Retour au Christ: Évangile de Jésus le Christ selon saint Marc avec commentaires
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Retour au Christ
SOMMAIRE
AVANT-PROPOS

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Évangile de Jésus le Christ selon saint Marc avec commentaires

Jean Brac

Retour au Christ

Retour au Christ

Retour au Christ est la réponse personnelle de l’auteur à l’exhortation de JeanPaul II qui nous invite à revenir lire les textes des Évangiles eux-mêmes, de nous en imprégner pour illuminer notre vie.

Évangile de Jésus le Christ selon saint Marc avec commentaires

Durant sa vie professionnelle, Jean Brac a construit des modèles mathématiques dans le domaine pétrolier ; ils ont nécessité rigueur dans leurs constructions et esprit critique dans leurs interprétations. Père de six enfants, désormais à la retraite, il s’est inscrit à des cours au Collège des Bernardins pour répondre à sa soif d’Évangile.

En couverture : Le Christ dans la tempête, J.J. Meynier, musée de Cambrai. ISBN : 978-2-343-21988-2

31 €

Retour au Christ

Avançant verset après verset, le commentaire développe une vision actualisée et hardie du texte écrit par saint Marc, secrétaire de Pierre, chef des apôtres. Sa modernité, sa grande actualité sont frappantes. Marc n’est pas un témoin direct. Mais Pierre est témoin oculaire privilégié de la vie du Christ. Ainsi la distance entre le texte de Marc, la bouche de Pierre et celle du Christ est courte. Un « Libre propos » suit ce commentaire où l’auteur essaie en honnête homme de préciser comment Dieu intervient dans la vie des hommes.

Jean Brac

Retour au Christ

Religions et Spiritualité fondée par Richard Moreau, Professeur émérite à l’Université de Paris XII dirigée par Gilles-Marie Moreau et André Thayse, Professeur émérite à l’Université de Louvain La collection Religions et Spiritualité rassemble divers types d’ouvrages : des études et des débats sur les grandes questions fondamentales qui se posent à l’homme, des biographies, des textes inédits ou des réimpressions de livres anciens ou méconnus. La collection est ouverte à toutes les grandes religions et au dialogue inter-religieux. Dernières parutions Francis LAPIERRE, La Bible est née en Samarie. Les deux récits de la Torah, 2021. Diane Mite COLCERIU, Le christ et la quête romantique du sacré, 2021. Bernard TONDÉ, Le veuvage chrétien. Spiritualité, pastorale et mission, 2021. Jean-Marie BURNOD, Partager, un Evangile de vérité, 2021. LUC, L’évangile du pardon, Présentation, traduction et notes de Frédéric GAIN, 2020. Pierre LAFFON DE MAZIÈRES, Le droit des relations ÉgliseÉtats chez Louis de Naurois et Henri Wagnon, 2020. Jean STERN, Notre-Dame de la Salette et son message authentique. Un discernement amorcé par le saint curé d’Ars, 2020. Jean-François FYOT, Guillaume de Saint-Thierry pour nous aujourd’hui, Actualité des Pères cisterciens, 2020. Pierre HOLVOËT, Les Évangiles bibliques de l’enfance de Jésus, 2020. Roger GIL, Hilaire de Poitiers et l’humanité souffrante du Christ, 2020.

Jean Brac

Retour au Christ Évangile de Jésus le Christ selon saint Marc avec commentaires

© L’Harmattan, 2021 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr/ ISBN : 978-2-343-21988-2 EAN : 9782343219882

Je dédie ce commentaire à mon papa et à tous les prêtres que j’ai rencontrés. A chacune des naissances de nos 6 enfants, l’enfant-Dieu dans les bras de Marie m’a appris davantage.

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Ce qui se passe de l’autre côté, quand tout pour moi aura basculé dans l’Eternité, je ne sais... Je crois, je crois seulement qu’un grand amour m’attend. Jean de la Croix Oui, je connais - je connais tous tes péchés, mais je te le redis une fois encore : je t’aime, non pas pour ce que tu as fait, non pas pour ce que tu n’as pas fait. Je t’aime pour toi-même, pour la beauté et la dignité que mon Père t’a données en te créant à son image et à sa ressemblance. C’est une dignité que tu as peut-être souvent oubliée, une beauté que tu as souvent ternie par le péché, mais je t’aime tel que tu es. Testament spirituel de mère Teresa Au moment d’une tentation violente, alors que la volonté se défibre et que le corps tout entier s’alanguit prêt à céder, il est bon, pour témoigner malgré tout un peu d’amour à Dieu, de s’obliger à une mortification minime : ne pas mettre de sel dans le potage trop fade, ou ne pas déplacer un objet qui vous gène. Cet acte infime d’amour est comme un appel de la grâce et la volonté s’en trouve affermie. Guy de Larigaudie

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SOMMAIRE

La numérotation des chapitres reprend celle de l’Evangile de Jésus-Christ selon Saint Marc. AVANT-PROPOS.............................................................................. 13 LIMINAIRE ....................................................................................... 15 INTRODUCTION .............................................................................. 19 COMMENTAIRE DE LA BONNE NOUVELLE DE JÉSUS-CHRIST SELON SAINT MARC .................................... 39 CHAPITRE I ...................................................................................... 41 CHAPITRE II ..................................................................................... 63 CHAPITRE III ................................................................................... 71 CHAPITRE IV ................................................................................... 81 CHAPITRE V..................................................................................... 95 CHAPITRE VI ................................................................................. 107 CHAPITRE VII ................................................................................ 125 CHAPITRE VIII............................................................................... 135 CHAPITRE IX ................................................................................. 149 CHAPITRE X................................................................................... 167 CHAPITRE XI ................................................................................. 181

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CHAPITRE XII ................................................................................ 193 CHAPITRE XIII............................................................................... 207 CHAPITRE XIV .............................................................................. 217 CHAPITRE XV................................................................................ 233 CHAPITRE XVI .............................................................................. 247 LIBRES PROPOS SUR LA PRÉSENCE DE DIEU DANS NOS VIES............................................................................. 255 ANNEXES ....................................................................................... 295 BIBLIOGRAPHIE ........................................................................... 299

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AVANT-PROPOS

Le livre que vous tenez entre les mains n’est ni un ouvrage technique d’exégèse (je ne serais pas alors qualifié pour l’introduire), ni un commentaire exhaustif, ni même un commentaire spirituel au sens traditionnel du terme. Beaucoup plus simplement, il s’agit de la conversation d’un passionné. Lorsque j’ai rencontré Jean Brac, lors d’un cours que je donnais sur l’œuvre de saint Irénée, deux choses sautaient immédiatement aux yeux : d’une part il était ouvert à la foi de l’Église, d’autre part il ne fallait pas “lui en conter”. Quand un thème lui tenait à cœur ou qu’une explication le déroutait, il n’hésitait pas à engager le dialogue avec fougue, jusqu’au moment où, ayant assimilé ce qui venait d’être dit, il pouvait progresser sur son chemin personnel. Après avoir lu et relu l’évangile selon saint Marc, de même que toute l’Écriture, Jean Brac nous donne ici le fruit de ses méditations et de sa recherche, d’une façon à la fois très documentée et très particulière, avec ses insistances propres et ses questions qui ne prétendent pas être toutes résolues, avec ses hypothèses et ses partis-pris, conjuguant confiance et prudence. Nous tenant par la main, il nous mène d’images en découvertes et de surprises en émerveillements. À sa manière, il a rédigé pour nous ce qu’il était autrefois convenu d’appeler un ouvrage “d’honnête homme”. Un homme qui parle au cœur en lui fournissant des arguments de raison, conscient que l’un et l’autre peuvent éveiller chez chacun des intuitions salutaires. En parcourant ce commentaire de Marc, difficile de ne pas songer au prologue de Luc : « j’ai décidé, moi aussi, après avoir recueilli avec précision des informations concernant tout ce qui s’est passé depuis le début, d’écrire pour toi, excellent Théophile, un exposé suivi, afin que tu te rendes bien compte de la solidité des enseignements que tu as entendus » (Lc 1,3-4). Au long de ce chemin, laissons-nous donc mener sans renoncer à questionner le commentaire lui-même, pour découvrir comment les paroles et les œuvres du Seigneur « envisagées chacune à 13

part soi, apparaissent comme opposées les unes aux autres et discordantes [mais] replacées dans l’ensemble de l’œuvre, apparaissent comme pleines de proportion et d’harmonie. Il en est d’elles comme des sons d’une cithare, qui, grâce à l’intervalle même qui les sépare, produisent une mélodie une et harmonieuse, encore que constituée de sons multiples et opposés1». Le pape Benoît XVI soulignait que « la Parole de Dieu elle-même nous introduit dans un dialogue avec Lui »2 ; puisse cet ouvrage constituer pour beaucoup une étape vers ce dialogue. P. Denis Dupont-Fauville + Faculté Notre-Dame, Paris Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Rome

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Saint Irénée, Adversus Haereses II 25,2. Benoît XVI, Discours au monde de la culture, Collège des Bernardins, 12 novembre 2008 : http ://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2008/september/ documents/hf_ben-xvi_spe_20080912_parigi-cultura.html

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LIMINAIRE

A l’occasion de ma « Communion solennelle », j’ai reçu une Bible, traduction de Jérusalem et le nouveau Testament du chanoine E. Osty ; ils m’accompagnent au quotidien et souvent dans mes longs voyages. Ma fréquentation de ces ouvrages a été plus ou moins intense au cours des différentes périodes de ma vie. Aujourd’hui, ils sont remplis de phrases soulignées et de petits papiers repères ; des images de Premières Communions d’amis de collège alternent avec celles d’enfants et de petits enfants. Mes doigts ont superposé leurs empreintes au bord des pages ainsi épaissies. Saint Irénée dit que les choses apprises dans l’enfance grandissent avec l’âme et s’unissent à elle. D’où leur importance capitale. A la retraite, j’ai suivi des cours au Collège des Bernardins : ancien Testament, Evangile de Marc, saint Irénée, Teilhard de Chardin, Grec de la Koiné, histoire de l’Eglise. Ces cours ont été des étapes riches pour mon attrait des Ecritures. Et depuis longtemps, il m’est venu clairement le besoin d’écrire et de témoigner à mon tour sur ces textes. C’est dire ma joie que mon professeur ait accepté de relire et commenté le document et qu’ainsi il soit amélioré. Merci Père Denis pour votre guidage. Mon père mobilisait excessivement la conversation et nous imposait souvent son monologue, notamment autour de la table familiale. Il voulait nous imprégner de sa vision. Je prends moins la parole pour ne pas l’imposer aux autres et leur laisser le champ libre pour s’exprimer. C’est pourquoi l’écriture reste pour moi un exutoire nécessaire, même si elle est aussi constituée de mots et de phrases, mais celles-ci sont construites et raturées avec plus de soin que ne le permet la conversation. C’est un besoin fondamental comme avoir faim ou soif. De plus, le lecteur peut relire autant qu’il veut, ce qui dans la conversation s’apparenterait à un bégaiement. Quand je me relis plusieurs années après, je suis parfois étonné et me demande si c’est bien moi qui ai écrit. Je sais que l’inspiration me vient d’ailleurs. 15

Les géographes recherchent le point de départ des fleuves. Partant des berges larges du delta, la remontée s’achève souvent dans un pré d’herbes mouillées, fragile commencement qui n’annonce pas l’estuaire. L’Evangile de Marc, basé sur le témoignage de Pierre comme il sera dit plus loin, est fort probablement le plus ancien ; c’est pourquoi il est particulièrement intéressant. Il décrit des faits, donne des détails, explicite des déconvenues et des incompréhensions qui sont des instantanés de vie. Comme pour la source des fleuves, le point zéro historique est d’accès très difficile avec les seuls documents encore existants. D’ailleurs, la source ressemblerait plutôt à une onde qui s’affaiblit au fur et à mesure qu’on s’éloigne. Mais en fait, c’est une Parole vivante, pas figée dans des tables en pierre ou sur des feuilles de papyrus, de sorte qu’au cours du temps, elle ne s’affaiblit pas comme une onde mais se régénère sans cesse dans les cœurs de chair qui la reçoivent avec le don de l’Esprit. La source d’un fleuve est difficile à trouver mais comment saisir la source quand elle est un homme, et quel homme ! La difficulté est insurmontable. Le lecteur est face à un vrai témoignage oculaire, celui de l’apôtre Pierre. Dieu est aussi dans les détails. Jésus ne cesse de surprendre ses disciples et leurs fréquentes incompréhensions nous interpellent d’autant plus qu’elles sont aussi les nôtres aujourd’hui. Par exemple, après sa Transfiguration, Jésus leur donne l’ordre de ne rien dire tant que le Fils de l’homme ne serait pas « ressuscité d’entre les morts » : Ils observèrent cet ordre, tout en se demandant entre eux ce que signifiait « ressuscité d’entre les morts ». Ma 9, 10. Ainsi une parole entendue, gravée dans les souvenirs, est mise en évidence a posteriori par un fait. En effet, une fois Jésus ressuscité, ses disciples se souviennent de ce que Jésus leur a dit avec une puissante actualité alors que, sur le moment, ils étaient enfermés dans les brumes de l’incompréhension. La révélation se fait ! Les Disciples ont été impressionnés par la personne de Jésus. Ce terme employé en photographie convient bien à l’Evangile de Marc cousu de scènes imagées. Mais la pellicule une fois impressionnée ne laisse rien voir même si le « spectacle » y est enregistré. Il faut la tremper dans le bain du « révélateur » pour que l’image devienne visible ! A la Pentecôte, les disciples reçurent la Lumière qui a rendu compréhensible des faits, des paroles antérieurement incompréhensibles. Le souvenir enfoui resurgit, guidé par l’Esprit

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Saint. Le croyant, le lecteur lui-même, entre alors dans la dimension profonde du fait et des paroles ainsi « révélées ». Ce qui n’était pas visible de l’extérieur sur l’instant, les disciples le comprennent alors profondément de l’intérieur et embrassent une vérité plénière. Voyant le Ressuscité, ils se souviennent du Transfiguré ; à la vue des plaies de Crucifié Ressuscité, l’évidence les fait tomber à genoux pour dire avec Thomas : Mon Seigneur et mon Dieu. Ce processus mental d’assimilation des paroles de Jésus par les auteurs des Evangiles et par tous les croyants qui les lisent, est bien décrit par Benoit XVI1. Il l’explique notamment à propos de l’Evangile de Jean, 2, 22 : Aussi quand il ressuscita d’entre les morts ses disciples se rappelèrent-ils qu’il avait dit cela ; ils crurent aux prophéties de l’Ecriture et à la Parole que Jésus avait dite. Benoit XVI écrit que L’unité du logos et du factum est le point que vise l’Evangile. Cette dynamique propre aux Paroles de Jésus éclairées par l’Esprit Saint est source de grande joie pour ceux qu’elle saisit. Elle fonctionne aussi dans la vie courante où l’Esprit agit également. A l’occasion de l’éloignement voire de la mort d’un être, l’apparition d’un fait peut faire rejaillir vivement une parole jusqu’ici enfouie dans l’anonymat de la mémoire, ou inversement, une parole peut donner subitement de l’importance à un fait jusqu’ici banal, comme un coup de torche éclaire tout à coup un recoin obscur. Ce jaillissement n’est pas un effet de notre volonté mais une surprise forte qui s’impose à nous dans une occasion particulière. L’Esprit Saint se manifeste ainsi. La vie nous nourrit de la vie et elle invite à un regard, à une compréhension sans cesse renouvelée de la Parole divine comme un kaléidoscope qui ne finit pas de tourner et de tourner encore. Il s’agit simplement du Dieu infini qui a annoncé par les prophètes ce que son Fils incarné a fait au milieu de nous. Comme Il est toujours vivant au milieu de nous, ces surgissements jaillissent toujours aujourd’hui. Jean Brac

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Benoit XVI, Jésus de Nazareth – p. 254-261. 17

INTRODUCTION

Marc – James Tissot.

Les historiens ne contestent pas l’existence de Jésus de Nazareth au début de notre ère. Les quatre Evangiles n’ont pas pour objectif de raconter la vie et les actes de cet Homme et ne sont pas des ouvrages d’histoire. Ils témoignent de la Bonne Nouvelle et l’annoncent.

Identité de Marc L’Evangile de Marc ne dit rien sur l’identité de son auteur. Ni apôtre ni homme renommé, on sait seulement qu’un certain Jean-Marc, un homme discret, était l’ami de l’apôtre Pierre qui a vu son nom Simon changer en Pierre par Jésus (Marc 3, 16). 19

Ce Jean-Marc était aussi ami de Barnabé. En l’an 45, tous les deux, sous la conduite de Paul, partent en mission à Chypre dont Barnabé est originaire. De retour sur le continent à Pergé (actuellement près d’Antalya en Turquie), une discorde s’installe avec Paul qui continue seul avec Silas. Marc retrouvera Pierre puis Paul à Babylone (Rome). Il est considéré comme le secrétaire de Pierre et son Evangile est surtout celui de l’enseignement de Pierre qui le cite comme son fils spirituel : 1 P 5, 13 L’église de Babylone, élue pour vous, vous salue, ainsi que Marc, mon fils. Marc est considéré comme l’herméneutes, le traducteur (ou l’interprète) de Pierre qui parle Araméen et que Marc traduit en Grec avec des ajouts et une disposition des textes qui n’est pas chronologique et qui lui est personnelle. Similairement, Luc est le secrétaire de Paul. Au chapitre 14, 51, Marc écrit au moment de l’arrestation de Jésus : Un jeune homme suivait (Jésus), n’ayant sur le corps qu’un tissu léger. 52 On l’arrête. Mais lui, lâchant le tissu, s’enfuit nu. Marc est le seul à rapporter cet incident. D’aucuns pensent qu’il s’agit de lui et qu’il fut sans doute témoin oculaire de la fin de la vie publique de Jésus. En effet, la famille de Marc habitait près du mont des Oliviers à Béthanie et, avant sa Passion, Jésus faisait avec ses apôtres des navettes journalières entre cette maison et le Temple. Après la mort de Jésus, Pierre, sorti miraculeusement de prison, vint se réfugier dans cette maison qui lui était familière. Act 12, 12 Après réflexion, (Pierre) se dirigea vers la maison de Marie, mère de Jean surnommé Marc, où un assez grand nombre de frères se trouvaient réunis et priaient. 13 Pierre frappa à l’entrée du portail et une servante nommée Rhodé vint aux écoutes...

Lion de saint Marc au haut d’une colonne de la place Saint Marc à Venise.

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La tradition fait naître Marc en Cyrénaïque. Après la mort de Pierre et Paul, il aurait quitté Rome pour revenir en Egypte et en Cyrénaïque. Il aurait été le premier évêque d’Alexandrie où il serait mort. Elle dit aussi que Pierre aurait épousé une de ses tantes. Ces traditions ne sont pas certaines. L’importance de Marc à Venise est due au vol de ses reliques en 827, qui furent ramenées d’Alexandrie à Venise pour protéger la ville.

Marc - Chroniques de Nuremberg – 1493.

Marc est couramment représenté avec un lion pourvu d’ailes et coiffé d’une auréole. En effet, cet Evangile commence au désert où vivent des lions. Les ailes représentent l’élévation, le lion la force de sa foi et l’auréole sa sainteté.

Contexte de l’écriture de cet Evangile Dimitri Merejkowsky1 a décrit avec conviction ce contexte. Marc est le secrétaire de Pierre, ce qui sous-entend une bonne complicité entre les deux hommes. Il puise dans la prédication de Pierre la substance de son écrit. Les paroles de Jésus sont dans les oreilles et le cœur de Pierre comme des cristaux dans les mains d’un gemmologue. Ecrites dans le texte de Marc, elles font figures de photographies de ces cristaux qui ont perdu dès lors l’éclat chatoyant qu’elles avaient dans la lumière de l’oralité du témoignage vivant. C’est pourquoi 1

Dimitri Merejkowsky, Jésus inconnu, Editions du Cerf n°157-1974. 21

Merejkowsky dit que Pierre, le prince des apôtres, n’a ni encouragé, ni béni les écrits de Marc, et même, qu’il les a reniés. En effet, pourquoi écrire les paroles de Jésus qui va revenir sans tarder puisqu’il a dit : Mc 9, 1 il en est ici de présents qui ne connaîtront pas la mort avant d’avoir vu le Royaume de Dieu venu avec puissance. Plus tardivement, beaucoup dont Pierre, voyaient que ce retour n’avait pas lieu et ont changé d’avis. Alors Pierre ordonna d’écrire et fit même écrire Marc sous sa dictée.

Beaucoup admettent que L’Evangile de Marc est le premier à avoir été écrit. En effet, des exégètes montrent que Luc et Matthieu ont puisé dans l’Evangile de Marc pour écrire le leur mais pas inversement. Luc et Matthieu auraient aussi puisé à une seconde source dite Q (Quelle en Allemand veut dire source) écrite avec précision, probablement en Araméen et qui est perdue à ce jour. Cette source Q, écrite très anciennement, au plus près de Jésus, serait un ensemble linéaire de logia, c’est-à-dire un recueil mémoriel de phrases dites par Jésus. Les dépendances mutuelles des Evangiles synoptiques et l’influence de l’oralité dans les écrits synoptiques de Marc, Luc et Matthieu sont très complexes. Evidemment, je ne suis pas capable de trancher cette problématique de l’écriture des Evangiles synoptiques mais seulement d’exposer ce que des experts reconnus disent. L’Evangile de Marc est le plus court avec 16 chapitres. Celui-ci fut certainement achevé avant 70 puisque la chute de Jérusalem n’est pas évoquée. La rédaction de Marc a sans doute été progressive pendant qu’il écoutait des homélies de Pierre, et il a dû le finaliser avant la crucifixion de Pierre à Rome vers la fin du règne de Néron (+68) ou peu après. Pour ne pas provoquer encore le pouvoir romain contre les

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chrétiens, Marc et les Evangélistes en général ont minimisé le rôle de Pilate. Marc cite peu la Bible contrairement aux autres évangélistes, notamment Matthieu qui écrit pour les juifs. Marc prend soin d’expliquer les mots araméens et les usages juifs car il s’adresse ostensiblement à un auditoire non juif, probablement aux chrétiens de Rome affectés par les persécutions de Claude (41-54 après JC) puis de Néron (54-68 après JC) et auditeurs naturels de Pierre à Rome. Son écriture en grec koiné est facile, vivante mais sans l’élégance de celle de Luc.

Les manuscrits Les codex Vaticanus et Sinaiticus sont parmi les plus anciens ainsi que les papyrii Chester Beatty qui contiennent une partie de l’Evangile de Jean datée fin IIème siècle.

Codex Bezae - Jean 3,26-4,1 (Grec). En regard, version grecque moderne et version en français.

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Le codex Bezae Cantabrigensis qui est daté entre 380-430 est écrit en onciales sur vélin i.e. en majuscules, sans séparation des mots par un espace et sans ponctuation. Page suivante, la version moderne en grec et en français. Il y a en principe un nombre moyen de mots par ligne et par page. Les angles des lettres sont arrondis pour permettre une écriture plus rapide. Durant les guerres de religion, le codex grec-latin résidant au monastère saint Irénée de Lyon fut enlevé par Théodore de Bèze (successeur de Calvin à Genève) qui l’envoya en 1581 à l’université de Cambridge !

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Les manuscrits des grottes du Kirbet Qumran des bords de la Mer Morte, ont été cachés par les Esséniens et autres juifs, avant l’an 67, date du blocus de Jérusalem par les légions romaines de Vespasien (prise de Jérusalem en août 70 par Titus). Dans la jarre n°7 estampillée « Rome » - voir photo, il fut étonnant de trouver des documents écrits en grec (la plupart sont écrits en Hébreu ou Araméen). Le 5ème morceau très abîmé 7Q5 de papyrus, grand comme un timbre poste, écrit en Grec de style Zierstil a été analysé avec persévérance : il a été recherché à quel endroit de l’Ancien Testament les neuf lettres sûres sur les vingt pouvaient faire puzzle. Sur la première figure, on montre l’insertion en force de cet élément dans Jérémie 16, 3-4, mais sans convaincre vraiment. Un jour, le père José O’Callaghan le cadra comme pièce du puzzle à un endroit très satisfaisant dans l’Evangile de Marc 6, 52 - voir figures. L’articulation essentielle a lieu à partir des trois lettres grecques majuscules NNH bien lisibles qu’il est difficile d’associer à un autre mot que Génnésareth ! Cela bouleverse la vision traditionnelle de l’historicité des Evangiles car elle les rajeunit ! Les découvertes de Qumran notamment montrent que l’Evangile de Marc était écrit vers l’an 50. C’est le point de vue de O’Callaghan et de C.P. Thiede mais pas celui de E.Puech, Y.Hirshfeld et H.Eshel.

Falaise où se situent les sites de Qumran au bord de la Mer Morte.

Le plus extraordinaire mais aussi le plus péremptoire est le papyrus 7Q4 comprenant plusieurs débris - voir figure. L’un est le bord d’une 25

feuille de papyrus comprenant plusieurs lettres grecques bien identifiables et cela conduit à la première lettre de Paul à Timothée 1 Tim 3, 16 et les autres débris à 2 Tim 3, 14-16 et 2 Tim 4, 11. Ainsi malgré de longues spéculations sophistiquées qui, pour certains, faisaient des lettres de Paul des faux tardifs du IIème siècle ayant laissé le temps au mythe de se développer, il est établi que ce sont deux lettres authentiques de Paul à Timothée (rappelons que Paul a été décapité à la fin du règne de Néron). Les écrits de Luc et Marc y sont mentionnés, ce qui les replacent beaucoup plus tôt dans le 1er siècle. Il faut aussi tenir compte de la date d’envoi de la première lettre de Paul à Timothée qui signale ces écrits comme étant déjà base courante d’enseignement.

Jarre de la grotte n°7 où les fragments en Grec ont été trouvés.

Gros plan sur le mot « Rome en caractères hébraïques

Paul sans doute exilé en Macédoine à l’issue de son premier procès à Rome, écrit à Timothée qui est à Ephèse. Etant encore dans les chaînes (de Néron), il composa la seconde lettre à Timotée Hist. eccl. II 22, 2.

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1 Tim 3, 15 Depuis ton plus jeune âge, tu connais les Saintes Écritures : 16 elles ont le pouvoir de te communiquer la sagesse, en vue du salut par la foi que nous avons en Jésus Christ. 2 Tim 4, 11 Luc est seul avec moi. Amène Marc avec toi, il m’est très utile pour le ministère. 13 En venant, rapporte-moi le manteau que j’ai laissé à Troas chez Carpos. Apporte-moi aussi mes livres, surtout les parchemins. 27

Passage de témoins Papias (70, 163), évêque de Hiérapolis et chrétien de la deuxième génération a composé cinq livres appelés Exégèses des loggia Kuriaka. Kuriaka vient de kurios Seigneur et veut dire « du Seigneur ». Hist. eccl. 3, 39, 7 Papias rconnaît avoir reçu les paroles des apôtres par l’intermédiaire de ceux qu’il a fréquentés, il dit d’autre part avoir été lui-même l’auditeur d’Aristion et de Jean le Presbytre. Papias revient à la tradition orale encore très vivante des témoins oculaires et il la préfère aux écrits : Hist .eccl. 3, 39, 4 Si quelque part venait quelqu’un qui avait été dans la compagnie des presbytres, je m’informais des paroles des presbytres : ce qu’ont dit André ou Pierre, ou Philippe, ou Thomas, ou Jacques, ou Jean, ou Matthieu, ou quelque autre des disciples du Seigneur ; et ce que disent Aristion et le presbytre Jean, disciples du Seigneur. Je ne pensais pas que les choses qui proviennent des livres me fussent aussi utiles que ce qui vient d’une parole vivante et durable. En raison de son attachement à la tradition orale, Eusèbe le considère comme tout à fait petit par l’esprit. Extrait des Exégèses des discours du Seigneur n°1, voici une citation du Presbytre Jean et le commentaire de Papias ; propos aussi rapporté par Eusèbe dans Hist. Eccl. 3, 39,15 : Le Presbyte dit ceci : « Marc, étant l’hermeneutes de Pierre, écrivit exactement mais sans ordre tout ce qu’il se rappelait de ce qui avait été dit ou fait par le Seigneur.» Car il n’avait ni entendu ni accompagné le Seigneur, mais plus tard, comme je l’ai rappelé, il a accompagné Pierre. Celui-ci faisait ses enseignements selon les besoins, mais non comme faisant l’exposé ordonné des discours du Seigneur, si bien que Marc n’est en rien fautif d’avoir écrit certaines choses comme il se les rappelait. Car il n’ a eu qu’un souci : ce fut de ne rien laissé de ce qu’il avait entendu ni d’y mentir en rien. Jean Le presbytre (déjà cité par Papias) n’est pas Jean, fils de Zébédée et ces deux Jean sont sans doute auteurs ensemble de l’Evangile qui porte leur prénom. Voir Jésus de Nazareth, Benoit XVI, Champs. Voici ce que rapporte Eusèbe : Hist. eccl. 3, 39, 5 Papias compte deux fois le nom de Jean : il signale le premier des deux avec Pierre et Jacques et Matthieu et les autres apôtres et il indique clairement l’Evangéliste ; pour l’autre Jean, après avoir coupé son énumération, il le place avec d’autres en dehors du nombre des apôtres : il fait précéder d’Aristion et le désigne clairement comme un presbytre. 6 Ainsi, par ces paroles mêmes est montrée la vérité de l’opinion selon laquelle il y a eu en Asie deux hommes de ce nom... Il est

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nécessaire de faire attention à cela, car il est vraisemblable que c’est le second Jean, si l’on ne veut pas que ce soit le premier, qui a contemplé la révélation transmise sous le nom de Jean. Tacite (+58-+120), célèbre et rigoureux auteur latin, apporte un témoignage d’un historicité indiscutable de Jésus. En effet, il a consulté les archives administratives de Judée consignées aux archives impériales à Rome, ce qui valide son propos. Il écrit dans Annales XV, 44 : Mais aucun moyen humain, ni largesses impériales, ni cérémonies expiatoires ne faisaient taire le cri public qui accusait Néron d’avoir ordonné l’incendie. Pour mettre fin à ses rumeurs, Néron supposa des coupables et fit souffrir les tortures les plus raffinées à ces hommes détestés pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Ponce Pilate. Réprimée sur le moment, cette exécrable superstition perçait de nouveau, non seulement dans la Judée, berceau du mal, mais à Rome même où tout ce qu’il y a partout d’infamies et d’horreurs afflue et trouve des partisans. On saisit d’abord ceux qui avouaient leur secte ; et, sur leurs révélations, une infinité d’autres, qui furent bien moins convaincus d’incendie que de haine pour le genre humain. On fit de leurs supplices un divertissement : les uns, couverts de peaux de bêtes, périssaient dévorés par des chiens ; d’autres mouraient sur des croix, ou bien ils étaient enduits de matières inflammables, et, quand le jour cessait de luire, on les brûlait en place de flambeaux. Tacite parle de supplicium et indique par là probablement la crucifixion dénommée par lui en d’autres endroits par supplicium servile. Tacite ne dit rien sur Marc mais nous apprend qu’une importante communauté chrétienne est présente à Rome sous Néron. Antérieurement, par lettre aux Alexandrins, Claude prit à parti les juifs par des menaces en novembre 41. Puis en 49, il les chasse de Rome pour des troubles qu’ils provoquent, implusore Chresto, montrant l’existence précoce d’une communauté chrétienne, sans doute fondée ni par Pierre ni par Paul. Par exemple, Achilas et Prisca émigrèrent à Corinthe à cette occasion. Irénée, évêque de Lyon (125, 202), également disciple de Polycarpe (ami de l’apôtre Jean) de Smyrne (actuel Izmir en Turquie) et Clément d’Alexandrie (150, 215), tous les deux pères de l’Eglise, confirment Marc comme l’herméneutes de Pierre : Matthieu, parmi les hébreux, a publié aussi une forme écrite d’évangile dans leur propre langue, Pierre et Paul évangélisant Rome et y fondant l’Église. Après la mort de ces derniers, Marc, le disciple et l’interprète de Pierre, nous transmit lui 29

aussi par écrit ce que prêchait Pierre et Luc en outre, le compagnon de Paul a déposé dans un livre l’Evangile prêché par cet apôtre. Enfin Jean, le disciple du Seigneur, qui reposa sur sa poitrine, a publié lui aussi un évangile, se trouvant à Ephèse- Contre les hérésies, III, 1, 1. Il est assez probable qu’Irénée liste les Evangiles dans leur ordre d’apparition. En arrivant à Lyon depuis Smyrne vers 170, Irénée évoque dans Contre les Hérésies un texte de Marc qu’il a apporté avec lui en venant de Smyrne vers 170. Il le tenait de Polycarpe, son mentor qui a connu Jean qui a connu Jésus ; Irénée est donc le troisième maillon. Le document a été précieusement conservé ; il était écrit sur vélin en onciales grecques et latines et comprenait 534 folio. Puis il a été recopié au Vème siècle en raison de son usure. Eusèbe de Césarée (263-339) cite Papias. Hist. eccl., 15, 1 L’éclat de la piété brilla tellement dans les esprits des auditeurs de Pierre qu’ils ne tinrent pas pour suffisant de l’avoir entendu une fois pour toutes, ni d’avoir reçu l’enseignement oral du message divin, mais que, par toutes sortes d’instances, ils supplièrent Marc, dont l’Evangile nous est parvenu, et qui était le compagnon de Pierre, de leur laisser un monument écrit de l’enseignement qui leur avait été transmis oralement : ils ne cessèrent pas leurs demandes avant d’avoir contraint Marc et ainsi ils furent la cause de la mise par écrit de l’Evangile appelé « selon Marc ». Jean Carmignac a fait observer (1984) que depuis 1555, grâce à Albrecht von Widmanstadt (1505-1557), il était admis que l’Hébreu n’était plus parlé en Palestine à l’époque du Christ et qu’une source des Evangiles a donc dû être écrite en Araméen, notamment L’Evangile de Matthieu. Aujourd’hui, les documents trouvés dans les grottes de Qumran infirment ce point de vue. Oui, l’Hébreu était parlé et écrit en Palestine à l’époque du Christ et il y a eu des éléments de première source des Evangiles en hébreu, dit-il.

Organisation actuelle des textes Le découpage des textes évangéliques en chapitres et versets (ainsi que l’Ancien Testament) n’est pas d’origine, loin s’en faut. En son absence, il faut comprendre la difficulté des évangélistes à se référer à une phrase d’un texte dans lequel il n’y a aucun repère. Fréquemment, les évangélistes renvoient à l’Ancien Testament. Les citations sont faites de mémoire ou par consultation d’un rouleau, ce qui entraîne quelques imprécisions qui malmènent notre souci actuel d’exactitude. 30

Après quelques essais au 14ème siècle, le découpage actuel fut stabilisé au 16ème siècle. Il est dû à Robert Estienne qui a été le premier imprimeur à proposer le découpage qui a été retenu pour la suite et que nous connaissons. Il faut apprécier la facilité qu’il procure aujourd’hui pour l’étude et la précision des citations. Ce découpage est évidemment associé à la perception d’une plus grande exactitude. Cette facilité actuelle et le développement de l’écrit nous ont éloigné de la civilisation de l’oral qui prévalait à l’époque de Jésus et rendent difficile notre plongée dans le contexte des écrits rédigés à cette époque. Internet permet aujourd’hui de trouver immédiatement la plupart des références, facilité inimaginable au 1er siècle. Dans le prologue de son roman Qumran (livre de poche), Eliette Abecassis qui se présente comme hassid (juif pieux), explique les difficultés d’écriture, lecture et interprétation des textes anciens hébreux ou araméens. L’absence de voyelles, d’espace entre les mots et les variations de style au cours des temps présentent de réelles difficultés techniques. Ces difficultés se retrouvent en grec sur un des plus vieux document connu, le Codex Vaticanus du IVème siècle écrit sur vélin en écriture onciale (en majuscules sans séparation entre les mots).

Calage de notre ère à la naissance de J.-C. Jésus a été persécuté par Hérode Le Grand ; il ne peut pas être né en l’an zéro car Hérode le Grand est mort en -4. De plus, Hérode envoya tuer tous les enfants de Bethléem depuis l’âge de deux ans et en dessous - Mt 2, 16. La Sainte Famille aurait été en errance en Egypte pendant deux ans. Le moine Christophorus Clavius fut mandaté par le pape Grégoire XIII en 1579 à l’instigation du concile de Trente pour une réforme du calendrier. En effet, la date de la Pâques basée sur le calendrier lunaire se trouvait fortement décalée. Avec le calendrier solaire, dix jours furent supprimés de telle sorte que le lendemain du jeudi 4 octobre 1582 a été le vendredi 15 octobre 1582. Clavius fit une erreur de calage du calendrier solaire grégorien en oubliant aussi l’année zéro. En conséquence, il est désormais admis que Jésus est né en -6 ou -7 de notre ère et qu’à sa mort probable en 33, il était âgé de 40 ans. L’année de sa mort est discutée en fonction du calage de la Pâque au 4 du mois de nisan du calendrier lunaire juif.

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Tableau des règnes des empereurs romains Dynastie Julio=Claudien

usurpateurs

César Auguste

Naissance 23 sep -63

Règne 16 janv -27 à 19 août 14

Tibère

16 nov -42

18sept 14 à 16 mars 37

Caligula Claude

31 août 12

18 mars 37 à 24 janv 41

1 août 10

26 janv 41 à 13 oct 54

Néron

15 déc 37

13 oct 54 à 8 juin 68

Galba Othon Vitellius

Flavien

Vespasien

17 nov 9

1 juil 69 à 13 sept 81

Titus

30 déc 39

24 juin 79 à 13 sept 81

Domitien

24 oct 51

14 sept 81 à 18 sept 96

Tableau des rois tétrarques d'Israël. Hérode le Grand

Règne -37 à-4

Hérode Antipas

-4 à 39

Tétrarque Galilée Pérée Exilé par Caligula à St Bertrand de Comminges

Philippe

-4 à 34

Tétrarque en Transjordanie

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Début du blocus de Jérusalem

31/8/70

Chute de Jérusalem

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Contributions archéologiques Les actions du début de la vie publique de Jésus se déroulent autour de Capharnaüm, au nord du lac de Tibériade (ou lac de Galilée) comme indiqué sur cette carte de Basse Galilée. Galil en hébreu veut dire rouler, même mot pour Gilgal, la roue, le cercle de pierre, lieu où Josué traverse le Jourdain avec le peuple hébreu. Au cours du temps, ce sens s’est perdu au profit de la Galilée des nations, carrefour de passage des populations.

Ruines basaltiques d’une maison de pécheur de Betsaïde.

A l’est de l’embouchure du Jourdain qui coule du Nord au Sud, le territoire dépend du tétrarque Hérode-Philippe et à l’ouest, c’est Hérode-Antipas le tétrarque de Galilée. Il y a Betsaïde, la place de la pêche en hébreu, village de Simon Pierre et de son frère André ainsi que de Jean et son frère Jacques le majeur. Ci-dessous, ruines d’une maison de pêcheurs en pierres volcaniques noires à Betsaïde. La faille tectonique moyen-orientale passe par le Jourdain, la mer Morte et le golfe d’Aqaba, d’où un volcanisme ancien et des tremblements de terre permanents dans cette région d’effondrement. La mer de Galilée est 200 mètres sous le niveau de la mer Méditerranée. Simon, André et Jacques, Jean sont tous les quatre pêcheurs. Les barques font neuf à dix mètres de long – une barque a été retrouvée à

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Génésareth dans des fouilles en 1986. Le carbone 14 la date du 1er siècle. Ils pêchent aussi à l’épervier. Une des espèces de poissons est appelée par les arabes el-ialtry et elle n’existe ailleurs que dans le Nil. Ce poisson est de forme ronde, d’une chair un peu rouge bonne à manger. A l’Ouest, à une demie journée de marche de l’embouchure du Jourdain, se trouve la ville de Capharnaüm. (kéfar, village et nahum, compassion, en Hébreu).

Vue aérienne du site de Capharnaüm. Maison de la belle-mère de Pierre au premier plan. Synagogue partiellement cachée dans les arbres.

Balzac est le premier à parler de capharnaüm et de cabajoutis comme bazar et Georges Sand dans la petite Fadette évoque le cafornion, issu du patois, pour désigner un débarras, qui a ultérieurement influencé l’usage du mot commun capharnaüm. La signification de désordre suivra.

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Croquis associé à la photo précédente.

Matthieu parle de Capharnaüm sur mer. Jésus se met au carrefour du monde car la mer de Galilée est au centre de ce monde. Flavius Josèphe rappelle que Κεφαρνωκον est une ville située sur la grande route d’Egypte vers la Syrie où tant d’hommes ont marché depuis l’âge du bronze. Saül passe en allant à Damas par la via Maris, la voie de la mer. Capharnaum est la dernière ville avant la frontière vers Damas, voir la carte ci-après. C’est une ville de 1700 habitants environ à l’époque de Jésus. Elle est traversée d’Est en Ouest par une decumanus, rue transverse à la cardo, axe Nord Sud (origine latine du mot cardinal). Au croisement, il y a en général le forum dans les villes romaines. Dans les arbres du bord du lac, il y a un ponton pour les barques. Une synagogue en pierre basaltique noire de l’époque de Jésus fut découverte en 1969 par l’équipe du père Corbo sous le dallage de la synagogue blanche surélevée du IVème siècle et dont les ruines sont visibles aujourd’hui. A trente mètres environ au Sud de la synagogue, se situe la maison de la belle-mère de Pierre.

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Sous les vestiges d’une pièce doublement octogonale, on a trouvé une pièce carrée plus ancienne (zone B), en pierre volcanique noire également, qui était dévolue à Jésus ; des graffitis explicites d’un christianisme primitif l’attestent : Jésus, Christ, Messie, Seigneur, Pierre et des dessins de croix, poissons et navires. Sur la rive ouest, un peu plus au sud, il y a Magdala, qui veut dire tour en hébreu. De là, vient Marie de Magdala dite aussi Marie-Madeleine mais on ne sait pas si elle y est née ou si elle y a seulement résidé. L’archéologie ne vise pas à faire du concordisme mais à éclairer le texte biblique par une meilleure compréhension de la géographie. On suit aisément Jésus qui débarque, va à la synagogue puis chez la belle-mère de Pierre.

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Ruines de la basilique de pierres blanches élevée au Vème siècle sur la synagogue de l’époque de Jésus, bâtie en pierres noires basaltiques.

Avertissements Les textes de l’Evangile de Marc sont écrits en caractères plus réduits. C’est la traduction du Nouveau Testament du Chanoine E. Osty sauf indication contraire. Les citations sont en italique. Des mots grecs s’efforcent d’éclairer la compréhension. Les guillemets ont été supprimés car ils n’existent pas dans le texte grec. Les méditations de Charles de Foucauld sont extraites de L’Esprit de Jésus, nouvelle cité, 2005.

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COMMENTAIRE DE LA BONNE NOUVELLE DE JÉSUS-CHRIST SELON SAINT MARC

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CHAPITRE I

1 Verset 1 Commencement de l’Evangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu.

Marc commence fort en appelant d’emblée Jésus, le Christ et en l’identifiant au Fils de Dieu. On déduit que Marc s’adresse à des avertis qui ont déjà cheminé avec les enseignements des apôtres et avec certaines lettres de saint Paul qui sont antérieures à la parution de son Evangile. Marc vise un approfondissement de la foi en Jésus, foi déjà amorcée préalablement. Son Evangile a l’allure d’une catéchèse. Jésus, c’est Ischoua en Hébreu ; un prénom qui n’est pas rare. Il veut dire Josué, YHWH qui sauve. Josué, fils de Num, était serviteur de Moïse. Christ en français, meshiha en Araméen, mashiah en Hébreu et χριστος en Grec (χρειν oindre). Selon la promesse faite à David, beaucoup attendent un messie Christ de la descendance de David (huitième fils de Jessé, an -1000), promesse renouvelée par la prophétie d’Isaïe II, 1-5 : un rejeton sortira de la bouche de Jessé un surgeon poussera de ses racines. Fils de Dieu est une réminiscence de l’Ancien Testament ; voir le Psaume 2, sans doute un psaume davidique : Il m’a dit : Celui-ci est mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. Il en est ainsi de tout l’Evangile de Marc, parsemé de références à l’Ancien Testament où l’auteur a souvent trempé sa plume. Αρχη του ευαγγελιου Ιησου Χριστου υιου θεου Marc 1,1 Εν αρχη εποιησεν ο θεος τον ουρανον και την γην. Genèse 1,1 Le premier mot de Marc et le premier mot de la Genèse sont les mêmes : αρχη commencement. A quel commencement Marc nous convie-t-il ? C’est peu dire que la venue de Dieu en notre chair bouleverse le cours de l’histoire des hommes. Elle provoque un recommencement radical puisqu’il s’agit d’une recréation du monde, 41

une nouvelle Genèse. Dieu éternel ne vieillit pas car Il est dans un commencement permanent, uniquement dans le temps présent. N’a-t-il pas dit à Moïse : Je suis celui qui suis. Dieu parle et sa Parole crée le monde dans un présent permanent ; sa Parole est aussi efficiente qu’une action et Marc nous rapporte les Paroles de Jésus dans son Evangile à travers la voix de Pierre. 1 Versets 2 Selon qu’il est écrit dans le prophète Isaïe : Voici que j’envoie mon messager en avant de toi, pour ouvrir ton chemin. 3 Une voix crie dans le désert : préparez le chemin du Seigneur, aplanissez ses sentiers.

En Hébreu, il n’y a pas de ponctuation. Ainsi deux versions sont acceptables mais différentes : - Une voix crie : dans le désert, préparez … - Une voix crie dans le désert : préparez … En fait, il s’agit d’une citation d’Isaïe XL, 3 seulement pour partie : Une voix crie : Préparez dans le désert une route pour Yahvé. Tracez droit dans la steppe un chemin pour notre Dieu. Que toute vallée soit comblée, toute montagne et toute colline abaissées, que tout précipice devienne une plaine et les escarpements une vallée ; alors la Gloire de Yahvé se révélera et toute chair le verra. Le début est plutôt de : Malachie 3, 1 Voici que je vais envoyer mon messager, pour qu’il déblaie un chemin devant ma face. Elle fait aussi écho à Exode 23, 20 : Je m’en vais envoyer un ange devant toi, pour qu’il veille sur toi au cours de ton voyage et te fasse parvenir au lieu que j’ai fixé. Révère-le et écoute sa voix. Marc a transformé devant ma face, écrit par Malachie, la face de Dieu bien sûr, en, en avant de toi, de toi, Jésus. Il affirme ainsi la divinité de Jésus car ce point ne peut être vu comme une erreur de recopie ou de traduction mais comme une adaptation due à l’inspiration de Marc. Matthieu reste plus fidèle au texte d’Isaïe : Mt 3, 2 Une voix crie dans le désert : préparez le chemin du Seigneur, aplanissez ses sentiers. 1 Verset 4 Alors Jean, celui qui baptisait, parut dans le désert. Il proclamait un baptême de conversion pour le pardon des péchés.

Jean-Baptiste est de famille sacerdotale par son père Zacharie, prêtre officiant de la huitième classe (il y en a 24) descendant d’Aaron. Deux semaines par an, il accomplit les tâches du service au Temple. Jean, son fils unique, s’éloigne donc de ce service héréditaire en se retirant au désert ; il y a rupture de la tradition familiale. Les lévites n’ont pas de

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terre comme les autres tribus ; ils ont comme héritage la part du Seigneur payée par les autres tribus puisqu’ils assurent le service du Temple. Jean-Baptiste, privé de cet héritage, vit donc pauvrement au bord du Jourdain dans le désert, en nomade dépourvu de subsides. Jean-Baptiste baptise dans le Jourdain à Bethabara, à proximité de Gilgal (Josué chap. 4), un gué en face de Jéricho au nord de la Mer Morte. Là, Josué avait fait entrer les hébreux en Terre Promise en traversant le Jourdain à pieds secs comme ils avaient déjà traversé la mer des roseaux. Jean-Baptiste les convoque à l’est du Jourdain, en Pérée pour les faire sortir de la Terre Promise. Pour obtenir le pardon des péchés, il faut les reconnaître et les confesser publiquement. Jean-Baptiste prêche une metanoia, une transformation morale par le repentir, un dépouillement qui provoque une révolution spirituelle. Puis il les baptise lui-même en trois immersions-noyades pour ressortir sur la rive droite du fleuve, en Terre Promise. Ainsi, à partir d’un « petit reste », il constitue un nouveau peuple disposé à accueillir le Messie car il a reconnu et confessé ses fautes avant d’entrer en Terre Promise1. Par contre, les pharisiens qui considèrent qu’ils suivent scrupuleusement tous les préceptes de la Cacherout n’ont pas de péchés à confesser et refusent cette humiliation. Cela les distingue et les oppose à Jean-Baptiste. 1 Verset 5 Toute la Judée, tous les habitants de Jérusalem se rendaient auprès de lui, et ils étaient baptisés par lui dans le Jourdain, en reconnaissant publiquement leurs péchés.

Les Juifs connaissent la prophétie d’Isaïe ; certains se regroupent en retraite spirituelle autour de Jean-Baptiste pour se préparer à la venue du Royaume de Dieu. Le désert est un lieu privilégié pour se centrer sur l’essentiel, pour vivre dans la justice, lieu d’errance pour les Hébreux lors du retour d’Égypte. Mais les fautes commises en Terre Promise ont brisé l’Alliance et le ciel s’est fermé. Il est donc nécessaire de revenir au désert. Y a-t-il un lien entre Jean-Baptiste et les Esséniens de la Communauté de Qumran, perchée dans les contreforts de la mer Morte ? Les Esséniens sont des dissidents sadducéens en désaccord sur le fonctionnement du Temple.

1

voir Le baptême de Jean, Antoine Baron, Mediapaul, 2013. 43

Cuve baptismale d’Apollonia de Cyrène - Vème siècle. A partir du VIIIème siècle, le baptême n’est plus spécifiquement donné par l’évêque. Les baptistères sont alors dans les églises; ils gardent la forme octogonale ou deviennent ronds et mobiles.

L’immersion dans l’eau baptismale y fait penser car le passage à gué de Gilgal où Jean baptise est proche de Qumran. Toutefois, les Esséniens s’y plongent chaque jour tandis que le baptême de Jean est unique. Notons le côté individualiste (les purs et les autres) et très dualiste du bien et du mal de la conception essénienne des élus qu’on ne retrouve pas chez Jean-Baptiste ; la vision essénienne est également éloignée des Evangiles. Mais ce qui rapproche Jean des Esséniens est la référence à Isaïe. Le document d’Isaïe comprenant dix sept feuilles complètes de parchemin, retrouvé en 1947 dans la grotte n°1 de Qumram, est exposé au Musée du Livre à Jérusalem. Il contient la révélation de la proximité de l’Avènement messianique que Jean crie dans le désert. Sans doute éduqué par eux, Jean, poussé par l’Esprit, s’est séparé d’eux, le moment voulu. Les baptistères anciens gardaient ce rite avec des bassins octogonaux d’un mètre de profondeur environ : entrée par le soleil levant et sortie vers le soleil couchant. Cependant jusqu’au IIIème siècle, l’évêque baptisait le plus souvent dans un cours d’eau. Puis après l’édit de Constantin en 313, officialisant le christianisme, le baptême n’a plus lieu dans un cours d’eau mais dans une église et devient un geste physique qui exprime la conversion spirituelle ; il apporte une purification qui illustre qu’on entre dans la Terre Promise en pratiquant la justice. Toutefois, il y a quelque chose d’absent dans le baptême de Jean-Baptiste et qui est présent dans le baptême de Jésus : c’est la 44

miséricorde divine que Jean-Baptiste n’enseigne pas quoiqu’il l’implore. 1 Verset 6 Jean était vêtu de poils de chameau, avec une ceinture de cuir autour des reins ; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage.

Même description dans Mt 3, 4 : Ce même Jean avait un vêtement de poils de chameau et un pagne de cuir autour des reins, et il avait pour nourriture des sauterelles et du miel sauvage. Cette nourriture est la nourriture messianique annoncée par Isaïe, Lv 11, 22 ; Is 7, 15.

Miel sauvage et sauterelle - Jésus en son temps, Paysages et documents, Daniel Rops, 1947.

Elie était habillé de même. II Rois 1, 8 Ils lui répondirent : c’était un homme avec une toison et un pagne de peau autour des reins. Il dit : c’est Elie le Tishbite ! C’est un accoutrement et la nourriture frugale habituelle de bédouin pauvre. Flavius Josèphe raconte dans son Autobiographie II : 10 Environ mes seize ans, j’ai voulu faire l’expérience des diverses tendances qui existent chez nous. Il y en a trois : la première, celle des pharisiens, la deuxième, celle des Sadducéens, la troisième, celle des Esséniens... 11 Au prix d’une austère application et d’un labeur considérable, je passai par toutes les trois. Jugeant même insuffisante l’expérience que j’en avais tirée, quand j’entendis parler d’un certain Bannous qui vivait au désert, se contentant pour vêtement de ce que lui fournissaient les arbres, et pour nourriture, de ce que la terre produit spontanément, et usait de fréquentes ablutions d’eau froide et chaude de jour et de nuit, par souci de pureté, je me fis son disciple. 12 Après trois ans passés près de lui...

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Ce Bannous vêtu d’écorce d’arbres et de feuilles devait avoir apparence, frugalité et dénuement semblables à Jean-Baptiste. Le désert était un refuge habituel pour certains et même un lieu d’éducation. 1 Versets 7 Il proclamait : Voici venir derrière moi celui qui est plus fort que moi ; je ne suis pas digne de m’abaisser pour défaire la courroie de ses sandales. 8 Moi, je vous ai baptisés avec de l’eau ; lui vous baptisera dans l’Esprit Saint.

Matthieu dit : pas digne de porter ses sandales. Dénouer se dit lâshèlèt en Hébreu et porter lâs’ét. Comme en Hébreu on n’écrit pas les voyelles, il faut les deviner. De plus, des consonnes ont des graphismes très proches, des confusions arrivent aisément. Il est clair que porter est ici moins naturel que délier, dit Jean Carmignac. Pour prendre ou délier les sandales de quelqu’un, il faut se baisser, se mettre à genoux. Devant Celui qui vient, Jean-Baptiste ne s’en sent pas digne. C’est dire l’immense force de Celui qui vient. C‘est la théologie qui commande le récit. Elie est le plus grand des prophètes (Moïse est un cas à part), Jean-Baptiste, le dernier des prophètes. Il a un message : celui qui vient après moi, est plus fort que moi. Elie est monté au ciel en char, et il doit revenir pour préparer le peuple à la réouverture des Cieux qui sont fermés. Donc beaucoup se demandent si Jean-Baptiste est Elie qui revient. Zacharie, son père, avait entendu l’ange Gabriel lui annoncer le rôle de son fils Jean. L’annonce de l’ange complète la prophétie d’Isaïe citée en tête : Lc 1, 17 Il marchera devant lui avec l’Esprit et la puissance d’Elie, ..., préparant au Seigneur un peuple bien disposé.

Sandales de femme en cuir trouvées à Massada.

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Dès sa naissance, Jean-Baptiste sait par son père et par l’Esprit que plus fort que lui viendra après lui et que son rôle est de le désigner. Il connaît son cousin Jésus, mais ne sait pas que c’est lui qui doit venir après lui. Voici venir derrière moi accroît la tension eschatologique dans son auditoire en créant un suspens car personne ne sait à qui l’apostrophe s’adresse, pas même Jean-Baptiste mais elle affirme l’imminence de la désignation du Messie. Je ne suis pas digne ne signifie pas incapable mais simplement indigne d’être le dernier de ses esclaves ; en effet, ce sont les esclaves qui défont les sandales des marcheurs à leur retour à la maison et les nettoient après la route. Pour se faire baptiser, Jésus doit défaire ses sandales et entrer nu dans le fleuve Jourdain. Jean-Baptiste dit qu’il n’est pas digne d’être l’esclave qui pourrait le faire. A ce stade, Jean-Baptiste n’imagine pas que Jésus va lui demander de le baptiser. D’ailleurs, quand Jésus fera cette demande, Jean, surpris, se rebellera. La signification du propos de Jean-Baptiste est sans doute plus profonde. Jean-Baptiste annonce un autre plus fort que lui, l’Epoux attendu par le peuple d’Israël. La tension eschatologique est extrême dans le monde juif de cette époque. L’Epoux, ce n’est pas moi mais Jésus, déclarera Jean-Baptiste aux scribes venus de Jérusalem pour l’interroger. La proclamation de Jean s’apparente à une scène de répudiation où Jean-Baptiste renonce car il n’est pas l’Epoux (loi du Lévirat Dt 25, 5-10). Délier la courroie de sa sandale est une expression canonique très significative pour les juifs qui ainsi reconnaissent le marié, le hatan, promis au peuple Israël, qui n’est pas Jean-Baptiste. Le verset 8 est un résumé de la prédication de Jean-Baptiste. Il baptise dans l’eau pour la rémission des péchés. Ce n’est pas la suppression du péché originel du baptême actuel car ces deux baptêmes sont différents. Le passage est très court car Marc suppose que son lecteur est au courant ; il fait une mise en perspective sans entrer dans les détails. Ces versets 7-8 sont un résumé de sa prédication. Marc est le secrétaire de Pierre et ce dernier n’a manifestement pas assisté au baptême de Jésus. Marc évoque les faits mais passe rapidement sans précisions oculaires. 1 Versets 9 Or, en ces jours-là, Jésus vint de Nazareth, ville de Galilée, et il fut baptisé par Jean dans le Jourdain. 10 Et aussitôt, en remontant de l’eau, il vit les cieux se déchirer et l’Esprit descendre sur lui comme une colombe. 11 Il y eut une voix venant des cieux : Tu es mon Fils bien-aimé ; en Toi, je trouve ma joie.

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Maisons de Nazareth avec le mont Thabor Jésus en son temps, Paysages et documents, Daniel Rops, 1947.

Natzareth avec un tzadé et non un z, signifie le petit surgeon. Ce village fut repeuplé à la fin du IIème siècle avant JC par des nazôréens de retour de Babylone dans le cadre de la politique de re-judaïsation de l’asmonéen Jean Hyrcan. Kokhaba (l’étoile) était un autre village de nazôréens, descendants de David, qui gardaient au cœur, plus que les autres, l’attente d’un Messie2. J.C Petitfils parle d’un village de 150 à 200 habitants situé au milieu d’une riche terre à blé avec des vignobles. Les habitants de Nazareth sont les nazaréens, pas les nazôréens. Sur l’épitaphe de la Croix de Jésus, (Jn 19,19) Ponce Pilate fera écrire : Jésus nazôréen, roi des juifs INRI et cela a beaucoup de sens, un roi descendant d’un roi, plutôt qu’un habitant d’un village inconnu.

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Jean-Christian Petitfils, Jésus, 2011. 48

Nazareth, David Roberts – 1839.

Les paysans et artisans nazôréens se prétendaient rejetons de Jessé de Bethléem, le père de David. Jésus était donc à la fois habitant de Nazareth soit nazaréen et nazôréen par son père Joseph. Pour preuve que tous le savent, rappelons l’aveugle mendiant de Jéricho qui, voyant arriver Jésus, s’exclame : Lc 18, 38 Fils de David, aie pitié de moi. Il savait Jésus nazôréen. Jésus est donc en retraite à la suite de Jean-Baptiste. Les deux cousins discutent ensemble en marchant le long du fleuve et un certain nombre de jours après, Jésus lui demande le baptême après un temps de préparation. Aussitôt indique un enchaînement qui pourrait tout autant être traduit par « et voici que ». Marc dit que Jésus entend une voix : il est le destinataire de cette Parole. Il ne dit pas si Jean-Baptiste et d’autres l’ont également entendue. Cela n’a pas d’importance pour Marc qui centre ainsi plus fortement l’attention sur la Parole de Dieu le Père. Quand Jésus sort de l’eau après avoir été immergé trois fois par Jean-Baptiste, sort de la mort, les cieux se déchirent. Les cieux étaient fermés depuis longtemps et l’attente eschatologique devait déboucher sur l’ouverture des cieux, le ciel du ciel, d’où Dieu se manifesterait. 49

Jusqu’ici, durant sa vie « cachée », Jésus lui-même éprouvait probablement le silence du Père. Quelque chose de nouveau, de neuf a surgi et la Colombe, symbole d’Israël dans l’Ancien Testament vient sur Jésus pour briser ce silence. Ce baptême est donc une expérience spirituelle pour Jésus et un élément majeur de l’attente messianique. Is 64-1 Ah ! Si tu déchirais les cieux et si tu descendais, devant ta Face fondraient les monts, comme un feu qui enflamme les broussailles, un feu qui fait bouillonner les eaux ! Ainsi tu manifesterais ton nom à tes ennemis, les nations trembleraient devant toi, en accomplissant des prodiges inattendus et dont personne n’entendit jamais parler !

C’est la toile de fond de ce que Marc raconte ; ce psaume-prière se réalise par le baptême de Jésus car les Cieux se déchirent. Le rouleau d’Isaïe, trouvé à Qumran, document unique, le plus ancien des documents bibliques que nous ayons, ne montre-t-il pas que les Esséniens étaient remplis de l’espérance eschatologique qu’Isaïe avait écrite au retour de Babylone ? Marc y prend appui et c’est le fond de la doctrine de Jean-Baptiste, le fond de sa colère, la colère de Dieu qui demande repentance car ses entrailles de miséricorde tressaillent. Toute

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la fin du rouleau d’Isaïe est apocalyptique et ce qui y est caché se dévoile au moment du baptême de Jésus. C’est exactement ce que dit un athée comme Ernest Renan : tout ce qui est dit dans le Credo est acceptable sauf une phrase : locutus est per prophetas - il a parlé par les prophètes. Car cette Parole progressivement insérée dans l’histoire des hommes prouve l’existence antérieure de l’Esprit Saint et d’une intelligence indépendante de nous traversant les siècles. Jésus interprète les paroles des prophètes comme son programme à réaliser pour sauver les hommes. La thèse de la propédeutique s’avance alors avec force : Dieu étant la cause de toutes bonnes choses 3 , les faits religieux non chrétiens existent-ils pour préparer la venue du Christ ? La philosophie grecque est un bon exemple. Ainsi Dieu a non seulement parlé par les prophètes mais aussi fait des signes dans les cultures non païennes4. L’intuition met alors en mémoire ce vers flamboyant d’Antigone : Je ne suis pas née pour haïr, je suis né pour partager l’amour. Dans la Bible, être fils de Dieu, c’est pouvoir approcher Dieu et lui parler filialement. L’esclave n’a pas le droit d’approcher et de parler ainsi à son Maître. L’expression dit beaucoup sur l’intimité de Jésus avec le Père. L’Esprit Saint, la Colombe permettent de découvrir la plénitude de Dieu en Jésus. C’est le Père qui dit : Tu es mon Fils. Ainsi Marc nous apprend à le dire. La relation entre le Père et le Fils est de l’ordre du secret et la filiation devient mission. Un homme vaut en premier lieu par sa place généalogique. Le mot Père change de sens au cours de la vie de chacun. Jésus enfant a connu l’expérience du sens de papa et maman. Puis devenus père et mère eux-mêmes, les enfants plus âgés approfondissent le sens de père. Sans oublier l’étape suivante à laquelle, devant leur yeux, leurs propres enfants deviennent père et mère. La signification de ces mots évolue donc dans la dynamique de la vie. Jésus dont Joseph, le père adoptif, est sans doute décédé, apprend et nous apprend à dire Père autrement. Cette filiation est une allusion à Abraham qui prit son fils bien aimé, ce qu’il avait de plus cher pour le sacrifier au Seigneur. Les Juifs ne se réclament-ils pas fils d’Abraham avec une orgueilleuse illusion de protection : Lc 3, 8 Ne vous mettez pas à dire en vous-mêmes : nous avons pour père Abraham. Car je vous dis que Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham. 3 4

Voir L’insubstantialité du mal en annexes. Voir Jésus, Jean-Paul Roux, Fayard 51

1 Versets 12 Et aussitôt l’Esprit pousse Jésus au désert. Et, dans le désert, il resta quarante jours, tenté par Satan. 13 Il vivait parmi les bêtes sauvages, et les anges le servaient.

Commencement (ou continuation car qui sait s’Il n’y a pas déjà séjourné ?) de l’expérience du désert pour Jésus car c’est là que Dieu a forgé son peuple. C’est aussi la continuation de la réalisation apocalyptique de l’écrit d’Isaïe : dans le désert, une voix crie. Le silence de Jésus au désert prolonge le cri de Jean-Baptiste en lui apportant des harmoniques bien différentes. C’est aussi dans le désert d’Arabie que Paul ira pendant sept ans après sa Rencontre sur le chemin de Damas. Au désert, bêtes sauvages et Satan l’attendent. C’est là que les tentations sont les plus fortes, disent les Pères du désert. Bêtes sauvages font aussi écho au pagne de cuir qui ceignait Jean-Baptiste et au dénuement vestimentaire que sous entendent ses sandales à courroie, certes courantes à l’époque. Elles font écho à l’apocalypse du prophète Daniel. Les anges le servaient. Le verbe servir n’est évidemment pas neutre. N’est-il pas repris dans le canon eucharistique n°4 notamment : Et les anges innombrables qui Te servent nuit et jour... Combien de fois ce mot sera-t-il repris dans les Evangiles ? Finalement, Marc est très court sur Jésus au désert dont Pierre n’a évidemment pas été témoin. Commentaire de Charles de Foucauld : Si recueillie et pieuse que soit notre vie, faisons précéder tous nos actes très importants d’une retraite plus ou moins longue, pendant laquelle, absolument seuls comme Notre Seigneur au désert, absolument dégagés comme Lui de toute occupation matérielle, de tout soin terrestre, ne faisons que prier et nous préparer à l’acte que nous allons accomplir par des méditations les plus propres à nous le faire faire de la manière la plus glorieuse pour Dieu. Remarque : Il est clair qu’il y a un changement de ton dans le récit à partir du verset 16. Marc donne des détails, le ton change et le style devient concret et vivant, celui de Pierre, témoin oculaire. On a tendance à considérer que, du premier verset au verset 14, le texte constitue un prologue qui présente le personnage principal, Jésus, tel qu’il est introduit par les Ecritures (Isaïe); il se poursuit par l’entrée en scène du Baptiste et celle de l’Esprit. Pierre qui connaissait Jean-Baptiste avant de rencontrer Jésus, n’a manifestement pas assisté au baptême de Jésus ni aux tentations dans le désert ni à la première prédication en Galilée. Marc commence donc succinctement par ces faits dont il a eu connaissance par ailleurs 52

(autrement que par Pierre) et introduit classiquement son Evangile par un pesher Mc 1, 2-4, qui est une interprétation mettant au temps présent une prophétie ancienne, selon une habitude non pas pharisienne qui les utilise à but moralisateur, mais essénienne5 qui consiste à montrer leur actualité. Marc a donc précédé les témoignages de Pierre par une introduction qui lui est propre afin de présenter la vie de Jésus comme un tout.

Pêcheurs au bord du lac – Jésus en son temps, Paysages et documents, Daniel Rops, 1947.

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Millar Burrows, Lumières nouvelles sur les manuscrits de la mer Morte 53

1 Versets 14 Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée, proclamant l’Evangile de Dieu : 15 les temps sont accomplis, disait-il, et le Royaume de Dieu est tout proche : Repentez-vous et croyez à l’Evangile.

Par Evangile, il faut entendre Bonne Nouvelle. Après que Jean eut été livré. C’est le même verbe grec livrer qui est employé pour Judas, celui qui a livré Jésus. Or Judas aussi, qui le livrait, connaissait ce lieu - Jn 18, 5 1 Versets 16 Comme il longeait la mer de Galilée, il vit Simon et André, frère de Simon, qui jetaient des filets dans la mer : c’était des pécheurs. 17 Jésus leur dit : Venez à ma suite et je ferai de vous des pécheurs d’hommes. 18 Et aussitôt, laissant là les filets, ils le suivent. 19 Quelques pas plus loin, il vit Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, eux aussi assis dans leur barque en train d’arranger les filets, 20 et aussitôt il les appela. Et laissant leur père Zébédée, dans la barque avec les journaliers, ils partirent à sa suite.

Vue sur le lac de Genezareth et Capharnaüm depuis le mont Arbel.

A partir de ce verset, on notera le caractère vivant du récit qui a la forme d’un témoignage. Simon, André, Jacques et Jean étaient des disciples du Baptiste. Peut-être avaient-ils eux aussi fréquenté les Esséniens et fait la connaissance de Jean-Baptiste dans ce contexte ? Jean-Baptiste livré, ils sont là, sans guide, revenus à leurs filets.

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L’appel de Jésus fait mouche immédiatement en leur cœur et sans discussion particulière rapportée par Marc, ils se mettent immédiatement à suivre Jésus que le Baptiste avait désigné. Sans doute ont-ils été témoins de cette désignation de Jésus par Jean-Baptiste ? Ils le font déjà en connaissance de cause. L’immédiateté ressort d’un détail : ils laissent en plan leur père Zébédée avec les journaliers dans la barque. La scène a sûrement été rapportée par Pierre à Marc, son secrétaire. Elle met en évidence une préparation antérieure des cœurs et donne de l’épaisseur au fait qu’ils aient été antérieurement disciples de Jean-Baptiste. Jean, fils de Zébédée, est-il l’auteur du quatrième Evangile ? Benoit XVI 6 débat de cette question : Jean appartenait à l’aristocratie sacerdotale du Temple car il fera entrer Pierre chez le grand prêtre. Il y aurait donc deux Jean, l’apôtre fils de Zébédée et un autre dit Jean le Presbyte, appartenant à l’aristocratie sacerdotale et cité par Papias et Eusèbe de Césarée ; tous les deux auraient contribué à l’écriture de l’Evangile qui porte leur nom. C’est aussi ce que soutient notamment Jean-Christian Petitfils. Saint Irénée a écrit : Après les autres disciples, Jean, le disciple du Seigneur qui reposa sur sa poitrine, donna lui aussi sa version de l’évangile comme il séjournait à Éphèse. Irénée ne dit pas que ce Jean était le fils de Zébédée. Assis à droite du Maître lors de la Cène, il est l’invité qui a prêté la salle haute où ils se sont réunis. Toutefois, les classes sacerdotales officiaient deux fois une semaine par an et, le reste du temps, travaillaient pour vivre. Zébédée emploie des journaliers et son fils Jean n’était peut-être pas un simple pêcheur. On ne sait pas d’où viennent les relations entre Jésus et ceux qu’il appelle. Mais les temps sont accomplis Mc 1, 15. 1 Verset 21 Ils pénétrèrent à Capharnaüm et aussitôt, le jour du sabbat, il entrait à la synagogue et enseignait.

Les versets 1, 21-35 sont dits « journée de Jésus à Capharnaüm ». Le culte synagogal est assez libre, on chante et celui qui veut, lit. Pas étonnant que Jésus puisse alors prendre la parole. 1 Verset 22 Et l’on était vivement frappé de son enseignement car il enseignait en homme qui a autorité, et non comme les scribes.

Avec autorité et pas comme les scribes indique la qualité de sa parole ; cela veut dire qu’il parle avec la bouche de Dieu. Car c’est par sa Parole que Dieu nous a conduits à l’existence. L’Evangile de Marc 6

voir Jésus de Nazareth, Benoit XVI, p. 250 et 251. 55

insinue tout au long de sa narration que Jésus pénétrait son auditoire, son interlocuteur d’une sorte d’effroi que les hommes sentent devant le sacré7. Là, les foules font l’expérience de la plénitude de la parole originelle. Il est important de distinguer l’autorité de Jésus qui provoque la conviction par ses paroles, d’un discours autoritaire qui obligerait par contrainte. C’est ce que dit saint Paul, Thess 2, 8 : Vous avez accueilli (la parole de Jésus) pour ce qu’elle est réellement, non pas une parole d’hommes mais la Parole de Dieu qui est à l’œuvre en vous. Pierre dit à Corneille en Act 10, 38 : (Jésus) a passé en faisant le bien et guérissant tous ceux qui étaient asservis par le diable ; car Dieu était avec lui. La Parole de Dieu donne accès à la plénitude de l’homme. Elle libère des liens et arrache les obstacles. La présence de Jésus qui parle fait du bien alors que la parole des scribes asservit dans de multiples prescriptions et ne libère pas. 1 Versets 23 Justement, il y avait dans leur synagogue un homme avec un esprit impur qui se mit à vociférer. 24 Que nous veux-tu, Jésus le nazaréen ? Es-tu venu nous perdre ? Je sais qui tu es : le Saint de Dieu. 25 Mais Jésus le menaça : Silence ! dit-il, et sors de cet homme. 26 Et l’esprit impur, le secouant avec violence, sortit de l’homme en poussant un grand cri.

Habité par un esprit impur veut simplement dire qu’il n’allait pas bien. Ce miracle est une expérience de guérison qui a lieu en trois phases : 1) Jésus commande 2) Il y a de grands cris 3) l’esprit impur obéit et sort. L’esprit impur est un obstacle à l’œuvre de Dieu. Cet homme ne s’appartient plus car il est possédé par un démon qui l’aliène ; on dit de quelqu’un en bon français qu’il retourne à ses vieux démons pour signifier qu’il reprend un travers, un tic obsessionnel. Dans ce sens, toutes les addictions sont de vieux démons. Le souffle de cet homme, c’est-à-dire sa vie, n’est plus en harmonie avec l’essence même de sa création. La force créatrice de la parole de Jésus est qu’elle redonne vie propre au possédé, elle le libère, le rend capable de vivre de nouveau en harmonie avec son être initial. Par souffle, on entend ce que Dieu a soufflé dans les narines de la glaise 7

Jean Guitton, Jésus - divinité. 56

pour donner vie humaine à la matière. André Chouraqui traduit esprit impur par souffle contaminé. Le Saint de Dieu – dire à Jésus qu’il est le Saint de Dieu, c’est indiquer sa proximité avec Dieu. Plus tard, Pierre le dénommera : Tu es le Fils de Dieu. C’est la même signification avec une formulation sans doute plus ancienne pour dire qu’il est un homme de Dieu. L’homme dit : Tu es venu pour nous perdre. Jésus lui impose silence : Tais-toi. L’autorité de Jésus consiste à imposer le silence, un silence d’une qualité particulière. Il s’agit du silence originel de la nuit des temps au milieu duquel le souffle, la Parole créatrice de Dieu, a jailli pour donner vie à l’homme. Celui qui veut guérir doit entrer dans ce silence comme point de départ du chemin de sa guérison, de son retour à la vie. Difficile chemin inverse qui conduit aux sources, à ce moment originel où le Père nous a appelés à la vie. Mais c’est aussi un ordre de silence intimé aux démons qui le reconnaissent. Jésus ne veut pas encore être reconnu comme Messie. Strictement, ce n’est pas un silence imposé, mais il est la condition pour accueillir la force libératrice, pour redevenir essentiellement soi-même, guéri. Notons que Jésus parle avec autorité quand tout va mal. Sa Parole est alors réparatrice. Avec ce premier miracle, Jésus affirme aussi qu’il est venu lutter contre les forces du mal qui abîment la divine création. Il vient remettre en état les hommes que le Père a fait venir à l’existence. Le culte synagogal dure 1 h à 1 h 30 et la liturgie est très libre autour de la lecture de textes du rouleau de la Torah. 1 Versets 27 Tous furent saisis de frayeur, tellement qu’ils se demandaient entre eux : Qu’est-ce ceci ? Un enseignement nouveau, donné d’autorité ! Il commande même aux esprits impurs, et ils lui obéissent ! 28 Et sa renommée se répandit aussitôt partout dans toute la région de Galilée.

Le verset 27 est une reprise du verset 22 et les versets précédents apparaissent comme une inclusion entre deux énoncés de la même idée avec les mêmes mots : Jésus parle avec autorité. Un enseignement nouveau ! Oui mais Marc n’a pas explicité sa nouveauté. Cette expérience de puissance de la Parole est nouvelle ; elle est revêtue de la puissance de Dieu. C’est elle-même l’enseignement nouveau. De façon explicite, André Chouraqui en traduisant esprit impur par souffle contaminé, indique que quelque chose au cours du temps s’est détérioré, faisant écho au souffle de la Genèse. Le Verbe fait chair remet des hommes malades dans leur qualité originelle par sa Parole, par son souffle créateur et réparateur. 57

Enfin, cette expérience nouvelle ne peut être confinée à un village, fut-il Capharnaüm, le village du consolateur ; elle s’étend à toute la Galilée, à toute la terre. Ce verset de Marc indique une rupture dans l’histoire des hommes. Il y a l’étape de la Genèse durant laquelle tout a commencé, puis l’évolution a suivi son cours. Dieu créateur intervient à ce moment là de l’histoire car les temps sont accomplis pour rectifier ce qui est de travers, tortueux, abîmé. Cette intervention divine qui commence avec le Visage de Jésus est l’événement le plus bouleversant, le plus décisif pour l’avenir de l’humanité car elle annonce une action permanente de Dieu au milieu des hommes pour les conduire au terme qu’Il a fixé.

Guérison de la belle-mère de Pierre - John Bridges.

1 Versets 29 Et aussitôt, en sortant de la synagogue, ils allèrent dans la maison de Simon et d’André avec Jacques et Jean. 30 La belle-mère de Simon était couchée, malade de la fièvre, et aussitôt ils lui parlent d’elle. 31 S’approchant et la prenant par la main, il la fit se lever. La fièvre la quitta, et elle les servait.

Simon et son frère André, Jean et son frère Jacques, sont quatre résidents de Betsaïde qui connaissent bien la maison de la belle-mère de Simon à Capharnaüm. Aussitôt donne du rythme au texte ; c’est juste une liaison entre les faits. 58

Jésus reviendra souvent dans cette maison où une chambre pourrait lui avoir été réservée. (au milieu des deux ceintures octogonales de la maison où les graffitis ont été retrouvés - voir p.32). Remarquons la simplicité extrême du geste et la délicatesse de Jésus qui prend sa main pour l’aider à se lever. On entend presque Simon lui parler d’elle, lui dire comment la fièvre est apparue, comment elle a progressé mais nous ne savons pas de quelle fièvre il s’agit. On voit un lever difficile à cause de cette fièvre mais aidé par Jésus ; toutefois, sans plus attendre, cette belle-mère se met à les servir. La guérison est donc totale et immédiate. Servir n’est pas ici un mot banal car il a bien sûr un sens théologique dont la suite de l’Evangile va indiquer toute la profondeur, avec Marthe et Marie. Marc aurait pu dire accueillir, ce qui aurait été pertinent par rapport aux faits mais il dit servir par pertinence théologique comme un mot posé là en passant pour attirer l’attention mais qu’il faudra préciser par la suite. Immédiatement, la vie ordinaire reprend, ce qui lui donne toute sa noblesse. Rappelons que tout miracle est une anticipation de la Résurrection. 1 Versets 32 Le soir venu, après le coucher du soleil, on lui conduisait tous les malades et les possédés 33 et la ville toute entière se pressait devant sa porte. 34 Il guérit beaucoup de malades atteints de divers maux et il expulsa beaucoup de démons : mais il ne laissait pas parler les démons parce qu’ils savaient, eux, qui il était.

Le soir venu : c’est le jour du sabbat et il faut attendre le coucher du soleil pour faire quelque chose. A l’apparition des premières étoiles, le sabbat est fini. Le transport des malades, impossible durant le sabbat, commence alors. On remarque l’empressement des gens qui n’attendent pas le lendemain matin. La ville toute entière : la population de Capharnaüm est estimée à l’époque à 1700 personnes. La proximité de la porte de la maison avec la synagogue rend difficile de masser 1700 personnes à cet endroit (voir schéma p.33)! Mais cela témoigne du souvenir d’un témoin oculaire, Pierre dont Marc est devenu le secrétaire. Il ne laissait pas parler les démons : Dieu dévoile son secret messianique quand il veut, pas quand les démons hurlent. Il le fera par exemple au pied de la Croix avec le centurion : Celui-ci est vraiment le Fils de Dieu. C’est encore une injonction au silence et Jésus demande à ses auditeurs, à travers Marc, de se taire sur ce qu’ils savent à son sujet et de repartir à neuf pour lire ce texte sans des valises d’a priori. Il faut rester 59

dans l’interrogation sur l’identité de Jésus, ne pas s’empresser d’apporter une réponse toute faite et immédiate à une question qui n’est pas encore complètement formulée, une question dont l’ampleur n’est pas encore suffisamment développée pour susciter une réponse ample, comme un interlocuteur qui couperait la parole pour déjà répondre à une question encore en cours de formulation. 1 Versets 35 Le lendemain matin, encore en pleine nuit, il se leva, sortit et s’en alla dans un lieu solitaire ; et là il priait. 36 Simon partit à sa poursuite avec ses compagnons, 38 et l’ayant trouvé, ils lui disent : Tout le monde te cherche. 39 Et il leur répond : Allons ailleurs dans les bourgs voisins, afin que j’y prêche aussi ; car c’est pour cela que je suis sorti. Il s’en alla donc, prêchant dans leurs synagogues à travers toute la Galilée, et expulsant les démons.

Jésus guérit un lépreux – Jean-Marie Melchior Doze – 1864.

Commentaire de Charles de Foucauld : Faisons comme Notre Seigneur, levons-nous de grand matin, quand tout repose autour de nous, quand le silence, les ténèbres, le sommeil enveloppent encore la terre et les hommes, et au milieu de ce recueillement universel, de cette torpeur où tout est enseveli, levons-nous, vivons, veillons pour Dieu, élevons vers Lui nos cœurs et nos mains, répandons nos âmes à ses pieds, et à cette heure où le tête-à-tête est si secret et si doux, 60

jetons-nous à ses genoux... Qu’Il est bon de nous permettre de venir à ses pieds pendant que tout sommeille ! 1 Versets 40 Un lépreux vint à lui, le supplie et tombe à genoux en disant : Si tu veux, tu peux me guérir. 41 Pris de pitié, il étendit la main et le toucha. Je le veux, lui dit-il, sois guéri. 42 Et aussitôt la lèpre le quitta et il fut guéri. 43 Mais Jésus le rabrouant, le renvoya aussitôt. 44 Et il lui dit : Garde-toi de rien dire à personne ; va au contraire te montrer au prêtre, et offre pour ta guérison ce que Moïse prescrit ; ce sera une attestation.

On ne sait pas d’où vient ce lépreux. La lèpre est une maladie de peau contagieuse. Toute personne atteinte devient contagieuse simplement par contact. On craint la contagion et les lépreux ne doivent pas se tenir à proximité des autres et faire sonner leur clochette quand ils se déplacent. En conséquence, en touchant le lépreux, Jésus devient lépreux lui-même et contagieux. D’où l’impossibilité ultérieure pour lui de circuler librement dans les villes, au moins pendant les huit jours probatoires de déclaration de la maladie avant réinsertion dans la société. Jésus demande explicitement le silence au lépreux. Ce n’est pas lui qui témoignera de sa guérison mais l’obole prescrite par Moïse, signe de sa guérison. Va faire constater ! L’extraordinaire est que Jésus touche le lépreux et c’est le lépreux qui est guéri ! La sainteté de Jésus est plus contagieuse que toutes les impuretés humaines. En touchant l’humanité avec son corps humain, Jésus guérit l’humanité de toutes ses maladies, de tous ses péchés. Mais attendons encore un peu pour ce dernier point. Jésus nous a dit silence ! Toucher un cadavre rend impur car on touche un corps sans vie. Il ne s’agit pas ici de contagion maladive mais d’une impureté qui rend indigne de se tenir devant l’Auteur de la vie. Celui qui a touché le cadavre n’a commis aucun péché, mais il a été en contact avec ce qui est mort. Ainsi s’introduit la question de savoir si Jésus a été malade corporellement. Dans certaines traductions (par ex codex Bezae) du verset 41, au lieu de Pris de pitié, on trouve En colère. Le Grec ne permet pas un tel écart de traduction bien sûr. Donc on pense à deux manuscrits, sources différentes traduites de façon séparée. En colère garde sens vis-à-vis de le rabrouant qu’on trouve un peu après dans le texte commun aux deux traductions. Il renforce même la cohérence de l’attitude de Jésus qui semble pris à contre pied par le lépreux pour quelque chose que le texte ne dit pas. Jésus aurait-il deviné la suite, la désobéissance du lépreux, conséquence de ce que le récit ne dit pas ?

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Le lépreux en effet dit à Jésus : si tu veux, tu peux me guérir, tu dois me guérir, comme un droit que j’ai en tant que lépreux. Si tu es capable, tu dois. Le lépreux n’a que faire de la source de sa guérison ; en particulier, il ne la place pas dans l’obéissance au Père. Il ne sait pas qui le guérit et ne peut donc pas rendre grâce. Quelque chose ne fonctionne pas dans ce miracle, même si Jésus finalement guérit le lépreux. Il y a comme une incomplétude qui donne à ce miracle un goût d’inachevé. 1 Verset 45 Mais lui, une fois parti, se mit à proclamer partout la chose et à la divulguer, en sorte que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville ; il se tenait en dehors dans des lieux solitaires, et on venait à lui de toutes parts.

Le lépreux désobéit à Jésus. On pourrait l’excuser au titre de l’enthousiasme de sa guérison. Mais de suite, Marc observe que la mission de Jésus est empêchée et que Jésus, présumé lépreux, ne peut revenir en ville poursuivre son enseignement. On peut penser que cela a mis Jésus en « quarantaine » pendant huit jours. La journée de Jésus à Capharnaüm est particulièrement bien remplie. Jésus semble toujours à marche forcée, passant de miracles à enseignement. Le lépreux est donc un obstacle que Jésus n’a pas dû apprécier. Mais on vient à Lui de toutes parts. Belle transition pour la suite.

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CHAPITRE II

2 Versets 1 Quelques jours plus tard, Jésus rentra à Capharnaüm et on apprit qu’il était à la maison. 2 Alors il s’y rassembla tant de monde qu’il n’y avait plus de place, même aux abords de la porte. Il leur annonçait la Parole. 3 Arrivèrent des gens qui lui amènent un paralytique porté par quatre hommes. 4 Et comme en raison de la foule, ils ne pouvaient le lui présenter, ils découvrirent la terrasse au dessus de l’endroit où il était et, après avoir déblayé, ils laissent glisser le grabat où gisait le paralytique. 5 Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : Mon fils, tes péchés sont remis.

Quarantaine achevée due à l’épisode du lépreux, Jésus revient dans la maison de la belle-mère de Simon à Capharnaüm et on se le dit. Toute la ville accourt voir Jésus. On imagine une petite ville de l’époque où le temps s’écoule paisiblement sans actualités au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Arrive Jésus, faiseur de miracles pour secourir les gens. Tous les malheureux accourent dans l’espoir d’une guérison ! C’est la ruée.

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Voyant leur foi : est-ce le stratagème osé du passage par la toiture qui témoigne suffisamment de leur foi ? Mais Jésus lit très bien dans le cœur des quatre porteurs et du paralytique. André Chouraqui traduit par voyant leur adhérence. Marc aime bien donner des détails numériques sous la dictée de Pierre sans doute : quatre hommes pour porter un paralytique aux quatre coins de son lit. Luc 5, 19 précise que le toit est en tuiles. Nombre de commentateurs pensent que Luc n’a jamais été en Terre sainte où il n’y avait pas de tuiles. C’est peut-être à cause du lépreux précédent que Jésus ne laisse même pas le paralytique lui demander quelque chose ; il prend aussitôt l’initiative. Tes péchés te sont remis. Il n’est pas scandaleux d’imaginer que le paralytique ait été déçu ainsi que les porteurs, sans doute encore essoufflés de leur effort pour rien à ce stade. Mais Jésus garde exclusivement la parole. Ecoutons-le. 2 Versets 6 Or il y avait là, assis, quelques scribes qui pensaient en leurs cœurs : 7 Comment cet homme peut-il parler ainsi ? Qui peut remettre les péchés, sinon Dieu seul ? 8 Et aussitôt, comprenant en son esprit qu’ils pensaient ainsi en eux-mêmes, Jésus leur dit : Pourquoi ces pensées dans vos cœurs ? 9 Quel est le plus facile, de dire au paralytique : Tes péchés te sont remis ou de dire : lève-toi, prends ton grabat et marche ? 10 Et bien ! pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir de remettre les péchés sur terre, 11 je te l’ordonne, dit-il au paralytique, lève-toi, prends ton grabat et va-t-en chez toi.

Les scribes sont assis. Sans doute sont-ils des hôtes ou enseignent-ils ? Mais cette précision est délicieuse car les porteurs passent par la toiture pour ne pas les déranger. Les scribes sont au premier rang et d’une mortelle immobilité, sans gêne. Le mur de la maison fait deux mètres de haut et il est recouvert de branchage que les porteurs ont dû écarter. Pierre en a été un témoin visuel et la scène est décrite comme un scénario de film. La question qu’ils posent est bien sûr fondée. Comment un homme peut-il ainsi parler ? Seul Dieu peut ainsi parler. Donc Jésus est-il Dieu ? Eventualité impossible à envisager pour les scribes ! L’Evangéliste est au cœur du mystère de l’identité de Jésus. Les scribes ne parlent pas ; Jésus connaît leurs pensées et y répond ! La Parole de Jésus n’est soumise à aucune autorité humaine. Et il est tant exigeant d’être en sa Présence, Lui-même soumis à l’autorité de son Père. L’entrée dans le Royaume est d’abord une expérience de pardon. Le pardon est la porte de ce Royaume. En pardonnant les péchés du 64

paralytique, Jésus ouvre cette porte. Le pardon enlève l’obstacle du péché sur la route de la liberté, pour être vraiment ce que nous sommes, pour être debout et non pas un paralytique couché sur un grabat. Le péché aliène, Jésus restaure. Dans la perspective de Jésus, la restauration physique est secondaire, ou tout au plus au même niveau. Mais le paralytique sera comblé car Jésus lui donne les deux restaurations : le pardon des péchés et lève-toi. Quel est son péché ? Cela n’a pas d’importance puisqu’il est déjà gommé. Ce sont les temps nouveaux de la Miséricorde. Une telle scène n’a aucun équivalent dans aucun autre récit de la littérature mondiale. Elle est somptueuse, divine, révoltante peut-être. 2 Verset 12 Et il se leva et aussitôt, prenant son grabat, il sortit devant tout le monde, si bien que tous étaient frappés de stupeur et glorifiaient Dieu en disant : Jamais nous n’avons vu ça.

Comme il sortit devant tout le monde, par la porte et non le toit, on devinera aisément que les scribes ont dû se pousser pour lui laisser le passage. Tous étaient frappés de stupeur car Jésus les tirait de leur torpeur villageoise en les mettant face à l’ineffable. Le paralytique était une humanité sous estimable et Jésus le restaure dans son humanité plénière. On imagine tous les regards qui le suivent pour traverser la pièce bondée de monde puis le long de son chemin pour rentrer chez lui. Il devient le point de mire d’un monde d’ahuris. Un cameraman filmerait les visages crispés des scribes qui ne quittent pas des yeux le guéri et qui sont obligés de se tasser pour céder un passage au milieu d’eux à celui qui est venu par un étrange chemin du haut. Jésus ne lui demande pas de s’acquitter de l’obole prévue par la loi mosaïque comme au lépreux car cela doit aller de soi. Notons que ni le paralytique ni les quatre porteurs n’ont dit mot. Même les scribes ne parlent pas. Ce qui est dit à leur propos est lu de façon muette dans leur cœur. Marc insiste sur le caractère inouï de la scène. Ce miracle se déroule de façon bien différente du miracle précédent. En bon pédagogue, Marc nous fait progresser dans l’approfondissement de notre foi en Jésus. Le miracle se déroule dans toute sa profondeur et en complétude par rapport au miracle précédent. La puissance du pardon est puissance de résurrection. 2 Versets 13 Il sortit de nouveau le long de la mer. Et toute la foule venait à lui, et il les enseignait. 14 En passant, il vit Lévi, fils d’Alphée, assis au bureau des impôts. Suis-moi, lui dit-il. Et se levant, il le suivit. 65

Il s’agit de l’appel de Lévi. Jésus passe, voit, appelle ; il va et Lévi suit. C’est un squelette de récit réduit à l’essentiel, au plus simple et on ne sait rien sur les paroles échangées et la relation de Lévi avec Jésus. Il manque la chair du récit, tout ce que Jésus a vraiment dit et que nous aimerions tant connaître. Cet appel de Lévi se reflète dans nos propres vies car Jésus nous appelle aussi, nous invite à découvrir son amour et sa miséricorde. Dans un sens, ce récit nous déçoit car il est trop court mais nous renvoie à l’appel intérieur de Jésus pour nous, à notre propre histoire personnelle. En cela, il contient donc l’essentiel. L’immédiateté de la réponse de Lévi nous interpelle car, en général, notre réponse n’a pas cette rapidité. Lévi est un collaborateur de l’occupant romain. Il prélève taxes et impôts sur les populations locales puis paye Rome de la somme qu’elle exige. Mais à chaque niveau de la collecte, les collecteurs se servent un bénéfice. Avec leur réputation de voleurs, ils sont honnis par la population. Ils sont triplement isolés de la synagogue comme voleurs, collaborateurs et comme idolâtres car l’argent ramassé est à l’effigie humaine de César. Jésus reparlera de l’effigie de César sur les pièces ! Le texte est un traquenard. Lévi est ici en correspondance (Lc 19, 1-10) avec Zachée qui se convertit mais c’est plutôt la ville entière qui se convertit car elle devient capable de regarder Zachée avec des yeux nouveaux, les yeux de Dieu qui désormais voient Zachée avec miséricorde, avec pardon. Il n’y a aucune raison explicitée pour que Lévi soit appelé, sinon par effet de la miséricorde de Jésus. Zachée, debout, s’adressa au Seigneur : 8 Voici, Seigneur : je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens, et si j’ai fait du tort à quelqu’un, je vais lui rendre quatre fois plus. et Jésus conclut : 10 Le fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. Les autres évangélistes parlent d’un Matthieu pour ce même récit et il est habituel de comprendre qu’il s’agit de Lévi-Matthieu, rédacteur d’un Evangile. Suit un repas chez Lévi pour dire qu’il a le droit de manger avec les juifs et un discours sur le jeûne qui est en rapport avec ce qu’on mange. Ce repas et le discours sur le jeûne donnent sens à l’appel de Lévi. 2 Versets 15 Et voici Jésus à table dans sa maison. Et beaucoup de publicains et de pécheurs se trouvaient à table avec Jésus et ses disciples ; car ils étaient nombreux à le suivre. 16 Les scribes du parti des pharisiens le voyant manger avec les pécheurs et les publicains, disaient à ses disciples : Eh quoi ! il mange avec les publicains et les pécheurs ! 17 Mais Jésus qui avait entendu, leur dit : Ce ne sont pas les gens valides qui ont

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besoin de médecins, mais les malades ; je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs.

Nombreux le suivaient ! L’appel de Lévi est contagieux puisqu’il y a beaucoup de monde à table chez Lévi. Prendre repas ensemble, c’est une forme de communion avec les participants qui partagent la même nourriture. Et voici celui qui était exclu de la synagogue entouré à sa table de tant de monde. Cette communion consiste donc à partager la miséricorde à son égard. La situation a donc été inversée en peu de mots de Jésus. Scribes et pharisiens s’intéressent uniquement au côté légal de la loi. Mais ils ne sont guère courageux car ils questionnent les disciples et c’est Jésus qui leur répond directement. Il intervient pour justifier l’attitude de ses disciples sous la forme d’un proverbe. Le monde semble divisé en deux : justes et pécheurs. Pour accéder à la pleine présence de Jésus, il faut se reconnaître pécheur et le confesser mais si on se croit juste, il n’y a plus rien à confesser et on passe à côté de Lui, le cœur satisfait et dur. En Hébreu, pêcher veut dire manquer sa cible. Si on croit sa propre humanité parfaite, tout va bien, est bien ciblé et Jésus est inutile. Les pharisiens pensent que leur vision de la foi est pleinement satisfaisante et n’ont pas besoin d’être aidés ou d’aller au delà ; ils n’ont besoin de rien hors d’eux-mêmes puisqu’ils font tout bien par eux-mêmes. Ainsi Dieu est chassé de leurs cœurs ; ils sont incapables de vivre un temps de pénitence et d’entrer dans la plénitude de sa Présence, de son Pardon devenu sans objet. En effet, il est impossible de remplir un vase déjà plein. La loi est le dernier refuge de l’idolâtrie, dit-on et cela reste d’actualité. Elle est la règle pour délimiter et trier ou exclure les convives autour de la table, disent les pharisiens. Dans ce récit, les limites de la loi craquent.... 2 Versets 18 Les disciples de Jean et les pharisiens observaient un jeûne. On vient lui dire : Comment se fait-il que les disciples de Jean et les disciples des pharisiens jeûnent, et que tes disciples ne jeûnent pas ? 19 Jésus leur répondit : Est-ce que les compagnons de l’époux peuvent jeûner pendant que l’époux est avec eux ? Aussi longtemps qu’ils ont l’époux avec eux, ils ne peuvent jeûner. 20 Viendront des jours où l’époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront, en ce jour là.

Venons en à ce que contient le repas. Un jour de fête est souvent préparé par un jeûne. Le sabbat est préparé par un jeûne au milieu de la semaine, le mercredi par exemple. Pourquoi se priver de nourriture car cela ne sert à rien. Mais est-ce l’appétit qui commande ou notre esprit ? 67

Dans le besoin de vérifier qui du corps ou de l’esprit commande, le jeûne prend toute sa valeur d’exercice. N’oublions pas que des Noces comprennent toujours un repas festif. Ainsi quand les disciples de Jésus ont l’Epoux avec eux, pas question de jeûner car c’est le temps de la fête des épousailles. Jésus, le futur Epoux, le hatan, vient à la rencontre du peuple d’Israël, sa future Epouse, car les temps sont accomplis. Jésus assume et transforme en s’unissant à son peuple. Ap 22, 17 : L’Esprit et l’Epouse disent (au hatan) Viens ! Que celui qui écoute dise : Viens ! Tout repas avec Jésus est un repas de fête. Mais il y aura un temps où l’Epoux ne sera plus là ; Jésus envisage donc le temps de l’Eglise durant lequel dans une vie fraternelle et le jeûne, les hommes attendront son retour dans la Gloire. Le jeûne devient une attitude d’attente de son retour. Lorsque l’Epoux sera enlevé, la nourriture manquera et il faudra jeûner car c’est Jésus la vraie nourriture, la Nourriture Eucharistique, la nouvelle manne. Le jeûne est une privation volontaire de nourriture ; la Présence de Jésus lui-même est vraie nourriture et Marc ne cessera de le souligner. Sa parole est nourriture car Il est la Parole, le Verbe incarné. Quand nous lisons ses Paroles, Jésus est présent en nous, comme une nourriture pénètre le corps. 2 Verset 21 Personne ne coud une pièce de drap neuf à un vieil habit : sinon, le morceau rapporté tire sur lui, neuf sur vieux, et la déchirure devient pire

Allez savoir si ce n’est pas Marie, sa mère qui le lui aurait appris lorsque Jésus vivait avec elle à Nazareth. Est-ce que les vieilles habitudes peuvent être adaptées à la nouvelle situation ? NON dit l’adage de Jésus. Les vieux comportements empêchent de vivre la nouveauté de son enseignement, la plénitude de sa Présence. 2 Verset 22 Et personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; sinon le vin fera éclater les outres, et le vin est perdu comme les outres. Mais à vin nouveau, outres neuves.

Sagesse ordinaire proche de la forme d’un proverbe, mais forme habituelle du discours en Hébreu. Jésus insiste sur l’incompatibilité entre ce qui est vieux et ce qui est neuf. La plénitude du vin nouveau fait éclater ce qui est vieux, la Présence de Jésus provoque une plénitude qui fait éclater les vieux comportements idolâtres. Ceci ne veut pas dire que la loi soit abolie car c’est la pratique des commandements qui est en cause, la façon dont on les utilise devant

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Dieu. Il ne faut pas être fier devant le Seigneur. Voici deux attitudes opposées : -1- Avec tout ce que j’ai fait pour toi Seigneur, tu me dois bien le Royaume. De plus, regarde tout ce que l’autre n’a pas fait. Moi je l’ai fait. -2- Merci Seigneur pour tout ce que Tu fais pour moi, pour la vie que Tu me donnes. Si tout ce qu’on a fait nous aveugle, il n’est plus possible de voir tout ce Dieu a fait pour nous. La plénitude tire sur le vieux dans le sens que la suffisance est une brume, un paravent qui cache Dieu. Je deviens alors la mesure de ce qu’il faut faire pour entrer dans le Royaume. L’orgueil nous guette à chaque pas sous des formes subtiles ! La loi conduit au Christ, dit Paul ; mais une fois qu’elle a conduit à Lui, elle a fini son rôle et il faut la lâcher. C’est le Christ qui devient le pédagogue à suivre et nous n’en avons pas besoin d’autre. Quelque chose doit changer en nous pour accepter sa Présence en plénitude. 2 Versets 23 Or, le jour du sabbat il passait à travers les moissons, et ses disciples se mirent, chemin faisant, à arracher les épis. 24 Et les pharisiens de lui dire : Vois ! Pourquoi font-ils, le jour du sabbat, ce qui n’est pas permis ? 25 Mais il leur répondit : Vous n’avez jamais lu ce que fit David, quand il fut dans le besoin et qu’il eut faim, lui et ses compagnons, 26 comment il entra dans la maison de Dieu, au temps du grand prêtre Abiathar, mangea les pains de proposition, qu’il n’est permis de manger qu’aux prêtres, et en donna même à ses compagnons ! 27 Et il leur disait : C’est le sabbat qui a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat, en sorte que le fils de l’homme est maître du sabbat.

Le récit est désormais centré sur le sabbat, élément essentiel qui dit toute la loi. Le sabbat est un temps pour rendre grâce pour l’avenir. En effet, je n’enferme pas Dieu dans les merveilles du passé mais Lui rend grâce pour ce qu’il fera dans le futur. Ainsi, célébrer le sabbat, c’est faire mémoire de l’avenir, dit un rabbin du XVIIIème siècle, un avenir rempli de la présence de Jésus. La question est de savoir si l’interprétation de Jésus du sabbat résiste à la critique pharisienne et permet d’expliquer l’attitude de ses compagnons. Dt 23, 25 laisser des épis au bord des routes pour que des passants pauvres puissent les arracher et s’en nourrir. En effet, arracher les épis est un travail interdit le jour du sabbat. Il y a 40 activités proscrites ce jour-là et en particulier de préparer de la nourriture. Or les pains de Proposition étaient remplacés le jour du sabbat, nécessitant un travail des prêtres ! Les compagnons de Jésus, Fils de David, agissent donc 69

comme des prêtres. De quel Temple ? Le sabbat préfigure la plénitude messianique : on n’a pas à se préoccuper de nourriture. Le sabbat et le Temple sont deux prophéties du temps de la plénitude messianique. C’est un vrai débat d’échange argumentaire, une querelle d’école : les pharisiens disent qu’on n’a pas le droit et Jésus leur dit qu’on a le droit. Personne n’a autorité argumentaire à ce stade. Mais Jésus développe deux arguments. - Un argument scripturaire, c’est ce que David a fait. - 1 S 21 David dit qu’il est en mission mais c’est une ruse pour récupérer l’épée de Goliath et faire du ravitaillement. Il y a re-dimensionnement car David est plus grand que le Temple. Les pains de proposition sont des pains quotidiens offerts à Dieu en action de grâce. - La présence du Messie, le Fils de l’homme, permet de manger ces pains d’action de grâce. C’est plus une sentence qu’un argument. Par Fils de l’homme, Jésus marque son appartenance à l’humanité. Ainsi, il restitue la maîtrise du sabbat à chaque homme, seul juge de l’emploi qu’il en fait. La loi n’est plus le grand interprétateur extérieur à l’homme, qui indique les limites du sabbat dans des commentaires alambiqués mais c’est l’homme au cœur de chair qui est seul juge. Les disciples ont compris que manger ou ne pas manger pendant le sabbat n’a pas d’importance car ils se rassasient de la présence de Jésus, vraie nourriture, en ces temps de noces. Jésus est lui-même le sabbat, le repos de Dieu. L’œuvre du Messie consiste à mettre le peuple dans l’action de grâce. C’est parce que le Messie, lui même action de grâce, nous conduit au repos qui est action de grâce.

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CHAPITRE III

3 Versets 1 Une autre fois, il entra dans une synagogue, et il y avait là un homme ayant la main desséchée. 2 Ils l’observaient pour voir s’il le guérirait le jour du sabbat, afin de pouvoir l’accuser. 3 Il dit donc à l’homme qui avait la main desséchée : Lève-toi devant tout le monde. Puis il leur dit : Est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien plutôt que de faire du mal, de sauver une vie plutôt que de la perdre ? 4 Et eux se taisaient. 5 Promenant alors sur eux un regard de colère, profondément attristé de l’endurcissement de leur cœur, il dit à cet homme : Etends la main ! Il l’étendit et sa main fut remise en état. 6 Une fois sortis, les pharisiens réunissaient aussitôt un conseil avec les Hérodiens contre Jésus, en vue de le perdre.

Ces versets conduisent à une ré-interprétation du sabbat, à une vision neuve de la loi. Ils sont construits comme un procès. Tout d’abord, il y a l’observation pour préciser la matière de l’accusation. Ensuite, l’interprétation de Jésus et ce qu’il fait vraiment. L’homme étend la main, ce qui n’est pas interdit un jour de sabbat. Enfin arrive la sentence, la peine de mort. Pharisiens et Hérodiens finalement font le mal le jour du sabbat. Jésus ne considère pas le sabbat du point de vue de la loi mais pose la question du bien et du mal exécutés ce jour là ; il sera compliqué de lui répondre car le sabbat est un jour où il faut faire le bien. La réconciliation des pharisiens et des Hérodiens (Pilate enverra Jésus à Hérode Antipas, à partir de quoi ils redeviendront amis) a lieu pour faire le mal. Les forces du mal s’unissent entre elles alors que Jésus fait du bien. L’endurcissement de leur cœur est une expression biblique (Ez 36). Les prescriptions des pharisiens n’aboutissent qu’à former des cœurs de pierre. Le péché est comme une pétrification, une puissance qui se saisit de nous et qui nous éloigne de Dieu (cœur de pierre / chair). Le message central de Marc est qu’un cœur de pierre empêche de voir Dieu et que le suivi à la lettre de la loi fabrique des cœurs de pierre. 71

Qu’est ce qui est permis de faire le jour du sabbat était une question très débattue. Pour les Esséniens, tout relève de la providence divine, car c’est la providence divine qui, au désert, a donné double part de manne le vendredi pour le samedi. Les Pharisiens ont une position plus médiane. Jésus nous rend la maîtrise du sabbat. La manière dont on traite le sabbat est significative de notre relation à Jésus. 3 Versets 7 Jésus se retira alors avec ses disciples du côté de la mer, et une immense foule venue de Galilée le suivit. De la Judée aussi, 8 et de Jérusalem, de l’Idumée, d’au delà du Jourdain et du pays de Tyr et de Sidon, une foule immense, apprenant tout ce qu’il faisait, vint vers lui. 9 Il dit donc à ses disciples de tenir une barque à sa disposition à cause de la foule, pour ne pas être écrasé. 10 Il avait en effet guéri beaucoup de gens, si bien que tous ceux qui avaient des maladies se ruaient sur lui pour le toucher. 11 Et les esprits impurs, en le voyant, tombaient à ses pieds et criaient : Tu es le Fils de Dieu ! 12 Mais il leur prescrivait très sévèrement de ne pas le faire connaître.

La situation n’est pas simple et le désordre complique la vie de Jésus. Quand Jésus est là, cela fait du bien de sorte qu’on accourt de partout. Les régions indiquées font référence aux quatre points cardinaux et ne se limitent pas à Israël. On remarque que les gens cherchent à toucher Jésus car son contact est contagieux et guérit. Mais ce désordre empêche la Parole de Jésus d’être bien prononcée, écoutée et finalement d’être efficace. Jésus est obligé de s’éloigner en barque du bord du lac où la foule se presse ; il y a donc de l’eau, symbole juif de la mort entre la foule et Jésus. Il faut donc passer la mort pour rejoindre Jésus dans la barque qui flotte sur l’eau, sur la mort. La parole de Jésus nous atteint, nous sollicite au delà de la mort comme cela est annoncé dans le livre de Jonas qui sera relevé après trois jours dans le ventre du poisson. 3 Versets 13 Puis il gravit la montagne et appela à lui ceux qu’il voulait. Ils vinrent à lui, 14 et il en institua douze pour en faire ses compagnons et les envoyer prêcher, 15 avec pouvoir d’expulser les démons. 16 Il institua donc les Douze : Simon, à qui il donna le nom de Pierre ; 17 Jacques, fils de Zébédée, et Jean frère de Jacques, auxquels il donna le nom de Boanergès, c’est-à-dire fils du tonnerre, 18 André, Philippe, Barthélemy, Matthieu, Thomas, Jacques fils d’Alphée, Thaddée, Simon l’ardent 19 et Judas Iscarioth, celui-là même qui le livra.

Quelle montagne Jésus a-t-il gravie ? Nous ne savons pas. Mais il réussit à s’échapper du désordre et le choix des Douze apparaît comme

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une solution pour canaliser la foule immense. Jésus les choisit, leur délègue son autorité et les envoie. Jean Carmignac indique un triple jeu de mots hébraïques manifestement sous-entendus. Envoyer se dit shâlah en hébreu, avoir le pouvoir, se dit shâlat et chasser shâlak. En tout cas, cela facilite les choses pour les mémoriser. En plus, ils sont dans l’ordre alphabétique het, tet, kaf. Il est dit que Jésus choisit des compagnons. Luc emploie le mot envoyé traduit par apôtre, notamment dans les Actes, et des traducteurs de Marc assimilent compagnons à apôtres. En effet, Jésus donne à ses compagnons un rôle d’envoyé pour annoncer le Royaume. Remarquons que traduire compagnon par envoyé est aller au delà du texte de Marc. Marc dit strictement pour les avoir avec lui ινα ωσιν μετ αυτου. Remarquons qu’un ange n’est rien d’autre qu’un envoyé de Dieu. Douze compagnons comme douze tribus en Israël. Jésus fonde la nouvelle Alliance dans un geste prophétique qui suscite l’attention. Jésus choisit un nombre de compagnons égal au nombre de tribus et ainsi se réfère au temps des patriarches. En même temps, Il indique qu’il veut un Israël nouveau en substituant ses compagnons aux tribus. Cette nouvelle Alliance est évoquée dans le canon Eucharistique : Prenez et buvez en tous, car ceci est la coupe de mon Sang, le Sang de l’Alliance nouvelle et éternelle, qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés. Ce groupe d’hommes permet d’organiser la foule oppressante. Il ne s’agit pas de la couper de Jésus mais plutôt de l’ordonner pour que la relation à Jésus soit possible et féconde. Il y a une distance nécessaire à Jésus pour que sa Parole circule utilement. Le sens profond d’ordination trouve là ses racines dans ce rôle d’ordonnancement dévolu aux compagnons. Jésus prévoit déjà ce qui se passera après sa mort. Ce geste fonde une communauté ordonnée qui continue après sa mort à transmettre sa Parole. Remarquons que les protestants sont moins attachés à la succession apostolique qui pourtant attache à la Source. Les compagnons sont à répartir en trois groupes : - Simon, Jacques dit Le Majeur (voir aussi Jacques à Compostelle), Jean, André et Philippe sont pêcheurs à Betsaïde. Les deux frères André et Pierre et Philippe sont disciples de Jean-Baptiste. André est le premier choisi par Jésus et dit protocletos. La mère des deux frères Jacques et Jean viendra dire à Jésus : Voilà mes deux fils : ordonne qu’ils siègent, l’un à ta droite et l’autre à ta

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gauche, dans ton royaume ! Mt 20, 21. Voir aussi la même demande sans leur mère en Mc 10, 35-45 - Barthélémy est identifié à Nathanaël, celui que Jésus regardait parler sous le figuier. Il est originaire de Cana en Galilée (Jn 21,12). Matthieu, un percepteur d’impôts, une personne instruite. Thomas, celui qui n’a jamais peur, dit aussi didyme (en grec veut dire jumeau). - Jacques fils d’Alphée, est dit le mineur. Jésus lui apparaît après sa résurrection et il y a une de ses lettres dans le Nouveau Testament. Thadée qui est aussi appelé Jude, n’est pas le Jude, parent de Jésus, dont nous avons aussi une lettre. Simon le Cananite ou cananéen, και Σιμωνα τον Κανανιτην. Il est aussi dit Simon le zélote et porte sur lui en permanence un poignard en tant que sicaire. Aujourd’hui, on dirait un terroriste en lutte contre l’occupant romain. Judas, Iscarioth και Ιουδαν Ισκαριωτην. Il est probablement la traduction de l’hébreu isch qeriot, l’homme du lieu Qeriot. C’est un zélote, un extrémiste qui prône la révolte armée contre l’occupant romain. Le groupe des Douze 1 est très hétéroclite, des pêcheurs, un collecteur d’impôts, un insurgé, des érudits et des gens simples. Ils ne vivent pas en permanence ensemble mais se retrouvent régulièrement autour de Jésus pour des temps forts avant de retourner chacun à ses propres occupations. Lors du remplacement de Judas, le traître, Luc, dans les Actes, précise ce que veut dire envoyé ou apôtre. En effet, le remplacement de Judas se fait sur deux critères : - Quelqu’un qui a suivi Jésus de son baptême à son Ascension ; - Quelqu’un qui a été témoin de sa Résurrection. Matthias est préféré à Justus par tirage au sort où l’Esprit Saint manifeste son choix. Paul se dit dernier apôtre car il a vu le Christ ressuscité mais il n’a pas suivi Jésus de son baptême à son Ascension. Ainsi Paul n’entre pas pleinement dans le cadre défini par Luc mais apparaît comme un maillon entre les douze envoyés-apôtres et l’Ecclesia qui se constitue ultérieurement dans le monde. Car aujourd’hui encore, nous sommes une foule immense qui bénéficie des mêmes Paroles de Jésus. 1

Voici une bonne référence pour des détails concernant chaque apôtre dans la rubrique « Aidons les prêtres » : http ://www.aiderpretres.fr/catecheses/liturgique/saints/44-apotres-de-jesus.html 74

3 Versets 20 Puis il revint à la maison, et de nouveau la foule s’y rassemble, si bien qu’ils ne pouvaient même plus manger. 21 Ce qu’apprenant, les siens partirent pour se saisirent de lui, car ils disaient : Il a perdu le sens.

La maison est celle de la belle-mère de Pierre à Capharnaüm. Il n’est plus possible de manger, de se rassasier avec du pain ni de se rassasier de la Présence de Jésus qui est aussi Pain. Les siens prononcent un jugement à cause du désordre provoqué par la foule que Jésus a attirée. Ils semblent unis contre lui et sur le point d’en venir aux mains pour le saisir. Jésus est sommé de se justifier, et ceux qui pourraient lui venir en aide ne font rien. Il y a une opposition de la parenté de Jésus au messianisme de Jésus. Parmi les douze, il n’y a pas de membres de sa parentèle. 3 Versets 22 Les scribes qui étaient descendus de Jérusalem disaient : « Il est possédé de Beelzéboul » et encore : C’est par le prince des démons qu’il expulse les démons. 23 Les appelant à lui, Jésus leur dit en paraboles : Comment Satan peut-il expulser Satan ? 24 Si un royaume se divise contre lui-même, ce royaume ne peut se maintenir, 25 et si une maison se divise contre elle-même, cette maison ne pourra subsister. 26 Si donc Satan s’est dressé contre lui-même et s’est divisé, il ne peut subsister ; il est fini. 27 Mais nul ne peut entrer dans la maison de celui qui est fort et mettre ses meubles au pillage sans l’avoir d’abord ligoté, et alors il pillera sa maison.

La réputation de Jésus a suffisamment atteint Jérusalem pour que des scribes viennent enquêter en Galilée. Leur sentence est claire : Jésus tient sa puissance du prince des démons, Beelzéboul, affirment-ils. - Beelzéboul2 est un double mot : Baal veut dire dieu en araméen et Zebul est un dieu phénicien vénéré par les philistins à Eqron ou Accaron. Ce dieu Baal Zebul est le dieu des mouches, des insectes, de tout ce qui est inutile et vient virevolter autour des viandes sanguinolentes des sacrifices. Il s’agit alors pour les scribes juifs de pointer du doigt le nuisible, l’inutile, ce que sont les mouches qui tournoient autour des animaux sacrifiés. - Dans une autre acception possible, il y a Baal Zubulu, qui veut dire dieu de la terre ou prince des seigneurs comme cela est attesté sur une tablette à Ugarit où un culte lui était offert.

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Voir un extrait du livre L’usage du monde de Nicolas Bouvier en annexes. 75

Belzébuth, planche issue du Dictionnaire infernal (Paris, 1863).

- Le verbe hébreu zabal veut dire enfumer, évoquant la fumée des sacrifices offerts aux idoles. Ce serait une déformation israélite et ironique d’un dieu ennemi. En effet, le prince des démons cherche bien sans cesse à nous enfumer. Avec cette acception, l’emploi de Beelzébul par les scribes prend un aspect désobligeant à l’égard de Jésus. Beelzébul est évoqué en différents endroits, par exemple : Mt 10, 25 et II Rois I,2 Jésus ne répond pas directement aux scribes mais fait un raisonnement par l’absurde. Si c’est par Satan que j’expulse, si la maison Satan est divisée, alors elle est en ruine. Comme je suis ferme devant vous, je n’expulse donc pas par Satan. Il est perturbant pour les scribes d’envisager une provenance divine de la puissance de Jésus. Cela les conduirait à des conclusions que leur cœur de pierre ne peut admettre. Ce questionnement nous renvoie à nos propres pensées : Où range-t-on Jésus ? Pourquoi sommes-nous attachés à Lui ? L’idée des scribes est que le mal n’est pas en fait expulsé mais qu’il s’arrange, qu’il s’auto-contient lui-même pour ne pas être déraciné au moment où il est mis à mal. Bien évidemment Satan ne peut pas s’auto-expulser mais seulement s’autoréguler. Il se met en veilleuse, dirait-on, pour qu’il passe le plus inaperçu possible au moment où cela se déchaîne contre lui. En conséquence, Jésus à leur yeux n’est qu’un illusionniste, prince de l’enfumage car l’activité démoniaque qui semble disparue n’est que cachée et reprendra à la première occasion. Satan est l’accusateur et le voilà qui accuse Jésus par l’intermédiaire des scribes. Mais Jésus déplace la question. Si les expulsions ne viennent pas de Beelzéboul, c’est qu’elles viennent d’ailleurs et c’est une Bonne Nouvelle qu’elles ne viennent pas du Satan. Voulons-nous vraiment que Jésus extirpe le mal en nous, qu’il nous libère ? Dans ce cas, nous ne devrons plus faire le mal ni revenir à nos tics et cesser notre 76

subtile complicité avec notre accusateur. Ces versets exposent une dynamique de libération qui nécessite de se défaire du complexe de culpabilité. Naturellement à première vue, l’homme fort c’est Jésus qui est chez lui. Beelzéboul est le cambrioleur qui effectue l’effraction puis cherche à ligoter l’homme fort pour prendre ses biens (au désert, il lui dit : Tout cela, je te le donnerai, si tombant à mes pieds, tu me rends hommage. Mt 4, 9). Ainsi Jésus est bien celui qui lutte contre le mal, contre le malin qui l’agresse. Jésus cherche à éradiquer la violence. La technique habituelle consiste à ajouter de la violence à la violence pour la contenir. Le plus souvent cela calme le jeu dans un premier temps puis inévitablement, la violence redouble par la suite. Personne plus que Jésus ne le sait. Le mal est une force et il lui faut un point d’appui pour s’appliquer. Appuyé sur le malheureux, Satan commence une épreuve de force qu’il sait perdue d’avance par l’homme. Jésus pour lutter contre cette force ne lui fournit pas de point d’appui, c’est-à-dire qu’il ne s’oppose pas à sa force par la force. Sans point d’appui, la force démoniaque erre de surenchère en surenchère que les tentations de Jésus au désert illustrent. L’épreuve de force n’aura pas lieu selon la stratégie du Satan car Jésus ne fera pas l’homme fort mais l’homme faible. Il brise ainsi la logique naturelle du conflit. C’est dans la faiblesse que Jésus va expulser l’expulseur sans faire valoir sa divinité. Quelle est la nature essentielle du mal ? C’est vouloir notre mort. On dit que des anges ont été déchus car ils n’admettaient pas la primauté de l’homme dans la création. La mort de l’homme et sa disparition est le seul moyen pour les anges déchus de reprendre le dessus. La stratégie divine consiste donc à permettre que Jésus soit mis à mort, ligoté sur la Croix, semblant ainsi donner satisfaction au Satan. C’est alors qu’intervient la puissance du Père pour que l’homme Dieu mort revienne à la vie, ouvrant ainsi la porte de l’éternité à tous les hommes de bonne volonté et consacrant la chute des anges rebellés. C’est la résurrection qui retourne la situation au moment même où Satan semble définitivement avoir gagné la partie avec Jésus mort sur la Croix. C’est aussi ce que croient les disciples d’Emmaüs désespérés. Mais Satan perd définitivement la partie trois jours après. Cette discussion de Jésus avec les scribes venus de Jérusalem est donc annonciatrice de la stratégie divine. Gageons que ceux qui étaient autour de Jésus n’en avaient pas compris toute l’amplitude ! Mais ils acquirent cette compréhension après la résurrection de Jésus et Marc n’oublie pas de nous transmettre cette perle annonciatrice. 77

Contre Job, l’accusateur dit à Dieu : cet homme n’est pas parfait car il parle par intérêt à son bénéfice. Il y aurait en nous une force qui nous accuse de ne pas être digne d’être en présence de Dieu. Vu mon péché, je n’ai aucun droit d’être en présence de Dieu, j’en suis indigne. Mon péché justifie cette accusation, donne raison à Satan. Mais Jésus nous blanchit de cette accusation car le Père veut que nous soyons en sa Présence. Se reconnaître pêcheur, c’est donc d’abord reconnaître que Jésus par sa mort et sa résurrection nous donne le droit d’être en présence du Père, que Jésus relève notre indignité. Et c’est aussi refuser de cultiver le complexe de culpabilité. Paul oppose la foi aux œuvres de la Loi, pas à la Loi directement. Il dit que, dans la foi, le pardon est absolu. C’est comme dans un procès. Soit on plaide coupable, soit on plaide non coupable. Les deux en même temps ne sont pas possibles. - Soit, dans ma foi, j’accueille que Jésus a vraiment expulsé l’accusateur et dans ce cas, je ne mets pas en avant mes œuvres pour me faire valoir et finalement je plaide non coupable. - Soit je mets en avant tout le bien que moi j’ai fait et ma relation à Jésus est cassée en raison de la considérable disproportion entre ce que je fais pour Jésus et ce qu’Il fait pour moi. Dans ce cas, je plaide coupable et cherche à m’excuser et mettant en avant mes valeurs positives d’action. La radicalité de Jésus nous oblige d’abord à reconnaître tout ce que Dieu a fait pour nous, tout le bien que Jésus nous a prodigué en nous autorisant à entrer dans l’éternité de son Père par son sacrifice. Ce que Dieu a fait pour nous est trop considérable au regard de ce que nous faisons pour ne pas commencer par rendre grâce. Sinon, c’est l’orgueil de soi qui prend le dessus en nous gonflant illusoirement à nos propres yeux avec nos bonnes actions. Finalement La Fontaine avec La grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf illustre bien cette situation avec une image certes éloignée de la théologie. II Cor 8, 9 Vous connaissez comment de riche, iI s’est fait pauvre pour vous, afin de vous enrichir par sa pauvreté. II Cor 12,9 Ma grâce te suffit ; car ma puissance se déploie dans la faiblesse. Jésus-Christ qui était fort s’est donc fait faible. Apparemment homme fort de la maison, il est mort ligoté, clouté sur une croix. Le coup de force de Jésus contre le cambrioleur Satan consiste à être faible quand Satan s’attend à ce qu’il soit fort. Ainsi Jésus devient vainqueur, devient le plus fort dans sa Résurrection.

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3 Versets 28 En vérité, je vous dis que tout sera remis aux enfants des hommes, péchés et blasphèmes autant qu’ils en auront proférés ; 29 mais pour quiconque blasphème contre l’Esprit-Saint, il n’y a jamais de rémission : il est coupable d’un péché éternel ! 30 C’est qu’ils disaient : Il est possédé d’un esprit impur.

Jésus prolonge sa réflexion ; tout sera pardonné aux fils des hommes, autant en paroles que par action ou par omission, pourrions-nous dire. L’Esprit-Saint est l’Esprit même de Jésus que, sur sa Croix, il a remis au Père. A la Pentecôte, l’Esprit est venu sur les disciples. Cet Esprit de Jésus fait le lien, la réconciliation des hommes avec le Père. Si je ne confesse pas qu’Il est le réconciliateur, alors la réconciliation ne peut pas se faire. La foi est d’abord un consentement de l’intelligence et sans la foi, la réconciliation est impossible. La foi, pistis en Grec, la confiance, la fidélité sont exclusives de tout autre mode de relation à Dieu car c’est l’Esprit-Saint qui met en œuvre en nous les Paroles du Fils. L’Esprit Saint est celui qui défend et qui pardonne. Si le cœur Lui dénie d’être la source du pardon, alors celui-ci ne peut avoir lieu. Le Catéchisme de l’Église Catholique3 ne dit-il pas que La foi est un don de Dieu, une vertu surnaturelle infuse par Lui. Pour prêter cette foi, l’homme a besoin de la grâce prévenante et aidante de Dieu, ainsi que des secours intérieurs du Saint-Esprit. Celui-ci touche le cœur et le tourne vers Dieu, ouvre les yeux de l’esprit et donne à tous la douceur de consentir et de croire à la vérité. L’Ame, l’Esprit de Jésus, c’est l’Esprit Saint. Dire que Jésus est possédé d’un esprit impur est un blasphème contre l’Esprit Saint, contre l’Intelligence. 3 Versets 31 Or, Arrivèrent sa mère et ses frères qui, se tenant dehors, l’envoyèrent demander. 32 La foule, assise, l’entourait. On lui dit : Voici ta mère, tes frères et tes sœurs, dehors, qui te cherchent. 33 Mais il leur répond : Qui est ma mère ? et qui, mes frères ? 34 Et promenant son regard sur eux qui étaient assis en cercle autour de lui, il dit : Voici ma mère et mes frères ! 35 Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, et ma sœur, et ma mère.

Les frères et sœurs de Jésus posent un problème très ancien dont la solution n’est pas certaine. Les dossiers historique et sémantique ne confirment pas avec certitude ce que la foi affirme.

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Le Catéchisme de l’Église Catholique, §153, DV 5. 79

Joseph a-t-il eu d’autres enfants d’un premier mariage comme l’entend la tradition orthodoxe ? Il s’agit peut-être simplement de sa proche parenté, le radical hébreu ben ayant un sens large. Sur la Croix, Jésus dit à Jean : Voici ta mère. Cela sous-entend que Marie n’a pas d’autre fils pour s’occuper d’elle. A travers la virginité de Marie, l’Eglise veut montrer le jusqu’au-boutisme de Marie pour Dieu. Jésus n’est pas le visage de l’amour de Marie et de Joseph mais le visage de l’amour de Marie pour Dieu. Ainsi, sur le visage de Jésus, nous pouvons contempler comment nature humaine et nature divine se sont unies4. Marie est disciple de Jésus, son premier disciple, au sens chronologique mais aussi de l’excellence. Que vient faire la parentèle de Jésus ? Jésus lui dénie tout droit sur lui en ne la reconnaissant pas. En effet, il n’est pas possible de posséder Jésus, de le garder pour soi en le mettant sous son lit, en réserve, par exemple. Marie donne son Fils à tous les hommes. Quelle virulence de Jésus à l’égard de sa parenté ! Elle fait un écho continu à sa réponse à Marie et Joseph devant les docteurs de la loi. Lc 2, 49 : Ne saviez-vous pas que je me dois aux affaires de mon Père ? Marie et Joseph ont eu mal en entendant cela. Siméon n’avait-il pas prédit à Marie lors de la Présentation au Temple de Jésus, qu’un glaive lui transpercerait le cœur. Ce n’est qu’un début ! Remarquons que sa mère, ses frères, ses sœurs sont ceux qui font la volonté de son Père. Ainsi Marie reste bien sa mère car personne plus qu’elle, n’a fait la volonté du Père. Plus encore, il est habituel qu’une mère révèle à son enfant qui est son père, particulièrement dans la culture juive où la transmission officielle a lieu par les femmes. Mais c’est Jésus, son enfant qui révèle à Marie qui est son vrai Père. Gageons sans difficulté que Marie le savait déjà à cause de sa virginité clamée lors de l’Annonciation : Lc 1, 24 Comment cela se fera-t-il puisque je ne connais pas d’homme ? L’Esprit Saint sur toi... Evidemment, cela tranche avec une vision dynastique simpliste que les évangiles pourraient suggérer. Jésus descend de David, il est de la race de David et ne s’en est jamais caché. Mais il s’en démarque car la relation de foi avec Lui est plus importante que le lien du sang, le lien génétique, dirions-nous aujourd’hui. La foi en Jésus est le lien le plus solide qui soit car il marque pour l’éternité.

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Voir texte de J.P. Sartre, réflexion subsidiaire n°1, en annexes. 80

CHAPITRE IV

4 Versets 1 De nouveau il se mit à enseigner au bord de la mer. Et une très grande foule s’assemble auprès de lui, si bien qu’il monte dans une barque et s’y assied, en mer, tandis que toute la foule était à terre, le long de la mer. 2 Et il leur enseignait beaucoup de choses en paraboles . Il leur disait dans son enseignement :

Ces deux versets s’illustreraient bien avec un dessin. Jésus dans une barque au dessus de l’eau qui représente la mort dans la culture juive et la foule le long du rivage du lac. Jésus était pressé par la foule et il s’en est écarté. Désormais, pour aller à Jésus, il faut franchir l’eau, passer la mort et c’est une épreuve nécessaire pour aller jusqu’à Lui. Jésus prend l’initiative dans la cadre d’une parabole. Parabole ou παροιμια en grec veut dire quelque chose qu’on jette en pâture, selon le Bailly. Le sens a évolué pour indiquer qu’on jette hors du droit chemin, qu’on compare puis le mot prend ultérieurement son sens plus connu d’allégorie. Pourquoi Jésus nous jette-t-il en pâture des histoires, des paraboles ? La parabole oblige celui qui écoute ou son lecteur, à prononcer un jugement. Dans la parabole bien connue de l’enfant prodigue, l’autre frère, celui qui est resté à la maison, s’interroge sur la fête ; va-t-il s’en aller ou participer à la fête que son père organise au retour de son vaurien de frère. Le père redonne à son fils perdu, sa dignité perdue. Et le fils casanier s’interroge et la parabole ne dit pas s’il participe ou non à la fête. C’est à celui qui entend d’écrire la fin de l’histoire, de prononcer un jugement. Qu’est-ce que je pense de ces deux fils ? Impossible de rester indifférent à l’extérieur de la parabole sans s’impliquer comme l’un de ses personnages et de les juger. C’est la force d’un discours illustrée à l’aide d’une parabole1. 1

Voir aussi l’histoire parabolique de la brebis sacrifiée racontée par le prophète Nathan à David qui juge que l’auteur mérite la mort avant de comprendre que c’est de lui dont il s’agit. 81

4 Versets 3 Ecoutez ! Voici que le semeur est sorti semer. 4 Or, comme il semait, une partie du grain est tombée au bord du chemin, et les oiseaux sont venus, qui l’ont tout mangé. 5 Une autre est tombée sur le sol pierreux où elle n’avait pas beaucoup de terre, et aussitôt elle a levé, parce qu’elle n’avait pas de profondeur de terre ; 6 mais quand a paru le soleil, elle a été brûlée, et faute de racines, elle s’est desséchée. 7 Une autre est tombée dans les épines, et les épines ont grandi et l’ont étouffée ; elle n’a pas donné de fruit. 8 Et d’autres grains sont tombés dans la bonne terre, ont grandi, profité, donné du fruit, produisant trente, soixante, cent pour un. 9 Et il disait : Entende, qui a des oreilles pour entendre !

Jésus est dans une barque à quelques dizaines de mètres du rivage du lac. Il y a peut-être une falaise qui fait écho amplificateur naturel de sa voix. Un espace entre Jésus et la foule rassemblée est ainsi aménagé. Et c’est depuis l’eau qu’il enseigne la parabole du semeur ! Voici que le semeur est sorti semer, or comme il semait : c’est une phrase typique d’un orateur sémite avec répétition des mots pour la musicalité et la facilité de compréhension et de retenue.

Jean-François Millet - Le semeur, 1935.

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Le semeur sème mais à cette époque, le semeur sème avant de labourer. Le semeur lance la graine avec un beau geste ample et séculaire et la graine tombe en des terres de qualité très variable. Puis un labour assez superficiel met la graine en terre en retournant la terre ensemencée dans le sillon précédent. Les auditeurs de Jésus vivent dans la plaine fertile qui borde le lac et comprennent fort bien une telle histoire de la vie paysanne. Ils savent notamment qu’un gain en graines de douze fois est déjà satisfaisant car il permet de mettre de côté la semence pour l’année suivante, d’en prendre une partie pour la nourriture familiale et de vendre le reste. Jésus parle de gains mirobolants qui ne sont jamais obtenus à cette époque. 30, 60, 100, les gains croissent dans Marc plus sensible au merveilleux que Matthieu 13, 8 qui les présente en décroissance, n’excluant pas un éventuel échec. L’idée de surabondance est présente avec un gain de 100. Notons qu’aujourd’hui la parabole est plus difficilement compréhensible avec des rendements de 70 à 100 quintaux à l’hectare en Beauce. De plus, aujourd’hui la plupart des gens sont éloignés du monde agricole et n’ont aucune notion des rendements agraires. Les courbes suivantes montrent combien les rendements ont cru depuis seulement 1960 et qu’on s’approche d’un rendement de 100 ! Les progrès scientifiques considérables depuis 1/2 siècle rendent plus difficile la compréhension des ces paroles de Jésus.

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A la fin de la parabole, se pose la question de savoir quelle semence peut donner pareil gain, en tout cas, pas celle utilisée par les paysans de Galilée. La puissance de cette semence tient du merveilleux et c’est pour Jésus une façon de parler du Royaume, de l’annoncer et de préciser sa propre activité. C’est une des difficultés d’annoncer aujourd’hui la Bonne Nouvelle avec un déplacement considérable du merveilleux comme si Science et Royaume étaient en rivalité. 4 Versets 10 Quand il fut seul, ceux qui l’entouraient avec les Douze l’interrogeaient sur les paraboles. 11 Il leur dit : A vous a été donné le mystère du Royaume de Dieu ; mais pour ceux-là qui sont du dehors tout se passe en paraboles 12 afin que regardant de tous leurs yeux, ils ne voient pas, qu’étant tout oreille, ils ne comprennent pas de peur qu’ils se convertissent et qu’il leur soit fait rémission.

Jésus est seul et entouré ! Cela veut dire que la foule est partie. Son entourage comprend les douze apôtres bien sûr ainsi qu’un certain nombre d’autres personnes, des femmes notamment qui sont là pour elles-mêmes ou comme épouses. Dans le judaïsme, il est tout à fait inhabituel qu’un groupe de femmes existe pour elles-mêmes. C’est à tout ce groupe que Jésus s’adresse et répond à leur question : pourquoi ne parles-tu pas clairement ? Jésus est le semeur. Et le semeur parle de la moisson pour le Royaume. La mission de Jésus est de parler et le Père le confirmera devant les apôtres au moment de la Transfiguration : Mc 9, 7 Voici mon Fils bien-aimé, écoutez-le ! Ainsi chacun est dans son rôle. La stratégie du Père est que le Fils parle. Il y aura des échecs et des difficultés qui moduleront les gains de la moisson mais quoiqu’il arrive le Fils doit parler ; et sa Parole nous atteint encore aujourd’hui. Même si une partie seulement de l’auditoire comprend les paraboles et le discours de Jésus, il doit parler pour faire la volonté du Père. Jésus, semeur, sème sans savoir quel sera le gain de la moisson. Parler est la réponse de Jésus à ses accusateurs. La parabole nous dit quelque chose au sujet de Jésus car Il nous fait entrer dans son dialogue éternel avec le Père qui vise à sauver les créatures pétrifiées en leur parlant. La proximité avec Jésus permet à son entourage de comprendre que c’est lui le semeur. Ainsi le mystère de la parabole est dévoilé. Jésus parle de mystère, à ne pas confondre avec énigme. Dans l’Antiquité, il y a les grands et les petits mystères. Les mystères d’Isis et d’Osiris, de Myrtha, de Dionysos ou les mystères orphiques sont de la première catégorie. Une initiation est nécessaire pour que le sens caché

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à l’extérieur soit dévoilé. Durant l’initiation, le prétendant avance yeux bandés vers le lieu du mystère et c’est progressivement qu’il voit. Le verbe grec Παραβολειν veut dire fermer et le mystère reste le propre d’une communauté fermée. Par exemple, Alexandre s’est rendu à l’oasis de Chiwa où il est encore possible de voir les restes des salles du temple d’Isis où il a été initié. Là, il lui fut dévoilé qu’il était un dieu. Les chrétiens célèbrent notamment les mystères de l’Incarnation, la Passion, la Résurrection. Au Moyen-Age, c’était un genre dramatique théâtralisé sur la place publique. Notamment à Saint-Germain-en-Laye, dans Le mystère de la Passion, Arnoul Gréban mettait en scène pendant tout le Carême dans le genre de la Commedia dell’Arte. L’objet du mystère peut être dévoilé progressivement par un effort de l’intelligence mais sa profondeur est telle que sa compréhension totale échappe à la raison. L’adhésion au mystère a lieu par un acte de foi qui consiste à embrasser la plénitude du sens que la raison approche sans pouvoir pleinement y accéder. Un mystère se médite et comme sur un chemin, on avance pas à pas. A titre d’exemple, l’autre est toujours mystère. Une énigme contient une ambiguïté volontaire et il est possible et parfois ludique de la démasquer. On parle d’énigmes mathématique ou policière, par exemple. Ainsi, les paraboles sont une énigme pour les autres et un mystère pour ceux qui suivent Jésus. Les sacrements sont une initiation au mystère. Dans le contexte de l’extrait d’Isaïe VI, 9-10, cité par Marc, l’ange pose sur les lèvres du prophète Isaïe, une braise ; c’est le récit d’un envoi en mission avec une bouche purifiée. Isaïe constate alors que sa mission est un échec. Plusieurs hypothèses apparaissent : - Le prophète est-il incompétent pour annoncer ? Hypothèse écartée car il a eu les lèvres purifiées. - La Parole de Dieu ne marche pas, elle n’a pas la puissance surabondante de création supposée. Hypothèse également écartée. - L’échec fait partie de l’annonce de la Parole de Dieu, dont Isaïe fait confusément l’expérience. Ils n’écoutent pas et Dieu le sait mais il maintient sa stratégie d’annonce du Royaume par la Parole car cette Parole est puissante. Mais elle ne peut transformer notre cœur de pierre qu’à la condition qu’il batte aux dimensions du monde, aux dimensions du Royaume. Si on connaît déjà la Parole et qu’on l’écoute distraitement, en routine, alors nous n’éprouvons plus la Vérité transformatrice qu’elle contient. C’est la difficulté des nazaréens qui connaissaient déjà Jésus autrement. Le premier but de Marc est de 85

renouveler la fraîcheur de la Parole qui sans cesse surprend, car c’est une Parole vivante. Le prophète est celui qui parle et le cœur de pierre est un cœur empêché d’écouter la Parole. Le serpent est celui qui pétrifie les cœurs dans la perspective de la mort et altère subtilement la Parole comme l’illustre son dialogue avec Eve dans la Genèse. Il faut que la Parole subisse un échec pour se libérer de la force satanique qui fait qu’on n’écoute pas. Le Fils sème, parle et la moisson sera la moisson. La parabole du semeur est initiatique pour comprendre toutes les paraboles. Les apôtres ne comprennent pas, mais c’est justement nécessaire pour qu’ils soient transformés par la Parole. Ainsi est le secret messianique d’une infinie patience. Celui qui croit fait en son cœur une prière : Seigneur, que ta Parole, que Ta Semence porte en moi du fruit. Cette prière est bien celle d’une amoureuse qui souhaite que son époux la féconde. Elle exprime la foi et fait germer en soi la Parole de Jésus. L’Epoux, c’est bien Jésus qui sème avec générosité et nous sommes ses épouses car, comme un désir d’enfant, nous portons au sein de notre être, bonne terre fructueuse, le Royaume qui doit advenir. Ainsi la Communion devient conjugalité avec Jésus. Pour devenir amoureuse, une femme doit d’abord établir une relation personnelle avec son futur amour et tisser avec lui une histoire de vie commune. L’attirance vers Dieu est donnée par don, affirme-t-on. Elle ne s’exige pas ni ne se mérite. Ainsi ayons l’audace de dire que pour celui qui croit en la Parole de Jésus, son cœur est la matrice où cette Semence germe, grandit puis porte du fruit, c’est-à-dire enfante le Royaume. Saint Paul aux Romains 8, 22 La création tout entière gémit et souffre jusqu’à ce jour dans les douleurs de l’enfantement. Tout son être désire cette Communion. Pas plus qu’une mère ne pilote la morphologie et la croissance de son enfant, celui qui a la foi ne pilote la croissance de la moisson. Celui qui croit en la Parole de Jésus appartient au peuple des amoureuses kallah, hommes et femmes confondus, qui attend l’arrivée de l’amoureux, du hatan. Une telle kallah dit la Parole de Jésus mais ne se préoccupe pas de la moisson. Le livre de l’Apocalypse 22, 17 se termine ainsi : L’Esprit et la fiancée disent : Viens ! comme acte de mariage. Le livre de Jonas illustre magistralement ce rôle du prophète que nous sommes devenus par notre baptême : Dire la Parole et vivre en illustrant cette Parole par l’exemple. Ce que font les autres de cette Parole n’entre pas dans les préoccupations du prophète qui inlassablement doit annoncer la Bonne Nouvelle. 86

4 Versets 13 Puis il leur dit : Vous ne saisissez pas cette parabole ? Comment alors comprendrez-vous toutes les paraboles ? 14 Ce que sème le semeur, c’est la Parole. 15 Il y a ceux qui sont au bord du chemin où la Parole est semée ; à peine l’ont-ils entendue que Satan vient et enlève la Parole semée en eux. 16 Il y a même ceux qui reçoivent la semence sur les endroits pierreux ; à peine ont-ils entendu la Parole qu’ils l’acceptent avec joie, 17 mais ils n’ont pas en eux de racine, ils sont les hommes d’un moment ; survienne ensuite une tribulation ou une persécution à cause de la Parole, aussitôt ils succombent. 18 Il en est d’autres qui reçoivent la semence dans les épines ; ceux-là ont entendu la Parole, 19 mais les soucis du monde, la séduction de la richesse et les autres convoitises pénètrent en eux et étouffe la Parole qui devient stérile. 20 Et ceux-là ont reçu la semence sur la bonne terre, qui entendent la Parole, l’accueillent et portent du fruit, trente, soixante, cent pour un.

La compréhension de cette parabole et de toutes les paraboles fait partie du secret messianique et nécessite un silence d’une qualité particulière. Tout un travail de l’intelligence est indispensable pour obtenir la surabondance ; c’est elle qui entoure la semence de terreau fertile. Jésus donne une explication et une interprétation qui nous fait regarder la semence. Qu’est-ce donc que cette semence qui peut produire cent pour un ? - Pourquoi certains entendent et pas d’autres ? Cela ne nous appartient pas. Satan est le procureur général devant Dieu de sorte que la Parole du Fils n’est pas toujours audible. - Quand vient un choix à faire pour le Royaume, celui-ci n’a pas la force, n’est pas prêt à le porter. Il faut du temps pour qu’il soit prêt. Nous n’avons pas à juger car cela ne nous appartient pas. - Les soucis du monde sont parfois à prendre négativement car ils nous sortent de nous-mêmes et nous altèrent. Mais d’un autre point de vue, avoir le souci du monde peut être positif. Là encore, il faut du temps pour que les racines de la Parole poussent, pour les recevoir comme un cadeau personnel qui imprègne l’intérieur de soi, notre cœur de chair. Il y a souvent un écart, voire un grand écart entre ce qu’on entend et ce qu’on dit ou fait. Notre existence filtre, altère, ensevelit. Laissons du temps à la Parole pour qu’elle travaille et façonne ce qu’on dit ou fait. - C’est la bonne terre qui produit du fruit avec des gains surabondants. Dans les trois premières situations, c’est le temps de disponibilité pour la fécondation qui est en cause. L’art de bien parler, c’est l’art de déployer des arguments progressivement articulés pour convaincre. 87

Bergson évoque la Parole qui s’articule dans le temps du mystère de Dieu. Finalement l’interprétation de Jésus nous fait rebondir différemment. Jésus devient Parole qui est semence. Ce qu’il dit est son mystère de vie filiale avec le Père et Il nous le fait partager. Jean 12, 24 Si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruits. 4 Versets 21 Il leur disait encore : La lampe arrive-t-elle pour être mise sous le boisseau ou sous le lit ? N’est-ce pas pour être mise sur le lampadaire ? 22 Car rien n’est caché que pour devenir manifeste, rien non plus n’est demeuré secret que pour venir au grand jour. 23 Si quelqu’un a des oreilles pour entendre, qu’il entende !

Ce que dit Jésus est juste une remarque de bon sens observée dans le courant de la vie. Marc la cite à cet endroit dans son Evangile mais Jésus a peut-être fait cette remarque plusieurs fois dans ses conversations publiques.

Lampe à huile de style hérodien.

Matthieu insiste sur le fait que nous sommes la Lumière du monde. La lampe sur le lampadaire veut dire qu’il n’y a rien d’ésotérique ou caché comme dans les mystères païens. La Parole qui est lumière recompose l’espace, l’éclaire et fait exister. Comme quelqu’un qui avance à tâtons dans l’obscurité trouve ses repères dès que la lumière jaillit, de même la Parole fait découvrir l’espace du Royaume dans l’obscurité de nos sombres vies. Si quelqu’un a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! 4 Versets 24 Il leur disait encore : Prenez garde à ce que vous entendez ! C’est la mesure avec laquelle vous mesurez qui servira pour vous mesurer. 88

On y ajoutera même pour vous ; 25 car à celui qui a l’on donnera, et à celui qui n’a pas on enlèvera même ce qu’il a.

Après la vue, voici l’ouïe. Ce mélange des sens indique que c’est bien la totalité de l’être humain qui est impliquée dans la production du fruit à partir de la Semence. Ces versets sont de belles formules de bon sens. On y ajoutera même pour vous. C’est bien une perspective de surabondance qui fausse l’équilibre des balances, par générosité. En d’autres termes, plus vous écoutez la Parole, plus vous serez capable de La comprendre. A celui qui n’a pas on enlèvera. Par exemple, les analphabètes ne savent pas lire et ne sont pas entrés dans l’aventure de la lecture. De même, les réalités spirituelles ne se déploient pas si on ne les cultive pas. Le meilleur moyen de comprendre ce que Jésus veut, c’est d’écouter sa Parole. On a des yeux car il y a de la lumière à voir. Nous avons des oreilles car il y a des sons à entendre. Nous avons un cœur de chair car il y a un amour qui nous attend. Pour toujours. 4 Versets 26 Il disait encore : Il en est du Royaume de Dieu comme d’un homme qui aurait jeté sa semence en terre. 27 Qu’il dorme ou qu’il se lève, nuit et jour, la semence germe et grandit sans qu’il sache comment. 28 D’elle-même, la terre produit son fruit, d’abord la tige, puis l’épi, puis le blé plein d’épis. 29 Et quand le fruit s’y prête, aussitôt, il y met la faucille car la moisson est à point.

La Parole est la semence ; la Parole fait grandir le lecteur et la Parole grandit avec son lecteur, comme le dit le pape Léon le Grand en commentant Ezéchiel. Encre sur le papier plié d’un livre, sons jetés dans l’atmosphère, les mots, les paroles restent mortes et inutiles tant que des yeux, des oreilles ne les captent pour les mettre en œuvre. Le lecteur, une fois entré dans le mystère, trouve des significations qu’il ne pouvait soupçonner antérieurement à sa lecture ; et la signification de cette Parole vivante s’approfondit d’une lecture à l’autre. La Parole prend le lecteur là où il en est et c’est différent pour chacun comme un voyageur qui se nourrit de ses provisions là où il en est de son voyage et ils ne s’arrêtent pas tous au même endroit, même s’ils ont les mêmes provisions. La Parole ne change pas mais c’est nous qui changeons quand nous la rendons vivante car elle nous transforme. 4 Versets 30 Il disait encore : A quoi pourrions-nous comparer le Royaume de Dieu ? Par quelle parabole le représenter ? 31 C’est comme un grain de sénevé : quand on le sème en terre, c’est la plus petite des semences qu’il y ait au monde ; 32 mais une fois semé, il monte, devient la plus grande de 89

toutes les plantes potagères et pousse de grandes branches, en sorte que les oiseaux du ciel peuvent s’abriter sous son ombre.

La plus petite des semences ! C’est une question de proportion entre la taille de la graine et les grosses branches où se nichent les oiseaux du ciel. La surabondance de la moisson pour le Royaume est comparée à la semence qui a la plus grande croissance connue sur terre. Jean Carmignac fait remarquer que branche se dit anaph (NP) en hébreu. Les documents de Qumran montrent que si on rapproche le N du P il peut passer pour un S. Un arbre se dit és en hébreu et c’est pourquoi Matthieu et Luc parlent d’un grain de sénevé qui devient un arbre, ce qui est très exagéré pour une plante potagère qui n’atteint pas 2 mètres ! 4 Versets 33 C’est par beaucoup de paraboles semblables qu’il leur annonçait la Parole, à la mesure de ce qu’ils pouvaient entendre. 34 Et il ne leur parlait pas sans parabole ; mais en particulier il expliquait tout à ses disciples.

...à la mesure de ce qu’ils pouvaient entendre : c’est ainsi que procède un bon orateur. Il parle en fonction du niveau de réceptivité de son auditoire, pas pour se faire plaisir ou lancer des mots pour se faire valoir. Ce discours en parabole nous renvoie sans cesse à la semence, c’est-à-dire à un commencement. Le premier mot de l’Evangile de Marc est Commencement, le commencement d’un dialogue entre Dieu et l’Homme ! L’évocation du Logos au tout début de l’Evangile de Jean l’affirme magistralement. Dieu est Parole et quand Dieu dit, cela est. Sa Parole est créatrice, féconde comme une semence. Elle a la force de la vie comme des racines soulèvent dalles et roches du chemin ; rien ne peut la contenir. Toute vie végétale ou animale commence par une semence, cellule unique, symbole naturel de tout commencement. 4 Versets 35 Ce même jour, le soir venu, il leur dit : Passons sur l’autre rive. 36 Laissant la foule, ils l’emmènent donc comme il était dans la barque ; et il y avait avec lui d’autres barques. 37 Survient une violente bourrasque ; les vagues se jetaient dans la barque, au point que déjà la barque s’emplissait. 38 Et lui, à la poupe sur le coussin, dormait. Ils l’éveillent donc et lui disent : Maître, cela ne te fait rien que nous périssions ! 39 Et s’étant réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : Tais-toi ! Silence ! Et le vent tomba, et il se fit un grand calme. 40 Et il leur dit : Pourquoi êtes-vous si peureux ? Comment ! Vous n’avez pas de foi ! 41 Ils furent alors saisis d’une grande crainte, et ils se disaient entre eux : Qui est donc celui-là, que même le vent et la mer lui obéissent !

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Passons sur l’autre rive a pour objectif de se mettre à l’écart de la foule. Il y a d’autres barques et pas seulement celle de Pierre. La tempête apaisée a donc eu bien des bénéficiaires. Survient une violente bourrasque sur un lac, un retour de vent qui descend des montagnes n’est pas une chose rare. Mais il devait être plus violent que d’habitude pour inquiéter des professionnels d’expérience. Matthieu évoque une grande secousse sismique qui ne peut que surprendre un marin et alimente en inquiétude par ses effets inhabituels. Mt 8, 24 Ce terme séisme veut dire plus qu’une tempête et met en avant l’ébranlement matériel du monde face à la puissance de Dieu. Jésus dort sur un coussin ! Ce coussin pouvait être un simple sac de sable qu’on déplaçait à bord pour équilibrer en fonction de la charge de la pêche et de la gîte. Jésus dort car il est fatigué et la navigation de la barque n’est pas son métier mais celle des pêcheurs professionnels qui sont à bord. Cela ne te fait rien que nous périssons ! C’est presque risible dans la situation de la barque. Les pêcheurs, sûrement Pierre en cette occasion, ne sont donc pas dépourvus d’humour tragique. Jésus menaça le vent et dit à la mer Jésus menace le vent mais parle à la mer ! Le verbe employé est fort : menacer. Tais-toi, silence. Ce sont les mêmes mots qu’il adresse aux esprits impurs. Il s’ensuit aussitôt un silence, le silence du début de la création, un silence cosmique de profonde qualité. C’est le point où il faut revenir pour réparer. Vent et mer ne sont pas traités de la même façon et on ne sait pas comment Jésus a menacé le vent. Ce sont des détails auxquels un marin est plus sensible qu’un théologien.

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Christ apaise la tempête - JJ Meynier – Cambrai.

La simplicité et la délicatesse de Jésus vis-à-vis des éléments sont à noter. Ce qui sort de la bouche de Jésus est à des fréquences, des vibrations accordées aux éléments. Et Jésus reproche le manque de vigueur, d’intelligence aux équipiers de la barque. La puissance de Jésus prend sa source dans la puissance de son Esprit, de son intelligence, de sa foi. Le silence primordial qui s’ensuit est une invitation à l’action de grâce dans le recueillement d’un cœur de chair. Comment ne pas être troublé car notre intelligence nous dit qu’une telle menace orale n’est pas efficiente sur les éléments. Si nous-mêmes essayons, cela ne marche pas. Tais-toi ! Silence ! Il est étonnant que Jésus s’adresse aux éléments comme aux esprits, comme si ces derniers étaient d’une certaine façon contenus dans la tempête ! Selon les Pères de l’Eglise, la barque représente l’Eglise elle-même. La compétence de Pierre permet de la faire naviguer sur les eaux de l’histoire. La barque est bousculée par les péripéties plus ou moins graves du temps qui s’écoule et Jésus semble dormir sur un coussin, c‘est-à-dire qu’il semble sourd aux avanies de notre temps et à la détresse des hommes. D’un bout à l’autre du lac, la barque navigue, va et vient. Mais Jésus veille sur elle et grâce à la Parole dite, l’Eglise 92

dépassera les diverses mises en échec qui surgissent comme des bourrasques, des tremblements. Le succès final assure que la barque touchera l’autre rive et qu’elle flottera sur la mort mais ce succès n’exclut pas les tempêtes. Encore une fois, faisons le travail pédagogique de prononcer cette Parole pour lui donner Vie mais le refus de cette Parole par d’aucuns reste un mystère qui ne nous appartient pas et ne doit pas nous décourager de Parler, activité de prophète liée génétiquement à notre baptême. Il nous est demandé d’annoncer la Bonne Nouvelle du ressuscité dans notre monde d’aujourd’hui, pas de forcer les cœurs. Nous devons entendre le cri de Jésus sur la Croix : J’ai soif.2 C’est ce cri que Mère Teresa a entendu à la source de sa vocation. Ce n’est pas le cri de mère Theresa vers Jésus, c’est celui de Jésus qui a soif de sauver davantage d’hommes. Il est un appel aux âmes qui ne sont pas assez nombreuses à venir dans le Royaume. Il résume le mystère du refus de tous ceux qui ont des oreilles et n’entendent pas. Il manifeste une souffrance de Jésus. Mais comme un roi soucieux de son peuple, Jésus veille. Il est humoristique de constater qu’ailleurs Jésus dira que Mt 8, 20 le Fils de l’Homme n’a pas où reposer sa tête, déniant toute interprétation abusive de son sommeil dans la barque agitée par la tempête.

2

Voir le livre de Mère Teresa qui a justement le titre : J’ai soif, Parole et Silence 2003. 93

La tempête apaisée, Rembrandt. Tableau volé au musée de Boston en 1990.

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CHAPITRE V

5 Versets 1 Ils arrivèrent sur l’autre rive de la mer, au pays des Géraséniens. 2 Jésus sortait de la barque, quand aussitôt sortant des tombeaux, vint à sa rencontre un homme avec un esprit impur. 3 Il avait sa demeure dans les tombes, et personne ne pouvait plus l’attacher, même avec une chaîne. 4 On avait eu beau souvent le tenir attaché avec des entraves et des chaînes ; il avait mis les chaînes en pièces et broyé les entraves, et nul ne parvenait à le dompter. 5 Et sans cesse, nuit et jour, dans les tombes et sur les montagnes, il était à pousser des cris et à se déchirer avec des pierres.

Il y a au moins trois villes Gérasa, Gadara et Gergésa à proximité d’Hippos, toutes situées en Décapole, province comprenant dix villes (dont Damas) qui ne sont pas sous la tutelle d’Hérode Antipas ni celle de Philippe mais directement administrées par l’empire romain. Les deux premières villes ne sont pas à proximité de la mer dans laquelle les porcs vont se précipiter. La troisième Gergésa, à la limite de la Décapole, est un candidat plus probable pour être celle dont parle les

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évangélistes. En fait, dans beaucoup de villes de Décapole, s’établit une tradition qui dit qu’on a souvenir du passage de Jésus. Jésus arrive par l’autre côté de la mer en provenance de Capharnaüm ou de Betsaïde peut-être. C’est un récit populaire qui contient des éléments exagérés, hyperboliques pour capter l’attention du lecteur. - Tout d’abord les juifs ne mangent pas de porcs ; nous sommes donc en territoire païen. - Un homme vit au milieu des tombes. On ne vit pas dans un cimetière et cela figure les hommes qui vivent sans vie, sans Dieu. Il y a une comparaison miroir avec la cité. Ce qui fait la violence c’est le mimétisme, la jalousie. L’autre est de trop ou c’est moi qui suis en trop. Comment la société gère-t-elle cette jalousie dans les crises ? Elle focalise sur une personne qui est exécutée selon la logique du bouc émissaire en victime expiatoire1. - Impossible de lier cet homme avec des chaînes. Il pousse des cris et va vers son autodestruction. Cet homme représente le mal et renvoie à l’homme fort que Satan ligote pour prendre ses biens Marc 3,27. Le mal se complaît dans l’épreuve de force et tend à l’autodestruction. Les caractéristiques du mal sont les traits même de ce possédé. 5 Versets 6 Voyant Jésus de loin, il accourut, se prosterna devant lui 7 et cria d’une voix forte : Que me veux-tu Jésus, Fils de Dieu Très-Haut ? Je t’adjure de par Dieu, ne me tourmente pas ! 8 Il lui disait en effet : Sors de cet homme, esprit impur. 9 Puis il lui demanda : Quel est ton nom ? Mon nom est légion, lui répondit-il car nous sommes beaucoup. 10 Et il le suppliait instamment de ne pas les chasser hors du pays. 11 Or il y avait là, sur la montagne, un grand troupeau de porcs en train de paître. 12 Les esprits impurs supplièrent Jésus : Envoie-nous vers les porcs, que nous y entrions. 13 Il le leur permit. Les esprits impurs sortirent, entrèrent dans les porcs, et le troupeau se précipita du haut de l’escarpement dans la mer, au nombre d’environ deux mille, et ils s’étouffaient dans la mer.

Les esprits impurs n’en mènent pas large devant Jésus et se prosternent. Et il adjure Jésus de par Dieu ! C’est tout de même pas banal. Jésus lui demande son nom qui est légion. Une légion fait six mille hommes. En terre païenne, il y a beaucoup d’esprits impurs. En Eretz Israël, ils sont beaucoup moins nombreux car c’est une terre sanctifiée. Jésus est venu en terre païenne, hors d’Israël car ainsi il montre qu’il n’expulse pas les esprits impurs d’Israël pour les rejeter en terres

1

Voir le livre de René Girard : le Bouc émissaire (Livre de poche 1986). 96

païennes. Il extirpe aussi les démons en terre païenne et souhaite sanctifier la terre entière !

Le possédé de Gadara – Schnorr.

Deux mille porcs, c’est beaucoup et il y a un effet d’amplification du récit pour montrer que le combat de Jésus contre le mal est un immense combat. Jésus gagne le combat mais pas par la force en alignant plusieurs légions d’esprits purs en face de cette légion d’esprits impurs. La logique du mal est de s’auto détruire et c’est ce qui va se passer. Jésus procède autrement que par la force. Les esprits impurs demandent à Jésus la permission d’habiter dans les porcs ! Normalement l’auditoire sourit. Les porcs se jettent dans la mer, symbole de la mort et cela ressemble bien au serpent qui se mord la queue. On ne sait pas ce que deviennent les esprits impurs après la noyade des porcs. Ainsi Jésus a libéré cet homme de la violence qui le tenait prisonnier. Le possédé faisait office de bouc émissaire pour les violences de la ville mais finalement, il n’a pas été exécuté. Il ressort vivant de cette terrible épreuve. Jésus extirpe le mal à sa façon, une nouvelle façon qui ne consiste pas à envoyer le bouc émissaire à Azazel mais à utiliser contre le mal lui-même sa propension à s’auto-détruire. Deux mille porcs, cela fait beaucoup et semble invraisemblable à cet endroit où la végétation est maigre. Matthieu et Luc suppriment ce 97

détail. Deux mille se dit K’LPYM et se vocalise ké’alpayim qui veut dire deux mille mais aussi ka’alâpîm qui veut dire par bandes. Les porcs se précipitent par bandes dans la mer sans que leur nombre soit précisé, traduit Jean Carmignac. 5 Versets 14 Ceux qui les gardaient prirent la fuite et portèrent la nouvelle à la ville et dans les fermes, et les gens vinrent voir qu’est ce qui s’était passé ? 15 En arrivant auprès de Jésus, ils aperçoivent le possédé assis, vêtu et dans le bon sens, celui-là même qui avait eu légion ; et ils furent pris de peur 16. Les témoins leur racontèrent comment cela s’était passé pour le possédé, ainsi que l’histoire des porcs. 17 Alors, ils se mirent à prier Jésus de s’éloigner de leur territoire. 18 Comme il remontait dans la barque, celui qui avait été possédé le suppliait de le garder avec lui. 19 Il n’y consentit pas : Va chez toi, lui dit-il, auprès des tiens, et rapporte-leur tout ce que dans sa miséricorde le Seigneur a fait pour toi ! 20 Il s’en alla donc, et se mit à proclamer dans la Décapole tout ce que Jésus avait fait pour lui. Et tous étaient dans l’admiration.

Que va faire la ville ? Ses habitants ne sont pas prêts pour plusieurs raisons à accueillir Jésus. - Tout d’abord, deux mille porcs ou des bandes de porcs représentent une jolie fortune désormais perdue. - De plus, elle doit apprendre à vivre sans le possédé démoniaque. La liberté nécessite un apprentissage qu’elle n’est pas disposée à faire car c’est se défaire d’habitudes qui sont liées à la présence du possédé en ces lieux. Les villageois demandent donc à Jésus de partir et de quitter le territoire. L’Ancien Testament a été un pédagogue qui a préparé les juifs à accueillir Jésus, du moins certains d’entre eux. Dans les villes païennes de Décapole, aucune préparation semblable n’a eu lieu. Il y a des cochons, donc les juifs n’y viennent jamais. Jésus part car, sans la préparation réalisée par l’ancienne Alliance, sa présence est insupportable. Néanmoins, le dépossédé veut aller avec lui. Jésus refuse et lui demande d’aller dire tout ce qu’il lui est arrivé. C’est exactement le contraire de ce qu’il disait en Galilée. C’est ce qu’il fait et suscite ainsi l’admiration de tous. C’est désormais le dépossédé qui prépare les païens de Décapole à l’accueil de la Parole de Jésus ; il devient leur pédagogue a posteriori. Comme il a raconté tout ce qu’il lui a été fait par le Seigneur dans plusieurs villes, plusieurs villes ont gardé trace de son passage, mélangeant le passage du dépossédé avec celui de Jésus. L’Evangélisation des païens est au cœur de la démarche de Jésus.

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En conséquence, on sait que le mal a sa propre force de contagion, tout comme le bien et la vérité sont contagieux. Bien et mal semblent des forces qui s’opposent dans une même logique. Avec le bouc émissaire, il s’agit de trouver le point d’équilibre de ces forces. La cérémonie de Yom Kippour en est une populaire illustration avec le bouc émissaire. Mais la sainteté ne procède en rien de cette logique ; elle consiste à retourner la mal contre lui-même et ainsi de l’épuiser dans sa propre auto-destruction. Jésus le fera sans lassitude. Lié et même crucifié, Jésus donnera encore le paradis au larron par exemple. C’est sa force dans sa faiblesse, répétera saint Paul. Plus tardivement, les apôtres dans les Actes, se poseront la question de savoir comment associer les païens à l’Evangile. Ils reviendront à ce passage de Jésus en terre païenne pour éclairer leur attitude durant ce qu’on a appelé le Concile de Jérusalem. C’est l’unique séjour de Jésus hors Israël mais Dieu nous parle pour tous à travers la permanence d’Israël au long des siècles. Trois apports des juifs semblent manifestes :

Livre du moyen-âge où l’on voit le démon sortir par la bouche du possédé de Gérasa.

- La permanence de leur présence malgré un acharnement répété à les éliminer ; - Sans eux, nous n’aurions pas la Septante ; - L’infinie richesse de la lecture de la Torah et des prophètes ;

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- La sainteté, la transcendance de Dieu qu’ils perçoivent, nous bousculent sans cesse. Il est classique d’arrêter d’approfondir la compréhension d’un texte dès qu’on en a compris un aspect. La tradition juive est autre et recherche systématiquement tous les sens possibles du texte. Les juifs disent qu’à chaque fois, il en a 70 sens possibles. C’est une attitude qui a donné un avantage méthodologique aux chercheurs juifs et contribuée à leur excellence. Plus que les autres sans doute recherchent-ils toutes les possibilités signifiantes d’un fait, même après avoir trouvé un début d’explication dont souvent beaucoup se contentent. 5 Versets 21 Lorsque Jésus eut regagné l’autre rive dans la barque, une foule nombreuse se rassembla auprès de lui, et il se tenait au bord de la mer. 22 Arrive un des chefs de synagogue, appelé Jaïre. En le voyant, il tombe à ses pieds 23 et le supplie avec insistance : Ma petite fille, dit-il, est à l’extrémité ; viens lui imposer les mains, pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive. 24 Il partit donc avec lui, et une foule nombreuse le suivait et le pressait de tous côtés.

Ce paragraphe plante un décor et introduit le récit d’un miracle. Jésus aborde le rivage de Capharnaüm en venant du large et s’apprête à franchir la petite distance entre l’embarcadère et la synagogue. Voir croquis des fouilles de KapharNaüm dans l’introduction, p.32. Jaïros est le gardien de la synagogue, pas son rabbin et vient au devant de Jésus pour lui demander de façon pressante une guérison. 5 Versets 25 Or il y avait une femme qui depuis douze années avait un flux de sang. 26 Elle en avait vu de toutes les couleurs avec bien des médecins et avait dépensé tout son avoir sans le moindre résultat ; bien au contraire, son état n’avait fait qu’empirer. 27 Ayant appris ce qu’on racontait de Jésus, elle vint dans la foule par derrière et toucha son manteau. 28 Car elle se disait : Si je puis toucher ne fût-ce que ses vêtements, je serai sauvée. 29 Et aussitôt sa source de sang fut tarie, et elle sentit en son corps qu’elle était guérie de son infirmité. 30 Et aussitôt, se rendant compte en lui-même de la force qui était sortie de lui, Jésus se retourne dans la foule et dit : Qui a touché mes vêtements ? 31 Ses disciples lui répondent : Tu vois la foule qui te presse de tous côtés, et tu dis : Qui m’a touché ! 32 Mais lui regardait tout autour pour voir celle qui avait fait cela. 33 La femme alors, saisie de crainte et toute tremblante, sachant bien ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité. 34 Jésus lui dit : Ma fille, ta foi t’a sauvée : va en paix, et sois guérie de ton infirmité.

Luc, 8, 43, médecin, ne note pas quant à lui l’impuissance de la médecine à l’égard de cette femme quand il raconte le même miracle !

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Le récit montre une femme épuisée par des pertes permanentes de son sang et de son avoir. La scène a lieu entre l’embarcadère et la synagogue devant le chef de la synagogue Jaïre qui ne dit rien bien qu’il vienne de formuler une demande urgente à Jésus. En effet, une femme qui a des flux de sang est impure et en touchant Jésus, elle le rend impur jusqu’au soir. Jésus devrait laver ses vêtements et se laver lui-même pour faire disparaître l’impureté. En fait, non car comme pour le lépreux, l’impureté n’est pas transmise à Jésus mais c’est sa sainteté qui diffuse vers la femme impure pour la purifier. Cette femme était donc impossible à fréquenter à cause de son impureté constante et il est aisé d’imaginer comment sa guérison va faciliter et socialiser sa vie. Il est intéressant de noter que Jaïre ne dit rien à Jésus devenu impur selon les pharisiens et il est impossible de penser que Jaïre ne s’en soit pas rendu compte. Jésus précise à cette femme que ce n’est pas de l’avoir touché qui l’a guéri mais que c’est sa foi. C’est un enseignement que Jésus répète souvent. La foi en Jésus guérit. Cette femme est-elle juive ou païenne, on ne sait. Mais sa foi lui fait croire ce qu’elle a entendu dire de Jésus. Elle cherche donc à toucher les franges de son manteau, témoignage du respect par Jésus des prescriptions vestimentaires juives. ta foi t’a sauvée. Le verbe sauver en grec signifie qu’on a échappé à un danger, et que malgré lui, nous sommes arrivés à bon port. Luc 17, 19 met exactement les mêmes mots dans la bouche de Jésus pour la guérison des dix lépreux. Saute aux yeux le contraste entre le chef de la synagogue, homme localement d’importance et cette femme dont Marc ne nous donne même pas le nom. Elle est nommée femme hémoroïsse pour signifier qu’elle a des pertes de sang. Elles sont qualifiées avec le même mot, ρυσει αιματος flux de sang, que celui qui est employé dans le Lévitique. Cela renvoie à une perte de sang vaginal qui représente véritablement une grave impureté. Si elle s’assied sur un siège, il devient impur, son lit est impur... Lv 15, 25 Lorsqu’une femme aura un écoulement de sang de plusieurs jours hors du temps de ses règles ou si ses règles se prolongent, elle sera pendant toute la durée de cet écoulement dans le même état d’impureté que pendant le temps de ses règles. Jésus, homme pur par excellence, ressent vivement le contact de cette impureté, qui s’est approchée de lui avec audace, comme si quelque chose l’avait brûlé. Ce détail d’importance noté par Marc nécessite une observation de visu de la scène, certainement de Pierre. Jésus a donc guéri cette femme sans le savoir, malgré lui, car la foi en 101

Jésus de cette femme est la force qui a produit le miracle. Mais Il ne se contente pas d’une petite recette et on voit que son regard retourné fait de la place, que la foule s’écarte et que, par ce chemin ainsi ouvert, la femme, timide car désocialisée par sa maladie, vient jusqu’à Lui.

Talith contemporain ou châle de prière avec des tsitsits (franges).

Qui m’a touché ? et ses disciples de lui dirent que la foule le presse de tous côtés. En conséquence, Jésus ne sent pas plus que nous la foule qui le presse mais il sursaute quand une seule personne le touche avec foi. C’est ce qu’explique le bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant Jésus (1894-1967) dans Au souffle de l’Esprit. La prière avec foi est un moyen de toucher, de pénétrer, d’entrer au cœur de Dieu depuis la terre. La foi fait sursauter le Seigneur et notre prière ouvre la porte de son infinie miséricorde. Aujourd’hui comme ce jour-là.

Une femme ayant des pertes de sang touche le manteau de Jésus. On voit les franges d’un vêtement juif actuel sur la photo précédente. Elle permet de comprendre ce que la femme a saisi du manteau de Jésus dans sa main, sur la photo de la fresque des catacombes de Rome.

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Le sang perdu sans cesse par cette femme depuis douze ans, comme il y a douze tribus en Israël, renvoie à tout le sang du peuple juif versé pendant des siècles, le sang des animaux sacrifiés, les holocaustes. Jésus manifeste ainsi sa volonté de mettre fin à cette hémorragie. Jésus lui dit : va en paix, et sois guérie de ton infirmité. C’est à rapprocher de : C’est la miséricorde que je veux, pas les sacrifices. Le châle de prière porté sur son vêtement est appelé talith en araméen et Jésus le porte probablement car il se rend à la synagogue. Un rapprochement du nom de ce châle avec sa parole ultérieure Talitha koum est envisageable. Sur ce vêtement, les juifs mettent des franges tsitsit qui leur rappellent les commandements de YHWH. 5 Versets 35 Comme il parlait encore, survinrent de chez le chef de la synagogue des gens qui dirent : Ta fille est morte ; pourquoi importuner davantage le maître ? 36 Mais Jésus, sans tenir compte de ces paroles, dit au chef de la synagogue : Ne crains pas, crois seulement. 37 Et il ne permit à personne de l’accompagner, si ce n’est à Pierre, à Jacques, et à Jean, frère de Jacques. 38 Ils arrivèrent à la maison du chef de la synagogue, où Jésus vit une foule bruyante et des gens qui pleuraient et poussaient de grands cris. 39 Il entra, et leur dit : Pourquoi faites-vous du bruit, et pourquoi pleurez-vous ? L’enfant n’est pas morte, mais elle dort. 40 Et ils se moquaient de lui. Alors, ayant fait sortir tout le monde, il prit avec lui le père et la mère de l’enfant, et ceux qui l’avaient accompagné, et il entra là où était l’enfant. 41 Il la saisit par la main, et lui dit : Talitha koum, ce qui signifie : Jeune fille, lève-toi, je te le dis. 42 Aussitôt la jeune fille se leva, et se mit à marcher ; car elle avait douze ans. Et ils furent dans un grand étonnement. 43 Jésus leur adressa de fortes recommandations, pour que personne ne sût la chose ; et il dit qu’on donnât à manger à la jeune fille.

Jaïre autorise Jésus impur à entrer dans sa maison proche de la synagogue à KapharNaüm ! Il pourrait s’insurger et interdire à Jésus de toucher sa fille en raison de son impureté. Au contraire, il permet, lui le chef de la synagogue, que Jésus prenne la main de sa fille. Un pur scandale ! Ne prenant que Pierre, Jacques et Jean avec lui, il peut être pressenti qu’un événement important va avoir lieu. La simplicité et la douceur des gestes de Jésus sont saisissantes. Il lui prend la main pour aider « la morte » à se lever. Talitha koum ! Cette phrase est pleine de fraîcheur et de délicatesse ; elle confirme notamment que Jésus parlait araméen avec les gens de Galilée.

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Talitha Koum - Gustave Doré.

Déjà les bruits et les cris exprimaient la détresse de la mort constatée. Et face à la douleur de la mort, le propos de Jésus préalable à son entrée dans la maison est inconvenant car il apporte un espoir vain. On devine les gens rire avec condescendance de son propos : elle dort ! Mais le miracle est là : au cœur de notre plus profonde détresse, Jésus vient nous saisir. Le signe de Jonas prend toute sa valeur, pas symboliquement au cœur d’un conte mais comme le vrai jaillissement impossible de la vie déjà figée par la mort. La mort n’est qu’un endormissement, dit-il. Bonne nouvelle qu’annonce Jésus mais comment notre intelligence adhère-t-elle au propos de Jésus ? A chacun de retourner dans son cœur, dans son intimité sa propre réponse.

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Guérison de la fille de Jaïre - John Bridges.

C’est Jésus qui réveille. La femme qui perd du sang depuis douze ans, la jeune fille de douze ans, âge de nubilité, sont des femmes incapables de donner la vie ; avec Jésus elles retrouvent leur capacité à donner la vie. Et cela concerne aussi les douze tribus d’Israël incapables d’apporter au monde la Bonne Nouvelle. Satan nous maintient dans la peur de la mort et Jésus nous en libère en apportant une incroyable espérance que Satan a tout intérêt à nous dissimuler puisque c’est le socle de ses tromperies. La limite de la vie humaine est la mort mais la puissance de Jésus va au delà de la mort tandis que Satan veut nous maintenir dans l’esclavage de la peur du néant après la vie terrestre. Donnez-lui à manger. Tout ceci est fatiguant mais manger est aussi la preuve que l’on est bien vivant. En demandant à ses parents de la faire manger, Jésus permet à la fillette de rependre des forces. C’est à elle maintenant d’annoncer la Bonne Nouvelle ; elle est devenue femme adulte devant Jésus et ses parents qui la regardent manger et marcher seule. Elle a franchi le seuil de la puberté, vivante, adulte. Ces deux miracles imbriqués sur la courte distance de l’embarcadère à la synagogue de KapharNaüm laissent deviner que les journées de Jésus étaient chargées ! Jésus a su retarder sa prière à la synagogue pour prendre le temps de faire du bien ! 105

Ilia Répine – 1871.

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CHAPITRE VI

Au début de ce chapitre, Marc raconte le dernier épisode de Jésus dans une synagogue. Le culte synagogal est suffisamment libre pour que chacun puisse s’exprimer s’il le souhaite. Il est naturel que Jésus, prédicateur renommé, y prenne la parole. Marc continue sa catéchèse avec l’envoi en mission des Douze. L’exécution de Jean-Baptiste affecte Jésus car c’est son cousin mais l’avertit aussi de sa propre exécution inexorable. Des miracles complètent ce chapitre : une première multiplication des pains, une marche sur les eaux et de multiples guérisons à Gennésareth. 6, Versets 1 Parti de là, il se rend dans sa patrie, et ses disciples l’accompagnent. 2 Et le sabbat venu, il se mit à enseigner dans la synagogue. Les nombreux auditeurs étaient frappés d’étonnement : D’où cela lui vient-il ? disaient-ils. Et quelle est cette sagesse qui lui a été donnée ?... et de pareils miracles qui se font par ses mains ? 3 N’est-ce pas là le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de Joset, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas ici parmi nous ? Et ils étaient déconcertés à son sujet. 4 Mais Jésus leur dit : Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie, dans sa parenté et dans sa maison. 5 Et il ne put faire aucun miracle, sauf qu’il guérit quelques infirmes en leur imposant les mains. Et il fut surpris de leur incrédulité.

Jésus revient dans sa patrie, le lieu où s’est déroulée son enfance et sa vie « cachée » d’adulte. Nazareth est bien cet endroit où se sont regroupés les nazôréens, des descendants de David rassemblés dans l’attente eschatologique du Messie. La question fondamentale est alors l’origine de sa puissance. Ici les gens le connaissent comme charpentier ; Marc dit charpentier, pas fils de charpentier. Cela sous-entend que Jésus a exercé ici le métier que Joseph lui a appris. Ce dernier est sans doute mort depuis un certain temps puisqu’il n’est pas nommé. Jésus est le fils de Marie que nous connaissons bien, disent-ils au village de Nazareth. 107

Ουχ ουτος εστιν ο τεκτων ; (celui-ci n’est-il pas le charpentier ?) Ce mot technicien désigne un artisan qui travaille le bois et le fer1; c’est autant un charron qu’un charpentier. Ces techniciens construisent notamment des maisons en respectant les règles de la Torah. La traduction par charpentier est limitative. αδελφος désigne un frère, Marc emploie un mot large qui peut être traduit par frère utérin mais aussi par cousin, ou « de la famille » ou de la communauté. (le mot nepos est employé plus explicitement pour dire cousin, d’où vient le mot français népotisme). Même remarque pour Και ουκ εισιν αι αδελφαι traduit par sœurs, au sens large de filles de l’entourage de Jésus à Nazareth, selon le dictionnaire de la Koiné. L’énumération des frères et sœurs évoque des noms habituels de cette époque mais il faut prendre garde au fait que le même prénom peut désigner des personnes différentes. Ils sont fils de Marie, femme de Clopas. Ce dernier est sans doute le frère de Joseph. Marie, mère de Jésus, n’est jamais présentée comme leur mère. Jacques, dit frère de Jésus, se présente dans la salutation initiale de son épître comme Jacques 1, 1 : serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ. Il ne s’est jamais revendiqué frère de Jésus. L’interrogation des gens de Nazareth est la suivante : Pourquoi celui qui travaillait le fer et le bois de charpente au milieu de nous s’occupe-t-il maintenant de tout autre chose ? On pourrait penser qu’être proche de la famille de Jésus, connaître sa vie antérieure, facilitent la compréhension de son comportement actuel. Non, il est clair qu’au contraire, c’est un obstacle qui empêche ses compagnons d’enfance d’adhérer à ce qu’il dit maintenant car il y a un trop grand décalage entre Jésus enfant ou adulte vivant caché à Nazareth tel que l’ont connu les villageois de Nazareth et le Jésus actuel en visite à Nazareth pour la mission que son Père lui a confiée au moment de son baptême par Jean. En fait, celui qui a enfermé Jésus dans ses souvenirs, n’avance plus ; il s’enferme dans cette proximité avec l’ami connu et l’ouverture au Royaume que Jésus propose ne lui est plus accessible car il ne peut pas faire le grand écart entre l’homme qu’il connaît et celui qui propose un Royaume aux dimensions extraordinaires. En conséquence, une difficulté spirituelle apparaît. (Exception faite de Marie qui suivra Jésus sans faillir jusqu’au pied de la Croix ; elle est 1

Rappelons que c’est à l’époque du roi David qu’à lieu la bascule entre l’âge du bronze et celui du fer. Mais les Hittites maîtrisaient déjà depuis le second millénaire la métallurgie du fer qui nécessite une chauffe plus élevée que celle du bronze et donc une plus grande maîtrise des fours. 108

pleine de grâce). Cela sous-entend que dans le compagnonnage avec Jésus durant sa vie à Nazareth ne transparaissait pas sa divinité, en tout cas pas encore éclose et visible de l’extérieur. En effet, ce n’est pas Jésus qui sauve mais la foi. Il dit : Va en paix, ta foi t’a sauvée. A Nazareth, les gens n’ont pas cette foi et les miracles deviennent impossibles. Jésus guérit tout de même quelques infirmes qui ne devaient pas l’avoir connu antérieurement. 6 Versets 6 Puis il parcourait les villages à la ronde en enseignant. 7 Et il appelle à lui les Douze et il se mit à les envoyer deux par deux, en leur donnant pouvoir sur les esprits impurs. 8 Et il leur prescrivit de ne rien prendre pour la route, un bâton excepté ; pas de pain, pas de besace, pas de menue monnaie à la ceinture, 9 mais des sandales aux pieds, et : Ne revêtez pas deux tuniques. 10 Il leur disait encore : Où que vous entriez dans une maison, demeurez-y jusqu’à ce que vous partiez de là. 11 Et si une localité ne vous accueille pas, et qu’on ne vous écoute pas, en sortant de là, secouez la poussière qui est sous vos pieds en témoignage contre eux. 12 Ils partirent donc et prêchèrent qu’on se repentît. 13 Ils expulsaient de nombreux démons, faisaient des onctions d’huile à beaucoup d’infirmes et les guérissaient.

Jésus marche et va d’un village à l’autre avec ses disciples mais cela ne suffit pas. Le fils de l’Homme envoie les Douze en mission, comme on change de vitesse pour accroître les kilomètres parcourus. Mais il y a des conditions à l’envoi en mission. Tout d’abord, ils vont deux par deux. Annoncer la Bonne Nouvelle s’exécute au cœur d’une fraternité, d’une petite communauté de deux, où s’acquière une expérience de Communion ; le disciple n’annonce pas tout seul. Deuxièmement, Jésus leur transmet ses pouvoirs contre les esprits impurs et le récit indique que cela marche. Le contenu de la mission n’est pas très précis et n’est même pas précisé du tout ; il s’agit simplement de nouer le contact avec les villageois pour leur faire part de ce qu’ils ont vécu avec Jésus. A leur envoi, ils quittent la base arrière de Capharnaüm et se divisent le territoire en quartiers où, par deux, ils se répandent. Ils marchent trois à quatre heures puis, entrant dans un village, ils s’assoient sur la margelle du puits et attendent les gens pour lier conversation ; ce que fera simplement Jésus avec la samaritaine. Quand le soir vient, sans doute, leur dit-on de venir partager le repas à la maison et dormir pour la nuit, ce qui est une façon de prolonger la discussion commencée autour du puits.

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Jésus leur attribue une extrême simplicité de moyens et leur demande même de partir a minima. Un bâton pour la route, pas de vêtement de rechange ni de menue monnaie. Indigence totale pour que toute leur énergie soit centrée sur la mission et qu’on ne risque pas d’attribuer la puissance dont ils disposent à des artifices de provisions, à autre chose que la parole du prédicateur. A chaque envoyé de dire d’où vient son pouvoir. Cela veut dire qu’on annonce l’Evangile avec les moyens à disposition, avec ce qui nous est donné « gratuitement » et de façon opportuniste. C’est bien sûr un modèle d’annonce de l’Evangile. Mais parfois les disciples sont mal reçus et l’annonce ne passe pas. Inutile d’insister, il faut partir en secouant la poussière accumulée sur les pieds pendant la route. Il est important de dire la Parole, pas de réussir à la faire croître, nous dit Jésus. 6 Versets 14 Cependant le roi Hérode entendit parler de Jésus, car son nom était devenu célèbre et l’on disait : C’est Jean-Baptiste qui est ressuscité d’entre les morts ; voilà pourquoi se manifeste en lui le pouvoir des miracles. 15 D’autres disaient : C’est Elie. D’autres encore : C’est un prophète comme les autres prophètes. 16 Mais en entendant cela, Hérode disait : C’est Jean, que j’ai fait décapiter ; il est ressuscité.

La réputation de Jean-Baptiste et de Jésus était devenue assez importante pour que le roi lui-même s’y intéresse et s’en trouve préoccupé. Hérode était tracassé et attiré par la personnalité de Jean-Baptiste mais il s’interroge désormais sur l’identité de Jésus. Flavius Josèphe décrit amplement cette situation2. Mais Hérode n’est pas le seul à s’interroger. Les uns disent et les autres disent ; c’est tout un bavardage qui manifeste le questionnement intérieur du peuple en face de Jean-Baptiste et de Jésus. La radicalité des deux personnages, leur ressemblance et la puissance de leurs paroles et de leurs actions ne peuvent laisser indifférents leurs contemporains, comme nous-mêmes aujourd’hui. C’est Elie ressuscité ne sous-entend en aucune manière une réincarnation d’Elie en Jean-Baptiste, concept tout à fait étranger au monde juif. D’ailleurs, Jean-Baptiste et Jésus pouvaient avoir une certaine ressemblance physique en tant que cousins (le mot grec nepos traduirait bien cette proximité génétique) et cela peut avoir alimenté l’inquiétude d’Hérode Antipas. Jésus est Jean-Baptiste ressuscité signifie simplement que Jésus continuerait la mission de Jean-Baptiste. 2

Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, Les Editions de Minuit, 1977. 110

6 Versets 17 En effet c’était lui, Hérode, qui avait fait arrêter Jean, l’avait mis en prison et chargé de chaînes, à cause d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe, qu’il avait épousée. 18 Car Jean disait à Hérode : Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère. 19 Aussi Hérodiade lui gardait-elle rancune et elle aurait bien voulu le faire mourir, mais elle ne le pouvait pas. 20 Hérode en effet avait peur de Jean, le sachant un homme juste et saint, et il le protégeait. Lorsqu’il l’avait entendu, il était tout perplexe, et cependant il l’écoutait avec plaisir.

Rappel historique : Philippe s’appelle en fait Hérode Philippe et son frère Hérode Antipas. Hérodiade, fille d’Aristobule IV, prince de Judée mort à 24 ans en -7, est d’abord mariée à son oncle Hérode Philippe puis se remarie avec Hérode Antipas, un autre oncle, mariage interdit par la loi juive en raison du degré de consanguinité. Pour ce faire, Antipas répudie sa femme Phasaélis, fille du roi nabatéen Aretas IV (roi de Pétra) qui lui déclare la guerre et met gravement en déroute ses troupes près de Gamala. Cette histoire est racontée en détail par Flavius Joseph qui dit que le peuple y voit une vengeance de Jean-Baptiste. Le tétrarque Hérode Antipas -sa mère est la samaritaine Malthacé, 4ème femme d’Hérode- sera finalement déchu par le jeune empereur Caligula auprès duquel il est venu mendier un titre de roi ; puis il fut exilé en Gaule en 39. Salomé (fille d’Hérodiade et d’Hérode Philippe) épousera le tétrarque Hérode Philippe qui n’est pas l’Hérode Philippe précédemment nommé. Il y a une grande confusion des noms qui induit 111

mimétisme et jalousie au sein de toute cette parentèle. Notons qu’Hérode le Grand a eu cinq femmes.

Ruines de Gamala, ville fortifiée sur un éperon rocheux, enjeu de la guerre avec Aretas IV. En haut à droite, on aperçoit le lac de Tibériade. Elle sera l’occasion d’un siège difficile par les légions de Vespasien - voir Flavius Josèphe, la Guerre des Juifs.

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6 Versets 21 Mais vint un jour propice, quand Hérode, pour son anniversaire, donna un festin à ses grands, à ses officiers et aux notables de Galilée. 22 La fille de cette même Hérodiade entra, dansa, et plut à Hérode et à ses convives. Le roi dit alors à la jeune fille : Demande-moi tout ce que tu veux, et je te le donnerai. 23 Et il lui en fit serment : Tout ce que tu demanderas, je te le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume. 24 Elle sortit donc et dit à sa mère : Que dois-je réclamer ? La tête de Jean-Baptiste, répondit celle-ci. 25 Rentrant aussitôt en hâte auprès du roi, elle lui fit cette demande : Je veux qu’à l’instant tu me donnes sur un plat la tête de Jean-Baptiste. 26 Le roi devint tout triste, mais à cause de ses serments et des convives, il ne voulut pas lui refuser. 27 Et aussitôt le roi envoya un garde avec ordre d’apporter la tête de Jean. Celui-ci s’en fut le décapiter dans la prison, 28 puis il apporta sa tête sur un plat, la donna à la jeune fille, et la jeune fille la donna à sa mère. 29 A cette nouvelle, ses disciples vinrent prendre son cadavre et le mirent au tombeau.

Salomé dansant - James Tissot.

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Décollation de Jean-Baptiste - Le Caravage, 1608.

Le nom de la fille qu’Hérodiade avait eue avec Hérode Philippe, son premier mari, n’est pas donné par l’évangéliste mais nous savons que c’est Salomé. Hérodiade avait peur d’être répudiée par Hérode Antipas à cause de la pression exercée par Jean-Baptiste. Sa demande s’explique donc par son inquiétude pour son couple illégitime. Hérodiade suivra malgré tout Hérode Antipas dans son exil en Gaule. (voir le roman de Gustave Flaubert, Hérodias qui n’a rien de théologique !).

Ruine de la citadelle de Machéronte au bord de la Mer Morte.

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Hérode est à l’écoute de la parole de Jean mais il ne se convertit pas ; il est comme une semence de Parole tombée dans les ronces. Il a de la sympathie pour Jean mais pas suffisamment pour préférer garder la face dans une situation difficile. La jeune fille plait à tous les égards et à tous les sous entendus possibles. Elle est déroutée pour formuler une demande pour un cadeau si considérable. A Machéronte, à l’est de la mer Morte, l’horreur est double. Pour Jean-Baptiste d’abord mais aussi pour Salomé qui ne sait pas parler et se contente de répéter ce que dit sa mère car elle est coincée dans le trio infernal : sa mère Hérodiade, son beau-père Hérode Antipas et elle-même. Le cadeau, c’est le Royaume, bien sûr mais elle ne sait pas lire les symboles. L’évangéliste décrit une humanité incapable de parole, qui ne comprend pas que la Parole est semence et que cette semence c’est Jésus lui-même. Aujourd’hui, c’est toujours la même chose, le Royaume est annoncé à une humanité muette ou perroquet, incapable de parole de son propre. Marc décrit l’exécution de Jean-Baptiste à cet endroit pour nous faire réfléchir sur la mission, sur le premier missionnaire. Notons que les disciples de Jean-Baptiste prennent soin de son cadavre. Désormais, Marc ne parlera plus de Jean-Baptiste.

Décollation de Jean-Baptiste - Le Caravage – 1608.

Dans ses Antiquités Judaïques, Flavius Joseph parle de Jean-Baptiste en ces termes qui éclairent davantage sur le sens du baptême qu’il donnait : 115

Or, il y avait des Juifs pour penser que si l’armée d’Hérode avait péri, c’était par la volonté divine et en juste vengeance de Jean surnommé le Baptiste. En effet, Hérode l’avait fait tuer, quoique ce fût un homme de bien et qu’il excitât les Juifs à pratiquer la vertu, à être justes les uns envers les autres et pieux envers Dieu pour être unis par le baptême ; car c’est à cette condition que Dieu considérait le baptême comme agréable, s’il servait non pour se faire pardonner certaines fautes, mais pour purifier le corps, après qu’on eût préalablement purifié l’âme par la justice. D’autres s’étaient rassemblés autour de lui, car ils étaient très exaltés en l’entendant parler. Hérode craignait qu’une telle faculté de persuader ne suscitât une révolte, la foule semblant prête à suivre en tout les conseils de cet homme. Il aima donc mieux s’emparer de lui avant que quelque trouble ne se fût produit à son sujet, que d’avoir à se repentir plus tard, si un mouvement avait lieu, de s’être exposé à des périls. A cause de ces soupçons d’Hérode, Jean fut envoyé à Machéronte ... 6 Versets 30 Et les apôtres se rassemblaient auprès de Jésus et lui rapportèrent tout ce qu’ils ont fait et tout ce qu’ils ont enseigné. 31 Venez vous autres, à l’écart, leur dit-il, en un lieu solitaire, et reposez-vous un peu. De fait, arrivants et partants étaient si nombreux qu’ils n’avaient même pas le temps de manger.

Le récit reprend après cette incise concernant la fin de Jean-Baptiste qui avait désigné Jésus comme son grand successeur. La foule qui suivait Jean-Baptiste désormais disparue, se rassemble donc naturellement autour de Jésus et ses disciples reviennent vers lui pour lui faire un compte rendu de leur mission. Jésus les reçoit avec aménité et leur propose de se reposer des fatigues de la mission avant toute autre chose. Notons toutefois que des disciples du Baptiste subsistèrent longtemps autour du Jourdain et constituaient une secte autonome qui a perduré pendant des siècles. Ils n’avaient même pas le temps de manger - cette subtile remarque est à prendre au second degré. Marc veut dire que les disciples n’avaient pas le temps de se rassasier de la Présence de Jésus à cause des incessants mouvements autour de Lui. Par petites touches pointillistes, Marc nous conduit au mystère de Jésus, Pain Eucharistique. 6 Versets 32 Ils partirent donc dans la barque pour gagner un lieu solitaire, à l’écart. 33 Mais on les vit s’en aller et beaucoup comprirent, et de toutes les villes on y accourut à pied et on les devança. 34 En 116

débarquant, Jésus vit une foule nombreuse et il eut pitié d’eux, parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger, et il se mit à les enseigner longuement.

L’assassinat de Jean-Baptiste est un tournant dans la vie de Jésus qui comprend parfaitement le tragique des destinées. La mort de Jean-Baptiste est un deuil pour Jésus et il veut être à l’écart, seul pour pleurer son cousin. Par enchaînement des causes, il pressent aussi sa propre mort. La foule se presse autour de Jésus et fait l’impossible pour rester avec Lui. Cela ressemble à une partie de cache-cache. Les rois sont des pasteurs qui conduisent le peuple et Jésus a pitié de ce peuple sans roi pour le guider. Et il eut pitié d’eux - και εσπλαγχνισθη επ αυτοις est la même racine que miséricorde ; la pitié est une angoisse qui tient aux tripes. Jésus pris de compassion, compatit ; il veut porter sa part divine et sa part humaine, indissociables. Les disciples sont fatigués, Jésus est fatigué, la foule est fatiguée et l’empathie embrasse cette totalité de la vie des hommes rassemblés où Incarnation et Rédemption prennent leurs racines, leur humaine réalité. 6 Versets 35 Comme déjà l’heure était avancée, ses disciples s’approchèrent de lui : L’endroit est désert, dirent-ils, et déjà l’heure est avancée ; 36 renvoie-les, qu’ils aillent dans les fermes d’alentour et dans les villages s’acheter de quoi manger. 37 Il leur répondit : Donnez-leur vous-mêmes à manger. Nous faudra-t-il, lui répliquèrent-ils, aller acheter pour deux cents deniers de pain, afin de leur donner à manger ? 38 Combien avez-vous de pains ? leur demanda-t-il ? Allez voir. S’en étant assurés, ils lui dirent : Cinq et deux poissons. 39 Il leur commanda donc de les faire tous s’étendre par tablées sur l’herbe verte, 40 et ils s’allongèrent par carrés de cent et de cinquante. 41 Prenant les cinq pains et les deux poissons, Jésus leva les yeux au ciel, dit la bénédiction, rompit les pains et les donna aux disciples pour les distribuer à la foule. Il partagea aussi les deux poissons entre tous. 42 Tous mangèrent à satiété, 43 et des morceaux de pain ainsi que des restes de poissons on ramassa de quoi remplir douze couffins. 44 Ceux qui avaient mangé les pains étaient au nombre de cinq mille hommes.

Le verset 35 commence avec les mots également employés lors de la rencontre des disciples d’Emmaüs avec un inconnu qu’ils convient à rester car l’heure est déjà avancée. Marc indique deux fois l’approche de la nuit. La multiplication des pains a lieu de nuit, au moins dans une obscurité croissante.

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Jésus donne une leçon de compassion à ses disciples en leur demandant d’avoir pitié du peuple sans berger alors qu’ils proposent d’aller dans les villages faire les courses. Cela ne semble guère réaliste à cette heure tardive. C’est aussi une question de moyens, de cent deniers qu’ils n’ont pas. L’incompréhension des disciples est grande mais ils font tout de même ce que Jésus leur demande sans soupçonner que ce qui va arriver est énorme.

Multiplication des pains, Alexandra Donnec.

Cinq moins deux font trois. C’est une façon de dire trois fois rien ou pas grand chose. L’herbe est verte, c’est donc un bon pâturage. Nous sommes donc après l’hiver, au début du printemps sans doute (l’été, l’herbe est grillée). La foule est dans une situation quasi insurrectionnelle car elle est sans berger mais elle trouve auprès de Jésus un vert pâturage qui lui fait du bien. La foule est répartie en rangées de cent et cinquante. C’est la manière ancienne de disposer les gens, indiquée dans le livre de l’Exode par exemple. Ex 18, 21 Choisis-toi, parmi le peuple, des 118

hommes capables, craignant Dieu, des hommes sûrs, incorruptibles, et fais-en des chefs du peuple : chefs de milliers, chefs de centaines et chefs de cinquantaines et chefs de dizaines. Jésus leva les yeux au ciel ; cela rappelle qu’il tient sa mission du Père qui lui dit de prendre soin de cette foule ; par ce regard, il relie ciel et terre. En aucun cas, Jésus ne cherche à résoudre un problème politique. Jésus préside un repas comme il a l’habitude de le faire. Il considère que ceux que le Père lui a donnés sont un cadeau pour lui. L’évangéliste Jean nous donnera la prière de Jésus pour ses disciples : Jn 17, 6 J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu m’as donnés du milieu du monde. Ils étaient à toi, et tu me les as donnés. … C’est pour eux que je prie. Je ne prie pas pour le monde mais pour ceux que tu m’as donnés. Les gestes suivants habitent profondément Jésus au point que c’est à ce geste que les disciples d’Emmaüs le reconnaîtront. Ce geste résume la vie de Jésus. Il rompit le pain, dit la bénédiction et le donna à ses disciples pour les distribuer à la foule. Ce sont les mots mêmes de la Cène sans la Parole sacramentelle : Ceci est mon Corps. Le pain des corbeilles restantes illustre la surabondance divine ; Dieu donne sans compter. Nous continuons à vivre la multiplication des pains. Marc approfondit sa pédagogie pour le lecteur en montrant que ce geste est une étape dans la pédagogie de Jésus pour la foule et pour ses disciples.

Au bord du lac de Tibériade.

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Jésus invite ses disciples à collaborer, à distribuer. Il y a une chaîne ; Jésus donne à ses disciples et ses disciples donnent aux gens. La distribution est ordonnée. La foule est nourrie par Jésus et il faut rappeler que c’est le devoir du roi de nourrir le peuple. Dans l’empire romain, les empereurs fournissent gratuitement au peuple panem et circenses (du pain et des jeux). Et dans beaucoup de villes alentour, aujourd’hui encore, on trouve les ruines de nombreux cirques romains. Nourrir le peuple avec du pain est simplement un geste ordinaire mais un geste royal. Douze paniers restants autant que de tribus en Israël et il reste à comprendre ce que signifie ce reste. 5000 hommes font écho à un vocabulaire militaire dans lequel les femmes et les enfants ne sont pas comptés. 6 Versets 45 Et aussitôt il obligea ses disciples à remonter dans la barque et à le devancer sur l’autre rive, vers Bethsaïde, pendant que lui-même renvoyait la foule. 46 Quand il eut pris congé, il s’en alla sur la montagne pour prier. 47 Et le soir venu, la barque était au milieu de la mer et lui, seul à terre.

Au bord de la mer de Galilée, anciennement appelée mer de Kinnereth (en hébreu kinnor signifie luth) car sa forme rappelle celle d’un luth. Jésus et ses disciples reviennent sur leur base arrière, au nord est du lac. Quand Jésus va sur la montagne, cela signifie l’élévation de sa prière et non pas nécessairement un lieu géographiquement élevé. Une fois la foule nourrie, Jésus a besoin de se retrouver avec son Père pour être en communion avec Lui. Il est aisé de deviner Jésus récitant le Notre Père avec une action de grâce particulière : Père, donne-nous aujourd’hui notre Pain de ce jour. Jésus met en place les éléments d’un puzzle que nous découvrirons aux versets suivants. Les verbes sont forts : il obligea, il renvoyait. La dynamique lancée, le dernier verset fige les situations dans leur position respective comme un peintre brosserait un tableau, arrêt sur image. Le lecteur suit aisément l’évolution du récit. 6 Versets 48 Les voyant se fatiguer à ramer (car le vent leur était contraire), vers la quatrième veille de la nuit, il vint vers eux en marchant sur la mer, et il allait les dépasser. 49 Eux, le voyant marcher sur la mer, crurent à un fantôme et se mirent à pousser des cris ; 50 car tous l’avaient vu et avaient été bouleversés. Mais lui aussitôt leur parla : Courage, leur dit-il, c’est moi, n’ayez pas peur. 51 Puis il monta auprès d’eux dans la barque, et le vent tomba.

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Jésus marche sur la mer et montre ainsi qu’il domine la mort ; c’est la préfiguration de sa résurrection. Est-ce une apparition de Jésus ressuscité anticipée avec la Lumière de la Transfiguration ? Le vent leur était contraire. Ces barques n’étaient en effet sûrement pas équipées pour naviguer au près serré, mais seulement au vent portant avec une voile aurique (de forme rectangulaire); c’est pourquoi, ils rament contre le vent. Jésus les croise et intervient durant leur effort. Quand la nuit est proche, il vient à eux comme une lumière. Mais ils ont peur de la puissance de Jésus comme l’évocation d’un fantôme le laisse entendre. Comme toute irruption du surnaturel dans la vie ordinaire, celui qui apparaît commence par dire de ne pas avoir peur. D’ailleurs dès que Jésus parle, la peur se dissipe ; cela fait du bien. Ce qui compte, c’est d’écouter sa Parole pour que la peur se dissipe. Il allait les dépasser – Jésus allait donc vite et ralentit pour se mettre à leur vitesse. Avec les disciples d’Emmaüs également, Lc 24, 28 Il fit semblant d’aller plus loin, Jésus utilisera le même stratagème. Il monta auprès d’eux dans la barque. Il eut été intéressant de voir quelqu’un debout sur la mer enjamber le plat bord pour entrer dans la barque qui se trouvait ainsi déséquilibrée par le « poids » de Jésus à la gîte. Il y a là un détail intriguant qui n’est pas décrit par Marc car il est sans importance. Le vent tomba. Quand Jésus est là, il apaise et fait du bien aux rameurs fatigués. C’est encore un apaisement des éléments extérieurs 121

par la seule Présence de Jésus. Une deuxième tempête apaisée, à peine évoquée car cela semble aller de soi. Marc écoute Pierre qui évite de parler de lui par modestie. Il n’évoque pas la tentative de Pierre de marcher sur l’eau à la rencontre de Jésus. Mais Matthieu raconte la scène à son chapitre 14, c’est-à-dire plus loin dans son récit car il a un souci d’ordre chronologique que Marc n’a pas. Mt 14, 28 Pierre lui répondit : Seigneur, si c’est toi, ordonne que j’aille vers toi sur les eaux. 29 Et il dit : Viens ! Pierre sortit de la barque, et marcha sur les eaux, pour aller vers Jésus. 30 Mais, voyant que le vent était fort, il eut peur ; et, comme il commençait à enfoncer, il s’écria : Seigneur, sauve-moi ! 31 Aussitôt Jésus étendit la main, le saisit, et lui dit : homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? 6 Verset 52 Et ils étaient en eux-mêmes au comble de la stupeur : car ils n’avaient rien compris à l’affaire des pains : leur esprit était bouché !

Ce passage est sans doute un grand cri de Pierre qui ne comprend pas. Jésus a appelé Simon Pierre pour souligner sa solidité mais aussi pour signifier qu’il était parfois pétrifié, solidifié dans l’incompréhension.

Ils n’avaient rien compris. Le désarroi de Pierre est aussi le nôtre. Lors de la multiplication des pains, normalement, les disciples auraient dû comprendre quelque chose qui leur aurait permis par la suite d’assimiler la marche de Jésus sur la mer de Galilée. Les miracles habituent à la puissance de Dieu. Ainsi d’une Eucharistie à l’autre, nous avons de plus en plus faim du Royaume. La nourriture que Dieu donne 122

fait grandir en nous l’appétit à la mesure de ce que Jésus veut nous donner. Si on considère Jésus comme le charpentier de Nazareth, nous ne pourrons jamais nous poser les bonnes questions à son sujet. Si nous l’entretenons seulement de nos petites affaires, il ne nous délivrera pas du mal. Laisser Jésus se développer en grand dans nos vies pour accueillir toute la puissance du Royaume. 6 Versets 53 La traversée finie, ils touchèrent terre à Gennésareth et abordèrent. 54 Dès qu’ils furent sortis de la barque, des gens, l’ayant aussitôt reconnu, 55 parcoururent toute cette région et se mirent à transporter de partout des malades sur leurs grabats là où l’on apprenait sa présence. 56 Et là où il pénétrait, villages, villes, fermes, on déposait les malades sur les places et on le suppliait de les laisser toucher ne fût-ce que la frange de son vêtement. Et tous ceux qui le touchaient étaient guéris.

A partir de Gennésareth (au sud de Capharnaüm), l’itinéraire de Jésus devient impossible à suivre ; on dit qu’il est hors sol ou sans position géographique connue. Elle réalise la prophétie de Zacharie 8, 23 Ainsi parle YHWH Sabaoth. En ces jours-là, dix hommes de toutes les langues des nations saisiront un juif par le pan de son vêtement en disant : Nous voulons aller avec vous car nous savons que Dieu est avec vous. La frange du manteau de Jésus est donc conforme aux prescriptions juives et ainsi vêtu, Jésus ne déroge pas à la loi mais s’y conforme. Dt 22, 12 Tu mettras des franges aux quatre coins du vêtement dont tu te couvriras. C’est la partie la plus sacrée du vêtement qui rappelle au juif les commandements de Dieu. (Les manteaux actuels n’ont plus quatre coins, rendant impossible de suivre méticuleusement le Deutéronome.)

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CHAPITRE VII

Après avoir explicité le sens de la mission et de l’envoi en mission, des enseignements sur les repas ont été rapportés. C’est là que se situe la multiplication des pains. Dès lors, la renommée de Jésus devient si considérable que les malades arrivent de partout, nombreux. Jean Baptiste ayant été exécuté, il est légitime que Jésus désigné par Jean-Baptiste comme son grand successeur craigne pour sa vie. Il est donc prudent que Jésus se retire des territoires dépendant de l’assassin, le roi Hérode Antipas, c’est-à-dire la Galilée et la Pérée qui ne sont pas contiguës. Avant d’annoncer sa Passion, Jésus veut expliquer pourquoi son Père l’a envoyé. Jusqu’en Marc 8, 28, Marc nous garde dans ce laps de temps entre la mort de Jean-Baptiste et l’annonce de la Passion. Beaucoup de miracles sont rapportés et il ne faut pas oublier cette phrase par laquelle Jean 20, 30 termine son Evangile : Il y a encore beaucoup d’autres choses que Jésus a faites ; et s’il fallait rapporter chacune d’elles, je pense que le monde entier ne suffirait pas pour contenir les livres que l’on écrirait ainsi. Marc choisit certains faits pour étayer sa pédagogie : montrer que Jésus est le Fils de Dieu comme annoncé dès la première phrase de son Evangile. Beaucoup d’autres événements ne sont pas rapportés. 7 Versets 1 Les pharisiens et quelques scribes venus de Jérusalem se rassemblent alors auprès de lui, 2 et voyant certains de ses disciples prendre leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées - 3 En effet les pharisiens et les Juifs en général ne mangent pas sans s’être soigneusement lavé les mains, observant la tradition des anciens, 4 et quand ils reviennent de la place publique, ils ne mangent pas sans s’être aspergés d’eau. Et il y a encore plein d’autres pratiques que la Tradition leur impose d’observer, comme de purifier coupes, cruches, plats d’airain, -

Le verset 2 est une phrase inachevée qui se poursuit au verset 5 après une très longue incise explicative sur les coutumes juives entre tirets. 125

Quelques disciples prennent leur repas avec des mains souillées ! Il est impossible que ces disciples soient juifs alors que des goyim 1 suivent Jésus. Ils seront appelés plus tard des craignants-Dieu. Ces versets visent à expliquer à des non juifs les pratiques de pureté des juifs. L’auditoire de l’Evangile de Marc comprend des non juifs que la foi a commencé à embraser. La pureté concerne les mains mais aussi tout le corps ainsi que les objets usuels. Le pur et l’impur n’ont aucune valeur morale et ne sont pas non plus des mesures d’hygiène. Les pharisiens veulent que ce qui est prescrit pour les prêtres soit appliqué à tous car ce qui nourrit le corps nourrit aussi l’âme. Il s’en suit une liturgie dûment codifiée qui consiste à sacraliser à la fois le repas et la nourriture. La grande question est donc de savoir comment Jésus se situe vis-à-vis de la cacherout, cette sacralisation qui va au delà de la Loi mais à laquelle les pharisiens ne cessent d’ajouter commentaires sur commentaires. Toujours est-il que ce qui est impur ne peut entrer dans le Temple ! 7 Versets 5 donc les pharisiens et les scribes lui demandent : Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas la tradition des anciens, mais prennent-ils leurs repas avec des mains impures ? 6 Il leur dit : Isaïe a joliment bien prophétisé de vous, hypocrites ; ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais leur cœur est fort éloigné de moi. 7 Vain est le culte qu’ils me rendent, puisqu’ils enseignent pour doctrines des préceptes humains !

Les pharisiens et les scribes veulent savoir jusqu’à quelle extrémité Jésus ira. Sa radicalité les déstabilise et selon eux, Jésus ne correspond pas au Messie annoncé par les prophètes car son comportement ne s’accorde pas avec leur interprétation de la Loi. La question des pharisiens et des scribes s’apparente à une question de tribunal, d’une administration jalouse de ses droits et qui règne sur tout un peuple. La réponse de Jésus n’est pas amène et même assez violente car il emploie le mot hypocrites. Les relations entre Jésus, les pharisiens et scribes sont déjà devenues exécrables. Les écrits du prophète Isaïe encore cités sont au centre de tous ces échanges. Marc n’avait-il pas cité Isaïe dès les premières lignes de son Evangile ? C’est un pur prophète qui ne mâche pas ses mots. Le reproche de Jésus touche l’aspect formel des pratiques pharisiennes. Ceux-ci ajoutent prescriptions sur prescriptions dans leurs commentaires -midrashim- et finalement leur pratique n’a plus rien à voir avec ce qui est écrit dans la loi. N’est-ce pas cette évolution qui a aussi un caractère extrémiste dans d’autres religions où le 1

Goyim est le pluriel de goy qui veut dire païen en Hébreu. 126

commentaire du commentaire devient la règle impérative à imposer aux fidèles. 7 Versets 8 Laissant de côté le commandement de Dieu, vous observez la tradition des hommes. 9 Et il leur disait : Comme vous vous entendez à violer le commandement de Dieu pour garder votre tradition ! 10 Car Moïse a dit en effet : Honore ton père et ta mère, et encore : Qui maudit père ou mère qu’il soit mis à mort. 11 Mais vous, vous dites : Si un homme dit à son père ou à sa mère : je déclare korban -c’est-à-dire offrande sacrée – ce dont j’aurai pu t’assister … 12 vous ne le laissez plus rien faire pour son père ou sa mère, 13 annulant la parole de Dieu en faveur de la tradition que vous vous êtes transmise. Et vous faites beaucoup d’autres choses semblables !

Ce qui est presque drôle, c’est que les pharisiens invoquent la Loi et Jésus leur répond que leur culte n’est pas centré sur la Loi mais sur leurs commentaires traditionnels. Et ces commentaires sont tant éloignés de la Loi que finalement ils annulent la Loi. Et Jésus insiste pour leur affirmer que la tradition ne peut annuler la Loi2. Si quelqu’un doit honorer père et mère par un soutien financier, vous dites que s’il fait offrande de ce soutien au Temple, il est quitte vis-à-vis de ses parents qui, ainsi, n’ont pas le soutien nécessaire. En conséquence, la tradition se substitue à la Loi pour inciter au mal et non au bien. Il faut toujours laisser la priorité à ce qui est écrit dans le texte sans le déformer. Il est facile de deviner que Jésus a haussé le ton ; à vrai dire, n’est-il pas lui même, l’auteur de la Loi, du Décalogue ? Evidemment honorer son père et sa mère, c’est s’inscrire dans la tradition et il n’est pas question de la rejeter. Ce sont bien les parents qui transmettent la vie et qui apprennent à leurs enfants à la cultiver, à la faire grandir, à la respecter. L’œuvre parentale est une œuvre de Sagesse et de vie. Les pharisiens inventent une tradition supplémentaire au bénéfice du Temple, qui se substitue à la tradition familiale que la Loi divine veut en fait sanctuariser, sacraliser. 7 Versets 14 Puis de nouveau appelant à lui la foule, il leur disait : Ecoutez-moi tous, et comprenez ! 15 Il n’y a rien d’extérieur à l’homme qui, pénétrant en lui, puisse le rendre impur ; mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur.

S’écartant des pharisiens et des scribes qui le questionnaient, Jésus fait appel au peuple pour lui expliquer ce qui est pur et impur. Rien de 2

A propos de la mise à mort, on trouve dans les commentaires pharisiens midrashim que si un tribunal prononce une condamnation à mort tous les sept ans, c’est un tribunal sévère. 127

ce qui entre dans son corps n’est impur mais c’est ce qui en sort qui peut être impur. En effet, la pureté juive n’a rien à voir avec l’alimentation ou la morale. 7 Versets 17 Quand il fut entré dans la maison, loin de la foule, ses disciples l’interrogeaient sur cette parabole. 18 Etes-vous à ce point, vous aussi, sans intelligence ? leur répondit-il. Ne comprenez-vous pas que rien de ce qui pénètre de l’extérieur dans l’homme ne peut le rendre impur, 19 car cela ne pénètre pas dans son cœur, mais dans le ventre, pour s’en aller aux lieux. Ainsi déclarait-il purs tous les aliments. 20 Et il disait : Ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur. 21 Car c’est du dedans, du cœur des hommes, que viennent les pensées mauvaises : fornications, vols, meurtres, 22 adultères, cupidités, méchancetés, fourberie, débauche, envie, diffamation, orgueil, déraison. 23 Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans et rendent l’homme impur.

Dans son acception première, il s’agit bien d’une parabole, c’est-à-dire d’un propos jeté en pâture à la foule. L’inventaire des vices est chose courante à cette époque où les stoïciens veillent à éditer des répertoires complets d’immoralités et de vices. Le pur et l’impur chez les pharisiens sont dépourvus de morale ; mais Jésus redonne au pur et à l’impur un sens moral. Il les délimite par des comportements qui font du bien ou du mal, de façon claire et sans arrière-pensées. Jésus tient un propos presque anatomique sur la circulation de la nourriture dans le corps et sur le circuit de la pensée, depuis le cœur, depuis le plus creux de l’intime jusqu’à la bouche ou la musculature qui transforme la pensée en paroles. Les flux sont inversés. Rien de ce qui pénètre de l’extérieur, ne le peut rendre impur. La fin du verset 18 reprend le verset 15 quasiment mot pour mot. Marc insiste. Lors des querelles pour savoir si les goyim doivent être circoncis et manger cachère (premier concile de Jérusalem), les Colonnes de l’Eglise reviendront sur ce texte pour savoir ce que Jésus disait. Ce sera la base de leur décision avec Paul. 7 Versets 24 Partant de là, il se rendit au pays de Tyr et de Sidon. Entré dans une maison, il voulait que personne ne le sût, mais il ne put rester ignoré. 25 En effet une femme, dont la fillette était possédée d’un esprit impur n’eut pas plutôt entendu parler de lui qu’elle vint se jeter à ses pieds. 26 Cette femme qui était grecque et syro-phénicienne d’origine, le priait d’expulser le démon hors de sa fille. 27 Il lui dit : Laisse d’abord se rassasier les enfants ; il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. 28 Oui, Seigneur, lui répliqua-t-elle, mais les petits chiens, sous la table, mangent les miettes des petits enfants. 29 Alors 128

il lui dit : Pour cette parole, va ; le démon est sorti de ta fille. 30 Et de retour chez elle, la femme trouva l’enfant couchée sur le lit, et le démon parti.

Jésus sait que ceux qui ont assassiné Jean-Baptiste constituent un danger pour lui. Il doit donc quitter au plus vite son territoire, la Galilée et la Pérée. Il traverse discrètement la Galilée et va sur la côte méditerranéenne à Tyr, ville indépendante d’Hérode Antipas. C’est un déplacement secret de diversion. Encore une fois, Jésus est contrarié car le téléphone moyen-oriental a colporté sa réputation à toute vitesse. Elle est telle qu’aussitôt Jésus arrivé dans une maison, une femme l’interpelle pour sa fille qui est possédée d’un esprit impur. La discussion de Jésus avec cette femme est un bijou. Sur le tableau ci-dessous, le peintre n’a pas manqué d’exprimer la ferveur de cette femme envers Jésus avec ses mains jointes en supplication ardente vers lui. La femme est une païenne et n’a donc pas bénéficié de l’initiation de l’Ancien Testament pour être prête à rencontrer Jésus. Jésus refuse sa supplication et se montre plutôt désagréable avec elle. L’attitude de Jésus semble plutôt un stratagème pour dévoiler la foi de cette païenne. Sa belle et mémorable répartie illustre sa finesse d’esprit que la réplique de Jésus ne décourage pas. En effet, Jésus sait que sa mission est d’aller vers Israël pour rassembler son peuple dans l’Alliance et qu’il n’a pas à s’occuper d’une syro-phénicienne. Mais comme c’est la foi qui guérit, Jésus lui dit qu’elle a obtenu satisfaction. Le Père ne lui a-t-il pas demandé de prendre soin de la foule ? Le peintre a voulu exprimer l’ardente tension de la syro-phénicienne vers Jésus qu’elle implore. Dans un premier temps, la situation ne lui est pas favorable mais elle va la retourner avec une toute petite phrase magnifique qui fait encore le tour du monde.

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Imploration de la syro-phénicienne - Jean-Germain Drouais, 1784.

Cette femme est l’exact opposé de Salomé qui répète ce que dit sa mère et ne sait pas utiliser une métaphore. Cette femme pousse la comparaison de Jésus dans ses retranchements. Des commentateurs parlent de la conversion de Jésus qui découvre alors les païens. Faut-il les accueillir ? Par sa réponse, Jésus nous dit oui car ils ont une capacité à écouter la Parole de Dieu, à la faire avancer à condition qu’ils sachent parler. C’est ce qu’illustre de façon complémentaire le miracle suivant rapporté par Marc. Méditation de Charles de Foucauld : Jésus approuve hautement la prière de la syro-phénicienne et par conséquent nous la propose comme modèle des nôtres ... Faisons de même : soyons simples, brefs, d’une humilité qui trouve tout naturel de nous comparer et de nous entendre comparés à des chiens ... qu’aucun refus si répété soit-il, aucune lenteur à l’accomplissement de notre demande n’altère ni ne décourage. 7 Versets 31 Et étant sorti de nouveau du territoire de Tyr, il vint par Sidon, vers la mer de Galilée, en traversant le territoire de la Décapole. 32 On lui amène un sourd qui avait la parole empêchée ; et on le prie de lui imposer les mains. 33 Le prenant à part, hors de la foule, il lui mit ses doigts dans les oreilles, et il lui toucha la langue avec de la salive ; 34 puis, levant les yeux au ciel, il soupira, et lui dit : Ephphata ! c’est-à-dire, ouvre-toi ! 35 Et ses oreilles furent ouvertes et aussitôt sa langue fut déliée, et il parlait très bien. 36 Et il leur commanda de ne le dire à 130

personne ; mais plus il le leur commandait plus ils le publiaient. 37 Et ils étaient frappés d’une stupéfaction extrême et disaient : Il a tout bien fait ; il fait entendre même les sourds et parler les muets.

Après un séjour en territoire païen pour parer au danger qu’Hérode Antipas représente, Jésus revient en Galilée par la Décapole, territoire comprenant dix villes et qui ne dépend pas du tétrarque. Le circuit semble compliqué ou tout au moins, il n’est pas en ligne droite. Un sourd s’approche de lui, mais il est aussi bègue, soit une double infirmité, sa parole est empêchée (Chouraqui traduit par : qui s’exprime avec difficulté). Il est atteint de bégaiement et répète des morceaux de phrases « comme s’ils étaient retenus » dans sa bouche sans pouvoir être donnés complètement à ses interlocuteurs. Il est atteint d’un mal profond car il n’entend pas et plus personne ne l’écoute. Son malaise est tel qu’il doit déranger et pour que ce dérangement cesse, on amène le sourd à Jésus car celui-ci n’aurait peut-être pas eu l’audace de venir seul. Jésus le met à l’écart pour lui faire du bien comme sans doute il a mis Israël à l’écart de l’humanité pour le considérer en intimité. Cette mise à part du sourd souligne que Jésus ne cherche pas à faire du sensationnel avec un miracle. Il soulage un blessé de la vie presque en catimini. L’aspect miraculeux est nécessaire mais mineur ; ce qui compte pour Jésus, c’est de remettre un homme d’aplomb. Jésus effectue tout un rituel pour le libérer. Nous savons que Jésus n’a pas redonné jambe à un unijambiste mais fait souvent des réparations qui sont d’ordre mental. Il est difficile aujourd’hui de comprendre quelles maladies recouvrent la possession par un esprit impur. Mais pour un bègue, nous comprenons clairement aujourd’hui de quelle maladie il s’agit et comment Jésus va délier la parole de cet homme en décoinçant quelque chose dans ses oreilles et sur sa langue. On le prie de lui imposer les mains. C’est une manière classique de procéder pour les guérisseurs de l’époque que nous comprenons toujours aujourd’hui. Dans le texte grec, main est au singulier την χειρα et non pas au pluriel : Ils le supplient d’imposer sa main sur lui. Mais Jésus va procéder autrement sans lui imposer les mains comme le lui demandent les gens. La scène peut être décomposée en quatre étapes préparatoires : 1. Jésus met le patient à l’écart de la foule, 2. Jésus place ses doigts dans les oreilles du sourd,

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3. Le texte grec dit strictement selon Chouraqui : et crachant, il mit sur sa langue, και πτυσας ηψατο της γλωσσης αυτου. (participe aoriste de πτυω), 4. vraisemblablement à l’aide de sa salive, il touche la langue du bègue. Jésus met ses doigts dans ses oreilles ; dans notre monde contemporain, toucher est un geste aseptisé que nous prodiguons rarement aux malades. Par ce geste, Jésus nous enseigne la douceur car il n’est pas Celui qui sépare ou qui se tient à distance. Tout au contraire, Jésus, Fils de Dieu nous a dit Marc tout au début de son Evangile, est aussi Fils de l’homme, venu toucher la chair de l’homme en s’incarnant homme au milieu des hommes. Il n’est pas un pur enfermé dans sa pureté et craignant le contact des impurs. Cette intimité va jusqu’à lui mettre sa propre salive sur sa langue pour qu’il retrouve le chemin d’une parole compréhensible.

Bartholomeus Brennhergh – musée du Louvre – guérison du sourd bègue en dehors de la foule. Jésus lève les yeux au ciel.

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La salive sort de Jésus et il n’est pas correct de cracher. La salive est impure car elle sort de l’homme, nous a dit Jésus. Le geste de Jésus reste étrange et à approfondir. Sans doute renouvelle-t-il ainsi le geste du potier quand il a modelé Adam car pour que le potier modèle la glaise, il faut un liquide qui transforme la terre primordiale en pâte. Ce qui sort de Jésus est une force, une grâce qui répare ce qui est abîmé. En Mc 8, 22, Jésus guérit un aveugle de naissance. Avec ce signe, il semble que Jésus prépare ses compagnons à une pédagogie plus magistrale encore. Jésus lève les yeux au ciel comme lorsqu’il bénit le pain, pour reconnaître que son Père est la source de cette guérison et que Jésus ne peut rien faire de lui-même - Jean 5, 30. Il renvoie à son Père la Gloire de son geste en Fils respectueux. Il pousse un soupir. C’est un élan de compassion qui exprime qu’il a pris sur lui le mal de cet homme comme un pas vers ce qui se passera à Gethsémani, un fardeau de justice qu’il portera sur la Croix. Il est remarquable que le miracle se réalise non pas après les gestes de Jésus mais au moment où il lève les yeux au ciel en disant Ephphata (mot araméen)! Cet ordre de Jésus fait écho au Shéma Israël – écoute Israël. Il n’est pas possible de mettre en pratique les commandements de Dieu si d’abord on ne les écoute pas. Le sourd qui n’entend pas est aussi affecté de surdité spirituelle car il ne peut déclamer chaque matin la prière juive : Shema Israel Adonaï elehonu Adonaï ehad3 . Le bègue balbutie et renvoie à la confusion des langages, au mythe de Babel : une humanité balbutiante qui utilise plusieurs langages qui mènent à la confusion et au bégaiement. La Pentecôte est l’opposé de Babel et réunifie les langages. L’embouteillage des mots dans la bouche du bègue se fluidifie par l’action de Jésus. Le sourd bègue n’est plus pétrifié car le lien de sa langue est dénoué. Jésus fait des gestes de thaumaturge qui sont assez complexes pour réaliser le miracle. Au paralytique, il dit simplement lève-toi, prends ton grabat et marche. Il pourrait dire simplement aux oreilles du bègue : ouvre-toi. Mais Jésus utilise sa salive qui nous renvoie à la création du glaiseux, à ish adam auquel Dieu insuffle son propre souffle vital. Il affirme ainsi que sa Parole guérit et qu’il est le Verbe. Plus encore, il lui demande de se taire. N’est-ce pas un comble, un paradoxe que de guérir un sourd bègue puis de lui demander de se taire ? Prends ton grabat et surtout ne marche pas ! Marc sait très bien que de demander aux gens de se taire, c’est assurément les faire parler, 3

Ecoute Israël, l’Eternel est notre Dieu, L’Eternel est Un. 133

papoter et répandre ce que l’on veut taire. Ainsi l’événement sera colporté jusqu’à Jérusalem. Deux raisons surgissent pour justifier cette demande de Jésus : - Jésus veut rester caché. Si le miraculé se met à parler, le merveilleux prend le dessus alors que le silence protège le secret messianique. - Le silence demandé place le sourd bègue dans les conditions du silence cosmique des origines lorsque Dieu créa. Jésus dit à tous ceux qu’il guérit qu’il y a bénéfice à se situer dans ce silence, qu’il est réparateur. C’est une mise en abîme de l’histoire de l’humanité en quelques lignes car elles sont un résumé de l’histoire des hommes. Ainsi est l’œuvre de Jésus en territoire païen : rendre le langage droit qui permet la louange et l’action de grâce. Le langage corrompu est celui de Satan qui ajoute des virgules et introduit de mauvais usages. Avec Jésus, nous retrouvons le parler originel. Lc 7, 18 rapporte la réponse de Jésus à Jean-Baptiste qui lui demandait depuis sa prison : Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? ...il répondit aux envoyés : Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres... La prophétie d’Isaïe 35, 5 est en train de se réaliser. C’est fructueux d’annoncer la Bonne Nouvelle aux païens, même s’ils n’ont pas bénéficié de la longue préparation du peuple juif à la venue du Messie car ils sont remplis d’admiration. Par contre, constatant la réalisation des prophéties, des juifs ne comprennent toujours pas !

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CHAPITRE VIII

Quelques précisions : - Les prophètes sont des hommes de Dieu, ceux qui disent sa Parole pour rappeler l‘Alliance. Ils l’annoncent et dénoncent ce qui lui fait obstacle. Dans la 1ère aux Corinthiens, Paul dit qu’il y a des prophètes qui témoignent de ce qu’ils ont compris de l’Evangile. Au 1er siècle, leur rôle est flou et peu précis mais centré sur le charisme de prophétie. Dans la Didaché1 écrite à la fin du 1er siècle, les prophètes sont plutôt des prêtres. Pour être à l’écoute de la Parole de Dieu, il faut être à l’écoute de ses messagers. - Au sujet de Jean-Baptiste, les évangélistes n’ont pas tous la même vision : Dans Matthieu et Luc, Jésus dit que Jean-Baptiste est le dernier et le plus grand des prophètes et ils insistent sur son rôle charnière. Marc et Jean n’ont pas le même regard. Es-tu le Christ ? non répond Jean-Baptiste. Es-tu Elie ? non, es-tu le prophète ? non encore ; mais alors qui es-tu ? Jean 1, 22 Je suis une voix qui crie dans le désert. Jean-Baptiste est un homme envoyé par Dieu (Jean 1, 6); il est le premier martyr, voire le premier disciple de Jésus. La synthèse est difficile si tant est qu’il soit nécessaire de la faire car Jean-Baptiste joue plusieurs rôles à la fois. - Qu’est-ce que cela dit sur la Parole de Dieu ? Remarquons que quand Dieu parle, sa Parole crée en même temps, pas nécessairement instantanément mais souvent progressivement à partir du point de départ, de la germination de la semence. Selon leur degré d’accomplissement, les Paroles divines changent de statut. Elles passent de l’état de promesse à tenir, à celui de promesse réalisée. Avant d’être en plénitude dans le Royaume de Dieu, la Parole est d’abord prophétique car elle annonce ce que Dieu va faire mais la 1

La Didaché ou Enseignement des 12 apôtres est un livre qui a été retrouvé en 1873 dans la bibliothèque du saint Sépulcre. 135

réalisation commence dans le temps dès que la parole a été dite. Ainsi la foi est d’abord écoute de la Parole puis consentement personnel aux desseins de Dieu et réalisation temporelle. La pédagogie divine consiste donc à dire ce que Dieu va faire pour obtenir notre collaboration pour l’œuvre à réaliser. 8 Versets 1 En ces jours-là il y avait de nouveau une grande foule, et ils n’avaient rien à manger. Jésus appelle à lui les disciples, et leur dit : 2 J’ai compassion de cette foule, car il y a déjà trois jours qu’ils demeurent auprès de moi, et ils n’ont rien à manger. 3 Et si je les renvoie à jeun dans leurs maisons, les forces leur manqueront en chemin ; et quelques-uns d’entre eux sont venus de loin. 4 Et ses disciples lui répondirent : Comment pourrait-on les rassasier de pains, ici, dans le désert ?

On ne sait pas d’où vient cette grande foule qui entoure Jésus en terre païenne. Jésus est compatissant, pris aux entrailles par cette foule. Toujours est-il qu’Il prend l’initiative de la nourrir alors que dans la première multiplication des Pains du chapitre VI, c’étaient les disciples qui avaient pris l’initiative. Jésus est le sujet de tous les verbes pour prendre soin de la foule fatiguée et affamée. Jésus souffre de la faim avec la foule car il a vécu les trois mêmes journées qu’elle. Ses compagnons une fois encore font obstacle aux soins que Jésus veut apporter à la foule ; ils n’opposent pas le coût financier mais l’impossibilité matérielle de trouver de la nourriture dans le désert. 8 Versets (traduction André Chouraqui) 5 Il les questionne : Combien avez-vous de pains ? Ils disent : Sept. 6 Il commande à la foule de s’asseoir par terre. Il prend les sept pains, remercie, partage, et les donne à ses adeptes pour les servir. Ils servent la foule. 7 Ils ont quelques petits poissons. Il les bénit et dit de les servir aussi. 8 Ils mangent et se rassasient. Ils enlevèrent les parts en surabondance : sept paniers. 9 Or, ils étaient environ quatre mille ; et il les renvoie. 10 Vite, il monte en barque avec ses adeptes et vient du côté de Dalmanoutha2.

Jésus est lui-même le Pain qui nourrit et donne à cette foule le signe de son identité. L’argumentation devient quantitative. Il y a sept pains disponibles ainsi que quelques petits poissons certainement pêchés dans le lac tout proche. Ceci diffère en quantité des cinq pains et deux poissons de la première multiplication des pains mais nous renseigne sur le contenu des paniers pique-niques de cette époque en Galilée. Remarquons que douze corbeilles restantes représentent les douze tribus d’Israël. Un reste de sept corbeilles, nombre premier et parfait, 2

On ne sait pas où se trouve Dalmanoutha. 136

correspond davantage au monde grec. Une multiplication des pains a-t-elle eu lieu en milieu juif puis une seconde en milieu païen ou grec ? Autre différence, l’assemblée passe de 5000 à 4000 hommes. Lors de la première multiplication des pains, Jésus bénit le pain qui est une habitude juive dans la tradition d’Abraham ; Dieu bénit le peuple et le peuple bénit Dieu. Mais au cours de la seconde multiplication, il rend grâce pour remercier du bienfait de cette nourriture ; c’est une pratique grecque. Si les disciples ont déjà assisté à une première multiplication des pains, pourquoi résistent-ils encore à l’initiative de Jésus ? En tout cas, cette incompréhension devinée par Jésus explique sans doute sa prise d’initiative. Les disciples ont du mal à comprendre que quand Jésus est là, tout change. Une question historique reste en suspens : est-ce deux fois le récit de la même multiplication des pains ou bien s’agit-il de deux multiplications différentes des pains ? Matthieu raconte aussi deux multiplications des pains. Une dans le monde juif, l’autre dans le monde païen. La réponse n’est pas connue, à jamais sans doute. En tout cas, la seconde sert de référence pour l’accueil eucharistique des païens (concile de Jérusalem). Dans le dernier verset du dernier chapitre de Jean, il est bien indiqué que seuls quelques signes ont été rapportés dans les Evangiles mais que bien d’autres ont eu lieu. D’autres multiplications des pains ont peut-être eu lieu car Jésus a sûrement eu compassion de la foule d’autres fois. Saint Augustin d’Hippone dit dans Les Confessions que lorsque nous expliquons les Saintes Ecritures, nous distribuons le Pain : Recevez-le avec une sainte avidité, que la louange sorte en abondance de votre cœur et que vous ne soyez pas stériles en bonnes œuvres et en vertus. Ce que je vous donne, ne vient pas de moi. Je me nourris moi-même de ce qui fait votre nourriture. A ce banquet divin auquel vous êtes conviés, ce ne sont pas les corps qui sont conviés mais les cœurs. 8 Versets 11 Et les pharisiens sortirent et se mirent à discuter avec lui, lui demandant, pour le tenter, un signe du ciel. 12 Et, soupirant profondément en son esprit, il dit : Pourquoi cette engeance demande-t-elle un signe ? En vérité, je vous dis qu’il ne sera point donné de signe à cette engeance. 13 Et les ayant laissés, il remonta dans la barque et passa à l’autre bord.

Les pharisiens lui posent une question piège. Le climat conflictuel avec eux s’est durci. Ils demandent pour le tenter, un signe qui cherche à faire entrer Jésus en tentation tout à fait comme le démon le tenta au désert. En effet, Jésus rejette tout signe qui apparaîtrait comme 137

révélateur de l’avenir qui n’appartient qu’à Dieu. André Chouraqui dit que les pharisiens cherchent à extorquer de Jésus un renseignement sur l’avenir d’Israël qui, vue la révolte en cours contre l’occupation romaine, est dans une situation tragique. Une catastrophe paraît inévitable. Jésus ne pourrait-il pas leur dire l’avenir ? Jésus récuse la logique des signes car demander un signe d’amour, c’est blesser l’amour. C’est pourquoi, à cette blessure, Jésus soupire. En effet, une telle demande suppose que les signes antérieurs d’amour n’aient été ni accueillis ni compris ! Jean 6, 30 L’œuvre de Dieu, c’est de croire en Celui qu’Il a envoyé, dit Jésus. Il y a donc quelque chose à voir et à entendre qui n’est ni vu ni entendu. Il s’éloigne aussitôt en barque car il n’y a rien à faire avec cette engeance ! Discuter, c’est perdre son temps. Le texte grec διτ η γενεα αυτη ce qui signifie plutôt cette génération ; il est traduit ailleurs par engeance, âge ou race de façon un peu péjorative. Face aux signes, Jésus a une attitude positive ou hésitante mais il ne satisfait jamais les cœurs endurcis qui veulent une preuve. Jésus ne fait rien sous la contrainte pour satisfaire les suspicieux. En effet, il y a tant de signes contraires et les faux prophètes peuvent en fabriquer à foison. Il n’existe pas de signe assez puissant pour contraindre l’intelligence (voir les magiciens avec Moïse devant pharaon par exemple). Il n’y a pas de miracle qui prouverait absolument la divinité de Jésus. Le vrai signe est la chair meurtrie du Christ sur la Croix, signe de l’Amour de Dieu pour les hommes. Devant la Croix, toute demande supplémentaire de signe devient inutile, inappropriée, incongrue. Qui peut parler devant la souffrance de Dieu ? La Croix est le signe incontournable par excellence car il ne nécessite pas d’interprétation. Il suffit de regarder l’Innocent, puis de le contempler, puis de se laisser absorber. C’est ce que leur répond Jésus qui se réfère au signe de Jonas ; ainsi il identifie Jonas à l’humanité entière et finalement à Lui-même. Il annonce aussi sa Passion et sa Résurrection. Mais Dieu aime tout de même faire des signes aux siens pour leur indiquer ses intentions, asseoir son autorité ou affermir la foi de son peuple. Il convient donc d’être à l’affût des signes mais pour cela, il faut être capable de voir et d’entendre. Capacité qui n’est pas confirmée par les versets suivants. 8 Versets (traduction Chouraqui) 14 Ils avaient oublié de prendre des pains : sauf un seul pain, ils n’ont rien dans la barque. 15 Il leur

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recommande et dit : Voyez, gardez-vous du levain des Péroushims et du levain d’Hérodès ! 16 Mais eux continuent de ruminer les uns les autres : C’est qu’ils n’ont pas de pain. 17 Il les pénètre et leur dit : Pourquoi ruminez-vous parce que vous n’avez pas de pain ? Vous ne comprenez pas ? Vous avez le cœur endurci. 18 Vous avez des yeux et vous ne voyez pas ? Vous avez des oreilles et, vous n’entendez pas ! 19 Ne vous souvenez-vous pas, quand j’ai partagé les cinq pains pour les cinq mille, combien de couffins remplis de parts avez-vous enlevés ? Ils lui disent : Douze. 20 Et les sept pour les quatre mille ? Combien de paniers remplis de parts avez-vous enlevés ? Ils disent : Sept. 21 Il leur dit : Ne comprenez-vous pas encore ?

Les Péroushims sont les Pharisiens et les Hérodès sont les partisans d’Hérode. Le levain n’est pas par lui-même comestible mais il fait lever la pâte. A Pâques, on mange des pains sans levain pour l’exclure de la nourriture. Par levain des pharisiens, il faut entendre un enseignement qui met l’accent sur les aspects extérieurs plutôt que sur l’intériorité de la religion. C’est donc un levain isolé qui n’est pas mélangé à l’intime de la pâte. Il se gonfle lui-même sans emporter la pâte ! Le récit témoigne d’un vécu manifeste attaché aux souvenirs de Pierre de retour dans la barque. Cette interrogation sur la quantité de pain insuffisante emportée à bord est le reflet d’une certaine imprévoyance des apôtres. Cette imprévoyance va de pair avec leur incompréhension que Jésus interpelle. Pourquoi vous intéressez-vous à des futilités quand je suis là avec vous – encore sa Présence nourrissante qui n’est pas vécue comme telle par les disciples. Avec cinq pains et deux petits poissons, j’ai nourri une foule de cinq mille personnes et vous avez peur de manquer avec un seul pain et ma Présence à bord ? Nous qui sommes introduits dans l’Eucharistie, nous pressentons bien ce que les disciples ont du mal à comprendre mais ce fait rapporté par Marc a grande force pédagogique pour nous faire progresser en profondeur et comprendre le caractère central de l’Eucharistie dans l’enseignement de Jésus. Le dialogue de Jésus avec ses disciples évoque deux multiplications des pains. Mais les disciples comprennent si lentement que deux multiplications des pains n’ont pas suffi pour qu’ils voient le signe. Par étape, nous observons le soin mis par Jésus à les préparer à la Cène où la grande Révélation Eucharistique aura lieu quand ils seront prêts et que Jésus ne pourra plus attendre pour le leur révéler. 8 Versets (traduction André Chouraqui) 22 Ils viennent à Bethsaïda. Ils lui amènent un aveugle. Ils le supplient de le toucher. 23 Il saisit la main de 139

l’aveugle et le fait sortir du village. Il crache sur ses yeux, impose ses mains sur lui et l’interroge : Vois-tu quelque chose ? 24 Il lève le regard et dit : Je vois des hommes comme des arbres ; je les vois marcher. 25 Alors, il impose encore ses mains sur ses yeux, il voit clair et est rétabli ; il fixe tout distinctement. 26 Il le renvoie dans sa maison et dit : N’entre pas dans le village.

Ils sont de retour dans le village de Pierre, André et Jean, au bord nord est du lac. L’aveugle est là pour toucher Jésus. Chacun sait que c’est le geste habituel qui guérit celui qui a la foi. Jésus utilise sa Parole pour guérir d’un mot. Cette fois-ci, Jésus procède autrement avec des gestes mais commence par emmener l’aveugle à part. Jésus qui a façonné des milliards d’hommes souhaite nous avoir à part, dans un tête à tête privé avec Lui. Laissons-Le nous saisir la main et nous conduire aussi à l’écart pour qu’Il nous parle, nous modèle et guérisse, pour qu’un travail spirituel se réalise : que nous voyions Dieu en Jésus, pas seulement l’homme. Le miracle a lieu en deux temps et il semble qu’il y ait deux miracles successifs comme deux étapes pédagogiques. Jésus lui crache sa salive sur les yeux, comme il a modelé ish adam avec de la glaise qui devient apte à être modelée une fois mélangée avec de la salive. La traduction de Chouraqui (και πτυσας εις τα ομματα αυτου, le verbe πτυω εις veut bien dire cracher vers) est plus précise que celle du Chanoine Osty : lui mit de la salive sur les yeux. Le traducteur a peut-être eu peur de la violence du crachat ! Il est humoristique de remarquer que ce geste n’a pas pu être vu par l’aveugle qui reçut en quelque sorte sa guérison en plein visage. Jésus avait mis ses doigts dans les oreilles du sourd-bègue en Marc 7, 33 après l’avoir également mis à part ; ce dernier avait dû les sentir vivement, d’autant que les infirmes ont en général par compensation leurs sens actifs sur-développés. A cette époque, la salive était supposée avoir des vertus médicinales pour les yeux. Dès lors l’aveugle voit. Il voit les hommes comme des arbres qui marcheraient ! Nous constatons qu’il ne voit pas exactement ce qu’il y a à voir. Il est étrange que Jésus lui demande s’il voit car il le sait déjà. Dans ce dialogue, l’aveugle dit vrai, honnêtement ; il ne dit pas à Jésus qu’il voit complètement. Sans rien demander de plus que ce constat, il est en attente et Jésus est attentif aux soins qu’il donne jusqu’à sa guérison totale. Le second miracle consiste à réparer la vision insuffisante d’un encore mal-voyant pour lui donner la vraie vision complète. Ils ont des yeux pour voir et ils ne voient pas, dit Jésus. Il est suggéré que nous 140

aussi en sommes au stade de la vision partielle et il faudra d’autres étapes pour notre guérison totale. Tant que nous avons du mal avec les signes (les disciples ont vraiment beaucoup de mal à comprendre !), nous restons au stade de la confusion des hommes et des arbres. Ce miracle est donc une étape pédagogique de compréhension augmentée pour que les yeux de la foi permettent de discerner les hommes des arbres ou, en d’autres termes, de voir les signes d’amour de Jésus pour les hommes. Ainsi il y a voir et voir ! Mais Jésus ne dit pas explicitement ce qu’il y a à voir de sorte que le récit est assez abrupt. Toujours est-il que si nous quémandons des signes supplémentaires pour croire, nous nous affirmons demi aveugles en attente de guérison. Jésus guérit l’aveugle qui voie pour qu’il voit vraiment les signes qu’il prend pour des arbres et les comprenne avec son intelligence ancrée cérébralement derrière son regard. Après l’incompréhension des deux multiplications des pains, ce miracle vient à point nommé pour inviter à bien comprendre les signes. Jésus ne dit-il pas qu’il est la lumière du monde – Jean 8, 12 Remarque linguistique : en grec l’attribut, ici la lumière, n’est jamais précédée de l’article. S’il l’est, cela signifie qu’il y a une totalité, une identité entre le sujet et l’attribut. Difficile à exprimer en français ; on pourrait traduire : la lumière est totalement moi et moi je suis totalement cette lumière par ma nature même. Saint Irénée dit que Dieu a deux mains : - Celle de Jésus, Main charnelle qui modèle la chair de l’homme ; ici Jésus répare avec sa salive les yeux de l’aveugle et sa Main fait œuvre de potier. - Celle du Saint Esprit qui est la Main spirituelle. Jésus l’invoque en imposant les mains par deux fois. Ainsi par ces gestes successifs, Jésus nous montre comment il procède pour créer et nous prodiguer des soins permanents. Jésus demande à l’aveugle guéri de ne pas rentrer dans sa bourgade, de garder le secret messianique qu’il vient de découvrir. Cette demande de silence a déjà été commentée. L’aveuglement de cet aveugle figure l’aveuglement du peuple ainsi que le dit Isaïe 43, 8 : Qu’on fasse sortir le peuple aveugle alors qu’il a des yeux, et les sourds alors qu’ils ont des oreilles. C’est pourquoi ce miracle appelle le miracle permanent de notre foi qui est un problème de complétude de la vision de la réalité totale. Jésus par son enseignement cherche à ouvrir les yeux du peuple selon la Volonté de son Père. La prophétie d’Isaïe est en cours de réalisation dans le temps pour l’humanité. 141

Jésus est encore plus explicite dans le miracle de l’aveugle-né que Jean rapporte au début de son chapitre 9. Là, il ne s’agit plus de guérison mais de l’attribution d’un sens nouveau à un aveugle-né. Comme il est dit dans la Genèse pour le glaiseux Adam, Jésus fait de la boue avec sa salive et l’applique aux yeux de l’aveugle-né, faisant en différé le façonnage incomplet qu’Il a fait dans le ventre de sa mère. Incomplet car cette infirmité n’est pas liée aux péchés de cet homme ou de ses ascendants mais a été préparée pour que la Gloire de Dieu éclate à ce moment-ci. Aujourd’hui nous savons que l’œil est comme un capteur mais que la vision est construite dans le cerveau à l’aide d’un apprentissage. Il est peut-être possible d’attribuer le façonnage morphologique à la Main charnelle de Jésus et celui du psychisme de la vision cérébrale à la Main spirituelle de l’Esprit Saint. C’est pourquoi, Jésus fait en un instant ce qui est lentement réalisé au cours de la vie de chacun à partir de son unique cellule initiale, à travers son développement embryologique. Ajoutons qu’à la naissance, le nouvel être découvre le visage de sa maman ; c’est le premier visage qu’il voit. L’aveugle voit Jésus comme premier visage, celui de son créateur ! Les deux étapes, modelage puis vie animée sont bien marquées. Extrait de l’évangile apocryphe de Thomas (datant du 1er ou du 2ème siècle) au chapitre 2 : Quelqu’un dit à son père Joseph : Voici que ton fils est au bord de la rivière, et il a façonné douze oiseaux avec de la boue... Et Joseph vint à cet endroit, et ... Jésus frappa des mains et dit aux oiseaux : Allez. Et ils s’envolèrent en poussant des cris. Cet extrait montre Jésus en maître du principe de vie. Cet évangile est une suite de 114 loggia qui auraient été dites par Jésus. Retrouvé à Nag Hammadi en 1945, le papyrus écrit en grec date du IVème siècle et est la copie d’un papyrus plus ancien. Il n’a pas été inclus parmi les textes canoniques car Jésus n’a fait d’actes miraculeux qu’après son baptême et l’effusion de l’Esprit. 8 Versets 27 Et Jésus s’en alla avec ses disciples dans les bourgs de Césarée de Philippe. Et en chemin, il interrogeait ses disciples en leur disant : Qui suis-je, au dire des gens ? 28 Et eux lui répondirent, disant : Jean-Baptiste ; et d’autres, Elie ; et d’autres, que tu es l’un des prophètes. 29 Et il leur demandait : Mais vous, qui dites-vous que je suis ? Et Pierre, répondant, lui dit : Tu es le Christ. 30 Et il leur défendit sévèrement de parler de lui à personne. 31 Et il commença à leur enseigner qu’il fallait que le fils de l’homme souffrît beaucoup, et qu’il fût rejeté par les anciens et par les principaux sacrificateurs et par les scribes, et qu’il fût mis à mort, et qu’il ressuscitât trois jours après. 32 Et il leur tenait tout 142

ouvertement ce discours. Et Pierre, l’ayant pris à part, se mit à le reprendre. 33 Mais lui, se retournant et voyant ses disciples, reprit Pierre, et dit : Va arrière de moi, Satan ; parce que tu ne penses pas les choses qui sont de Dieu, mais celles qui sont des hommes !

Par prudence, Jésus se tient loin au nord du territoire d’Hérode Antipas qu’il a quitté après l’assassinat de Jean-Baptiste par prudence. Césarée de Philippe est dans la capitale d’Hérode Philippe, celui dont Hérode Antipas a pris la femme Hérodiade. Jésus n’entre pas à Césarée mais passe d’un village à l’autre. La signification du mot Messie est ambiguë. Pour les Esséniens, un Messie prêtre est attendu et il est distingué du Maître de justice. Il y a deux messies qui peuvent être dessinés d’après les textes de Qumran. L’un est prêtre, l’autre est roi et les deux rôles ne sont pas regroupés en une seule personne, roi et prêtre à la fois mais tous les deux reçoivent l’onction. De plus, un maître de justice a déjà été martyrisé et fait penser au serviteur souffrant du psaume. Il est toutefois difficile de dire si le maître de Justice est vraiment déjà venu ou s’il va venir. Les Pharisiens attendent un roi de sagesse. Par contre, les Sadducéens, prêtres collaborateurs, les zélotes, les sicaires attendent un Messie qui délivrera Israël des romains. Ces deux dernières interprétations sont présentes chez les compagnons de Jésus avec des intérêts différents. Les Hérodiens ont leur propre vision du Messie et pensent que le roi Hérode s’inscrit dans cette vision !

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Deux manières d’aborder le Messie se présentent donc. L’une (attente d’un roi) consiste à arguer sur son rôle, l’autre (attente d’un prêtre) à se centrer sur sa personne. Toujours est-il que le Messie est celui qui rend possible le destin de l’Alliance et permet au peuple de recevoir la Bénédiction. Que ce soit un roi ou un prêtre ; il est oint, il est Christ, il est Messie. Comme Jésus le demande à ses disciples, Marc invite chacun à se poser la même question : Qui est Jésus pour moi ? Jésus avait envoyé ses disciples par deux en mission. Le compte rendu de cette mission n’a pas encore été fait. Jésus les interroge naturellement sur ce que les hommes qu’ils ont rencontrés, pensent qu’il est. C’est le besoin de Jésus de faire le point avec ses compagnons et d’obtenir d’eux un certain réconfort après le chemin déjà fait ensemble. - Certains disent qu’il est Jean-Baptiste. Il faut entendre par là que Jésus serait le continuateur de la mission prophétique de Jean-Baptiste, pas une réincarnation qui n’a pas de sens dans ce contexte car il n’a pas bien sûr de transfert d’identité. - D’autres disent qu’il est Elie. Dans les textes apocalyptiques juifs, Jérémie ou Elie3 doivent revenir. En effet, Jérémie est celui qui a caché l’Arche d’Alliance au moment de la conquête de Jérusalem par Nabuchodonosor. Il doit revenir pour redonner les « outils » authentiques du culte véritable au moment de la Restauration du Temple. Il ne restaure pas le culte authentique mais va le préparer pour l’ouverture du Royaume. En disant que Jésus est Elie, les gens affirment qu’ils reconnaissent que Jésus est investi d’une puissance préparatoire à la ré-ouverture des Cieux. En effet, le monde n’a pas vu sa ré-ouverture au moment du baptême de Jésus par Jean-Baptiste. - Quant à Pierre, il lui dit qu’il est le Christ, c’est-à-dire le Oint, le Roi. Matthieu 16, 16 est plus précis : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. A ce stade, Pierre est le seul auquel le Père a révélé ce secret qui le met à part des autres compagnons, comme en avance sur la compréhension des paroles de Jésus. Pierre est un enthousiaste. Quand Jésus annonce sa Passion, Pierre est tant déçu qu’il entreprend aussitôt de reprendre son maître ; c’est un comble ! Mais Jésus l’apostrophe sévèrement, le reprend à son tour car Pierre fait obstacle à la Volonté du Père. Le verbe reprendre est d’abord employé par Pierre vis-à-vis de Jésus puis par Jésus vis-à-vis de Pierre ! Ce dernier n’a pas encore compris et pense comme un homme. Certes Pierre est solide comme un 3

Malachie 3, 23 Voici que je vais vous envoyer Elie, le prophète, avant que n’arrive mon jour, grand et redoutable. 144

roc mais là, il est pétrifié par la perspective annoncée par Jésus. Qui ne serait pas comme Pierre, pétrifié à l’annonce de souffrances pour ceux qu’il aime ? Pierre ressent que l’amour de Dieu est en contradiction avec la passion envisagée, et propose à Jésus de s’en échapper. Va, passe derrière moi, Satan ! Marc n’évoque pas les tentations au désert où Satan lui dit : comme le Père ne veut pas que tu meurs, jette-toi donc d’ici en bas ! Cette séduction fait horreur à Jésus qui résiste pour faire la volonté de son Père4. A ce stade de l’itinéraire de Jésus avec ses compagnons, la primauté de Pierre n’est pas établie. Certes Jésus a appelé Simon : Pierre pour souligner sa solidité mais aussi la possibilité qu’il se pétrifie comme Satan cherche si souvent à le faire. Ces versets en donnent une illustration : arrière Satan, lui dit Jésus. Judas qui sera à portée d’une bouchée de Jésus lors de la Cène est celui qui tient la bourse et cela lui donne présentement une certaine primauté, au moins pour les dépenses du groupe. Jean aussi a les faveurs du maître. Toutefois, c’est Pierre qui répond avec force à la question de Jésus qui y voit l’inspiration du Père, mais il n’est encore investi d’aucune mission spécifique. Pierre appelle Jésus le Christ mais Jésus ne se nomme jamais ainsi ; il se dénomme toujours le Fils de l’homme, expression qu’il emploie plus de soixante dix fois dans les Evangiles. Cette expression Fils de l’homme peut être comprise dans le cadre d’un aramaïsme banal bar nasha, comme un substitut linguistique de la part de Jésus pour dire simplement je. Ainsi Jésus affirme simplement son humanité et n’a pas à publier sa divinité. Peu employée dans l’Ancien Testament, mais connue d’un juif averti, cette expression ouvre une porte sur son mystère identitaire. En effet, Fils de l’homme est aussi employé dans la vision de Daniel 7, 13. Ce chapitre a été écrit en araméen au IIème siècle avant JC alors que les six premiers chapitres sont datés de la déportation (VIème siècle avant JC) à Babylone : Je contemplais dans les visions de la nuit. Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d’homme... L’expression désigne un homme qui mystérieusement dépasse les capacités individuelles de la condition humaine5. Elle s’inscrit donc dans l’eschatologie juive de cette époque à laquelle Jésus revient sans cesse pour se désigner lui-même comme un être collectif. Aujourd’hui, ce terme s’auréole donc d’une mystérieuse profondeur apocalyptique. Enfin, il est clair qu’il n’y a qu’un seul et unique Fils de l’homme alors que le terme messie est ambigu car les juifs en ont déjà vu plusieurs. Les 4 5

voir Baptême de Jésus, Antoine Baron, Médiapaul, 2013 note de la Bible de Jérusalem 145

pharisiens n’emploient jamais le terme Fils de l’homme à l’encontre de Jésus. Pour lui-même, Jésus n’emploie jamais l’expression Fils de Dieu quoiqu’il l’acceptera quand Pilate, Marc 14, 61, l’emploiera à son égard. Le possédé du pays des Géraséniens l’interpelle Saint de Dieu qui est une appellation similaire. Mais Fils de Dieu peut aussi être entendu comme honorifique pour un saint homme plutôt que comme une expression à prendre à la lettre ; elle est donc ambiguë. Et c’est sans doute pourquoi Jésus ne se nomme jamais ainsi. 8 Versets 34 Puis ayant appelé la foule avec ses disciples, il leur dit : Quiconque veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive. 35 Car quiconque voudra sauver sa vie, la perdra ; mais quiconque perdra sa vie propre à cause de moi et de l’Evangile, la sauvera. 36 Et que servira-t-il à un homme de gagner le monde entier, et de perdre son âme ? 37 Que donnerait l’homme en échange de son âme ? 38 Car quiconque aura eu honte de moi et de mes paroles dans cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, lorsqu’Il viendra dans la Gloire de son Père avec les saints anges.

Perdre sa vie propre, c’est ne plus penser sa vie pour soi qui est une forme d’égocentrisme mais la penser en référence à quelqu’un d’autre. Ce n’est pas loin de la définition de l’amour qui exige un tel décentrement, et Dieu est amour. Mais on voit bien ce que cela veut dire dans la bouche de Jésus. Il appelle Pierre, Jacques, Jean et laissant là leur filet et leur père dans la barque, aussitôt ils suivent Jésus. N’est-ce pas la preuve visible de la sainteté de ces compagnons de Jésus qui ont immédiatement décentré, abandonné leur vie de pêcheurs pour aller à l’inconnu avec Jésus en totale confiance ? Perdre sa vie, c’est la remettre dans les mains de Jésus, goûter sa Présence et faire confiance à sa Parole. C’est accepter d’aller depuis ce qui est tout petit en nous vers ce qui est immense voire infini. porter sa croix. signifie plutôt porter le patibulum, c’est-à-dire le montant horizontal qu’on chargeait sur le dos du condamné pour qu’il le porte jusqu’au lieu du supplice réservé aux esclaves de Rome. Ce montant horizontal représente bien la charge humaine lourde à porter pour chacun en contraste avec le montant vertical qui fait symboliquement descendre le ciel sur la terre. Ce qui donne toute sa profonde beauté au signe de Croix. Ce propos de Jésus alors que Pierre vient de refuser la Passion de Jésus, semble hors contexte, comme un propos ultérieur transcrit trop 146

tôt dans la bouche de Jésus. Mais peut-être fait-il écho à quelques formules proverbiales de l’époque dont le sens a été complètement absorbé par la Croix ? Une autre hypothèse est basée sur le bain rituel que les prosélytes, juifs, pas encore pharisiens mais désirant le devenir, devaient effectuer devant trois témoins avant d’être admis dans la communauté pharisienne. C’est la même chose pour entrer dans la communauté chrétienne mais avec deux différences importantes : la nécessité de la circoncision préalable pour les pharisiens et la différence de signification du bain rituel6 essénien et du baptême. Dans le rite d’entrée dans la communauté pharisienne, l’impétrant devait aussi faire une croix sur son front pour signifier une remise des dettes afin de soulager les plus pauvres. Naturellement la Croix de Jésus a submergé cette simple signification initiatique. Le verset 38 manifeste la conscience messianique de Jésus. Il annonce la Parousie, son retour en Gloire. Cette venue dans la Gloire est-elle le prolongement de sa vie sur terre ou cette croyance a-t-elle pris forme à la suite de l’échec de la mission de Jésus, mort sur la croix ? Il faut bien comprendre qu’un second temps glorieux adviendra après le martyre de Jésus pour que son propos prenne sens. C’est pourquoi, la Résurrection et ce Retour en Gloire annoncés font de la Croix une victoire définitive.

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Source pour le bain rituel : Anthropos Laïkos, Paradosis N°44, Alexandre Faivre, Editions universitaires Fribourg suisse, 2000, p.188 147

CHAPITRE IX

Dans ce chapitre, plusieurs situations sont décrites. Jésus agit sur la foule, mais il agit aussi sur ses disciples en présence de la foule ou en les tenant à l’écart de la foule. Le moment inéluctable de sa montée à Jérusalem arrive. Mais cette montée est différée car Jésus veut faire comprendre à ses disciples la nécessité théologique de sa Passion. Si comme à un spectacle, on se tient à l’extérieur de la démarche de Jésus, on n’y comprend rien. Par contre, si on accepte d’entrer avec Lui dans sa Passion, alors sa Gloire devient perceptible. Une fois encore, Marc invite son lecteur à faire un choix. 9 Verset 1 Et il leur disait : En vérité, je vous le dis, il en est ici de présents qui ne connaîtront pas la mort avant d’avoir vu le Royaume de Dieu venu avec puissance.

En vérité traduit l’hébreu Amen et annonce une déclaration solennelle de foi. Pour ses disciples qui vont le suivre dans sa Passion, la Gloire de Dieu et son Royaume seront vus avant leur propre mort, c’est-à-dire qu’ils verront le Christ mort et ressuscité. Ainsi, nous-même comme appartenant à une communauté ecclésiale, nous pouvons sentir la puissance du Ressuscité, voir venir son Royaume en puissance. Cela nous entraîne comme disciple à la suite de Jésus qui va vers sa Passion, qui monte à Jérusalem. 9 Versets 2 Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, et les emmène sur une haute montagne à l’écart, seuls. Et il fut transfiguré devant eux : 3 ses vêtements devinrent étincelants, d’une blancheur extrême, tels que foulon sur terre ne peut ainsi blanchir. 4 Puis Elie leur apparut avec Moïse, et ils s’entretenaient avec Jésus. 5 Pierre, prenant la parole, dit à Jésus : Rabbi, il est heureux que nous soyons ici ; dressons donc trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Elie. 6 Il ne savait en effet que dire, car ils étaient frappés d’épouvante. 7 Survint une nuée qui les prit sous son ombre, et de la nuée partit une voix : Celui-ci est mon Fils bien aimé ; écoutez-le ! 8 Soudain, regardant tout autour, ils ne 149

virent plus personne, sinon Jésus, seul avec eux. 9 Comme ils descendaient de la montagne, il leur défendit de raconter à personne ce qu’ils avaient vu, sinon quand le Fils de l’homme serait ressuscité d’entre les morts. 10 Ils observèrent cet ordre, tout en se demandant entre eux ce que signifiait ressusciter d’entre les morts.

Le Seigneur apparut à Moïse sur une haute montagne. Jésus prend à part Pierre, Jacques et Jean son frère ; puis il les emmène sur une haute montagne, le mont Thabor, très probablement. Ce n’est pas la première fois qu’il les sépare, car Jésus avait déjà pris Pierre, Jacques et Jean à part pour la réanimation de la fille de Jaïros - Mc 5, 37. Haute montagne annonce l’élévation du propos qui suit ou introduit ce qui va advenir. Pourquoi en prend-il trois seulement et non pas tous ? Nous ne savons pas. Peut-être est-ce parce que dans le monde juridique juif, un témoignage n’est valable que si deux ou trois l’attestent. Ainsi Pierre, Jacques et Jean pourront plus tard rendre un compte juridiquement valable de ce qu’ils ont vu ; c’est suffisant. Naturellement, comme dans tout témoignage, celui qui a vu n’a pas tout vu mais de sa position, il peut rendre compte partiellement de l’événement. De plus, à chaque fois que Jésus met à part un trio, il choisit les trois mêmes, certainement pour fortifier davantage leur foi. Jésus voit l’incompréhension, la lenteur à croire de ses Douze disciples. Il se dit au moins ces trois là, je les amènerais à croire en leur montrant ma divinité ! Il prend Pierre d’abord et puis Jean qu’il aime particulièrement et Jacques son frère qui le suit partout. Ils verront comment mon Visage resplendit, comment la Lumière divine rend le monde ténébreux1. et il fut transfiguré en leur présence. Le mot grec de la Transfiguration est métamorphose ! Dans la Métamorphose de Franz Kafka, Grégor Samsa se transforme un matin en insecte. Tout lui devient hostile, son employeur, ses parents, sa sœur Grete. Sa laide étrangeté repousse. C’est le contraire de Jésus Métamorphosé qui, par amour, attire tous à lui. Son rayonnement est l’amour. Cette métamorphose préfigure l’état corporel d’un chrétien ressuscité. Six jours entre deux événements : Yom Kippour suivi de Soukkot (une semaine encore avant, c’est Roch Hachana, début de l’année juive)! Il est rare que Marc précise l’intervalle de temps entre deux épisodes. La Transfiguration a lieu à Soukkot, fête des tentes dans lesquelles les juifs vivent pendant sept jours. En effet, les juifs construisent alors des cabanes pour se rappeler que leurs ancêtres 1

Vie de Jésus, François Mauriac, p 442 150

hébreux dont Moïse y ont vécu quarante ans dans le désert avant d’entrer en Terre Promise. Il est donc opportun de fêter le don de la terre en se rappelant le temps d’avant où, nomades errant dans le désert, ils vivaient sous des tentes. Par association d’idées puisées dans l’actualité, Pierre propose donc à Jésus de dresser trois tentes pour les trois personnages qu’il voit. Cette mise en contexte faite, la proposition de Pierre qui semble tellement hors de propos prend alors sens dans l’actualité. Elle met en exergue son côté spontané et sympathique. A Soukkot, on célèbre la joie d’habiter la terre. Jésus, en se laissant voir transfiguré sur la terre, montre sa façon d’aimer l’habiter. Rappelons le déroulement liturgique de la grande fête de Yom Kipppour qui eut lieu à Jérusalem, la semaine précédente. Chaque jour dans le Temple, au premier rayon du soleil, il y a l’holocauste d’un agneau sans tâche acheté avec l’impôt du demi shekel que chaque juif paye chaque année pour le service du Temple (L’agneau est réduit en cendres et l’holocauste en cela se distingue du sacrifice). De plus, à Yom Kippour, le grand prêtre, préalablement isolé pendant une semaine dans le Temple, s’adresse au peuple alors réuni. Il confesse publiquement ses péchés et ceux de sa famille puis un taureau est sacrifié pour le pardon de leurs fautes. Deux boucs sont alors présentés et l’un d’eux est tiré au sort et distingué avec un brin de laine rouge attaché à ses cornes. Le bouc sans laine est sacrifié pour le pardon des péchés des prêtres. Puis, le grand prêtre transfère, sur le bouc avec le brin de laine rouge dans ses cornes, les péchés du peuple puis quelqu’un conduit ce bouc émissaire à Azazel, au désert. Enfin le grand prêtre prononce le Tétragramme devant l’assemblée absoute de ses fautes et c’est la seule fois annuelle où il lui est permis de le prononcer et d’entrer dans le Saint des Saints.

Le bouc émissaire - William Holman Blunt.

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Enfin, l’autre partie du brin de laine rouge est attachée à la porte du Temple. Lorsque celui qui a conduit le bouc émissaire au désert revient, le grand prêtre fait changer le brin de laine rouge de la porte en brin blanc comme neige 2 en témoignage de la rémission des péchés du peuple et accomplissant ainsi la prophétie d’Isaïe 1, 18 : Si vos péchés sont comme l’écarlate, ils deviendront aussi blancs que neige. S’ils sont rouges comme le vermillon, ils deviendront comme de la laine. Jésus devrait aller à Jérusalem à l’occasion de ces trois fêtes juives consécutives. Mais c’est dangereux pour lui depuis l’assassinat de Jean-Baptiste. Avant de s’exposer, Il veut montrer à ses disciples sa liberté seigneuriale d’y aller quand il le décide. Et il a choisi la fête de Pâques. Sa Transfiguration les prépare donc à sa Passion et à sa Résurrection. Moïse sur le Sinaï Exode 3, 13 demanda au Seigneur quel était son nom : Mais s’il me demande quel est son Nom, que leur répondrais-je ? 14 Dieu dit alors à Moïse : Je suis celui qui suis. Εγω ειμι ο ων Et il ajouta : Voici en quels termes tu t’adresseras aux enfants d’Israël : Je suis m’a envoyé vers vous. Dieu n’a pas voulu révéler son Nom à Jacob au gué du Yabboq quand celui-ci lui fit cette demande : Gen 32, 30 Révèle-moi ton nom, je te prie, mais (Dieu) répondit : Pourquoi me demandes-tu mon nom ? et, là même, il le bénit. A l’interrogation de Jésus : qui suis-je ? Mc 8, 29 Pierre n’avait pas répondu qu’il était le tétragramme mais, cristal de Parole : Tu es le Christ. Pierre, Jacques et Jean apprennent maintenant que Jésus est le Fils de Dieu par la Voix du Père qui émane de la nuée. Cette Voix l’avait déjà dit au moment du baptême de Jésus ; elle ajoute maintenant à l’adresse de ses trois compagnons, absents au baptême : Ecoutez-le. C’est ce que la Voix a de plus important à leur dire. Comme sont grandes leurs difficultés à comprendre ! D’ailleurs, les esprits impurs eux très au fait de la nature de Jésus, l’interpellaient déjà comme le Fils de Dieu - Mc 3, 11 par exemple.

2

Fait relaté dans le Talmud de Babylone. 152

Vue du mont Thabor, lieu présumé de la Transfiguration. David Roberts, 1839.

Nathanaël répondit à Jésus qui l’a remarqué : Jn 1, 49 Rabbi, tu es le Fils de Dieu ! Désormais c’est le Père lui-même qui désigne Jésus comme le Fils de Dieu et découvre ainsi aux hommes la nature trinitaire de Dieu, étape considérable dans la connaissance de Dieu. C’est en effet l’Esprit Dieu qui ouvre les cieux fermés et à travers cette déchirure, le Père parle du Fils. Cette Gloire, visible temporairement, est Jn 17, 5 la Gloire que (Jésus) avait avant la Création du monde. Ainsi, Jésus leur montre la Gloire du Fils de Dieu. Jésus vient d’annoncer sa mort et sa résurrection à ses disciples - Mc 8, 31. Il a donc accepté la Volonté du Père et il se met à l’écart avec trois disciples pour rendre grâce au Père de cette acceptation. L’admonestation de Jésus à Pierre qui refusait sa Passion prend alors tout son sens préparatoire. Lc 9, 29 ajoute que le visage de Jésus devint autre ; Mt 17, 2 dit que son visage brilla comme le soleil alors que Marc insiste surtout sur ses vêtements. Jésus leur spécifie bien de ne rien dire jusqu’à sa relevée des morts. Il s’agit bien d’un témoignage a posteriori. Au moment de leur mise à part, Pierre, Jacques et Jean n’imaginent en aucune manière que Jésus allait leur apparaître en Gloire. Une fois Jésus mort et ressuscité, ils pourront dire : auparavant, nous l’avons vu 153

habillé de sa Gloire. Jésus n’a pas besoin de mourir pour être transfiguré parce qu’il est Dieu et qu’il a, de toute éternité, sa Gloire auprès du Père. La Transfiguration vise aussi à écarter du cœur des disciples le scandale de la croix (Saint Grégoire le Grand) en leur mettant sous les yeux l’Espérance encore cachée qu’elle contient. Il ne peut y avoir de résurrection sans mort. A quelle expérience Jésus les convie-t-il ? Ils n’ont pas compris ce que Jésus voulait dire en parlant de sa résurrection. C’est pourquoi Jésus leur donne à voir sa Gloire ! Elle témoigne de sa liberté inouïe d’aller vers sa Passion sans contrainte puisque sa Gloire est déjà une réalité de toute éternité. En se montrant transfiguré, Jésus se montre Dieu de toute éternité ; mais pour qu’il soit complètement homme, il doit mourir puisque c’est la condition de l’homme. Jésus Dieu transfiguré n’a évidemment pas les stigmates de la Croix. C’est Thomas en mettant ses doigts dans les plaies du Crucifié qui apportera la preuve que le ressuscité est bien Jésus qui a été crucifié. Sa Passion est donc un acte d’amour totalement libre et gratuit. 1 Jn 3, 2 le dit pour nous-mêmes : Dès maintenant nous sommes enfants de Dieu et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation, nous Lui serons semblables parce que nous Le verrons tel qu’Il est. Ainsi lors de la Transfiguration, les trois disciples voient en même temps Jésus homme et Jésus Dieu, l’être contingent et l’être éternel. La transformation de chaque homme pour l’éternité n’apparaît pas encore puisque elle passe par la mort et que feu et lessive ne nous ont pas encore été appliqués pour brûler et dissoudre les parties mauvaises de notre être mais ce n’est que partie remise dans l’attente de la grande manifestation dont nous voyons déjà là les prémisses. La description de Marc est basée sur un blanc plus blanc que blanc. Revenons à Malachie 3, 2 – prophète d’Israël du Vème siècle (malachie en hébreu veut dire mon messager) : Et soudain, il entrera dans le sanctuaire le Seigneur que vous cherchez ; et l’Ange de l’alliance que vous désirez, le voici qui vient ! déclare YHWH Sabaoth. Qui soutiendra le jour de son arrivée ? Qui restera droit quand il apparaîtra ? Car il est comme le feu du fondeur et comme la lessive des blanchisseurs. Il siégera comme fondeur et comme nettoyeur. Le mot foulon employé par Mc 9, 3 fait correspondance à lessive des blanchisseurs de Malachie. Ainsi le blanc qui rayonne à partir de Jésus transfiguré évoque la vision antérieure de Malachie ; c’est un blanc qui n’est pas de nature terrestre, mais d’une lumière qui n’est pas notre lumière photonique puisqu’elle l’estompe. L’allusion comparative au 154

blanchissage renforce l’image recherchée pour la description. Ces purifications par le feu rappellent les lèvres d’Isaïe purifiées par une braise, la purification par la potasse évoque les saletés dissoutes par la lessive. Elles sont contagieuses à partir du Prêtre du Seigneur qui entre dans le sanctuaire. Ni le feu ni la potasse des lessiveurs ne sont à prendre à mains nues car ils sont trop vifs. Cette purification saisit, transforme et c’est ce que dit Paul dans II Co 3, 18 : Nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la Gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image toujours plus glorieuse, comme il convient à l’action du Seigneur qui est Esprit.

Transfiguration de Jésus par Raphaël vers 1520. Double scène de Jésus transfiguré avec Moïse et Elie (partie haute) et des apôtres qui essaient en vain d’expulser un démon de l’épileptique possédé (partie basse du tableau).

Jésus est un homme vivant devant ses trois disciples qui le voient rayonnant de Gloire. Feu et lessive ne sont pas nécessaires pour Lui car sa sainteté « explose » en quelque sorte devant leurs yeux ébahis. Mais aucun autre homme ne pourra échapper à feu et lessive nécessaires pour

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rayonner cette même Gloire que Paul évoque. Le Christ sera notre purificateur, notre lessiveur. Les trois disciples ne peuvent pas encore nommer la Gloire qui revêtait Jésus. Plus tard, la permanence du Ressuscité leur fera poser la question : qu’est-ce que voir le Ressuscité ? Pierre, Jacques et Jean ne sont-ils pas frappés d’épouvante ? Le surgissement du monde spirituel dans notre monde matériel ne laisse pas indifférent. A chaque fois, il est accompagné de n’ayez pas peur. Marie-Madeleine, les disciples d’Emmaüs, Saül, … ne sont pas diserts sur la description du Ressuscité. Ils commencent par ne pas le reconnaître puis jaillit dans leur intelligence une certitude, πιστις, qui les bouleverse. Luc IX précise que la Transfiguration a eu lieu pendant que Jésus priait et l’aspect de son visage changea ; Moïse n’avait-il pas un visage autre et rayonnant après son entretien sur le Sinaï ? Il dut le cacher par un voile pour qu’il soit supportable aux autres. Si cet aspect du visage de Jésus se maintenait, il y aurait danger pour des raisons de sécurité, comme la rétine est en danger quand on regarde le vif soleil. Ex 34, 32 Aaron et tous les enfants d’Israël virent Moïse, et voici que la peau de son visage rayonnait, et ils n’osèrent l’approcher. 33 Quand Moïse eut finit de leur parler, il mit un voile sur son visage. 34 Lorsqu’il entrait pour s’entretenir avec YHWH, Moïse ôtait son voile jusqu’à la sortie de la Tente...35 les enfants d’Israël voyaient le visage de Moïse rayonner. Jésus parlait de la mort qu’il allait subir à Jérusalem ; on dit son exode à Jérusalem. Ces précisions de Luc sont probablement apportées par l’autre témoin, Jean. Au cœur de l’apparition, la nuée apparaît, celle qui accompagna et pilota les hébreux dans le désert et un murmure vocal se fait entendre, répétition de celui du baptême de Jésus – Ps 2. Subitement, le rideau se referme et Jésus est de nouveau au milieu d’eux. Il y a donc continuum entre notre monde et le monde des cieux et il n’y a ni rupture ni déchirure à passer de l’un à l’autre comme la mort nous le donne faussement à croire. Cette continuité harmonieuse avec le monde sensible a été remarquée lors d’apparitions surnaturelles3. Jésus parle avec Moïse et Elie de la Torah et des prophètes que l’un et l’autre représentent respectivement. A la fin de son livre, Malachie annonce le retour d’Elie qui doit remettre tout en ordre avant que le Messie vienne recevoir l’onction. Mais c’est lui Malachie qui doit redonner les objets du culte cachés lors de la prise du Temple par Nabucodonosor. C’est l’Esprit Saint qui sous la forme d’une colombe donne l’onction au roi-Messie accompagnée de la Parole paternelle : 3

voir le livre du Père Laurentin sur Bernadette de Lourdes. 156

Celui-ci est mon Fils bien-aimé. La transfiguration est donc une répétition, une confirmation de ce qui s’est passé lors du baptême de Jésus au bord du Jourdain. La loi et les prophètes sont donc un lieu privilégié pour aller à la rencontre de Jésus. C’est là qu’on fait l’expérience de la liberté du Christ. Jn 14, 9 Qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : montre-moi le Père ? En contemplant Jésus transfiguré, on contemple l’amour du Père qui parle. A travers les actes de Jésus, on voit le Père qui prend soin de son peuple. Tout en Jésus renvoie au Père. 9 Versets 11 Ils lui demandèrent alors : Pourquoi les scribes disent-ils qu’Elie doit venir d’abord ? 12 Jésus leur répondit : Elie en effet viendra d’abord remettre en ordre. Comment donc est-il écrit du Fils de l’homme qu’il doit souffrir beaucoup et être méprisé ? 13 Eh bien ! Je vous dis qu’Elie est venu, et ils lui ont fait tout ce qu’il leur plaisait, ainsi qu’il est écrit de lui.

Jésus confirme ainsi que Jean-Baptiste est bien le prophète Elie de retour. Ceci ne veut pas dire que Jean-Baptiste soit une réincarnation d’Elie mais signifie que Jean-Baptiste achève la mission d’Elie qui est de préparer et de remettre de l’ordre avant la venue du Messie. De façon liée, il annonce encore sa Passion, les souffrances et le mépris qui l’accableront bientôt. Ainsi Jésus est son propre prophète, annonceur de son avenir, Volonté du Père. Mais attention : en aucune manière, Jean-Baptiste est une réincarnation d’Elie ; la notion de réincarnation et de métempsycose est étrangère aux mondes juif et chrétien - voir Saint Irénée. Jean-Baptiste continue la mission de remise en ordre commencée par Elie mais c’est un homme différent. 9 Versets 14 Arrivés auprès des disciples, ils virent autour d’eux une foule nombreuse et des scribes qui discutaient avec eux. 15 Et aussitôt toute la foule, à la vue de Jésus, fut saisi de frayeur : on accourait, on le saluait. 16 De quoi discutiez-vous avec eux ? leur demanda-t-il. 17 Quelqu’un de la foule lui répondit : Maître, je t’ai amené mon fils possédé d’un esprit muet ; 18 où qu’il le saisisse, il le précipite à terre, et il écume, grince des dents, devient tout raide. J’ai bien demandé à tes disciples de l’expulser, mais ils n’ont pu. 19 Engeance incrédule, reprend Jésus, jusques à quand serais-je parmi vous ? Jusques à quand vous supporterai-je ? Amenez-le moi. 20 On le lui amena. Sitôt qu’il vit Jésus, l’esprit secoua l’enfant avec violence, et celui-ci tombant à terre, s’y roulait en écumant. 21 Jésus demanda au père : Combien y a-t-il de temps que cela lui arrive ? Depuis son enfance, répondit-il. 22 Souvent même l’esprit l’a jeté dans le feu ou dans l’eau, pour le faire périr. Mais si tu peux quelque chose, viens-nous en aide, par pitié pour nous ? 23 Si tu peux !... lui dit Jésus ; tout est 157

possible pour celui qui croit. 24 Aussitôt le père de l’enfant de s’écrier : Je crois ! Viens en aide à mon peu de foi. 25 Jésus voyant que la foule accourait, menaça l’esprit impur et lui dit : Esprit sourd et muet, c’est moi qui te l’ordonne ; sors de cet enfant et n’y entre plus jamais. 26 L’esprit jeta un cri, secoua violemment l’enfant et sortit. Celui-ci devint comme mort, si bien que la plupart des gens disaient : il a trépassé ! 27 Mais Jésus, le prenant par la main, le releva, et il se tint debout. 28 Quand il fut entré dans la maison, ses disciples lui demandèrent en particulier : Pourquoi n’avons-nous pu, nous, l’expulser ? 29 Il leur répondit : Cette espèce-là ne peut s’en aller que par la prière.

Jésus semble peu aimable mais il est sans doute agacé par leur manque de foi, raison pour laquelle les disciples n’y arrivent pas. Amenez-le moi ! Dans amenez, il y a amen et il est significatif de remarquer qu’en traduction française, le Fils de l’homme, exprime ainsi la certitude de sa foi. Ceci ne transparaît pas dans en Grec Φερετε αυτον προς με. Heureux hasard des langues ! Marc aime bien les descriptions détaillées et précises et ce qu’il dit du malade permet de poser un diagnostic sûr : il est épileptique. Ceci exprime que la désignation « possédé d’un esprit muet » a le dos large pour inclure bien des maladies. Il est vrai que l’épilepsie est une maladie qui fait beaucoup penser à une possession par un diable ; le corps devient raide, s’agite de tremblements, essaie de faire mal et de se faire mal, la bouche écume, pousse des cris. Aujourd’hui, on donne à cette maladie un support somatique mais la médecine est encore loin d’avoir fait tout le tour de son étrangeté. Jésus guérit corps et esprit. Finalement, Marc qui traduit Pierre est plus précis sur les symptômes de la maladie que Luc qui est médecin ! Toutefois Jésus ne s’attarde pas à séparer ce qui est maladie somatique de ce qui est possession diabolique, les deux étant ici mêlées et rendant la guérison « plus difficile ». Au verset 25, l’esprit devient sourd et muet ; il est donc possible de conjecturer que Marc rapporte en un seul miracles deux miracles différents qu’il a entrecroisés. André Chouraqui traduit par souffle muet. Marc insiste sur l’état de fatigue de celui qui est guéri ; il est comme mis à plat. Aux parents de la fille de Jaïros, Jésus n’a-t-il pas dit : Donnez lui à manger. Ainsi le Fils de l’homme sera aussi mis à plat. Jésus lui tend la main et le relève. Le verbe relever est fort et signifie résurrection ; c’est ce que fera le Père en ressuscitant son Fils. En nous saisissant dans la mort, dans notre mise à plat, matrice source de toutes nos peurs, le Seigneur nous fait entrer dans la Vie éternelle et nous 158

libère de toutes nos peurs, nous donne une victoire totale. Tous les miracles de Jésus sont un signe de sa Résurrection. Un ressuscité n’a plus peur de rien. La prière et le jeûne sont nécessaires. Prier, c’est regarder, contempler son Corps crucifié et ressuscité, marqué des stigmates de la Croix et suffoquer devant un signe aussi manifeste de l’amour du Père pour nous. Voir cette Gloire, c’est être enfoui en elle pour qu’elle devienne nôtre. C’est goûter la liberté absolue qu’elle procure mais aussi entrer dans le consentement à la Volonté du Père à l’intérieur de son projet de Création toujours en devenir. La foi n’est pas quelque chose que l’on a en soi ou que l’on n’a pas. C’est la relation avec le Seigneur ; celle-ci grandit ou s’étiole. Cultiver cette relation, y placer son Espérance, son amour est le muscle de la foi. Isaïe 7, 9b au nom de YHWH ne dit-il pas à Achaz : Si vous ne tenez pas à moi, vous ne tiendrez pas.

Détail de la Transfiguration -Raphaël. Le père en habit vert pour exprimer son espérance tient son fils qui tombe à terre, les yeux révulsés qui regarde le ciel et que les disciples ne peuvent guérir. Jésus va le relever.

Il est beau de comparer la croissance de la confiance en Dieu à un passage à gué qu’on traverse pas à pas. La foi permet d’atteindre l’autre rive au cours du voyage de la vie terrestre en croissant d’une étape à l’autre. Le croyant-non-pratiquant essaie de vivre, de pratiquer les valeurs de la famille par exemple mais ne cherche pas à cultiver sa relation avec le Seigneur. Le non-pratiquant est quelqu’un qui néglige le passage à gué.

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Commentaire de Charles de Foucauld : Cette espèce de démons ne peut s’en aller que par la prière ». Voici une nouvelle raison de beaucoup prier que Dieu nous donne, c’est que beaucoup prier est nécessaire pour chasser les tentations... En effet la prière, l’union à Dieu dans le recueillement de l’oraison, c’est ce qui nous fortifie, c’est ce qui nous remplit d’une vigueur toujours renaissante pour vaincre les tentations qui renaissent toujours... Nous serrer contre Dieu dans la prière, cela nous renouvelle, nous fortifie, nous rend la vie… Notre âme est sans cesse épuisée comme le corps après une grande fatigue : l’oraison lui rend une fraîcheur, une force nouvelle, comme une nourriture généreuse faite pour le corps... Aussi il nous faut souvent prier et longtemps prier, souvent parce que l’amour nous oblige à tourner constamment les yeux vers le Bien-Aimé, longtemps parce que ce n’est que dans une longue prière que l’âme peut se renouveler suffisamment pour reprendre contre le démon le combat qui dure tous les jours de la vie... C’est le moment d’accomplir le précepte de la prière continuelle, en tournant sans cesse les yeux, le cœur, la pensée vers notre Bien-Aimé et en pensant à Lui, en Lui parlant tout en travaillant pendant tous les moments de la journée. Pense à Dieu plus souvent que tu respires, disait Epictète. Le Docteur Alexis Carrel4 écrit : Il est absurde de prier le matin et de se conduire le reste de la journée comme un barbare. De très courtes pensées ou invocations mentales peuvent maintenir l’homme en présence de Dieu. Toute la conduite est alors inspirée par la prière. Ainsi comprise, la prière devient une manière de vivre. 9 Versets 30 Partis de là, ils traversaient rapidement la Galilée, et il ne voulait pas qu’on le sût. 31 Car il instruisait ses disciples ; il leur disait : Le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes ; ils le mettront à mort, et trois jours après sa mort il ressuscitera. 32 Mais ils ne comprenaient rien à ce langage et ils craignaient de l’interroger.

La traversée rapide de la Galilée s’explique par sa renommée grandissante et par le danger pour lui et ses disciples d’être arrêtés. Il se dirige donc vers Capharnaüm, sa base arrière. Chemin faisant, il instruit ses disciples et leur annonce une deuxième fois sa Passion et sa Résurrection. Malgré tous les signes et sa Transfiguration, ils ne comprennent pas et plus encore, ils craignent maintenant de l’interroger. En particulier, aux mains de quels hommes sera-t-il livré ? L’Eglise aujourd’hui distribue le corps du Christ par l’Eucharistie, le 4

voir La prière, Alexis Carrel, Plon, 1944. 160

Fils de l’homme livré à nos mains. Mais les mains qu’ici Jésus évoque sont explicitement les bourreaux de sa Passion. 9 Versets 33 Ils arrivèrent à Capharnaüm, et une fois à la maison, il leur demanda : De quoi discutez-vous en chemin ? 34 Et eux de se taire, car en chemin ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand. 35 Alors, s’étant assis, il appela les Douze et leur dit : Si quelqu’un veut être le premier, il doit être le dernier de tous et le serviteur de tous. 36 Puis, prenant un petit enfant, il le plaça au milieu d’eux et, le serrant dans ses bras, il leur dit : 37 Quiconque accueille en mon nom un de ces petits enfants comme ceux-ci, c’est moi qu’il accueille, et quiconque m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé.

De quoi discutez-vous ? C’est une façon pour Jésus de les aider à dire ce qu’ils n’arrivent pas à dire. Comme à l’issue de sa Passion, Jésus disparaîtra, ils discutent de son remplaçant. Qui va devenir le chef à la place de Jésus absent ? Ils se querellent à ce propos et bien sûr, Jésus qui marche avec eux a entendu leur conversation. Les disciples ont donc désormais admis la mort de Jésus et se projettent dans un futur sans Lui. A ce stade, Pierre n’a pas été désigné comme futur chef. Il doit être le dernier de tous, c’est-à-dire un esclave. Un esclave n’est protégé par aucune loi si ce n’est celle d’appartenir à son maître. De même, le petit enfant protégé par son père est sans parole par définition et donc sans voix ; il est le symbole de la fragilité et du dénuement. Jésus se place en contraposition totale avec ses disciples qui veulent savoir qui est le plus grand. Il nous invite à adopter la position d’esclave qu’il a prise devant tous les hommes. Jésus leur donne une bonne leçon d’humilité à la fois proverbiale et digne d’une image d’Epinal avec des petits enfants serrés contre Lui. Le verset 37 a des allures de déclaration apocalyptique qui sera reprise pour le jugement de la fin des temps : Mt 24, 40 Amen, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. 9 Versets 38 Jean lui dit : Maître, nous avons vu quelqu’un expulser les démons en ton nom, quelqu’un qui ne nous suit pas, et nous avons voulu l’en empêcher, parce qu’il ne nous suivait pas. 39 Mais Jésus répondit : Ne l’empêchez pas, car il n’y a personne qui, faisant un miracle en mon nom, puisse après parler mal de moi. 40 Qui n’est pas contre nous est pour nous.

Jésus continue à leur parler de la bonne façon d’accueillir sa Parole et dans ces versets, se pose la question de l’utilisation du nom de Jésus. Jean à travers sa question demande où est la frontière qui sépare les disciples de Jésus de ceux qui ne le sont pas et n’ont donc pas à utiliser 161

son nom. Jésus lui répond que la question est bonne à condition de ne pas y répondre. Le critère d’utilisation du nom est de bien parler de Jésus, ce qui fournit un critère très ouvert et bouscule complètement le concept de frontière, de cercle de craie qui entoure les disciples et rejette les autres à l’extérieur du cercle. Si quelqu’un fait un miracle au nom de Jésus, il sera forcé de bien parler de Lui. C’est une façon de configurer la communauté chrétienne aujourd’hui en acceptant de ne pas être maître de la frontière : ceux qui ne sont pas contre nous sont avec nous. La communauté des disciples est reconnue à cause de son accueil des plus petits. C’est le propos5 de Cyprien de Carthage : Salus extra ecclesiam non est ; et celui du Concile Vatican II (Constitution Lumen Gentium n°14) qui dit que hors de l’Eglise point de salut mais ajoute aussitôt cet adage : nul ne sait qui est uni au Christ. Il n’appartient à personne d’en juger sauf le Christ qui rejoint tout homme dans sa mort pour l’emporter dans sa résurrection. Le livre de Jonas est annonciateur de cette rencontre dans la mort avec le Christ. En conséquence, à travers Israël, le Christ œuvre pour l’humanité entière et vient rejoindre tout homme à son point le plus bas. 9 Verset 41 Oui, quiconque vous donnera à boire un verre d’eau pour la raison que vous êtes au Christ, en vérité, je vous dis qu’il ne perdra pas sa récompense.

La récompense est promise à celui qui donne un verre d’eau à quelqu’un parce qu’il sait qu’il est au Christ. Il s’agit de la charité envers les disciples et les chrétiens. La récompense n’est pas précisée quand le verre d’eau est donné pour une autre raison, par exemple par simple humanité. Cette phrase a la consonance apocalyptique du jugement dernier : Mt 25, 35-36 J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; … Seigneur quand t’avons-nous vu avoir faim et t’avons donné à manger, avoir soif et t’avoir donné à boire ? 9 Versets 42 Et quiconque scandalise un de ses petits qui croient, mieux vaudrait pour lui qu’on lui ait passé une meule d’âne autour du cou et qu’on l’ait jeté à la mer. 43 Et si ta main te scandalise, coupe-la ; mieux vaut pour toi entrer manchot dans la vie que de t’en aller avec tes deux mains dans la géhenne, au feu qui ne s’éteint pas. 45 Et si ton pied te scandalise, coupe-le ; mieux vaut pour toi entrer dans la vie boiteux que d’être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne. 47 Et si c’est ton œil qui te scandalise, arrache-le ; mieux vaut pour toi entrer avec un seul œil dans le Royaume de Dieu que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne, 48 où 5

Cyprien de Carottât, lettre 73. 162

leur ver ne meurt ni leur feu ne s’éteint. 49 Tous en effet doivent être salés par le feu. 50 C’est une bonne chose que le sel ; mais si le sel perd son sel, avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes ; et vivez en paix entre vous.

Chacun est attaché au Christ par un fil et les petits ne sont pas forcément les petits enfants mais ceux d’entre nous dont le fil d’attachement à Jésus est particulièrement ténu, c’est-à-dire fragile. Toute action ou tout propos qui abîme un tel fil ténu est scandaleux car il fait trébucher le « petit », il risque même de casser ce fil et ainsi faire obstacle à cet élan que Jésus suscite en chacun d’entre nous. Jésus souligne l’extrême gravité de ce méfait en indiquant qu’il vaudrait mieux attacher une meule au cou de celui qui scandalise et qu’il soit précipité dans la mer, façon hyperbolique de souligner les conséquences dramatiques du méfait. Couper la main : n’oublions pas que les mains servent à donner et à recevoir. Elles servent aussi à voler, à faire violence. Couper la main ne veut pas dire se priver de donner et de recevoir mais se priver de voler et de violenter. Il s’agit d’une éducation des gestes des mains pour que finalement elles ne produisent que du bien, du beau, du vrai, qu’elles accomplissent ce pourquoi le Créateur nous en a pourvu. C’est une volonté de toute une vie, une Volonté autre que la sienne qui corrige la main pour le bien. Même éducation à prévoir pour les pieds, pour les yeux et tous nos membres. Le texte suggère bien une amputation physique au premier degré mais il faut la comprendre au second degré comme une emphase oratoire, un oralité hyperbolique qui convient devant une assemblée pour se faire mieux comprendre ; elle est propre à la mentalité araméenne qui aime insister par des répétitions main, pied, œil plus lourdement que ne le feraient nos mentalités occidentales actuelles6. Il s’agit simplement de couper tout ce qui est mauvais en soi. Ce propos rejoint celui de Paul lorsqu’il explique que ce qui compte c’est la circoncision du cœur et non la circoncision physique, Ga 6, 13. C’est une invitation à changer son cœur de pierre en cœur de chair, à couper ce qui est mauvais. Scandaliser est un verbe fort qui signifie qu’une personne est tétanisée, offusquée par ce qu’elle voit. Elle est comme un animal à proximité d’un piège ; si elle bouge elle sait que le piège tendu va se déclencher, elle est immobilisée par la peur. Comment faire pour couper ce qui est mauvais en soi ? C’est la profession de foi, l’action de 6

Une fois encore, l’interprétation littérale brute est mauvaise et ne rejoint pas le bon sens. Elle est à écarter. 163

grâce qui coupe. Lorsqu’on est capable de dire merci, de reconnaître l’immensité de ce qu’on reçoit gratuitement de Dieu vis-à-vis de ce qu’on donne, alors le désir d’accaparer encore davantage ne peut que s’estomper. L’action de grâce est un rasoir qui coupe ras le corps du péché. L’esplanade du Temple est protégée des ravins qui l’entourent par des fortifications. A l’est, c’est la vallée du Cédron qui sépare la ville du Jardin des Oliviers. La vallée de la Géhenne (Ge Hinnon, le ravin de l’Hinnon en Hébreu) est plus au sud. C’est une vallée industrielle où sont regroupés les tanneurs, les potiers dont les fours et les activités produisent des fumées, des odeurs, du bruit. Selon Jérémie, même des sacrifices d’enfants à Moloch y ont eu lieu. Ceux qui y vivent y restent piégés, n’en sortent jamais car les feux ne s’y éteignent pas, même la nuit, même le jour du sabbat. Par la suite, on y jetait les ordures. C’est dire que c’est une décharge, un lieu d’abomination et de désolation. Les enfers au pluriel ou Shéol (infernus en Latin) sont ce lieu où la vie crie sa part, sorte de séjour des morts sans bien ni mal, un lieu d’attente. Le prophète Isaïe ne crie-t-il pas au Seigneur : Is 38, 18 Le Shéol ne te célèbre pas !

Vallée du Cédron à droite et vallées de la Gehenne et du Tyropéon à gauche de chaque côté de Jérusalem. 0n aperçoit les 2 mosquées sur l’esplanade du Temple. David Roberts 1839.

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Après sa résurrection, Jésus descend aux enfers et arrache à leurs enfermements ceux qui s’y trouvent, à condition qu’ils disent oui à sa proposition de vie. Dire oui nécessite d’avoir la force de se couper la main, le pied ou l’œil, outils habituels pour les plaisirs mauvais. Il peut paraître avantageux de préférer le confort de ces usages et de dire non à ce que le Christ propose. Etre envoyé en enfer (au singulier), c’est refuser définitivement la miséricorde divine et errer dans un lieu de ténèbres et de désolation irrémédiables. L’enfer définitif est évoqué par Jésus : Mc 3, 24 pour quiconque blasphème contre l’Esprit Saint, il n’y a jamais de rémission : il est coupable d’un péché éternel. Mt 8,12 reprend le propos de Jésus : Les fils du Royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors : là seront les pleurs et les grincements de dents. Faut-il prendre ce propos dans son sens premier ou cache-t-il des réserves insoupçonnables de miséricorde ? L’Eglise professe que la damnation éternelle n’est jamais voulue par Dieu mais par les créatures seules7. Le sel n’est pas utilisé en quantité ; il ne fait pas le goût mais rehausse le goût. On en met aussi sur les offrandes pour montrer la pérennité, l’éternité de l’Alliance. Car le sel, c’est l’Alliance, selon le Lévitique 2, 13 : Tu saleras toute oblation que tu offriras et tu ne cesseras pas de mettre sur ton oblation le sel de l’Alliance de ton Dieu ; à toute offrande, tu joindras une offrande de sel à Yahvé ton Dieu. Mettre du sel, c’est le contraire de scandaliser, c’est dire de façon positive ce qui était dit de façon négative. Scandaliser, c’est couper le fil qui relie à Jésus alors que saler c’est le mettre en valeur, le fortifier. Pour apprendre à vivre en communauté, il faut mettre du sel dans ses propos et ne pas scandaliser les autres. C’est donc être en paix avec eux, leur pardonner s’ils nous ont scandalisés et leur demander pardon pour les torts que nous leur avons faits. Comme nous sommes loin de la question de savoir qui est le plus grand ! C’est un enseignement de Jésus sur la façon d’accueillir et de vivre en communauté.

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Illustration par une petite histoire fictive : Jésus accueille une personne après sa mort. Il lui propose une place au paradis qu’elle accepte avec joie. Au moment d’entrer, elle voit d’autres personnes qu’elle connaît et estime moins méritante qu’elle. Elle refuse d’entrer car elle espérait mieux pour tout ce qu’elle a fait de bien pendant sa vie terrestre. 165

CHAPITRE X

Dans ce chapitre, Jésus parle du mariage en réponse à une question posée. Marc le montre au milieu des petits enfants puis dialoguant avec un homme riche. Efforçons-nous de comprendre ces épisodes et de voir comment ils prolongent le chemin pédagogique déjà fait. Ceux qui nous semblent au Christ, n’y sont peut-être pas et ceux que nous ne pensons pas lui appartenir, lui appartiennent peut-être. Il est facile de se servir de la loi comme règle d’ordre pour dire qui est le premier et qui est le dernier. Jésus nous montre que c’est à tort que nous utiliserions la loi pour ordonner en grandeur les humains, faire leur tri. 10 Verset 1 Partant de là, il se rend sur le territoire de Judée, au delà du Jourdain. De nouveau, les foules se rassemblent autour de lui, et de nouveau, à son habitude, il les instruisait.

Jésus entre dans le territoire d’Hérode Antipas et se rapproche de la citadelle de Machéronte, lieu de l’exécution de Jean-Baptiste. Dans cette région, le mariage est un sujet actuel et brûlant de discussion, et aussi un piège pour Jésus. 10 Versets 2 Des pharisiens s’approchèrent alors, et pour l’embarrasser, lui demandèrent s’il était permis à un homme de répudier sa femme. 3 Il leur répondit : Que vous a prescrit Moïse ? 4 Moïse, dirent-ils, a permis d’établir un acte de divorce et de répudier. 5 Jésus leur dit : C’est à cause de votre dureté de cœur qu’il a formulé pour vous cette prescription. 6 Mais au commencement de la création, Dieu les fit homme et femme ; 7 c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, 8 et les deux ne feront qu’une seule chair. Dès lors ils ne sont plus deux, mais une seule chair. 9 Eh bien ! Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas. 10 Une fois à la maison, les disciples l’interrogeaient de nouveau sur ce point. 11 Il leur répond : Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet un adultère à l’égard de la première ; 12 et si c’est elle qui répudie son mari pour en épouser un autre, elle commet un adultère.

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A cette époque, il y a un questionnement sociétal : a-t-on le droit de répudier sa femme ? A proximité de Machéronte, c’est un sujet encore plus brûlant qu’ailleurs en raison des frasques du tétrarque. Comme dans toute société, il y a les partisans des familles strictes et les modernes qui sont plus libéraux ou laxistes sur les possibilité de réarrangement des familles, sujet qui reste d’actualité. Au su de sa renommée, il est urgent de savoir ce qu’en pense Jésus. C’est pourquoi les pharisiens viennent lui poser la question pour l’embarrasser. Dans ce contexte, avec sa réponse, Jésus engage sa vie. Le dialogue est construit et avance à l’initiative de Jésus. Tout d’abord, il les renvoie à ce que dit la loi que les pharisiens lui récitent sans cesse mais Jésus leur rétorque leur dureté de cœur, ce qui ne les amadoue en aucune manière mais les irrite davantage. Et d’évoquer la casuistique qui a conduit Moïse a prescrire : Dt 24, 1 Soit un homme qui a pris une femme et consommé son mariage ; mais cette femme n’a pas trouvé grâce à ses yeux, et il a découvert une tare à lui imputer ; il a donc rédigé pour elle un acte de répudiation et le lui a remis, puis il l’a renvoyée de chez lui ; 2 elle a quitté sa maison, s’en est allé et a appartenu à un autre homme. 3 Si alors cet autre homme la prend en aversion, rédige un acte de répudiation, le lui remet et la renvoie de chez lui (ou si vient à mourir cet autre homme qui l’a prise pour femme), 4 son premier mari qui l’a répudiée ne pourra la reprendre pour femme, après qu’elle s’est ainsi souillée. Car il y a là une abomination aux yeux de YHWH, et tu ne dois pas faire pécher le pays que YHWH ton Dieu te donne en héritage. Si jamais vous répudiez votre femme, Moïse leur dit : au moins faites-le correctement avec un acte de répudiation que vous lui remettrez. Ceci ne veut pas dire que vous pouvez le faire ni vous incite à le faire. Faites-le le moins mal possible, prenez des dispositions pour que cela ne soit pas une abomination. La réponse de Jésus consiste simplement à dire qu’une femme n’est pas un objet qu’on prend et qu’on laisse. L’acte de répudiation a bien sûr pour finalité de protéger la femme de son mari. Les pharisiens disent en conséquence qu’ils ont le droit de le faire. Mais il s’avère que le commandement est fait pour révéler la dureté de leur cœur. Après avoir montré le caractère opportuniste de la loi de Moïse, Jésus en vient à une explication vraie qui est contenue dans l’intention originelle du créateur. Appuyé sur la Genèse, il évoque l’union de l’homme et de la femme pour souligner que c’est ainsi que Dieu les a créés. L’image de Dieu n’est pas seulement dans l’homme et dans la femme mais tout autant dans la relation qu’il y a entre les deux. 168

La loi n’est pas là pour dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire mais pour affirmer comment Dieu les a créé au commencement du monde. La relation homme femme est le lieu privilégié où l’être humain devient autre, celui où les époux s’attachent l’un à l’autre pour qu’ils deviennent père et mère. Ils sont l’un pour l’autre la main de Dieu qui les fait devenir autre ; la vie commune les embellit, les améliore l’un l’autre, signe de l’œuvre de Dieu. Une fois sorti de la casuistique du Deutéronome, Jésus nous explique ce que sont homme et femme à l’origine. Ce qui est en jeu, c’est le statut de la loi. La loi est-elle une relation d’ordre pour classer les hommes du premier au dernier ? Mais l’explication semble insuffisante à ses compagnons et continue à les tracasser ; ils désirent que Jésus continue à leur expliquer à part. Une fois à la maison ; il s’agit certainement de la maison de Pierre et André (voir introduction) et cette expression intimiste montre d’une part que Jésus avait l’habitude d’y venir et que l’explication qu’il poursuit et approfondit est adressée au cercle très restreint de ses intimes compagnons. Cette explication est plus stricte que celle qu’il a donnée publiquement aux pharisiens. Cette rigueur est affichée après que Jésus est revenu au statut de l’homme et de la femme dans la Genèse. L’exemple suivant est un renversement du classement intuitif des hommes. 10 Versets 13 On lui présentait des petits enfants pour les lui faire toucher, et les disciples se mirent à les rudoyer. 14 Mais, voyant cela, Jésus se fâcha et leur dit : Laissez venir à moi les petits enfants, ne les empêchez pas ; car c’est à leurs pareils qu’appartient le Royaume de Dieu. 15 En vérité, je vous le dis, quiconque n’accueille pas le Royaume de Dieu en petit enfant n’y entrera pas. 16 Et les prenant dans ses bras, il les bénissait en leur imposant les mains.

Jésus prend l’exemple de l’enfant comme premier à entrer dans le Royaume. Quand on les accueille, c’est Lui qu’on accueille C’est eux qui montrent comment entrer dans le Royaume. Etrange remarque car ils n’ont pas encore le droit de lire la Tora dans les synagogues ; l’enfant est par définition celui qui ne parle pas. En vérité indique une déclaration solennelle. Une fois de plus, Jésus est revenu au commencement de la création pour une explication vraie ; les petits enfants sont dans un commencement de vie qui n’est pas encore abîmée par l’existence. Le propos de Jésus est plein de fraîcheur et il le reprendra avec plus de profondeur. Dans son entretien avec Jésus - Jn 3, 3-4 – qui lui dit : personne, à moins de naître de nouveau, ne peut voir le Royaume de Dieu, 169

Nicodème répond : Comment un homme peut-il naître, quand il est vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et renaître ? Jésus à cette occasion insiste donc sur la renaissance nécessaire et l’incompréhension de l’esprit obscurci du rabbin éclate magnifiquement dans sa réponse interrogative. Autour du début du Vème siècle, le pélagianisme s’est répandu et affirmait que le nourrisson naissant était vierge de tout mal ; sa corruption ne commençait qu’avec ses propres péchés. Saint Augustin s’est fermement opposé à cette conception de la corruption de l’homme à partir de son propre péché ; c’est la condition humaine elle-même qui est affectée par le péché d’Adam, dit-il. Le nourrisson naît corrompu par nature et doit donc être baptisé au plus vite pour une nouvelle naissance, celle que le Christ évoquait à Nicodème. 10 Versets 17 Comme il se mettait en route, quelqu’un accourut et, tombant à ses genoux, lui demanda : Bon maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? 18 Pourquoi m’appelles-tu bon ? lui dit Jésus. Nul n’est bon que Dieu seul. 19 Tu connais les commandements : ne tue pas, ne commets pas d’adultères, ne vole pas, ne porte pas de faux témoignages, ne fais de tort à personne, honore ton père et ta mère. 20 Maître, lui répondit-il, tout cela, je l’ai gardé avec soin dès ma jeunesse. 21 Alors Jésus fixa sur lui son regard et se prit à l’aimer. Puis il lui dit : Il te manque une chose : va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, suis moi. 22 Mais lui devint sombre à cette parole, et il s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.

Quelqu’un, sans plus de précision, accourt pour poser une question à Jésus qui est le bon interlocuteur pour cette question. Jésus attire d’abord son attention sur « bon » car il détecte quelque chose. Seul le Père est bon ! La loi est un chemin pour aller vers la vie éternelle. Et il est bizarre que des six commandements évoqués aucun ne concerne Dieu et principalement le prochain (sur les Tables de la Loi données à Moïse, dix commandements sont écrits). Jésus se mit alors à l’aimer car il croit son élan sincère. Il regarde son interlocuteur comme un précieux cadeau. Dans le monde juif, la bénédiction divine se manifeste par une vie matérielle prospère. Genèse 13, 2 : Abram était extrêmement riche en troupeaux, en argent et en or. Depuis 2000 ans, cette vision optimiste sur l’attribution des biens matériels a certes été un peu corrigée quoiqu’elle reste tenace en tant que bénédiction divine. Par contrecoup, il y a l’arrière pensée que ceux qui ne réussissent pas matériellement dans la société ne sont pas bénis. 170

La réponse de Jésus est inouïe : va, vends ce que tu as. Malgré la richesse acquise considérée comme une divine bénédiction, Jésus lui demande d’y renoncer. La personne peut donc comprendre cette incitation à renoncer comme un refus de Jésus de lui donner sa bénédiction. En effet, il est aisé de classer les plus riches en mieux bénis comme si les richesses étaient toujours bien acquises ! Il est facile de se servir d’une bénédiction miroir de la richesse pour faire le classement : je justifie ma richesse à la bénédiction que Dieu me donne. Donc Dieu aime plus les riches puisqu’il les comble davantage ! Mais Jésus rappelle que le seul bien, c’est Dieu, pas la bénédiction qu’il donne. C’est pourquoi, la richesse devient très facilement une idolâtrie qui récupère la bénédiction. Jésus cherche à briser l’attachement que la richesse crée et qui emprisonne la personne. Il propose un attachement à sa Personne. 10 Versets 23 Promenant son regard autour de lui, Jésus dit à ses disciples : Qu’il sera difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu ! 24 Les disciples étaient effrayés de ces paroles ; mais Jésus reprend et leur dit : Mes enfants, qu’il est difficile d’entrer dans le Royaume de Dieu ! 25 Il est plus facile à un chameau de passer par le trou de l’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ! 26 Ceux-ci n’en étaient que plus frappés de stupeur et ils se disaient entre eux : Mais qui peut être sauvé ? 27 Fixant sur eux son regard, Jésus reprend : Aux hommes impossible, mais non à Dieu ; car tout est possible à Dieu.

Mammon est un dieu araméen dont la racine est la même que AMEN. Son culte chez les juifs est assimilé à celui du veau d’or. Mammon signifie richesse, possession matérielle. Amen est un mot hébreu transféré tel quel en grec puis en français. N’oublions pas que crédit est un mot de même racine que croire. Faire crédit, c’est croire au remboursement de la somme prêtée. Il est connu qu’on donne facilement crédit aux riches, plus dignes de confiance, plus bénis que les pauvres. C’est l’argent qui est la source du crédit. Utiliser l’argent pour assurer son existence contre les aléas est une illusion ; l’argent n’est utile que pour vivre et entretenir l’espérance vitale du plus grand nombre. Je ne suis que l’intendant du bien que j’ai. S’en croire propriétaire, c’est déjà voler les autres et s’illusionner soi-même. Ce qui est mal, c’est de posséder et de se croire à l’abri des aléas de la vie dans une immortalité artificielle, bienheureuse, illusoire car temporaire. L’argent n’est pas un rempart contre les aléas de la vie ni un crédit pour la vie éternelle. Jésus nous dit qu’elle est un obstacle. La parabole du chameau est évidemment hyperbolique mais elle vise à frapper de 171

stupeur les possédants qui adorent leurs richesses, qui adorent Mammon. Si on cherche une porte pour sauver sa vie, Jésus dit que la richesse est une porte impossible. Car ce n’est pas moi qui acquière ou qui achète le droit d’entrer dans le Royaume mais c’est le Père qui l’accorde à qui Il veut. Dieu seul accorde à qui Il veut la grâce de se tenir devant Lui, dit saint Paul.

Mammon, faux dieu de la possession des richesses. Il préside aux péchés que l’argent fait commettre. Que ne ferait-on pas pour une poignée de billets !

L’homme riche fait tout bien mais cela ne lui donne pas le droit d’entrer dans le Royaume. Il doit s’ajuster, devenir juste parce que Dieu le veut, pas parce que il a tout fait bien. L’entrée dans le Royaume n’est pas un droit qu’on peut revendiquer. C’est pour cela que l’argent est un poison car il fait croire que c’est un droit. Si je mets en avant tout ce que j’ai fait de bien, je jette sur moi les ténèbres. Il faut d’abord rendre grâce au Seigneur pour tout ce qu’il a fait pour nous car c’est sans commune mesure avec l’œuvre de notre propre volonté. Pour commencer, c’est lui qui nous a donné le trésor de notre vie. L’action de grâce est la manière de goûter l’inestimable et gratuite faveur que Dieu nous fait en permanence. Mais même cette action de grâce n’apporte pas automatiquement en retour l’entrée dans le Royaume. Par comparaison, elle diminue l’attachement aux richesses en établissant un meilleur équilibre de notre relation à Dieu.

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10 Versets 28 Pierre se mit à lui dire : Eh bien ! Nous avons tout laissé et nous t’avons suivi ! 29 Jésus déclara : En vérité, je vous le dis, nul n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou terres à cause de moi et à cause de l’Evangile 30 qui ne doive recevoir au centuple maintenant, en ce temps présent, maison, frères, sœurs, mère, père, enfants, et terres – avec des persécutions – et dans le temps à venir la vie éternelle. 31 Et bien des premiers seront derniers, et les derniers seront premiers.

Et Pierre de s’exclamer : J’ai tout laissé pour toi ! Jésus le rassure par des paroles pleines d’empathie. Il invoque encore la semence au rendement merveilleux de 1 pour 100. Tous les événements de la vie, ce dont nous sommes les gérants, les relations que nous avons liées, les événements dramatiques, sont autant de sollicitations pour répondre de façon plus ou moins fortes à l’amour du Père. Ce que nous vivons au quotidien, de banal ou hors de l’ordinaire est transformé par l’Evangile en occasions de vivre l’amour du Père. Il n’y a pas de séparation entre les moments intenses de prière ou de contemplation et le feu de l’action éclairée par l’Evangile. Toute la matière de notre vie colorée par l’Evangile est continuement pour la Gloire du Père. 10 Versets 32 Ils étaient en route, montant à Jérusalem, et Jésus marchait devant eux. Ils étaient effrayés, et ceux qui suivaient avaient peur. Prenant à nouveau les Douze avec lui, il se mit à leur dire ce qui allait bientôt arriver : 33 Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l’homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes ; il le condamneront à mort et le livreront aux païens ; 34 ils le bafoueront, lui cracheront dessus, le flagelleront et le mettront à mort. Mais trois jours après, il ressuscitera.

Voici la troisième annonce de la Passion de notre Seigneur. Jésus le dit à ses compagnons et ceux qui le suivaient de telle façon que ceux-ci sont effrayés. Comment l’envoyé du Père peut-il subir un tel sort si inattendu et cruel ? Jésus est tellement déterminé à suivre ce programme que la stupeur s’empare de ceux qui sont dans la confidence. Mais Jésus qui sait exactement ce qui va se passer cherche à acclimater, à préparer ses disciples à sa Passion, à sa Mort et à sa Résurrection. Les chapitres 11,12 et 13 compléteront à Jérusalem l’enseignement de Jésus. On voit dans cette annonce les premiers éléments du psaume n° 22 du serviteur souffrant associés au Fils de l’homme. Comme il a été dit par le prophète Daniel, le Fils de l’homme, pour avoir pouvoir et domination, se fait serviteur et donne sa vie. Mais attention, le Royaume de Dieu n’est pas un royaume dont la domination est plus forte que celle des autres royaumes ; il est tout autre.

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Marc veut encore compléter la pédagogie de Jésus sur le service avec la demande des fils de Zébédée puis la guérison de l’aveugle Bartimée. 10 Versets 35 Jacques et Jean, les fils de Zébédée, viennent à lui et lui disent : Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander. 36 Il leur dit : Que voulez-vous que je fasse pour vous ? 37 Fais que dans ta Gloire, lui répondirent-ils, nous siégions, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche. 38 Jésus leur dit : Vous ne savez pas ce que vous réclamez. Pouvez-vous boire le calice que je vais boire, recevoir le baptême que je vais recevoir ? 39 Nous le pouvons lui répondirent-ils. Jésus leur dit alors : Le calice que je vais boire, vous le boirez ; le baptême que je vais recevoir, vous le recevrez. 40 Mais de siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m’appartient pas de l’accorder ; ce sera pour ceux à qui c’est destiné. 41 En entendant cela, les dix autres se mirent à s’indigner contre Jacques et Jean. 42 Mais Jésus les appelle à lui et leur dit : Vous le savez : chez les païens, ceux qu’on regarde pour chefs font sentir leur domination, et les grands font sentir leur pouvoir. 43 Il n’en est pas ainsi parmi vous. Au contraire, quiconque veut devenir grand parmi vous devra être votre serviteur, 44 et quiconque parmi vous veut être le premier devra être l’esclave de tous. 45 Aussi bien, le Fils de l’homme n’est-il pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon d’une multitude.

A la demande des fils de Zébédée, Jésus répond par une question. Que voulez-vous que je fasse pour vous ? Jacques et Jean s’approchent de Jésus sans expliciter directement leur demande si audacieuse qu’ils ont du mal à la formuler. Jésus prend l’attitude du serviteur qui permet à son interlocuteur de dire ce qu’il a à dire, qui écoute le souhait de l’autre. Leur demande de siéger à droite et à gauche de Jésus est vraiment osée au milieu des Douze ; elle manque aussi d’aménité car un « s’il te plait » serait bienvenu. Elle est surtout totalement dépourvue d’humilité. Toutefois, leur désir de rester avec Jésus est humainement compréhensible et montre un progrès dans la compréhension de son enseignement car ils admettent désormais sa mort après la leçon de la Transfiguration. Leur demande est une investigation pour rester avec lui au delà de la mort. Matthieu 20, 20 fait faire la demande par leur mère car il trouvait peut-être incroyablement osée la demande de Jacques et Jean ; tout au long de son Evangile, Matthieu présente les Douze comme des colonnes inébranlables dont il ne souhaite pas souligner les limites. Marc transmet le témoignage de Pierre toujours au plus près des scènes vécues.

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Jésus leur répond directement, pas à leur mère, mettant en exergue la probable modification effectuée par Matthieu du texte de référence, celui de Marc peut-être : Vous ne savez pas ce que vous réclamez. Puis Jacques et Jean enchaînent les mêmes réponses que celles écrites par Marc comme si c’étaient eux qui avaient posé la question. Jésus en profite pour continuer son enseignement sur le service car manifestement tout n’a pas encore été compris. La loi n’est pas un outil de classement, les premiers seront les derniers. Toujours garder l’attitude du serviteur. Marc 1, 31 a montré la belle-mère de Simon prête à servir. En Marc 9, 35 être le serviteur de tous, dit Jésus et en Marc 10, 45 Jésus dit encore qu’il n’est pas venu pour être servi mais pour servir. Aujourd’hui quand quelque chose est litigieux au tennis, on remet le service. Belle parabole avec les mêmes mots. Etre disciple de Jésus, c’est se mettre au service des autres, c’est une certaine conception idéale de la relation aux autres. Le prêtre exécute le sacrifice et les disciples sont ceux qui font passer les plats à table ; ils sont diacres comme les Actes des apôtres le précisent. Etre l’esclave de tous, c’est être celui qui n’est protégé par aucune loi ! C’est beaucoup plus que serviteur. N’est-ce pas l’exemple que Jésus nous donne, lui qui n’a pas revendiqué son rang divin ! Ce que les compagnons n’ont pas compris, c’est l’infinie liberté de Jésus d’entrer dans sa Passion comme un esclave volontaire. On entend dans les bruits désespérés de l’histoire tous ces vaincus réduits en esclavage contre leur gré. Rien n’oblige Jésus à monter à Jérusalem pour sa Passion. Personne n’est devenu esclave de son plein gré, sauf Jésus ! A Nazareth, Jésus vivait comme citoyen d’Hérode, ni misérable ni esclave. Sur la Croix, il subit le châtiment réservé aux esclaves, il n’a plus aucun droit et les soldats s’amusent de lui comme objet de moquerie. Jésus vit sa Passion comme un service. Quel service Jésus rend-il ? Nous pensions qu’il était puni par Dieu ; en fait, il portait nos péchés. En conséquence, regarder Jésus sur la Croix, c’est regarder le service qu’il nous rend vis-à-vis de son Père, c’est regarder le serpent d’airain avec foi pour guérir de la morsure de la bête. En Isaïe 43, c’est Dieu qui parle à son peuple : 1 Ne crains pas car je t’ai racheté ; je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi. 3 Pour ta rançon, je donne l’Egypte, Kush et Séba, à ta place. 4 Parce que tu comptes beaucoup à mes yeux, que tu as du prix et que je t’aime. Aussi je donne des hommes à ta place, et des peuples en rançon de ta vie. 5 Ne crains pas, car je suis avec toi. 175

Ces versets d’Isaïe annoncent avec quelle force Dieu est prêt à payer le prix fort pour nous acquérir et pour faire Alliance avec nous car nous sommes son œuvre. « Livrer » Jésus aux mains des hommes est la juste rançon payée par Dieu pour notre liberté. Finalement, cette attitude de service et plus encore d’esclave est une sollicitation pour que nous fassions de même. Jésus propose à Jacques et Jean de donner leur vie pour le salut des hommes et à nous aussi d’œuvrer en serviteur dans le même objectif, mais tous ne sont pas appelés au martyre. Il convient de rappeler que sans cesse la communauté chrétienne puise dans les ressources de l’Ancien Testament des richesses pour sa méditation. Car c’est une source inépuisable pour comprendre Jésus. Mais le rapport aux textes et l’exactitude étaient à cette époque très différents des nôtres aujourd’hui. Marc nous rapporte des faits qu’il a médités et dont Pierre témoigne. Et chaque évangéliste fait d’une autre façon la même chose : il ajoute à son témoignage ou aux témoignages qu’on lui rapporte sa propre méditation. Paul ne fait pas de même car il n’a pas vécu avec le Christ en Palestine. A moins que Saint Jean Chrysostome dit Bouche d’or (355-407) n’ait raison de dire que Saül est ce jeune homme qui a rencontré Jésus et s’en est reparti triste car il ne voulait pas alors se défaire de ses richesses. Ph 1, 2, 6 Lui qui était de condition divine, ne se prévalut pas d’être l’égal de Dieu 7 mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave et se faisant semblable aux hommes. Offrant ainsi tous les dehors d’un homme, 8 il s’abaissa lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. 9 Aussi Dieu l’a-t-il souverainement exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au dessus de tout nom, 10 afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, aux cieux, sur terre et aux enfers, 11 et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père. Cet hymne aux Philippiens est typiquement de Paul qui ne part pas des faits et des témoignages oculaires des autres car il n’en a pas été témoin lui-même. C’est un commentaire méditatif sur le sacrifice de Jésus par obéissance au Père. Dans la première partie, nous comprenons que la condition humaine vaut suffisamment pour que Jésus renonce à son rang divin pour s’incarner. Puis, il ne met pas de limite à son humiliation conformément à la demande du Père. Jésus est caché dans la masse humaine et, par humilité, considère les autres comme supérieurs à lui. Quelqu’un qui se dit nul est encore centré sur lui et n’est pas humble. Jésus nous regarde et nous dit toute notre importance. En prenant le rang de serviteur, et 176

même d’esclave, il se met à la plus basse position humaine. C’est un double abaissement. Dans la seconde partie de l’hymne, Dieu donne un Nom à Jésus. Ce Nom n’est pas une récompense mais c’est le sacrifice de Jésus qui le manifeste. Il y a un effet eschatologique avec un commencement de réalisation dans la première partie qui invite à l’Espérance dans la réalisation future de la seconde partie. Le texte porte à la méditation. Un tel schéma abaissement-exaltation selon la Volonté du Père est incompréhensible dans nos sociétés structurées selon les honneurs. De plus, dans cette hymne, rien n’est indiqué pour justifier ce schéma. Paul se contente d’affirmer une vérité fondamentale. Il est à rapprocher des versets 44, 45 de ce chapitre. 10 Versets 46 Ils arrivent à Jéricho. Et comme il sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule considérable, le fils de Timée, Bartimée, un mendiant aveugle, était assis au bord du chemin. 47 Apprenant que c’était Jésus le Nazaréen, il se mit à crier : Fils de David, Jésus, aie pitié de moi ! 48 Beaucoup le rudoyaient pour le faire taire, mais lui n’en criait que de plus belle : Fils de David, aie pitié de moi ! 49 Jésus s’arrêta et dit : Appelez-le. On appelle l’aveugle, on lui dit : Courage ! Debout ! Il t’appelle ! 50 Et lui jetant son manteau, d’un bond fut près de Jésus. 51 Prenant la parole, Jésus lui dit : Que veux-tu que je te fasse ? - Rabbouni, que j’y voie lui répondit l’aveugle. 52 Jésus lui dit : Va, ta foi t’a sauvé. Et aussitôt il recouvra la vue, et il le suivait sur le chemin.

Jéricho est à -400 mètres sous le niveau de la Méditerranée. Le climat y est délicieux en hiver et au printemps mais les étés y sont étouffants. Beaucoup de grands de ce monde comme Cléopâtre et Hérode le grand puis son fils, l’ethnarque Archélaüs déposé en +6, y ont fait construire leur palais. Jésus arrivé à Jéricho par le nord, ressort de la ville. C’est là, en bordure de la ville, que se trouve les mendiants et qu’un aveugle entend le bourdonnement de la foule. Matthieu indique deux aveugles. L’aveugle sait que Jésus passe car il entend la foule. Toujours est-il que le fils aveugle de Timée crie vers le Fils de David dans le brouhaha de l’arrivée de Jésus. La cité, est dans une atmosphère insurrectionnelle, vibrante d’acclamations bruyantes au moindre événement et aujourd’hui encore, au moyen orient, ces ambiances chargées sont courantes. La foule a un rôle positif car, grâce à elle, l’aveugle sent Jésus venir mais elle a aussi un comportement négatif en le rudoyant. Il crie Fils de David, Jésus et finalement assez fort pour que Jésus l’entende. Et Jésus interpellé aussitôt s’arrête. 177

La foule reçoit une mission : Appelez-le et elle exécute fraternellement cette mission : courage, le maître t’appelle. Dès lors, Jésus pose son regard sur l’aveugle. Le film est plein de délicatesses. L’aveugle bondit après avoir délaissé son manteau, comme on quitte une vieillerie pour entrer dans une nouvelle vie avec allégresse, un sorte de métamorphose à l’issue de laquelle la vieille peau reste en arrière. Puis tel un esclave à son maître, Jésus lui demande ce qu’il veut qu’il fasse ; il se met à son service ! Au premier abord, on pourrait s’étonner que Jésus n’ait pas encore compris ce que l’aveugle voulait. Mais à la réflexion, nous contemplons l’homme Dieu dans son rôle si humble de serviteur délicat qui n’impose pas mais demande d’abord comme un esclave à son maître, de quel service ce maître a besoin. Ainsi se poursuit la pédagogie de Jésus sur le rôle du serviteur, du disciple. Un maître du monde avec les pouvoirs de Jésus (si c’était possible) guérirait l’aveugle sans plus de considération !

Jéricho sur la carte avec la proximité du Jourdain, de la mer Morte et de Jérusalem.

Marc place ainsi son lecteur dans le rôle de l’aveugle dont Jésus ouvre les yeux à la condition que le lecteur le lui demande. C’est peu de chose pour le service rendu mais c’est la condition de la vue. Ainsi va la foi dans le doux zéphyr d’une brise légère. Les temps sont accomplis. Rabbouni, il y a de l’affection dans ce mot et c’est le même qui jaillira du cœur de Marie-Madeleine reconnaissant le Ressuscité. Sitôt guéri, l’aveugle ou plutôt les deux aveugles se mettent à suivre Jésus. On les entend déjà chanter Hosanna à l’entrée de Jérusalem et encore

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jeter leur manteau, cette fois devant l’ânon. Pour marcher à la suite de Jésus, il faut que le cœur de chair voie. Ainsi Marc a aboli la distance entre les personnages et son lecteur. Sa catéchèse progresse. La logique de substitution fait que Lui, l’Innocent prend notre place de pécheur permanent, de fabricant du mal. La justice divine outrepasse la justice humaine, submergée par la miséricorde divine. Mais l’hymne aux Philippiens n’a pas parlé de Salut.

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CHAPITRE XI

11 Versets 1 Aux approches de Jérusalem, vers Bethphagé et Béthanie, près du mont des Oliviers, il envoie deux de ses disciples et leur dit : 2 Allez au village qui est en face de vous. Et aussitôt en y entrant, vous trouverez à l’attache un ânon que personne au monde n’a encore monté ; détachez-le et amenez-le. 3 Et si on vous dit : que faites-vous là ? Répondez : c’est le Seigneur qui en a besoin, et aussitôt il va le renvoyer ici. 4 Ils partirent et trouvèrent un ânon à l’attache, près d’une porte, dehors, dans la rue. Et eux de le détacher. 5 Quelques uns de ceux qui se tenaient là leur dirent : Qu’est-ce qui vous prend de détacher cet ânon ?...6 Ils leur répondirent comme avait dit Jésus, et on les laissa faire.

Bethphagé est un village proche de Jérusalem, à la limite de ce que l’on a le droit de marcher un jour de sabbat, soient 2000 coudées (une coudée hébraïque fait 0,45 m). En Araméen, cela veut dire beth maison et phagé figues pas mûres. Béthanie veut dire en Araméen maison des dattes pas mûres ou maison de l’affligé. Marc est chez lui car il habite à proximité du jardin des Oliviers, à Béthanie. Jésus envoie deux disciples chercher un ânon. Matthieu 21, 2 indique une ânesse avec son ânon. Les instructions données, ainsi que le signe de reconnaissance, laissent entendre une soigneuse préparation. Il est très visuel d’imaginer des hommes à l’ombre, à proximité de l’ânon, qui interpellent ceux qui détachent la bête. Tous ces détails au sujet de l’ânon et de l’endroit où le trouver sont précis mais Marc lui-même habite dans ces lieux. On trouve trace de son habitation familiale. Dans les Actes des apôtres Actes 12, 12, il est rapporté que Pierre, sorti de prison guidé par un ange, se dirige vers la maison de Marie, mère de Jean surnommé Marc. 11 Versets 7 Ils amènent donc l’ânon à Jésus, jettent leurs manteaux sur la bête, et il s’assit dessus. 8 Et beaucoup de gens étendirent leurs manteaux 181

sur le chemin, d’autres des jonchées de verdure, qu’ils avaient coupées dans les champs. 9 Et ceux qui marchaient en tête comme ceux qui suivaient criaient :Hosanna ! 10 Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Béni soit le Règne qui vient, celui de David, notre Père ! Hosanna au plus haut des Cieux ! 11 Puis il entra à Jérusalem dans le Temple, et après avoir promené son regard sur toutes choses, comme il était déjà tard, il sortit pour gagner Béthanie avec les douze.

Jésus a choisi le lieu, Jérusalem, la date, c’est Pâques. Il est un stratège libre. Son entrée dans Jérusalem accomplit la prophétie de Zacharie 9 Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi : il est juste et victorieux, humble et monté sur un âne, sur un ânon, petit d’une ânesse. 10 Il supprimera d’Ephraïm la charrerie et de Jérusalem les chevaux ; l’arc de guerre sera supprimé. Il proclamera la paix pour les nations. Nous sommes habitués à voir le conquérant victorieux revenir dans son pays monté sur un cheval ou sur un char tiré par un beau cheval. Des bas-reliefs égyptiens et assyriens ont abondamment représenté une telle scène. Jésus, roi, est humble, juché sur un ânon. Tout ce qui concerne les chevaux, c’est-à-dire la guerre, est aboli au profit de la paix, comme annoncé par Zacharie. Le joug romain est durement ressenti et à cette époque, les prémisses de la révolte juive qui conduira à la ruine de Jérusalem et du Temple sont déjà là. Cet humble roi, descendant de David, apporte la paix. Mais ce moment de bonheur où le peuple crie : Béni soit le règne de David, auquel Jésus ne s’oppose pas, est basé sur une ambiguïté. La foule croit à une délivrance d’Israël ; elle crie Hosha na. Ce mot, employé une seule fois dans les psaumes, est anciennement un appel au secours, le cri de celui qui se noie, une sorte de « save our soul » hébraïque. Il s’est un peu usé au cours du temps, signifiant « donne le salut » et aucun de ceux qui crient dans les rues n’en ignore le sens ; la désinence hébraïque na indique l’insistance. Jésus est donc l’envoyé de Dieu, un roi envoyé du ciel pour sauver son peuple qui crie au secours dans sa détresse. Ps 117, 25 Donne le salut (Hosha na), Yahvé donne ! Donne la victoire, Yahvé, donne ! Béni soit au nom de Yahvé celui qui vient ! L’Araméen aime bien la répétition des mots et cela facilite la mémorisation. Dans l’allégresse du jour, ils jettent leur manteau devant l’ânon ou des gerbes de fleurs des champs, des palmes. A l’acclamation hosha na, les prêtres répondent normalement par une bénédiction. Mais Jésus entre dans le Temple d’où les prêtres sont absents alors qu’ils auraient dû venir le bénir au nom du Très-Haut. La foule est autour de 182

Jésus et le Temple est vide, plein d’un lourd silence, chargé de menaces. La foule accueille Jésus, pas les autorités religieuses. Et le soir venu, Jésus s’en retourne à Béthanie. C’est sans doute à l’époque de la fête des tentes, aussi appelée fête des tabernacles ou des cabanes que Jésus est ainsi accueilli à Jérusalem. Certains parlent des tentes des Rameaux. Ce n’est pas encore l’automne car les figues ne sont pas encore mûres mais c’est au début de l’été pour qu’on puisse trouver des rameaux verts et fleuris dans les champs. D’ici peu, cette même foule conspuera Jésus à la demande des prêtres et lui préférera Barabbas ! 11 Versets 12 Le lendemain, comme il sortait de Béthanie, il eut faim. 13 Apercevant de loin un figuier qui avait des feuilles, il alla voir s’il n’y trouverait pas quelque chose ; mais s’étant approché, il n’y trouva que des feuilles ; car ce n’était pas la saison des figues. 14 Prenant la parole, il lui dit : Que jamais plus personne ne mange de ton fruit ! Et ses disciples entendirent.

Jésus est à Béthanie. Aujourd’hui, la fête des Rameaux a été placée près de Pâques mais la scène d’entrée à Jérusalem a en fait été plus tardive dans l’année et Jésus a très probablement passé l’hiver à Béthanie chez Marthe, Marie et leur frère Lazare. Il y a danger pour Jésus d’être arrêté et cela aurait pu déjà avoir eu lieu. Jésus garde l’initiative et sera arrêté quand il le voudra. Nous savons qu’il a choisi la date de Pessah. Jésus arrive au Temple ; rien ne se produit et il s’approche du figuier qui n’a rien produit. Le parallèle saute aux yeux et le dessèchement du figuier que Jésus maudit n’est pas un bon présage pour Jérusalem. Le verset 14 commence par un participe présent qui est traduit par prenant la parole ou par répondant. Jésus parle aux arbres, ou même leur répond ! Le Verbe s’est fait chair et est bien l’auteur de la vie. 11 Versets 15 Ils arrivèrent à Jérusalem. Puis entré dans le Temple, il se mit à en chasser ceux qui vendaient et achetaient dans l’enceinte sacrée, et il culbuta les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombes. 16 Et il ne laissait personne traverser l’enceinte avec des charges. 17 Et il leur faisait la leçon en ces termes : N’est-ce pas écrit : Ma maison sera appelée maison de prière pour toutes les nations ? Mais vous, vous en avez fait un repaire de brigands ! 18 Les grands prêtres et les scribes l’apprirent, et ils cherchaient comment le faire périr. Ils le craignaient en effet, car toute la foule était frappée d’admiration pour son enseignement.

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Le jour suivant, Jésus revient dans le Temple. Il est en colère mais ses gestes ne sont pas ceux de la violence. Il chasse ceux qui vendent et ceux qui achètent, il culbute les tables des changeurs qui retrouvent sans perte leurs pièces à terre ; il n’ouvre pas les cages des oiseaux, il culbute le siège de leurs marchands. Tout le trafic des marchandises est interrompu par Jésus ce jour là. Rappelons qu’antérieurement, les animaux, palombes, agneaux, brebis, moutons, bœufs, ... étaient parqués dans la vallée du Cédron en dehors du Temple. Les gens commençaient par acheter la monnaie du Temple aux changeurs car les achats pour les sacrifices et les offrandes au Temple ne pouvaient se faire qu’avec l’argent propre du Temple. Puis cette monnaie acquise, les pèlerins achetaient des offrandes, des animaux et les conduisaient en remontant la pente du ravin du Cédron pour être sacrifiés au Temple. C’était plus respectueux de la sacralité du Temple.

Gravure sur bois extraite du Nouveau Testament imprimé par Guillaume le Bé 1657.

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Entrée triomphale de Jésus à Jérusalem - Hippolyte Flandrin, 1842.

Comme cet emplacement du Cédron était peu pratique et aussi pour mieux contrôler les transactions, les autorités religieuses transférèrent ce marchandage sur le parvis des nations, quelques années auparavant. C’est l’objet d’incessantes discussions entre les gens mais aussi la cause de la colère de Jésus. Marc fait référence à Isaïe 56, 7 Je les réjouirai dans ma maison de prière. Leurs holocaustes et leurs sacrifices seront acceptés sur mon autel, car ma maison s’appellera maison de prière pour tous les peuples. Le prophète Isaïe a vécu huit siècles avant JC (766– 701) dans une période de relative prospérité avec une montée en puissance de l’Assyrie. Le chapitre 56 évoqué est écrit plus tardivement autour du retour de l’exil et représente sans doute la compilation d’écrits de plusieurs prophètes rassemblés sous son nom. Il est empreint de l’enthousiasme du retour de l’exil à Babylone. Le repaire de brigands fait référence à Jér 7, 11 A vos yeux, est-ce un repaire de brigands, ce Temple qui porte mon nom ? Moi, en tout cas, je ne suis pas aveugle ! - oracle de Yahvé.

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Entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem, James Tissot.

Le Temple est devenu le lieu où se réfugient les brigands après avoir commis leurs méfaits. Il est frappant de noter la violence du texte de Jérémie. L’allusion faite par Jésus est juste une invocation métaphorique qui incite à aller voir la suite de la prophétie de Jérémie que les interlocuteurs connaissent bien. Il y a transport implicite du contexte de Jérémie dans le propos de Jésus. Extrayons par exemple : Jer 7, 15 Je vous rejetterai de devant moi comme j’ai rejeté tous vos frères, toute la race d’Ephraïm. Jer 7, 20 Ainsi parle le Seigneur : Voici ma colère, ma fureur va se déverser sur ce lieu, sur les hommes et le bétail, sur les arbres de la campagne et les fruits du sol ; elle va brûler sans s’éteindre. Comment ne pas être frappé par le propos du prophète Jérémie tenu six siècles avant que Jésus n’entre dans le Temple ? Il est plus récent que l’écrit d’Isaïe cité. La précision prophétique est grande et la stupeur comparative de Pierre lors de l’incident du figuier desséché devait être immense. Marc s’efforce sans cesse d’enraciner ce que les disciples voient avec les prophéties de l’ancien Testament, même s’il le fait à moindre titre que Matthieu qui écrit pour un auditoire plus spécifiquement juif et donc imprégné d’Ancien Testament.

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Jésus chasse les marchands du Temple – El Greco.

Citant Jérémie, Jésus prend un risque énorme pour sa vie car il est dans le repaire des brigands. Enseignant dans le Temple avec la foule autour de lui, qui n’est donc plus autour des prêtres, Jésus vole donc la vedette aux autorités religieuses qui ne peuvent que ressentir jalousie et amertume. Jésus est bien le Messie dans sa capitale et sa mission est que la foule rende un culte à son Père. Il a une autorité supplétive dans le Temple et il gène le commerce. Jésus, semeur, vient dans son Temple faire la récolte et la moisson est peu abondante. Le récit du figuier qui suit illustre l’absence de moisson, l’absence de fruits. De fruits de la foi, il s’entend.

Monnaie du Temple sans l’effigie faciale des césars romains.

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Jésus ira encore plus loin en disant : détruisez ce Temple et je le rebâtirai en trois jours. Enfin, les pharisiens et les scribes voudraient saisir Jésus mais ne le peuvent à cause de la foule, bouclier qui le protège. Jésus sera arrêté quand il le décidera et le moment qu’il a choisi est Pâques. 11 Versets 19 Le soir venu, ils sortaient de la ville. 20 En repassant le lendemain matin, ils virent le figuier desséché jusqu’aux racines. 21 Pierre alors, se ressouvenant, lui dit : Rabbi, vois ! Le figuier que tu as maudit est tout sec ! 22 Jésus leur répond : Ayez la foi en Dieu. 23 En vérité, je vous le dis, si quelqu’un dit à cette montagne : Soulève-toi et jette-toi dans la mer, et que sans hésiter en son cœur, il croie que ce qu’il dit va arriver, il l’aura. 24 Voilà pourquoi, je vous le dis, tout ce que vous demandez dans vos prières, croyez que vous l’avez reçu, et vous l’aurez. 25 Et quand vous êtes debout pour prier, remettez, si vous avez quelques chose contre quelqu’un, afin que votre Père qui est dans les cieux vous remette aussi vos fautes.

Vitrail de l’église saint Aignan de Chartres.

La stupéfaction de Pierre est bien compréhensible car il est aisé de la partager en se mettant à sa place d’observateur. Jésus en profite pour encore indiquer la source, la clef des miracles : la foi en Dieu. Ce qu’il ajoute frappe encore plus l’imagination car il s’agit de soulever des montagnes, sans doute le mont des Oliviers tout proche. Et Jésus enchaîne sur la puissance de la prière. 188

Jésus parle au figuier et le principe même de vie végétale évoqué lors de la parabole du semeur qui fait pousser lorsque le semeur dort, a bien Jésus comme maître. Les esprits impurs lui obéissent mais aussi tout ce qui est vivant et même la matière, le vent, la mer. La vigne et le figuier sont les symboles de la prospérité d’Israël. En effet, la vigne est le symbole de la sédentarisation, du nomade qui habite la terre en un lieu ; c’est aussi le symbole de la vie religieuse d’Israël - Jean 15, 5 Je suis le cep, vous êtes les sarments. La vigne est Israël lui-même dans Isaïe 5, 1 Que je chante à mon ami, le chant de son amour pour sa vigne. Le figuier dans les pays chauds offre une belle ombre à celui qui souhaite se reposer, s’asseoir. Le figuier n’a pas besoin d’être planté ; il pousse comme un don bienveillant au bord des chemins. La qualité des fruits produit par un arbre indique la valeur de cet arbre. Nathanaël est un rabbi qui enseigne sous un figuier. Jésus lui dit qu’il l’a vu sous le figuier. Cela veut dire qu’il a entendu son enseignement sous le figuier. L’olivier n’est pas évoqué, mais il est aussi un symbole végétal fort. Le figuier desséché met en évidence le manque de foi de ceux qui écoutent Jésus, même s’il est étrange que Jésus veuille manger des figues alors que ce n’est pas la saison. En fait, les prêtres dans le Temple ne veulent pas qu’il vienne, il n’est pas le bienvenu et ils refusent de lui donner la bénédiction qu’ils lui doivent. C’est une invitation à tous disciples de porter du fruit, sans saison, à temps et à contre-temps, d’échapper au dessèchement de la stérilité. Le serviteur porte du fruit quand les autres en ont besoin, pas à la saison des fruits. Jésus dont l’évangéliste dit qu’il a faim, cherche des figues alors que ce n’est pas la saison des figues ; mais c’est le moment où Jésus aimerait trouver des figues. En fait, Jésus cherche des justes et l’enseignement du Temple n’en produit pas. Ce n’est pas la saison pour récolter les justes car il n’est pas accueilli au Temple. Il est possible de faire correspondre cette faim à sa soif sur la Croix – Jean 19, 28 : J’ai soif . Mère Teresa la comprend comment une soif d’âmes que Jésus veut sauver ; trop peu d’âmes viennent à Jésus ! La réponse des hommes est une éponge de vinaigre. Marc entrelace le récit du figuier avec celui du Temple, puis l’explication du dessèchement du figuier et celle de l’autorité de Jésus dans le Temple. C’est une présentation stratifié en sandwich qui lui est coutumière. Commentaire de Charles de Foucauld : Tout ce que vous demandez dans la prière, croyez que vous le recevrez, et cela vous arrivera. Croire que notre prière est exaucée, c’est croire à la puissance de Dieu, 189

à sa bonté paternelle, à son amour incompréhensible pour nous si misérables, c’est croire à sa véracité, puisqu’il nous dit ici des paroles si formelles. Nous ne pouvons sans impiété ou sans ingratitude refuser de croire à aucune de ces choses. Donc nous devons croire que tout ce que nous demandons dans la prière avec foi nous sera accordé...Il faut cependant que la prière n’ait pas certains défauts qui la rendraient d’ailleurs inacceptable et outrageante pour Dieu : il faut qu’elle soit faite avec respect, attention, humilité, pureté d’intention, persévérance, confiance, bonne volonté ; avec soumission à la volonté de Dieu, et accompagnement tacite ou exprès de ces paroles « Toutefois, mon Dieu, non ma volonté, mais la vôtre » chaque fois qu’on ne lui demande pas un des biens spirituels qu’il est toujours de sa volonté d’accorder... Il faut aussi nous souvenir, tout en ayant foi absolue que Dieu exaucera notre prière, que dans sa paternelle bonté, il se réserve la faculté de nous donner ou ce que nous demandons ou quelque chose de meilleur. 11 Versets 27 Ils reviennent à Jérusalem. Et comme il allait et venait dans le Temple, les grands prêtres, les scribes et les anciens l’abordent 28 et lui disent : De quel droit fais-tu cela ? Ou qui t’a donné le droit de le faire ? 29 Je ne vous poserai qu’une question, leur dit Jésus ; répondez-moi donc, et je vous dirai de quel droit je fais cela. 30 Le baptême de Jean venait-il du ciel ou des hommes ? Répondez-moi. 31 Mais ils se faisaient par devers eux ce raisonnement : Si nous répondons ; du ciel, il dira : pourquoi donc n’y avez-vous pas cru ? 32 Mais allons-nous répondre : des hommes ?... Ils craignaient la foule, car tous tenaient Jean pour un vrai prophète. 33 Ils répondent donc à Jésus : Nous ne savons pas. Et Jésus leur dit : Moi non plus, je ne vous dis pas de quel droit je fais cela.

Jésus répond à une question par une autre. C’est une épreuve de force avec ses interlocuteurs et la pertinence méthodologique de Jésus est vraiment remarquable. Par la question en guise de réponse, il clôt de façon péremptoire la discussion en mettant en évidence la mauvaise foi de ses interlocuteurs. Le Temple est considéré comme la merveille du monde, et il a été construit pour Jésus, comme la grande pyramide de Gizeh a été construite pour le pharaon Khéops (-2700) (En fait, Khéops a fait construire lui-même la pyramide pour lui-même). C’est alors que les gestionnaires du Temple viennent lui demander de quelle autorité se prévaut-il pour agir ainsi ? Mais n’est-il pas chez lui ? Bel exemple de cœurs endurcis. La question des scribes reste toutefois modérée eu égard à la colère récente de Jésus mais cette modération prend sa source dans la pression populaire favorable à Jésus et dans leur crainte de la foule. 190

La question de Jésus sollicite une réponse de leur part. Il faut d’abord qu’ils parlent pour qu’il y ait une chance qu’ils entendent. Jésus leur fournit une occasion d’exprimer leur foi car s’ils ne manifestent pas de foi en Dieu, la discussion est inutile. Jean-Baptiste est l’initiateur, le dernier prophète. Situer le débat par rapport à lui, c’est aussi décentrer la question sur Jésus, vers quelqu’un d’autre dont l’origine de l’autorité est admise par le plus grand nombre. Mais les pharisiens ne vont pas répondre en fonction de leur foi mais faire une réponse stratégique : si du ciel ..., si des hommes... Ce qui les préoccupe, c’est le qu’en dira-t-on des autres qui les paralyse, les ficelle et les empêchent de faire une réponse de cœur. D’où leur réponse hypocrite : nous ne savons pas. Jésus enchaîne de façon magnifique ; il ne dit pas qu’il ne sait pas, ce qui serait mentir de sa part. Il dit que comme eux il ne le dit pas. C’est subtilement délicieux.

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CHAPITRE XII

Marc, en compagnon de Pierre et de Paul écrit dans la première phrase de son Evangile que Jésus est le Fils de Dieu ; il veut nous conduire à dire avec le centurion à la fin de son Evangile Marc 15, 39 : Vraiment, cet homme était Fils de Dieu. La Gloire est en rapport avec ce qui pèse, qui est lourd. Elle est le poids de Dieu dans nos existences. Glorifier Dieu, c’est lui reconnaître la première place. Doxa est l’opinion commune, en latin ; ce qui est contre l’opinion commune est paradoxal par définition. Pour illustrer ce mot, le judaïsme est moins une orthodoxie qu’une orthopraxie, une pratique droite de la Loi. Nous avons tous en tête la théologie de la substitution : Dieu, fatigué par l’endurcissement d’Israël, a mis l’Eglise à sa place. Le Concile Vatican II a affirmé qu’il n’était pas possible de remplacer les synagogues par les églises. Israël accompagnera l’Eglise jusqu’à la fin des temps, avec un travail de conversion à faire et un bénéfice réciproque et mystérieux. Le figuier desséché représente un Israël sec, représentation renforcée par la parabole des vignerons homicides. Toutefois, il faut insister : Jésus ne dit pas que le figuier est arraché mais il montre le manque de foi. Prendre garde à ne pas faire dire au texte ce qu’il ne dit pas. Jésus renouvelle Israël dans l’Alliance quand il dit : Allez vers les brebis perdues de la maison d’Israël pour qu’elles soient capables de vivre dans la nouvelle Alliance. L’existence d’une nouvelle Alliance ne dit pas que l’ancienne est abolie. Dans le cœur de l’homme il y a quelque chose qui dit à Dieu que ce n’est pas le moment, que ce n’est pas la saison des figues mûres ; il y a un péché qui ne permet pas d’écouter la parole de Dieu avec foi. Remettre de l’ordre, c’est aussi faire une place aux païens, car prier, c’est retourner à Dieu la louange qui lui revient comme Créateur de l’univers 193

Alléluia1 Louez Dieu en son sanctuaire, louez-le au firmament de sa puissance, louez-le en ses hauts faits, louez-le en toute sa grandeur ! … Que tout ce qui respire loue Yahvé ! Alléluia L’Esplanade du Temple est un lieu habituel d’enseignement. Les rabbins y viennent pour enseigner et il est naturel que Jésus fasse de même ; Jésus parle et le peuple vient écouter sa parole : Jésus est chez lui. Au chapitre XI, Jésus nettoie le Temple. Le chapitre XII nous montre des scènes de l’Esplanade : - Celle de la parabole des vignerons homicides, - Le questionnement sur l’impôt à payer à César, - Et sur la résurrection, - La question d’un scribe sur le premier des commandements, - Ou sur Jésus dans la descendance de David. Jésus y observe le comportement des gens et en particulier celui des riches qui ne donnent ostensiblement que de leur superflu et celui d’une pauvre veuve qui offre de son nécessaire. Enfin au début du chapitre XIII, il annonce la ruine du Temple. 12 Versets 1 Il se mit ensuite à leur parler en paraboles : un homme planta une vigne, l’entoura d’une clôture, creusa un pressoir et bâtit une tour ; puis il la loua à des vignerons et partit pour l’étranger. 2 Le moment venu, il envoya un serviteur aux vignerons pour en percevoir sa part des fruits de la vigne ; 3 mais, le saisissant, ils le battirent et le renvoyèrent les mains vides. 4 Il leur envoya encore un autre serviteur, et celui-là aussi, ils le frappèrent à la tête et le couvrirent d’outrages. 5 Il en envoya un autre, et celui-là, ils le tuèrent. Ainsi firent-ils pour beaucoup d’autres, battant ceux-ci, tuant ceux-là. 6 Il lui restait encore quelqu’un, un fils bien-aimé. Il le leur envoya en dernier : Ils auront, se disait-il, des égards pour mon fils. 7 Mais ces vignerons se dirent entre eux : Voici l’héritier, allons-y ! Tuons-le et l’héritage sera pour nous. 8 Et, le saisissant, ils le tuèrent et le jetèrent hors de la vigne. 9 Que fera le maître de la vigne ? Il viendra, fera périr les vignerons, et donnera la vigne à d’autres. 10 Vous n’avez donc pas lu ce passage de l’Ecriture : La pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue pierre de faîte. 11 Voilà l’œuvre du Seigneur : elle est admirable à mes yeux ! 12 Ils cherchaient à l’arrêter,

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Dernier psaume, n°150 194

mais ils eurent peur de la foule. Ils avaient bien compris en effet que c’était pour eux qu’il avait dit cette parabole. Et, le laissant, ils s’en allèrent.

Jésus, une fois encore, utilise une parabole. Ce genre oratoire permet de provoquer une réaction de son auditoire, de l’amener à prendre position. Le prophète Nathan raconte à David une parabole qui juge et condamne à mort un mauvais homme, juste avant de se rendre compte qu’il s’agit de lui. Effet garanti. Il fera périr les vignerons et donnera la vigne à d’autres. Qui n’est pas d’accord avec cette sentence ? C’est plus dur lorsqu’on prend conscience qu’on est un vigneron. Remarquons qu’il ne s’agit pas de déraciner la vigne, pas plus que le figuier qui ne produit pas. Mais c’est le fils qui meurt pour rendre visible que les misérables ouvriers de la vigne sont des assassins qui pourraient à sa place mourir misérablement. La parabole est d’une grande violence ! A l’époque de Jésus, des propriétaires de Galilée affermaient leur propriété et vivaient à Jérusalem. Leur gérant devait leur rendre des comptes. Ainsi les interlocuteurs de Jésus comprenaient parfaitement. Regardez le serpent d’airain en confessant vos péchés et vous serez guéri. Nb 21, 4 En chemin, le peuple perdit patience. 5 Il parla contre Dieu et contre Moïse : Pourquoi nous avez-vous fait monter d’Egypte pour mourir en ce désert ? Car il n’y a ni pain ni eau ; nous sommes excédés de cette nourriture de famine. 6 Dieu envoya alors contre le peuple les serpents brûlants, dont la morsure fit mourir beaucoup de monde en Israël. 7 Le peuple vint dire à Moïse : Nous avons péché en parlant contre Yahvé et contre toi. Intercède auprès de Yahvé pour qu’il éloigne de nous ces serpents. Moïse intercéda pour le peuple 8 et Yahvé lui répondit : Façonne-toi un Brûlant que tu placeras sur un étendard. Quiconque aura été mordu et le regardera restera en vie. 9 Moïse façonna donc un serpent d’airain qu’il plaça sur l’étendard, et si un homme était mordu par quelque serpent, il regardait le serpent d’airain et restait en vie. Le caducée des pharmaciens perpétue cette thérapie à l’aide de la Sécurité Sociale. Mais la foi est aujourd’hui trop molle pour que la guérison survienne juste en regardant le caducée à l’entrée des boutiques ; les gens croient plus en la science qu’ils n’ont la foi et achètent des médicaments, encore et encore ! A l’Espérance de la foi s’est substitué l’espoir médicamenteux. Evidemment, les médicaments ne sont pas inutiles et la foi ne protège pas des pandémies ou des maladies.

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Par analogie, le serpent d’airain annonce la Crucifixion de Jésus et tout homme qui regarde la Croix avec foi en confessant ses péchés est sauvée par elle de la morsure du péché. Celui qui écoute la parabole se dit : le fils meurt mais le maître pourrait tout autant décider de la mort des vignerons et il prend peur. Heureusement, le serpent d’airain sur le bois annonce un dénouement autre. Pilate montrera à la foule Jésus fouetté, couronné d’épines, vêtu d’un manteau pourpre avec un roseau à la main, Homme défiguré par la haine et la dérision. C’est le fils qui meurt, pas les vignerons. Jésus pose la question du devenir des vignerons et répond lui-même à sa propre question. Ainsi on peut se demander si le point d’interrogation n’est pas placé à la toute fin du verset, la réponse de Jésus restant alors interrogative et non affirmative. 9 - Que fera le maître de la vigne quand il viendra, fera-t-il périr les vignerons, et donnera-t-il la vigne à d’autres ? Le sens de la phrase en est bouleversé. Dans le livre de Jonas, la menace de destruction de Ninive n’aura finalement pas lieu car il y a conversion. Jésus ne veut pas la mort du pécheur mais il veut qu’il vive à la condition qu’il reconnaisse son péché. En effet, un homme qui n’a pas péché ou qui ne reconnaît pas ses fautes n’a pas besoin d’être sauvé, d’être racheté, de regarder le serpent d’airain, de regarder la Croix. Il est vrai qu’Israël a maltraité ses prophètes ; Isaïe a été scié en deux par exemple... Voici le fils, tuons-le, nous aurons l’héritage. C’est ce que dit un cœur corrompu. Ne plus être intendants mais propriétaires. Ainsi nous serons comme Dieu. C’est ce que dit le serpent à Eve : soit propriétaire. Gn 3, 4 Le serpent répliqua à la femme : Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! 5 Mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal. Nous voici donc jetés au pied de la Croix, Croix jetée hors de la vigne puisque Jésus sera crucifié hors de la ville de Jérusalem, hors d’Israël. De plus, par sa crucifixion, Jésus est rejeté par Israël comme un maudit pendu au bois.

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12 Versets 13 Puis ils lui envoyèrent des pharisiens et des Hérodiens pour lui tendre un piège en le faisant parler. 14 Ceux-ci vinrent donc et lui dirent : Maître, nous savons que tu es franc et que tu te préoccupes de qui que ce soit, car tu ne regardes pas aux personnes, mais c’est en toute franchise que tu enseignes la voie de Dieu. Est-il permis ou non de payer le tribut à César ? Devons-nous payer, oui ou non ? 15 Mais lui, sachant leur hypocrisie, leur dit : Pourquoi me tendre un piège ? Apportez-moi un denier, que je voie. 16 Ils l’apportèrent. De qui est cette effigie ? Leur dit-il. Et la légende ? - De César, lui répondirent-ils. 17 Alors Jésus leur dit : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Et ils n’en revenaient pas d’étonnement à son sujet.

Le verset 14 ruisselle de flagornerie car il est aisé de pressentir que celui qui parle ne croit pas vraiment à ce qu’il dit car il enchaîne durement. Aujourd’hui nous dirions que l’interlocuteur commence par passer de la pommade ; c’est bien sûr pour préparer la suite car les habitudes humaines ont fait le tour du monde et ne changent pas au cours des siècles. Si Jésus dit qu’il faut payer l’impôt à César, il devient un collaborateur et s’il dit qu’il ne faut pas, il se rebelle contre l’empire romain. Toutes les réponses permettront de l’accuser dans un sens ou dans un autre. Le piège est tendu avec la question. Magnifiquement, Jésus demande un denier qui est une pièce d’argent. Celle qu’on lui tend porte l’effigie de l’empereur. Bien évidemment, il est strictement interdit d’entrer une telle pièce dans le 197

Temple – d’ailleurs les achats se font avec une autre monnaie propre au Temple et sans effigie pour éviter d’être iconoclaste. D’où la présence des changeurs. Jésus prend donc son interlocuteur en flagrant délit de faute grave, sans le lui reprocher d’ailleurs mais les pharisiens s’en rendent évidemment compte. Dieu est transcendant et aucune image ne doit le représenter. Les juifs plus que quiconque sont iconoclastes, mot français constitué de deux mots grecs : image et briser. Les grands prêtres et la dynastie asmonéenne devaient au départ faire barrage à l’hellénisation mais c’est le contraire qui a eu lieu, ils se sont mis en complète dépendance de l’empire romain. En -167, Antiochus IV exigea un autel pour Zeus dans le Temple. Il s’ensuivit la révolte des Maccabées. En +41, des troubles furent provoqués par Caligula qui voulait que sa statue soit placée dans le Temple. En représailles, les romains confisquèrent les habits que le grand prêtre revêtait à Yom Kippour. En conséquence, les juifs devaient désormais demander aux Romains de les leur céder pour le temps de cette fête. La révolte finale 2 sera déclenchée par le refus des romains, cette année là.

Denier à l’effigie de Tibère César. La titulature avers est TI CAESAR DIVI ; sans doute la pièce que Jésus a eu en main. Sur le revers, César est représenté en PONTIFE.

Finalement, ceux qui voulaient l’attraper, ne savent plus quoi dire. On les devine muets, défaits et regardant le sol. A chaque réponse, l’Esprit de Jésus rayonne et touche l’intelligence, ; elle peut pour certains, être l’étincelle qui embrase le cœur. La réponse de Jésus est une de celles dont le retentissement est universel.

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voir Flavius Josèphe, La Guerre des juifs. 198

12 Versets 18 Viennent ensuite à lui des Sadducéens – ceux-là qui prétendent qu’il n’y a pas de résurrection – et ils l’interrogeaient en ces termes : 19 Maître, Moïse nous a fait la prescription suivante : Si quelqu’un à un frère qui meurt en laissant après lui une femme et pas d’enfant, qu’il épouse la veuve et suscite une postérité à son frère. 20 Il y avait 7 frères, le premier prit femme et ne laissa pas de prospérité en mourant. 21 Le second épousa la veuve et mourut aussi sans laisser après lui de postérité. Le troisième de même. 22 aucun des sept ne laissa de postérité. Après eux tous, la femme aussi mourut. 23 A la résurrection, quand ils ressusciteront, duquel d’entre eux sera-t-elle la femme ? Car les sept l’auront eue pour femme. 24 Jésus leur déclara : N’êtes-vous pas dans l’erreur faute de connaître les Ecritures et la puissance de Dieu ? 25 Quand on ressuscite d’entre les morts, en effet, on ne prend ni femme ni mari ; on est comme des anges dans les cieux. 26 Et sur ce que les morts ressuscitent, n’avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, au passage du buisson, comment Dieu lui parla : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob ! 27 Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. Vous vous trompez grandement.

Les Sadducéens ou fils de Saddoq (grand prêtre de l’époque de David), ne reconnaissent pas la tradition orale – La Torah-qui-est-sur-la-bouche – cultivée par les pharisiens qui ont ajouté au Pentateuque abondance de commentaires et d’interprétations. Les Sadducéens s’en tiennent à la Torah-qui-est-dans-l’écrit. En conséquence, ils ne croient pas à la résurrection qui n’est pas explicitement attestée dans la Torah-qui-est-dans-l’écrit. L’enseignement des pharisiens a lieu dans les synagogues et celui des Sadducéens au Temple. C’est pourquoi la destruction du Temple en août 70 provoquera leur disparition. L’enseignement oral des pharisiens sera ultérieurement mis pas écrit dans la Misna par les docteurs dits Tannaïm. Les Sadducéens s’en tiennent strictement au Pentateuque. Par exemple, à Yom Kippour, le grand prêtre prononce le Nom YHWH en écho à la révélation du Nom à Moïse sur le Sinaï. Ils disent aussi que la fumée de l’encens et des sacrifices va tout droit vers le ciel quel que soit la force du vent, comme il était impuissant contre la Colonne de Nuée qui montait droit vers le ciel et qui les a guidés pendant l’Exode dans le désert. Le grand prêtre entrait à Yom Kippour dans le Saint des Saints. Une grande longe lui était attachée à la ceinture et prolongée jusqu’à l’extérieur, par précaution. Si le grand prêtre mourrait dans le Saint des Saints, en tirant la longe, son cadavre était récupéré sans y entrer. Les

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Sadducéens montrent ainsi leur méticulosité à respecter les préceptes du Pentateuque. L’histoire racontée par les Sadducéens a pour but de faire rire au détriment de la résurrection. On note en passant la richesse oratoire de toutes ces discussions. L’histoire est très peu probable quoique amusante mais elle rend impossible la résurrection. Elle met en exergue une caractéristique de l’esprit juif qui consiste à envisager toutes les possibilités, jusqu’à l’absurde. Puisque la question n’est pas politique, la réponse est donc plus libre. Elle fait appel à la loi du lévirat du Deutéronome déjà évoquée à propos de Jean-Baptiste. Ce dernier dit qu’il ne peut pas revendiquer l’épouse à la place de Jésus. Celui qui ne revendique pas l’épouse, défait sa sandale et va nu pieds ; on l’appelle la maison du déchaussé. C’est le sens hébraïque du mot rédempteur, celui qui assume la postérité de son frère mort selon la prescription de la Loi. Les anges sont dédiés à la Gloire de Dieu car la priorité de leur existence est de chanter la divine Présence. De même, la résurrection est dédiée à la Contemplation et à la Louange de Dieu et les problèmes de reproduction et de sexualité n’existent plus ; ni homme ni femme, comme dira saint Paul. La question s’enlise donc dans l’inanité. Les anges n’ont pas de corps matériels et ne se reproduisent pas. Nous sommes des êtres de chair et d’esprit avec un corps matériel. En Hébreu la distinction entre chair et corps n’existe pas alors que la pensée rationaliste grecque les distingue. La chair est ce qui peut être mangé alors que le corps ne peut pas être mangé. Notre être de chair est animé, il est façonné par tous ceux que nous avons connus durant notre histoire sur la terre. Les époux façonnent leur chair ensemble et la prolongent ensemble dans leur conjugalité en devenant père et mère, ils ne forment plus qu’une seule chair. On ne peut jamais s’approprier le corps de l’autre. Je suis chair et je deviens corps.

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Grand prêtre ou Kohen Gadol, en grande tenue pour la cérémonie de Yom Kippour. On voit l’Ephoh, tablier qui recouvre la grande robe sans manche. Cette dernière est garnie au bas de clochettes et de grenades en or pour que les mouvements du grand prêtre dans le Saint des Saints puissent être suivis. Le Hoshen est le pectoral avec une matrice 3x4 correspondant aux 12 tribus d’Israël. Il est aussi coiffé d’un turban Tzitz avec l’épée à double tranchant en or. Les vêtements sont tissés de fils d’or et de fils de pourpre violette, de pourpre rouge et de cramoisi.

Bergson a démontré que notre corps n’est pas une partie de l’univers, petite partie que nous posséderions complètement. Mais il est une totalité de l’univers que nous possédons très partiellement. Ces réflexions rejoignent celles sur le Christ cosmique chères à Teilhard de Chardin. C’est reconnaître la seigneurie de Jésus sur la totalité de l’univers. Partie indissociable de la vie, l’âme, c’est l’homme intérieur, le lieu de l’incarnation de l’être où chacun peut expérimenter le souffle de sa vie, les évanouissements du sommeil, les émergences, dit Jean Guitton 3 . Ce lieu n’est pas un point, ni l’infini, mais il concerne davantage l’homme que l’espace indifférencié et illimité. Ce lieu est sensible à l’heure et au moment davantage qu’au temps et à la durée. Les mélanges, les passages, les médiations, les médiocrités, les délais y trouvent la matière qui les façonne. L’emprise sur l’environnement, la 3

Jean Guitton, L’impur, Desclée de Brouwer. 201

construction des relations avec le monde ont lieu dans un faisceau de convergence dont l’âme est le centre organisateur, l’élément infinitésimal d’intégration, dirait un mathématicien. Du point de vue sémantique, il y a confusion entre le fait d’habiter et celui d’être habitué, d’avoir l’habitude d’habiter un lieu et les occupations habituelles. La source se trouve dans l’évolution du sens d’habiter vers celui d’être habitué, de demeure vers mœurs4 . Notre mort est le lieu final, l’instant d’intégration récapitulante où l’âme se défait des contingences du lieu provisoire. Ce lieu, comme différents lieux s’intègrent sur une carte pour prendre sens en raison des proximités, intervient dans la composition d’un vitrail, d’un paysage plus global dont la clef de voûte est le lieu particulier du Christ, autour duquel les autres lieux s’agrègent pour faire carte. Où demeures-tu ? lui demandaient Pierre et André. Venez et voyez, leur a-t-il répondu. C’est en ce sens qu’il faut comprendre aussi : Lc 12, 8 Le Fils de l’homme n’a pas de lieu où il puisse reposer sa tête. L’inouï de l’Eucharistie est que Jésus nous donne son corps à manger qui n’est pas mangeable ainsi que son sang, symbole de la vie, qui n’est ni touchable ni buvable ; noli me tangere dit Jésus à Marie-Madeleine au matin de Pâques. Les plaies de Jésus sont le seul endroit que Thomas a touché à son invitation. Dieu n’est touchable que dans la misère du monde, dirait Simone Weil car le Christ est crucifié jusqu’à la fin du monde. Avec l’Hostie, Jésus se donne totalement, chair, corps, âme et Esprit. Cette totalité appelle notre propre totalité pour la fondre dans la sienne : Ceci est mon corps, prenez et mangez. Le fruit de l’Arbre de vie, autrefois défendu dans le jardin des origines, nous est désormais donné. Jean a invité Jésus et les apôtres pour le repas pascal dans la chambre haute ; probablement par pudeur face à ce qui est sublime et impossible pour les hommes, il n’a pas retenu la Cène pour son Evangile. En logique de substitution, l’innocent prend sur lui une part de la réparation que le coupable devrait fournir. Ainsi la justice divine n’est pas offensée par un défaut d’équilibre mais YHWH ne confond pas l’innocent avec le coupable pour autant. Il accepte seulement que l’innocent répare à la place du coupable. Le grand prêtre à Yom Kippour fait bien une médiation sacerdotale pour obtenir la miséricorde divine. C’est pourquoi, notre résurrection passe par la contemplation de Jésus crucifié, innocent, défiguré par le péché des hommes. La contemplation de la chair crucifiée de Jésus nous prépare à la 4

Honoré Joseph Chavée -1843- Langage and langages, p.163. 202

participation à son corps ressuscité qui contient toutes les histoires d’homme, l’histoire collective du Fils de l’homme. Au delà de la substitution de l’Innocent au Coupable, surabondance la miséricorde divine. Finalement, Jésus revient subtilement à la Genèse. Dieu a dit qu’il est le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. C’est justement à YHWH que les Sadducéens reviennent sans cesse avec la Révélation du Sinaï rapportée dans le Deutéronome ; le Kohen Gadol (grand prêtre) prononce son Nom à Yom Kippour. Jésus leur répond sur le terrain des Ecritures qu’ils ont choisi et qu’ils n’ont pas compris. Après avoir tant de fois évoqué le principe de vie qui fait mystérieusement pousser pendant que le fermier dort, Jésus affirme encore que Dieu est le Dieu des vivants et comme il est le Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob, ceux-ci sont donc vivants. La réponse de Jésus est dure car il leur lance que c’est leur ignorance des textes qui leur fait poser cette question, eux qui se vantent de les mieux connaître que quiconque. Mais aussi leur absence de foi dans la puissance infinie de YHWH : vous vous trompez grandement. 12 Versets 28 Alors s’approcha un scribe qui les avait entendus discuter. Sachant que Jésus leur avait bien répondu, il lui demanda : Quel est le premier de tous les commandements ? 29 Jésus lui répondit : Le premier, le voici : Ecoute Israël ! Le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. 30 Tu aimeras donc le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. 31 Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de plus grands commandements que ceux-là. 32 - Fort bien, maître, lui dit le scribe, tu l’as dit en toute vérité : il est l’Unique et il n’y en a pas d’autre que Lui ; 33 et L’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence et de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et sacrifices. 34 Jésus, voyant qu’il avait répondu sagement, lui dit : Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu. Et nul n’osait plus l’interroger.

Contrairement à l’interpellation précédente du sadducéen, celle-ci paraît sympathique au départ ; elle le restera d’ailleurs jusqu’à la fin. Il y a 613 commandements ou misvots dans la Torah ! La question du scribe est fondée car il est facile de se perdre dans le foisonnement des instructions de ce qu’il faut faire. Rabbin Shammai et rabbin Hillel5 ont donné leur avis à ce sujet. Hillel a résumé la Torah en réponse à cette question : Ce qui t’est

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Deux célèbres rabbins contemporains de Jésus. Rabbin Shammaï est mort en +30. 203

odieux, ne l’inflige pas aux autres hommes. Voici toute la Torah, le reste n’est que commentaire. Maintenant, va et étudie. Le début du premier commandement est Ecoute schma (premier mot à dire le matin). S’il n’y a pas d’écoute, il n’y a rien. Ecouter et aimer sont inséparables. Aimer quelqu’un, c’est se faire joie de l’entendre raconter ses journées ou les histoires de sa vie. Si on l’écoute, c’est que l’ami est là ; sa présence et sa gloire sont joie et nourriture ; l’écoute provoque donc croissance du corps. Ecouter, c’est entendre et cela ne peut avoir lieu que dans son propre silence. Entendre Yahwé n’a lieu que dans le silence. Dans ce silence, Dieu n’est plus Dieu, il devient ton Dieu qui t’aime, avec qui tu es en relation. L’harmonie avec Lui demande une totale consécration des forces, de l’intelligence et du cœur car Il est infini ; écouter l’infini mobilise toutes les ressources de notre finitude. Ainsi, il ne reste plus rien de notre être pour un autre dieu car notre Dieu est un Dieu jaloux et infini. Tu aimeras est une forme au temps futur mais il faut le comprendre comme une forme impérative. Bien sûr, cet amour fait référence à l’Alliance. Comme j’aime mon prochain, aime ton prochain car sinon tu ne pourras pas m’aimer, semble dire Jésus. Cette condition prend sa source dans le grand Corps ressuscité que nous devons former avec Jésus qui n’a pas trié les péchés qu’il prend sur lui selon les personnes. Il a pris sur Lui le péché du monde. C’est d’ailleurs ce que lui dit le sadducéen en Mc 12, 14 : Maître, tu ne regardes pas aux personnes. L’amour du prochain est crucifiant car le prochain est trop proche et trop lointain à la fois ! Dieu nous apprend cette fidélité d’amour en nous apprenant la bonne distance à tenir. Chaque distance est constitutive d’une qualité d’amour qui ne peut être abolie. Et Jésus lui donne la distance où il se trouve : Tu n’es pas loin ! Comment interpréter cet écart résiduel ? Nous voyons bien que la bénédiction de Jésus n’est pas pleine et entière comme espérée mais cet échange était beaucoup moins tendu que les précédents. Il reste donc une part de mystère indicible pour le Royaume. A propos d’une discussion sur la richesse, Jésus dévoilera ce qui est nécessaire pour abolir la distance au Royaume : Mt 19, 21 Viens et suis-moi. 12 Versets 35 Prenant la parole, Jésus disait, enseignant dans le Temple : Comment les scribes peuvent-ils dire que le Christ est Fils de David ? 36 C’est David lui-même qui a dit par l’Esprit Saint : Le Seigneur a dit à mon Dieu : Siège à ma droite, jusqu’à ce que j’aie mis tes ennemis sous tes pieds. 37 David lui-même l’appelle Seigneur : par où dès lors est-il son fils ? 204

Jésus enseigne sans forcément répondre à une question posée. Il tient à préciser l’origine de sa messianité. Il ne la revendique pas comme Fils de David. Ceci ne veut pas dire qu’il n’est pas descendant de David mais qu’il est d’origine divine. Jésus cite le psaume davidique 110 où nous lisons à propos du Seigneur : Tu es prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisedech ! Jésus est le Messie et par là prêtre. Dans le monde juif, les prêtres sont de la tribu de Lévi, descendance d’Aaron. La lettre aux Hébreux explique justement que Jésus est prêtre dans l’ordre de Melchisedek, prêtre du très-Haut avec qui Abraham partagea son butin. Il n’est pas prêtre dans l’ordre mosaïque comme les lévites. Ceci est rappelé dans le Canon eucharistique n°I de la messe : Comme il t’a plu d’accueillir le sacrifice de notre Père Abraham et celui que t’offrit Melchisedeck, le grand prêtre, ... .Jésus de Nazareth est descendant de David par Joseph. Il est donc de la tribu de Juda, pas celle de Lévi. Matthieu commence son Evangile par la généalogie de Jésus depuis David. Un fils n’appelle pas son Père Seigneur et c’est ainsi que David s’adresse à lui. Le Messie n’est pas venu pour parachever la mission royale de David qui n’avait pas une mission sacerdotale. Rappelons-nous que Saül, le premier roi d’Israël, s’est vu retirer la royauté pour avoir accompli un sacrifice rituel avant un combat, acte sacerdotal réservé au prophète Samuel. Il ne faut pas mélanger les genres. Si David l’appelle Seigneur, c’est que le Messie a une mission sacerdotale qui le distingue du roi David lui-même ou de son prédécesseur, le roi Saül. 12 Versets 38 La masse du peuple l’écoutait avec plaisir. Et il disait dans son enseignement : Gardez-vous des scribes, qui se plaisent à circuler en longues robes, à recevoir les salutations sur les places, 39 à occuper les premiers sièges dans les synagogues et les premiers divans dans les festins, 40 qui dévorent les maisons des veuves, tout en affectant de faire de longues prières. Ils subiront, ceux-là, une condamnation plus sévère !

Jésus continue son enseignement. C’est un observateur critique et on imagine aisément Jésus sur l’esplanade du Temple observant avec ses yeux pénétrants le passage de nombreuses personnes diversement habillées. Les scribes sont fiers de leur importance d’homme instruit par rapport à une foule qui ne sait pas écrire ni étudier. Tout dans l’apparence, ils aiment se montrer et se mettre en valeur. Jésus condamne une telle attitude. Dans le paragraphe suivant, il indique même sa préférence.

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12 Versets 41 Puis, s’étant assis en face du Trésor, il regardait comment la foule mettait de la menue monnaie dans le Trésor. Beaucoup de riches en mettaient beaucoup. 42 Vint une pauvre veuve qui mit deux leptes, soit un quart d’as. 43 Appelant à lui ses disciples, il leur dit : En vérité, je vous dis que cette pauvre veuve a mis plus que tous ceux qui mettent dans le Trésor. 44 Car tous ont mis de leur superflu ; mais celle-ci, prenant de son indigence, a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre.

Cette observation est le dernier enseignement de Jésus dans le Temple. Jésus a dû passer bien des heures sur les parvis à observer hommes et femmes. Cet enseignement bénéficie d’une fine observation du comportement humain. Après avoir tant répété que les premiers seront les derniers et que les derniers seront les premiers, qui pourrait être surpris de l’observation d’une veuve qui humblement donne de son nécessaire6 pour le Trésor du Temple géré par les Sadducéens.

6 Le lepte de cette époque peut être vu comme une pièce de quelques centimes d’euros. Mais Jésus recentre sur la valeur relative à la personne.

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CHAPITRE XIII

L’empereur Caligula (+37, +41) qui se prétendait dieu, exige que sa statue soit installée dans le Temple de Jérusalem. Abomination de la désolation pour le monde juif. Petronius, gouverneur de Syrie, s’y oppose jusqu’à l’assassinat de Caligula1 par la garde prétorienne. Cet événement a eu lieu après la Crucifixion de Jésus mais Marc est au courant quand il rédige son Evangile. Abomination de la désolation est une expression standardisée employée pour signifier une profanation du Temple. Par exemple, en -63, Pompée appelé par les deux fils d’Alexandre Jamnée, entre, épée à la main, dans le Saint des Saints : Abomination de la désolation ! Même qualification pour la profanation du Temple en -164 par le roi Antiochus Epiphane IV. Le Temple est symbole d’autorité et de pouvoir. C’est le point où Dieu accroche le monde pour le tenir dans l’existence. Plus de Temple, plus d’accroche du monde ; c’est la fin du monde. La fin de Jérusalem ou la fin du monde, c’est la même fin. Comme un paysan ou un marin interprète les signes du ciel pour deviner le temps qu’il fera demain, Pierre, Jacques, Jean et André aimeraient connaître un signe qui leur permettrait de prévoir la fin des temps. Oublieraient-ils que l’avenir n’appartient qu’à Dieu ! 13 Versets 1 Comme il sortait du Temple, un de ses disciples lui dit : Maître, regarde : quelles pierres et quelles constructions ! 2 Jésus lui répondit : Tu les vois, ces grandes constructions ? Il ne restera pas pierre sur pierre ; tout sera détruit ! 3 Et comme il était assis sur le mont des Oliviers, en face du Temple, Pierre, Jacques, Jean et André l’interrogèrent en particulier : 4 Dis-nous quand cela aura lieu, et quel sera le signe que tout cela est sur le point de s’accomplir ?

Jésus fait des allers et retours de Béthanie vers le Temple. Pour le retour, il faut descendre dans la vallée du Cédron puis remonter sur le 1

voir Caligula, théâtre d’Albert Camus pour la folie de cet empereur. 207

versant qui éloigne de Jérusalem. Là, ils regardent éblouis la beauté de Jérusalem dans les lumières du soir. Et Jésus leur annonce un désastre. Il était couramment admis que le premier Temple, celui de Salomon, fut détruit à cause de l’idolâtrie du peuple. De même, la destruction du second Temple, celui d’Hérode arrivera à cause de la division du peuple. Jésus a constaté cette division du peuple et elle constitue une menace pour le Temple. Le petit groupe des privilégiés, Pierre et André son frère et les deux frères Jacques et Jean, questionnent Jésus à part sur l’avenir de Jérusalem. 13 Versets 5 Jésus se mit à leur dire : Prenez garde qu’on ne vous égare. 6 Il en viendra beaucoup sous mon nom, qui diront : c’est moi ; et ils égareront bien des gens. 7 Quand vous entendrez parler de guerres, ne vous alarmez pas ; il faut que cela arrive, mais ce ne sera pas encore la fin. 8 On se dressera en effet nation contre nation, royaume contre royaume. Il y aura ça et là des tremblements de terre, il y aura des famines. Ce sera le début des douleurs. 9 Soyez sur vos gardes. On vous livrera aux sanhédrins et vous serez battus dans les synagogues. Vous comparaîtrez devant les gouverneurs et des rois à cause de moi, pour rendre témoignage devant eux. 10 Et il faut d’abord que l’Evangile soit proclamé à toutes les nations. 11 Quand on vous emmènera pour vous livrer, ne vous inquiétez pas à l’avance de ce que vous direz, mais dites ce qui vous sera donné à cet instant ; Ce n’est pas vous en effet qui parlerez, mais l’Esprit-Saint. 12 Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant ; les enfants se dresseront contre les parents et les feront mourir, 13 et vous serez haïs de tous à cause de mon nom. Mais celui qui tiendra jusqu’au bout, celui-là sera sauvé.

Ces versets sont considérés comme une petite apocalypse construite à partir de phrases de Jésus. Ce dernier n’a sans doute pas tenu un propos ainsi cousu d’un seul tenant. Le texte est écrit après l’an +40 lors de l’essai de profanation du Temple par Caligula, signe annonciateur de la fin des temps. A ce moment, certaines paroles de Jésus, particulièrement appropriées au temps, reviennent avec force à la mémoire de Pierre qui les restitue de la sorte. Ces versets nous apprennent à nous tenir sur nos gardes par rapport à la fin des temps. Tout d’abord, versets 5-6, il n’y a qu’un seul Seigneur et bien des gens s’égareront car certains diront, c’est moi. Les versets 7-8 annoncent des catastrophes et des cataclysmes. Ne vous inquiétez pas, ce n’est que le commencement. Ce sont les douleurs d’un enfantement qui n’en finit pas et c’est ce que nous lisons dans notre journal aujourd’hui et depuis tant d’années. 208

Mais vous devez porter l’Espérance du bon achèvement de cet enfantement du monde dans le Royaume de Dieu. Les puissants du monde ne veulent pas d’un tel dénouement pour pouvoir continuer à jouer avec épées, conflits, famines. Avec une telle Espérance, vous gênez leur jeu de pouvoir ; en conséquence, ils vous persécuteront. A l’époque où Marc écrit, Etienne a déjà été lapidé. De plus, quand Dieu ne tient plus le monde par le Temple puisque l’homme a rejeté Dieu, la terre tremble sur ses bases. C’est une prophétie conséquente. Verset 10 : signe important avant la fin des temps : l’Evangile doit d’abord être proclamé ! Les persécutions de la fin pousseront certains à proclamer l’Evangile qui essaimera. La fondation de communautés hors Jérusalem, comme à Antioche dès le premier siècle, en est la preuve. L’église la plus septentrionale a été construite au XIXème siècle au pays Inuit au nord du Canada et baptisée église sainte Thérèse de l’enfant Jésus. Ainsi l’expansion géographique de l’Evangile est sans doute achevée. Mais il reste encore beaucoup à faire. Au verset 11, cela empire car le Salut que Dieu donne au monde est difficile à porter : il est crucifiant. Faites confiance, ne vous inquiétez pas. C’est difficile de suivre Jésus. Mais comme une annonce de la Pentecôte, vous aurez l’Esprit-Saint à vos côtés, votre Défenseur. C’est vraiment une expérience missionnaire que Jésus annonce. En effet, la rumination de la Parole habitue aux Mots et aux Phrases de Jésus et provoque la manifestation de l’Esprit-Saint à travers la parole qu’on énonce soi-même par la suite. Méditer la Parole, c’est lui donner vie. Verset 12 : c’est une réflexion missionnaire sur les persécutions, qui met en exergue les difficultés à vivre en communauté. Ce que dit Jésus est davantage une lamentation qu’une prophétie. Il ne souhaite pas que cela arrive mais il sait que cela va se passer ainsi. Ces malheurs le font pleurer sur la ville. Il y a les douleurs de l’enfantement et l’Espérance à porter au fil de l’histoire avec résolution. Nous trouvons une consolation auprès de Jésus qui pleure avec nous, lui qui est Dieu mais aussi homme plein de sensibilité auprès de nous. 13 Versets 14 Mais quand vous verrez l’effroyable abomination installée là où il ne faut pas – lecteur, prends-y garde ! - alors que ceux qui seront en Judée s’enfuient dans les montagnes, 15 que celui qui sera sur la terrasse ne descende pas et ne rentre pas pour emporter quelque chose de sa maison, 16 et que celui qui sera aux champs ne retourne pas en arrière pour prendre son manteau. 17 Malheur à celles qui seront enceintes ou allaiteront en ces jours-là ! 18 Priez que cela n’arrive pas en hiver !

Le verset 14 est sans doute lié à la demande insensée de Caligula en l’an +40, persécution que Jésus n’a pas vécue mais qui a déjà eu lieu 209

quand Marc rédige. Mais il ne faut pas s’inquiéter car la pire abomination de la désolation a déjà eu lieu : la crucifixion du Fils de l’homme. Jésus peut aussi penser à la destruction du Temple qu’il a déjà annoncé. Jésus donne conseil pour ces temps de détresse. On pense à ceux qui fuient Sodome et Gomorrhe avec interdiction de se retourner ! Quand il n’y a rien à faire face aux événements qu’on est incapable de maîtriser, il s’agit de s’enfuir et de continuer à témoigner de la même Espérance sans s’attarder sur un passé désormais disparu. Se retourner comme la femme de Lot, fige, pétrifie, rend nostalgique. Verset 17 : ce n’est pas une malédiction mais encore une lamentation et ce verset est là pour stimuler l’Espérance. Ces versets font écho au texte de Daniel 12, 2 qui annonce la résurrection individuelle dès l’époque de Nabuchodonosor, époque à laquelle la résurrection voulait seulement dire la permanence d’Israël : Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle. La division des hommes en deux catégories est binaire. Ainsi la religion cathare sépare le monde en deux, pur et impur. Si cette séparation est applicable au Royaume, elle ne l’est pas au temps présent car ivraie et bon grain y poussent ensemble sans être séparables. 13 Versets 19 Ce seront en effet des jours de tribulation, d’une tribulation telle qu’il n’y en a pas eu de pareille depuis qu’à l’origine Dieu a créé le monde jusqu’à maintenant, et qu’il n’y en aura jamais plus. 20 Et si le Seigneur n’avait abrégé ces jours, aucune création n’échapperait ; mais à cause des élus qu’il a choisis, Il les a abrégés. 21 Alors si on vous dit : Voici le Christ ! Le voilà ! N’en croyez rien. 22 car il surgira de faux Christs et de faux prophètes, qui feront des signes et des prodiges, en vue d’égarer les élus, s’il était possible. 23 Vous donc, soyez sur vos gardes ; vous voilà prévenus de tout !

Tous les événements catastrophiques doivent être relativisés par rapport à la Croix. Rien ne sera pire que Jésus pendu au bois, pire abomination de toutes les désolations. Un scandale pour les juifs. Lorsque les tribulations (verset 20) auront atteint un certain niveau, Dieu les abrégera. Jésus ne reste vivant sur la Croix que trois heures et Pilate s’étonne d’une mort si rapide. Il ne faut pas oublier que Jésus a été fouetté avec des lanières de cuir à l’extrémité desquelles des masselottes de plomb étaient fixées pour faire mal. Il est presque étonnant que Jésus ne soit pas mort avant d’être crucifié ! Les larrons

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n’ont pas, eux, été fouettés ; c’est pourquoi ils survivent plus longtemps sur leur croix. Dans ces temps troublés, il ne s’agit pas de défendre Dieu. Dieu aurait-il besoin de notre protection ? Il s’agit de témoigner de l’Espérance que ce terrible enfantement va déboucher sur le Royaume de Dieu avec certitude. Une telle espérance fait faire à celui qui la porte des choix qui sont différents des choix de ceux qui n’y adhèrent pas. La Croix est le point central de l’histoire des hommes, l’aiguillage par lequel Dieu conduit l’humanité sur le chemin du Royaume. 13 Versets 24 Mais ces jours-là, après cette tribulation, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus sa clarté, 25 les astres tomberont du ciel et les puissances qui sont dans les cieux seront ébranlées. 26 Et alors on verra le Fils de l’homme venir sur les buées avec beaucoup de puissance et de gloire. 27 Et alors il enverra les anges et rassemblera ses élus des quatre points de l’horizon, de l’extrémité de la terre à l’extrémité du ciel.

Le genre littéraire de ces versets est celui d’une apocalypse. C’est une manière d’écrire une révélation de façon cachée. (Apocalypse se dit en anglais – book of revelation). C’est une manière d’écrire l’histoire et de dire la vérité. Beaucoup de tels textes furent produits pendant les deux siècles à cheval sur le début de notre ère. Aujourd’hui, c’est un genre littéraire abandonné. Toutefois, il reste courant de parler de façon cachée en période troublée. La Fontaine a mis en scène des animaux pour critiquer des mœurs de cour qu’il ne pouvait dénoncer frontalement. Georges Orwell fait de même dans La ferme des animaux pour ne pas prendre de front le socialisme. Quand les chrétiens parlent de la chute de Babylone, il s’agit bien sûr de la chute de Rome qui ne peut être désignée explicitement en période de persécutions. L’écrit apocalyptique 2 est un écrit de persécution plutôt ésotérique, utilisé quand tout va mal. Ce qui caractérise ces écrits, est la mise en œuvre de l’histoire comme un combat entre la lumière et les ténèbres ; à l’issue de ce combat, la lumière gagne : le Fils de l’homme viendra sur les nuées. Les apocalypses écrites à cette époque visent à vitaliser les écrits prophétiques anciens. Ce qui les caractérise aussi est qu’elles prennent les anciennes prophéties au pied de la lettre, comme au pied de la Croix, 2

Voici 2 livres explicatifs de l’Apocalypse : - L’Evangile de Jésus-Christ selon l’Apocalyse de saint Jean, Père Marcel Goémine, Pierre Téqui éditeur. - Contempler l’Apocalypse, Chr. Pellistrandi et H. de Villefranche, Ecole cathédrale. 211

pourrait-on dire. Par exemple, Jésus ne dit pas qu’il est comme la vigne, il dit qu’il est la vigne. Il ne dit pas qu’il est comme le pain, il dit qu’il est le Pain...Toutes les promesses de Dieu seront tenues. Dans Apocalypse 6, quatre chevaux apparaissent successivement, un cheval blanc symbole de la résurrection, un cheval rouge feu, un cheval noir puis enfin un cheval verdâtre symbole de la mort. Cette apocalypse met en garde contre les parodies de la foi. Dans le livre de Zacharie, prophète de l’époque de l’exil sous Darius (-520), la première vision est celle de quatre groupes de cavaliers : Za 1, 8 Derrière lui (un homme) des chevaux roux, alezans, noirs et blancs. Ces chevaux désignent les anges inspecteurs qui parcourent le monde dans les quatre directions cardinales. Ainsi les différentes apocalypses décrivent de façon voilée les mêmes événements mais les visions successives de la même réalité sont de plus en plus précises. Ce trésor d’Espérance que nous portons, nous isole et nous rend sujet aux persécutions. 13 Versets 28 Du figuier apprenez une comparaison. Dès que son bois devient tendre et qu’il pousse ses feuilles, vous comprenez que l’été est proche. 29 De même, vous aussi, quand vous verrez cela arriver, comprenez qu’il est proche, aux portes. 30 En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive. 31 Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. 32 Quant à ce jour ou à cette heure, nul n’en sait rien, pas même les anges dans le ciel, pas même le Fils ; il n’y a que le Père.

Pour que le Royaume advienne, il faut un certain degré de maturité, il faut d’abord que les feuilles aient poussé car ce sont elles qui protègent le fruit. Si la maturité progresse par le travail, alors le Royaume devient le salaire des ouvriers et les hommes décident de son attribution et de sa venue. Mais non ! La promesse divine interviendra comme une grâce. Personne ne sait quand et personne ne peut s’octroyer le Royaume de son propre chef. Les pharisiens, par leur attitude, croyaient malheureusement faire avancer le Royaume par une observance scrupuleuse de la Loi. Le Pharisianisme est avant tout une orthopraxie, comme nous l’avons déjà dit. La maturation progresse, comme celle de la graine qui pousse dans le champ, quoi que fasse le paysan ; celui-ci n’en est pas le principe de vie, la cause. Il faut en fait retourner la cinématique. Le dévoilement a lieu à partir de la fin. Il ne faut pas commencer par les origines mais par la fin. La Genèse illustre cette cinématique étrange avec les trois fils Sem, Cham et Japhet de Noé. Gen 9, 20 Noé le cultivateur commença par planter 212

une vigne. 21 Ayant bu du vin, il fut enivré et se dénuda à l’intérieur de sa tente. 22 Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père et avertit ses deux frères au dehors. 23 Mais Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent tous deux sur leurs épaules et, marchant à reculons, couvrirent la nudité de leur père ; leurs visages étaient tournés en arrière et ils ne virent pas la nudité de leur père. 24 Quand Noé se réveilla de son ivresse,..., il dit : Maudit soit Canaan ! Béni soit Yahvé, le Dieu de Sem.... L’histoire des hommes avance-t-elle parfois à reculons comme le manteau qui recouvre en remontant la nudité de Noé ? Cham a vu la nudité de son père qui l’a maudit comme la conscience de la nudité par Adam et Eve fut signe de leur péché, d’une innocence perdue. Quand Jésus veut guérir, il cherche le silence originel, à revenir au temps de la création primitive. Alors il répare. Il s’agit de revenir en arrière, là où le mal n’est pas encore été fait, la nudité pas encore une honte. Le geste de Sem et Japhet a un parfum nostalgique de paradis. Revenir à l’intersection où un mauvais chemin a été choisi et prendre le bon. A l’entrée de la tente, Sem et Japhet avancent de dos vers le fond de la tente pour ne pas voir la nudité de leur père et la couvrent. Ainsi Sem et Japeth demeurent pour un avenir réparé. La venue en Gloire du Maître de maison est complètement liée aux origines de la Création et Maxime le confesseur3 le dira plus tard : Celui qui a été initié à la puissance cachée de la Résurrection connaît le but en vue duquel Dieu a prédisposé le commencement de tout. Jean-Baptiste faisait sortir de la Terre Promise les postulants au baptême pour faire une marche arrière de l’histoire4. Puis de la Pérée, ils traversaient le Jourdain en marchant de l’Est vers l’Ouest pour avancer vers la Terre Promise comme les Hébreux autrefois. Puisque le péché est une fausse route et conduit à un cul de sac, il faut revenir en arrière sur la route des hommes pour prendre l’embranchement de la route de Dieu, c’est-à-dire une route qui conduira l’humanité dans la divinité. Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’Alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité, dit le prêtre à l’offertoire. Verset 31 : Le ciel et la terre passeront mais mes paroles ne passeront pas. Cette parole de Jésus est d’une audace incroyable car elle affirme que sa parole traverse le temps ; elle annonce sa 3 4

Maxime le Confesseur, Cap. théol. et oe. cent. 1,66 : PG 90, 1107 voir Le baptême de Jean, Antoine Baron, Médispaul, 2013 213

Résurrection, sa vie après sa mort. Soit elle révolte, soit elle exalte l’Espérance. C’est une parole tranchante. Elle montre le Fils de l’homme marchant avec autorité sur le chemin de crête qui sépare la mortalité de l’éternité. Ce qui est solide c’est la terre et ce sont les Paroles de Jésus qui semblent fragiles alors qu’elles sont éternelles. La parabole du figuier nous indique un été proche, un Christ proche, à portée de main, de cœur. On peut donc participer dès maintenant à son œuvre de construction du Royaume. 13 Versets 33 Soyez sur vos gardes, veillez ; car vous ne savez pas quand ce sera le moment. 34 C’est comme un homme parti en voyage ; en laissant sa maison, il a tout remis aux soins de ses serviteurs, à chacun sa besogne, et au portier, il a recommandé de veiller. 35 Veillez donc car vous ne savez pas quand le maître de la maison va revenir, sur le tard, à minuit, au chant du coq, au matin. 36 S’il arrivait à l’improviste et qu’il vous trouve endormis ! 37 Et ce que je vous dis, je le dis à tous : veillez.

De génération en génération, les disciples se livrent le secret du Fils de l’homme comme un fragment d’éternité qui brille au temps présent. C’est une bonne nouvelle que nous ne connaissions pas l’heure d’arrivée. En effet, si c’était lointain, nous dirions que nous avons le temps et ferions des calculs et des paris. Au contraire, la veille est une invitation à vivre le Royaume dès maintenant, sans calculs. Veillez est un mot d’attente connectée à la résurrection. Des propriétaires terriens en Galilée vivaient à Jérusalem. De temps en temps, ils allaient en Galilée chercher les bénéfices de leurs terres auprès de leur intendant. Ils comprennent donc très bien cet homme parti en voyage qui revient chez lui à l’improviste pour encaisser les bénéfices. L’Eglise est perpétuellement en état de veille. La terre tourne et quelque part, c’est le matin, ailleurs le soir et ailleurs encore la nuit, simultanément. Et les serviteurs de l’Eglise chantent en même temps laudes et vêpres, la messe sur le monde5 est continue tout autour du globe terrestre. Elle est tournée vers Celui qui vient. Le sens et la clef du monde sont sur le visage de Jésus en train de venir à notre rencontre. Notre vie est comme une veillée, l’attente de cette rencontre entre l’Epoux et sa fiancée, le peuple que nous formons en Eglise. Le canon Eucharistique n°4 de la messe ne dit-il pas : Les anges innombrables qui te servent jour et nuit se tiennent devant toi et, contemplant la splendeur de ta face, n’interrompent jamais leur 5

voir ce livre de Pierre Teilhard de Chardin. 214

louange. Unis à leur hymne d’allégresse, avec la création toute entière qui t’acclame par nos voix, Dieu nous te chantons ; Saint ! ... Quand peut-Il venir ? Le soir, au milieu de la nuit, au chant du coq, le matin ? Nous retrouvons là les étapes de la Passion et Jésus, comme il l’a dit à ses apôtres à Gethsémani, nous demande de veiller dans cette encoignure de l’histoire, cette faille, cette fenêtre ouverte sur le Royaume, qui est la Croix du Fils de l’homme. Le temps de plénitude ne nous est pas complètement accessible mais le cheminement, l’enfantement se fait. Il suffit de tendre l’oreille pour entendre les hommes crier. Dans ses réponses, Jésus ne se laisse pas enfermer dans un temps messianique dont lui-même ne connaît pas la date de dénouement mais Il nous donne des armes pour tenir dans ce temps séculier.

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CHAPITRE XIV

Commençons par un peu de géographie sur Jérusalem au temps de Jésus. L’Esplanade du Temple est un trapèze qui mesure 600 m de longueur, 350 m de largeur au nord et 250 au sud. Elle est entourée d’une triple fortification qui domine la ville haute. A l’est, il y a la vallée du Cédron à droite sur la carte, qui sépare le Temple du mont des Oliviers (chaîne de montagnes comprenant notamment le mont du Scandale) et au delà, plus à l’est encore, le village de Béthanie où Jésus résidait pendant son séjour à Jérusalem. La vallée du Tyropéon ou vallée des fromagers monte depuis la piscine de Siloé vers le nord ouest. Au sud des remparts de l’Esplanade, se trouve l’Ophel, lieu de la vieille ville de l’époque de David. Tout au sud de la ville haute, se trouve la vallée de la Géhenne ou vallée du Hinnom. Le palais d’Hérode est indiqué sur la carte dans la ville haute. La tour Antonia est au nord ouest de l’Esplanade qu’elle surveille ; là se trouve une garnison romaine. La loi exige d’être à Jérusalem pour la Pâque. Mais elle précise les limites géographiques de cette Jérusalem légale. Le jardin des Oliviers, à l’ouest du mont des Oliviers, est à l’intérieur de cette limite, mais descendant le mont de Oliviers vers l’est, nous sortons du périmètre autorisé. En ¼ d’heure de marche de Gethsémani, il est possible de s’échapper des limites de Jérusalem vers le désert.

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Le rempart nord ouest est indiqué sur la carte à l’époque de Jésus. Peu d’années après sa mort, un autre rempart plus au nord a été construit, mettant alors le Golgotha, ancienne carrière de pierres blanches abandonnée dès le retour de l’exil à Babylone, à l’intérieur de la ville. Mais les évangélistes indiquent que Jésus fut crucifié hors de la ville, c’est-à-dire au delà du premier rempart de l’époque ; ce point est repris dans les Impropères (reproches du Christ aux hommes qui l’ont rejeté1, lus le Vendredi Saint). Au lieu Golgotha (voir Mont Golgotha sur la carte), dit lieu du Crâne Mc 14, 22, Jésus fut crucifié. Beaucoup de crucifixions eurent lieu sur un site reconnu par Hélène, mère de l’empereur Constantin, comme celui de la Crucifixion de Jésus. Dans cette ancienne carrière de pierres blanches, il y avait un monticule de mauvaises pierres de cinq mètres de hauteur environ, qui a été délaissé lors de l’exploitation de la carrière. Le sommet de ce monticule fut utilisé pour mettre les suppliciés plus en évidence, mais les soldats utilisaient aussi le pied de ce monticule comme plan incliné pour faciliter la mise en croix. Nous ne connaissons plus le rôle opératoire mais beaucoup d’éléments de crucifixions furent trouvés tout autour. 1 Le texte commence par cette invocation du Christ : O mon peuple, que t’ai-je fait ? En quoi t’ai-je offensé ? Réponds-moi.

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Les poteaux verticaux des croix étaient en place en permanence et les condamnés apportaient seulement le montant horizontal, dit patibulum. Des tombeaux furent creusés dans le mur d’extraction de la carrière bien avant l’époque de Jésus. Joseph d’Arimathie avait une telle tombe creusée pour lui-même à une distance de quelques dizaines de mètres du monticule. En 1099, le sultan Hakim le cruel fit raser toutes les tombes pour qu’on ne puisse plus revenir sur ce site cher aux chrétiens.

Crâne avec des yeux de tête de mort dans une paroi de jardin au nord de la porte de Damas.

En 1885, Charles Gordon a remarqué dans un autre jardin sur une paroi rocheuse la forme d’un crâne avec des yeux de tête de mort – voir photo ci-dessus. Ce lieu est situé au nord est du précédent. Ainsi, il reste quelques doutes sur l’emplacement exact, quoique le site de la carrière évoqué précédemment soit le plus probable. 14 Versets 1 La fête de la Pâque et des pains sans levain allait avoir lieu deux jours après. Les grands prêtres et les scribes cherchaient comment arrêter Jésus par ruse, pour le faire mourir. 2 Car ils se disaient : Pas en pleine fête, pour éviter des troubles dans le peuple.

Originellement, Pâque, Pessah signifie saut ou passer par dessus. Avant le passage de l’ange exterminateur associé à la dixième plaie d’Egypte, les Hébreux mirent du sang d’un agneau sur le linteau de leur porte d’entrée. Ainsi les enfants des Hébreux furent épargnés par l’ange exterminateur qui sauta leur maison. Pain sans levain ou pain azyme -masots- ou pain de l’affliction, c’est le pain que les Hébreux firent en hâte pour partir d’Egypte. Ainsi on

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mange pendant sept jours un pain rapidement cuit qu’on n’a pas eu le temps de faire lever. Les Septantes traduisent Pessah par Paska qui a évolué en Pâque. La décision d’arrêter Jésus pour le faire mourir est désormais prise par les grands prêtres et les scribes. Ce sont des Sadducéens qui sont les plus décidés à cette arrestation. Comme le peuple protège Jésus qui enseigne régulièrement dans le Temple, ils n’ont pas encore réussi à le saisir. Mais désormais Jésus veut être arrêté pour que sa mort soit associée à la Pâque. Ils veulent donc le saisir par ruse à l’écart du peuple. Ils croient procéder intelligemment alors que c’est Jésus qui se laisse prendre exactement au jour qu’il a choisi, à l’endroit qu’il a choisi. Ils veulent à tout prix empêcher Jésus de provoquer une crise messianique à l’occasion de la fête pascale. En Mt 27, 24 Pilate en se lavant les mains dit : Je ne suis pas responsable du sang de cet homme, à vous de voir. Tout le peuple répondit : 25 Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! Le sang du Christ désigné Agneau de Dieu par Jean-Baptiste fait donc sauter par dessus ce peuple l’ange exterminateur de l’Apocalypse. Par un invraisemblable contresens qui illustre l’infinie miséricorde divine, c’est contre la volonté de ce peuple que le Salut lui vient - Ex12, 13 A la vue de ce sang, je passerai outre et vous échapperez au fléau destructeur. Quel amour divin ! 14 Versets 3 Jésus se trouvait à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux. Pendant qu’il était à table, une femme entra, avec un flacon d’albâtre contenant un parfum très pur et de grande valeur. Brisant le flacon, elle lui versa le parfum sur la tête. 4 Or, de leur côté, quelques-uns s’indignaient : A quoi bon gaspiller ce parfum ? 5 On aurait pu, en effet, le vendre pour plus de trois cents pièces d’argent, que l’on aurait données aux pauvres. Et ils la rudoyaient. 6 Mais Jésus leur dit : Laissez-la ! Pourquoi la tourmenter ? Il est beau, le geste qu’elle a fait envers moi. 7 Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, et, quand vous le voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours. 8 Ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait. D’avance elle a parfumé mon corps pour mon ensevelissement. 9 Amen, je vous le dis : partout où l’Évangile sera proclamé – dans le monde entier –, on racontera, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire.

A Béthanie, Jésus n’est pas dans la maison de Marthe, Marie et leur frère Lazare mais chez Simon le Lépreux. On dit qu’il aurait été guéri de la lèpre par Jésus puisqu’il n’est plus exclu de la communauté qui se rassemble autour de lui, ce jour là. On dit aussi qu’il serait le père de Marthe, Marie et Lazare. 220

Marc raconte une scène où Jésus est couvert de parfum par une femme qui casse un flacon d’albâtre ou d’onyx sur lui. Le contenant est un vase précieux de prix tout autant que le contenu qui était pur, précise Marc, car souvent les parfums étaient frelatés. Les autres évangélistes la racontent aussi, chacun de façon un peu différente. Cette femme n’est pas appelée Marie-Madeleine par Marc et elle reste inconnue. Quelques-uns s’indignent et Jean précise que Judas était de leur nombre, mais Marc, discret, ne le dit pas. Jésus annonce à cette occasion son embaumement tandis que les pingres présents crient holà sur la somme perdue ! Jésus est au courant du complot tramé contre lui. Il ajoute même une prophétie qui tient toujours ! Quelle intuition féminine de prendre soin du corps de Jésus et de faire un rite d’embaumement avant sa Passion ! Les témoins ont dû être très surpris par ce geste qui semble vraiment inopportun car ils ne croyaient pas sa Passion imminente. Après coup, ils ont dû sursauter en comprenant l’opportunité prémonitoire du geste ! Moi, vous ne m’avez pas pour toujours : Jésus pose le problème de sa Présence après sa Passion et sa Crucifixion. 14 Versets 10 Judas Iscariote, l’un des Douze, alla trouver les grands prêtres pour leur livrer Jésus. 11 A cette nouvelle, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l’argent. Et Judas cherchait comment le livrer au moment favorable. 12 Le premier jour de la fête des pains sans levain, où l’on immolait l’agneau pascal, les disciples de Jésus lui disent : Où veux- tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? 13 Il envoie deux de ses disciples en leur disant : Allez à la ville ; un homme portant une cruche d’eau viendra à votre rencontre. Suivez-le, 14 et là où il entrera, dites au propriétaire : Le Maître te fait dire : Où est la salle où je pourrai manger la Pâque avec mes disciples ? 15 Il vous indiquera, à l’étage, une grande pièce aménagée et prête pour un repas. Faites-y pour nous les préparatifs. 16 Les disciples partirent, allèrent à la ville ; ils trouvèrent tout comme Jésus leur avait dit, et ils préparèrent la Pâque.

Judas va le livrer. Le verbe est fort et la réjouissance des grands prêtres vraiment sardonique ; ils tiennent enfin l’indication, l’occasion qu’ils recherchent depuis si longtemps. Bossuet dira que c’est là la partie la plus amère du calice de Jésus. La simplicité du verset 10 est pleine de signification sur la traîtrise de Judas qui sera l’occasion de multiples commentaires, presque à l’infini. Jésus envoie deux disciples mais Luc 22, 8 précise que l’un d’eux était Pierre – discrétion de Pierre qui n’est pas nommé dans le récit de Marc. 221

Un homme portant une cruche est vraiment un signe délibéré car dans toute la Palestine, il n’y a pas deux homme qui portent une cruche sur la tête ! Tout le reste se déroule comme prévu et témoigne de l’organisation préalable de la Pâque. Sans doute Judas qui tient la bourse et sur demande de Jésus en est-il lui-même l’organisateur. Il y a l’agneau à abattre et à préparer, les herbes amères, la confiture harosset mélange sucré salé de dattes, figues, raisin, amande, cannelle et épices divers, le vin. Cette confiture est là pour rappeler que l’amertume salée du péché a le goût sucré des bonnes choses qui induisent au mal. Aucun détail sur la préparation qui n’aille de soi. Marc ne s’attarde pas. 14 Versets 17 Le soir venu, Jésus arrive avec les Douze. 18 Pendant qu’ils étaient à table et mangeaient, Jésus déclara : Amen, je vous le dis : l’un de vous, qui mange avec moi, va me livrer. 19 Ils devinrent tout tristes et, l’un après l’autre, ils lui demandaient : Serait-ce moi ? 20 Il leur dit : C’est l’un des Douze, celui qui est en train de se servir avec moi dans le plat. 21 Le Fils de l’homme s’en va, comme il est écrit à son sujet ; mais malheureux celui par qui le Fils de l’homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! 22 Pendant le repas, Jésus, ayant pris du pain et prononcé la bénédiction, le rompit, le leur donna, et dit : Prenez, ceci est mon corps. 23 Puis, ayant pris une coupe et ayant rendu grâce, il la leur donna, et ils en burent tous. 24 Et il leur dit : Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude. 25 Amen, je vous le dis : je ne boirai plus du fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le royaume de Dieu.

Quand ils distribuent le pain, les juifs le salent rituellement Lv 2, 13 car la Torah dit que la table est un autel et le repas un sacrifice pour YHWH : Tu saleras toute oblation que tu offriras et tu ne cesseras pas de mettre sur ton oblation le sel de l’alliance de ton Dieu. Il n’est pas dit que Jésus sale le pain. Le plat commun est au milieu de la table et pour se servir, on plonge la main dedans avec le pain. La coupe de vin est en principe bénie avant la bénédiction du pain. Mais une quatrième et dernière coupe est bénie après le pain et c’est sans doute celle-ci que Marc relate. Il est admis que le pain et le vin deviennent notre chair en étant digérés, ils la nourrissent et la renouvellent d’un repas à l’autre. Marc restitue le dialogue de Jésus avec les Douze au sujet de la traîtrise. Mais le traître n’est pas nommé car Marc veut centrer l’attention sur la traîtrise qui a lieu par un des siens qui mange avec Lui. Jean 13, 30 précise que c’est Judas et qu’il sortit aussitôt ; or il faisait nuit, détail sans importance car on sait que le dîner est pris de nuit. Plus 222

que la nuit extérieure, Marc évoque la nuit intérieure dans laquelle Judas entre. Ces détails sont différemment mis en perspective. Jean rédige son Evangile comme un combat entre la Lumière et les ténèbres et c’est ainsi qu’il relate Judas. Marc veut relier les faits aux prophéties et leur donner sens à la lumière de l’Ancien Testament. C’est pourquoi il cite Jérémie - verset 21. Jésus pleure sur celui qui va le trahir. Aux enfers quand il proposera sa miséricorde à Judas, celui-ci pourra-t-il l’accepter ? La réponse n’est bien sûr pas connue ; c’est pourquoi l’Eglise n’a jamais dit que Judas irait en enfer ni d’ailleurs condamné qui que ce soit à l’enfer, au singulier cette fois, étant donné son caractère définitif. Maintenant Jésus est proche de la mort et il le sait. Il dispose librement de sa vie, de son sang, fluide vital par excellence et ce qu’il dit à ses disciples est inouï. Ce n’est pas le vin mais son sang qui est versé dans la Coupe. C’est donc le testament de Jésus qui va mourir et tout ce qui est dit par Jésus depuis le début de son ministère public semble une pédagogie qui conduit à appréhender cet acte invraisemblable dévoilé durant ce repas. Comme le sang de l’agneau a servi à désigner les maisons des Hébreux en Egypte pour échapper au fléau de l’ange exterminateur -Ex 12, 13-, de même, le sang de Jésus est le bouclier qui protège de la mort du péché. Jésus meurt volontairement et nous explique le sens de sa mort, pourquoi il accepte de mourir pour nous, et nous dit quel bénéfice nous retirerons de sa mort donnée. C’est la nouvelle Alliance qui s’accomplit au moment où les agneaux de l’Ancienne Alliance sont saignés. Ce sacrifice a un caractère inexorable et définitif qui ouvre un chemin de Vie pour l’humanité pécheresse. De plus, il est important de remarquer que tout ce que Marc a noté contribue à souligner la liberté de Jésus. Jésus fait sa Pâque pour nous dire ce qui se passe dans sa mort ; lire le récit de Marc est une manière de vivre avec Jésus sa mort et sa résurrection, d’entrer dans le film en quelques sorte. Jésus donne son corps à manger. Mais c’est la chair (basar en Hébreu) qui peut être mangée, pas le corps. Etonnement, car il est bien dit que Jésus nous partage son corps mais il dit aussi qu’il nous donne son sang. Hoc est corpus meum, τουτο εστιν το σωμα μου - le pronom démonstratif hoc / τουτο est au neutre (sinon il serait écrit hic / ουτος) alors que le pain panis / αρτος est masculin ; il y a donc faute de grammaire sauf à considérer que ce n’est pas seulement le pain qui est désigné. Il y a en effet les herbes amères, l’agneau pascal dont on prend une bouchée avec le pain dans la main. Le pain « au neutre » représente donc l’ensemble du repas partagé vu comme une collection, 223

une totalité que Jésus appelle sa chair qu’il partage avec nous pour que nous fassions chair avec Lui - Jn 6, 54 Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle. C’est une façon assez inouïe de tout donner, corps, sang, vie, sa chair dans un don total de soi-même et c’est cohérent avec l’infinie générosité divine qui nous convie à un repas, un repas de noces dans l’Eternité. Jésus ne dit pas que le pain est comme son corps, il dit que le pain est son corps. Et depuis lors, les communautés célèbrent la fraction du pain comme l’acte caractéristique de Jésus, fraction à laquelle les disciples d’Emmaüs le reconnaîtront. Lors des repas antérieurs, Jésus en maître, partageait le pain qu’il avait rompu avec les convives. C’est au geste de son dernier repas qu’il a dévoilé des paroles inouïes que les disciples gardent depuis comme un trésor mystérieux. La coupe de vin, sans doute la dernière coupe de ce repas, devient explicitement la coupe de son sang versé pour la Nouvelle Alliance et dès le lendemain, il meurt au moment où les agneaux de la Pâques sont égorgés et que leur sang coule. Boire le fruit de la vigne est une marque de peuple sédentaire. Les nomades ne boivent pas de vin car ils ne cultivent pas de vigne. Jésus nous dit que sa mort et sa résurrection sont le nouvel exode, celui de la Nouvelle Alliance, qui nous conduit vers la terre de Dieu, son Royaume. Pendant cet exode, je ne boirai pas le fruit de la vigne. La fraction du Pain et la bénédiction de la coupe sont un accomplissement de la vie terrestre de Jésus. Jean n’évoque pas ce repas pascal mais discourt longuement sur le Pain de vie. Luc est le seul à rapporter en 22, 19 : Faites ceci en mémoire de moi. 14 Versets 26 Après avoir chanté les psaumes, ils partirent pour le mont des Oliviers. 27 Jésus leur dit : Vous allez tous être exposés à tomber, car il est écrit : Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées. 28 Mais, une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée. 29 Pierre lui dit alors : Même si tous viennent à tomber, moi, je ne tomberai pas. 30 Jésus lui répond : Amen, je te le dis : toi, aujourd’hui, cette nuit même, avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. 31 Mais lui reprenait de plus belle : Même si je dois mourir avec toi, je ne te renierai pas. Et tous en disaient autant.

Les psaumes ne sont pas précisés mais, en juifs pieux, ils ont dû chanter les psaumes du hallel (louange joyeuse), soient les psaumes 113 et 118 habituels pour une fin de repas festif. Au verset 27, Jésus cite Za 13, 7 et cela traduit, une fois de plus, la référence récurrente de Jésus à l’Ancien Testament qu’il a tant médité 224

en profondeur : Oracle de YHWH Sabaoth. Je veux frapper le pasteur, pour que soient dispersées les brebis, et je tournerai la main contre les faibles. Même si tous viennent à tomber : Pierre a progressé car il a admis la mort de Jésus et il accepte de mourir avec Lui. D’ailleurs, dans son propre martyre, ce qu’Il dit là se réalisera. En juillet 64, Néron à la suite de l’incendie de Rome, fait faire des rafles de chrétiens qu’il accuse d’avoir déclenché l’incendie. A la suite de ces événements, Pierre sera crucifié la tête en bas selon l’apocryphe non canonique : les Actes de Pierre. Cette tradition n’est pas certitude ; elle dit aussi que le martyre de Pierre serait postérieur à celui de Paul. Dans ce récit, Pierre prend plus de place que Judas car Pierre jusque dans sa propre mort témoignera de Jésus et de sa miséricorde, pas Judas. Entre Judas, le trésorier et Pierre, il y a une longue imprécision sur qui est le chef. Mais à partir de la Cène, il est clair que Pierre est reconnu sans ambiguïté comme chef des Douze. 14 Versets 32 Ils parviennent à un domaine appelé Gethsémani. Jésus dit à ses disciples : Asseyez-vous ici, pendant que je vais prier. 33 Puis il emmène avec lui Pierre, Jacques et Jean, et commence à ressentir frayeur et angoisse. Il leur dit : 34 Mon âme est triste à mourir. Restez ici et veillez. 35 Allant un peu plus loin, il tombait à terre et priait pour que, s’il était possible, cette heure s’éloigne de lui. 36 Il disait : Abba... Père, tout est possible pour toi. Éloigne de moi cette coupe. Cependant, non pas ce que moi, je veux, mais ce que toi, tu veux ! 37 Puis il revient et trouve les disciples endormis. Il dit à Pierre : Simon, tu dors ! Tu n’as pas eu la force de veiller seulement une heure ? 38 Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation ; l’esprit est ardent, mais la chair est faible. 39 De nouveau, il s’éloigna et pria, en répétant les mêmes paroles. 40 Et de nouveau, il vint près des disciples qu’il trouva endormis, car leurs yeux étaient alourdis de sommeil. Et eux ne savaient que lui répondre. 41 Une troisième fois, il revient et leur dit : Désormais, vous pouvez dormir et vous reposer. C’est fait ; l’heure est venue : voici que le Fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs. Levez-vous ! 42 Allons ! Voici qu’il est proche, celui qui me livre.

Gethsémani : le pressoir à olives en Hébreu. La Loi et les prophètes nous conduisent jusqu’au dialogue de Jésus avec son Père. Ce que vit Jésus est assez effrayant pour qu’Il ait tant besoin de ses compagnons ; mais ils dorment, ce qui est une forme d’absence. Cette attitude est un des reproches ou Impropères (office du vendredi saint) de Jésus à son peuple.

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Le baiser de Judas – Giotto.

La loi lui dit de ne pas aller au delà du Mont des Oliviers d’où il pourrait s’enfuir en quelques pas par l’est, vers Béthanie puis le désert. Il est au haut du versant montant opposé à Jérusalem. Il entend la troupe un peu bruyante monter de la vallée vers le jardin avec Judas à sa tête ; cela résonne dans la vallée. Il appelle son Père Abba, mot affectueux qui ne peut être traduit que par Papa. Personne n’a ainsi appelé Dieu, seul Jésus l’utilise pour entrer dans l’intimité « affective » de son Père dans un moment de détresse et de prière. Luc met alors en exergue le Notre Père pour montrer cette intimité avec son Père, avec notre Père et le désir de Jésus que nous nous adressions à Lui dans les mêmes termes. Un grand frère apprend à ses petits frères à parler à ses parents. C’est aussi la détresse d’un homme qui appelle papa à son secours ; hosanna, au secours ! Il réveille trois fois ses compagnons endormis, trois fois, il trouve ses petits frères endormis, le laissant seul et abandonné. C’est une scène de panique et Jésus entend la troupe monter pour le saisir mais il résiste à la tentation de fuir. La garde arrive avec ses lanternes pour éclairer son chemin dans l’obscurité et pour trouver Celui qui est la Lumière.

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Le baiser de Judas - Le Caravage.

14 Versets 43 Jésus parlait encore quand Judas, l’un des Douze, arriva et avec lui une foule armée d’épées et de bâtons, envoyée par les grands prêtres, les scribes et les anciens. 44 Or, celui qui le livrait leur avait donné un signe convenu : Celui que j’embrasserai, c’est lui : arrêtez-le, et emmenez-le sous bonne garde. 45 A peine arrivé, Judas, s’approchant de Jésus, lui dit : Rabbi Et il l’embrassa. 46 Les autres mirent la main sur lui et l’arrêtèrent. 47 Or un de ceux qui étaient là tira son épée, frappa le serviteur du grand prêtre et lui trancha l’oreille. 48 Alors Jésus leur déclara : Suis-je donc un bandit, pour que vous soyez venus vous saisir de moi, avec des épées et des bâtons ? 49 Chaque jour, j’étais auprès de vous dans le Temple en train d’enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté. Mais c’est pour que les Écritures s’accomplissent. 50 Les disciples l’abandonnèrent et s’enfuirent tous.

Grands prêtres, scribes et anciens, c’est bien le regroupement des inimitiés contre Jésus, la convergence des haines, notamment l’amitié ambigüe de Judas qui a rejoint les autres haines. Le récit est sobre. On sort les armes mais c’est inutile. Et finalement tous s’enfuient comme Jésus le leur avait dit en citant Zacharie 13, 7 lors de la Cène. La troupe du Temple a rassemblé les haines contre Jésus et est donc disposée à saisir l’opportunité que Judas leur offre. 14 Versets 51 Or, un jeune homme suivait Jésus ; il n’avait pour tout vêtement qu’un drap. On essaya de l’arrêter. 52 Mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu.

C’est sans doute Marc lui-même qui rappelle sa propre présence, seul évangéliste à le faire. En effet, nous savons qu’il habitait à 227

proximité du Mont des Oliviers, à Béthanie. Il lui était donc aisé d’entendre les bruits de la troupe et de venir voir. Ce qui n’est qu’une hypothèse.

Jésus devant Caïphe - Gerrit von Honthorst – 1617.

14 Versets 53 Ils emmenèrent Jésus chez le grand prêtre. Ils se rassemblèrent tous, les grands prêtres, les anciens et les scribes. 54 Pierre avait suivi Jésus à distance, jusqu’à l’intérieur du palais du grand prêtre, et là, assis avec les gardes, il se chauffait près du feu. 55 Les grands prêtres et tout le Conseil suprême cherchaient un témoignage contre Jésus pour le faire mettre à mort, et ils n’en trouvaient pas. 56 De fait, beaucoup portaient de faux témoignages contre Jésus, et ces témoignages ne concordaient pas. 57 Quelques-uns se levèrent pour porter contre lui ce faux témoignage : 58 Nous l’avons entendu dire : Je détruirai ce sanctuaire fait de main d’homme, et en trois jours j’en rebâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d’homme. 59 Et même sur ce point, leurs témoignages n’étaient pas concordants. 60 Alors s’étant levé, le grand prêtre, devant tous, interrogea Jésus : Tu ne réponds rien ? Que dis-tu des témoignages qu’ils portent contre toi ? 61 Mais lui gardait le silence et ne répondait rien. Le grand prêtre l’interrogea de nouveau : Es-tu le Christ, le Fils du Dieu béni ? 62 Jésus lui dit : Je le suis. Et vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite du Tout-Puissant, et venir parmi les nuées du 228

ciel. 63 Alors, le grand prêtre déchire ses vêtements et dit : Pourquoi nous faut-il encore des témoins ? 64 Vous avez entendu le blasphème. Qu’en pensez- vous ? Tous prononcèrent qu’il méritait la mort.

Commence une séquence assez peu probable dans son déroulement historique. Tout d’abord, le soir, Jésus aurait été chez le grand prêtre puis aurait comparu devant le sanhédrin qui l’envoie chez Pilate ; d’après Luc, Pilate l’envoie chez le roi Hérode avec lequel, à cette occasion, il se réconcilie. Dans le refus du bien, les opposants s’allient, pharisiens, sadducéens, zélotes. Enfin Jésus revient chez Pilate pour être condamné à mort et exécuté au début de l’après-midi. Dans le contexte romain des persécutions en cours lors de la rédaction de cet Evangile, le rôle de Pilate a sans doute été minoré et enjolivé pour ne pas aggraver l’atmosphère déjà hostile des Romains. Tous ces événements ont bien dû avoir lieu mais pas forcément condensés du soir au lendemain matin de la mort de Jésus. En effet, le sanhédrin qui comprend 80 membres, s’est peut-être réuni un autre jour, sans doute en comité réduit et informel et a décidé que Jésus serait mis à mort. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les Actes rapportent aussi que des gens conduisirent Etienne devant un sanhédrin improvisé et réuni en urgence pour produire des faux témoignages Ac 6, 12 : Ils ameutèrent ainsi le peuple, les anciens et les scribes et, se jetant sur lui, ils l’entraînèrent et le conduisirent devant le sanhédrin. 13 Là, ils produisirent de faux témoins : Cet homme, dirent-ils, ne cesse de discourir contre le saint lieu et contre la loi ; 14 nous lui avons entendu dire en effet que Jésus, ce Nazôréen, détruirait ce Lieu et changerait les institutions que Moïse nous a léguées. En Israël, celui qui fait un faux témoignage encourt la peine de l’accusé. La parole devant le tribunal est une parole qui engage. Oui Jésus a bien dit le verset 58. Tous les juifs savent que le premier Temple a été détruit par Nabuchodonosor pour punir l’idolâtrie du peuple et que le Temple actuel serait détruit à son tour si le peuple se divise. C’est d’ailleurs ce qui se passera en 70. Quand Jésus dit : détruisez le Temple, il dit : divisez-vous autant que vous voudrez. Mais, moi je le rebâtirai, veut dire entre autres que lui, Jésus, unifiera le peuple. Dans la situation de confusion où se trouve le peuple juif vis-à-vis de l’occupant romain, cela énerve les autorités religieuses au plus haut point. Marc n’a pas écrit cette interprétation car c’est une provocation contre le Temple qui au moment du procès de Jésus pourrait faire douter de son innocence. Elle est juste rapportée comme le trait le plus pointu de l’accusation. C’est cette accusation qui 229

agrège toutes les oppositions à Jésus car toucher au fondement du Temple, c’est redéfinir la relation à Dieu. C’est ainsi que l’entendent ceux devant lesquels Jésus comparait sans y trouver une annonce de sa résurrection. Mais c’est bien sa Résurrection que Jésus annonce, Lui qui est le Temple. Ce que ses juges et ses accusateurs ne peuvent pas comprendre, pas plus que ses compagnons ! Les accusations divergent et se contredisent et on a du mal, même avec des faux témoignages en appui, à porter l’accusation décisive contre Jésus. Le serviteur de Dieu garde le silence devant ses ennemis car Jésus ne veut pas la mort du pécheur. C’est en méditant Ps 39, Is 50 que Jésus garde le silence pour que les pécheurs se convertissent et ne subissent pas la sanction du faux témoignage. Les autorités souhaiteraient tuer Jésus tout seul sans être contraint à passer par l’autorité de Pilate. Ils ont droit de lapider quelqu’un qui a blasphémé, ce qui se passera pour Etienne, mais n’ont pas le droit de condamner quelqu’un à mort. Cependant la lapidation enterre et cache le supplicié alors que la crucifixion le rend ostensible au regard de tous. Les Sadducéens n’ayant pas réussi à provoquer seuls l’accusation, le grand prêtre reprend l’initiative en interrogeant Jésus. Aux versets 61-62, nous trouvons la seule fois où Jésus assume le titre qui lui est conféré. Mais en elle-même cette affirmation : le Fils de l’Homme siégera à la droite de la Puissance, est un blasphème car psaumes et prophètes l’attribuent au Seigneur Dieu seul.

Reniement de Pierre – Carl Bloch.

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Ps 110, 5 A ta droite le Seigneur, il brise les rois au jour de sa colère ; 1 Dn 7,13. Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d’homme ; Jésus s’est toujours dénommé le Fils de l’homme et le verset 62 s’applique bien à lui ! Jésus prend date et vous verrez : celui que vous accusez est celui qui vous jugera. Si le juge futur est la présente victime, il sera difficile de s’en sortir car le procès de Jésus devient notre procès. Jean Guitton écrit2 : Jésus fut-il condamné pour avoir revendiqué le titre de messie que les Juifs associaient à l’idée de triomphe ou a-t-il voulu définir devant Caïphe sa divinité en s’assimilant à l’être transcendant décrit par Daniel. Je me borne à constater que d’après l’Evangile, Jésus déclare qui il est, que cela est tenu aussitôt pour une atteinte à Dieu.

Le reniement de Pierre - Le Greco.

14 Verset 65 Quelques-uns se mirent à cracher sur lui, couvrirent son visage d’un voile, et le giflèrent, en disant : Fais le prophète ! Et les gardes lui donnèrent des coups.

L’enjeu de ce procès est justement notre salut car celui que nous condamnons est celui qui nous rend juste, qui nous justifie. En donnant sa vie, Jésus nous rend capables de nous tenir devant Dieu ; rendez-vous à la porte du Royaume. La réaction du grand prêtre est celle de l’horreur devant un insupportable blasphème : qu’un seul homme puisse jouer un si grand rôle pour l’entrée dans le Royaume. C’est aussi pourquoi nos contemporains ne supportent pas l’Incarnation 2

Jean Guitton, Jésus, Editions Bernard Grasset, 1956 231

car le sort du monde repose sur les épaules d’un seul : inacceptable. Un seul est concerné par la vie de tous et tous sont tournés vers l’Unique. Jésus est le catholique, l’universel et cette prétention à s’asseoir à la droite de Dieu scandalise. C’est pourquoi la séance se termine dans la violence et la scène a lieu à l’intérieur du palais. Si les juifs le lapident, Jésus deviendra une victime enfouie et cachée sous les pierres. Il faut qu’il soit maltraité comme un esclave et montré comme tel à la face du peuple. Le recours à Pilate désormais s’impose. 14 Versets 66 Comme Pierre était en bas, dans la cour, arrive une des jeunes servantes du grand prêtre. 67 Elle voit Pierre qui se chauffe, le dévisage et lui dit : Toi aussi, tu étais avec Jésus de Nazareth ! 68 Pierre le nia : Je ne sais pas, je ne comprends pas de quoi tu parles. Puis il sortit dans le vestibule, au dehors. Alors un coq chanta. 69 La servante, ayant vu Pierre, se mit de nouveau à dire à ceux qui se trouvaient là : Celui-ci est l’un d’entre eux ! 70 De nouveau, Pierre le niait. Peu après, ceux qui se trouvaient là lui disaient à leur tour : Sûrement tu es l’un d’entre eux ! D’ailleurs, tu es galiléen. 71 Alors il se mit à protester violemment et à jurer : Je ne connais pas cet homme dont vous parlez. 72 Et aussitôt, pour la seconde fois, un coq chanta. Alors Pierre se rappela cette parole que Jésus lui avait dite : Avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. Et il fondit en larmes.

La scène a lieu à l’extérieur du palais où les lâches inquiets qui se sont enfuis, se regroupent pour avoir des nouvelles. Pierre qui aurait pu témoigner en faveur de Jésus est absent mais les regards se focalisent sur lui, pas sur Judas qui désormais passe aux oubliettes de l’histoire. Car en racontant l’annonce par Jésus des deux chants du coq et de son triple reniement, Pierre sans honte témoigne de l’empathie de Jésus qui lui annonce l’événement. Dieu le Père voit le temps à plat devant Lui et l’annonce au Fils Dieu. Le Fils de l’homme qui ne connaît pas de Lui-même l’avenir avertit son frère comme je dirais affectueusement à mon ptit frère : attention, tu vas tomber ! Le chant du coq ravivera en Pierre le souvenir de cette parole prémonitoire de Jésus, fera jaillir la compréhension de sa miséricorde ; ses larmes témoignent que tout son être est saisi d’une immense émotion et du repentir. Le chant de ce gallinacé est devenu légendaire et nous voyons qu’au milieu de tous ces échecs, le Royaume avance, la plénitude des temps se rapproche. La Parole de Dieu se réalise aussi à travers les échecs.

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CHAPITRE XV

15 Verset 1 Dès le matin, les grands prêtres convoquèrent les anciens et les scribes, et tout le Conseil suprême. Puis, après avoir ligoté Jésus, ils l’emmenèrent et le livrèrent à Pilate.

Incapable de trouver un motif cohérent et valable pour accuser Jésus, l’opposition liguée contre Jésus l’envoie à Pilate, le procurateur de la Judée. En effet, tout au plus, ils pourraient accuser Jésus de blasphème et le lapider, ce qu’ils ont la possibilité de faire sans l’assentiment du pouvoir romain. La tentative autonome des autorités religieuses de tuer Jésus ayant échoué, il ne leur reste plus qu’à l’envoyer à Pilate qui détient le pouvoir de le tuer. Jésus n’étant pas citoyen romain, il ne peut qu’être crucifié comme un esclave. C’est cette infamie qu’ils retiennent comme stratégie pour tuer Jésus : pendu au bois à la face de tous, une malédiction scandaleuse qui discréditera Jésus à tout jamais. Nous constatons qu’à ce stade, l’homme fort a quasiment gagné la partie. Normalement le procurateur Pilate réside à Césarée, capitale politique de la Judée. Mais c’est la Pâque et il y a un risque de trouble à Jérusalem où beaucoup de juifs et d’étrangers sont rassemblés. Pilate se tient donc lui aussi à Jérusalem durant ces jours là. Bien que ce soit tôt matin, dès l’arrestation de Jésus connue, une foule nombreuse se rassemble devant le prétoire. 15 Versets 2 Celui-ci l’interrogea : Es-tu le roi des Juifs ? Jésus répondit : C’est toi-même qui le dis. 3 Les grands prêtres multipliaient contre lui les accusations. 4 Pilate lui demanda à nouveau : Tu ne réponds rien ? Vois toutes les accusations qu’ils portent contre toi. 5 Mais Jésus ne répondit plus rien, si bien que Pilate fut étonné.

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Stèle trouvée en 1961 dans le théâtre de Césarée Maritime qui atteste de l’existence de Pilate et de ses titres. Elle a été dégradée pour être rendue illisible. Unique document le mentionnant.

Jésus devant Pilate - Le Tintoret.

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Pilate ne parle ni hébreu ni araméen. Il faut donc supposer que Jésus parle assez de Grec pour cette conversation avec Pilate ou qu’il y a un interprète qui n’est pas signalé par Marc. Pilate n’a aucune estime des populations dont il a la charge. Ce mépris est tel qu’il a voulu introduire les emblèmes de la dixième légion dite italique sur l’Esplanade du Temple. Sur les emblèmes des légions, un animal mascotte est représenté et celui de la légion italique est justement le cochon. Personne ne comprend pourquoi le procurateur a fait cela, soit par imbécillité soit par provocation méchante. Son mandat commencé en 26, s’achèvera en 36 par une destitution venue de Rome et un exil en Gaule, destitution qui aura lieu avant la fin légale de son mandat. D’autres faits, accablants pour Pilate, la justifient assurément, peut-être à la suite de la demande par Rome d’un rapport sur cet homme mort crucifié et vu ultérieurement vivant par beaucoup. En un mot, Pilate est un homme brutal sans scrupules. Le dialogue rapporté est succinct selon la manière de Marc mais il a peut-être été plus soutenu. L’essentiel s’y trouve en condensé. La seule question qui intéresse Pilate est de savoir si ce Jésus fait de l’ombre à l’empereur ou pas : question de lèse-majesté. Sa question est donc pertinente es-tu roi ? (l’accusation de blasphème n’intéresse pas Pilate) et Jésus lui répond de façon retord : C’est toi qui le dis. S’il lui dit oui, la condamnation est immédiate et c’est ce que Pilate attend avec délectation : le roi des juifs à la merci du procurateur ! S’il dit non, Jésus s’éloignerait de la vérité. La réponse de Jésus consiste à dire qu’il n’y a pas de réponse possible. Les autres évangélistes rapportent un dialogue renforcé où Jésus explique que sa royauté est d’un autre monde.

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En haut : Flagellation - Le Guerchin ; en bas : Flagellation - William Bougereau.

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Antonio Ciseri.

Puis Jésus se tait mais son silence est d’une toute autre nature que son silence devant les accusations au sanhédrin. Là, Jésus ne voulait pas induire ses accusateurs en faux témoignage. Ici devant Pilate, il se tait car il n’a rien à dire à un tel pouvoir. D’ailleurs, le droit romain ne prévoit pas les mêmes peines pour les faux témoignages. Ne répondant rien, Pilate en conclut que Jésus est innocent. 15 Versets 6 A chaque fête, il leur relâchait un prisonnier, celui qu’ils demandaient. 7 Or, il y avait en prison un dénommé Barabbas, arrêté avec des émeutiers pour un meurtre qu’ils avaient commis lors de l’émeute. 8 La foule monta donc chez Pilate, et se mit à demander ce qu’il leur accordait d’habitude. 9 Pilate leur répondit : Voulez- vous que je vous relâche le roi des Juifs ? 10 Il se rendait bien compte que c’était par jalousie que les grands prêtres l’avaient livré. 11 Ces derniers soulevèrent la foule pour qu’il leur relâche plutôt Barabbas. 12 Et comme Pilate reprenait : Que voulez-vous donc que je fasse de celui que vous appelez le roi des Juifs ? 13 De nouveau ils crièrent : Crucifie-le !

La signification du mot araméen Barabbas est des plus surprenantes. Bar en Araméen, c’est ben en Hébreu, le fils. Abba, c’est le père. Donc 237

Barabbas est le fils du père. Le fils de son père, sans doute un orphelin ou un enfant perdu. Voici donc Pilate qui fait choisir le peuple entre le fils du père et le Fils du Père. La confusion est diabolique. C’est particulièrement injurieux pour Jésus d’être mis en balance avec un scélérat assassin. Mais l’idée de Pilate par ce déséquilibre, ce parallèle outrancier est de contraindre le peuple à demander la libération de l’innocent. Evidemment, Pilate est outré de la réponse inattendue du peuple car il n’a pas compris qu’entre le bien et le mal, il faut choisir nettement et ne pas se contenter de demi-mesures. 15 versets 14 Pilate leur disait : Qu’a-t-il donc fait de mal ? Mais ils crièrent encore plus fort : Crucifie-le ! 15 Pilate, voulant contenter la foule, relâcha Barabbas et, après avoir fait flageller Jésus, il le livra pour qu’il soit crucifié.

Le peuple s’entête. Pilate est indigné mais fait fouetter Jésus dans l’espoir que cela suffira pour calmer la foule, comme une dernière tentative pour vaincre leur opposition à Jésus. Il n’a pas le courage de prendre une décision péremptoire au bénéfice d’un innocent qu’il sait innocent. Tenu par sa promesse publique de libération, Pilate relâche Barabbas, comme Hérode a fait décapiter Jean-Baptiste. 15 versets 16 Les soldats l’emmenèrent à l’intérieur du palais, c’est-à-dire dans le Prétoire. Alors ils rassemblent toute la garde, 17 ils le revêtent de pourpre, et lui posent sur la tête une couronne d’épines qu’ils ont tressée. 18 Puis ils se mirent à lui faire des salutations, en disant : Salut, roi des Juifs ! 19 Ils lui frappaient la tête avec un roseau, crachaient sur lui, et s’agenouillaient pour lui rendre hommage.

A la cruauté du fouet, les soldats en ajoutent d’autres. Traitons-le comme un roi et affublons Jésus d’oripeaux dérisoires et moqueurs. Manteau, couronne et sceptre sont les emblèmes d’un roi auquel ils rendent hommage par moquerie. C’est peut-être la singerie d’une coutume babylonienne qui voulait que, chaque année, on traite pendant un jour un condamné à mort comme un roi ; puis, le soir, on le fouettait et le brûlait. 15 verset 20 Quand ils se furent bien moqués de lui, ils lui enlevèrent le manteau de pourpre, et lui remirent ses vêtements. Puis, de là, ils l’emmènent pour le crucifier,

Les romains avaient l’habitude de faire porter la croix par le supplicié lui-même. En fait, il portait « seulement » le montant 238

horizontal appelé patibulum, le montant vertical étant déjà prépositionné sur le lieu du supplice. 15 verset 21 et ils réquisitionnent, pour porter sa croix, un passant, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus, qui revenait des champs.

Jésus déjà flagellé est affaibli et n’en peut plus. Il succombe et tombe et les soldats voient qu’il n’ira pas jusqu’au lieu du supplice. C’est pourquoi, Simon qui passait est réquisitionné de force pour porter le patibulum. Alexandre et Rufus sont deux noms de disciples bien connus à Rome quand plus tard Marc écrira. Ce que dit Marc est donc un témoignage et c’est pourquoi Simon est nommé par son nom. Il devient disciple en portant la Croix de Jésus. 15 verset 22 Et ils amènent Jésus au lieu dit Golgotha, ce qui se traduit : Lieu du Crâne (ou Calvaire).

C’est un lieu qui fait penser à un caillou rond en forme de crâne. Le Golgotha est le lieu où l’histoire tourne pour devenir alliance. Voir l’introduction du chapitre XIV pour le lieu du supplice. 15 versets 23 Ils lui donnaient du vin aromatisé de myrrhe ; mais il n’en prit pas. 24 Alors ils le crucifient, puis se partagent ses vêtements, en tirant au sort pour savoir la part de chacun. 25 C’était la troisième heure (c’est-à-dire : neuf heures du matin) lorsqu’on le crucifia.

La tradition judaïque dit qu’on donnait un peu de myrrhe à boire à celui qui allait être exécuté. La myrrhe mélangée au vin a un effet anesthésiant. Ce breuvage est très probablement donné sur le chemin du calvaire par des femmes qui l’accompagnaient avec cette boisson qu’elles avaient préparée. Jésus n’en voulut pas. Il refusait d’adoucir ses souffrances, l’amertume du Calice que son Père lui faisait boire.

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Le calvaire – Montagna.

C’est la troisième heure. Jean donne un tempo différent dans son Evangile. La crucifixion a pris du temps. Elle commence au début de la matinée et s’est prolongée dans l’après-midi : mettre en place Jésus et les deux larrons, chacun sur une croix, enfoncer les clous puis lever les trois croix. Toutefois, nous savons que Jean était présent au Calvaire alors que ni Pierre ni Marc n’y étaient. Cette heure de tierce est une heure de prière au Temple. Les moines ont gardé ce rythme romain de trois heures ; ils prient à prime, tierce, sexte et none. 15 verset 26 L’inscription indiquant le motif de sa condamnation portait ces mots : Le roi des Juifs.

Pilate sait bien que Jésus n’est pas le roi des juifs mais c’est la seule raison pour laquelle il pouvait le condamner. En juge poltron qui a peur d’une dénonciation à Rome, il affiche donc cette fausse affirmation pour se justifier. Mais en même temps, cet écriteau affiche la souveraineté de Jésus. Jean nous dit que le titulus déplut aux juifs par son ambiguïté car ils ne comprennent pas l’énormité de leur crime.

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15 versets 27 Avec lui, ils crucifient deux bandits, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. 28 Ainsi fut accomplie cette parole de l’Ecriture : Et il a été mis au rang des malfaiteurs.

En Isaïe 53, 12, nous lisons : Et il a été mis au rang des malfaiteurs. Encore une prophétie qui se réalise et que Marc note. Certains traduisent malfaiteurs par transgresseurs, transgresseur de l’ordre public, bien sûr. La présence des deux bandits voleurs qui encadrent Jésus réalise la prophétie à la vue de tous ! Jean 19, 28 Jésus dit J’ai soif. Certains crurent bon de lui donner du vinaigre. Mais Jésus a soif d’âmes et celle du larron cueillie au dernier moment ne le comble pas bien évidemment. Dans un état corporel désastreux, à l’agonie, Jésus est encore assez lucide pour faire preuve de miséricorde ! 15 versets 29 Les passants l’injuriaient en hochant la tête ; ils disaient : Hé ! toi qui détruis le Sanctuaire et le rebâtis en trois jours, 30 sauve-toi toi-même, descends de la croix ! 31 De même, les grands prêtres se moquaient de lui avec les scribes, en disant entre eux : Il en a sauvé d’autres, et il ne peut pas se sauver lui-même ! 32 Qu’il descende maintenant de la croix, le Christ, le roi d’Israël ; alors nous verrons et nous croirons. Même ceux qui étaient crucifiés avec lui l’insultaient.

Retable d’Eguisheim, Mathias Grunewald. Le peintre a mis Jean-Baptiste au pied de la Croix car c’est lui qui a désigné le Sauveur des hommes.

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Passants, soldats, prêtres, chefs aux cœurs endurcis y vont de leurs sarcasmes plutôt sinistres. Pour les croyants, ce contraste exprime bien le fossé entre la lumière qui touche certains et l’obscurité qui enferme d’autres. Ce qu’ils disent au moment où l’Homme-Dieu meurt est vraiment surréaliste ! 15 versets 33 Quand arriva la sixième heure (c’est-à-dire : midi), l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure. 34 Et à la neuvième heure, Jésus cria d’une voix forte : Éloï, Éloï, lema sabactani ?, ce qui se traduit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? 35 L’ayant entendu, quelques-uns de ceux qui étaient là disaient : Voilà qu’il appelle le prophète Élie ! 36 L’un d’eux courut tremper une éponge dans une boisson vinaigrée, il la mit au bout d’un roseau, et il lui donnait à boire, en disant : Attendez ! Nous verrons bien si Élie vient le descendre de là !

Descente de Croix - Le Caravage.

Marc est précis sur les temps. Jésus crucifié dans la matinée à partir de la troisième heure, expire à la neuvième heure. Il est donc resté vivant sur sa Croix environ six heures. Jésus meurt assez vite, plus vite que les larrons ; mais à la différence des larrons, il a été sévèrement flagellé. 242

Lamentation sur le Christ mort - Nicolas Poussin.

Des juifs hellénisés entendent Elie au lieu de Eloï alors qu’Elie se dit Eliahu en Hébreu où la confusion n’est pas possible. Jésus qui se dit Messie appelle, croient-ils, Elie à son secours ! C’est une méprise. 15 versets 37 Mais Jésus, poussant un grand cri, expira. 38 Le rideau du Sanctuaire se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas. 39 Le centurion qui était là en face de Jésus, voyant comment il avait expiré, déclara : Vraiment, cet homme était Fils de Dieu !

Il y a deux voiles qui ferment le Temple : un voile extérieur qui ferme le Saint et un voile intérieur que seuls les prêtres peuvent voir, qui ferme le Saint des Saints. On ne sait pas bien lequel se déchira. Mais ce déchirement montre aux yeux de tous le vide qui est derrière le voile, sans doute derrière les deux voiles qui se déchirèrent. Le centurion comprend qu’il n’est pas naturel qu’un homme en train de mourir puisse pousser pareil cri. Il s’exclame que Jésus est vraiment le Fils de Dieu. Marc a ainsi bouclé sa catéchèse puisque l’affirmation du centurion fait écho à la première phrase de son Evangile. Ce qui en bonne logique, démontre la Bonne Nouvelle.

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Tombe de Gilles - à proximité du Golgotha

15 versets 40 Il y avait aussi des femmes, qui observaient de loin, et parmi elles, Marie Madeleine, Marie, mère de Jacques le mineur et de Joseph, 41 et Salomé, qui suivaient Jésus et le servaient quand il était en Galilée, et encore beaucoup d’autres, qui étaient montées avec lui à Jérusalem.

Les femmes sont toujours là bien qu’il soit déjà tard. Elles accompagnaient Jésus sur le chemin du Calvaire et avaient préparé une boisson à base de myrrhe et observent de loin. Plusieurs s’appellent Marie ; Marie-Madeleine, une autre Marie, mère de Jacques (pas l’apôtre dit Jacques le majeur, fils de Zébédée) et de Joseph. Il y a une certaine Salomé. Mais curieusement Marc ne parle pas de Marie, mère de Jésus. 15 versets 42 Il se faisait tard ; or, comme c’était le jour de la Préparation qui précède le sabbat, 43 Joseph d’Arimathie intervint. C’était un homme influent, membre du Conseil, et il attendait lui aussi le règne de Dieu. Il eut l’audace d’aller chez Pilate pour demander le corps de Jésus. 44 Pilate s’étonna qu’il soit déjà mort ; il fit appeler le centurion, et l’interrogea pour savoir si Jésus était mort depuis longtemps. 45 Sur le rapport du centurion, il permit à Joseph de prendre le corps. 46 Alors Joseph acheta un linceul, il descendit Jésus de la croix, l’enveloppa dans le linceul et le déposa dans un tombeau qui était creusé dans le roc. Puis il roula une pierre contre l’entrée du tombeau.

Pilate est étonné de la rapidité de la mort de Jésus mais il semble oublier que contrairement aux larrons, Jésus a été abondamment fouetté à mort. C’est pourquoi, le soir venu, les soldats cassent seulement les

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jambes des larrons qui, dès lors, étouffent rapidement dans d’atroces douleurs - Jn 19, 32. Jésus, maître de la vie, est mort quand il a voulu. Dt 21, 22 Lorsqu’un homme ayant commis une faute passible de mort a été condamné à mort et pendu à un arbre, 23 on ne laissera pas son cadavre sur l’arbre durant la nuit. Tu devras le mettre au tombeau le jour même, car un pendu est une malédiction de Dieu. Ainsi tu ne rendras pas impur le sol que le Seigneur ton Dieu te donne en héritage. Un cadavre ne doit pas rester pendu au bois la nuit ; c’est une impureté et, en bon juif, Joseph d’Arimathie qui est une personnalité influente du Sanhédrin, vient réclamer le corps. Saint Paul, en juif cultivé, prend au sérieux cette malédiction de la loi et qui constituera un obstacle à l’acceptation par les juifs de Jésus comme Messie : Ga 3 13 Quant à cette malédiction de la Loi, le Christ nous en a rachetés en devenant, pour nous, objet de malédiction, car il est écrit : Il est maudit, celui qui est pendu au bois du supplice. Joseph achète un linceul et un tel linceul fait d’une seule pièce est coûteux. Il l’achète sans doute dans les parvis du Temple où il y a une boutique, à moins qu’il en ait en réserve prévu pour lui-même, comme le tombeau qu’il avait déjà fait creuser pour lui. 15 verset 47 Or, Marie-Madeleine et Marie, mère de José, observaient l’endroit où on l’avait mis.

Tout a lieu dans le jardin du Golgotha et les Pères de l’Eglise vont méditer sur le nouvel Adam de ce jardin.

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CHAPITRE XVI

Jeune homme au tombeau - Gustave Doré

Ce chapitre est le dernier de l’Evangile selon saint Marc. Il comprend deux parties : versets 1 à 8 et versets 9 à 20. Il est admis que la seconde partie a été ajoutée ultérieurement. 16 Versets 1 Quand le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques et Salomé achetèrent des aromates pour aller enduire le corps. 2 Et de grand matin, le premier jour de la semaine, elles vont au tombeau, comme le soleil se levait.

Marie est mère de Jacques, ou mère de Joseph ou mère des deux. Marc précise cela au sujet de cette Marie pour la distinguer de Marie, mère de Jésus. Un seul qualificatif suffit sans tout dire à chaque fois. Les femmes viennent le dimanche matin, très tôt et cela souligne leur impatience. Elles arrivent avec des aromates pour embaumer le corps ; elles n’avaient donc pas compris ou ne croyaient pas à la parole de 247

Jésus : le troisième jour, je ressusciterai d’entre les morts. Elles vont donc être surprises ! Les récits des apparitions accompagnent les pèlerinages ; une démarche de pèlerinage fait se lever tôt. 16 Versets 3 Elles se disaient entre elles : Qui nous roulera la pierre pour dégager l’entrée du tombeau ? 4 Levant les yeux, elles s’aperçoivent qu’on a roulé la pierre, qui était pourtant très grande.

Quelque chose n’est pas normal, elles ne s’y attendent pas. Jésus mort, l’avenir est bouché par la pierre. La pierre étant roulée, une anfractuosité ouverte dans la paroi rocheuse vient bousculer la frontière entre la vie et la mort qui n’a plus le dernier mot ; un déroutant futur inattendu s’ouvre devant elles, stupéfaites ! 16 Versets 5 En entrant dans le tombeau, elles virent, assis à droite, un jeune homme vêtu de blanc. Elles furent saisies de frayeur. 6 Mais il leur dit : Ne vous effrayez pas. C’est Jésus de Nazareth que vous cherchez, le Crucifié : il est ressuscité, il n’est pas ici. Voici le lieu où on l’avait placé.

Marc insiste sur leur première réaction, la frayeur. Le jeune homme est là en prévision de cette peur pour les rassurer. Il y a un grand contraste entre les attitudes humaines proches de l’affolement autour du tombeau et celles empreintes d’une minutieuse préparation du ciel face au Ressuscité. Ce passage fait pendant au verset 14, 51 : au désordre de l’arrestation dans le jardin des Oliviers s’opposait un homme vêtu de blanc, toujours debout mais qui s’enfuit nu. Pour montrer ce qui s’est passé entre la mort de Jésus et sa résurrection, la même opposition entre les femmes affolées et le jeune homme habillé de blanc qui, cette fois, ne s’enfuit pas mais reste pour apaiser. L’homme drapé de blanc au jardin des oliviers n’a rien à voir avec le jeune homme vêtu de blanc qui attend devant le tombeau, si ce n’est que les deux hommes en blanc témoignent. Marc est toujours à l’essentiel dans ses propos mais notre curiosité en attendrait davantage sur le ton de l’ange, le timbre de sa voix, la beauté de son visage... Marc n’achève pas son Evangile au récit du tombeau, immobilisé par la frayeur de la mort. Il va vers le large et c’est sa manière de signer son Livre. Vous qui cherchez Jésus, il n’est pas là ! Les femmes et chaque lecteur reçoivent donc tout de suite la mission. A la place du mort, il y a le vide ; la vie n’est plus là.

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Marie-Madeleine et Jésus ressuscité - Fra Angelico

16 Verset 7 Et maintenant, allez dire à ses disciples et à Pierre : Il vous précède en Galilée. Là vous le verrez, comme il vous l’a dit.

La Galilée est le lieu de la première rencontre entre Jésus et les apôtres, lieu éloigné des dangers de Jérusalem. Un lieu propice pour annoncer l’Evangile car c’est le lieu de la vie quotidienne, lieu où les apôtres habitent, travaillent, le lieu de la mission : annoncer l’Evangile au carrefour. Pour le lecteur, cela signifie reprendre le récit à ses débuts et aller aux carrefours du monde. 16 Verset 8 Elles sortirent et s’enfuirent du tombeau, parce qu’elles étaient toutes tremblantes et hors d’elles-mêmes. Elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur.

Comment savoir si elles ne disent rien à personne ! Elles ont certainement parlé ultérieurement. Les manuscrits ne sont pas concordants. Marc écrit l’histoire de Celui qui est ressuscité. Pour avoir une relation avec Jésus, regardons quelle était sa relation avec les apôtres. 249

Le thème de l’endurcissement, de la non-compréhension se retrouve là. Mais cette peur, celle de la mort, peut être dépassée en lisant l’Evangile et en restant avec Jésus. Il nous dit d’aller au-delà de la difficulté de croire. Marc dit : si tu veux croire en la résurrection de Jésus, lis mon livre. Les versets 9 à 20 sont considérés comme un rajout au Livre de Marc achevé au verset 8. Beaucoup d’études montrent effectivement que c’était là la fin du récit de Marc. Hypothèse alternative : la fin du livre a été perdue et remplacée. Il est difficile de penser que Marc ait fini ainsi son Evangile.

A l’auberge d’Emmaüs- Le Caravage

Dans nos mains aujourd’hui, l’Evangile de Marc s’achève donc sur la constatation du Tombeau vide. *** 16 Versets 9 Ressuscité le matin, le premier jour de la semaine, Jésus apparut d’abord à Marie-Madeleine, de laquelle il avait expulsé sept démons. 10 Celle-ci alla le rapporter à ceux qui avaient été ses compagnons et qui étaient dans le deuil et les larmes. 11 Eux, l’entendant dire qu’il vivait et qu’elle l’avait vu, ne la crurent pas.

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Pour Jean également, Marie-Madeleine est la première à voir le ressuscité ; elle est celle dont Jésus expulsa sept démons. C’est la seule chose que l’on sait de Marie-Madeleine ; tout le reste est poésie.

A Emmaüs - Rembrandt, musée Jacquemart-André.

Jésus dit à Marie-Madeleine Jn 20, 17 : ne me retiens pas (noli me tangere); le geste est inconvenant vis-à-vis du Ressuscité. Puis, elle s’empressa de revenir vers les frères pour leur dire qu’Il était ressuscité. Il n’y a que Marc qui dit qu’ils ne la crûrent pas. Remarquons avec Jean Guitton1 que cette première apparition à une femme est un non sens juridique puisque le témoignage d’une femme ne vaut pas. Par contre, que Jésus se soit montré d’abord à un être de foi et d’amour a une grande valeur pédagogique. Il est étonnant que Jésus ne soit pas reconnu d’emblée par ses proches et que l’identification ait lieu après une période de perplexité. Un travail de réflexion est nécessaire pour que les yeux ne soient plus tenus. La mission est de dire la Bonne Nouvelle, pas de la faire croire2. Marie-Madeleine en la rapportant a fait son travail ; ils ne la crurent pas mais la mission a été exécutée et l’échec de la parole dite n’est pas à lui 1

Jean Guitton, Jésus, p. 186. Remarque d’Erri de Luca, (Noyau d’olive, Folio 4370): quand la traduction écrit : Dieu dit, l’Hébreu dit : dit Dieu. Le verbe est toujours en tête mettant en évidence l’importance et l’urgence de l’action sur le sujet placé après, fut-il Dieu lui-même. La priorité est de dire. 2

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imputer. Marc reprend l’enseignement de sa catéchèse. La difficulté de croire dans la Résurrection de Jésus date des premiers moments. 16 Versets 12 Après cela, il se manifesta sous d’autres traits à deux d’entre eux qui étaient en chemin et allaient à la campagne. 13 Et ceux-là revinrent l’annoncer aux autres mais on ne les crut pas non plus.

Il s’agit des disciples d’Emmaüs que L’Evangile de Luc raconte en détail. Luc profite de ce passage pour faire une catéchèse magnifique3. Quand leurs yeux, leur intelligence s’ouvrent, il n’y a plus rien à voir, comme au tombeau. Cette apparition de Jésus ressuscité s’intègre dans le témoignage de Pierre que Marc nous restitue. Nous devons nous poser la question dans le contexte de l’époque : Comment prouver la vérité d’un fait ? C’est très simple : il faut montrer qu’il est homogène avec le passé, qu’il est annoncé, attendu4. C’est ce que fait cet Inconnu qui marche avec eux et cite abondamment les Ecritures pour « ravir » leur raison. 16 Versets 14 Enfin, il se manifesta aux Onze eux-mêmes pendant qu’ils étaient à table, et il leur reprocha leur incrédulité et leur obstination à ne pas ajouter foi à ceux qui l’avaient vu ressuscité. 15 Et il leur dit : Allez par le monde entier, proclamez la Bonne Nouvelle à toute la création. 16 Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; celui qui ne croira pas, sera condamné.

Il y a un contraste entre le verset 11 qui insiste sur ceux qui n’ont pas cru et le verset 15 qui dit : allez annoncer ce que vous avez vu. Une fois que les Onze ont vu le Christ ressuscité, Jésus leur demande d’aller le dire. Ils auraient pu croire avant, mais qu’importe ! Maintenant qu’ils ont vu, ils doivent l’annoncer. C’est la mission de l’Eglise qui commence. Toute la création est concernée. Si devant l’évidence de la Résurrection de Jésus, je ne veux pas en tenir compte dans ma vie, il m’en sera tenu compte au jour du jugement. Remarque : le baptisé qui croit sera sauvé. Il n’est rien dit de ceux qui ne sont pas baptisé ! 16 Versets 17 Et voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru : par mon Nom ils chasseront les démons, ils parleront en langues, 18 ils prendront des serpents dans leurs mains, et s’ils boivent quelque poison mortel, ils n’en éprouveront aucun mal. 19 Or le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et il s’assit à la droite de Dieu.

3 4

voir Les Disciples d’Emmaüs, L’Arbre au Pain de vie, Jean Brac, 2018. voir Jean Guitton, Jésus, Grasset, 1956. 252

On verra la foi à travers les conversions. L’Evangile nous restaure, nous guérit de nos infirmités ; il est une force et celle de Paul sera d’affronter les dangers sans peur, la tempête, un serpent - Act 27. Dans notre faiblesse se déploie la force du Seigneur pour affronter les dangers et approcher le Crucifié ; la Croix fortifie notre existence. L’Ascension et l’Esprit Saint ne font qu’un chez Jean. Ce qui compte pour Marc, c’est que les apparitions correspondent à l’envoi en mission. Jn 20, 21 Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. Cela dit, il souffla sur eux et leur dit, recevez l’Esprit saint. Gen 2, 7 Alors Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant. Cette nouvelle insufflation de l’Esprit Saint sur eux répond au commencement radical auquel Marc nous invite dès le premier verset de son Evangile. Ce souffle de Jésus sur les hommes de la Nouvelle Alliance est une véritable recréation de l’homme. 16 Verset 20 Pour eux, ils s’en allèrent prêcher en tout lieu, le Seigneur agissant avec eux et confirmant la Parole par les miracles qu’ils accomplissaient.

On a une catéchèse sur la mission comme fin heureuse de l’Evangile. Jésus ressuscité vient à notre rencontre via le jeune homme en blanc de la tombe. L’échec de la parole n’est qu’une étape. La place des récits d’apparition du Ressuscité est étonnamment petite dans l’Evangile de Marc alors que l’importance de la Résurrection est capitale. Marc pensait-il que la résurrection était tellement sûre qu’il était inutile de s’étendre ? Les miracles sont nombreux au début de l’Eglise car ils étaient nécessaires pour fortifier la foi à cette époque. Ils sont probablement moins nécessaires aujourd’hui bien que, comme autrefois, il y a une grande exigence de signes. Mais nous n’aurons que le signe de Jonas ! Remarque : ce qui suit est seulement un libre propos,image de ce que je pense, de mes interrogations et de découvertes personnelles nourries de ce que d’autres ont pensé. L’agencement des perles m’est propre. Enfant qui regarde au loin à travers la fenêtre, je reste émerveillé en permanence de découvrir par ma raison une perspective enthousiasmante que je n’avais pas encore aperçue. C’est sans fin pour l’éternité et tout s’agrège en moi avec grande cohérence.

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LIBRES PROPOS SUR LA PRÉSENCE DE DIEU DANS NOS VIES

Jésus sur la Croix : J’ai soif.1 Jadis on traînait dans votre temple les prémices des récoltes et la fleur des troupeaux. L’offrande que vous attendez vraiment, celle dont vous avez mystérieusement besoin chaque jour pour apaiser votre faim, pour étancher votre soif, ce n’est rien moins que l’accroissement du Monde emporté par l’universel devenir. Pierre Teilhard de Chardin2 Table des matières Un peu de sémantique ...................................................................... 260 Anthropologie comparée .................................................................. 267 Le Maître de la vie............................................................................ 271 Le maître du Temps et de l’Espace .................................................. 274 Assumer notre propre gouvernance .................................................. 279 Modelages continu et discontinu ...................................................... 280 Par Lui, avec Lui et en Lui ............................................................... 283 « Le Seigneur est avec vous » .......................................................... 284 La mort de la mort ............................................................................ 287 Dynamique du modelage .................................................................. 288 Dans la Crèche.................................................................................. 295 En écoutant ....................................................................................... 296 Extrait de « L’usage du monde »...................................................... 296 La non-substantialité du Mal ............................................................ 297

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Jn 19, 28 Ces libres propos sont notamment imprégnés de la lecture de « L’apparition de la vie », « Le phénomène humain » et « Le milieu divin » du Père Teilhard de Chardin.

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*** Voyant ces empreintes de pas sur le sable, nous disons : un humain nu-pieds est passé par là. La forme de la voûte plantaire des deux pieds, le talon, les cinq doigts, le petit et le gros orteil, la distance entre les pas suffisent à en être certain. Il marchait paisiblement à la lisière de l’eau sans courir et ses pieds ont marqué le sable qui s’est déformé sous leur poids. Nous voyons les empreintes du marcheur, pas le marcheur. Il y a 3000 ans, le jeune berger David chantait sur sa cithare le psaume n°18 dit Te Deum royal, au roi Saül pour apaiser sa mélancolie maladive. Il chantait la Gloire de Dieu qu’il lisait dans la Création comme une harmonie naturelle et universelle qui s’exhalait de son cœur au delà de toutes phrases : Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’œuvre de ses mains, le firmament l’annonce ; le jour au jour en publie le récit et la nuit à la nuit transmet la connaissance. Non point récit, non point langage, point de voix qu’on puisse entendre ; mais pour toute la terre en ressortent les lignes et les mots jusqu’aux limites du monde. Au 1er siècle, l’apôtre Paul lui aussi affirme au début de son épître aux Romains que la puissance de Dieu transparaît au travers de sa

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Création. C’est un avertissement solennel à ceux qui nient l’évidence3 de découvrir Dieu à travers ses Œuvres : Rm 1, 20 Depuis la création du monde, en effet, ses œuvres rendent visibles à l’intelligence ses attributs invisibles : sa puissance éternelle et sa divinité. Ils sont sans excuse, 21 puisque connaissant Dieu, ils ne l’ont ni glorifié ni remercié comme Dieu ; ils se sont au contraire égarés dans leurs vains raisonnements et l’obscurité s’est faite dans leur cœur insensé. 22 Se flattant d’être sages, (les impies et les injustes) sont devenus fous 23 et à la Gloire du Dieu impérissable, ils ont substitué des images représentant l’homme périssable, des oiseaux, des quadrupèdes, des reptiles. Au XIIIème siècle, Saint François d’Assise propose de reconnaître la nature comme un livre splendide dans lequel Dieu nous parle et nous révèle quelque chose de sa beauté et de sa bonté - Laudato Si 20 : La grandeur et la beauté des créatures font contempler, par analogie, leur Auteur. Le soleil est notre frère, la lune notre sœur et toute les créatures sont dans le même élan tournées vers leur créateur, comme des tournesols. Leur raison d’être et leur destin sont commun. Son attitude inspire un respect universel. Il est bon en effet lorsqu’on se pose une question d’enquêter sur les réponses des autres. Si nous trouvons des réponses données avec cœur et intelligence, il faut les prendre en considération. De plus, celui qui n’aurait jamais lui-même entendu son cœur se mettre en pause devant un coucher de soleil tropical, celui qui n’aime pas la mer ni ses rivages, celui qui n’a jamais senti son âme vibrer en écoutant Bach, celui qui n’a jamais été ému devant la beauté d’une femme ou celle d’un nouveau-né, celui qui n’aurait jamais tendu sa main au malheureux qui gît sur le trottoir, celui qui n’aurait pas encore pris conscience de ce qu’il est vis-à-vis de la grandeur du monde, celui-là peut passer ces lignes car il ne peut les comprendre. Tous ces mouvements qui nous emportent ne sont pas de notre propre volonté ; ils nous envahissent par surprise. A titre d’exemples, le berger David, l’apôtre Paul et le saint d’Assise disent qu’il est possible de reconnaître Dieu à travers ses Œuvres car nous sommes nous-mêmes son Œuvre et donc bien placés pour la contempler ! L’Auteur poursuit-il encore l’achèvement de son Ouvrage que nous observons aujourd’hui en évolution ou bien le monde, comme 3

Désolé Erri de Luca, Noyau d’olive, Folio 4370, mais il est venu le temps de cesser d’être une grande personne et de s’abandonner dans les bras du Père comme on se jette dans l’océan. 257

une bille qui roule sur sa lancée jusqu’à s’immobiliser, poursuit-il sa course absurde vers le néant dont il serait issu par hasard ? Voilà une question que nous nous posons. Nous ne pouvons manifestement pas voir directement l’Auteur, pas plus que celui qui marchait sur la plage mais ce retard à voir, cette absence de vision directe ne sont pas un obstacle à une réponse certaine. C’est pourquoi, nous souhaitons découvrir si nous pouvons vraiment détecter l’action divine dans le quotidien de nos vies. Car une œuvre dit toujours quelque chose de son auteur et de ses intentions. Le Catéchisme4 de l’Eglise Catholique dit : à partir du mouvement et du devenir, de la contingence, de l’ordre et de la beauté du monde, on peut connaître Dieu comme origine et fin de l’univers. Et encore : Le monde et l’homme attestent qu’ils n’ont en eux-mêmes ni leur principe premier ni leur fin ultime, mais participe à l’Etre en soi, sans origine ni fin. Contrairement à ce que disent les Créationnistes, Dieu n’a pas créé l’univers en quelques jours une fois pour toutes pour l’abandonner à son déterminisme, comme la première création peut le laisser croire : Gen 1, 4 Telle fut la genèse du ciel et de la terre, quand ils furent créés. L’Action de créer5, propre à Dieu est permanente, comme une parole qui se dit progressivement au cours du temps avec une dynamique de discours. Ne voit-on pas Dieu parler avec Eve et Adam, puis avec Caïn, Noé, Abraham, Moïse etc... jusqu’au jour où il a estimé que l’univers était prêt pour l’Incarnation de l’homme-Dieu. La tradition chrétienne nous dit que les traits de Jésus se sont imprimés sur le tissu que Véronique (vera icona) lui a donné pour essuyer son visage alors qu’il montait au Calvaire. Le saint Suaire lui-même, regardé à la lecture des textes évangéliques, apporte une illustration, trait pour trait, de ce qui s’est passé ces jours là ; il fait entrer dans le mystère de Jésus, homme véritable inscrit dans la descendance d’Adam. Si Jésus-Christ est l’homme parfait, il est aussi l’image parfaite du Dieu invisible. Il en est la ressemblance parfaite. Alors, nous nous demandons comment le Dieu infini et invisible peut se rendre visible à travers une forme finie car une image reproduit les traits de ce dont elle est l’image. Ce mystère est simple car il faut rechercher l’image, non pas dans les traits morphologiques du visage ou du corps de Jésus mais 4

Catéchisme de l’Eglise Catholique, article n°32 Dieu seul a créé le monde par sa Parole. Cette Parole ne s’adresse à personne ; Elle est créatrice.

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dans ses œuvres. Saint Hilaire de Poitiers (315-367) dit que c’est par la puissance des Œuvres que Jésus est l’image de Dieu, et non pas par des traits imprimés sur le Suaire. Il exclut donc que l’image soit celle de traits extérieurs ; il s’agit de sa nature même, pas d’une qualité visible6 : Comment le Christ est-il « l’image du Dieu invisible »? On voit en Lui le Père parce qu’il accomplit les œuvres du Père. Ce qu’il fait traduit à nos yeux ce qu’il est et, par là même, exprime comme en sa parfaite image Celui qui l’a envoyé. Ceci dit, le regard de Jésus n’était sûrement pas ordinaire. Ses yeux de feu devaient saisir son interlocuteur sensible à son Autorité maintes fois relevée dans les Evangiles. Il ne devait pas ouvrir le champ à une « brave camaraderie » mais inviter à l’attachement à sa Personne. « Suis moi », et les disciples ont suivi, mais pas l’homme riche ! L’affolante question de son identité a bouleversé ceux qui l’ont connu sur la terre, qu’il soit Nicodème, le grand prêtre ou Pilate, le procurateur de la Judée. La personne qui jaillit entre les lignes des textes Evangéliques est immense, hors de tout temps, de nature cosmique. En conséquence, chacun de nous est image de Dieu et c’est à la mesure de la puissance d’œuvres évangéliques de notre propre vie que l’image divine est reconnaissable en nous et non à celle d’une beauté particulière qui serait liée à un air de famille. Une seule chose est sûre : les traits de Jésus ressemblaient à ceux de Marie. Mais ne recherchons donc pas les traits du visage divin, scrutons plutôt ses Œuvres : Jean 14, 8 Philippe lui dit : Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit. 9 Jésus lui dit : Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m’as pas connu, Philippe ! Celui qui m’a vu a vu le Père ; comment dis-tu : Montre-nous le Père ? 10 Ne crois-tu pas que je suis dans le Père, et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ; et le Père qui demeure en moi, c’est Lui qui fait les Œuvres. 11 Croyez-moi, je suis dans le Père, et le Père est en moi ; croyez du moins à cause des Œuvres. 12 En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera, lui aussi, les œuvres que je fais. Il en fera même de plus grandes, car je m’en vais au Père, 13 et tout ce que vous demanderez en mon Nom, je le ferai, pour que le Père soit glorifié dans le Fils.

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Saint Hilaire de Poitiers Trin 9, 6-14 : SC 462, 24-43 259

Un peu de sémantique Quelque chose avant sa venue le pressent. Quelque chose après sa venue se souvient de Lui. La beauté sur la terre est ce quelque chose. La beauté du visible est faite de l’invisible tremblement des atomes déplacés par son corps en marche. C’est ce que Christian Bobin7 dit poétiquement à propos de Jésus. Toutefois, il serait vain de rechercher les empreintes des divins pieds sur notre terre. La Genèse nous dit que Dieu agit comme un potier et la première empreinte de ce potier est notre morphologie humaine, notre métabolisme et notre psychisme ou âme : 2ème Création Gen. 2, 7 : Alors Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint vivant. Pas à quatre pattes mais debout sur ses deux pieds, l’homme peut saisir délicatement entre le pouce et l’index. Son coccyx est un reste de queue disparue et l’acte d’amour a lieu face à face. L’image du potier est familière mais primitive car la science actuelle nous apprend qu’elle est insuffisante. En effet, l’homme n’est pas façonné à l’échelle macroscopique à laquelle nos yeux voient et à laquelle le potier façonne manuellement la glaise mais à l’échelle moléculaire. Nous ne voyons pas les molécules mais nous savons que la vie jaillit d’une organisation particulière des molécules comme on dispose les boules d’un boulier pour afficher la valeur d’une opération ou comme un bijoutier enfile des perles pour faire un beau collier. Il s’agit d’atomes, de milliers de milliards d’atomes disposés d’une certaine façon et ces atomes sont des perles de feu. La complexité de l’organisation des milliards d’atomes qui constituent le vivant le plus élémentaire est quasi infinie et ne peut être appréhendée dans son ensemble par l’esprit humain fini qui trouve là plus intelligent que lui et surtout longue antériorité d’intelligence à lui-même. Aboutissement d’une longue évolution, aucun homme n’est venu de nulle part et nul n’est une île, dit un poète. L’insufflation d’un esprit immatériel donne à l’homme : - La conscience réflective qui lui est si singulière dans tout le monde vivant, - Et la possibilité de reconnaître Dieu dans ses Œuvres. L’homme a été créé à part dans le monde animal. L’insufflation de la conscience outrepasse de façon inouïe et l’organisation moléculaire du vivant et toute nécessité d’adaptation environnementale comme l’a suggérée Darwin. L’homme passe l’homme, disait déjà Pascal. 7

Christian Bobin, L’homme qui marche, édition le temps qu’il fait. 260

Certains considèrent que l’homme est un être tripartite constitué d’esprit, âme, corps liés entre eux. Les animaux ont un corps et une âme, reflet de leur vie psychique mais pas d’esprit ni conscience qui est le propre de l’homme. Ces trois parties ont été identifiées dans la pensée grecque qui, par méthode d’analyse, subdivise ce qui est complexe en sous-parties moins complexes certes liées entre elles mais plus simples à comprendre : esprit, psychisme, matière. Toutefois, ce n’est pas si clair dans la pensée sémite qui a une approche plus globale. Cela sous-entend de grandes difficultés de traduction de l’Hébreu et l’Araméen vers le Grec, le Latin, le Français. La Genèse dit qu’après avoir formé avec de la glaise (adama en Hébreu) le premier homme Adam, Dieu souffla (ruah en Hébreu) un souffle dans ses narines. L’animal est seulement bipartite : matière et souffle divin. Le mot esprit (spiritus en Latin, πνευμα en Grec, ruah en Hébreu) désigne les facultés mentales et morales, appelé aussi le cœur. L’esprit et l’âme constituent l’homme intérieur dans ce qu’il a de plus intime, le lieu de sa conscience, sa raison, son intelligence, sa volonté et de sa singularité. L’âme est située entre le corps matériel et l’esprit ; la frontière entre l’âme et l’esprit n’est pas précisable. Notre esprit peut être influencé par d’autres esprits et en particulier l’Esprit Saint. Il permet de comprendre et de rationaliser notre vie. C’est pourquoi, Saint Augustin a écrit dans « Les confessions » : Et voici que tu étais au dedans, alors que je te cherche au dehors. L’esprit nous permet d’interroger la vérité et d’accroître sans cesse nos connaissances, à titre personnel mais aussi de façon à enrichir le patrimoine humain de savoir. Saint Augustin 8 l’exprime avec une particulière clarté : Pour toutes les choses que nous comprenons, ce n’est pas une parole résonnant au dehors que nous consultons à leur sujet, mais c’est la vérité qui gouverne l’esprit lui-même au dedans, les mots peut-être nous avertissant de le faire. Or celui que nous consultons ainsi, voilà le Maître, celui dont il est dit qu’il habite dans l’homme intérieur, le Christ, c’est-à-dire la force immuable de Dieu et la sagesse éternelle. Toute âme raisonnable le consulte mais il ne se révèle à chacun que suivant sa capacité, en raison de sa bonne ou mauvaise volonté... Lumière que nous avouons consulter au sujet des choses visibles pour qu’elles nous les montre dans la mesure où nous sommes capables de les voir. C’est parce que je crois que je peux comprendre, dit aussi Saint Augustin. Mais pour croire, il faut d’abord faire confiance. Chacun sait 8

Saint Augustin, De magistro 11-12 261

comment la défiance peut endurcir le cœur. Ainsi la phrase : Notre Père qui êtes aux Cieux, est ambiguë car elle peut inviter à situer Dieu en dehors de notre univers et sans lien possible avec nous. Alors que ce que Jésus nous apprend de plus précieux, c’est que l’Esprit de Jésus est sans cesse en nous, d’une inimaginable proximité et que pas un de nos gestes, pas une de nos pensées ne lui échappe. Le mot âme vient de anima en latin, ψυχη en Grec, nephesh en Hébreu. L’accent circonflexe, signe fossile de contraction, est le résidu de l’absorption du n par le m, le i étant éludé. L’âme anime le corps par définition, elle lui est unie, attachée à la matière et assure les fonctions psychiques ; corps et âme sont liés et inséparables dans le vivant. Le mot animal est dérivé de anima-âme et tout ce qui vit, animal ou homme par définition sémantique, a une âme psychique, c’est à dire un centre où se tient son activité psychique. De façon analogique et excessive, les animistes voient une âme partout dès qu’il y a une forme, l’âme de la montagne par exemple ou celle de la rivière qui chante. Après Platon, Aristote qui aime catégoriser pour mieux comprendre et diviser les difficultés immenses en difficultés plus petites et plus simples à appréhender, distingue l’âme nutritive des végétaux, de l’âme sensitive des animaux, de l’âme pensante des hommes. L’âme est la marque indélébile de l’unicité de chaque être mais aussi son appartenance à une unité de fond, qui lui donnent une inestimable valeur. Aujourd’hui, la métaphore cerveau-ordinateur image de façon analogique le rapport corps-âme à celui de matériel-logiciel. Corps et âme comme matériel et logiciel sont de natures différentes mais l’un ne va pas sans l’autre ; ils se valorisent mutuellement et la mort de l’un entraîne la mort de l’autre car un logiciel disparaît avec la disparition de son support matériel. Il est aussi délicat de préciser comment l’âme est liée au corps que de dire comment le logiciel est lié au matériel. Dans l’âme, siègent émotions et sentiments.

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Imagerie d’un instant de fonctionnement du cerveau humain.

Certains appellent âme cet ensemble9 (esprit + âme psychique) ; il n’est plus alors possible de parler de l’âme des animaux qui n’ont pas d’esprit ni de dire que leur âme disparaît après la mort. En effet, notre âme psychique est amenée à disparaître dans la mort, comme il en est de celle des autres animaux, alors que notre esprit dont les animaux sont dépourvus, n’est pas mortel. Zacharie le rappelle : 12, 1 Oracle de YHWH qui a tendu les cieux, fondé la terre et formé le souffle de l’homme en son sein. Ainsi, distinguons l’âme psychique à part de l’esprit ainsi réduit vis-à-vis d’une âme globale qui regroupe âme et esprit dans le terme âme. Classification qui n’est pas admise unanimement mais c’est un modèle possible qui a du sens.

9 Saint Thomas d’Aquin considère le corps et l’âme seulement. Ce modèle binaire est couramment admis.

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Homunculus moteur de Penfield et Rasmussen montrant la répartition géométrique rationnelle des activités dans le cerveau.

En l’homme, il y a effectivement difficulté à séparer ce qui est âme de ce qui est esprit. Tout d’abord, c’est un défi d’adjoindre à la matière « quelque chose » appelée âme psychique qui n’est pas matérielle mais cachée dans la matière sans que nous puissions expliquer ni liaison ni l’origine10. L’âme participe à la vie, au développement du corps, à sa morphologie, à son métabolisme dans le cadre dit psycho-somatique. Une telle affirmation manque de preuves expérimentales et scientifiques, car les sciences sont enfermées dans ce qui est seulement matériel et expérimental. La différentiation cellulaire et la morphologie sont-elles totalement pilotées par le génome ou y a-t-il d’autres contributions qui auraient échappées à notre regard actuel ? En effet, la frontière corps-âme peut être aperçu à l’aide de l’imagerie médicale du trafic électro-chimique des informations dans les innombrables synapses qui relient nos milliards de neurones. Elle renseigne sur 10

Qui sait d’où vient le savoir-faire des hirondelles pour construire leur nid, d’où vient la vie sociale des abeilles, des termites, la ronde amoureuse des oiseaux jardiniers ... 264

certains aspects du fonctionnement et de la localisation cérébrale du psychisme qui se situe à la limite matériel/immatériel - voir homunculus ci-contre qui montre une organisation rationnelle. Saint Paul fait la différence clairement : 1 Co 15 44 on sème un corps psychique, il ressuscite un corps spirituel. S’il y a un corps psychique, il y a aussi un corps spirituel. 45 C’est ainsi qu’il est écrit : Le premier homme Adam a été fait âme vivante ; le dernier Adam est un esprit qui donne la vie. 46 Mais ce n’est pas le spirituel qui paraît d’abord ; c’est le psychique, puis le spirituel. Le premier homme, issu du sol, est terrestre ; le second homme lui, vient du ciel. Simone Weil11 observe le double enracinement des arbres. C’est le feuillage des branches qui capte la lumière, nourrit et fait grandir les racines souterraines de l’arbre, tourné vers le ciel et planté dans le sol. De même, l’homme fait de glaise a son âme tournée vers le ciel. Le mot corps (bachar en Hébreu, σωμα en Grec, corpus en Latin) concerne notre matière et nos cinq sens. Il est le siège de la vie psychique et donne prise sur le monde physique qui nous entoure. Dans De l’âme, François Cheng12 rappelle que selon Hildegarde de Bingen, le corps est le chantier de l’âme où l’esprit fait ses gammes. Comme chef d’orchestre de la musique, l’esprit élève l’être jusqu’au divin avec les instruments du corps dont l’âme joue. L’évangéliste Jean 1, 14 ne dit pas que le Verbe a pris corps mais qu’il a pris chair. Une incarnation ne parle pas de corps, de forme ou d’aspect mais de chair, par définition. C’est donc la chair et non le corps qui doit guider notre compréhension de l’Incarnation. Que devient la Transcendance de Dieu, son irréductible Altérité à travers la chair ? Ainsi, l’essence même du Verbe ne serait pas opposée à la chair périssable mais une affinité mystérieuse les relierait, semble nous dire l’incarnation de Jésus : Le Verbe s’est fait chair. Il y a des corps terrestres et des corps célestes. Le mot chair (basar en Hébreu, en Grec et caro en Latin) apporte une autre notion. La chair est unie au sang ; elle est cet ensemble de matière organique qui manifeste la vie, qui fait le corps vivant. Toutes les chairs ne sont pas les mêmes, nous dit saint Paul (chair d’oiseaux, de poissons, d’hommes). La chair est sensible au monde, elle sent les proximités des autres corps, elle est capable

11 12

Simone Weil, l’Enracinement. François Cheng, De l’âme, Albin Michel. 265

d’empathie, d’amour, de haine. Michel Henry13 a écrit que « chair et corps s’opposent comme le sentir et le non-sentir ». Mc 16, 43 Joseph d’Arimathie s’en vint hardiment trouver Pilate et demanda le corps de Jésus. Il n’a pas demandé sa chair mais le corps de Jésus mort. Je crois à la résurrection de la chair, affirmons-nous dans le credo de Nicée-Constantinople, pas à la résurrection des corps. Jn 6, 54 - Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang, a la vie éternelle. Cette chair ressuscitée est un mystère immense. Jésus dit à Marie-Madeleine : ne me touche pas. La chair terrestre ne peut donc pas être au contact de la chair céleste. Toutefois, Jésus invite Thomas à toucher ses plaies. Le contact des deux chairs peut donc avoir lieu dans la zone de souffrance du corps. Jn 17, 5 Père, glorifie-moi de la Gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde soit. Jésus demande à son Père d’être tel qu’il était auparavant, engendré dans sa condition première. Mais dans cette condition première, il n’était pas tout entier ce qu’il priait maintenant son Père de devenir. En naissant maintenant à ce qu’il fut avant les temps, il naissait dans le temps à ce qu’il n’était pas encore. C’est pourquoi, on verra le Fils de l’homme assis à la droite de la Puissance, parce que la nature glorifiée de sa chair, après la Résurrection, était élevée à la condition de Gloire qu’il avait eu auparavant. Ainsi Jésus est entré avec sa propre chair périssable, celle de son Incarnation, dans l’éternité. Nombreux sont ceux qui l’ont vu et ont témoigné. Sa Résurrection aspire toute chair dans l’éternité car il est la Porte ; Elle donne sens et finalité à toute incarnation. Le Catéchisme de l’Eglise Catholique 14 l’affirme : Le terme « chair » désigne l’homme dans sa condition de faiblesse et de mortalité. « La résurrection de la chair » signifie qu’il n’y aura pas seulement après la mort, la vie de l’âme immortelle, mais que nos « corps mortels » (Rm. 8,11) reprendront vie. Dans ce contexte, âme signifie à la fois l’âme psychique et l’esprit humain regroupés car le Christ est ressucité avec son Corps : Lc 24,39 Regardez mes mains et mes pieds : c’est bien moi. Et il a mangé avec ses disciples.

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Michel Henry, Incarnation, Seuil, 2000. art. 11, 990 266

Georges Bernanos 15 rappelle la distinction théologique entre l’Eglise visible et l’Eglise invisible, le corps et l’âme de l’Eglise. L’Eglise invisible est l’Eglise des saints. Si l’Eglise des saints est réellement l’âme de l’Eglise, l’Eglise visible sans elle serait un corps privé d’âme. Lors d’un rassemblement parisien pour la venue de Jean Paul II, j’étais dans la foule attendant son pape. L’invocation des saints commença : Sainte Marie : Priez pour nous, Saint Joseph : priez pour nous, Saint Pierre : priez pour nous ... J’ai ressenti physiquement un accroissement de la densité spirituelle à chaque invocation et chaque saint évoqué nous rejoignant augmentait mon émoi. La foule invisible de plus en plus nombreuse rendait plus petite la foule visible dans des proportions qui pouvaient faire douter du regard.

Anthropologie comparée L’Incarnation est le fait central de l’histoire des hommes. Il est intéressant d’exposer les enseignements d’Irénée (125-177) de Lyon et d’Hilaire (315-367) de Poitiers. Ils bataillèrent respectivement contre des hérésies, le gnosticisme et l’arianisme. Que disent-ils de la chair ? Une explication préalable de la théorie d’Aristote sur les substances éclaire la compréhension. Cette théorie a prévalu jusqu’à la fin du Moyen-Age. L’affaire Galilée et la Transsubstantiation y sont reliées. Le concept de substance n’est pas encore stabilisé chez Platon (voir Phédon par exemple) mais se trouve fixé chez Aristote dans son Traité des Catégories. La substance ουσια (vient du verbe être ειναι) est une de ses dix catégories. Il en donne la définition16 : la substance est ce qui ne se dit pas d’un autre sujet - Il convient de distinguer deux substances : - La substance formelle, un prédicat qui ne dépend de rien, « ce que c’est », l’être au sens premier et fondamental ; - La substance qui définit un individu, une forme donnée et pas toutes les formes, non pas un prédicat mais une instance de ce prédicat, un accident de la substance formelle. De nombreux développements philosophiques existent au sujet des substances. Contentons-nous d’illustrer par un exemple. Considérons du pain. La substance formelle représente le concept de pain que chacun connaît comme l’essence même du pain et lui fait dire : 15 16

La liberté pour quoi faire, Folio Essais p. 34, 1995. Aristote : Meta., 8,1017 b 13-14. 267

c’est du pain. Le pain prend des formes différentes : baguette, pain de mie, pain grillé, pain de seigle, pain brioché ... toutes ces réalisations sont du pain, terme indéfini qui devient défini avec chaque exemple de pain. Il y a donc deux substances : la substance essentielle du concept de pain et la substance contingente, accidentelle, existentielle. On ne dit pas pain d’un légume ou d’une pierre. En termes aristotéliciens, quand on prend une tartine de pain et qu’on la grille, on dit que la substance formelle n’a pas changé mais que la substance accidentelle du pain s’est modifiée. Dans la Transsubstantiation, le pain accidentel de l’hostie qui est un pain azyme, sans levain, ne change pas car en apparence, à nos sens, il reste le même avant et après la Consécration. Par contre, lors de la Consécration, la substance formelle du pain qu’on ne voit pas se change en Corps du Christ et devient Hostie. C’est dans ce contexte que le terme de Transsubstantiation a été utilisé par Etienne de Baugé au XIIème siècle et les conciles de Latran (4ème) puis de Trente ont confirmé cette explication ! Galilée avait écrit Il saggiatore (L’Essayeur) en 1623 et un Traité sur la chaleur basée sur le mouvement des « particules minimales ». Elles furent considérées par les Jésuites comme les atomes d’Anaxagore et de Démocrite. Dès lors, le jeu des deux substances essentielle et accidentelle ne peut plus être car évidemment la Consécration ne modifie pas les atomes. Cette théorie atomiste et matérialiste rend impossible dans l’Eucharistie la transformation de la substance essentielle du pain et du vin en substance du Corps et du Sang du Christ, contrevenant ainsi à l’enseignement des Pères de l’Eglise, lui objecte le Jésuite Grassi. Elle met Galilée au rang des hérétiques. Mais surtout sonne la défiance vis-à-vis de la théorie des substances d’Aristote. Aujourd’hui, réfutant la théorie des substances d’Aristote et oubliant la Transsubstantiation, l’Eglise dit que dans l’Eucharistie, le pain et le vin deviennent Corps et Sang du Christ dans un mystère qu’il plait à Dieu d’accomplir pour nourrir ceux qui croient. Il n’est plus question de substances aristotéliciennes. L’Eucharistie est un mystère qui n’a rien à voir avec la physique de la matière et il est vain de vouloir l’expliquer matériellement. Le Catéchisme de l’Eglise Catholique cite Saint Irénée17 pour rappeler que « le pain qui vient de la terre, après avoir reçu l’invocation de Dieu, n’est plus du pain ordinaire mais

17

Catéchisme de l’Eglise Catholique, article 1000, Haer. 4,18,4-5. 268

Eucharistie, constitué de deux choses, l’une terrestre et l’autre céleste.» Après ces propos préliminaires, il devient possible de considérer l’anthropologie de Saint Hilaire de Poitiers. Comme les Pères de l’Eglise qui l’ont précédés, Saint Hilaire base son anthropologie sur les deux premiers chapitres de la Genèse. Il considère une double création de l’homme, d’abord un façonnage avec du limon, puis l’insufflation d’un « esprit de vie ». Paul se fait l’écho de cette dichotomie qui parle de l’homme extérieur et de l’homme intérieur - Rm 7, 21 Je me trouve donc en face de cette loi : je veux faire le bien et c’est le mal qui s’offre à moi. 22 l’homme intérieur en moi prend plaisir à la loi de Dieu ; mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte avec la loi de ma raison et me tient captif de la loi du péché qui est dans mes membres. Pour Hilaire de Poitiers, seul l’homme intérieur est à l’image de Dieu ; ainsi il évite la difficulté de la ressemblance de l’homme extérieur avec Dieu infini. Le corps porte la marque de l’indigence radicale de ses origines et les attributs de notre nature terrestre sont la souffrance, la tristesse, la crainte de la mort, la débilité de notre volonté ; bref, nous sommes dans un corps de mort - Rm 7, 24. Une articulation essentielle se trouve dans la prière sacerdotale du Christ quand il demande à son Père -Jn 17, 5- de conférer à sa propre chair la Gloire qu’il possédait auprès de Lui avant les siècles pour naître en son humanité à la condition qui est la sienne dans l’éternité. En conséquence, le Christ peut attirer les hommes dans la maison du Un, dans l’éternité puisque son Corps a été revêtu de la Gloire divine et par conséquence, tous les corps des bienheureux peuvent l’être avec Lui. C’est pourquoi Jésus dit : Je suis le chemin, la Vérité, la vie, mais aussi la Porte unique pour entrer dans le Royaume. Finalement, l’âme entrera dans la Gloire avec le corps auquel Dieu communiquera quelque chose de sa propre Lumière car c’est la totalité de l’homme qui doit être sauvée ou perdue ; il y aura irruption dans l’homme de la puissance divine absorbant la corruption de la chair pour lui conférer l’incorruptibilité. Origène prend l’exemple du fer qui devient feu en étant plongé dans le feu. Ainsi le Seigneur opérera la spiritualisation de l’homme extérieur. Pour Saint Hilaire, les deux composants disjoints au départ, hommes extérieur et intérieur, auront une destinée unique grâce à l’Incarnation du Christ qui acquiert l’incorruptibilité de nos corps. Il a cette belle expression qui touche le cœur, notamment des marins : nous ne ferons pas que voir la Gloire de Dieu ; nous entrerons dans la Gloire comme on entre dans la mer. On 269

remarque alors le jeu subtil des deux substances aristotéliciennes : le corps accidentel est transformé : ce n’est pas un autre corps qui ressuscitera car le corps ressuscité sera essentiellement le même corps mais dans une autre condition, celle de la Gloire de Dieu. Hilaire insiste en disant les élus ne feront pas que voir la Gloire de Dieu comme si elle devait rester devant eux. Ils seront eux-mêmes resplendissants de la Gloire qui leur sera communiquée. Une fois qu’on a entrevu une telle perspective approfondie par les Pères apologétiques, chacun doit se questionner sur la grandeur du dessein de Dieu pour les hommes, un dessein d’amour que la Croix de Jésus signe comme on écrit en lettres de sang au bas d’un parchemin. Mais qu’est-ce donc que la Gloire de Dieu qui pourrait transformer les substances ? La gloire au sens ordinaire de l’homme dépend du jugement des autres ; mais l’opinion change et la gloire est fragile. Au sens biblique, la Gloire de Dieu ne dépend que de Lui et appartient à sa nature essentielle ; elle est le resplendissement de sa Vie. Gloire et Vie n’appartiennent qu’à Dieu mais il peut nous la communiquer. C’est pourquoi 18 , De même que ceux qui voient sont dans la lumière et participent à sa splendeur, de même ceux qui voient Dieu sont en Dieu et participent à sa splendeur. L’anthropologie de Saint Irénée est également basée sur les deux premiers chapitres de la Genèse mais le chemin est différent pour aboutir au même point. Saint Irénée de Lyon, bien que deux siècles avant Hilaire de Poitiers, ne raisonne pas en termes de substances aristotéliciennes. Il remarque que tant la chair que l’esprit de l’homme ont été créés à l’image de Dieu et sont sa ressemblance. Il en prend exemple sur le Christ qui est la chair parfaite et incorruptible habitée par l’Esprit Saint lui-même. Le Verbe vient habiter la chair qu’Il a lui-même créée. Ce n’est donc pas seulement l’esprit humain qui est la ressemblance mais également la chair car elle a été incarnée par Jésus. Le mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu qui est Dieu, est grand et beaucoup de juifs ne purent admettre qu’un être de chair puisse s’asseoir à la droite du Père. AH. demo 11 D’une part, en effet, il revêtit de ses propres traits l’ouvrage ainsi modelé, afin que même ce qui apparaîtrait aux regards fût de forme divine : car c’est après avoir été modelé à l’image de Dieu que l’homme fut placé sur terre. D’autre part, pour que l’homme devînt vivant, Dieu insuffla sur sa face un souffle de vie (Gn 2, 7), de telle sorte que, à la fois selon le souffle et selon l’ouvrage modelé, l’homme est 18

Origène : La connaissance mystique, DDB 1961. 270

semblable à Dieu. De cette façon, grâce au souffle de vie et à l’ouvrage modelé, l’homme est semblable à Dieu. La puissance de l’Esprit a transfiguré le corps de Jésus devant ses trois apôtres le jour de la fête des tentes. Cet Esprit emmène aussi Jésus incarné à la droite du Père. Le jour de la Pentecôte, c’est Lui qui est revenu vers les hommes : Jean 16, 7 Il est de votre intérêt que je m’en aille car si je ne m’en vais pas, le Défenseur ne viendra pas à vous. Tertullien (155-220 Carthage) qui se rattache à l’école d’Irénée, précise encore le tempo : Quelle que soit la forme que Dieu a voulu donner au limon de la terre en créant l’homme, il pensait au Christ qui devait se faire homme et par conséquent aussi limon de la terre. La matière que Dieu a façonnée l’a été à l’image de Dieu, c’est-à-dire du Christ. Ainsi le limon de la terre qui revêtait déjà l’image du Christ qui devait venir, n’était pas seulement une œuvre de Dieu : c’était aussi une promesse assurée. En conséquence, dès l’origine de l’homme, la chair modelée a une immense valeur en raison de ce qu’elle est appelée à devenir. La plénitude de la vie éternelle n’est pas encore manifestée en tout l’homme, elle reste cachée mais l’Esprit présent en chacun travaille aujourd’hui pour déployer la métamorphose finale de la résurrection de la chair. Cela réfute une pensée souvent non dite chez des chrétiens : Dieu aurait envoyé son Fils sur terre pour venir en urgence sauver l’humanité en détresse ! Non, l’Incarnation du Fils est dans l’intention de Dieu dès l’origine de l’homme.

Le Maître de la vie Nous le lisons dans la Genèse : Dieu est l’auteur, le potier de la vie. Jésus est homme et Dieu et nous nous demandons désormais si durant sa vie terrestre telle que les Evangiles la rapportent, nous pouvons constater qu’il est bien l’Auteur et le Maître de la vie. Il est audacieux de prétendre que le créateur de la Genèse est Dieu fait homme et fils de Marie. De quels éléments dispose-t’on pour affirmer cela ? Les quatre Evangiles ont noté maints faits qui établissent Jésus comme Dieu dispensateur de la vie. Sans compter, tout au long de sa vie publique, avec de simples paroles en araméen (Talitha koum ! jeune fille, lève-toi, par exemple), Jésus répare des vies abîmées. A ma connaissance, il n’y a rien de semblable dans les textes asiatiques ou le Coran. Oui, Jésus commande à la vie comme le montre notamment le passage suivant en deux temps, un le matin, l’autre le matin suivant : 271

- Marc 11, 12 après qu’ils furent sortis de Béthanie, Jésus eut faim. 13 Apercevant de loin un figuier qui avait des feuilles, il alla voir s’il y trouverait quelque chose ; et, s’en étant approché, il ne trouva que des feuilles, car ce n’était pas la saison des figues. 14 Prenant alors la parole, il lui dit : Que jamais personne ne mange de ton fruit ! Et ses disciples l’entendirent. - Marc 11, 20 En repassant le lendemain matin, les disciples virent le figuier séché jusqu’aux racines. 21 Pierre, se rappelant ce qui s’était passé, dit à Jésus : Rabbi, regarde, le figuier que tu as maudit est tout sec. Marc a pris note de ce fait relaté par Pierre dans ses homélies et le rapporte dans son Evangile. C’est manifestement le récit d’un témoin oculaire car cela ne s’invente pas. Par ses œuvres, Jésus démontre que sa Parole agit à la source de toute vie, même végétale, qu’il en est le maître : personne ne peut dessécher un arbre en une journée sauf Dieu lui-même ! Ps 103 : Tu reprends leur souffle, ils expirent et retournent à la poussière. Tu envoies Son souffle : ils sont créés ; Cet exemple et bien d’autres prouvent qu’il est Celui qui donne ou reprend la vie d’un assemblage de molécules, support du vivant cellulaire ; il les a animées, a démarré le moteur de la vie. Il peut aussi reprendre leur vie.

272

Dans un second temps, il a fait l’homme qui est plus qu’une simple espèce vivante parmi les autres : Gn 1, 24 Dieu dit : que la terre produise des êtres vivants suivant leur espèce, ... et Dieu vit que cela était bon. Gn 1, 26 Dieu dit : faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, ... Lazare mort revient à la vie à l’appel de Jésus (Jn 11, 43 Lazare, viens ici, sors.) mais il n’est pas pour autant ressuscité ; il est ré-animé car son âme endormie depuis seulement quatre jours, est réveillée par Jésus. Jésus est le maître du sommeil et de l’éveil. Jn 11, 25 : Qui croit en moi, fut-il mort, vivra, dit alors Jésus à Marthe. Par ré-animation, il est signifié que l’âme de Lazare séparée de son corps, est revenue animer son corps et que ce n’est pas son esprit qui lui a suscité un corps ressuscité. En effet, Lazare était seulement endormi ; il est mort une seconde fois, sans doute en exil en Provence. Jésus est le premier ressuscité d’entre les morts. La porte n’était pas encore ouverte ! La science actuelle apporte des éléments de compréhension. En effet, il est admis aujourd’hui que le message inscrit dans nos gènes est semblable à des mots, à des phrases. C’est un langage illustré sur la figure ci-contre et inventé par l’homme pour traduire la vie en symboles : Sur la gauche de l’image, nous voyons la double hélice ADN bien connue. Dans la partie droite, des lettres indiquent la succession des acides aminés T, C, A, G qui sont successivement accrochées le long de cette hélice. Elles forment des « mots » caractéristiques du génome et font penser aux textes anciens dits onciaux écrits en majuscules sans séparateur ni ponctuation. Cette parole est certes imprononçable mais il ne faut pas se forcer pour y lire le poème de la vie et pour voir que l’organisation de la vie est semblable à un texte, à une parole. Une grammaire et une sémantique sous-jacentes existent et nous commençons à peine à la comprendre. Ces instructions « assembleur » pilotent les développements embryonnaire et morphologique puis contrôlent le métabolisme du corps. Leur dérèglement, (faute d’orthographe !) induit de graves maladies comme le cancer. Les informaticiens connaissent ce langage assembleur très proche de la structure électronique du matériel ; il est dit langage machine ou binaire. Les mots constitués de séquence d’acides aminés y font penser car elles sont très proches de la matière moléculaire. Chaque lettre représente un acide aminé, amas de molécules comme des grappes de 273

grains de raisin. Mais les informaticiens utilisent aussi des langages évolués, plus faciles à programmer car ils mettent en œuvre des concepts plus globaux. Ils ne sont plus le langage du domaine moléculaire, mais cachés dans la complexité de nos concepts mentaux qui les structurent, ils nécessitent d’être compilés pour être traduits en instructions du langage du domaine moléculaire pour pouvoir s’exécuter. Chacun sait que notre langage humain ne peut pas agir sur le codage génétique, du moins directement. Mais il semblerait que certains ascètes19 aient trouvé dans le domaine de leur conscience un chemin pour accéder à un certain contrôle de leur métabolisme. Evidemment, le langage de Jésus n’est pas un tel langage génétique. Mais sur le chemin d’une compréhension profonde de la vie, il est vraiment stupéfiant qu’au fond ultime des processus du vivant, nous trouvions une sémantique, une grammaire, un langage alors que, dans son Evangile, Jean a écrit qu’une Parole qui donne sens, le Logos, a tout précédé et créé l’univers. Ce mystère est grand ; il interroge. Et il renvoie au Verbe qui s’est fait chair. En conclusion, la chair est nimbée du mystère de sa transformation à venir pour passer dans l’Eternité. La chair terrestre corruptible n’est que la face que nous connaissons de la vie. Elle a des dimensions que nous ne soupçonnons même pas mais, à la porte de cette vie, Jésus nous attend pour l’Eternité.

Le maître du Temps et de l’Espace Tout d’abord, Jésus indique lui-même quel est son rapport au temps : Jn 8, 58 En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham fût, je suis. Jésus traverse donc le temps en évoquant le tétragramme révélé à Moïse. Dès que nous évoquons l’instant présent, il est passé, il est déjà mort. Ainsi puisque nous avons vécu au présent, nous croyons aussi connaître le passé que notre mémoire simplifie de plus en plus quand il s’éloigne. Le futur nous est encore inconnu et le présent apparaît comme la charnière infiniment ténue entre un passé déjà un peu oublié et un futur plutôt inconnu, certes conditionné par le présent lui-même conditionné par le passé. Saint Augustin20 fut le meilleur. 19

Alexandra David-Neel, Mystiques et magiciens du Tibet, Plon 1929, et Initiations lamaïques, Editions Adyar 1930. 20 Saint Augustin, Les Confessions, Livre XI. 274

Regardant le ciel, nous apercevons les étoiles mais malheureusement, les étoiles n’existent pas ensemble telles que nous les voyions. En effet, l’étoile qui émet la lumière dans notre direction, a mis un million d’années lumière à nous parvenir et elle n’est plus, au moment où sa lumière frappe nos yeux, dans l’état où elle était quand elle l’a émis. En particulier, elle peut ne plus exister du tout et plus l’étoile est lointaine, plus cette hypothèse se renforce. Cette autre étoile est vieille de 10000 années-lumière ou cette autre encore d’un milliard d’années-lumière. Ainsi, ce que nous voyons est une étrange composition d’états différemment passés et le ciel tel que vu n’existe pas, n’a jamais existé et n’existera jamais. Ici, le verbe exister est mis au même temps présent pour tous les objets du ciel. Regarder le ciel est une notion d’espace-temps. L’éloignement dans l’espace crée un retard à la vision (la vitesse de la lumière est de 300000 km/s), retard extrêmement faible si la distance est petite et il est considéré comme négligeable pour les personnes que nous voyons directement dans notre champ visuel, alors que le décalage est important quand nous regardons le ciel. Il y a donc une alchimie dans notre perception du monde entre l’espace et le temps et la fugacité du temps présent est liée à la permanence de la présence. Béréchit est le premier mot Hébreu de la Bible (à lire de droite à gauche !) qui veut dire au commencement. Les midraschim sont nombreux pour commenter ce début de la Bible. La première lettre est un B soit beth qui veut dire deux et signifie aussi maison comme dans Bethléem : la maison du pain. La Bible commence donc par la maison du deux. Il apparaîtrait raisonnable de commencer la Bible par un ; mais elle commence par deux comme si un qui est antérieur était inaccessible. Le un n’est pas compté dans le commencement de notre monde. Fabrice Hadjadj21 rappelle ce que disait Aristote : Ce qui pour nous est premier, c’est ce qui est second en soi. La lettre beth est un carré ouvert sur l’avant (on va de droite à gauche) mais fermé sur le dessus, le dessous et sur l’arrière. La Bible est un livre fermé de tous côtés mais ouvert vers l’avenir, en avant. C’est une façon d’avertir le lecteur que Dieu ne nous est pas accessible directement (lettre fermée au dessus) mais seulement par ses effets secondaires. La création sort du un absolu. Par exemple, des gens se questionnent sur le big bang ; qu’y avait-il avant ? Les midrachim disent que nous ne pouvons pas répondre car répondre voudrait dire que 21

Fabrice Hadjadj, La foi des démons 275

le un nous est accessible ! Voici donc nos connaissances bornées par le temps et ce qui est dans l’éternité ne nous est pas compréhensible ; c’est une invitation à la foi en Jésus qui est le seul qui vient de l’Eternité et nous en témoigne. Nous sommes donc emportés dans la dynamique du futur. Ce qui importe, c’est la « métamorphose » de l’univers au cours du temps. Dans les temps modernes, Pierre Teilhard de Chardin décrit une puissante vision de cette transformation qui conduit tout le cosmos vers le point Omega et la vision toujours agrandie du Christ cosmique. Ceci est à rapprocher de la conscience d’une écologie intégrale qui devient de plus en plus impérative ! L’éloignement rend la présence douloureuse car elle est vécue comme une absence. Par contre, la proximité d’une personne aimée remplit l’espace et le temps présent pour produire un sentiment de plénitude, de satiété. De même, la proximité d’un cambrioleur ou d’un terroriste génère angoisse voire terreur. Le sentiment de plénitude d’une présence sature en quelque sorte l’espace et le temps. En fait, il est plutôt en dehors de l’espace et du temps, se tapissant dans notre moi profond, au cœur de la conscience. Chacun a pu observer les transformations faciales, le sourire rare d’une personne ordinaire, qui devient permanent une fois qu’elle est devenue amoureuse. Elle devient alors plus belle, ses yeux prennent de l’éclat, la couleur de sa peau est plus rosée, ses muscles sygmomatiques pincés en permanence à la commissure des lèvres témoignent d’un heureux état intérieur qui ne se relâche jamais. Ces signes extérieurs témoignent du sentiment intérieur de plénitude qui remplit son esprit sous l’emprise de l’amour, comme en dehors du temps. A contrario, le Cri de Munch montre sur un visage alors enlaidi la terreur provoquée par un événement terrible. C’est dans notre esprit que la présence prend tout son sens. Le cœur de notre moi goûte la présence pour définitivement asseoir l’homme comme un être de relation. Le domaine de la conscience n’est pas quantitatif, même si sa densité varie ; c’est un domaine hors de l’espace et du temps. Son étendue parait immense mais pas à la façon d’un immense paysage. Le monde s’y trouve réorganisé sans tenir compte des distances et des échelles, sans métrique. Il est communément admis qu’à la mort, l’âme quitte le corps. Depuis l’Antiquité, certains la voient quitter le corps par la bouche ! Ayant malheureusement été tout près d’un jeune homme qui a expiré sur la chaussée, j’ai observé cela à sa dernière expiration. Dès que l’âme quitte le corps, il commence à se défaire ; quand ce qui le tenait n’est plus là pour assurer sa cohésion vitale, la décomposition commence. 276

Rien n’a matériellement changé entre l’instant d’avant la mort et celui d’après, si ce n’est que le principe de vie est parti. Toutes les molécules restent disposées exactement comme avant la mort pour être un tissu vivant mais c’est un tissu mort, devenu simplement matière ; le moteur est à l’arrêt. Ainsi, il ne suffit pas d’enfiler les perles moléculaires, il faut aussi faire jaillir l’étincelle de la vie, lancer le moteur ! Quand l’âme psychique a quitté le corps, elle s’évanouit jusqu’à disparaître progressivement au fur et à mesure que la corruption fait son œuvre de décomposition. L’esprit humain (aussi appelé âme par certains) ne peut pas mourir puisqu’il est souffle divin éternel dès son origine. L’Esprit Saint ou Esprit de Jésus nous suscitera un corps spirituel de chair au moment de la résurrection22. Une fois le « modelage » initial d’Adam réalisé, Dieu n’avait donc pas achevé son travail et il le poursuit aujourd’hui, par une certaine présence, pour conduire chaque homme dans une dynamique d’évolution dirigée depuis l’origine vers l’éternité. Comme je crois que Dieu est bon, je recherche une empreinte divine qui s’apparente à une caresse donnée par quelqu’un qui aime et accompagne. Je me souviens d’un vieil ami juif qui me disait tout en marchant : Avec la vie que j’ai, je ne peux pas croire que Dieu soit bon. 23 Je n’écris pas la suite de son propos trop personnel et sarcastique. En effet, c’est à chacun de voir. 1ère Création, Gn 1, 26 Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance. Dieu parle au pluriel pour dire que trois Personnes sont à l’ouvrage. Le potier crée donc son auto-portrait dans la glaise24, (adama : la terre rouge en hébreu). Le potier ne fait pas à sa ressemblance ; il sculpte sa ressemblance, un autre lui-même, vivant. Il est habituel que les auto-portraits soient sans cesse améliorés par leur auteur et c’est peut-être le sens de l’évolution de la vie sans que nous comprenions pourquoi le créateur a procédé par étapes successives ! 22 1 Co 15 : 47 Le premier homme, issu du sol, est terrestre ; le second homme, lui, vient du ciel. 48 Tel a été le terrestre, tels seront aussi les terrestres ; tel le céleste, tels seront aussi les célestes. 49 Et de même que nous avons revêtu l’image du terrestre, il nous faut revêtir l’image du céleste. 52 En un instant, en un clin d’œil, au son de la trompette finale, car elle sonnera la trompette, et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous serons transformés. 53 Il faut en effet que cet être corruptible revête l’incorruptibilité, que cet être mortel revête l’immortalité. 23 Voir un texte de saint Augustin sur La non-substantialité du mal, en annexes. 24 Voir par exemple la controverse rabbinique dans le film Va, vis et deviens.

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Saint Irénée dit que Le Fils modela l’homme pour qu’Il devienne Lui-même l’objet modelé. Ainsi, on aperçoit dès la Genèse l’Incarnation du Fils. Elle se précise au cours de l’histoire des hommes. Ce n’est pas un effet miroir mais une continuité ontologique. Le potier fait vivante sa ressemblance qui préfigure l’Engendré que nous appelons Fils. Telle est la conception de saint Irénée de Lyon. C’est comme si le sculpteur Auguste Rodin prononçait une parole devant son Penseur en pierre et que la sculpture devenait subitement son jumeau vivant ou plus exactement lui-même. D’ailleurs, cette statue attend sur la tombe d’Auguste Rodin à Meudon ! Il y a donc dans la résurrection des corps à partir des esprits une récapitulation en l’Auteur de la vie, ce que les chrétiens ont bien compris et célèbrent sans cesse : Par Lui, avec Lui et en Lui..., Lui le premier Ressuscité d’entre les morts, présent dans l’éternité. On dit qu’avant de mourir, toute notre vie défile à toute allure dans notre tête, devant nos yeux fermés et qu’on revit beaucoup de choses oubliées. Où pourraient-elles être archivées sinon dans notre esprit organisé en vue de l’éternité, dès le premier souffle. Act 1, 9 A ces mots, il fut sous leurs yeux emporté dans les airs et une nuée le déroba à leurs regards. 10 Et comme ils étaient là, les yeux fixés au ciel pendant qu’il s’en allait, voici que deux hommes vêtus de blanc se présentèrent à eux 11 et leur dirent : Galiléens, que restez-vous là à regarder le ciel ? Ce Jésus qui vient d’être enlevé au ciel du milieu de vous reviendra de la même manière que vous l’avez vu partir pour le ciel. Lors de l’Ascension de Jésus, les disciples scrutent le ciel car ils espèrent voir Jésus redescendre au milieu d’eux. Des hommes en blanc leur disent que le retour du Christ se fera de la même manière, c’est-à-dire non pas en descendant selon le trajet inverse que Jésus vient de faire mais en montant de la terre vers le ciel. A la fin des temps, le corps de Jésus, constitué des corps ressuscités qu’il rassemblera alors, s’élèvera vers le ciel de la même manière. Jésus ne reviendra pas en descendant mais en rassemblant sur terre l’humanité pour monter avec elle vers le Royaume. C’est le mouvement inverse de celui de la Pentecôte qui vit des langues de feu descendre ! Jésus déjà présent au milieu de nous, notamment par l’Eucharistie a commencé à construire, à rassembler son Corps mystique. Voir ainsi la Parousie ou le retour du Christ est personnel, pas un dogme.

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Assumer notre propre gouvernance Nos actions reflètent à l’extérieur le cœur profond de notre personne. Elles nous font grandir et laissent ainsi transparaître pour partie ce que nous sommes. Mais ce que nous pensons construire en toute liberté est certes l’effet de notre volonté mais aussi celui de passivités nombreuses. La liberté s’enracine dans notre caractère acquis, reflet de nos habitudes construites et dans notre éducation mais aussi dans notre libre arbitre. Les passivités qui s’y opposent de façon plus ou moins brutale, sont dues à la partie innée de notre caractère, reçue en héritage, partie sur laquelle nous avons peu de prise mais sont dues également au jeu global des causes universelles qui nous sont extérieures et hors de notre contrôle. En conséquence, nous agissons moins que nous ne sommes agis. Paul exprime bien cette contrariété en Rm 7, 19 Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. En tant que chrétien, tout ce que nous faisons, nous devons le faire au Nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, c’est-à-dire en union intime avec son Esprit. Il ne s’agit pas seulement des actions religieuses mais de toute l’activité de la vie, 24 heures sur 24 comme le dit et redit Paul : 1 Co 10, 31 Que vous mangiez ou que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu. Ou encore Col 3, 17 Quoi que vous puissiez dire ou faire, que ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus, par lui rendant grâce au Dieu Père, et encore Col 3, 23 Quoique que vous fassiez, travaillez de toute votre âme, comme pour le Seigneur et non pour les hommes. En tant que chrétien, nous effectuons notre devoir d’état et nous nous efforçons d’avoir l’intention droite. Cependant cette « routine » semble insuffisante face au bouleversement radical que l’Evangile propose. En effet, comment celui qui croit au Royaume peut-il continuer ses activités courantes ? La vie future promise rend bien pâle la vie présente ; alors faut-il se désintéresser des choses de la terre qui nous détournent de notre amour pour le Seigneur ou garder ardeur et entrain pour les activités présentes ? La Jérusalem céleste n’est pas faite des produits de notre activité laborieuse ; seules y resteront nos intentions d’avoir agi conformément à la Volonté divine car Dieu n’a aucunement besoin de notre industrieuse activité ; cette dernière n’est que paille ou combustible ; elle n’est qu’occasions à faire savoir au Seigneur notre fidélité - absolument rien d’autre. En fait, nos efforts ne sont divinisés qu’à proportion de la valeur d’intention qu’ils contiennent.

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Notre volonté seule ne peut pas par nécessité provoquer notre résurrection car la volonté humaine ne peut pas engendrer une telle réalité. L’Espérance chrétienne de Vie éternelle prend sa source autrement, dans les promesses de Jésus. Il ne faut pas oublier qu’aucune de nos œuvres n’entrera dans le Royaume, même si nous y emporterons peut-être le souvenir de l’amour partagé, celui du parfum des fleurs et de l’haleine iodée de la mer. Certains effectuent de bonnes actions mais ne les produisent pas au nom de Notre Seigneur Jésus. Que valent ces actions en l’absence de foi et de dédicace à Jésus ? Nous ne le savons pas et nous n’en sommes pas juges ; c’est le Seigneur qui pèsera.

Modelages continu et discontinu Un célèbre poème de Mary Steel Stevenson 25 illustre bien la persévérance du modeleur face aux découragements des hommes et comment son soutien continuel ne défaille jamais : Une nuit, j’ai eu un songe. J’ai rêvé que je marchais le long d’une plage, en compagnie du Seigneur. Dans le ciel apparaissaient, les unes après les autres, toutes les scènes de ma vie. J’ai regardé en arrière et j’ai vu qu’à chaque période de ma vie, il y avait deux paires de traces sur le sable : L’une était la mienne, l’autre était celle du Seigneur. Ainsi nous continuions à marcher, jusqu’à ce que tous les jours de ma vie aient défilé devant moi. Alors je me suis arrêté et j’ai regardé en arrière. J’ai remarqué qu’en certains endroits, il n’y avait qu’une seule paire d’empreintes, et cela correspondait exactement avec les jours les plus difficiles de ma vie, les jours de plus grande angoisse, de plus grande peur et aussi de plus grande douleur. Je l’ai donc interrogé : « Seigneur… tu m’as dit que tu étais avec moi tous les jours de ma vie et j’ai accepté de vivre avec Toi. Mais j’ai remarqué que dans les pires moments de ma vie, il n’y avait qu’une seule trace de pas. Je ne peux pas comprendre que tu m’aies laissé seul aux moments où j’avais le plus besoin de Toi.» Et le Seigneur répondit :» Mon fils, tu m’es tellement précieux ! Je t’aime ! Je ne t’aurais jamais abandonné, pas même une seule minute ! Les jours où tu n’as vu qu’une seule trace de pas sur le sable, ces jours d’épreuves et de souffrances, eh bien : c’était moi qui te portais.»

25

Mary Steel Stevenson, Footprints in the sand. 280

La présence du potier est perceptible tout au long de notre vie ; il sculpte en continuité du modelage initial avec l’objectif d’une ressemblance de plus en plus grande de nos œuvres avec l’Opus Dei (au sens de l’Œuvre de Dieu). Ce modelage n’est par rude ; il est doux et ressemble à une caresse d’amour, celle d’un ami qui porte le sac-à-dos quand la fatigue est là. Dieu est si discret mais certains ont une peau tellement insensible, comme ils ont des oreilles pour ne pas entendre. Souhaitons à ces infirmes de la sensibilité d’ouvrir leurs sens. D’autres au contraire frémissent à la perspective d’une plus grande ressemblance, tressaillent sous la Main correctrice, comme une brebis qui fut perdue est heureuse de pâturer auprès de son berger retrouvé dont la présence est sa joie. Toutefois, il y a un autre mode d’intervention divine, en force celui-là. C’est la rupture, la discontinuité qui bouleverse et change une personne en plein cœur. Habituellement, on parle de conversion subite. Elles sont un peu comme l’orage qui nécessite un ciel et une terre chargée à des potentiels opposés pour qu’une ligne de courant, un éclair jaillisse. La puissance de Dieu se manifeste dans des terrains, dans des cœurs prédisposés à le recevoir. Beau chemin offert à la liberté de l’homme ! Gen 32, 24 Quelqu’un lutta avec Jacob jusqu’au lever de l’aurore. Voyant qu’il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l’emboîture de la hanche et la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui. Il dit : Lâche-moi, car l’aurore est levée, mais Jacob répondit : Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni. Il lui demanda : Quel est ton Nom ? Jacob, répondit-il. Il reprit : on ne t’appelleras plus Jacob mais Israël car tu as été fort contre Dieu, et contre les hommes tu l’emporteras. Jacob fit cette demande : Révèle-moi ton nom, je te prie, mais il répondit : Et pourquoi me demandes-tu mon nom ? Et là même, il le bénit. Avec Dieu, c’est parfois un combat, une empoignade, un corps à corps ; dans notre nuit, c’est un combat contre nous-même et nos tentations. Jacob dit : Gen 32, 31 J’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauve.» Mais au lever du soleil, il avait passé Penuel et il boitait de la hanche. Personne d’autres n’a vu Dieu, pas même Moïse qui se contentera de le voir s’éloigner. Le changement est tel que Jacob change de nom. C’est arrivé à Saül sur la route de Damas où il s’en allait pourfendre les chrétiens après la lapidation d’Etienne : Act 9, 3 Tout à coup, une vive lumière venant du ciel l’enveloppa de sa clarté. Tombant à terre, il entendit une voix lui dire : « Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ?» 281

« Qui es-tu ?» s’écria Saül. et lui : « Je suis Jésus, celui que tu persécutes.» C’est à cet instant que Saül/Paul, a compris ce qu’il dira plus tard - I Co 12, 27 : Vous êtes le corps de Christ, vous êtes ses membres, chacun pour sa part. Le grand Corps Christique se précise. Saül change de nom et désormais il est Paul. La nuit de Feu du lundi 23 novembre 1654 de Pascal est aussi bien connue : Depuis environ dix heures et demi du soir jusques environ minuit et demi. Feu Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Dieu de Jésus-Christ. Deum meum et Deum vestrum. Ton Dieu sera mon Dieu. Oubli du monde et de tout hormis Dieu. Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile. Grandeur de l’âme humaine. Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu. Joie, joie, joie, pleurs de joie. Les exemples sont nombreux dans les temps récents. Celui de Paul Claudel en la cathédrale Notre-Dame, le jour de Noël 1886 : « En un instant mon cœur fut touché et je crus. Je crus d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi ni, à vrai dire, la toucher » Celui de la philosophe Simone Weil, conversion qu’elle rapporte dans une lettre : Dans un moment d’intenses douleurs physiques alors que je m’efforçais d’aimer… j’ai senti, sans y être aucunement préparée,… une présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d’un être humain, inaccessible et aux sens et à l’imagination, analogue à l’amour qui transparaît à travers le plus tendre sourire d’un être aimé. Après une vie particulièrement dissolue, au commencement d’octobre 1886, Charles de Foucauld s’est trouvé entouré de sa famille très chrétienne. En même temps, une grâce intérieure le poussait à aller 282

à l’église, sans croire, ne se trouvant bien que là et y passant de longues heures à répéter cette étrange prière : Mon Dieu, si Vous existez, faites que je Vous connaisse !» Mais je ne Vous connaissais pas...Oh ! mon Dieu comme Vous aviez la main sur moi, et comme je la sentais peu ! Que Vous êtes bon ! Que Vous êtes bon ! Comme Vous m’avez gardé ! Comme Vous me couviez sous Vos ailes lorsque je ne croyais même pas à Votre existence ! Par la force des choses, Vous m’aviez obligé à être chaste. C’était nécessaire pour préparer mon âme à recevoir la vérité : Le démon est trop maître d’une âme qui n’est pas chaste. En même temps, Vous m’aviez ramené dans ma famille où j’ai été reçu comme l’enfant prodigue. Le 30 octobre 1886, il accepte dans l’église Saint Augustin de se confesser à l’abbé Huvelin qui lui donne aussi la Communion. C’est une révélation pour Charles : Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui. Beaucoup n’ont pas le talent d’Eric-Emmanuel Schmidt pour consigner dans un ouvrage26 l’expérience d’un jour -4 février 1989- qui a changé leur vie. Par pudeur, sans doute mal placée, ces cas extrêmes sont rarement portés à la connaissance publique. Beaucoup cheminent sans avoir eu la grâce d’une telle étreinte. Jésus n’a-t-il pas dit à Thomas : Heureux celui qui croit sans avoir vu. Mais cette douce grâce en a touché plus qu’on peut le savoir.

Par Lui, avec Lui et en Lui Tout esprit est pour notre Seigneur. Notre esprit, souffle donné par l’Esprit Saint Πνευμα Αγιον, n’est pas en relation d’assujetti à propriétaire dans un « cadre notarié ». C’est un lien profond, ontologique avec Dieu, physique par l’intermédiaire de la chair, mais sans être de nature panthéiste malgré son caractère universel. Tout ce qui est sensible est pour l’esprit. Notre être se nourrit continuellement à partir des éléments tangibles du monde que nous habitons. Le cosmos tout entier est accessible à notre vue comme les étoiles, la foule des êtres vivants et celle des humains. L’extension et l’intimité de nos relations avec l’univers sont stupéfiantes à travers ce que nos yeux voient, notre bouche mange, nos oreilles entendent. Les concepts, les idées et les symboles de nos esprits y trouvent leurs racines et celles-ci plongent dans un passé immémorial puisque la terre 26

La nuit de feu dans le Hoggar, Albin Michel, 2015. 283

elle-même est formée de débris d’une étoile implosée/explosée en super nova avant la naissance même de notre propre soleil. L’âme puise par de multiples chemins aux nombreuses énergies cosmiques ; elle est aussi assiégée par des forces en grand nombre. Pour se personnaliser, elle trie parmi toutes les influences qui l’environnent. Vivre pleinement, c’est avoir conscience de l’immensité de l’univers et des prolongements de notre être à travers ce tissu sensible au cours du temps. Tout ce que le corps absorbe, l’esprit doit le sublimer, transformer les multiples polarités du monde matériel en énergie spirituelle. Dieu ne veut que les esprits. Notre vie spirituelle consiste à retourner vers le Créateur le suc, la substantifique moelle de ces énergies, leur partie éligible. Nous ne pouvons rien donner au Créateur puisqu’Il nous a tout donné et que nous ne créons rien. Ce qu’il attend, c’est que nous lui retournions ces parcelles d’énergie captées par notre esprit comme la quintessence d’un alcool que seul nous pouvons distiller pour Lui, avec Lui et en Lui. Nous sommes des invités dans un jardin fleuri et en offrant au maître de maison un bouquet des roses de son jardin, nous le voyons sourire. Ce sourire prend sa source dans la joie que lui procure notre intention de lui offrir un bouquet, pas dans le plaisir de recevoir ses propres roses. C’est la miséricorde que je veux, pas les sacrifices.

« Le Seigneur est avec vous » Il paraît si naturel de grandir que d’habitude nous ne distinguons pas parmi les puissances et les circonstances celles qui sont favorables à notre mûrissement. En effet, plus encore que la mort, nous subissons passivement la vie qui n’est que pour petite partie, déterminée par notre volonté. Tout de même, cherchons à naviguer sur l’océan des forces subies où est trempée notre croissance. La profondeur et l’universalité de nos dépendances dessinent les contours de l’enveloppe de notre intimité avec le monde sensible. Prenant la lampe et quittant la zone de mes occupations et de mes relations habituelles, je descends en silence au plus intime de moi-même27, au cœur de l’abîme d’où je sens confusément sourdre 27

Dans Les Confessions, Chap. III, saint Augustin descend lui aussi dans l’intime de lui-même et évoque ses péchés qui sont des égarements dans des amours impures et la découverte de la philosophie manichéenne. 284

mon pouvoir d’action. M’éloignant des évidences convenues de la vie sociale, je vois que je m’échappe à moi-même. Descendant encore les marches, je découvre en moi un autre personnage dont le nom m’échappe et qui ne m’obéit plus. Saurais-je même s’il a un visage dans cette nuit profonde ? J’arrête mon exploration quand l’escalier s’estompe dans un abîme sans fond d’où sort le flot de ce que j’ose appeler ma vie. Quelle science pourrait montrer du doigt à l’homme l’origine, la nature, le régime de la puissance de vouloir et d’aimer dont sa vie est faite ? Ni moi ni quelqu’un d’autre n’a lancé ce torrent ; ni notre sollicitude ni celle d’un ami ou d’un ennemi ne peuvent en moduler le débit ou les bouillonnements. Nous pouvons de proche en proche tracer le long des générations l’histoire de ce courant qui nous soulève, à l’aide de la généalogie par exemple. Nous pouvons aussi par discipline, par principes moraux régulariser ou agrandir l’orifice par lequel ce flot entre en nous car tout compte fait, je me reçois bien plus que je me fais. Remontant à la surface, je reprends mes occupations habituelles ; et voici qu’à travers les agitations humaines, je vois reparaître à mes yeux désormais avertis, l’Inconnu qui se dérobait sans cesse au fond de l’abîme, caché cette fois dans la multitude des hasards entrecroisés dont est tissé l’étoffe de l’univers et celle de ma petite individualité. Notre esprit vacille en jetant la sonde dans ces profondeurs abyssales mais aussi en inventoriant les innombrables causes favorables dont la confluence fait l’échec ou la réussite de ma croissance et de mes actions. Cette profondeur immense jusqu’à notre subconscient si peu rationnel et d’accès si difficile, ce faisceau indénombrable de causes donnent le tournis et il est vain d’attendre au lever du jour que l’inconnu, comme Jacob le lui demandait, donne son nom. Toutefois, au cœur de cette détresse, il y a l’invraisemblable réalité de probabilité nulle que je me trouve au cœur d’un monde réussi. Heureusement, ce mouvement de descente verticale en moi-même et de vision panoramique alentour s’apparente à un signe de croix, connecteur spirituel par excellence. Pour cette détresse, je n’ai trouvé qu’un baume, qu’une phrase évangélique : Mc 6, 50 Courage, c’est moi, n’ayez pas peur – Ego sum, noli timere. - Εγω ειμι, μη φοβεισθε. Ainsi parle Jésus à ses disciples en phobie, effrayés de le voir marcher sur la mer, symbole des bas-fonds de nos angoisses car les judéens n’aiment pas la mer.

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Mais attention leur dit aussi Jésus et Il les arrache à leur discussion d’intendants de cuisine après la multiplication des pains car ils n’avaient pas compris que c’est Jésus le Pain et qu’avec Lui à bord, on ne peut manquer : Mc 8, 14 Ils avaient oublié de prendre des pains, et ils n’avaient qu’un pain avec eux dans la barque. A écouter les disciples, on imagine des apprentis boulangers discutant du manque de pain dans une boulangerie ! Oui, Seigneur, à l’origine de mon élan vital, vous êtes l’aimant qui attire toute ma vie, et vous me faites marcher sur l’océan abyssal des incertitudes. Kalil Gibran : Vos enfants ne sont pas vos enfants, ils sont les fils et les filles du désir de vie qui a soif de vivre encore et encore. Ils voient le jour à travers vous mais pas à partir de vous… Au fond de ma conscience, dans la vie qui sourd en moi, dans cette matière qui me soutient, je trouve beaucoup plus que Vos dons. C’est Vous que je rencontre quand Vous me faites participer à Votre Vie, à Votre Présence, quand Vous me pétrissez. Dans la modulation et la régulation de ma force vitale, dans le jeu favorablement continu des causes secondaires, je reconnais les deux mains de Votre action créatrice : 1 Celle si profonde qu’elle se confond avec les sources de la vie elle-même, 2 Celle qui embrasse la totalité des ressorts de l’univers qui se plient harmonieusement en ma faveur en maints instants. Chacun ainsi pétri, collabore au monde et s’en remet à plus grand que lui. Il y va de notre liberté d’accepter d’être pétri, de se fondre en Vous comme plongé dans les grandes Eaux de Votre Création et de Vous reconnaître. Un bonheur comparable à celui d’un bain dans un océan tropical qui vous porte avec douceur ! Jn 20, 29 Jésus répondit à Thomas : Parce que tu m’as vu, tu as cru ; heureux ceux qui croient sans voir ! Durant chaque vie, le fil du développement intérieur où naissent et grandissent idées, affections et attitudes diverses, est tressé avec le fil de la réussite extérieure qui manifeste visiblement l’effet des forces de l’univers. Ma prière, Seigneur, c’est que Vous me trouviez là où Vous m’attendez, comme Vous le désirez, pour que Vous me saisissiez complètement par le dedans et par le dehors. Faites par dessus tout que ces deux fils ne soient jamais coupés de Vous.

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La mort de la mort Il est simple d’être fidèle à Dieu quand il se manifeste dans les puissances externes et internes de nos passivités de construction. D’autres passivités28 sont négatives et nous les subissons tout autant. Il est plus difficile, voire révoltant, d’y trouver la main de Dieu mais ce serait se renier en tant qu’homme de les ignorer. Ces passivités destructrices sont nombreuses, leurs formes infiniment variées, leur influence continuelle car elles représentent une part subie de notre vie plus importante encore que celle des passivités positives. Comparons avec un courant océanique. La façade ouest de l’Europe, la France en particulier, profite du Gulf Stream, courant chaud qui vient du sud. Le climat est ainsi plus doux, les hivers peu froids, faune et flore se sont adaptées à ces tiédeurs relatives. Tout le monde en profite mais il y a des grognons européens qui se plaignent des hivers trop froids sans considérer qu’à la même latitude, la mer prend en glace dans l’estuaire du Saint Laurent. C’est une dépendance positive et physique qui agit, qu’on la reconnaisse ou pas ; profitable pour les uns mais paralysante pour les Américains qui n’en profitent pas ! D’une part, il y a nos mauvaises chances, le caillou qui fait obstacle, le microbe qui rend malade et toutes sortes d’incidents et d’accidents qui minent notre en-thousiasme (εν θεος) et affaiblissent notre dynamisme et finalement entravent notre rayonnement. Ce sont aussi des mots des autres qui ruinent en nous des parties d’esprit en le blessant. Et à ces incitations extérieures, s’ajoutent d’éventuelles insuffisances internes : défauts naturels, infériorités intellectuelles, physiques ou mentales dont nous héritons à la naissance, sans oublier les infirmités et blessures ultérieures qui diminuent et désorganisent tout autant notre vie, même si des chemins de résilience permettent des cicatrisations. Enfin, l’altération, l’usure lente mais inévitable de l’âge nous poussent vers une mort certaine. L’écoulement inéluctable de la durée est un mystère angoissant dont tous les âgés ont conscience et dont la jeunesse se rend peu compte. Les poètes l’ont mis en rime au cours des siècles comme François Maynard avec la conscience aiguë du péché propre au XVIème siècle : 28

Par passivité, il faut considérer ce qui nous arrive au cours de notre vie. Il y a ce que nous avons provoqué par notre volonté, c’est une activité et ce qui nous arrive sans que nous l’ayons voulu, qui est une passivité. Parfois, c’est une bonne surprise qui nous tombe dessus « par hasard »; c’est une passivité positive qui nous fait du bien. Parfois, cela nous fait du mal ; c’est une passivité négative. 287

Mon âme, il faut partir. Ma vigueur est passée, mon dernier jour est dessus l’horizon. Tu crains ta liberté, quoi ? N’es-tu pas lassée d’avoir souffert soixante ans de prison ? Tes désordres sont grands, tes vertus sont petites ; parmi tes maux, on « treuve » peu de bien. Mais si le bon Jésus te donne ses mérites, espère tout et n’appréhende rien C’est dans la mort que confluent tous nos amoindrissements et c’est elle qui consomme nos diminutions jusqu’à la lie et le mal physique et le mal moral dans lequel nous nous noyons. Il est dur d’admettre que la mort est liée à nos péchés. Notre foi l’affirme sans détour : Le Christ a vaincu la mort, non pas en gommant les méfaits du mal qui reste actif, mais en ouvrant les portes de l’éternité, de la divinisation de l’homme. Au moment voulu, chaque homme recevra le cadeau de la Vie Eternelle par les mains bénies du Créateur qui restaurera alors ce que notre péché a abîmé. I Co 15, 22-26 De même que tous meurent en Adam, tous revivront dans le Christ. Mais chacun à son rang : en tête, le Christ comme prémices, ensuite ceux qui seront du Christ lors de son Avènement. Puis ce sera la fin quand il remettra la Royauté à Dieu le Père, après avoir détruit toute Principauté, Domination et Puissance. Car il faut qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait placé tous ses ennemis sous ses pieds. Le dernier ennemi détruit, c’est la mort. Ainsi au lieu d’être désespérés, nous sommes joyeux d’être sûrs que ce qui a été corrompu par nos péchés sera restauré favorablement quand la trompette sonnera. Le Christ n’a pas écarté une fois pour toutes les passivités de diminution ; par contre, il a promis de réparer - I Co 15, 52 Tous seront transformés. En un instant, au son de la trompette finale, les morts ressusciteront incorruptibles et nous serons transformés.

Dynamique du modelage Il est important de ne pas attribuer au Créateur le jeu déterministe des passivités positives et négatives mais de les cadrer dans l’évolution toujours en cours et donc encore imparfaite. L’univers est en expansion physique ; toutes les espèces vivantes évoluent vers une cérébralisation croissante d’une génération à l’autre ; chaque individu vit, grandit puis vieillit ; rien n’est fixe mais tout l’univers est affecté d’une dynamique qui l’emporte résolument vers l’avenir. La science a mis en défaut

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l’univers fixe décrit par Aristote qu’elle a remplacé par un modèle dynamique d’univers en expansion et en évolution. Notre foi affirme que Dieu est bon, qu’ll agit souvent caché sous couvert des passivités positives pour nous valoriser et nous modeler davantage et qu’Il utilise parfois, quand il le juge utile, les passivités négatives que nous subissons pour les aiguiller positivement et nous attirer vers Lui avec une indéfectible persévérance. Les passivités négatives 29 ou causes secondes impossibles à analyser dans leur complexité, ne relèvent pas du vouloir de Dieu même si leur mauvaise interprétation pousse à la révolte et au doute sur la bonté divine. Comme toute pièce a un endroit et un envers, un mal peut être retourné en bien quoique chacun sache qu’au moment même de la confrontation douloureuse, ce propos paraît inadmissible. Par contre, lorsque le mal devient vraiment insupportable et tonitruant, il convient de se taire et de retenir les mots ; quand le mystère noir devient trop épais, il est décent d’être seulement une présence muette, emphatique, espérante à proximité du souffrant. Face au mal, nous reculons, nous régressons et cette diminution de nous-même, ce mouvement nous arrache une part de nous-même à laquelle nous tenons comme tout propriétaire. C’est dur alors de faire preuve d’humilité, surtout si c’est une part de grande taille qui nous est arrachée. L’économie divine est une stratégie de compensation ou plutôt de surabondance : elle consiste à nous donner en Lui bien davantage que ce que nous perdons en nous. Un chrétien doit parler ainsi de manière expérimentale car ce modelage procède par pédagogie. La vie du chrétien consiste justement à beaucoup se détacher de soi-même pour se centrer ailleurs, en Christ qui aimera de plus en plus faire en lui sa Demeure. Maigrir en tant que propriétaire de soi-même pour faire de la place à Jésus, c’est entrer dans l’éternité, c’est être progressivement tout à Lui qui nous tient la main pour marcher sur les eaux de la mort, comme il a tenu celle de Pierre qui avait peur d’avancer sur les eaux du lac de Tibériade. Mt 14, 29 Descendant de la barque, Pierre se mit à s’avancer sur les eaux et se dirigea vers Jésus. 30 Mais voyant la violence du vent, il eut peur et, comme il commençait à couler, il cria : Seigneur, au secours ! Comparaison 1 : une activité déterministe règle la dynamique et l’évolution de l’univers. Il est composé d’énergie et d’atomes en mouvement perpétuel, qui sont à la fois corpuscule et onde. Ces 29

L’exemple d’une personne atteinte d’un cancer sans qu’on sache pourquoi représente une passivité négative pour elle. 289

mouvements sont indéterminables d’après la loi d’incertitude d’Heisenberg (on ne peut pas connaître leur position et leur vitesse simultanément). Ce fond du cosmos en expansion spatio-temporelle était entièrement compressé dans la petite boule initiale, l’atome initial dit Georges Lemaître, de température inouïe, qui a explosé au moment du big-bang. De plus, cette évolution de l’univers est toujours en cours dans les étoiles brûlantes et sous nos pieds où une chimie basse température est à l’œuvre. La vie est apparue, puis l’homme au stade actuel. La Genèse nous dit que sa venue a nécessité une intervention divine ; ce qui signifie des soins durant toute l’évolution. Et cette attention divine continue quotidiennement pour chaque homme. Prenons une comparaison : un artilleur veut envoyer un boulet dans une cible. Il oriente l’affût du canon, il ajuste la quantité de poudre … selon l’art de l’artillerie pour que le boulet arrive à destination ou la flèche de l’archer dans sa cible. Les Russes ont réussi l’exploit d’un tir balistique sur la lune. Une fois la fusée partie, advienne que pourra, la fusée avance inexorablement ; ce fut un exploit unique, jamais imité de percuter ainsi la lune. La méthode moderne plus astucieuse et complexe consiste à corriger la trajectoire de la fusée avec des petites impulsions, des volets inclinables … pour sans cesse ramener la fusée sur la bonne trajectoire. Une fois lancée, la fusée est soumise à des vents latéraux, des imperfections de construction qui la font dévier. L’automatisme correcteur est une contre réaction qui mesure la position présente et modifie la commande en temps réel pour revenir sur la trajectoire optimale. Avec l’automatisme correcteur, la fusée est beaucoup plus sûre d’atteindre la lune, ou plus généralement sa cible. Cet exemple montre comment à un déterminisme en action (un vol balistique), il est possible de superposer des corrections en temps réel pour mieux cibler. Similairement, le divin modelage s’ajoute au déterminisme du monde sur lequel il se superpose et s’incorpore. Dieu le Père est Créateur du fond cosmologique déterministe. Le Fils et l’Esprit ont modelé initialement chaque homme et le corrigent sans cesse au cours de sa vie dans la perspective du Royaume, cible à atteindre. C’est certes une vision d’automaticien mais elle explicite une expérience. Comparaison 2 : La vie est à la fois fortement solide, résistante et infiniment fragile. L’homme vivant en bonne santé physique et mentale est en équilibre avec l’univers qui l’entoure et c’est miracle permanent qu’il en soit ainsi. Lorsque diverses « petites » sollicitations viennent 290

perturber cet équilibre, la vie ramène au point d’équilibre ; si la santé déraille, des antibiotiques peuvent la remettre à l’équilibre si fragile de la vie saine ; si l’esprit prend conscience de fautes, la confession peut être la lessive qui remet d’aplomb l’âme abîmée et inquiète. Mais on peut se demander si cet équilibre n’est pas instable et si la vie n’est pas comme un crayon posé sur la pointe. Souvent le potier prend un tour pour faire tourner le limon à modeler ! L’équilibre peut tenir à la condition qu’au moindre écart, les mains le ramènent sans cesse vers la verticale. Ecarté de l’équilibre par les incidents de la vie, nous quittons notre équilibre instable et nous sombrons mais la Main divine nous redresse sans cesse par sa grâce. Ou plutôt elle déplace un peu la pointe pour rechercher ailleurs un équilibre décalé qui nous écarte de nous et nous rapproche de Lui. Un tel modelage nécessite notre collaboration avec le potier. Le plus souvent, il a lieu en douceur. C’est pourquoi, Dieu a une intime proximité avec ses créatures ; il est notre proche par excellence. Sur sa cithare, 1000 ans avant notre ère, David chantait le psaume n°139, illustrant la conscience de cette incroyable étreinte si intime : 2 Dieu, tu me sondes et me connais ; que je me lève ou m’assoie, tu le sais. 3 Que je marche ou me couche, tu le sens, mes voies te sont familières. 4 La parole n’est pas encore sur ma langue, et voici, Tu la sais tout entière. 5 Derrière et devant tu m’enserres, tu as mis sur moi ta main. 6 Prodige de savoir qui me dépasse, hauteur où je ne puis atteindre. Cette omniprésence pourrait être écrasante comme celle d’un Big-Brother assoiffé de pouvoir et auquel nous serions soumis ; une sorte de dieu musulman inaccessible dans les confins ou en dehors de l’univers et dont nous ne savons rien. Au contraire, il s’agit de la Présence paternelle de Celui qui aime notre compagnie et nous protège continuement, un ami qui est notre plus proche prochain. Gen 3, 8 Adam et Eve entendirent le pas de Dieu qui se promenaient dans le jardin à la brise du jour…10 J’ai entendu ton pas dans le jardin, répondit l’homme ; C’est pourquoi, Dieu est comme la brise douce d’un vent de printemps, une personne discrète, délicate, aimante : 1 Rois, 9, 8-13 Il y a alors un ouragan, si fort et si violent qu’il fend les montagnes et brise les rochers, mais le Seigneur n’est pas dans l’ouragan ; puis, il y a un tremblement de terre, mais le Seigneur n’est pas dans le tremblement de terre ; et après un feu, mais le Seigneur n’est pas dans ce feu ; et après ce feu, le murmure d’une brise légère. Cette brise légère met en valeur l’intimité de Dieu avec Elie, mais pas forcément une tranquillité et une douceur illusoires. Dieu n’est pas 291

dans la violence de l’ouragan, les tremblements de terre ou le feu. Mais dans la musicalité et la douceur d’une brise légère. C’est dans la zone de nos passivités qu’il convient de guetter les résultats de la prière et donc de sa Présence. L’intelligence infinie de Dieu est subtile comme une flagrance et nuancée comme un camaïeu. Seul l’Esprit Saint peut ouvrir la nôtre à ce prodige et il faut sans doute un certain temps qui se compte moins en années qu’en temps d’intimité avec Celui qui est invisible (Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus est morte à 24 ans et avait déjà tout compris !), pour mettre en perspective des passivités constructives et destructives qui se sont articulées de façon complètement improbables, pour découvrir une perspective favorable qui nous est alors offerte. La vraie et intense joie jaillit de cette observation des caresses des mains du Potier dans le cours de notre vie, de l’observation que l’Immense tient à nous et nous traite en fils. Avec un tel protecteur, rien ne peut nous attrister. Elle est vraie joie car cette joie est immense et inaltérable à la condition d’avoir des yeux pour voir, des oreilles pour entendre30 : Ils ont des yeux et ils ne voient pas, ils ont des oreilles et ils n’entendent pas. Il y a un échange, une alchimie entre ces passivités constructives demandées et généreusement accordées et les passivités de diminution qui peuvent dès lors être gaiement acceptées comme des libérations par ce qu’elles promettent. Mt 11, 29 Venez à moi car mon joug est doux et mon fardeau léger. Le chrétien a expérimenté dans sa vie combien une diminution, un accident de la vie difficile ou presque impossible à accepter, passe parfois aussi facilement qu’une lettre dans la fente de la boite. En fait, c’est un Autre qui prend sur Lui la charge de sorte que le fardeau devient léger. Là est la Présence, là est un des ressorts de la vraie foi nourrie de prière. Ces constatations qui ne peuvent qu’être personnelles captent l’attention de notre esprit. Toutefois, l’exemple du Christ est vraiment dur à suivre à cause de son jusqu’au-boutisme ; Lui qui est Dieu, a accepté des diminutions jusqu’à devenir esclave, c’est-à-dire un homme qui ne vaut plus rien, un déchet - Ps 22, 6 Moi ver et non pas homme. Lâcher prise jusqu’à ce point ultime est d’une immense exigence. Il indique d’abord que les agents extérieurs de diminution sont là pour réduire notre ego à moins que rien ; pour Jésus, les agents extérieurs sont la haine des prêtres et d’une partie du peuple. Mais le don total du Fils de l’homme qui est en même temps le Fils de Dieu, assure l’entrée 30

Jr 5, 20 - Mc 4, 12 - Mt 13, 13 - Jn 12, 40. 292

de l’humanité dans l’Eternité. Il faut en quelque sorte interpeller Dieu dans son éternité pour qu’il vienne ouvrir la porte. La passion et la mort de Jésus-Christ sont justement l’Oblation qui décide du destin des hommes. Oui, ce qui est fait de chair d’homme peut entrer dans l’Eternité ; en effet, lors d’un accouchement, lorsque la tête est passée, et le Christ est la Tête, nous savons que tout le corps vient à la vie. I Co 15, 23…tous revivront dans le Christ. Mais chacun a son rang ; en tête, le Christ comme prémices, ensuite ceux qui seront au Christ lors de son Avènement. Oui Jésus est venu nous chercher au plus bas des profondeurs de la déshumanisation, comme Jonas en a fait l’expérience en se cachant à Tarsis, le bout du monde où, pensait-il, Dieu ne peut pas venir ou en se tenant dans le ventre de la baleine. Irénée explique comment Jésus, vrai homme et en même temps vrai Dieu a procédé. Il répond aux tenants de l’hérésie gnostique de son époque qui affirment que Jésus a l’apparence d’un homme sans en être vraiment un : Contre les Hérésies III, 21 S’il n’a pas reçu d’un être humain la substance de sa chair, il ne s’est fait ni homme ni fils de l’homme. Et s’il ne s’est pas fait cela même que nous étions, peu importait qu’il peinât et qu’il souffrît ! Or nous sommes un corps tiré de la terre et une âme qui reçoit de Dieu l’Esprit. C’est donc cela qu’est devenu le Verbe de Dieu, récapitulant en lui-même son propre ouvrage par lui modelé. Celui qui se nomme lui-même Fils de l’homme est désigné deux fois comme Fils de Dieu et trois fois comme Christ ou Christ et Fils de Dieu : 1 - A son baptême, l’Esprit Saint descendit sur Lui sous une forme corporelle, telle une colombe. Lc 3, 32 Et une voix vint du ciel : Tu es mon Fils bien-aimé, Tu as toute ma faveur. 2 – Durant la Transfiguration : Mc 9, 7 Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-Le. 1 – Mc 8, 29 Mais pour vous, qui suis-je, leur demanda Jésus ? Prenant la parole, Pierre lui répondit : Tu es le Christ ! 30 Et Jésus leur prescrivit sévèrement de ne parler de Lui à personne. 2 - Mt 26, 63 Le grand prêtre lui dit : Je t’adjure de par le Dieu vivant, de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu. Tu l’as dit, lui répondit Jésus. 3 - Mt 16, 16 Prenant alors la parole, Simon-Pierre répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. Ainsi sont rassemblés en une seule réponse les deux qualifications. 293

Plus explicitement encore, Jésus s’identifie au « Je suis » révélé à Moïse en Ex 3, 14 et leur déclare qu’il est Dieu. Jn 8, 57 Les juifs lui dirent alors : Tu n’as pas cinquante ans et tu as vu Abraham ! 58 Jésus leur répondit : En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham fut, Je suis. En conséquence, Jésus, homme né de Marie, est reconnu Christ et Fils de Dieu et Dieu. Il est ressuscité d’entre les morts. En Lui est notre vraie Espérance puisqu’un homme modelé en notre chair est entré dans la vie éternelle. Il nous accompagne jusqu’au terme de notre vie dans l’attente du rassemblement corporel final dans le Royaume : Mt 28, 20 Voici que moi, je serai avec vous toujours jusqu’à la fin du monde. Jésus, nous ne savons même pas si ta vie publique a duré 1 an ou 3 ans31! Mais la Lumière de tes mille jours publics vécus au milieu de nous est venue jusqu’à nous. Elle fut comme un éclair dans notre histoire d’hommes, moulée et câlinée depuis l’origine par le Père. Mais l’écho de ces mille jours nous parvient sur le rivage d’aujourd’hui plus sûrement que les traces fossiles du big-bang originel, d’il y a 13,7 milliards d’années.

31 Selon les 3 Evangiles synoptiques, Jésus n’est allé à Jérusalem qu’une seule fois pour sa Passion. Luc 3,1 indique le début de sa vie publique la quinzième année du règne de Tibère (14-37), soit en 27-28. Jean 2, 20 date ce début 46 ans après le début des travaux d’Hérode sur le Temple, soit en 19 avant JC selon Flavius Josèphe, ce qui est cohérent avec les synoptiques. Toutefois, selon Jean, Jésus monte à Jérusalem après les noces de Cana -Jean 2, 13. En Jean 6, 4, une deuxième Pâques est proche. De même en Jean 11, 55, une Pâques est proche. En conséquence, Jésus serait monté trois fois à Jérusalem et sa vie publique aurait duré 2/3 ans.

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ANNEXES

Dans la Crèche : La fragilité de l’enfant Jésus dans une crèche campagnarde est si stupéfiante que je me demande comment Dieu a pu se laisser aller à être aussi petit. Voilà un extrait du conte de Noël que Jean-Paul Sartre1 a écrit dans un camp de prisonniers en 1940 : La Vierge est pâle et elle regarde l’enfant. Ce qu’il faudrait peindre sur son visage, c’est un émerveillement anxieux, qui n’apparut qu’une seule fois sur une figure humaine, car le Christ est son enfant, la chair de sa chair et le fruit de ses entrailles. Elle l’a porté neuf mois. Elle lui donna le sein et son lait deviendra le sang de Dieu. Elle le serre dans ses bras et elle dit : « Mon petit »! Mais à d’autres moments, elle demeure toute interdite et elle pense : « Dieu est là », et elle se sent prise d’une crainte religieuse pour ce Dieu muet, pour cet enfant, parce que toutes les mères sont ainsi arrêtées par moment, par ce fragment de leur chair qu’est leur enfant, et elles se sentent en exil devant cette vie neuve qu’on a faite avec leur vie et qu’habitent des pensées étrangères. Mais aucun n’a été plus cruellement et plus rapidement arraché à sa mère, car Il est Dieu et Il dépasse de tous côtés ce qu’elle peut imaginer. Et c’est une rude épreuve pour une mère d’avoir crainte de soi et de sa condition humaine devant son fils. Mais je pense qu’il y a aussi d’autres moments rapides et glissants où elle sent à la fois que le Christ est son fils, son petit à elle et qu’il est Dieu. Elle le regarde et elle pense : « Ce Dieu est mon enfant ! Cette chair divine est ma chair, Il est fait de moi, Il a mes yeux et cette forme de bouche, c’est la forme de la mienne. Il me ressemble, Il est Dieu et Il me ressemble ». En 1940, Jean-Paul Sartre n’avait pas encore le cœur obscurci et avait compris la joie immense et étonnée de Marie, l’impossible fragilité de l’enfant Dieu. D’ailleurs, s’agit-il de l’enfant ou du texte des Evangiles que nous tenons dans nos mains ? 1

Jean-Paul Sartre, Baronia ou le Fils du tonnerre, 1940. 295

Après un an ou trois ans de vie publique, nous ne savons pas, Jésus meurt et s’assied à la droite du Père. Il a parlé par sa bouche de prophète au milieu de ses disciples et de nombreux autres. Il n’a écrit aucune ligne, pas une seule. Il laisse son enseignement tout fragile entre les mains de quelques hommes ; c’est presque de l’inconscience, d’autant que ces hommes ne semblent pas les plus doués pour écrire. Jésus laisse sa Parole au berceau, en germe et nous retrouvons l’inconcevable divine confiance dans l’avenir que nous avions aperçu dans la Crèche. Jésus est vivant et l’Esprit Saint est en nous pour que 2000 ans plus tard, nous commentions sa Parole venue jusqu’à nous et voulions la mettre en pratique !

En écoutant : Un jour, après une journée de travail au Trait, un port sur la Seine, j’errais à l’Abbaye de saint Wandrille, toute proche d’un méandre du fleuve. Et la vie est elle aussi méandreuse. J’entre dans l’église abbatiale Saint-Pierre laissant à l’extérieur un autocar vide en attente. A l’intérieur, des gens plutôt âgés questionnent un prêtre et je comprends, à travers leurs questions, leur angoisse de ne pas avoir « transmis » leur foi à tous leurs enfants. Mais comment, vous mon Père, avez-vous eu la vocation ? C’est alors que je reconnais l’abbé Pierre, celui qui a crié durant l’hiver 54 et présentement si bien en ce lieu. Il explique et il explique et j’ai retenu que lorsqu’il allait en classe, il longeait un cimetière et avait été attiré par un écriteau Ecrit au bas d’un crucifix : Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car Il pleure. Vous qui souffrez, venez à Lui, car Il guérit. Vous qui tremblez, venez à Lui, car Il sourit. Vous qui passez, venez à Lui, car Il demeure. Il a répété la dernière phrase plusieurs fois : Vous qui passez, venez à Lui car Il demeure.

Extrait de « L’usage du monde »2 L’homme est trop exigeant : il rêve d’une mort élue, achevée, personnelle, profil complémentaire du profil de sa vie. Il y travaille et parfois l’obtient. La mouche d’Asie n’entre pas dans ces distinctions-là. 2

Texte de Nicolas Bouvier, Petite bibliothèque Payot, 1963, p. 361, 362 296

Pour cette salope, mort ou vivant c’est bien pareil et il suffit de voir le sommeil des enfants du bazar (sommeil massacré sous les essaims noirs et tranquilles) pour comprendre qu’elle confond tout à plaisir, en parfaite servante de l’informe. Les Anciens qui y voyaient clair, l’ont toujours considérée comme engendrée par le Malin. Elle en a tous les attributs : la trompeuse insignifiance, l’ubiquité, la prolifération foudroyante et plus de fidélité qu’un dogue (beaucoup vous aurons lâché qu’elle sera encore là). Les mouches avaient leurs dieux : Baal-Zeboub (Belzébuth) en Syrie, Melkart en Phénécie, Zeus Apomyios d’Elide, auxquels on sacrifiait, en les priant bien fort d’aller paître plus loin leurs infects troupeaux. Le Moyen-Age les croyait nées de la crotte, ressuscitées de la cendre, et les voyait sortir de la bouche du pécheur. Du haut de sa chaire, saint Bernard de Clairvaux les foudroyait par grappes avant de célébrer l’office. Luther lui-même assure dans une de ses lettres, que le Diable lui envoie ses mouches qui « conchient » son papier. Aux grandes époques de l’Empire chinois, on a légiféré contre les mouches, et je suis bien certain que tous les états vigoureux se sont d’une manière et d’une autre, occupés de cet ennemi. On se moque à bon droit – et aussi parce que c’est la mode -de l’hygiène maladive des américains. N’empêche que, le jour où une escadrille lestée de bombes DDT ils ont occis d’un seul coup les mouches de la ville d’Athènes, leurs avions naviguaient exactement dans le sillage de saint Georges.

La non-substantialité du Mal3 Mais ce qu’on appelle mal, qu’est-ce autre chose que la privation d’un bien ? Pour un corps vivant, les maladies et les blessures ne sont rien d’autres que le fait d’être privé de la santé. En effet, lorsqu’on applique un traitement à ces maux, savoir maladies et blessures, ce n’est pas pour les chasser de là et les transporter ailleurs, mais pour les faire disparaître complètement. C’est qu’au lieu d’être une substance, blessure ou maladie sont le défaut d’une substance corporelle, puisque le corps est la substance, un bien par conséquent, à laquelle surviennent à titre d’accidents ces maux qui sont, en réalité, la privation de ce bien qu’on nomme la santé. De même, tous les vices des âmes, quels qu’ils soient, sont la privation de biens naturels. Lorsqu’on les guérit, on ne

3

Texte de Saint Augustin, Enchiridion, 3(11) – 4(12-13) Bibliothèque augustinienne – Desclée de Brouwer. 297

les transporte pas quelque part ; alors qu’ils étaient là, ils ne seront plus nulle part dès qu’ils cesseront d’avoir cette santé pour substratum. Par conséquent, tous les êtres sont bons puisque le créateur de tous, sans exception, est souverainement bon. Mais, parce qu’ils ne sont pas, comme leur créateur, souverainement et immuablement bons, le bien peut diminuer ou augmenter en eux. Or la diminution du bien est un mal, quoique, pour autant qu’il diminue, il en reste nécessairement si c’est encore un être. Quel que soit en effet cet être, et si petit soit-il, on ne saurait détruire le bien qui le fait être à moins de le détruire lui-même... Tout être est donc un bien, un grand bien s’il ne peut se corrompre, un petit s’il le peut. Nier qu’il soit un bien est absolument impossible, sauf à un insensé ou à un ignorant. Si la corruption l’anéantit, elle-même ne durera pas, faute d’un être qui lui permette de subsister. Par conséquent, ce qu’on appelle mal n’existe pas s’il n’existe aucun bien. Mais un bien exempt de tout mal est un bien parfait, tandis que celui qui renferme quelque mal est un bien vicié ou vicieux. C’est-à-dire qu’il ne saurait jamais exister aucun mal là où n’existe aucun bien. On aboutit donc à ce résultat surprenant que, tout être en tant que tel est bon, en disant qu’un être vicieux est un être mauvais, on semble dire en somme que ce qui est bon est mauvais et qu’il n’y a de mauvais que ce qui est bon. Car tout être est bon, et il n’y aurait pas de chose mauvaise si cette chose mauvaise elle-même n’était pas un être.

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BIBLIOGRAPHIE

La liste est par ordre alphabétique des auteurs – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – –

Ouvrir le livre de Jonas, Antoine Baron, Le Centurion, 2019 Le baptême de Jean, Antoine Baron, Médiaspaul, 2013 Le baptême de Jésus, Antoine Baron, Médiaspaul, 2014 Dieu est amour, Benoit XVI, Ecole Cathédrale, 2006 Jésus de Nazareth, Benoit XVI L’homme qui marche, Christian Bobin, Le temps qu’il fait, 1995 Les manuscrits de la Mer Morte, Millar Burrows, Robert Laffont, 1959 Marie et la fin des temps, Jean Carmignac,..., R. Laurentin, O.E.I.L., 1985 La Naissance des Évangiles synoptiques, Jean Carmignac, Paris, Guibert, 1984 La prière, Alexis Carrel, Plon, 1944 Histoire écclésiastique, Eusèbe de Césarée, Gustave Bardy - Cerf, 1952 De l’âme, François Cheng, Albin Michel, 2016 Mon Testament, André Chouraqui, Bayard, 2001 La Bible – Marcos, André Chouraqui, 1992 L’Eglise des premiers temps, Jean Daniélou, Seuil, 1963 Les Evangiles de l’enfance, Jean Daniélou, Seuil, 1967 Jésus, Jacques Duquesne, Flammarion, Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Cerf Bouquins, 1993 Jésus parlait araméen, Eric Edelmann, Pocket, 2003 Conseils spirituels, Maître Eckart, Rivages Poche, 2003 L’impur, Jean Guitton, Desclée de Brouwer, 1991 L’Esprit de Jésus, Charles de Foucauld, Nouvelle Cité, 2005 L’évangile de Marc, Pierre Haudebert, Cerf, 2017 L’expérience de Dieu, Hilaire de Poitiers, Fides, 2003 Autobiographie, Flavius Joseph, Les belles lettres,1983 299

– Les juifs, Flavius Joseph, Lidis-Brepols,1981 – Jésus, Fils de l’Homme, Khalib Giban, Paroles Vives, 1990 – Synopse des quatre évangiles, R.P. Lagrange, R.P. Lavergne, Libairie Lecoffre, 1947 – Au souffle de l’Esprit, Bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, Editions du Carmel, 2017 – Le secret de la joie, Sœur Marie-Laetitia, Pneumathèque, 1992 – Jésus inconnu, Dimitri Merejkovsky, Foi vivante, 1974 – Il a souffert sous Ponce-Pilate, Vittotio Messori, Association des amis de l’abbé Jean Carmignac, 1995 – Jésus, Pascal, Renan, Mauriac Fleg, France loisirs, 1998 – Jésus, Jean-Christian Petit-fils, Fayard, 2011 – Correspondances, Pline Le Jeune, 10-18, 1966 – Evangiles apocryphes, François le Quéré, Seuil – L’histoire des Evangiles, Michel Quesnel, Cerf, 1987 – La vie quotidienne au temps de Jésus, Daniel Rops, Hachette, 1961 – Jésus, Jean-Paul Roux, Fayard, 1989 – Saint Jean Baptiste, Jean Steinmann, Maîtres spirituels, Seuil, 1972 – Annales, Tacite, Garnier-Flamarion n°71, 1965 – La messe sur le monde, Pierre Teilhard de Chardin, Les Carnets, 1962 – A la découverte du Dieu inattendu, Marie-Noël Thabut, Desclée de Brouwer, 2002 – Les évangiles commentés, R.P. Tonna-Barthet, Maison de la Bonne Presse, 1933 – Le Christ Hébreu, Claude Tresmontant, F-X de Guibert, 1983 – L’Eglise des premiers siècles, Maurice Vallery-Radot, tempus, 2006

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Évangile de Jésus le Christ selon saint Marc avec commentaires

Jean Brac

Retour au Christ

Retour au Christ

Retour au Christ est la réponse personnelle de l’auteur à l’exhortation de JeanPaul II qui nous invite à revenir lire les textes des Évangiles eux-mêmes, de nous en imprégner pour illuminer notre vie.

Évangile de Jésus le Christ selon saint Marc avec commentaires

Durant sa vie professionnelle, Jean Brac a construit des modèles mathématiques dans le domaine pétrolier ; ils ont nécessité rigueur dans leurs constructions et esprit critique dans leurs interprétations. Père de six enfants, désormais à la retraite, il s’est inscrit à des cours au Collège des Bernardins pour répondre à sa soif d’Évangile.

En couverture : Le Christ dans la tempête, J.J. Meynier, musée de Cambrai. ISBN : 978-2-343-21988-2

31 €

Retour au Christ

Avançant verset après verset, le commentaire développe une vision actualisée et hardie du texte écrit par saint Marc, secrétaire de Pierre, chef des apôtres. Sa modernité, sa grande actualité sont frappantes. Marc n’est pas un témoin direct. Mais Pierre est témoin oculaire privilégié de la vie du Christ. Ainsi la distance entre le texte de Marc, la bouche de Pierre et celle du Christ est courte. Un « Libre propos » suit ce commentaire où l’auteur essaie en honnête homme de préciser comment Dieu intervient dans la vie des hommes.

Jean Brac