Sartre antihumaniste. Antisubjectivisme, marxisme critique, postcolonialisme
 9782343204727

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FRANCESCO CADDEO

SARTRE ANTI HUMANISTE Antisubjectivisme, marxisme critique, postcolonialisme

Je souhaite ici remercier toutes les personnes qui m'ont aidé d'une manière ou d'une autre pendant la rédaction de ce texte. La liste exhaustive serait trop longue et je vais sûrement oublier quelques noms. Un grand merci pour leur soutien, leurs conseils, leurs indications. Francesco Caddeo

Introduction Si nous écoutons la doxa de notre monde, l'humanisme profite d'un statut moral qui le met à l'abri de toute polémique fondée. Cette religion de l'Homme, cette exaltation idéalisée, réduit toute opposition à sa marche triomphale à une timide correction devant aboutir à un humanisme« revisité», c'est-àdire à un humanisme renforcé et retrouvé, car capable d'englober ses critiques les plus pertinentes. En aucun cas ces critiques ne devraient comporter l'abandon du paradigme anthropocentré et suggérer un abandon de l'idée universaliste qui constitue le socle théorique-moral d'une humanité essentialisée. Cette vision, qui représente également la foi républicaine de larges secteurs de la politique et de la société, ne cesse de nous exposer une fausse alternative pour se présenter comme indépassable. En d'autres termes, cette alternative se résume dans l'opposition entre universalisme et particularisme, comme si le choix était limité entre, d'un côté, le culte de l'Homme abstrait (avec ses dérives telles que l'esprit républicain, la collaboration du capital et du travail, le refoulement des minorités linguistiques, l'utilisation pervertie des Droits de l'Homme et de la démocratie à l'occidentale) et, de l'autre, le refuge dans notre petite existence spécifique (avec ses produits dérivés tels que le nationalisme, l'obsession identitaire, le communautarisme). La position que l'on propose dans ce texte évite le choix simpliste entre ces deux voies. On réclame le droit d'être antihumaniste sans tomber dans le particularisme fermé, d'être de bons citoyens sans se mettre au « garde à vous » devant les idoles de la patrie, de prendre en compte les raisons des altérités sans faire référence à une humanité qui nous surplomberait, de critiquer tout récit officiel sans se faire traiter de « complotistes », de comprendre l'importance historique de l'état sans oublier toutes les formes politiques et sociales qui ont été écrasées par ce même état, de rejeter l'idée d'identité faisant le lit des séparatismes, des nationalismes et de tous les égoïsmes. Notamment, il s'agit également de traquer la continuité essentialiste entre ces courants (refus de l'idée de 9

conflit social, rejet de l'idée de minorité « autre», fidélité aux institutions abstraites telle que la nation, la communauté, la tradition). En même temps, on est conscient que toute philosophie antihumaniste ne peut se présenter comme achevée et prête à l'usage. Par conséquent, son élaboration est encore en cours et il n'y a aucun décalogue à sortir immédiatement pour remplacer la foi humaniste. Dans cette philosophie in fieri nous allons montrer que Sartre a un rôle à jouer. En d'autres termes, l'interprétation que l'on propose d'un Sartre antihumaniste est loin d'être dépourvue de conséquences politiques. À l'heure où le débat sur les questions de société semble partagé d'une manière irréconciliable entre républicains et communautaristes, l' antihumanisme sartrien nous sauve d'une alternative trompeuse : d'un côté ceux qui utilisent l'égalité comme quelque chose d'imposé à partir du haut (une drôle d'égalité sans doute) et les valeurs d'universalisme face à des groupes minoritaires (un drôle d'universalisme encore), contre un camp opposé représenté par ceux qui, pour se protéger, revendiquent des choix identitaires aveugles et bâtissent des murs qui finiront par les ghettoïser encore davantage. En ce qui concerne la philosophie du Vingtième siècle, pour tous ceux qui ont été formés par une culture synthétique et approximative, la dénomination « antihumaniste » associée à l' œuvre de Sartre pourrait sembler une boutade provocatrice ou un oxymore dépourvu de débouchés. D'abord, Jean-Paul Sartre ne serait-il pas le « philosophe du sujet», l'allié du socialisme réel (qui n'a fait qu'exalter l'Homme nouveau tout en l'enfermant dans son appareil étatique étouffant), le théoricien de l'engagement qui n'a pas hésité à associer sa pensée existentialiste à l'humanisme renouvelé après le désastre de la Seconde Guerre Mondiale ? En réalité, notre travail montre la présence d'un esprit antihumaniste qui traverse la pensée sartrienne à plusieurs reprises et qui n'est pas un accident au sein de son œuvre abondante. En effet, loin de pouvoir être archivée comme « subjectivisme encore métaphysique », la pensée de Sartre garde une force expressive même dans une époque où la décentralisation du sujet moderne, au sens cartésien du terme, a été définitivement, ou presque, acquise. L'auteur des Mains sales nous pousse « à lutter déjà dans la 10

théorie » et à en faire une démystification de certains propos dominants. L'aventure sartrienne proclame la fin du Cogito rassurant l'existence et se met en voyage à travers les ouvertures de la praxis : ce parcours croise des chemins, traverse des territoires et étend l'idée de philosophie sans la justifier. La philosophie ne se dirige donc plus vers la recherche d'une autofondation, mais se présente en tant que force propulsive, comme un persistant « aller ailleurs ». Les pages de ce livre, inspirées par une pensée antihumaniste et anti-subjective, se présentent donc aujourd'hui comme la possibilité d'une nouvelle interprétation de Sartre et révèlent une importance qui ne peut pas être ignorée. Cette ligne interprétative n'a ni la prétention de remettre en question la philosophie de la modernité en tant que telle, ni de nier l'importance que l'acquis du subjectivisme cartésien a représenté pour la pensée occidentale. Plus précisément, nous allons remettre en cause les blocages métaphysiques que les effets de cette pensée ont engendrés. Autrement dit, en rejetant l'humanisme métaphysique, notre travail de recherche ne veut pas contester les contributions les plus importantes de la modernité qui ont donné dignité à l'homme et l'ont fait émerger des forces obscurantistes et féodales. Il s'agit plutôt de déconstruire l'hypostase d'un homme conçu en tant que substance et l'illusion intellectualiste d'un sujet spirituel, unique, clairvoyant : ce paradigme de la modernité montre ses limites dans la pensée contemporaine et doit être pensé à nouveau. À ce propos, Sartre peut jouer un rôle dans la complexification du discours, en récusant ainsi tout antisubjectivisme facile qui évite le sujet au lieu de moduler à nouveau son statut : grâce à cette perspective, il ne s'agit pas d'effacer le sujet de la réflexion mais de se focaliser sur ses transformations, de théoriser un territoire d'action pour les subjectivités non substantielles et de voir les conditions de la production du sujet en lui niant toute position fondatrice. Sartre retrouve ainsi une nouvelle jeunesse qui le sort du statut de « classique » auquel il a avait été confiné déjà avant sa mort. Ses réflexions ne sont pas à reléguer à la critique impitoyable des rayons poussiéreux d'une bibliothèque, mais elles peuvent encore résonner dans le débat contemporain. 11

Ce « retour » aux études sartriennes suit une période de désintérêt académique, pendant laquelle l'auteur de La Nausée a été considéré comme dépassé et écarté. Renaud Barbaras a bien formulé cet état : « Il a fallu attendre que le souvenir de l'homme et la figure du philosophe engagé s'effacent un peu pour que l'on puisse considérer sereinement l' œuvre pour ellemême »1• L'interrogation que l'on ébauche dans ces pages n'achève pas le débat sur le positionnement de l'homme et ses possibilités, même si on s'approprie des raisons de l'antisubjectivisme. Sur ce point, nous reprenons les mots de Frédéric Worms : « ce constat si négatif est peut-être aussi simpliste que l'idéal d'un humanisme 'facile'. Ce que l'on voudrait souligner ici, c'est [ ... ] qu'il pourrait bien subsister un problème de l'homme, à travers cela même qui le met en question. Il faut donc montrer que cela n'a jamais été aussi simple. [... ] Montrer que, même dans les moments d'apparente 'affirmation' humaniste, les choses étaient plus tendues qu'on ne le croit ; et, inversement, que dans les moments de critique radicale, le problème s'est maintenu »2• Nous allons voir que ces passages« antihumanistes » ne sont pas cantonnés dans une période particulière de l' œuvre sartrienne, mais ils traversent différentes phases et assument plusieurs formes lexicales et théoriques. Dans ses études phénoménologiques, ou dans ses observations sur le racisme, ou encore lors de l'élaboration de sa critique de la société, Sartre fait émerger une sensibilité qui se montre méfiante vis-à-vis des piliers de la pensée humaniste. Les études sartriennes des dernières années ont, en majorité, souvent eu le tort de privilégier un retour au sujet phénoménologiquement conçu et de mettre entre parenthèses une série de textes de Sartre des années cinquante et soixante. Même si ces derniers présentent parfois une rédaction lourde et manquant de fluidité, en explorant certains plis de ces pages une série de théorisations 1R

Barbaras, « Introduction», dans R Barbaras (textes rassemblés par), Désir et liberté, Paris, P.U.F., 2005, p. 9. 2F. Worms,« Peut-on encore être humaniste?», Le Point, Hors-série n. 17, avril-mai 2008, p. 14, italique et guillemets dans le texte.

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précieuses émerge encore aujourd'hui. En effet, comme Barbaras le fait remarquer, depuis les années quatre-vingt-dix ce regain de curiosité s'est concentré presque exclusivement sur les textes phénoménologiques jusqu'à L 'Être et le néant et les ouvrages de Sartre des années cinquante et soixante ont été négligés: « On assiste donc à une sorte de remontée chronologique dans l' œuvre de Sartre. Pendant les années qui ont précédé et suivi sa mort, c'est plutôt le Sartre philosophe politique, [ ... ] qui suscitait l'intérêt, et ce d'autant plus qu'il mettait explicitement l'activité philosophique au service de cet engagement. [ ... ] Cependant, ce sont plutôt les œuvres de la première période, où s'élabore le noyau de la philosophie sartrienne et qui l'inscrivent dans le mouvement phénoménologique, qui sont au centre des recherches contemporaines » 3• Nous voulons justement dépasser cette catégorisation qui voudrait voir seulement dans la période phénoménologique le moment le plus intéressant de la production sartrienne. Celle-ci doit, à notre sens, être prise en compte dans son entièreté : nous nous éloignons de la séparation fictive faite par Bernard-Henry Lévy entre un Sartre existentialiste libertaire et un Sartre marxiste totalitaire4 , ou de celle d'Alain Renaut entre un Sartre phénoménologue sérieux pendant les années trente et un Sartre dialecticien fumeux pendant les années cinquante5. À la différence aussi de ce que Ronald Aronson a soutenu dans le contexte américain6, le parcours qui rapproche Sartre de l'engagement public et, plus tard, du marxisme n'a rien de linéaire, mais il marque un moment d'une démarche réalisée entre mille tournants et diffractions. Cependant, ce manque d'organicité n'implique pas une confusion ou une dispersion en 3R

Barbaras, « Introduction», R Barbaras, Désir et liberté, op. cit., pp. 9-10. Cette thèse traverse la biographie rédigée en occasion du vingtième anniversaire de la naissance de Sartre. Voir: B.-H. Lévy, Le Siècle de Sartre, Paris, Grasset, 2000. 5Cette thèse est st à la base du livre A Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris, Grasset, 1993. 6R Aronson, Sartre 's Second Critique, Chicago, University of Chicago Press, 4

1987, pp .4-5.

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morceaux singuliers sans possibilité de connexions : nous allons montrer la récurrence et l'importance de ces fragments dans les différentes périodes de la philosophie sartrienne. À ce propos nous reprenons les mots d'Isabelle Garo, qui souligne comment une relecture de Sartre signifie la remise en jeu de ses rapports avec les philosophies qui l'ont supplanté : « De ce fait, la figure intellectuelle et politique de Jean-Paul Sartre se trouve également placée au cœur du débat, faisant office, sans doute plus encore que Marx, d'interlocuteur toujours présent [ ... ]: car c'est lui qui, jusqu'à cette époque incluse, occupe et définit le terrain de la philosophie dans son rapport à la politique ou encore incarne à gauche ce que l'on a nommé 'la politique de la philosophie'[ ... ]. En dépit de sa centralité, l' œuvre de Sartre, rarement citée, n'est jamais véritablement discutée. Ainsi l'orientation marxiste résolue de la seconde période est-elle [ ... ] ignorée, de même que l'ampleur de la réflexion politique et stratégique menée dans la Critique de la raison dialectique, au profit de la focalisation sur sa seule conception de l'engagement, elle-même schématisée puis systématiquement dénoncée. [ ... ] Pour des raisons de fond, le rapport à Marx et le rapport à Sartre des auteurs montants du moment sont parents : ils sont l'occasion d'une démarcation systématique les figeant en figures et en symboles, plus qu'ils ne sont des auteurs véritablement lus et discutés »7• Il est vrai qu'une série de publications posthumes ont permis de renouveler les approches sur Sartre et ont contribué à préserver une certaine attention sur lui. Nous sommes conscients du fait que toute publication posthume échappe par définition au contrôle de l'auteur et que ce processus peut parfois même aller à l'encontre de sa volonté. Toutefois, devant l'exactitude avec laquelle le travail de réédition a été mené, nous ne pouvons qu'insérer ces ouvrages dans l'ensemble des textes que nous allons prendre en considération. Ils seront des sources ultérieures d'inspiration et nous aideront dans un nouvel examen sur l' œuvre de Sartre. Des textes comme les 71. Garo, Foucault, Deleuze, Althusser & Marx, op. cit.. p. 52, guillemets dans le texte.

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Cahiers pour une moral~, le deuxième tome de la Critique de la raison dialectique9, les Carnets de la drôle de gue"e1°, ainsi que les Ecrits de jeunesse11 ont ainsi complété positivement une œuvre sartrienne déjà abondante : ils pourront ponctuellement nous accompagner dans le repérage d'éléments utiles pour une considération lucide des contributions de Sartre. Le parcours que nous allons déployer n'a pas la prétention de dévoiler un Sartre présumé « vrai » qui aurait été éclipsé par une série d'erreurs et de polémiques. Peut-être faudrait-il plutôt dire que, jusqu'à maintenant, le Sartre que nous proposons n'a pas été suffisamment mis en évidence. Pour garder un caractère ouvert et, on espère fécond, il est important de concentrer l'analyse sur certaines pistes de recherches, sans s'attarder dans la contextualisation de tout ouvrage. Nous avons donc fait le choix de nous diriger directement vers les passages que nous jugeons intéressants et productifs, sans parcourir à nouveau d'autres textes présentant cette fois des manques, des insuffisances, des limites (parfois nombreuses). Nous sommes également conscients des oppositions que notre interprétation va provoquer : en effet, elle va à l'encontre de ceux qui refusent de rattacher le nom de Sartre à une philosophie impersonnelle, antihumaniste, non inscrite dans une démarche hégélodialectique, critique envers l 'historicisme. Il ne faut pas oublier non plus comment la philosophie comporte l'édification d'un tribunal contre toute métaphysique rassurante et justifiant la domination du sujet occidental rationnel. À ce propos, nous nous approprions les mots du philosophe africain Eugenio Nkogo Ond6 : « La pensée radicale est un néo-sartrisme, si on tient, comme Jean-Paul Sartre, l'idéologie de l'existence et sa méthode compréhensive pour une enclave dans le marxisme luimême qui l'engendre et la refuse tout à la fois. [... ] Elle est aussi un néo-nihilisme, une reprise de la pensée nietzschéenne et dionysiaque [ ... ], visée à la destruction de mythes et des idoles et prête à la création d'une nouvelle échelle de 8J.-P.

Sartre, Cahiers pow une morale, Paris, Gallimard, 1983. Sartre, L'intelligibilité de l'histoire. Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1985. 10J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 1983. HJ.-P. Sartre, Ecrits dejeunesse, Paris, Gallimard, 1990. 9J.-P.

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valeurs » 12 • Au cours de notre travail, nous allons donc inscrire Sartre dans la perspective d'une philosophie« critique», c'està-dire d'une pensée qui s'immerge dans le monde des phénomènes sociaux pour les transformer. Cette philosophie critique se différencie de la philosophie « descriptive », car cette dernière se concentre sur l'analyse de l'existant et renvoie tout propos de transformation à un deuxième temps. Bien que Sartre ait exprimé l'exigence pour la pensée d'une élaboration correcte des principes de description du réel, sa pensée ne peut s'arrêter à l'analyse de l'existant, au risque de le justifier, et songe à un changement des phénomènes sociaux donnés. Par conséquent, nous allons lire à nouveau certaines étapes et certains passages marquants d'une démarche sartrienne qui n'est ni évolutive ni circulaire, mais qui procède en forme segmentée et se configure selon les circonstances et les pressions d'une actualité à laquelle elle ne veut pas échapper. Sa charge critique n'est pas celle d'un sujet pensant en face d'un monde figé qu'il essayerait de saisir : au contraire, sa force se matérialise dans une critique impitoyable de la pensée promue par la métaphysique occidentale, y compris dans ses formes les plus récentes, et dans une décodification du sujet, qui est analysé comme effet pratique et non pas comme point de départ ontologique et gnoséologique. La question de l'antihumanisme sartrien se pose donc avec une certaine puissance : est-ce que sa philosophie serait le dernier exemple d'un humanisme cartésien aujourd'hui obsolète ? Ou plutôt serait-elle celle qui pose les bases d'une dissolution de la figure du sujet, dissolution que la génération philosophique suivant celle de Sartre aurait ensuite mieux explicitée et mieux théorisée ? Est-ce que le rôle qu'il assigne au sujet, en tant qu' entité non substantielle qui se produit à travers l'action de la praxis constitutive et qui réagit à l'intérieur et contre les effets de cette même praxis, n'est pas mieux adapté aux problèmes de la pensée contemporaine qu'un drastique antisubjectivisme radical dissolvant toute action dans une dispersion de pratiques sans repères ? Est-ce que Sartre n'est pas à la hauteur des défis Nkogo Oln6, La pensée radicale, Condé-sur-Noireau, Edition de !'Héritage Créateur, 2014, p. 62. 12E.

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contemporains lorsqu'il se rend compte de la faiblesse de la forme de l'individu, si glorifiée par une culture occidentale qui l'a mise au centre de tous les enjeux politiques, juridiques, économiques, moraux, culturels ? Est-ce que l'attention de Sartre envers la sociologie des groupes et les processus de subjectivation redonne le juste poids aux caractères de la singularité et aux genres de collectivités avec lesquelles la réflexion doit faire ses comptes ? En approfondissant cette lecture de la Transcendance de /'Ego jusqu'à la Critique de la Raison Dialectique (livre que Robert Bemasconi a défini comme « a masterpiece, perhaps the great work of political philosophy of the twentieth century »13), la philosophie sartrienne se focalise sur des figures de l'impersonnel telles que la conscience irréfléchie, la subjectivité anti-essentialiste, le groupe-en-fusion, la praxis et la rareté. En repérant les textes les plus sensibles à ce propos, ce travail va montrer certaines voies pour penser l'antihumanisme avec Sartre et à travers sa pensée. Que ce soit à l'intérieur de la phénoménologie et de son subjectivisme transcendantal, que ce soit à travers une bataille d'idées après les décombres de la Seconde Guerre mondiale, que ce soit en face d'un marxisme dont Sartre semble saisir à la fois la richesse et les dérives, que ce soit contre une métaphysique sclérosée, que ce soit en opposition à une vulgate humaniste cachant des horreurs et des injustices, l'auteur de la Nausée nous consigne des analyses à réintégrer dans le débat culturel. Loin d'être le résidu d'une pensée obsolète et destinée à quelques bibliothèques poussiéreuses, Sartre peut contribuer au débat sur la situation postcoloniale qui traverse la planète, car il a laissé des textes sur la décolonisation et également sur la condition des banlieues dans les Métropoles contemporaines. De plus, il a vu la problématique persistante de l'édification de l'état-nation par rapport à l'émergence de régionalismes et des revendications des minorités linguistiques. Tous ces éléments le

13R

Bernasconi, How to read Sartre, London, Granta Books, 2006, p. 94, italique dans le texte « un chef-d'œuvre, peut-être le meilleur travail de philosophie politique du vingtième siècle », trad. personnelle.

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font douter de la pertinence d'une pensée humaniste face aux complexités des relations sociales, culturelles et politiques. Enfin, l'enjeu de notre recherche est de réussir à penser Sartre dans une époque qui croit dans une « globalité sans alternatives »14 : ce monde global éclipse le rôle du militant et de l'intellectuel, qui présupposaient une alternative critique au système en place. Les défis pour cette pensée sont nombreux et celle-ci ne pourra pas y faire face en recourant aux idoles anciennes de la Raison, de la Vérité, du Savoir universel. À ce propos, Sartre sera utile pour ne pas limiter la philosophie à une simple justification de l'existant : en évitant toute posture de survol, qui ne serait qu'un retour à une figure classique d'intellectuel, Sartre nous permet de nous immerger dans le monde et d'en repérer les éléments cruciaux. Pour utiliser les mots très éclairants de Merleau-Ponty, chez Sartre nous remarquons « le ton du désespoir et de la révolte. Mais cette révolte n'est pas récrimination, mise en accusation du monde et des autres, absolution à soi. Elle ne jouit pas d'elle-même, elle a la science entière de ses limites. C'est comme une révolte de réflexion » 15 • Nous reprenons également les mots de Gilles Deleuze qui pointe du doigt la faiblesse de la pensée critique contemporaine et entrevoit chez Sartre des antidotes à des positionnements disciplinés et obéissants : « Nous parlons de Sartre comme s'il appartenait à une époque révolue. Hélas ! C'est plutôt nous qui sommes déjà révolus dans l'ordre moral et conformiste actuel. [ ... ] Sartre nous permet-il d'attendre vaguement des moments futurs, des reprises où la pensée se reformera et refera ses totalités, comme puissance à la fois collective et privée »16 •

*** 14P.

Bignamini, M Carbone, « La tragedia della responsabilità : filosofia e teatro in Jean-Paul Sartre », in J.-P. Sartre, Le Mani sporche, trad. it. di P. Bignamini~ Mimesis, Milano 2010, p. 14. 15M Merleau-Ponty,« Préface», dans M Merleau-Ponty, Signes, op. cit., pp. 41-42. 16G. Deleuze, « Il a été mon maître » (1964), G. Deleuze, L 'fie déserte et autres textes, Paris, Les éditions de minuit, 2002, p. 112.

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Un coup de tonnerre a visé directement la figure de Sartre : le livre de Hourja Bouteledja Les Blancs, les Juifs et nous s'ouvre en l'exhortant à le fusiller1 7• Comme explicitement déclaré dans le texte, il ne s'agit pas de répéter le slogan de l'extrême droite lors de la guerre d'Algérie, mais de le faire au nom des damnés de la Terre qui se débarrasseraient ainsi de toute ingérence de la gauche intellectuelle dans leurs affaires, dans lesquelles eux seuls, les damnés, sont imbriqués. A côté de ce propos, notre « Sartre antihumaniste » n'a plus rien de radical, mais il assume une semblance de « repositionnement » et de relecture. La force de la charge de la porte-parole du PIR est, paradoxalement, sartrienne : tout esprit voulant se rattacher à Sartre implique un éloignement, un détachement critique sans hésitation. La porte-parole du PIR montre de bien connaître certaines pages de Sartre et, surtout, ses limites. Dans ce sens, sa cible doit effectivement encaisser des coups. Mais un tribunal politique contre Sartre devrait-il, même devant des preuves certains, le condamner à la mort métaphorique ? Sartre aurait-il été le « chien de garde » d'une gauche intellectuelle paternaliste, anticolonialiste mais aussi attaché à ses totems contradictoires (comme un certain sionisme et un certain étatisme)? Ses analyses sur le groupe-en-fusion n'auraient-elles rien à dire au monde politique qui a perdu ses traditionnelles références dans la classe et le Parti ? Au contraire, ce que nous allons essayer de proposer dans ce livre montre comment l'idée d'un sujet masculin, blanc, propriétaire, figé dans son individualité, pourvu d'une individualité extracorporelle, se positionnant au centre de la nature et du Globe a déjà été déconstruite par Sartre. Par conséquent, Sartre n'a rien d'un universaliste naïf qui utiliserait la figure de l'Homme pour cacher les questions des minorités, de l'environnement, des forces sociales opprimées et, plus philosophiquement, de l'effacement d'un sujet-maître. Enfin, Sartre nous a appris à prendre en compte l'existence multiple des groupes, sans tomber dans les logiques des groupuscules, à 17H.

Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, Paris, La Fabrique, 2016, pp. 15-

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ne pas choisir entre l'universalisme qui nous homogénéise et un particularisme qui nous sépare, à traquer tout idolâtrie rétrograde autour de la religion, des origines, des racines, de l'identité, de la tradition. Nous ne nous sommes pas obligés de choisir entre l'humanisme républicain et le séparatisme communautariste, car ni l'homme ni la communauté n'existent, mais ils sont des constructions politicolinguistiques. Son anticolonialisme, même si affaibli par une difficulté à penser les enjeux du Proche-Orient, peut persister tout en étant celui d'un blanc, hétérosexuel, parisien (disposant d'une vie aisée sans jamais devenir propriétaire), d'un inspirateur majeur pour Frantz Fanon, d'intellectuel qui dans ses errances démontre une intuition percutant pour toute une série de problèmes actuels (effondrement de la classe ouvrière, misères de l'intimisme et du spiritualisme, nécessité de retravailler le marxisme et toute la philosophie critique, violence étatique contre les minorités linguistiques, marginalisation sociale et politique des colonisés et des immigrés). Nous ne pouvons pas savoir si Sartre aurait eu beaucoup de choses à nous dire sur les processus politiques actuels. Ce que nous savons est que des forces bien obscures prennent pied dans nos territoires et nous ne pouvons plus compter sur des gens comme Sartre pour y faire face. Et nous avons nos raisons de croire que, même devant le peloton d'exécution que l'extrême droite et d'autres militants souhaitent organiser contre lui, Sartre n'aurait pas perdu sa force rhétorique et n'aurait pas renoncé à son engagement intellectuel.

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Chapitre 1 Le Sartre des années trente. Intentionnalité et impersonnalité chez le jeune Sartre

L'interprétation de l'intentionnalité chez Sartre On trouve une première manifestation de l'antihumanisme sartrien dans les premiers écrits d'inspiration phénoménologique des années trente, autour du statut de la conscience et de la caractérisation de l 'Ego transcendantal husserlien. L'ardeur de jeunesse qui émerge dans ces courts écrits nous montre un Sartre déjà soucieux de séparer la recherche philosophique et la pensée autoréférentielle des « philosophes de profession » : en d'autres termes, ce Sartre se préoccupe de montrer le « cul de sac » d'un intellectualisme sacrifiant la spontanéité de la vie aux constructions métaphysiques. A ce propos, sa rencontre avec la phénoménologie husserlienne offre à la formation sartrienne une caractérisation de la conscience que la philosophie française n'a pas su thématiser avec la même rigueur et le même esprit antimétaphysique. Les premiers pas de Sartre dans l'horizon de la phénoménologie sont accomplis avec un certain enthousiasme, grâce aux potentialités que la réflexion entamée par Husserl lui permet d'entrevoir. Le philosophe allemand lui sert d'ouverture intellectuelle pour quitter l'impréparation de la philosophie française, piégée par son propre rêve d' autarchie intellectuelle, autoréférentielle jusqu'à un certain chauvinisme anti-allemand, mais surtout incapable de renouveler l'appareil positiviste et néokantien qui perdure depuis des décennies. Lors de son séjour à Berlin en 1933, grâce à une véritable « immersion » dans la production husserlienne et à une initiation à celle heideggérienne qui lui permet d'élargir les sources de sa recherche future, Sartre rédige Une idée fondamentale de la

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philosophie de Husserl, l 'intentionnalité 18 , article synthétique publié six ans plus tard 19• Comme le titre le suggère, le jeune Sartre, reprend une notion husserlienne qui devient la piste de sa version personnelle de la phénoménologie : l'intentionnalité. Son séjour allemand lui a donc confirmé ses pressentiments, jusqu'alors imprécis, quant au manque de prédisposition de la philosophie française face aux défis de la pensée contemporaine. Grâce à la contribution de la phénoménologie, la philosophie allemande manifeste, au contraire, un renouvellement de la vision de la vie et du sujet qui rapprochent la pratique philosophique de la vie concrète. Panni les quelques auteurs français qui ont perçu la nouveauté phénoménologique et qui ont orienté l'interprétation sartrienne, il ne faut pas oublier Emmanuel Levinas, qui à l'époque avait rédigé la seule étude exhaustive sur Husserl, intitulée la Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de HusserP 0• Il n'est pas anodin d'évoquer l'influence décisive que la consultation de cet ouvrage a joué dans la formation de Sartre, comme confirmé par le travail philologique de Vincent de Coorebyter21 • En effet, Levinas dédie des pages importantes à l'intentionnalité, qu'il voit comme « un point caractéristique de l'existence de la conscience »22, même si, à la différence de ce que Sartre soulignera avec force, il pense l'existence de la conscience comme non réductible à son activité intentionnelle, car cette

18J.-P.

Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie husserlienne: l'intentionnalité » (1933) dans J.-P. Sartre, Situations I, Paris, Gallimard, 1947. 19Pour dater la rédaction de cet article bien avant sa publication nous avons utilisé l'enquête bibliographique de Vincent de Coorebyter. Voir : V. de Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie, Bruxelles, Ousia, 2000, pp. 2729 etp. 35. ~- Levinas, 'Théorie de l 'intution dans la phénoménologie de Husserl (1930), Paris, Vrin, 2001. 21Voir . . .• V. de Coorebyter, « Introduction », dans J.-P. Sartre, La Transcendance de l 'Ego et autres textes phénoménologiques, Paris, Vrin, 2003,p. 8. 22E. Levinas, Théorie de l 'intution dans la phénoménologie de Husserl, op. cit.,p. 66.

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dernière demeure, selon Levinas, « une caractéristique des autres éléments structuraux de la conscience » 23• Il ne faut pas omettre que, à l'époque de la composition de ses premiers articles d'inspirations husserliennes, l'érudition sartrienne souffre de l'absence de lecture des textes husserliens des années vingt, vu qu'il s'agissait de notes et de brouillons encore inédits. Dans ces derniers, Husserl analysait la genèse passive de la connaissance, avec des argumentations qui auraient probablement rendu la conscience dans la vision sartrienne encore plus détachée de la version husserlienne. Sa connaissance de Husserl, bien qu'animée par un enthousiasme assumé, n'a pas touché le niveau de profondeur qu'on peut trouver chez Levinas et, plus tard, chez Merleau-Ponty. Cependant, peut-être grâce à une exégèse incomplète, Sartre traite avec une certaine liberté l'apport husserlien à la formation d'une véritable philosophie concrète. Jean-François Lyotard remarque une originalité importante dans la conscience sartrienne proposée en tant qu' « éclatement vers » : la conscience sartrienne est une force constamment propulsée hors de soi 24; par conséquent elle se différencie du profil habituel d'une conscience gnoséologique se figurant comme un lieu de cumulation des connaissances. On ne doit pas non plus oublier le texte ambitieux de Jean Wahl, intitulé Vers le concret et sorti en 193225 qui, tout en s'intéressant à des philosophies indirectement convergentes avec la phénoménologie comme le pragmatisme américain et la pensée de Whitehead, exemplifie proprement l'exigence de renouvellement de la philosophie française que la jeune génération d'intellectuels ressentait à l'époque : face à une scolastique stérile de ses maîtres qui jouit de ses simulacres, cette jeunesse philosophique cherche à développer un réalisme mature et adapté aux exigences d'une pensée qui veut participer au monde plutôt que le maîtriser à partir d'une mauvaise 23Ibidem,

p. 64, italique personnelle. Lyotard, La phénoménologie, Paris, P.U.F., 1954, p. 8. 25J. Wahl, Vers le concret (1932), Paris, Vrin, 2010. Nous devons souligner aussi le remarquable avant-propos rédigé par Mathias Girel qui rappelle la lecture de Sartre de ce texte (M. Girel, «avant-propos», dans J. Wahl, Vers le concret, op. cit., pp. 5-6). 24J.-F

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position de survol. L'empirisme mature que Wahl cherche à construire en synthétisant une perspective multinationale (à William James et à Alfred Whitehead l'auteur ajoute le français Gabriel Marcel) et en étendant la conception de l'expérience, relègue la philosophie française précédente à son réductionnisme naturaliste ou spiritualiste. Plusieurs années plus tard, Sartre reprend cette référence à Wahl, qui a réveillé dans les études philosophiques la charge anti-idéaliste et débarrassé la réflexion d'une série de faux problèmes dans laquelle elle s'était enfermée : « Un livre eut beaucoup de succès parmi nous, à cette époque : Vers le concret, de Jean Wahl. Encore étions-nous déçus par ce 'vers' : c'est du concret total que nous voulions partir, c'est au concret absolu que nous voulions arriver. Mais l'ouvrage nous plaisait parce qu'il embarrassait l'idéalisme en découvrant des paradoxes, des ambiguïtés, des conflits non résolus dans !'Univers » 26 • Ce climat est bien présent dans les écrits sartriens des années berlinois. En effet, avant de souligner l'aspect constructif de l'intentionnalité de la conscience, Sartre se soucie d'exprimer une attitude décidément impitoyable vis-à-vis du milieu académique et intellectuelle parisien, avec lequel il veut régler ses comptes. Le gnoséologisme, dont cette philosophie française (celle des maîtres de Sartre) est nourrie, réduit le processus du rapport au monde à un « avalement » du phénomène : notamment, cette pensée conçoit et cultive « l'illusion commune au réalisme et à l'idéalisme, selon laquelle connaître, c'est manger. La philosophie française, après cent ans d'académisme, en est encore là. Nous avons tous lu Brunschvig, Lalande et Meyerson, nous avons tous cru que !'Esprit-Araignée attirait les choses dans sa toile, les couvrait d'une bave blanche et lentement les déglutissait, les réduisant à sa propre substance »27 • Cette critique illustre bien la déception sartrienne face à une formation totalement centrée sur une idée de la connaissance incorrecte : en effet, cette gnoséologie croit 26J.-P.

Sartre, Questions de méthode (1957), Paris, Gallimard, 1986, p. 23, italique et guillemets dans le texte 27J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité», dans J.-P. Sartre, Situations I, op. cit., p. 31.

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que la connaissance est un cumul progressif d'une série de données et fait de la conscience un entrepôt de données « assimilées » et « rangées » dans un esprit pur et immatériel. Les dualismes qui opèrent dans cette philosophie sont, d'abord, celui entre intérieur et extérieur, opposant une intériorité spirituelle qui assemblerait des connaissances et une matière extérieure passive, et, ensuite, celui de l'esprit et de la matière, faisant de la conscience une entité extrasensible qui maîtriserait des éléments perceptibles inertes. Nous remarquons justement dans ces expressions de Sartre une polémique à la fois générationnelle et spécifiquement philosophique : dans sa perspective, il s'agit en même temps de galvaniser une philosophie qui se place loin du concret et « qui ne connaît plus guère que l'épistémologie »28 , bien protégée dans sa forteresse académique, et de changer de paradigme pour faire de la connaissance une pratique parmi d'autres. Sur cette ligne interprétative, Sartre a l'impression que « cette période 'd'académisme', comme il l'appelle ici, serait complice d'une volonté d'ordre, catholique ou républicain, qui conduit la philosophie et la psychologie à éloigner la pensée et les foules du réel car le réel est fait de matière, de chair, de souffrances, de sang »29 • Alors que la « philosophie alimentaire »30 des maîtres de Sartre fait de la conscience une entité substantielle qui synthétiserait un assortiment de données hétérogènes extérieures à elles, suivant les principes gnoséologiques d' « assimilation, unification, identification »31 , Sartre ne veut pas opter pour la mauvaise alternative entre, d'un côté, un réalisme objectiviste qui pense la réalité phénoménale comme une collection de faits subsistants dans leur existence indépendante et, de l'autre côté, le substantialisme recourant à un esprit supérieur qui surplomberait la matière. A ce propos, Husserl est une révélation, une découverte de première importance, car il« ne se lasse pas d'affirmer qu'on ne peut pas 28Ibidem,

p. 33. 9V. de Coorebyter, «Notes», dans J.-P. Sartre, La Transcendance de /'Ego et d'autres textes phénoménologiques, op. cit , p. 171, guillemets dans le texte. 30J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité» dans J.-P. Sartre, Situations I, op. cit., p. 32. 31Jbidem, p. 31. 2

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dissoudre les choses dans la conscience »32 et rejette cet amalgame entre la conscience et la digestion, qui a traversé la métaphysique pour des siècles. « Contre la philosophie digestive de l' empirio-criticisme, du néokantisme, contre tout 'psychologisme' »33 , Sartre retrouve ainsi, chez Husserl, une pensée de la relation qui efface tout risque de réductionnisme. En effet, « la conscience et le monde sont donnés d'un même coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence, relatif à elle »34 • Le monde et la conscience se placent donc simultanément dans une réciprocité de renvois. Dans cette vision, le monde existe en tant qu' intentionné par la conscience et la conscience n'existe qu'en visant un monde « intentionnable ». Comme une écrivaine anglaise l'a souligné, lorsque Sartre dit que la conscience est un absolu, cela ne signifie pas qu'elle est autosuffisante et qu'elle peut exister par elle-même. Elle a besoin du monde. [ ... ] Il y a donc un paradoxe en ce qui a trait à la conscience, car elle est en même temps ce qu'elle n'est pas : elle est en tant que conscience de et elle n'est pas ce dont elle est conscience de »35 • Par conséquent, Sartre réévalue la transcendance, non pas au sens d'une mystique spiritualiste, mais, décidément, au sens d'une vision de la conscience comme activité qui est dans sa constitution au-delà d'elle-même. Par contre, la pensée de l'immanence, ou disons de l'objectivisme naïf, pense la relation comme un lien qui s'installerait après, qui unirait deux entités déjà constituées, « où tout se fait par compromis, échanges protoplasmiques, par une tiède chimie cellulaire »36 • En plus, Sartre rejette tout réalisme métaphysique qui fait de l'objet une entité accomplie et indépendante dans sa simple objectivité. Il insère l'objet visé dans son contexte perceptif, c'est-à-dire dans son réseau de relations permettant d'établir sa 32Ibidem, 33Ibidem,

p. 32. guillemets dans le texte.

34Ibidem 35C.

Daigle, Le Nihilisme est-il un humanisme ?, Ville de Québec, Presses de l'Université Laval, 2005, p. 77, italique dans le texte. 36J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité» dans J.-P. Sartre, Situations I, op. cit., p. 33.

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forme, sa position, sa consistance matérielle, la situation dans laquelle il se place. A titre d'exemple, l'auteur parle d'un arbre, non dans son être absolu, mais qui se définit comme étant « au bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne »37, c'est-àdire tous les aspects qui peuvent le configurer non comme un simple arbre, mais comme un arbre particulier. L'impératif husserlien, qui proclame la nécessité « de retourner aux choses mêmes », est relu dans un sens encore plus général que Husserl lui-même. Il ne s'agit pas de rendre compte d'une réalité concrète à travers une philosophie purifiée de ses blocages métaphysiques, mais de pousser la philosophie à faire un chemin à rebours vers une expérience spontanée que son intellectualisme dominant a occulté. Sur ce point nous retrouvons la racine du discours sartrien concernant l'engagement, que Sartre développera une décennie plus tard : sa philosophie veut se libérer de son allure de discipline spécialisée pour se diriger vers un monde à percevoir dans tous ses aspects, car il faut penser que nous nous trouvons « dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses ; imaginez que nous sommes ainsi rejetés, délaissés par notre nature même dans un monde indifférent, hostile et rétif »38• Toutefois, Sartre ne se démarque pas seulement de la philosophie française de ses maîtres, philosophie décevante et loin du concret, mais aussi de la phénoménologie allemande qu'il vient de découvrir. La conscience husserlienne est traduite par Sartre non comme une entité intégrale et autosuffisante créant le sens du monde, mais comme une efflorescence vitale : le philosophe parisien parle à ce propos de « grand vent »39 , de « mouvement pour se fuir »40 , de « glissement hors de soi »41 , de« tourbillon »42 • Avec ce jargon autour des images d'énergie, de vitalité, de mouvement, Sartre veut se détacher d'un 31

Ibidem, p. 32. Sartre,« Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl: l'intentionnalité» dans J.-P. Sartre, Situations I, op. cit., p. 33. 39Ibidem, p. 33. 40Ibidem. 41Ibidem. 42/bidem. 38J.-P.

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intellectualisme qui ferait retomber la phénoménologie dans une attitude contemplative : en effet, il explique que « la connaissance ou pure 'représentation' n'est qu'une des formes possibles de ma conscience 'de' cet arbre; je puis aussi l'aimer, le craindre, le haïr, et ce dépassement de la conscience par ellemême, qu'on nomme 'intentionnalité »43• Le philosophe parisien vise à émanciper définitivement l'intentionnalité de ses origines aristotélico-scolastiques et effacer toute consistance de la conscience : selon Sartre, la conscience, qui n'a aucune épaisseur ni existence hors de l'intentionnalité, coïncide absolument à son être, à « sa fuite vers ... , [à] sa dimension d'échappement à soi, d'ouverture à l'autre, à l'extériorité »44 • A ce point, il faut mentionner les deux philosophes qui ont orienté cette réception particulière de la nouveauté husserlienne incarnée par l'intentionnalité, Bergson et Heidegger. Leurs noms sont cités du fait de leur proximité avec la perspective husserlienne : le premier serait arrivé aux portes de l'intentionnalité, mais l'innovation non réaliste de la conscience husserlienne lui a échappé ; le deuxième, quant à lui, aurait conféré à l'intentionnalité son caractère d' « 'être-dans' au sens de mouvement »45 , que Sartre traduit comme un « s'éclaterconscience-dans-le-monde »46• Sartre n'a donc pas totalement abandonné sa formation bergsonienne, et le vitalisme de l'auteur de Matière et mémoire laisse des traces dans le champ lexical « énergique » exprimé par Sartre : comme il le dira encore quelques années plus tard, bien que dépourvu d'un acte qualifiable d'intentionnel, « à l'époque où Bergson conçut sa théorie, le schème dynamique réalisait un grand progrès sur l'associationnisme. [ ... ] Sans doute il est déjà une organisation synthétique et c'est mieux qu'une simple association

43Ibidem,

p. 34, guillemets dans le texte. de Coorebyter, « Les paradoxes du désir dans L 'Être et le Néant », dans (textes rassemblés par) R Barbaras, Sartre. Désir et liberté, op. cit., p. 93. 45J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité» dans J.-P. Sartre, Situations I, op. cit., p. 33, guillemets dans le texte. 44V.

46/bidem.

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d'images »47 • A propos de Heidegger, Levinas voit en lui celui « qui permet de préciser les contours de la philosophie de Husserl »48 et c'est exactement dans cet esprit que Sartre lit Heidegger lors de son séjour berlinois. Bien qu'encore plus limitée par rapport à l'étude de Husserl, la lecture de Heidegger a contribué à l'impersonnalisme du jeune Sartre de manière significative49 • Mais c'est surtout la volonté heideggérienne de faire de la phénoménologie une analyse du concret ontologique et existentiel, en évitant de réduire la méthode phénoménologie à une nouvelle méthode gnoséologique, qui marque les études sartriennes et fait déjà de sa phénoménologie une science de l'existence. L'intentionnalité, dans les mots sartriens, se figure donc comme une relation multiple, beaucoup plus riche qu'une représentation gnoséologique ou qu'une description à distance, capable également de prendre en compte tous les aspects émotifs, sensibles et corporels. Par conséquent, la conscience dessinée par Sartre ne veut pas « regarder le monde en face », mais se diriger vers le monde pour en apercevoir les qualités : elle n'est rien, mais sa nullité matérielle fait d'elle une dynamique qui s'éclate vers une objectivité encore à former. A propos de cet être actif de la conscience, il y a deux aspects à préciser : le premier concerne la nature de cet acte, qui se dirige vers le phénomène sans le produire. En effet, chez Sartre, il n'y a pas de référence à l'idéalisme allemand en tant que philosophie de la production de la réalité de la part d'un acte transcendantal, comme dans le cas de Fichte. Sartre ne veut pas se rattacher à l'idée selon laquelle l'acte serait la puissance fondatrice et, corrélativement, les visées seraient une négativité 47

J-P. Sartre, L'imaginaire (1940), Paris, Gallimard, 2005, p. 120. Même sur cet argument, Levinas a été le premier à souligner les préoccupations communes qui traversaient Bergson. au moment de 1'élaboration de sa philosophie de la durée, et Husserl, lors du développement de sa critique du psychologisme (E. Lévinas, Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, op. cit., p. 12). 48E. Lévinas, Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, op. cit., p. 14. 49Nous allons reprendre des passages d'Heidegger concernant la conscience aégologique dans le prochain paragraphe.

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à englober dans la subjectivité transcendantale productive. Le deuxième aspect souligne comment cette dynamique intrinsèque de la conscience n'est en aucune manière conçue comme volontarisme, ou comme une invitation à une action gérée par une subjectivité constituée avec des objectifs définis : en reprenant la démarche husserlienne sur cette question, l'intentionnalité est une liaison indéchirable, elle n'est ni supprimable, ni aliénable, car elle est antérieure à toute situation particulière et à toute constitution de la volonté. Loin de trouver chez Sartre un sujet transcendantal qui saisit des objets dans leur simple présence, nous voyons une conscience a-subjective, un « vide actif », qui vise un monde dont l'objectivité est en question. Sur ce point, l'intentionnalité n'est pas une propriété de la conscience mais son être propre : autrement dit, la conscience existe en tant qu' éclatement, car elle n'est rien d'autre qu 'intentionnalité, pensée en tant que « fuite absolue, [... ] refus d'être substance »50 • Comme un savant sartrien l'a synthétisé, « la conscience n'est qu'une transcendance vers le monde, loin d'être une monade fermée sur elle-même » 51 • L'intimisme littéraire, l'introspectionnisme psychologique, le mythe d'une intériorité détachée du monde tombent car « tout est dehors, tout jusqu'à nous-mêmes : dehors, dans le monde, parmi les autres » 52• Sur ce point, chez Sartre, les présumées propriétés du sujet sont déclassées au rang de « saumure malodorante de l 'Esprit » 53 , de résidus d'une substance en décomposition. Selon ce discours, la conscience dynamique vise des qualités et ses réactions ne sont que les résultats de ces qualités appréhendées : dans la perspective sartrienne, si la conscience éprouve du dégout, elle est en train de faire l'expérience d'une qualité d'une partie du monde, et non pas d'exprimer un sentiment qui lui appartiendrait quelque part. Le mérite de la phénoménologie est d'avoir ouvert un chemin qui ramène la philosophie vers la compréhension de la 50Ibidem,

51P.-A.

p. 33. Huglo, Sartre : Questions de méthode, Paris, L'Harmattan, 2005, p.

21. 52J.-P.

Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité» dans J.-P. Sartre, Situations I, op. cit., p. 34.

S3Jbidem.

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réalité, d'avoir « réinstallé l'horreur et le charme dans les choses »54, d'avoir montré la multiplicité d'aspects dans la relation au monde, ce que la métaphysique gnoséologique avait longtemps ignoré. Sur ce sujet, le jeune Deleuze exprimera ses doutes de façon très subtile, lorsque, dans son article intitulé Dires et Profils55 , article de jeunesse passé inaperçu : tout en gardant son rejet profond du subjectivisme intimiste, Deleuze élabore une vision du sentiment en tant que « réaction défensive »56 • Il donne ainsi une vision moins perceptive et plus stratégique du sentiment : ce dernier n'émerge pas comme une qualité visée du monde, mais plutôt comme une construction oblique, intriquée et brumeuse. Chez Deleuze, il s'agit du premier signe d'une insatisfaction précoce vis-à-vis d'une phénoménologie qui se concentre trop sur l'intentionnalité sans problématiser suffisamment la présence de plans multiples de perception et de comportement57 •

La Transcendance de l'Ego « There

are far too many books that say in a hundred pages what could more profitably for everyone be said in a paragraph. I sometimes think: that Sartre's brief pre-war book The Transcendence of the Ego is in many ways more important than the monumental Being and Nothingness »58 •

54Ibidem. 55G.

Deleuze:>« Dires et profils»:> Poésie:> 1946:> n. 36, pp. 68-78 p. 68 Nous avons de bonnes raisons de croire que Deleuze ait écrit Dires et profils en réaction à sa personnelle déception face au tournant sartrien, qui quitte son antihumanisme précédent vers une forme antinaturaliste d'humanisme politique (F. Dosse, Gilles Deleuze Félix Guattari. Biographies croisées, Paris, La Découverte, 2007:> p. 120). 58 D. Cooper> The Grammar ofliving, London, Allen Lane> 1974, p. 1, « Il y a trop de livres qui expliquent en une centaine de pages ce qui peut être dit plus productivement pour tous en un paragraphe. Parfois je pense que le court livre d'avant-guerre de Sartre La Transcendance de l'Ego est sous certains aspects plus important que le monumental Etre et le néant », trad. personnelle. 56/bide~ 57

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David Cooper nous confie ces paroles pour mettre en évidence l'efficacité et le caractère brillant de ce petit texte sartrien, par rapport à la lourdeur des certains traités tels que l Etre et le néant. Quelques années avant Cooper, Gilles Deleuze soulignait déjà l'originalité de la Transcendance de l Ego et le courage sartrien dans l'affirmation de l'impersonnalisme. La voie métaphysique choisie par Deleuze, c'est-à-dire celle des singularités impersonnelles en mouvement dans un plan d'immanence absolue, trouve chez Sartre un point de référence incontournable, car: « dès la Transcendance de l Ego prend donc forme l'idée d'une conscience impersonnelle qui est un absolu non substantiel et qui est pure translucidité »59• Sartre aurait ainsi rendu explicite une série de réserves par rapport à « la forme personnelle d'un Je, d'une unité synthétique d'aperception, même si l'on confère à cette unité une portée universelle; sur ce point les objections de Sartre sont décisives »60 • Deleuze peut ainsi joindre la critique sartrienne, car elle est surtout dirigée contre « la métaphysique et la philosophie transcendantale [lorsqu'elles] s'entendent pour ne concevoir que de singularités déterminables que déjà emprisonnées dans un Moi suprême ou un Je supérieur » 61 • Comme les suggestions deleuziennes l'ont retracé, ce deuxième article phénoménologique représente un point de départ apte à sortir de la phénoménologie« orthodoxe». Plus précisément, Sartre n'envisage pas une sortie de la phénoménologie en tant que conscientialisme transcendantal, mais, tout en respectant les principes fondateurs de la philosophie husserlienne, il dénonce le repli métaphysique de la démarche de Husserl, élevant le subjectivisme égologique au rang de constitution transcendantale. Les réflexions qu'il avait ébauchées dans les pages de son premier article sur l'intentionnalité deviennent maintenant la base pour une description de l'activité de la conscience et pour produire « une vision épurée de l'intentionnalité, [ ... ] [un] antidote au 1

1

1

59R.

Barbaras, « Introduction», dans R Barbaras (Textes rassemblés par), Désir et liberté, Paris, P.U.F., 2005, p. 14. 60 G. Deleuze, Logique du sens (1969), Paris, Les Editions de minuit, 2009, p. 128. 61 Ibidem, p. 129, italique dans le texte

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subjectivisme : il choisit le nouveau contre l'ancien, conscient sans doute d'être infidèle à un certain Husserl, mais convaincu d'avoir repéré le thème le plus prometteur de la phénoménologie et de l'avoir libéré de la gangue empirico-transcendantale qui en limite la radicalité chez Husserl lui-même» 62 • Les intuitions sartriennes de cette période ont toutefois une valeur dépassant les débats phénoménologiques dans lesquels elles ont été pensées. En effet, ce court essai propose une critique du sujet et une correction du subjectivisme husserlien, en gardant également une force théorique appréciable, même par une philosophie qui ne fait pas de la phénoménologie son point de référence ; comme un savant belge l'a souligné : « [ce livre] a surtout constitué, pendant longtemps, le seul texte de Sartre respecté par ses adversaires philosophiques, car supposé ouvrir un chemin[ ... ]. Il est apparu, rétrospectivement, comme le premier signal de 'la mort du sujet' qui dominera la pensée française dans les années 1960-1970, bien au-delà de l'école structuraliste qui portera la critique du sujet comme un étendard »63 • Par conséquent, la fraîcheur encore actuelle de ce court texte, rédigé en 1934, se perçoit dans sa capacité à indiquer une voie claire pour la pensée philosophique de l'avenir. En d'autres termes, toute pensée philosophique qui voudra, d'après la Transcendance de /'Ego, mettre au centre de son analyse la subjectivité égologique aura dans ce texte un adversaire remarquable contre toute substantialisation du sujet ou fondation ontologique à travers une présumée centralité de l'Ego. L'opération radicale sartrienne est expliqué par Jeannette Colombel qui fait de la Transcendance un manifeste anticartésien, car dans ces pages « Sartre ne se démarque pas seulement du cogito classique, mais rejette tout sujet fondateur et revendique l'éclatement du sujet » 64 • 62

V. de Coorebyter, Sartreface à la phénoménologie, op. cit., p. 58 de Coorebyter, « Introduction », dans J. -P. Sartre, La. Transcendance de l'Ego et autres textes phénoménologiques, op. cit., p. 7, guillemets dans le

63V.

texte. 64J. Colombel, Sartre ou la partie de vivre, Paris, Grasset, 1981, p. 198. Dans une nouvelle longue, intitulée Enfance d'un chef(J.-P. Sartre,« Enfance d'un chef» (1939), dans J.-P. Sartre, Œuvres romanesques, pp. 314-388), dont

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À l'époque de la rédaction de la Transcendance de /'Ego, Sartre, demeurant à Berlin, n'a pas encore assisté aux lectures hégéliennes d'Alexandre Kojève et n'a donc pas assimilé une dialectique hégélienne qui fait de la conscience et du monde des opposés à mettre en mouvement. Nous pouvons utiliser l'avis de Gerhard Seel, qui signale la distance séparant l'élaboration ontologique sartrienne des fondements de l'hégélianisme dialectique, et ajouter que ces considérations sont encore plus pertinentes à propos des textes de Sartre, dans lesquels l'hégélianisme n'a pas été touché: « il ne reste pas grand-chose dans l'ontologie de Sartre de l'essence de la dialectique hégélienne. Cette dernière est essentiellement mouvement de déterminations conceptuelles qui passent dans leur propre contraire, qui s'opposent de façon antithétique et qui, comme telles, sont élevées et dépassées dans une nouvelles détermination » 65 • Pendant son séjour à Berlin, à la différence de ce qu'il fera en 1936 dans les toutes premières pages de l'lmagination66 , Sartre n'a donc pas travaillé sur son ontologie divisant le monde en pour-soi et en-soi, ontologie qui sépare préalablement les opposés pour déclarer enfin l'impossibilité de leur jonction. L'auteur de l'imaginaire n'a pas non plus encore intégré à son lexique la traduction d'Henri Corbin du Dasein heideggérien en tant que« réalité humaine »67 • Plusieurs années plus tard, Jacques Derrida pointe du doigt l'interprétation sartrienne proposant une lecture de l'analytique existentielle de l'année exacte de rédaction demeure incertaine, Sartre exprime également son anti-cartésianisme. Dans cette nouvelle, le professeur cartésien du Lycée est appelé« Le Babouin» et il s'agit d'un personnage qui répète mécaniquement des formules cartésiennes et platoniciennes (J.-P. Sartre, « Enfance d'un chef» (1939), dans J.-P. Sartre, Œuvres romanesques, p. 334 et pp. 358-359). D'ailleurs, il parle de la psychanalyse comme« d'une mode qui passera. Ce qu'il y a de meilleur chez Freud, vous le trouvez déjà chez Platon» (J.-P. Sartre, « Enfance d'un chef» (1939), dans J.-P. Sartre, Œuvres romanesques, p. 359). 65G. Seel, La, Dialectique de Sartre {1971), trad. fr. par P. Muller, Lausanne, L'Aged'Homme, 1995,p. 89. 66J.-P. Sartre, L'imagination, Paris, P.U.F., 1936, pp. 1-2. 67M. Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique (1929), trad. fr. de H. Courbin, Paris, Gallimard, 193 7.

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Heidegger en tant que théorie sur la condition de l'humanité, au lieu de présenter une ontologie cherchant à surmonter la métaphysique moderne : « Même si l'on ne voulait pas résumer la pensée sartrienne sous le slogan 'l'existentialisme est un humanisme', on doit reconnaître que, dans L 'ê'tre et le néant, L'esquisse d'une théorie des émotions, etc., le concept majeur, les thèmes de dernière instance, l'horizon [ ... ] c'est ce qu'on appelle alors la 'réalité-humaine'. Il s'agit là, comme on sait, d'une traduction du Dasein heideggérien. Traduction monstrueuse à tant d'égards, mais d'autant plus significative »68 • Cependant, quelques lignes plus tard, en relativisant l'humanisme sartrien, dont il remarque quand même la prise de distance vis-à-vis de l'humanisme classique, Derrida voit dans l'utilisation de « réalité humaine » un effort pour réinterroger le statut de l'être humain, dont Sartre comprenait la précarité. Derrida poursuit:« Si on substituait à la notion d'homme, avec tous ses héritages métaphysiques, avec le motif ou la tentation substantialistes qui s'y trouvent inscrits, la notion neutre et indéterminée de 'réalité-humaine', c'était aussi pour suspendre toutes les présuppositions qui constituaient depuis toujours le concept de l'unité de l'homme »69 • Selon Derrida, si Sartre n'a pas su se débarrasser d'un héritage humaniste lourd et trompeur, il était en tout cas conscient de l'insuffisance d' « un certain humanisme intellectualiste ou spiritualiste qui avait dominé la philosophie française (Brunschvicg, Alain, Bergson) »70 • Par conséquent, à l'intérieur de la phénoménologie, le Sartre des années trente n'a pas encore penché pour une dialectique de la« réalité-humaine », mais il prend position en faveur d'une conscience transcendantale effaçant toute trace de subjectivisme. En se matérialisant comme une tension incessante, la conscience ne se configure jamais chez Sartre 68J.

Derrida,« Les fins de l'homme», Marges, Paris, Les éditions de minuit, 1972, pp. 135-136, italique et guillemets dans le texte. 69 Ibidem, p. 136, guillemets dans le texte. 70Jbidem.

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comme une intériorité, ni comme un espace protégé se détachant de l'être phénoménal. Un témoin contemporain, issu de la philosophie de Althusser, se préoccupe de faire une liaison entre une conscience sans intériorité et la description des pratiques de subjectivation que le structuralisme entamera pendant les années soixante. Il écrit : « Sa philosophie du sujet, par exemple, m'est apparue assez tôt comme pas si disjointe que cela de celle dont je m'étais instruit auprès d' Althusser. La conception de la subjectivité sartrienne, [ ... ] l'économie du je transcendantal husserlien, la pulvérisation des schèmes cartésiens, l'idée d'une subjectivité sans fond et sans intimité, l'idée d'une conscience intermittente et sans stabilité, le goût du désaveu de soi, tout cela m'est apparu très vite comme beaucoup plus proche que nous ne le pensions, [ ... ] de ce procès de subjectivation que nous avait enseigné Althusser, de cette conscience sans substance sur le chemin de laquelle le premier Deleuze, jusqu'à L ,anti-Œdipe, nous avait placés » 71 • En prolongeant une vision de la conscience sur le modèle husserlien, conscience qui n'existe pas de la même manière qu'un être phénoménal quelconque, Sartre ajoute la notion de « non-coïncidence » : la conscience devient ainsi une entité « toujours ailleurs »,non« re-connaissable », constitutivement jetée vers l'autre. Par conséquent, Sartre veut, d'un côté, suivre Husserl et« remonter à un phénomène premier de l'existence, qui rend seul possible le sujet et l'objet de la philosophie traditionnelle. Ces deux termes, eux, ne sont que des abstractions à partir de ce phénomène concret qu'exprime le concept husserlien de la conscience »72 ; de l'autre côté, Sartre veut éviter que la conscience transcendantale se détermine sur le modèle de l'autodétermination du sujet cartésien. Faisant coïncider existence et certitude ontologique donnée par la pensée autoconsciente, ce modèle cartésien pense le sujet comme un centre de constitution qui s'adresse à l'objet 71B.-H.

Lévy,« Les deux Sartre, ou trois», La règle dujeu, n. 27, avril 2004, p. 208. 72E. Lévinas, Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, op. cit., p. 50, italique dans le texte.

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seulement en second lieu. Comme nous l'avons vu dans l'article sur l'intentionnalité, l'impossibilité de faire de la conscience un lieu séparé, une intimité isolable d'un extérieur qui lui serait étranger, projette constamment cette conscience vers ce qu'elle n'est pas. Comme un savant de la phénoménologie l'a souligné : « en 'se fuyant' vers l'objet, comme dit Sartre, la conscience ne peut jamais coïncider totalement avec elle-même, elle n'est déjà plus ce qu'elle était et elle n'est pas encore ce qu'elle sera »73 • D'ici nous pouvons expliquer l'hostilité sartrienne vis-à-vis d'une égologie transcendantale : loin de laisser à la conscience son caractère fuyant et dynamique, l 'Ego fixe la vie de la conscience dans une substance homogène, monolithique et réifiée. Le propos de l'article sartrien est limpide dès le début : montrer l'inconsistance de l'Ego en tant que principe régulateur de la vie de la conscience 74• Selon Sartre, cette exclusion de l'Ego dans l'activité de la conscience se réalise à la fois sur deux niveaux : le niveau matériel (car l'Ego ne se trouve pas dans la conscience mais plutôt dans le monde) et formel (l'Ego ne justifie pas non plus au niveau logique l'unité de la conscience). Dans l'anti-égologie sartrienne, la question concerne avant tout l'ontologie : est-ce que l'Ego est une donnée première, incontournable, ou, plutôt, un effet de l'expérience dérivant d'une conscience qui le constitue en tant qu'objet, comme n'importe quel objet intentionné ?75 Cette question est d'ailleurs tout de suite posée par Sartre comme une question concernant la vie concrète de la conscience et non comme une simple problématique de justification formelle de la connaissance, élargissant aussi le champ de son étude à un domaine extraphilosophique. Sartre se pose ainsi en contraste avec l'intellectualisme formaliste kantien, qui voyait dans le « Je pense » la source et la justification de l'unité des représentations dans l'activité de connaissance. La recherche sartrienne se présente donc comme une description d'une dimension 73R

Bernet,« La 'conscience' selon Sartre comme pulsion et désir », Alter, n. 10, 2002, p. 25, guillemets dans le texte 74J.-P. Sartre, La Transcendance del 'Ego et autres textes phénoménologiques, op. cit. , p. 95

75/bidem.

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existentielle avant toute théorisation gnoséologique : autrement dit, la question posée s'adresse à notre expérience spontanée du monde pour observer si le « Je » est le conducteur de cette démarche phénoménale. Dans la perspective sartrienne, pour montrer également que ce parcours reste à l'intérieur de la phénoménologie, Sartre utilise des passages dans deux textes husserliens 76, dans lesquels le philosophe allemand semble indiquer une direction similaire à celle entreprise par Sartre. En effet, nous lisons dans les Recherches Logiques : « Le moi demeure un objet individuel, une chose, qui, comme tous les objets du même genre, n'a, du point de vue phénoménal, pas d'autre unité que celle qui lui est donnée par la réunion de ses propriétés phénoménales, et qui se fonde sur l'existence propre du contenu de celles-ci » 77• Husserl fait de l'Ego quelque chose d'adhérent aux vécus et non quelque chose qui le dépasserait en les unifiant de l'extérieur ; le philosophe poursuit : « Le moi phénoménologique réduit n'est donc pas quelque chose de spécifique qui planerait au-dessus des multiples vécus, mais il est simplement identique à l'unité propre de leur connexion »78 • Mais il y d'autres passages husserliens qui inspirent le jeune Sartre79 ; dans les Leçons sur la conscience intime du temps Husserl parle du « flux de la conscience [qui] constitue sa propre unité »80, sans aucun recours à une instance supérieure. Dans le même texte, le philosophe allemand reconnaît que « L'apparition en personne du flux n'exige pas un second flux, mais en tant que phénomène il se constitue lui-même »81 ; autrement dit, la vie de la conscience ne nécessite pas un « Je » unificateur sur le modèle kantien, car le phénomène est luimême une synthèse.

16

Ibidem, p. 96 nE_ Husserl, Recherches logiques {1901), Vol. II, Paris, P.U.F., 1962, p. 152. 78 Ibidem, p. 153. 79J.-P. Sartre, La Transcendance del 1Ego et autres textes phénoménologiques, op. cit. , p. 97. 80E. Husserl, Leçons pow une phénoménologie de la conscience intime du temps (1905), Paris, P.U.F., 1983, pp. 105-106. s11bidem, p. 109.

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Du point de vue de Sartre, un fractionnement de la production husserlienne se vérifie : en effet, il y aurait un premier Husserl qui aurait émancipé la conscience transcendantale de toute subordination à l'activité de l 'Ego et, ensuite, un deuxième Husserl qui, au contraire, aurait plié la phénoménologie à un transcendantal égologique, en se réconciliant ainsi avec le kantisme. A ce propos, nous remarquons effectivement un tournant dans la conception de l'Ego déjà lorsque Husserl étudie les principes transcendantaux qui devront constituer les bases d'une philosophie phénoménologique ; Husserl écrit dans Ideen, son chefd'œuvre: « Le moi demeure identique. Du moins, à considérer les choses dans le principe, toute cogitatio peut changer, venir et passer, même s'il est loisible de douter qu'elle ait une caducité nécessaire et non pas seulement [ ... ] une caducité de fait. Par contre le moi pur semble être un élément nécessaire ; l'identité absolue qu'il conserve à travers tous les changements réels et possibles des vécus ne permet pas de le considérer en aucun sens comme une partie ou moment réel de vécus mêmes »82 • Selon ce Husserl, le moi n'appartient pas au monde phénoménal, ni à son être en devenir. Il fait ainsi de cet Ego quelque chose qui accompagne l'expérience du monde mais dont il n'est pas affecté, car son être demeure immuable et toujours égal à lui-même. Cette position se durcit dans les notes qui composent les Méditations cartésiennes, dans lesquelles le moi est l'intériorité à laquelle reconduire l'expérience du monde et la vie de la psychique ; Husserl affirme : « Par l'époquè phénoménologique, je réduis mon moi humain naturel et ma vie psychique - domaine de mon experzence psychologique interne - à mon moi transcendantal et

2E. Husserl> Idées pour une phénoménologie. Idées directrices pour une phénoménologie (1913)> trad. fr. de P. Ricœur> Paris> Gallimard> 1950> p. 189> italique dans le texte. 8

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phénoménologique, domaine de l'expérience interne transcendantale et phénoménologique »83• Loin de ce tournant husserlien, que Sartre considère comme une dérive et une capitulation face à une tradition métaphysique que la phénoménologie devrait plutôt subvertir, Sartre nie tout caractère transcendantal à l'Ego, que ce soit scindé en un« Je», lorsqu'il se comporte en tant que synthèse des actes, ou en un « moi », lorsqu'il demeure une entité passive et synthétique des états84• En introduisant une entité étrangère à la vie de la conscience dans le fonctionnement de cette dernière, la phénoménologie égologique annihile la transparence absolue de la conscience et fait d'elle une entité passive face au rôle de meneur présumé joué par l 'Ego. En effectuant sa révision personnelle sur ce sujet, Sartre utilise plutôt la lecture de Husserl pour sélectionner les outils qui lui semblent les plus originaux, afin de développer une philosophie apte à se débarrasser de tout résidu métaphysique qui l'éloignerait du concret. Selon Sartre, l'erreur husserlienne consiste dans son reversement ontologique entre primauté de l 'Ego et constitution des phénomènes : pour le philosophe français, « le Je pense peut accompagner nos représentations parce qu'il paraît sur un fond d'unité qu'il n'a pas contribué à créer et c'est cette unité préalable qui le rend possible au contraire »85 • Sartre retourne la désignation husserlienne de la conscience égologique qui produirait le sens de l'être en le précédant ontologiquement, et qui en ferait une unité dispersée avant toute unification de la part de l 'Ego. Par contre, la conscience sartrienne émerge comme une fenêtre sans consistance substantielle et dont l'activité unificatrice est confiée au flux intentionnel en tant que tel. L'effet philosophique que la rédaction de la Transcendance de / 'Ego envisage est donc double : d'abord, positionner l'Ego dans sa place effective, le côté transcendant et non transcendantal de la vie de la conscience, et, ensuite, affirmer que l 'Ego n'est qu'un 83E.

Husserl, Méditations cartésiennes (1929), trad. fr. de G. Pfeiffer et E. Levinas, Vrin, 1953 p. 22, italique dans le texte. 84J.-P. Sartre, La Transcendance de l 'Ego et autres textes phénoménologiques, op. cit. , p. 96. SSJbidem.

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résultat de la vie réflexive, en l'excluant donc de la vie spontanée préréflexive. Nous n'avons pas d'éléments pour attribuer cette « correction » d 'Husserl à une influence heideggérienne chez Sartre. Cependant, la lecture d 'Heidegger ne doit pas être exclue a priori des sources qui ont encouragé la critique sartrienne envers Husserl. Effectivement, une page d 'Etre et temps s'oriente dans une direction convergente avec celle de Sartre ; selon Heidegger : « [il faut] démontrer que la fixation au point de départ d'un je et d'un sujet immédiatement donné fait passer totalement à côté du Dasein en sa richesse phénoménale. Toute idée de 'sujet' [ ... ] participe encore ontologiquement de la mise en jeu initiale du subjectum si vivement qu'on puisse d'ailleurs combattre ontiquement la 'substantialisation de l'âme' ou la 'réduction de la conscience à une chose' » 86 • En s'immergeant dans l'explication donnée par Sartre, nous devons illustrer le fonctionnement des trois degrés de la conscience qui permettent le jaillissement de l'Ego, alors que ce dernier n'est pas présent dans le flux irréfléchi. Nous reprenons le schéma de Christine Daigle, qui énumère les types de consciences qui sont en jeu dans la description sartrienne. Elle écrit ainsi : « il y a trois degrés de conscience. Le premier est celui de la conscience irréfléchie, conscience de soi en tant que conscience d'un objet transcendant. Le deuxième est celui de la conscience réfléchissante, positionnelle de la conscience réfléchie mais non d'elle-même. A ce degré se trouvent des actes irréfléchis de réflexions alors que dans le troisième degré, la conscience réfléchissante devient positionnelle de soi » 87 • A propos de la conscience de premier degré, nous pouvons affirmer avec Sartre que la conscience intentionnelle se dirige vers des qualités sans aucune interrogation volontaire sur ses propres actes : l'intentionnalité demeure ici silencieuse, sousentendue, tacite. La conscience s'immerge dans le monde en

86M

Heidegger, Etre et temps (1927), trad. fr. F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 78, italique dans le texte et guillemets dans le texte. s1c. Daigle, Le nihilisme est-il un humanisme ?, op. cit., p. 41.

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continuité avec les « qualités attractives et répulsives » 88 qu'elle vise : dans le cas de la lecture, il y a des « pages-lisibles-qui appellent à une lecture » et non pas un Ego qui déciderait de lire un livre se présentant comme un objet clair et défini. La qualité est incarnée par la lisibilité, qui attire l'acte de la conscience et non par une objectivité qui stimulerait une réflexion de la conscience : du côté de la conscience, il n'y aucune réflexion qui distinguerait la conscience comme pôle réflexif par rapport aux qualités qui sont au centre de ses actes. A ce stade, Sartre poursuit : « l'irréfléchi a la priorité ontologique sur le réfléchi, parce qu'il n'a nullement besoin d'être réfléchi pour exister et que la réflexion suppose l'intervention d'une conscience du second degré. Nous arrivons donc à la conclusion suivante : la conscience irréfléchie doit être considérée comme autonome » 89• Dans ce passage, Sartre évoque l'irruption d'une conscience de second degré, qui coupe le flux spontané pour viser ses actes : cet acte volontaire d' intenuption de la vie spontanée est donc ontologiquement secondaire, parce qu'il est un acte particulier et limité à l'intérieur d'un horizon plus large de vie. Cette conscience de second degré est donc réfléchissante car elle vise l'activité de la conscience irréfléchie qui devient ainsi réfléchie : la conscience réfléchissante demeure, selon les principes de la phénoménologie, intentionnelle ; mais, elle ne vise donc pas elle-même, mais l'activité de la conscience spontanée. En reprenant notre exemple, nous nous trouvons maintenant devant une conscience qui est consciente de la lecture d'un livre, mais qui n'est pas consciente de ses actes de réflexion. Toute intentionnalité de la conscience est dirigée vers un autre acte intentionnel et non pas sur sa propre relation intentionnelle : « toute conscience réfléchissante est, en effet, en elle-même irréfléchie et il faut un acte nouveau et du troisième degré pour la poser. [ ... ] [La conscience] ne se pose pas à ellemême comme son objet »90 • A ce stade, en gardant notre exemple d'un acte de lecture, nous voyons comment une 88J.-P.

Sartre, La Transcendance de l 'Ego et autres textes phénoménologiques, op. cit. , p. 102. 89Ibidem, p. 106. 90/bidem, p. 100.

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conscience vise une conscience de la lecture d'un objet-livre. Pendant cette troisième phase, il y a une réflexion sur l'être de la conscience distincte de l'être-objet : alors que dans l'acte irréfléchi le « Je n'habitait pas cette conscience, elle était seulement conscience de l'objet et conscience non positionnelle d'elle-même » 91 , la conscience de troisième degré peut reconstruire a posteriori les actes irréfléchis et les résumer à travers l'hypostase de l 'Ego, qui est en réalité une « unité noématique et non noétique »92 • En d'autres termes, c'est la réflexion qui nous fait parcourir à nouveau notre activité spontanée et qui nous oblige à personnifier les actions et les états : « la conscience est impersonnelle aussi longtemps qu'elle reste irréfléchie ; seule la réflexion fait naître un moi, ainsi circonscrit dans sa présence et ses effets »93 • Cette reconstruction d'après coup limite la spontanéité derrière la barrière fixée et limitante de l'identité de l'objet-Ego, car, comme Sartre le dit, l'immédiateté de la conscience, « représentée et hypostasiée dans un objet, devient une spontanéité bâtarde et dégradée »94 • Sur ce point, la conscience réflexive s'attribuerait un Je maître qui la conduirait et serait une constante dans l'origine de ses actions. De plus, comme souligné par un chercheur québécois, « le Je apparaît dans l'acte où la conscience réflexive se donne la conscience irréfléchie comme objet; il y a alors une perte de spontanéité, de na'iveté résultant de ce que la pensée irréfléchie subit une modification radicale en devenant réfléchie » 95• Selon Sartre, il faut éviter de penser « l 'Ego en 'pôle-sujet' comme ce 'pôle-objet' que Husserl place au centre du noyau noématique. Ce pôle est un X qui supporte les déterminations » 96 • Toute discipline, y compns la 91

Jbidem, p. 101, italique dans le texte.

92 Ibidem,

p. 122.

93V.

deCoorebyter,Sartrefaceà laphénoménologie,op. cit., p. 281. Sartre, La Transcendance de l'Ego et autres textes phénoménologiques, op. cit., pp. 118-119. 95D. Guy Yoannis, Sartre et le problème de la connaissance, Saint-Foy, Les 94J.-P.

Presses de l'Université Laval, 1997, p. 63. 96J.-P. Sartre, La Transcendance de l 'Ego et autres textes phénoménologiques, op. cit., p. 114.

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phénoménologie, qui a fait de l' égologie la base de sa recherche est tombée dans l'erreur de considérer l 'Ego comme support invariable de la vie psychique auquel tout acte doit être renvoyé. Dans la perspective sartrienne, Husserl a ainsi pensé l'objet comme un noyau-X, support des prédicats des objets et, d'une façon spéculaire, l 'Ego transcendantal comme centre d'unité de l'activité de la conscience. Sur ce sujet, Sartre ébauche sans la développer, une critique de la conception husserlienne de l'objet-X, qui fait des qualités nulles autres que des accidents par rapport à une substance représentée par l'objet. Mais cette substance n'existe nulle part, car l'objet n'est rien d'autre que ses manifestations, ces dernières n'étant pas des qualités provisoires d'un noyau présumé constant. Du point de vue sartrien, il faut donc éviter l'idée selon laquelle la qualité perçue serait liée à son objet par « des rapports unilatéraux selon lesquels chaque qualité appartient (directement ou indirectement) à cet X comme un prédicat à un sujet »97• Au contraire, Sartre affirme qu' « une totalité synthétique indissoluble et qui se supporterait elle-même n'aurait nul besoin d'un X support »98 , car « l'unité vient ici de l'indissolubilité absolue des éléments qui ne peuvent pas être conçus comme séparés, sauf par abstraction »99 , et non pas d'une unité extérieure qui rassemblerait des éléments préalablement distingués. Ce passage sartrien anticipe la critique que, trente ans plus tard, Deleuze fera de l'objet-X husserlien. L'auteur de Différence et répétition, voit dans l'objet-X une hypostase, qui soumet les attributs parce qu'il se présente comme un« support ou un principe d'unification » 100• Selon Deleuze, Husserl aurait commis la même erreur que Kant, lorsque ce dernier élabore la notion de noumène : il reconduirait les manifestations phénoménales à un support originel qui ne découlerait que du sens commun. Le noumène, exactement comme l'objet-X, se limiterait « à décalquer le transcendantal sur les caractères de

91Ibidem.

98Ibidem.

99Ibidem,

pp. 114-115.

1000_ Deleuze, Logique

du sens, op. cit., p. 118. 44

l'empirique » 101 et ferait de l'identité de l'objet un facteur préalable à ses profils perçus. En n'étant ni un pôle-sujet, ni un support des états et des actes de la conscience, l 'Ego ne fournit aucune garantie transcendantale. Par conséquent, le « Je pense » chez Sartre n'est pas une évidence, au sens cartésien du terme, mais il jaillit à partir d'une opération de réflexion bien particulière. Le paradigme cartésien-kantien est ici ébranlé parce que la focalisation sartrienne sur la vie de la conscience irréfléchie montre comment l 'Ego n'est pas une constante transcendantale : au contraire, il a une consistance limitée et finie, circonscrite à des conditions particulières. L'action rétrospective accomplie par la conscience de troisième degré fait de l'Ego un objet qui se distingue des autres objets intentionnés : loin de se constituer comme résultat de l'activité de la conscience réfléchissante, l'Ego se présente comme un a priori, comme identique et perpétuel, comme une évidence contre la contingence du monde. Sur ce point, Sartre explique : « le Je ne se donne pas comme un moment concret, une structure périssable de ma conscience actuelle ; il affirme au contraire sa permanence par-delà cette conscience et toutes les consciences et - bien que, certes, il ne ressemble guère à une vérité mathématique - son type d'existence se rapproche bien plus de celui des vérités éternelles que de celui de la conscience »102 • Le renversement ontologique entre Ego et conscience, renversement qui fait de l 'Ego une vérité apodictique dont la conscience ne serait qu'un dérivé, nécessite un éclaircissement, car « l'hypothèse de l'ego, sous ses deux faces (le « moi » et le « Je » fondateur) est superflue et nuisible : elle fige la conscience, l'obscurcit, forme une couche opaque qui la pervertit »103 • Tout en rappelant que la conscience est un vide d'être qui existe en tant qu'intentionnelle, c'est à dire que son être n'est rien de plus qu'une « direction vers l'autre», Sartre rappelle l'autonomie ontologique de la conscience, qui lOlfbitJem, p. 119. 102J.-P.

Sartre, La Transcendance de l'Ego et phénoménologiques, op. cit., p. 102. l03J. Colombel, Sartre ou le parti de vivre, op. cit., p. 91.

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autres

textes

n'a nullement besoin d'être enrichie par la présence d'un Je comme son « maître »104: la conscience, privée de toute consistance propre, se résume à son être intentionnel, sans constituer une intériorité présumée comme dans le cas d'une conscience égologique. Chez Sartre, le transcendantal est donc impersonnel, car « le Cogito affirme trop. Le contenu certain du pseudo 'Cogito' n'est pas 'j'ai conscience de cette chaise' mais 'il y a conscience de cette chaise' »105• Sartre dans la Transcendance affirme une impersonnalité qui ne doit pas être confondue avec la dépersonnalisation : nous sommes « dépersonnalisés » si nous croyons avoir perdu une quelconque personnalité détenue auparavant, alors que dans l'impersonnalité, dont Sartre parle, la personnalité reste encore indéfinie. L'impersonnalité n'est donc pas un affaiblissement de la personnalité mais une virtualité ouverte vers une constitution personnelle qui n'a pas encore abouti. Nous voyons sur ce point l'intéressante réflexion sur la personnalisation de l'existence esquissée par Pierre Magne, qui résume la critique sartrienne à la personnification et élargit ses effets sur l'utilisation sociale de l'identité ; le savant sartrien écrit : « La personnalité, l'individualité ou le moi sont pour Sartre des idoles dont il faut se méfier. Se mettre en quête de sa personnalité profonde et véritable, c'est en effet tomber dans le piège d'une essence préexistante à manifester. Le piège n'est pas seulement théorique. Il est tendu par nos sociétés devenues hyper-personnalisantes. [... ] Il est clair que ces personnalisations commandées ne préparent aucunement l'accomplissement de soi et l'acquisition de l'autonomie. Ici, la personnalisation est une diversion. Elle nous attache à une identité qui sera socialement fonctionnelle »106• Sous cet aspect, la théorie de l'époquè sert à éliminer toute transcendance et à reconstruire théoriquement la vie de la 104J.-P.

Sartre, La Transcendance phénoménologiques, op. cit.,p. 106. 105/bide~

de

l'Ego

et

autres

textes

p. 104, italique et guillemets dans le texte. Magne, « Sartre ou la passion de Pimpersonnel », dans C. Pagès, M Schumm (textes rassemblés par), Situations de Sartre, Paris, Hermann, 2013, p. 98. 106p_

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conscience spontanée. Il est vrai que la thématique de l'époquè demeure fortement redimensionnée par rapport à Husserl et qu'il ne s'agit pas, chez Sartre, d'une méthode qui suspendrait tout, y compris l'existence du monde. Cette modulation de la question expose Sartre à une série de critiques, telles que la partialité de sa lecture husserlienne et surtout celle d'un retour incohérent à un réalisme pré-phénoménologique 107, vu que, dans la perspective du fondateur de la phénoménologie, « la réduction phénoménologique a pour fonction de suspendre l'évidence de cette présence afin de dissiper les illusions du réalisme, d'établir que les objets sont donnés dans l'exacte mesure où la conscience est donatrice de sens »108 • Cependant, il ne faut pas oublier la modulation particulière que Sartre confère à cette méthode, car, loin d'en faire une méthode philosophique pour se détacher d'un monde trompeur (une voie qui serait un retour à l'intellectualisme le moins proche du concret) Sartre considère l'époquè comme la recherche d'une expérience originelle pour mieux insérer la philosophie dans le monde. Cette question sert également à Sartre pour prendre les distances par rapport à une tradition philosophique qui a disqualifié l'expérience concrète et a cherché à la corriger grâce à des méthodes abstraites, dont l' époquè husserlienne ne serait que la dernière version. Sartre écrit : « cette attitude naturelle est parfaitement cohérente et l'on ne saurait y trouver de ces contradictions qui, d'après Platon, conduisaient le philosophe à faire une conversion philosophique. Ainsi l'époquè apparaît dans la phénoménologie de Husserl comme un miracle. [... ] Elle apparait comme une opération savante, ce que lui confère 107Pour

un résumé de ces positions : V. de Coorebyter) Sartre face à la phénoménologie, op. cit., p. 31-32-33. La critique la plus marquée sur ce point est exprimée par Emmanuel Lévinas qui perçoit dans la théorie sartrienne d'une conscience éclatée une réduction simpliste de la nouveauté husserlienne : Sartre affirmerait ainsi une phénoménologie de l'être immédiat qui accepterait l'évidence en tant que telle sans questionner justement la constitution de cette évidence (Voir : E. Lévinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1988, pp. 28-29). Il est vrai aussi que Lévinas se réfere plutôt à la conception sartrienne de l'intentionnalité qu'à sa réception particulière de l 'époquè. 108V. De Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie, op. cit., p. 31, italique dans le texte.

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une sorte de gratuité » 109• En revendiquant pour la philosophie un retour aux données primaires de l'existence, Sartre fait de la réflexion métaphysique, au sens d'une discipline qui veut outrepasser les données perçues, une coupure non nécessaire dans le flux de l'expérience pour lui conférer un ordre, un savoir, pour objectiver les qualités intentionnées. Sartre envisage ainsi un « non-savoir radical au terme duquel même le Je ou l'Ego apparaît comme un existant relatif au même titre que le monde » 110• A ce propos, nous tenons à exprimer notre désaccord avec Robert Bemasconi lorsqu'il déclare que Sartre aurait refusé la technique de la réduction en restant emprisonné dans la naïveté de l'expérience quotidienne 111 • Selon nous, Sartre veut plutôt montrer l'utilité de l'époquè en dehors même de la philosophie et de la théorie de la connaissance ; il vise à montrer comment, dans notre vie quotidienne, l'égologie est une limite et non une structure fondatrice. Selon Sartre, sa variante de l'époquè manifeste qu'elle« n'est plus un miracle, elle n'est plus une méthode intellectuelle, un procédé savant : c'est une angoisse qui s'impose à nous et que nous pouvons éviter, c'est à la fois un événement pur d'origine transcendantale et un accident toujours possible de notre vie quotidienne »112• Cette articulation particulière de la question de l'époquè est bien plus cohérente avec l'anti-substantialisme de la vision sartrienne de la conscience par rapport au rôle de « donatrice de sens » avec lequel Husserl désigne la conscience. En effet, cette dernière, en tant que force éclatante vers l'autre, ne produit pas elle-même le sens, affirmation qui signifierait la désignation du monde comme entité dépourvue de sens autonome. En n'étant qu'un vide d'être et non pas une plénitude créatrice, la conscience ne produit pas le sens, mais ce dernier est plutôt le résultat d'une relation intentionnelle qui fait de la conscience une conscience-vers-une-autre-entité. Par conséquent, à la différence de Husserl, après la réduction 109J.-P.

Transcendance de l'Ego et autres textes phénoménologiques, op. cit.,pp. 129-130, italique dans le texte 110J. Colombe!, Sartre ou le parti de vivre, op. cit., p. 62. lllR Bemasconi, How to read Sartre, London, GrantaBooks, 2006, p. 20. 1121.-P. Sartre, La Transcendance de l'Ego et autres textes phénoménologiques, op. cit., p. 130. Sartre,

La

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transcendantale nous ne repérons pas une conscience pure hors du monde naturel, mais une intentionnalité directe et irréfléchie vers le monde. Pour résumer l'importance de la Trarzscendance de /'Ego nous reprenons, encore une fois, les mots de Renaud Barbaras qui écrit: « [cet article] vise à établir que la conscience peut se passer de la présence du je, qui, loin d'être constitutif de la conscience, est déjà une réalité transcendante apparaissant en son sein à la faveur d'un acte de réflexion. Le je est en effet superflu et nuisible. Superflu car il n'est pas requis par l'unification du flux de conscience (qui est réalisé par l'objet), nuisible car, aussi formel soit-il, il constitue un centre d'opacité au sein de la conscience qui aurait pour effet de séparer d'elle-même et de lui faire perdre la transparence qui le caractérise comme conscience »113 • Sartre reste donc fidèle aux principes fondateurs de la phénoménologie et à sa volonté de refondation du savoir, car « rien n'est plus injuste que d'appeler les phénoménologues des idéalistes. Il y a des siècles, au contraire, qu'on n'avait senti dans la philosophie un courant aussi réaliste »114• Cependant, cette refondation sartrienne reste incomplète si elle cède aux sirènes de l' égologie, du subjectivisme cartésien et de l'intimisme. En effet, « il suffit de lire La Transcendance de l'ego pour comprendre combien Sartre a renoncé dès le début de sa réflexion à toute intériorité, à tout sujet formel ou psychique » 115• Du point de vue de Sartre, la phénoménologie n'aboutira pas à des résultats satisfaisants tant qu'elle gardera « une parcelle de l'homme hors du monde, [ ... ] [en détournant] l'attention des véritables problèmes »116• Pour Sartre, la philosophie doit éviter le danger d'un spiritualisme solipsiste, 113R

Barbaras, « Introduction », dans R Barbaras, Désir et liberté, op. cit., p. 14, italique dans le texte. 114J.-P. Sartre, La Transcendance de l'Ego et autres textes phénoménologiques, op. cit., p. 131. mp_ Noudelmann, « Sartre underground», La règle du jeu, n. 27 avril 2004, p.142. 116J.-P. Sartre, La Transcendance de l'Ego et autres textes phénoménologiques, op. cit.,p. 131.

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car « tant que le Je demeure une structure de la conscience, il restera toujours possible d'opposer la conscience avec son Je à tous les autres existants » 117• Chez Sartre, l'intériorité sera toujours entachée par sa volonté d'être une entité identique et indépendante de l'expérience, voie que la phénoménologie husserlienne a fini par adopter. Sartre pense plutôt une conscience« qui n'a plus rien d'un sujet » 118, qui laisse vivre sa spontanéité sans la soumettre à l'immobilité de l'Ego. Le chemin qui s'ouvre, plutôt que constituer un personnalisme de la reconnaissance qui surmonterait l'impersonnalité de la conscience, vise à penser l'existence comme une infidélité, comme direction vers l'autre et non pas comme une confirmation du soi. Libérée des idoles du sujet, de l'intériorité, de l'identité personnelle, la philosophie retrouve ainsi sa propre voie vers le concret, vers les données primaires de l'existence. L'impersonnalisme de cet article sartrien représente une tabula rasa, c'est-à-dire une possibilité d'un nouveau commencement pour le savoir bien au-delà des prétentions gnoséologiques et intellectualistes.

La nausée Pendant les dix-huit mois berlinois, Sartre rédige aussi une version du roman qui ne sera acceptée qu'en 1938 par l'éditeur Gallimard, sous le titre La Nausée. Dans ce texte, l'individualisme substantialiste émerge comme une forme en crise irrémédiable : loin de pouvoir compter sur ses propres forces, sur une rationalité opérante, sur un projet personnel et sur une intériorité constituée, les caractères décrits pas Sartre sont des existences faibles en quête de repères qui ne se matérialisent pas. À l'encontre de toute idée qui voudrait faire de l'Homme une rationalité à l'intérieur d'une monde ordonné, Sartre oppose une mollesse de l'existence qui efface toute rationalité rassurante et l'immerge dans une informité

117 Ibidem,

p. 130.

ns Ibidem, p. 131, italique dans le texte.

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décadente : dans cet espace privé de tout élan et de vitalité, la passivité et l'écroulement de tout sujet individuel s'installent. Pour remarquer comment l'existence du monde est privée d'explication, Sartre fait prononcer à son protagoniste ces mots: « Le monde tout nu qui se montrait tout d'un coup, et j'étouffais de colère contre ce gros être absurde. On ne pouvait même pas se demander d'où ça sortait, tout ça, ni comment il se faisait qu'il existait un monde, plutôt que rien. Ça n'avait pas de sens, le monde était partout présent, devant, derrière. Il n'y avait rien avant lui. Rien. Il n'y avait eu de moment où il aurait pu ne pas exister » 119• L'homme décrit est désarmé face au désert de sens du monde contemporain, il n'a pas la force de l'accepter tel qu'il est, mais il essaie dans toute sa fragilité d'échapper à la gravité de l'existence sans y réussir. Sa singularité même est en doute car cet être visqueux implique l'absence d'un statut défini et reconnaissable. Un antihumanisme de la dépersonnalisation se fait large dans le discours sartrien, mettant en cause l'individualité du sujet en tant que falsification d'une expérience anonyme, instable, infixable dans des noms et des objectivités consolidées. Le protagoniste de la Nausée déclare sur cet argument : « Quand je dis 'je', ça me semble creux. Je n'arrive plus très bien à me sentir, tellement je suis oublié. Tout ce qui reste de réel, en moi, c'est de l'existence qui sent exister. Je baille doucement, longuement. Personne. Pour personne, Antoine Roquentin n'existe. Ça m'amuse. Et qu'est-ce que c'est que ça, Antoine Roquentin? C'est de l'abstrait. [ ... ] Lucide, immobile, déserte, la conscience est posée entre des murs ; elle se perpétue. Personne ne l'habite plus. Tout à l'heure encore quelqu'un disait moi, disait ma conscience. Qui? Au-dehors il y avait des rues parlantes, avec des couleurs et des odeurs connues. Il reste des murs anonymes, une conscience anonyme » 120 •

, ( • 0a11.: __ J J.-P. Sartre, La nausee 1938) , Pans, wwuu, 2012, p. 191, 1"talique dans

119

le texte 120/bidem, p. 239, italique et guillemets dans le texte.

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Cet extrait de La Nausée dévoile un changement de tonalité par rapport à la Transcendance de /'Ego, qui a été écrit en 1934 et publié seulement un an avant La Nausée. En effet, l'article phénoménologique traite d'une impersonnalité éclatante et énergique qui se perd dans le roman de 1938. Dans La Nausée, la narration à la première personne n'est donc pas quelque chose de revendiqué au sens affirmatif, mais plutôt démantelé dans une forme instable, douteuse, perdue dans une impersonnalité qui, dans ces pages, résonne comme une condamnation. Pareillement, la sensibilité demeure un moyen de connaissance flou et vague, qui semble insuffisant pour comprendre un monde dépassant dans son être magmatique la perception d'entités définies et singularisées : « la vue, c'est une invention abstraite, une idée nettoyée, simplifiée, une idée d'homme. Ce noir-là, présence amorphe et veule, débordait, de loin, la vue, l'odorat et le goût »121 • Même si l'être perceptif est le seul auquel nous pouvons confier notre expérience, cette expérience, bornée à la sensibilité perceptive, ne gagne aucun caractère apaisant. Par rapport à la phénoménologie sartrienne proposée dans la Transcendance de /'Ego, La Nausée est le roman de la vie qui constate l'absence de toute explication sur la présence au monde : la seule donnée sensible, qui reste angoissante dans tous les cas, contemple l'existence du monde et de la vie, mais sans pouvoir lui conférer une raison valable. Comme un chercheur espagnol l'a expliqué, « La Nausée exprime, très concrètement, la perspective de 'l'athéisme matérialiste' sur le monde : l'expérience de la contingence radicale et l'expérience de l'absence de Dieu sont, en définitif, 'de trop', sans raison d'être, c'est aussi de se découvrir sans Dieu »122 • En outre, l'écriture de la Nausée est l'écriture d'une crise axiologique développée au sein de ces mêmes idéologies rationalistes et historicistes qui annonçaient le progrès et qui se sont évanouies dans les tragédies du vingtième siècle. La pensée sartrienne a ainsi voulu « redonner ses droits » à l'injustifié, ou comme Roland Barthes l'a suggéré, « a tenté de 121/bidem,

p. 186. Gomez-Muller, Sartre. De la nausée à l'engagement, Paris, Ed. du Félin, 2004, pp. 99-100, guillemets dans le texte. 122A

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raréfier la signification, de retrouver l'absurde de l'objet (voir La Nausée de Sartre) »123 • L'épreuve du sentiment de la nausée dévoile l'essai solitaire d'un décryptage du monde voué à un engloutissement malheureux dans une nature faible et indifférente, « alors que par ailleurs toute joie, toute dureté se révélaient impossibles dans le monde contingent et nauséabond »124 • Face à l'informité dégradante du vivant, on découvre une dimension « déessentialisée », c'est-à-dire un devenir-informe empêchant à la fois la constitution d'entités reconnaissables dans leur perceptibilité et la compréhension de ce devenir à travers des principes rationnels. Cette expérience de la vie bannit toute posture contemplative et renvoie à la dimension particulière dans laquelle l'Homme et la nature ne se distinguent pas dans leurs existences anonymes ; mais cette indistinction, loin de toute célébration relevant d'élan naturaliste fusionnel, exprime une hybridité précaire. Comme Sartre écrira l'année suivante la sortie de la Nausée, « désormais l'homme était une créature absurde, dépourvue de raison d'être, et la grande question qui se posait c'était celle de sa justification. [ ... ] L'homme ne vaut rien. C'est vers ce moment que mon opposition théorique à l'humanisme fut la plus forte » 125 • Mais le nietzschéisme littéraire et maladroit qui exalte une puissance vitale dans l'emphase rhétorique abstraite n'est pas la seule cible de Sartre : comme le rappelle Vincent de Coorebyter, Sartre veut se libérer de toute une tradition intellectuelle qui a cherché à masquer la réalité et à songer à une dimension plus pure derrière « l'objectité » brutale ; par conséquent, !'écrivain vise à « démontrer, comme le dit La Nausée, que 'les choses sont tout entières ce qu'elles paraissent et derrière elles il n'y a rien'. L'idéalisme, avec son cortège de théories de la constitution des phénomènes [ ... ], est un adversaire central pour le premier Sartre parce qu'il met en doute le monde ambiant de la vie quotidienne ou de la 123R

Barthes,« Nouveaux problèmes du réalisme» (1956), dans R Barthes, Œuvre Complètes, Tome I, Paris, Seuil, 2002, p. 658. 124J.-P. Sartre, « Carnet III », (1939), dans J.-P. Sartre, Carnet de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 1983, p. 113. 12sIbidem, italique dans le texte. 53

perception et n'admet de réalité qu'avérée, constituée voire revue et corrigée par l'esprit (la pensée, l'entendement, la dialectique, la science) »126• Par conséquent, dans ce roman sartrien nous percevons le malaise de l'auteur vis-à-vis d'une culture moderne centrée sur ses idéaux rationalistes, d'émancipation progressive à travers le déploiement d'une raison instrumentale et éclairée, de moralisation (au sens humanitariste du terme) des rapports humains. Dans la pensée sartrienne, cet humanisme, conçu en tant que « fallacieux effort de conciliation »127, procède en forme dialectique parce qu'il « reprend et fond ensemble toutes les attitudes humaines. Si on s'oppose à lui de front, on fait son jeu ; il vit de ses contraires. Il digère 1'anti-intellectualisme, le manichéisme, le mysticisme, le pessimisme, l'anarchisme, l'égotisme : ce ne sont plus que des étapes, que des pensées incomplètes qui ne trouvent leur justification qu'en lui »128 • La méfiance de Sartre envers toute possibilité de réhabilitation humaniste de l'existence est formulée dans ce roman à travers le caractère de l' Autodidacte, une figure que Sartre utilise pour se moquer d'un rationalisme naïf, et surtout d'un savoir universel homogénéisant la culture. Dans les pages du roman, l 'Autodidacte a l'habitude de consulter les ouvrages présents dans la bibliothèque dans l'ordre alphabétique, c'est-à-dire que son comportement explicite une approche de la culture sans aucun esprit sélectif : en ne considérant la lecture que comme l'accomplissement monotone d'une tâche ordonnée, sans aucun élan ou intérêt capable de sortir de la culture massifiée, l 'Autodidacte aplatit de facto toutes les manifestations culturelles à leur classification archiviste et systématique. L'Autodidacte personnifie l'héritage simpliste des Lumières, avec ses idéaux de savoir universel, de solidarité morale, de progression rationnelle vers un avenir radieux : cette pensée de l 'Autodidacte assimile les différentes expressions de la culture (ce n'est pas un hasard si Sartre utilise aussi dans ce passage le verbe « digérer ») en les 126V.

de Coorebyter, «Introduction», dans J.-P. Sartre, La, Transcendance de l'Ego et autres textes phénoménologiques, Paris, Vrin, 2003, p. 18, italique et guillemets dans le texte. 127J.-P. Sartre,LaNausée, op. cit., p. 169. 12SJbidem, pp. 169-170.

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« phagocytant » dans une harmonie générale qui réduit les différences à de simples nuances inoffensives. Ces remarques directes contre la métaphysique ont été soulignées dans le contexte italien par Manlio Iofrida, qui a cité les points de connexions de certaines expressions de Jean-Paul Sartre et de celles de Jacques Derrida. En s'appuyant surtout sur la reconnaissance explicitée par Derrida lui-même à propos de la critique de l'humanisme esquissée par Sartre à travers le personnage de l 'Autodidacte129 , Iofrida note dans la néantisation le caractère de l'action, caractère commun aux deux démarches 130• Effectivement, comme Derrida l'a expliqué, « l'humanisme qui marque en profondeur le discours philosophique de Sartre est pourtant, très sûrement et très ironiquement, démonté dans La nausée : [... ] la même figure rassemble le projet théologique du savoir absolu et l'éthique humaniste qui conduit l' Autodidacte à entreprendre la lecture de la bibliothèque mondiale (en vérité occidentale et en définitive municipale) »131 • D'une façon subtile, plutôt cynique et sarcastique, la pensée sartrienne de La Nausée exprime ainsi sa récusation de l'humanisme, comme confirmée aussi par Simone de Beauvoir, qui rappelle comment en 1933, au moment de la rédaction du roman, « Sartre se moquait de tous les humanismes ; impossible, pensait-il, de chérir - non plus que de détester- cette entité: 'L'Homme' »132 • En rédigeant les dialogues entre les deux personnages principaux du roman, Sartre préfère alors l'interrogation sans réponse d'un Roquentin («je ne commettrai pas la sottise de me dire 'antihumaniste'. Je ne suis pas humaniste, voilà tout »133), médiocre mais qui entrevoit ses limites, à une certitude pitoyable et optimiste, confortée par ses idoles rationalistes. 129

J. Derrida,« Les Fins de l'homme» (1968) dans J. Derrida, Marges., Paris., Gallimard.,1972.,pp.135-136. 13°M. Iofrida, Per una storia dellafilosofia francese contemporanea., Bologna, Mucchi Editore., 2007, p. 95. 131 J. Derrida, « Les Fins de l'homme», dans J. Derrida, Marges, op. cit.., p. 136. 132S. de Beauvoir, La Force de l'âge, Paris., Gallimard, 1960, p. 172, guillemets dans le texte. 133 J.-P. Sartre, La Nausée, op. cit.., p. 170, italique et guillemets dans le texte.

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Mais ce naufrage de la vie ne tombe pas chez Sartre dans une forme d'irrationalisme romantique ou de catastrophisme. Sa vision pessimiste si marquée par les incertitudes de l'existence ouvre à la possibilité, au moins pour l' écrivain, d'un regard désillusionné, lucide, qui évite de travestir la vie avec une soif inassouvie. La vie dans un contexte déraisonnable d'abandon se traduit donc par une recherche de repères que seul un regard aiguisé peut espérer entrevoir. Effectivement, « l'absurde surgit là où l'humain - personne, société - est réduit à la somme extérieure de déterminations purement présentes, sans avenir ; le sens, en revanche, est une possibilité de l'humain compris comme totalisation en cours et donc ouverte - comme praxis créatrice d'avenir, c'est-à-dire comme praxis orientée » 134• Cette interprétation ouvre la voie au tournant suivant de la philosophie sartrienne. A l'époque du succès de l'existentialisme, la réponse sartrienne aux défis de l'existence passe à travers une redécouverte de l'importance de l'action engagée : « l'angoisse, loin d'être un obstacle à l'action, en est la condition même et qu'elle ne fait qu'un avec le sens de cette écrasante responsabilité de tout devant tous qui fait notre tourment et notre grandeur »135 • Comme plus récemment rappelé par Alain Badiou, l'engagement se concrétise comme « l'investissement d'un déséquilibre, c'est-à-dire d'une rupture qui accompagne un changement. Ce n'est pas du tout lié à la recherche d'une harmonie ou d'un satisfaction égocentrique d'un équilibre intime »136 •

134A

Gomez-Muller, Sartre. De la nausée à l'engagement, op. cit., p. 137. Sartre,« A propos de l'existentialisme : mise au point» (1945), dans M Contat, M Ribalka, Les Ecrits de Sartre, op. cit., p. 656, italique dans le texte. 136Nous avons pris note de ces mots d'Alain Badiou dans sa conf'erence pour la Nuit Sartre organisée à l'Ecole Normale Supérieure de Paris, qui s'est déroulée le 7 juin 2013. Voir: https://www.youtube.com/watch? v=DIDZit1351.-P.

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Chapitre 2 La polémique sur l'existentialisme : est-il vraiment un humanisme ? « Un jour de l'automne 1943, un livre tomba sur nos tables, tel un météore : l'Etre et le néant de Jean-Paul Sartre. Il y eut un moment de stupeur, puis une longue rumination. L'œuvre était massive, hirsute, débordante, d'une force irrésistible, pleine de subtilités exquises, encyclopédique, superbement technique [ ... ]. Nous exultions. Tels les disciples du lycée au IVème siècle avant J.-C., ou les étudiants d'Iéna en 1805, nous avions le bonheur inouï de voir naitre une philosophie sous nos yeux. [ ... ] Et la dernière phrase de la dernière page nous jetait dans un infini de rêve : 'Nous y consacrerons un prochain ouvrage'. Le 28 octobre 1945 Sartre nous convoqua. [ ... ] Une foule énorme battait les murs d'une salle exiguë. Comme les issues étaient bloquées par ceux qui n'avaient pu pénétrer dans le sanctuaire, ont entassait les femmes évanouies sur un piano à queue. Le conférencier follement acclamé fut porté à bout de bras [... ]. Cette popularité aurait dû nous avertir. Déjà cette étiquette suspecte - l'existentialisme - avait été épinglée sur le nouveau système. Tombée au fond des boites de nuit, elle avait aussitôt polarisé un faune grotesque de chanteuses, de jazzmen, de F.F.I., d'ivrognes et de staliniens. Qu'était-ce donc que l'existentialisme ? [ ... ] Le message de Sartre tenait en quatre mots : l'existentialisme est un humanisme. Et de nous raconter une histoire de petits pois dans une boite d'allumettes pour illustrer son propos. [...] . Ainsi notre maître ramassait dans la poubelle où nous l'avions enfouie cette ganache éculée, puant la sueur et la vie intérieure, l'Humanisme, et il l'accolait comme également sienne à cette absurde notion d'existentialisme [... ] . Je revois la veillée funèbre qui nous réunit ensuite dans un café. L'un de nous crut trouver la clé de tout dans un roman de Sartre publié en 1939, La Nausée. On y voit un personnage ridicule, un raté que le narrateur appelle l'Autodidacte [ ... ]. Or, cet imbécile se réclame de l'humanisme et - comble de ridicule - il confie à ses intimes que c'est dans la chaude promiscuité d'un 57

camp de prisonniers en 14-18 qu'il a découvert la valeur indicible de l'éternel humain. Pour couronner le tout, il s'inscrit à la S.F.I.O [... ]. Prisonnier en 1940, Sartre nous revenait métamorphosé en autodidacte. Ce fut autour de la table un concert de prévisions catastrophiques »137• Ce témoignage de Michel Tournier incarne le point de vue des lecteurs du premier Sartre lors qu'ils se retrouvent étonnés face au tournant « traditionaliste » accompli par leur maître : Sartre, « le dérangeur inclassable », l'ennemi de la philosophie digestive et du spiritualisme, décide d'affaiblir sa charge antitraditionaliste pour se présenter en tant que « dernier des métaphysiciens». Le succès de la philosophie de l'existence qui suit immédiatement la fin de la Seconde Guerre mondiale implique donc une conformation de la pensée de Sartre à une philosophie occidentale moderne et contemporaine. Ce geste intellectuel, entamé par la rédaction de l'Être et le néant, implique un rejet de thèses esquissées lors des années trente : Sartre revoit son amoralisme pour le transformer en éthique d'engagement et passe sous silence sa charge anti-métaphysique exprimée dans les pages de la Transcendance de l'Ego. Le sarcasme contre l'humanisme, exprimé par Sartre dans les pages de La Nausée1 38 , est maintenant mis entre parenthèses pour affirmer un programme philosophique explicitement subjectiviste 139• Alors qu'il n'avait pas réagi face à la montée des nationalismes antisémites et fascistes partout en Europe, en se limitant à un soutien tiède au Front Populaire français, Sartre conçoit au lendemain de la destruction de l'Europe un intellectuel se chargeant d'une responsabilité morale et politique dans ses interventions. 137

M Tournier, Le vent paraclet, Paris, Gallimard, 1977, pp. 159- 161, italique et guillemets dans le texte. L'importance de Sartre dans l'œuvre de Michel Tournier va perdurer bien au-delà d'une simple fascination de jeunesse. Tournier lui-même admet d'avoir écrit Le Nain Rouge après avoir lu Les Mots par Sartre (M. Tournier, Le vent paraclet, op. cit., p. 185). 138J.-P. Sartre, La nausée, Paris, Gallimard, 1938, voir en particulier les pages 162-165. 139Voir J.-P. Sartre, L'existentialisme est un humanisme (1945), Paris, Gallimard, 1996, p. 28-31.

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En réalité, en contextualisant l'intervention sartrienne on se rend bien compte de la particularité de son humanisme. Jusqu'au succès de l'existentialisme, la philosophie française était une pensée d'ordre qui n'était pas seulement l'arrière-plan théorique des forces les plus conservatrices mais aussi des forces politiques progressistes, comme la SFIO ou le PCF. Ces forces à l'époque n'étaient pas des composantes marginales du panorama politique, mais faisaient déjà partie de la classe dirigeante française. Cet appareil d'ensemble qui veut penser l'Homme en tant qu' entité définie, classable, reconnaissable, est bouleversé par la philosophie existentialiste de Sartre (qui incarne la frange la plus « iconoclaste » parmi les manifestations de la vague existentialiste) : cette mise en discussion de la morale puritaine, de l'être humain dans sa fixité imperméable, des idoles bourgeoises de la famille et du travail, surprend une société encore« bloquée» par les blessures de la guerre. Sartre, à notre avis, décide de continuer son œuvre et de s'engager pour transformer cette société conformément au lexique utilisé à l'époque : autrement dit, face aux tragédies de la guerre qui vient de s'achever, l'engagement sartrien utilise les mots propres du débat de l'époque pour les distordre et pour altérer leurs significations. On partage tout à fait la position de Jean-Jacques Brochier, qui, à propos de la conférence sartrienne de 1945 (conférence qui ruiné toute nouveauté philosophique de l'existentialisme), a synthétiquement déclaré : « si la célèbre conférence à la salle des Centraux, rue JeanGoujon, si sublimement racontée par Boris Vian dans l'Écume des jours, s'intitule 'l'existentialisme est un humanisme', c'est bien davantage pour faire pièce aux communistes [... ] et aux catholiques, les deux groupes se partageant l'exclusivité humaniste pour mieux réduire l'existentialisme à un phénomène douteux, pulls noirs et cheveux longs, dans la promiscuité des caves obscures. [ ... ]L'humanisme va à Sartre comme un tablier à une poule. Individu, liberté, action, solidarité, engagement : autant de mots où on le retrouve. Mais la grande messe de

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l'œcuménisme humaniste, même sincère, ce n'est pas son truc »140_ Le passage de Brochier relève correctement comment le milieu culturel et politique de la France de l'immédiat aprèsguerre a pu exercer une pression sur l'exposition des théories sartriennes: Sartre stigmatise ses ennemis, c'est-à-dire ceux qui parlent le langage traditionnel de la morale, des valeurs de la famille et de la religion. Le philosophe propose pour sa part une théorie de l'action qui s'oppose au quiétisme et aux organisations politiques rigides. Il s'agit ainsi de frapper à la fois la scolastique marxiste et le spiritualisme chrétien : le PCF, en fait, ressemble trop à l'Eglise, à sa discipline interne et à son « art » de l'excommunication. La confirmation de ces considérations émerge dans les réactions des intellectuels « chiens de garde » du PCF : la critique marxiste, en effet, voit dans la pensée sartrienne un narcissisme petit-bourgeois, une dérive solipsiste, un refus de « l'objectivité de la lutte de classe». Si chez Roger Garaudy 141 et chez Henri Mougin142 prévaut l'accusation d'idéalisme subjectiviste, chez Henri Lefebvre 143 et chez Jean Kanapa144 , au contraire, le doigt est pointé sur l' « antihumanisme » existentialiste, antihumanisme conçu comme un pêché à stigmatiser. Le but explicite de ces deux derniers auteurs vise clairement à la démolition de l'entreprise philosophique sartrienne, car « l'inspiration fondamentale de l'existentialisme est antihumaniste »145 : Kanapa, ancien élève de Sartre devenu marxiste orthodoxe, refuse de considérer l'existentialisme comme un humanisme, parce qu'il considère seulement le marxisme comme digne de cette appellation ; selon lui, chez Sartre on trouve simplement

140

J.-J. Bf9Chier, Pour Sartre. Le Jour où Sartre refusa le Nobel, Mesnil-surl'Es1rée, Editions Lattès, 1995, p. 111. 141R Garaudy, La Théorie de la connaissance, Paris, Pp.F., 1953. 142 H. Mougin, La Sainte famille existentialiste, Paris, Editions sociales, 1947. 143H Lefebvre, « Existentialisme et Marxisme », Action, 8 juin 1945, voir en particulier pp. 5-8. 144J. Kanapa, L'existentialisme n'est pas un hwnanisme, Paris, Éditions sociales, 1948, voir en particulier pp. 70- 84. 145/bidem, p. 70.

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une conscience qui est figure fonctionnelle à l'existence bourgeoise. Henri Lefebvre, de son côté, attaque avec virulence l' œuvre sartrienne au nom de l'humanisme marxiste et déclare que « l'existentialisme est un phénomène de pourriture qui est tout à fait dans la ligne de décomposition de la culture bourgeoise »146: selon son propre point de vue, les déclarations de Sartre sur la finitude humaine sont un poison pour toute tentative philosophique qui soit reconductible à l'humanisme, car ce dernier est, au contraire, une « reconquête de la santé » 147, non pas un soulignement de la faiblesse humaine et de sa précarité. Cette attitude deviendra aussi un leitmotiv dans d'autres publications relatives aux liaisons entre Sartre et le marxisme, surtout après l'édition française d'Existentialisme ou marxisme par Gyorgy Lukâcs148• Ce livre montre comment l'existentialisme ne se pose pas en tant qu' édification d'un anthropocentrisme triomphant : l'humain chez Sartre, en effet, incarnerait la réaction éthique face aux modèles axiologiques établis ; cette réaction génère un sens de l'humain, qui s'écarte ainsi de toute filiation héritée et de toute conception sédimentée de l'Homme dans le passé. Au-delà de l'intention politique de ces auteurs, intention qui se réfère à Sartre avec un évident esprit de dénégation, nous pouvons pour notre part, en reversant leurs jugements moraux, 146 Cette

déclaration d'Henri Lefebvre est reprise dans un article rédigé par Dominique Aury (voir : D. Aury, « Qu'est-ce que c'est l'Existentialisme ? Bilan d'une offensive», Les Lettres Françaises, 24 novembre 1945, p. 5). Le passage est également cité dans M Contat, M Rybalka, Les Ecrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, p. 128.

141JbüJem. 148

G. Lukâcs, Existentialisme et Marxisme, Paris, Nagel, 1948. Comme publication ultérieure on peut signaler l'ouvrage collectif qui, en ce qui concerne l'existentialisme, suit la condamnation sans appel de Lukâcs : M Faber (textes rassemblés par), L'activité politique en France et aux EtatsUnis, Paris, P.U.F., 1950. Enfin on doit rappeler l'intervention de l'idéologue officiel du Parti Communiste, Roger Garaudy, qui écarte toute possibilité de dialogue avec les existentialistes, en disant que « la nausée de vivre n'est pas chez ceux qui vivent de leur travail, mais chez ceux qui vivent du travail des autres» (R Garaudy, Grammaire de liberté, Paris, Editions sociales, 1950, p. 13).

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interpeller leur thèse sur l'antihumanisme sartrien pour affirmer la non-convergence de la philosophie sartrienne avec l'humanisme dont ces auteurs se font les porte-drapeaux : pour notre travail les déclarations de Kanapa et de Lefebvre sont très révélatrices, car, à la place de prouver l'inconsistance de la démarche sartrienne, elles nous éclairent sur la manière dont les contemporains de Sartre ont pu percevoir un net décalage entre sa pensée et celle de la philosophie humaniste anthropocentriste. Dominique Desanti, ancienne amie de Sartre pendant la Résistance et femme de Jean-Toussaint Desanti, maître marxiste d' Althusser, défend Sartre lors d'une rencontre avec les membres du Parti Communiste en opposition avec eux. Selon elle, Sartre, en effet, représentait pour la culture « le non conformisme profond, l'incessante remise en question du monde et de son propre, de son constant inconfort moral. [ ... ] Il avait été, en deçà ou au-delà de la politique, notre maître à vivre »149• L'existentialisme n'est pas seulement une réaction à l'intellectualisme, au scientisme, ou encore au spiritualiste essentialiste, mais il est le rejet de toute forme d' « a priori » dans le domaine de l'existence. On n'a plus, donc, des essencestype, qu'elles soient des points de départ présumés ou des points d'arrivée présumés également, avec lesquelles orienter notre existence. Cette polémique de l'immédiat après-guerre est rappelée vingt ans plus tard par Foucault, qui, avec une nuance de légèreté complaisante, a, au moins, le bon esprit d'admettre d'avoir participé à la mise à l'index des thèses sartriennes : « Je vais vous faire un aveu. J'ai été au Parti communiste autrefois, pour quelques mois, ou un peu plus que quelques mois, et je sais qu'à ce moment-là Sartre était défini par nous comme le dernier rempart de l'impérialisme bourgeois [... ]. Bon, cette phrase, je la retrouve avec un étonnement amusé, quinze ans après, sous la plume de Sartre. Disons que nous avons tourné autour du même axe, lui et moi. C'est une phrase qui traîne depuis vingt ans et il l'utilise, c'est son 149D. Desanti, Les Staliniens,

Paris, Fayard, p. 115.

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droit. Il rend la monnaie d'une pièce que nous lui avions jadis passée » 150 • Sartre et son existentialisme dans l'immédiat après-guerre ont donc subi le même traitement par une partie du milieu culturel français que le structuralisme recevra lors des années soixante. En tout cas, à notre avis la tâche de l'existentialisme n'a rien à voir avec le narcissisme petit-bourgeois, car l'objectif explicite de la « philosophie de l'existence »151 est la mise en 15°M

Foucault, J.-P. Elkabbach, « Foucault répond à Sartre », {1968), aujourd'hui disponible dans M Foucault, Dits et écrits (1994) Vol. I, Paris, Gallimard,2004,p.694. lSlQn utilise l'expression « philosophie de l'existence » pour se référer à la pensée sartrienne développée pendant la Seconde Guerre mondiale et dans les années suivantes. A la fin de sa vie, Sartre a lui-même rejeté l'étiquette d' « existentialisme », étiquette utilisée pour résumer sa réflexion pendant et après la parution de l'Etre et le néant. (Voir J.-P. Sartre, « Autoportrait à soixante-dix ans» dans J.-P. Sartre, Situations X, Paris, Gallimard, 1976, p. 192). L'expression « philosophie de l'existence » differe également de l'expression « philosophie existentielle » souvent utilisée pour résumer la pensée de Karl Jaspers (Voir par exemple J. de Tonquedec, L'existence d'après Karl Jaspers. Une philosophie existentielle, Paris, Éditions Beauchesne, 1945) et de la« pensée de l'Eksistence » (traduit de l'allemand «Ek-sistenz », mot forgé par Heidegger lui-même) que Heidegger utilise pour se démarquer des deux autres courants de l'existentialisme (Voir M Heidegger, Lettre sur l'humanisme, trad. par R Mtmier, Paris, Éditions Montaigne, 1964. Cette édition française, qui comprend principalement la lettre de 1946 de Martin Heidegger à Jean Beaufret, est la traduction fidèle du livre original M Heidegger, 'tJoer den Humanismus, Frankfurt am Main, Vittorio Klostennann, 1949). Pour Heidegger la pensée sartrienne, qui aflinne le primat de l'existence sur l'essence, n'a rien à voir avec la philosophie exprimée dans Sein und Zeit, car ce livre traite du terrain théorique préalable à toute affirmation de ce genre (M. Heidegger, Lettre sur l 'hwnanisme, op. cit., pp. 69-73). Selon Heidegger, la dimension de l'« Eksistence » est absente dans les pages sartrienne car l'« Eksistence» se réîere à l'essence de l'Homme, c'est-à-dire à sa capacité de « se tenir dans l'éclaircie de l 'Être » (M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, op. cit., p. 57). Autrement dit, de l'avis de Heidegger, seul l'Homme peut se poser la question de l'Être et se détacher de la dimension de l' ontique. L'idée même de « philosophie » pour Heidegger est à abandonner car elle garde une racine métaphysique impossible à extirper. Selon Heidegger, la pensée de l'avenir, c'est-à-dire la pensée qui posera« la vérité de l'Etre », ne sera plus une philosophie comme on l'a connu auparavant (M. Heidegger, Lettre sur l'hwnanisme, op. cit., pp. 167-173).

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cause du conformisme bourgeois français : l'existentialisme des nouvelles mœurs contre la morale traditionnelle, un athéisme qui devient un drapeau, un goût pour la limite, des fêtes effrénées dans les caves, mais surtout une récusation du rationalisme et de la sacralisation des institutions. Cet esprit anticonformiste a été oublié par le structuralisme des années soixante : Sartre a toujours été un « insoumis » de la pensée et il ne s'est jamais abaissé aux compromis avec le pouvoir. D'un point de vue philosophique notamment, la subjectivité sartrienne se manifeste dans le doute critique, dans la déviation, dans le virage imprévu. Mais les attaques du côté marxiste n'ont pas été les seuls à se manifester. L'existentialisme a aussi été la cible d'une campagne de presse de marque conservatrice qui l'accuse d'être une rébellion fausse et, dirait-on, à la « gauche-caviar » : Samedi Soir anathématise tous les comportements et toutes les attitudes qui font référence à l'existentialisme avec un article intitulé Voici comment vivent les troglodytes de Saint-Germaindes-Prés152. Mais le fond de la polémique vise à démanteler la valeur critique de l'existentialisme pour en faire un mouvement d' « art d'emploi du temps »153 • L'hebdomadaire écrit, en effet, quelque chose qui semble se rapprocher des critiques marxistes : « L'existentialisme a mûri si vite que la lutte des classes déjà le divise. Il y a lieu aujourd'hui, en effet, de distinguer entre existentialistes riches et existentialistes pauvres » 154• En ce qui concerne l'accusation envers l'existentialisme sartrien d'être un subjectivisme idéaliste s'inscrivant à plein titre dans le périmètre culturel cartésien, on doit admettre pour

152

« Voici comment vivent les troglodytes de Saint-Germain-des-Prés », Samedi-Soir, 3 mai 1947, p. 6. Samedi-Soir est un hebdomadaire fondé en 1945 qui propose un journalisme« sensationnaliste», nous rappelant le style des actuels tabloiâs britanniques. De 1945 à 1947 Samedi-Soir traite souvent de l'existentialisme en des termes grossiers et scandaleux, en assmnant ainsi une voix à tendance conservatrice. 153 « Voici comment vivent les troglodytes de Saint-Germain-des-Prés », Samedi-Soir, 3 mai 1947, p. 6. 154/bidem.

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notre part la persistance de traces cartésiennes 155 • En tout cas, cette persistance dans le cheminement de la philosophie de Sartre n'implique pas une adhésion immédiate et acritique à la tradition subjectiviste moderne: le sujet de Sartre est, en effet, un sujet vidé et privé de détermination. Il faut comprendre que la force de cette affirmation d'un subjectivisme dépouillé de n'importe quelle caractérisation substantialiste et essentialiste s'apprécie par rapport à la situation de la philosophie dominante en France avant la diffusion de la phénoménologie. Les rationalistes ainsi que les spiritualistes (donc, pour résumer, les maîtres de Sartre lors de sa formation à l'Ecole Normale Supérieure) avaient gardé l'idée d'un sujet accompli, solide, reconnaissable, ayant des caractéristiques traçables et une place établie dans le monde : dans cette manière traditionnelle de penser il y avait une pleine affirmation d'une nature humaine établie, nature humaine conçue à la fois comme la raison hiérarchiquement supérieure à la sensibilité et comme l'âme détachée du corps et incline à le déterminer. L'existentialisme vise donc à démanteler l'essentialisme philosophique tout en gardant en gardant son vocabulaire : c'est-à-dire qu'il cherche à utiliser l'appareil des notions de la tradition rationaliste moderne (en-soi et pour-soi, sujet-objet, soi-autres) en leur donnant un autre sens. Le refus des essences fixées veut donner une signification active et mobile à l'existence, celle-ci n'ayant plus un sens préétabli : l'existence échappe, en effet, aux définitions, c'est-à-dire aux impositions d'une fin, et aux tentatives d'achèvement de son être dans des marges arrêtées. Si l'Homme n'a pas une essence a priori, alors celle-ci est à constituer, ou, mieux, elle est toujours en cours de constitution. Le mouvement du projet,« projet» qui n'est qu'une autre façon de l'appeler « l'existence », est, par conséquent, dépourvu de toute raison préconçue. Sartre reprend ainsi le sens heideggérien du terme «projet» dans le sens de pro-jet, c'est-à-dire d'êtrelSSDans les années quarante, Sartre accomplit une longue réflexion sur Descartes, concrétisée dans le texte publié en 1946 intitulé La Liberté

cartésienne (aujourd'hui disponible dans J.-P. Sartre, Situations I, Paris, Gallimard, 1947, pp. 314-335). Dans cet hommage, Sartre souligne la capacité de l'auteur du Discours de la méthode à penser l'autonomie de la raison à l'époque du déterminisme et de l' obscw-antisme religieux.

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jeté-vers: l'existence se pose comme quelque chose de toujours reporté, comme élan vers l'indéfini (au sens de « pas encore défini »). Le projet se montre, par conséquent, comme une ouverture vers le possible : cette ouverture n'a aucune garantie et doit chaque fois s'interroger sur le sens de ses propres actions. Sartre montre une existence nue et obligée d'échapper aux manques de sens du monde qui l'entoure : la philosophie sartrienne veut ainsi prendre en charge la condition humaine sans faire recours à n'importe quel principe d'autorité. Ce qui s'écrase, c'est l'univers en tant que cosmos, c'est-àdire en tant que système de référence ordonné où l'humain garde une place sûre et reconnaissable. Le « Je » cartésien se casse parce qu'il ne peut plus s'ancrer à la certitude de la pensée, pensée conçue comme la confirmation stable de l'être : le « Je » est parcellisé dans les morceaux divergents de l'émotion, du désir, de la perception, jusqu'à la transformation du doute méthodique cartésien dans une éternelle demande ; cette demande à propos de la constitution de l'existence demeure évidemment sans aucune réponse. Francis Jeanson a bien souligné cet aspect, en disant que dans l'existentialisme il y a « une façon de voir qui échappe totalement au philosophe classique. [ ... ] Si l'on a compris que l'homme est cet 'être' qui demeure perpétuellement en question pour lui-même, on devra renoncer à rendre compte de l'humain une fois pour toutes, et la philosophie apparaîtra à son tour comme une perpétuelle contestation de la pensée par elle-même » 156• Avec des considérations si lourdes, la conscience, une conscience qui se pose ainsi comme « non-coïncidente » avec soi et comme la « perpétuelle contestation de la pensée per ellemême », ne peut qu'aboutir à une autocritique constante, jusqu'au moment où il faudra changer les piliers propres à la philosophie de l'existence, pour ne pas tomber dans un système de « mots d'ordre » stériles. Avec une grande cohérence, Jeanson poursuit à propos de la non-fixation de la conscience : « Tel est le point de départ. Tout l'existentialisme en découle dans la mesure où il lui demeure fidèle. Système de la 156F.

Jeanson, Le problème moral et la pensée de Sartre, Paris, Éditions du Myrte, 1947, pp. 347-348, italique dans le texte.

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contestation, il devra se contester lui-même. Et le plus grand risque qu'il rencontrera sans cesse sera de renier l'ambiguïté en passant de la description à l'impératif moral. [... ] C'est-à-dire que l'authenticité ne pourra être tenue pour un état accessible à l'humain, un plan où il parviendrait à s'installer. Nul n'en a jamais fini avec soi-même »157 • L'existentialisme, en conséquence inévitable de son opposition à n'importe quelle définition fixe de l'humain, se présente, aussi au niveau moral, comme une philosophie ouverte et toujours en train de se déplacer : il ne cherche pas une reconnaissance officiel (facteur qui génère ainsi l'hostilité des existentialistes envers le monde académique), il ne se pose pas non plus comme une force de systématisation ; il se place, au contraire, comme un programme non défini et volontairement incomplet, car une morale conséquente, une esthétique ou une théorie de l'action politique sont toujours à réécrire et à adapter aux conditions contingentes.

La critique du progrès : une empreinte nietzschenne ? Pendant les années qui suivent le tournant politique sartrien, Sartre s'interroge également sur les conditions de possibilité du discours historique et sur la critique de l 'historicisme métaphysique. Entre 1947 et 1948, au moment où il veut rédiger sa propre morale, projet destiné à échouer, Sartre étudie l'historicisme dialectique, mais cette pensée le laisse dubitatif et une certaine inspiration nietzschéenne peut alors s'infiltrer. Nietzsche n'est donc plus l'étendard d'un aristocratisme culturel et politique, mais plutôt une boîte-à-outils puissante: à travers les intuitions du philosophe allemand il s'agit en effet de déconstruire les acquis d'une culture qui n'interroge plus sur ses fondements. La cible sur laquelle Sartre s'inspire de Nietzsche se concentre notamment sur la téléologie de notre culture historique. La vision téléologique de l 'historicisme comporterait une vision déjà tracée du développement historique : on passerait ainsi d'une origine fixée à un accomplissement futur, 1s1Jbidem, pp. 351-352, italique dans le texte.

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achevant tout devenir. Sur ce point, en prenant ses distances de cette vision unidirectionnelle de l'histoire, Sartre ébauche une critique de la notion de progrès tel qu'il a été proclamé à partir de la téléologie chrétienne (basée sur une histoire qui se déroule entre la Création du monde et le Jugement dernier) jusqu'au triomphe de la bourgeoisie (basée sur l'idée d'une histoire progressive universelle, cumulant les savoirs et l'émancipation du genre humain), dont la philosophie de l'histoire de Hegel en est la meilleure synthèse. A ces métaphysiques historicistes qui ont tendance à soumettre l'expérience vécue à une histoire déjà écrite, le philosophe oppose un devenir historique qui met au centre l'action, la construction du sens historique et son travail. Il écrit: « La notion de progrès n'est un facteur historique que depuis la fin du XVIIIe siècle. L'histoire est un type de réalité tel que rien d'extérieur à l'Histoire ne peut agir sur l'Histoire. Le seul mode d'action d'une idée ou d'une loi c'est de surgir dans l'Histoire. En ce cas son action sera nécessairement partielle, dépassée, gauchie, tournée et débordée par l'Histoire elle-même. [... ] L'illusion rétrospective consiste à donner à l'histoire vécue des générations précédentes un sens inconsciemment vécu qu'on ne peut en fait loger nulle part et qui n'est que notre manière de vivre l'histoire antérieure. Si d'ailleurs nous admettons l'existence d'une loi de progrès, cette loi de progrès, faute d'être vécue par les hommes, devient une consigne-chose, elle est extra-historique et se définit dans l'éternel. [ ... ]En un mot pour que le progrès puisse être un des sens de l'Histoire, il faut qu'il descende dans l'Histoire comme progrès vécu, voulu et souffert » 158•

158

J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, pp. 46-47, italique dans le texte. La condamnation de la notion de progrès perdure jusqu'à la rédaction des Questions de méthode, où le marxisme est accusé d'avoir raté une occasion importante pour renouveler la pensée politique lorsqu'il a accepté la notion de progrès. Dans ce livre Sartre écrit : « Le marxisme a pressenti la vraie temporalité lorsqu'il a critiqué et détruit la notion bourgeoise de 'progrès' - qui implique nécessairement un milieu homogène et des cordonnées permettant de situer le point de départ et le point d'arrivée. Mais - sans qu'il ne l'ait jamais dit - il a renoncé à ces

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En montrant comment la notion de progrès n'est nullement quelque chose d'évident, Sartre utilise au sens critique 1'expression « illusion rétrospective », qui renvoie à la formule bergsonienne concernant « l'action rétrograde du vrai », et qui démontre les doutes sartriens vis-à-vis d'une vision dominante de l'histoire, dont il perçoit les points obscurs. La force de la notion de progrès est justement à voir dans sa capacité, illusoire, de rassembler les événements les plus disparates et incongrus dans une démarche linéaire et unique, dont on ne bâtit le sens qu'a posteriori. Nous retrouvons l'illusion rétrospective dans un court passage des Mots, publié en 1964, dans lequel Sartre revendique avec orgueil son choix de l'athéisme : « L'illusion rétrospective est en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout se délabre, l'édifice tombe en ruine, j'ai pincé le Saint-Esprit dans les caves et je l'en ai expulsé ; l'athéisme est une entreprise cruelle et de longue haleine : je crois l'avoir menée jusqu'au bout »159 • Toujours dans Les Cahiers pour une morale, Sartre inscrit la dialectique à l'intérieur de l'histoire, c'est-à-dire qu'il évite de faire de la contradiction hégélienne la clé du parcours historique, mais il la relativise en optant pour une vision multipolaire de l'histoire. Dans la perspective sartrienne, l'émergence de l'altérité est « le vrai principe moteur de !'histoire, [car elle] est plus large que la dialectique et l'englobe. La dialectique est une espèce de l'altérité »160• Sartre caractérise ainsi la dialectique en tant qu'une explication du mouvement de l'histoire, insérée à l'intérieur de cette dernière, parmi d'autres possibles. Par conséquent, la v1s1on unilatérale que l'historicisme essaie d'imposer montre des fissures pour laisser la place à une altérité multiple. Sartre poursuit : « Il y a infiniment plus dans !'Histoire qu'un mouvement dialectique [ ... ] [et] il y a infiniment plus que deux agents historiques. Ceci en admettant d'ailleurs que le ressort premier de !'Histoire tendrait à être la dialectique. Mais précisément l'épaisseur à recherches et préféré reprendre le 'progrès' à son compte » (J.-P. Sartre, Questions de méthode (1957), Paris, Gallimard, 1986, p. 86, guillemets dans le texte). 159J.-P. Sartre,Les mots ( 1964, ) Pans, · 0a11.:-.-__.i wW1lu, 2004, p. 204. 160J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, op. cit., p. 61.

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multiples faces de l'Histoire fait de cette quasi-dialectique un seulement des ressorts historiques. Il existe des processus historiques qui ne suscitent pas de lutte contradictoire »161 • L'empreinte nietzschéenne est visible aussi dans un fragment des Cahiers où le socialisme est traité de transfiguration contemporaine du christianisme, voulant effacer la conflictualité pour imposer une stase immobile qui annulerait toute action et toute friction sociale. Selon l'auteur de l'Être et le néant, le « royaume de l'amour » de marque chrétienne et l'idée communiste d'une « société sans classes », cachent un désir d'attentisme et de quiétisme visant à affaiblir l'action. Il déclare: « Le but n'est pas de nous aimer les uns les autres, ni de nous respecter, ni de nous entraider, ni de vivre dans une société sans classes. Le but c'est ce que nous ferons quand ces conditions auront été réalisées. Ainsi l'humanité se réalise toujours par projet d'une transcendance. Comme écrit Nietzsche : 'Personne n'a hésité à se sacrifier aux idées de 'Dieu' de 'Patrie' de 'Liberté' [ ... ] Toute l'Histoire n'est faite que de la fumée qui environne ce genre de sacrifices' (Volonté de puissance, 127) » 162 • La vie est donc celle qui ne trouve jamais un achèvement pacifique, mais elle doit constamment se projeter vers d'autres horizons, c'est-à-dire se transcender, sans se soumettre aux contraintes contingentes. Cet esprit d'autonomie dynamique explique donc expressément l'intérêt sartrien pour Nietzsche. Il ne faut pas oublier qu'entre 1947 et 1948 Sartre rédige un autre brouillon d'un texte qui restera inédit jusqu'à sa mort. Dans un fragment de ce livre inachevé, intitulé Vérité et existence, Sartre proclame que « le dernier arrière-monde, c'est le monde d'après-demain » 163 , c'est-à-dire que l'espoir dans un progrès aveugle et un avenir utopique est la dernière transfiguration métaphysique qui endort la vie.

161Ibidem,

italique dans le texte. 162Ibidem, p. 177, guillemets et italique dans le texte. 163J.-P. Sartre, Vérité et existence, Paris, Gallimard, 1989, p. 28.

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Chapitre 3 L'existentialisme marxiste est-il un subjectivisme?

Le paysage du marxisme occidental et la contribution sartrienne à la dialectique Même si l' œuvre de Sartre de la fin des années cinquante est considérée comme faisant partie à juste titre des contributions inscrites dans la production dite du « marxisme occidental » (qui voit, entre autres, Lukacs, Korsch, Marcuse, comme protagonistes164 ), la lecture de certaines pages sartriennes remet en cause cette labellisation imprécise165• Comme nous allons le 164En

effet) il existe une définition du marxisme occidental donnée par Ernst Bloch, qui le décrit comme un « courant chaud») opposé au « courant froid » représenté par le marxisme soviétique d) état Dans son ouvrage monumental Le principe espérance, Bloch focalise un marxisme« froid») c'est-à-dire lié aux forces dogmatiques de l' économisme) du réalisme, du positivisme, ayant abandonné tout élan utopiste et messianique. A ce courant le philosophe allemand oppose un marxisme « chaud » car affianchi des contraintes officiels, de l'objectivisme scientifique et, surtout, visant à transformer la société pour libérer les hommes de la soumission. Bloch fait du marxisme une étape d'une pensée plus vaste de l'émancipation qui comprend le christianisme et les mouvements hérétiques, et qui fait du messianisme un esprit qui transcende les époques (Voir : E. Bloch, Le principe espérance (1959), trad. fr. par F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976). 165La valeur de l'étiquette « marxisme occidental » reste douteuse. On peut citer un passage de Peny Anderson qui souligne le manque de cohésion, et parfois même de lectures réciproques, traversant les auteurs pouvant composer cet ensemble surnommé des « marxistes occidentaux » : « Astonishingly, within the entire corpus of Western Marxism, there is not one single serious appraisal or sustained critique of the work of one major theorist by another, revealing close textual knowledge [ ... ] in its treatment. [ ... ] there are cursory aspersions or casual commendations, both equally ill-read and superficial. Typical examples of this mutual slovenliness are the few vague remarks directed by Sartre at Lukacs; the scattered and anachronistic asides of Adorno on Sartre; the virulent invective of Colletti against Marcuse», « Etonnamment, à l'intérieur du corpus complet du marxisme occidental) il n'y a pas une seule évaluation sérieuse [ ...]d'un travail de l'un des théoriciens majeurs de la part d'un autre qui pourrait révéler une connaissance ponctuelle du texte ou une préoccupation analytique suffisante dans son traitement. [ ... ]

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voir dans le présent chapitre ainsi que dans les chapitres suivants, notre avis se détache fortement de celui exprimé par Raymond Aron, qui résume ainsi les relations entre Sartre et le marxisme : « Ainsi Jean-Paul Sartre ou Maurice Merleau-Ponty conservent certaines des idées essentielles de la pensée marxiste : l'aliénation de l'homme dans et par l'économie privée, l'action prédominante des forces et des rapports de production. [ ... ] Une vision dialectique de cet ordre, dont il existe diverses versions chez les existentialistes français et dans toute l'école marxiste qui se rattache à Luka.es, est philosophiquement plus satisfaisante, mais elle comporte, elle aussi, des difficultés »166 • Pour aller à l'encontre de cette interprétation, nous pouvons maintenant non seulement remettre en question les clichés expéditifs qui affirment une filiation mécanique au marxisme en vogue à l'époque de la Critique de la Raison Dialectique sartrienne et de son écrit programmatique préparatoire représenté par les Questions de méthode, mais surtout montrer sur quels points une possible soudure avec l'opération soutenue par Louis Althusser est possible. Même si l'ouvrage sartrien a sans doute été inspiré par une vague d'études sur Marx et ses épigones, il ne représente pas une capitulation face au marxisme politique montant, mais se montre bien plus articulé : en effet, si d'un côté le philosophe français se rapproche progressivement du marxisme pour prendre position en faveur de « la pensée des opprimés », de l'autre il s'interroge sur l'efficacité et sur les fondements ontologiques des notions-clé de la pensée marxiste, sans aucun esprit de bienveillance. Sartre comprend, lors de l'écriture de Matérialisme et Révolution en 1946, un aspect qui l'accompagnera pendant la période de rédaction des Questions de méthode et de la Critique, c'est-à-dire que toute étude du

il n'y a que des attaques superficielles ou des commentaires aléatoires, les deux étant mal lus et inconsistants. Les exemples les plus marquants de cette négligence mutuelle sont les quelques remarques imprécises adressées par Sartre envers Lukâcs ; les observations éparses et anachroniques d'Adorno contre Sartre ; l'invective agressive de Colletti contre Marcuse » (P. Anderson, Considerations on western Marxism, London, New Left Books, 1976, p. 69, trad. personnelle). 166R Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 180.

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marxisme doit être reliée à sa critique, même impitoyable. Cette opération est du même type que celle accomplie lors de sa découverte de Husserl et de la phénoménologie. Chez Sartre, la rencontre avec une certaine tradition marxiste, qui a marqué la pensée et la politique du vingtième siècle, se matérialise donc sous la forme d'une réécriture, comme un réexamen attentif et préalable à toute incorporation théorique : les questions ne sont pas « héritées » d'une tradition, mais elles sont reformulées pour remettre en jeu l'ensemble du dispositif théorique marxien. La veine trotskiste qui, à notre avis, traverse la vision sociologique partagée dans la dynamique sérialisation-fusion, se concentre aussi sur l'appareil conceptuel: en d'autres termes, la nécessité de ne pas se cristalliser dans la pratique sociale, et de renouveler constamment la fusion socio-politique, se matérialise aussi dans le besoin incessant de voir et de revoir l'appareil de notions sans en faire une structure ossifiée. Sartre, notamment, en voulant garder une étude des « conditions des possibilités » de l'analyse dialectique, se refuse concrètement à répéter les mots d'ordre du marxisme (une distinction rigide et causale entre infrastructure et superstructure, une critique de matrice humaniste à l'aliénation, une métaphysique historiciste affirmant l'universalité de la lutte de classe, un dualisme sociologique entre une classe de propriétaires et un classe de travailleurs exploités, un vision progressive de l'histoire et de la connaissance qui vise à l'atteinte de la totalité conçue avec une forte empreinte hégélienne) 167• Ses rapports avec les immobilisations qui ont entaché le marxisme sont déclarés explicitement en 1957 : « Il n'est plus question d'étudier les faits dans la perspective générale du marxisme pour enrichir la connaissance et pour éclairer l'action : l'analyse consiste uniquement à se débarrasser du détail, à forcer la signification[ ... ], à dénaturer des faits ou même à en inventer pour retrouver, par en dessous, comme leur substance, des 'notions synthétiques' immuables et fétichisées. Les concepts ouverts du marxisme se sont fermés ; ce ne sont 167Nous

allons revenir sur la distinction entre groupes-en-fusion et classe sociale) et sur le débat sur la rareté.

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plus des clés, des schèmes interprétatifs: ils se posent pour euxmêmes comme savoir déjà totalisé » 168 • Comme le dira Sartre dans l'un de ses derniers entretiens, sa tâche intellectuelle va bien au-delà du marxisme tel qu'il a été connu lors du vingtième siècle: « J'estime aujourd'hui, comme j'essaie de le dire un peu dans On a raison de se révolter, c'est une autre pensée qu'il faut, une pensée qui tienne compte du marxisme pour le dépasser, pour le rejeter et le reprendre, l'envelopper en soi. C'est la condition pour arriver à un véritable socialisme » 169 • Ces pages rédigées par Sartre, qui comprennent aussi celles publiées posthumes comme prolongement de la Critique, nous lèguent, avec les écrits d'Althusser1 70, le coup d'envoi d'un nouveau marxisme critique, même si cette démarche demeure seulement comme ébauchée par les deux philosophes. L'ancien paradigme critique, qui a dominé « la philosophie de gauche » du vingtième siècle, a son pilier dans les pages sur la réification d'Histoire et conscience de classe de Georg Lukacs171 • L'analyse contenue dans ces pages, à propos de l'aliénation produite par le système capitaliste, a généré une filiation nombreuse et importante qui comprend la philosophie de Herbert Marcuse, de Karel Kosik, de Kostas Axelos, de Thedor W. Adorno, de Lucien Goldmann parmi beaucoup d'autres. Audelà de la philosophie, ce discours s'est mêlé à d'autres expériences critiques du domaine culturel ayant exprimé leur détachement par rapport au fétichisme de la culture de masse et à l'impuissance aliénante de l'individu contemporain (on penserait au recueil poétique La Terre vaine de Eliot, ou aux 168

J.-P. Sartre, Questions de méthode (1957), Paris, Gallimard, 1986, p. 30, italique et guillemets dans le texte. 169J.-P. Sartre, M Contat, M. Ribalka, « Autoportrait à soixante-dix ans » (1975), aujourd'hui disponible dans J.-P. Sartre, Situations X, Paris, Gallimard,1976,p. 193. 170pour comprendre d'une manière approfondie la relation entre Althusser et Sartre on renvoie à un prochain ouvrage dédié à ce sujet. 171 0n se réfere bien-sûr au chapitre « La réification et la conscience du prolétariat», dans G. Lukacs, Histoire et conscience de classe (1922), trad. fr. par K. AxelosetJ. Bois,Paris,Les éditions de minuit, 1960,pp. 109-256.

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contes de Kafka, ou au roman l'Homme sans qualités de Musil). Cet entrelacs d'expressions politiques et artistiques a engendré dans l'intelligentsia marxiste, ou proche du marxisme, une trame de fond rhétorique forte qui met en cause la dépersonnalisation de l'être humain et sa perte présumée d'une capacité à agir, comprendre et transformer le monde à cause de la puissance de la machine capitaliste. Les aboutissements de cette démarche théorique sont à voir dans leur possibilité de traduction dans un discours politique et sociologique qui mettrait en cause le capitalisme en tant que « producteur de dépersonnalisations » : la réification qui dominerait le mode de vie capitaliste transformerait ainsi la vie des hommes qui y sont insérés en une dimension inauthentique. Cette interprétation, qui a été ensuite nourrie par la publication en 1932 (donc successivement par rapport à Histoire et conscience de classe de Lukâcs et de Marxisme et philosophie de Korsch, paru en 1923) des Manuscrits de 1844-1845 de Marx, se concentre sur la transformation mécanisée de la praxis en objets, en entités matérielles stériles ; en outre, la dégénération de l'objectivation en aliénation aurait des conséquences sur la vitalité humaine elle-même, qui tomberait dans des rapports mécanisés et répétitifs (dont on peut trouver encore un écho de ce discours dans les pages sartriennes sur la sérialisation 172). Or, sans aucune difficulté, on retrace l'humanisme intrinsèque dans cette prise de position : la praxis est ici conçue en tant qu'essence propre à l'humain, la réification deviendrait la conséquence du processus qui amène à la perte de cette essence originelle et l'aliénation serait la condition à laquelle l'homme « qui a perdu sa pureté » est condamné. Bref, cette sorte de « rousseauianisme » qui regrette une nature présumée « perdue», ou de romantisme générique entaché par un ton littéraire, se transforme en critique du système capitaliste de la marchandise : par conséquent, le capital serait le réseau qui maîtrise la totalité de nos rapports, nos vies seraient ordonnées et façonnées suivant les filières propres du capital, nos rapports personnels seraient donc si abîmés que les personnes 172Nous renvoyons au prochain chapitre du présent travail pour l'explication de ce concept et de la notion de répétition qui y est incluse.

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concernées ne se rendraient même pas compte de leur condition. À ce point, face à un homme qui aurait perdu son « essence » à tel point que toute émergence de repères pour trouver une issue possible de cette situation devient désespérée, une grande part de la philosophie critique de matrice marxiste propose une recomposition d'ascendance hégélienne (la« prise de conscience » des conditions objectives) : ce choix, tout en proclamant la réunification de ce qui aurait été déchiré auparavant (l'essence propre à l'Homme et ses conditions matérielles), montre d'une manière foudroyante la séparation ontologique. En d'autres termes, si l'on affirme la dichotomie sujet-objet en tant que polarisation ontologique qui fonde le processus historique, on proclame conséquemment la précarité de toute solution qui vise à établir leur union. On trouve dans le matérialisme historique un jeu d'oppositions qui soumettrait la tension de la relation instaurée aux pôles opposés qui la composent : la relation, chez la plupart des auteurs inscrits à l'intérieur de cette tradition dialectique (où l'on peut trouver Engels et Adorno, Luka.es et Korsch), demeurerait un trait d'union entre deux entités préalablement établies et contradictoires. Cet hégélien « retour à soi » du sujet, à notre avis si transitoire et non résolutif, présenterait une synthèse possible des contradictions visant à restituer à l'homme sa pureté anéantie que le marxisme occidental voit resurgir grâce au réveil des forces productives à l'intérieur des conditions historiques du capital ; ce réveil serait destiné et orienté vers « l'accomplissement de l'histoire », c'est-à-dire à la fin des contradictions socio-historico-ontologiques. Le matérialisme historique, lorsqu'il soutient la thèse de l 'inéluctabilité des étapes historiques, annule son propre jeu dialectique, car le sujet (la conscience de classe), dans des conditions similaires, opèrerait simplement pour accomplir un projet historique indépendant de lui. Sa tâche consisterait simplement dans la finalisation des processus historiques qui le constituent en tant que sujet et le rôle joué par la classe serait ainsi non pas celui du transformateur de l'histoire, mais de l'agent de son accomplissement sur la base d'un scénario déjà rédigé. Le matérialisme historique remplace la naïveté « naturaliste » du matérialisme dialectique (de facto une philosophie pré76

kantienne de la connaissance) avec un déterminisme historique où le sujet collectif de la classe ne garde que le rôle de figurant et non de dramaturge. Le prolétariat deviendrait sujet de l'histoire une fois qu'il aurait atteint la conscience de son rôle historique, mais cette prise de conscience, selon le matérialisme historique, ne s'exprime jamais en tant que force créatrice, car elle rejoint le rôle que l'histoire lui aurait préalablement assigné. Bien qu'accusé de subjectivisme par le marxisme soviétique, le matérialisme occidental pense en réalité l'adéquation du prolétariat au rôle préétabli par une métaphysique historiciste 173 • Contre cette fusion d'une métaphysique historiciste et d'une dialectique conçue comme synthèse de la contradiction historique entre force productive et conditions matérielles de production, Sartre esquisse d'une façon discrète sa propre voie à la fois de rapprochement au marxisme et de mise en avant de ses insuffisances : comme une élève de Ludwig Wittgenstein le remarquait en 1953, Sartre « emploie les outils analytiques des marxistes et partage leur pressante passion pour l'action, mais sans accepter pour autant une quelconque vision théologique de la dialectique » 174• Mais pour comprendre pleinement où l'opération de renouvellement du marxisme commence chez Sartre, il faut se focaliser sur le sens du mot « dialectique » chez lui. En effet, le mot est lourd de sens et conserve le poids entier d'une longue tradition à partir de laquelle il doit se différencier pour montrer la nouveauté de son utilisation. Sur ce point, Raymond Aron a formulé une critique valable sur l'usage flou du mot « dialectique » dans le marxisme vulgaire et il a bien ciblé le nœud de la question : ce nœud doit être touché si l'on veut éviter tout discours vide et autoréférentiel. On reproduit ici le passage clé rédigé par Aron : « Le marxisme suppose une espèce de parallélisme entre le développement des forces productives, la transformation des 173 Cette

digression ultra-synthétique des lignes de réflexion principales développées par le marxisme occidental est à la fois évidemment insuffisante pour donner raison à la richesse intellectuelle des auteurs concernés et absolument nécessaire pour comprendre quel appareil philosophique le marxisme français reçoit en héritage lors des années cinquante. 1741. Murdoch> Sartre. Un rationaliste romantique (1953), trad. fr. par F. Worms> Paris, Payot> 2015, p. 63.

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rapports de production, l'intensification de la lutte et la marche vers la révolution. [... ] Cette compréhension des sociétés, surtout des sociétés modernes, à partir de leur organisation économique, est pleinement légitime, et, en tant que méthode, elle est peut-être même la meilleure. Mais pour passer de cette analyse à une interprétation du mouvement historique, il faut admettre des relations déterminées entre les différents secteurs de la réalité. [ ... ] Il était difficile d'employer des termes trop précis comme celui de détermination pour rendre compte des relations entre les forces ou les rapports de production et l'état de la conscience sociale. Comme le terme [ ... ] de détermination a paru trop rigide, ou, dans le vocabulaire de l'école, mécaniste et non dialectique, on a substitué à détermination conditionnement. Cette formule est certainement préférable, mais elle trop vague. En une société, n'importe quel secteur conditionne les autres. [... ] La détermination est trop rigide, le conditionnement risque d'être trop souple et tellement incontestable que la portée de la formule devient trop douteuse. On voudrait trouver une formule intermédiaire entre la détermination de l'ensemble de la société par l'infrastructure proposition réfutable - et le conditionnement qui n'a pas grande signification. Comme d'habitude [ ... ], la solution miraculeuse est la solution dialectique. Le conditionnement est dit dialectique et on pense avoir franchi un pas décisif» 175• En écrivant ses textes sur le marxisme, à la différence des solutions plus faciles du marxisme vulgaire, Sartre veut montrer comment sa pensée dialectique n'est ni un déterminisme, ni l'expression de formules magiques pseudo-rationnelles et intellectualistes : pour se différencier des usages inféconds, qui, comme il l'a lui-même déclaré en 1946, réduisent la dialectique à une sorte de « formule magique »176, sa nouvelle dialectique doit émerger en tant que démarche pratique, comme explicitation d'un processus en cours. Déjà, comme le titre du 175R

Aron, Les étapes de la pensée sociologique, op. cit., pp. 184-185, italique dans le texte. 176J.-P. Sartre, « Matérialisme et révolution » (1946), dans J.-P. Sartre, Situations III, Paris, Gallimard, 1949, p. 162.

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livre sartrien sur la dialectique le montre, nous notons chez Sartre une volonté néokantienne d'atteindre son but : Sartre veut en réalité éclaircir jusqu'où la recherche dialectique peut être conduite, il veut voir les limites de cette recherche et ses conditions de possibilité. Mais, tout de suite, on se rend compte comment l'enquête sartrienne contourne un certain formalisme qui questionnerait le pouvoir explicatif d'une raison dialectique préalablement posée, car, dans la Critique, la raison dialectique elle-même est immergée dans les situations où elle doit opérer. Si la dialectique exprimée par Sartre ne tombe pas dans une métaphysique naïve c'est parce qu'elle est consciente de cette constitution permanente : elle se présente en effet comme la pratique de compréhension du réel, mais elle est en même temps une partie du réel. Le philosophe français affirme dans un passage des Questions de méthode : « La réflexion, pour nous, ne se réduit pas à la simple immanence du subjectivisme idéaliste : elle n'est un départ que si elle nous rejette aussitôt parmi les choses et les hommes, dans le monde. La seule théorie de la connaissance qui puisse être aujourd'hui valable, c'est celle qui se fonde sur cette vérité de la microphysique : l'expérimentateur fait partie du système expérimental » 177• Cette caractéristique explique la difficulté évidente de l'écriture sartrienne de la Critique : la conscience de l'échec de toute explication définitive implique l'ouverture de la dialectique et ses possibilités infinies de révision. Cette posture sartrienne dépasse la dialectique hégélo-marxiste qui croit avoir trouvé en elle-même le principe définitif de l'histoire, autrement dit sa « vérité » : pourtant, cette certitude est en contradiction avec le principe qui est la base même de cette dialectique qui se voulait être à l'origine un « éclaircissement » d'un processus en cours et non sa maîtrise absolue ; Sartre a bien saisi cette impasse lorsqu'il déclare que « le matérialisme historique a ce caractère paradoxal d'être à la fois la seule vérité de l'Histoire et une totale indétermination de la Vérité » 178 • A l'encontre des auteurs recueillis sous l'étiquette de « matérialisme historique », la 177J.-P.

Sartre, Question de méthode, op. cit., p. 34. Sartre, Critique de la raison dialectique (1960), Paris, Gallimard, 1985, p. 138, italique dans le texte.

178J.-P.

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réflexion philosophique sartrienne ne se présente pas comme émersion de la « vérité des rapports matériels » et, en ce sens, elle construit d'une manière cohérente la philosophie comme une pluralité de pratiques, avec une pluralité corrélée d'aboutissements. Par conséquent, même le rapport entre singulier et général est analysé en conférant à la singularité un statut non secondaire : elle ne serait donc pas une singularité émanée par un universel a priori qui la surmonterait, mais un nœud problématique chargé d'une pression qui ne s'atténue pas vers une synthèse apaisante. Le philosophe français écrit : « L'existentialisme réagit en affirmant la spécificité de l'évènement historique qu'il refuse de concevoir comme l'absurde juxtaposition d'un résidu contingent et d'une signification a priori. Il s'agit de retrouver une dialectique souple et patiente qui épouse les mouvements [ ... ] et qui refuse de considérer a priori que tous les conflits vécus opposent des contradictoires ou même des contraires : pour nous, les intérêts qui sont en jeu peuvent ne pas trouver nécessairement une médiation qui les réconcilie. [ ... ] Cette contradiction ne parvient pas à rendre compte de chaque évènement : elle en est le cadre, elle crée la tension permanente du milieu social, la déchirure de la société capitaliste »179 • Par conséquent, tout en déclarant l'exigence d'une dialectique vouée à l'élucidation de la tension conflictuelle qui se manifeste dans l'organisation sociale, l'effort critique sartrien n'envisage pas non plus l'établissement d'un système philosophique censé éclaircir la réalité sociale et historique « une fois pour toutes ». Il incarne plutôt l'exercice d'étude des articulations de la vie, de la part d'une vie. Mais cette attitude interprétative ne peut surgir qu'une fois atteint un certain niveau de disposition du champ visé : l'interprétation est toujours d'après coup, car elle se révèle en tant que tentative de donner une expression aux évènements dans leur plurivocité, de rendre compte d'une activité qui est déjà en train de s'achever. L'expérience critique (comme on pourrait résumer l'ensemble des activités intellectuelles et philosophiques de mise en 179J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 116, italique dans le texte.

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question de l'existant) ne se détache donc pas des autres opérations, mais elle adhère au processus en cours comme pratique parmi les autres. Comme Lucien Sebag le souligne pertinemment : « La Critique de la Raison dialectique rompt heureusement avec le pseudo-rationalisme qui a présidé à nombre de présentations du marxisme. Le projet d'une telle critique suppose qu'une philosophie dialectique n'est concevable que si le sujet qui pose une telle philosophie est lui-même dialectique. La validité des thèses essentielles du marxisme suppose donc un sujet qui se dialectise et prend conscience dans ce mouvement [ ... ]. Le discours dialectique est donc situé, moment d'une praxis qui se totalise et intègre à son déroulement, l'ensemble des éléments du champ souvent hétérogène dans lequel elle se déploie »180• La dialectique chez Sartre n'est donc pas une entité évidente et inscrite dans l'intelligibilité historique en tant que telle ; l'auteur de la Nausée admet en effet quinze ans après l'écriture de la Critique : « Je disais : la dialectique marxiste ne fonde pas sa propre intelligibilité. En ce sens mon livre était d'abord un défi. Il disait : incorporez-moi dans le marxisme et il y aura un premier commencement pour combler le vide originel du marxisme »181 • Il s'agit d'un passage en résonnance avec ce qu'il avait déclaré lors de l'exposition de son programme intellectuel en 1957, car « l'enveloppe syncrétique » de sa pensée ne veut pas « dissoudre » la force du marxisme en un éclectisme disparate, mais l'enrichir : la montée « d'un autre existentialisme, qui s'est développé en marge du marxisme et non pas contre lui » 182, permet de s'éloigner du marxisme sans s'y opposer :frontalement.

°L. Sebag,Marxisme et structuralisme,Paris, Payot, 1965, p. 59.

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, de se revoter, , z Pans, - 0a11=---d Sartre, P. Gavt,- B. Lévy, On a razson Wlléll' , 1974,p. 100. 182J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit, p. 21. Quelques pages plus tard, Sartre veut donner une connotation politique à cette posture éclectique. Dans ce sens, il admet que « nous apprîmes à tourner le pluralisme (ce concept de droite) contre l'idéalisme optimiste et moniste de nos professeurs, au nom d'une pensée de gauche qui s'ignorait encore » {J.-P. Sartre, Questions de 1s1 J.-P.

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Matérialisme et subjectivité: Sartre et la Diamat L'élaboration d'une subjectivité non substantielle chez Sartre fait donc partie de son élaboration du marxisme, dans lequel le philosophe français tient à la fois à garder les distances et à ne pas se priver de la richesse du marxisme en tant que philosophie critique du monde contingent. À l'intérieur d'une histoire décennale dans laquelle Sartre insère sa contribution dissonante, un certain marxisme a voulu réduire, voire annuler, l'apport du sujet dans la compréhension du monde, au nom, dogmatique, d'une « objectivité de la pensée » : ce marxisme a entrelacé ses discours avec la science et son relatif positivisme théorique, avec le socialisme réel et sa propagande, avec les acquisitions des sciences humaines de l'après-guerre et leur volonté de nier un espace possible pour la subjectivité. L'existentialisme marxiste de Sartre se détache justement du marxisme positiviste et du marxisme structuraliste grâce à sa modulation de la question de la subjectivité, affranchie des implications substantialistes et anthropocentriques. Mais cette subjectivité est évoquée dans la mesure où elle a un rôle à jouer : il ne s'agit pas de faire du sujet le moment où le marxisme s'arrêterait, mais de produire une idée du sujet, ou mieux de la subjectivité, capable de fonctionner de manière active pour briser les structures constituant la réalité dans laquelle nous vivons. D'abord, dès qu'il intègre dans son discours, juste après la guerre, des questions marxistes, Sartre doit faire face aux apories du matérialisme dialectique, philosophie officielle du socialisme réel, dans lesquelles la subjectivité est éliminée au nom de l'objectivité indépassable de la matière et dans lesquelles la philosophie elle-même est aplatie au réductionnisme de la matière. Pour s'opposer à cette dérive, Sartre, dans Matérialisme et Révolution, parle explicitement de

méthode, op. cit., p. 23, italique dans le texte): en expliquant son utilisation personnelle du concept de pluralisme, le philosophe français se pose ainsi « à distance » par rapport au marxisme monolithique, sans pourtant céder à l'ambiguïté et à la confusion dans l'élaboration d'Wle ligne politique.

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l'importance du sujet183 : en effet, Sartre défend l'espace où la subjectivité se situe, car, à la différence du matérialiste qui croit avoir étouffé toute forme subjective, Sartre refuse toute contemplation du réel de /'extérieur ; le matérialiste vit l'illusion d'un regard objectiviste détaché et, sur ce point, sa position se montre naïvement métaphysique car elle pense une réalité achevée « en soi ». Cette métaphysique matérialiste oublie que celui qui interroge est, pour utiliser une expression sartrienne,« dans la soupe» et le regard objectiviste détaché est abstrait exactement comme la spéculation la plus solipsiste. Comme Sartre dira quelques pages plus tard, le matérialisme philosophique qui pense avoir annihilé le sujet grâce à sa certitude dogmatique de l'observation se démontre victime d'un « mythe »184 de la connaissance et de son manque de capacité autocritique. Le Dia-Mat, voie inaugurée par Engels dans son Anti-Dühring, semble ainsi tomber dans la métaphysique la plus naïve, qui propose, d'une façon pré-kantienne, une connaissance de la nature en-soi et fait de la triade thèseantithèse-synthèse une loi figée et inscrite dans le monde naturel en tant que tel. Comme l'a bien souligné François Châtelet, « Cette ontologie utilise constamment les idées de vérité, de l'existence, de l'être, de l'objectivité sans jamais s'interroger sur leur signification, sur leur portée philosophique » 185 • Pour Sartre, le dogmatisme et la délégation conjointe de l'action politique à l'appareil organisateur du Parti sont également l'une des causes du recul du marxisme et ses blocages dans la réflexion et dans l'élaboration de stratégies anticapitalistes, car le Parti est progressivement coupé des pratiques concrètes et des activités spontanées. Le devenir pratique s'évanouit ams1 dans un édifice théorique préalablement bâti, et les données de l'expérience sont conséquemment réduites au rôle de confirmations d'un schéma philosophique rigide. Dans les pages de Questions de méthode, 183 J.-P.

Sartre, « Matérialisme et révolution » (1946), dans J.-P. Sartre, Situations III, op. cit., p. 141. 184 Ibidem, p. 175. lSSF. Châtelet, Logos et Praxis, Paris, Hermann, 1962, p. 48.

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Sartre écrit : « le formalisme marxiste est une entreprise d'élimination. La méthode s'identifie à la Terreur par son refus inflexible de différencier, son but étant l'assimilation totale au prix du moindre effort. Il ne s'agit pas de réaliser l'intégration du divers en tant que tel, en lui gardant son autonomie relative, mais de le supprimer : ainsi le mouvement perpétuel vers l'identification reflète la pratique unificatrice des 186 bureaucrates » • Cette rigidification de l'expérience est donc l'expression de la déduction trompeuse d'une dialectique figée et fermée qui s'appuie sur un modèle préconstitué à reproduire. À la place d'une différenciation enrichissante, capable parallèlement de mettre en question les données acquises et de faire avancer la théorie face à l'émergence de nouvelles pratiques, le Dia-Mat décide d'éviter de prendre en considération tous les éléments qui pourraient le dévier de ses plans, se rendre autonomes et l'obliger à des révisions de sa théorie dominante. En outre, il ne faut pas oublier non plus que la Transcendance de /'Ego, article sartrien de jeunesse contre le subjectivisme husserlien, se concluait également avec une déclaration qui concerne le statut du matérialisme, un avis qui demeurera inchangé au cours de sa vie : « Il m'a toujours semblé qu'une hypothèse de travail aussi féconde que le matérialisme historique n'exigeait nullement pour fondement l'absurdité qu'est le matérialisme métaphysique. Il n'est pas nécessaire, en effet, que l'objet précède le sujet pour que les pseudo-valeurs spirituelles s'évanouissent »187 • Ces considérations montrent qu'il y a une continuité entre le jeune Sartre et celui qui s'exprime dans Questions de méthode, car la problématique reste la même : comment se débarrasser d'un subjectivisme résiduel et dérivé du spiritualisme sans tomber dans un objectivisme aussi métaphysique et spiritualisant la matière. Le même philosophe qui, lors des années trente, déclarait la guerre au spiritualisme et à la « philosophie digestive », se fait dans l'après-guerre le 186J.-P. 187J.-

Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 40. P. Sartre, « La 1ranscendance de l'Ego » (1936), dans J.-P. Sartre, La

Transcendance de l 'Ego et autres textes phénoménologiques, Paris, Vrin, 2003, p. 131, italique dans le texte.

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défenseur d'une subjectivité qui n'est pas fondatrice et qui ne répètes pas les apories de la subjectivité cartésienne, mais qui reste irréductible à une matière mécanisée et comme entité débordant la gnoséologie pure. La contradiction entre les deux attitudes sartriennes est seulement illusoire : en effet, la notion de sujet devient ici un antidote contre la dérive scientiste et mécaniciste d'un matérialisme fondamentalement positiviste188 • Ce qui a changé, en effet, c'est l'audience du philosophe, c'est le but de son écriture et le contexte intellectuel dans lequel il s'est inséré : en fait, Sartre n'est plus un brillant jeune savant voulant critiquer la philosophie dominante dans le milieu parisien pendant les années de sa formation ; ses cibles ne sont donc plus les professeurs de la Sorbonne ou de l'École Normale Supérieure. De la même manière, Sartre n'est plus un intellectuel anti-bourgeois solitaire, car il est entré dans le débat du milieu marxiste occidental : quand il écrit Matérialisme et révolution, il veut surtout éclaircir sa position par rapport à une philosophie qui divise le monde. Par conséquent, Sartre n'a pas accompli un véritable tournant : il revendique une place pour une subjectivité vivante, sans jamais la réduire à la fonction d'objet connaissable, et poursuit la critique envers la conscience réflexive qu'il avait entamée lors de ses premiers écrits d'inspiration phénoménologique. À son avis, le marxisme dogmatique se comporte donc en tant que « philosophie digestive », c'est-à-dire en voulant « avaler » l'expérience sans lui donner la possibilité de mettre en cause l'appareil conceptuel qui veut englober l'expérience elle-même. Sur ce point, François Châtelet a noté que cette métaphysique de la matière se reflète abstraitement dans une vision idéalisée du prolétariat, ce dernier étant conçu comme force porteuse de la vérité parce que supposé être, grâce à son travail de transformation de la matière, en contact direct avec la nature. L'historien de la philosophie écrit : « Mais cette option politique que fait le philosophe lorsqu'il choisit le postulat matérialiste est, en même temps, une option pour la vérité, la science, l'objectivité, la Raison et les valeurs 188Voir

: J.-P. Sartre, « Matérialisme et révolution », dans J.-P. Sartre, Situations III, op. cit., pp.136-145.

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humaines. L'énigme contenue [ ... ] s'explique par le fait qu'en adoptant tout à la fois le point de vue de la classe ouvrière et le matérialisme dialectique qui le reflète abstraitement, le philosophe choisit, du même coup, le vrai. Et cela parce que la classe ouvrière comme telle est porteuse de la vérité »189 • La vision dogmatique de la matière a donc son corrélé dans la construction d'une subjectivité sociale ad hoc, investie d'un rôle fictif. Le socialisme réel réalise un système autoréférentiel de correspondances : une matière mécanisée dans son univocité dogmatique va de pair avec une subjectivité prolétaire entendue comme dépositaire unique de la vérité ; mais pour protéger une telle vérité ce système prévoit la garde rapprochée du Parti, représentant et menant le prolétariat, seule classe censée exprimer un point de vue universel et non partiel. Selon Sartre, la prépondérance du matérialisme acritique, en particulier à cause de la proclamation de ce matérialisme comme idéologie officielle du socialisme réel, est provoquée par la victoire du socialisme d'état contre les aspirations utopistes incarnées par la Révolution d'Octobre. Ces dernières, à leur tour, ne furent pas capables de se débarrasser de leur héritage humaniste qui en confondait les objectifs et les aspirations. Sartre explique dans un texte rédigé contre la répression du Printemps de Prague : « La vision mécaniste de l'homme n'est pas, comme Kosik semble le penser, à l'origine du socialisme bureaucratique, elle en est le produit et, si l'on veut, l'idéologie. La Révolution de 1917 portait en elle d'immenses espoirs, l'optimisme marxiste y voisinait avec des vieux rêves quarante-huitards, des idéaux romantiques, un égalitarisme babouvien, des utopies d'origine chrétienne. Le 'socialisme scientifique' [... ] n'eut garde de faire disparaitre ce bric-à-brac humaniste »190 • Mais, quelques années auparavant, Sartre lui-même avait d'ailleurs reconnu la matrice historiquement bourgeoise de l'humanisme, en particulier de la pensée « qui aboutit finalement à ces deux formules : tout homme est bourgeois, tout bourgeois est homme », cette 189F.

Châtelet, Logos et praxis, op. cit., pp. 79-80, italique dans le texte. Sartre, « Le socialisme qui venait du froid » (1970), Situations IX, Paris, Gallimard, 1972, p. 243, guillemets dans le texte. 190J.-P.

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pensée, écrivait-il, « porte un nom : c'est l'humanisme bourgeois. [ ... ]Aujourd'hui la classe bourgeoise est au pouvoir mais nul ne peut plus la tenir pour la classe universelle. Cela seul suffirait à rendre son 'humanisme', périmé. [ ... ] Elle tient encore, pourtant : la bourgeoisie persiste à se dire humaniste, l'Occident s'est baptisé monde libre »191 • La question n'est donc pas celle d'affirmer l'humanisme contre le matérialisme mécaniciste, mais, tout en se débarrassant d'un matérialisme encore métaphysique, de produire une subjectivité autre par rapport aux proclamations universalistes et auto-complaisantes de la pensée bourgeoise humaniste. Depuis ce point de vue, les jugements de Michel Foucault sur le marxisme sartrien restent marqués par un esprit polémique manquant de tout effort d'approfondissement : Foucault adresse à Sartre des accusations d'éclectisme et de cynisme, en superposant sa démarche à celle de Roger Garaudy, dont Sartre partagerait, selon Foucault, une idéologie de compromis, de « coexistence pacifique » avec la pensée chrétienne et la volonté de se présenter comme la seule philosophie véritablement communiste en France 192• Loin de tonalités approximatives et un peu partisanes de Foucault, qui, en faisant un amalgame à la fois politique et philosophique, ne rend pas compte de la complexité des questions en jeu, nous devons rechercher en quoi la philosophie de Sartre scrute les insuffisances du matérialisme positiviste et structuraliste et 191J.-P. Sartre, « Plaidoyer pour les intellectuels » (1965), dans J.-P. Sartre, Situations VII, Paris, Gallimard, 1967, pp. 386-387, italique et guillemets dans

le texte. 192« Il est clair que des persom1es comme Sartre et Garaudy travaillent pour cette coexistence pacifique entre les divers courants intellectuels, et ils disent justement : mais nous ne devons pas abandonner l'humanisme, mais nous ne devons pas abandonner Teilhard de Chardin, mais l'existentialisme a aussi un peu raison, mais le structuralisme aussi, si seulement il n'était pas doctrinaire, mais concret et ouvert sur le monde. [... ] Vous comprenez maintenant en quoi consiste la manœuvre de Sartre et de Garaudy, à savoir prétendre que le structuralisme est une idéologie de droite. Cela leur permet de désigner comme complices de la droite ceux qui se trouvent en réalité à leur gauche. Cela leur permet aussi par conséquent de se présenter eux-mêmes comme les seuls véritables représentants de la gauche française et communiste.» (M. Foucault, I. Lindung, « Interview avec M Foucault » (1968), dans M Foucault, Dits et écrits, op. cit., pp. 685-686).

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pourquoi il remet en question la prépondérance ontologique de la matière mécanisée sur la vie, affichée par le marxisme dogmatique. D'abord, son caractère euristique ; deuxièmement, sa capacité syncrétique ; troisièmement, son rejet des dérives dogmatiques et du marxisme spéculatif. En ce qui concerne le premier point, on reprend les considérations résumées par Ronald Laing et David Cooper dans leur étude sur la philosophie sartrienne nommé Reason and Violence 193• Selon les deux psychiatres, Sartre s'inscrit dans la filiation au marxisme, non par sa fidélité aux thèses officielles, mais grâce à la force de sa pensée qui consiste à engendrer des conclusions possibles à la frontière entre théorie et pratique. Le marxisme sartrien porte donc un nouveau regard sur les relations entre les hommes : à la différence du marxisme officiel qui s'est imposé pendant le vingtième siècle, il ne veut pas soutenir la thèse d'un sujet qui incarnerait la vérité de l'histoire, mais montrer comment, selon les époques, de différentes et multiples formes de subjectivité peuvent surgir et parvenir à une dynamique propre et autonome. L'attention sartrienne envers la praxis lui permet de relativiser l'action compréhensive de la rationalité, car cette rationalité émerge à un certain point du développement socio-culturel et historique et elle n'est pas l'intelligence absolue capable de maîtriser l'évolution historique dans son intégralité. Comme explicité quelques années plus tard lors des premières pages de la Critique de la raison dialectique, l'opération sartrienne vise à faire de la raison dialectique un instrument au service de la compréhension du réel, et non pas à considérer la rationalité comme une sorte d'entendement déjà inscrit dans la nature. En premier lieu, si on parle de rationalité, comme conséquence on ne peut que rechercher son fonctionnement à l'intérieur de la praxis, et non pas prétendre que cette rationalité opère comme une loi du réel. Sartre sur ce point prend position par rapport à Engels et écrit : « si quelque chose comme une Raison dialectique existe, elle se découvre - et se fonde - dans et par la praxis humaine, à des 193RD.

Laing, D. Cooper, Reason and violence, London, Tavistock

publications, 1964,p.38.

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hommes situés dans une certaine société, à un certain moment de son développement. A partir de cette découverte, il faut établir les limites et la validité de l'évidence dialectique. [ ... ] Une dialectique n'a de sens que si elle établit à l'intérieur de l'histoire humaine la primauté des conditions matérielles telles que la praxis des hommes situés les découvre et les subit [ ... ] . En la transportant dans le monde 'naturel' Engels lui ôte sa rationalité » 194• C'est justement pour éviter ces problèmes que Sartre est soucieux de concilier marxisme et existentialisme : au-delà de toute orthodoxie, si le marxisme nous donne ouvertement les coordonnées générales pour comprendre notre époque, il faut, outre ces coordonnées, ajouter au marxisme les disciplines qui permettent une étude de l'être-en-situation. Le marxisme indique une sociologie générale, étudiant l'organisation économique qui permet au système de fonctionner et les conséquences historiques et politiques de ces bases sociales et économiques. D'un autre côté, pour ne pas rester emprisonné dans une macro-caractérisation195 , on croise, avec exigence, ces réflexions avec celles des études qui mettent la singularité de la vie au centre de l'attention. Sartre n'arrive donc pas à surmonter la division entre macrostructure et microstructure (cette division présentant des similitudes avec l'opération accomplie par Wilhelm Reich et l'école de Francfort, qui gardent le marxisme 194

1.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 151, guillemets dans le texte. 195Marx nous a appris que la production intellectuelle est une forme de praxis. On peut donc regarder la philosophie d'une nouvelle façon : elle est l'expression théorique de la part de ceux qui ont le privilège social de ne pas devoir travailler pour leur subsistance et qui ont donc la possibilité de se dédier à des activités intellectuelles. Mais si on réduit la philosophie à une simple expression de la « pensée déterminée par une société », les éléments euristiques de cette analyse sont déjà perdus. On perd aussi les différences et on tombe dans le réductionnisme et dans le sociologisme déterministe. Pour donner un exemple tiré de l'histoire de la philosophie, sans doute Locke, Hobbes, Voltaire, Spinoza, Descartes, Rousseau, Kant ont des liens indéfectibles avec leur temps, leur société de référence. Mais, si ces auteurs ne devenaient rien d'autre que des philosophes portant la voix de la société bourgeoise, on perdrait par conséquent leurs richesses et leurs singularités.

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pour l'étude générale de la société et la psychanalyse pour décrire les vies des individus). Par conséquent, à l'époque de la rédaction des Questions de méthode, Sartre maintient une différence entre les niveaux macrosocial et microsocial : compte tenu de sa volonté de démontrer que l'intelligibilité d'un phénomène n'est pas reconductible à un seul paradigme explicatif, il veut organiser le travail de compréhension en illustrant la complémentarité des approches. Dans ce cas, le marxisme nous fournit les coordonnées générales pour encadrer un tel phénomène, tandis que d'autres savoirs (l'anthropologie, l'existentialisme, la psychanalyse) peuvent nous aider à décrire l'existence singulière, où les coordonnées générales restent une influence vague et imprécise. Sartre utilise comme exemple la description de Paul Valéry, grâce à laquelle il résume, par une sentence, les mérites et les limites de l'attitude marxiste : « Valéry est un intellectuel petit-bourgeois, cela ne fait pas de doute. Mais tout intellectuel petit-bourgeois n'est pas Valéry. L'insuffisance euristique du marxisme contemporain tient dans ces deux phrases » 196• Le marxisme reste donc incontournable même dans l'étude de la personnalité, parce qu'il est capable de décrire l'appartenance de la vie singulière à une classe en définissant ainsi sa place à l'intérieur du tissu social ; Paul Valery, par conséquent, peut être qualifié d' « intellectuel de la petite bourgeoise » pour de bonnes raisons, car on arrive immédiatement à circonscrire son horizon socio-économique de référence. Toutefois, même si la capacité d'éclairage du marxisme d'un point de vue socio-économique n'est pas mise en doute, elle demeure comme incapable d'illustrer les nuances et les particularités qui rendent une vie irréductible à son contexte ; sa force théorique reste limitée à l'esquisse des cordonnées sociales et économiques. Sur ce point, il faut bien éclaircir qu'il ne s'agit nullement de « tempérer » le sociologisme marxiste avec un zeste de personnalisme individualiste, qui signifierait retomber dans le refuge d'une subjectivité substantielle que Sartre a si bien déconstruite dans son article La Transcendance de /'Ego : le propos sartrien de complémentarité entre sociologie marxiste et anthropologie 196J.-P. Sartre, Questions de méthode, op .cit., p. 55.

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existentialiste se fait à partir d'une continuité, qui, même en étant incapable de dépasser la polarisation entre macrostructure et microstructure, affirme un syncrétisme constructif et veut résoudre les blocages marxistes. Ce syncrétisme n'assigne pas une place établie au sujet, mais relance à chaque fois la demande sur l'humanisme et sur ses conséquences : autrement dit, selon Sartre, il faut repenser la subjectivité comme étant en décalage et, en même temps, un décalage par rapport aux conditions en place, elle doit donc se réinventer à nouveau et être pensée dans ses déplacements. Cependant, sur ce point nous constatons la validité de la critique althussérienne du système de médiations théorisé par Sartre. En effet, cet ensemble de médiations est pensé par Sartre comme une conséquence directe de sa partition entre la microdimension singulière et la macro-dimension collective. Althusser montre comme cette distinction n'est pas une donnée acquise, mais la conséquence d'une césure arbitraire. Il écrit : « Ce n'est pas par hasard si Sartre, et tous ceux qui, sans avoir son talent, ont besoin de combler le vide entre des catégories 'abstraites' et le 'concret', font un tel abus de l'origine, de la genèse et des médiations » 197• Nous voyons le point problématique qui dirige Sartre vers une multiplication des médiations et Althusser, par contre, vers une philosophie de structures : le problème reste la façon dont on explique les différents niveaux du réel et leur superposition. En d'autres termes, face à la coprésence des domaines multiples nous sommes obligés d'observer leurs positionnements, leurs hiérarchisations, leurs croisements : nous sommes face au choix entre une possibilité d'ajouter des degrés de médiations (qui résonne comme un rengaine d'une méthode ancienne néoplatonicienne et aristotélique-scolastique) ou, au contraire, de forger une pensée de structures pour donner une clé de lecture aux articulations de la pratique « humaine ». Louis Althusser lui-même propose une explication psychanalytique pour illustrer le « devenir-sujet » de la singularité, en montrant 197L.

Althusser, « Introduction à Lire le Capital » dans L. Althusser, E. Balibar, P. Macheray, J. Rancière, Lire le Capital, Paris, Maspero, 1965, p. 71, guillemets et italique dans le texte.

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comment, à sa façon, une vision marxiste pourrait s'associer à une étude de l'inconscient pour décrire l'émergence de l'être humain concret198• Face au double échec de l'hégélo-marxisme d'un côté et du marxisme positiviste de l'autre, Sartre n'insiste ni sur le pouvoir salvateur inscrit dans l'histoire ni sur les soi-disantes certitudes de la connaissance de la matière, mais présente un marxisme de l'action (avec évidemment sa charge de défaites), proche des conditions des opprimés et des travailleurs exploités, un marxisme capable d'intervenir sur les injustices quotidiennes. Son caractère « en situation » permet à ce marxisme d'éviter l'appel naïf au refrain de l'aliénation et de se concentrer sur les processus dans lesquels l'existence est consignée. En ce sens, l'hégélianisme qui influence Sartre peut être lu comme la nécessité de réfléchir sur le parcours de la conscience privée de toute métaphysique téléologique rassurante : l'inspiration hégélienne qui traverse Sartre lui rappelle l'importance de rapporter l'analyse aux « aventures de la conscience », qui, sans aucun fondement substantiel, procède non pas par adéquation et conservation, mais comme projection vers l'avenir.

198« n y un objet de la psychanalyse qui porte le simple nom d'inconscient. Que ce petit être biologique survive, et au lieu de survivre enfant des bois devenu petit de loups ou d'ours, (on en montrait dans les cours princières du XXVIIIème siècle), survive enfant humain (ayant échappé à toutes les morts de l'enfance, dont combien sont des morts humaines, morts sanctionnant l'échec du devenir humain), telle est l'épreuve que tous les hommes, adultes, ont sunnontée. [...] Certains, la plupart, en sont sortis à peu près indemnes, ou du moins tiennent, à haute voix, à bien le faire savoir ; beaucoup de ces anciens combattants en restent marqués pour la vie. [...] La psychanalyse, en ses seuls survivants, s'occupe d'une autre lutte, de la seule guerre sans mémoires ni mémoriaux, que l'humanité feint de n'avoir jamais livrée, celle qu'elle pense avoir toujours gagnée d'avance, tout simplement parce qu'elle n'est que de lui avoir survécu, de vivre et s' enfanter comme culture dans la culture humaine : guerre qui, à chaque instant, se livre en chacun de ses rejetons, qui ont, projetés, déjetés, rejetés chacun pom soi, dans la solitude et contre la mort, à parcourir la longue marche forcée, qui des larves mammif'eres, faits des enfants humains, des sujets» (L. Althusser,« Freud et Lacan» (1964), dans L. Althusser, Positions, Paris, Editions sociales, 1976, pp. 21-22).

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Les processus de subjectivation et le rôle des groupes « The agent, construed in this dimensional setting cannot be defined as a closed entity but remains sketchy, only an outline picture of whom one can always ask 'was, is, will be, who, where?'. [ ... ] Through the different perspectives taken of the agent in the practico-inert field, in group-in-fusion, in organization and other group forms, the agent in Sartre proves to be a conceptual construction, not a self-identical or identifiable person but an actor. The agent is nota subject in the classical sense » 199• Comme bien décrit par cette savante sartrienne, pour comprendre le sens sartrien de subjectivité, il faut se focaliser sur les significations de l'action. En effet, c'est grâce celle-ci et à son déroulement que l'on voit comment une subjectivité peut émerger: elle est limitée à son« être en action» et, en dehors de son rôle d'agent, elle est destinée à la dissolution. Le sujet ne s'exprime donc pas en tant qu'entité reconnaissable, ni comme auto-conscience identique et évidente : la subjectivité selon Sartre est issue d'une multiplicité de pratiques et non d'un être essentiel « atomistiquement » conçu. Cette émergence des subjectivités est à la fois contingente et non supprimable, car, une fois émergées, même dans la dispersion et dans l'inachèvement répété, elles réclament un espace d'action. Grâce à un contexte de désorientation, où les pratiques d'unification ne sont pas gérées et soumises à un sujet absolu, la subjectivité émergente peut exiger son orientation propre. La 199Leena

Subra, A portrait of the Political Agent in Jean-Pau/, Sartre, Jyvaskyla, University of Jyvaskyla, 1997, pp. 200-201, guillemets dans le texte, « L'agent, produit dans cette configuration dimensionnelle ne peut pas être défini en tant qu' entité enfermée, mais reste fragmentaire, car il est simplement une figure sommaire dont quelqu'un peut demander 'était-il ? sera-t-il ? qui ? où ?' [... ] A travers les diff'erentes perspectives prises de l'agent dans le champ du pratico-inerte, dans le groupe-en-fusion, dans l'organisation et dans d'autres formes de groupe, l'agent chez Sartre se montre comme une construction conceptuelle, non pas un soi-identique ou une personne identifiable mais un acteur. L'agent n'est pas un sujet au sens classique du terme », trad. personnelle.

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vie de la subjectivité est donc confiée à une sorte d'aventure qui n'a aucune certitude au-delà d'elle-même : elle doit alors s'inventer, se proposer, s'immerger dans un contexte aléatoire aux prises avec un monde d'une incontournable multiplicité. Cet inachèvement se montre dans le projet de l'existence qui n'est qu'un décalage perpétuel. Sartre dit : « nos rôles sont toujours futurs » 200, parce qu'il pense qu'une fonction n'est pas quelque chose dans laquelle se figer, mais un objectif à rechercher pour se renouveler constamment. Dans une conférence de 1961, avec des mots qui rappellent son article de jeunesse intitulé La Transcendance de /'Ego, Sartre explique sa vision de la subjectivité : cette dernière est conçue non pas comme un lieu détaché et s'opposant au monde, mais comme une activité qui appartient au monde des phénomènes, comme depuis toujours et à jamais « en dehors » d'elle-même, comme « pro-jection » constante et agissante. Sartre affirme : « où je reconnais le mieux la subjectivité, c'est dans les résultats du travail et de laprax,is, en réponse à une situation. Si la subjectivité peut m'être découverte, c'est à cause d'une différence qu'il y a entre ce que la situation réclame communément et la réponse que je lui donne. [ ... ] La réponse ne sera jamais complètement adéquate à la demande objective ; elle la dépassera ou ne se mettra pas exactement où il faut, elle sera à côté ou restera en deçà. C'est donc dans la réponse même, comme objet, que nous pouvons saisir ce qu'est en ellemême la subjectivité » 201 • L'évanescence de la subjectivité n'est donc pas une limite pour son développement, car, au contraire, elle en garantit l'anti-essentialisme : la subjectivité est ainsi un lieu d'activité à l'intérieur d'un ensemble en mouvement. Selon la perspective sartrienne, on a donc le droit de parler de subjectivité si elle est capable de modifier l'ensemble où elle est inscrite : cette capacité de modification de la situation montre que la 200J.-P. 201 1.-P.

Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 72. Sartre (textes rassemblés parM Kail, R Kirchmayr), Qu'est-ce que la

subjectivité? (1961), Paris, Les prairies ordinaires, 2013, pp. 46-47. 94

subjectivité atteint un sens dans son caractère pratique, dans sa capacité d'action sur une matérialité vivante. La philosophie sartrienne exposée durant cette période se montre ainsi tout à fait prête à se débarrasser de toute image abstraite du sujet substantiel, de l'homme isolé et de l'éternité de l'individu, aussi lorsqu'il s'agit d'effacer les abstractions de l'économie et de ses principes. Sartre écrit alors : « Et ne disons pas que le travailleur isolé n'existe pas. Tout au contraire, il existe partout quand les conditions sociales et techniques de son travail exigent qu'il travaille seul. Mais sa solitude même est une désignation historique et sociale : [ ... ] à un certain degré de développement technique, etc., un paysan travaille à certains moments de l'année, dans une complète solitude, qui devient un mode social de la division du travail »202 • La solitude est donc une structure de la socialité : l'individu seul et isolé n'existe jamais comme structure a priori, car son isolement s'inscrit dans une organisation large de la production et de la consommation. En outre, Sartre s'avère être conscient de l'impossibilité de définir un acteur social à partir d'un seul critère d'appartenance (qui signifierait d'ailleurs retourner à une vision monolithique et substantialiste du sujet), car cette appartenance à différents groupes, qui constitue cet acteur en tant que tel, se décline au pluriel. Sartre explique : « Il est clair, en effet, que l'ouvrier d'usine subit la pression de son 'groupe de production' ; mais si, comme c'est le cas de Paris, il habite assez loin de son lieu de travail, il est soumis également à la pression de son 'groupe d'habitation'. Or, ces groupes exercent des actions diverses sur leurs membres ; parfois même 'l'ilot', la 'cité' ou le 'quartier' freinent en chacun l'impulsion donnée par la fabrique ou l'atelier »203 • Avec cette multiplicité de références et de liaisons, l'idée d'appartenance en tant que telle montre des fissures, parce que, vu son caractère multiple, elle renvoie aux différents conditionnements dans lesquels l'action s'inscrit et qui peuvent 202J.-P.

Sartre, Critique de la Raison Dialectique, op. cit.,p. 208. Sartre, Questions de méthode, op. cit. , p. 64, guillemets dans le texte. Par contre, Sartre ne semble pas prendre en compte les influences dans le cas des milieux ruraux, aussi quand le lieu de travail se trouve en proximité de 203 J.-P.

l'habitation.

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provoquer une dispersion, même contradictoire, des jeux d'influences. En ce sens, l'espace social devient un tissu multiple de forces, car « le groupe n'est, en un sens, qu'une multiplicité de relations et de relations entre ces relations »204 • Ensuite, pour comprendre l'un des points nodaux d'éloignement entre marxisme et philosophie sartrienne, on ne peut pas oublier la question des structures sociologiques, qui ouvre aujourd'hui un nouveau regard sur l' œuvre sartrienne, surtout lors de la rédaction de certaines de pages qui vont constituer les deux tomes de la Critique de la raison dialectique. Sartre essaie de réduire la portée de la notion de« classe sociale», concept-clé dans l'analyse marxiste : en effet, la pensée basée sur une centralité de la classe sociale comporte, selon Sartre, plusieurs erreurs et approximations. La théorie d 'Engels, esquissée dans l'Anti-Dühring paru pour la première fois en 1878, selon laquelle il y a toujours et partout une classe dominante et une classe dominée, est simplement fausse. Sartre, en effet, écrit que « nous savons bien que les sociétés du passé - celles de !'Histoire 'écrite', qui, donc se caractérisent pas des classes se divisent en une pluralité de classes (que leurs luttes tendent à réduire peu à peu) et non à cette dualité schématique, qui n'est pas même vraie aujourd'hui dans les pays industrialisés»205 • Sartre, en général, veut démentir la coïncidence mécanique entre organisation d'une société et division en classes de cette même société : pour Sartre, par conséquent, la lutte de classe doit être limitée à la société industrielle occidentale. L'écart de l'analyse sociologique sartrienne par rapport à celle de Marx et Engels consiste dans son reversement du rapport cause-effet dans la succession conflit-division en classes. Autrement dit, dans les pages posthumes de l'Intelligibilité de /'Histoire, Sartre affirme que « c'est l'existence permanente des luttes qui crée les classes à un certain niveau du développement technique de la production, loin que ce soient les classes, par leur apparition, qui créent la

204 J.-P.

Sartre, Questions de méthode., op. cit., p. 72. Sartre., Critique de la raison dialectique, Tome I, op. cit., p. 256, italique et guillemets dans le texte.

205 J.-P.

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lutte »206• Les classes et la lutte des classes conséquente sont donc des phénomènes à comprendre comme des cas particuliers à l'intérieur d'une histoire millénaire de luttes et conflits : encore une fois, l'analyse sartrienne tente de donner un cadre compréhensif à la violence humaine, un cadre qui explique « tous les conflits, de la guerre de nomades à la grève »207 • Sartre veut à la fois montrer la persistance de la sérialisation et relativiser la portée de la notion de lutte des classes, entendue en tant que théorie explicative du conflit. Il écrit, dans un texte successif à la Critique : « Il y aura toujours des zones ou des régions ou des franges qui, pour des raisons historiques de développement, resteront sérialisées, massifiées, étrangères à une prise de conscience. Il y a toujours un résidu. On a actuellement fortement tendance à généraliser le concept de conscience de classe et celui de lutte de classe comme éléments préexistants à priori de la lutte. [ ... ] C'est vrai que le système capitaliste est miné par des contradictions structurelles ; mais cela n'implique pas nécessairement l'existence d'une conscience de classe ou d'une lutte de classe. Pour qu'il y ait conscience et lutte il faut que quelqu'un se batte »208 • La grandeur de la description sartrienne est à trouver dans son extrême utilité : elle permet, pour être plus précis, d'analyser à la fois les relations historiques les plus archaïques, et les événements d'aujourd'hui les plus pressants. Aussi, à 2061.-P.

Sartre, L 'Intelligibilité de l'histoire. Critique de la raison dialectique. Tome II, Paris, Gallimard, 1984, p. 22. Ce passage sur la création des classes par un conflit préalable démantèle la conviction d'Engels selon laquelle l'existence de deux classes, notamment celle des exploiteurs et celle des exploités, est préliminaire à tout conflit. Sartre ne partage pas non plus les propos approximatifs de Dühring sur une violence originaire produite par la différence entre « forts » et mibles » ; ces propos mélangent évidemment un darwinisme social et un amateurisme philosophique hobbesien. Mais ce philosophe médiocre avait vaguement compris que la lutte précède la division en groupes sociaux et pas le contraire. Une lutte qui se décline toujours au pluriel, car il n'y a pas de confrontation :frontale entre deux acteurs sociaux, mais entre plusieurs forces sociales. 207 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome I, op. cit., p. 245. 208 J.-P. Sartre, « Masse, spontanéité, parti » (1969), aujourd'hui disponible dans J.-P. Sartre, Situations VIII, Paris, Gallimard, 1972, pp. 269-270, italique dans le texte.

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partir de ce point de vue, malgré les différences que l'on est soucieux de souligner ici, son entreprise n'est pas incompatible avec le marxisme, si l'on perçoit cette dernière philosophie comme analyse socio-économique de l'injustice sociale et comme programme politique d'abolition de la propriété privée. Le niveau de l'enquête sartrienne se situe, en réalité, en amont des facteurs économiques en jeu. Si Marx montre les contradictions à l'intérieur d'un système constitué et déjà avancé (comme l'expropriation des produits du travail dans l'organisation industrielle), Sartre explore les mécanismes de la société en tant que telle, en soulignant les persistances des pratiques qui se cristallisent dans les institutions, des habitudes sérialisées, des fonctions sociales. Autrement dit, Sartre se concentre sur les sens de la classe sociale, sur son effective constitution, sur la genèse de la conflictualité, tandis que le marxisme, au contraire, cherche à orienter le conflit et à lui attribuer une causalité économique. Ensuite, Sartre se focalise sur l'émergence du sens de l'histoire, tandis que le marxisme reste emprisonné dans une conception de l'histoire à partir d'une loi métahistorique telle que « l'histoire est histoire de lutte des classes », qui vise à déterminer la causalité et la téléologie de l'histoire entière. L'analyse de Sartre cherche par conséquent à enrichir l'anthropologie marxienne avec une remise en question de l'appareil métaphysique marxiste (qui prévoit une série d'idées « intouchables », comme la généralisation de la lutte des classes, la vision encore progressive de l'histoire, une morale de matrice rousseauienne). La méfiance sartrienne contre la notion de « classe sociale » l'amène donc vers une sociologie qui affirme la centralité des groupes. En effet, Sartre, après avoir écarté la prépondérance de la classe sociale, ne veut pas tomber dans un individualisme atomisant et solipsiste et propose donc le groupe comme acteur social fondamental. La sociologie des groupes est capable de comprendre la dimension du collectif, la parcellisation de la société, la secondarité de l'individu, la multiplicité des conflits à tous les niveaux. Contre le dualisme simpliste de la « lutte des classes », Sartre propose un champ social et matériel divisé en groupes multiformes : nos sociétés ne sont donc pas résumables à un couple de collectivités antagonistes, mais plutôt à un 98

champ stratégique où plusieurs acteurs sociaux se croisent. La substitution de la centralité de la lutte des classes avec la notion du conflit se dirige dans la même direction : le discours philosophique marxiste pense toujours la bataille pour le pouvoir comme un match entre deux équipes, alors que Sartre, au contraire, nous montre la présence d'une constellation de forces sociales qui ne sont pas déterminées seulement par leurs conditions économiques. Cette interprétation est évoquée aussi par Hervé Oulc'hen, qui le confirme : « Les classes ne préexistent pas à la lutte, elles dérivent de factions ou de sousgroupes s'efforçant d'agir, dans des conditions exacerbées, sur l'action d'autres sous-groupes. Cela renvoie à ce que Sartre appelle la 'réciprocité d'antagonisme' »209 • La richesse de sa sociologie des groupes ne réside pas seulement dans le fait qu'il complexifie le dualisme marxiste avec une multiplicité des pôles, mais aussi dans le fait qu'il montre comment la constitution des groupes est à rechercher avec différents critères. En effet, un groupe peut se constituer par appartenance géographique, par origine familière ou tribale, par condition économique, par appartenance religieuse, par niveau culturel, par l'éducation reçue. Cette richesse génétique de l'émergence du groupe représente chez Sartre une « troisième voie » qui ébranle l'opposition simpliste entre l'individualisme, où la singularité est opposée aux tendances collectives et devient entité préalable à toute vie commune, et le collectivisme, qui représenterait le dépassement des singularités au nom d'une totalité capable de tout comprendre210• Cette ébauche de la position sartrienne nous permet surtout de refuser 209H

Oulc'hen, « l'intelligibilité des luttes. Foucault et Sartre lecteurs des enquêtes historiques de Marx », dans (textes rassemblés par) C. Laval, L. Paltrinieri, F. Taylan, Marx&Foucault. Lectwes, usages, confrontations, Paris, La Découverte, 2015, p. 124, guillemets dans le texte. 210 Sur ce point, notre position converge avec celle présente dans R Bernasconi, How to read Sartre, London, Granta Books, 2006, p. 101. A partir de ces considérations, la collectivité demeure comme abstraction obtenue à partir des acteurs sociaux observés et perçus. Le même sort est destiné à l'individu, en tant qu' abstraction atomiste et en tant que substantialisation d'une figure sociale transitoire. Grâce à Sartre et avec lui, on arrive à renoncer aux deux pierres miliaires du débat politique contemporain, la collectivité et l'individu.

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le dualisme entre collectivité et individu, ainsi que toutes les épreuves pour les concilier : il ne s'agit pas de faire une synthèse entre une totalité sociale déjà donnée et un individu fixé et unique, mais plutôt de regarder les formes effectives de la vie commune, qui précèdent la dichotomie individucollectivité. La réflexion sartrienne sur le groupe ne veut pas par ailleurs l'estimer en tant que nouveau sujet : il ne s'agit pas de proclamer l'existence d'une essence de groupe ou une sorte de groupe-essence, mais plutôt de voir dans le groupe lui aussi un acteur mobile et incertain. Mais cette action capable de rompre l'équilibre établi se construit dans la relation au sein du groupe, la véritable force agissante dans le marxisme sartrien. Pour Sartre, la classe existe seulement si elle s'organise et décide d'opérer en tant que telle ; la transformation de l'ensemble sérialisé des travailleurs en une classe sociale est le résultat d'une stratégie qui peut se réaliser seulement dans des contextes sociaux et historiques bien particuliers. Cette relativisation sartrienne de l'importance de la classe en qualité d'acteur social a été soulignée aussi par Jean-François Lyotard211 , qui renvoie cette relativisation à une méfiance 211 J.-F.

Lyotard, « Mots » (1982), dans J.-F. Lyotard, Lectures d'enfance, Paris, Galilée, 1991, p. 89-106. En général, l'article dans son intégralité est traversé par une hostilité marquée, qui remonte à la stigmatisation sarcastique par Sartre de l'expérience des années Cinquante de Socialisme ou barbarie. Comme on le voit quelques pages plus tard, Lyotard ne connaît pas l'œuvre sartrienne en profondeur et souvent utilise des clichés faciles, comme rappeler la phrase de Sartre de la pièce Huis Clos,« l'enfer c'est les autres», pour en justifier l'accusation d'individualisme volontariste. La polémique entre Sartre et Lefort, leader de Socialisme ou barbarie, se concentre justement autour de la question de l'implication du Parti et de ses interventions dans l'organisation de la lutte des classes. Pour Lefort le prolétariat existe en tant que « vécu prolétarisé»: on ne peut parler de prolétariat qu'à partir d'Wle expérience de l'être- prolétaire. Chez Sartre, par contre, on ne peut unifier l'expérience de la prolétarisation que grâce à l'intervention médiatrice du Parti, qui unifie les expériences vécues dispersées. Pour ce Sartre, le prolétariat, confié à sa seule expérience fondatrice, n' amait aucune consistance car il serait incapable d'exprimer des exigences et des revendications unifiées en tant qu'être-dec/asse unique. Le Parti donc serait la médiation nécessaire entre Wle expérience concrète de la prolétarisation et la constitution d'un être de classe qui échappe aux fluctuations imprévisibles des masses dites « informes » (voir

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originelle envers la force politique représentée par la classe, que Sartre essaye de combler en se liant au Parti, pendant la période particulière où il en était compagnon de route. L'adhésion provisoire de Sartre au Parti Communiste signifie que, selon lui, la classe resterait muette sans l'action du Parti. D'où, selon Sartre, la nécessité d'une force organisant les travailleurs qui ne peuvent pas être limités à leurs expériences de travail : chez Sartre, la valorisation de cette organisation est fonctionnelle à un idéal de vitalisation d'une masse présumée inerte se retrouvant dans la classe sociale, qui, selon Sartre, est reléguée à la passivité et à l'inconsistance. Mais le discours sartrien qu'il développe dans la Critique de la raison dialectique, même s'il ne se réfère plus à une classe« prolétaire», ne conclut pas non plus que l'objectif d'égalisation des membres de notre collectivité a été accompli, car on ne peut plus parler directement de « prolétariat », mais de processus de «prolétarisation». Autrement dit, si l'ensemble social ne peut plus être décrit en tant que confrontation entre deux classes, cette description ne peut pas céder à l'affirmation des disparitions des inégalités, des injustices, des concentrations de la richesse. Cette question se déplace alors vers une interrogation sur les conditions d'un « devenir-bourgeois » et d'un« devenir-prolétaire», à propos d'une conflictualité sociale bien plus large que ses représentations dans les rapports sociaux de production. Il y a un point à remarquer sur la constitution des groupes qui nous invite à regarder ce sujet avec un peu de précaution. Il s'agit d'une impasse dans laquelle débouche Ronald Aronson (celui qu'on peut définir comme l'un des philosophes américains les plus lus dans le monde de la contre-culture des années soixante et soixante-dix), qui, dans son livre After Marxism de 1994212, face à la disparition du socialisme réel, proclame la fin du « paradigme ouvriériste » au sein du socialisme. Selon Aronson, le rôle de force critique sociale, politique et économique passe de la classe ouvrière (avec ses à ce propos : Sartre« Réponse à Claude Lefort» (1953), dans J.-P. Sartre, Situations VII, op. cit. , pp. 17- 31 ). 212R Aronson, After Marxism, New York, Guildford Press, 1995.

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forces associées du parti et du syndicat) à la pluralité des subjectivités discriminées : ethnies minoritaires (dans son livre, surtout les afro-américains), homosexuels, associations féministes, écologistes, de protection de consommateurs. Mais Aronson ne se pose la question ni de la fusion, ni de la convergence de ces groupes dans la lutte anti-hégémonique et anticapitaliste : par exemple, comment ignorer le machisme et l'homophobie nourrissant certains propos des minorités ethniques ? Comment masquer le décalage entre une politique des associations de consommateurs (souvent très modérées) et les formes les plus radicales de l'écologisme et du gauchisme? Comment ne pas remarquer les tonalités réactionnaires qui se cachent parfois derrière les protections des zones agricoles et du monde paysan ? Pour Etienne Balibar, au contraire, le décalage entre ces différentes formes de contestation du système dominant ne peut pas être omis, car la fusion des groupes en lutte n'est pas due à la convergence intrinsèque de leurs revendications, ni à leur alliance réciproque contre l'ennemi commun, c'est-à-dire contre la mondialisation hégémonique (avec son eurocentrisme, son machisme, son homogénéisation linguistique et culturelle, son formalisme démocratique), mais grâce à une action qui fait de ces groupes des tissus capables de se coudre cas par cas. Il écrit en effet : « ces mouvements me paraissent au fond 'non contemporains' les uns des autres, parfois incompatibles entre eux, liés à des contradictions universelles mais distinctes, à des conflits sociaux inégalement décisifs dans différentes 'formations sociales'. Je ne vois pas leur condensation en un seul bloc historique comme une tendance à long terme mais comme une rencontre de conjoncture, dont la durée dépend d'innovations politiques »213 • Sartre est appelé en cause quelques pages plus tard, car Balibar reprend son idée selon laquelle chaque agent collectif doit entamer ses actions à partir des conditions matérielles qu'il 213 E.

Balibar, « Préface », E. Balibar, I. Wallerstein, Race, nation, classe (1988), Paris, La Découverte, 2007, p. 15, italique et guillemets dans le texte. Balibar utilise « universelles » au sens d'œe diffusion de cette inégalité dans toutes les sociétés, pas au sens d'une valeur universelle des contradictions présentes dans la société occidentale.

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n'a pas produites ou qui sont le fruit de ses pratiques passées : « Pour parler à la façon de Sartre, disons que toute bourgeoisie est 'faite' par les stratégies d'exploitation qu'elle développe, autant plus qu'elle ne les 'fait'. Car toute stratégie d'exploitation représente l'articulation d'une politique économique, liée à une certaine combinaison productive de techniques, de financements, de contraintes au surtravail, et d'une politique sociale de gestion et de contrôle institutionnel de la population »214• Bien que certains groupes soient en position avantageuse pour profiter des stratégies du marché et du capital, ils se constituent donc en même temps en articulation avec plusieurs facteurs présents dans l'espace social. La bourgeoisie existe donc seulement comme agrégat de forces (techniques, industrielles, financières, intellectuelles, bureaucratiques) qui concourent à la maîtrise de rapports sociaux et organisent hiérarchiquement la société. Ce passage nous permet d'expliquer un point très important à propos du système de la marchandise et de son fonctionnement, dont Sartre note en 1972 le changement de paradigme215 : la philosophie sartrienne ne proclame pas la personnalisation du système capitaliste, de ses règles non plus, car personne n'a choisi arbitrairement le capitalisme, le marché financier et tout le complexe des transactions. Le capitalisme existe sartriennemment dans sa facticité, car il s'agit d'une situation déjà en cours. Tout discours moral, politique ou intellectuel se 214Jbidem, p. 236, guillemets dans le texte. 215 Pendant une conversation en juin 1972, Sartre comprend la direction perverse qu'un capitalisme toujours plus financier et plus centré sur Wle économie de services a entrepris. Il déclare : « Our CEO's wants to be richer and richer, like yours. And of course, the only way to get richer is to produce shoddier and shoddier products, or better yet, produce nothing, become a service industry economy. So we have more and more banks, speculators, real estate firms, combinations and buyouts, and of course delivery folks, salesmen, advertisers, and coffee-getters » (Le texte est publié en anglais dans la version rédigé par John Gerassi. Voir: J. Gerassi, TalkingwithSartre, Yale, Yale University press, 2009, p. 207, « Nos managers veulent devenir toujours plus riches. Le moyen d'y parvenir est de produire des choses insignifiantes et plus insignifiantes encore ; ou mieux, ne rien produire, autrement dit, devenir une économie de services. On a ainsi plus de banques, plus de spéculation, plus d'agences immobilières, de publicitaires, de porteurs de cafés », trad. personnelle.

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manifeste à partir de l'existence factuelle et incontournable d'un système de la marchandise déjà en place. En revanche, aujourd'hui la pensée sartrienne est importante en tant qu' antidote à l'excès de dépersonnalisation, qui tombe dans une métaphysique de la marchandise. En analysant les actions conscientes à l'intérieur d'un contexte capitaliste impersonnel que personne n'a choisies, Sartre sait fixer les limites entre prise en compte des conditions matérielles et possibilité d'action dans et contre ces conditions, alors que souvent l'économie politique analytique, en rabaissant la subjectivité agente au niveau de « consommateur » sommaire, tombe dans de la personnification de la marchandise. La présentation d'une marchandise autonome par rapport à toute volonté humaine est ainsi, paradoxalement, la transformation inconsciente de cette marchandise en une entité fétiche douée d'une volonté, d'une sene de comportements propres. Un antihumanisme (automation, dématérialisation, numérisation) naïf, par conséquent, si soucieux d'éliminer toute trace humaine, risque de tomber dans l'absurdité de l'humanisation de la marchandise.

Série et « groupe-en-fusion » Avec la prise en compte de la « série », on s'insère cette fois dans les linéaments les plus sociologiques de la « boite-àoutils » préparée par Sartre. La notion de sérialisation désigne en effet le résultat et la cristallisation de la praxis sociale : elle est formulée comme synthèse des processus de reproduction mécanique des rapports entre les membres d'un ensemble communautaire et comme mise en place d'une passivité généralisée, et constituée par des comportements stéréotypés dans le même ensemble communautaire. Les rapports sociaux dans cette dimension sérialisée ne se posent pas comme actifs et productifs ni comme créatifs et dynamiques, mais plutôt comme une consolidation des relations préexistantes. Une situation sérielle s'explique très bien lorsqu'on considère plusieurs situations de notre vie quotidienne dans lesquelles, même si on vit dans une forte promiscuité physique avec les autres (en

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attendant le train sur le quai, en faisant la queue à la boulangerie, en faisant les courses dans un centre commercial), on reste dans les solitudes réciproques, dans la répétition de nos rôles. La force de la sérialité réside dans son caractère rassurant : elle est, en effet, la persistance du statu quo et la perpétuation d'un équilibre déjà établi. Elle est capable à la fois de poser un ordre général, qualifié chez Sartre « d'oppression silencieuse», terme qui permet une analyse bien plus large par rapport à la prise en compte critique de l'exploitation au travail. La notion de sérialité touche également les situations les plus intimes de l'existence, nourries par des habitudes et créant des effets subtils d'homologation. Mais il y a aussi un autre aspect de la sérialité, c'est-à-dire son côté évidemment compétitif : pour répéter nos actions mécaniques, il nous faut accomplir une performance meilleure que celle des autres « solitudes » qui nous entourent. Donnons quelques exemples : si l'on attend un transport en commun on peut trouver une place en courant le risque de rester debout, si on fait les soldes on doit faire la meilleure affaire en évitant que d'autres clients soient plus rapides, si l'on est au chômage les autres chômeurs deviennent des concurrents qui pourraient contribuer à la permanence de notre situation. Cette configuration sociale « atomiste » donne aussi lieu à la diffusion d'un antagonisme réciproque : chaque existence singulière voit l'autre singularité comme une entité qui peut la priver de sa place ; si chaque élément est produit en série, en effet, la possibilité de substitution demeure un risque permanent216• La constitution de la série sociale n'est pas séparable, donc, d'une forme intrinsèque de compétition qui montre comment la série fonctionne en tant que tendance séparatrice. Ces tendances transforment les membres d'un groupe en individus qui ne communiquent pas et qui se disputent biens et gratifications. La mise en place d'une collectivité sérielle implique comme conséquence un rapport à 216 0n

peut considérer aussi l'homologation comme exemple efficace de sérialisation: il s'agit d'une reproduction à l'infini de copies qui, en tant que telles, perdent toutes capacités de différentiation et deviennent perpétuellement substituables.

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la fois d'impuissance et d'antagonisme entre les membres de cette collectivité. On parle d'impuissance car chaque personne vit dans l'engrenage de la machine sociale, dans laquelle elle peut répéter simplement les actions que son rôle exige. Mais cette reproduction de rôles et de comportements place la singularité atomique en conflit avec les autres singularités, qui, au lieu de développer une quelconque forme de solidarité pour leur situation commune, considèrent l'autre comme celui qui peut les priver de ce dont elles ont besoin. Sortir des tendances à la sérialisation se résume dans le vocabulaire sartrien par l'idée de « fusion » : elle est, en effet, la transformation spontanée et « involontaire » (au sens d'une« contagion » imprévue et non décidée par une volonté particulière) de la compétition en une dimension coopérative. La fusion donne lieu au groupe, c'est-à-dire à une forme de collectivité sociale qui ne se caractérise plus par l'atomisation, mais qui, au contraire, retrouve les liens sociaux que la sérialisation compétitive avait déchirés. Par conséquent, on devient un « groupe-en-fusion » quand on cesse de penser et de se comporter comme des singularités séparées et morcelées, pour retrouver un espace collectif, où notre expérience de vie est vécue en lien avec l'autre, dont on partage le destin 217 • Le groupe-en-fusion s'oppose à la sérialisation soit en ce qui concerne la suppression de l'antagonisme entre membres, soit en ce qui concerne l'infinie substituabilité des membres d'une série. Le groupe, a, en fait, besoin de la participation de tous et de leur contribution, et n'est pas la simple addition d'un ensemble de « Je » individuels. À la place de penser 217La

fusion chez Sartre répond, à notre avis, aux critiques que MerleauPonty, exprimé dans Les Aventures de la dialectique (M. Merleau-Ponty, Les Aventzues de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955) et qui affirment le manque d'une effective dimension intersubjective chez Sartre. Les observations de Merleau-Ponty sont, à notre sens, correctes et bien fondées, car dans l'Etre et le néant les consciences sont posées dans Wl incontournable antagonisme et le Mit-sein heideggérien est réduit à un pur« esprit d'équipe». Mais 1'ébauche par Sartre de 1'idée de fusion dans la Critique montre la possibilité d'une commune appartenance au même horizon ; la fusion se pose, donc, à la fois comme existentielle, car on met en jeu nos vies, et comme sociale, car on découvre l'expérience fusionnelle grâce à l'éclatement de certaines problématiques socialement produites.

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l'antagonisme des consciences, l'une contre l'autre, on commence à penser à l'autre comme « tiers », comme partie intégrante d'une relation inclusive qui échappe à toute relation duale. Dans l'un de ses derniers manuscrits, Sartre s'efforce d'expliquer toutes les difficultés que la fusion doit affronter pour émerger, car les processus de sérialisation se posent comme de nombreux barrages qui empêchent l'assomption d'une attitude « fusionnelle », c'est-à-dire d'une action collective de solidarité réciproque, de sortie de l'individualisme, de mise en commune du destin. Pour Sartre, la vie de groupe est originelle et la séparation en individus n'est qu'un effet, ontologiquement successif, des mécanismes de l'organisation sociale et économique et des transformations historiques. Il écrit : « On les atomise quand les grandes forces sociales - les conditions de travail en régime capitaliste, la propriété privée, les institutions, etc.- s'exercent sur les groupes dont ils font partie pour les morceler et les réduire aux unités dont on prétend qu'ils se composent » 218 • La position du citoyen dans la société de la massification représente un très bon exemple que Sartre peut saisir pour définir concrètement la sérialisation : « Simplement les collectifs s'adressent à lui comme à un membre d'une série (celle des acheteurs de journaux, des téléspectateurs, etc.). Il devient identique quant à l'essence à tous les autres membres et ne diffère d'eux que par son numéro d'ordre. Nous dirons qu'il est sérialisé »219 • Sur le pouvoir de la sérialisation, on remarque un passage fort et clairvoyant, qui renvoie à la fragmentation des groupes travailleurs et à la naissance de rivalités transversales : « Supposons une entreprise où aucune grève ne s'est déclarée depuis vingt ou trente ans, mais où le pouvoir d'achat de l'ouvrier diminue constamment à cause de la 'vie chère'. Chaque travailleur commence à envisager une action revendicatrice. Mais les vingt années de 'paix sociale' ont établi peu à peu entre les travailleurs des relations de sérialité. Toute 218 J.-P.

Sartre,« Elections, piège à cons» (1973), aujourd'hui disponible dans J.-P. Sartre,Situations .x; op. cit., pp. 77-78. 219Ibidem, p. 78.

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grève [ ... ] demanderait un regroupement de travailleurs. À cet instant la pensée sérielle - qui sépare - résiste fortement aux premières manifestations de la pensée de groupe. Elle sera raciste (les immigrés ne nous suivraient pas), misogyne (les femmes ne nous comprendraient pas), hostile aux autres catégories sociales (les petits commerçants ne nous aideraient pas plus que les paysans de l'arrière-pays) »220 • Il n'est pas trop difficile de retrouver les noms et les épisodes qui fournissent les grands exemples historiques de l'action des « groupes-en-fusion » : le peuple parisien qui a donné l'assaut à la Bastille, la Commune de Paris de 1870, les bolcheviques avec la prise du Palais d'Hiver. Mais le« groupeen-fusion » ne doit pas être cherché et signalé seulement dans les grands et sporadiques évènements de l'histoire, qui marquent une époque. Le phénomène de la fusion est quelque chose qu'on vit aussi dans des situations quotidiennes, lorsqu'on apprend à quitter notre solitude individuelle et à partager notre situation avec toutes les« subjectivités faibles». On trouve des phénomènes « fusionnels » dans les grèves, dans les manifestations pour défendre et réclamer ses droits, dans les rendez-vous culturels où l'on découvre une sensibilité commune221 • Mais, Sartre nous avertit que le « groupe-en-fusion » est destiné à retomber dans la sérialité : il reste en tant que « flamme » de spontanéisme social et politique, mais au-delà de ces traces il est affecté par une sorte de « sérialisation de retour», car « le groupe contient en lui, quel qu'il soit, ses raisons de retomber dans l'être inerte du rassemblement : ainsi la désintégration d'un groupe, comme nous le verrons, a une

220!pidem,

p. 79, guillemets dans le texte. considération n'implique pas que les manifestations, les grèves, les évènements culturels sont en tant que tels des moments « fusionnels », car dans ces occasions aussi il y a des tendances bureaucratiques, ou « atomisées » ou encore fonctionnelles aux logiques de la marchandise. On peut dire que la fusion est la force de rassemblement qu'on découvre grâce à ces occasions. 221 Evidemment cette

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intelligibilité a priori » 222• Ce débat s'interroge aussi sur l'efficacité de la fusion sociale dans un groupe et sur les périls qui accompagnent la constitution du « groupe-en-fusion » même (inertie, discipline interne, tendance vers la dissolution, création de sous-groupes, retour à la sérialité). Comme l'a écrit Jeannette Colombe!, la dissolution est un spectre qui peut se matérialiser dans n'importe quel moment de la vie « fusionnelle » : « C'est elle qu'on trouve dans la vie du groupe que Sartre décrit dans La Critique de la raison dialectique sur fond impersonnel,[ ... ] pesant et dispersé, contrepoint de la série, provoquée par la rareté et la rivalité. Le groupe forge une unité issue de la multiplicité et qui ne peut être qu'une unité d'action. Rien ne la garantit. La dissolution la menace toujours, mais ce n'est pas une raison pour préférer la figer en institution, car la sclérose ne vaut pas mieux. Ainsi, rien n'est jamais acquis, tout doit être conquis»223 • Quoi qu'il arrive, en cas de succès, le groupe va se dissoudre ou se cristalliser : la première hypothèse est provoquée soit par l'effondrement du groupe, une fois que l'aventure entreprise est couronnée par la victoire (et donc par l'effacement de la raison première de la fusion), soit par la parcellisation du groupe même (formation de groupuscules, de sous-groupes, diffusion du sectarisme). L'hypothèse de la cristallisation est générée par l'institutionnalisation (assignation des rôles, sphère de la décision assignée à quelqu'un en particulier, établissement d'une hiérarchie parmi les membres) qui recrée une sérialité sociale, ou alors par l'aboutissement dans la « fraternitéterreur »224• Cette dernière se vérifie si l'existence du groupe 222

J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome I, op. cit., p. 384, italique dans le texte. 223 J. Colombel, Sartre ou le parti du vivre, Paris, Grasset, 1981, p. 98. 224L 'utilisation du terme « fraternité » dans la Critique ne doit pas nous tromper : la fraternité ne garde, en effet, ni une acception moralement positive, ni, dans ce cas, une référence à un contexte culturel et moral de matrice universaliste. Elle n'émerge que pour une décision dans des conditions rares et circonscrites, c'est -à-dire comme solution arbitraire provoquée par une nécessité de réorganisation. Si on veut trouver une tonalité

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devient plus importante que les membres eux-mêmes : par conséquent, la conservation rigide de la structure-groupe étouffe toute spontanéité en faveur de la persistance enfermée de l'action sociale. C'est la phase du serment, qui correspond à la rivalité entre membres, au soupçon envers les autres camarades, au choix d'éliminer les adversaires internes. Félix Guattari définirait cette dérive comme risque de « patauger, de compromettre notre effort de réflexion collective et de nous laisser écarteler par les courants de pensée d'inspiration psychosociologique ou de nous laisser reprendre par les exigences surmoïques des groupes militants purs et durs »225 • L'analyse de l'action du groupe doit, par conséquent, prendre en compte toutes ces issues possibles. Dès qu'il y a une constitution de règles et de rôles et dès qu'il y a une codification des comportements et une soumission à une organisation, on doit faire face à une complication de la vie « fusionnelle », qui comprend hiérarchisations, formations de sous-groupes avec des directions divergentes, et impositions de tâches. La formation et la dissolution du groupe comprend donc un réseau de micro-relations : espaces de décision, assignations des tâches, distribution des responsabilités. La mise en place du groupe comporte le déploiement d' « axes de subordination » :

politique dans cette utilisation du terme « fraternité », on peut dire que, chez Sartre, elle prend un ton répressïf: parce qu'elle opère en tant que force corporatiste et auto-conservatrice par rapport au groupe. Le sennent, qui donne lieu à la phase nommée par Sartre la« fraternité-terreur», est l'essai de protéger le groupe de toute dispersion. Dans cette phase, le membre singulier devient un simple outil pour le groupe et lui est donc subordonné. Ensuite, l'acte du sennent est bien différent de celui du contrat social du libéralisme moderne, car ce dernier est une libre association d'individus préalablement séparés qui décident de se constituer en tant que cotps social. Bien au contraire, le serment veut garder la fusion en acte, enjouant le rôle d'antidote aux tentatives de fuite à l'intérieur du groupe. Le serment ne fait pas appel à la « naturelle » rationalité de l'individu, mais à une volonté déterminée par la situation tout à fait exceptionnelle de la fusion : si le contrat social sérialise les adhérents et sacralise les rapports décisionnels, le serment serre les lignes à l'intérieur du groupe. 225 F. Guattari, « Le Groupe et la personne » (1968), aujourd'hui disponible dans F. Guattari, Psychanalyse et transversalité, Paris, La découverte, 2002, p. 152. 110

l'attribution d'un rôle met en lumière les asymétries, les membres privilégiés, les instances protégées et marginalisées 226• Nous allons aussi reprendre à ce point deux autres mots utilisés souvent en binôme par Sartre : extériorisation et intériorisation. Il est très important de dire que, chez lui, ces mots perdent toute connotation intimiste et superficielle : extériorisation, en fait, ne veut pas dire simple apparence, ni expression d'une entité d'origine « intime » ; à son tour, l'intériorisation ne renvoie pas à un lieu étranger à la matérialité, ni à l'affirmation d'une réalité au-dessous de la surface « extérieure ». L'extériorisation se comprend plutôt comme sérialisation, comme persistance de jonctions passives entre les éléments. L'extériorité chez Sartre est, par conséquent, une coexistence répétitive et mécanisée qui ne sort pas de la stase. Par contre, l'intériorisation correspond à la sortie de l'inertie et de la stagnation: elle se pose comme développement de nouveaux liens et comme renouvellement des enchaînements déjà en place. Sartre lui-même, en commentant son parcours quelques années plus tard, arrive à déclarer : « la notion de subjectivité je l'emploie rarement sauf pour limiter, pour dire 'ceci n'est pas subjectif, 'je n'ai pas d'élément suffisant pour', etc., mais pour moi ça n'existe pas, la subjectivité, il n'y a que intériorisation et extériorité »227 • Les apparats et les stratégies de contrôle à l'intérieur du groupe sont à considérer comme limites à l'action du rassemblement : toutes les formes de direction interne qui vont s'installer sont causes de rechute dans la sérialisation inerte et une trahison de la ligne politique incarnée par la fusion. Chez Sartre, on trouve une tonalité spontanéiste, une influence qui nous semble trotskiste, car pour éviter de retomber dans l'atomisation sérialisée il faudrait une sorte de « fusion permanente».

226La Critique

de la raison dialectique rejette, en général, l'organisation et les formes« revenantes» d'organisation, en tant qu'affaiblissement de l'énergie

de la fusion, qui incarne la vraie poussée révolutionnaire. 227 J.-P. Sartre,« L'écrivain et sa langue » (1965), dans J.-P. Sartre, Situations IX, op. cit., p. 51, guillemets dans le texte.

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Chapitre 4 Figures ontologique de l'impersonnel : praxis et rareté

L'écriture de la Critique de la raison dialectique pousse Sartre hors de ses mêmes configurations dialectiques, pour montrer les possibilités impersonnelles des notions de praxis et de rareté. Le texte de la Critique est de facto un grand chantier ouvert et le philosophe, par cet ouvrage, a entrepris un travail sur lui-même228 en tant qu'utilisateur désordonné de sa propre boite à outils229• L'écriture de la Critique de la raison dialectique est ainsi un effort pour chercher à se comprendre soi-même tout en comprenant le monde : elle témoigne ainsi d'une expression fébrile et débordante, d'une torsion de la pensée sur elle-même ; elle est un exemple de pensée « en prise directe», d'un flux qui exprime des passages qui seront repris et transformés dans les pages suivantes. Nous pouvons reprendre aussi les mots précieux de Michel Sicard : « La Critique de la raison dialectique est un volume sur la dialectique, mais peut-être plus antidialectique qu'il n'y paraît. Le moment de la synthèse est la part difficile à venir, tant sont innombrables les situations. [... ] La pensée sartrienne fait intervenir d'autres phénomènes comme la stratégie, la série, les groupes, la dissolution ou la dissémination, bref des

228

En tout cas, le texte sartrien de la Critique reste désordonné et confus : il est naturel de penser que l'auteur ne l'a pas relu après l'écriture. Il est rempli de répétitions excessives et d'omissions : pour obtenir de claires définitions de son vocabulaire, par exemple, il faut travailler par abstraction sur des centaines de pages, car Sartre a souvent utilisé des expressions compliquées sans les expliquer. 229 Sartre admet d'ailleurs lui-même le désordre de son écriture et le manque d'une révision du texte : J.-P. Sartre, « L'écrivain et sa langue » {1965), aujourd'hui disponible dans J.-P. Sartre, Situations IX, Paris, Gallimard, 1972, p. 75.

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phénomènes chaotiques activateurs ou destructeurs » 230• Si la philosophie n'est qu'une pratique parmi d'autres, alors son déroulement ne peut être que celui d'une dynamique relationnelle qui se focalise sur d'autres dynamiques relationnelles dont elle est issue. La philosophie sartrienne s'inscrit donc dans un horizon qu'elle essaie de décrire et de . . circonscnre. Ce que notre analyse révélera sera la centralité d'une notion impersonnelle de praxis : elle sera mise en lumière comme notion indiquant une production diversifiée, multiple et plurielle. Loin de tout paradigme subjectiviste, la philosophie de Sartre prend en compte une dimension pratique qui outrepasse l'humain, ou, plutôt, le constitue en tant que tel. Sous ces aspects, la philosophie sartrienne considère que « Society is a set of human relations and it would be better to understand the individual as constituted by those relations than vice versa. To this extent, the later Sartre, as is increasingly recognized by commentators, is much closer than is usually recognized to the theorists of the death of the subject, such as Claude Lévi-Strauss and Michel Foucault »231 • La Critique de la raison dialectique présente donc en arrière-plan des aboutissements qui évitent de se référer à l'humain en tant qu'horizon indépassable : l'humain est ainsi le résultat d'un entrelacs de pratiques constituantes et de couches de significations ; l'humain n'est pas une entité primaire, ni la base fondamentale de la vie, ni son état originel et éternel. Dans cette recherche d'une forme expliquant la construction de l'humain et l'édification des différentes civilisations se trouve aussi une notion de « rareté » qui représente l'explication par 230M

Sicard, « La notion de série dans la Critique de la raison dialectique, entre politique et esthétique », Bollettino Studi Sartriani, anno VII, 2011, p. 175. 231 R Bemasconi, How to read Sartre, London, Granta Books, 2006, p. 96-97, « La société est lm assemblage de liaisons humaines et il serait mieux de considérer l'individualité comme produit de ces liaisons et non l'inverse. Dans cette mesure, le Sartre des dernières années, comme il est de plus en plus reconnu par les commentateurs, est plus proche, bien qu'on ne le reconnaisse pas toujours, des théoriciens de la mort du sujet, comme Claude Lévi-Strauss et Michel Foucault», trad. personnelle. 114

Sartre de l'histoire humaine et qui est capable de lier à l'origine la prax,is avec le territoire : la prax,is, en fait, doit son existence à la rareté, car, selon Sartre, la praxis peut naître et se développer dans toutes ses manifestations à l'intérieur uniquement d'un horizon de rareté ; la rareté est ainsi facteur générateur du sens propre de la prax,is, qui est conçue en tant que déploiement d'un ensemble d'actions qui visent à combler une situation insuffisante. En liaison avec cette idée de rareté se trouve, enfin, une idée d'aliénation qui, à la différence de Marx, n'est pas liée au fonctionnement du système capitaliste, mais au rapport entre l'activité de l'homme et la matière ouvrée : dans le cadre esquissé par Sartre, l'aliénation, en effet, n'est pas la perte d'une essence humaine figée, mais le contre-effet de la matière usée contre la prax,is. Avant de fouiller dans les pages de cet effort sartrien, en quête d'un éclairage sur les questions de la prax,is et de la rareté, il faut s'interroger sur le tournant que cet ouvrage représente. Face au virage accompli par Sartre avec la parution de la Critique, les exégètes ont engagé un débat sur le rapport de cet ouvrage avec la philosophie sartrienne des années quarante. Nous pouvons citer d'une part Alain Renaut (qui a tout fait pour séparer irrémédiablement l'Etre et le néant de la production sartrienne successive232) ou Fredric Jameson233 , ceux qui ont proclamé un changement radical de coordonnées théoriques ; de l'autre part, ceux qui, comme Perry Anderson234

232A

Renaut, Le dernier philosophe, Paris, Grasset, 1994. Pour Renaut, le « bon » Sartre appartient totalement à la période phénoménologique-

existentielle, et les aboutissements sartriens dans sa propre version du marxisme, ainsi que son soutien au tiers-mondialisme et à la contestation des années soixante et soixante-dix, ses justifications de la violence, ses choix politiques ne sont que des « accidents » ou des « déviations » de sa pensée correcte. 233 F. Jameson, Marxism and Form, Princeton (NJ), Princeton University Press, pp. 208-209. Pour Jameson, après la parution de la Critique de la raison dialectique, on ne peut plus parler d'existentialisme de la même manière. 234P. Anderson, Considerations on Western Marxism, London, New Left Books, 1976, pp. 57-58.

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ou André Gorz235, tout en admettant aussi un changement de vocabulaire et d'objets d'étude, proclament cependant une substantielle continuité entre l'Etre et le néant et la Critique. De notre point de vue, nous signalons une continuité effective entre les deux phases, mais, à notre avis, cette transcription n'est pas automatique. Il ne s'agit pas non plus d'un simple changement lexical : elle exprime une exigence, une trahison, une migration du sens. Avec cette idée de « transcription » nous pensons au déplacement d'une réflexion vers un autre contexte lexical, où le geste de transformation du langage implique l'acceptation de la perte des significations acquises, à la recherche d'un nouveau sens à conquérir. Par exemple, si la notion de facticité dans l 'Etre et le néant et la notion plus tardive de pratico-inerte montrent des aspects très similaires, l'opposition entre pour-soi et en-soi n'est pas traduite systématiquement dans des formes correspondantes, qui mettraient en évidence les aspects collectifs ou matériels. Le nouveau couple théorique relatif, c'est-à-dire celui de praxispratico-inerte, est, au contraire, une torsion de l'opposition rigide sujet-objet, encore dominante à l'époque des textes proprement « existentialistes ». On peut dire que, si quelque chose de l'ancien couple pour-soi en-soi persiste, Sartre se montre aussi soucieux de clarifier la genèse de ces deux entités qui composent sa première ontologie, genèse qui démantèle leur opposition immédiate et simple pour montrer un processus bien plus articulé de formation mutuelle. En d'autres termes, l'en-soi n'est plus l'objet opposé à cause de sa lourde opacité à la vie translucide de la conscience, mais c'est le moment d'un processus plus large de détermination matérielle qui rend la vie dépendante de cette fragile liaison avec la matérialité. Pour expliquer cet aspect de la pensée sartrienne, nous utilisons maintenant deux passages que Sartre a laissés inachevés dans la deuxième partie de la Critique et qui, selon nous, montrent un pour-soi et un en-soi qui cessent de se présenter dans leur contraposition monolithique : 235A

Gorz, Le Socialisme difficile, Paris, Éd. du Seuil, 1967. Voir aussi : P. Cabestan, Qui suis-je ? Sartre et la question du sujet, Paris, L'Harmattan, 2015,p. 16.

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« Ainsi, l'être-au-milieu-du-monde, comme limite extérieure de l'être-dans-le-monde, marque chacun et tous, et constitue la face transcendante de notre matérialité. En fait, il ne s'agit de rien qui soit fondamentalement neuf : nous avons déjà vu l'organisme pratique en danger dans son champ pratique [ ... ] ; la seule différence est que l'être-au-milieu-du-monde, comme limite de l'être-dans-le-monde nous détermine par rapport à notre impuissance. [ ... ] Au contraire, nous découvrons dans notre expérience dialectique, l'être-en-soi de la praxis-processus comme ce qu'on pourrait appeler son inassimilable et non récupérable réalité »236• En outre, si dans les livres de Sartre précédant son adhésion au marxisme on cherche une expression ou une théorie qui soit proche de celle de la rareté, on peut remonter simplement à l'idée littéraire de la 'nausée', pour noter qu'elle garde le même aspect de gratuité de la vie. Mais la nausée est beaucoup plus nuancée par des topoi littéraires concernant la solitude humaine face à une nature qui n'a aucun intérêt pour la vie. Dans la rareté, au contraire, l'indifférence de la nature envers l'aventure humaine provoque une réponse collective et structurelle, comme l'organisation originaire des groupes sociaux. La rareté, donc, n'est pas la source d'une existence qui est condamnée à retrouver le sens individuel de sa présence, mais elle est l'événement refoulé qui oblige la vie à se structurer collectivement.

La praxis et ses effets En revenant sur les signifiés opérant dans le texte de la Critique, la première notion à éclaircir est celle de praxis, dont on a déjà donné quelques éléments. La prax,is est donc beaucoup plus que le travail de transformation et de production d'objets, car elle est une constitution à la fois de formes matérielles et de signifiés. La praxis est en même temps la

236J.-P.

Sartre, L 'Intelligibilité de l'histoire. Critique de la raison dialectique. Tome II, Paris, Gallimard, 1984,p. 319, italique dans le texte.

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construction, l'organisation, la valorisation et la communication d'un monde. Il y a dans la notion de praxis une idée de projet : en d'autres termes, la praxis est l'affirmation et le développement d'une hexis dynamique qui lutte pour son émergence. Il faut également comprendre la praxis comme un concept de tonalité impersonnelle : il ne s'agit pas de l'action singulière, mais d'une constitution de signifiés plutôt collective et « trans-individuelle »237 • La praxis produit un champ possible de relations, où elle peut se croiser avec d'autres praxis et où elle peut aboutir à la construction d'autres champs, en sortant d'un être-en-situation pour en constituer un autre. La conception de la praxis dans la Critique met, par rapport aux ouvrages sartriens antérieurs, un accent beaucoup plus fort sur la matérialité. Le rapport entre la praxis et le pratico-inerte se pose en effet comme « érosion »238, au sens d'une capacité d'intervention dans le temps sur une matière qui s'est pétrifiée et qui a pétrifié les pratiques du passé : le travail pratique sur la matière érode les couches accumulées par les actions précédentes, la pratico-inerte constitue, à son tour, la présence cimentée239 qui affaiblit l'intervention pratique sur la matière. En lien avec l'explication de la praxis, il est important de clarifier le sens d'un couple d'expressions très présent dans les pages de la Critique. D'abord on se réfère au« pratico-inerte »: Rizk utilise cette expression pour indiquer qu'il n'y a que l'individu qui existe en tant que force d'agrégation d'autres singularités constituantes à travers des relations interindividuelles (H. Rizk, Comprendre Sartre, Paris, Arman Colin, 2011, pp. 175-176). Dans la Critique, la vision de la singularité sort ainsi de toutes les tonalités individualistes : l'individu n'est pas un absolu, ni une donnée préliminaire indépassable, mais plutôt une typologie possible de singularité panni d'autres singularités possibles. La singularité est quand même un deuxième moment par rapport à la situation relationnelle qui la détermine en tant que telle. L'être-en-situation se pose ainsi comme étre-enrelation : la praxis est à la fois activité dans le champ matériel et production du champ de relations matérielles ; à son tour le champ matériel est à la fois le lieu et le produit d'une incessante articulation de pratiques de constitution et d'éléments constitués. 238A Gorz, « Sartre ou de la conscience à la praxis» (1966), dans J. Lecarme (textes rassemblés par), Sartre, Paris, Garnier, 1973, p. 157. 239 Ce terme est utilisé également par Hadi Rizk lorsqu'il décrit l'activité humaine face au milieu structuré par la rareté (H. Rizk, Comprendre Sartre, op. cit., p. 123). 237Hadi

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il indique les structures qui devancent la praxis et qui la transforment. Le « pratico-inerte » est le résultat de toutes les pratiques du passé et, en même temps, la base pour l'action pratique successive : il représente donc la partie inertielle et passive de l'action, une sorte de fond sédimenté de toutes les actions déjà terminées. Grâce à cette notion, Sartre peut réviser certains thèmes qui constituaient l'ossature de sa pensée précédente. La sédimentation de chaque action qui constitue le « pratico-inerte » va influencer les actions futures et toute nouvelle action est donc élaborée à partir des « accumulations » des pratiques précédentes. Il n'y a alors plus, comme dans les textes sartriens des années quarante, la caractérisation du futur comme« l'indéterminé où on peut se réfugier» pour échapper aux souffrances d'un passé qu'on ne peut plus changer. Le passé qui se matérialise dans le pratico-inerte, au contraire, persiste dans sa présence inéliminable et ne peut pas être effacé par une quelconque « fuite vers le futur ». Puis, la deuxième expression que nous citons se résume sous la dénomination de « contre-finalité », qui se réfère aux conséquences inattendues de la praxis, comme si on parlait d' « effets collatéraux»: une action entreprise pour résoudre une certaine situation donne lieu à des conséquences imprévues qui ouvrent un nouveau front problématique d'activité. Les contre-fmalités sont totalement divergentes par rapport aux prévisions et aux intentions des acteurs en jeu. Par conséquent, les « contre-finalités » démontrent l'impossibilité d'une seule direction d'action et la nécessité de l'interaction entre plusieurs facteurs dans le champ pratique, car l'action ne peut pas comprendre toutes les composantes du champ matériel : on doit toujours être prêt à corriger la direction et à revoir nos projets face à l'émergence de nouvelles questions inattendues. Pour donner un exemple simple de la « contre-finalité », on peut penser au grand phénomène de l'industrialisation : pour augmenter la production de biens et de richesses dans plusieurs zones du monde, on a développé les usines et un appareil industriel. Ainsi a-t-on résolu, peut-être, la famine et la misère pour un bon nombre de personnes dans le monde, mais beaucoup d'autres problèmes, inexistants auparavant, se sont posés : la pollution, l'eau contaminée, les désastres écologiques, la croissance de la 119

désertification, la consommation sauvage, etc. Avec ce concept, Sartre semble alors lancer une sorte d'avertissement contre toute solution « facile et définitive » d'un problème social et politique, car il faut se souvenir que, pour chaque problème résolu, surgit un problème (qui peut être plus fort ou plus faible, selon les circonstances) 240• La notion de praxis, dans notre interprétation, n'a donc rien de« subjectiviste», car le sujet est plutôt une figure de la praxis et non le contraire. L'analyse approfondie de la praxis chez Sartre nous montre sa capacité de genèse des acteurs sociaux : c'est la praxis qui produit la forme de l'individu et non l'individu qui entreprend l'action pratique. À partir de cette question, on peut affirmer que la forme de l'individu est un produit historique de la praxis et non que la praxis est la synthèse de l'activité individuelle. Dans son intégralité, l'opération accomplie par Sartre est bien reprise par Raymond Aron, lorsqu'il déclare, dans un passage très clair,« au niveau transcendantal, Sartre ne remonte pas à l'homme, mais à la praxis. L'évidence, la translucidité de celle-ci constitue la donnée première de la critique qui combine la primauté méthodologique de la réflexion avec le principe anthropologique selon lequel la personne concrète se définit par la matérialité. La praxis s'offre d'elle-même à elle-même, en son évidence, en sa totalisation temporelle ; elle n'exige ni fondement ni preuve » 241 • La praxis, par conséquent, n'est pas entendue comme l'action déployée par un présumé « sujetmaître » du monde, mais comme un tourbillon de pratiques non-

24 0pour

donner un exemple pris de l ,histoire récente, on peut affirmer que 1,intervention en Lybie de 2011 a été llll clair épisode de pratique qui a généré des contre-finalités évidentes : 1,intervention militaire a été approuvée pour écraser lllle fois pour toute la dictature de Kadhafi, mais la conséquente diffusion d'armes a provoqué l'ouverture d,llll nouveau front au Mali. Les milices islamistes ont, en fait, utilisé les armes originalement destinées à la guerre en Lybie pour nomrir la révolte sécessionniste au Nord du Mali : cette situation a obligé la France à préparer une nouvelle intervention, cette fois au Mali, pour résoudre la conséquence impréwe de la précédente solution au précédent problème. 241 R Aron, Histoire et dialectique de la violence, Paris, Gallimard, 1973, p. 33, italique dans le texte.

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subjectivement fondées, tourbillon qui, dans ses effets, crée l'homme comme une figure signifiante. En se dissociant de la dialectique sujet-objet, dont Sartre, dix ans plus tard par rapport à la Critique, déclarera l' inutilité242 , le philosophe français se concentre sur une pensée du libre développement du processus pratique, qui instaure spontanément un champ pratique relatif de relations, totalisées grâce à l'action médiatrice de la matière ouvrée. L'abandon de la dialectique moderne sujet-objet ne se concrétise pas à travers un bouleversement proclamé du paradigme dialectique, mais en obligeant cette même dialectique à se déformer et à montrer ainsi sa vulnérabilité : l'objet n'est plus caractérisé en tant que finitude produite mais comme un mouvement pratique, en lui conférant ainsi une dynamique active qui ne peut pas se restreindre dans une synthèse définitive. Le philosophe ajoute également : « Nous avons découvert, en approfondissant l'expérience, que les hommes réalisent sans le savoir leur propre unité sous forme d'altérité antagonistique à travers le champ matériel où ils vivent dispersés et par la multiplicité des actions unifiantes qu'ils exercent sur ce champ. Ainsi la pluralité des corps et des actions isole en tant qu'elle est envisagée directement ; elle se transforme en facteur d'unité en tant qu'elle est réfléchie sur les hommes par la matière travaillée » 243 • Sartre qualifie donc la prax,is de force unificatrice par rapport une activité vivante composée par des éléments diversifiés dans lesquels et sur lesquels elle agit. Dans ces nœuds de relation apparemment dispersés et morcelés, la praxis dépasse les limites étroites de l'humain pour le configurer de nouveau selon les conditions provoquées par la praxis elle-même.

242« Aujourd'hui, de toute manière, les notions de 'subjectivité' et d"objectivité' me paraissent totalement inutiles » (J.-P. Sartre, « Sartre par Sartre » (1970), dans J.-P. Sartre, Situations IX, Paris, Gallimard, 1972, p. 102, guillemets dans le texte).

243J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 330.

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L'horizon de la rareté244 Pour comprendre l'importance de l'analyse historique, philosophique et sociale délinéée par Jean-Paul Sartre dans La Critique de la Raison Dialectique, il faut mieux comprendre son but et surtout expliquer, exactement comme dans le cas de la notion de praxis, le sens du mot qui revient au cours du texte : « rareté »245 • Par rareté, on ne signifie pas une condition provisoire de privation ni une condition de carence : à partir de la philosophie sartrienne, on doit utiliser « rareté » pour désigner une condition ontologique et existentielle. La rareté est, en réalité, une condition constante de l'histoire humaine : chaque société, même avec ses particularités géographiques, historiques et politiques, a dû se confronter à des formes incessantes et variables de rareté. Il est vrai que la sécheresse, l'indigence, le manque de moyens de subsistance, nous montrent le côté le plus évident de la pénurie, mais la rareté se pose aussi en tant qu'élément général qui conditionne la totalité de nos actions 246 • Comme Sartre l'a éclairci dans le manuscrit du deuxième tome de la Critique de la Raison Dialectique, la rareté se place toujours dans une pluralité de configurations : même dans une société qui a fait disparaître la famine, la rareté resurgit avec d'autres déclinaisons, telles que

244 Certaines

des réflexions que nous présentons dans ce chapitre ont fait l'objet d'une première formulation ensuite remaniée et élargie, dans la publication: F. Caddeo, « Critique sartrienne et écologie», Les Médiations philosophiques, n. 13, 2013, pp. 6-8. 245 Même si Sartre, dans son texte, utilise presque exclusivement le mot « rareté », nous allons employer parfois, pour de claires raisons discursives, des synonymes comme « pénurie », « manque », «besoin». 246 D est assez difficile de découvrir qui a inspiré la thématique de la rareté chez Sartre. La rareté comme objet d'analyse est apparue à peu d'occasions dans l'histoire de la pensée moderne. Elle est présente surtout chez l'économiste Malthus, mais elle est absente chez Marx et demeure très fragmentaire chez Ricardo. Son exclusion de l'économie politique « classique » et de la philosophie marxiste a produit un fort désintérêt des théoriciens marxistes du vingtième siècle, à l'exception de quelques passages chez Trotski (L. Trotski, The Revolution Betrayed (1936), New York, Merit Publisher, 1965, pp. 56-60). Pour un regard critique de la question : P. Anderson, Considerations on Western Marxism, op. cit., pp. 85-88.

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« rareté de produits, rareté d'outils, rareté d'hommes »247 • La mécanisation industrielle et l'enrichissement matériel ne sont donc pas la solution définitive à la pénurie, car pour tout contexte donné il existe des besoins, même si ceux-ci sont moins flagrants. Sur un territoire assez riche pour assurer une vie matérielle décente, par exemple, la rareté se pose comme le manque d'hommes pour gouverner ce territoire, ou encore comme le manque de communication entre les différentes régions248 • La rareté est aussi la conséquence de certaines manifestations d'abondance : une région riche d'hommes et de moyens peut vivre la rareté comme manque d'organisation, ou comme manque de rapidité dans la communication, ou encore comme manque d'espace pour se développer davantage. Sartre affirme la mutabilité d'objets rares dans un passage limpide ; il écrit : « Dans certains conditions historiques particulières et si la technique permet de dépasser un certain stade de la rareté, autrement dit si le milieu travaillé par les générations précédentes et les instruments (par leur nombre et leur qualité) permettent à un nombre défini de travailleurs d'accroitre la production dans des proportions définies, ce sont les hommes qui deviennent rares ou risquent d'être rares »249 • Le dépassement d'un niveau de rareté déplace le seuil déficitaire à un autre niveau : l'insuffisance est alors vécue d'une autre façon, qui suppose une réorganisation. Face aux passages non systématiques que Sartre nous a laissés, il nous faut chercher à mettre un peu d'ordre et à aboutir à un résultat cohérent. Si dans une note Sartre parle de « rareté du produit, rareté d'outil, rareté de travailleur, rareté de consommateur »250 , on peut distinguer trois niveaux d'insuffisance matérielle qui résument les niveaux de 247

J.-P. Sartre, L 'Intelligibilité de l'histoire. Critique de la raison dialectique. Tome IL, op. cit., p. 22. 248Dans l'opulent style de vie proposé par la finance internationale, la rareté ne se présente évidemment pas comme manque de nourriture ou d'objets matériaux, mais comme manque de temps. Le rythme vertigineux des marchés mondiaux est né en effet par la tentative de remplir un besoin de bénéfices immédiats et comme lutte contre le temps qui s'écoule. 249J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome I, op. cit., p. 249. 2so Ibidem, p. 264.

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territorialisation sociale : la rareté des ressources (quand il s'agit d'une société de la survivance en lutte avec l'environnement), la rareté d'hommes (quand il s'agit d'une société qui vise à l'expansion, en lutte avec les autres populations), la rareté de temps (quand il s'agit d'une société totalement sédentaire voulant accroître la production et les échanges : société de l'agriculture, du commerce, de la technique, de l'industrialisation, de la consommation, de la communication). On doit ajouter aussi qu'il y a une certaine caractérisation quantitative dans la rareté : le principe de la pénurie est résumable dans les expressions « il n'y a pas assez pour tout le monde » et « il n'y a qu'un peu moins que ce qu'il faut ». L'augmentation de la production des biens à consommer, d'ailleurs, n'est que la transformation de la rareté, pas son élimination : si par certains peuples la rareté est vécue comme une question de survie (manque de nourriture, manque d'abris), dans d'autres régions du monde ces questions sont posées autrement et les moyens à disposition rendent la rareté plus subtile, mais toujours persistante. La pénurie, selon Sartre, se présente exactement comme « la négation de l'homme par la Terre »251 : c'est-à-dire que l'homme, même s'il n'est pas 251 J.-P.

Sartre, L 'Intelligibilité de l'Histoire. Critique de la raison dialectique. Tome II, op. cit., p. 22. Un écho heideggérien peut être entrew dans cette

expression, surtout si l'on juxtapose le discours sartriens sur la rareté et la suivante caractérisation de la terre de Heidegger ; selon ce dernier il y aurait « une loi cachée de la terre. [ ...] La terre demeure à l'abri dans la loi sans apparence qu'elle est elle-même » (M. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique» dans M Heidegger, Essais et conf'erences, op. cit., p. 114). Dans le même écrit Heidegger exprime également sa critique contre \Dl anthropocentrisme aveugle et incapable de toute compréhension de sa propre exploitation de la terre ; il affirme : « Les pâtres, invisibles, habitent au-delà des déserts de la terre dévastée, qui ne doit plus servir qu'à assurer la domination de l'homme ; et toute l'activité de ce dernier se borne à apprécier si quelque chose est ou non important pour la vie, laquelle vie, en sa qualité de volonté de volonté, exige d'avance que tout savoir se meuve dans ce mode du calcul et de l'estimation qui met en sûreté. [ ... ] La dévastation de la terre commence comme un processus voulu, mais qui n'est pas et qui ne peut être connu dans son être. Elle commence à une époque où l'être de la vérité se définit comme certitude, comme ce en quoi les représentations et pro--ductions humaines deviennent sûres d'elles-mêmes» (M. Heidegger,« Dépassement

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conscient de ce contexte, est toujours« de trop» par rapport à la nature. Par conséquent, la rareté dans la réflexion sartrienne demeure un horizon général, donc bien au-delà de la facticité contingente, mais elle est décalée dans les différents contextes sociaux-historiques. Sartre parle en réalité d'une rareté qui « rend compte des structures fondamentales (techniques et institutions) : non telle qu'elle les aurait produites, comme une force réelle, mais en tant que faites dans le milieu de la rareté »252• Pour comprendre la capacité d'explication relative à la théorisation de la rareté, il faut utiliser la distinction entre « transcendantal » et « empirique », en se rappelant que l'un est calqué sur l'autre (on n'obtient le transcendantal qu'en faisant abstraction des différents exemples concrets, et on ne parle du niveau empirique que comme manifestation d'un transcendantal en tant que forme a priort53 ) : d'un côté la rareté est le transcendantal constitutif de la vie, de l'autre côté, les formes de rareté en sont les manifestations empiriques et vérifiables. On souligne ici les explications de André Gorz lorsqu'il affirme que : « Le développement industriel reproduit la rareté à de la métaphysique » dans M Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 113 et p. 115). 252J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome I, op. cit., pp. 238-239, italique dans le texte. 253 Nous nous souvenons du problème soulevé par Gilles Deleuze lorsqu'il dénonce l'attitude kantiano-husserlienne de construction de l' Urdoxa à partir d'une acceptation de la doxa, qui implique une certaine « impuissance de cette philosophie à rompre avec la forme du sens commun » (G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Editions de minuit, 1969, p. 119). Mais l'opération de « décalquage » de la dimension transcendantale, à partir d'une expérience concrète, suivie de la séparation sur deux niveaux, garde une utilité explicative non indifférente. Malgré ses réticences sur ce sujet, Michel Foucault reconnaît que cette manière de penser produit « un discours dont la tension maintiendrait séparés l'empirique et le transcendantal, en permettant pourtant de viser l'un et l'autre en même temps » (M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 331). L'opération que l'on propose permet donc « d'éviter le rabattement du transcendantal sur les contenus empiriques comme dans l'objectivisme naturaliste ou historiciste, mais de privilégier la restauration de 'la dimension oubliée du transcendantal' » (P. Sabot, Lire Les mots et les choses de Michel Foucault, Paris, P.U.F., p. 132, guillemets dans le texte).

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d'autres niveaux - rareté de temps, d'hommes, de matières premières, d'énergie, etc. - et que toute les raretés nouvelles - y compris celles qui sont apparues dans les pays socialistes - renvoient précisément à la Rareté fondamentale »254• La rareté se conçoit donc dans sa valeur ontologique et non pas comme problème contingent d'une société particulière. Cette attitude montre la distance entre Sartre et les économistes qui ont, pendant deux siècles d'économie politique, touché et théorisé la pénurie : pour Turgot, Condillac, Say et Malthus, la rareté est un facteur qui doit être inséré dans l'analyse des processus économiques et qui doit être considéré en fonction de l'ensemble des mécanismes de production. Chez Sartre, au contraire, on voit une autre explication, qui vise une ontologie possible de la vie: la rareté n'est donc pas un élément utile au calcul de la richesse d'une société mercantile ou industrialisée, car il ne s'agit pas d'un facteur intérieur au système économique particulier de la marchandise. La pénurie se trouve en effet à la racine de l'humain, à la naissance de la société, au point de contact entre la nature et la culture. Pour donner une forme schématique de la reconstruction sociologique et anthropologique développée par Sartre, on peut, pour utiliser ses propres mots, parler de rareté comme « moteur passif de l'histoire » 255• Autrement dit, il faut penser la situation en tant qu'ensemble des relations structurées qui sont toujours inaccomplies et il est proprement cet inachèvement qui stimule l'action. L'homme apparaît comme un être dynamique, un être vivant qui veut changer les relations données, comme un être qui essaye d'organiser de nouvelles structures pour combler les manques du système établi. Toutefois, le rôle actif de l'homme face à la situation donnée n'élimine pas, comme on l'a déjà dit, les manques du système. Mais le rôle actif de l'homme est capable de rendre mobile le système même : la réaction humaine face à la structure établie produit une nouvelle organisation, de nouveaux moyens, de nouvelles relations 254A

Gorz, « Sartre et le marxisme », Critica marxista, n.1, 1966 ; aujourd'hui disponible dans (textes rassemblés par) M Contat, Sartre, Paris, Bayard, 2005, p. 116. 2SSJ.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome I, op. cit., p. 234.

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sociales. La rareté, selon Sartre, est tellement inséparable de l'expérience humaine que cette donnée ontologiqueexistentielle l'amène vers une révision de la tradition anthropocentrique et humaniste : la rareté n'est donc pas un accident de la vie sociale, mais elle est l'élément que l'on retrouve dans chaque étape de l'histoire humaine. Sartre, dans un passage très fort, arrive à dire que « l'homme est le produit historique de la rareté »256 : autrement dit, les communautés humaines sont nées en s'organisant face au facteur de la rareté. En suivant cette piste, on peut inverser les termes centraux dans l'anthropologie humaniste, c'est-à-dire qu'on élimine le rôle capital de l'homme dans la culture occidentale. En effet, pendant des siècles, l'humanisme anthropocentrique a considéré l'homme comme la figure centrale du globe terrestre, comme l'être vivant privilégié dans l'environnement : la culture occidentale a placé l'homme à un niveau supérieur par rapport au reste du monde (faune, flore, matière). Mais la matière et les ressources naturelles ne sont pas à disposition du présumé « maître du monde ». L'expérience de la rareté, dans tous ses aspects, au contraire, nous montre la constante précarité de l'existence et la finitude humaine dans toutes les situations. L'homme est donc une entité « toujours en réaction » par rapport à la rareté et qui développe sa praxis transformatrice de l'environnement dont il fait partie. La rareté est ainsi une source, une limite, un contre-effet de la praxis : la pénurie n'est pas créée par l'homme, mais par contre l'homme est l'entité qui se pose le problème de la combattre une fois pour toutes, sans réussir. Comme un expert de Sartre l'a indiqué,« la suppression de la sous-alimentation n'impliquerait pas nécessairement la suppression de la rareté. Au contraire, on voit la rareté se reproduire elle-même. Au niveau d'une civilisation donnée, c'est le pétrole qui est rare. Ou les locaux scolaires »257 • L'activité humaine n'est qu'une réaction à la rareté et donc l'homme, en tant que praxis de transformation du milieu, est créé par la rareté. Le travail humain gagne du sens seulement 256/bidem, 257A

p. 243. De Waelhens, « Sartre et la raison», Revue Philosophique de Louvain,

n.60,1960,pp.84-85.

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face à la rareté : la modification des pratiques, des techniques, des institutions, est toujours un processus en cours qui produit d'autres processus en cours. L'horizon social n'est jamais donné une fois pour toutes : le passage entre deux phases (caractérisées par exemple par deux typologies de rareté) n'est jamais le passage entre deux situations équilibrées, mais entre deux situations où l'on trouve des déséquilibres et des lignes de fuites. L'activité humaine, en fait, peut se mettre en marche pour commencer de nouvelles pratiques : pour satisfaire le manque présent dans la situation matérielle, on génère des pratiques pour rejoindre l'équilibre. Cette démarche génère à son tour d'autres déséquilibres imprévus et, donc, de nouvelles pratiques. Ce jeu infini des dynamiques provoque la multiplicité des relations, synchroniques et diachroniques, qui constituent le champ matériel. Le facteur qui génère le mouvement est identifié avec le déséquilibre à l'intérieur du champ matériel, qui déchire les rapports à l'intérieur de la situation donnée (rapports établis, rôles dans l'organisation, savoir technique consolidé). La question de la solution à ces déséquilibres renvoie à la praxis en tant que démarche pour faire en sorte « qu'il y ait assez pour tout le monde ». La présence constante de la rareté élimine les rêves d'une libération définitive de l'indigence et élimine aussi tout projet qui vise une société de l'opulence, c'est-à-dire toute idée selon laquelle la meilleure société possible serait celle de l'abondance de biens. Une « bonne » société, en effet, n'est pas une communauté humaine qui a éliminé définitivement la rareté (car, comme on l'a déjà souligné, la rareté se présente toujours sous une nouvelle forme), mais, au contraire, on peut appeler « bonne société » une communauté organisée et structurée qui a su réduire l'urgence de la rareté. En d'autres termes, cette « bonne » communauté a la capacité de gouverner les formes émergentes de rareté, sans tomber dans la désagrégation et dans la désorganisation. Une bonne société apprend, en effet, l'élimination de la peur de la rareté : pour réussir à vivre ensemble face à la pénurie, il faut savoir mélanger respect de l'environnement et efficience, savoir partager équitablement les

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ressources naturelles du territoire, mais aussi apprendre à consommer seulement les produits dont on a vraiment besoin. Cette reconstruction développée par Sartre ébauche une possible philosophie de l'histoire qui pourrait permettre d'abandonner théoriquement les « grands récits » de la modernité occidentale et de penser l'histoire des petites communautés, partout dans le monde. Ces communautés ne se posent pas les problèmes de maîtriser l'histoire ou de dominer les continents (problèmes absolument absurdes en dehors des grands empires), mais plutôt de lutter chaque jour contre les problèmes quotidiens : contrôler le territoire, avoir à disposition de l'eau et de la nourriture, organiser les différents rôles à l'intérieur de la communauté, etc. Ces problèmes d'organisation à résoudre sont les facteurs qui génèrent des séries de dynamiques enchaînées, qui provoquent une révision des structures à l'intérieur de la communauté. Pour donner des exemples, c'est la rareté d'hommes pour contrôler le territoire qui pousse une communauté à faire des alliances avec la communauté voisine. C'est le manque d'eau qui oblige les femmes d'un petit groupe à bouger vers un fleuve. C'est la stérilité de la terre qui contraint des familles à choisir une nouvelle installation, etc. Si la rareté perdure, sous une forme ou une autre, notre mouvement ne se situe pas vers l'émancipation du besoin, mais vers la transformation de moyens pour faire face à la rareté. A partir de l'analyse sartrienne, on peut considérer d'autres aspects : la domination de l'homme sur la Terre n'est pas seulement désastreuse et discrétionnaire, mais elle est aussi une falsification de la vraie condition humaine. En effet, cette dernière se présente comme fragile et précaire, dépendante de l'environnement et pleine de carences. Pour donner une base théorique à la condition humaine, il faut concevoir l'homme en tant qu'être toujours incomplet et provisoire. L'homme est dépendant du milieu et est un produit de l'environnement : son rôle, même s'il peut paraître central et permanent, suppose des brèches et des limites. Pour résumer, on peut dire que l'action humaine, sa praxis, ses entreprises, sont à prendre comme réaction à l'intérieur d'un horizon de limites ; l'homme, avant d'être producteur, est d'abord produit, c'est-à-dire que son existence 129

émerge d'une situation qui l'oblige à réagir. Sartre en effet écrit: « L'homme, c'est cet être rabougri, difforme mais dur à la peine, qui vit pour travailler de l'aube à la nuit avec des moyens techniques (rudimentaires) une terre ingrate et menaçante »258 • Face à ces descriptions de la genèse de l'humain dans un environnement qui souffre partout de la pénurie, on a l'impression que les considérations sartriennes, relues aujourd'hui, prennent une tonalité écologiste. Selon Sartre, la nature n'existe pas pour fournir des ressources à l'homme et elle n'est pas la contrepartie de l'homme. La place de l'humain est celle d'une créature qui, face à l' insouciance259 de la nature, génère une multiplicité d'effets pour transformer sa propre manière de vivre la pénurie. La nature caractérisée par la rareté n'est pas un simple objet qui se pose face à un présumé homme « naturellement connoté » et soucieux de satisfaire ses besoins, car la nature encadre les relations humaines qui s'inscrivent en elle. L'action de la rareté est ainsi une véritable genèse de l'humain et de ses formes d'organisation, qui doivent faire face aux limites imposées par la pénurie : l'existence montre ainsi sa gratuité et son incapacité à affronter durablement une nature indifférente. La praxis, générée selon Sartre par la présence débordante de la rareté, fonctionne, en fait, comme principe de totalisation et d'ouverture d'un territoire. Face aux propos sartriens, il s'agit, de notre part, d'éclaircir certains principes qui pourraient donner lieu à des malentendus. En effet, la fonction centrale de la rareté en tant que présumée explication originaire de toutes les relations, par exemple, pose des questions essentiellement philosophiques. Par exemple, la rareté incarnerait, encore une fois, une sorte de recherche du « premier-vrai » de matrice hégélienne. Autrement dit, elle ne serait pas un élément explicatif du processus socio-historique parmi d'autres, mais le fondement qui servirait de « clef pour ouvrir toutes les portes ». La rareté aurait sans doute le mérite 258 J.-P.

Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome I, op. cit., p. 237. se rend bien compte que parler d' « insouciance » comporte tme anthropomorphisation de la nature et que l'indifférence est une attitude « humaine, trop humaine ». En tout cas, on croit que ces expressions montrent d'une façon satisfaisante certains aspects du rapport homme-nature. 2590n

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d'être un point de départ matériel qui fait référence au vécu de chaque existence, sans devenir un principe abstrait et spéculatif d'explication de la vie. Mais son univocité explicative, si elle est laissée à sa simple affirmation, exprimerait aussi un goût encore métaphysique de renvoi à un seul élément générateur, omniprésent, synthétique. Dans ce sens, la rareté semblerait être une donnée définitive, une donnée antérieure par rapport à chaque histoire possible. En outre, cette conception sartrienne de la rareté le place encore plus en décalage par rapport aux considérations marxistes sur le même thème. L'appareil théorique de Sartre dans la Critique se base donc sur une notion centrale, celle de rareté, que le marxisme récusait, car il a toujours considéré cette notion comme générée par la« propagande idéologique» d'une bourgeoisie qui refuse toute politique de redistribution de la richesse. Chez les marxistes, grosso modo, la rareté serait une excuse théorisée par les bénéficiaires du système en place, pour continuer à garder avec mauvaise foi les biens disponibles dans leurs mains et dans leurs poches. Sartre tomberait sous la même accusation et, notamment, serait coupable d'éliminer l'exploitation de classe comme seule cause du conflit social : sa vision de la rareté, selon la critique marxiste, serait une réédition des théories des économistes libéraux et antimarxistes260 • Les marxistes n'ont, en fait, jamais considéré la rareté en tant qu' « ingrédient éternel de la condition humaine, mais [comme] un phénomène historique qui se manifeste sous des formes diverses avec l'exploitation de classe, et pour une classe seulement, et qui disparait avec l'antagonisme de classe et la construction du socialisme »261 • Chez Sartre, au contraire, c'est à partir de la rareté que l'on pense aux membres d'un ensemble communautaire destinés à l'exclusion de la consommation, membres différents selon les situations : par exemple, si pour une ville en état de siège ce politique ''néo-classique,,, qui a maîtrisé les études d,économie à partir de la moitié du dix-neuvième siècle jusqu,aujourd,hui, utilise comme concepts centraux celles de «marge» et «manque». Mais les similitudes avec Sartre ne sont pas nombreuses. Sartre ne veut en réalité pas construire une théorie de la valeur. 261R Garaudy, Questions à J.-P. Sartre, Paris, Éditions sociales, 1960, p. 88. 26°L,économie

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sont les citadins les moins aptes au combat (vieux, enfants, malades) qui deviennent « inutiles », pour une société assez riche, par contre, c'est l'étranger immigré qui est vu comme une source d'érosion de richesse. La marginalisation économique pour Sartre serait, par conséquent, une conséquence de la rareté qui va bien au-delà de la prolétarisation dans un contexte capitaliste. André Gorz nous explique sur ce point que : « Sartre s'oppose donc bien à ceux des marxistes - de moins en moins nombreux, il est vrai - qui considéraient la rareté comme une circonstance inhérente à - voire produite par - la phase capitaliste du développement »262 • Pour le marxisme, la pénurie n'est pas un véritable problème : elle est simplement produite par un système particulier. Les marxistes, en effet, n'ont pas proprement posé la question de l'insuffisance des moyens à disposition, en considérant que la nature est toujours capable de fournir les matériaux pour la survivance et la reproduction d'une société. Pour le marxisme « il en y a toujours assez pour tout le monde » et donc, la déclaration contraire est confinée dans les déclarations idéologiques et apologétiques du système dominant. Pour ces raisons, Roger Garaudy, en commentant la Critique sartrienne, a déclaré que le titre de cet ouvrage aurait pu être « Essai sur les fondements de l'antimarxisme », ou encore « Prolégomènes à toute anthropologie antimarxiste future »263 , pour mieux l'adapter au contenu qui apparaît comme « révisionniste ». En réalité, Garaudy montre une mécompréhension de la tâche sartrienne de donner une base effective à la recherche socio-anthropologique : le but de Sartre ne consiste pas dans l'analyse économique et politique d'une contingence historique provisoire. Dans son œuvre, Karl Marx avait gardé un concept général de pénurie, fort loin des coordonnées sartriennes : pour l'auteur du Capital, chaque société est capable de produire une quantité suffisante de moyens pour vivre et pour reproduire ses propres conditions. Sartre écrit : « Les interprétations historiques de 262A

Gorz, « Sartre et le marxisme » (1966), dans M Contat (textes rassemblés par), Sartre, op. cit., p. 116, italique dans le texte. 263R Garaudy, Questions à J.-P. Sartre, op. cit., p. 89.

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Marx et d 'Engels donneraient à croire, si on les prenait à la lettre, que toute société jouit toujours du nécessaire et que c'est le mode de production qui produit la rareté sociale comme inégalité de classe »264• Selon Marx la vraie question est donc la distribution de la richesse et non pas la quantité de produits disponibles. À partir de ces argumentations, on peut dire que, à notre avis, du côté marxiste, il y a une sorte de manque d'une réflexion pénétrante sur la rareté conçue au sens sartrien : d'abord parce que la rareté, on le répète, n'est pas seulement une question matérielle, mais plutôt une question ontologique, existentielle, organisatrice, structurante de la vie ; ensuite parce que le marxisme n'a pas bien médité sur la carence de moyens disponibles et sur la finitude de l'environnement. Le marxisme est donc tombé dans un genre de surévaluation du pouvoir de l'homme, sans se rendre bien compte des limites des entreprises humaines. Sartre, évidemment, partage le propos qui vise une bonne distribution de la richesse, mais il doit constater que le marxisme se trompe quand il rêve un royaume de l'abondance à la fin de l 'histoire265 • Pourtant, Sartre a refusé de décrire une sorte de « société affranchie du besoin », parce que le besoin émerge aussi comme activité culturelle, sentimentale, intellectuelle, vitale. La particularité de la réflexion sartrienne est bien comprise par Deleuze et Guattari dans les pages de l'Anti-Œdipe, dans lesquelles la confrontation entre marxisme et rareté selon Sartre se joue sur le terrain de la primordialité de la rareté face au système de la marchandise. Deleuze et Guattari rappellent aussi un passage de Maurice Clavel dans lequel l'auteur se rend

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J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome I, op. cit., p. 257. Mais pour ne pas juger la description sartrienne « pessimiste », on doit observer les fausses solutions qui ont été évitées par Sartre : en effet, il ne tombe pas dans un utopisme stérile, qui remplirait le cœur et la tête d'espoir sans avoir une base théorique solide. Il ne tombe pas non plus dans tme consolation eschatologique, qui utiliserait « l'espoir » comme renvoi infini vers une dimension inaccessible. Il évite aussi des aspects présents dans la philosophie critique européenne des deux derniers siècles : les concepts d'aliénation et de désaliénation, le rôle messianique des forces révolutionnaires, la promesse de bonheur après la révolution politique. 265

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compte de l'incompatibilité entre rareté et analyse marxiste. Clavel écrit : « Cette rareté antérieure à l'exploitation érige en réalité à jamais indépendante, puisque située à un niveau primordial, la loi de l'offre et de la demande. Il n'est donc plus question d'inclure ou de déduire cette loi dans le marxisme, puisqu'elle est immédiatement lisible avant, sur un plan d'où le marxisme découlerait. Marx, rigoureux, refuse d'utiliser la notion de rareté, et doit le refuser, car cette catégorie le ruinerait » 266 • Le passage est, à notre avis, correct dans sa compréhension de la précédence ontologique de la rareté par rapport aux domaines déjà organisés. Effectivement, la rareté est préalable à l'organisation et donc elle se pose comme moment antérieur aux lois économiques, dont elle en est un facteur déterminant. Marx a refusé la rareté, car il pense les lois du capital dans une société déjà industrialisée, et dans laquelle l'organisation sociale et institutionnelle a déjà atteint un certain degré de développement. Il faut dire aussi que les deux plans, au contraire de ce que pense Clavel, ne sont pas si antinomiques : si les différences déjà soulignées démontrent une attitude sartrienne divergente face au marxisme, la démarche de Sartre n'est pas incompatible avec une« certaine » pensée qui garde Marx comme source fondamentale. En d'autres termes, si la rareté se pose sur un plan historique d'où le marxisme « découlerait », alors le marxisme peut être une bonne analyse de cette partie déjà avancée, c'est-à-dire qu'il s'agirait d'une bonne analyse d'une forme possible de réponse à la rareté. Marx vise l'explication des lois du capital, qui s'appliquent seulement dans une certaine voie socio-historique et économique ; les lois du capital créent à leur tour une voie possible d'organisation et de production d'abondance (qui, comme on l'a vu, n'éliminent pas la rareté mais la transforment). Sartre se place dans une perspective à voir comme plus générale, la perspective des différentes expériences historiques, bien au-delà de l'abondance de la société industrielle. On peut encore une fois utiliser les mots d'André 266M. Clavel, Qui est aliéné?) Paris) Flammari~ 1970) p. 330.

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Gorz, en disant que, comme ébauche politique des argumentations sartriennes, « les zones industrialisées sont des enclaves dans un monde qui manque du minimum nécessaire à la survie ; la famine et le refus de la famine demeurent la vérité de ce siècle et probablement du siècle à venir » 267 • Le marxisme opère, en fait, à l'intérieur d'un système de « rareté provoquée »268 , c'est-à-dire dans un niveau où la rareté revient sous l'action du capital. Il faut rappeler aussi que, à l'époque de l'écriture de la Critique, il n'y avait aucune conscience « verte» et « environnementale » : personne, à la fin des années cinquante, ne pensait à la crise pétrolière ou à l'insuffisance des énergies combustibles. Par conséquent, les écrits sartriens sont en quelque sorte prophétiques, car ils soulignent des problèmes qui demeurent ataviques et toujours irrésolus. On lit par exemple : « surpopulation, sousdéveloppement, climat, trois quarts de la population du globe sont sous-alimentés » 269• On constate d'ailleurs les résultats désastreux d'une action humaine sans critère : la prétention par l'homme d'être toujours dominant a provoqué la soumission de la puissance de la nature aux logiques humaines. La nature est conçue comme réserve de matériaux, ou parfois comme une puissance aveugle, car l'homme n'est pas capable de maîtriser définitivement la nature ni de poser des limites à ses exploitations. Cette relecture écologiste est encouragée aussi par l 'œuvre d'André Gorz270 , collaborateur de Sartre et membre du comité de rédaction des Temps Modernes dans les années soixante. Pendant toute sa vie, Gorz a écrit des thèses qui, chez Sartre, sont restées dans l'ombre, mais qui représentent une sortie du paradigme ouvrier à l'intérieur du socialisme271 et la mise en place d'un autre ordre 267

A Gorz, « Sartre et le marxisme» (1966), dans M Contat, Sartre, op. cit., p. 117, italique dans le texte. 268 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome!, op. cit., p. 727. 269 Ibidem, p. 235. 270pour donner quelques titres à ce propos : A. Gorz, Le Socialisme difficile, op. cit. ; A Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, Paris, Galilée, 1980. 271 Nous sommes bien conscients que le parcours d'André Gorz n'est pas synthétisable avec la formule simpliste d'un « passage du marxisme à

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de facteurs. La libération de l'exploitation capitaliste ne se pose plus, en effet, comme accès aux biens de consommation, ni comme paradigme socialiste de l'ultra-productivité, mais comme changement de perspective de vie. Il ne faut plus tourner les structures productives à l'avantage de la classe ouvrière contre une autre classe, mais les classes subalternes doivent proposer et développer des formes collectives qui échappent au paradigme de la consommation sauvage, de la commercialisation de tous les aspects de la vie, de la réduction progressive du pouvoir d'achat des couches travailleuses. L'opulence n'est pas condamnée à partir d'un point de vue moraliste ni par une prise de parole utopiste : il s'agit simplement d'admettre que l'opulence n'est pas une réponse à la rareté. Il y a ici un refus évident du « messianisme ouvrier » et du schéma dialectique qui pense la subjectivité subordonnée en tant que moteur de l'histoire. Cette subjectivité serait destinée, grâce au travail, à conquérir le pouvoir. Selon la vision proposée par Sartre et par Gorz, au contraire, la classe ouvrière est désormais entrée dans le système de consommation et elle n'aspire pas à gérer l'ensemble de la société et à la transformer : elle souhaite plutôt profiter d'une « subordination avantageuse » lui permettant de devenir une composante de la société et de se dissoudre en tant que classe. La dissolution la prive ainsi de son statut de force cohésive. À ce point, la réponse qui peut venir de Gorz et de Sartre est le rejet de l'idée selon laquelle il y aurait une force messianique qui incarnerait la voie de sauvetage de toute injustice de la société. Il s'agit, au l' écologisme », mais sa réflexion se montre bien plus articulée, voire segmentée. Dans le cas de Gorz il ne s'agit pas seulement de quitter le paradigme critique basé sur la centralité de la classe ouvrière en faveur d'autres formes de lutte : il s'agit philosophiquement d'un aboutissement possible des réflexions sartriennes sur la rareté. Mais cet aboutissement n'est pas du tout linéaire car Gorz alterne des considérations socio-politiques sur la condition de la classe ouvrière et sur son entrée dans la société de consommation avec wie attaque contre le marxisme en tant que théorie, jusqu'à aboutir à une sorte de « techno-écologisme » dans ses derniers ouvrages, sans véritablement quitter définitivement ni Sartre ni Marx. Pour wi bon résumé du parcours de Gorz: F. Flipo, Nattue et politique, op. cit., pp. 213-221.

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contraire, de se focaliser plutôt sur les idées et les propos qui proposent de sortir des paradigmes dominants (tels que la croissance indéfinie, la création de la figure de l'individuconsommateur, l'induction aux faux besoins pour l'achat des biens, la précarisation du travail accompagnée par la mise en crise de formes d'activité complémentaires au travail). On ne doit donc pas « chercher à être sauvé par quelqu'un», mais on doit comprendre les mécanismes dominants pour tenter des voies possibles de transformation du système de la consommation sauvage et sérialisée. Pour utiliser une expression psychanalytique, la rareté est traitée par Sartre comme un « grand refoulement », en soulignant donc son côté caché et, en même temps, toujours résurgent. L'homme a souvent cherché à la faire disparaître et surtout il a essayé d'oublier le constant retour de la pénurie dans sa vie. Mais, selon Sartre, la condition humaine face à la nature n'est pas séparable du déroulement des rapports humains à l'intérieur d'une communauté. La vie dans un contexte de nature aride, par exemple, ou une vie frénétique dans une métropole, ont bien sûr des répercussions sur le tissu social de référence : en réalité on vit dans une tension constante qui se dévoile dans les structures sociales. L'inachèvement répété d'une vie infructueuse se révèle dans des rapports familiers brutaux, dans des sentiments inexprimés, dans une recherche chimérique d'une réalisation heureuse. Il y a une sorte de potentiel vital qui ne s'exprime pas correctement et qui se montre dans des rapports humains tendus et violents.

La violence comme relation entre les groupes Ensuite, on doit dire que, pour comprendre jusqu'au bout le sens de la description sartrienne, il faut accompagner la théorie de la rareté d'une théorie appropriée de la violence : la description sartrienne, en effet, ne serait pas complète sans une caractérisation de la violence. L'organisation sociale cache une violence intrinsèque, une violence née de la lutte pour le contrôle des ressources : la « normalité » d'une situation n'est rien d'autre qu'une forme de violence qui a rejoint un équilibre.

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La systématisation des relations sociales implique une pacification inégale et une acceptation de la subordination par les groupes soumis. Il ne faut pas faire de confusion entre l'harmonie sociale, où chacun a des moyens pour vivre avec dignité, avec l'équilibre d'une pacification ; une situation stable et fixée se révèle être un établissement des rapports inachevés, qui doivent encore trouver leurs issues adéquates. Bien évidemment, il y a des exemples de violence qui sont générés par une contingence et qui font référence à des situations-limite (un commentateur se soucie de nous fournir l'exemple le plus terrible, lorsqu'il affirme que « La rareté est une tension originelle avec la nature. Ainsi, des hommes affamés pourraient simplement se disputer des aliments comme des chiens » 272), mais le côté intéressant de la tractation sartrienne de la violence demeure, à notre sens, dans sa caractérisation sociologique. Si l'on s'accorde à ce que dit Sartre, on doit d'abord penser la violence comme contrainte sociale qui nous appelle à une réaction : en d'autres termes, on peut accepter la passivité et la dépendance de l'organisation instituée, ou, au contraire, développer une issue qui comporte la prise en compte d'une violence antisystème. Sartre explique ce passage dans un fragment laissé dans les cahiers qui ont constitué posthumément L'intelligibilité de / 'histoire : « pas de témoins pour la violence : mais seulement des participants ; la non-violence, même et surtout quand elle est érigée en maxime, est choix 272 C.

Descamps, « Les Existentialismes », dans F. Châtelet (textes rassemblés par), La Philosophie au .ll" siècle, Paris, Librairie Hachette, 1972, p. 228. Pour une définition de principe général qui lie cette forme de rareté et cette forme de violence, on utilise les mots, encore une fois, d'André Gorz : « La rareté - le fait qu'il ne puisse y en avoir assez que pour tel nombre et à condition de priver les restants du nécessaire - fonde en dernière analyse la nécessité du conflit et de la violence : négation en extériorité de l'homme par la Nature, la rareté est reprise (intériorisée), inévitablement comme négation pratique de l'homme par l'homme. Toutefois, l'obligation dans laquelle se trouve l'homme de nier pratiquement la Nature qui le nie fait aussi qu'il ne peut reposer dans la Nature et relever de 'l'histoire naturelle' » : il a à transformer le milieu naturel, à se faire praxis et 'anti-physis' pour que la vie soit possible». (A Gorz, « Sartre et le marxisme» (1966), dans M Contat (textes rassemblés par), Sartre, op. cit., p. 116, italique et guillemets dans le texte).

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d'une complicité: en général, le non-violent se fait complice de l'oppresseur, c'est-à-dire de la violence institutionnalisée, normalisée, qui sélectionne ses victimes »273 • La violence, par conséquent, occupe une place évidemment capitale dans les pages de la Critique sartrienne, et elle se pose comme double manifestation : d'un côté la violence est le moyen qui permet la permanence des rapports entre les membres d'une communauté, et donc elle est imposition, sérialisation, fixation d'une situation ; de l'autre, la violence est vecteur de sortie de la situation vers une autre issue possible. La première typologie de violence est un pilier qui soutient la reproduction du système social existant et qui protège les groupes favorisés, en perpétuant les positions d'avantage de ces derniers274: la violence apparaît donc comme une force de la cohésion du corps social lors de la formation du corps même. Dans d'autres situations, la violence devient l'expression de ceux qui ont été marginalisés : pour ce cas, Sartre crée l'expression « contre-violence »275 , en indiquant évidemment sa propulsion contre le fonctionnement du système ; la violence des sans-pouvoirs, des pauvres, des opprimés, des sans-papiers. En suivant cette piste, la distinction sartrienne entre violence et contre-violence semble assimilable à la distinction de George Sorel entre force et violence276• La force vise la normalisation, la légalisation, la sécurisation des pouvoirs constitués et la protection des couches privilégiées, tandis que la violence incarne le bouleversement, l'énergie de la rupture et de la mise en cause du système établi. Aussi, le savant français Christian Delacampagne, dans une analyse très critique, essaie 273 J. -P.

Sartre, L 'Intelligi,bilité de l'histoire. Critique de la raison dialectique. Tome II, op. cit., p. 39.

274

Cette idée a été développée dans son parcours aussi par Slavoi Zizek dans S. Zizek, Violence, London,Profile Books, 2008, en particulier pp. 10-11. 275 0n va voir les conséquences politiques de cette théorisation de la contreviolence dans le prochain chapitre, quand on parlera de la décolonisation et des minorités. 276 0n fait référence à G. Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, Marcel Rivière, 1913, dans laquelle l'auteur insère sa propre apologie de la violence révolutionnaire et de la grève anarchique-syndicaliste, violence gréviste qui sert de force destructive contre l'ordre imposé par le bloc social qui s'appuie sur l'état bourgeois.

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d'expliquer l'arrière-plan de ce discours et trouve une fascination pour Sorel chez Sartre. Il écrit : « Les racines de cette attitude avec laquelle il m'est impossible de sympathiser ne sont pas à chercher du côté du marxisme mais plutôt des idées de Georges Sorel »277 • L'influence sorélienne sur Sartre est ici soulignée, par une forte condamnation, chez Hannah Arendt, qui accuse Sartre de faire une simple glorification de la violence politique278, et, ensuite, d'avoir répété l'opération déjà accomplie par Sorel en mélangeant le marxisme politique avec la contingente philosophie française (le bergsonisme dans le cas de Sorel, l'existentialisme dans le cas de Sartre)279• Mais Hannah Arendt a saisi seulement un aspect de la théorie sartrienne, celle de la contre-violence. Sartre, à notre avis, ne veut pas glorifier les réactions violentes, mais il présente une théorie cohérente à sa dialectique de la situation-choix, dont on voit ici une énième transfiguration : la violence-force est l'expression de la situation que l'on n'a pas choisie, la contre-violence est l'expression du choix, de la liberté, de la tentative d'échapper à la situation héritée pour créer une nouvelle situation280•

me_ Delacampagne, « Ce que nous lui devons», La règle du jeu, n. 27, avril 2004, p. 133. Delacampagne, en reconnaissant cette liaison, la considère comme une mauvaise direction de la pensée sartrienne et il rejette la caractérisation de la violence que Sartre utilise pour justifier les méthodes violentes de la lutte tiers-mondiste. 278H Arendt, On Vzolence, London, Harcourt, Brace&co, 1970, p. 12. 219Ibidem, p. 20 28°Finalement, ni Sartre, ni Sorel ne sont des obsédés de la violence : dans leurs cas respectifs, il s'agit de comprendre quel est le rapport entre force et résistance dans la structure sociale, et quel est le rôle de l'action politique qui veut transformer la structure sociale même. En suivant cette manière d'entendre la question, l'apologie sartrienne de la contre-violence se base sur une argumentation très facile : si on est entouré par la violence partout, pourquoi devrions-nous refuser a priori une méthode violente qui peut ouvrir une brèche contre la subordination permanente, contre les formes les plus subtiles et efficaces de domination ? Le rejet de la contre-violence, par conséquent, implique pour Sartre une acceptation faible de la force écrasante du système dominant. La contre-violence est donc lDl moyen pour faire surgir cette forme humaine qui n'est autre qu'un excédent par rapport à l'inhumain qui maîtrise les relations sérielles. La classe sociale, par conséquent, n'est pas une donnée objective, mais un possible stade de la conscience de groupe, qui prend forme en se détachant d'autres groupes et formes d'agrégation. Enfin, 140

La caractérisation de la violence chez Sartre se différencie nettement de la célèbre théorisation accomplie par Thomas Hobbes. Chez Hobbes, en effet, la violence générale est, de facto, utilisée pour permettre l'acceptation de l'ordre imposé par le Léviathan : dans les pages du philosophe anglais, la violence cesse avec le passage de l'état de nature à l'état civil, mais cette violence, selon Hobbes, peut revenir si l'état civil prend fin. Elle est donc utilisée par le Léviathan comme un avertissement pour permettre l'acceptation de l'état civil : face à la peur du passé ancestral représenté par l'état de nature, le pouvoir du Léviathan peut ainsi perdurer. Ici, on voit très clairement la différence entre le paradigme hobbesien et les considérations sartriennes sur la violence : si pour Hobbes la violence est vaincue par la force du Léviathan, chez Sartre elle traverse toute forme politique et s'institutionnalise à l'intérieur des structures sociales. La constitution de l'état chez Sartre, donc, n'est qu'une manière de poursuivre la violence des groupes dominants contre les subordonnés avec des moyens cachés, organisés, répétés. Sartre, à la différence de son grand prédécesseur, n'a pas le besoin de justifier la naissance de l'état, et il peut démasquer le pouvoir de hiérarchisation qui est à l'intérieur des institutions et qui régit l'ensemble de l'organisation sociale. Chez Sartre, par conséquent, la violence fonctionnelle à l'imposition d'un ordre est structurelle : elle est, en effet, la mise en place et la reproduction forcée de l'ordre établi. Cette violence est évidente aussi dans ses effets idéologiques. Comme Sartre lui-même l'a bien écrit,« l'humanisme bourgeois comme idéologie sérielle, est violence idéologique figée »281 • La caractérisation de la violence sartrienne par Raymond Aron en tant que manifestation de la liberté existentielle 282 est très partielle : la violence n'est pas seulement une manifestation du choix, mais elle est la figure qui veut représenter une existence coincée entre les murs de la situation. La violence qui fait que ce soit chez Sorel ou chez Sartre, le libéralisme est rejeté en tant que tentative de cacher le conflit, en tant qu 'affirmation d'wie vision pacifiée de l'égalisation formelle. 281 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome!, op. cit., p. 703. 282Cf. : R Aron, Histoire et dialectique de la violence, op. cit., p. 220.

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référence au choix existentiel, le choix qui représente la possibilité de changer la situation, est contre-violence, c'est-àdire action directe contre l'ordre établi283 • En analysant aussi les successions des formes politiques et sociales dans l'histoire de l'humanité, Sartre semble proposer une sorte d'anti-téléologie : on n'est pas passé d'une société tribale, patriarcale et brutale à une société avancée, civile, rationnelle, mais on constate plutôt l'émergence de nouveaux moyens pour cacher la violence, la prévarication et les inégalités. Et si la violence persiste, on ne peut pas non plus regretter d'éventuelles époques heureuses antérieures à la civilisation. Il n'y a pas un état pur et accompli de l'humanité, car les groupes sociaux ont toujours dû passer par des comportements, des rites, des brutalités qui ont caractérisé l'expérience sociale en tant que telle. D'un point de vue politique, le« sartrisme », même en niant une abondance préliminaire, vise la focalisation de l'injustice dans la distribution de la richesse et des produits sociaux. Sans doute que l'existence de groupes défavorisés émerge avec une évidence sociologique incontournable : il y a des groupes défavorisés par rapport aux détenteurs de la richesse, par rapport aux chefs de l'organisation, par rapport aux groupes exemptés du travail (rentiers, religieux, militaires). Compte tenu de ces considérations, la question politique que Sartre partage se déplace sur la constitution des groupes défavorisés : dès lors que l'on comprend l'effective persistance des injustices, des inégalités, des brutalités, même dans un contexte d'institutionnalisation et de règlementation, il faut regarder si « il n'y pas assez pour tout le monde», quels sont ceux qui vont obtenir la moindre quantité et pourquoi il y a ces groupes « excédents ». La rareté, selon Sartre, opère comme violence, comme force de séparation entre les hommes, ou entre groupes 283 Finalement,

si chez Sartre la contre-violence est la confrontation explosive à l'intérieur d'un appareil organisé, lllle condamnation, ou, au contraire, 1lll soutien a priori de la contre-violence reste lllle déclaration abstraite: il faut, selon lui, avant de prendre position en faveur ou contre, comprendre les circonstances dans lesquelles la contre-violence gagne du sens et voir quelles sont les aboutis des méthodes violentes à l'intérieur de l'appareil qui a été pris encompte.

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humains, qui doivent s'approprier des richesses du territoire. Sartre même nous explique, sur ce point, le passage entre rareté et violence : « Il faudrait, en effet, montrer le double passage de la rareté comme caractère excédentaire de chacun par rapport à tous à la rareté comme désignation par la société de groupes de production sous consommateurs ([ ... ] le rapport devient violence entre les groupes, non parce qu'il a forcément été établi par la violence, mais parce qu'il est en lui-même rapport de violence entre des hommes violents) et de la rareté absolue comme une certaine impossibilité d'exister ensemble, [ ... ] pour tous les membres du groupe à la rareté relative comme impossibilité pour le groupe, dans des circonstances données, de croitre au-delà d'une certaine limite sans que changent le mode ou les relations de production »284 • Les heurts entre factions sont donc traduits comme violence vécue entre groupes avec la médiation constante du champ matériel traversé par la rareté. L'extranéité de l'autre faction pousse un groupe à l'agressivité, car la rareté, même si elle est sous contrôle, ne cesse jamais de resurgir : les heurts entre groupes sociaux renvoient à la peur de devoir partager des ressources qui peuvent redevenir insuffisantes. La rareté vue comme refoulement émerge d'une manière oblique et transversale et se révèle dans les rivalités, dans le racisme, dans la soumission des groupes rivaux, sous la menace de« il n'y a pas assez pour tout le monde » : pas assez d'espace, pas assez d'eau, pas assez de temps, pas assez de fruits de la terre, pas assez de richesse. Il y a donc des processus de concentration pour les privilégiés et des sacrifices pour les excédentaires. La violence est, par conséquent, le contrôle, la mise sous tutelle, la discrimination de l'altérité. Cette caractérisation de la violence en tant qu'énergie latente qui peut exploser et qui a, en même temps, déjà explosé à l'origine de la société, met en lumière un lien intéressant avec le poststructuralisme anthropologique de René Girard, plutôt 284 J.-P.

Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome I, op. cit., p. 264, italique dans le texte.

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qu'avec l'anthropologie pessimiste de Thomas Hobbes. Girard, c'est-à-dire celui qui met en crise l'analyse structurelle des mythes par Lévi-Strauss, est en fait connu pour sa théorie de la violence mimétique qui se cache derrière les récits du mythe285 • Girard et Sartre nous montrent le côté négatif et destructeur du groupe-en-fusion, c'est-à-dire le fait que cela peut se transformer dans une masse anonyme qui élimine la singularité déviante: la déviance n'est en réalité pas tolérée à cause de ses caractéristiques divergentes par rapport à la masse même. Le groupe-en-fusion peut devenir ainsi le pogrom, mais aussi la troupe d'exaltés qui cherchent une victime sacrificielle : il y a une possibilité que Girard a très bien su souligner, où le groupe se towne contre l'existence singulière d'un membre déviant, et c'est en exhalant son énergie envers ce seul membre qu'il retrouve son unité286 • Dans son discours, Sartre touche à la question des« groupes de violence »287, c'est-à-dire les groupes qui opèrent « en fusion » pour garder le statu quo : Sartre utilise à ce propos l'exemple des colons qui « forment une sorte de barrage à sens unique »288, barrage qui a le seul but de perpétuer le système violent dont les colons sont une partie privilégiée. Enfin, Sartre et Girard nous apprennent que derrière une organisation politique qui nous semble ordinaire, stable, régulière, se cache une violence originaire et perpétuée, qui est constamment évoquée. La constitution d'un ordre et l'organisation sociale se font toujours au détriment de celui qui n'a pas la possibilité d'y échapper. Enfin, la violence constitue la répartition des rôles et traverse tous les niveaux de développement social et historique : la distinction entre les groupes privilégiés et les masses 285 0n a

lu cette précieuse indication dans un article par Rocco Ronchi, écrit en 2011. Voir: R Rocchi, « Onkos. Radici bergsoniane della teoria degli insiemi pratici », Bollettino Studi Sartriani, anno VII, 2011, p. 98. Le texte de Girard auquel on fait référence est bien évidemment R Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset et Fasquelle, 1972. 286 0n croit que le mot italien « squadra » résume bien la double acception du groupe-en-fusion. Si« squadra » correspond au terme« équipe» en français (avec donc une dimension de« vie partagée» et d'objectifs communs), elle indique aussi le groupe violent, avec une connotation politique fasciste. 287 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome I, op. cit., p. 682. 28S/bidem.

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subordonnées dérive de cette violence originaire. L'idéologie, la religion qui sacralise cette inégalité, la mythologie, les règles à l'intérieur de l'organisation sont toutes des effets de cette violence originaire et de son aboutissement. La violence devient donc à la fois l'institutionnalisation de l'inégalité et le fondement obscur de la société. Dans Le fantôme de Staline, Sartre déjà résumait sa vision de la politique à l'époque de l'écriture de la Critique : « La politique, quelle qu'elle soit, est une action menée en commun par certains hommes contre d'autres hommes ; fondées sur des convergences ou des divergences d'intérêts, les relations de solidarité comme les relations de combat et d'hostilité définissent une attitude globale de l'homme envers l'homme »289• En lisant ce passage, on pourrait d'abord dire que l'on n'est pas très loin du propos de Foucault, lorsque ce dernier déclare : « La politique est la continuation de la guerre avec d'autres moyens »290• Cet accent sur le conflit marque la fin de la Critique de la raison dialectique ; cela est perçu à la fois comme méthode de compréhension et comme avertissement : « nous trouverons peut-être quelque chose comme un sens à l'évolution des sociétés et des hommes si nous envisageons que les rapports réciproques des groupes, des classes et, d'une manière générale, de toutes les formations sociales (collectifs, communautés) sont fondamentalement pratiques, c'est-à-dire se réalisent à travers

289J.-P.

Sartre, « Le Fantôme de Staline» (1956), dans J.-P. Sartre, Situations VIII, op. cit., p.147. Mais ce que Sartre propose ici est une définition de l'agir politique qui peut expliquer l'existence de l'organisation dans toute société humaine possible et qui fait du conflit le facteur à partir duquel on peut parler d'« ensemble politique ». Pour cette raison, Sartre arrive à utiliser le terme « globale », c'est-à-dire à caractériser « totalement » la politique en tant qu' attitude de s'associer et d'entrer en conflit 29°Foucault utilise cette formule en renversant celle de Clausewitz, selon laquelle « La guerre est la continuation de la politique avec d'autres moyens»; ce renversement est à la base des cours au Collège de France de 1976. Pour la référence bibliographique : M. Foucault, n faut défendre la société, Paris, Gallimard, 1997.

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des actions réciproques d'entraide, d'alliance, de guerre, d'oppression, etc. »291 •

291 J.-P.

Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome I, op. cit., p. 731, italique dans le texte.

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Chapitre 5 Racisme, colonialisme, postcolonialisme, régionalisme

Sartre pouvait se vanter d'une large production autour des thèmes de la discrimination, du racisme, du colonialisme. Les études sartriennes profitent aujourd'hui d'une vitalité appréciable au niveau intemational292 : la réflexion sartrienne est ainsi mise en relation avec un champ d'études bien plus vaste sur les relations entre des cultures, du métissage, des rapports postcoloniaux au sein des relations Nord-Sud et des formes persistantes d' eurocentrisme culturel et géopolitique. Après la Seconde Guerre mondiale Sartre s'est occupé d'une série de questions autour du thème de la structuration sociale au sens racial, de rapports de domination entre groupes favorisés et minorités et, bien sûr, de l'asservissement colonial. Ce parcours, qui l'accompagne de 1945 (au moins en ce qui concerne les textes publiés, car il y a quelques notes précédentes, comme on le verra) jusqu'aux années soixante-dix, lui permet de mettre progressivement en discussion la vulgate humaniste qui souvent utilise un universalisme générique pour chercher à surmonter les rhétoriques racistes et chauvinistes. Il ne s'agit donc pas d'opposer à la sacralisation des hiérarchies raciales le culte apaisant de l'Homme, qui dissoudrait toute différence et tout conflit dans une unité générale, mais plutôt de considérer cette dernière comme une fausse voie qui ne comprend pas les productions discursives des différents racismes. Sartre n'a pas consacré directement un livre monographique aux questions coloniales, et ses interventions sur ce sujet ont été marquées par une écriture fragmentaire au niveau des formes d'exposition (éditoriaux, préfaces pour d'autres auteurs, commentaires politiques). Son parcours de la phénoménologie 292Toute

une série de groupes sartriens de recherches se constituent en différentes pays. Bien qu'ils doivent constamment faire face à une série grandissante de difficultés de tout genre) ils montrent également la persistance d'un intérêt adressé à Sartre à partir d) expériences diverses et variées.

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anticartésienne de la Transcendance, en passant à travers l'antiessentialisme de son existentialisme jusqu'à ses analyses sur la violence accomplies dans la période de la Critique, se matérialise en tant que support théorique apte à tourner le regard vers les expériences coloniales, les luttes anticoloniales et les phénomènes postcoloniaux, ainsi qu'apte à toucher les consciences occidentales les plus fermées. On suit sur ce point l'avis de Jonathan Judaken lorsqu'il déclare que « Sartre's 'antifoundationalist' critique of essentialism was a crucial step toward the decentering of subjectivity so pivotal to poststructuralism and, in turn, postcolonial »293 • Si l'on recherche des traces de cette attitude dans la pensée sartrienne des années trente, nous sommes obligés de reconnaître que les éléments sont très peu nombreux. Toutefois, déjà dans un Carnet daté novembre-décembre 1939, resté inédit pendant quelques décennies, Sartre commente le livre de SaintExupéry Terres d'hommes : il se déclare hostile au nouvel humanisme prôné par l'auteur du Petit Prince et l'exaltation rhétorique de l'Homme dans sa place unique au sein de l'univers le laisse très froid. Mais ce passage ne répète pas simplement les doutes contre l'humanisme exprimée dans La Nausée, mais plutôt lui donne l'occasion de toucher avec l'imagination la multiplicité du monde, de l'Amérique latine au Sahara, « toutes parties du monde que je ne connais pas »294, de comprendre l'ouverture des espaces qui ne sont pas saisis par l'humanisme eurocentriste et qui s'ouvrent aux « voyages vertigineux »295 • Pour mieux détacher ces suggestions de la pensée du sol et du retour, Sartre retrace dans la recherche du centre et de l'origine « le soupçon du fascisme (l'historicité, l'être-dans-le-monde, tout ce qui ligote l'homme à son temps, 293

J. Judaken, «Introduction», dans J. Judaken (textes rassemblés par), Race

after Sartre, New York, Sunny Press, 2008, p. 9, guillemets dans le texte,« La critique 'anti-fondationaliste' de Sartre envers l'essentialisme était un pas décisif vers la décentration de la subjectivité, si cruciale pour le poststructuralisme et, par conséquent, pour le postcolonialisme », trad. personnelle. 294 J.-P. Sartre,« Carnets m », (1939), dans J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, textes rassemblés par A. Elkaim-Sartre, Paris, Gallimard, 1983, p. 75. 29SJbidem, p. 74.

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tout ce qui lui pousse des racines dans sa terre, dans sa situation »296 , tout en sachant que ces termes traversent aussi sa propre philosophie. De suite, Sartre attaque l'humanisme culturel du XIXème siècle, celui de Lamartine et des saintsimoniens, en tant que religion cosmique qui mélange panthéisme et spiritualisme dans une sorte de religion terrestre de l'homme. Il écrit : « C'est bien ça le fondement de l'humanisme : l'homme se considérant comme espèce. Espèce dont le destin est de conquérir et d'aménager le monde. [ ... ] En face, ceux qui définissent l'homme en prenant les coutumes qui leur sont commodes pour des traits de sa nature. L'homme fera toujours la guerre. L'inégalité est la loi de la nature, etc. Maurras et son pseudo-positivisme expérimental. [ ... ] l'homme comme espèce biologique avec son destin d'espèce - l'homme comme réalité positive à déterminer d'après des expériences. [ ... ] Il est certain qu'il était, au temps de Descartes, urgent de définir l'esprit par des méthodes propres à l'esprit lui-même. Mais par là même on l'isolait. Et toutes les tentatives ultérieures pour constituer l'homme complet en ajoutant quelque chose à l'esprit étaient vouées à l'échec parce qu'elles n'étaient pas que des additions. [ ... ] La religion de l'homme, conçu comme espèce naturelle : l'erreur de 48, la pire erreur, l'erreur humanitaire. Contre cela, établir la réalité humaine, la condition humaine, l'être-dans-lemonde de l'homme et son être en situation » 297• Sartre donc justifie l'opération cartésienne comme l'exigence d'une époque historique particulière, l'époque où il fallait renforcer l'autonomie de l'Homme et interroger sur statut propre. En outre, alors que l'on considère comme acquis la matrice anticartésienne des recherches de Heidegger, Sartre ébauche plutôt une continuité autour de la méthode d'isolation de la présence humaine en tant qu'expérience autoréférentielle. L'auteur de la Nausée parle ainsi d' « erreur humanitaire» pour 296J.-P.

Sartre, "Carnet V" (1939), dans J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de

guerre, op. cit., p. 184. 297 J.-P.

Sartre, "Carnet ill" (1939t dans J.-P. Sartre, Carnets de la drole de

guerre, op. cit., p. 34.

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se défaire de toute tentative d'ontologisation de l' Homme en tant qu'être séparé des autres entités qui se trouvent dans la situation et pour esquisser l'usage politique de la notion d'Homme en tant que réalité indépassable.

L'expérience aux Etats-Unis Ce genre d'analyse se révèle d'une manière plus explicite lors d'un voyage en 1945, à partir duquel Sartre doit s'interroger sur la situation particulière engendrée par le système discriminatoire des Etats-Unis. Sartre a été très touché, durant ce voyage, par la découverte de la ségrégation contre les Afro-américains dans les états du Sud. Des traces de cette réflexion apparaissent dans la rédaction des textes qui composeront les futurs Cahiers pour une morale298: la partie finale et inaccomplie du texte publié à titre posthume est totalement dédiée à la clarification de l'oppression « blanche » et des multiples visages de l'esclavage. D'abord Sartre se concentre sur l'analyse de l'esclavagiste, dont le comportement est interprété par le philosophe français comme une concrétisation de la mauvaise foi. L'institution de l'esclavage n'est effectivement pas seulement constituée par la brutalité et par le travail forcé, mais aussi par le comportement du « blanc » oppresseur qui cherche à se présenter comme celui qui a pris en charge quelqu'un qui est destiné à être subordonné. Selon Sartre, l'esclavagiste se poserait d'abord comme celui qui offre de meilleures conditions de vie aux esclaves, comparées à leur misère habituelle, en se présentant comme le généreux patron d'un lieu de travail ; ensuite l'esclavagiste peindrait le portrait de l'homme «noir» comme celui d'un homme naturellement stupide et appartenant à une race perpétuellement primitive et superstitieuse ; enfin, en permettant à certains serviteurs d'habiter dans sa maison, le propriétaire «blanc» n'aurait pas honte d'affirmer que beaucoup de «noirs» vivent mieux que 298 J.-P.

Sartre, « La violence révolutionnaire», dans J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, pp. 579-594. Une première version du texte est sortie en 1949 pour Combat (voir: J.-P. Sartre,« Le noir et le Blanc aux Etats-Unis», Combat, June 16, 1949).

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des travailleurs «blancs». Sartre dénonce ainsi la mixture d'autoritarisme répressif et de paternalisme qui détruit la vie de l'esclave « noir » (par exemple en le séparant de sa famille la plupart du temps) et qui ne cesse de répéter que « la relation du maître et de l'esclave se fonde sur l'intérêt commun»299 • L'hypocrisie de l'esclavagiste est donc de se présenter à la fois comme quelqu'un de soucieux de la condition de l'esclave et comme celui qui offre le seul avenir possible pour tous les Afro-américains. Sartre ajoute également que l'argument selon lequel il y a une convergence d'intérêts et de bénéfices entre exploiteur et exploité « est employé par tous les oppresseurs »300• Mais la cible sartrienne ne s'arrête pas à l'évidente et indéfendable ségrégation présente dans les états du sud des États-Unis : il veut, en effet, démystifier aussi l'attitude libérale des états du Nord et surtout leur drapeau imaginaire de l'émancipation humaine. Sartre souligne ce point lorsqu'il prend en compte les problèmes des « noirs » américains, problèmes qui ne prennent pas fin avec l'intolérable condition d'esclave : une fois libérés, ces anciens ségrégés entrent dans la machine capitaliste aveugle, sans avoir aucune arme pour se défendre des nouvelles formes d'exploitation. Sur cette ligne de pensée, Sartre, en dénonçant encore une fois une forme de mauvaise foi, déclare que les fonctionnements du Nord promettent à l'esclave une contrepartie inconsistante, car « en traitant le Noir comme une personne abstraite et isolée, [ ... ] [ils] l'ont livré sans contrepartie à l'exploitation abstraite du capitalisme »301 • Dans l'explication sartrienne, le « noir » se trouve face à deux formes diverses de ségrégation, relatives à deux organisations sociales et économiques différentes : d'un côté le pouvoir« sudiste », qui considère le travailleur comme une propriété légale et qui se base sur une coercition évidente et autoritaire ; de l'autre, une forme de pouvoir qui n'a plus besoin d'une ségrégation moralement blessante et qui déclare l'égalité

299Ibidem,

p. 587. 300Jbidem. 301/bidem, p. 584.

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formelle des citoyens302 • Selon Sartre, le monde capitaliste « nordiste » impose à l'homme « noir » la solitude commune du citoyen. Sartre note les coordonnées de ce monde : « Machinisme, capitalisme, anonymat, conception abstraite du devoir, universalisme des obligations et des droits qui laisse tomber hors de lui l'oppression dans le monde des outils, religion puritaine et décharnée où l'amour fait place à l'intérêt et au respect abstrait »303 • Il s'agirait ainsi d'un passage vers une forme de pouvoir plus couverte et masquée, où l'exploitation ne présenterait pas un visage clair et où le noir libéré serait inséré dans la production en tant que composant atomique. Les droits que l' Afro-américain a gagné ne se réalisent pas dans une amélioration de sa condition de vie, mais dans des virtualités qui ne se concrétisent jamais. Sartre fait la liste des contradictions du capitalisme qui entoure le noir « libéré » : « En même temps, le droit qu'on veut conférer à l'esclave : liberté de penser quand il ne sait ni lire ni écrire, liberté de posséder quand on va le jeter nu dans l'indépendance, liberté électorale quand il sera berné par le premier venu, ne peut en faire que la victime d'une mystification. Plus précisément la victime du capitalisme abstrait »304 •

Réflexions sur la question juive La critique virulente à la fois du racisme et des solutions abstraitement universalistes du même raciste est renouvelée par Sartre lorsqu'il traite de la « question juive ». Pendant l'année 302L 'idée

selon laquelle le « marginalisé » est créé par le raciste, et que l'antiracisme tend dans la culture bourgeoise à dissoudre la question en proclamant « l'Homme » universel, est répétée œe dizaine d'années plus tard dans la préface à lm livre d'Albert Memmi sur la torture. Sartre écrit : « Le Sudiste seul a compétence pour parler de l'esclavage : c'est qu'il connaît le nègre; les gens du Nord, puritains abstraits, ne connaissent que l'Homme». (J.-P. Sartre, « Portrait du colonisé précédé du portrait du colonisateur » (1957), aujourd'hui dans J.-P. Sartre, Situations V, Paris, Gallimard, 1964, p. 49). 303 J.-P.

Sartre, « La violence révolutionnaire », dans J.-P. Sartre., Cahiers pour une morale, op. cit., p. 594. 304/bidem, p. 593.

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qui a suivi le voyage aux États-Unis, en effet, Sartre décide de publier un livre courageux sur la condition des juifs en France, sur les causes de l'antisémitisme et, de façon plus générale, sur les racines du racisme. Sartre écrit ce livre, intitulé Réflex.ions sur la question juivl05 , sans aucune documentation spécifique et sans une connaissance d'aucun fondement de la culture judaïque. Ce livre marque le début du Sartre « polémiste » et activiste, le même Sartre qui vient de fonder Les Temps modernes et qui rejette tout académisme philosophique pour se jeter au fond dans l'actualité. La force polémique du pamphlet demeure dans sa mise en cause explicite de l'hypocrisie de la France « bourgeoise » et « libérale », qui prétend avoir déjà résolu les problèmes liés au racisme grâce à l'affirmation de l'universalisme humaniste306 • Sartre touche ainsi la mauvaise conscience de la France qui sort de la Seconde Guerre mondiale comme victorieuse mais aussi comme collaborationniste, et qui donc cherche à refouler le soutien de certains de ses membres à l'Occupation, à la déportation des citoyens israélites et aux crimes du nationalisme raciste. En assumant la tâche d'écrivaintémoin du racisme Sartre rédige un texte qui n'a pas seulement le mérite de décrire l'antisémitisme occidental, mais surtout il est capable de focaliser quelques dynamiques de discrimination à l'intérieur des sociétés libérales : ces dynamiques ne sont pas des accidents dans la vie sociale, mais elles sont relatives à une manière particulière de concevoir la différence à l'intérieur d'un ensemble social. Ce texte, par conséquent, tout en se montrant apte à être utilisé non seulement à propos du monde strictement «juif», témoigne aussi d'un effort remarquable pour analyser la discrimination raciale en tant que telle. Pour cette raison aussi Steve Biko, le grand leader antiapartheid en Afrique du Sud, a su trouver dans ce texte la clé de lecture d'une problématique plus large, qui tourne autour de la structuration morale et sociale de la société « blanche »307 • 305 J.-P.

Sartre,Réjlexions sur la questionjuive (1946), Paris, Gallimard, 2006. l'utilité du texte, Sartre, afin de réduire la longueur et la complexité du livre sur wie question aussi large que l'antisémitisme, décide de limiter ses exemples historiques et ses argumentations à la France républicaine. 307 Steve Biko, I write what I Ulœ, Randburg, Raven, 1966, pp. 76- 79. Biko utilise surtout la condamnation sartrienne du libéralisme occidental pour 306Malgré

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Le livre polarise trois cibles divergentes : la ridiculisation de la figure de l'antisémite et de ses arguments, la faiblesse de l'universalisme humaniste comme idéologie antiraciste et l'impossibilité d'établir une « essence-juive » qui puisse justifier la séparation rigide entre groupes ethniques. Si l'antisémite caractérise le « juif » comme entité isolable et séparable de son contexte national et social, l'universalisme libéral tend à dissoudre les différences et les faire disparaître dans un contexte supérieur abstrait, celle de « l'Homme universel » ; l' ethnocentrisme cherche à son tour à figer les différences dans une polarisation immobile. Selon Sartre, la figure de l'antisémite naît de son propre enracinement à un territoire et de son idée primitive « d'appartenance à une terre » : par conséquent, le « juif » est pensé par l'antisémite comme un élément déraciné et privé de tout sens d'attachement à une communauté3°8 • Sartre écrit : « Il y a une mécompréhension de principe chez l'antisémite pour les diverses formes de la propriété moderne : argent, action, etc. [ ... ] L'antisémite ne conçoit qu'un type d'appropriation, primitive et terrienne, fondée sur un véritable rapport magique de possession et dans laquelle l'objet possédé et son possesseur sont unis par un lien de participation mystique ; c'est le poète démasquer tous les subtiles coercitions qu'un noir doit subir dans une société qui est censée être inclusive et tolérante. Biko nous rappelle aussi la conception sartrienne de la responsabilité qu'il utilise pour stigmatiser la culpabilité de certains noirs trop encadrés dans les appareils racistes de l'Afrique du Sud. 308nans ce livre, Sartre pense également ce genre de regroupement social qui, dans la Critique de la raison dialectique, sera théorisé en tant que « groupeen-fusion », en soulignant cette fois plutôt son côté dévastateur, et qui sera présent seulement vers la fin du livre de 1960. Il affirme ici : « La communauté égalitaire dont se réclame l'antisémite est du type des foules ou des sociétés instantanées qui naissent à l'occasion du lynchage ou du scandale. [...] Les personnes se noient dans la foule et les modes de pensée, les réactions du groupe sont de type primitif pur. Certes ces collectivités ne naissent pas seulement de l'antisémitisme : une émeute, un crime, une injustice peuvent le faire surgir brusquement. [... ] [L'antisémite] a la nostalgie des périodes de crise où la communauté primitive réapparaît soudain et atteint sa température de fusion. Il souhaite que sa personne se fonde soudain dans le groupe et soit emportée par le torrent collectif» (J.-P. Sartre, Réflexions sur la questionjuive, op. cit., pp. 32-33).

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de la propriété foncière »309• À son tour, l'humaniste libéral propose une égalité qui gomme les différences entre les groupes composant l'ensemble social et soumet l'affirmation de la différence à l'intérieur de la société à une idée d'homogénéité humaine absolument naïve. La tonalité antihumaniste du livre sartrien mérite qu'on insiste sur la critique sartrienne de l'universalisme. En restant détaché du niveau concret et historique de l'existence, l'universalisme est incapable, pour Sartre, à la fois de comprendre la particularité des minorités et, en même temps, d'assurer une arme efficace contre les discriminations. Selon Sartre, la pensée qui s'appuie sur l'idée d'un « Homme » général tombe ainsi dans une sorte de « pseudo-universalité » qui est une mystification des réelles conditions d'existence, puisque la richesse de celle-ci est à percevoir dans une hétérogénéité qui ne peut pas être reconduite à un seul principegénérateur. Le passage suivant affirme, sans danger d'équivoque, quelle typologie d'antihumanisme opère dans la perspective de Sartre : « L'homme n'existe pas : il y a des juifs, des protestants, des catholiques ; il y a des Français, des Anglais, des Allemands ; il y a des blancs, des noirs, des jaunes »310 • Chez Sartre, donc, « l'Homme », en tant 309J.-P.

Sartre, Réflexions siu la question juive, op. cit., p. 26. L'antisémite est donc celui qui est attaché à son territoire et qui ne peut pas concevoir sur son territoire l'existence de quelqu'un qui garde 1me autre typologie d'attachement Il garde une idée primitive de propriété liée à la propriété foncière qu'il oppose à la « liquidité » de l'argent. Pour ces raisons l'antisémite persiste à considérer le juif comme un « cœps éternellement étrangers », comme quelqu'un qui n'a pas de racines communes avec lui. La figw-e de l'antisémite peut être ensuite utilement associée à la figure plus générale du raciste. Cette figure est l'effet d'une« canalisation» délétère des peurs dans le champ social, canalisation qui donne libre cours à la haine contre les déviants et les minorités. Cette canalisation de la haine est surtout une forme de compensation des subordomés à l'intérieur de l'organisation sociale : ces membres peuvent, en fait, exprimer leur frustration pour leur position d'infériorité en vantant lllle fausse supériorité vers d'autres subordonnés. L'homme « blanc » médiocre, par conséquent, se nomrit, selon Sartre, d'lllle sorte de satisfaction personnelle en se détachant des autres membres et en cultivant pour quelques instants lllle illusion de supériorité. 310J.-P. Sartre, Réflexion siu la question juive, op. cit., p. 154, italique dans le texte. Déjà le début du troisième chapitre du livre résonne comme une sorte de

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qu'universel, est une pure invention, parce que les« hommes», toujours au pluriel, sont forcément des « êtres-en-situation » : autrement dit, l'existence est caractérisée par les conditions dans lesquelles elle se déroule, et non par une essence préliminaire qui la définit. Sartre explique ensuite : « Cet universalisme, ce rationalisme critique, se retrouve d'ordinaire chez le démocrate. Son libéralisme abstrait affirme que Juifs, Chinois, Noirs, doivent avoir les mêmes droits que les autres membres de la collectivité, mais il réclame ces droits pour eux en tant qu'ils sont des hommes, non pas en tant qu'ils sont des produits concrets et singuliers de l'histoire »311 • Sartre veut ainsi préserver la spécificité des cultures et des histoires des minorités sociales (religieuses, ethniques, politiques) face à leur dissolution possible dans un tout humain générique et indistinct. Pour affronter le racisme Sartre évite donc tout renvoi à une égalité abstraite entre les hommes. Mais si une essence humaine « universelle » est rejetée avec force, l'affirmation selon laquelle il y aurait une essence spécifique, disons une « judaïté » substantielle, est repoussée de la même façon. Pour Sartre, par conséquent, on pourrait faire référence à « la 'Juiverie', principe analogue au phlogistique »312 seulement comme expression littéraire qui n'a aucun fondement ontologique. Une fois démentie l'existence d'une essence « juive », la perspective sartrienne vise à mettre en question la présence effective d'une communauté qu'on pourrait indiquer comme « juive ». En effet, « les Juifs n'ont entre eux ni communauté d'intérêts, ni communauté de croyance. Ils n'ont manifeste de condamnation de l'humanisme, de l'individualisme, du biologisme naïf et de toutes les théories approximatives sur l'hérédité physique ou psychologique : « nous ne croyons pas à la 'nature' humaine, nous n'acceptons pas d'envisager me société comme une somme de molécules isolées ou isolables. [ ...] Nous ne connaissons point de 'principe' juif et nous ne sommes pas manichéistes, nous n'admettons pas non plus que le 'vrai' Français bénéficie si facilement de l'expérience ou des traditions léguées par ses ancêtres, nous demeurons fort sceptiques au sujet de l'hérédité psychologique» (J.-P. Sartre, Réflexion sur la question juive, op. cit., p. 64, guillemets dans le texte). 311 J.-P. Sartre,Réflexion sur la questionjuive, op. cit., p. 125. 312/bidem, p. 41, guillemets dans le texte.

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pas la même patrie, ils n'ont aucune histoire. Le seul lien qui les unisse, c'est le mépris hostile où les tiennent les sociétés qui les entourent »313 • Pour Sartre, ceux qui sont signalés comme « juifs » ne possèdent donc aucun caractère qui puisse les marquer en tant que tels, sauf le signal même. Leur situation de « juifs » n'est engendrée ni par une racine biologique commune (ni au niveau génotypique, ni au niveau phénotypique), ni par une histoire partagée (après la diaspora, les communautés juives se sont dispersées et ont contaminé leur patrimoine commun), ni encore par l'usage d'une langue particulière (les juifs parlent toujours la langue du pays où ils vivent et l'hébreu a subi tellement de transformations dans les différentes nations qu'il ne représente pas un fondement commun). Le racisme chez Sartre peut ainsi être défini en tant que mise en place d'un appareil discursif pour renforcer et nourrir la prédominance d'un groupe social sur d'autres groupes : parfois les groupes subordonnés ne présentent aucune évidence linguistique, somatique, sociale, mais on les établis exprès pour qu'ils soient exclus des places au sommet et pour pouvoir interminablement les discriminer. L'exclusion permet de garantir aux groupes dominants le« haut du podium » (avec tout ce qu'il comporte : gestion des richesses, formulation des lois, contrôle de la propriété) et d'arrêter l'escalade de groupes émergents éventuels qui pourraient menacer l'équilibre en vigueur. Vu l'impossibilité de repérer de manière exhaustive les caractéristiques qui déterminent les « juifs » en tant que tels, Sartre décide de s'interroger sur la typologie d'acte qui produit la figure sociale du « juif». Cette interrogation conduit Sartre à se tourner vers l'importance fondamentale du geste de « désignation». En d'autres termes, dans la perspective sartrienne il y a des « juifs » parce que la collectivité dans laquelle ils vivent les tient pour « juifs ». Il n'y a donc pas des « juifs » en tant que tels, il n'y a que des personnes qui ont été indiquées comme juives et qui, suite à ce signe aussi bien d'indication et d'appellation, commencent à se considérer elles-mêmes comme « juives ». C'est donc un acte socialement et culturellement déterminé qui isole un groupe particulier et le sépare du reste de 313/bidem, p. 98.

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la collectivité. Être un juif, par conséquent, devient porteur de sens seulement en suivant une construction sociale qui a une valeur arbitraire et relative, car elle renvoie à l'organisation de la société et à la façon de classifier ses membres. Le « juif » est donc un être-pour-autrui, c'est-à-dire un cotps désigné par le regard de tous ceux qui veulent en faire un objet cerné. Dans les mots de Sartre, l'appartenance à la minorité juive est une appartenance instable, indicative, produite par le regard « des autres » 314 c'est-à-dire de ceux qui se considèrent comme« nonjuifs »315. Compte tenu de cette perspective, la question, à ce moment, est censée se déplacer vers les typologies de réponse que l'objet du regard de l'antisémite (c'est-à-dire celui qui est considéré en tant que « juif» ou « non-blanc ») met en place pour échapper ou démentir, ou sinon pour confirmer, les attributions subies par autrui. L'acte de désignation est en effet accompagné par l'assomption de la part de « désignés » de l'appellation reçue : les « désignés » ont ainsi une propre tendance à se conformer à l'image que les autres dépeignent d'eux. En posant« le juif» en tant que fabrication du regard de l'antisémite et des épigones, Sartre ne supporte pas l'idée d'une identité propre à la minorité, et son propos anti-identitaire, bien respecté, ne précise pas si le mot « juif » garde du sens hors de l'attitude raciste et discriminatoire. La perspective sartrienne vise ainsi à éviter toute assomption de la « désignation » raciste : cette assomption de la facticité représente, en effet, la victoire de l'antisémite et un repli identitaire qui nourrit le racisme et ses préjugés. L'écriture de Réflexions sur la question juive nous laisse en héritage plusieurs sujets qui méritent encore une réflexion : d'abord la dénonciation du libéralisme comme fausse solution aux pièges racistes ; ensuite une mise en avant du caractère culturel du dispositif racial, qui n'a ni une base phénoménale ni une base biologique mais qui surgit comme conséquence de processus spécifiques d'exclusion et de hiérarchisation ; enfin une focalisation sur les aspects quotidiens du racisme, comme 314/bidem, p. 114. 31SJbüJem, p. 102.

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le geste de désignation d'un membre de l'ensemble social, qui parfois échappent à la réflexion à cause de leur apparence familière et inoffensive. À ce point, une question se pose à propos de l'intégration de toute minorité: si Sartre veut rejeter à la fois les références à une nature humaine « universelle » et à l'essence spécifique de la minorité (comme l'idée de «judaïté»), comment doit-on concevoir la différence à l'intérieur du tissu social ?316 La démarche sartrienne veut éviter deux erreurs communes sur la question, deux erreurs qui semblent opposées mais qui renvoient l'une à l'autre : la dissolution de la différence dans une unité abstraite et l'affirmation d'une différence exclusive3 17• Les deux attitudes impliquent, en effet, un refus de la différence positive et inclusive, en faveur d'une essence préalable à protéger. Dans notre perspective, la réponse à cette question se place dans un « créneau » très étroit. Autrement dit, il faut affirmer la différence sans que cette différence se transforme en un propos identitaire : la différence ne doit pas devenir une antinomie entre identités préalablement posées. Si nous ne pouvons pas résoudre la question en dissimulant les différences dans une unité abstraite et synthétique comme « l'Homme », il faut, à notre sens, faire en sorte que la différence en tant que telle ne puisse pas être utilisée comme moyen d'exclusion. La différence « inclusive » ne peut pas être déterminée, car elle s'oppose à l'idée d'une délimitation rigide, au sens de délimitation, c'est-à-dire d'imposition de limites. Si la richesse 316Cette

interrogation très radicale traverse aussi le discours de Robert Bernasconi lorsqu'il se pose la question de protéger l'idée de différence que chaque minorité évoque (R Bemasconi, « Sartre et Levinas », dans J. Judaken (textes rassemblés par), Race after Sartre, op. cit., p. 124). Si la « judaïté » ou la « négritude » n'existent pas, alors comment peut-on affirmer et défendre la diff'erence sans la dissoudre dans une unité générale et générique ? 317 On voit bien ces deux postmes à l 'œuwe lorsqu'une nation doit gérer les rapports avec une minorité à l'intérieur de son propre système. Quand la nation a besoin d'un effort de la part de cette communauté minoritaire, la spécificité de la minorité est oubliée et le principe « on appartient tous à la même nation » est utilisé pour fàire un amalgame ; quand, par contre, la minorité réclame des droits ou pose des questions importantes sur son apport à l'ensemble social, alors la nation met en place des dispositifs d'exclusion, car « il ne s, agit pas de vrais compatriotes ».

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d'une minorité ne peut être diluée dans un universel mutilé de toute diversification, cet attribut minoritaire différentiel ne peut pas non plus être confiné dans une sorte d'espace muré dans le particulier. Malgré qu'il ait mis tous éléments en place pour faire de la différence un principe affirmatif et non défectif, à la fin de sa réflexion dans ce livre, Sartre manque le rendez-vous avec la théorisation de la différence. Ce passage, qui implique la prise en compte d'une force génératrice de la différence, sera accompli par la génération suivante des philosophes français et manque dans le texte sartrien, qui, sur ce point, se limite à dénoncer les voies fausses de la pensée identitaires. Le défi pour la réflexion future est celui de travailler sur cette démarcation qui produit et isole l' « autre » en tant qu' entité inéliminable toujours résurgente, sans que cette démarcation ne devienne une fracture où le sens d'appartenance prévaut sur les possibilités de communication, d'échange et de partage.

L'anticolonialisme est aussi un antihumanisme L'édifice humaniste se fissure encore plus lourdement dans le contexte de l'émergence de la lutte anticoloniale, qui fait surgir une série des doutes autour de la portée réellement universaliste d'une idéologie qui se présente à la base comme émancipatrice et progressiste. La preuve la plus marquante est formulée par l'écriture de la préface du livre de Frantz Fanon Les Damnés de la Terre3 18 • Comme Noureddine Lamouchi l'a bien souligné, l'acte sartrien d'écrire une préface se décline en trois niveaux : « le discours de présentation (ou l'acte d'autorisation et de parrainage), l'activité critique et théorisante et enfin l'acte d'intervention politique »319 • Sartre profite donc de sa notoriété pour faire

318J.-P.

Sartre,« Préface» dans F. Fanon, Les Damnés de la Terre (1961), Paris, La Découverte, 2002, pp. 17-36. 31 9N. Lamouchi, Jean-Paul Sartre et le Tiers monde, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 185. Ce texte a été fondamental pour comprendre la relation entre

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connaître un autre auteur ou un livre digne d'importance ; en outre, il exerce une action de développement de la pensée à l'intérieur du texte, en ne se limitant pas à la divulgation. Dans ce texte Sartre touche le point le plus radical de son parcours politique et effectue la plus virulente critique contre l'humanisme de toute sa vie. Dans cet avant-propos Sartre semble pareillement vouloir compléter le texte de Fanon : si ce dernier dans son livre s'adresse aux colonisés et aux défavorisés du monde, Sartre, au contraire, parle directement à l'opinion publique européenne. Comme jamais il ne l'avait déclaré, Sartre affirme avec vigueur l'imposture de la pensée humaniste, qui sert à jeter de la poudre aux yeux des élites locales et à présenter la colonisation comme mission civilisatrice 320• Dans ces pages, le même humanisme qui proclame la fraternité des peuples est accusé d'abîmer leurs vies, d'opérer pour la démolition des cultures indigènes, d'accroître les disparités entre colonisés et de consigner les populations locales dans un état de dépendance éternelle. L'hypocrisie du paravent humaniste se résume dans l'idée que l'Occident annonce la place centrale de l'homme tout en l'asservissant, comme si l'humanisme était employé comme un bouclier idéal pour s' autoproclamer « peuple avancé et civilisateur ». Sartre écrit donc: « Quel bavardage : liberté, égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton. De bons esprits, libéraux et tendres - des néocolonialistes, en somme - se prétendaient choqués par cette inconséquence ; [ ... ] rien de plus conséquent chez nous qu'un humanisme raciste puisque !'Européen n'a pu se faire homme qu'en fabriquant des esclaves et des monstres. Tant qu'il y eut un indigénat, cette imposture, ne fut pas démasquée ; on trouvait dans le genre humain une abstraite postulation

Sartre et la décolonisation et pour rassembler également avec précision les différentes sources bibliographiques. 320J.-P. Sartre,« Préface» dans F. Fanon, Les Damnés de la Terre, op. cit., p. 17.

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d'universalité qm servait à couvrir des pratiques plus réalistes »321 • Ce sont les raisons qui ont mené Sartre à soutenir sans hésitation la lutte anticoloniale, même dans sa phase la plus sanglante : pour Sartre, le tournant violent de la révolte anticoloniale (en Indochine, au Maghreb, en Afrique noire) exprime la conséquence directe de l'oppression impérialiste. La violence de cette insurrection est en réalité une « contreviolence »322 qui surgit face aux abus commis par le pouvoir colonial : elle est la restitution brutale d'un système persistant de discrimination et d'exclusion. À propos de la lutte armée anticolonialiste, Sartre déclare : « Ce n'est pas d'abord leur violence, c'est la nôtre, retournée, qui grandit et le [le système] déchire ; et le premier mouvement de ces opprimés est d'enfouir profondément cette inavouable colère que leur morale et la nôtre réprouvent » 323 • Dans les mots de Sartre, cette violence est le moyen nécessaire pour faire sortir l'indigène de son état d'abêtissement et de domestication dégradante : l'aboutissement violent est, dans la perspective sartrienne, la seule solution viable face à un colonialisme qui n'est pas réformable et qui utilise toute concession comme stratégie de renforcement de sa suprématie ; la souffrance que la violence exprime et la haine dont l'indigène se nourrit ne peuvent trouver aucune autre issue que dans les tentatives d'élimination de la présence occupante. La violence est ainsi intrinsèque à la situation établie et à l'impossibilité des médiations et des transitions conciliées : elle est la seule force capable d'écraser le système d'ordre imposé par le colonialisme et de réaliser« un 321

Ibidem, p. 32.

322

Pour l,explication du concept de contre-violence et ses rapports avec la violence institutionnelle, on renvoie au chapitre précédent du présent travail. Dans le contexte colonial, cette contre-violence, même souvent aveugle et mal dirigée, est l'explosion des rapports de force et d,ex.ploitation que la domination étrangère a poursuivie pendant des années. Le calme et l'ordre ont servi de couverture pour une situation injuste qui a nourri une accumulation de colère et d'envies de revanche chez les colonisés. 323 J.-P. Sartre,« Préface» dans F. Fanon, Les Damnés de la Terre, op. cit., p. 26.

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programme de désordre absolu »324 • Selon l'auteur des Mains sales, il y a « un seul devoir, un seul objectif : chasser le colonialisme par tous les moyens. Et les plus avisés d'entre nous seraient, à la rigueur, prêts à l'admettre mais ils ne peuvent s'empêcher de voir dans cette épreuve de force le moyen tout inhumain que des sous-hommes ont pris pour se faire octroyer une charte d'humanité »325 • Si la violence ne permet aucune régénération, elle est pourtant le processus d'établissement d'une humanité qui, jusqu'à notre époque, a été vidée et privée de toute consistance. Dans la perspective sartrienne (et fanonienne), compte tenu du fait qu'il n'y a aucune nature humaine à« récupérer» dans le passé précolonial, l'indigène, en se libérant de la sous-humanité à laquelle le colonialisme l'a condamné, produit une humanité indépendante avec la suppression de la subordination. Dans son discours passionné et corrosif, Sartre ne mâche pas ses mots et il ne recule pas non plus face à l'idée d'encourager l'assassinat des colons. Il affirme : « abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds »326• Le raisonnement sartrien vise ainsi à effacer à la racine le rapport colonisateur-colonisé, au lieu d'en souhaiter une révision. L'élimination du colonisateur ne laisse donc pas le colonisé privé de son « maître », car sa subordination est due exclusivement à la présence du colonisateur. Selon Sartre, en éliminant le bourreau on évince la figure de la victime qui lui est relative, « le colonisé se recompose et nous, ultras et libéraux, colons et 'métropolitains', nous nous 327 décomposons » • Dans ses conclusions, l'accusation nette contre « l'imposture humaniste » se traduit dans sa relativisation au seul contexte occidental : autrement dit on peut s'interroger sur la valeur d'une perspective humaniste seulement à l'intérieur de la 324/bidem,

p. 39. p. 28, italique dans le texte. 326Ibidem, p. 29, italique dans le texte. 321Ibidem, p. 34, guillemets dans le texte. 325Ibidem,

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particulière historicité occidentale. Sartre anticipe ainsi les futures critiques par les études postcoloniales de l'humanisme en tant que« cheval de Troie» de l'impérialisme occidental et de l'universalisme en tant qu'idéologie qui contribue à l'expansion de l'hégémonie euro-américaine328• L'éclatement du conflit colonial met à nu la façon dont les droits proclamés par l'universalisme seraient réservés aux citoyens favorisés du monde ; Sartre explique : « Il faut affronter d'abord ce spectacle inattendu : le strip-tease de notre humanisme. Le voici tout nu, pas beau : ce n'était qu'une idéologie menteuse, l'exquise justification du pillage ; ses tendresses et sa préciosité cautionnent nos agressions. [ ... ] L'Europe, gavée de richesses, accorde de jure l'humanité à ses habitants. »329 • La dénonciation des crimes du colonialisme impérialiste dévoile aussi les mensonges des propos de l'occupant étranger, qui se pose luimême en tant que « civilisateur avec un rôle messianique » et en tant que « custode de la civilisation et du progrès ». Face au pourrissement du colonialisme, cette opération « civilisatrice » demeure, dans le meilleur des cas, une tragique mascarade ; Sartre continue : « Mais comprenez bien qu'on ne nous reproche pas d'avoir trahi je ne sais quelle mission : pour la bonne raison que nous n'en avions aucune »330 • Le tiers-mondisme pour Sartre matérialise un support théorique et militant entre deux moments très importants de sa vie et sa réflexion finale : autrement dit, il s'agit du trait d'union politique et intellectuel entre la rupture avec le P.C.F. de 1956 et l'adhésion à la vague de Mai 68. Dans la convergence entre Fanon et Sartre on peut apercevoir leur récusation personnelle des thèses de la gauche institutionnelle et traditionnelle. Il y a, en effet, une compréhension de l'événement historique de la décolonisation en rupture avec le paradigme critique « ouvriériste » à l'époque de la Guerre Froide, qui, au niveau international, se fonde avec la « coexistence pacifique » des 328Pour 1,explication du

paradigme « culturaliste » postcolonial : B. Ashcroft, G. Griffiths, H. Thriffin, (Edited by) 1'he Postcolonial Studies reader,

London, Routledge, 1995. 329J.-P. Sartre,« Préface» dans F. Fanon, Les Damnés de la Terre, op. cit., pp. 31-32, italique dans le texte. 330/bidem, p. 33.

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deux blocs mondiaux et au mveau national transforme le syndicalisme ouvrier en une force corporative et favorable au colonialisme331 •

L'émergence du régionaüsme et l'immigration vers la Métropole Mais, après la grande période de la décolonisation au début des années soixante, les interventions sartriennes sur la question coloniale dans les années suivantes se transforment en une attention curieuse envers des formes subtiles de racisme et de centralisation colonialiste : celles subies par les minorités 331Frantz

Fanon est d'ailleurs conscient que l'adhésion de la classe ouvrière aux luttes anticapitalistes est trop liée aux questions internes à la Métropole : les ouvriers veulent surtout wie amélioration de leurs conditions de vie et l'augmentation des salaires, ils n'ont aucun intérêt pour wie perspective révolutionnaire et ils se sentent menacés par de nouveaux groupes sociaux qui peuvent arriver d'outre-Mer. L'auteur martiniquais n'hésite pas, par opposition à la sacralisation de la classe ouvrière de la part des organisations de gauche, à mettre en évidence les limites d'un internationalisme « ouvriériste » abstrait : la protection syndicale et politique pour les ouvriers masque en réalité une volonté de collaboration avec l'organisation capitaliste générale, une collaboration qui peut aboutir à l'égoïsme social et au racisme face aux travailleurs noirs, arabes, antillais, sans-papiers. La peur que les conditions de vie des classes travailleuses déclinent peut être associée aux motivations possibles qui ont poussé les partis de gauche à la lâcheté face à l'indépendance algérienne. En effet, la majorité des socialistes, des communistes, des syndicalistes, est restée dans le silence ou, pire encore, elle a soutenu la répression au nom de« l'Algérie française». En 1958, dans un article paru dans wi journal de la résistance algérienne, Fanon déclare, sans utiliser de demi-mots, que toutes les thèses soutenant la convergence des intérêts des peuples coloniaux et des prolétariats occidentaux sont fausses : les colonisés ne sont pas tellement intégrés dans un système de production massive et ils ne bénéficient pas des niveaux de consommation réservés à l'Occident, mais au contraire ils doivent se confronter aux défis énormes de bâtir un système alternatif par rapport à celui de l'Occident Jusqu'à ce moment, en effet, le monde patronal européen a pu satisfaire un nombre assez copieux de demandes par les syndicats ouvriers, car il avait à disposition wie réserve de richesse à bon prix grâce aux colonies. Voir : F. Fanon « La guerre d'Algérie et la libération des hommes» (1958), aujourd'hui disponible dans F. Fanon, Pozu la Révolution Africaine, Paris, Maspero, 1969, pp.146-147).

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ethniques et culturelles à l'intérieur de la Métropole. Ces questions, lors des années précédentes, n'avaient pas émergé comme problèmes politiques et culturels fondamentaux au point de susciter un large débat dans la sphère politique, mais plusieurs revendications anti-centralistes et séparatistes lors des années soixante-dix changent la situation. Les intellectuels, les hommes politiques, les partis doivent ainsi faire face à une montée des autonomismes, des déclarations d'appartenance à des présumées « micro-nations », des réclamations en faveur de certaines minorités linguistiques discriminées 332 • Sartre est attiré par deux aspects qu'il croît voir dans ce réveil « régionaliste » : le premier concerne la matrice non explicitement traditionaliste de la lutte, qui tend à s'afficher en tant que forme alternative de progressisme politique ; le deuxième porte sur la possibilité de se rapprocher des expériences sociales et démocratiques concrètes qui gardent une matrice locale. La démocratie libérale, et aussi le marxisme lorsqu'il prolonge la tradition universaliste libérale à la place de se substituer à elle, a essayé de dissoudre l'univers des particularismes locaux au nom du centralisme : ces particularismes seraient devenus, à partir de ce point de vue, des archaïsmes destinés à se diluer progressivement dans la vie de l'état central. Il est aussi vrai que l'enthousiasme pour ces luttes (Bretagne, Pays basque, Corse) ne tenait pas compte à l'époque de l'ambiguïté de leurs objectifs : si d'un côté elles se posaient en tant que libération nationale et en tant qu'occasion de réaliser une voie propre au socialisme « communautaire » en partant d'une communauté solidaire, ces revendications régionalistes, d'un autre côté, au-delà des fascinations et des espoirs (même de la part de Sartre) qu'elles attiraient, se nourrissaient subtilement d'un esprit réactionnaire et nostalgique qui rêvait d'un mythique« retour en arrière».

332Au

début des années soixante-dix, cette prise de conscience politique sur les nécessités réclamées par l' autonomisme régional touche aussi de manière marquante le renouvellement du Parti Socialiste français de l'époque qui affronte un débat long et difficile à propos du centralisme libéral étatique.

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Un texte fort important sur ces questions est incarné par l'intervention sartrienne de 1971 333 sur la question basque, que Sartre choisit comme l'exemple le plus approprié pour aborder le sujet régionaliste. Cette intervention est sollicitée par un procès du régime franquiste contre des militants basques qui ne concerne pas seulement la démocratie et l'utilisation de la justice d'état, mais la reconnaissance de la variété de la culture nationale. Par conséquent, Sartre ne se limite pas à la dénonciation de la brutalité du fascisme espagnol, mais utilise cette occasion pour mettre en cause toute forme de centralisation forcée qui étouffe les patrimoines locaux et régionaux. Pour Sartre, la centralisation étatique comporte des formes de colonialisme et ingère dans ses engrenages tout particularisme en créant des « colonies à l'intérieur de la nation», comme il déclare explicitement dans un passage : « il est apparu clairement que ce fait, bien que singulier, était loin d'être unique et que les grandes nations renfermaient des colonies à l'intérieur des frontières qu'elles s'étaient données »334 • Dans cet article Sartre souligne également toutes les stratégies de soumission et d'annulation des forces centrifuges (service militaire de masse, politique de paupérisation des campagnes, exode forcé, fiscalisation pénalisante) mises en place par l'état espagnol : dans la perspective sartrienne, la dispersion géographique et l'assimilation culturelle sont ainsi les armes séculières pour faire taire toute tendance « séparatiste ». Les revendications du particularisme régional (irlandais, québécois, occitan, alsacien, breton, catalan, basque) trouvent, selon Sartre, un premier terrain favorable lors de la saison de la Décolonisation335 , qui montre les limites de la machine d'état et la possibilité de briser sa puissance. Mais pour voir l'éclatement de consensus populaire pour l'indépendantisme des minorités il faut attendre que la page de la Décolonisation s'achève dans ses aspects principaux. Dans 333 J.-P.

Sartre,« Le procès de Burgos» (1971), aujomd'hui disponible dans J.P. Sartre, Situations X, Paris, Gallimard, 1976, pp. 9-37. 334JbüJem, p. 9. 335/bidem, pp. 11-14.

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son article, face au consensus montant du nationalisme basque, Sartre voit les limites de la voie indépendantiste avec un programme social substantiellement conseivateur et un programme politique qui présente l'indépendance comme fin en soi : dans ce cas Sartre prévoit'36 une mise sous tutelle de l'économie par les puissances capitalistes internationales qui profiteraient de la faiblesse politique pour mettre en place un système néocolonial. D'ailleurs Sartre ne se montre pas tendre avec le socialisme centraliste, qui accuse de ne pas tenir « compte des réalités locales, en sorte qu'il demeure centraliste, entendons socialement progressiste et politiquement 337 conseivateur » • La lutte des Basques est ainsi dissoute chez les forces d'inspiration communiste dans un universalisme générique affilié à la centralisation capitaliste qui oublie toute spécification culturelle et politique ; Sartre écrit sur ce sujet qu'un socialisme abstrait« c'est se débasquiser soi-même et se borner à réclamer une société socialiste pour l'homme universel et abstrait, produit du capitalisme centralisateur » 338• Sartre arrive à la fin de ce texte à proposer « un autre socialisme décentralisateur et concret » 339, capable de comprendre et de promouvoir les particularités locales et d' « écouter les voix des Basques, des Bretons, des Occitans et [de] lutter à leurs côtés pour qu'ils puissent affirmer leur singularité concrète, c'est, par voie de conséquence directe, nous battre aussi, nous, Français, pour l'indépendance véritable de la France, qui est la première victime de son centralisme »340 • Sartre s'impose donc la tâche de faire émerger toutes les voix qui ont été contraintes au silence par l'édification de l'état central moderne : le libéralisme a, en fait, liquidé ces forces centrifuges, en les enfermant dans la famille des atavismes culturels et des cultes de la tradition. Au cœur de ces phénomènes, Sartre note, au contraire, l'apparition de mouvements qui ont longtemps persisté d'une façon souterraine 336/bidem, p. 27. 337 Ibidem, p. 26. 33SJbüJem. 339JbüJem, p. 35, italique le texte. 340/bidem, p. 36.

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malgré leur absorption dans la machine d'état ; ces mouvements propagent donc des antidotes à l'individualisme, à l'homologation massificatrice et à la planification hiérarchique. Ces expressions régionalistes manifestent ce que Homi Bhabha a désigné avec le concept de « cultures de survie »341 , c'est-à-dire l'efflorescence d'une culture minoritaire, patrimoine d'un groupe généralement compact, qui a perpétué son existence en résistant à tout essai d'étouffement par la majorité dominante. Ces « cultures de survie » posent donc une différence irréductible, capable de briser les édifices solides du simplisme universaliste. Le concept de minorité et son arrivée sur la scène politique peuvent être des éléments de transformation lorsqu'ils se posent comme voix critiques des forces constituées et, à partir de cette disposition critique, peuvent réclamer un espace de production, de manœuvre, d'affirmation culturelle. On se retrouve, par conséquent, face à l'arrivée de subjectivités de groupe qui repoussent ces processus d'assimilation politique et culturelle ayant tendance à étouffer toute différence dans l'appareil d'état et dans les idoles de la nation. Leur ambiguïté consiste, pourtant, dans l'imperméabilité de leur culture et, surtout, dans l'assertion d'une tradition qui n'est pas toujours authentique : elle est, en effet, revisitée ad hoc selon les exigences contingentes et peut se présenter comme une opération artificielle et imposée d'évocation d'une racine imprécise. Pendant cette période, Sartre prend en examen un autre phénomène, typiquement postcolonial : l'édification sauvage des banlieues où la plupart des immigrés originaires des anciennes colonies sont confinés. Sartre approche cette question dans un article de dénonciation des conditions de vie des excolonisés qui ont émigré dans la Métropole, article qui est intitulé expressément Le Tiers monde commence en banlieué342 • La présence des immigrés et leur dislocation dans des quartiers défavorisés sont mises en relation avec le fonctionnement 341H

Bhabha, Les Lieux de la culture (1994)) trad.fr. par B. Bouillot, Paris, Payot) 2007) pp. 268-270. 342J.-P. Sartre,« Le Tiers monde commence en banlieue» (1972), aujourd)hui disponible dans J.-P. Sartre) Situations VIII, Paris, Gallimard, 1972) pp. 302307.

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intégral du système productif, car la politique de l'immigration résonne comme la substitution des colonies. Si les relations postcoloniales entre Métropole et colonies désormais indépendantes garantissent la fourniture de matières primaires à prix très favorable, les exigences productives demandent de la main-d'œuvre bon marché ; pour cette raison Sartre peut affirmer que « la surexploitation du travailleur africain est nécessaire à l'économie capitaliste française » 343 • Sartre décrit'44 les méthodes d'exclusion de cette main-d'œuvre surexploitée, surtout d'origine sénégalaise, à partir du manque d'intégration avec la classe ouvrière française (avec l'assignation de tâches rigidement séparées, avec la création d'un syndicat scindé, le U.G.T.S.F., légalement considéré comme association étrangère), de la déqualification professionnelle, de la conservation de toute barrière linguistique et du manque d'alphabétisation pour la partie la moins scolarisée, de l'exclusion du système des allocations familiales. Leur ghettoïsation est quelque chose qui dépasse le positionnement de leur logement dans un quartier à forte concentration étrangère et qui se concrétise dans l'orientation qu'ils sont obligés de donner à leur vie entière : pour avoir un toit disponible, ils habitent dans des faubourgs dégradés ; pour économiser sur certains frais leur alimentation est au-dessous de la moyenne française ; ils ne peuvent pas bénéficier d'un système sanitaire adéquat (avec des effets délétères sur leurs enfants et, de manière plus générale, sur l'espérance de vie dans leur communauté). Le but de Sartre dans cet article est d'exposer comment le système colonial a pu être simplement déplacé et pourrait continuer à exister avec les mêmes stratégies d'exclusion, d'exploitation d'une main-d'œuvre à bas prix, de soupçon policier permanent, d'exclusion culturelle. Ce passage a été souligné d'ailleurs dans un article publié l'année suivante à propos de la nécessité pour le capitalisme d'une force travailleuse docile et qui se limite à être un engrenage productif, sans rien revendiquer sur plan des droits civiques, sociaux, politiques ; Sartre écrit : 343 Ibidem,

p. 302.

344 Ibidem,

pp. 305-306.

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« Another Colonialism has been established on our soil. W e bring in workers from European countries such as Spain and Portugal or from our old colonies to do unpleasant work the French workers no longer want to do. Underpaid, threatened with expulsion if they protest, and crowded into filthy lodgings, it has been necessary to justify their overexploitation [ ... ].Thus a new racism has been bom which would like the immigrants to live in terror and to rob them of the desire to protest against the living conditions that have been forced upon them »345 • L'opération générale dénigrée par Sartre vise l'exclusion du « citoyen » immigré pour le réduire à une véritable machine de production : la vie de l'immigré est considérée comme une gêne, comme une série d'effets collatéraux que la société française doit subir à cause de sa capacité d'accueil des étrangers ; l'immigré est ainsi utile et inséré dans la vie sociale seulement lorsqu'il accomplit son rôle de travailleur discipliné et sous-payé. Sa richesse culturelle, ses aspirations, ses désirs, ses particularités sont un poids qu'on cherche à limiter et à encadrer. Dans ce sens on peut parler de« colonies intérieures» à propos des quartiers habités par les masses désavantagées d'immigrés, c'est-à-dire de la composition d'une série de conditions que les immigrés avaient l'habitude de trouver dans leurs terres d'origine (édification de bidonvilles, conditions hygiéniques et sanitaires précaires, insécurité du travail) : la Métropole met en place le système de sélection des « plus 345 J.-P.

Sartre,« France and a Matter ofRacism», New York Times, March 11, 1973, p. 4, «Un autre colonialisme a été enraciné sur notre sol. On prend des travailleurs originaires d'autres nations européennes comme l'Espagne ou le Portugal, ou de nos anciennes colonies, pour achever des boulots désagréables que les travailleurs français ne veulent plus occuper. Sous-payés, sous la menace d'expulsion s'ils protestent, concentrés dans des logements sales, il a été nécessaire de justifier leur surexploitation [... ]. Par conséquent, un racisme nouveau vient de paraître, un racisme qui aimerait placer les immigrants dans un état de peur et qui aimerait leur refuser le désir de protester contre les conditions de vie qui leur ont été imposées », trad. personnelle. Le texte a été reproduit dans J. Judaken, « Sartre on racism », dans J. Judaken (textes rassemblés par), Race after Sartre, op. cit., p. 24. Dans son commentaire Judaken souligne d'ailleurs la clairvoyance de Sartre face aux révoltes des banlieues françaises de 2005.

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aptes» à l'intérieur de la masse des immigrés, exactement comme elle faisait hier dans les colonies ; cette sélection détermine la possibilité d'avoir à disposition une « armée de réserve » gérable pour les usines et pour les occupations interstitielles. Dans ce passage on voit la connexion chez Sartre entre l'exploitation et le racisme : si l'européen a besoin de travailleurs (colonisés ou immigrés) comme main-d'œuvre sans laquelle il devrait lui-même effectuer des métiers pénibles, le « blanc » a, quant à lui, besoin d'un « noir » à discriminer, et avec lequel se comparer pour renforcer sa construction sociale identitaire sans laquelle il se sentirait perdu. Sartre fait référence également à une forme nouvelle de racisme, qui se fond avec la législation sur l'immigration et avec le contrôle de flux migratoire. Ce racisme institutionnel et institutionnalisé ne veut pas proclamer la supériorité des races, mais il fait subir aux groupes étrangers un politique minutieuse de contrôle, de harcèlement policier, qui veut faire de la présence étrangère un phénomène éternellement exceptionnel. L'infériorité anthropologique des civilisations des populations indigènes qui justifie le colonialisme se transforme dans la peur de l'invasion de la Métropole par des étrangers qui n'ont « rien à faire avec nous » ou qui sont cause de déstabilisation d'une société présumée équilibrée. Comme Etienne Balibar l'a bien commenté « Le nouveau racisme est un racisme de l'époque de la 'décolonisation', de l'inversion des mouvements de population entre les anciennes colonies et les anciennes métropoles, et de la scission de l'humanité à l'intérieur d'un seul espace politique. [ ... ] le racisme actuel, centré chez nous sur le complexe de l'immigration, s'inscrit dans le cadre d'un 'racisme sans races' déjà largement développé hors de France, notamment dans les pays anglo-saxons ; un racisme dont le thème dominant n'est pas l'hérédité biologique, mais l'irréductibilité des différences culturelles ; un racisme qui [ ... ] ne postule pas la supériorité de

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certains groupes ou peuples par rapports à d'autres, mais 'seulement' la nocivité de l'effacement des frontières » 346• Les deux articles rédigés par Sartre nous rappellent comment la main-d'œuvre immigrée de l'époque postcoloniale n'a pas été acceptée par la société qui l'exploite. Aussi les organisations ouvrières (syndicats, partis politiques) qui étaient censées être les lieux et les structures pour encadrer cette force travailleuse ont cédé au corporatisme en faveur des travailleurs autochtones contre les travailleurs étrangers. La soudure entre ces deux mondes du travail n'a pas été accomplie d'une façon satisfaisante et les travailleurs immigrés ont toujours été vus comme une concurrence dangereuse, comme une présence toujours distincte et inquiétante, une composante sociale ne pouvant pas s'inscrire dans les couches sociales travailleuses classiques. L'édification des banlieues et le confinement des populations immigrées dans ces quartiers montrent une organisation de la ville fondamentalement ségrégative : les quartiers centraux sont « purifiés » de la présence immigrée et « les lieux de contact » entre communautés restent limités aux endroits obligés (transports publics, marchés, lieux de loisirs)3 47 • Evidemment, ce genre d'actions politiques ne peut qu'accroître les fractures et produire des phénomènes de repli de communautés, de particularisme local, de polarisation culturelle. Sartre annonce donc la société multipolaire, où les cultures, les communautés, les ethnies sont juxtaposées sans aucune communication effective et où les possibilités de réussite et de bonheur restent, malgré la démocratie formelle, inégales et déséquilibrées au seul avantage des groupes dominants. Dès que « l'universalisme abstrait » s'écroule, on ne peut plus s'accrocher aux valeurs apaisantes de la Justice, de la Fraternité, du Bien. Tout recours à un Morale universelle se 346E.

Balibar, « Y-a-t-il un 'néo-racisme' », dans E. Balibar, I. Wallerstein,

Race, Nation, Classe, op. cit., pp. 32-33, guillemets dans le texte. 347Pour

l'explication de ce concept: C. Liauzu, « Heurts et malheurs du cosmopolitisme sur la rive sud de la Méditerranée à 1'époque coloniale » (1997), dans C. Liauzu, Colonisations, migrations, racismes, Paris, Editions Syllepse, 2009, pp. 275-276.

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révèle ams1 une voie fallacieuse. À ce propos, Sartre nous fournit un exemple à propos de la violence et du conflit social : « Un des grands dangers que l'intellectuel doit éviter, s'il veut avancer dans son entreprise, c'est d'universaliser trop vite. J'en ai vu qui, pressés de passer à l'universel, condamnaient, pendant la guerre d'Algérie, les attentats terroristes algériens au même titre que la répression française. C'est le type même de la fausse universalité bourgeoise. Il fallait comprendre, au contraire, que l'insurrection d'Algérie, [...] sans armes, traqués par un régime policier ne pouvait pas ne pas choisir les maquis et la bombe. Ainsi l'intellectuel, dans sa lutte contre soi, est amené à voir la société comme la lutte de groupes particuliers et particularisés par leurs structures, leur place et leur destin pour le statut d'universalité. Contrairement à la pensée bourgeoise, il doit prendre conscience de ce que l'homme n 'existe pas » 348 • L'idée d'Homme prôné par l'humanisme universaliste se dissout avec ses rigidités morales. L'imposition de l'idée d 'Homme empêche de focaliser les différences des conditions sociales, politiques, géographiques et historiques. En renvoyant toute condition particulière à un cadre surmontant toute diversité, cette pensée ne se démontre pas apte à comprendre les enjeux de pouvoir et de société, et impose plutôt une seule vision possible de vivre ensemble, un seul modèle politique s'érigeant comme indépassable.

3481.-P.

Sartre, « Plaidoyer pour les intellectuels » (1965), dans J.-P. Sartre, Situations VIII, op. cit., pp. 404-405, italique dans le texte.

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Conclusions Ce travail contribue à éliminer l'image pétrifiée qui a souvent accompagné la présentation de la pensée de Sartre. Pour se débarrasser de sa figure, les images réductrices ont servi à le caser dans une sorte de musée de la pensée. Par conséquent, nous avons appris à nous méfier de tous ces raccourcis résumant d'une façon stéréotypée sa pensée (« l'enfer c'est les autres », « l' anti-communiste est un chien », « l'existentialisme est un humanisme ») ou son personnage (« philosophe de café», « personnage médiatique », « terroriste intellectuel »). Comme Robert Bemasconi l'a bien dit:« at the end of the day, his contributions were reduced to one simply image : Sartre the existentialist, sitting in a café writing weighty philosophical tomes that were judged virtually unreadable »349 • Nous avons également remarqué l'impossibilité de tracer un portait univoque de sa figure. La multiplicité de ses expressions et de ses positions demeure problématique. Pour ne faire qu'un exemple, Sartre affiche souvent un humanisme programmatique et politique ; pourtant, si l'on en juge sa production, cet humanisme, qui vide l'homme de tout contenu et de toute substance, reste discutable. Le nombre de passages antihumanistes que nous avons mis en avant ne peut plus être négligé3 50 • Plus précisément, l'humain chez Sartre devient donc une exigence de régénération morale, une élévation par rapport aux tourments de la violence, de l'injustice, de la prévarication : seule une prise de position politique et morale peut permettre de sortir des boues de l'impuissance, de la stupidité, de la 349R.

Bemasconi, How to read Sartre, London, Granta Books, 2006, p. 1, « finalement, ses contributions ont été réduites à une simple image : celle de Sartre l'existentialiste, assis dans un café et en train d'écrire des tonnes de pages philosophiques, qui seront jugées comme illisibles », trad. personnelle. 35°Dans une préface polémique, Sartre va jusqu'à faire une diagnose personnelle de l'inhumain en tant que réalité de l'existence : « Si nul gardefou, nulle part, empêche à nul moment ni les nations, ni l'humanité entière de verser dans l 'inhmnain, alors, en effet, pourquoi prendrions-nous tant de peine pour devenir ou pour rester des hommes : c'est l'inhumain qui est notre vérité» (J.-P. Sartre, « Une victoire » (1958), dans J.-P. Sartre, Situations V, Paris, Gallimard, 1964, pp. 74-75).

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dégradation. Chez Sartre, l'homme est le résultat et non pas l'acteur de cette élévation, il est le point de rencontre de cette exigence de respect, de tolérance, de justice. L'humain qui est défendu par Sartre est une notion-limite, car cet humain sans caractéristique propre est toujours poussé en avant. Il s'agit d'un humain qui ne peut pas se replier sur lui-même car il n'a aucun « soi » auquel se raccrocher : l'humain, chez Sartre, devient donc une dynamique destinée à demeurer ouverte, une forme à remodeler sans cesse, un programme produisant un sens inédit. L'homme se promène dans le tracé des aventures de la praxis, mais il n'est pas un fondement justifiant le monde. L'humain reste un horizon mobile et qui ne s'enracine pas, mais dont les effets demeurent partiels, surmontés pas une prax.is débordante. Pour résumer, la naissance d'une philosophie qui renonce au sujet cartésien et à sa refondation égologique n'est pas une prérogative exclusive du structuralisme et du poststructuralisme : elle peut être construite en soudant l'antisubjectivisme de la « mort de l'homme » avec la description d'une conscience a-égologique qui s'éclate vers le monde, sans oublier les réflexions sartriennes sur la prax.is et la rareté dans la Critique de la raison dialectique. À ce propos, son discours peut corriger un anthropocentrisme sédimenté grâce à la notion sartrienne de rareté qui assume une tonalité proto-écologiste. De même, à la déconstruction de la métaphysique spiritualiste en faveur d'une immanence matérialiste, correspond, comme nous l'avons vu, une sociologie sartrienne limitant le dualisme social de la lutte des classes à un cas particulier dans l'histoire et dans la société. Grâce à Sartre, nous avons compris l'émergence du groupe en tant qu'acteur social de référence : autrement dit, à travers cette notion, nous avons la possibilité de décrire de manière souple la multiplicité de la société et de ses acteurs, leurs dynamiques intérieures et leurs cristallisations temporaires, sans être hypnotisés par les idoles de la collectivité générale et de l'individualité monolithique. Ensuite, notre travail a montré comment l' œuvre sartrienne se présente comme une problématisation permanente d'ellemême, une façon incessante et discontinue de poser les 176

questions. À tous ceux qui ont considéré sa philosophie comme une hégémonie de la vie culturelle à une époque donnée, il faut rappeler ce caractère incertain, inachevé, insatisfait, qui a accompagné la pensée de Sartre. Elle reste comme un antidote aux pièges de l'académisme autoréférentiel, dans lesquels les intellectuels de profession ont tendance à se réfugier, et d'une métaphysique qui se rêve impérissable et inébranlable. À ces prétentions abstraites, Sartre oppose une réflexion ancrée dans le concret, même dans ses aspects les plus sombres et indigestes, qui rejette la linéarité rassurante et pacifiée de l 'historicisme, du rationalisme, de l'intellectualisme. Sa clairvoyance du panorama intellectuel et politique reste encore admirable ; certains aboutissements de la culture française sont bien compris par Sartre-lui-même qui explique : « Dans la période qui se profile, où une vaste majorité d'intellectuels - qui sont, nous en avons souvent discuté, la denrée la moins chère du marché - vont retourner leur veste et devenir apolitiques, c'est-à-dire de droite, quand ils vont s'aplatir devant les structuralistes et le soi-disant poststructuralistes pour justifier leur 'détachement' ; [ ... ] ils vont délibérément redécouvrir les goulags et autres atrocités staliniennes afin d'éviter de devoir parler des atrocités américaines actuelles ; [ ... ] ils vont utiliser toutes les ressources de leur talent littéraire pour convaincre un monde qu'être antistalinien, c'est être proaméricain ; en bref, durant l'avenir prévisible, où les socialistes en viendront à justifier l'exploitation, le meurtre et l'équilibre nucléaire de la terreur, qu'est-ce qui incitera les gens à me lire? » 351 • Sans nier le caractère daté de certains de ses textes, nous avons montré les possibilités encore ouvertes que son écriture transmet à la postérité. Loin de chercher des résultats exhaustifs et définitifs, sa pensée vise à débrouiller les cartes, à faire circuler la parole, à fissurer les édifices de la métaphysique. En effet, sa production, malgré ses innombrables pages dans tous les domaines (ontologie, morale, politique, philosophie de 351 J.

Gerassi, Sartre, Conscience haïe de son siècle (1989), trad. fr. de P. Blanchard, Monaco, Editions du Rocher, 1992, p. 43.

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l'histoire, roman existentiel), se confronte à l'inachèvement de la pensée et à l'impossibilité d'enfermer le discours dans le dispositif borné du livre. En d'autres termes, les tentatives politiques, intellectuelles, philosophiques, littéraires sartriennes sont à la fois une prise de conscience de l'impossibilité pour la pensée de tout maîtriser et le courage de ne pas se rendre à la passivité et aux discours dominants. En effet, l'écriture sartrienne incarne ce cycle d'échecs et de projets qui se renouvelle continuellement, car elle est consciente de l'impossibilité de réaliser pleinement son projet, mais elle persévère dans sa volonté d'essayer encore une fois, de se mettre en jeu sans jamais se retirer. Cependant, la compréhension de ses textes et de ses interventions reste incomplète si elle n'est pas accompagnée par la prise en compte de la force de son écriture et de l'utilisation de sa parole. L'intervention dans l'espace public n'est pas l' « application » d'une pensée préalablement formée, ni un dérapage par rapport à une philosophie qui garderait sa validité en restant dans sa dimension spécialisée. La pensée de Sartre en tant que telle demande une action, une infidélité à soi qui doit se matérialiser dans une posture existentielle, une réflexion sur les rapports concrets qui se déroulent dans la société dans laquelle l'intellectuel est inséré. En prohibant tout positionnement de survol, Sartre insère la philosophie dans le monde et dans ses rapports. Nous ne partageons pas l'avis de Jacques Rancière lorsqu'il déclare la séparation entre la philosophie sartrienne et la militance biographique de Sartre. A notre sens, nous ne considérons pas que Sartre, « pour parler et agir en faveur des plus défavorisés, il se taira désormais comme philosophe. [... ] Enquêteur ou témoin au sein des masses, il ramènera la fonction théâtrale de la substitution au rôle plus modeste de la provocation » 352• De plus, la force critique de la philosophie sartrienne garde encore un espoir pour la pensée, celui de ne pas se limiter à observer l'existant et à le commenter. Mais cette récusation 352J. Rancière> Le Philosophe et ses pauvres (1983)> Paris> Flammarion, 2007 >

p. 227 > italique dans le texte.

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d'une prise de distance intellectualisée n'affiche pas une volonté de « dilution » de la philosophie dans le nonphilosophique : la philosophie vise plutôt à pouvoir agir sur l'événement pour l'influencer. Ce qui reste, c'est son effort d'écriture, capable de briser toutes les représentations instituées, de remettre en discussion toutes les icônes ; le travail d'un iconoclaste de profession, « le vrai travail de l' écrivain engagé, je vous l'ai dit : montrer, démontrer, démystifier, dissoudre les mythes et les fétiches dans un petit bain d'acide critique »353 • La pensée sartrienne n'est donc pas celle d'une « Chouette de Minerve» de mémoire hégélienne et elle n'est pas non plus le fruit d'une réflexion posée à posteriori qui voudrait expliquer les causes et les effets de l'événement. Il s'agit plutôt d'un effort qui s'inscrit volontairement dans l'événement et à côté de l'événement lui-même, pour s'engager dans la production d'autres événements. Par conséquent, Sartre ne propose pas une image du philosophe élevé au rang de « sage », mais il veut se débarrasser de l'image de l'intellectuel éclairé et clairvoyant. Comme reporté par Ronald Aronson354 , lors d'une conversation avec Herbert Marcuse, Sartre, à la différence de son interlocuteur allemand, renonce à toute prétention intellectualiste de la philosophie, allant même jusqu'à penser à l'intellectuel traditionnel comme un personnage à son crépuscule. Sartre déclare : « For me the classical intellectual is an intellectual who ought to disappear »355, alors que Marcuse affirme que les subjectivités faibles, même lorsqu'elles sont en lutte, ne peuvent pas élaborer une analyse autonome356 • Sartre n'hésite pas à remettre en question l'idée même de la philosophie en tant que discipline unique. Il écrit en 1957 : « A nos yeux, La Philosophie n'est pas ; sous quelque forme qu'on la considère, cette ombre de la science, cette éminence grise de

353 J.-P.

Sartre, « Sur moi-même » {1970), aujourd'hui disponible dans J.-P. Sartre, Situations IX, Paris, Gallimard, 1972, p. 35. 354R Aronson, Jean-Paul Sartre - Philosophy in the world, London, Verso Books, 1980, pp. 321-323. 355/bidem, p. 323, « pour moi l'intellectuel classique est tu1 intellectuel qui cherche à disparaître », trad. personnelle. 3S6Jbidem, p. 322.

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l'humanité n'est qu'une abstraction hypostasiée. En fait, il y a des philosophies »357 • L'exploration sélective que nous avons mené dans les plis des discours sartrien nous a dépeint le portrait d'un philosophe qui interroge son présent sans céder ni à l 'utopisme, ni à l'acceptation du contingent. Sartre est un philosophe qui, tout en refusant une idée classique de savoir universel, vise une recherche élargie, focalisant les points de conjonctions entre différents domaines, tout en étant affranchie d'un savoir trop souvent spécialisé et divisé ; il est un auteur hérétique qui n'a aucune condescendance vis-à-vis des autres auteurs, y compris envers ceux qui lui ont ouvert de nouvelles voies de réflexion (on penserait à Husserl pendant les années trente et à Marx dans la période d'après-guerre). De plus, il s'agit d'un écrivain qui utilise le savoir pour prendre position et non pour nourrir un appareil de notions et de classifications autoréférentielles. C'est un intellectuel qui entame une recherche morale sans un aboutissement définitif et qui s'engage dans une action politique sans système de valeurs préalables qui peuvent le rassurer. Enfin, son activité de polémiste ne tombe jamais dans la rhétorique officielle et n'espère aucune récompense. Loin de se réfugier dans une tour d'ivoire ou de chercher une place privilégiée sur laquelle elle pourrait asseoir ses réflexions, la philosophie sartrienne, rejetant tout retrait du monde, souhaite ainsi que la pensée soit considérée comme une forme de praxis358, comme une production à l'intérieur d'un entrelacs de productions. Mais, comme un savant sartrien l'a bien exprimé,« était-ce là un abandon de l'ambition philosophique? Nullement, au sens où celle-ci s'accorde toujours difficilement, en fait, à la pratique de son époque » 359 • La philosophie sartrienne est un travail d'écriture, mais une écriture qui réalise d'abord un travail sur elle-même. À ce propos, nous nous sommes préoccupés de montrer la souplesse de Sartre et sa force rhétorique lorsqu'il touche à 357J.-P.

Sartre, Questions de méthode (1957t Gallimard, Paris, 1986, p. 9,

italique dans le texte. 358Voir

: RD. Laing, D. Cooper, Reason and violence, London, Tavistock Publications, 1964, p. 31. 359A Vanriet, De Hegel à Sartre, Berne, PeterLang, 2013, p. 9.

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différents domaines à la fois philosophiques (phénoménologie, marxisme, pensée morale, critique à la métaphysique) et extraphilosophiques (engagement, anticolonialisme, révolte contre le pouvoir). Son œuvre a donné lieu et pourra encore donner lieu à une série de débouchés : « [En effet,] portée par une diaspora de chercheurs et d'intellectuels de plus en plus jeunes, organisée par des sociétés sartriennes de plus en plus actives sur les cinq continents, son œuvre suscite thèses, publications, recherches, [ ... ] autour de questions politiques essentielles aujourd'hui (interdépendance des cultures, effervescence de la société civile, fonction de terrorisme dans la pensée postcoloniale, globalisation des mouvements de libération), dans une atmosphère de confrontations bouillonnantes et passionnées »360. Quant au caractère international de nos recherches, les excursus dans les milieux anglo-saxon et italien ont permis d'appréhender l'œuvre de Sartre sous un angle différent, audelà des confrontations typiquement « parisiennes ». Comme Annie Cohen-Solal l'a écrit, « Le fantôme de Sartre hanta donc longtemps les intellectuels français comme un étrange fardeau, dont ils ne savaient pas trop bien s'ils devaient l'évacuer précocement ou le 'remplacer', provoquant une surenchère. [... ] Pendant qu'en France on s'amusait à chercher des poux dans la tête de Socrate, les hommages en provenance d'Europe, d'Afrique, d'Asie, d'Océanie, des deux Amériques s'accordaient sur un point : le message de Sartre restait, aux yeux de leurs intellectuels, un outil de référence pour déchiffrer leur époque, et son œuvre suscitait toujours le même intérêt » 361 • Nous pouvons reprendre les propos de Gilberto Gil, musicien, intellectuel et, à l'époque de cet entretien, ministre de la culture dans son pays : « ce qui rattache les Brésiliens à Sartre, c'est la capacité de partager, la capacité de joie, la capacité de traverser les codes, d'aller au-delà des codes, c'est l'intérêt pour la diversité ethnique et culturelle, pour la 360A

Cohen-Solal, Une Renaissance sartrienne, Paris, Gallimard, 2013, p. 23. 361/bidem, pp. 12-13, guillemets dans le texte.

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fécondation entre les cultures, c'est enfin cette interculturalité qui se met en place chez nous » 362• Sartre fait donc figure de passage, de contamination, de rencontre entre plusieurs courants en quête d'une synthèse « à venir». En particulier, concernant les études postcoloniales, les recherches hors du contexte français, voire francophone, ont favorisé un nouveau regard sur Sartre et sur les aboutissements de ses analyses. La lecture des contributions dans ce large domaine nous a révélé la porosité manifeste entre une philosophie d'inspiration phénoménologico-existentielle et une philosophie asubjective et antihistoriciste. Ces convergences dans les études internationales sont bien explicitées dans ce passage, dans lequel une idée plurielle de la pensée s'exprime et converge avec la création de pistes de recherche inédites : « [il faut] prolonger, en un laboratoire expérimental fondé sur une porosité de frontières entre genres, disciplines, langues et cultures, les questions esquissées par Sartre de son temps, et à démontrer que son impact ne réside pas tant dans un système de pensée bouclé, fermé et apaisant que dans ses tentatives obstinées pour repenser le modèle occidental [ ... ], dans son attention permanente à ce qui se tramait aux marges de la société, dans ses intuitions fulgurantes pour esquisser des pistes. [ ... ] Sartre c'est d'abord un modèle, une pratique, avant d'être une doctrine »363 • Un travail sur Sartre n'implique pas, du moins dans notre expérience, la nécessité de devenir « sartriens » : ou mieux, à notre sens, tout travail qui se présente en tant que « sartrien » et qui répète les sentences du maître, n'est qu'une mécompréhension de son parcours. La pensée sartrienne ne se positionne pas en faveur d'une répétition, d'une confirmation scolastique, d'une érudition autoréférentielle. En utilisant les mots d'Albert V anriet, « contestant tout dogmatisme, sans rompre avec son histoire militante qui fut sa vie propre, la philosophie, telle que Sartre l'a exercée, est ainsi par son élan 362 G.

P. Gil Moreira, A. Cohen-Solal, « Sartre, intellectuel de l'ubiquité » (2005), dans A. Cohen Solal, Une renaissance sartrienne, op. cit., p. 51. 363A Cohen Solal, Une renaissance sartrienne, op. cit., pp. 23-24.

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un inachèvement actif plutôt qu'une pensée 'pure' et une pratique déductive dont l'avenir, nécessaire, n'est jamais assuré »364 • Par conséquent, sa pensée a toujours refusé d'affirmer une personnalité forte, y compris dans l'image de l'intellectuel, et de considérer cette personnalité comme une substance indépassable. Sa philosophie ne vise pas, en fait, la fondation d'une école et rejette aussi toute figure-tutélaire de la pensée qui ne serait pas passée au travers d'une discussion impitoyable. Sa vision politique stigmatise chaque solution qui se reposerait sur un chef charismatique ou sur un deus ex machina, pour appeler à une action fusionnelle et spontanée par des groupes dynamiques. Sa haine pour la morale bourgeoise est aussi engendrée par la volonté d'abandonner toute référence à la figure du père comme chef indiscutable de la famille. Ainsi sa parole ne s'érige pas en tant que pierre-miliaire venant d'un maftre-à-penser mais veut dénoncer, blesser, susciter un débat. Par conséquent, Sartre demeure encore aujourd'hui comme un « chantier à ouvrir »365 , en dépit de toutes les liquidations approximatives de sa pensée qui ont été faites. Pour cette raison, Sartre est un auteur « qui revient », tout en se transfigurant et en subissant des métamorphoses. Certes, l'intérêt de ses critiques sur le rôle du Parti dans l'organisation de la classe ouvrière s'est amoindri, mais ce que nous avons voulu mettre en lumière concerne sa synthèse personnelle entre l'analyse des forces sociales et la fonction publique de l'écriture. La production sartrienne peut ainsi jouer un rôle dans la formulation d'une philosophie possible de l'avenir, car « cette œuvre semble revenir vers nous, sautant une génération, comme transfigurée par ses voyages » 366• Nous nous référons à une philosophie de l'avenir qui a archivé le sujet cartésien, mais qui a réfléchi sur les productions de formes décentrées et alternatives de subjectivité ; une philosophie qui entame une méditation de longue haleine sur la fin des valeurs 364A

Vanriet, De Hegel à Sartre, op. cit.,p. 11. avons emprunté cette expression à Vincent de Coorebyter qui l'a utilisé dans sa conf'erence à l'Université de Lyon 3, intitulée Sartre romantique: du diplôme sur l'image à l'imaginaire (1927-1940), qui s'est déroulée le mercredi 19 juin 2013. 366A Cohen Solal, Une renaissance sartrienne, op. cit., p. 26. 365Nous

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métaphysiques, mais qui ne cherche pas à les remplacer avec un nouveau système écrasant l'existence ; une philosophie qui évite toute dialectique triomphante dans l'analyse des frictions sociales et entame plutôt un patient minutieux travail de mise en relation de toutes les asymétries et injustices ; une pensée qui, n'ayant aucun système monolithique de savoirs, de traditions, d'héritages sacrés à défendre, conçoit l'altérité comme fondatrice et non pas comme troublante. Nous sommes convaincus que la puissance de la philosophie sartrienne réside dans son écriture et que les éléments à découvrir sont encore nombreux. Bien que fragmentaire et intermittent, l'antihumanisme sartrien représente aussi l'autocritique du parisien, travailleur intellectuel, rationaliste et petit-bourgeois. Cette autocritique se focalise sur celui qui a toujours eu de quoi vivre, qui a eu une facilité de parole, qui n'a pas été minoritaire, qui n'a jamais vécu en condition d'étranger ou d'exilé (bien qu'il a connu la condition de prisonnier de guerre), qui n'a pas dû se détacher d'une image préalablement collée à sa peau. Les outils philosophiques que nous avons esquissés ici nous permettent de nous débarrasser des rigidités de l'humanisme et de ses déclarations d'amour vides à l'Homme. Ce parcours ne peut pas profiter d'un grand récit s'érigeant en tant qu'arrière-plan rassurant ; au contraire, il veut plutôt détacher l'Homme de son statut de producteur de sens et de fondement de la connaissance. Avec Sartre, l'Homme demeure une couche liquide dont l'existence et ses productions restent des phénomènes précaires. La question n'est donc pas« comment faire renaître l'homme», mais comment faire circuler le sens, comment entrelacer des connexions faisant référence à l'Homme ou pas. L'Homme restera une figure faible se reconfigurant à travers les dispositifs techniques qui le traversent, les langages qui le forgent, les flux de consommation qui lui permettent d'exister. Par conséquent, l'humanisme s'obstine à ne pas accepter les relations horizontales entre l'humain et le non-humain, alors que l' antihumanisme veut couper les racines d'un Homme prétendant s'enraciner pour pouvoir nourrir ses rêves d'immortalité.

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Enfin, à travers Sartre, nous avons enfin découvert un chemin accidenté qui donne un sens précaire à l'Homme à travers les pratiques anonymes de la conscience projetée, de l'existence nue, du devenir historique sans progrès, de la praxis dans la rareté, du groupe ouvert aux combinaisons avec d'autres groupes. La pensée quitte ainsi tout repère rassurant et se tourne vers l'avenir. Elle devra forger, à nouveau, les outils qui lui permettront de combattre encore une fois les idoles qui vont lui barrer la route.

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193

Table des matières Introduction

------------------ 9

Chapitre 1 Le Sartre des années trente. Intentionnalité et impersonnalité chez le jeune Sartre _ _ _ _ _ _ _ _ _ 21 L'interprétation de l'intentionnalité chez Sartre

21

La Transcendance de l 'Ego

31

La nausée

- - - - - - - - - - - - - - - - - 50

Chapitre 2 La polémique sur l'existentialisme: est-il vraiment un humanisme? _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 57 La critique du progrès : une empreinte nietzschenne ?_ _ 67 Chapitre 3 L'existentialisme marxiste est-il un subjectivisme? 71

----------------------

Le paysage du marxisme occidental et la contribution sartrienne à la dialectique _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 71 Matérialisme et subjectivité : Sartre et la Diamat

82

Les processus de subjectivation et le rôle des groupes__ 93 Série et « groupe-en-fusion» _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 104 Chapitre 4 Figures ontologique de l'impersonnel: praxis et rareté _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 113 La praxis et ses effets _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 117 L'horizon de la rareté

122

La violence comme relation entre les groupes _ _ _ _ 13 7 Chapitre 5 Racisme, colonialisme, postcolonialisme, régionalisme _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 147 L'expérience aux Etats-Unis

195

150

Réflexions sur la question juive _ _ _ _ _ _ _ _ _ 152 L'anticolonialisme est aussi un antihumanisme ____ 160 L'émergence du régionalisme et l'immigration vers la Métropole _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 165 Conclusions _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 175 Bibliographie _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 187 Ouvrages de Sartre _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 187 Ouvrages critiques et autres textes consultés _____ 188 Numéros spéciaux des revues _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 193

196

D

SARTRE ANTIHUMANISTE

Sartre et ses interventions politiques et philosophiques ont été associés mécaniquement à l'humanisme universaliste. Au contraire, l'exploration de ses textes nous fournit plutôt des éléments nous permettant à la fois de quitter une culture universaliste obsolète et d'éviter avec fermeté toute dérive identitaire, particulariste, nationaliste. En effet, en se débarrassant de toute forme d'essentialisme, la pensée de Sartre montre une actualité dans plusieurs domaines (déconstruction de l'individu, philosophie de la rareté naturelle, rapports avec le marxisme philosophique, postcolonialisme) et nous fait réfiéchir d'une manière critique dans un monde traversé par des obscurantismes de toute sorte. La contribution sartrienne devient dans ces pages une contribution pour aller vers d'autres domaines, au-delà de sa pensée et de son époque: dans ce périple il faudra abandonner le totem idéologique de l'humanisme pour aller à la recherche d'autres repères.

Francesco Caddeo vit et enseigne à Lyon. Il est docteur en philosophie et

poursuit ses recherches autour de la philosophie française contemporaine, du postcolonialisme et de l'anthropologie philosophique. li a récemment publié en italien un livre dédié à la relation articulée entre Sartre et le cinéma (Il segno di un'epoca, Arduino Sacco, Roma 2020)

ISBN: 978-2-343-20472-7

20,50 €

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9 782343 204 727