Scenarios d'Avenir pour le Burundi et l'Afrique des Grands Lacs 2296034519, 9782296034518

Entre octobre 1993 et février 2003, le Burundi a vécu treize années de guerre civile, une violence inouïe intracommunaut

657 73 7MB

French Pages 150 [138] Year 2007

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Scenarios d'Avenir pour le Burundi et l'Afrique des Grands Lacs
 2296034519, 9782296034518

Table of contents :
Préface
Avant-Propos
Introduction au colloque et messages d'accueil
Exposés introductifs
Clôture
Bibliographie
Annexes
Table des matières

Citation preview

fOND

UNiVERSiTÉ DE GENÈVE

Faculté des Sciences Économiques et Sociales Département de Géographie CH - 1211 Genève 4

~ON

I

I

Institut International de Recherches pour la Paix à Genève CH - 1202 Genève

SCENARIOS D'AVENIR POUR LE BURUNDI ET L'AFRIQUE DES GRANDS LACS Actes du colloque organisé à Genève les 20 et 21 avril 2006

Angelo BARAMP AMA et Roger ERAERS (Dirs)

L 'HARMATTAN

Photo de couverture prise à Bujumbura (Burundi) par Stéphane BarbIan Guillet 2006)

Mise en page du cahier par Stéphane Aubry (GIPRI)

Département de géographie - Université de Genève GIPRI

(Ç)L'Harmattan 2007 5-7 rue de l'École Polytechnique; Paris 5e www.librairieharmattan.com harmattan [email protected] [email protected]

ISBN: 978-2-296-03451-8 EAN: 9782296034518

Cahier n05 : Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

PREFACE Ce cinquième Cahier du GIPRI Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des Grands Lacs se situe au carrefour de plusieurs questions relatives à la paix et aux recherches la concernant. Il capitalise et enrichit des travaux entrepris depuis quelques années au sein de l'Institut International de Recherches pour la Paix à Genève. Son premier mérite est de confronter la théorie et la pratique, l'action et la pensée. « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles », nous enseigne Emmanuel Kant. Encore faut-il que les concepts ne soient pas aveugles, aveuglés, aveuglants. Encore faut-il, ce qui nous conduit au deuxième mérite de ce cahier, distinguer les croyances des connaissances, s'interroger sur les raisons d'être des catégories intellectuelles et mentales, scientifiques, politiques ou médiatiques. Le vocable ethnie est de ces mots fictivement simples qui induisent des pensées fausses et des actions erronées. La division technique du travail renvoie partiellement à une division sociale et politique en termes de pouvoir, division accentuée, rigidifiée et instrumentalisée par les colonisateurs européens. Traditionnellement, les Hutu (84% de la population) sont présentés comme étant des agriculteurs cultivant de petits lopins de terre, les Tutsi (15%) des éleveurs, les Twa (1%) des chasseurs vivant de cueillette et de petit artisanat (dont la poterie principalement). Selon certains auteurs, si les descendants étaient trop nombreux pour un cheptel trop maigre, le Tutsi perdait son statut social, et sa descendance sa classification ethnique. L'accès à l'armée est devenu, avec le temps, tributaire des conditions sociales et politiques. Les agriculteurs Hutus quittent moins facilement leur terre que les éleveurs Tutsi, enrôlés dans les armées précoloniales d'abord, puis coloniales et postindépendance ensuite. A noter par ailleurs que la séparation entre les anciens royaumes du Rwanda et du Burundi n'a pas empêché l'unité de langue, de culture et de civilisation de se poursuivre. Avant la colonisation, l'organisation sociale par colline a prévalu sur la distinction ethnique. Le Docteur Angelo Barampama, auquel le séminaire et le cahier subséquent doivent tant, riche de son expérience personnelle et de sa formation intellectuelle, fait le lien entre la théorie du pouvoir relationnel selon le professeur Claude Raffestin et la méthode concrète des scénarios comme outil de gestion de conflit. La question du pouvoir n'est certes pas épuisée par une approche ou une autre. Le pouvoir est un point aveugle des sociétés. C'est le troisième mérite de cette série d'études que de nous sortir des sentiers battus. Le dossier est loin d'être clos. Les récentes invectives échangées entre les diplomaties rwandaise et française rompant leurs relations, les procédures politico judiciaires entamées de part et d'autre, témoignent en mots de la violence encore 3

Cahier n05 : Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

présente. A tout prendre, les mots sonores valent mieux que les maux sanglants. Mais les uns précèdent parfois les autres, ou les accompagnent. Comme tant d'autres, au Soudan, en Côte d'ivoire ou ailleurs, ce conflit a des allures de guerre par procuration. Les guerres civiles sont associées à des guerres classiques et des guérillas. Ce sont les syndromes afghan ou irakien. « Quand les éléphants se battent, c'est l'herbe qui souffre », dit un proverbe africain. L'herbe, ce sont, sur tous les continents, les peuples victimes d'élites souvent oligarchisées, autonomisées, plus parasitaires que symbiotiques et qui s'étonnent ensuite de leur perte de crédibilité au point de vitupérer contre leurs mandants. C'est la quatrième leçon du drame des Grands Lacs: la paix et la démocratie ne vivent pas l'une sans l'autre, ni la guerre sans les atteintes aux libertés et au développement économique et social. Sans angélisme ni admonestations, puisse ce cahier ouvrir des portes à la réflexion et à la paix.

Gabriel Galice Directeur du GIPRI

4

Jean-Pierre Stroot Président du Conseil de Fondation

Cahier n05 : Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

AVANT-PROPOS Entre octobre 1993 et février 2005 le Burundi a vécu l'une des crises les plus sombres de son histoire: 13 années de guerre civile, une violence inouïe intracommunautaire, des dégâts innombrables et une économie qui n'a cessé de décliner, au point que le pays se retrouve aujourd'hui en queue de peloton au niveau mondial. Suite au coup d'État du 25 juillet 1996, qui parachevait celui du 21.10.1993, et sous les pressions de la Communauté internationale, dont en particulier celles de nombreux pays africains, il s'en est suivi une multitude de négociations entre les acteurs impliqués dans la tragédie, sous la médiation respective des présidents Julius Nyerere et Nelson Mandela. L'accord de paix, signé le 28 août 2000, dans la ville tanzanienne d'Arusha, en présence de plusieurs délégations, dont celle conduite par le Président des États-Unis Bill Clinton, a constitué le premier aboutissement de cette longue démarche qui a ramené le Burundi sur la voie de la paix. Au moment où politiciens, experts nationaux et internationaux, diplomates, conseillers et médiateurs en tous genres bataillaient jours et nuits à Arusha (et ailleurs dans le monde) autour du sort du Burundi, d'autres acteurs, burundais et non burundais, ont cherché à savoir ce qu'ils pouvaient faire à leur niveau pour sortir le pays de l'impasse engendrée par les coups d'État précités et leurs suites. C'est dans ce sens qu'une trentaine de Burundais appartenant aux trois ethnies du pays et à divers milieux sociopolitiques et intellectuels, de l'intérieur comme de la diaspora, se sont retrouvés à trois reprises (en avril, juin et septembre 2000) à Wolvenhof, dans la commune de Heerhugowaarl, près d'Amsterdam (Pays-Bas), pour expérimenter la méthode dite des scénarios, qui avait déjà fait ses preuves ailleurs dans le monde et, plus particulièrement, en Afrique du Sud. L'exercice consistait à poser un regard honnête et lucide sur ce qui s'était passé - et continuait à se passer alors- au Burundi, à décrire sans complaisance, sous forme de scénarios possibles, les situations dans lesquelles le pays risquait de sombrer durablement et attirer l'attention des acteurs nationaux et internationaux sur les menaces qui pesaient sur le pays, afin de susciter, si possible, des initiatives d'actions concrètes et non violentes. Les participants se sont alors efforcés d'envisager toutes les éventualités - l'apocalypse comme le meilleur des mondes, mais aussi, toutes les gammes intermédiaires entre ces deux extrêmes. L'essentiel des résultats des travaux fut condensé en quatre raccourcis saisissants, appelés scénarios et décrivant ce qui pouvait se produire dans le Burundi d'alors comme dans celui d'après, 1

De manière générale, ces ateliers et le groupe des participants seront désignés par le nom de

la localité

de W olvenhof

où eurent lieu la plupart des ateliers

de 2000.

5

Cahier n05 : Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

selon que les différents acteurs impliqués dans le conflit persistaient à foncer tête baissée vers la catastrophe ou choisissaient d'œuvrer pour l'instauration d'une paix véritable et durable. Dans sa manière de procéder, la méthode des scénarios a amené les acteurs à se projeter en avant et à extrapoler les tendances lourdes et longues, celles par lesquelles l'avenir entre déjà dans le présent. Selon la méthode, l'anticipation ne sert pas à dessiner le paysage des souhaits, mais à décrire de la façon la plus stricte et la plus objective possible, des futurs probables et plausibles, pouvant aller du pire au meilleur, de la guerre de tous contre tous à la construction d'un pays prospère où les anciens ennemis puissent trouver un accord conciliant et définitif. En tenant compte du conflit interburundais, de ses enjeux pour les nationaux et des tendances lourdes de la société burundaise en général, il n'était pas du tout évident que les 30 Burundais qui se retrouvaient à Wolvenhof puissent travailler ensemble et, encore moins, parvenir, à un résultat significatif. C'est pourtant ce qui s'est passé en dépit des lourdeurs qui ont caractérisé le début des travaux. Depuis l'an 2000, un long chemin a été parcouru par les Burundais dans le sens de la résolution de leurs conflits. Un multitude de négociations et d'accords ont eu lieu, débouchant sur un cessez-le-feu qui a permis un retour progressif à la paix dans le pays. Un marathon électoral de six consultations majeures en huit mois, a permis de doter le pays de nouvelles institutions issues des urnes. A l'issue des ateliers de Wolvenhof, il fut convenu entre les participants de diffuser le plus largement possible l'expérience, la méthode et les résultats obtenus, convaincus que beaucoup d'autres, au Burundi comme ailleurs en Afrique, pourraient en tirer profit. Pour ce faire, il fut convenu d'organiser des conférences, des colloques, des tables rondes, des théâtres ou des sketchs, etc. Il fut également convenu d'impliquer non seulement des acteurs burundais de l'intérieur comme de l'extérieur, mais aussi d'autres acteurs qui peuvent être intéressés par ce qui se passe dans ce pays et la Région des Grands Lacs (gens des milieux universitaires et de recherche, personnalités de la coopération internationale, ONG oeuvrant sur le terrain). Dans quelle mesure la méthode des scénarios vécue à Wolvenhof avait-elle été diffusée au Burundi et dans la diaspora de ce pays? Dans quelle mesure cela avait-il contribué au retour de la paix et au changement politique en cours dans ce pays? Afin de répondre à l'objectif de diffusion de la méthode des scénarios et d'apporter des éléments de réponse aux questions ci-dessus, il s'est tenu dans les locaux du Centre de Dialogue Humanitaire [Henry Dunant], à Genève, au bord du Lac Léman, du 20 au 21 avril 2006, un colloque intitulé « Scénarios d'avenir pour le Burundi et les Grands Lacs », organisé .par le Département de 6

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

Géographie de l'Université de Genève, en collaboration avec le GIPRI - Institut International de Recherches pour la Paix à Genève. Les interventions de personnalités œuvrant sur le terrain ont apporté des appréciations qui montrent que la dynamique amorcée à Wolvenhof en 2000 a déjà porté des fruits et mérite d'être poursuivie. Cela fut d'un grand intérêt pour les participants au colloque à des titres divers. Le présent ouvrage rassemble l'essentiel des contributions qui ont été présentées à cette occasion ainsi que des éléments de synthèse des échanges qui ont suivi les différents exposés. Comme il est de coutume de le dire, les contenus des présentations et des messages formulés n'engagent que leurs auteurs. Aussi, guidés par la volonté d'écoute et de dialogue qui a caractérisé les travaux, les organisateurs ont respecté les points de vue exprimés par les uns et les autres, même si certains propos pourraient prêter à la polémique.

Un proverbe rundi dit: « utara mu nda ugatarura ibiboze - si tu laisses la haine ou la colère fermenter dans ton ventre (ou ton cœur), il en sort du pourri ». Autrement dit, il est indispensable de créer des espaces où la parole puisse se libérer. Cela d'autant plus que, après cette libération, le danger peut être évité. Car, comme le dit un autre proverbe rundi, « quand une pierre a fait son apparition, elle ne constitue plus un danger pour la houe - ibuye riserutse ntiriba ricishe isuka ». Nous pensons que, pour construire un avenir commun, les Burundais des diverses composantes socio-ethniques et politiques doivent procéder à une véritable catharsis généralisée, qui passera par des occasions comme la Commission Vérité et Réconciliation, prévue par les accords d'Arusha, mais aussi par des occasions de dialogue où les gens se parlent cœur à cœur, y compris sur des sujets qui passent pour être tabous, dans le respect mutuel et véritable! Et cela vaut également pour les autres pays de la Région des Grands Lacs aux prises avec des conflits qui n'en finissent pas. Un grand merci à toutes les personnes qui ont apporté leur concours dans la réalisation de ce cahier spécial, au Département de Géographie et au GIPRI. Merci à Gabriel Galice, directeur du GIPRI, à Christian Page du Secrétariat du Pugash (Genève) ainsi qu'à Renato Scariati, documentaliste du Département de Géographie, pour leur lecture attentive et leurs conseils au sujet de la mise en page. Un merci tout particulier à Stéphane Aubry qui a assuré la mise en page du cahier.

Angelo Barampama

7

INTRODUCTION

AU COLLOQUE

ET MESSAGES D'ACCUEIL

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

INTRODUCTION AU COLLOQUE Roger ERAERS Conseiller à la Fondation GIPRI et responsable des activités de la Fondation en Afrique Monsieur le Président du Sénat, Monsieur le Député, Monsieur le Sénateur, Monsieur l'Ambassadeur, Mesdames, Messieurs, Au nom du Département de géographie de l'Université de Genève et en celui de la Fondation GIPRI, l'Institut international de recherches pour la paix à Genève, je vous souhaite la bienvenue à ce colloque de deux jours qui portera sur le thème:

« Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des Grands Lacs ». Nous voudrions adresser des remerciements tout particuliers aux membres de l'importante délégation officielle, conduite par le Dr Gervais Rufyikiri, Président du Sénat du Burundi» ainsi qu'au Frère Emmanuel Ntakarutimana, directeur du Centre Ubuntu, qui ont fait le déplacement depuis Bujumbura pour participer à nos travaux. Nos remerciements vont aussi à l'ONG Nederlands Comité Burundi (NCB), dont le Vice-président, le Dr Wim Overbeeke, nous rejoindra dans le courant de la matinée. Sans le soutien du NCB, ce colloque n'aurait probablement pu avoir lieu.

Nous souhaitons aussi remercier le Centre pour le Dialogue Humanitaire qui met ses magnifiques locaux à notre disposition pour ces deux journées. Je passe à présent la parole, successivement, aux professeurs Charles Hussy, directeur du Département de géographie, et Jean-Pierre Stroot, Président du Conseil de Fondation du GIPRI pour qu'ils vous adressent leurs messages de bienvenue.

Il

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

MESSAGE D'ACCUEIL du professeur Charles HUSSY Directeur du Département de Géographie Université de Genève Monsieur le Président du Sénat, Monsieur le Député, Monsieur le Sénateur, Monsieur l'Ambassadeur, Mesdames et Messieurs les participants, C'est un plaisir pour moi de vous accueillir, en mon nom personnel, au nom de mon Département et celui de notre Faculté, aux travaux de ce colloque sur « les scénarios d'avenir pour le Burundi et la région des Grands Lacs. Ayant suivi les préparatifs de ce dernier, je suis d'autant plus heureux de vous y accueillir que je sais que la gestation n'a pas été très facile faute de moyens. C'est aussi pour moi l'occasion d'exprimer ma reconnaissance à tous ceux et celles qui ont permis que cette rencontre puisse avoir lieu, soit par leur contribution matérielle - financière ou autre-, soit par la facilitation des démarches administratives en vue de l'obtention des visas. Je vous souhaite la bienvenue à ces deux jours de travaux qui se situent dans la ligne des enseignements de notre Département, dont en particulier la géographie politique que donne Angelo Barampama, à la suite de Claude Raffestin et de moi-même. Telle que pratiquée dans notre maison, cette discipline met particulièrement en valeur l'approche relationnelle du pouvoir qui a été développée, depuis les années 1980, par le professeur C. Raffestin et qui nous paraît bien indiquée pour aborder des problèmes politiques tels que ceux du Burundi et ailleurs en Afrique des Grands Lacs, grâce aux outils d'analyse qu'elle met à disposition des chercheurs: population, territoire et ressources. De par son approche multiscalaire du monde et des problèmes qu'elle étudie, la géographie accorde une grande importance à la dimension régionale des problèmes qu'elle traite, une dimension fondamentale qui avait retenu l'attention des participants aux ateliers d'avril à septembre 2000.

La mission de l'université est de deux ordres: enseigner et faire de la recherche. Autrement dit, l'université doit non seulement enseigner et former les jeunes, mais aussi contribuer, à travers la recherche et le débat, à penser l'avenir. Et penser l'avenir, c'est établir des scénarios, définir des objectifs et des stratégies en tenant compte des intentions des acteurs qui sont en relation les uns avec les autres, des relations qui généralement porteuses de dissymétries qui doivent être explicitées. C'est ce qu'ont fait les participants aux ateliers de 2000 et c'est ce que vous allez faire pendant ces deux jours de réflexion que 12

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

je souhaite bien fructueux. La mission de l'université auquel je faisais allusion implique aussi de nos jours l'ouverture au monde, un monde est de plus en plus interdépendant. Votre présence ici à Genève, au bord du lac Leman, en est en quelque sorte une preuve. Je souhaite que l'amitié qui nous lie à votre pays, le Burundi, puisse se poursuivre et se concrétiser davantage, entre autres, à travers des contacts universitaires plus suivis. Cet été, nous aurons l'occasion rendre visite à votre pays. En effet, notre Département a choisi le Burundi comme destination de son traditionnel voyage d'études qui comptera, cette année une quinzaine d'étudiants de notre Université. Nous nous réjouissons d'ores et déjà de pouvoir découvrir votre pays et faire plus ample connaissance et j'espère que nous pourrons, au terme de cette visite, établir un rapport qui permettra d'engager une relation institutionnelle stable. Je vous souhaite une bonne journée et un travail fructueux.

13

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

ALLOCUTION

INTRODUCTIVE

du professeur Jean-Pierre SROOT Président du Conseil de Fondation du GIPRI Monsieur le Président du Sénat, Monsieur le Député, Monsieur le Sénateur, Monsieur l'Ambassadeur, Mesdames, Messieurs,

Au nom du GIPRI, l'Institut international de recherches sur la Paix à Genève, permettez-moi de vous souhaiter à tous une très cordiale bienvenue à ce colloque qui, pendant deux jours, vous donnera l'occasion de débattre du futur du Burundi et de l'Afrique des Grands Lacs. Je voudrais adresser des remerciements tout particuliers aux personnes qui ont bien voulu faire le très long déplacement depuis l'Afrique pour participer à notre rencontre, à savoir les membres de l'importante délégation burundaise conduite par l'Honorable Dr Gervais Rufyikiri, Président du Sénat de la République du Burundi. Je remercie aussi vivement le Centre pour le Dialogue humanitaire qui a bien voulu mettre ses locaux à notre disposition pour nous permettre d'organiser cet événement dans des conditions optimales. Le GIPRI, établi à Genève en 1984, étudie les problèmes qui se posent à la paix. Institut de recherche, il publie les résultats de ses travaux et de ses réflexions sous forme de Cahiers thématiques et de Bulletins d'information, plusieurs fois par année. Il organise aussi, depuis 19 ans, un cours d'été dédié aux problématiques de la paix, des armements, du droit international, de la prévention et des sorties de conflits. Le GIPRI ne travaille pas de façon isolée et entretient de nombreuses collaborations, périodiques ou suivies, avec d'autres centres de recherches, à Genève comme à l'étranger. Une coopération de longue date existe ainsi entre notre Fondation et le Département de géographie de l'Université de Genève. Celle-ci s'est notamment focalisée, au cours des dernières années, sur les problèmes de la gestion de l'eau au Moyen Orient et sur l' instrumentalisation politique des facteurs ethniques, cause, notamment, de conflits extrêmement meurtriers dans les Balkans et en Afrique durant les dernières décennies. Nous avions spécialement à cœur de participer activement, avec le Département de géographie de l'Université de Genève, à la mise sur pied du présent colloque. Ce dernier fait suite à des négociations de sortie de conflits, selon l'approche méthodologique dite des scénarios, menées en 2000, sous l'égide de l'ONG Nederlands Comité Burundi, dont le représentant nous rejoindra au cours de la journée. Il s'appuie aussi sur les travaux réalisés depuis lors au

14

Cahier n05 : Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

Département de géographie et durant des séminaires organisés conjointement par le Département de géographie et le GIPRI.

Il me reste à vous souhaiter de passer deux journées fertiles en communications et échanges fructueux.

15

EXPOSES INTRODUCTIFS

Cahier n05 : Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

APROCHE RELATIONNELLE DU POUVOIR ET SCENARIOS D'AVENIR EN AFRIQUE DES GRANDS LACS Dr Angelo BARAMPAMA Chargé de cours Université de Genève o. Introduction

Depuis l'époque des indépendances, la situation de la Région des Grands Lacs Africains que nous désignerons, par la suite par « Grands Lacs» tout court, et qui comprend ici principalement le Rwanda, le Burundi et la République Démocratique du Congo- dite RDC, dans sa partie orientale surtout2, cette région se définit donc en termes des drames. Des drames qui sont intimement liés au pouvoir, dans ses multiples facettes. Des drames dont il faut absolument sortir si l'on veut avancer, tant soit peu sur le chemin du développement. Dans cette brève contribution, j'avancerai d'abord quelques chiffres, susceptibles, si besoin était, de nous aider à matérialiser, tant soit peu, ces drames. Dans un second temps, j'essaierai d'établir quelques liens entre ces mêmes réalités tragiques que je vais évoquer et l'une des approches du pouvoir qui me semble assez féconde. Enfin, dans un troisième temps, j'essaierai de relier cette même approche du pouvoir avec le sujet qui nous occupe aujourd'hui, à savoir les scénarios d'avenir. 1. Des faits et des chiffres qui dépassent l'entendement Entre le 1er octobre 1990, date du début de l'attaque du Rwanda par le Front Patriotique Rwandais, à partir du Sud de l'Ouganda, et 2004 (date des dernières estimations auxquelles je me réfère), les Grands Lacs ont perdu cinq millions de personnes3. Cinq millions d'hommes et de femmes qui sont, pour l'écrasante majorité, des civils non armés.

On connaît les 800.000 à un million de filles et de fils4 du Rwanda qui ont été 2

RDC : Républiquedémocratiquedu Congo.Ce sont surtoutles deux provincesde l'Est du

pays - le Nord et le Sud Kivu qui ont été les plus affectées par la guerre a ravagé ce pays depuis 1997 ainsi que ses innombrables séquelles. 3

Chiffrearticulépar le professeurFilip Reyntjens(Universitéd'Anvers), lors d'une confé-

rence tenue donnée à Genève le 22 octobre 2005. 4 Les chiffres varient selon les sources: pour les uns il y a eu un million, pour d'autres, c'est cinq cent mille, et pour d'autres encore, c'est 800.000 ; certaines sources vont même jusqu'à articuler un million et demi, si ce n'est deux. Notre propos n'est pas d'entrer dans ce décompte macabre, mais de relever seulement l'aberration de la situation. Quand bien même il

19

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

emportés par la guerre et le génocide de 19945, sans oublier les centaines de milliers d'autres qui ont perdu leur vie dans les jungles du Zaïre de l'époque ou d'ailleurs.

Au Burundi, on sait aussi que l'assassinat de Melchior Ndadaye, premier Président démocratiquement élu dans ce pays, le 21 octobre 1993, a été le point de départ de massacres interethniques ignobles et une guerre civile d'une douzaine d'années qui ont entraîné la mort d'au moins 300.000 personnes dans ce pays6. En ce qui concerne la République Démocratique du Congo, l'ONG International Rescue Committee (IRC)7 estime que ce pays a perdu 3,9 millions de personnes rien qu'entre 1998 et 2004, ce qui lui fait dire que la crise qui ravage ce pays est la plus meurtrière qui soit au monde après celle de la Seconde Guerre mondiale8. Dans une étude de cette ONG datant de janvier 2006, on lit ce qui suit: « Les trois études précédentes effectuées entre 2000 et 2002, avaient montré qu'un nombre de gens estimés à 3,3 millions de personnes étaient mortes à cause de la guerre. Les dernières estimations (établies) depuis 2004 montrent clairement que 3,9 millions de personnes sont mortes depuis le début du conflit en 1998. Les dernières données indiquent qu'au moins 38.000 décès surviennent en République du Congo chaque mois, soit nettement audessus de ce qui pourrait être considéré comme un niveau normal dans le pays,. cela signifie, dans d'autres termes, que, pour chaque jour, il y a 1.250 décès de plus. Plus de 70 % de ces décès sont dus à des maladies que l'on peut prévenir et traiter

ne s'agirait que de quelque dizaines, cela serait déjà suffisant pour qu'on s'en préoccupe

-

mais pas qu'on polémique là-dessus. 5 André Guichaoua et Stephen Smith, « Rwanda, une difficile vérité », Libération, vendredi 13.01.2006. Sur le génocide proprement dit, lire la présentation et l'analyse du lieutenant Abdul Joshua Ruzibiza, dans livre intitulé « Rwanda. L 'histoire secrète, Paris, Éditions du Panama, 2005 » ainsi que le témoignage du même auteur qui a circulé sur internet en 2004, ainsi que les extraits de sa déposition au TPIR. 6

Notons, au passage, que ce chiffre de 300.000 morts a été articulé dès les premiers mois du

conflit, fin 1993- début 1994 - ce qui peut laisser penser que les victimes ment beaucoup plus nombreuses. 7 D'après l'Encyclopédie Wikipédia, «L'International Rescue Committee tiative d' Albert Einstein pour aider les opposants à Adolf Hitler. L'IRC victimes de persécutions raciales, religieuses et ethniques, aussi bien que la guerre et la violence». [http://fr.wikipedia.org/wiki/lnternational_Rescue 8 Voir http://www.theirc.org/news/page.jsp?itemID=27819067

20

sont malheureusea été fondé à l'iniaide les personnes celles touchées par _Committee]

Cahier n05 : Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

surviennent dans les provinces de l'Est du pays qui est en situation d'insécurité» D'après un des responsables de l'IRC, « moins de 2 % des décès sont directement imputables à la violence de la guerre ». Si les effets de la violence - tels que l'insécurité qui empêched'accéder aux soins de santé9- cessaient,les taux de mortalités tomberaient à des niveaux quasi normaux »

A ces millions de tués et/ou disparus, de morts à cause de maladies diverses, s'ajoutent des millions et des millions de survivants qui ont été blessés, physiquement et intérieurement - les blessures psychologiques et morales étant probablement encore plus dramatiques du fait même de leur caractère invisible. Par centaines de milliers voire même par millions (à un moment donné), une partie de ces survivants sont devenus réfugiés [dans leurs propres pays ou à l'extérieur]. Et qui dit « réfugiés» dit des hommes ou/et des femmes sans terre et très souvent sans repères, à la merci du bon vouloir de ceux qui les accueillent et leur permettent de survivre par leurs dons. Nombreux sont ceux qui, dans cette salle, en savent quelque chose! Enfin, à ces blessures s'ajoutent les innombrables destructions matérielles de toutes sortes (habitations, champs, bétail, infrastructures diverses, etc.). Si ces quelques estimations donnent le vertige, elles permettent aussi d'avoir une petite idée quant aux drames que vivent les populations des Grands Lacs. Des drames qui viennent s'ajouter à ceux des décennies antérieures, tels que, par exemple, pour le Burundi, le génocide des Hutu de 1972-197310,dont les 9

The three previous IRC studies, conducted between 2000 and 2002, demonstrated that an

estimated 3.3 million people had died as a result of the war. Latest estimates from the 2004 study highlight how 3.9 million people have died since the conflict began in 1998. "We have conducted additional tests that have provided a more accurate estimate of mortality," Brennan says. "This additional analysis resulted in higher estimates of both the crude mortality rate and the mortality rate in children below five years of age." The latest figures indicate that almost 3 8,000 deaths occur in DR Congo every month above what is considered a 'normallevel' for the country, translating into 1,250 excess deaths every day. Over 70 percent of these deaths, most due to easily preventable and treatable diseases, occur in the insecure eastern provinces. "Less than two percent of the deaths were directly due to "However, if the effects of violence - such as the insecurity facilities - were removed, mortality rates would fall to www.theirc.org/news/page.jsp?itemID=2781906]. 10Lire à ce sujet, BOWEN Michael, FREEMAN Gary and

violence," Brennan points out. that limits access to health care almost normal levels" [http://

MILLER Kay, "Policy. No Samaritan : The U.S. and Burundi", Africa Report, July-August, 1973 ; LEMARCHAND René & MARTIN David, Selective Genocide in Burundi, Minority Rights Group International [MRG] n° 20, London,july 1974

21

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

pertes en vies humaines sont estimées, selon les sources, entre 100'000 et 300'000 personnes - des personnes qui, pour la grande majorité, faisaient partie de ce qu'on appelle l'intelligentsia du pays. Dans le cas du Rwanda, on sait que, avant 1990, il y a eu les crises de 1959 et 1973, qui ont conduit à l'exil des milliers de Tutsi de ce pays, lequel exil a été en quelque sorte à l'origine de la guerre d'octobre 1990 et ses conséquences tragiques, avec les 800.000 à un million de morts qui ne sont que l'une des multiples facettes du drame de ce pays.

En République Démocratique du Congo, il y a eu la dictature du sergent Joseph Désiré Mobutu, devenu par la suite général et puis maréchal, qui aura, pendant 35 ans, contribué à vider le pays de ses richesses mais, aussi et surtout, d'une bonne partie de ses élites, condamnées à végéter en exil. Face à de telles montagnes de souffrances, nombreuses sont les questions qui se posent. Comment peut-on encore vivre ensemble dans de telles conditions ? Est-il même pensable de vivre ensemble? Peut-on envisager un avenir commun, qui puisse un jour être serein? Peut-on faire quelque chose qui soit de nature à contribuer à la recherche de solutions durables à ces drames, de la part des concernés eux-mêmes que de celui du reste de la « communauté internationale » 11? De l'extérieur, peut-on contribuer au rétablissement de la paix dans la région? Et si oui, de quelle façon? 2. « Condamnés à penser et construire ensemble le futur» Qu'il s'agisse de ces conflits de la Région des GLA ou ceux d'ailleurs en Afrique, tous méritent tous qu'on s'y penche afin d'y trouver des solutions non violentes et durables, sans quoi on ne peut envisager un quelconque développement économique et social digne de ce nom pour la région, comme pour l'ensemble du continent. Par ailleurs, et en dépit de la dureté des situations que vivent les peuples des Grands Lacs (et ils ne sont pas les seuls dans cette situationI2),ces peuples doivent- et devront dans l'avenir - vivre ensemble, imaginer et construire ensemble un futur commun. Et à cette fin, la réflexion intellectuelle peut - et doit même- être mise à contribution, afin d'aider les différents acteurs (politiques et autres) à dégager les causes fondamentales les vraies causes, pourrions-nous dire- de ces drames quasi à répétition, afin de mieux les éradiquer. Dans ce cheminement, le temps est un allié de poids. Car, comme l'écrit l'historien français Jean-Baptiste Duroselle, 11

De tels drames interpellent - ou devraient interpeller- toute conscience humaine- d'où

qu'elle soit. 12 Qu'il suffise de penser à des pays comme le Cambodge, la Serbie et les autres Républiques de l' ancienne Yougoslavie!

22

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

«Toutes les grandes communautés nationales sont complexes et les hommes s y entre-déchirent volontiers ... Il est des querelles que l'on n'oublie pas, parce que le sang a coulé. Du moins pour les oublier, ilfaut attendre l'usure des années»./3 Les drames précités font partie de ces déchirures qui nécessitent du temps pour se fermer. Des déchirures avec lesquelles il faut savoir vivre, en se souvenant que, comme le dit la sagesse burundaise : « Intibagira ntibana »

- tra-

duction littérale mais impropre: « Qui n'a su oublier n'a jamais pu vivre avec autrui ». Bien entendu qu'il ne s'agit pas ici d'un oubli amnésique, mais plutôt d'un processus conscient et dynamique, auquel pourrait conduire une démarche comme celle de la Commission Vérité et Réconciliation. Toutefois, le temps à lui seul suffit pas. La réflexion intellectuelle a aussi sa place dans la recherche de solutions à ces drames; elle peut - et doit même

-

y aider. 3. Pouvoir et tragédies en Afrique des Grands Lacs 3.1. Des relations ethniques instrumentalisées Les drames évoqués plus antécédemment sont généralement présentés comme étant de nature ethnique ou tribale

- ce

qui sous-entend

quelque peu une

connotation plus ou moins primitive et irrationnelle, pour ne pas dire sauvage14.Une réflexion sur les ethnies et leur instrumentalisation doit être menée sereinement et sérieusement afin d'y voir clair, de confronter la situation des pays Grands Lacs à celles d'autres régions du monde où cette instrumentalisation a eu lieu et en tirer les leçons qui s'imposent. Face aux drames de la Région des Grands Lacs et leurs connotations ethniques, il ne suffit pas de décréter qu'il n'y a pas d'ethnies dans un pays comme le Burundi ou ses voisins pour que, comme par une baguette magique, le problème soit résolu.

Une réflexion sur cette réalité des ethnies est à mener sérieusement afin de mettre à nu les stratégies et les manipulations auxquelles recourent une partie des acteurs en présence afin d'atteindre des objectifs souvent inavoués, dont 13

DUROSELLE J.B., La France et les Français 1900-1914, éditions Richelieu, 1972, p. 180. 14 Ici je me souviens d'une petite anecdote. En 1988, un journal occidental qui relatait le drame qui se jouait dans le Nord du Burundi voulut bien illustrer son article. Il ne trouva pas meilleure illustration que celle d'un paysan du Nord du pays assis au bord de la rivière Akanyaru, avec son arc et quelques flèches. Le commentaire laissait entendre que cet homme et d'autres de son genre faisaient, avec leurs arcs, la guerre contre l'armée nationale, fortement équipée avec du matériel ultra-moderne [blindés, hélicoptères de combats, canons en tous genres, etc.]. 15 L'analyse relationnelle du pouvoir recourt à trois concepts de base: la population (et les acteurs, dont l'État), le territoire et les ressources.

23

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

en particulier celui de s'approprier les ressources15du pays en en excluant le maximum d'autres. Des stratégies et des manipulations qui sont au cœur même du pouvoir. 3.2. Des relations empreintes de pouvoir En effet, dans une approche relationnelle du pouvoir, telle que l'a développée le professeur Claude Raffestin, dans son livre « Pour une géographie du pouvoir »16,à la suite des auteurs comme Michel Foucault, la relation est au centre du pouvoir, qui, par nature, est multidimensionnel. Toute relation est lieu de surgissement du pouvoir. Autrement dit, chaque fois que deux acteurs [deux personnes physiques ou morales] entretiennent une relation quelconque, il y a automatiquement pouvoir. Car, nous dit, Claude Raffestin, «le pouvoir se manifeste à l'occasion de la relation, processus d'échange ou de communication, lorsque, dans le rapport qui s'établit, se font face ou s'affrontent les deux pôles (de la relation) que sont les acteurs en présence ». D'où la distinction entre deux types de pouvoir, à savoir, d'une part, le Pouvoir (avec un grand « P »), qui s'instaure à travers les institutions de l'État ou d'autres structures organisées, telles que les Églises et les entreprises par exemple, et, de l'autre, le pouvoir (avec un petit « p », qui s'instaure au contour de toute relation.

Le pouvoir avec un « P » est massif et fait même peur. Mais ce n'est pas le plus dangereux, alors que le pourvoir avec un « p » l'est davantage, du fait même qu'il est discret et imprévisible. A la suite de Michel Foucault et Claude Raffestin, on peut distinguer cinq grandes caractéristiques du pouvoir, formulées en forme de postulats (voir schéma plus loin). Selon Claude Raffestin, « Toute relation est le lieu de surgissement du pouvoir et cela fonde la multidimensionnalité du pouvoir. L'intentionnalité révèle l'importance des finalités et la résistance exprime le caractère dissymétrique qui caractérise presque toujours les relations». Cette multidimensionnalité rend l'étude de la relation synonyme de complexité. D'où la difficulté à étudier la relation et le pouvoir qui en découle, tout comme son champ qui est constitué par les acteurs, leurs objectifs, leurs codes et leurs stratégies).

16

Les citations et références à Claude Raffestin dans cette contribution sont en rapport avec cet ouvrage

24

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

Schéma 1 : Propositions sur le pouvoir d'après M. Foucault17

s'exerce, mais ne s'acquiert pas

immanent: inhérent à toute relation

~

Implique toujours une résistance

LE POUVo/ intentionnel et non subjectif

vient d'en-bas I

Pouvoir

=

I

situation stratégique complexe dans une société donnée

3.3. Symétrie et dissymétrie: une spécificité des relations humaines et du pouvoir Les relations humaines sont toujours symétriques ou dissymétriques, avec tout ce que cela peut impliquer. C'est ce que tente de traduire le tableau que voici:

17

Pour plus détails, voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité. Vol!, La volonté de sa-

voir, Paris, Gallimard, 1976, N.R.F. Collection Bibliothèque des Histoires

25

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

. . .

.

Symétrie Empêche la croissance d'une structure / organisation au détriment de l'autre Empêche la destruction d'une organisation ou une structure par une autre Garantit: différence et pluralisme = reconnaissance des besoins de l' Autre

Autrement dit, la dissymétrie = évolution vers une protection mutuelle assurée [MAP: Mutually Assured Protection] plutôt qu'une MAD [Mutually Assured Destruction].

Dissvmétrie =>

::::>

=>

Favorise croissance d'une organisation ou structllre au détriment d"une alltre Implique la nonreconnaissance des besoins de l'autre / reconnaissance des besoins de l'autre à condition d-accepter le jell des équivalences forcées qui s'exprime

:0

~ ~ 41

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

SCENARIOS POUR LE BURUNDI: SIX ANS APRES Professeur Melchior MBONIMP A Université de Sudbury Canada25 Ontario

-

o. Introduction Je n'ai pas eu la chance de suivre de près l'aventure du groupe de \Volvenhof et la manière dont le plan de l'après-scénarios est en train de se réaliser. Je n'ai pas lu le document Montfleur Scenarios dont la démarche a provoqué cette imitation que sont les Scénarios pour le Burundi. J'aurais aimé être en mesure de comparer les deux textes, et surtout, de vérifier comment, dans les deux cas, l'histoire immédiate infirme ou confirme les pronostics de ceux qui ont pris le risque de prophétiser.

N'ayant pas encore réussi à me rendre sur le terrain, au Burundi, pour constater personnellement le chemin parcouru, je ne pourrai livrer qu'une compréhension lointaine, décalée, de la justesse de nos prévisions six ans après coup. Mes propos se baseront essentiellement sur ce que me révèle la lecture quotidienne des informations que fournissent divers sites web sur le Burundi. Il se pourrait que l'intérêt de mon point de vue réside justement dans le fait que, en ce qui me concerne, l'arbre ne peut pas cacher la forêt. De loin, je ne vois pas la foule des détails précis du jeu qui se trame, mais je vois peut-être assez bien le panorama général. Pour l'heure, l'actualité burundaise me donne l'impression que nos quatre scénarios se sont mélangés. Notre histoire bégaye, hésite, refuse de donner raison ou de contredire totalement un seul des chemins que nous avons imaginés. Pour appuyer ce propos, je propose de revisiter le contenu des quatre scénarios afin de constater que des éléments de chacun d'eux se retrouvent effectivement dans l'actualité du Burundi, mais sans qu'aucun de ces scénarios ne s'impose de façon claire.

1. Kananirabagabo Dans ce scénario, nous avons été de parfaits prophètes de malheur. En décrivant des lendemains qui déchantent, notre intention n'était pas de donner libre cours au pessimisme. Nous avons obéi à l'impératif de mettre tous les possibles à égalité. Nous avons résisté à la tentation de l'autruche qui enfonce sa tête dans le sable comme si, en cessant de voir le danger, ce dernier disparaîtrait magiquement. Malgré la sévère lucidité qui nous a convaincus d'envisager un sombre avenir, tout au fond de chacun des membres du « Groupe de Wolvenhof », une petite flamme, vacillante peut-être, refusait de s'éteindre. 2S

M. Mbonimpa étant retenu au Canada par des raisons professionnelles, son texte a été lu

par Roger Eraers.

42

Cahier n05 : Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

Le dernier scénario et, dans une moindre mesure, les deux précédents, prouvent que nous avons laissé trotter « la petite fille Espérance» qui nous chuchotait, d'une voix presque inaudible: « Le pire n'est pas sûr! » La « somalisation » redoutée n'a pas eu lieu. Tout indique que la fragmentation du Burundi en « Tutsiland » et « Hutuland » n'est même pas une menace : peu de nos compatriotes soutiennent effectivement cette issue. Même au plus fort de la lutte de tous contre tous, aucun des divers groupes armés n'a favorisé la stratégie de l'émiettement du pays en « sanctuaires» correspondants à des fiefs où divers seigneurs de guerre règnent en maîtres incontestés. La compétition sanglante ne visait jamais une petite partie, mais l'ensemble. En opérant, ou en tentant d'opérer sur la totalité du territoire, les groupes armés ont préservé l'idée de l'indivisibilité de la nation. Par contre, même si le portrait très sombre imaginé dans ce scénario ne se vérifie pas dans la réalité actuelle, il reste qu'il y a encore trop d'armes qui circulent de manière incontrôlée. Profitant de cette situation, certains individus sans scrupules n'hésitent pas à se livrer à des actes qu'il faut qualifier de terroristes : vols à main armée, règlements de compte, viols, rançonnements de la population désarmée, ... Tout cela est monnaie courante, d'après ce que l'on peut lire dans les informations sur le Burundi. L'insécurité est également entretenue par la tentative de marginaliser un groupe armé précis, le FNL, qu'on voudrait écraser par la force plutôt que de négocier avec lui. D'énormes dégâts résultent de cette rigidité qui, des deux côtés, se nourrit d'un certain degré de mauvaise foi. La population prise entre l'enclume et le marteau, ne sait à quel saint se vouer. Elle vit sous la menace d'être accusée de collaboration par les deux camps, et souvent, la sanction qui frappe ceux qui, à tort ou à raison, sont soupçonnés d'intelligence avec « l'ennemi» est simple: la mort. Le récit de ce premier scénario contient également un élément précis que le présent et l'avenir proche risquent de confirmer, au moins partiellement: « À la suite de lourdes pertes en vies humaines dans leurs rangs, toutes forces internationales (tant militaires que civiles) décidèrent de se retirer, laissant le Burundi en proie à un chaos qui n'est pas près de se terminer. » Il n'y a pas eu de lourdes pertes dans les rangs des forces internationales, et ces dernières n'ont pas « décidé» de se retirer: on leur a montré la porte, justifiant par là la thèse démagogique selon laquelle toute intervention extérieure serait une atteinte à la souveraineté. D'aucuns pensent plutôt que les pressions pour hâter le départ des « forces internationales» cachent la volonté d'éliminer des témoins gênants. Espérons malgré tout qu'à la suite de ce retrait le pays ne s'enfoncera pas dans un chaos qui nous obligera à faire, sur notre lit de mort, cette amère réflexion qui conclut le scénario: « Quel enfer avons-nous légué à nos enfants? »

43

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs 2.Mperangenda

Ce scénario très détaillé a l'avantage de nommer d'avance ce qui vient effectivement de se produire au Burundi, notamment au niveau des réformes. Relevons d'abord un certain décalage entre ce qu'affirme le texte et le déroulement réel des réformes. Le scénario situait toutes les réformes au cours de la période de « transition », si bien que l'échec supposé de ces réformes aurait signifié l'échec de la transition elle-même. Nous savons maintenant que la transition n'a pas échoué. Après une première phase où rien n'a bougé parce qu'elle correspondait à une prolongation de l'ancien régime, la seconde phase a effectivement engagé le pays sur les rails d'une véritable transformation. Peu importe qu'on soit d'accord ou en désaccord avec le deuxième et dernier pilote de la transition, il faut lui accorder le crédit d'avoir courageusement mis en marche le moteur du changement qui n'en était encore qu'au point mort. À terme, cela a abouti aux élections qui ont doté le pays d'élus désormais responsables d'opérationnaliser la plupart des réformes prévues dans les accords de paix. Ce qui est constatable dans la réalité actuelle montre que le résultat n'est pas mince. Jusqu'à preuve du contraire, malgré des compromis amers que d'aucuns considèrent comme des compromissions, notamment au niveau des proportions ethniques, la fusion des forces de défense et la recomposition des forces de sécurité n'ont pas échoué. Il n'y a pas de batailles rangées entre policiers et gendarmes. Pour le moment, sans tenter le diable, il faut se réjouir de la tournure des événements. L'intégration des forces de défense et de sécurité apparaît bel et bien comme une réussite modèle: la surprise à laquelle on s'attendait le moins. Mais jusqu'à un certain point, il y a du vrai dans l'affirmation selon laquelle « ... les forces de sécurité sont à l'origine de l'insécurité chronique... ». On dénonce un nombre inquiétant d'arrestations arbitraires et, même des disparitions, notamment au nom de la lutte contre le FNL. Non pas que le gouvernement soit incapable d'assainir la situation, mais plutôt parce que, en plus d'une certaine indiscipline des agents de l'ordre, le gouvernement lui-même a, jusqu'à présent, opté pour la voie de l'affrontement. Il y a lieu de croire que, faute d'arguments honnêtes et sérieux justifiant la poursuite des hostilités, et dans l'impossibilité d'une victoire totale des uns et d'une défaite définitive des autres, la voix de la raison, c'est-à-dire la voie des négociations, finira par triompher. Quant à ce qu'affirme le scénario au niveau du système judiciaire et de l'administration, il ne semble pas qu'il y ait un front de refus tutsi décidé à bloquer tout changement. Apparemment, la prise du pouvoir par le CNDD-FDD est réelle dans la mesure où il place ses hommes aux postes clés, aussi bien dans le système judiciaire que dans l'administration. D'aucuns, y compris des

44

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

membres du parti vainqueur, s'étonnent et s'irritent de la nomination de certaines personnalités perçues comme peu recommandables à des postes très sensibles, pour donner des gages à des puissances extérieures. Si c'est le prix à payer pour éviter des dérapages monstrueux, ça ne me préoccuperait pas outre mesure que nos dirigeants soient obligés d'avaler des couleuvres: ils sont payés pour cela! Par contre, je m'inquiéterais plus sérieusement de la réponse à la question suivante: que deviennent tous ceux qui doivent effectivement céder leurs fonctions aux nouveaux venus? Si la « remise-reprise» signifie que d'anciens dignitaires sont purement et simplement précipités dans le néant, il y a danger. Ceux qu'on réduit au chômage risquent de ne pas rester les bras croisés, même si rien de grave ne s'est encore produit à ce niveau. C'est bien évident que l'État ne peut pas employer tout le monde, mais c'est tout aussi évident qu'on se trouve dans un contexte où, pour la majorité des gens scolarisés, la réussite consiste à traire la vache qu'est l'État. Il ne faut pas sous-estimer cette culture, déjà vieille de quelques générations, qui dévalorise le travail manuel et surévalue les occupations consistant à « cultiver avec la plume ». Même l'entreprenariat est disqualifié par une telle mentalité, dans la mesure où cette orientation n'assure pas la « noblesse» mythique du travail de bureau et... un revenu stable, régulier, sans risque. Je ne sais absolument pas ce qu'il faudrait faire pour désamorcer cette bombe à retardement. Mais la pire des attitudes serait de nier qu'il y a là un problème. Il vaut mieux prévenir que guérir! Même si parfois, il faut se résigner à admettre qu'il y a des questions sans réponses immédiates. Comme il fallait s'y attendre, la réforme de l'éducation pose effectivement certains des problèmes identifiés par ce scénario et de façon spectaculaire. La décision de scolariser tous les enfants se heurte de fait au manque d'enseignants et à des problèmes logistiques qui sont pour le moment insurmontables. Il faut maintenir que cette mesure présidentielle en est une de justice parce qu'elle tend à attaquer la discrimination en amont. Il reste à démontrer que cette excellente initiative est servie par une volonté d'action et une obligation de résultats qui la mettrait à l'abri des attaques partisanes qui la rabaissent au rang de pure propagande. Mais peu importe le sérieux avec lequel ce pouvoir tente de « livrer la marchandise» : l'essentiel est que plus personne ne pourra, en principe, faire de l'accès à l'école un privilège réservé à quelques-uns. C'est désormais un droit pour tous les enfants et les dirigeants qui n'en tiendront pas compte n'échapperont pas à la mauvaise conscience. 3. Bugirigiri On est encore bien loin de l'intégration régionale que prédit ce scénario, mais en personnes réalistes, nous avons imaginé que le processus ne s'achèverait qu'en 2025. Rien n'est donc encore joué quant à l'issue finale si l'histoire de

45

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

notre pays empruntait cette passerelle. Par contre, certaines suppositions du scénario ont déjà été contredites par les faits. Nous n'avons pas osé croire que, comme médiateur, Mandela ferait mieux que Nyerere. Nous pensions que les négociations se prolongeraient indéfiniment, parce qu'à l'époque, en termes à peine voilés, on accusait les négociateurs de tous les camps de souhaiter des pourparlers interminables qui leur assuraient un gagne-pain non négligeable (le fameuxper-diem). Pourtant, Mandela n'est pas seulement parvenu à faire signer des accords, il a même réussi à faire accepter une force de maintien de la paix. Un cessez-le-feu assez durable a permis de traverser la période incertaine de la transition et d'organiser des élections considérées comme acceptables par des observateurs impartiaux.

Le scénario invoquait l'impasse comme justification d'une l'intervention extérieure sollicitée par « la société civile ». Cette impasse se traduisait notamment par l'impossibilité de démanteler les fameux « camps de regroupement» et de libérer les « prisonniers politiques ». Je suppose que les camps de regroupement ne sont plus qu'un mauvais souvenir. Puis, malgré les protestations de certains, des centaines de prisonniers politiques qui croupissaient dans les prisons, sans procès, depuis plus de dix ans, viennent d'être libérés. Les difficultés d'application n'ont pas réduit les accords signés à un « chiffon de papier. » Ici, comme dans les deux scénarios précédents, c'est d'abord la face négative de notre prospective qui a été démentie par les faits. De cela, on ne peut que se réjouir. Mais le reste du chemin est encore semé d'embûches. Bien que le Burundi ait été récemment accueilli dans le COMESA (comme le souhaitait ce scénario), ses rapports sont plutôt troubles avec au moins deux de ses voisins immédiats, soit le Rwanda et le Congo. Au lieu d'une intégration librement consentie, certains incidents donnent plutôt l'impression que le Burundi a les mains liées. On peut citer l'expulsion de demandeurs d'asile rwandais, préalablement affublés du titre d'immigrants illégaux, comme l'exigeaient les dirigeants de leur pays d'origine qui semblent disposer d'un immense pouvoir de chantage. L'autre exemple est le consentement à classer le FNL parmi les « forces négatives» à combattre selon une stratégie régionale. Cela n'augure rien de bon, car la constitution de l'UEA (Union Est Africaine) ne pourrait être fondée sur des rapports de domination et de soumission entre les États actuels. 4. Simbimanga C'est le seul scénario dans lequel nous avons lâché la bride à l'imagination utopique. Non pas dans le sens d'un délire ou d'une naïveté dérisoire, mais dans le sens d'un oracle de salut rempli de promesses de bonheur. Aucun peuple ne peut vivre en permanence sous le coup d'une malédiction. Le « Groupe de Wolfenhof» ne se serait pas réuni si le seul enjeu avait été de ratifier le fait que nous serions un peuple maudit, condamné à s'autodétruire. Parmi les

46

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

avenirs possibles, il y a aussi le meilleur: la paix, la liberté et la fraternité finalement conquises. Mais comme si nous avions peur d'apparaître comme des vendeurs d'illusion, nous avons pris soin, cette fois encore, de « donner du temps au temps» en fixant l'horizon utopique dans un avenir relativement éloigné. C'est en 2025 qu'un vieux (probablement l'un d'entre nous) raconte à ses petits-enfants combien il a fallu du courage pour gagner la bataille pour la paix au Burundi.

Le narrateur se situe à la fin de sa propre histoire, au soir de sa vie, mais à vrai dire, il sait que ce n'est pas la fin de tout. Il sait que la conquête de la paix est comme un travail de Sisyphe et que ses petits-enfants seront appelés à préserver l'héritage. Son récit est mobilisateur parce qu'il est chargé d'une mémoire vigilante à transmettre de génération en génération. L'intention pédagogique de la narration exige l'évocation de la « violence indescriptible» qui éclata « suite à l'assassinat de Melchior Ndadaye, qui venait d'être élu comme Président de la République. » Cette évocation constitue bien sûr une mise en garde, un commandement négatif, un interdit, un tabou intangible qu'on pourrait formuler en ces termes: « Tu ne poseras aucun acte de félonie susceptible de provoquer ce type de " violence indescriptible" ». Suit l'évocation des « travaux d'Hercule» qu'il a fallu assumer pour que la paix s'installe: onze défis devaient absolument être relevés par les protagonistes qui s'étaient pourtant affrontés sur les champs de bataille. Onze défis qui s'imposaient à tous, sans distinction, pour qu'après les douleurs de l'enfantement, la nation accouche enfin de la paix des braves, de la liberté et de la dignité pour tous. Et, selon le scénario, le miracle s'est produit: les « négociateurs », ces hommes et ces femmes de bonne volonté, qui ont réalisé la prouesse de la réconciliation. Inutile de faire remarquer que nous n'en sommes pas encore là, et que, très probablement, même en 2025, la société idyllique que décrit ce scénario ne sera pas installée en pleine histoire. Le scénario fait comme si nous disposions d'un plan déjà prêt à être mis en œuvre pour triompher du chaos. De toute évidence, ce plan est inexistant. Mais, de toute évidence, nous ne pouvons pas nous payer le luxe d'étouffer le rêve de rééditer le paradis perdu. Aucun peuple ne peut vivre sans projeter dans l'avenir l'utopie de l'harmonie originelle: quand le ver n'était pas dans le fruit, quand la zizanie sanglante n'était pas encore, quand les luttes fratricides n'avaient pas encore abreuvé la terre du sang des humbles, ... 5. Conclusion Je ne me souviens pas si le plan de l'après-Wolvenhofprévoyait une réédition de l'expérience: une autre « retraite» du groupe, un autre « brain storming» pour prendre la mesure des bouleversements intervenus depuis six ans. Il serait peut-être utile de reprendre l'exercice et de réécrire les futurs possibles à 47

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

partir du paysage actuel. On pourrait alors aborder des défis qui étaient déjà là la dernière fois, mais qui étaient rejetés dans l'ombre par l'obsession politique. Même si la lutte pour la paix n'est pas terminée, il me semble bien qu'il y a une autre menace tout aussi grave que les carnages occasionnés par la guerre civile: celle du SIDA qui décime la population. Je suis surpris, en relisant nos scénarios, de constater que même dans le tout dernier qui décrit une société pacifiée, on définit tous les avenirs possibles du pays en jouant sur quelques variables très connexes: la politique, l'économie, la lutte armée... Parmi les onze travaux d'Hercule énumérés dans le dernier scénario, la lutte contre le SIDA n'est même pas mentionnée. Et pourtant, la lutte contre cet immense péril, qui n'épargne aucun groupe, pourrait se révéler plus mobilisatrice et plus unificatrice que tous les chantiers politiques et économiques. Après avoir accompli la tâche prioritaire qui consistait à mettre fin à la guerre civile, il faut définir d'autres tâches qui se proposent ou s'imposent aux Barundi pour assurer leur survie. La lutte contre le Sida est, selon moi, la première de ces tâches qui exigent une sorte de conscription générale, sans distinctions d'ethnies, de sexes, de partis, de religions; ces tâches qui exigent que tous collaborent « musculairement » (selon l'expression de Frantz Fanon).

48

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

ENJEUX ET DEFIS DE LA RECONCILIATION ET DE LA PAIX DURABLE AU BURUNDI AU REGARD DU SORT DES POPULATIONS DEPLACEES Colette SAMOY A Ancien Ambassadeur du Burundi auprès de l'ONU à Genève. Coordonnatrice de l'ONG Bangwe et Dialogue, Genève Monsieur le Président de la Fondation GIPRI, Monsieur le Président du Sénat du Burundi, Monsieur le Directeur du Département de Géographie, UNIGE Madame, Monsieur, Je me réjouis de cette occasion qui m'est offerte de prendre part à ce colloque et d'y faire une présentation et j'en remercie vivement les organisateurs. Je n'ai pas hésité à répondre à l'invitation pour deux raisons liées. Au moment où le Burundi poursuit son bonhomme de croisée de chemin à la recherche de la paix durable, tout citoyen ou toute citoyenne qui le veut et qui le peut a le droit d'apporter une contribution en idées de nature à éclairer les acteurs politiques. L'autre raison est que je suis une femme engagée dans la plaidoirie pour la non-violence et la défense des Droits Humains dans toute leur dimension universelle. Ma contribution s'inscrit ainsi dans le cadre des activités de la Société civile où le principe de base comme vous le savez requiert la voie pacifique dans l'exercice du droit d'expression sur les préoccupations communes dans quelque domaine que ce soit: la paix, la justice sociale, l'idéal démocratique et le Développement durable. Au cours de mon dernier voyage au Burundi en avril 2005, je suis allée visiter un site des personnes déplacées logé dans une ancienne porcherie en zone périphérique de Bujumbura. Alors que j'avais rendez-vous avec le Comité de l'association BANGWE et Dialogue composé plutôt de femmes, un jeune homme est venu m'aborder; j'ai eu du mal à cacher ma surprise quand j'ai appris ce qu'il me voulait. Il me demandait tout simplement de lui prendre une photo. Voyant que j'acceptais sans hésitation il m'a dit d'attendre un petit moment, le temps qu'il aille appeler son père afin qu'ils se fassent photographier ensemble. En effet, il est revenu trois minutes après en compagnie d'un vieil homme aux cheveux blancs, et je les ai pris en photo. Avant de nous quitter, le jeune homme a insisté pour que je lui envoie une copie de sa photo avec son père. Je le lui ai promis et je l'ai fait; vu notre éloignement, la photo lui est parvenue par voie intermédiaire mais j'ai tenu à vérifier plus tard qu'il l'avait bel et bien reçue. Ce geste habite encore mon esprit car je suis persuadée qu'à travers cette quête de photo à une personne inconnue et venue de loin, se cachait un message plus profond. Peut-être une,demande de parler de 49

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

leur condition au reste du monde. Aussi dois-je avouer que c'est ce souvenir entre autre qui a inspiré le choix du sujet que je vais traiter avec vous concernant les populations déplacées du Burundi. En me référant à la théorie des scénarios pour le Burundi élaborés à Wolvenhof et au paysage politique actuel où la mise en œuvre d'une justice transitionnelle est en vue, il m'a semblé qu'il y ait un intérêt à évoquer quelques enjeux et défis de la réconciliation et de la paix durable au Burundi, au regard du sort des populations déplacées. En effet, si les conflits sanglants observés dans ce pays et dans toute la région des Grands Lacs ont entraîné de grands mouvements de populations (réfugiés, rapatriés, déplacées, regroupées, dispersées etc.) les déplacés intérieurs ont été et sont encore au cœur d'une problématique aux solutions difficiles. Leur histoire et leur situation renvoient inévitablement aux causes de leur sinistre, lesquelles causes sont à leur tour indissociables avec l'avènement de la démocratie pluraliste, la gestion du pouvoir politique, la justice, la paix et la sécurité, et surtout les défis de la réconciliation. Mon exposé comporte ainsi 4 volets, chacun lié à un de ces domaines. Dans le premier point, j'évoquerai la relation entre le sort des personnes déplacées et le contexte à la base de leur situation. Dans le deuxième volet je livrerai quelques analyses sur le problème de l'impunité et le fonctionnement de la justice, le respect des Droits Humains, et la sécurité pour tous. Le troisième point concernera quelques considérations sur l'enjeu de la réconciliation eu égard à la justice transitionnelle envisagée. Enfin dans le quatrième et dernier point, j'évoquerai les défis de la pauvreté et des conditions socio-économiques difficiles pour l'ensemble du pays, mais de façon plus critique pour les populations déplacées. Enfin permettez-moi d'affirmer d'emblée que parmi les 4 scénarios mis en œuvre par les participants aux rencontres de Wolvenhof, le point de mire de mon propos est le 4e scénario appelé de SIMBIMANGA, considéré comme le meilleur. Rien d'étonnant puisque les meilleurs résultats sont les plus difficiles à atteindre et comportent plus de défis. 1. Qui sont les personnes déplacées et pourquoi le sont-elles?

Comme d'aucuns le savent, l'histoire des camps pour personnes déplacées au Burundi est indissociable des « événements »26de 1993, où suite à l'assassinat du Président Ndadaye lors d'une tentative de putsch militaire, des massacres sans précédent se sont abattus sur tous les membres de l'ethnie dite minoritaire, les tutsi, dans 12 provinces sur les 16 que comptait le pays, la capitale Bujumbura comprise. Signalons que les membres de l'ethnie dite majoritaire, les hutu, qui n'avaient pas voté pour le parti du Président assassiné, étaient massacrés dans la foulée. Aussi notons qu'au fil du temps, à un mo26 Les bumndais se sont accoutumés à désigner par « événements» que les génocides.

50

les faits aussi tragiques

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

ment ou à un autre, aucun coin du pays n'a été préservé des violences. Dans certaines régions, les rescapés ont tenté de se faire justice en entreprenant des actes de représailles contre leurs anciens voisins.

Alors que les successeurs de Ndadaye justifiaient les massacres massifs des populations civiles innocentes par une petite colère spontanée des membres de l'ethnie majoritaire qui voulaient venger « leur Président », une Commission onusienne dépêchée exprès conclura sur des actes de génocide planifié et exécuté par le parti ayant gagné les élections de juin 1993, le Front pour la Démocratie au Burundi (FRODEBU) et les partis de sa mouvance27. Le Conseil de Sécurité devait geler ce rapport dans ses tiroirs jusque maintenant. S'agissant du nombre de cette population, les chiffres ont varié à travers le temps: Monsieur Francis Dieng, Rapporteur Spécial de l'Onu sur les populations déplacées dans le monde les estimait à 500.000 personnes en 1994 et 1995 ; les rapports de I'UNFP A pour 2002 les chiffrent à 281.628 et ceux de l'OCHA pour 2004 et 2005 parlent respectivement de 144.796 et de 11679928 regroupés dans 160 sites. L'enjeu à évoquer à ce niveau est que se soucier du sort des personnes déplacées va de pair avec la reconnaissance des actes de génocide qu'elles ont fui ou dont ils sont rescapés, et du coup le droit à la justice, à la réhabilitation et aux réparations; ceci nécessiterait également l'instauration d'une politique préventive pour le plus jamais ça. L'autre enjeu allant de pair avec le précédent, concerne la démocratie et la gestion du pouvoir politique quelle que soit l'époque considérée; ceci revient à poser la question pour laquelle je n'ai aucune réponse qui est la suivante: Comment des élections dites démocratiques débouchent-elles sur le crime des crimes?

C'est sans doute cette absence de réponse, qui, conjuguée aux enjeux évoqués précédemment, explique la tendance des Gouvernements qui se sont succédés à considérer le problème des populations déplacées comme tabou. Sous le Gouvernement de la Convention de Gouvernement (1994-1996) le débat en vogue concernait la partition du Burundi en Hutuland et Tutsiland. Les tenants de cette approche la justifiaient en disant que c'était la seule façon d'éloigner définitivement le danger de massacre de la minorité ethnique. Les partenaires du Burundi et les dirigeants de l'époque ont réservé une fin de non recevoir à cette alternative. Entre 1996 et 2001, une aide humanitaire quelque peu consistante a été donnée aux déplacés et certains camps ont été aménagés dans l'optique du long terme. Mais le pouvoir de l'époque n'a pu rien arranger comme solution sécuritaire définitive. Pendant la période de transition (2001-2005), le sort des déplacés fut confondu avec celui de tous les sinistrés de guerre, démarche partagée par les protagonistes d'Arusha. Le Gouverne2? Rapport S/682/1996 28UNFP A juillet-Août 2002, OCRA mars-juillet 2004, février-avril 2005

51

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

ment actuel issu des élections d'août 2005 ne se distingue en rien des précédents, loin de là. Une pression tout azimut est en train d'être exercée sur les populations déplacées dans le sens de les obliger à retourner sur leur colline d'origine. Or, au même moment, une libération massive des présumés coupables de leurs malheurs a été opérée29ces derniers mois. De ce qui précède, nous pouvons déduire que le sort des populations déplacées représente un enjeu politique de taille dans la mesure où il met à nu les déviances d'un processus démocratique où les membres de l'ethnie minoritaire risque non seulement de vivre dans l'exclusion ou la citoyenneté de seconde zone mais aussi courent le risque de la solution finale à la rwandaise. En ce qui concerne le système démocratique en construction au Burundi, je voudrais me faire l'écho de l'écrivain burundais Manirakiza Marc, qui, dans son dernier livre intitulé « Quand le passé ne passe pas» nous livre le point de vue suivant: « La démocratie est avant tout un certain nombre de valeurs humaines et universelles c'est un idéal à atteindre qui exige un combat quotidien, une critique et une incessante autocritique pour une cohabitation harmonieuse»

30

2. Sort des populations déplacées en rapport avec le problème de l'impunité, du respect des droits humains et de la sécurité pour tous Au début de ce mois d'avril, l'ancien ministre des Droits de l'Homme au franc parler reconnu par tous, Monsieur Nindorera Eugène a sorti un rapport exhaustif sur la justice comme préalable incontournable d'une vraie réconciliation. Je voudrais m'en faire l'écho également. Dans cet écrit, plusieurs lignes sont consacrées à l'impunité, qui, quoi que décriée par tous n'a jamais représenté une vraie priorité pour aucun Gouvernement; dans le même rapport, l'auteur stigmatise les blocages causés par l'amnistie provisoire pour les crimes commis par les acteurs politiques ou les leaders des forces rebelles ainsi que l'imbroglio juridique et social que risque d'entraîner la libération de 3287 personnes considérées comme prisonniers politiques par les autorités politiques, mais qui sont présumées être des criminels de guerre par les victimes. Les populations déplacées sont concernées au plus haut point par les questions relatives à l'impunité et à l'amnistie des protagonistes politiques mais de façon particulière par la récente libération des prisonniers. L'absence de restrictions à cette libération ou de mesures d'accompagnement, l'ignorance des dangers qu'elle fait peser sur les rescapés des massacres que les personnes élargies sont présumées avoir commis, autant de questions et d'autres qui aggravent une situation qui l'était déjà pour les personnes déplacées. Ces propos 29

Trois mille deux cent quatre vingt sept détenus ont été libérés.

30Manirakiza Marc, Burundi. Quand le passé ne passe pas (BUYOYAJ- NDADAYE 19871993), La longue vue 2002. 52

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

recueillis auprès des victimes par une association qui défend les personnes déplacées résument l'état d'esprit qui les habite: « Ceux qui ont tué les nôtres en 1993 sont restés tranquillement sur les lieux, ceux qui avaient été emprisonnés pour crimes commis recouvrent peu à peu la liberté, tandis que ceux qui avaient fui dans les pays voisins rentrent d'exil: bon nombre d'entre eux avaient intégré les rangs de la rébellion et se présentent aujourd'hui en triomphateurs, le verbe menaçant et nullement repentis... »31 La libération des présumés coupables des crimes de sang représente une partie visible de l'iceberg par rapport à l'ensemble des problèmes liés au fonctionnement de la justice, au respect et à la protection des Droits Humains. 3. Les populations déplacées et la justice transitionnelle Durant toute la dernière décennie de guerre civile au Burundi, la réconciliation nationale a été toujours prônée par les politiciens dans tous les discours politiques. Les éléments qui empêchent ou ont empêché cette réconciliation tant prônée de se traduire dans les faits nous semblent être notamment les suivants : Comme cela est stipulé dans le rapport Nindorera, les quelques dispositions prévues par les accords d' Arusha en ce qui concerne l'amnistie provisoire accordée aux acteurs politiques et aux leaders des rébellions tenaient plus en compte l'intérêt de ces politiciens, tout en négligeant le sentiment des différentes couches de populations civiles dont de nombreuses victimes en quête de justice. Aussi, le disfonctionnement intervenu dans le calendrier de la transition a entraîné l'extension indéfinie de la durée d'amnistie alors qu'elle devait expirer avec la période de la transition. L'autre défi de taille en matière de justice et qui découle des contradictions d'Arusha concerne le refus de la Communauté internationale à mettre sur pied un mécanisme chargé de juger les crimes de génocide et les crimes de guerre commis au Burundi. On a mis en avant le partage du pouvoir politique sans que cela puisse faire cesser les violences. La réconciliation ne se décrète pas; elle a besoin de gestes forts et d'une politique conséquente. Faut-il en effet déplorer une tendance observée chez les gens au pouvoir, partagée du reste par les confessions religieuses et une certaine opinion internationale, qui consiste à encourager d'oublier tout, de pardonner les crimes du passé et d'aller de l'avant? D'aucuns ne s'empêchent pas d'avancer l'argument comme quoi de toutes les façons, les coupables des crimes se retrouvent dans toutes les ethnies. La gravité de cette vision est que les victimes sont ignorées, et que c'est sur elles que la pression de pardonner s'exerce. S'il est vrai que les victimes et les coupables se retrouvent de tous côtés, il est dangereux de 31Investigation faite auprès des déplacés de Gitega, Karuzi et Kayanza par une association de lutte contre le génocide.

53

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

passer l'éponge sur des crimes graves sans que les responsabilités soient établies et jugées. L'impunité des crimes a des conséquences lourdes. Comme évoqué plus haut, la libération des prisonniers présumés coupables de crimes est venue renforcer les difficultés, voire l'impossibilité du retour des personnes déplacées sur leurs collines d'origine. En effet selon l'enquête de 2005 de l'OCHA menée en 2005, confirmée par les investigations des associations de défense des déplacés, ce retour se heurte à des défis de taille: la plupart des rescapés tutsi du génocide d'octobre 1993 n'auraient plus de maisons car elles ont été brûlées ou détruites et les concernés n'ont pas de moyens pour les reconstruire. Une autre raison est la peur pour leur vie, étant donné que leurs voisins, qui sont la plupart du temps associés à la qualité de bourreaux, sont hostiles au retour des déplacés. Rien d'étonnant du moment qu'ils se seraient appropriés leurs terres. Le même manque de confiance et la peur concernent les responsables administratifs ou les élus qui auraient trempé dans les massacres et qui bénéficient de l'impunité ambiante. Pour ces raisons et d'autres, la situation de 1993 se conjugue au présent et le futur est également figé. Les déplacés vivent avec le traumatisme « évènements» ayant emporté les leurs et dans la crainte de subir le même sort. 4. La part de la pauvreté et des conditions socio-économiques et humanitaires Les douze années de guerre qu'a connues le Burundi ont été caractérisées par la destruction des biens, la baisse de la productivité, l'inflation continue, l' accroissement de la pauvreté sur fond de situations humanitaires qui ne cessaient de se détériorer. La paupérisation générale a frappé de façon particulière les couches moyennes et la paysannerie. Pour les populations déplacées, la survie quotidienne a toujours été une gageure. Dans la plupart des sites, la promiscuité, la précarité ou l'extrême pauvreté, l'insécurité, le sentiment de déracinement et la perte de repères moraux, ont pesé et pèsent encore lourd. L'avenir des enfants nés dans ces conditions est compromis. Inutile d'évoquer le taux élevé de la mortalité, les conditions de maladie, le niveau de contamination du SIDA, les dangers de viol qui pèsent sur les femmes et les fillettes comme l'épée de Damoclès. Selon le rapport de l' OCHA pour 2005 évoqué plus haut, 91% de la population déplacée vit de l'agriculture; beaucoup sont des veuves, des orphelins et des chefs de ménage de 60 ans et plus. Seuls 41% souhaiteraient encore rentrer, essentiellement dans les sites du Sud et de l'Est. La plupart des déplacées des camps du Centre et du Nord ne penseraient plus à rentrer. Pour les personnes déplacées n'ayant pas d'autre choix que celui de passer une longue durée dans les sites, de nombreux problèmes liés à la propriété des terres risquent de se poser. En effet les terrains où sont logés les sites sont soit propriété de l'Etat, soit appartiennent aux particuliers comme les missions 54

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

religieuses. Signalons que la question des terres est épineuse dans l'ensemble du pays. Je m'en voudrais de terminer ma présentation sans évoquer l'une ou l'autre recommandation en rapport avec la question développée.

Sur le plan politique et la gestion du pouvoir, l'enjeu majeur réside dans la l'instauration d'un système politique démocratique qui rassure, sécurise et met sur le plan d'égalité tous les burundais quelles que soient leur appartenance32.Les clauses de la loi fondamentale concernées par la pluralité devraient être renégociées dans ce sens. Cette négociation devrait par ailleurs être ouverte à tous et se dérouler à l'abri des pressions extérieures. Deux approches peuvent être confrontées: l'approche citoyenne ou la démocratie des communautés en vue du plus jamais ça. En ce qui concerne la justice, la protection des Droits Humains et la réconciliation véritable, la meilleure approche serait celle d'agir à deux niveaux: le niveau national et le niveau international. En effet quelles que soient les limites et les insuffisances observées de la part des tribunaux internationaux, les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre et les génocides commis au Burundi nécessitent une juridiction internationale qui les jugent. Au niveau intérieur, les mécanismes à mettre en place requièrent la volonté et l'adhésion de la population. La création des mécanismes tels que la Commission Vérité Réconciliation devrait aller de pair avec un programme de réparations morales des victimes (leur reconnaître cette qualité, déclencher des manifestations d'honorer la mémoire des disparus comme celle de leur donner une sépulture digne par les leurs33).Dans la même foulée, la protection et la restitution des biens des victimes doit être une préoccupation permanente. Dans le domaine du développement socio-économique et l'aide humanitaire, je me limiterai à avancer quatre propositions de vision: La première consiste à différencier les échéances de court, moyen et long terme. L'autre consisterait à mobiliser toutes les ressources disponibles pouvant aider le pays à créer plus de richesses et favoriser ainsi l' autodéveloppement plutôt que le recours systématique à l'aide extérieure; les gestionnaires de la chose publique et des entreprises étatiques devraient répondre aux seuls critères de compétence et d'honnêteté en lieu et place des appartenances ethnique ou politique. Enfin il est urgent de définir une stratégie spécifique visant le retour des personnes déplacées, les rétablir dans leurs biens, en tenant en compte les souhaits et les avis des concernés. 32Voir l'article de Stef Vandengiste sur la théorie consociative et le partage du pouvoir au Burundi. 33Cette démarche semble plus appropriée que le projet d'un immense monument anonyme et neutre et dont l'aménagement est beaucoup plus coûteux. 55

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

5. Conclusion

En conclusion, depuis les élections d'août 2005, le Burundi a réussi le pari d'organiser des élections générales suivies par la mise en place de nouvelles institutions. Mais l'idéal démocratique ne se mesure pas uniquement par la tenue des élections fussent-elles pluralistes. Une vraie démocratie est celle qui est bâtie sur des fondements et un fonctionnement de nature à rassurer tous les citoyens et citoyennes, à commencer par les victimes des conflits, les personnes déplacées en l'occurrence. Pour le cas du Burundi, différentes couches de la population n'ont pas ou ont peu participé aux différentes négociations politiques. Or la vraie réconciliation nationale nécessite l'adhésion du peuple dans toutes ses composantes; elle exige de façon incontournable une justice réparatrice, la fin de l'impunité des crimes et le rétablissement des victimes dans leur dignité. Le décollage économique et social devrait mettre en avant une forte mobilisation des ressources disponibles et une gestion plus saine des biens publics. Enfin je terminerai en réaffirmant que malgré la complexité des enjeux et les défis qui restent nombreux, les burundais sans distinction devraient œuvrer pour le triomphe du meilleur scénario baptisé SIMBIMANGA. Je vous remercie de m'avoir écoutée.

56

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

HSTORIQUE DE L'EXPERIENCE DES SCENARIOS: DE L'AFRIQUE DU SUD AUX MILLE COLLINES DU BURUNDI Dr Wim OVERBEEKE vice-président du Nederland Comité Burundi CTP du projet scénarios pour le Burundi. o. Introduction Le NCB a été créé fin 1993 après le coup d'État au Burundi du 21 octobre 1993. C'est une organisation de volontaires professionnelles et ses membres ont tous une expérience extensive au Burundi et dans les milieux d'affaires ou la société civile aux Pays-Bas (médecins, colonels, architectes, économistes, professeurs, hollandais, burundais, hutu, tutsi)

Les objectifs du NCB sont de :

.

.

contribuer à la réconciliation et la reconstruction d'un Burundi démocratique; informer l'opinion publique aux Pays-Bas sur le Burundi.

En 1994, le NCB a organisé une mission pour identifier des projets concrets. Parmi ces derniers, il y eut Radio Tubane, première initiative privée dans le domaine des médias au Burundi. En 1996 je travaillais à l'INNS (20.000 employés dans le secteur de l'administration de la Sécurité Sociale), comme conseiller en stratégie. Il y eut le projet pour la privatisation de l'administration de la sécurité sociale qui entraîna une crise dans l'organisation. J'ai alors eu recours à la méthode des scénarios pour faire face à ce défit. Et c'est ainsi que j'ai découvert les scénarios de Montfleur, élaborés par un groupe de Sud-africains34 et dont le moteur était Adam Kahane.

Adam était membre du Groupe Global Business Network (GBN), un réseau qui avait émergé de l'ancien département de la planification du Groupe Pétrolier Néerlandais Shell. C'est au niveau de ce groupe que l'application de la méthodologie des scénarios est sortie du domaine des militaires et adaptée à des milieux d'affaires. De très grandes entreprises ont fait appel à cette méthodologie pour faire face à des défis très grands. Shell, notamment, a pu, grâce à l'utilisation des scénarios, pu sortir comme un des grands vainqueurs de la crise pétrolière des années soixante-dix. Or l'application de la méthodologie en Afrique du Sud était un des premiers 34

Une version en a été publiée par GALER Graham, sous le titre "Scenarios of change in South Africa", The Round Table, vol. 93, n° 37S,juillet 2004, pp. 369-383. 57

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

essais d'application de cette méthode dans un domaine tout à fait différent, notamment dans celui d'un dialogue civique. Le projet a eu une contribution significative dans le processus de paix en Afrique du Sud qui a aboutit à l'abolition du système d'Apartheid.

C'est en lisant les scénarios du Montfleur que j'ai vu des parallèles avec la situation du Burundi et les possibilités de tenter une expérience pareille dans ce pays. J'ai alors contacté M. Kahane, que j'ai pu rencontrer au début de l'été 1996, sur la plage de Noordwijk, tout près de la Haye au Pays Bas. Nous avons discuté longuement avant de conclure que le moment pour un tel projet au Burundi n'était pas encore venu. Les raisons en étaient les suivantes:

. .

l'intensité de la violence était encore trop élevée, le fait qu'il n'y avait pas encore le moindre essai de rapprochement entre les parties en présence, pas le moindre effort de se mettre ensemble pour démarrer des négociations.

Mais je n'ai pas abandonné l'idée et quelques années plus tard les conditions apparaissaient plus favorables. Des premières prises de contact (avec Sant Eugidio entre autres) nous ont emmené à relancer doucement nos idées, auprès d'un certain nombre de « stakeholders », dont notamment

. . .

.

le GBN, Le Ministère de la Coopération des Pays-Bas, des ONG's et autres bailleurs potentiels, et surtout les autorités burundaises.

Pendant deux ans, nous avons patiemment essayé de mettre ensemble toutes les pièces du puzzle. Ce n'était pas évident. On se trouvait plus ou moins dans un cercle vicieux. Il était difficile d'obtenir un financement sans avoir des participants aux séminaires, et on ne pouvait pas inviter des participants aussi longtemps qu'on n'était pas sûr de pouvoir trouver le financement nécessaire pour les faire venir. Aussi établir la liste des participants n'était pas évident et nous a donné beaucoup de soucis. Ensuite l'ancien Ministre des Droits de l'homme, Eugène Nindorera, nous a aidés énormément en montrant que le projet pouvait compter sur l' approbation des autorités burundaises et qu'il n'était en aucune façon en conflit avec les négociations officielles qui avaient débuté à Arusha. C'est ainsi que nous avons finalement obtenu les financements pour démarrer le projet, avec une liste des participants qui était assez impressionnante (voir 58

Cahier nOS: Scénarios d'avenir pour le Burundi et l'Afrique des grands lacs

la brochure Scénarios pour le Burundi). Trois séminaires se sont alors tenus à Wolvenhof, en avril, juin et septembre 2000.

Le résultat final en a été le document de synthèse intitulé « Scénarios pour le Burundi », que je viens de vous distribuer et qui contient les quatre scénarios aux noms évocateurs de Kananirabago (