut être obtenue à partir d’un code qui annule les effets du premier et qui témoigne d’une autre culture pathémique : DISTANCE (réserve)

ASSURANCE (contenance)

TIMIDITÉ (absence de contenance)

SPONTANÉITÉ (absence de réserve)

La différence entre les deux types de moralisation pourrait s’ex­ pliquer grâce un changement d’appréciation concernant les mani­ festations de la vie affective ; dans un cas, la rétention et le fil­ trage de l’information sont privilégiés; dans l’autre, le critère 249

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

positif retenu est la transparence affective, le libre accès à la vie intérieure d'autrui. Tout dépend finalement de la manière dont chaque culture se représente la régulation des relations interindividuelles. Le savoir-être est en effet accompagné d’un fairesavoir, qui lui-même suppose, à la fois chez l’informateur (le sujet passionné) et chez l’observateur social, une compétence complète, et en particulier les vouloir qui président à l’émission et à la récep­ tion de l’information. Le vouloir de l’un et celui de l’autre entrent en confrontation et déterminent ainsi un ensemble de régimes intersubjectifs, qu’il n’y a pas lieu de développer ici, mais dont on comprend qu’ils peuvent être moralisés en fonction, d’une part, de la «conte­ nance » adoptée par le sujet passionné et, d’autre part, de l’attente propre à l’observateur social. C’est ainsi que le « manque de réserve », même s’il est involontaire (ne pas vouloir ne pas infor­ mer), même s’il est irrépressible (ne pas pouvoir ne pas informer), rencontrera un observateur qui pourra aussi bien vouloir, que ne pas vouloir assister aux manifestations passionnelles. Dans un cas, on considérera que le manque de réserve est un facteur de régulation interindividuelle, car la manifestation de la passion permet de la reconnaître, de prévoir ses développements et d’adopter une attitude adéquate en réponse ; elle sera alors dénommée « spontanéité ». Dans l’autre cas, on pourra considé­ rer, inversement, que le manque de réserve est un facteur de déré­ gulation dans la collectivité ; par exemple, si Si réaffirme, par ses manifestations passionnelles, exprimant son désir et son attache­ ment, la présence d’un objet de valeur, cela aura pour effet, le désir de chacun étant médiatisé par l’autre, de réactiver ou de médiatiser le désir de S2, d’intensifier la concurrence, et ainsi de suite... La moralisation négative se ferait l’écho, ici, d’une nécessité sociale : pour que la circulation des rôles pathémiques dans la col­ lectivité reste contrôlable, chacun doit faire preuve de retenue et de discrétion. Voilà donc deux versions possibles de l’éthique sociale selon le savoir-être : l’une valorisant la spontanéité et l’autre la réserve. Si on rapproche maintenant ce bilan des résul­ tats obtenus à propos de l’avarice, on observe que deux grands types de moralisation sont à l’œuvre, chacun d’eux étant plus spé250

LA JALOUSIE

cialement exploité dans l’une ou l’autre des configurations : d’une part une éthique de la circulation des objets de valeur et, d’autre part, une éthique de l’échange des simulacres modaux dans la . communication, l’une concernant essentiellement les valeurs des­ criptives, l’autre, les valeurs modales sensibilisées. Dans la mesure où l’univers des passions repose entièrement, au niveau sémio-narratif, sur des dispositifs modaux sensibilisés, on peut considérer que les codes qui règlent la circulation de ces disposi­ tifs dans l’interaction sont spécifiquement et par définition des codes de l’éthique passionnelle. Dispositifs actantiels et modaux de la jalousie Dispositifs actantiels Les actants Si, S2, 0,S3, une fois engagés dans le simulacre pas­ sionnel de Si, se trouvent en quelque sorte démultipliés en un ensemble de rôles, nécessaires à la mise en scène de la jalousie. Trois types de rôles sont apparus jusqu’à présent : des rôles actan­ tiels, des rôles pathémiques et des rôles thématiques. Les actants de base correspondent le plus souvent à trois acteurs : le jaloux, le rival et l’être aimé ; mais ce dispositif stéréotypé serait en quelque sorte la version « boulevardière » du système ; dans des versions théâtrales plus sophistiquées, d’autres acteurs interviennent, pour jouer tel ou tel rôle isolé : Iago, par exemple, qui est à la fois l’en­ quêteur et le metteur en scène d’Othello, chez Shakespeare, ou CEnone, qui contribue à faire naître le soupçon et la méfiance de Phèdre, chez Racine. Ce qui signifie que la passion n’est pas limi­ tée au monde intérieur d’un acteur, mais qu’elle peut aussi bien être socialisée et distribuée sur plusieurs acteurs, en particulier pour ce qui concerne les rôles cognitifs et les opérateurs de la transformation thymique. On rencontre par ailleurs trois types de rôles actantiels : tout d’abord, deux sujets d’état concurrents (S1/S2), entre lesquels cir­ cule l’objet de valeur ; ensuite, des sujets manipulateurs (S2 et S3 à l’égard de Si, et Si à l’égard de S2 et S3) ; enfin, des sujets cognitifs qui évaluent, enquêtent et parcourent les diverses positions fidu­ ciaires. 251

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

Il convient de distinguer aussi deux types de rôles pathémiques : ceux de Si, d’une part, qui apparaît successivement comme possessif, ombrageux, orgueilleux, jaloux... et ceux de Si et S3, d’autre part, qui, tout en étant ici accessoires, n’en inter­ agissent pas moins avec les premiers ; la cruauté, la coquetterie, l’indélicatesse des deux partenaires de Si participent, on l’a vu, à l’évolution de la jalousie. Les rôles thématiques, enfin, peuvent surdéterminer tel ou tel rôle passionnel ou se substituer à lui, sans qu’on puisse les prévoir dans la configuration de la jalousie ; il en est ainsi du « mari », qui installe à la place de l’attachement un devoir-être institution­ nel et stéréotypé. L’apparition de ces rôles thématiques dépend en fait des investissements sémantiques particuliers - dans Le Mariage de Figaro, il s’agit du « mariage » - que peut recevoir l’objet de valeur, investissements auxquels la jalousie proprement dite reste indifférente. Quoi qu’il en soit, pour s’insérer dans le dispositif général de la passion, ces blocs modaux stéréotypés doivent être les mêmes, à la sensibilisation près, que ceux qu’ils remplacent. La syntaxe modale Dans l’intersubjectivité, au cours des différentes phases de l’in­ teraction, tous ces rôles constituent des arrangements variables, qui se défont et se refont sans cesse. L’analyse du discours des moralistes a permis d’en saisir quelques-uns ; bien d’autres seraient envisageables. Il reste maintenant à établir, quitte à sacri­ fier momentanément la variété discursive de leurs évolutions, les grands principes de leur enchaînement et des transformations modales qui les sous-tendent. Pour caractériser la totalité du parcours modal du jaloux, si on veut bien rester sur l’isotopie amoureuse, on peut commencer par observer la transformation qui s’opère : l’amour change de nature et devient agressif, exclusif, soupçonneux. Il est vrai que cette modification est discutable ; à propos de Swann et d’Odette, dans Un amour de Swann (Proust), Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception) récuse l’idée d’une telle transformation. En pre­ mière lecture, comme le fait observer Swann lui-même à la fin du récit, il pourrait sembler en effet que le souci d’enlever Odette à 252

LA JALOUSIE

tout autre prive Swann du loisir qui serait nécessaire pour la contempler et l’aimer comme au début ; le philosophe propose au contraire de considérer que, dès le début, l’amour de Swann était tel ; c’était une certaine manière d’aimer qui se révèle et, d’un seul coup, se lit « toute la destinée de cet amour ». Swann a un goût pour Odette, certes, mais, poursuit Merleau-Ponty, qu’est-ce qu’«avoir un goût pour quelqu’un»? Proust répond ailleurs: c’est se sentir exclu de cette vie, vouloir y entrer et l’occuper entièrement. L’amour de Swann ne provoque pas la jalousie ; il est déjà, depuis le début, tout entier jalousie; le plaisir de contempler Odette était le plaisir d’être seul à la contempler. Et Merleau-Ponty ajoute qu’il y aurait là comme une «structure d’existence » qui caractériserait la personne même de Swann. Le dispositif modal sensibilisé serait, pour reprendre une expression du philosophe, un «projet global de personnalité», c’est-à-dire atemporel en tant que tel. Nous serions volontiers d’accord avec Merleau-Ponty pour dire que la jalousie en tant que telle échappe à la durée, ainsi qu’aux lois qui régissent les événe­ ments de type narratif. Mais cela ne signifie pas qu’elle ne comporte pas de syntaxe et qu’elle ne subit pas de trans­ formations, même si ces transformations sont atemporelles. En bonne méthode, commençons par la fin. Le jaloux est en quelque sorte « réactivé » dans son amour, mais beaucoup moins pour contempler (cf. Proust) - ce qui provoque à ce moment plus de souffrance que de plaisir (cf. Stendhal) - que pour défendre son bien. Cette réactivation se manifeste dans deux directions : d’un côté, le désir se fait plus fort, au point qu’on pourrait parfois avoir l’impression que la jalousie fait naître l’amour (cf. Proust, à propos d’Albertine), alors qu’elle n’en est que le révélateur ; d’un autre côté, apparaît un comportement possessif ostensible. A ce stade, donc, vouloir-être et vouloir-faire sont associés. Le vouloir serait donc ici l’aboutissement de la séquence modale ; d’un côté, il modalise la relation entre le sujet d’état Si et son objet et, de l’autre, il modalise Si en tant que sujet de faire « possessif » ou « exclusif ». Ce vouloir présuppose la jalousie au sens restreint, c’est-à-dire en tant que crise passionnelle et trans­ formation thymique. Plus précisément, il présuppose paradoxale­ ment un croire-ne-pas-être, la certitude de l’infidélité ou de 253

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

l’échec, qui lui-même repose sur un ne-pas-pouvoir-être, définis­ sant l’exclusion du jaloux de la « scène ». Les modalisations propres à la crise jalouse présupposent ellesmêmes la défiance et l’ombrage, nés à la fois d’un environnement hostile et de l’attitude exclusive ; la défiance repose sur un ne-pascroire-être. Enfin, comme on l’a vu, la défiance et l’ombrage ne se comprennent que si on présuppose un attachement confiant, c’est-à-dire à la fois un devoir-être et un croire-être. Parallèlement, le simulacre du rival se voit constitué et évolue lui aussi en fonction des modalisations de la relation S2/S3, et en correspondance avec les quatre grandes étapes de la séquence modale du jaloux. Bien entendu, puisque la jalousie suppose la mise en perspective de l’ensemble de la configuration à partir du point de vue de Si, ces modalisations sont celles que le jaloux pro­ jette sur le rival. En fin de parcours, Si veut enlever définitive­ ment S3 à son rival (vouloir-ne-pas-être) ; ce qui présuppose qu’il croit à sa réussite auprès de S3 (croire-être) : en effet, dans la « scène », S2 et S3 sont réunis ; croire à la réussite du rival, c’est postuler la possibilité même de son intervention (pouvoir-être) et susciter ainsi 1*« ombre » du rival. Il faut enfin remonter jusqu’à la décision d’exclusivité pour retrouver un devoir-ne-pas-être qui interdit à S2, en principe, tout accès à l’objet. On obtient ainsi deux séquences modales associées, qui se pré­ supposent réciproquement : (S.)

(S*)

devoir-être croire-être

devoir-ne-pas-être

1 t

1

ne-pas-croire-être

pouvoir-être

l ne-pas-pouvoir-être croire-ne-pas-être

croire-être

i vouloir-être vouloir-faire

1

vouloi r-ne-pas-être

Le ne-pas-croire-être de Si et le pouvoir-être de S2 se présup­ posent dans la mesure où l’irruption du rival dans le territoire du jaloux lui fait perdre confiance, à moins que ce ne soit un défaut de confiance qui suscite l’ombre du rival ; il en est ainsi égale254

LA JALOUSIE

ment des deux croyances de la jalousie : croyance de Si en son éviction et croyance de Si dans le succès de Si. Dans la mesure où l’examen des suites modales se limite à celles qui relèvent du seul point de vue du sujet jaloux, les présuppositions qui les lient découlent directement du principe d’exclusivité : à quelques nuances près, chaque modalisation de Si présuppose la modalisation contraire chez S2, et réciproquement. Quoique nous ayons choisi de nous limiter au point de vue de Si, puisque notre propos est seulement de construire la jalousie, et non point les diverses efflorescences passionnelles qui peuvent s’y greffer, il ne faut pas oublier que les dispositifs modaux qui cir­ culent dans l’interaction peuvent s’y décomposer et s’y recompo­ ser selon que le point de vue adopté est celui de S2, de S3 ou de Si. S’il n’y a pas de passions solitaires, il ne peut y avoir de passions isolées, ni d’un point de vue taxinomique (cf. l’avarice), ni, comme ici, d’un point de vue syntaxique. L’ensemble de la séquence modale se présente alors comme un remaniement réglé et interactif de plusieurs suites modales. Dans ces remaniements de l’équipement modal des sujets en inter­ action, un parcours syntaxique canonique et isotope se dessine, celui du croire-être, articulant confiance, défiance et méfiance, et où on pourrait voir la modalisation régissant l’ensemble du dispo­ sitif ; mais on ne peut extraire ce parcours de l’ensemble, sous peine de détruire l’effet de sens passionnel spécifique de la jalou­ sie. Chacun de ces arrangements successifs de la modalisation correspond à un rôle pathémique, occupant ici une position défi­ nie dans la séquence passionnelle : (Si)

(Sa)

devoir-être croire-être

devoir-ne-pas-être

RÔLE PATHÉMIQUE ATTACHEMENT EXCLUSIF

pouvoir-ne-pas-être ne-pas-croire-être

pouvoir-être

DÉFIANCE OMBRAGEUSE

ne-pas-pouvoir-être croire-ne-pas-être

croire-être

1

i

I

1

vouloir-être vouloir-fai re

I

CRISE JALOUSE AMOul/HAINE

vouloir-ne-pas-être RÉACTIVÉS

255

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

L’ensemble se lit sur deux dimensions ; chaque rôle comporte son propre dispositif modal, ses confrontations et ses trans­ formations internes ; les dispositifs eux-mêmes se transforment les uns dans les autres, en particulier sous l’effet des parcours du croire ou du pouvoir, qui modifient l’équilibre spécifique de chaque dispositif et qui convertissent ainsi chaque rôle pathémique en un autre. Cette double lecture permet de distinguer, pour la jalousie, deux séquences emboîtées l’une dans l’autre : la microséquence et la macroséquence. Macroséquence et microséquence On peut envisager la syntaxe de la jalousie de deux manières complémentaires : soit à travers la macroséquence passionnelle, caractéristique de la configuration tout entière, et elle englobe alors les présupposés (ou antécédents) et les impliqués (ou sub­ séquents) de la passion et subsume les transformations entre les dispositifs ; soit à travers la microséquence passionnelle, qui prend en charge un seul de ces dispositifs, celui où se produit la transformation passionnelle spécifique de la jalousie. Mais il faut bien voir que la microséquence n’est celle de la jalousie que dans la mesure où elle s’insère dans la macroséquence, de même que la macroséquence n’est donnée comme celle de la jalousie que dans la mesure où elle comprend la micro­ séquence. En somme, macro- et microséquence s’interdéfinissent, tout dispositif pathémique étant un arrangement de rôles pathémiques, c’est-à-dire un dispositif de dispositifs, dans lequel se trouve le rôle caractéristique de la configuration. Cette proposi­ tion peut être représentée comme une syntaxe à deux niveaux, qui aurait la forme suivante1 : 1. Ce modèle général a été déjà approché empiriquement et illustré dans des monographies : à propos de la colère, en particulier (A.J. Greimas, « De la colère », Actes sémiotiques, Documents, Paris, CNRS, III, 1981, 27), et du désespoir (J. Fontanille, « Le désespoir » », ibid., 1980, 16) ; sa construction a été ébauchée et a reçu une première formulation théorique dans « Le tumulte modal» (J. Fontanille, Actes sémiotiques, Bulletin, Paris, CNRS, XI, 1987, 39). 256

LA JALOUSIE

P

* Pi, Pa, P3, ....Pi

fai PÎ3 PU

PF La macroséquence L’étude de la macroséquence concerne toujours le niveau sémio-narratif : il s’agit maintenant d’examiner sous quelles conditions les catégories modales concernées s’organisent en un dispositif. L’ensemble peut aussi bien se lire de manière rétro­ spective, par présupposition, comme nous l’avons fait au moment de le construire, que de manière prospective, en suivant les trans­ formations intermodales ; dans ce second cas, l’attachement se transforme en attachement ombrageux, qui se transforme à son tour en jalousie, laquelle réactive pour finir l’attachement sous forme de désir possessif, voire de haine destructrice. Une telle lecture impose, dans le détail, quelques contraintes : la rupture du contrat fiduciaire ne se comprend ici que par rap­ port à l’attachement ou à un substitut stéréotypé et thématisé comme le rôle du « mari », puisqu’il faut au préalable une confiance et non un simple désir. En outre, la rupture du contrat fiduciaire ne se comprend que si l’ombre d’un rival (son pouvoirêtre) a été repérée : sans la rivalité, cet accident de l’amour ne peut aboutir qu’au « dépit » ou au « chagrin », mais pas à la jalou­ sie ; par ailleurs, l’ombrage, qui serait en quelque sorte une prise de conscience de la rivalité, n’a de sens ici que s’il est logique­ ment précédé par l’attachement, sinon on sort du cadre strict de la jalousie, pour retrouver une forme de «concurrence» ou d’« émulation ». Enfin, le fait que la jalousie puisse être provo­ quée par l’être aimé afin d’obtenir 1*« aveu d’une dépendance », ou un amour plus éclatant, montre que la passion de l’« amour » est, dans cette stratégie, à la fois un antécédent de la jalousie, sous la forme de l’attachement, et un subséquent, sous la forme du «désir réactivé»; l’attachement amoureux peut rester sousjacent, secret ou dissimulé par pudeur, et son caractère intrin­ sèquement possessif et exclusif est alors le « levier » modal sur lequel S3 prend appui pour obliger Si à manifester la totalité du 257

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

dispositif sous-jacent. Tout se passe comme si, parmi les nom­ breuses variations possibles à partir de l’« attachement exclusif », l’une d’entre elles était plus particulièrement sensible et provo­ quait la souffrance et l’aveu de Si : la stratégie de S3 consiste alors à rechercher cette variante qui est plus sensible que les autres et à la faire apparaître dans l’interaction ; globalement, la manipula­ tion se présente comme un « faire-paraître » qui consisterait, à l’intérieur de la séquence passionnelle, à faire passer l’attache­ ment du statut de présupposé implicite (l’antécédent) à celui de comportement observable (le subséquent). Toutes ces contraintes, qui peuvent être abordées aussi bien au niveau des effets de sens passionnels qu’au niveau des modalisations, garantissent l’homogénéité de la jalousie comme macroséquence, puisque chaque modalisation produit un effet de sens particulier qui dépend à la fois de son contenu modal propre et de son insertion à une place déterminée dans le dispositif global. De fait, la spécificité de ces effets de sens s’explique dans tous les cas, en dernier ressort, par la présence de modalisations régissantes, celles de l’attachement et de la rivalité. Le principe du « tout se tient », qui sous-tend cette analyse syntaxique du dispositif pas­ sionnel, peut être formulé de deux manières : d’un côté, l’effet de sens du dispositif résulte de l’association des composantes et, de l’autre, l’effet de sens de chaque composante découle de sa place dans le dispositif d’ensemble. Cette contrainte réciproque s’ap­ plique plus particulièrement aux relations entre la microséquence et la macroséquence. La microséquence Chaque constituant de la macroséquence est lui-même un dis­ positif modal. Nous n’étudierons, parmi les quatre retenus pour la macroséquence, que celui de la jalousie au sens restreint, situé au moment de la crise passionnelle. La microséquence, à la fois présupposante à l’égard des antécédents et présupposée à l’égard des subséquents, sera dite « constitutive » de la passion étudiée, dans la mesure où elle contient la transformation thymique spéci­ fique, identifiée jusqu’à présent comme « crise passionnelle ». La réactivation, complexe d’amour et de haine qui peut se tra­ duire aussi bien, par exemple, par une adoration inconditionnelle 258

LA JALOUSIE

que par une séquestration ou une vengeance (cf. La Prisonnière de Proust), présuppose en général toute la jalousie, mais, plus par­ ticulièrement, et immédiatement, un comportement ou une atti­ tude observables, par lesquels le jaloux se manifeste ostensible­ ment comme tel. En effet, les vouloir (être et faire) qui se font jour en cette dernière étape de la macroséquence présupposent une mobilisation globale du sujet passionné : tous les rôles que l’ac­ teur peut recouvrir - thymiques, cognitifs, pragmatiques - sont affectés en bloc, ce qui se traduit entre autres par le caractère figu­ ratif mixte de l’« attitude » ou du « comportement » en question, à la fois somatique et psychique. Nous avons déjà observé le « sursaut » d’avarice de Mme de Bargeton ; Alexandre Dumas nous offre, dans Le Comte de Monte-Cristo, un échantillon de mobilisation passionnelle autrement plus inquiétant, chez un jaloux italien : « De son côté, Luigi sentait naître en lui un sentiment inconnu : c’était une douleur sourde qui le mordait au cœur d’abord, et là, toute frémissante, courait par ses veines et s’emparait de tout son corps ; il suivit des yeux les moindres mouvements de Teresa et de son cavalier; lorsque leurs mains se touchaient il ressentait des éblouissements, ses artères battaient avec violence, et l’on eût dit que le son d’une cloche vibrait à ses oreilles. Lorsqu’ils se par­ laient, quoique Teresa écoutât, timide et les yeux baissés, les dis­ cours de son cavalier, comme Luigi lisait dans les yeux ardents du beau jeune homme que ces discours étaient dés louanges, il lui semblait que la terre tournait sous lui et que toutes les voix de l’en­ fer lui soufflaient des idées de meurtre et d’assassinat. Alors, crai­ gnant de se laisser emporter à sa folie, il se cramponnait d’une main à la charmille contre laquelle il était debout, et de l’autre il serrait d’un mouvement convulsif le poignard au manche sculpté qui était passé dans sa ceinture et que, sans s’en apercevoir, il tirait quelquefois presque entier du fourreau. « Luigi était jaloux ! il sentait qu’emportée par sa nature coquette et orgueilleuse, Teresa pouvait lui échapper.1 » On retrouve dans ce cliché de la jalousie « italienne » tous les éléments du dispositif, et en particulier ceux de la microséquence passionnelle : le spectacle offert à Si, la souffrance, le pouvoir-nepas-être (« elle pouvait lui échapper ») et l’exclusion du specta1. Le Comte de Monte-Cristo, chap. xxxm, «Bandits romains», Paris, Gallimard, «Bible de la Pléiade», 1981, p. 386-387. 259

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teur : Teresa a complété un quadrille où il n’y avait plus de place pour un autre garçon, et le texte, jouant ainsi figurativement sur le chiffre impair, traduit superficiellement la position de l’unité intégrale par rapport à la totalité partitive. Mais on retiendra sur­ tout ici le fait que, à travers les figures qui décrivent la manifesta­ tion jalouse, un entremêlement du somatique, du cognitif, du fiduciaire et du passionnel s’impose à la première lecture : bru­ talement, la douleur opère une connexion, puis une rupture d’isotopie au profit du somatique, ce qui nous renvoie à l’image du corps propre comme un possible archétype du sujet d’état. En outre, le passage à l’acte, imminent mais retenu, dans ce frag­ ment, et surtout le vouloir-faire qu’il supposerait, est explicite­ ment présenté ici comme un effet immédiat de la mobilisation globale des rôles recouverts par l’acteur ; amoureux, ombrageux, violent, bandit, impulsif, cruel : Luigi est tout cela successive­ ment, et en fonction des situations narratives qui se présentent, mais il l’est tout à la fois en cette étape précise de la jalousie qui suit la souffrance et qui précède le passage à l’acte. Aussi n’est-il pas seulement un sujet du vouloir-faire, car la mobilisation glo­ bale des rôles qui sont les siens insère ici d’autres dispositions que celle de la jalousie ; il en est ainsi, par exemple, de l’irrésistible tension inchoative vers le faire qui doit être si vigoureusement combattue et qui découle de P« impulsivité ». Dans la chaîne des présuppositions, en suivant à rebours l’iti­ néraire modal du jaloux, on rencontrerait donc, avant un éven­ tuel passage à l’acte, la moralisation (qui retient ou encourage la main armée du poignard...) ; celle-ci porte sur un’comportement observable qui n’est rien d’autre, on le voit dans le texte de Dumas, que le parcours figuratif associé à la dernière modalisation de la chaîne. Le comportement observable est une émotion, qui se définit ici à la fois comme une mobilisation de tous les rôles et comme reposant sur un ne-pas-pouvoir-ne-pas-faire ; cette modalisation rend compte aussi bien de l’agitation irrépressible, extérieure et intérieure, qui affecte le jaloux, que de la manipula­ tion thymique (et en partie réflexive) par laquelle le sujet est tout entier mobilisé ; sur la dimension cognitive, elle caractérise en outre le Jaire-savoir incontrôlable par lequel il se trahit aux yeux d’un observateur et qui pourra être, en fin de parcours, l’objet d’une évaluation éthique. 260

LA JALOUSIE

L’émotion est ici dysphorique, car elle est une souffrance, résul­ tant d’une transformation thymique ; la souffrance correspond, dans la séquence modale, à l’acquisition du croire-ne-pas-être, qui donne au jaloux la certitude de son éviction ou de son échec ; arrivé à ce point, ce dernier a atteint la phase ultime du parcours fiduciaire. Résumons-nous : en une même étape, nous rencontrons un état thymique résultant d’une transformation (au niveau sémionarratif), une émotion (au niveau discursif) et un comportement (le parcours figuratif). En cette étape se superposent deux modalisations, une modalisation de l’être (croire-ne-pas-être) et une modalisation du faire (ne-pas-pouvoir-faire) ; mais cette dernière semble spécifique de l’exemple examiné et découle de l’insertion, à l’intérieur du parcours propre à la jalousie, d’un bloc modal spé­ cifique de l’acteur Luigi, l’« impulsivité ». Pour ce qui concerne la jalousie proprement dite, la souffrance, l’émotion et le comporte­ ment reposent sur le seul croire-ne-pas-être. La souffrance et l’émotion présupposent elles-mêmes l’opéra­ tion qui les suscite, le « faire-soufîrir ». Or, dans le cas de la jalou­ sie, la transformation thymique est de nature essentiellement cognitive ; elle est en effet médiatisée par un « spectacle », celui de l’« image », selon Barthes, qui traduit figurativement le ne-paspouvoir-être résultant de l’exclusion. Littéralement, l’exclusion est mise en scène figurativement sous la forme d’un spectacle offert au jaloux, et ce spectacle, qui fait office à la fois d’objet de savoir et de sujet du faire-croire, persuade Si de son infortune et entraîne la transformation dysphorique ; on a vu que, chez Dumas, le caractère exclusif de la scène était traduit par la figure fermée du quadrille. La «mise en scène», le «spectacle», 1*« image » recouvrent donc une stratégie cognitive dont la consé­ quence est thymique. Si on se représente la transformation thymique comme un faire, elle comporte un état résultatif (la souffrance), une opéra­ tion (le spectacle exclusif), des opérateurs (les acteurs de la scène) et un sujet d’état (le jaloux souffrant) ; le jaloux peut jouer plu­ sieurs rôles et être à la fois du côté de l’opérateur en tant que met­ teur en scène et du côté du sujet d’état en tant que sujet souffrant. Le spectacle lui-même cristallise la «preuve» attendue et 261

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

requiert pour cela une compétence cognitive ; en effet, puisque la transformation thymique adopte pour l’essentiel un programme d’usage cognitif, il faut prévoir pour ce dernier une étape d’acqui­ sition des compétences cognitives. Étant donné les liens étroits qui unissent le cognitif et le thymique, le savoir-faire-souffrir consistera donc le plus souvent en un vouloir-observer et un savoir-enquêter. L’ensemble de la compétence cognitive du jaloux se réduit parfois au sentiment qu’« il y a quelque chose à savoir », ce métasavoir que nous avons reconnu dans le « soupçon ». La rupture du contrat fiduciaire, susceptible de bien d’autres déve­ loppements dans la phase préalable à la crise jalouse, prépare pourtant l’apparition d’un nouveau type de sujet, un sujet cogni­ tif «soupçonneux», véritable Sherlock Holmes malheureux. C’est dire que la syntaxe passionnelle comporte une « mémoire » et que, malgré les transformations modales qu’on y observe, chaque position rencontrée dans le parcours ne cesse de produire ses effets alors même qu’elle est dépassée. Il reste que le soupçon et la compétence cognitive qu’il condense ne se suffisent pas d’une défiance antérieure et que la rupture du contrat fiduciaire n’explique que partiellement le déclenchement de la quête cognitive. Il est certes nécessaire de savoir qu’il y a « quelque chose à savoir », mais encore faut-il que ce « quelque chose » ne soit pas « presque rien » ; le soupçon ne débouche sur une enquête que si le « quelque chose à savoir » coïn­ cide avec une valence, c’est-à-dire avec une ombre de valeur qui, par définition, ne peut pas être connue par un sujet cognitif, mais seulement captée par un sujet tensif ; notre Sherlock Holmes jaloux n’est pas en effet animé par la curiosité, mais par le senti­ ment que le dispositif d’exclusion qu’il a installé est menacé. Il faudrait alors supposer, pour expliquer que le soupçon jaloux sélectionne pour ainsi dire une catégorie potentielle d’objets, qu’il présuppose lui-même, dans la microséquence, une position modale indéterminée, qui signalerait le réembrayage sur le sujet tensif ; cette position sera identifiée ici comme une inquiétude. L’inquiétude est au faire thymique ce que l’émotion est au faire somatique : une mobilisation du sujet thymique, obtenue par réembrayage. Nous avons eu l’occasion de noter que le jaloux était «agité», «soucieux», «inquiet», c’est-à-dire tout entier 262

LA JALOUSIE

absorbé par l’oscillation phorique qu’engendre la tension inso­ luble qui sous-tend l’ensemble de la configuration, tension entre l’attachement et la rivalité. Pour que l’ensemble de la configura­ tion puisse être mis en discours comme un simulacre, un débrayage doit assurer la disjonction avec le discours d’accueil et un réembrayage sur le sujet tensif déclencher la crise passionnelle proprement dite. C’est pourquoi l’inquiétude, qui est déjà appa­ rue comme un des présupposés de la crise jalouse, nous semble toute désignée pour occuper cette position présupposée par le soupçon. Aussi la « mobilisation thymique » est-elle ici tensive : les présupposés de la jalousie, l’attachement et la rivalité, sont condensés et convertis en inquiétude par le réembrayage ; la défiance est convertie en soupçon, et, d’une certaine manière, le métasavoir dont celui-ci procède opère comme une « somma­ tion » sur une valence cognitive dans les oscillations de la phorie, sommation qui va permettre ensuite de connaître, et non plus seulement de sentir. Ce que nous avons appelé intuitivement la « crise pas­ sionnelle » recouvre en fait deux opérations décisives qui permet­ traient de définir la microséquence constitutive et de la distinguer des autres composantes de la macroséquence : ce sont le réem­ brayage sur le sujet tensif et la transformation thymique. En fin de « crise », un débrayage intervient, grâce à l’émotion, qui autorise éventuellement le passage à l’acte, mais qui peut déboucher aussi sur une nouvelle passion. Les simulacres existentiels L’hypothèse de départ était qu’à l’intérieur du simulacre pas­ sionnel une trajectoire existentielle venait se superposer à la syn­ taxe intermodale et lui apportait une armature syntaxique prévi­ sible. L’hypothèse se vérifie ici, puisqu’on peut montrer sans peine que la microséquence modale se développe sur le fond d’une trajectoire existentielle canonique. L’inquiétude, ce souci du sujet absorbé par un attachement menacé, découle d’une position, au moins imaginaire, de conjonction - cette sorte de conjonction simulée qui résiste à tous les aléas des jonctions effectives. Le sujet inquiet serait donc un sujet qui a quelque chose à perdre, un sujet réalisé. 263

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

Le soupçon et le vouloir-savoir qui en découle dissocient le jaloux de son objet : la conjonction n’est plus à l’arrière-plan, dans la mesure où, par le soupçon, le jaloux est détourné de l’ob­ jet de valeur et part en quête du savoir sur ses partenaires, à partir de la simple sommation d’une valence : il est donc devenu un sujet virtualisé. L’exclusion, mise en scène dans le spectacle donné par S2/S3, ramène le jaloux face à son objet, mais sur le mode de la dis­ jonction ; devant le spectacle qui s’offre à lui, Si mesure la dis­ tance qui le sépare de S3 ; il devient de ce fait un sujet actualisé. Enfin, l’émotion, en tant qu’elle produit un comportement observable, au moins intérieurement pour le jaloux lui-même, fait à nouveau sortir le jaloux de l’aire de la jonction : le rapport à l’objet de valeur importe moins en cette étape que le rapport de soi à soi ou le rapport de soi aux autres. Les figures ultérieures de la maîtrise de soi, de la moralisation des manifestations pas­ sionnelles témoignent de ce changement. En outre, par la mobili­ sation de tous les rôles qui le constituent, le jaloux réaffirme son identité de sujet discursif et prépare aussi une éventuelle réaffirmation de ses droits et de ses désirs. L’émotion achève donc le parcours en installant le jaloux dans la position du sujet potentia­ lisé. Les deux parcours sont donc en phase, avec comme « image but » commune celle d’un jaloux dont l’attachement possessif et exclusif est réactivé, comme un vouloir, sous forme de désirs de vengeance, de possession ou de séquestration. L’ensemble peut être résumé ainsi : SUJET RÉALISÉ moralisation/inquiétude

SUJET ACTUALISÉ vision exclusive

émotion SUJET POTENTIALISÉ

__ soupçon SUJET VIRTUALISÉ

t

t

Malgré sa complexité apparente, l’organisation générale de la disposition et de la trajectoire existentielle repose sur une trans­ formation globale très simple : un dispositif modal fondé sur des « devoirs » engendre un dispositif modal fondé sur des « vou­ loirs » ; la quasi-totalité des changements observés dans la macro264

LA JALOUSIE

séquence comme dans la microséquence concourent à cette modi­ fication progressive de l’équipement modal du jaloux. Ce serait en quelque sorte l’histoire d’un sujet inquiet que l’adversité « fixe » et oriente, voire convertit à une monomanie, mais aussi d’un sujet qui, dans sa relation aux objets de valeur, apprend à ne plus compter passivement sur un certain « état de choses », sur un ordre du monde où il aurait sa place, et qui, au contraire, se met à le vouloir intensément et même, éventuellement, à faire en sorte de l’obtenir.

La mise en discours : LA JALOUSIE DANS LES TEXTES

La mise en discours de l’avarice, parce qu’elle était observée pour l’essentiel à partir d’un corpus lexicographique, mettait en lumière les deux opérations fondamentales de la convocation col­ lective ou individuelle des structures sémio-narratives, la sensibi­ lisation et la moralisation, et, pour une moindre part, l’aspectualisation de la passion. La mise en discours de la jalousie sera observée dans les textes littéraires et ce choix permettra d’explo­ rer plus avant l’aspectualisation sous toutes ses formes. En effet, lors de la mise en discours dans les textes, la procédure d’expan­ sion oblige à mettre en œuvre à grande échelle les règles - ainsi que leurs transgressions - du déploiement syntaxique de la pas­ sion. C’est ainsi, par exemple, que les cinq composantes de la microséquence, l’inquiétude, le soupçon, le spectacle, la souf­ france et l’émotion moralisée, sont, telles que la présupposition les a construites, atemporelles : elles peuvent tout aussi bien s’in­ verser, se manifester simultanément ou se succéder dans l’ordre canonique. Il reste donc à examiner, entre autres, les conditions dans lesquelles ces dispositions peuvent être spatialisées, actorialisées, temporalisées et, pour commencer, déployées en un schéma pathémique canonique. En outre, face aux textes, le modèle construit est mis à l’épreuve. Si le modèle est adéquat, sa mise en œuvre doit corres265

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

pondre à l’intuition d’un lecteur cultivé ; s’il est heuristique, il doit faire apparaître dans le texte des articulations du contenu qu’une lecture intuitive n’aurait pas repérées ; s’il est explicatif, il doit permettre de rendre compte des manifestations déviantes et incomplètes. Le texte apparaît à cet égard comme un laboratoire où sont explorés expérimentalement les cas limites, où la per­ tinence est provoquée dans ses derniers retranchements ; si le modèle permet de répondre à la question : pourquoi tel ou tel est jaloux, il doit permettre aussi de dire pourquoi tel autre ne l’est pas. Avec l’étude de la jalousie dans les textes, Othello, de Shakes­ peare, Un amour de Swann et La Prisonnière, de Proust, La Jalousie, de Robbe-Grillet, ainsi que quelques scènes de Racine, on passe donc en quelque sorte aux exercices pratiques. Deux composantes de la mise en discours seront distinguées par la suite : la composante syntaxique, d’un côté, comprenant l’aspectualisation du procès et ses différentes figures spatiales, temporelles et actorielles, et la composante sémantique, de l’autre, comprenant les investissements sémantiques et les manifestations figuratives des différentes modalisations. Aspectualisation : la composante syntaxique La convocation des transformations en discours, qui les convertit en procès, implique un monnayage du changement. Ce qui peut être saisi, au niveau sémio-narratif, comme une trans­ formation entre deux énoncés d’état assurée par un faire apparaî­ tra au niveau discursif comme un enchaînement d’étapes, d’épreuves et d’actes. Le «monnayage» de la transformation consiste à déployer, au moment de la manifestation, les consti­ tuants discursifs de ce qui, en immanence, pouvait être pensé comme une opération narrative unique, conjonction ou dis­ jonction. Dès lors, on est amené à postuler, parallèlement à la convocation discursive, un débrayage qui pluralise la trans­ formation pour en faire un procès. Mais la transformation sémio-narrative n’est pas la seule à être convoquée en discours pour constituer le procès : les modulations du devenir, le changement tensif et continu le sont aussi ; c’est 266

LA JALOUSIE

pourquoi l’aspectualisation du procès produit à la fois des effets continus et des effets discontinus ; aussi va-t-elle hésiter, selon que le point de vue adopté donnera la primeur aux premiers ou aux seconds, entre la démarcation et la segmentation. La cohabi­ tation de ces deux types de propriétés dans le discours est sans doute le prix à payer pour que, au-delà de la fragmentation qu’en­ gendre le débrayage, le procès recouvre une homogénéité qui manifeste néanmoins l’unicité de la transformation ; on pourrait alors considérer que, en réponse au débrayage pluralisateur, l’in­ tervention de la tensivité dans le procès s’accompagne d’un réem­ brayage homogénéisant. L’aspectualisation peut donc se concevoir comme la gestion discursive de la pluralité obtenue par le débrayage fondateur. On en distinguera deux grandes formes, pour commencer, en deçà même de la manifestation figurative, qui n’intervient qu’en der­ nier ressort. Une première forme, qui engendre des schémas dis­ cursifs canoniques, consiste à projeter une organisation logique, qui transforme la pluralité en concaténation ordonnée. Le schéma narratif canonique, reconstruit par présupposition, est l’exemple le plus connu de ce type d’aspectualisation, qui définit les étapes logiques du procès1. Le responsable de cette projection est ce qu’on appelle traditionnellement le «narrateur», qui aurait en quelque sorte « en dépôt » tout le savoir-faire narratif élaboré par la culture dans laquelle le discours est réalisé. En revanche, l’autre type d’aspectualisation fait intervenir un « observateur », doté d’une compétence cognitive variable et sus­ ceptible d’être débrayé dans l’énoncé. Cet observateur met en 1. Le schéma narratif canonique est trop souvent improprement considéré comme appartenant de droit au niveau sémio-narratif ; il n’a en effet rien d’un universel, d’une part, parce qu’il se présente comme une construction idéologique propre à rendre compte de la manière dont, superficiellement, le sujet narratif organise son parcours pour donner un sens à son projet de vie et, d’autre part, parce qu’il fonctionne comme une grille de lecture culturelle - Paul Ricœur dirait que notre compréhension du récit passe par une pre­ mière appréhension dont les outils sont procurés par la culture à laquelle nous appartenons. En ce sens, le schéma narratif canonique serait tout au plus un pr/m/rifinstallé au niveau sémio-narratif par la procédure rétroactive que nous avons envisagée pour les dispositions passionnelles : l’usage collec­ tif donne naissance à un stéréotype culturel, qui figure ensuite dans le réser­ voir disponible pour une nouvelle convocation en discours. 267

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

perspective les différentes étapes du procès, établit des démarca­ tions et produit par exemple la suite « inchoatif, duratif, terminatif », ainsi que les différentes formes de la durativité : « ponctua­ lité, itérativité... », à propos desquelles nous avons déjà fait observer qu’elles supposaient une variation de la compétence d’observation, en particulier en ce qui concerne la capacité à pré­ voir et à identifier les différentes occurrences. Les schémas discursifs passionnels : formes canoniques La macroséquence A partir des segments intuitivement reconnus, puis des liens de présupposition qui unissent les divers avatars du dispositif modal de la jalousie, nous avons pu établir un vaste syntagme modal qui combine une macroséquence englobante et une microséquence constitutive. La macroséquence est une sorte de dispositif pathémique, alors que la microséquence rend plus particulièrement compte des enchaînements modaux propres à la crise pas­ sionnelle. Leur emboîtement donne le résultat suivant :

ATTACHEMENT EXCLUSIF

DÉFIANCE OMBRAGEUSE

inquiétude soupçon vision exclusive émotion moralisation

AMOUR HAINE

La macroséquence adopte globalement ici le déroulement d’une séquence polémique, témoignant du rôle recteur de la rivalité dans la configuration. La confrontation est impliquée à la fois par l’attachement exclusif et par l’ombrage, conçu comme une prise de conscience de la rivalité et de la menace. La défiance, en déclenchant la crise fiduciaire, se présente comme une forme de la domination ; c’est en effet à cette étape que le jaloux reconnaît éventuellement les mérites de son rival et son « droit à l’objet », voire se dévalue lui-même, ce qui est une autre manière d’envisa­ ger que le rival va l’emporter sur lui. La crise jalouse elle-même,, sur le mode du simulacre, occupe la place de Yappropriation et de la dépossession, puisqu’elle donne à Si le spectacle de la conjonc268

LA JALOUSIE

tion entre S2 et 0,S3. Pour finir, on peut identifier, de part et d’autre de l’épreuve, d’un côté un équivalent du contrat préa­ lable, dans l’attachement initial, et d’un autre côté une contreépreuve, dans la réactivation finale, grâce à laquelle le jaloux reprend l'initiative. A titre d’hypothèse, on pourrait avancer ici, par généralisation, que la macroséquence d’un dispositif pathémique obéit à la logique aspectuelle du schéma narratif canonique. Lors de la mise en discours, les présuppositions entre les dispositifs modaux, spé­ cifiques de chaque rôle pathémique de base, sont réinterprétées du point de vue de la logique syntaxique discursive, de sorte que la séquence modale apparaît alors comme un enchaînement d’étapes généralisable, que régit la compétence discursive d’un narrateur. La microséquence En revanche, la microséquence semble obéir à une logique strictement pathémique. L’aspectualisation de la séquence modale constitutive produit en effet un schéma dont on a reconnu progressivement, à propos de l’avarice, puis de la jalou­ sie, les étapes successives. L’inquiétude constitue le sujet pas­ sionné, car elle comporte un réembrayage sur le sujet tensif ; indé­ pendamment de l’attachement lui-même, elle détermine en effet une certaine « propension » à la crise passionnelle, quelle qu’elle soit. L’inquiétude met en branle la dynamique modale et débouche sur la crise de jalousie si le réembrayage opère dans le champ d’un attachement exclusif. La question qui se pose, c’est bien : où commence le procès passionnel proprement dit ? D’où la seconde question : où commence, dans la chaîne discursive, la tension pathémique spécifique de la passion étudiée ? On appel­ lera constitution l’étape correspondant au réembrayage, où est défini préalablement le style tensif du sujet passionné, qui prend la forme, dans le cas de la jalousie, d’une oscillation thymique qui ne parvient pas à se polariser. Selon les époques, les cultures et les auteurs, la constitution sera interprétée comme un «tempéra­ ment» (chez Stendhal ou chez Proust), comme un «destin» (chez Racine) ou même comme le surgissement du chaos vital 269

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

(chez Shakespeare). La constitution du sujet passionné est donc la phase qui procure à l’ensemble du processus son style sémio­ tique. N.B. L’étude des styles sémiotiques, à partir des modulations de la tension, est à faire ; il s’agit, pour la sémiotique à venir, d’un impor­ tant domaine de recherche qui aurait comme objectif à la fois une théorie de l’aspectualisation et une exploration des manifestations passionnelles. Les atermoiements de la velléité, les langueurs de l’en­ nui, à côté de l’agitation de l’inquiétude, seraient quelques-unes des formes à élucider. Le soupçon et l’enquête qui en découle procurent ensuite au jaloux les qualifications requises pour la vision exclusive, comme en une quête des modalisations nécessaires pour la per­ formance thymique. Celui qui mène l’enquête n’est d’ailleurs pas forcément le jaloux : Swann en partage les difficultés avec ses amis ou même des professionnels. Les stéréotypes sociaux de la jalousie sont de ce point de vue quasiment entrés dans les insti­ tutions, puisqu’une grande part de l’activité des détectives privés est traditionnellement consacrée à ce genre d’enquête. Othello, quant à lui, ne s’abaisse pas au point d’engager un enquêteur, mais demande tout de même à Iago de lui « faire voir » la chose. Le soupçon et l’enquête, dans la mesure où ils concourent à ins­ taller chez le jaloux un dispositif modal sensibilisé, corres­ pondent à la disposition. On notera à cet égard que, même si le faire cognitif est délégué à d’autres acteurs, le jaloux reste le sujet d’état (soupçonneux, méfiant) qui reçoit les modalisations sensibles. La vision exclusive et l’acquisition de la certitude, qui recouvrent la transformation thymique principale, pourraient être généralisées et dénommées pathémisation. Le résultat de la pathémisation sera une émotion, définie comme un état pathémique qui affecte et mobilise tous les rôles du sujet passionné. Enfin, l’émotion se manifeste par un comportement observable, qui est l’objet principal des évaluations éthiques et esthétiques, que nous sommes convenus d’appeler moralisation. Si la crise jalouse est « racontable », c’est donc parce qu’elle obéit à une logique discursive, projetée par aspectualisation sur les présuppositions modales, parce qu’elle s’organise en un schéma pathémique canonique, qui aurait la forme suivante : 270

LA JALOUSIE

CONSTITUTION

SENSIBILISATION DISPOSI­ TION

MORALISATION

PATHÉMI- ÉMOTION SATION

La constitution, la sensibilisation et la moralisation ont été reconnues par ailleurs comme les trois grands modes de construc­ tion des univers passionnels connotatifs, que contrôlent les cultures individuelles et collectives *. C’est pourquoi ces trois seg­ ments comportent, dans le schéma pathémique canonique, des références aux axiologies passionnelles, et plus particulièrement à celles qui assurent la régulation des relations sociales et inter­ individuelles ; ils convoquent pour cela des grilles idiolectales et sociolectales de représentation de la passion, de ses causes, de ses effets, de ses critères d’identification et d’évaluation. Par ailleurs, la disposition, la pathémisation et l’émotion sont les étapes suc­ cessives du procès passionnel proprement dit, par lequel le sujet se trouve conjoint à l’objet thymique. Les schémas passionnels : réalisations concrètes Les amours fiduciaires de Roxane La syntaxe générale de la jalousie procure des unités dis­ cursives, et non des unités textuelles ; aussi la mise en place d’une forme aspectuelle du procès ne permet-elle pas de prévoir l’ordre d’apparition linéaire des étapes de la passion lors de la manifesta­ tion. L’examen de quelques réalisations concrètes devrait per­ mettre d’esquisser un principe de variation textuelle. On peut chercher confirmation et vérification chez Racine, par exemple. Bajazet, autour du personnage de Roxane, offre une réa­ lisation presque intégrale et particulièrement détaillée de la macroséquence. L’attachement est, pour commencer, soigneuse­ ment justifié, sur le mode du devoir-être : 1. Cf. supra, « A propos de l’avarice », « La sensibilisation ». 271

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

« [...] même témérité, périls et crainte commune Lièrent pour jamais leurs cœurs et leurs fortunes '. » La confiance est elle-même sollicitée, mais déjà comme le néga­ tif de la défiance : «Je veux que devant moi, sa bouche et son visage Me découvrent son cœur sans me laisser d’ombrage2. » On la peut même obtenir grâce à un premier « don de la foi », qui fait écho à l’« aveu de dépendance » : «Justifiez la foi que je vous ai donnée [...].3 » L’acte II est tout entier consacré à la proposition et à l’accepta­ tion du contrat fiduciaire ; la passation du contrat se situe entre les actes II et III et n’est évoquée que par présupposition au début de l’acte III ; très vite, apparaissent l’ombrage et l’ébranlement fiduciaire. Les actes III et IV sont ceux, pour Roxane, de la crise jalouse ; on rencontre, pour commencer, l’inquiétude : « Ce jour me jette dans quelque inquiétude4. » La méfiance suit, puis la vision exclusive, suscitée par Roxane elle-même (Si), sous la forme d’un piège tendu à Bajazet et Atalide, c’est-à-dire, respectivement, à S3 et S2. L’aspect «specta­ culaire » de la vision exclusive ne procède pas seulement des exi­ gences de la représentation théâtrale, il est dicté ici par le schéma pathémique de la jalousie ; en effet, à côté des transformations épistémiques et véridictoires qui révèlent à Roxane l’indifférence de Bajazet à son égard, et son amour pour Atalide, trans­ formations qui suffiraient dans une logique qui ne serait que cognitive, il faut ménager la transformation thymique, qui ne peut advenir que par la mise en scène du simulacre figuratif de la conjonction entre S2 et S3. A ce moment de la séquence pas1. 2. 3. 4.

Acte I, scène 1. Souligné par nous. Acte I, scène 3. Souligné par nous. Acte II, scène 1. Acte III, scène 6.

272

LA JALOUSIE

sionnelle, Si (Roxane) et S3 (Bajazet) n’ont plus rien à échanger que des manifestations de cruauté et d’indifférence, ainsi que des manipulations thymiques. Par ailleurs, la réalisation canonique de la macroséquence est soigneusement articulée sur le parcours des transformations fidu­ ciaires. Chaque poste de ce parcours procure une forme parti­ culière à l’attachement de Roxane ; successivement : l’attache­ ment confiant, l’attachement défiant et ombrageux, l’attachement méfiant. Mais Bajazet offre en outre une réalisation du quatrième poste, antérieur à l’attachement confiant lui-même, sous la forme déjà rencontrée du « don de la foi », qui correspondrait à un atta­ chement par « abandon de méfiance ». Le don de la foi se décrit plus particulièrement comme un renoncement (une négation) par lequel Si se rend à S3, par lequel l’amante se met à la merci de l’aimé ; ce qui permet, rétrospectivement, de comprendre pour­ quoi, chez Stendhal, la jalousie plaît aux femmes, qui la suscitent comme pour obtenir une reconnaissance de leur pouvoir. L’enchaînement des diverses formes de l’attachement repose par conséquent sur une stratégie amoureuse complexe, où la confiance comme la méfiance supposent une réciprocité entre Si et S3, échange de bienfaits thymiques dans un cas et échange de mauvais procédés dans l’autre, et où la défiance et l’absence de méfiance supposent en revanche l’absence de réciprocité, une attitude amoureuse unilatérale, Si s’engageant ou se dégageant, selon le cas, mais toujours sans contrepartie. Le parcours des transformations fiduciaires révèle en somme dans l’amour un parcours figuratif, qui aurait la forme suivante : réciprocité échange amoureux

épreuve amoureuse

don amoureux

réserve amoureuse unilatéralité

Un tel parcours explique en partie la récurrence de la séquence passionnelle : quoique globalement organisée sur le principe du schéma discursif, la jalousie peut parcourir plusieurs fois la 273

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

séquence, mais en gardant à chaque reprise le «souvenir» des trahisons, des défections et des renoncements antérieurs. Les vestiges du schéma narratif dans La Jalousie Si on se tourne maintenant vers des réalisations non cano­ niques, comme le roman de Robbe-Grillet La Jalousie, on découvre une option toute différente : la syntaxe de la jalousie est globalement respectée, mais la dimension thymique est para­ doxalement absente du roman. Aussi, la confiance, la méfiance, la souffrance et leurs équivalents sont-ils bannis de la manifestation. En revanche, tout ce qui, dans chacune des étapes de la séquence passionnelle, relève du pragmatique et du cognitif, est soigneuse­ ment rapporté. L’attachement transparaît, mais uniquement comme contemplation de la beauté sensuelle du personnage dénommé A...(Le. : S3) et sans qu’on puisse vraiment faire la dif­ férence avec la contemplation du mille-pattes ou avec celle des bananiers, tout aussi fréquentes, sinon plus. L’ombrage est là, lui aussi, mais sans que soit manifestée aucune défiance ; on note tout au plus des commentaires sur l’indiscrétion de S2, et une série d’observations pratiques qui signalent la présence envahis­ sante d’un tiers masculin dans le couple : « Bien qu’il ne se livre à aucun geste excessif, bien qu’il tienne sa cuillère de façon convenable et avale le liquide sans faire de bruit, il semble mettre en œuvre, pour cette modeste besogne, une éner­ gie et un entrain démesurés. [...] il manque de discrétion '. » « Franck raconte une histoire de voiture en panne, riant et faisant des gestes avec une énergie et un entrain démesurés2. » Le texte est explicite au moins sur un point : le caractère envahis­ sant du personnage n’est pas dû à un comportement objective­ ment excessif ou déplacé (« bien qu’il ne se livre à aucun geste excessif ») ; ce qu’il tente de saisir, implicitement, à travers la manifestation d’une énergie étrangère dans le champ exclusif de Si, c’est l’émergence de l’ombre d’un rival, d’une place hostile qui 1. Paris, Éd. de Minuit, 1957, p. 23. 2. Ibid., p. 110.

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se dessine dans le territoire visuel de Si. La « discrétion », en l’oc­ currence, serait la transposition cognitive du respect de l’unité exclusive que Si a créée, et le manque de discrétion, celle d’un empiétement quelconque sur cette unité exclusive ; reprocher à S3 son manque de discrétion, c’est donc présupposer l’existence de l’exclusivité. La rupture du contrat fiduciaire et la défiance sont patentes, mais uniquement par présupposition et catalyse : à partir de posi­ tions d’observations incommodes, par exemple, le narrateur émet discrètement des conclusions qui présupposent sa défiance à l’égard de S2 ou S3 : « [...] impossible de contrôler [...] » « [...] le visage de Franck, presque à contre-jour, ne livre pas la moindre impression » « [...] les traits de A..., de trois quarts arrière, ne laissent rien aper­ cevoir. » L’absence de savoir, constatée incidemment au cours de la des­ cription, est attribuée non pas à une incapacité intrinsèque de l’observateur, mais à une dérobade de l’informateur, qui ne « laisse pas » voir, qui ne « livre » rien ; il s’agit bien entendu d’une stratégie de description d’une grande banalité, consistant à projeter sur l’objet les contraintes imposées par la focalisation et à les attribuer à une prétendue intention ; toutefois, cette banalité recouvre une conversion actantielle qui en elle-même est loin d’être banale (la conversion d’un objet en sujet) : c’est une des fluctuations possibles des dispositifs actantiels à l’intérieur des simulacres suscités par la jalousie. En outre, cette défiance née du non-savoir de Si présuppose au moins un métasavoir, portant sur le fait qu’il y aurait quelque chose à voir (sur le visage de A... ou sur celui de Franck) ; c’est ainsi que naît le soupçon. Parmi les étapes de la microséquence, on ne retrouve plus l’émotion, puisqu’elle est exclusivement thymique et fondée sur la souffrance ; en revanche, il reste quelque chose de l’inquiétude, dans la mesure où elle peut se manifester comme une simple oscillation, sans autre précision concernant l’euphorie et la dys­ phorie ; aussi emprunte-t-elle ici la voie d’alternatives cognitives

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indécidables, qui surgissent à tout propos : A... a-t-elle mangé ou non (p. 24)? A... rentrera-t-elle avant la nuit ou non (p. 122130)? Par ailleurs, on reconnaît sans peine l’enquête jalouse, puisqu’elle est essentiellement cognitive ; on assiste au recueil des indices, à la constitution d’un réseau cognitif. Mais il manque toujours la preuve et la certitude ; en rapprochant cette absence de celle de toute manifestation thymique, on est conduit à penser que la deuxième explique la première : la preuve et la certitude n’adviendraient dans la jalousie qu’appelées par une attente inquiète, à laquelle elles seraient susceptibles d’apporter un sou­ lagement, de nature thymique et non plus cognitive. Aussi l’en­ quêteur de Robbe-Grillet en reste-t-il aux aller et retour entre les indices, au ressassement des mêmes figures et des mêmes scènes, sans qu’aucune apparaisse décisive : le retrait textuel du thy­ mique interdit toute manifestation du croire. Pour finir, constatons dans ce roman l’omniprésence de la vision exclusive ; S2 et S3 sont dans leurs fauteuils, Si étant dans un fauteuil à l’écart ; S2 et S3 sont du même avis, Si est d’un autre avis ; S2 et S3 ont lu le même roman, que Si ne connaît pas, et ainsi de suite. La représentation du couple S2/S3 est au cœur des motifs narratifs : le repas, l’apéritif, le départ, le retour, la lec­ ture ; la description envahit le texte parce que le récit n’est rien d’autre que la juxtaposition des « scènes » offertes à Si par S2/S3. C’est ainsi que la technique propre au Nouveau Roman se trouve resémantisée, remotivée à l’intérieur de la configuration de la jalousie. En l’absence de la dimension thymique, le texte de RobbeGrillet n’a gardé que l’empreinte de la syntaxe passionnelle : on ne retrouve, comme quelques roches dures résistant à l’érosion, que les modifications et modalisations projetées sur les dimen­ sions pragmatique et cognitive par le parcours passionnel, mais sans que ce dernier soit directement textualisé. L’empreinte, comme procédé de textualisation, trouve un écho métadiscursif explicite dans les «empreintes», figures du monde naturel, décrites dans le roman lui-même : empreinte du mille-pattes écrasé sur le mur ou empreinte des mots et des lettres sur le buvard d’une écritoire. Les limites imposées au savoir du narra­ teur ne suffisent pas à rendre compte de ce procédé, car il ne 276

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s’agit pas seulement de focalisation ; l’effet d’« empreinte » résulte d’une véritable érosion discursive, une forme de textualisation qui dépasse la question du mode narratif. La configu­ ration passionnelle est traitée dans ce roman comme un cadre de règles discursives implicites, qui n’apparaissent pas en tant que telles, mais qui déterminent le texte tout entier. Cette tentative littéraire prouve à la fois la dépendance et l’autonomie de la dimension thymique à l’égard des deux autres : dépendance, parce que l’effet de sens passionnel n’en est pas moins présent dans les modalisations des deux autres dimensions ; autonomie, parce qu’elle peut être totalement implicitée sans que cela affecte l’intelligibilité du texte. Dissémination et agitation dans Un amour de Swann Chez Proust, en revanche, c’est l’ensemble des présuppositions et des enchaînements syntaxiques qui se trouve mis en cause. D’une part, le principe en est réaffirmé, puisque la présupposition syntaxique est un des outils explicatifs les plus puissants de l’ana­ lyse psychologique proustienne ; d’autre part, il est sans cesse bouleversé par la permanence et la récurrence des mêmes crises ou dispositions passionnelles tout au long du roman. On apprend ainsi qu’un amour peut naître sans le désir initial, comme une histoire peut commencer in médias res : « En reconnaissant un de ses [de l’amour] symptômes, nous nous rappelons, nous faisons renaître les autres. Comme nous possédons sa chanson, gravée en nous tout entière, nous n’avons pas besoin qu’une femme nous en dise le début [...] pour en trouver la suite '. » Mais il faut observer immédiatement que l’amoureux qui se montre capable de telles présuppositions est un homme d’expé­ rience, qui « a été atteint plusieurs fois par l’amour » et qui peut par conséquent se comporter en narrateur de son propre parcours passionnel, car il dispose du métasavoir nécessaire ; à ce compte, la passion devient une chaîne d’événements inscrite en compé1. A la recherche du temps perdu, op. cit., t. 1, p. 196-197. 277

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tence, qu’on peut sans dommage prendre par le milieu : tout le reste se reconstitue par présupposition. Proust souligne ainsi, d’une certaine manière, le statut de stéréotype culturel de ces schémas discursifs : l’expérience ou la mémoire ayant « gravé en nous » toute la séquence, elle resurgira toujours en un seul bloc. Autre manifestation de la compétence discursive du sujet pas­ sionné : on peut souffrir pendant longtemps, de la même manière et avec la même intensité, d’un simple souvenir : « La souffrance ancienne le refaisait tel qu’il était avant qu’Odette ne parlât : ignorant, confiant ; sa cruelle jalousie le replaçait, pour le faire frapper par l’aveu d’Odette, dans la position de quelqu’un qui ne sait pas encore, ...1 » La capacité à opérer des présuppositions apparaît ici encore comme une propriété du sujet passionné, comme une compo­ sante de sa compétence thymique ; la souffrance, ici même, res­ suscite l’attachement confiant initial, comme si, par la grâce de la présupposition, le jaloux était programmé pour revivre, à chaque occurrence, toutes les étapes de sa passion : illustration éclatante de la prééminence de la syntaxe dans le mécanisme passionnel, puisque la souffrance ne peut être celle de la jalousie qu’à condi­ tion que le sujet reconstruise et parcoure à chaque fois toutes les étapes antérieures, en remontant au tout début, et qu’il en connaisse à nouveau tous les aléas modaux. Il n’empêche pourtant que la syntaxe canonique est perturbée et compliquée par la récurrence des crises jalouses. Tout se passe comme si, à chacune des étapes de la macroséquence, attache­ ment exclusif, ombrage et défiance,...» le sujet passionné se jouait déjà la scène cruciale de la jalousie proprement dite. Par exemple, une ébauche de microséquence jalouse apparaît dès la mise en place de l’attachement exclusif : « De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce grand souffle d’agitation qui passe parfois sur nous. Alors l’être avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c’est lui que nous aimerons. [...] Ce qu’il fallait, c’est que notre goût pour lui devînt exclusif2. » 1. A la recherche du temps perdu, op. cit., 1.1, p. 368. 2. Ibid., p. 230-231. 278

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Avant d’éprouver ce goût exclusif pour Odette, Swann l’avait seu­ lement repérée comme objet esthétique (un Botticelli). L’agita­ tion qui le prend, ce soir où il la cherche dans Paris, transforme la certitude tranquille qu’il avait de la retrouver chez les Verdurin en inquiétude et en souffrance ; cette souffrance transforme le devoir-être de la première confiance en vouloir-être et vouloirfaire, que Proust traduit comme « le besoin insensé et douloureux de la posséder» (p. 231), de la même manière que la souffrance de la crise jalouse proprement dite entraîne une réactivation de l’amour. Ce qui fait dire à bien des commentateurs que l’amour naît ici de la jalousie. Il est vrai qu’à lire Un amour de Swann, on pourrait être tenté de penser que la jalousie est présente tout entière dans chacune des étapes qui la constituent. Ainsi Proust peut-il affirmer : « [...] ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible. Ils se composent d’une infinité d’amours successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l’im­ pression de la continuité, l’illusion de l’unité1. » La dispersion de la crise jalouse dans toutes les étapes de la macroséquence s’explique en fait de deux manières. Tout d’abord, chaque rôle appartenant au dispositif pathémique est susceptible d’être lui aussi traité comme une microséquence spé­ cifique, et l’attachement exclusif, par exemple, peut être analysé en « inquiétude-souffrance-besoin de posséder » ; comme par ail­ leurs chaque rôle pathémique ne reçoit tout son sens que de l’en­ semble auquel il appartient, chacun d’entre eux présente, au niveau de l’effet de sens, qui est celui où se place le romancier, de 1. Il y aurait beaucoup à dire sur cette dialectique du continu et du dis­ continu. Proust prendrait ici le parti de considérer le discontinu comme pre­ mier et le continu comme second, résultant en quelque sorte de l’infinitisation du premier: quand la segmentation d’un procès est poussée aux dernières limites, il apparaît comme continu. Il faut bien voir que tout dépend de la capacité d’accommodation de l’observateur ou de la distance d’où il observe. Cette présentation est caractéristique de la théorie de la connaissance qui sous-tend toute La Recherche, selon laquelle le savoir ne se construit que dans la dialectique entre la pluralisation et l’homogénéisation des figures, grâce à un va-et-vient entre les positions d’observation. 279

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fortes ressemblances avec le rôle spécifique, celui, ici, de la jalou­ sie. En outre, la dispersion des crises jalouses est un effet de l’aspectualisation temporelle et de la position de l’observateur : pour un observateur qui en ferait la synthèse de manière rétrospective, la passion se présenterait comme unique et continue, susceptible d’être racontée comme un procès homogène ; pour un observa­ teur qui pratiquerait l’analyse, en se situant en coïncidence avec chaque manifestation, la passion ne serait plus qu’une succession de crises distinctes. Ce qui confirmerait l’utilité de l’opposition entre l’aspectualisation « segmentative », créatrice des schémas discursifs, et l’aspectualisation « démarcative », créatrice des effets de continuité et de discontinuité dans le discours. Car, en fait, la temporalisation discontinue et apparemment récurrente de la macroséquence n’empêche pas la passion de se développer selon le schéma canonique que nous avons établi : la souffrance, par exemple, est sans cesse présente, mais la souf­ france née de l’incertitude (la défiance ombrageuse) est différente de celle née de la certitude (la vision exclusive) ; au moment où Odette avoue ses liaisons homosexuelles - un de ses rares aveux le narrateur constate : « Cette souffrance qu’il ressentait ne ressemblait à rien de ce qu’il avait cru [...] parce que, même quand il imaginait cette chose, elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière qui s’était échappée des mots w peut-être deux ou trois fois ”, dépour­ vue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce qu’il avait connu qu’une maladie dont on est atteint pour la première fois1. » Aussi, même s’il y a récurrence de la souffrance dans l’histoire de la jalousie de Swann, chaque souffrance reste tout de même spéci­ fique du rôle pathémique dont elle naît ; dans l’exemple pré­ cédent, Odette vient de donner un exemple concret d’une ren­ contre homosexuelle, dont les circonstances sont connues de Swann ; toutes les conditions sont donc réunies pour que cet aveu se transforme pour lui en vision exclusive, en « scène » de la conjonction S2/S3 : 1. A la recherche du temps perdu, op. cit., 1.1, p. 363. 280

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« Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier. [...] Odette, sans être intelligente, avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle avait mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann, haletant, voyait tout: le bâillement d’Odette, le petit rocher. Il l’entendait répondre - gaîment, hélas ! - : “Cette blague !” '. » Toutes les étapes de la macroséquence comportent leur part de souffrance, mais seule cette dernière est caractéristique de la cer­ titude du jaloux et elle présuppose toutes les autres. On y reconnaît immédiatement un spectateur « tout percevant », mais exclu de la scène, et l’être aimé qui, littéralement, comme un bon acteur, joue son rôle dans la scène, pour l’édification du jaloux : le faire cognitif dont Si est le destinataire doit donc, pour être effi­ cace et fonder sa croyance, déployer concrètement les parcours figuratifs attendus ; d’un autre point de vue, si on cherchait des critères distinctifs pour identifier superficiellement les procès passionnels, dans la mesure où ils requièrent un parcours figuratif susceptible de solliciter une activité perceptive chez le sujet, Yeffi­ cacité figurative pourrait être un de ces critères. Perturbations et sorties prématurées La canonicité de la macroséquence dépend, pour l’essentiel, du bon fonctionnement des présuppositions. Dès qu’un présupposé vient à manquer, la séquence passionnelle dévie, s’interrompt, débouche sur des passions qui n’appartiennent plus à la configu­ ration de la jalousie ; de sorte que tel ou tel, qui pourrait être jaloux - à s’en tenir strictement à la situation amoureuse saisie in médias res -, ne l’est pourtant pas. Le théâtre de Racine, où la jalousie est un ressort dramatique omniprésent, offre plusieurs exemples de ce détournement passionnel. Si la jalousie de Thésée (Phèdre) tourne court dès la défiance et vire à la fureur vengeresse, c’est parce que le présupposé de « rivalité », et surtout de comparabilité des rivaux, manque ici : Thésée est en position de Destinateur par rapport à Hippolyte et il dispose d’une compétence, en particulier de l’ordre du pouvoirfaire, qui manque à son fils. Si la jalousie d’Antiochus (Bérénice) 1. Ibid., p. 366. Souligné par nous. 281

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piétine indéfiniment au stade de l’inquiétude et se réduit au sup­ plice infligé par l’oscillation indéfinie entre les phases d’espoir et les phases de désespoir, c’est parce qu’il lui manque depuis le début le devoir-être et le croire ; aussi sa souffrance ne peut-elle les présupposer. Antiochus est un amoureux transi, dont l’attache­ ment est unilatéral (sur le mode du « don de la foi ») et qui, n’ayant jamais acquis le droit d’espérer, ne peut pas être jaloux. Il serait envisageable de calculer les dérivations possibles à par­ tir de la macroséquence, en se fondant sur la variation des pré­ supposés ; on n’ébauchera ici que les grandes lignes de ce calcul. Pour commencer, il faudrait distinguer, comme nous l’avons fait d’entrée de jeu, entre les deux grands types de mise en perspec­ tive : ou bien la conjonction entre S2 et S3 est antérieure, et la jalousie est alors une crainte - une souffrance prospective -, ou bien elle est à venir, et la jalousie est alors un chagrin - une souf­ france rétrospective -, reflétant ainsi la dichotomie entre les deux grandes tendances de l’imaginaire humain, représentées d’un côté par les passions de Yattente, et de l’autre par celles de la nostalgie. Quelle que soit la mise en perspective, l’inquiétude du jaloux, comme chez Proust, porte toujours sur un événement présentifié dans le simulacre passionnel. Mais le calcul des dérivations doit tenir compte de ce dédoublement, qui retrouve ses droits dès que le présumé jaloux sort du parcours canonique : à chaque sortie, deux voies se présentent à ce dernier. Ainsi, pour un «jaloux craintif », la sortie à l’étape de l’attachement confiant sera une forme d’«espoir», alors que, pour un «jaloux chagrin », ce sera une « sécurité » ou un « soulagement » (i.e. le rival n’est plus là). La dérivation à partir de l’ombrage donnera une «appréhen­ sion» pour le «jaloux craintif» et un «ressentiment» pour le «jaloux chagrin », et ainsi de suite. N’étant plus solidarisées par une syntaxe cohérente, les passions dérivées prennent leur auto­ nomie et il n’est plus possible alors de considérer que, par exemple, les couples «espoir/soulagement» ou «appréhension/ ressentiment » constituent chacun une seule passion susceptible de varier en fonction d’un changement de perspective : il s’agit de passions différentes. L’ensemble des dérivations passionnelles greffées sur la macro­ séquence constitue une configuration pathémique où se déploient 282

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les potentialités syntaxiques de la jalousie : à chaque étape, parce qu'un dos présupposés est absent ou mal assuré, s’ébauchent des échappatoires qui sont exploitables lors de la textualisation, soit en condensation, soit en expansion, au point de faire tourner court le développement de la branche principale. Formes réalisées de la microséquence Le déclenchement de la crise passionnelle requiert deux opéra­ tions discursives : d’une part, le réembrayage sur le sujet tensif et, d’autre part, l’inscription du dispositif sensibilisé sur l’axe du paraître. Ces deux opérations ont pour effet de sens I’« entrée » dans le simulacre passionnel. L’inquiétude de Swann L’étape initiale de la microséquence, autour de l’inquiétude et de ses variantes figuratives, offre chez Proust de nombreuses manifestations des propriétés tensives de la phorie. Le plus bel exemple de la désémantisation de l’objet de valeur, réduit à n’être plus qu’une valence, est sans doute l’association d’Odette à la petite phrase de Vinteuil. Derrière la description figurative et sen­ sorielle de la phrase musicale, une armature syntaxique se des­ sine, fondée tout entière sur des agencements aspectuels : retards, délais, attentes, surprises, incidences et décadences. Ces figures aspectuelles sont explicitement associées à Odette de Crécy, l’ob­ jet de valeur; à une époque où chaque audition de la phrase évoque l’image d’Odette, Proust raconte : « C’est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongerait sans qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir avant d’ex­ pirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait *. » 1. Ibid., p. 345. 283

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La métaphore musicale n’est pas innocente : elle permet de réduire la totalité du parcours passionnel - attente, exaltation, désespoir - à cet agencement aspectuel que proposent les verbes «prolonger», «cesser de», «approcher», «durer», «tâcher de », « expirer », « soutenir ». Dès lors, l’objet dont il est question n’est plus à proprement parler un objet de valeur, car ce n’est qu’un opérateur de retard ou d’avance, d’incidence ou de déca­ dence aspectuelle ; ce qui revient à le désinvestir en tant qu’objet de valeur, à le réduire à des propriétés de type tensif : l’« objet » de la passion serait en fait une valence. Aussi la jouissance (avant la déception) éprouvée par Swann est-elle une « [...] jouissance qui elle non plus ne correspondait à aucun objet extérieur et qui pourtant, au lieu d’être purement individuelle comme celle de l’amour, s’imposait à Swann comme une réalité supérieure aux choses concrètes1. » Le «elle non plus» fait référence à une impression semblable procurée par l’association d’Odette à une autre forme esthétique. L’objet de Swann est une « ombre de valeur » ; en tant que valence, il est d’ailleurs explicitement manifesté dans ce com­ mentaire : « De sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d’y inscrire le nom d’Odette2. » Les modulations de la tension, soigneusement traduites ici sous forme de variations dans le continuum de la phrase musicale, des­ sinent en quelque sorte la place d’un objet quelconque, mais qui devra toute sa valeur, ultérieurement définie, à la « proforme » dans laquelle il s’insère ; et c’est pourquoi n’importe quel nom d’objet, acceptable par ailleurs, peut s’y inscrire. Par ailleurs, le sujet renoue ici avec le sentir minimal : il n’est plus que perception, fondu dans son objet, et se trouve alors à l’écart de la communauté humaine : 1. Ibid., p. 236-237. 2. Ibid., p. 237. Souligné par nous. 284

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« Grand repos, mystérieuse rénovation pour Swann [...] de se sen­ tir transformé en une créature étrangère à l’humanité, aveugle, dépourvue de facultés logiques, presque une fantastique licorne, une créature chimérique ne percevant le monde que par l’ouïe1. » Les propriétés que nous avons prêtées à la tensivité phorique nous rendent particulièrement attentifs aux commentaires qui accompagnent cette esthésie ; on note par exemple que la percep­ tion auditive est associée au sentir, alors que la perception visuelle participe à l’élaboration cognitive de la signification ; la vision est en effet incapable d’opérer comme l’ouïe cette régres­ sion en deçà du cognitif, qui permet d’ «[...] entrer en contact avec un monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme parce que nos yeux ne le perçoivent pas, sans signification parce qu’il échappe à notre intelligence [...]2 ». La vision comporterait une sommation - de type gestaltiste, par exemple - et entraînerait la catégorisation du monde perçu, alors que l’ouïe se réserverait la saisie de modulations infra-cognitives (Proust parle ailleurs d’« un monde ultra-violet »), qui seraient, par définition, «sans forme». On pourrait même penser que Proust envisage l’identification des « ombres de valeur » comme se produisant sur l’horizon ontique, représenté comme un inconnaissable manifesté, dont la valence serait la manifestante ; mais il se contente d’effleurer cette idée : « Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus3. » Le motif de la petite phrase de Vinteuil nous mène par conséquent, suivant en cela toute l’évolution de l’espace tensif, de l’écran ontique qui est seulement présupposé par les modulations tensives de la mélodie jusqu’à la sommation d’une place qui est le 1. Ibid., p. 237. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 350. 285

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premier acte nécessaire pour entrer dans le domaine cognitif où s’élabore la signification. La phase d’agitation inquiète achève le réembrayage tensif et l’entrée dans le simulacre passionnel, en installant le jaloux sur la dimension thymique, où il sera susceptible de souffrir et de jouir, comme sujet passionné constitué. Littéralement, l’inquiétude fait de Swann un être nouveau et le narrateur dépeint comme une aliénation et un dédoublement de personnalité la « schizie » qui se produit entre le sujet narratif et le sujet passionné, sous l’effet du réembrayage tensif : « Il fut bien obligé de constater que dans cette même voiture qui l’emmenait chez Prévost il n’était plus le même, et qu’il n’était plus seul, qu’un être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être obligé d’user de ménagements comme avec un maître ou avec une maladie *. » Le dédoublement de l’acteur en un sujet narratif ordinaire, d’un côté, qui se déplace en voiture et cherche une jeune femme et un sujet passionné « entré en simulacre », d’un autre côté commence déjà, rappelons-le, avec la «licorne», cette «créature chimé­ rique » suscitée par la perception auditive, cette forme approchée du sentir minimal ; l’inquiétude, parce qu’elle est « agitation », ne fait que confirmer ou amplifier l’étrangeté de ce nouveau type de sujet. Aussi, après cette dissociation, le premier Swann, de l’uni­ vers pragmatique et cognitif où il est resté, peut-il à la fois servir les desseins du sujet passionné (en l’amenant auprès de son aimée, par exemple), mais aussi jouer le rôle d’un observateur extérieur. Toute l’histoire de l’amour de Swann est ainsi faite d’alter­ nances d’agitation et de calme, d’inquiétude et de sérénité retrou­ vée ; chaque phase d’inquiétude inaugure une ébauche de crise jalouse, une microséquence dont le développement textuel plus ou moins important dépend de la solidité du soupçon et de la compétence pathémique - l’aptitude à souffrir, entre autres dont le jaloux dispose alors. 1. Ibid., p. 228. 286

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Les soupçons d’Othello On distinguera trois phases modales dans le soupçon : tout d’abord la spécification et l’amplification cognitives de l’inquié­ tude, ensuite la modalisation épistémique des phases de l’enquête et, pour finir, la modalisation véridictoire et la passion de la vérité. Chez Swann, le soupçon naît d’une contradiction dans les comportements ou dans les paroles d’Odette ; en cela, il procède d’un métasavoir, puisqu’il faut que le sujet cognitif passe à un niveau supérieur pour comparer deux savoirs et pour conclure à une contradiction. Chez Othello aussi, mais avec cette particularité que le méta­ savoir se présente ici comme un savoir qui a pour objet la passion elle-même. Par exemple, se souvenant que Desdémone a passé outre à l’hostilité déclarée de son père à l’égard d’Othello, et qu’elle l’a même bafoué publiquement, le More saura reconnaître en elle une disposition à vivre des passions intenses et à s’y sou­ mettre l. Le savoir sur la passion, et plus précisément la connais­ sance des rôles pathémiques d’autrui, a pourtant le plus souvent un rôle régulateur, en ce qu’ils permettent dans l’intersubjectivité de prévoir les comportements et les stratégies ; mais, dans le cas de la jalousie, au contraire, tout savoir sur la passion - et il suffit pour cela que le jaloux s’examine lui-même ou examine l’être aimé - est dérégulateur et alimente la passion elle-même. En effet, le jaloux peut décider unilatéralement de l’exclusivité de l’objet de valeur, mais il n’a pas ce pouvoir sur les simulacres passionnels et les dispositifs sensibilisés, qui continuent à circuler et à s’échanger. Le savoir sur la passion, et en particulier sur les passions du rival et de l’aimé(e), est donc, pour un jaloux sou­ cieux d’exclusivité, un savoir qui porte sur le caractère en grande partie imprévisible et incontrôlable de la circulation des rôles pathémiques; un tel savoir ne peut que nourrir l’inquiétude, puisque le jaloux découvre par ce biais une brèche dans son sys1. W. Shakespeare, Othello, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », acte III, scène 3, p. 829. Les citations en anglais sont tirées de l’édition de K. Muir, New Penguin. 287

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tème d’exclusivité. D’où la métaphore récurrente, chez Shakes­ peare, du « monstre qui se nourrit de lui-même », métaphore qui traduit, en un sens, la propriété que nous avons reconnue aux dis­ positifs sensibilisés de se propager dans l’intersubjectivité. L’amplification cognitive de l’inquiétude, quant à elle, est par­ ticulièrement bien attestée dans Othello : « Je crois que ma femme est honnête et crois qu’elle ne l’est pas ; je crois que tu [Iago] est probe et crois que tu ne l’es pas ; je veux avoir quelque preuve1 . » La souffrance, qui n’est pas encore ici celle propre à la jalousie, est provoquée par l’instabilité fiduciaire ; en tant que souffrance, en tant que jonction dysphorique, elle est une demande de stabili­ sation, c’est-à-dire, en l’occurrence, une attente de l’autre souf­ france, celle que procurent la certitude et la vision exclusive. L’in­ quiétude n’est donc pas seulement « inchoative » parce qu’elle se situe au début de la crise, mais surtout parce qu’elle réclame une stabilisation ultérieure ; le manque de stabilité phorique est donc plus fort que la crainte de la vérité, car il maintient le sujet dans l’univers insignifiant des tensions non articulées et non polari­ sées ; or on ne peut sortir de cette instabilité qu’en « ouvrant » une phase du devenir, ce qui se traduit d’un côté par une modéli­ sation de type volitif (le vouloir-savoir) et de l’autre par une aspectualisation de type inchoatif (le déclenchement de l’enquête). Le soupçon est la figure cognitive qui prend en charge cette modula­ tion, en amplifiant l’instabilité thymique jusqu’à la rendre intolé­ rable et en instaurant le vouloir-savoir. Le futur jaloux peut n’avoir, comme Othello, aucune disposi­ tion antérieure à la jalousie, c’est-à-dire, ici, ni inquiétude ni soupçon ; le héros de Shakespeare est en effet serein, sûr de lui, modérément attaché à Desdémone. Aussi doit-il être manipulé pour connaître la jalousie et pour acquérir en particulier la compétence pathémique requise ; un autre acteur, Iago, jaloux lui-même et fin connaisseur des mécanismes de la passion, va s’y 1. Ibid., acte III, scène 3, p. 833. Édition anglaise, p. 119, v. 380-382 : « By the world, I think my wife be honest, and think she is not ; I think that thou art just, and think thou art not. »

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employer pour se venger. Sémioticien intuitif, il commence donc par procurer à Othello le métasavoir du soupçon et par mettre en branle l’inquiétude : il ne dit rien de consistant, il ne sait rien de sûr, mais il le dit ; il exprime de vagues doutes, les récuse, mais les laisse en suspens (acte III, scène 3, début de la scène)1. Puis il donne un contenu à ce métasavoir : c’est lui qui, grâce à une véri­ table stratégie didactique, enseigne à son maître le minimum nécessaire sur les mécanismes de la passion. L’inquiétude suscite alors, rétroactivement et par présupposition, les premiers compo­ sants de la macroséquence, l’attachement exclusif et l’ombrage, puis déclenche le processus passionnel de la microséquence. Tout se passe comme si, une fois mise en branle, chez Othello comme chez Swann, l’agitation inquiète actualisait une compétence déjà acquise, qui permet au sujet passionné à la fois de reconstituer tous les présupposés manquants et d’enchaîner sur la suite du processus. La possibilité d’envisager, comme ici, la mise en place d’une disposition passionnelle par manipulation montre bien que la compétence passionnelle ne relève pas d’une « psychologie indivi­ duelle ». Deux acteurs sont ici convoqués pour faire un sujet pas­ sionné et font éclater les syncrétismes habituels2. La répartition des rôles modaux et des étapes de la microséquence permet d’af­ firmer que Iago est ici le sujet cognitif, sujet opérateur du faire thymique, alors qu’Othello est le sujet d’état thymique (et cogni­ tif), conjoint aux résultats dysphoriques du faire de Iago ; il ne deviendra sujet de faire qu’au moment de la réactivation, qui prend chez lui la forme d’une haine meurtrière. La distribution des rôles met ici en lumière le fonctionnement canonique de la jalousie, que dissimulent la plupart du temps les syncrétismes : un sujet de faire thymique-cognitif torture un sujet d’état thymique. 1. Par exemple et entre autres (p. 104, v. 35-36) : Iago : « Ha ! I like not that. » Othello : « What dost thou say ? » Iago : « Nothing, my lord ; or if - I know not what. » 2. Encore faudrait-il se rappeler ici que bien des théories psychologiques et métapsychologiques d’aujourd’hui sont interactives et demandent un sys­ tème à plusieurs acteurs. Ce sont en général plutôt les théories philo­ sophiques des passions, et encore aujourd’hui, qui se fondent sur un sujet unique, égopathique, seul siège envisageable de la passion. 289

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De plus, on vérifie ici que les dispositifs modaux sensibilisés ne sont pas des propriétés intrinsèques des sujets individuels, mais bien des simulacres qui s’échangent dans de véritables syntagmes intersubjectifs. Swann et la passion de la vérité Le métasavoir propre au soupçon est un élément de compé­ tence à un double titre. D’une part, comme on l’a vu, en ampli­ fiant les oscillations de l’inquiétude, il installe la disposition du sujet jaloux ; d’autre part, en tant que soupçon, il installe le vouloir-faire d’un sujet de quête cognitive. Cette quête va se dérouler sur deux plans distincts : d’une part, sur celui des transformations épistémiques, qui déterminent la transformation fiduciaire et thy­ mique, et, d’autre part, sur celui des transformations véridictoires, saisies du point de vue du sujet jaloux ou du point de vue d’un observateur extérieur. Il faut en effet tenir compte des deux systèmes de référence, car ils engendrent deux types d’effets de sens différents. Tout d’abord, globalement, la véridiction est concernée par l’inscrip­ tion du simulacre passionnel sur l’axe du paraître ; ensuite, en cette étape même de l’enquête, elle est sollicitée par l’émergence d’une véritable passion de la vérité chez le jaloux. Cet emboîte­ ment confirme le statut véridictoire fondamental des articula­ tions sémiotiques de l’imaginaire : entièrement interprétables sur le mode du paraître, elles sont purement phénoménales, et l’être le « nouménal » - ne serait, pour la sémiotique, qu’un présupposé conjectural, rendu sensible toutefois, dans le discours passionnel, par les effets de sens du réembrayage sur l’espace de la tensivité. On a déjà fait observer que l’inquiétude créait deux rôles dis­ tincts à partir du personnage de Swann ; la naissance d’un nou­ veau Swann, selon le paraître, qui s’engage dans la passion, fait du Swann ancien, par contraste, un sujet selon l’être. Autour du nouveau Swann, tout un univers de discours s’installe, compor­ tant une autre forme d’espace, une autre perception du temps, d’autres systèmes de référence, grâce à la généralisation du simu­ lacre et à la propagation du dispositif sensibilisé sur tous les acteurs, lieux ou moments : 290

I

!

I

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« Les êtres nous sont d’habitude si indifférents que, quand nous avons mis dans l’un d’eux de telles possibilités de souffrance et de joie pour nous, il nous semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il fait de notre vie comme une étendue émou­ vante où il sera plus ou moins rapproché de nous;. » Il est remarquable que l’expression « il s’entoure de poésie » évoque à la fois la propagation de la sensibilisation et le véhicule de cette propagation : l’univers figuratif ; en effet, la vie ne devient «une étendue émouvante», où se diffuse le dispositif modal sensibilisé, que dans la mesure où la poétisation des figures du monde se charge de cette diffusion : nous examinerons un peu plus loin, mais à loisir, le principe de ce « véhicule » figuratif de la sensibilisation. Vue de l’intérieur du simulacre et par le nouveau Swann, cette étendue émouvante paraît poétique ; mais, vue de l’extérieur et par l’ancien Swann, elle paraît totalement factice. Swannobservateur constate par exemple que le nouveau Swann change de ton quand il évoque les acteurs de son univers passionnel ; il dénonce le « [....] ton un peu factice qu’il avait pris jusqu’ici quand il détaillait les charmes du petit noyau et exaltait la magnanimité des Verdu-

rin2. »

Il s’agit ici d’une véritable épreuve véridictoire, où deux points de vue s’affrontent, le premier installant l’illusion (paraître et nonêtre) et le second falsifiant cette illusion ; la facticité serait de ce fait une sorte de fausseté obtenue par la dénonciation d’une illu­ sion, puis moralisée. Sur le fond d’une première illusion fondatrice vont se dévelop­ per les transformations véridictoires propres à la jalousie. Quoi­ qu’elles appartiennent en principe respectivement à deux niveaux différents de modalisation, ces deux types de transformations sont présentées dans le texte proustien comme des manifestations complémentaires d’une même facticité des relations sociales et interindividuelles. En outre, du point de vue de Swann, qui abrite 1. A la recherche du temps perdu, op. cit., t. I, p. 235-236. Souligné par nous. 2. Ibid., p. 286. 291

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deux rôles, l’un interne, l’autre externe, par rapport au simulacre, il s’agit toujours des mêmes jeux d’ombre qui accompagnent le parcours passionnel ; en sorte que, pour lui, découvrir la vérité, c’est à la fois satisfaire les exigences de sa jalousie et prouver qu’il a raison. Tout se passe comme si, le rôle du sujet passionné et celui du sujet observateur étant syncrétisés, la seule manière de faire éclater la vérité à l’intérieur du simulacre passionnel était de sortir, paradoxalement, du simulacre. Il n’en reste pas moins qu’à l’intérieur de ce simulacre, les posi­ tions véridictoires sont elles aussi affectées par la sensibilisation et traitées comme des dispositions. Quand Swann cherche à comprendre pourquoi Odette lui ment, par exemple, il se pose la question de savoir si ses mensonges sont accidentels ou s’ils mani­ festent un rôle pathémique, une disposition permanente. On serait tenté en un sens de répondre positivement : Swann observe chez elle un véritable savoir-faire véridictoire, qui consiste à introduire une parcelle de vérité dans chaque mensonge, dans le but de l’authentifier (p. 278). Mais, pour un jaloux doté du métasavoir, l’artifice est évident : « Swann reconnut tout de suite dans ce dire un de ces fragments d’un fait exact que les menteurs pris de court se consolent de faire entrer dans la composition du fait faux qu’ils inventent [...] '. » Cette compétence véridictoire - l’art d’authentifier le mensonge est explicitement présentée comme une disposition, dotée de sa propre dynamique syntaxique et engendrant une microséquence passionnelle. Chez Odette, on observe pour commencer des manifestations de la constitution et de la disposition du sujet pas­ sionné : « [...] dès qu’elle se trouvait en présence de celui à qui elle voulait mentir, un trouble la prenait, toutes ses idées s'effondraient [...]*» lesquelles sont suivies de la pathémisation et de Yémotion : « [...] l’air douloureux qu’elle continuait d’avoir finît par l’étonner. 1. Ibid., p. 278. 2. Ibid. Souligné par nous. 292

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[...] Il lui avait déjà vu une fois une telle tristesse [...] quand Odette avait menti en parlant à Mme Verdurin [...]. Quel mensonge dépri­ mant était-elle en train de faire à Swann pour qu’elle eût ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient fléchir sous l’effort qu’elle s’imposait, et demander grâce1 ? » Conformément au schéma canonique, l’émotion est ici suivie de la honte et de la gêne éprouvées à l’égard de la victime du men­ songe, c’est-à-dire de la moralisation. L’existence d’une microséquence complète signale, pour l’ob­ servateur perspicace qu’est Swann, la présence efficace d’un rôle pathémique, d’une dynamique modale sensibilisée et stéréotypée, puis moralisée. Toutefois, le rôle ne peut pourtant pas être élevé au rang de « trait de caractère », car Swann se rend compte qu’il ne s’agit pas pour Odette d’un système général, mais d’« un expé­ dient d’ordre particulier»2 (p. 291). Chez Swann, en revanche, la vérité est une passion susceptible d’affecter durablement le caractère et elle est comparée à celle que peut éprouver un savant dans sa recherche. On retrouve aussi dans son cas les principaux constituants de la microséquence; entre autres, la moralisation : « Et tout ce dont il aurait eu honte jusqu’ici, espionner devant une fenêtre, qui sait? demain peut-être, faire parler habilement les indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la compa­ raison des témoignages et l’interprétation des monuments, que des méthodes d’investigation scientifique d'une véritable valeur intellec­ tuelle et appropriées à la recherche de la vérité3. » 1. Ibid., p. 280-281. 2. Cette nuance proustienne permettrait peut-être d’affiner la différence entre un « rôle pathémique » et un « rôle thématique ». Le rôle pathémique se reconnaît au niveau de la manifestation discursive à la canonicité de la microséquence qu’il engendre ; en revanche, le rôle thématique se reconnaît à la récurrence systématique de la même compétence et du même comporte­ ment dans une circonstance donnée. La particularité des mensonges d’Odette, c’est justement qu’ils ne sont pas systématiques, car, si elle a le choix entre la vérité et le mensonge, elle préfère toujours la vérité. Elle n’est donc pas une « menteuse » (rôle thématique), elle est simplement entraînée passionnellement au mensonge (rôle pathémique) quand la sensibilisation de l’interaction s’y prête, du fait de son intensité. 3. A la recherche du temps perdu, op. cit., 1.1, p. 274. Souligné par nous. 293

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Curieusement, la passion de la vérité semble désensibiliser l’enquête ; cela ne peut se comprendre que si l’on se rappelle que Swann est doté par ailleurs du rôle thématique de l’« intellectuel » et que, par conséquent, sa passion de la vérité peut être prise en charge sur une isotopie thématique de type cognitif, sensibilisée et moralisée en toute autonomie ; en outre, la recherche de la vérité engagée à l’intérieur du simulacre pour satisfaire la jalousie peut aboutir, si elle persiste au-delà de la simple acquisition d’une certitude négative, à une sortie du simulacre de la jalousie, épreuve véridictoire ultime ; le jaloux échappe alors à la souf­ france, se fondant à nouveau avec l’ancien Swann, capable de juger sainement de toute chose. C’est pourquoi on assiste ici à une véritable recatégorisation de la « méfiance/défiance » jalouses, qui transforme le Sherlock Holmes malheureux en une sorte d’archéologue de la vie d’Odette, grâce à un débrayage qui clôt le simulacre de la jalousie, quitte à en ouvrir un autre, celui de la curiosité scientifique. La preuve : Othello dans le labyrinthe Ce qui semble le plus caractéristique de la jalousie, en l’oc­ currence, c’est que notre détective/archéologue ne respecte pas tout à fait les règles ordinaires de la constitution de la preuve. Ainsi que le fait remarquer Iago chez Shakespeare : « Des babioles légères comme l’air sont pour les jaloux des confir­ mations aussi fortes que des preuves de l’Écriture sainte1. » Le faire cognitif est ici surdéterminé par une attente, par cette tension vers la stabilité que nous avons identifiée dans l’inquié­ tude et le soupçon. Aussi la preuve ne répond-elle pas à une exi­ gence strictement cognitive, mais à une demande thymique : que cesse enfin l’oscillation phorique, même si la dysphorie doit l’emporter ; et c’est sans doute cette attente de stabilisation thy1. Othello, op. cit., acte III, scène 3, p. 382. Édition anglaise, p. 116, v. 319321 : « Triffles light as air Are for the jealous confirmations strong As proofs of holy writ. » 294

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mique qui permet d’expliquer pourquoi la recherche de la vérité se transforme chez Swann au point de devenir une « passion » de la vérité. Notre Sherlock Holmes malheureux est en somme un mauvais détective et un savant peu scrupuleux, car il sait à l’avance ce qu’il va trouver et il n’adopte les formes superficielles de l’enquête que pour se prouver à lui-même qu’il avait raison. Aussi suffira-t-il de donner consistance au soupçon, de donner corps à des faits épars. Comme dans le diagnostic médical, où l’établissement du tableau symptomatique complet de la maladie peut remplacer, sous certaines conditions, la connaissance directe de F« être » de la maladie, alors que les symptômes isolés n’en sont que le «paraître», l’enquête du jaloux doit produire le tableau complet de la trahison : « Fais-moi voir la chose, ou du moins prouve-la-moi si bien que la preuve ne porte ni charnière ni tenon auquel puisse s’accrocher un doute1. » La métaphore traduit ici la clôture du tableau attendu. La démarche adoptée évoque Yabduction. Dans une étude consacrée à cette procédure, P. Boudon fait observer que le faire cognitif de l’enquêteur relève de l’abduction, car il consiste, pour commen­ cer, à rassembler des indices qui doivent former un réseau2 ; mais la logique labyrinthique du réseau n’aboutit à la preuve que par une opération que nous pourrions dénommer par métaphore une précipitation : « écho multiple » entre les indices, « hapax collec­ tif », dont résulte la totalisation. Mais, dans le cas de la jalousie, la stabilisation cognitive n’explique pas tout ; le processus de totalisation cognitive est en fait surdéterminé par l’attente fidu­ ciaire, qui rend le sujet passionnellement compétent pour anti­ ciper sur la preuve au sens strict et sur l’achèvement du procès cognitif proprement dit. L’effet figuratif de complétude, produit par « la moindre babiole », suffira à précipiter le réseau d’indices 1. Ibid., acte III, scène 3, p. 833. Édition anglaise, p. 118, v. 361-363 : « Make me to see’t : or, at least, so prove it That the probation bear no hinge nor loop To hang a doubt on... » 2. P. Boudon, « L’abduction et le champ sémiotique », Actes sémiotiques, Documents, op. cit.y VIII, 1985, 36. 295

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en tableau totalisé. C’est pourquoi l’abduction n’est pas ici un processus d’ordre «logique» et obéit, pour l’essentiel, à des contraintes fiduciaires ; la quantification, en l’occurrence, repose toujours, d’un point de vue sémiotique, sur des phénomènes tensifs. N.B. Entendons « tableau » aussi bien comme inventaire hiérarchisé et ordonné que comme représentation iconique, puisque la preuve qui donne consistance au réseau doit être figurative et doit susciter d’em­ blée le spectacle, au moins imaginaire, de la conjonction S2/S3. Encore une fois, l’efficacité passionnelle est figurative, car seul le jaloux, ou tout autre sujet passionné, accepterait pour preuve un petit fait concret isolé. Les métaphores et figures qui décrivent la transformation des indices en tableau probant, aussi bien dans le discours littéraire que dans une analyse intuitive, manifestent toutes l’arrêt, le figement, l’achèvement : « consistance », « donner corps » *, «précipiter», «tenon», «charnière». On y reconnaîtra deux composantes : une composante aspectuelle et une composante figurative. Du point de vue aspectuel, l’accès à la preuve suppose un savoir-terminer très particulier, qui permet d’accélérer un pro­ cessus pour le faire arriver à son terme, plus tôt que son cours strictement cognitif ne l’autoriserait : une sorte d’accident aspec­ tuel, en somme. Du point de vue figuratif, la preuve doit produire un effet de « solidité » (cf. la « congruence », P. Boudon, ibidem) ; recon­ naître la solidité et la congruence d’un réseau d’indices, c’est pou­ voir associer avec certitude une manifestation figurative à des positions modales, à des rôles actantiels et thématiques, à des valeurs abstraites. De plus, l’effet de « solidité » repose sur la modalité pouvoir et, plus précisément, sur une résistance à toute épreuve ; or, imaginer une résistance de l’objet cognitif, c’est lui prêter une compétence et le transformer en sujet. En somme, l’en­ quêteur jaloux n’est satisfait que lorsqu’il a réussi à transformer l’objet de sa quête en sujet qui résiste à ses doutes. Plus généralement, la «précipitation» de la preuve autorise une inférence qui, à partir d’un paraître manifeste, reconstitue un 1. W. Shakespeare, Othello, op. cit., p. 120, v. 426-428 : « And this may help to thicken other proofs Than do demonstrate thinly. »

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être immanent. Voir le mouchoir donné naguère à Desdémone entre les mains de Cassio, c’est, pour Othello, faire une inférence à travers le parcours génératif, qui pourrait se décomposer ainsi : (a) reconstituer l’itinéraire de ce mouchoir (parcours figuratif) ; (b) imaginer la rencontre entre S2 et S3 (dispositif actantiel) ; (c) acquérir la certitude, à partir d’un ne-pas-pouvoir-ne-pas-être (modalisation épistémique et fiduciaire) ; (d) supposer pour finir, chez Desdémone, l’abandon de toutes les valeurs sur lesquelles reposait leur amour: pureté, netteté, entre autres. La précipitation, c’est en somme la fin, par une sorte de traver­ sée catalytique de tous ces niveaux, du procès cognitif ; et la preuve apparaît alors comme l’élément figuratif décisif qui rend à l’évidence l’ensemble des conversions immanentes du parcours génératif. Néanmoins, l’aspect proprement cognitif du phéno­ mène ne doit pas occulter le rôle accélérateur de l’attente, car c’est elle qui, par son pouvoir sensibilisant, encourage à prêter à l’objet le rôle de sujet résistant. Un enquêteur lobotomisé Le roman de Robbe-Grillet offre la contre-épreuve qui, d’une certaine manière, confirme une telle proposition. D’une part, l’enquête y piétine, au point de ne plus ressembler à une enquête, car on en reste à l’établissement du réseau d’indices ; d’autre part, comme on l’a fait observer, la dimension thymique est absente et le parti pris romanesque n’en manifeste que les effets indirects sur les dimensions pragmatique et cognitive. Que manque-t-il au réseau d’indices pour « précipiter »? Le croire, semble-t-il : l’ef­ facement de toute trace fiduciaire ou thymique interdit la précipi­ tation de la preuve et le procès cognitif ne fait que ressasser l’in­ ventaire des indices et des corrélations. On peut a contrario imaginer ce qui se passerait si un de ces indices figuratifs était élevé au rang de preuve: par présupposition, on serait alors amené à reconstituer une attente, une demande de stabilisation et. par conséquent, une dimension fiduciaire. On comprend maintenant pourquoi l’enquête ne peut être racontée, dès lors qu’elle ne comporte ni début, ni fin, ni démar­ cation aspectuelle, pas plus, par exemple, que la mélopée emblé297

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matique chantée par un employé de la plantation. Le narrateur erre dans le labyrinthe de ses indices, repasse à plusieurs reprises par chacun d’eux, en tire de nouvelles figures de défiance, mais brouille ainsi toute lecture chronologique, puisque la temporalisation d’un procès présuppose en droit son aspectualisation. Ce qui est textualisé ici, ce n’est pas l’histoire d’une infidélité et d’une jalousie - qu’on est obligé de reconstituer par catalyse et à partir de ce qu’on sait par ailleurs de l’organisation syntaxique de la passion -, mais l’errance d’un narrateur lobotomisé, c’est-à-dire athymique Par déduction, en confrontant l’exemple et le contre-exemple, les conditions d’apparition du croire chez le jaloux se dessinent maintenant plus nettement. La certitude de la trahison présup­ pose tout d’abord (1) un parcours en tous sens des indices, qui les transforme en un réseau, conçu comme une totalité partitive, puis (2) une anticipation thymique sur le résultat du faire interprétatif, saisissant le moindre prétexte « iconique » pour arrêter le par­ cours, et enfin (3) la clôture du réseau, qui en fait une totalité intégrale et congruente. L’objet cognitif et fiduciaire est traité comme un actant collectif, dont la transformation en totalité inté­ grale en ferait un sujet résistant. Une aspectualisation sensible De l’inquiétude à l’acquisition de la certitude grâce à la preuve, un parcours aspectuel se déploie, qui accompagne la segmen­ tation canonique de la microséquence : inchoatif « inquiétude » et « soupçon »

duratif, itératif « enquête » et « abduction »

terminatif « précipité de la preuve » et « certitude »

(mise en branle)

(montée des tensions)

(détente)

1. La « disparition du thymique » dans La Jalousie de Robbe-Grillet pour­ rait être rapprochée de la « disparition du e » dans La Disparition de Perec. Dans un cas comme dans l’autre, il semble que les lecteurs et les critiques aient mis un certain temps à prendre conscience du procédé mis en œuvre par le romancier ; on voit assez bien quels peuvent être les effets et les limites d’une telle opération sur le signifiant, mais il en va tout autrement quand elle 298

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Tout au long du parcours du jaloux, la souffrance est quasi per­ manente, mais elle est en même temps toujours renouvelée : son origine, son intensité et ses conséquences changent en effet à chaque étape. En suivant pas à pas Swann et Othello, on peut même distinguer, à l’intérieur de la crise de jalousie, deux souf­ frances de nature différente ; d’un côté, l’inquiétude et l’instabi­ lité fiduciaire provoquent une souffrance «archaïque», celle même des tensions originelles de l’insignifiance ; de l’autre, la cer­ titude négative et la « scène » provoquent la souffrance spécifique de la jalousie. La seconde est le prix à payer pour le soulagement de la première. Il faudrait supposer ici que la sensibilisation opère à deux niveaux distincts : il y aurait, outre la sensibilisation des dispositifs modaux proprement dits, qu’on reconnaît dans le deuxième cas, une sensibilisation des formes aspectuelles, qui rend ici l’inchoatif intolérable et qui fait que le jaloux peut être, au moment même où la conjonction S2/S3 le torture, en un autre sens, soulagé. L’indépendance de ces deux niveaux de sensibilisation, et des deux parcours thymiques qui en découlent, se reconnaît encore au fait que, même rassuré sur la fidélité de S3, le jaloux reste « ébranlé » par la première souffrance ; c’est ainsi que Swann, après l’épisode de la fenêtre éclairée, qui se révèle après coup ne pas être celle d’Odette, continue à pâtir de l’incident et reste prêt à accueillir de nouveaux soupçons. L’existence de ces deux niveaux de sensibilisation, affectant l’un les modalités, l’autre les aspectualités, tendrait à confirmer le fait que la sensibilisation affecte aussi les modulations tensives, produisant, comme nous l’avons suggéré, des styles sémiotiques que l’usage fige et qui peuvent être à leur tour convoqués lors de la mise en discours, en même temps que les blocs modaux stéréotypés auxquels ils sont associés. La fenêtre éclairée : simulacres figuratifs et aspectualisation spatiale Dans la « scène », le simulacre reçoit un investissement figura­ tif complet : le rival prend figure, si ce n’est déjà fait ; les relations affecte le signifié : il s’agit alors d’une véritable expérimentation portant sur la mise en discours et sur la textualisation. 299

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de conjonction et de disjonction se spatialisent, selon le principe d’exclusion ; l’ensemble est présentifié, quelle que soit l’époque effective de la conjonction S2/S3 dans le récit. Chez Proust, l’indépendance de la scène d’exclusion à l’égard des acteurs et de l’époque révèle la prégnance de l’aspectualisation spatiale. Ainsi, l’exclusion de l’enfant quand la mère reçoit à Combray est-elle identifiée à l’exclusion de l’amant quand la femme aimée est seule à une fête ; peu importent les acteurs et l’époque, il s’agit toujours de « [...] cette angoisse qu’il y a à sentir l’être qu’on aime dans un lieu de plaisir où l’on n’est pas, où l’on ne peut pas le rejoindre » La constante est, en l’occurrence, un dispositif modal (un vouloirêtre contredit par un ne-pas-pouvoir-être) et sa manifestation spa­ tiale, qui paraît emblématique des relations abstraites d’exclu­ sion ; le type passionnel dominant est à cet égard une variable : cette « angoisse », selon Proust, peut être spécialisée à la fois par les acteurs mis en présence et par les époques de la vie ; cette spé­ cialisation est une thématisation, puisque l’angoisse en question peut devenir selon les cas «jalousie d’enfant» (à l’égard de la mère), «jalousie d’ami» (à l’égard de l’ami), «jalousie d’amou­ reux » (à l’égard de la maîtresse). Il semblerait donc que la spatia­ lisation soit chargée ici de manifester la constante modale et pas­ sionnelle, de nature strictement syntaxique, alors que l’actorialisation et la temporalisation seraient chargées des divers investis­ sements sémantico-thématiques. Aussi tous les espaces de l’exclusion jalouse se ressemblent-ils : un englobement détermine les frontières du lieu interdit au jaloux ; une direction indique la zone de franchissement possible de cette frontière. Les seules opérations possibles sur un tel dispo­ sitif sont : (1) des franchissements - entrées ou sorties -, c’est-àdire des mouvements directionnels aux frontières de l’englobement, et (2) des contournements de l’englobement, mouvements « péritopiques » pour le jaloux, qui ne peut franchir la frontière, et mouvements « paratopiques » pour les deux autres, qui restent confinés dans l’espace englobé. 1. A la recherche du temps perdu, op. cit., 1.1, p. 41. Souligné par nous. 300

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Cet agencement spatial définit tout aussi bien le dispositifspec­ taculaire, qui installe un énonciataire délégué dans un espace dis­ joint de celui où les acteurs de l’énonciation parlent et agissent. Pour Swann comme pour le public d’un spectacle, l’espace englobé et interdit est une scène, qui cache des coulisses, et cet espace est à la fois exposé sur la dimension cognitive, sur le mode du ne-pas-pouvoir-ne-pas-voir, et refusé sur la dimension prag­ matique, sur le mode du ne-pas-pouvoir-accéder. La scène de la fenêtre éclairée, dans Un amour de Swann, est, à cet égard, exemplaire : un espace englobé, la chambre, censé contenir la scène de conjonction entre S2 et S3, comporte une ouverture, la fenêtre éclairée ; Swann ne peut effectuer, par rap­ port à cet espace, que des mouvements péritopiques, qui mani­ festent entre autres l’inquiétude et l’agitation. Ce n’est qu’au bout d’une longue délibération qu’il prend le risque d’être « vu en train de voir», et il frappe (les trois coups du lever de rideau) à la fenêtre. Le texte est clair sur ce point : la sensibilisation porte sur un dispositif spatial qui manifeste un dispositif modal; c’est pourquoi la fenêtre éclairée, qui signale à la fois la présence des acteurs à l’intérieur et la possibilité d’un accès visuel à partir de l’extérieur, est l’instrument spatial et modal de la torture : « [...] la lumière [...] qui maintenant le torturait en lui disant : “elle est là avec celui qu’elle attendait...” [...] l’autre vie d’Odette [...], il la tenait là, éclairée en plein par la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer [...] *. »

De la scène en tant que piège Mais, comme en témoigne la dernière phrase, le dispositif spa­ tial est ambigu : la scène d’exclusion qui torture Si se retourne en piège pour S2/S3 ; elle peut même être conçue pour cela dès le début par le jaloux lui-même. Ce dernier, en effet, en particulier chez Racine et Shakespeare, est toujours peu ou prou le metteur en scène de la vision exclu1. Ibid., p. 273. 301

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sive ; mise en scène qui permet de condenser en un seul lieu et en un seul moment deux étapes de la jalousie : d’une part l’acquisi­ tion de la certitude négative et d’autre part la vengeance. Que ce soit Othello relégué dans les coulisses de la scène montée par Iago, Néron caché dans l’antichambre de la scène qu’il a préparée lui-même (Britannicus) ou Roxane tenue à l’écart par les règles du sérail (.Bajazet), tous sont, à un titre ou à un autre, à la fois des observateurs présents à la scène par le regard, l’ouïe ou un comparse, et des acteurs exclus en tant que tels, mais qui ont manipulé les autres et dirigé la mise en scène. Roxane a suscité la rencontre entre Atalide et Bajazet ; Néron a indiqué à Junie le rôle à tenir devant Britannicus ; au mot près, Othello a ordonné à Iago de lui monter un spectacle probant. La manipulation de la représentation confère au sujet pas­ sionné une propriété déjà suggérée : il est un énonciateur de second degré et c’est aussi en tant que tel qu’il est exclu de la scène, car le réembrayage sur son propre « discours énoncé » lui est interdit, sous peine de remettre en cause la mise en discours elle-même ; le jaloux ne peut donc pas entrer dans la scène sans la détruire comme scène : d’une certaine manière, le jaloux serait un énonciateur trop fruste, ou pas assez pervers, pour s’inscrire grâce à un réembrayage partiel dans la scène qu’il a suscitée. En tant qu’énonciateur délégué, il a le pouvoir de faire varier la perspective et de changer l’orientation de l’espace modalisé, sans toucher aux dispositifs modaux en tant que tels ; c’est ainsi que le ne-pas-pouvoir-entrer devient un ne-pas-pouvoir-sortir, et le regard captivé devient un regard captivant. Tout se passe comme si l’ac­ quisition de la certitude affaiblissait le pouvoir de captation de S3 à l’égard de Si et, inversement, restaurait le pouvoir de capture de Si à l’égard de S3. On y reconnaîtra sans peine à la fois le pouvoir d’un narrateur devenu omniscient, susceptible de dériver et d’interpréter les effets modaux secondaires du dispositif spatial qu’il a contribué à mettre en place, et la compétence d’un sujet discursif qui a « internalisé » une scène actantielle et peut, de ce fait, en faire varier les positions et les polarités. C’est alors qu’il s’aperçoit que la sensibilisation de la clôture du lieu est fonction du point de vue adopté : exclusion et souffrance, du point de vue du sujet dis302

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joint, piège et menace de rétorsion, du point de vue des sujets conjoints ; il lui suffit donc, en tant qu’énonciateur passionnel, d’adopter le second point de vue pour inverser les signes de la sensibilisation et l’orientation de l’espace. L’homologation entre le fonctionnement passionnel et la mise en discours (mise en scène, énonciation, variations de la perspective) confirme d’une certaine manière que tout simulacre passionnel se présente dans le discours comme un autre discours enchâssé. Le retournement de l’espace d’exclusion en piège fait écho à l’ambivalence de l’exclusivité elle-même. Swann, par exemple, finit par comprendre que s’il est le seul à être exclu des lieux où Odette fait la fête, c’est parce qu’il est son amant exclusif (p. 349) ; les autres, qui n’ont pas ce privilège, n’en subissent pas non plus les conséquences. Ce premier retournement, prévisible à partir de l’analyse de l’exclusivité (cf. supra), peut donc être suivi d’un second retournement, transformant la vision exclusive en capture. La succession de ces retournements amène à s’interroger sur le fonctionnement syntaxique de l’exclusivité : dans un premier temps, celui de la possession exclusive, Si capture S3 et exclut S2 ; dans un deuxième temps, celui de la vision exclusive, S2 capture S3 et exclut Si ; dans un troisième temps, véritable dépassement dialectique des deux premiers, Si capture S2 et S3, surpris dans leur complicité (le fait divers !) ; ce troisième temps prépare un renouvellement de la possession exclusive, qui pourrait être alors une véritable séquestration, qui tiendrait compte de l’expérience acquise. Il manque cependant une étape ; pour inverser l’exclusi­ vité, il faut préalablement que la possession de S3 par Si ait été remise en cause : l’ombrage et l’inquiétude de Si témoignent^ de cet événement. La syntaxe de l’exclusivité pourrait alors être représentée ainsi : POSSESSION EXCLUSIVE (Si capture Sj et exclut Sj) PIÈGE DJ JALOUX

VISION EXCLUSIVE (S2 capture S3 et exclut Si)

(Si capture S2 et S3 ensemble)

JALOUX (S3 échappe à Si et S2 réapparaît)

ombrIge DU

303

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A chaque nouveau passage sur la position « possession exclu­ sive », les stratégies se compliquent ou se durcissent : les trans­ formations de l’exclusivité gardent la mémoire des positions anté­ rieures, dramatisant en quelque sorte le parcours passionnel. Univers passionnel des retournements et des ambivalences, la jalousie est le champ de manœuvres par excellence où se pro­ pagent les dispositifs sensibilisés; l’existence d’une syntaxe de l’exclusivité articulant l’ensemble du parcours passionnel prouve au moins deux choses. La première : que, quelles que soient les positions respectives des partenaires, le dispositif modal caracté­ ristique de la passion - ici, celui de l’exclusivité - est une constante atemporelle qui régit l’interaction passionnelle dans son ensemble. La seconde : que la variation de ces positions est réglée, ordonnée et racontable. On serait même tenté de penser que cette syntaxe appartient à la compétence passionnelle du jaloux, sous la forme d’une « intelligence pathémique » ; en effet, au moment même où il programme la mise en scène de la vision exclusive, il peut déjà savoir qu’elle fonctionnera comme piège pour l’être aimé et le rival ; en outre, on a vu qu’en décrétant l’ex­ clusion de S2, il préparait la sienne propre. La syntaxe de l’exclu­ sivité fonctionne d’une certaine manière comme une « disposi­ tion », c’est-à-dire comme une programmation discursive qui est dotée de sa propre dynamique et qui se déploie d’elle-même si rien n’en arrête le cours. La Jalousie : Ego a disparu A l’égard de la vision exclusive, La Jalousie est encore le labo­ ratoire où sont éprouvées nos hypothèses et où sont dessinées les limites de leur validité. Le texte est tout entier circonscrit dans le simulacre ; son énonciation n’est rien d’autre que l’énonciation passionnelle, paradoxalement athymique, certes, mais qui ne laisse aucune place à l’énonciation première ; l’espace énoncé est tout entier l’espace englobé dont le jaloux est exclu, un espace saisi par un spectateur qui est présent aux scènes qu’il raconte, mais qui n’y participe pas comme acteur. Le discours énoncé d’accueil a disparu, l’histoire est hors champ et seul le travail patient du lecteur pourra en reconstituer quelques bribes. Ce constat suffit à expliquer plusieurs particularités du texte ; par 304

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exemple, la dislocation temporelle et aspectuelle : il n’y a plus d’observateur extérieur, disposant de la bonne distance pour ordonner et délimiter les procès. En outre, puisque le texte même, dans son énonciation, est la verbalisation du simulacre passionnel, et puisque le jaloux ne peut pas être un protagoniste de ce simulacre, le sujet du discours, qui se confond ici avec le jaloux, a disparu. Autre disparition, donc : celle du Je ; en effet, le sujet du discours est présent en tant qu’actant, mais absent en tant qu’acteur, à la fois de la scène et de son écriture. C’est pourquoi, le sujet du discours et le jaloux étant parfaitement superposables, l’exclusion du jaloux se traduit par l’exclusion linguistique du Je : impossible pour Ego de se dire Ego, puisque ce serait faire apparaître Si (Je) sur la scène de l’écri­ ture. Aussi le sujet du discours n’est-il qu’une place vide, qu’on ne peut reconstituer que par déduction, à partir d’observations comme celles-ci : « Pour se rendre à l’office, le plus simple est de traverser la maison [...]. Les chaussures légères à semelles de caoutchouc ne font aucun bruit [...] *. » « Pour plus de sûreté encore, il suffit de lui demander si elle ne trouve pas que le cuisinier sale trop la soupe. “Mais non, répondelle, il faut manger du sel pour ne pas transpirer”2. » « Franck sourit à son tour, mais il ne répond rien, comme s’il était gêné par le ton que prend leur dialogue - devant un tiers3. » Faute de pouvoir énumérer toutes les transformations linguis­ tiques qui ont pour but, dans La Jalousie, d’impliciter le cas Agent ou Datif quand il ne pourrait être dénommé autrement que par « Je » ou « me », relevons quelques types représentatifs dans les énoncés cités : transformations impersonnelles (« il suffit »), passage à la troisième personne par périphrase («un tiers»), transformations infmitives et généralisations (« pour se rendre »), ou encore, montée du cas Instrument en position de sujet phrastique («les chaussures») à la place de l’Agent. Le lecteur doit alors faire le rapprochement entre les manifestations indirectes 1. A. Robbe-Grillet, La Jalousie, op. cit., p. 48. Souligné par nous. 2. Ibid., p. 24. Souligné par nous. 3. Ibid., p. 194. Souligné par nous. 305

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d’un tiers acteur et les modalisations qui, tout en renvoyant à la subjectivité du narrateur implicite, doivent être attribuées à ce même tiers ; il en est ainsi de la question narrativisée et modalisée « il suffit de lui demander », dont la réponse est au discours . direct. La modalisation concerne le tiers indirect (« il suffit »), mais, la réponse étant au discours direct, on suppose que l’interlo­ cuteur se confond avec le tiers modalisé. Exercice de virtuosité qui ne prend tout son sens que s’il s’in­ tégre dans la syntaxe de la jalousie. Très souvent, la déduction qui permet de retrouver la place vide du sujet du discours est tout simplement arithmétique : il y a quatre sièges sur la terrasse, un est inoccupé, deux sont occupés par S2 et S3, le troisième est occupé par un tiers, qui ne peut être que Si, le narrateurobservateur ; en effet, pour signaler que le siège est occupé, il est expliqué longuement que sa position est incommode, à l’écart, en biais, ce qui empêche de bien voir S2 et S3. La place vide du sujet du discours est donc textualisée comme position et compétence d’observation, et ce par l’intermédiaire des limites imposées à cette compétence dans l’espace décrit. Une des conséquences de cette stratégie de discours, consistant à prendre en charge le simulacre du jaloux à l’exclusion de tout autre, est d’impliquer l’énonciataire dans ce simulacre : en effet, ce dernier est sans cesse sollicité par cette place vide, amené à faire des inférences, obligé d’occuper mentalement cette place pour comprendre les positions de chacun et l’organisation des scènes décrites. Stratégie sémiotique et herméneutique à la fois, qui transforme le lecteur en sujet discursif jaloux : la jalousie serait-elle la passion prototypique des énonciataires ? La jalousie mise en discours : la composante sémantique Le petit détail concret Le jaloux est un maniaque du détail, un fétichiste indéfectible. La souffrance propre à la jalousie est intrinsèquement liée au « concret », c’est-à-dire à la fois aux « effets de réalité » et aux axiologies figuratives. Au point que, dans l’interaction, pour faire souffrir Si, il suffît de « donner des détails » ; Odette, par 306

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exemple, sous la pression de Swann, n’y manque pas. Mais, d’un autre côté, l’abstrait et le concret étant graduables, le jaloux peut en partie contrôler l’intensité de sa souffrance en faisant varier le degré d’abstraction ou de figurativité de la représentation qu’il se donne : « Il se rendait compte que toute la période de la vie d’Odette écou­ lée avant qu’elle ne le rencontrât, période qu’il n’avait jamais cher­ ché à se représenter, n’était pas l’étendue abstraite qu’il voyait vaguement, mais avait été faite d’années particulières, remplies d’incidents concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé incolore, fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le concevoir, non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir1. » Le caractère « concret » du simulacre n’engage pas seulement la fïgurativisation syntaxique - actorielle, temporelle, spatiale -, mais l’ensemble des isotopies sémantiques convoquées pour la représentation de la passion, dont le pouvoir de figuration est, on l’a vu, une des clés de la souffrance. Les métaphores de Proust pourraient à cet égard constituer une voie d’exploration, puis­ qu’elles envisagent l’invasion de la représentation par le concret comme une remontée du corps dans le discours, « un corps tan­ gible et immonde, un visage individuel et diabolique ». D’un autre côté, l’invasion du concret repose sur une compé­ tence du jaloux, compétence à énoncer figurativement et à élabo­ rer une représentation discursive du simulacre : un savoirraconter, ou savoir-représenter ; ce qui montre que pour être jaloux, il ne suffit pas d’être exclusif : encore faut-il un minimum d’imagination. Cette compétence n’est pas obligatoirement celle de l’acteur passionné ; le savoir-représenter et l’imagination peuvent tout à fait appartenir à un autre acteur : Odette en aura à la place de Swann et Iago à la place d’Othello. La concrétisation de la scène renvoie donc à deux compo­ santes : d’une part au principe même de la fïgurativisation (oppo­ sée à l’abstraction) et d’autre part à la compétence nécessaire à l’énonciation passionnelle. C’est pourquoi le souci du détail 1. A la recherche du temps perdu, op. cit., 1.1, p. 368.

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concret est la marque distinctive, dans le discours jaloux, d’un type d’écriture figurative et représentative réglée par des figures isotopantes et par les lois d’un « genre » : Iago est dramaturgemetteur en scène, Odette est narratrice, pleine de charme, de naturel, douée pour les mimiques, et le jaloux de Robbe-Grillet est un descripteur obsessionnel, qui aurait en quelque sorte réin­ venté le Nouveau Roman. Nous avons évoqué à plusieurs reprises la « présentification » d’un énoncé, d’un événement, d’une situation, dans le simulacre passionnel ; un autre aspect de cet effet de sens apparaît ici. Un faire-semblant, une reproduction iconisée, qui obéit aux lois dis­ cursives de la représentation propres à chaque culture, et à chaque genre dans chaque culture, prennent en charge le simu­ lacre ; au débrayage et à l’embrayage qui installent ce dernier il conviendrait donc d’ajouter une opération de textualisation. C’est ainsi que la nostalgie se prêterait plutôt, en tant qu’écriture figurative, à la poésie, du moins dans une culture romantique, alors que la jalousie, on le voit, hésite, selon qu’on l’aborde en classique ou en moderne, entre la scène dramatique et la pause descriptive romanesque. Le minéral et le vital L’affect pur, l’état thymique à l’état brut ne se disent point ; à moins de ressasser les éléments d’un champ lexical vite épuisé : souffrir, douleur, etc., la description de l’état dysphorique ne peut être que laconique. Or les textes abondent pourtant sur ce sujet, grâce à des procédures symboliques ou semi-symboliques prenant en charge la manifestation de l’état dysphorique : certaines isotopies figuratives se spécialisent alors dans cette tâche. Dans Othello, on retiendra plus particulièrement le « poison » : « Je soupçonne fort le More lascif [c’est Iago qui parle] d’avoir sailli à ma place. Cette pensée, comme un poison minéral, me ronge intérieurement *. » 1. Othello, op. cit., acte II, scène 1, p. 813. Édition anglaise, p. 87, v. 286288: « I do suspect the lusty Moor Hath leaped into ray seat, the thought whereof Doth, like a poisonous minerai, gnaw my inwards... » 308

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« (...] des idées funestes sont, par nature, des poisons qui font d’abord sentir leur mauvais goût, mais qui, dès qu’ils commencent à agir sur le sang, brûlent comme des mines de soufre [...] *. » Dans ces métaphores, le minéral détruit l’animal, attaque le prin­ cipe vital même. De telles figures, qui ont l’avantage de dépsycho­ logiser la passion, en séparant explicitement le sujet et l’antisujet, rappellent opportunément que l’épreuve thymique et sa consé­ quence, la souffrance, obéissent au réembrayage sur le sujet tensif et menacent la vie même ou, du moins, son simulacre. Dans l’énonciation verbale, l’état dysphorique se traduit dans Othello, au moment de la crise, par un anéantissement du sujet du discours : exclamations, désordre de la syntaxe, syncopes et parataxes aboutissent pour finir à l’abolition de la parole et à l’éva­ nouissement de l’acteur. Chez Proust aussi, la souffrance du jaloux est « comme un poi­ son qu’on absorberait » (p. 428), et l’amour jaloux ne produit que des « fruits empoisonnés » (p. 429) ; le poison est à nouveau opposé à l’animalité, et plus précisément au principe vital, puisque le jaloux qui souffre d’un simple souvenir est comme «[...] un animal expirant qu’agite de nouveau le sursaut d’une convulsion qui semblait finie2. » Ce qui oblige le jaloux (et l’analyste) à s’interroger sur l’ambi­ valence de S3 : objet de valeur sous certaines conditions, anti­ objet de valeur sous d’autres conditions, il fluctue au gré des étapes de la jalousie. La syntaxe passionnelle lui procure même un parcours ordonné puisque, après avoir figuré comme «poi­ son », il a aussi vocation à devenir un « calmant » ou un « anti­ poison ». Autant dire que, dans la perspective du sujet passionné, S3 n’est qu’une valence, non polarisée, et ne reçoit la catégorisa­ tion et la polarisation que par l’intermédiaire des simulacres sen­ sibilisés que projette successivement Si. 1. Ibid., acte III, scène 3, p. 832. Édition anglaise, p. 116, v. 323-326 : « Dangerous conceits are in their natures poisons, Whitch at the first are scarce found to ditaste, But, with a little act upon the blood, Bum like the mines of sulphur. » 2. A la recherche du temps perdu, op. cit., t. I, p. 429.

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Proust n’échappe pas non plus à la métaphore du minéral qui s’attaque au vital, sous la forme, cette fois, de la blessure : « Il se répétait ces mots qu’elle avait dits :[...] “Deux ou trois fois**, “Cette blague !”, mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la mémoire de Swann, chacun d’eux tenait son couteau et lui en por­ tait un nouveau coup *. » Tout se passe comme si l’expression littéraire de la jalousie, et de la souffrance qui en naît, obéissait ici à un investissement séman­ tique stéréotypé, qui renverrait au statut du sujet passionné comme corps sentant et à celui de la crise passionnelle comme mise en discours du sentir minimal. L’instrument de la souffrance (l’antisujet thymique) doit être représenté comme un non-vivant, la crise comme un conflit du vivant et du non-vivant ; le corps du jaloux, qui était, sur le plan syntaxique, exclu de la scène, réclame maintenant ses droits à la sémantique du pâtir. Dans la mesure où S3 n’apparaît pas polarisé, en soi et en dehors des simulacres projetés par Si, et comme, en tant que poi­ son ou antipoison, il doit être « absorbé » par Si, on est conduit à penser que tout le réseau figuratif construit autour du conflit du vivant et du non-vivant manifeste directement la préhistoire du proto-actant : retour à la fusion, mais retour destructeur qui ne se résout que par un anéantissement dans l’insignifiance. Le pouvoir isotopant de la souffrance : idiolectes et sociolectes On ne s’étonnera pas de ne rien rencontrer de tel chez RobbeGrillet, puisque la dimension thymique y est suspendue : le corps du jaloux est tenu de se taire et d’emprunter d’autres voies que celle du conflit du vivant et du non-vivant pour manifester, en sourdine, sa souffrance. De fait, dans la mesure où l’écriture ellemême est devenue ici l’instance passionnelle proprement dite, les figures de la description vont se charger de manifester indirecte­ ment le sémantisme de la jalousie, aussi bien au niveau de l’ex­ pression qu’au niveau du contenu. L’isotopie de la quantification est à cet égard exemplaire. En 1. Ibid., p. 367. 310

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tant que telle, tout d’abord, elle envahit la description : le multi­ ple, le fragmenté se retrouvent dans quelques figures qui reviennent sans cesse : les balustrades, les jalousies (des fenêtres), la chevelure de A..., les crissements et les grésillements, les bana­ niers dans les plantations et surtout le mille-pattes écrasé sur le mur. La description de ce dernier indique clairement la portée et le fonctionnement de cette isotopie envahissante : « L’image du mille-pattes écrasé se dessine alors, non pas intégrale, mais composée de fragments assez précis pour ne laisser aucun doute1. » D’un côté, à la place de la figure du monde naturel, apparaît sa trace énoncée, le graphisme d’une forme, dont il est précisé par ailleurs qu’il n’a plus aucune épaisseur, qu’il est comme de l’encre : un simulacre arrêté dans le temps. D’un autre côté, le mille-pattes, quoique identifiable, résiste à la totalisation et à l’intégration ; la seule certitude, pour pouvoir l’identifier, est pro­ curée par la reconnaissance de quelques fragments typiques, c’està-dire d’unités où on peut relever certains traits caractéristiques : reconnaissance, donc, d’unités partitives, au détriment de la tota­ lité intégrale. Or la question de l’intégral et du partitif est revenue à deux reprises dans l’étude de la jalousie : pour la définition de l’exclusi­ vité et pour la description de l’abduction ; la récurrence du motif renvoie à l’omniprésence de la quantification et de la constitution de l’actant collectif dans la configuration de la jalousie ; en un sens, l’isotopie du fragmenté, conçu comme « multiple non inté­ grable», manifeste figurativement l’abduction avortée, l’impos­ sible précipité de la preuve dans ce roman ; en un autre sens, le fragmenté, comme collection d’unités partitives - collection fasci­ nante, obsédante, donc sensibilisée -, manifeste le conflit du par­ ticipatif et de l’exclusif, du partitif et de l’intégral, qui est au cœur de l’attachement jaloux. Le conflit tourne ici en faveur du partitif, au grand dam du jaloux, champion des unités intégrales. L’attachement jaloux reçoit par ailleurs, sur la même isotopie générique de la quantification, une deuxième manifestation : l’ex1. La Jalousie, op. cit.t p. 56. Souligné par nous. 311

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clusivité s’exprime dans ce roman sous la forme d’une véritable arithmétique de la jalousie. La catégorie « pair vs impair » en fournit l’argument principal. Pour commencer, on observe un ensemble de manipulations arithmétiques, dans l’énoncé, le plus souvent orchestrées par A... elle-même et qui visent à établir la récurrence du chiffre 3, soit par addition (2 + 1), soit par soustrac­ tion (4 - 1) : trois fauteuils dont un à l’écart, quatre couverts dont un est retiré, entre autres. Mais la catégorie «pair vs impair» est d’un usage beaucoup plus général : les bananiers, par exemple, sont disposés en quin­ conce (4 + 1) et en lignes dont le décompte irrégulier - le descrip­ teur consacre bien des loisirs à ce décompte - obéit lui aussi tou­ jours au principe de l’addition et de la soustraction d’une unité. Cette catégorie manifeste donc à la fois l’exclusivité et l’exclu­ sion : l’exclusivité, parce que le décompte, cette arithmétique jalouse, impose toujours la saisie des unités partitives au détri­ ment de la totalité ; l’exclusion, parce que, par le jeu des additions et des soustractions, ainsi que des dispositifs proxémiques, il advient toujours, dans le nombre, un individu exclu. La contamination sémantique des figures du texte par le dispo­ sitif de la jalousie n’est donc pas le résultat d’une simple méta­ phore : il n’y aurait métaphore que si ce dispositif était explicite dans le texte, ce qui n’est pas le cas ici, et ce d’autant plus qu’il n’est pas un donné textuel, mais le résultat d’une reconstruction par catalyse. Il faut bien convenir ici que la prolifération des deux catégories de la quantification : pair

vs

et fragmenté

VJ

impair intégré,

fonctionne comme un trait de compétence énonciative, comme une forme du ne-pas-pouvoir-ne-pas-dire, qui équivaut, dans un texte où la syntaxe passionnelle se réfugie dans l’écriture, au nepas-pouvoir-ne-pas-faire-savoir qui caractérise habituellement le comportement ostensible du jaloux. Rapporté à la microséquence de la jalousie, ce trait de compé­ tence correspondrait donc au comportement observable et moralisable. Ce n’est pas par hasard que bien des commentateurs ont interprété le ressassement, la récurrence des mêmes images et l’in­ vasion du texte par la quantification comme une obsession qui 312

LA JALOUSIE

exprimerait la souffrance du jaloux. La récurrence des mêmes catégories sémantiques dans le discours s’expliquerait alors par le pouvoir isotopant de la souffrance ; il en résulte que l’intensité de l’émotion peut se mesurer à l’expansion des isotopies figuratives qui en prennent en charge la manifestation. Cette expansion en fait un sujet énonciatif selon le pouvoir (ne-pas-pouvoir-ne-pasdiré)y alors que le petit détail concret, fondement du fairesemblant de la représentation, en faisait un sujet énonciatif selon le savoir {savoir-dire). D’une certaine manière, selon un modèle très répandu dans la littérature moderne et contemporaine, de Marivaux à Proust, entre autres, La Jalousie nous raconte les cir­ constances dans lesquelles un observateur a acquis la compétence pour décrire les choses telles qu’elles nous sont, en fait, présentées dans le discours. L’existence chez Robbe-Grillet d’une isotopie du fragmenté et d’une isotopie de l’impair, en l’absence de toute isotopie prenant en charge directement la manifestation de la souffrance, amène à s’interroger sur la nature des investissements sémantiques figura­ tifs de la passion. D’un côté, on a relevé l’existence d’investisse­ ments sociolectaux, qui se reconnaissent à leur aspect stéréotypé, chargés d’une manifestation de la souffrance qui ne passe pour directe et évidente qu’en raison de son caractère stéréotypé dans une culture donnée : la motivation des figures est donc liée, dans ce cas, à leur appartenance à une taxinomie connotative. D’un autre côté, La Jalousie offre un exemple d’investissement idiolectal, qui ne passe pour indirect et implicite qu’en raison de son caractère non stéréotypé. Tout discours passionné est donc susceptible d’associer les deux types d’investissement sémantique ; on est donc amené à supposer que chez Proust ou Shakespeare la passion reçoit aussi des investissements figuratifs idiolectaux, qui peuvent être mas­ qués par les stéréotypes du poison, de la blessure, du vivant et du non-vivant. De fait, on rencontre, chez Proust par exemple, une isotopie figurative qui correspondrait à cette définition : le souffle. Le « grand souffle de l’agitation », apparu avec l’inquiétude, reçoit en écho l’image d’un Swann « haletant », au moment de la souf­ france, lorsque Odette vient de lui avouer ses amours homo313

SÉMIOTIQUE DES PASSIONS

sexuelles. Comme on peut le prévoir, se calmer, reprendre confiance, pour le jaloux, c’est « reprendre sa respiration » (p. 429). Cette isotopie est par ailleurs bien attestée dans le roman tout entier, à travers les figures contraires de l’«aéré» et du « confiné », mises en évidence naguère par J.-P. Richard \ et qui sont dans toutes leurs occurrences la manifestation de la sensibili­ sation des dispositifs modaux, voire accompagnées de notations explicitement euphoriques ou dysphoriques. Shakespeare, en revanche, se contente de redonner vie au sté­ réotype en le développant, en se l’appropriant, et en particulier en combinant l’animalité et l’anormalité : ce sont les figures du « monstre » et du forcené : « Quelque monstre trop hideux peut être mis au jour [...J2. » « C’est le monstre aux yeux verts qui produit l’aliment dont il se nourrit3. » « Morbleu, de la patience ! ou je dirai que vous êtes décidément un frénétique et non plus un homme4. » « Frénétique », « monstrueux », le jaloux perd chez Othello une part de son humanité. L’«humanité» se caractérise en l’oc­ currence par la sociabilité et la maîtrise, c’est-à-dire essentielle­ ment à travers la régulation des manifestations passionnelles ; ce qui choque le plus les Vénitiens chez le More, ce sont les écarts de conduite en public, la perte du savoir-être social et le déferlement des instincts. Par ailleurs, Othello avait prédit, parlant de Desdémone : 1. Proust et le Monde sensible, Paris, Éd. du Seuil, 1974, p. 44 sq. 2. Othello, op. cit., acte III, scène 3, p. 827. Édition anglaise, p. 108, v. 106107: « [...] some monster in his thought Too hideous to be shown. » 3. Ibid., p. 828. Édition anglaise, p. 110, v. 164-165 : « It is the green-eyed monster, which doth mock The méat il feeds on. » 4. Ibid., acte IV, scène 1, p. 843. Édition anglaise, p. 135, v. 87-88 : « Marry, patience ! Or I shall say you’re ail in ail in spleen And nothing of a man. » 314

I

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« Excellente créature ! que la perdition s’empare de mon âme si je ne t’aime pas ! Va ! quand je ne t’aimerai plus, ce sera le retour du chaosl. » Il y avait donc bien chez Othello une sorte d’attachement régi par le devoir-être, mais ce devoir-être n’a rien de subjectif; l’attache­ ment amoureux inspire ici la confiance en un ordre humain, et son affaiblissement ne peut ramener qu’au chaos animal, à la contingence, avant de s’anéantir dans le conflit avec le nonvivant. Les ordres de la nature : l’humain (savoir et devoir-être), l’animal (non-savoir et non-devoir-être) et le minéral (non-être), sont donc chez Shakespeare des instances modales hiérarchisées et ordonnées en un vaste parcours épistémologique et passionnel, que le jaloux suit régressivement jusqu’à l’insignifiance. L’investissement figuratif de la souffrance présente dans les trois textes examinés une exceptionnelle cohérence sémantique, qui encourage à en rechercher l’organisation syntaxique. L’inves­ tissement idiolectal fournit tout d’abord l’isotopie pour la consti­ tution du sujet passionné : l’agitation est un souffle qui, chez Proust, dévore le souffle du sujet ; elle est une remontée du chaos d’avant le devoir-être chez Shakespeare ; chez Robbe-Grillet, c’est la fragmentation des figures du monde naturel qui remplit ce rôle. On retrouve le même investissement figuratif pour manifester la conséquence thymique, c’est-à-dire la souffrance et l'émotion, par laquelle le principe vital mis en branle précédemment s’épuise, soit par arrêt - le souffle est bloqué -, soit par dépense excessive - le chaos mène à l’autodestruction. Il peut servir aussi de référent pour évaluer, au moment de la moralisation, le comportement passionnel, et en particulier le degré de maîtrise (du souffle, des instincts et de ses déborde­ ments) qu’il révèle. Enfin, l’investissement figuratif procurera, dans le cas où le sujet passionné deviendra sujet de faire, l’isotopie sur laquelle le faire s’inscrira. Othello compte effacer par le meurtre de Des1. Ibid., acte III, scène 3, p. 826. Souligné par nous. Édition anglaise, p. 107, v. 90-92 : « Excellent wretch ! Perdition catch ray soûl But I do love thee ! And when I love thee not, Chaos is comme again. » 315

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démone la souillure animale dont il l’accuse, mais en même temps il va se conduire comme un « frénétique » et adopter une conduite chaotique, plus destructrice encore que la passion. Swann n’agit guère, sauf en tant que sujet cognitif, mais le narra­ teur, ultérieurement, dans La Prisonnière, passera à l’acte et, en un certain sens, «confinera» Albertine dans le champ clos et étouffant de sa jalousie. L’isotopie figurative du souffle est en effet retenue aussi pour manifester les aléas thymiques du jeune Marcel. Pour commen­ cer, ces aléas sont comparés, dans une forme de raisonnement par analogie, à ceux de l’asthme : « [...] la jalousie est de ces maladies intermittentes dont la cause est capricieuse [...]. Il y a des asthmatiques qui ne calment leur crise qu’en ouvrant les fenêtres, en respirant le grand vent, un air pur sur des hauteurs, d’autres en se réfugiant au centre de la ville, dans une chambre enfumée. Il n’est guère de jaloux dont la jalousie n’admette certaines dérogations. Tel consent [...], tel autre [...] *. » Aussi l’inquiétude est-elle un confinement et le soulagement une arrivée d’air libre. Au moindre signe rassurant : «[...] l’atmosphère de la maison devenait respirable. Je sentais qu’au lieu d’un air raréfié, le bonheur la remplissait2. » Un véritable système semi-symbolique ancre l’isotopie du souffle sur la dimension thymique : aération : confinement : : bonheur : malheur, de telle sorte que, par métaphore, le bonheur peut remplacer un air raréfié dans l’espace de la maison. Tout est en place, par conséquent, pour que le passage à l’acte, pour finir, emprunte lui aussi son expression à l’isotopie du souffle : de fait, la possession amoureuse d’Albertine prisonnière s’accomplit comme une aspiration du souffle ; après une longue rêverie sur le souffle de l’endormie, le narrateur constate : 1. M. Proust, A la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, La Prisonnière, p. 29. 2. Ibid., p. 57. 316

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«Sa vie m’était soumise, exhalait vers moi son léger souffle. J’écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un zéphir marin, féerique comme un clair de lune, qu’était son sommeil. [...] j’avais son souffle près de ma joue, dans ma bouche que j’entr’ouvrais sur la sienne, où contre ma langue pas­ sait sa vie1. » Si l’association du souffle et de la jalousie était une simple analo­ gie, on n’aurait pas quitté le champ de la comparaison entre l’asthme et la passion, l’asthme étant pour le narrateur le proto­ type de toute souffrance ; mais l’association se prolonge dans le faire amoureux, hors souffrance. Métaphore filée, certes, mais non sans raison : l’investissement figuratif doit apparaître à toutes les étapes de la microséquence passionnelle, qui procure en revanche à l’isotopie sollicitée sa charpente modale et syntaxique. On doit donc reconnaître au sujet passionné en général, et au jaloux en particulier, à côté de la compétence modale constituée de dispositifs modaux sensibilisés et réunis en une disposition, une compétence sémantique constituée d’isotopies figuratives sen­ sibilisées, qu’il sélectionne soit en tant que sujet social, soit en tant que sujet individuel, pour représenter spécifiquement les parcours passionnels. La figurativité sert en somme la passion, déployant sur la syntaxe passionnelle proprement dite des motifs (le poison, le mille-pattes, la blessure) et des isotopies. Exclus des objets de valeur passionnels à cause de la prééminence de la syn­ taxe modale, les contenus sémantiques figuratifs font ici un retour discret grâce aux systèmes semi-symboliques qui associent les différentes étapes de la séquence à des figures pathémisées. Note sur la quantification On a pu constater que, tout au long de nos analyses des configu­ rations pathémiques, nous avons été amenés à avoir recours à tel ou tel aspect de la quantification des phénomènes envisagés ; les isotopies figuratives pathémisées elles-mêmes, en entrant en rela­ tion semi-symbolique avec les catégories passionnelles, exploitent des figures quantifiables : le fragment et le mille-pattes chez l’un, I. Ibid., p. 70-74.

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les tenons et les mortaises chez l’autre, qui renvoient d’une manière ou d’une autre à la dialectique du tout et de ses parties, de l’un et du multiple. Ainsi, l’avare a paru moralement condamnable, car il semblait ‘ troubler un certain ordre des choses en cherchant à cumuler ou en ' refusant de partager, c’est-à-dire en affirmant Yexclusivité de ses relations avec les objets de valeur. Ce trouble cependant ne pou­ vait se comprendre que si l’on admettait par présupposition une «non-exclusivité» dans la circulation des valeurs. Pour peu qu’on considère chaque univers axiologique comme une totalité close et fragmentée en parts qui échoient à chacun, les objets de valeur acquièrent un statut d’unités partitives, propres aux sujets mais non exclusives. L’intrusion de l’avare consiste alors en une transformation d’unité partitive en unité intégrale ou, mieux, en l’acquisition, pour cette unité, d’un double statut, en tant que part d’un tout et en même temps en tant qu’intégralité, c’est-à-dire une grandeur autonome. Ce qui était, pour le sujet, un mode de participation à la totalité des valeurs devient maintenant une forme de son autonomisation, cette transformation recouvrant d’une certaine manière celle d’un sujet plongé dans les systèmes de valeurs de sa culture en un sujet passionné. Nous retrouvons ainsi du même coup le modèle bien connu proposé par Lévi-Strauss, selon lequel la circulation des objets ou leur communication - est fondatrice des structures sociales, celle des biens, des femmes et des paroles, donnant lieu aux trois dimensions fondamentales de toute société. Mais il faudrait alors envisager de distinguer deux niveaux différents de l’échange géné­ ralisé : d’un côté, des objets discrets, qu’on peut accumuler, divi­ ser, distribuer et échanger sur la base d’équivalences disconti­ nues ; de l’autre, des objets pathémiques, qui participent aussi à l’échange, mais sur un mode continu et en adoptant les formes de la dissémination, de la fluctuation et de la contagion. Et, de même que, dans les micro-univers passionnels, le flux circulant peut s’affoler ou se bloquer, dans l’évolution des socié• tés, on peut concevoir aussi bien un processus destructeur qui, par une accélération déréglée des échanges (potlatch ou dum­ ping), met en péril la collectivité, qu’un processus de ralentisse­ ment exagéré, où l’appropriation individuelle (thésaurisation ou 318

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stockage) se fait au détriment de la cohésion sociale. Dès lors, il n’est pas étonnant que les mutations ou les accidents socio­ économiques - la naissance de la propriété privée, l’accapare­ ment spéculatif, la collectivisation, les krachs boursiers... - soient aussi des événements pathémiques. On voit alors avec quelle facilité on peut glisser, en s’aidant de la jalousie, à l’exclusivité proclamée des femmes, garantie par les structures de la parenté, qui permet une certaine liberté de cir­ culation en même temps que l’appropriation individuelle. Le choix de la jalousie est, à cet égard, exemplaire ; on a noté que celle-ci ne s’interprète pas uniquement dans le cadre de l’échange généralisé, où elle se substitue avantageusement aux rigueurs du mariage devenues insupportables, mais qu’elle fait intervenir par deux fois l'exclusion, en tant que procès cognitif et imaginaire, visant soit à préserver l’exclusivité de l’objet lorsqu’elle se trouve en danger, soit à s’exclure de la scène à trois en reconnaissant, de fait sinon de droit, l’exclusivité dont bénéficie alors le rival. Plus intéressant dans ce dernier cas est le fait qu’elle n’opère pas seule­ ment en circonscrivant, au bénéfice du sujet, l’objet de valeur qu’est l’être aimé, mais que le voile d’exclusivité recouvre l’en­ semble de l’intersubjectivité - le couple ou le double, peu importe en établissant une ligne de démarcation entre la totalité et une nouvelle « unité partitive » et reposant le problème de l’antério­ rité de l’un ou du double. Le dernier exemple de l’exclusion en marche, pour ainsi dire, se manifeste dans la façon de mener les opérations cognitives lors de la quête de la preuve. Le sujet jaloux, tout en désirant passionné­ ment connaître la vérité, refuse cependant tout savoir partiel, l’exclusivité apparaissant ici, à l’intérieur de la manipulation des modalités épistémiques, comme la suppression des termes médians entre la certitude et l’exclusion, par le refus du doute ou de la probabilité. La quête de la certitude à tout prix peut s’inter­ préter alors comme une soif de la totalité qu’on risque de perdre, comme une précipitation de l’unité partitive anxieuse de retrou­ ver son intégralité. Les formes de la quantification que nous rencontrons ici se retrouvent dans les grammaires traditionnelles - et moins tradi­ tionnelles - sous l’étiquette d’« indéfinis », qu’on a proposé 319

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naguère de considérer comme « quantitatifs indéfinis ». Ce drôle d’assemblage de grandeurs insolites : pronoms, adjectifs, adver­ bes ou articles, depuis longtemps casse-tête des linguistes les plus avertis, pour ne mentionner que Brondal ou Guillaume, est devenu depuis quelque temps un des problèmes ardus de la philo­ sophie. Ainsi, quand Paul Ricœur, en posant la question de l’identité du sujet, et, plus précisément, du « sujet narratif », nous invite à distinguer, pour éviter une confusion préalable, entre les concepts de mêmeté et é'ipséitè, nous y retrouvons des ressem­ blances frappantes avec la définition de Yunus brondalien, terme complexe à dominance variable, composé de l’élément discret (c’est-à-dire la « mêmeté ») et de l’élément intégral (c’est-à-dire l’« ipséité »), le premier permettant de le distinguer de 1*« autre » et le second d’en assurer la consistance, le tout s’opposant au concept de totalité. D’un autre point de vue, si on interroge le devenir, en par­ ticulier celui des communautés, il se présente, disions-nous, comme une variation continue des équilibres et des déséquilibres entre des forces cohésives et dispersives, dont l’antagonisme a pour enjeu l’émergence de la signification elle-même et aussi, plus particulièrement, de l’interactantialité. D’un côté, dans la description des configurations passionnelles, les sujets pathémiques, qu’ils soient collectifs ou qu’ils soient individuels, ont semblé hantés par toute une cohorte de sujets modaux, dont la mise en phase pose problème. En effet, ce sujet plurimodalisé, tout comme l’athlète sur le stade, peut se désunir ou se réunir, rassembler ou laisser se disperser les charges modales qui le déterminent. C’est pourquoi il a fallu faire appel aux « styles sémiotiques » et aux styles aspectuels qui les mani­ festent en discours, conçus comme des équilibres/déséquilibres entre des forces antagonistes, pour procurer à la visée du sujet tensif des formes relativement stables, qui puissent perdurer mal­ gré les aléas modaux. D’un autre côté, les divers aspects quantifiables des objets semblent se distribuer en trois strates principales : les figuresobjets iconisées se constituent tout d’abord en classes, établies sur la base de propriétés modales et syntaxiques qui permettent de parler des objets de valeur. Ce sont ces classes de figures iconisées 320

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qui reçoivent les déterminations grammaticales de la quantifica­ tion (indéfinis, partitifs, intégraux, définis, etc.) ; on peut considé­ rer à cet égard, en embrassant à la fois la quantification des sujets et celle des objets, que c’est la jonction elle-même qui se trouve alors quantifiée : un seul sujet pour n objets, un seul objet pour n sujets, un seul sujet pour un seul objet, etc., distinctions qui per­ mettent de fonder et de différencier par exemple la thésaurisa­ tion, la consommation, la distribution, le partage... La question se pose alors du critère qui permet de décider des valeurs : pourquoi telle ou telle classe, définie quantitativement, peut-elle représenter une valeur pour tel ou tel sujet ? Ce sont les valences qui fournissent le critère, en permettant de constituer des classes d’objets de valeur, à partir, entre autres, de leurs propriétés participatives ou exclusives. Enfin, en deçà des valences, se des­ sinent pour le sujet tensif des « ombres de valeur », dans les fluc­ tuations d’une interactantialité en devenir, aux prises avec les forces cohésives et dispersives. Le cas de l’« objet » dans la configuration de l’avarice est à cet égard exemplaire. Il se présente tout d’abord comme un îlot de résistance dans la circulation généralisée, comme une zone de ralentissement, voire de blocage, du flux communautaire : c’est l’« ombre de valeur ». La discrétisation du flux, et sa reformula­ tion en termes d’échange, font de cette « ombre » une valence, sous la forme de l'exclusivité. En tant qu’objet de valeur, enfin, l’objet de l’avare subsumera toutes les figures iconisées obéissant à la définition d’une unité intégrale. Quelles que soient les interprétations et les solutions adoptées, elles justifient notre souci de situer, comme nous l’avons fait, les problèmes de la quantification et des premières articulations du concept indéfini de grandeur au cœur même de l’épistémologie qui cherche à énoncer les préconditions de l’apparition du sens. Notre évocation de la pensée présocratique, préoccupée par le problème de l’un et de son éclatement, des tensions visant la reconstitution de la totalité a pu paraître quelque peu déplacée. Notre référence à une nécessaire cohabitation, sinon à une conci­ liation, de la double conception de l’univers considéré tantôt comme discontinu, tantôt comme continu, semble se justifier maintenant, lorsqu’on voit, à divers niveaux du parcours généra321

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tif, la nécessité d’avoir recours, par intermittence ou à la fois, aux quantitatifs définis et discrets et aux quantitatifs indéfinis qui, à la suite de la partition de la totalité, sont susceptibles d’accéder au statut d’intégraux, ce qui permet de comprendre, entre autres, comment Yexclusion peut être un concept logique et une attitude passionnelle.

En guise de conclusion

Il est curieux de constater que le problème de la quantification que nous venons de reprendre ait pu se poser de manière aussi insistante au moment où il s’est agi d’introduire dans la théorie sémiotique sa composante passionnelle. Cela se comprend en par­ tie si l’on tient compte du fait que la question du statut des gran­ deurs - sujets ou objets de valeur - ne pouvait que réapparaître nécessairement lorsque la tensivité à fluctuations et contours vagues était postulée à l’horizon des choses. La conception de l’univers, double et complémentaire, continu et discontinu, devait alors accueillir la compréhension de la totalité comme por­ teuse d’un double devenir, celui de la partition et de l’éparpille­ ment. Cela ne pouvait que se répercuter ensuite au niveau de l’ins­ tance d’énonciation, rendant compte de l’existence, à côté des structures articulées avec discrétion, des communautés intégrées et des institutions socioculturelles, des cultures et des sociolectes. Il devient alors possible de comprendre le jeu incessant qui asso­ cie, d’un côté, des unités partitives et intégrales, donnant lieu à des individus participatifs et néanmoins intègres, et, de l’autre, à des sujets intègres et discrets, dotés de 1*« ipséité » et de la «mêmeté». L’histoire, dans cette perspective, apparaît comme un devenir perpétuel où se forment, se déforment et se reforment personnes et cultures. Ainsi, les sociétés commerciales peuvent être constituées comme des totalités vivantes, à partir d’individus discrètement articulés, tout comme les sociétés dites archaïques peuvent engen­ drer des personnes intègres et même dotées du sens de la pro­ priété. De même, il nous paraît possible d’envisager qu’un outil323

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lage quantitatif de cette nature puisse servir de cadre pour définir le «projet global de personnalité», qui ne se réduit pas à la simple « identification », mais aussi pour aborder une typologie des humeurs et de la constitution des personnes. Car - on n’a que trop souvent tendance à l’oublier - la sémio­ tique est et doit rester, pour ne pas perdre son âme, un projet scientifique situé à « échelle humaine » : si le monde des senteurs nous est accessible comme un ensemble d’effets de sens, il existe un au-delà moléculaire, nucléaire, etc., qui relève déjà d’une forme qui n’est plus sémiotique, mais scientifique stricto sensu. D’une certaine manière, à l’intérieur même de la saisie sémio­ tique, et en faisant varier la distance épistémologique pour accommoder le regard, on peut obtenir, à partir des mêmes phé­ nomènes, des images différentes : modulations et fluctuations à grande distance, catégorisation et modalisation à distance rappro­ chée ; mais il reste, pour le regard sémiotique, un horizon infran­ chissable, celui qui sépare le « monde du sens » du « monde de l’être ». Des confusions, il est vrai, sont parfois difficiles à éviter ; il n’en reste pas moins que c’est la perception comme interaction de l’homme et de son environnement qui est la pierre de touche dans nos efforts pour comprendre le monde du sens commun et que c’est le corps propre qui permet à ce monde l’accès à l’univers du sens. Corps sentant, percevant, réagissant ; corps mobilisant tous les rôles épars du sujet, en un raidissement, un sursaut, un trans­ port. Corps comme barrage et arrêt, conduisant à la somatisation, douloureuse ou heureuse, du sujet, mais aussi lieu de transit et de pathémisation qui ménage l’ouverture sur les modes d’existence sémiotique. Si l’on croit encore le vieil adage selon lequel c’est le point de vue solidement maintenu qui constitue un domaine quelconque en « discipline » et lui confère le statut d’objet de recherche, c’est bien cet espace sémiotique peuplé de formes cognitives pathémisées, où le rationnel et l’irrationnel ont fusionné en rationalités diverses et en configurations pathémiques multiples, qui est le lieu homogène de nos explorations. Homogénéité du lieu, pertinence du regard : la cohérence dans les choses et dans les esprits est le seul fondement de notre faire 324

EN GUISE DE CONCLUSION

qui nous reste quand les autres critères de vérité sont devenus obsolètes. « Com-prendre », c’est-à-dire saisir ensemble des phé­ nomènes, est le prolongement attendu du « tout se tient » saussurien, où la quête du sens pour le monde rejoint la visée du sujet s’interrogeant sur son propre parcours. Comprendre le monde, c’est se refuser à le parcelliser en modèles locaux, en postulant sa cohérence, seul moyen d’aborder les « complexités » qui font peur ou qui paraissent trop coûteuses : nos réflexions sur les passions ont cherché à satisfaire à cette condition, en les intégrant, avec le succès dont on jugera a posteriori, dans la théorie sémiotique d’ensemble. Amenés à nous interroger sur la façon d’être des valeurs et sur leurs organisations, nous voudrions y inscrire en bonne place celle qui nous a guidés tout au long de ce travail : que la question de l’objet propre du faire sémiotique se pose au niveau des préconditions, au niveau du discours ou aux niveaux intermédiaires, les différentes solutions doivent souscrire à l’exigence de cohé­ rence : forces cohésives dans l’univers tensif, modèle constitu­ tionnel et dialectique syntaxique au niveau sémio-narratif, isotopie et aspectualisation au niveau discursif. La cohérence nous paraît cette « ombre de valeur » qui reflète l’aspiration de l’uni­ vers à l’unité, mais aussi la valence qui recouvre les valeurs tout au long du parcours épistémologique : espoir du Je introuvable du sujet, soutien du chercheur en quête d’efficacité.

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