RECONNAISSANCES DU PSEUDO CLEMENT (LES)
 2503507999, 9782503507996

Citation preview

Les Reconnaissances du pseudo Clémen t

APOCRYPHES COLLECTION DE POCHE DE L'AELAC

Direction ALAIN DESREUMAUX ENRICO NORELLI

Volume

IO

© 1999 Brepols Publishers, Turnhout Imprimé en Belgique D / 1999/ 0095!2 ISBN 2-503-50799-9 Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction (intégrale ou partielle) par tous procédés réservés pour tous pays

Les Reconnaissances du pseudo Clément Roman chrétien des premiers siècles

Introduction et notes par Luigi Cirillo. Traduction par André Schneider.

BREPOLS

APOCRYPHES COLLECTION DE POCHE DE L'AELAC

Volumes parus 1. L'évangile de Barthélemy, par Jean-Daniel KAESTLI, avec la collaboration de Pierre CHERlX, 1993, 281 p. 2. Ascension d'Isaïe, par Enrico NoRELLI, 1993, 186 p. 3. Histoire du roi Abgar et de Jésus, par Alain DESREUMAUX, 1993, 184 p. 4. Les Odes de Salomon, par Marie-Joseph PIERRE, avec la collaboration de Jean-Marie MARTIN, 1994, 225 p. S. L'Épître des Apôtres et le Testament de notre Seigneur, par Jacques-Noël PÉRÈS, 1994, 152 p. 6. Salomon et Saturne, par Robert FAERBER, 1995, 209 p. 7. Actes de l'apôtre André, par Jean-Marc PRIEUR, 1995, 209 p. 8. Les Actes de l'apôtre Philippe, par François BovoN, Bertrand BOUVIER & Frédéric AMSLER, 1996, 318 p. 9. L'évangile de Nicodème, par Rémi GouNELLE & Zbigniew IzYDORCZYK, 1997, 273 p. IO. Les Reconnaissances du pseudo Clément, par André SCHNEIDER, introduction et notes de Luigi CrnrLLO, 1998, 652 p. En préparation Les Dormitions de Marie, par Simon MIMOUN! & Sever Vorcu. Maquette de couverture : Vincent GOURAUD Composition et montage : Alain HURTIG

LA COLLECTIO N DE POCHE APOCRYPHE S

U

N FRAGMENT DE PAPYRUS TROUVÉ DANS LA TOMBE

d'un moine copte d'Égypte, un fabliau narrant l'histoire de la crèche, une fresque romane sur un mur poitevin, un roman latin à épisodes détaillant les aventures des apôtres ... tous ces documents témoignent à leur manière de l'existence et de la diffusion d' œuvres appelées apocryphes. Tour à tour recherchés et rejetés, exploités et vilipendés, traduits et oubliés, les apocryphes ne gardentils pas un mystérieux pouvoir d'évocation? N'imaginet-on pas, à entendre leur nom, qu'une révélation insoupçonnée, jadis tenue secrète, est enfin amenée à la lumière? À qui se plonge dans la littérature apocryphe, avec l'ardeur parfois frénétique de savoir désormais ce qu'il cherchait depuis longtemps, ces œuvres pourraient réserver une cruelle déception. Certains apocryphes prétendent bien en effet en apprendre au lecteur sur Jésus; l'un rapporte un enseignement ésotérique qu'il aurait confié à un disciple particulier, tel Thomas ; un autre, les Actes de Pilate, transcrit fidèlement le récit que deux ressuscités auraient fait de sa visite aux enfers. D'autres en revanche ont des prétentions beaucoup moins hautaines: la Lettre tombée du ciel a-t-elle d'autres buts que de justifier que l'on paye la dîme et que l'on observe le dimanche? Quant aux récits qui montrent

6

APOCRYPHES

un apôtre détournant la femme d'un haut fonctionnaire romain de ses devoirs conjugaux, comme par exemple les Actes de Philippe, ne sont-ils pas avant tout le reflet de choix pratiques de morale sexuelle et un appel à faire acte de chasteté dans le mariage? Pour qui est assoiffé d'éternité, voici des documents de piètre importance! Et pourtant, s'il apprend à ne pas attendre des apocryphes qu'ils lui livrent des secrets ou des révélations cachées sur Jésus et ses disciples, il retirera de sa lecture le plus grand profit. L'intérêt de ces textes est en effet ailleurs : ils transmettent les représentations que les chrétiens de divers lieux et de divers temps se sont faites de la figure de Jésus, du rôle des apôtres, de l'origine de leurs Églises locales ... Ils témoignent également des questions qui les ont agités, et des réponses qu'ils leur ont données : quelle est la nature du Christ, demande l' Ascension d'Isaïe, tandis que les Actes de Pilate s'interrogent sur les liens du christianisme avec le judaïsme et la culture romaine. Certains apocryphes sont très anciens et reflètent des traditions contemporaines d'une partie de ce qui est devenu le Nouveau Testament ... Ils constituent pour les historiens comme pour les biblistes une voie d'accès privilégiée, encore peu exploitée, à des traditions chrétiennes des origines. Pas plus que les évangiles canonisés, ils ne nous donnent accès à la vérité historique sur Jésus et sur ses apôtres. Ils nous transmettent bien plutôt des éclairages sur la vie et sur les croyances des premières communautés de chrétiens. L'imaginaire est en effet ici véhicule de création et de réflexion. Ainsi lorsque l'Évangile de l'enfance selon

APOCRYPHES

7

Thomas narre au milieu du deuxième siècle tous les méfaits que Jésus a pu faire étant petit, il ne cherche pas à écrire une biographie de Jésus enfant, encore moins à faire preuve d'imagination débridée - voire sacrilège - mais il s'interroge sur les modalités de l'Incarnation et se demande comment se manifestait dans l'enfant Jésus la plénitude de la grâce divine ; c'est enfin et surtout qu'il essaye d'expliquer ce que l'Évangile de Luc voulait dire en affirmant que « l'enfant croissait et se fortifiait en esprit». Reflets de questions exégétiques, dogmatiques et morales de la plus haute importance, les apocryphes que la présente collection offre au public dévoileront leurs richesses à qui n'y cherche pas ce qu'ils ne peuvent lui offrir, mais à qui a écouté P. Valéry lorsqu'il écrivit que «toutes les histoires s'approfondissent en fables ... » Loin d'offrir une image unifiée de la religion chrétienne, les apocryphes nous introduisent à sa diversité doctrinale, mais aussi mythologique et linguistique. Le christianisme, dès ses origines, se présente en effet sous la forme d'un ensemble de communautés étonnamment diverses. De nombreux apocryphes en témoignent, qui nous sont parvenus en de multiples versions. Ainsi la Doctrine d'Addaï nous a-t-elle été transmise en grec, en syriaque, en copte, en éthiopien, en arabe, en arménien, en géorgien et en slavon. Chacune de ces versions porte la marque du milieu qui a produit cet apocryphe, qui l'a conservé, ou transmis. Chacune d'elles témoigne à sa manière du foisonnement doctrinal des premiers siècles du christianisme.

8

APOCRYPHES

Voilà pourquoi, à l'heure où, le christianisme devenant religion de l'Empire, les autorités tentaient d'en donner une image unifiée, certains Pères ont vilipendé les apocryphes comme porteurs d'hérésies. En un moment où la recherche redécouvre l'extraordinaire foisonnement des premiers siècles du christianisme, il était urgent de mettre à la portée du public des textes qui en portent si clairement la trace et qui, parfois en quelques lignes, nous éclairent un pan de l'histoire encore méconnu. Au sein de cette diversité, le choix de l'Église ancienne fut difficile. L'Apocalypse dite de Jean a bien failli ne pas être retenue dans le canon. Quant au Pasteur d'Hermas, il a, lui, manqué de peu d'y entrer. Il n'y a aucune différence intrinsèque entre canoniques et apocryphes. Le Nouveau Testament résulte du choix que les autorités ecclésiastiques ont dû opérer parmi des dizaines de textes pour fixer un corpus de référence de la foi chrétienne. D'autres œuvres, non retenues, continuèrent longtemps à alimenter la piété chrétienne, au point qu'elles sont à la source de nombreuses traditions encore vivaces. Qui donc sait que les lectures monastiques pour les fêtes des apôtres puisent dans le Martyrologe des récits édifiants tirés des Actes apocryphes des apôtres? Qui pense apocryphe lorsqu'on évoque Gaspar, Melchior et Balthasar, ces trois mages que la tradition évangélique se garde de nommer mais dont les noms sont déjà sur les peintures coptes dans l'oasis égyptienne de Bawit? Oublier les apocryphes équivaudrait à vouer les vitraux de nos cathédrales et les fresques de nos églises

APOCRYPHES

9

romanes au silence, à rendre à jamais incompréhensible l' Enfer de Dante ou certaines pages de Baubert. En un moment où l'on découvre avec inquiétude la méconnaissance que nos contemporains ont de l'histoire religieuse, il devenait urgent de traduire et de diffuser ces textes qui sont partie intégrante de notre mémoire. Les textes originaux sont publiés ou en voie de publication dans la Série des Apocryphes du Corpus Christianorum. On en trouvera ici une traduction fidèle mais agréable. Beaucoup seront aussi rassemblées dans deux volumes de la Pléiade par les mêmes chercheurs, membres de l' Association pour l'Étude de la Littérature Apocryphe Chrétienne. Ceux-ci ont voulu les rendre accessibles au plus grand nombre, sous la forme de volumes indépendants, dans la présente collection de poche. Ainsi introduit au texte, aidé par des notes précises mais simples, nul doute que le lecteur de ces œuvres sera amené à en découvrir l'intérêt, au-delà de ses préjugés, et apprendra à goûter le plaisir d'une lecture sereine des apocryphes.

Introduction

Introduction

T L

ES RECONNAISSANCES, DIVISÉES EN DIX LIVRES, CONSTITUENT

un vaste roman, le premier de la littérature chrétienne, dont le narrateur est censé être Clément de Rome, disciple de Pierre et son successeur à la tête de l'Église de Rome. L'analyse de cet ouvrage complexe doit prendre en compte le problème difficile des relations qu'il entretient avec la version tantôt parallèle, tantôt divergente, du même récit connue sous le nom d'Homélies. Par ailleurs, sous ses deux formes, ce roman prétendument autobiographique n'est qu'une partie d'un ensemble de textes attribués au même Clément de Rome, ensemble appelé pour cette raison« corpus pseudo-clémentin ». Pour entrer en matière, nous donnerons d'abord un aperçu du plan de l'ouvrage et des sujets qui y sont abordés. Dans les Reconnaissances, la question fondamentale est énoncée dès les premiers chapitres du livre I : l'impossibilité de connaître la vérité par une recherche personnelle auprès des écoles de philosophie (Rec I, r-r r) et la nécessité qui en découle d'une révélation prophétique (Rec I, 12 et suiv.). Ces préliminaires sont centrés sur deux pôles : Rome, où vit le narrateur, Clément, et Césarée, où se trouve l'apôtre Pierre; les deux personnages représentent l'un la culture païenne et l'autre la culture juive et chrétienne. Après avoir posé le principe selon lequel il n'y a pas de vérité en dehors de la tradition transmise par le vrai Prophète et interprétée par Pierre, les Reconnaissances se structurent en trois grandes parties, qui

L'introduction et les notes sur la traduction sont l' œuvre de Luigi Cirillo. Elles ont été relues par Jean-Daniel Kaestli, Enrico Norelli et André Schneider.

14

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

contiennent la réponse de Pierre et de son école aux problèmes théologiques, philosophiques et éthiques de l'époque. À Césarée d'abord, plusieurs débats opposent Pierre à Simon le magicien sur la Loi mosaïque et le dualisme théologique (Rec II-III); à Tripoli ensuite, on assiste à une longue catéchèse de Pierre, qui s'efforce de redresser la vie morale des païens (Rec IV-VI); enfin, la troisième partie comporte le récit des « reconnaissances» proprement dites (ou «retrouvailles»), en particulier de la « reconnaissance » du père de Clément à Laodicée; ce récit sert à réfuter la croyance en la fatalité astrologique et à inculquer la foi en la providence divine. Nous commencerons par nous intéresser à Clément, qui n'est pas seulement le personnage vedette du récit, mais aussi celui qui est censé avoir composé le résumé des « discours » de Pierre.

Les écrits de Clément ou attribués à Clément de Rome Dans l'histoire de l'Église de la fin du Ier siècle, Clément de Rome fut sans doute l'un des personnages les plus importants. Mais on a très peu de renseignements certains sur son compte. Le seul ouvrage authentique qu'on possède de lui est sa lettre à l'Église de Corinthe, qui peut être datée de l'an 96 environ après J.-C. et que les savants modernes, depuis le xvrne siècle, ont comprise dans le recueil des Pères apostoliques (Première lettre aux Corinthiens) 1 . La lettre fut envoyée à l'occasion de troubles qui s'étaient produits dans la communauté chrétienne de Corinthe. Adressée par «l'Église qui séjourne à Rome » à

1. Édition et traduction de A. JAUBERT, Clément de Rome, Épître aux Corinthiens (SC 167), Paris r97r. Traduction seule dans Les écrits des Pères apostoliques (Coll.« Foi vivante» 244), Paris 1991, p. 65-12r.

INTRODUCTION

15

«l'Église qui séjourne à Corinthe», elle fut, selon plusieurs témoignages anciens, rédigée par Clément, sans doute en qualité de chef du presbyterium, le collège des presbytres qui dirigeait l'Église de Rome à cette époque 2 . C'est ce que montre un passage du Pasteur d'Hermas, Vision II, 4, 2-3, où le visionnaire (Hermas) est chargé par la Femme âgée (l'Église) de faire connaître le « petit livre » de la révélation aux presbytres de Rome et à tous les élus 3 . Hermas va donc faire deux copies de ce livre et en enverra une à Clément, qui devra à son tour adresser aux « autres villes » le texte révélé par l'Église. Les commentateurs voient dans ce passage une allusion à Clément de Rome dans son rôle de chef et de secrétaire responsable de la communauté, chargé de la correspondance avec les autres Églises. C'est dans ce contexte de relations et d'échanges que s'explique aussi l'envoi par Clément de la Lettre aux Corinthiens. D'autres informations sur Clément proviennent de la tradition. Dans la liste des évêques de Rome citée vers 190 par Irénée de Lyon (Contre les hérésies, III, 3, 3), Clément est le troisième successeur de Pierre (Lin, Anaclet, Clément) 4 . Il en va de même dans l' Histoire ecclésiastique d'Eusèbe de Césarée (Ill, 4, 9; III, 15, 21; V, 6, 2), où l'épiscopat de Clément va de la douzième année de Domitien (92 après J.-C.) au début

2. Le presbyterium représente l'une des plus anciennes institutions ecclésiastiques, voir en effet Ac 2I, I 8 Gacques de Jérusalem à la tête du collège des presbytres); cf. aussi Ac II, 30. L'auteur des Actes des apôtres, écrivant en 80-90, utilisait sûrement en Ac 2I, I-I8 une source très ancienne, sinon un témoignage personnel: cf E. TROCMÉ, Le livre des Actes et l'histoire, Paris I957, p. I29; I43; H.F. VON CAMPENHAUSEN,

Kirchliches Amt und geistliche Vollmacht in den ersten drei ]ahrhunderten,

Tübingen I953, p. 82 et suiv. 3. Voir l'édition et la traduction de R.JOLY, Hermas, Le Pasteur (SC 53 bis), Paris I986. L'ouvrage fut composé à Rome dans les premières décennies du ne siècle. 4. Édition et traduction de A. RoussEAu-L. DoUTRELEAU, Irénée de Lyon, Contre les hérésies, Livre III (SC 2I I), Paris I974·

16

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

du règne de Trajan (vraisemblablement la troisième année, IOI après].-C.). Mais il existait aussi une autre tradition, qui identifiait Clément de Rome et le disciple de l'apôtre Paul mentionné en Ph 4, 3 5 . Une telle identification impliquait la conviction que Clément était un personnage de l'époque apostolique et un témoin de l'enseignement des apôtres. C'est précisément à cette tradition que se rattache le corpus pseudo-clémentin : Clément y apparaît comme le disciple de l'apôtre Pierre, qui l'ordonne évêque de Rome 6 . Mais notre littérature n'est pas la seule à se fonder sur la tradition qui fait de Clément un contemporain des apôtres. Il existe tout un cycle d'écrits apocryphes qui sont attribués à Clément. Deux de ces écrits relèvent de l'exhortation: la Deuxième lettre aux Corinthiens (une homélie du ne siècle, le plus ancien exemple du genre parénétique) 7 et les Lettres aux vierges, qui constituent un seul et même écrit d'orientation ascétique, divisé en deux lettres, rédigé très probablement en Syrie, à une époque très ancienne 8 . D'autres textes attribués à Clément appartiennent à la littérature des « canons » ou constitutions ecclésiastiques de l'Église ancienne; c'est notamment le cas des Constitutions apostoliques 9 , selon le titre qu'elles

5. À ce propos, voir ORIGÈNE, Commentaire sur saint Jean, VI, 279, ad Jn r, 29 (SC 157, Paris 1970, p. 341-343). 6. Voir aussi le témoignage de TERTULLIEN, De praescriptione haereticorum, XXXII, 2 (SC 46, Paris 1957, p. 131). 7. Texte et traduction de H. HEMMER, Les Pères apostoliques, vol. II: Clément de Rome, Épître aux Corinthiens. Homélie du If siècle, Paris 1909, 2' éd. 1926. Traduction seule dans LRs écrits des Pères apostoliques, p. 122-145. 8. Édition dans J. P. MIGNE, Patrologia graeca, I, 379 et suiv. Voir A. VbbBUS, History of Asceticism in the Syrian Orient (CSCO 184), Louvain 1958, p. 64 et suiv.; 80-83. 9. Édition et traduction de M. METZGER, Les Constitutions apostoliques, tomes 1-III (SC 320, 329, 336), Paris 1985-1987.

INTRODUCTIO N

17

reçoivent dans un passage (livre VI, 18, II). Toute cette littérature « pseudo-clémen tine » met en œuvre deux éléments caractéristiques des apocryphes chrétiens qui naissent à partir de la moitié du ne siècle : la pseudonymie et l' antidatation. Par ce biais, Clément est devenu le garant de certaines idées particulières en matière de théologie, de morale et de discipline ecclésiastique.

Le corpus pseudo-cléme ntin : les Homélies et les Reconnaissances. Au sens strict, on réserve l'appellation de « Pseudo-Clémen tines » à une partie, la plus importante, des écrits apocryphes attribués à Clément. Elle est constituée par un « corpus » de textes qui renferme notamment le récit (fictif) de la vie de Clément 10 . Clément, un jeune Romain qui a des liens avec la famille impériale, vit seul à Rome. Sa mère, son père et ses deux frères ont quitté la ville et ont disparu. À l'instigation de Barnabé, le missionnaire chrétien qu'il a connu à Rome, Clément se rend à Césarée, où il rencontre l'apôtre Pierre. Celui-ci l'invite à participer à son activité missionnaire et à assister à ses prédications dans les villes de Phénicie et de Syrie. En suivant Pierre 11 dans ses déplacements, Clément retrouve d'abord sa mère, puis ses frères et enfin son père.

10. Sur l'aspect romanesque de ce récit, voir K. KERÉNYI, Die griechischorientalische Romanliteratur in religionsgeschichtlicher Beleuchtung. Ein Versuch, Tübingen 1927, p. 71-94. Pour l'histoire de la recherche pseudoclémentine, voir F. Stanley JONES, «The Pseudo-Clementin es: A History ofResearch, Part 1 and II». 11. Littéralement: «reconnaît»; voir Rec VII, 23, 3; 36, I; IX, 36, 7; X, 57, 2; d'où le titre de «Reconnaissances » donné au roman; voir cidessous la Prijàce de Rufin, 8.

18

RECONNAISS ANCES DU PSEUDO-CLÉ MENT

Ce corpus romanesque a été transmis sous deux formes, ou dans deux rédactions différentes : - les Homélies, en grec, divisées en vingt livres 12 ; - les Reconnaissances, divisées en dix livres, conservées en latin dans une traduction de Rufin d'Aquilée 13 . Dans les manuscrits, les Homélies proprement dites sont précédées de trois documents : une Lettre de Pierre àJacques, l'évêque de Jérusalem à qui Pierre doit faire parvenir les livres de ses prédications; une réponse de Jacques, contenant un Engagement de ne pas divulguer les livres des prédications de Pierre ; une Lettre de Clément àJacques, qui informe Jacques de la mort de Pierre et de l'ordination de Clément comme évêque de Rome ; Clément communique à Jacques, avec la lettre, un «résumé des prédications de Pierre » et il rappelle que Pierre lui-même avait déjà mis par écrit ses propres discours et les avait envoyés à Jacques. La préface mise par Rufin en tête de sa traduction des Reconnaissances contient quelques renseignements importants au sujet des écrits pseudo-clém entins. La traduction doit être située avant l'an 406, date de la mort de l'évêque Gaudentius de Brescia à qui elle est dédiée; mais elle ne doit pas être de beaucoup antérieure, puisque Rufm dit qu'il y a travaillé dans sa vieillesse 14 . Or Rufin est mort en 4ro à Messine (Sicile).

12. Édition de B. REHM, Die Pseudoklementinen. I : Homilien, 3c éd. par G. STRECKER (GCS 42), Akademie-Ver lag, Berlin 1992.

13. Édition de B. REHM, Die Pseudoklementinen. II: Rekognitionen, in Rufins Übersetzung, 2e éd. par G. STRECKER (GCS 5 l), Akademie-Verlag, Berlin l 994. 14. Voir Préface, 2 : «Nous ... que la vieillesse rend désormais lents et peu actifs».

INTRODUCTIO N

19

Le texte original des Reconnaissances était en grec. Mais ce texte ne nous est pas parvenu. Il n'en reste que quelques maigres fragments, qui sont cités dans les écrits de certains Pères et auteurs ecclésiastiques 15 . Rufin nous apprend encore dans sa préface qu'il existait à son époque deux éditions (duo corpora) de l'ouvrage de Clément en grec; les deux éditions divergeaient en certains passages, mais s'accordaient en beaucoup d'autres. La plupart des chercheurs modernes pensent que ces deux corpora correspondent aux Homélies et aux Reconnaissances. En effet, Rufin dit que le récit de la transformation du père de Clément opérée par Simon le magicien 16 ne figurait que dans un seul des deux exemplaires. En fait, nous lisons cet épisode dans la conclusion tant des Reconnaissances que des Homélies. Mais on ne peut rien déduire de la présence de cet élément dans les derniers chapitres des Reconnaissances, considérés généralement comme un ajout tardif. En revanche, comme ce récit ne se trouve pas dans l' Épitomé arabe du Sinaï, faite à partir du texte grec des Reconnaissances 17 , on peut légitimement en conclure qu'il figurait seulement dans les Homélies 18 . Chacun des deux corpora contenait des enseignements sur le Dieu engendré et le Dieu non engendré, que Rufin n'a pas traduits parce qu'ils étaient« au-dessus de ses forces». Or, divers passages traitant de ce thème figurent effectivement à la fois

15. Voir l'introduction de Rm1M, p. C-CII, ainsi que R. RIEDINGER, "Die Parallelen des Pseudo-Kaisarios zu den pseudoklementini schen Rekogrùtionen, N eue Parallelen aus Basileios prosekhe seautô », Byzantinische Zeitschrift 62 (1969), p. 243-259. 16. Voir RecX, 52, 2-65, 5. 17. L'Épitomé arabe fut publiée par Margaret DUNLOP GrnsoN, « Apocrypha Sinaitica »,in Studia Sinaitica 5, London 1896, p. 15-54. 18. D'où il a, semble-t-il, été repris par Rufin et placé dans sa traduction des Reconnaissances.

20

RECONNAISSAN CES DU PSEUDO-CLÉME NT

dans les Homélies et dans les Reconnaissances 19 . Mais la section de Rec III, 2-r r sur le Dieu inengendré et engendré («De ingenito Deo genitoque »)manque dans une partie des manuscrits des Reconnaissances 20 , ce qui confirme que Rufin ne l'avait pas traduite. Elle a donc été ajoutée après coup par un autre traducteur, dont le style, par ailleurs, diffère nettement de celui de Rufin. En ce qui concerne la Lettre de Clément àJacques, qui dans les deux rnanuscrits grecs précède aujourd'hui les Homélies, Rufin indique qu'elle appartenait bien à la composition des Reconnaissances; mais il a renoncé à la « mettre en tête de » sa traduction, parce qu'elle était « postérieure », et aussi parce qu'il l'avait déjà traduite et éditée 21 • Dans son traité De la falsification des livres d'Origène, 3, Rufin donne d'autres renseignements au sujet des livres publiés par Clément 22 : ils s'appelaient: Anagnorismos («Reconnaissanc e»), titre conforme à celui que Rufin signale également (mais au pluriel) dans la Préface à Gaudentius, 8. Ces livres présentaient la doctrine d'Eunome sur la création du Fils de Dieu à partir du néant, ce qui peut s'appliquer aux Homélies et aux Reconnaissances, comme nous l'avons vu ci-dessus. On y trouvait aussi un enseignement sur l'origine du démon, issu de la

19. Voir Hom XVI, surtout les chapitres 15, 2-3; 16; 17, r; Rec III, r, un texte interpolé dans les Reconnaissances en grec et considéré comme une «interpolation eunomienne » à cause de ses idées (voir l'Annexe IV, p. 575-576). 20. Voir !'Introduction de REHM,p. XCVI-C. 21. Voir Préface, 12. La lettre est postérieure dans le sens que ce texte a été composé après celui des Reconnaissances. Elle se trouve cependant dans quelques manuscrits des Reconnaissances. Elle est publiée par Rehm à la fin de son édition. Voir aussi FRITZSCHE, Epistula Clementis ad ]acobum ex Ru.fi-ni inte1pretatione, Zurich r 873. 22. Édition de M. SrMONETTI, dans Corpus Christianorum, Series latina XX, Turnhout 1961, p. 9. 2-1

INTRODUCTION

21

nature séparée de la création (la matière, les quatre éléments primordiaux), et non pas de la méchanceté de sa propre 23 volonté, ce qui correspond bien à la thèse des Homélies ; mais Rufin précise que Clément, dans tout le reste de son ouvrage, 24 enseignait que chaque créature est douée de libre arbitre . idées des La traduction de Rufin a permis une large diffusion pseudo-clémentines en Occident 25 . La version syriaque des Pseudo-Clémentine s, dont sont conservés d'importants fragments (voir« Note sur le texte»), présente un intérêt exceptionnel : pour la partie des Homélies qu'elle conserve, elle fait connaître un texte beaucoup plus ancien que celui des manuscrits grecs; pour les quatre premiers livres des Reconnaissances, elle permet de remonter à un texte grec contemporain de l'original de la traduction de Rufin. On s'est posé depuis longtemps la question de savoir si la traduction de Rufin était fidèle à l'original grec. F. Stanley Jones a apporté une réponse à cette question en comparant la version latine et la version syriaque avec les fragments correspondants de la version arménienne 26 , qui est indépendante des deux autres versions: pour Jones, la version latine et la version syriaque des Reconnaissances ont pratiquement la même valeur 27 •

23. Voir, en particulier, Hom XIX, 12-13. 24. Voir notamment Rec VIII-IX. 25. Voir à ce propos le témoignage de Césaire d'Arles (470/71-542), Sermon I, r8. Il dit que la lettre de Clément à Jacques est connue« dans le monde entier» et de tous les évêques (édition et traduction de M.-]. DELAGE, SC 175, Paris 1971, p. 267). 26. Publiés par Ch. RENOUX dans « Fragments arméniens des Recognitiones du Pseudo-Clément», Oriens Christianus, 62 (1978), p. ro3-rr3. 27. F. Stanley JONES, An Ancient ]ewish Christian Source on the History of Christianity, Ps.-Clem. Rec. I, 27-71, p. 47 et suiv.; « Evaluating the Latin and Syriac Translations of the Pseudo-Clementine Recognitions», Apocrypha 3 (1992), p. 237-257.

22

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

L'Écrit de base

En comparant les Homélies et les Reconnaissances, les deux corpora mentionnés par Rufin, on constate qu'ils se correspondent presque littéralement dans certains passages, alors que dans d'autres sections ils se séparent et traitent une matière semblable de façon différente. Lorsqu'il y a divergence, on a l'impression que le texte primitif est conservé tantôt par l'un, tantôt par l'autre. Pour expliquer la relation entre les Homélies et les Reconnaissances, les savants ont avancé diverses hypothèses. Aujourd'hui, la majorité des chercheurs se rallie à l'hypothèse selon laquelle les deux livres dépendent d'une même source, d'un même document primitif appelé «Écrit de base » ou « Écrit primitif>> ( Grundschrift) 28 .

Datation

Pour dater les Homélies, les Reconnaissances et leur source commune, l'Écrit de base, il faut partir des témoignages anciens qu'on possède à leur sujet. Le premier témoin de l'existence des Homélies est Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique III, 38, 5. Leur composition doit donc être située avant l'an 32 5, puisque l' Histoire ecclésiastique d'Eusèbe a été rédigée avant le Concile de Nicée. Pour les Reconnaissances, le plus ancien témoin du texte grec original est Basile de Césarée 29 , mort en l'an 379. Elles ont donc été composées avant cette date.

28. Voir, par exemple, G. STRECKER, Das]udenchristentum ... (1992), p. 35 et suiv. 29. Voir R. RIEDINGER, «Die Parallelen des Pseudo-Kaisarios ... » (cité dans la note 15), p. 258 et suiv.

INTRODUCTION

23

Pour la rédaction de l'Écrit de base, le terminus a quo peut être focé après 222, date de la mort de Bardesane, dont le Dialogue sur le destin (voir Eusèbe, Histoire ecclésiastique, IV, 30, 2) est largement cité en Rec IX, 19-29 30 • Le terminus ad quem reste plus problématique. Si c'est Origène lui-même qui a cité le texte de Rec X, 10, 7-13, l dans son Commentaire sur la Genèse l, 14, 31 la composition de l'Écrit de base est à placer avant l'an 232 . Si la citation en question ne remonte pas à Origène, mais aux auteurs de la Philocalie, anthologie des œuvres d'Origène où ce texte a été inclus, voire à un copiste de la Philocalie 32 , la fourchette s'élargit et l'on dira que l'Écrit de base a été composé après 222 et avant la rédaction des Homélies (c'est-à-dire avant 325). En ce qui concerne le lieu de composition, l'activité des trois auteurs est à situer en Syrie, plus précisément dans la 33 région septentrionale appelée Cœlésyrie sous le Bas-Empire .

30. Voir la note sur Rec IX, 19, I. Ce texte manque dans les Homélies, ainsi que la section concernant les discussions avec le « vieillard» (le père de Clément). Mais REHM (« Bardesanes in den Pseudoclementinen » in Philologus 93, 1938, p. 233 et suiv.), suivi par STRECKER (Das]udenchristentum ... , p. 256), a montré que le Dialogue de Bardesane était utilisé dans !'Écrit de base, d'où provient évidemment la citation de Rec IX, 19-29. 31. Voir à ce propos Eusèbe, Histoire ecclésiastique VI, 24,2. C'est la thèse de J. Rrns-CAMPS, «Las Pseudoclementinas ... », p. r 54. 32. Voir G. STRECKER, Das]udenchristentum ... , p. 263 et suiv.; É. JuNOD, Origène, Philocalie 21-27 _el..tt"efm.f..,-t,,..,_,{i uu-üi·uerü. uiJ.,hn;-: ut8.uuk11..uncntfo:r.J>cr-· effuq;m'lf"m~ q.f:tnfk.,.-..fu-'lutk

neccîtè-e:'.~ ttr lH C1l'l !llH' 1n\1'\'. t1ll1tt,\01 i wbi--"'~11 11 1111{• \\lt H'ln ~' " ' ("\'l' ZllJIUH )MtHll'C llH ù}• H~Hl :~ ;t(\1: t ~; l {l\ f 1.H i tHn -U it ll l \. 11r1, ,,Î\,t rmrnt.lt't•HH fkthkn 11t . (h:n11\ "\l fh, (L iC\ llt \''''-''. .t1 11h1·,,• , .. ,h çrlu..'. ,l!t\' 1 i;-b, :.: if'"~ '-·qrn1 i-.\ lu \:n ( l r hn ( 1,1111.1" H •fh \'1.1 1 , -, ;: \\- \•\\'qq_,

/l\lft lit11.u11; \'t

n lht l hl.l'llff ~

lh.qtnh JIHH I\ IH i n

,\,lf l \

li

-~

\. «'I\

J.thh/

ct·et•C)11ut htthll1 u, ,,, 11 fH• tHVn u~'ttntn \'t1\ 11:(1 •l H .\l• fh'•'1t:-.1c1 111 i 1\ LH\.• U"\. chltt1\fltM1r\lltft -l~:(' q 11.u u 1 n ,\th\ l h't:•hn.i;, t111,,,, ,.

t1h"H'llÜt,. 1t14n. u u U1 'lht•l tff\ r 1~· .l•'t:.\ l t t Hu \ H Î t• l\>> 5 Toutefois, je fis part de mon projet à un certain philosophe de mes amis, qui me conseilla de ne pas prendre ce risque. 6 «Car, me dit-il, si l'âme n'obéit pas à l'évocation du magicien, tu vivras désormais dans une désespérance encore plus grande dans l'idée qu'il n'y a rien après la mort et aussi que tu as tenté une expérience illicite.

5. L'Égypte était la terre de la magie; les papyrus magiques (r"-rve siècles de notre ère) nous donnent une bonne présentation de la pratique standardisée de la magie et de ses adeptes à l'époque tardive. En Hom Il, 24, r, Simon se rend en Égypte pour apprendre son métier de magicien.

LIVRE I

77

7 En revanche, même s'il te semble alors voir quelque chose, quelle conviction religieuse, quelle disposition pieuse te serontelles procurées par des moyens interdits et impies? 8 En effet, on dit que la divinité a en horreur les activités de cette sorte et que Dieu s'élève contre ceux qui troublent les âmes après la séparation d'avec leurs corps.» 9 Et moi, après ces paroles, rendu plus hésitant à l'égard du projet que je nourrissais, je ne pouvais pourtant écarter mon désir ni me débarrasser du tourment de ma pensée.

Il entend parler du Christ 6 r Enfin, pour ne pas allonger mon récit, alors que je m'agitais dans le bouillonnement de mes pensées, une rumeur qui avait pris naissance en Orient traversa l'empire de Tibère César 6 et parvint peu à peu jusqu'à nous; elle s'amplifiait en passant de lieu en lieu et, telle une bonne nouvelle envoyée par Dieu, elle remplissait le monde entier et ne permettait pas que la volonté divine fût couverte par le silence. 2 Elle se répandait donc dans chaque lieu, annonçant qu'il y avait quelqu'un en Judée qui avait commencé au printemps à prêcher aux juifs le royaume de Dieu, assurant qu'il serait l'apanage de ceux qui auraient observé les règles contenues dans ses conm1andements et sa doctrine. 3 Et pour qu'on se persuadât que son discours était digne de foi et rempli de la divinité, il opérait, disait-on, par le seul effet de son commandement, de nombreux miracles, signes et prodiges étonnants; 4 c'est ainsi que, paraissant avoir reçu un pouvoir de Dieu, il rendait l'ouïe aux sourds et la vue aux aveugles, il faisait se lever les infirmes et les estropiés et chassait des hommes toutes les maladies et tous les démons; qui plus est, il ressuscitait les morts qu'on lui amenait; il guérissait aussi les lépreux qu'il apercevait de loin; enfin, il n'y

6. Comme dans Le 3, r, la prédication du messager de Dieu, Jésus-Christ, commence au temps de l'empereur Tibère (14-37 après J.-C.).

78

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

avait absolument rien qui parût lui être impossible 7 • 5 Ces faits et d'autres semblables se trouvèrent confirmés dans la suite, à maintes reprises, non plus par des rumeurs, mais par des déclarations aussi claires que des évidences, faites par des gens qui arrivaient de là-bas; dès lors, l'authenticité de la chose se manifestait de jour en jour davantage.

Arrivée de Barnabé à Rome 7 r Finalement, on se mit à tenir des réunions dans les quartiers de la ville, à discuter le sujet du jour et à se demander qui était celui qui était apparu et quel était le message qu'il avait délivré aux hommes de la part de Dieu; 2 jusqu'au moment où, la même année, un homme se présenta dans un des lieux les plus fréquentés de la ville pour s'adresser au peuple en disant 8 : 3 « Écoutez-moi, citoyens romains. Le Fils de Dieu se trouve dans le pays de Judée; il promet la vie éternelle à tous ceux qui veulent l'écouter, à condition toutefois qu'ils conforment leurs actions à la volonté de Dieu, son Père, qui l'a envoyé. 4 En conséquence, détournez-vous du mal pour aller au bien, détournez-vous des choses temporelles pour aller aux choses éternelles. 5 Reconnaissez qu'il y a un seul Dieu qui gouverne le ciel et la terre, sous les justes regards de qui vous habitez dans l'injustice le monde qui lui appartient: 6 pourtant, si vous vous convertissez et agissez selon sa volonté, vous parviendrez à la vie future et, devenus éternels, vous jouirez de ses bienfaits et de ses récompenses ineffables. » 7 Or l'homme qui parlait ainsi au peuple venait des régions orientales; il était d'origine hébraïque et se nommait Barnabé; il disait encore qu'il était un de ses disciples, envoyé pour

7. Voir 2\!ft II, 5 (parallèle Le 7, 22), ainsi que Mt 9, 35 et I2, I8a: texte composite, citation faite probablement de mémoire. 8. Les chapitres 7 à II traitent de la prédication de Barnabé à Rome. Sur ce personnage, voir Annexe II, p. 57I et suiv.

LIVRE I

79

annoncer cette nouvelle aux hommes qui voudraient l' écouter. r4 9 Ayant entendu ces propos, je me mis à le suivre avec toute la foule pour écouter ce qu'il disait. En vérité, je me rendais compte qu'il .n'y avait chez cet homme rien des artifices de la dialectique, mais qu'en toute simplicité et sans le fard de l'éloquence 10 il nous racontait ce qu'il avait entendu de la bouche du Fils de Dieu ou ce dont il avait été le témoin. r 5 En effet, il n'étayait pas ses affirmations à force d'arguments, mais, pour confirmer les paroles et les miracles qu'il rapportait, il produisait de nombreux témoins pris dans la foule même qui l'entourait 11 •

La prédication de Barnabé 8 r Cependant, comme le peuple commençait à approuver volontiers ses paroles, prononcées avec sincérité, et à apprécier la simplicité de son discours, ceux qui se targuaient de science et de philosophie se mirent à le couvrir de ridicule et de mépris en lui opposant, comme les armes les plus efficaces, les traquenards des syllogismes. 2 Mais lui, imperturbable et considérant apparemment leurs arguties comme un verbiage extravagant, ne les jugeait même pas dignes d'une réponse et

9. La numérotation des paragraphes ne doit pas faire croire à une lacune dans le texte de Rec: Rehm, dans l'édition que nous suivons, a voulu rappeler, en faisant succéder le paragraphe r 4 au paragraphe 7, que dans le récit parallèle des Hom s'intercalent à cet endroit des réflexions de Clément, son départ de Rome et le récit d'une escale à Alexandrie (Hom !, 7, 6-8, 4). 10. Noter l'opposition qui est établie entre la« prophétie» (Barnabé), caractérisée par la simplicité, et la« philosophie» (ou dialectique); voir ci-dessous 8, r. 11. Barnabé produit des témoins de l'activité du Christ en Judée : il semble s'agir d'une allusion au texte d'Ac 2, IO, où il est question des «Romains résidant en Judée». Ces gens seraient appelés à témoigner de ce qu'ils ont vu en Judée. Voir ci-dessous 8, 6.

80

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

traitait vaillamment jusqu'au bout les sujets qu'il s'était proposés. 3 Enfin, pendant qu'il parlait, quelqu'un lui posa laquestion suivante : « Pourquoi le moustique a-t-il été ainsi fait que, tout en étant un animal minuscule et possédant six pattes, il a de surcroît reçu des ailes, alors que l'éléphant, qui pourtant est un animal gigantesque et dépourvu d'ailes, n'a que quatre pattes? » 4 Mais lui, sans y prêter la moindre attention, poursuivait avec la même force son discours que la question intempestive avait interrompu, se bornant à ajouter cette observation à chacune des interruptions: 5 «Nous avons mission de proclamer devant vous les paroles et les miracles de celui qui nous a envoyés et de prouver la vérité de ce que nous disons non pas en nous servant d'arguments travaillés avec art, mais en produisant des témoins choisis parmi vous. 6 Car je reconnais dans vos rangs beaucoup de ceux qui, je m'en souviens, ont avec nous entendu 12 ce que nous avons entendu et vu ce que nous avons vu. Mais soit! vous avez le choix de recevoir notre message ou de le rejeter. 7 Nous, nous ne pouvons taire ce que nous savons vous être profitable, car, pour nous, certes, il serait regrettable que nous nous taisions, mais pour vous, si vous ne recevez pas ce que nous disons, c'est la perdition. 8 Par ailleurs, je pourrais très facilement répondre à vos stupides questions, si vous les posiez dans le but d'apprendre la vérité - je veux parler de la différence qui existe entre le moustique et l'éléphant. 9 Mais dans le cas présent, il serait absurde de vous parler des créatures, alors que le créateur et fondateur de toutes choses est inconnu de vous. »

Intervention de Clément en faveur de Barnabé 9 r Lorsqu'il eut prononcé ce discours, tous, avec une sorte d'unanimité bruyante, éclatèrent de rire, voulant le honnir et

12. Voir 1 jn

1,

r.

LIVRE I

81

le réduire au silence en hurlant qu'il était un barbare et un esprit dérangé. 2 De mon côté, voyant ce qui se passait, rempli de je ne sais quel zèle et enflammé d'une religieuse ardeur, je ne pus garder le silence et m'écriai avec tout mon francparler: 3 « C'est pour de bonnes raisons que le Dieu tout-puissant vous a caché sa volonté, à vous dont il a prévu que vous seriez indignes de le connaître, comme votre conduite le montre à l'évidence aux personnes de bon sens. 4 En effet, quand vous voyez arriver chez vous des hommes qui prêchent la volonté de Dieu, parce que leur discours ne fait étalage d'aucun art de la grammaire, mais qu'ils vous transmettent les divins commandements avec des mots simples et sans apprêt, de façon que tous ceux qui les écoutent puissent suivre et comprendre ce qu'on leur dit, 5 vous tournez en dérision les ministres et messagers de votre salut! Vous ne discernez pas que c'est votre condamnation à vous, qui vous croyez habiles et éloquents, qui est signifiée par le fait que la connaissance de la vérité est détenue par des gens barbares et sans culture. 6 Car lorsqu'elle vient à vous, elle n'est même pas reçue comme une hôte étrangère, elle qui, si votre intempérance et votre débauche n'y faisaient obstacle, devrait obtenir droit de cité et passer pour indigène parmi vous. 7 En conséquence, vous êtes convaincus de n'être point des amis de la vérité ni des philosophes, mais des amateurs de jactance et de fànfàronnades, vous qui croyez que la vérité se trouve non pas dans les propos simples, mais dans les discours artificieux et subtils, et qui proférez des milliers de paroles ne valant pas le prix d'une seule. 8 Que pensez-vous donc qu'il adviendra de vous, ramassis de Grecs 13 , s'il y a un jour jugement de Dieu, comme cet homme

13. Turba Graecorum: riposte de Clément à ceux qui ont qualifié Barnabé de «barbare » (9, I). On perçoit là une certaine affinité avec l'esprit de Tatien dans son Discours aux Grecs (vers r 70) : la défense du christianisme (la philosophie barbare) contre la pensée grecque.

82

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

l'affirme? 15 14 Mais, pour le moment, cessez de vous moquer de lui pour votre perdition, et que me réponde celui d'entre vous qui le voudra! Car, par vos seuls aboiements, vous gênez les oreilles de ceux même qui veulent être sauvés et, par vos clameurs, vous poussez les esprits prêts à accueillir la foi à retomber dans l'infidélité. 16 Quel pardon obtiendrez-vous jamais, vous qui raillez et accablez d'insultes le messager de la divinité, alors qu'il vous promet la connaissance de Dieu? 17 De toute façon, ne vous apporterait-il aucune parcelle de vérité que vous devriez néanmoins, en raison même de son dessein bienveillant à votre endroit, lui réserver un accueil favorable et reconnaissant. »

Clément accueille Barnabé dans sa maison IO l Pendant que je tenais ces propos et d'autres pareils, une grande rumeur s'élevait de l'assistance : les uns étaient émus de compassion comme à l'égard d'un hôte étranger et approuvaient mon discours prononcé en accord avec ce sentiment ; les autres, insolents et stupides, déchaînaient la fureur de leurs cœurs emportés aussi bien contre moi que contre Barnabé. 2 Mais comme déjà le jour inclinait vers le soir, je saisis la main droite de Barnabé, l'amenai chez moi malgré sa résistance et l'y installai, de peur que, d'aventure, un individu sorti de la populace ignorante ne portât la main sur lui. 3 Nous passâmes ainsi quelques jours ensemble, lui me faisant en peu de mots un

14. Même remarque que ci-dessus à propos de 7, 7-14, mais ici l'ajout figure également dans la version syriaque de Rec. Dans le récit parallèle d'Hom 1, II, 9-12, 2, Clément imagine ce que Dieu dirait aux païens qui se moquent de Barnabé. En Hom I, 12, 3-22, 6, toute la séquence d'événements correspondant à Rec I, 9, 9 à 19, 6 est située à Alexandrie, d'où Clément part pour aller à la rencontre de Pierre, à Césarée.

LIVRE I

83

exposé de la vérité 15 , et moi l'écoutant avec plaisir; 4 cependant il était pressé de partir, disant qu'il devait absolument célébrer en Judée une fête de sa religion, dont la date était proche, et qu'il demeurerait désormais dans son pays avec ses concitoyens et ses frères; il nous faisait par là manifestement comprendre qu'il avait été horrifié et blessé par l'affront qu'il avait subi. Départ de Barnabé r Je lui dis enfin: «Explique-moi seulement la doctrine de cet homme qui, dis-tu, est apparu et, tirant de tes paroles la matière de mes discours, je prêcherai le royaume et la justice du Dieu tout-puissant; et même, ensuite, si tu le veux, je m'embarquerai avec toi ; 2 en effet, j'ai un vif désir de voir la Judée, et peut-être y resterai-je toujours avec vous. » 3 Il me répondit : « Si tu veux vraiment voir notre patrie et apprendre ce que tu désires, embarque-toi donc maintenant avec moi; 4 mais si quelque affaire te retient, je te laisserai les indications concernant notre domicile 16 , afin que, lorsque tu voudras venir, tu puisses aisément nous trouver. Quant à moi, je me mettrai en route dès demain.» 5 Le voyant déterminé, je descendis avec lui jusqu'au port et notai soigneusement sous sa dictée l'adresse de son logis qu'il avait mentionnée ;je lui dis: 6 «Sans la nécessité où je me trouve de réclamer une certaine somme d'argent à des débiteurs 17 ,je ne remettrais point mon départ; mais je te suivrai bien vite. » 7 Sur ces paroles, je le recommandai chaudement aux autorités du bateau et m'en II

15. Un exposé sur la révélation ou sur la connaissance prophétique; voir ci-dessous 13, 2-3. 16. À Césarée, en effet, Barnabé logera avec Pierre. Voir 12, 3-5. 17. Noter ce trait romanesque: Clément, membre aisé de la bourgeoisie romaine, prête de l'argent à ceux qui en ont besoin ...

84

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

retournai tristement; car j'étais hanté par le souvenir de mon intimité avec un hôte plein de bonté et un ami exceptionnel.

Clément se rend à Césarée Je demeurai encore quelques jours et terminai, dans une certaine mesure, le recouvrement de mes créances G'en négligeai en fait la plus grande partie dans ma volonté de me hâter et ma crainte d'être empêché de réaliser mon projet). Je m'embarquai donc sans attendre pour la Judée et, quinze jours plus tard, j'abordai à Césarée de Straton 18 , qui est la ville principale de Palestine. 2 Après mon débarquement, alors que je cherchais une auberge, j'appris par la rumeur publique qu'un certain Pierre, le disciple le plus estimé de l'homme qui était apparu en Judée et avait accompli divinement nombre de miracles et de prodiges parmi les hommes, devait, le lendemain, participer à une joute de paroles et de questions avec un certain Simon, un Samaritain du bourg de Getthon 19 . 3 Làdessus, je demandai qu'on m'indiquât le logis de Pierre; 4 et l'ayant trouvé, je m'arrêtai devant la porte d'entrée; et j'étais en train de dire au portier qui j'étais et d'où je venais, 5 quand apparut Barnabé. Sitôt qu'il me vit, il se précipita dans mes 12 I

18. La ville de Césarée de Straton : appelée Stratonos purgos («Tour de Straton », du nom de son fondateur) par Auguste, fut donnée en cadeau à Hérode le Grand vers 30 avantJ.-C. Celui-ci en fit une ville hellénistique, l'appela «Césarée» et y bâtit un port, qui était fameux dans !'Antiquité. Césarée était la résidence des procurateurs romains et le siège de la principale garnison de !'armée romaine dans la province de Palestine. C'est à cette garnison qu'appartenait Corneille (voir Actes des apôtres IO). Césarée eut une très grande importance dans l'histoire du christianisme ancien (voir, par exemple, ses liens avec l'activité de Pamphyle, d'Origène, d'Eusèbe, etc.). 19. Une même présentation de Simon le magicien se trouve chez Justin et dans les Constitutions apostoliques. Voir l'Annexe l, p. 559 et suiv.

LIVRE I

85

bras en versant des larmes de joie et, me saisissant la main, il me fit entrer chez Pierre. 6 Me l'ayant montré de loin: «Voici Pierre, me dit-il, dont je t'ai dit qu'il était le plus grand en sagesse divine et à qui je n'ai cessé de parler de toi. 7 Entre donc comme une personne bien connue de lui; 8 car il est parfaitement au fait de toutes les bonnes qualités qui sont en toi et s'est soigneusement informé de ta pieuse détermination ; de là aussi son grand désir de te voir. 9 Voilà pourquoi je t'offre à lui de mes mains comme un présent précieux. » En même temps, me présentant, il dit: «Pierre, voici Clément.»

Clément cordialement accueilli par Pierre 13 r Et Pierre, plein de bienveillance, entendant mon nom, s'avança aussitôt vers moi et me donna un baiser; après quoi, il me fit asseoir et me dit : 2 « Tu as bien fait d'accorder ton hospitalité à Barnabé, le prédicateur de la vérité 20 , sans craindre la fureur d'un peuple insensé; tu seras bienheureux. 3 En effet, comme tu as jugé digne de tous les honneurs le messager de la vérité, ainsi la vérité elle-même t'accueillera, étranger et voyageur, et t'inscrira comme citoyen dans les registres de sa cité. Et alors, ce sera pour toi une grande joie, parce que, pour avoir accordé en cette vie une modeste faveur, tu seras inscrit comme héritier des richesses éternelles. 4 Pour aujourd'hui, ne prends donc pas la peine de m'expliquer l'état de ton âme, car Barnabé, par ses rapports fidèles, m'a parfaitement renseigné sur toi et tes dispositions, en évoquant presque chaque jour et sans cesse le souvenir de tes bonnes qualités. 5 Et, afin que je te précise brièvement, comme à un ami déjà uni à nous d'esprit, de quoi il s'agit en réalité, si rien ne t'en empêche, viens avec nous

20. C'est lui qui, le premier, fait «un exposé de la vérité» à Clément; cet exposé concerne le «vrai Prophète», qui est le seul à donner accès à la vérité, selon le texte de Hom Il, 4.

86

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

écouter la parole de vérité que nous allons prêcher en chaque lieu jusqu'à ce que nous arrivions dans la cité même de Rome 21 . 6 Et maintenant, si tu as quelque souhait, parle.» Les souhaits de Clément

14 r Après lui avoir exposé le dessein que j'avais poursuivi dès le début, et la manière dont je m'étais dispersé dans de vaines enquêtes, ainsi que tous les faits que je t'ai indiqués 22 en commençant mon récit, Jacques mon maître 23 , et que je n'ai pas à répéter ici, je promis volontiers de partir avec lui. «C'est justement, dis-je, ce que je souhaitais le plus ardemment. 2 Toutefois je voudrais d'abord qu'on m'explique l'essence de la vérité, afin de savoir si l'âme est mortelle ou immortelle et, dans l'hypothèse où elle est immortelle, si, pour les actions commises ici-bas, elle est soumise à jugement. 3 Et je désire aussi connaître quelle est la justice qui plaît à Dieu; 4 et en outre, si le monde a été créé et pourquoi il a été créé, ou bien, s'il sera détruit ou s'il est susceptible d'être refait et rendu meilleur, ou si, après sa destruction, il n'y aura plus de monde du tout» : bref, pour ne pas entrer dans les détails, c'était le statut exact de ces questions et d'autres semblables que je voulais connaître, lui répondis-je. 5 À quoi Pierre répliqua: «Je vais,

21. Pierre envisage ici un itinéraire missionnaire qui le conduira de Césarée à Rome. Les deux pôles de cet itinéraire s'expliquent probablement à partir des Actes de Pierre, dans lesquels on voit l'apôtre affronter Simon le magicien à Jérusalem et à Rome. L'auteur de notre roman aurait intercalé entre ces deux pôles les étapes de Pierre dans différentes villes de la côte syrienne. Voir !'Introduction, p. 3 I et suiv. 22. Voir ci-dessus I, r-5. 23. Voir la Lettre de Clément à Jacques, r, r. Il s'agit de Jacques, appelé «frère du Seigneur» par Paul (Ga I, 19), qui fut le chef de la communauté chrétienne de Jérusalem à !'époque des origines. Il est resté le point de référence des judéo-chrétiens tout au long de leur histoire.

LIVRE 1

87

Clément, te transmettre brièvement la connaissance de ces choses 24 ; et maintenant écoute donc. »

Instruction de Pierre : les causes de l'ignorance 15 r «La volonté et le projet de Dieu sont demeurés cachés aux hommes pour de multiples raisons: 2 tout d'abord la mauvaise instruction, les compagnies détestables, les habitudes pernicieuses, les conversations oiseuses et les préjugés sans fondement. 3 De toutes ces raisons, te dis-je, il découle que d'abord l'erreur, puis le mépris, ensuite l'incroyance et la malice, et aussi la cupidité et la vaine jactance, ainsi que d'autres maux semblables, à l'instar d'un énorme nuage de fumée 25 , ont rempli toute la demeure de ce monde 26 , empêchant ses habitants de voir distinctement leur créateur et de discerner quels sont ses préceptes. 4 Que convient-il donc que fassent ceux qui sont à l'intérieur sinon, dans un cri partant du fond de leur cœur, d'implorer le secours de celui qui, seul, n'a pas été enfermé dans la maison pleine de fumée, afin qu'il s'approche et ouvre la porte de la maison pour chasser la fumée qui se trouve à l'intérieur et laisser pénétrer la lumière du soleil qui resplendit à l'extérieur?

Le vrai Prophète 16 r « Or celui que l'on requiert pour secourir la maison remplie des ténèbres enfumées de l'ignorance et du vice, nous

24. D'après Hom 1, r 7, 5, il s'agit de la connaissance de ce qui existe, c'est-à-dire la clé de la réalité tout entière. 25. Voir Rec IV, 26, 3. Cette fumée est la conséquence du péché, apporté dans le monde par les anges déchus, selon la tradition du Livre d'Hénoch (I Hen 6-7). 26. Voir ci-dessous Rec 1, 27, 4. Le monde constitue une seule demeure (domus), divisée en deux régions; notre monde correspond à la région inférieure.

88

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

affirmons qu'il est celui qu'on nomme le vrai Prophète 27 , qui seul peut illuminer les âmes des hommes pour qu'ils voient clairement de leurs yeux le chemin du salut; 2 car, autrement, il est impossible de connaître les choses divines et éternelles, à moins de les apprendre de la bouche de ce vrai Prophète, parce que, comme tu le disais toi-même tout à l'heure, la crédibilité des arguments et les opinions sur les causes s'apprécient plutôt au talent de ceux qui les soutiennent. 3 Voilà pourquoi une seule et même cause est considérée tantôt comme juste, tantôt comme injuste; et ce qui semblait à l'instant vrai paraît faux sur l'affirmation d'un autre orateur. 4 C'est la raison pour laquelle le crédit de la religion et de la piété a réclamé la présence du vrai Prophète, pour qu'il vînt nous commenter chaque article de foi conformément à la vérité même et nous instruire de la manière dont il convient d'y croire. 5 Aussi fautil avant tout que la crédibilité de ce prophète soit justifiée par un examen attentif 6 Et lorsque tu auras reconnu qu'il est vraiment prophète, tu devras désormais le croire en tout et ne pas remettre en discussion chaque point de son enseignement, mais considérer comme définitives et sacrées les paroles qu'il prononce et qui, bien que paraissant relever de la foi, recueillent néanmoins l'adhésion sur la base d'une démonstration préalable. 7 En effet, la véracité du prophète ayant été dès le départ et une fois pour toutes examinée et prouvée, il faut écouter et retenir tout le reste avec la même foi par laquelle on tient pour établi qu'il est un docteur de vérité. 8 Et autant il est certain qu'il faut retenir selon la règle de vérité 28 tout ce qui regarde la science de Dieu, autant

27. Sur la doctrine du vrai Prophète, voir Annexe III, p. 573. 28. L'expression est devenue classique dans l'histoire du christianisme à partir du temps d'Irénée de Lyon (fin du n' siècle). La règle de vérité est constituée par le canon des Écritures, qui renferme la vérité telle qu'elle a été scellée par le vrai Prophète. L'expression« canon» ou «règle de la

LIVRE 1

89

est-il indubitable que la vérité ne peut être connue par la bouche de personne que par celle du vrai Prophète. »

Pierre demande à Clément de l'assister 17 r Puis, après ce discours, Pierre me révéla qui était ce prophète et comment on pouvait le trouver, avec tant de netteté et de clarté que j'avais l'impression d'avoir devant les yeux et de toucher de mes mains les preuves concernant la vérité prophétique et que j'étais frappé d'un immense étonnement, me demandant comment personne ne voit, quoique l'ayant sous les yeux, ce que tout le monde cherche. 2 Après quoi, sur sa demande, je mis en ordre les propos qu'il m'avait tenus et écrivis un livre sur le vrai Prophète 29 , livre que, toujours sur son ordre, je t'ai envoyé de Césarée. 3 Il me disait en effet avoir reçu de toi mission de t'envoyer chaque année un rapport écrit sur tout ce qu'il aurait dit et fait 30 • 4 Cependant, dès le début de l'exposé qu'il m'avait fait le premier jour sur le vrai Prophète et nombre d'autres sujets, après m'avoir donné tous les éclaircissements possibles, il ajouta encore ces mots : 5 « Sois attentif à ce qui suivra et assiste aux discussions que j'aurai, si la nécessité se présente, avec mes contradicteurs. 6 Et lorsque je débattrai avec eux, si jamais je semble avoir le dessous, je ne craindrai pas que tu en viennes à douter des vérités que je t'ai transmises, parce que, même si apparemmentje suis battu, l'enseignement que nous a donné le vrai Prophète n'en paraîtra pas affaibli. 7 ]'espère, toutefois, que nous ne nous montrerons pas inférieurs dans les disputes, pourvu que les

vérité» a été forgée pour combattre l'éparpillement de la révélation qui caractérisait les divers courants gnostiques. 29. Voir aussi Hom I, 20, 2; ce livre, rédigé par Clément, a été envoyé à Jacques de Jérusalem avant le «Résumé des Prédications de Pierre», dont parle la Lettre de Clément à Jacques, 20. 30. Voir à ce propos Rec 1, 72, 7.

90

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

assistants soient raisonnables et amis de la vérité, capables de faire le départ entre la force des mots et leur belle apparence et de reconnaître quel discours ressortit à l'art de la sophistique et présente non pas la vérité, mais l'image de la vérité, et quel est celui qui, prononcé simplement et sans fard, tire toute son efficacité non pas de l'apparence et des ornements, mais de la vérité et de la raison. » Perme conviction de Clément

18 r À ces paroles je répondis: «Je rends grâce au Dieu tout-puissant d'avoir été instruit comme je l'ai souhaité et désiré. 2 En tout cas, pour ce qui est de moi, tu dois être parfaitement assuré que je ne puis douter des choses que j'ai apprises de toi : cela est si vrai que, voudrais-tu toi-même m'enlever un jour la foi dans le vrai Prophète, tu en serais tout à fait incapable : si totalement mon esprit s'est imprégné de ce que tu m'as révélé. 3 Et pour que tu n'ailles pas penser que je prends envers toi un engagement extraordinaire en affirmant que je ne puis abandonner ma foi, j'ai en moi la certitude que quiconque aura pris connaissance de cette démonstration concernant le vrai Prophète ne pourra plus, à l'avenir, douter de la vérité. 4 Par conséquent, sois plein de confiance à l'égard de cette croyance élaborée dans les cieux, grâce à laquelle tout artifice du mal est vaincu. 5 Contre la prophétie, en effet, aucun argument ni aucun art ne pourront résister, pas plus que les subtilités des sophismes et des syllogismes. 6 Tout homme qui entendra parler du vrai Prophète doit nécessairement être saisi aussitôt du désir de la vérité elle-même et ne s'exposera plus à des égarements divers dans sa quête de la vérité. 7 Voilà pourquoi, Pierre mon maître, je veux que tu ne t'inquiètes plus pour moi, comme si j'étais homme à ignorer ce que j'ai reçu et quelle est la grandeur du don qui m'a été confié. 8 Sois assuré que tu as manifesté ta bonté envers quelqu'un qui en connaît et comprend la valeur; et ce n'est pas parce que j'ai obtenu rapidement ce que je désirais depuis longtemps que je

LIVRE 1

91

peux être aisément abusé; 9 car il peut arriver que l'un obtienne promptement ce qu'il désire et que l'autre n'atteigne pas, même tardivement, l'objet de ses vœux. »

Satisfaction de Pierre 19 r Et Pierre, entendant mes paroles, s'écria: «Je rends grâce à mon Dieu et pour ton salut et pour le repos de mon esprit; car je me réjouis fort de constater que tu as compris quelle est la grandeur de la puissance prophétique et que, comme tu l'affirmes, même si je le voulais - ce qu'à Dieu ne plaise! -,je ne pourrais te détourner vers une autre foi. 2 Tu vas donc dès maintenant demeurer avec nous, et demain tu assisteras à nos discussions ; en effet, un débat aura lieu entre moi et le magicien Simon. » 3 Sur ces mots, il se retira pour prendre son repas avec les siens, mais il me pria de dîner à part 31 . 4 Et, après le repas, quand il eut chanté les louanges de Dieu et lui eut rendu grâce, il me donna encore la raison de sa façon de faire et ajouta: 5 «Que Dieu t'accorde d'être notre égal en toutes choses, afin qu'après avoir reçu le baptême, tu puisses t'asseoir à la même table que nous! )> 6 Et, sur ces mots, il m'ordonna d'aller dormir; car déjà la nature et l'heure tardive invitaient au sommeil.

31. C'est ici le premier texte du corpus pseudo-clémentin à mentionner la séparation au moment des repas entre Pierre et son groupe (les judéo-chrétiens) d'une part, et les païens non baptisés de l'autre. Voir aussi Rec Il, 70, 5-6; 71, 1-72, 5; VII, 29. Le texte de Rec Il, 71, 2-6 en donne la raison: le païen est possédé par un démon parce qu'il a participé à la table des idoles (il a mangé la chair des victimes sacrifiées aux dieux du paganisme); il est donc un« être impur». C'est par cette voie que le démon entre dans le corps des hommes. Le baptême a précisément pour effet de libérer le païen du démon qui le possède (voir Rec IV, 32, 3). Cela permet de comprendre pourquoi la consommation des viandes sacrifiées aux idoles(« idolothytes ») était interdite; voir Ac 15, 20; 15, 29; 21, 25 et, pour la position de Paul, 1 Co 8, l-5.

92

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Ajournement de la discussion avec Simon et proposition de Zachée r Cependant le lendemain, de bonne heure, Zachée 32 vint nous trouver et, après avoir salué, dit à Pierre : 2 «Simon renvoie la discussion au onzième jour de ce mois, c'est-à-dire dans sept jours 33 ; 3 il prétend qu'il aura alors plus de loisir pour la discussion. 4 Mais, pour ma part, il me semble que ce renvoi nous est également nécessaire, afin que davantage de gens puissent se réunir pour assister à votre débat, soit comme auditeurs, soit comme juges. 5 Quoi qu'il en soit, si cela te paraît acceptable, profitons de ce délai pour discuter entre nous au préalable les points qui, à notre avis, pourraient se présenter au cours de la controverse; ainsi, chacun de nous, sachant quelles propositions doivent être présentées et quelles réponses fournies, examinera à part soi si elles sont justes ou si l' adversaire pourrait trouver quelque chose à nous objecter ou encore quelque moyen d'éluder nos objections. 6 Mais si les arguments que nous devons avancer sont manifestement garantis de tous côtés, alors seulement le débat pourra être abordé en toute confiance. 7 Et en vérité, à mon sens, voici ce qu'il conviendrait de rechercher avant tout : quelle est l'origine de toutes choses ou quel est l'être immaculé dont nous devons enseigner qu'il est aussi la cause de tout ce qui est; 8 ensuite, concernant toutes les choses qui existent, si elles ont été créées et par qui, ou par le truchement de qui ou pour le bénéfice 20

32. Zachée est le collecteur d'impôts de Jéricho dont parle Le 19, r-8. Dans notre roman, il est le responsable de la communauté de Césarée (voir Rec I, 72, r-3); il sera ordonné évêque de cette ville par Pierre (voir Rec III, 65, 5 et suiv.). 33. Ici, le délai est de sept jours; dans le texte parallèle de Hom II, 3 5, r-3, il n'est que d'un seuljour. Il semble que le récit primitif soit celui des Reconnaissances.

LIVRE I

93

de qui; si elles ont reçu leur substance d'un, de deux ou de plusieurs principes; et si elles n'ont été tirées et formées d'aucun élément substantiel ou si elles l'ont été de quelques-uns; 9 puis s'il y a quelque puissance dans les hautes régions des cieux ou dans les régions inférieures; s'il se trouve quelque chose qui soit meilleur que tout ou quelque chose qui soit inférieur à tout; s'il existe plusieurs mouvements ou aucun; si les choses que nous avons devant les yeux ont toujours été et seront toujours; si elles sont venues à l'existence sans créateur et se dissiperont sans destructeur. ro Si, dis-je, le débat commence par ces questions, je pense que les objets sur lesquels portent nos recherches, soumis à un examen précis, pourront aisément être éclaircis. I I Et quand ces points auront été éclaircis, on découvrira facilement les conséquences qui en découlent. J'ai exprimé mon opinion. Ne te gêne pas de me dire ce qu'il t'en semble 34 . » Avantages de l'ajournement 21 r Pierre répondit à cette intervention : « Pour le moment, dis à Simon de faire ce qui lui plaît et d'être assuré qu'avec l'accord de la Providence, il nous trouvera toujours prêts.» 2 Et Zachée sortit pour notifier à Simon ce qu'on lui avait dit. 3 Pierre, de son côté, se tourna vers nous et, s'apercevant que j'étais consterné par le renvoi du débat, me dit: 4 «Celui qui croit que le monde est gouverné par la providence du Dieu très-haut ne doit pas, Clément, mon ami, accueillir avec acrimonie un événement particulier, quelle que soit la manière

34. Ces paroles de Zachée (20,7-rr) manquent dans le récit parallèle des Homélies. Il doit s'agir soit d'un ajout de l'auteur des Reconnaissances, soit d'une interpolation d'origine « eunomienne », à cause des affirmations de 20, 7-8 sur le premier principe, qui annoncent Rec III, 2-II (voir la note sur cette section du texte et !'Annexe IV, p. 575 et suiv.)

94

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

dont il se produit; il doit être assuré que la justice divine règle, en chaque occasion, même les affaires qui paraissent superflues ou contraires, en leur donnant une issue opportune et favorable, spécialement toutefois à l'égard de ceux qui l'honorent plus familièrement. 5 Ainsi, celui qui possède la certitude que j'ai dite, si quelque chose survient à l'encontre de son attente, sait rejeter de son cœur le chagrin qui en résulte, convaincu, en vertu d'une opinion meilleure, que, par la grâce du Dieu bon, même ce qui semble contraire tourne en quelque chose de meilleur. 6 C'est pourquoi, Clément, ce renvoi, dû au magicien Simon, ne doit pas, même maintenant, t'attrister; 7 je pense en effet que cela a été disposé par la divine Providence en vue de ton intérêt: c'est afin que je puisse, pendant ce délai de sept jours, te révéler les fondements de notre foi 35 , loin de tout tumulte, dans l'ordre et l'enchaînement logique, selon la tradition du vrai Prophète, qui seul connaît le passé tel qu'il était, le présent tel qu'il est et l'avenir tel qu'il sera; 8 toutefois, ces choses ont été sans doute dites, mais n'ont pas été clairement exprimées par écrit, de sorte que, lorsqu'on les lit, on ne peut les comprendre sans l'aide d'un commentateur, à cause du péché qui a crû avec les hommes, comme nous l'avons dit plus haut. 9 C'est pourquoi toutes choses te seront expliquées par moi, afin que dans tout ce qui a été écrit tu reconnaisses clairement quelle est la pensée du Législateur. »

35. Selon Pierre, les fondements de la foi sont au nombre de deux: a) la tradition du vrai Prophète (voir la note sur I, 16, l). b) La compréhension des textes difficiles ou controversés des Écritures avec l'aide d'un interprète (Pierre lui-même ou quelqu'un de son école). Ces textes difficiles correspondent aux« fausses péricopes », aux parties mensongères des Écritures, qui ont été falsifiées au moment de leur rédaction. Mais l'auteur des Reconnaissances, sans doute pour des raisons d'orthodoxie, ne parle pas expressément des fausses péricopes; voir à ce sujet Hom ll, 38-52 et III, 4-10.

LIVRE I

95

Pierre instruit succinctement Clément 22 r Après qu'il eut ainsi parlé, il se mit à m'exposer point par point les questions qui semblaient se poser à propos des chapitres de la Loi, depuis le début de la création jusqu'au moment où j'étais arrivé à Césarée pour le voir 36 . 2 Il me dit que c'était l'ajournement dû à Simon qui m'avait permis de connaître toutes les vérités dans l'ordre : 3 «Une autre fois, ajouta-t-il, nous traiterons plus à fond, selon les occasions qui se présenteront dans la conversation, chacun des points que je t'ai exposés ici plutôt brièvement, afin que, selon la promesse que je t'ai faite, tu les connaisses tous plus pleinement et plus parfaitement. 4 Puisque donc, des jours de ce délai, il nous reste encore celui d'aujourd'hui, je souhaite te répéter encore une fois succinctement ce qui a déjà été dit, pour mieux le rappeler à ta mémoire 37 . » 5 Et voici comment il me rafraîchit le souvenir de ses précédents entretiens : « Te souvienstu, Clément, mon ami, du récit que je t'ai fait d'un monde éternel qui ne connaît pas de fin?» 6 Alors moi: «Jamais, Pierre, répondis-je, je ne garderai rien dans ma mémoire, si je suis capable de laisser échapper ou d'oublier cela. »

Pierre met à l'épreuve la mémoire de Clément 23 r Et Pierre me sut gré de cette réponse: «Je te félicite, dit-il, de m'avoir répondu ainsi, et de ne pas avoir répété ces choses dont tu déclares te souvenir aisément ; car les vérités

36. L'exposé dont il est question ici doit correspondre à la matière traitée plus loin en Rec I, 27-7r. 3 7. Dans cet entretien secret, qui met à profit le délai précédant le débat avec Simon le magicien, Pierre parle de sujets qui par la suite seront traités ici et là par l'auteur des Reconnaissances. Ainsi,« le monde éternel qui ne connaît pas de fin » correspond à l'enseignement sur les deux royaumes (voir Rec I, 24, 5; III, 52, 4; V, 9, r ; Hom XV, 7, r et suiv.; XIX, 2; XX, 2.5).

96

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

suprêmes veulent être honorées par le silence 38 . 2 Pourtant, pour montrer que tu te souviens exactement des choses qui ne peuvent s'exprimer, dis-moi ce que tu retiens de ce que nous avons dit en second lieu et qui peut facilement être divulgué, afin que, constatantla ténacité de ta mémoire, je t'enseigne plus nettement et te révèle avec plaisir ce que je veux .» 3 Alors, quand je m'aperçus qu'il appréciaitla bonne mémoire de ses auditeurs, je lui dis:« Non seulement je garde à l'esprit ta définition , mais aussi le préambule qui précède ta définition; et de presque tout ton enseignement, je conserve le sens intégral, bien que cela ne soit pas au mot près, car ce que tu as dit est devenu, pour ainsi dire, familier et inné à mon âme. 4 En effet, quand je mourais de soif, tu m'as tendu la plus douce des coupes. 5 Et pour que tu ne penses pas que, parce que je manque de mémoire, je te paie de paroles, je rappellerai maintenant les choses qui ont été dites ; en quoi l'ordonnance de ta discussion m'est d'un grand secours. 6 C'est que tes arguments sont dirigés logiquement et ordonnés judicieusement; c'est pourquoi, grâce à leur disposition, ils reviennent aisément à la mémoire, 7 car l'ordre du discours aide grandement à s'en souvenir. En effet, quand on le reprend logiquement point par point, s'il manque quelque chose, le bon sens se met irmnédiatement en recherche et lorsqu'il l'a trouvé, il le retient ou du moins, s'il n'a pas pu le retrouver, il n'hésitera pas à se renseigner auprès du maître. 8 Mais, sans attendre plus longtemps pour te donner ce que tu me demandes, je retracerai brièvement ce que tu m'as transmis concernant la définition de la vérité 39 .

38. Ce sont les mystères ineffables, dont l'auteur des Reconnaissances ne parle pas, mais qui sont abordés dans les Homélies. Ils concernent le vrai Prophète (Adam-Jésus) et les fausses péricopes; les deux princes et la formation du Mauvais (Hom XIX, 2-25; XX, r-9). Voir l'emploi du terme aporrhèta («les choses ineffables») en Hom XX, 8, 6, qui correspond à l'expression de ineffabilibus de Rec I, 23, 2. 39. Ce sujet ne figure pas dans la structure actuelle des Reconnaissances.

LIVRE I

97

Clément répète ce qu'il a appris 24 r «Il a toujours existé, il existe et existera toujours un principe par lequel a été engendrée la volonté première qui dure de toute éternité ; de cette première une seconde volonté. 2 Après quoi est venu le monde; du monde, le temps; de celui-ci, la multitude des hommes; de la multitude, l'élection des amis par l'unanimité desquels se construit le royaume pacifique de Dieu. 3 Quant au reste qui devait s'ensuivre, tu as promis de me le révéler à une autre occasion. 4 Ensuite, quand tu m'eus exposé la création du monde, tu m'as fait connaître la décision de Dieu qu'en vertu de son vouloir il a proclamée en présence de tous les premiers anges et qu'il a établie pour tous comme une loi éternelle; 5 tu m'as fait connaître qu'il a fondé deux royaumes, à savoir celui du présent et celui de l'avenir, qu'il a attribué à chacun sa durée et commandé d'attendre le jour du jugement que lui-même a fixé, ce jour où doit être opéré le discernement des choses et des âmes ; 6 car il faut que les impies soient livrés pour leurs péchés au feu éternel, mais que ceux qui ont vécu selon la volonté du Dieu créateur, après avoir reçu sa bénédiction pour leurs bonnes actions, soient admis, resplendissant d'une lumière éclatante, dans le siècle éternel où ils demeureront incorruptibles, pour JOUH de la récompense d'un bonheur ineffable et sans fin 40 . »

Clément a assimilé les fondements de la foi 25 r Comme je poursuivais de la sorte, Pierre, inondé de joie, tremblait pour moi comme si j'eusse été son propre fils, craignant que, d'aventure, un défaut de mémoire dans le reste

40. Le résumé de l'enseignement de Pierre que donne Clément contient certains éléments qui ne figurent pas dans les paroles rapportées de Pierre, par exemple l'allusion à une « loi éternelle » (24, 4).

98

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

de mon récit ne me fît rougir devant les assistants : « Il suffit, Clément, dit-il : tu as énoncé ces choses avec plus de netteté que je ne les avais exposées moi-même. » 2 Et moi : «Pour ce qui est, dis-je, de l'ordonnance de la narration et de l'énoncé plus clair des idées en rapport avec le sujet, c'est à mon éducation libérale que je les dois; si nous en faisons usage au service des erreurs de l'antiquité, nous courons à la perdition, égarés par l'éclat et le charme du langage ; si en revanche nous appliquons notre formation rhétorique et l'élégance du discours à l'affirmation de la vérité, il en résulte, à mon avis, un avantage non négligeable. 3 Quoi qu'il en soit, Pierre mon maître, imagines-tu de quelle reconnaissance j'ai été transporté pour tout ton enseignement, mais surtout pour cet énoncé doctrinal où tu dis : 4 "Il y a un seul Dieu dont le monde est l' œuvre et qui, parce qu'il est juste à tous égards, rendra à chacun selon ses actes 41 "? 5 Ensuite tu as ajouté: "L'affirmation de ce dogme fera naître un nombre incalculable de paroles ; mais pour ceux à qui la connaissance du vrai Prophète a été octroyée, toute cette forêt de mots a déjà été abattue." 6 Et . c'est ainsi qu'en me délivrant ton discours sur le vrai Prophète, tu m'as fortifié de toute la certitude de tes affirmations. 7 Ensuite, m'étant avisé finalement que tout cela constituait l'essentiel de la religion et de la piété, j'ai répondu sur le champ : "Tu as parlé excellemment, Pierre; voilà pourquoi tu dois, à l'avenir, comme à quelqu'un qui connaît déjà quels sont les fondements de la foi et de la piété, m'exposer sans hésiter les enseignements transmis par le vrai Prophète, en qui seul il a été prouvé à l'évidence qu'il faut croire. 8 En revanche, l'exposé qui requiert affirmations et arguments, réserve-le aux infidèles à qui tu n'as pas encore jugé bon de confier la foi inébranlable dans la grâce prophétique." 9 Et quand j'eus dit cela, tu

41. L'unité de Dieu et la justice divine seront traitées dans la première dispute avec Simon; voir Rec II, 38-46 (Hom XVI, 4-18).

LIVRE I

99

as promis de me transmettre en temps voulu deux choses : cet exposé à la fois simple et exempt d'erreur et cet autre qui se développe au gré de chacune des questions qui sont soulevées. ro Ensuite tu as montré, dans l'ordre, l'enchaînement des choses depuis le commencement du monde jusqu'à aujourd'hui; et, si tel est ton bon plaisir, je puis répéter le tout de mémoire. »

Mémoire et action 26 r À cela Pierre répondit : «]'éprouve le plus grand plaisir, Clément, à confier mon message à un cœur si sûr ; car le fait de garder en mémoire ce qui est dit est le signe qu'on est capable de fidélité dans les œuvres ; 2 mais celui à qui le mauvais démon dérobe les paroles de salut et les arrache à sa mémoire, quand bien même il le voudrait, ne pourra être sauvé, car il a perdu le chemin par lequel on parvient à la vie. 3 C'est pourquoi nous devons d'autant plus assidûment répéter ce qui a été dit et le confirmer dans ton cœur, à savoir : de quelle manière et par qui le monde a été créé, pour chercher à entrer dans l'amitié du créateur. 4 Or on crée ce lien d'amitié en menant une vie vertueuse et en obéissant à sa volonté, cette volonté qui est la loi de tous les êtres vivants. 5 Je vais donc brièvement te répéter ces mêmes choses, afin d'en fortifier en toi le souvenir.

Récit de la création 27 42 r «Au commencement 43 , quand Dieu eut créé le ciel et la terre comme une seule demeure, l'ombre projetée par les

42. Ici commence un enseignement de Pierre qui s'étend jusqu'au chapitre 7 I. Le contenu de cette section, qui ne se trouve que dans les Reconnaissances, provient d'une source d'origine judéo-chrétienne. Voir !'Introduction, p. 34-40. Il s'agit d'une récapitulation de l'histoire du monde, depuis la création jusqu'à la septième année de l'Église de Jérusalem. Le récit résulte pour une part d'une réécriture des premiers

100

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

corps de l'univers, par elle-même, enveloppait de ténèbres toutes les choses qui étaient enfermées à l'intérieur. 2 Mais lorsque la volonté divine eut introduit la lumière, les ténèbres produites par l'ombre des corps furent aussitôt dissipées ; depuis lors la lumière est réservée au jour, les ténèbres à la nuit. 3 Et ensuite, l'eau qui se trouvait à l'intérieur de l'univers, au milieu de l'espace compris entre le ciel primordial et la terre, comme prise par l'effet du gel et solidifiée en une masse de cristal, se déploie ; et cette sorte de voûte solide forme comme une cloison dans les espaces situés entre le ciel et la terre ; et cette voûte, le créateur l'a appelée ciel, lui donnant le nom de cet autre

chapitres du livre biblique de la Genèse, et pour une autre d'une interprétation particulière de l'histoire ancienne d'Israël. En ce qui concerne les débuts du christianisme, il donne une présentation qui diffère de celle que nous fait connaître le livre des Actes des apôtres. Ce long exposé de Pierre se trouvait dans !'Écrit de base, d'où il a passé dans les Reconnaissances. L'auteur des Homélies n'a pas attaché d'importance à cet exposé et l'a omis. Le contenu de la source indépendante s'arrête à la fin de Rec I, 71; à cet endroit, comme on le verra, l'auteur des Reconnaissances reprend le fil de la narration du roman et dit pourquoi Pierre avait été envoyé à Césarée, où prend place sa rencontre avec Clément. 43. Le récit de la création est basé sur Gn l, dont le contenu est présenté à la manière de la Haggadajuive (commentaire spirituel de !'Écriture). On trouve des parallèles dans l'exégèse rabbinique pour pratiquement chaque énoncé. Ce qui est caractéristique, c'est la présentation du cosmos comme une vaste maison, divisée en deux régions par l'interposition du firmament. Ce dernier est un élément solide ; il sépare les eaux supérieures des eaux inférieures (voir Gn l, 6) ; il a été formé à partir de l'eau, qui s'est solidifiée à la manière d'un cristal. Voir à ce sujet le Midrach Rabba sur Gn r, 6 (Midrach Rabba, tome!, Genèse Rabba, trad. de l'hébreu par B. MARUANI et A. COHEN-ARAZI, Paris 1987, p. 66) et le Targoum Onqelos de Gn l, 6-8 (B. GROSSFELD, The Targum Onqelos to Genesis, Edinburgh 1988, p. 42). En 27, 6-9, il est question du troisième jour de la création (Gn r, 9-13): lorsque les eaux qui couvraient l'abîme se retirèrent, la terre apparut comme une calotte qui flottait sur les eaux.

LIVRE I

101

ciel plus ancien. 4 Et c'est ainsi qu'il divisa l'édifice du monde en deux régions, bien qu'il ne formât qu'une seule demeure. 5 Le motif de cette division était que la région supérieure offrît une habitation aux anges et la région inférieure aux hommes. 6 Après cela, ce qui restait des eaux dans les zones inférieures fut, sur un ordre de la volonté éternelle, recueilli par les espaces marins et les abîmes qui avaient été créés ; et, alors que les eaux se déversaient dans les gouffres béants, la terre ferme apparut. 7 Et c'est par la réunion des eaux que furent faites les mers; 8 Et, après cela, la terre, qui était apparue, produisit diverses espèces d'herbes et de broussailles ; et elle fit également jaillir des sources et des cours d'eau non seulement dans les plaines, mais aussi dans les montagnes. 9 Etc' est ainsi que tout fut préparé pour que les hommes qui habiteraient la terre eussent la possibilité d'user de tout cela à leur gré, c'est-à-dire pour le bien ou pour le mal. 28 r «Après cela, il orne d'étoiles le ciel visible; il y place aussi le soleil et la lune, afin que le jour reçoive la lumière de l'un et la nuit celle de l'autre, et qu'en même temps ils servent à indiquer le passé, le présent et l'avenir. 2 Les astres, en effet, ont été créés pour marquer les jours et les saisons; si tous les hommes les voient, seuls les savants et les esprits sagaces les interprètent 44 . 3 Après avoir ordonné que la terre et les eaux produisent les êtres animés, il créa le Paradis, qu'il appela aussi lieu de délices. 4 En dernier, il créa l'homme, à l'intention de

44. Pour les intelligents et les érudits, le soleil et la lune sont des signes, ils indiquent le passé, le présent et l'avenir. Ici, l'astrologie est donc considérée positivement, alors que dans le reste du roman elle sera condamnée (voir surtout Rec IX). L'astrologie est l'un des principaux thèmes de l'antiquité tardive et chrétienne. Voir la conviction au sujet de la fatalité astrologique aussi bien de certains courants de la philosophie que des gnostiques. Les elchasaïtes aussi croyaient à l'influence néfaste des étoiles (dans Écrits apocryphes chrétiens,!, p. 859).

102

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

qui il avait disposé toutes choses, dont l'image intérieure est plus ancienne et pour qui tout ce qui existe a été créé et octroyé pour servir à son usage et aux besoins de son séjour. Les Géants; le Déluge

29 r «Alors, quand fut achevée la création de tout ce qui est dans le ciel, sur la terre et dans les eaux, la race des hommes s'étant déjà multipliée 45 , à la huitième génération, des hommes justes, qui avaient mené la vie des anges, se laissèrent séduire par la beauté des femmes et s'abandonnèrent à des unions

45. Après avoir résumé le contenu de Gn 2, r, l'auteur passe directemeut à Gn 6, r, pour parler ensuite des vingt-et-une générations, d'Adam à Abraham. Le récit commence à la huitième génération, lorsque le mal fit son apparition dans le monde à cause du péché des « hommes justes >>, les« fils de Dieu» (bené elohim) de Gn 6, 2. Dans le Livre d'Hénoch (I Hen VI, 2), repris dans le Livre des jubilés Uub V, r), ces derniers sont des anges déchus, les Veilleurs. Le fait que le péché d'Adam ne soit pas mentionné va de pair avec la théorie sous-:iacente du vrai Prophète (voir Hom II, 20 et suiv. et, ci-dessus, la note sur Rec I, 16, r). À la différence de la tradition hénochienne, la source ne fait pas remonter le mal aux anges déchus, mais aux premiers descendants d'Adam, aux hommes justes qui avaient d'abord mené une vie d'anges. Leur péché est envisagé comme une dégradation ou une chute de leur état originel, sous l'impulsion du penchant mauvais, le« cœur mauvais» (cor malignurn) de !'Apocalypse d'Esdras (voir 4 Esd II, 20-21; etc.). Ce cœur mauvais sera identifié de plus en plus avec la concupiscence. Le péché des hommes justes est la cause du péché des autres hommes. Voir aussi Rec IV, 9, 3-4. Il en va autrement en Hom VIII, 12, où les anges déchus introduisent le péché dans le monde, selon la tradition hénochienne. Il faut signaler que ces deux conceptions de la cause du péché sont mentionnées dans la Caverne des Trésors: a) la dégradation morale des descendants de Seth (VII, 2; X, l 5 et suiv.; XV, 1-3); b) le péché des anges avec les filles des hommes (XV, 4). Cette seconde interprétation est rejetée en tant qu' « erreur des auteurs antérieurs». Voir: La Caverne des Trésors. Les deux recensions syriaques, traduites par Su-Mrn-Rr, (Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, « Scriptores Syri », 208), Louvain r 987.

LIVRE I

103

immorales et illicites; 2 dès lors, n'agissant plus que dans l'indécence et le dérèglement, ils altérèrent l'état des choses humaines et l'ordre moral venu de Dieu; et c'est ainsi qu'ils poussèrent tous les hommes, soit par persuasion soit par violence, à pécher contre Dieu, leur créateur 46 . 3 Ensuite, à la neuvième génération naissent les Géants, ainsi appelés par le siècle, non pas aux pieds de dragons, comme le rapportent les fables des Grecs, mais des ètres au corps immense dont on montre encore pour preuve en certains endroits les os de dimensions énormes. 4 Mais, contre eux, la juste Providence de Dieu amena sur le monde le déluge, afin que la terre fût purifiée de leur souillure et que, pour l'anéantissement des méchants, tout lieu fût transformé en mer. 5 Pourtant alors un homme, un seul, fut trouvé juste; son nom était Noé; ayant été sauvé dans une arche avec ses trois fils et leurs épouses, il devint, après le retrait des eaux, le colonisateur du monde avec les animaux et les semences qu'ils avaient enfermés avec lui.

Les fils de Noé 30 r « À la douzième génération, quand Dieu eut béni les hommes et qu'ils eurent commencé à se multiplier, ils reçurent l'interdiction de goûter au sang 47 ; car c'est aussi pour cette raison que s'était produit le déluge. 2 À la treizième génération 48 , un des trois fils de Noé, le deuxième, outragea son

46. Le péché des justes a contaminé le monde. Le signe évident de cette contamination est la naissance des Géants, comme dans la tradition hénochienne (voir I Hen VII, 2; XIV, 24-XVI, 4). La contamination sera lavée par le déluge. 47. Voir Gn 9, 4 et Lv 17, 14. Il s'agit de l'un des préceptes dits« noachiques », révélés à Noé dans le temps qui a suivi le déluge. 48. Pour le récit qui va de la treizième à la vingtième génération (30, 231, 3), il semble que l'auteur de la source a suivi le Livre des jubilés, ou une tradition commune aux deux textes, comme H. RbNSCH l'a montré

104

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

père, dont la malédiction fit tomber sa descendance dans la condition servile. 3 En même temps, son frère aîné reçut en partage un lieu de résidence situé au milieu de la terre, où se trouve le pays de Judée; son frère cadet obtint la région orientale, tandis que lui-même recevait la portion occidentale. 4 À la quatorzième génération, un homme, issu de la descendance maudite, fut le premier, en vue de pratiquer l'art de la magie, à construire un autel en l'honneur des démons et à offrir des sacrifices sanglants. 5 À la quinzième génération, pour la première fois des hommes élevèrent une idole et l'adorèrent; jusqu'à ce temps-là, la langue hébraïque donnée par Dieu aux hommes exerça une domination exclusive. 6 À la seizième génération, les fils des hommes émigrèrent de l'Orient et, à leur arrivée dans les terres de leurs ancêtres, chacun désigna par son propre nom le territoire qu'il avait reçu en partage. 7 À la dix-septième génération, Nemrod 49 régna le premier sur la Babylonie et construisit une ville. De là il passa chez les Perses et les initia au culte du feu.

Après le déluge 31 I «À la dix-huitième génération furent bâties des villes fortifiées, des armées furent organisées et équipées, des juges et des lois institués, des temples édifiés, tandis que les princes des nations étaient adorés à l'instar des dieux. 2 À la dix-neuvième génération, les descendants de celui qui, après le déluge, avait été maudit sortent de leurs territoires propres, qu'ils avaient obtenus par le sort dans les régions occidentales, et chassent ceux qui avaient reçu en partage le milieu de la terre vers les

depuis longtemps dans son livre : Das Buch der ]ubiliien oder die kleine Genesis, Leipzig 1874. 49. Nemrod, premier roi de Babylone et initiateur du culte du feu en Perse, correspond pratiquement à Zoroastre.

LIVRE I

105

contrées orientales, les refoulant jusqu'en Perse, tandis qu'eux-mêmes s'installent injustement sur les terres de ceux qui en ont été bannis. 3 À la vingtième génération, un fils, pour la première fois, mourut avant son père à cause d'un crime d'inceste. Abraham

32 r «À la vingt-et-unième génération parut un certain homme sage 50 , issu de la race de ceux qui avaient été chassés; il descendait du fils aîné de Noé; son nom était Abraham et de lui dérive notre nation hébraïque. 2 Comme le monde entier était une nouvelle fois en proie à toutes sortes d' égarements et qu'en raison de la monstruosité de ses forfaits sa destruction prochaine se préparait, non plus par l'eau mais par le feu, le fléau, ayant pris son départ à Sodome, menaçait déjà la terre entière; mais, en vertu de son amitié avec Dieu, à qui il avait eu le bonheur de complaire, il empêcha que le monde ne pérît également. 3 Or, dès le début, alors que tous les hommes étaient dans l'erreur, lui-même, étant versé dans l'art de l'astrologie, fut capable, par la disposition rationnelle et l'ordre des étoiles, de reconnaître le créateur et comprit que l'univers était gouverné par sa providence. 4 C'est pourquoi un ange, se tenant près de lui dans une vision, le renseigna plus parfaitement sur les choses qu'il avait commencé de concevoir. Mais il lui indiqua aussi ce qui attendait sa race et sa postérité et lui assura que ces lieux ne devaient pas tant leur être donnés que restitués.

50. Dans l'histoire d'Abraham (32, l-34, 2), deux points sont à relever: (a) «de lui dérive notre nation hébraïque» (32, l); (b) il était« versé dans l'art de l'astrologie» (32, 3); voir ci-dessus, 28, l-2. Sur 32, 3-4, voir en particulier le Livre des Jubilés, 12, 16.27.

106

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Postérité d'Abraham 33 r «Donc, comme Abraham était désireux de connaître la cause des choses et qu'il y réfléchissait assidûment, le vrai Prophète lui apparut 51 , qui seul connaît les cœurs et les desseins des hommes, 2 et lui découvrit tout ce qu'il désirait; il lui enseigna la connaissance de la divinité, lui révéla l'origine et également la fin du monde, lui l'immortalité de l'âme et les façons de vivre par lesquelles il plairait à Dieu; il lui annonça encore la résurrection future des morts et le jugement à venir, la récompense des bons et le châtiment des méchants, toutes choses qui devaient être réglées par un jugement équitable. Puis, après lui avoir tout enseigné de manière aussi exacte que complète, il se retira dans son séjour invisible. 3 Par ailleurs, alors qu'Abraham était encore dans l'ignorance, comme nous te l'avons déjà dit précédemment, il lui naquit deux fils, dont l'un fut appelé Ismaël et l'autre Héliesdros. Du premier descendent les nations barbares, du second les peuples des Perses. 4 Parmi ces derniers, quelques-uns adoptèrent le genre de vie et les usages des Brahmanes, leurs voisins; d'autres s'établirent en Arabie et certains de leurs descendants se répandirent jusqu'en Égypte. 5 Enfin quelques Indiens et Égyptiens apprirent d'eux la pratique de la circoncision et une observance plus pure que celle des autres, bien que, dans la suite

51. Cette théophanie se base sur le texte Ùe Gn 12, l-5. Dans ce texte c'est le« Seigneur» qui parle à Abraham. Précédemment, en Rec I, 32 c'est un ange qui lui apparaît, ce qui rappelle jubilés 12, 22. Il faut noter à ce propos que, dans l'exposé de la source suivie dans Rec I, 27-71, l'expression« le vrai Prophète» se trouve sept fois (33, l; 34, 4; 37, 3; 44, 5; 44, 6; 54, 5 et 69, 5); ailleurs il est seulement question du «Prophète» annoncé par Moïse selon Dt 18, 15-18. «Vrai Prophète» semble donc être une interpolation faite par !'auteur de !'Écrit de base, au moment où il a incorporé la source dans son propre texte.

LIVRE I

107

des temps, la plupart d'entre eux aient changé en impiété ce qui était la marque et la preuve de la chasteté.

Les Israélites en Égypte 34 r « Cependant, après avoir engendré ces deux fils dans le temps où il vivait encore dans l'ignorance des choses, une fois obtenue la connaissance de Dieu, il lui demande, parce qu'il était juste, d'avoir le privilège de procréer une descendance par son épouse légitime Sarah, bien qu'elle fût stérile; 2 et il reçut un fils qu'il nomma Isaac, dont est né Jacob; et de Jacob sont issus les douze Patriarches, et de ces douze les soixante-douze 52 . 3 Ceux-ci, comme une famine commençait à sévir, vinrent en Égypte avec toutes leurs familles; et durant quatre cents ans, s'étant multipliés grâce à la bénédiction et à la promesse de Dieu, ils furent opprimés par les Égyptiens. 4 Mais, alors qu'ils subissaient cette oppression, le vrai Prophète apparut à Moïse ; il frappa de dix plaies 53 célestes les Égyptiens qui s'opposaient au départ des Hébreux et à leur retour dans leur patrie, et conduisit le peuple de Dieu hors d'Égypte. 5 Mais ceux des Égyptiens qui avaient survécu, épousant la hargne de leur roi, se mirent à la poursuite des Hébreux ; 6 les ayant repérés sur le rivage, ils se préparaient à les massacrer et à les exterminer tous, mais Moïse, ayant adressé une prière à Dieu, partagea la mer en deux parts, de sorte que l'eau se dressait à droite et à gauche comme figée par le gel et que le peuple de Dieu traversa la mer comme par un chemin sec 54 ; mais les Égyptiens

52. Le nombre des descendants de Jacob est ici de soixante-douze; en Gn 46, 26 et suiv. et Ex r, 5, il est de soixante-dix (soixante-quinze selon la Septante, ainsi que dans les Actes des apôtres, 7, r4). Le nombre des descendants de Jacob, dans notre texte, correspond à celui des disciples de Moïse et de Jésus (voir ci-dessous, 40, 4). 53. Voir Ex 7, 14 et suiv. 54. Voir Ex 14, 15 et suiv.

108

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

qui les poursuivaient, s'étant aventurés témérairement, furent noyés. 7 En effet, au moment où le dernier des Hébreux remonta, le dernier des Égyptiens descendit dans la mer, et à l'instant, les eaux, qui avaient été retenues captives comme sous l'effet du gel, furent relâchées sur l'ordre de celui qui les avait retenues et, recouvrant leur liberté naturelle, infligèrent son châtiment au peuple des impies. L'Exode

35 r «Ensuite, Moïse, sur l'ordre de Dieu qui pourvoit à toutes choses, fit sortir le peuple des Hébreux dans le désert; délaissant le chemin le plus court qui conduit d'Égypte en Judée, il mène son peuple en de longues et tortueuses étapes de désert, afin que, en raison des épreuves endurées pendant quarante ans, les vices qu'ils avaient contractés par suite de leur longue familiarité avec les mœurs égyptiennes soient effacés grâce au changement radical de leur mode de vie. 2 Dans l'intervalle, ils parviennent au mont Sinaï; et c'est de là que la loi leur est donnée par des voix et des visions venues du ciel 55 ; elle était rédigée en dix commandements, dont le premier et le plus important était d'adorer Dieu lui-même, lui seul, et de ne se faire aucune image ni statue pour les adorer. 3 Mais, comme Moïse, ayant gravi la montagne, y demeurait depuis quarante jours, ce peuple, qui avait vu l'Égypte frappée par les dix plaies, la mer séparée en deux et franchie à pied, la manne 56 aussi tombée du ciel en guise de pain et la boisson fournie par le rocher qui les suivait 57 (cette sorte de nourriture, par la puissance divine, changeait de saveur au gré de chacun) ; 4 eux qui, exposés aux assauts brûlants du ciel, étaient protégés

55. Voir Ex 19, 16-20, 6. 56. Voir Ex 16, 4-35. 57. Voir Nb 20, 8-11et1 Co IO, 4.

LIVRE I

109

pendant le jour par un nuage 58 qui leur évitait d'être rôtis par la chaleur, tandis que pendant la nuit, ils étaient éclairés par une colonne de feu, afin qu'à la désolation du désert ne s'ajoutât pas de surcroît l'effroi des ténèbres; 5 alors que, dis-je, Moïse s'attardait, ces mêmes Hébreux se fabriquèrent, à l'imitation d' Apis auquel ils avaient vu adresser un culte en Égypte, une tête de veau en or 59 qu'ils adorèrent; après tous les miracles éclatants dont ils avaient été les témoins, ils furent incapables de se débarrasser et de se purifier de la crasse des anciennes habitudes. 6 Et c'est pour cette raison que Moïse, renonçant à l'itinéraire court qui conduit d'Égypte en Judée, leur fit faire un immense détour à travers le désert, pour tenter, comme nous l'avons dit, d'éliminer les vices nés d'une habitude invétérée en procédant à un changement complet de leur éducation.

Moïse autorise les sacrifices 36 r «Entre-temps, Moïse, en administrateur fidèle et prudent, constatant qu'à cause d'une longue association avec les Égyptiens le vice de sacrifier aux idoles s'était profondément implanté dans le peuple et qu'il était impossible d'en extirper les racines de ce mal, lui permit de sacrifier 60 , mais ne l'autorisa à le faire qu'à Dieu seul; de la sorte, il retranchait, pour ainsi dire, la moitié de la perversion si profondément enracinée, laissant à un autre 61 le soin d'en éliminer plus tard la

58. Voir Ex 13, 21-22 et 1 Co IO, I-2. 59. Voir Ex 3 r, r et suiv. 60. La pratique des sacrifices sanglants n'a été qu'une concession accordée par Moïse, mais à condition qu'ils soient offerts à Dieu seul et dans un lieu fixé (voir 37, r), c'est-à-dire à Jérusalem, dans le temple. Cette concession était provisoire : elle ne vaut que jusqu'à la venue du Prophète, que Moïse lui-même a annoncée (Dt 18, 15-20). 61. Promesse de la venue du Prophète (chap. 36-38).

11 Ü

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

seconde moitié, à savoir à celui dont lui-même a dit: 2 "Le Seigneur votre Dieu suscitera pour vous un prophète comme moi 62 ; écoutez-le en tout ce qu'il vous dira. Quiconque en effet n'écoutera pas ce prophète, son âme sera bannie de son peuple!" Le Lieu Saint 37 I «Outre cela, il détermina également un lieu 63 , le seul où il leur serait permis de sacrifier à Dieu; 2 or voici ce qu'il avait en vue en faisant tout cela : lorsque le moment opportun serait venu et qu'ils auraient appris du Prophète que Dieu désire la miséricorde et non le sacrifice 64 , ils devaient voir Celui qui leur enseignerait que le lieu choisi par Dieu, dans lequel il convenait de lui offrir des victimes, est sa Sagesse; quant au lieu qu'ils voyaient avoir été choisi pour un temps, ils devaient apprendre également qu'après avoir subi à maintes reprises les incursions et les déprédations des ennemis, il serait finalement détruit de fond en comble. 3 Et pour leur en donner l'assurance avant même l'avènement du vrai Prophète qui devait aussi bien refuser les victimes que le lieu - , il fut souvent dévasté et incendié par les ennemis; 4 et le peuple fut

62. Le libellé de la promesse du « Prophète comme Moïse » correspond à celui des Actes des apôtres (3, 22-23), qui cite Dt 18, 15-19; d'où l'hypothèse que l'auteur de la source connaissait le livre des Actes, ou une tradition commune aux deux textes. 63. La version syriaque donne un texte différent au chapitre 37. En 37, 2, elle dit : ceux qui croient au Prophète seront guidés par la sagesse de Dieu vers un lieu fortifié de la terre et préservés de la guerre qui éclatera par la suite pour détruire les incroyants. Ce «lieu fortifié » se trouve à l'intérieur de la «terre» d'Israël, il ne semble donc pas correspondre à la ville de Pella, où se réfugia la communauté chrétienne de Jérusalem lors de la première guerre juive (66-70 après J.-C.), selon la notice d'Eusèbe, Histoire ecclésiastique, III, 5, 3. Pella, en effet, se trouve dans la Décapole. 64. Voir Mt 9, 13 et 12, 7, qui cite Os 6, 6.

LIVRE I

111

emmené en captivité au milieu des nations étrangères, et fut ensuite, lorsqu'il fit appel à la miséricorde de Dieu, ramené dans sa patrie, afin qu'il apprît par là qu'en offrant des sacrifices il est exilé et livré aux ennemis, mais qu'en pratiquant la miséricorde et la justice, sans recourir aux sacrifices, il est délivré de captivité et rendu à sa patrie 65 . 5 Mais cela, malheureusement, bien peu le comprirent; car le plus grand nombre, même s'ils étaient en mesure de le percevoir et de s'en aviser, restaient prisonniers de l'opinion du vulgaire privé de raison. En effet, jugement droit et liberté sont l'apanage de peu de gens.

Entrée des Israélites dans la terre promise 66 38 r « Donc Moïse, après avoir pris ces dispositions, plaça à la tête de son peuple un homme appelé Ausès 67 pour ramener les siens dans la terre de leurs ancêtres; lui-même, sur l'ordre du Dieu vivant, gravit une montagne et y mourut 68 . 2 Or sa mort fut telle que, jusqu'à ce jour, personne n'a découvert sa sépulture. 3 Ainsi, quand le peuple eut atteint le sol de ses pères, à peine y fut-il entré, que grâce à la Providence divine, les habitants appartenant à des races iniques sont mis en déroute, tandis que les Hébreux prennent possession de leur héritage ancestral en recourant au tirage au sort. 4 Ensuite, gouvernés pendant quelque temps par des juges et non par des rois, ils vécurent dans des conditions plutôt paisibles. 5 Mais quand ils

65. Les vicissitudes qu'ont connues le temple et le peuple élu luimême, avant la venue du Prophète, avaient une valeur pédagogique, celle d'enseigner qu'en offrant des sacrifices le peuple est exilé, et qu'en pratiquant la miséricorde et la justice, sans recourir aux sacrifices, il est délivré de la captivité. 66. Le chapitre 3 8 résume l'histoire d'Israël après Moïse. 67. Il s'agit de Josué; voir Dt 31, let suiv. 68. Voir Dt 34, l-7.

112

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

cherchèrent à se donner des tyrans plutôt que des rois 69 , alors aussi, sur le lieu même qui avait été destiné pour eux à la prière, ils construisirent un temple à la mesure de l'ambition des rois; et ainsi, avec une succession de rois impies, le peuple se laissa aussi entraîner à des impiétés toujours plus graves.

Le baptême au lieu des sacrifices 39 r « Mais le temps commença de se rapprocher où ce qui manquait, comme nous l'avons dit, aux institutions de Moïse devait être complété et où devait paraître le Prophète 70 qu'il avait annoncé et qui allait tout d'abord, par la miséricorde de Dieu, engager les Hébreux à renoncer aux sacrifices; 2 et de peur qu'ils ne vinssent à penser qu'en cessant d'offrir des victimes ils se verraient supprimer la rémission des péchés, il institua pour eux le baptême d'eau 71 , dans lequel, par l'invocation de son nom, ils seraient délivrés de tous leurs péchés; et à l'avenir, en menant une vie de perfection, ils demeureraient dans l'immortalité, lavés, non par le sang des bêtes, mais par la purification venant de la sagesse divine. 3 Enfin, une preuve évidente de ce grand mystère est encore fournie que quiconque croira dans le Prophète annoncé par Moïse et sera baptisé en son nom, sera gardé indemne des désastres de la guerre qui menacent la nation incrédule et le Lieu lui-même,

69. Mépris pour les rois d'Israël, qui furent plutôt des tyrans. La construction du temple avait seulement pour but de satisfaire leur ambition. 70. La venue du Prophète (chap. 39-42). 71. Le temps de la venue du Prophète est caractérisé par le fait que le baptême remplace les sacrifices. Le baptême est administré au nom du Prophète(= Jésus-Christ); voir Ac 2, 38; 8, r6; ro, 48; etc. Il faut remarquer que la purification baptismale (la rémission des péchés) est l' œuvre de la sagesse divine. La mort du Christ n'est pas mentionnée. Dieu luimême opère le salut par!' eau du baptême. Cette idée est centrale dàns la théologie d'un courant judéo-chrétien, de type baptiste.

LIVRE I

113

72 tandis que les incroyants seront exilés du Lieu et du royaume , afin que, même à leur corps défendant, ils comprennen t la volonté de Dieu et s'y soumettent.

Avènement du vrai Prophète 40 r «Toutes ces choses ayant été ordonnées ainsi à l'avance, voici que se présente celui qui était attendu, produisant des signes et des prodiges comme des preuves qui devaient le rendre manifeste. 2 Mais même ainsi, le peuple ne crut pas, bien qu'au cours de tant de siècles il eût été formé à croire ces choses. Et non seulement il ne crut pas, mais à l'incroyance, il ajouta le blasphème, disant qu'il était glouton et esclave de son ventre, 73 et qu'il était possédé du démon , Lui qui était venu pour leur salut. 3 Tellement la malignité prévaut grâce au soutien des méchants! Si la sagesse de Dieu n'avait pas assisté ceux qui aiment la vérité, l'erreur impie les aurait enveloppés presque tous ensemble. 4 Il nous a donc choisis les premiers, nous les Douze 74 , qui croyions en lui et qu'il nomma apôtres, ensuite 75 soixante-dou ze autres disciples , des plus éprouvés, afin que,

72. Les juifs qui croiront dans le Prophète et seront baptisés (les judéochrétiens) seront préservés de la guerre qui menace la nation, alors que les incroyants seront expulsés de Jérusalem. Le texte fait allusion à l'expulsion des juifs de Jérusalem, selon l'édit d'Hadrien de l'an l 3 5 après J.-C., à la suite de la seconde guerre juive (132-135). L'auteur ne distingue pas ce qui s'est passé lors de la première guerre juive (voir 37, 2) et ce qui est arrivé du temps de la seconde (39, 3). Dans les deux situations, c'est toujours la foi dans le Prophète qui sauve les juifS. 73. VoirMt11,18 -19:jn7,20. 74. Voir Mt IO, r et suiv. (les douze apôtres). C'est l'idée de la collégialité des Apôtres qui est ici mise en évidence ; voir aussi 44, r. Cette idée se trouve également dans un fragment de l'Évangile des ébionites, cité par Épiphane, Panarion, XXX, 13, 2-3. 75. Voir Le IO, l et suiv. (les soixante-douz e disciples); de nombreux témoins de Le IO, r lisent« soixante-dix». L'auteur suit ici le modèle des soixante-douze disciples de Moïse.

114

RECONNAI SSANCES DU PSEUDO-C LÉMENT

reconnaiss ant au moins à cela l'image de Moïse, la multitude crût qu'il était ce Prophète dont Moïse avait prédit la venue.

Rejet du vrai Prophète 41 r «Mais quelqu'un pourrait dire peut-être qu'il est possible à n'importe qui d'imiter un nombre. Et que dira-t-il des signes et des miracles que ce opérait? De fait, Moïse avait accompli des miracles et des guérisons en Égypte. 2 De même, celui dont il prédit qu'il se lèverait en Prophète semblable à lui, guérissait parmi le peuple toute maladie et toute infirmité, faisait des miracles innombrab les et prêchait la vie éternelle 76 : et il fut cloué sur la croix par les impies; pourtant ce forfait, par l'effet de sa puissance, s'est changé en bien. 3 Enfin, quand il endurait ses souffrances, le monde entier souffrit avec lui : le soleil fut obscurci et les astres troublés, la mer se souleva et les montagnes se fendirent, les sépulcres s' ouvrirent, le voile du temple se déchira, comme pour se lamenter sur la destruction qui menaçait le Lieu 77 • 4 Et cependant, quoique le monde entier fût dérangé, le peuple, même aujourd'hui, ne se laisse nullement inciter à chercher l'explicatio n de phénomèn es aussi extraordina ires.

L'appel aux gentils 42 r «Mais, parce qu'il était nécessaire, pour prendre la place de ceux qui persistaient dans l'incrédulit é, de faire appel aux gentils 78 , afin que fût complété le nombre révélé à Abraham,

76. Voir Mt 4, 23. 77. Voir Mt 27, 45.51-52 (Mc r5, 38; Le 23, 44-45). 78. L'extension de la mission chrétienne aux païens (voir Mt 28, 19) a pour but de compléter le nombre des croyants, qui avait été révélé à Abraham (voir Gn r 5, 5). Ainsi, les païens seront inclus dans la descendance d'Abraham.

LIVRE I

115

on envoie partout dans le monde prêcher le règne salvateur de Dieu. 2 Le trouble s'empare pour cette raison des esprits du monde qui s'opposent sans cesse aux hommes en quête de liberté et qui, pour détruire l'édifice de Dieu, recourent aux machines de guerre de leurs erreurs; or, rendus plus braves en leur résistant et en leur livrant de pénibles combats, ceux qui visent à la gloire du salut et de la liberté peuvent gagner la couronne du salut assortie de la palme de la victoire. 3 Cependant , après qu'il eut souffert et que, depuis la sixième jusqu'à la neuvième heure, les ténèbres eurent envahi le monde 79 , dès que le soleil fut revenu et que les choses furent rentrées dans l'ordre, les hommes mauvais, eux aussi, libérés de leur peur, redevinren t eux-même s et reprirent leurs anciennes habitudes. 4 En effet, certains d'entre eux, qui surveillaie nt le lieu avec un détacheme nt complet de gardes, n'ayant pu l'empêche r de ressusciter , affirmèren t qu'il était magicien; d'autres prétendire nt qu'il avait été enlevé 80 .

Progrès de l'Évangile 81 43 r «Pourtant la vérité triomphait partout : car, pour preuve que cela se produisait par l'effet de la puissance divine, voici que nous, qui avions été un si petit nombre, devenions, avec l'aide de Dieu, à mesure que les jours s'écoulaien t, beaucoup plus nombreux qu'eux, à tel point que les prêtres commencè rent à redouter à un certain moment que, grâce à la Providenc e divine et pour leur confusion, le peuple entier n'embrassâ t

79. Voir Mt 27, 45. 80. Voir Mt 28, 13. 81. Les chapitres 43-71 retracent l'histoire de l'Église de Jérusalem. Comme dans l'œuvre de Luc, l'histoire de l'Église est rattachée à celle du Christ.

116

RECONNAI SSANCES DU PSEUDO-C LÉMENT

notre foi 82 ; ils nous envoyaien t souvent des messagers nous demandant de leur parler de Jésus: était-il le Prophète annoncé par Moïse 83 , celui qui est le Christ éternel 84 ? 2 Car c'est sur ce point seul, semble-t-il , qu'il y a divergence entre nous qui croyons en Jésus et les juifs incroyants 85 . 3 Mais, tandis qu'ils nous posaient de fréquentes questions à ce sujet et que nous, de notre côté, nous attendions le moment opportun, il s'écoula une période de sept ans 86 depuis la Passion du Seigneur; l'Église du Seigneur constituée à Jérusalem, considérab lement multipliée, s'accroissait sous la conduite de Jacques 87 , qui y avait

82. Voir Ac l, 15 (le petit nombre des disciples); 2, 41; 5, 14; 6, l (leur multiplicatio n); 4, 1-2; 5, 17 et suiv. (l'opposition des prêtres, les sadducéens). 83. Sur la demande d'un débat public pour établir si Jésus est le Prophète annoncé par Moïse, voir aussi 44, 2; 53, 4; 63, r. C'est le sujet le plus important de cette section. 84. Voir Jn 12, 34 et, probablemen t, Ariston de Pella, cité par Jérôme, Commentaire au livre de la Genèse, I, l (Patrologia latina, 23, 937). D'après Ariston, en effet, les mots de Gn l, l («In principio ») signifient «In Filio »; la création est donc !' œuvre du Fils de Dieu, du Christ préexistant, identifié avec la Sagesse divine (voir Pr 8, 22 et suiv.). Ariston, originaire ou habitant de Pella, était probablemen t lui-même unjudéochrétien de la première moitié du ne siècle. Il est l'auteur d'un Dialogue de Jason et de Papiscus (ouvrage perdu). Il faut dire cependant que, dans le texte pseudo-clém entin, la préexistence du Christ n'est pas une idée clairement exprimée. 85. Si la foi en Jésus, le Messie, est la seule différence qui sépare la communauté chrétienne de Jérusalem du reste de la communaut é juive, il est évident que cette communaut é adhère à tous les autres points de la conduite juive. Voir à ce propos Ac 24, 5 : «la secte des nazaréens». 86. Littéralemen t: une semaine d'années. Remarquer le décalage entre cette datation des événements cités et les données chronologiqu es fournies plus haut en Rec I, 6 et suiv. 87. Voir la note sur I, 14, r. En ce qui concerne Jacques, premier évêque de Jérusalem, voir la notice d'Eusèbe, Histoire ecclésiastique, III, 7, 8; cette notice dépend très probableme nt des « documents écrits >> dont parle

LIVRE I

117

été ordonné évêque par le Seigneur et l'administrai t par de très sages dispositions.

Le défi de Caïphe 44 I « Or comme nous, les douze Apôtres, nous étions réunis pour le jour de la Pâque avec une foule immense et que chacun de nous était entré dans l'assemblée des frères, Jacques nous demande ce que nous avons fait, chacun dans son territoire, et nous le déclarons brièvement en présence du peuple. 2 Sur ces entrefaites, le grand prêtre Caïphe nous envoie des prêtres nous prier de nous rendre chez lui pour que, soit nous lui prouvions rationnellem ent que Jésus est lui-même le Christ éternel, soit lui nous prouve qu'il ne l'est pas, et qu'ainsi le peuple entier se rallie à une foi ou à l'autre; c'est ce qu'à maintes reprises il nous demande instamment de faire. 3 Quant à nous, nous remîmes souvent la chose à plus tard, attendant toujours un moment plus opportun. » 4 88 Et moi, Clément, je répondis à cela: «Je pense que le fait même de demander s'il est le Christ sert grandement la démonstratio n de la foi; autrement, le grand prêtre ne solliciterait pas si fréquemmen t soit de se renseigner sur le Christ, soit de nous renseigner sur son compte.» 5 Et Pierre me dit: Eusèbe en IV, 5, 2 et qui pourraient bien être identiques aux Mémoires d'Hégésippe. Jacques «ordonné évêque par le Seigneur» : c'est un élément provenant de la source judéo-chrétien ne utilisée en Rec I, 27-71. Que Jacques ait été établi chef de l'Église de Jérusalem directement par le Chrisl est une indication qui peut se déduire du fragment de l'Évangile des hébreux cité par Jérôme, Les hommes illustres, II (Écrits apocryphes chrétiens, I, p. 461 et suiv.). Ce fragment parle d'une apparition réservée par le Ressuscité à son frère Jacques et du repas pascal que les deux prennent ensemble. 88. La section 44, 4-52, 6 a été interpolée par l'auteur de !'Écrit de base dans le texte de la source. Il s'agit d'un dialogue entre Clément et Pierre. Le Christ y est appelé le «vrai Prophète>> alors que, dans la source ellemême, il est présenté comme le Prophète annoncé par Moïse.

118

RECONNAISS ANCES DU PSEUDO-CLÉ MENT

« Tu as bien répondu, Clément; car, de même qu'on ne peut voir sans yeux ni entendre sans oreilles ni sentir sans narines ni goûter sans langue ni tâter sans mains, de même il est impossible, sans le vrai Prophète, de connaître ce qui plaît à Dieu. » 6 Et moi je répondis : «]'ai déjà appris par ton enseignemen t qu'il est lui-même le vrai Prophète; mais je voudrais savoir ce que signifie "le Christ" et pourquoi il est ainsi appelé, pour éviter d'avoir, en une matière aussi importante, des notions vagues et incertaines. »

Le vrai Prophète : pourquoi il est appelé le Christ 45 r Alors Pierre commença à m'instruire de la manière suivante : « Quand Dieu eut créé le monde, en tant que maître de l'univers, il mit un chef à la tête de chaque espèce de créatures : même à la tête des arbres et des montagnes, des sources et des cours d'eau, et de toutes les choses qu'il avait créées, comme nous l'avons dit; car il serait trop long de passer en revue chaque créature. 2 Ainsi il donne pour chef aux anges un ange, aux esprits un esprit, aux étoiles une étoile, aux démons un démon, aux oiseaux un oiseau, aux bêtes féroces une bête féroce, un serpent aux serpents, un poisson aux poissons, aux hommes un homme qui est le Christ Jésus. 3 Or il est appelé Christ en vertu d'un rite religieux spécial. En effet, de même que certains noms sont communs aux rois, comme Arsace chez les Perses, César chez les Romains, Pharaon chez les Égyptiens, de même chez les juifs le nom commun qu'on donne aux rois est "Christ". 4 Et la raison de cette appellation est celle-ci : bien qu'en vérité il fût le Fils de Dieu et le commencement de toutes choses, il fut fait homme; c'est pourquoi il est le premier que Dieu oignit de l'huile tirée du bois de l'arbre de vie 89 . 5 C'est donc à cause de cette onction qu'il

89. De fait, le Christ est ici identifié avec Adam. Sur Adam-Christ, voir Hom III, 17 et III, 20.

LIVRE I

119

est appelé Christ. Lui-même enfin, conformément au dessein de son Père, oindra aussi d'une huile semblable tous les hommes pieux, quand ils arriveront dans son royaume, pour les reposer de leurs fatigues, comme des gens qui ont surmonté les difficultés d'un chemin raboteux, afin que leur lumière resplendisse et que, remplis de l'Esprit saint, ils reçoivent le don de l'immortalité. 6 Il me revient d'ailleurs que je t'ai suffisamment expliqué toute la nature de l'arbre d'où est tirée cette huile 90 .

L'onction 46 I «Mais cette fois encore, je vais te remettre en mémoire toutes ces choses en une brève esquisse. 2 Dans la vie présente, Aaron, le grand prêtre, reçut le premier l'onction d'un chrême 91 , mélange préparé à l'image de l'huile spirituelle dont nous venons de parler; il fut prince du peuple et, à l'instar d'un roi, percevait du peuple les prémices et le tribut par tête et, ayant reçu la mission de juger le peuple, il jugeait des choses pures et des choses impures. 3 Et si quelqu'un d'autre avait reçu cette même onction, comme s'il en tirait un pouvoir, il devenait lui aussi roi, prophète ou grand prêtre. 4 Or, si ce signe de grâce temporelle, composé par les hommes, a eu tant d'efficacité, tu dois dès lors comprendre quelle puissance a l'onguent tiré par Dieu de l'arbre de vie, puisqu'aussi bien celui qui a été fait par les hommes peut conférer des dignités si éminentes parmi les hommes. 5 En effet, quoi de plus glorieux dans le siècle présent qu'un prophète, de plus illustre qu'un grand prêtre, de plus haut placé qu'un roi?»

90. On ne trouve pas trace de cet exposé de Pierre ailleurs dans les Reconnaissances. 91. Voir Ex 29, 7.

120

RECONNAISS ANCES DU PSEUDO-CLÉ MENT

Adam, prophète par l'onction 47 r Et moi, je répondis à ces paroles: «Je me souviens, Pierre, que tu m'as dit du premier homme qu'il fut prophète; mais tu ne m'as pas dit qu'il avait reçu l'onction. 2 Or, s'il n'y a pas de prophète sans onction, comment se fait-il que le premier homme fut prophète sans avoir été oint? » 3 Alors Pierre me dit en souriant : « Si le premier homme a prophétisé, il est certain qu'il avait lui aussi reçu l'onction. Car, bien que celui qui a consigné la Loi par écrit ait gardé le silence au sujet de l'onction d'Adam, il nous a pourtant donné à entendre de façon claire ce qu'il en était. 4 En effet, de même que, s'il avait dit qu'il avait reçu l'onction, il ne ferait aucun doute qu'il fut aussi prophète, même si cela n'était pas écrit dans la Loi, de même, comme il est certain qu'il fut prophète, il est pareillement certain qu'il a été aussi oint, puisque, sans onction, il n'aurait pas pu prophétiser. 5 Mais voici ce qu'il t'eût fallu dire plutôt: "Si le chrême fut composé par Aaron selon l'art du parfumeur 92 , comment le premier homme put-il être oint d'une huile composée selon les règles de l'art, alors que les arts n'étaient pas encore inventés?" » 6 Et moi, je répondis : «Ne trahis pas ma pensée, Pierre; je ne parle pas d'un baume composé ni d'une huile temporelle, mais de cet onguent simple et éternel dont tu m'as enseigné qu'il fut créé par Dieu, à la ressemblance duquel tu dis que l'autre fut confectionné par les hommes. »

Jésus, nouveau grand prêtre 48 r Pierre, à ces mots, apparemme nt indigné, s'écria: « Quoi! Penses-tu, Clément, que nous tous pouvons tout savoir avant le temps? 2 Mais, pour ne pas nous écarter maintenant

92. Voir

ex 30, 25.

LIVRE I

121

de notre propos, je t'expliquerai plus clairement ces choses à un autre moment, lorsque tes progrès seront plus manifestes. 3 En fait, un grand prêtre ou un prophète, ayant reçu l' onction du baume composé, lorsqu'il embrasait l'autel de Dieu, était tenu pour illustre dans le monde entier. 4 Mais, après Aaron, qui fut grand prêtre, un autre fut retiré des eaux. Je ne veux pas parler de Moïse, mais de celui qui, dans les eaux du baptême, par Dieu fut appelé son Fils 93 • 5 Car c'est Jésus qui a éteint, par la grâce du baptême, le feu qu'allumait le grand prêtre pour nos péchés ; 6 en effet, depuis le temps où il est apparu, le chrême a pris fin, par lequel étaient conférés soit la dignité de grand prêtre, soit le don de prophétie, soit le titre de roi.

Les deux avènements du Christ 49 r « Son avènement fut donc prédit par Moïse, qui transmit la Loi de Dieu aux hommes ; mais par un autre aussi avant lui 94 , comme je te l'ai déjà transmis. 2 Donc Moïse annonça qu'il naîtrait humble dans un premier avènement, mais glorieux dans le second 95 . 3 Et le premier s'est déjà réalisé, du moment qu'il est venu, qu'il a enseigné et que lui, le juge de tous les hommes, il a été jugé et mis à mort. 4 Mais, lors du second avènement, il viendra pour juger; et il condamnera les impies, tandis qu'il accueillera les justes pour se les associer et leur faire partager son royaume. 5 La foi dans son second

93. Voir Mt 3, I7 (Mc I, II; Le 3, 22) et le fragment de l'Évangile des ébionites cité par Épiphane, Panarion, XXX, I3, 7-8. 94. L'avènement du Christ fut prédit par un autre avant Moïse: l'auteur pense probablement à Hénoch: voir I Hénoch, 37-7I («Paraboles» d'Hénoch). 95. L'annonce des deux avènements du Christ est mentionnée également en I, 69, 4. Voir aussi Justin, Dialogue I4, 8; 3I, I; 35, 8; 36, I; 40, 4; 45, 4; 49, 2; 5I-54.

122

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

avènement est donc fondée sur le premier. De fait, les prophètes ont parlé du premier avènement, principalement Jacob et Moïse; quelques-uns, toutefois, ont aussi parlé du second. 6 Mais la grandeur de la prophétie se révèle surtout dans le fait que les prophètes n'ont rien dit de l'avenir en suivant l'ordre normal des événements; autrement, ils apparaîtraient plutôt comme des hommes avisés, ayant conjecturé ce que leur dictait la séquence logique des choses.

Rejet du Christ par les juifs 50 r «En réalité, voici ce que je veux dire: il était dans l'ordre des choses que le Christ fût accueilli par les juifs chez qui il était venu et qu'on crût en celui qui était attendu pour le salut du peuple selon les traditions des ancêtres, et au contraire, que les gentils lui fussent hostiles, eux à qui nulle promesse ni prédiction n'avaient été faites à son sujet, bien plus, de qui il n'avait jamais été connu même de nom. 2 Et pourtant les prophètes, en contradiction avec l'ordre et la logique des choses, ont déclaré qu'il serait l'espérance des gentils et non pas des juifs. 3 En définitive, c'est bien ainsi que les choses se sont passées. Car, quand il fut venu, ceux qui étaient censés l'attendre conformément aux traditions des ancêtres ne l'ont pas du tout reconnu; en revanche, ceux qui n'avaient jamais entendu parler de lui croient qu'il est venu et espèrent qu'il viendra. 4 Et c'est ainsi qu'en tous points la prophétie s'est avérée fidèle en disant qu'il serait l'espérance des gentils. 5 Les juifs se sont donc trompés au sujet du premier avènement du Seigneur et c'est là seulement le point de rupture entre eux et nous ; 6 car ils savent eux aussi que le Christ viendra et ils l'attendent, mais ils ignorent qu'il est déjà venu dans l'humilité, celui qui est appelé Jésus; et sa venue est grandement confirmée par le fait que tous ne croient pas en lui.

LIVRE 1

123

Le seul Sauveur 5 I r « C'est donc lui que Dieu a destiné pour la fin du monde, car il était impossible que les maux des mortels fussent lavés par aucun autre, je veux dire en laissant subsister la nature du genre humain dans son intégrité, c'est-à-dire en sauvegardant son libre arbitre. 2 Cet état demeurant donc intact, il vint pour inviter dans son royaume tous les justes et ceux qui se sont appliqués à lui plaire ; il a préparé pour eux des biens ineffables ainsi que la cité de la Jérusalem céleste, dont l'éclat resplendira plus brillamment que le soleil dans la demeure des saints. 3 Quant aux pécheurs et aux impies et à ceux qui auront méprisé Dieu et voué la vie qui leur fut donnée à toutes sortes de turpitudes, consacrant le temps des œuvres justes à la pratique du mal, il les livrera aux châtiments appropriés qu'ils auront mérités. 4 Pour ce qui est des autres choses qui seront faites alors, il n'est permis ni aux hommes ni aux anges de les révéler ou d'en parler. Il nous suffit de savoir seulement que Dieu accordera aux justes la possession éternelle du bonheur. »

Les saints avant la venue du Christ 52 r Quand il eut ainsi parlé, je répondis : «S'il est vrai que ceux que sa venue aura trouvés justes jouiront du royaume du Christ, s'ensuit-il que ceux qui sont morts avant sa venue en seront entièrement privés? » Alors Pierre reprit : 2 « Tu me contrains, Clément, à révéler quelque chose des mystères ineffables. Toutefois, je ne répugnerai pas à le faire dans la mesure où il m'est permis d'en parler. 3 Le Christ, qui était dès le commencement et depuis toujours, était, bien que secrètement, toujours présent aux côtés des justes à travers toutes les générations, de ceux surtout qui attendaient sa venue et à qui il est apparu fréquemment. 4 Mais le temps n'était pas encore venu pour les corps désagrégés de ressusciter. Bien plutôt, la récompense préparée par Dieu semblait être que celui qui serait trouvé juste demeurât plus longtemps dans son corps ou, du

124

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

moins, comme il est clairement rapporté dans les livres de la Loi au sujet d'un certain juste, que Dieu l'enleva 96 . 5 C'est de manière analogue que furent traités également ceux qui ont obéi à sa volonté : transportés au Paradis, ils sont gardés en vue du Royaume, tandis que ceux qui n'ont pu remplir complètement la norme de justice et ont conservé dans leur chair quelques traces de mal ont vu leurs corps se désagréger, mais leurs âmes être gardées dans les régions heureuses et bénies pour recueillir, lors de la résurrection des morts, quand ils auront retrouvé leurs corps purifiés par leur dissolution même, un éternel héritage en proportion de leurs bonnes actions. 6 Et c'est pourquoi ils sont bienheureux, tous ceux qui auront obtenu le royaume du Christ, car non seulement ils échapperont aux châtiments de l'Enfer, mais ils demeureront aussi incorruptibles et seront les premiers à voir Dieu le Père, et ils obtiendront une place d'honneur parmi les premiers auprès de Dieu.

Animosité des juifs 53 r «Voilà pourquoi le Christ fait l'objet d'un débat si vif et tous les incrédules parmi les juifs sont animés contre nous d'une rage sans bornes, car ils redoutent qu'il soit peut-être celui contre qui ils ont péché; 2 et leur crainte s'accroît d'autant plus qu'ils savent qu'aussitôt qu'ils l'eurent cloué à la croix, le monde entier a partagé sa souffrance; que sa dépouille, bien que soumise par eux à une stricte surveillance, n'a jamais été revue nulle part; ec que des multitudes innombrables s'assemblent dans la foi en son nom. 3 En conséquence, ils furent amenés, avec leur grand prêtre Caïphe, à nous envoyer à plusieurs reprises pour enquêter sur la vérité de son nom. 4 Et comme ils ne cessaient d'exiger, à propos de

96. Il s'agit d'Hénoch; voir Gn 5, 24.

LIVRE I

125

Jésus, soit d'être instruits, soit de nous éclairer sur la question de savoir s'il était le Christ 97 , nous décidâmes de monter au temple et, en présence de tout le peuple, d'apporter notre témoignage sur lui ; en outre, par la même occasion, de reprocher aux juifs leur comportement absurde à plusieurs propos. 5 En effet, le peuple se divisait déjà en de multiples partis, apparus dès le temps de Jean-Baptiste. Les sectes juives

54 r « Comme l'apparition imminente du Christ était sur le point d'entraîner l'abolition des sacrifices et l'octroi de la grâce du baptême, l'Ennemi, comprenant d'après les prédictions que le temps était venu, provoque dans le peuple divers schismes 98 , afin que, au cas où le premier péché aurait pu être effacé, la seconde faute ne pût être corrigée. 2 Donc la première dissidence, qui prit naissance à peu près au temps de Jean, fut le fait de ceux qu'on appelait sadducéens 99 . Se croyant plus justes

97. Voir 44, 2-3. 98. Sur!' origine des sectes, au début de l'histoire chrétienne, et sur leur provenance à partir du judaïsme, voir l'extrait de!' ouvrage d'Hégésippe, Mémoires, cité par Eusèbe, Histoire ecclésiastique, IV, 22, 5, cf. !'Annexe I, p. 561 et suiv. 99. Les sadducéens figurent ici comme la première secte juive, née au temps de Jean-Baptiste, et dont le fondateur serait Dosithée. Après lui vient Simon en tant que son successeur ou son disciple. Jean n'a rien à voir avec la naissance des hérésies, comme dit Hom II, 23. Cette conception concernant les sadducéens est d'origine chrétienne. Elle est attestée aussi par Épiphane, Panarion, XIV, 2, r : le chef des sadducéens fut Dosithée; leur nom s'explique par la racine hébraïque sedeq, «justice»; dans l'antiquité, continue Épiphane, il y eut aussi un prêtre appelé Sadoq. Juste avant, en Panarion XIII, r, r, Épiphane parle des sadducéens comme des «justes», ou des ascètes qui se sont séparés du reste du peuple. Ce qui correspond précisément au texte de Rec !, 54, 2a. Les sadducéens sont donc les dosithéens. Mais on se demande si la tradition chrétienne (Rec I, 54 et Épiphane) n'appelait pas sadducéens les esséniens.

126

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

que les autres, ils se mirent à s'écarter de la masse du peuple, à nier la résurrection des morts et à soutenir leur point de vue en alléguant un manque de foi : il était indigne, disaient-ils, que Dieu füt adoré, pour ainsi dire, en échange d'une promesse de récompense. 3 Le premier instigateur de cette opinion fut Dosithée, le second Simon. 4 Une autre dissidence est celle des samaritains; eux aussi nient la résurrection des morts et affirment que ce n'est pas à Jérusalem, mais sur le mont Garizim que Dieu doit être adoré. 5 Tout en attendant à juste titre un seul vrai Prophète sur la foi des prédictions de Moïse, ils ont été empêchés, par la perversion de Dosithée, de croire que Jésus était celui qu'ils attendaient. 6 Les scribes aussi et les pharisiens se laissent entraîner dans un autre schisme ; 7 mais eux, baptisés par Jean 100 et détenant la parole de vérité reçue de la tradition de Moïse comme la clé du Royaume des cieux, l'ont cachée aux oreilles du peuple. 8 Et même parmi les disciples de Jean, certains, qui se considéraient comme importants, s'écartèrent du peuple et proclamèrent Christ leur propre maître. Or toutes ces dissidences ont été fomentées afin d'entraver par ce moyen et la foi dans le Christ et le baptême 101 .

100. Sur les scribes et les pharisiens baptisés par Jean, voir Mt 3, 7 (pharisiens et sadducéens) et l'Évangile des ébionites, fragment cité par Épiphane, Panarion XXX, I 3, 4. Les scribes et les pharisiens ont occulté la clef du royaume : voir Mt 23, I3 (Le II, 52) et Rec II, 30, I; 46, 3. 101. La liste des sectes énumérées ici (54, 2-8) ne se trouve nulle part ailleurs. Ellen' est sûrement pas d'origine juive. Les samaritains prennent la suite des sadducéens; comme ces derniers, ils nient la résurrection des morts et affirment qu'il ne faut pas adorer Dieu à Jérusalem mais sur le mont Garizim (voirjn 4, 20). De plus, ils attendent la venue du Prophète annoncé par Moïse (voir Dt r8, 15 et suiv.), mais, trompés par Dosithée, ils croient que ce Prophète n'est pas Jésus. Or, d'après le témoignage d'Origène (Contre Celse,!, 57; Commentaire à l'évangile de jean XIII, 27), Dosithée lui-même s'identifiait avec le Prophète; il était donc le Messie

LIVRE I

127

Discussion publique 55 r « Cependant, comme nous avions commencé à le dire, le grand prêtre nous avait maintes fois demandé par le truchement de prêtres que fût tenu entre nous au sujet de Jésus un débat contradictoire 102 ; dès que cela parut opportun et que toute l'Église le trouva bon, nous montâmes au temple 2 et nous nous tînmes debout sur l'escalier en compagnie de nos frères dans la foi; alors, tandis que le peuple observait un profond silence, le grand prêtre se mit le premier à exhorter la foule à écouter patiemment et paisiblement, et à servir en même temps de témoins et de juges de ce qui allait être dit. 3 Puis, exaltant à force de louanges le rite des sacrifices, accordé, disait-il, au genre humain par Dieu pour la rémission des péchés, il s'en prit au baptême de notre Jésus, introduit tout récemment, selon lui, comme pour être opposé aux sacrifices. 4 Mais Matthieu 103 combattit ces assertions en démontrant clairement que quiconque n'aurait pas reçu le baptême de Jésus serait non seulement privé du royaume des cieux, mais, lors de la résurrection des morts, ne serait pas exempt de péril,

(Taceb) des samaritains. Les scribes et les pharisiens sont traités ensemble comme dans les textes chrétiens. La cinquième hérésie est celle des disciples de Jean-Baptiste, qui trouve dans notre texte sa première codification (voir Ac 18, 24 et suiv.). On trouvera un parallèle, même en ce qui concerne la succession des sectes, dans la liste d'Épiphane, Panarion, XIII-XVII: dosithéens et sadducéens, scribes, pharisiens, baptistes (hémérobaptistes). 102. Débat avec les sectes juives (55, 1-69,8). Il est structuré de telle manière que chaque fois un représentant de la secte pose une question et qu'un apôtre lui répond. Noter que Jacques ne prend pas la parole. 103. Il faut relever que Matthieu est le premier des Douze à prendre la parole. Il s'agit sûrement d'un moyen pour mettre en évidence cet apôtre. On se rappellera d'ailleurs l'importance de l'Évangile de Matthieu pour les judéo-chrétiens de Syrie et le fait que la composition de l'Évangile des ébionites était attribuée à Matthieu.

128

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

fût-il garanti par les mérites d'une vie honnête et d'un esprit droit. Ayant tenu ces propos et d'autres semblables, Matthieu garda le silence.

Réfutation du sadducéen 56 r «Alors le parti des sadducéens, qui nie la résurrection des morts, s'emporta à tel point que l'un d'eux s'écria du milieu de la foule qu'ils erraient gravement ceux qui croient que les morts ressusciteront un jour. 2 Mon frère André lui donna la réplique en démontrant que la résurrection des morts n'était pas une erreur, mais un objet de foi certaine, en accord avec les enseignements de ce Prophète dont Moïse avait prédit la venue ; 3 au cas où ce dernier ne leur semblerait pas celui qu'avait prédit Moïse, il fallait tout d'abord approfondir ce point, afin que, lorsqu'une preuve évidente en aurait été fournie, il ne subsistât désormais aucun doute sur son enseignement. Après avoir fait ces déclarations et bien d'autres semblables, André se tut.

Réfutation du samaritain 57 r « Mais un certain samaritain, qui parlait contre le peuple et contre Dieu, assurant que les morts ne ressusciteraient pas et que le culte de Dieu pratiqué à Jérusalem ne devait pas être maintenu, mais que c'était le mont Garizim qu'il fallait vénérer, ajouta encore ceci contre nous : notre Jésus n'était pas ce Prophète dont Moïse avait prédit la venue 104 . 2 S'opposant à lui et à un autre qui appuyait ses propos, les fils de Zébédée, Jacques et Jean, se battirent avec énergie ; 3 et, bien qu'ils eussent ordre de ne pas entrer dans leurs villes 105 ni de leur apporter la parole de la prédication, pour éviter toutefois que leur discours, laissé sans réfutation, ne blessât la foi des autres, ils leur répondirent avec tant de prudence et de force qu'ils les

104. Voir ci-dessus, 54, 5. 105. Voir Mt ro, 5.

LIVRE I

129

condamnèrent à un silence définitif. 4 En effet, Jacques prononça un sermon sur la résurrection des morts applaudi par le peuple entier et Jean leur montra que, s'ils abandonnaient leur erreur au sujet du mont Garizim, ils reconnaîtraient, en conséquence, que Jésus était celui-là même dont la venue était attendue selon la prophétie de Moïse; 5 car, en vérité, si Moïse avait accompli des prodiges et des miracles, Jésus en avait fait autant; et il ne faisait aucun doute que la ressemblance des signes attestait qu'il était celui dont Moïse avait dit qu'il viendrait comme lui. Ayant fait ces déclarations et bien d'autres semblables, ils gardèrent le silence. Rifutation des scribes

58 r «Et voici qu'un certain scribe s'écria du milieu de la foule et dit: "Les miracles et les prodiges que votre Jésus a faits, il les a faits en tant que magicien et non en tant que prophète." 2 Philippe lui répliqua vertement en lui démontrant qu'à ce compte il mettait également en cause Moïse. 3 En effet, si Moïse avait opéré des prodiges et des miracles en Égypte, Jésus en avait fait de même en Judée; on ne pouvait donc douter que tout ce qui était dit de Jésus pût aussi être dit de Moïse. Ayant fait ces déclarations et bien d'autres encore, fhilippe garda le silence. Rifutation des pharisiens

59 r « Mais un pharisien, ayant entendu cela, accusa Philippe de prétendre que Moïse était l'égal de Jésus. 2 Barthélemy répondit en lui déclarant fermement: "Nous ne disons pas que Jésus est l'égal de Moïse, mais qu'il lui est supérieur 106 ; 3 car, si Moïse était assurément prophète - ce qu'était également

106. Jésus est supérieur à Moïse. Au contraire, en Hom VIII, 5-7 Moïse et Jésus ont la même valeur. Nous sommes donc en présence de deux textes d'origine différente.

130

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Jésus - , il n'était pas le Christ, comme l'était Jésus : donc, sans aucun doute, celui qui est à la fois prophète et Christ est supérieur à celui qui n'est que prophète." Ayant prononcé ces paroles et bien d'autres semblables, il garda le silence. 4 Après lui, Jacques, fils d'Alphée, fit un discours au peuple pour expliquer qu'il ne faut pas croire en Jésus pour la raison que les prophètes ont fait des prédictions à son sujet, mais plutôt qu'il faut croire que les prophètes sont vraiment prophètes parce que le Christ témoigne pour eux. 5 En effet, la présence et l'avènement du Christ montrent qu'ils ont été vraiment prophètes. 6 Car il convenait non pas que l'inférieur témoignât pour le supérieur, mais que le supérieur témoignât pour l'inférieur. Ayant tenu ces propos et beaucoup d'autres semblables, Jacques à son tour garda le silence. 7 Après lui, Lebbée 107 se mit à blâmer vivement le peuple : "pourquoi ne croyaient-ils pas en Jésus, qui leur avait fait tant de bien, en leur enseignant les choses de Dieu, en consolant les affligés, en guérissant les malades, en réconfortant les pauvres? Et pourtant à tous ces bienfaits, ils n'avaient répondu que par la haine et la mort." Après avoir adressé au peuple ces déclarations et bien d'autres semblables, il garda le silence.

Réfutation des disciples de Jean 60 r «Or voici qu'un des disciples de Jean 108 se mit à prétendre que Jean, et non pas Jésus, était le Christ; d'autant, disait-il, que Jésus lui-même avait déclaré que Jean était supérieur 109 à tous les hommes et à tous les prophètes. 2 "Si donc,

107. Lebbée (Lebbaios) prend ici la place de Thaddée (Thaddaios), comme dans Mt IO, 3 selon une partie des témoins du texte Oe codex D et d'autres témoins mineurs). 108. Ce texte et celui de 54, 8 attestent !'existence de la secte des disciples de Jean au cours du ne siècle. 109. Voir Mt rr, 9-rr.

LIVRE I

131

poursuivit-il, il est supérieur à tous, il faut sans aucun doute le tenir pour supérieur à Moïse et à Jésus lui-même. 3 Et s'il est supérieur à tous, c'est lui le Christ." À ces affirmations, Simon le Cananéen répondit en disant que, si Jean était supérieur à tous les prophètes et à tous ceux qui sont fils de femmes, il n'était pas supérieur au Fils de l'homme 110 . 4 "Et pour cette raison, Jésus est aussi le Christ, alors que Jean est seulement prophète : il y a autant de différence entre ce dernier et Jésus qu'il y en a entre le précurseur et celui dont la venue est annoncée, ou qu'entre celui qui donne la loi et celui qui l'observe." Après avoir prononcé ces paroles et d'autres semblables, le Cananéen garda lui aussi le silence. 5 Après lui, Barnabé, appelé aussi Matthias 111 , qui, comme apôtre, avait pris la place de Judas, se mit à exhorter le peuple à ne pas prendre Jésus en haine et à ne pas blasphémer contre lui. 6 Il était bien préférable, même pour celui qui ne connaissait pas Jésus ou qui éprouvait des doutes à son sujet, de l'aimer plutôt que de le haïr; 7 car Dieu a fixé une récompense pour l'amour, un châtiment pour la haine. "Comment le fait même, disait-il, qu'il ait pris un corps juif et qu'il soit né parmi les juifs ne vous

110. Ce titre n'apparaît qu'ici dans les Reconnaissances. 111. Il se pose ici une question qui est liée à la tradition textuelle d' Ac r, 23. Dans ce verset, les deux hommes qui sont présentés et entre lesquels il faut choisir le remplaçant de Judas sont« Barsabbas qui est appelé Justus, et Matthias». Certains témoins, dont le codex D, lisent Barnabas (au lieu de Barsabbas) et Matthias. Or le premier de ces deux noms, dans la tradition manuscrite de Rec I, 60, 5 (selon l'apparat de Rehm) est tantôt Barnabas, tantôt Barsabbas; ce « Barnabas-Barsabbas >> est identifié avec Matthias. Le texte syriaque lit Barabbas (« celui qui est devenu apôtre à la place de Judas le traître») et omet l'identification de celui-ci avec Matthias. Par la voie du syriaque, on remonte vraisemblablement au texte grec des Reconnaissances. Il semble qu'à l'origine« Barnabé» n'était pas dans la liste des Apôtres. En effet, Barnabé est le messager du Christ (voir le début du roman).

132

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

a-t-il pas à vous tous inspiré le désir de l'aimer?" Ayant prononcé ces paroles et d'autres semblables, il cessa de parler.

La réponse de Caïphe 61 r «Alors Caïphe tenta de s'en prendre à l'enseignement de Jésus en disant qu'il avait tenu des propos vains: 2 "car il a dit: 'Bienheureux les pauvres!' et il a promis des récompenses sur terre et placé le don suprême dans un héritage terrestre; il a promis que ceux qui auront observé la justice seront rassasiés de nourriture et de boisson; et on l'a surpris à faire beaucoup de déclarations semblables." 3 Thomas, en réponse, lui prouve que son accusation est vaine ; il lui fait voir que ce sont davantage les prophètes, en qui Caïphe croit aussi, qui ont enseigné cela, sans dire toutefois comment ces récompenses se présenteraient ou comment elles seraient obtenues; Jésus, en revanche, a indiqué comment ces choses devaient être reçues. Ayant prononcé ces paroles et bien d'autres semblables, Thomas garda lui aussi le silence.

Caïphe attaque Pierre qui lui répond 62 r «Sur quoi Caïphe reprit la parole, le regard fixé sur moi, tantôt m'admonestant, tantôt m'accusant: je devais désormais renoncer à prêcher Jésus-Christ, de peur de le faire pour ma propre perte et, ayant moi-même été induit en erreur, d'y faire aussi tomber les autres. 2 Il me taxait en outre de présomption, parce que, n'étant qu'un pêcheur ignorant et grossier, j'osais assumer la fonction de maître. 3 À ces propos et à bien d'autres semblables, je répondis à mon tour que je courais moins de danger si, comme il le disait, Jésus n'était pas le Christ, parce que j'avais reçu un docteur de la loi; lui-même, en revanche, était en terrible danger, si Jésus était le Christ, ce qui était d'ailleurs certain. 4 "Je crois, pour ma part, en celui qui est apparu"; quant à Caïphe, pour quel autre, qui n'est point apparu, croit-il garder sa foi? 5 "Mais si moi, un illettré, comme tu le dis, un pêcheur ignorant et grossier, je possède une

LIVRE I

133

intelligence supérieure à celle des Anciens pleins de sagesse, cela, dis-je, devrait t'inspirer d'autant plus de crainte. 6 En effet, si je l'emportais sur vous, les sages et les savants, en discutant avec une certaine érudition, je paraîtrais devoir cet avantage à un enseignement de longue durée et non à la grâce de la puissance divine. 7 Mais en fait, lorsque, comme je l'ai dit, nous qui sommes ignorants, nous vous confondons et vous surpassons, vous, les sages, pour quel homme doué de bon sens ne serait-il pas manifeste que ce n'est pas là l' œuvre de la subtilité humaine, mais de la volonté et de la faveur divines?"

Appel aux juifs

112

63 r «Nous fîmes donc ces déclarations et d'autres du même genre, en procédant avec logique. Nous, des ignorants et des pêcheurs, nous instruisîmes les prêtres sur le Dieu unique du Ciel; les sadducéens sur la résurrection des morts ; les samaritains sur le caractère sacré de Jérusalem - sans toutefois pénétrer dans leur ville, mais en débattant avec eux en public - ; les scribes et les pharisiens sur le Royaume des cieux; nous apprîmes aux disciples de Jean à ne pas permettre que Jean devînt pour eux une pierre d'achoppement; enfin à tout le peuple à voir en Jésus le Christ éternel. 2 Et en dernier lieu, je leur recommandai de se réconcilier avec Dieu en recevant son Fils, avant que nous nous mettions en route vers les gentils pour leur prêcher la connaissance de Dieu le Père. 3 En effet, je leur montrai qu'ils ne pouvaient être sauvés d'aucune autre manière qu'en se hâtant de se purifier, par la grâce de l'Esprit saint, dans le baptême à la

112. Le chapitre 63 est une interpolation par rapport au contenu de la source judéo-chrétienne. Dans l'appel aux juifs, on notera en particulier l'exhortation à se faire baptiser au nom des trois personnes de la Trinité (ce qui s'oppose à RecI, 31, 2.3: le baptême au nom de Jésus) et à recevoir !'Eucharistie. Voir G. STRECKER, Das ]udenchristentum, p. 43 et 245.

134

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

triple invocation, et de recevoir l'eucharistie du Christ Seigneur; 4 c'était lui seul qu'ils devaient croire, en tout ce qu'il avait enseigné, pour mériter ainsi le salut éternel; autrement, il leur était absolument impossible de se réconcilier avec Dieu, même si, pour lui, ils allumaient mille autels grands et petits. Le temple sera détruit

64 r « "Car, dis-je, nous avons acquis la certitude que Dieu s'irrite bien davantage des sacrifices que vous offrez, le temps des sacrifices étant passé. 2 Et parce que vous ne voulez pas reconnaître que le temps d'offrir des victimes est désormais écoulé, le temple, pour cela, sera détruit et l'abomination de la désolation s'établira dans le lieu saint 113 . Et alors, l'Évangile sera prêché aux gentils 114 , pour que témoignage soit porté contre vous, afin que votre infidélité soit jugée à l'aune de leur foi. 3 Car le monde entier, à des époques différentes, subit les diverses affections du mal, qui frappent soit tous les hommes en général, soit chacun en particulier. C'est pourquoi, il a besoin d'un médecin qui le visite pour le sauver. 4 Nous donc, nous vous attestons et vous annonçons ce qui est demeuré caché à chacun d'entre vous. C'est à vous de considérer ce qui vous est avantageux."

Tumulte apaisé par Gamaliel 65 r « Après que j'eus parlé ainsi, toute la foule des prêtres se récria, parce que je leur avais prédit la destruction du temple;

113. Voir Mt 24, 15 (parallèles), qui cite Dn 9, 27. La datation des événements «à la septième année après la passion du Seigneur» (Rec I, 43, 3) permet à Pierre de présenter la destruction du temple de Jérusalem de l'an 70 après J-C. comme une annonce prophétique. En fait, au temps de la rédaction de ce texte, la destruction du temple était une réalité du passé. 114. La fin des institutions juives marque le début de la mission chrétienne aux païens. Voir aussi Hom II, 17, 4.

LIVREI

135

ce que voyant, Gamaliel 115 , un chef du peuple - qui secrètement était notre frère dans la foi, mais qui, sur notre conseil, demeurait parmi eux-, étant donné qu'ils étaient très excités et agités contre nous d'une violente colère, se leva et dit : 3 "Calmez-vous un instant, hommes d'Israël; car vous n' apercevez pas l'épreuve qui est suspendue sur nos têtes. Abstenezvous donc de toucher à ces hommes; si ce qu'ils font relève d'un projet humain, cela prendra fin bientôt, mais si cela vient de Dieu, pourquoi péchez-vous sans raison et sans en tirer aucun profit? 4 En effet, qui peut l'emporter sur la volonté de Dieu 116 ? Eh bien donc, puisque déjà le jour penche vers le soir, demain, en ce même lieu, je discuterai en votre présence avec ces hommes pour relever ouvertement toute erreur et la réfuter clairement." 5 Et par ce discours leur fureur fut contenue dans une certaine mesure, surtout parce qu'ils comptaient que, le lendemain, nous serions convaincus d'erreur. Et c'est ainsi que, tranquillement, il congédia le peuple. 2

Reprise de la discussion 66 r «Quand nous fûmes arrivés chez notre cher Jacques, nous lui racontâmes tout ce qui avait été dit et fait; ayant pris notre repas, nous demeurâmes chez lui, passant la nuit à supplier le Dieu tout-puissant de faire en sorte que l'échange de propos, lors du débat à venir, démontrât la vérité incontestable de notre foi. 117 2 «Donc, le lendemain, l'évêque Jacques monta au temple avec nous et toute l'Église ; nous y trouvâmes une foule

115. Gamaliel est présenté ici comme un juif qui croit au Christ en secret. Voir à ce sujet ]n 12, 42-43 et les remarques sur Joseph d'Arimathée en]n 19, 38 et sur Nicodème en 19, 39. 116. Voir Ac 5, 35-39. 117. Ces mots rappellent le titre d'un ouvrage judéo-chrétien, les Anabathmoi Iakobou ~es Montées de Jacques au temple), cité par Épiphane, Panarion, XXX, 16, 6-9; voir l'Introduction p. 3 8 et suiv.

136

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

immense qui nous attendait depuis le milieu de la nuit. 3 Nous prîmes donc place au même endroit qu'auparavant, afin que, debout sur une éminence, nous fussions vus du peuple entier. 4 Puis, ayant obtenu le plus grand silence, Gamaliel, qui, nous l'avons dit, appartenait à notre foi mais, selon notre arrangement, demeurait parmi eux, afin que, si jamais ils préparaient contre nous une manœuvre hostile ou impie, il pût soit les arrêter par un conseil habilement formulé, soit nous en avertir, pour que nous pussions y remédier ou l'esquiver; Gamaliel, donc, comme s'il agissait contre nous, les yeux fixés sur l'évêque Jacques, s'exprima le premier de tous en ces termes.

Discours de Gamaliel 67 r « "Si moi, Gamaliel, je ne considère pas comme un affront à mon savoir et à mon grand âge d'apprendre quelque chose des petits enfants et des ignorants, au cas où il y aurait quelque chose d'utile ou de salutaire à y gagner (car celui qui vit selon la raison sait qu'il n'y a rien de plus précieux que l'âme), comment ne serait-il pas désirable et souhaitable pour tous d'apprendre ce qu'on ignore et d'enseigner ce qu'on a appris? 2 Car il est bien certain que ni l'amitié ni la parenté du sang ni la majesté du pouvoir ne doivent être plus précieuses pour l'homme que la vérité. 3 Et vous donc, mes frères, si vous savez quelque chose de plus, n'hésitez pas à le déclarer devant le peuple de Dieu, c'est-à-dire devant vos frères, tandis que le peuple tout entier écoutera volontiers et dans le plus grand silence ce que vous direz. 4 Comment le peuple ne le ferait-il pas, quand il me voit tout comme lui prêt à apprendre de vous toute autre révélation que Dieu aura pu vous faire. 5 Mais s'il y a en vous quelque insuffisance, ne rougissez pas, vous non plus, de vous renseigner auprès de nous, afin que Dieu puisse combler toute déficience de part et d'autre. 6 Et si jamais quelque crainte vous tourmente à cause de certains des nôtres dont les esprits sont prévenus contre vous et que, redoutant leurs attaques, vous n'osiez pas exprimer ouvertement ce

LIVRE I

137

que vous pensez, je vous enlèverai même ce motif de crainte en vous faisant le serment, devant le Dieu tout-puissant qui vit éternellement, que je ne permettrai à personne de porter la main sur vous. 7 Donc, comme vous avez pour témoin de ce serment le peuple entier ici présent et que vous détenez en garantie suffisante notre engagement solennel, que chacun de vous révèle sans hésitation ce qu'il a appris! Et nous, mes frères, écoutons avec attention et en silence."

La règle de foi 68 r « Ces paroles de Gamaliel ne plaisaient guère à Caïphe, qui semblait éprouver des soupçons à son égard et entreprit de s'insinuer lui-même astucieusement dans les discussions; 2 souriant en effet à ce que Gamaliel venait de dire, lui, le prince des prêtres, il pria Jacques, le prince des évêques, d'admettre que le débat au sujet de Jésus n'eût pas d'autre source que les Écritures, "afin que nous sachions, disait-il, si Jésus lui-même est le Christ ou non". 3 Alors Jacques : "Demandons-nous d'abord, dit-il, sur quelles Écritures principalement il faut fonder notre discussion." Alors Caïphe, se rendant enfin avec difficulté à la raison, répondit qu'il fallait la fonder sur la Loi; et ensuite, il fit encore mention des prophètes.

Les deux avènements du Christ 69 r «Puis notre Jacques commença à lui montrer que tout ce que disent les Prophètes, ils l'ont aussi tiré de la Loi, et qu'ils se sont exprimés conformément à la Loi. 2 Il donna en outre quelques explications concernant les Livres des Rois : comment, quand et par qui ils avaient été écrits et comment il convenait de les utiliser. 3 Et quand il eut discuté à fond la question de la Loi et mis en lumière par un exposé des plus clairs chacun des problèmes concernant le Christ, il démontra, par des preuves surabondantes, que Jésus est le Christ et qu'en lui sont accomplies toutes les prophéties relatives à son avènement dans l'humilité. 4 Il nous apprit, en effet, que deux

138

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

avènements du Christ 118 avaient été prédits : l'un dans l'humilité, qu'il a déjà accompli, l'autre dans la gloire, dont l'accomplissement est objet d'espérance, pour le jour où il viendra donner le royaume à ceux qui croient en lui et qui observent tous ses préceptes. 5 Ayant clairement renseigné le peuple sur tous ces points, il ajouta encore ceci: qu'à moins d'avoir été baptisé dans l'eau sous l'invocation de la triple Béatitude, comme l'a enseigné le vrai Prophète, personne ne saurait obtenir la rémission de ses péchés ni entrer dans le royaume des cieux; et il déclara que tel était l'arrêt du Dieu non engendré. 6 Il ajouta encore: "Ne pensez pas que nous disions qu'il y a deux dieux non engendrés ou un seul divisé en deux ou encore, comme le prétendent les impies, que le même est devenu mâle et femelle; 7 mais nous parlons du Fils unique de Dieu, non pas issu d'une origine distincte, mais né de Dieu lui-même ineffablement; et c'est dans le même sens que nous parlons du Paraclet 119 ." 8 Et, après avoir encore dit quelques mots sur le baptême, pendant sept jours consécutifs, il persuada tout le peuple et le grand prêtre de demander sans attendre le baptême. Désordres provoqués par Saul

70 r « Déjà on en était au point où ils allaient venir se faire baptiser; un homme ennemi 120 , pénétrant alors dans le temple avec quelques autres, peu nombreux, se mit à crier et à dire : 2 "Que faites-vous, hommes d'Israël? Pourquoi vous laissezvous entraîner si facilement? Pourquoi vous précipitezvous sous la conduite d'hommes misérables, bernés par un

118. Voir 49, 2. 119. Cette phrase de Jacques (69, 6-7) est à rapprocher de l'interpolation « eunomienne » de Rec III, 2-I r. 120. Il s'agit de Saul (Paul) avant sa conversion; voir !'Épître de Pierre à Jacques, 2, 3 et ci-dessous, Rec I, 71, 3; 73, 4.

LIVRE I

139

magicien?" 3 Et alors qu'il tenait ces propos, mais que, à l'ouïe des répliques de l'évêque Jacques, il se sentait en état d'infériorité, il se mit à exciter le peuple et à provoquer des désordres, afin que les gens ne pussent même pas entendre ce qui se disait. 4 Il se prit donc à tout jeter dans la confusion par ses clameurs, à bouleverser ce qui avait été arrangé à grand-peine et, en même temps, à accuser les prêtres, à les enflammer par ses vitupérations et ses reproches et, comme un fou, à exciter chacun au meurtre, en disant : 5 "À quoi jouez-vous? Pourquoi hésitez-vous? Pourquoi, hommes paresseux et inertes, ne tombons-nous pas sur eux à bras raccourcis pour les mettre tous en pièces?" 6 Et après avoir proféré ces paroles, saisissant le premier un brandon sur l'autel, il donna le signal du massacre. 7 Ce que voyant, tous les autres, à leur tour, furent pris d'une folie semblable; 8 de toute part on pousse des clameurs, les attaquants comme les attaqués ; le sang coule à flots ; il se produit une débandade confuse, au cours de laquelle l'ennemi en question assaillit Jacques et le précipita du haut des marches; puis, le croyant mort 121 , il renonça à s'acharner davantage sur lui. Fuite à Jérusalem

71 1 « Nos amis cependant le relevèrent et l'emportèrent, car ils étaient plus nombreux et plus vaillants que leurs ennemis ;

121. Voir le récit de la mort de Jacques selon Hégésippe, cité par Eusèbe, Histoire ecclésiastique II, 23, 4-r 8. Chez Eusèbe, Jacques est jeté en bas depuis le pinacle du temple. Dans notre texte, Jacques est précipité du haut des marches de l'escalier du temple. Il semble bien que l'auteur de la source se soit inspiré du texte d'Hégésippe, ou d'une tradition commune sur le martyre de Jacques. Mais pour notre auteur, l'agression de l'ennemi ne pouvait évidemment pas entraîner la mort de Jacques. Il savait en effet que Jacques était mort en l'an 62 après J.-C. (voir Josèphe, Antiquités juives, XX, 9, r), alors que dans son récit l'agression est située dans la septième année après la mort du Christ.

140

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

pourtant, à cause de leur crainte de Dieu, ils acceptaient plus volontiers de se laisser massacrer par un adversaire inférieur en nombre que de faire périr autrui. 2 Le soir étant venu, les prêtres fermèrent le temple; quant à nous, de retour dans la maison de Jacques, nous y passâmes la nuit en prière; avant le jour, nous descendîmes à Jéricho au nombre d'environ cinq mille 122 . 3 Trois jours après, un de nos frères vint nous trouver de la part de Gamaliel, dont nous avons parlé plus haut, et nous transmit des nouvelles confidentielles : notre ennemi avait reçu une mission du grand prêtre Caïphe : 4 il devait poursuivre tous ceux qui croyaient en Jésus et aller tout droit à Damas, muni des lettres de Caïphe, afin d'utiliser làbas aussi le concours des incroyants pour anéantir les fidèles ; s'il devait se hâter vers Damas, c'était surtout parce que le grand prêtre croyait que Pierre s'y était réfugié 123 . 5 Et environ trente jours plus tard, en route pour Damas, il passa par Jéricho; mais à ce moment nous étions allés visiter les sépulcres de deux de nos frères; ces sépulcres, chaque année, se blanchissaient d'eux-mêmes, 6 miracle grâce auquel, chez beaucoup de gens, la hargne à notre égard s'atténua, car ils voyaient que nos frères étaient gardés dans la mémoire de Dieu.

Pierre envoyé à Césarée

124

72 r «Comme nous étions donc installés à Jéricho, nous livrant à la prière et au jeûne, l'évêque Jacques me fit venir pour m'envoyer ici à Césarée, 2 car Zachée, disait-il, lui avait écrit de Césarée qu'un magicien, un certain Simon de Samarie, séduisait un grand nombre de nos fidèles; ce Simon affirmait qu'il était un certain Immuable, ou, autrement dit, le Christ,

122. Voir Ac 4, 4. 123. Voir Ac 9, r; 22, 5; 26, r2. 124. On revient maintenant au récit primitif du roman de Clément.

LIVRE I

141

et qu'il était la puissance suprême du Dieu Très-Haut, 125 lequel est au-dessus du créateur du monde. 3 En même temps, il faisait voir de nombreux miracles, suscitant chez les uns le doute, chez les autres la défection et leur adhésion à sa caU:se. 4 Jacques m'informa de tout ce qui avait été soigneusement noté par des gens qui, précédemment, avaient été les comparses ou les disciples de cet homme et qui, dans la suite, s'étaient ralliés à Zachée. 5 "Nombreux sont donc, Pierre, me dit Jacques, ceux pour le salut desquels tu as le devoir de te mettre en route pour réfuter le magicien et enseigner la parole de vérité. 6 Mais ne tarde pas, et ne sois pas triste de partir seul, sachant que, par l'intermédiaire de Jésus, tu auras la compagnie et le secours de Dieu, et que, par sa grâce, tu gagneras bientôt beaucoup d'alliés et de sympathisants. 7 Et, bien sûr, aie soin de m'envoyer chaque année, par écrit, un compte rendu des plus importants de tes discours et de tes actes, et spécialement après chaque période de sept ans." 8 Sur ces paroles, il me congédia et, en sixjours,j'arrivai à Césarée.

125. Le texte rapporte ici la manière dont Simon se désignait lui-même. Il se considérait comme la manifestation de la Puissance cachée (voir Ac 8, rn), du Dieu suprême, qui est au-dessus du créateur du monde; de ce fait il s'appelait lui-même l' «Immuable» (Stans, en grec Hestôs), c'est-à-dire le Messie. À ce sujet, on renverra au fragment du livre d'Elchasaï cité par Épiphane, Panarion, XXX, 4, 2, où le même mot Hestôs indique la position immuable du Messie qui s'est révélé. En ce qui concerne le titre d' «Immuable», voir l'ouvrage de Philon: De l'immutabilité de Dieu, où« Hestôs »est Dieu lui-même. En Ap 14, 1, ce titre désigne !'Agneau, le Christ. Pour« Hestôs »,titre de Simon, voir les Actes apocryphes de Pierre 3 l (Écrits apocryphes chrétiens !, p. l rn3) = Martyre de Pierre 2 (LIPSIUS-BONNET, p. 80, 37); Clément d'Alexandrie, Stromates Il, l 1 (52, 2); Elenchos VI, 9, I; 17, l, etc.; Rec II, 7, r.3; Hom II, 22, 3;

XVIII,

12, 1; 14,

3.

142

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Bienvenue de Zachée 73 I «Quand j'entrai dans la ville, notre bien-aimé frère Zachée vint à ma rencontre et, me tenant embrassé, me conduisit au logis qu'il occupait lui-même; il me demanda des nouvelles de chacun de nos frères en particulier, mais surtout de notre honoré frère Jacques. 2 Et comme je lui avais dit qu'il boîtait encore, il m'en demanda sur le champ la cause; et je lui racontai tout ce que je viens de t'expliquer : 3 comment nous avions été convoqués au temple par les prêtres et par Caïphe le grand prêtre, comment l'archevêque Jacques, debout au sommet des marches, avait, sept jours durant, démontré au peuple, à partir des Écritures du Seigneur, que Jésus est le Christ, 4 et comment, alors que tous acceptaient déjà d'être baptisés par lui au nom de Jésus, un ennemi avait commis tous les actes que j'ai déjà mentionnés et que je ne répéterai donc pas.

Difi de Simon à Pierre 74 I «Ayant appris tout cela, Zachée me révèle à son tour les agissements de Simon; pendant ce temps, Simon, ayant eu, je ne sais comment, connaissance de mon arrivée, m'envoie lui-même ce message: "Ayons demain une discussion en présence du peuple." À quoi je répondis: "Qu'il en soit cornn1e il te plaira!" 2 Et cette promesse de ma part fut connue dans toute la ville, si bien que même toi, arrivé ce jour même, tu appris que je devais avoir le lendemain une discussion avec Simon ; et c'est ainsi qu'après t'être enquis de mon domicile selon les directives que tu avais reçues de Barnabé, tu es arrivé chez nous 126 . 3 Et moi, je fus si heureux de ta venue qu'en mon esprit, obéissant à je ne sais quelle impulsion, je n'eus

126. Les événements des chapitres 72-73 se situent peu avant l'arrivée de Clément à Césarée.

LIVRE I

143

rien de plus pressé que de t'exposer promptement toutes choses, mais avant tout - élément essentiel de notre foi - , ce qui concerne le vrai Prophète; ce point seul, je n'en doute pas, est suffisant pour servir de fondement à l'ensemble de notre doctrine. 4 Ensuite, je t'ai dévoilé l'interprétation plus secrète de la Loi écrite, passant en revue chacun de ses chapitres selon que la démonstration l'exigeait, sans te cacher non plus les trésors des traditions. 5 Quant au reste, tu l'apprendras au jour le jour, en commençant dès demain, à partir des questions soulevées lors de la discussion avec Simon, jusqu'au moment où, avec l'aide de Dieu, nous parviendrons à cette ville de Rome vers laquelle nous croyons qu'il faut diriger nos pas 127 . » 6 Et sur ces paroles, je déclarai que je lui devais toute ma reconnaissance pour ce qu'il avait dit, et je promis de faire avec empressement tout ce qu'il ordonnait. Puis, quand nous eûmes pris notre repas, il nous invita à nous reposer et se livra lui-même au repos.

127. Comme en Rec !, 13, 5, le projet de Pierre est d'atteindre Rome.

Livre II

L'habitude de se réveiller pour méditer les paroles du Seigneur r Comme l'aube du jour fixé pour le débat avec Simon commençait à paraître, Pierre se leva au premier chant du coq et nous réveilla à notre tour; 2 nous donnions en effet tous ensemble dans la même chambre, treize au total. Le premier après Pierre était Zachée, puis venaient Sophonie, Joseph et Michée, Éliesdros et Phinéas, Lazare et Élisée; après eux, moi Clément et Nicodème, puis Nicétas et Aquila qui, précédemment disciples de Simon, s'étaient, grâce à l'enseignement de Zachée, convertis à la foi au Christ. Quant aux femmes, pas une seule n'était présente 1 . 3 Comme la lumière allumée le soir brûlait encore, nous nous assîmes tous. Et Pierre, nous voyant éveillés et les yeux fixés sur lui, après nous avoir salués, 2 commence aussitôt en ces termes : 4 « Pour ma part, frères, I

1. Les disciples de Pierre sont au nombre de douze; voir aussi Rec III, 68, I. Dans les Homélies (II, r, 2), ils sont seize. Les Rewn11aissances ont conservé la liste primitive. L'antidatation du roman explique les noms figurant dans cette liste. L'entourage de Pierre ne compte aucune femme : est-ce à cause de la séparation qu'il faut maintenir entre les ascètes, hommes et femmes? Voir dans ce sens les lettres pseudo-clémentin es Aux Vierges (voir !'Introduction, p. 16). À noter toutefois que la femme de Pierre est mentionnée en VII, 25, 3; 36, r. 2. L'enseignement de Pierre(=« le préambule», 3,r) est dispensé avant l'aube. Ici, il est question de la méditation des paroles du Seigneur. Mais à ce même endroit dans les Homélies (II, r, r et suiv.), Pierre s'entretient avec ses disciples des choses de la religion; il parle du vrai Prophète, des syzygies (ou couples antagonistes) et des fausses péricopes (passages erronés dans les Écritures). L'auteur des Rec a supprimé ces sujets, dont il était question dans !'Écrit de base, et les a remplacés par un thème de nature spirituelle, celui de l'habitude de la méditation matinale. Voir

146

RECONNAISS ANCES DU PSEUDO-CLÉ MENT

j'avoue que je m'émerveille de la force de la nature humaine, quand je la vois se prêter et se plier à toutes les situations. Ce sont les expériences que j'ai faites dans la vie qui me suggèrent de vous dire cela. 5 En effet, lorsque le milieu de la nuit est passé, voilà que je me réveille spontanémen t, et le sommeil ne s'approche plus de moi. 6 Voici d'où cela me vient: j'ai pris pour habitude de me remémorer les paroles de mon Seigneur, telles que je les avais entendues de sa bouche, et, dans ma soif pour elles, j'ai ordonné à mes esprits et mes pensées de s'arracher au sommeil pour leur prêter une attention éveillée, les repasser chacune et les relier l'une à l'autre, et qu'ainsi je parvienne à les garder en mémoire. 7 De ce fait donc, grâce au désir que j'ai de retourner dans mon cœur les propos du Seigneur en goûtant toute leur douceur, l'habitude de veiller s'est imposée à moi, quand bien même il n'y aurait aucun objet auquel je veuille appliquer ma pensée. 8 C'est ainsi qu'une habitude invétérée est changée, sans qu'on puisse dire comment, par l'introduction d'une autre habitude, à condition toutefois de ne pas dépasser la mesure, mais de s'en tenir aux possibilités de la nature. 9 Il n'est pas possible, en effet, de se priver complèteme nt de sommeil; autrement, du reste, la nuit n'aurait pas été faite pour le repos.»

Une habitude chasse l'autre 2 r Et moi, après l'avoir entendu, je repris:« Tu as eu bien raison d'affirmer, Pierre, qu'une habitude chasse l'autre. 2 Car moi-même, quand j'étais sur la mer 3 , j'ai commencé par être malade: tout tournait au-dedans de moi, au point que j'avais l'impression d'être battu et que je n'arrivais pas à supporter la puanteur et le mal de mer. 3 Mais après quelques jours,

aussi Rec III, I, r et suiv.; 3 I, I ; VI, I, I et suiv.. Le thème des syzygies apparaîtra, plus brièvement que dans les Homélies, en Rec III, 59-6r. 3. Clément rappelle son voyage à Césarée, les jours précédents.

LIVRE II

147

l'habitude venant, je réussis à m'y faire, si bien que, dès le matin, je prenais plaisir à manger avec les matelots. Or, auparavant, je n'avais pas l'habitude de prendre de la nourriture avant la septième heure. 4 Maintenant donc, du seul fait que je m'y suis accoutumé, vers l'heure où je mangeais avec les matelots, la faim se fait sentir. Mais j'espère m'en affranchir à nouveau en adoptant une autre habitude. 5 Je crois donc volontiers que toi aussi, tu as pris l'habitude de veiller comme tu le rapportes; et tu as choisi le bon moment pour nous l' expliquer, afin que, de notre côté, nous n'éprouvions pas de regret à retrancher et à chasser loin de nous une petite durée de sommeil pour pouvoir recueillir les préceptes de la doctrine de vie. 6 En effet, lorsque la nourriture a été digérée et que l'esprit s'est imprégné du silence de la nuit, c'est le moment le plus favorable pour que l'enseignement pénètre en lui.» Qui est Simon 4 ? 3 r Alors Pierre, heureux de constater que j'avais compris le motif de ce préambule, prononcé pour notre profit, me félicita, sans doute pour m'encourager et me stimuler, et se mit à exposer ce qui suit : 2 « Il me paraît en ce moment utile et nécessaire de parler un peu de ce qui nous attend, je veux dire au sujet de Simon. 3 Je voudrais en effet savoir quel est son caractère et quel est son comportement. Si quelqu'un le sait, qu'il n'hésite pas à me le dire, car ce sont des choses qu'il importe de connaître au préalable. 4 En effet, s'il nous est ordonné, quand nous arrivons dans une ville, de chercher tout d'abord à savoir qui est digne 5 en ses murs que nous allions manger chez lui , à combien plus forte raison convient-il de savoir qui et quelle sorte d'homme

4. La section 3, 2-19,2 a pour thème l'identité de Simon le magicien et son activité. 5. Voir Mt IO, II et Le IO, 8.

148

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

est celui à qui il nous faut confier les paroles d'immortalité! 5 Nous devons en effet être prudents, oui, extrêmement prudents, pour ne pas jeter nos perles à des pourceaux 6 .

Tout le monde n'est pas digne de nos arcanes 4 r « Mais il y a encore d'autres raisons pour lesquelles il est utile que je sache quelque chose de cet homme. 2 Sij'apprends en effet que, dans les choses qui sont indubitablement bonnes, il est sans faute et sans reproche, c'est-à-dire s'il est sobre, miséricordieux, juste, doux et plein d'humanité, choses dont personne assurément ne met en doute qu'elles sont bonnes, 3 alors il paraîtra logique que celui qui possède ces qualités morales se voie aussi conférer ce qui lui manque de foi et de savoir, et que sa vie, par ailleurs digne d'approbation, soit amendée sur le point qui paraît constituer pour elle une tache. 4 Si en revanche, au vu et au su de tous, il reste plongé dans des péchés qui le souillent, il ne convient pas que je lui expose quoi que ce soit des mystères plus secrets et cachés de la science divine, mais bien plutôt que je le désapprouve et le prenne à partie, pour qu'il cesse de pécher et débarrasse sa conduite de tout vice. 5 Que s'il prend les devants et nous met en demeure de lui révéler des choses qu'il ne lui appartient pas d'entendre, vu qu'il se conduit mal, nous devons alors nous dérober avec prudence; 6 car ne rien répondre du tout ne semble pas indiqué en considération des auditeurs, de peur qu'ils n'aillent peut-être croire que nous évitons le débat faute de pouvoir répondre, et pour que leur foi ne soit blessée s'ils ne comprennent pas notre dessein. »

6. Voir Mt 7, 6.

LIVRE II

149

Mise en garde de Nicétas 5 r Après que Pierre nous eut dit cela, Nicétas demande la permission de prendre la parole 7 . Avec l'autorisation de Pierre, il dit: 2 «Je te prie, Pierre mon maître, de m'écouter, car je suis très inquiet pour toi et j'ai peur que, dans le débat qui t'oppose à Simon, tu ne paraisses avoir le dessous. 3 C'est en effet chose courante : celui qui défend la vérité ne l'emporte pas à tous coups, soit que ses auditeurs aient été prévenus en faveur d'un autre point de vue, soit qu'ils n'aient pas grand souci de l'avis le meilleur. 4 Et en plus de tout cela, Simon lui-même est un orateur très efficace, rompu à l'art de la dialectique et aux astuces des syllogismes et, ce qui est encore bien plus grave, grand expert en magie également 8 . 5 Et c'est pourquoi je crains que d'aventure cet homme, si puissamment armé de toutes manières, ne passe aux yeux de ceux qui ne le connaissent pas pour défendre le vrai quand il allègue le faux. 6 Nous-mêmes, en effet, nous n'aurions jamais pu lui échapper et nous conver9 tir au Seigneur, si, alors que nous étions ses auxiliaires et les compagnons de ses erreurs, nous n'avions reconnu qu'il était un imposteur et un magicien. »

7. Dans les Reconnaissances, l'identité de Simon est dévoilée d'abord par Nicétas puis par Aquila. Dans les Homélies, Pierre lui-même fait savoir qui est Simon, en exposant la loi des syzygies (Hom II, 15, 1-18, 2), qui n'est pas citée ici par l'auteur de Rec. Le texte de Rec II, 5-6 manque dans Hom, où il est précisément remplacé par l'exposé sur les syzygies. D'après Hom II, 19, 1-21, 2, Nicétas et Aquila connaissent Simon parce qu'ils ont été élevés avec lui, à Césarée, par une femme appelée Justa. Cette donnée narrative ne figure pas ici dans Rec, mais l'auteur la connaissait bien (voir Rec VII, 32, 2); elle remonte donc à !'Écrit de base. 8. Selon les Reconnaissances, deux aspects caractérisent la personnalité de Simon : le recours aux syllogismes des philosophes de l'époque tardive (voir Rec I, 7, 14; 8, l; r8, 5) et la magie. 9. Voir ci-dessous, chapitre 6, 6; VII, 32-33; Hom II, 19-20.

150

RECONNAISSAN CES DU PSEUDO-CLÉME NT

Mise en garde d'Aquila 6 I Après que Nicétas eut dit cela, Aquila à son tour demanda la permission de parler, et poursuivit lui-même en ces termes : 2 «Accepte, je te prie, excellent Pierre, que j'exprime aussi mon souci affectueux à ton égard. 3 Car moi aussi je suis fort inquiet pour toi. Et ne nous en blâme pas, car se préoccuper du sort de quelqu'un est une marque d'affection, tandis que s'en désintéresser n'est pas moins que haïr. 4 Mais, j'en prends Dieu à témoin, si je crains pour toi, ce n'est pas que je te sache inférieur dans la controverse - en fait, je n'ai même jamais assisté à un débat dans lequel tu intervenais - mais, parce que je connais bien les impiétés de cet homme, je songe à ta réputation, en même temps qu'aux âlnes des auditeurs, et par-dessus tout à la cause de la vérité elle-même. 5 Car cet homme est un magicien efficace pour obtenir tout ce qu'il veut, et un scélérat sans retenue. 6 Nous le connaissons bien sous tous ses aspects, nous qui, dès l'enfance, avons été les auxiliaires et les agents de ses méfaits et qui, si l'amour de Dieu ne nous avait arrachés à lui, serions engagés avec lui aujourd'hui encore dans les mêmes péchés. 7 Mais un sentiment inné d'amour pour Dieu nous a rendu odieux les crimes de cet homme, et aimable le culte rendu à Dieu. 8 C'est pourquoi j'estime aussi que ce fut par une intervention de la Providence divine que nous sommes devenus d'abord les familiers de cet homme, pour que nous prenions conscience des moyens et des artifices grâce auxquels il réalise les prodiges qu'il paraît accomplir. 9 Qui donc, en effet, ne serait stupéfait des miracles qu'il fait, et ne penserait qu'il est un dieu descendu des cieux pour le salut des hommes 10 ? IO Je le confesse pour moi-même: si je ne l'avais

10. Dans le Corpus pseudo-clémentin, les prodiges de Simon ou ses actes de magie ont pour but d'opposer Simon à Jésus; d'où la nécessité de savoir distinguer entre les miracles de l'un et ceux de l'autre (voir Rec III, 52 et s.).

LIVRE II

151

connu intimement et si je n'avais pris part à ses actes, il aurait pu très facilement me donner le change. Cela n'a donc pas été une grande affaire de nous séparer de lui, du moment que nous savions qu'il recourait aux artifices de la magie et à des stratagèmes criminels. r r Si tu veux toi aussi tout savoir à son sujet, qui il est, ce qu'il est, d'où il vient, et comment il accomplit ce qu'il fait, alors écoute. Histoire de Simon

11

7 r « Ce Simon a eu pour père Antoine et pour mère Rachel. 12 D'origine samaritaine, du village de Getthon , magicien de profession, il a cependant reçu une excellente éducation dans les lettres grecques. Il est avide de gloire et vantard plus que personne au monde, au point de vouloir qu'on croie qu'il est une puissance sublime, supérieure au Dieu créateur, et qu'on le prenne pour le Christ et qu'on l'appelle l'Immuable. 2 Il emploie ce nom comme pour nier qu'il puisse être un jour supprimé, affirmant que sa chair est si compacte, par la vertu de sa divinité, qu'elle peut durer éternellement. 3 C'est donc pour cette raison qu'il est appelé l'Immuable, comme s'il ne pouvait succomber à aucune forme de corruption 13 .

Sur Simon en tant que Dieu descendu des cieux pour le salut des hommes, voir le texte d'Irénée, Contre les hérésies I, 23, let l'Elenchos VI, 19, 6. En descendant, Simon s'est métamorphosé, prenant l'apparence des Archontes de chaque ciel (Épiphane, Panarion, XXI, 2, 4). Voir l'Annexe I, p. 563. Cette dernière idée de la métamorphose du Sauveur est une doctrine docète, utilisée très fréquemment par les gnostiques. 11. La matière des chapitres 7 à l 3 correspond à celle de Hom II, 22, 13 I, 4. Le portrait de Simon remonte pour l'essentiel à !'Écrit de base. 12. Voir Rec I, 12, 3. Simon se désignait lui-même comme la Puissance suprême, ou comme sa manifestation sur la terre; il s'identifiait donc avec le Dieu qui est supérieur au Dieu créateur du monde (voir le débat qui opposera Pierre et Simon sur ce sujet, ci-dessous II, 49, 3 et suiv.). En tant que révélateur du Dieu suprême, il s'appelait lui-même l' «Immuable»

152

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

fl entre dans la secte de Dosithée 8 r «De fait, après que Jean le Baptiste eut été mis à mort - tu le sais toi-même - , comme Dosithée avait lancé son hérésie avec trente autres, les disciples principaux, et une femme appelée Luna (ce qui fait que ces trente disciples paraissaient réunis en nombre égal à celui des jours, comme s'ils suivaient le cours de la lune), notre Simon, avide comme nous l'avons dit de gloire malsaine, se rend auprès de Dosithée 14 2 et,

(Stans), c'est-à-dire le Messie; voir à ce propos Ac 8, ro et aussijn 8, 58. D'après la tradition du livre des Actes des apôtres, Simon était contemporain des apôtres. Justin, Apologie I, 26, 2-3 affirme qu'il a vécu sous l'empereur Claude (41-54 après J-C.). Les hérésiologues le présentent comme le chef de file des hérétiques. L'éducation de Simon dans les lettres grecques peut bien s'expliquer dans un milieu syncrétiste, comme celui de la Samarie au premier siècle. Pour s'exercer à la magie, Simon se rend en Égypte, d'après Hom II, 24, r. 13. En vertu de l'union intime qui existe entre l'hypostase incarnée du monde supérieur (l' «Immuable») et le corps de Simon, celui-ci affirme que sa chair est éternelle. Il pourrait s'agir d'une application que Simon fait à lui-même de ce qui était dit du premier Principe, la Puissance suprême, dans l'Apophasis Mégalè (Elenchos VI, 17, r) : «Celui qui se tient, s'est tenu et se tiendra debout». Introduction, p. 45-47 et Annexe I, p. 565-570. Voir aussi le texte de Clément d'Alexandrie, Stromates, II, l r (52, 2) : les simoniens, dans leur vie, veulent ressembler à l' «Immuable» qu'ils vénèrent; mais dans notre texte le titre de« Stans» indique l'absence de corruption corporelle. 14. Dans le chapitre 8 et en II, r-12, 3, l'auteur des Reconnaissances a modifié sur plusieurs points le texte primitif, mieux conservé en Hom II, 23-25 : a) Jean-Baptiste n'est pas au point de départ de la chaîne des hérésies dans l'histoire du christianisme; il est déjà mort au moment où Dosithée inaugure son hérésie. b) La chaîne elle-même commence avec Dosithée, et Simon vient après lui (voir aussi Rec I, 54, 3). c) «Luna», qui sera la compagne de Simon, est l'une des disciples de Dosithée.

LIVRE II

153

feignant l'amitié, le supplie, au cas où l'un des trente viendrait à mourir, de le prendre aussitôt à la place du défunt - car leur règle interdisait, et de dépasser le nombre établi, et d'admettre quelqu'un d'inconnu ou qui n'eût pas encore été mis à l'épreuve. 3 C'est pourquoi aussi tous les autres qui désirent se rendre dignes du rang et du nombre, s'efforcent par tous les moyens de se faire agréer selon les règles de leur secte, chacun de ceux qui excèdent ce fameux nombre voulant, comme nous l'avons dit, au jour où se produirait un décès, paraître digne d'être mis à la place du défunt. 4 Donc Dosithée, harcelé de prières par cet homme, le jour où une place fut libre dans le nombre, y introduisit Simon.

Il s'attribue des pouvoirs magiques 9 1 « Mais celui-ci, peu après, tomba amoureux de la femme appelée Luna. Et comme nous étions ses amis, il nous confiait tout: qu'il était magicien, qu'il aimait Luna et que, avide de gloire comme il était, il ne voulait pas posséder cette femme honteusement, mais qu'il attendait patiemment de pouvoir l'obtenir avec honneur, si du moins nous aussi lui accordions notre concours pour réaliser tous ses désirs. 2 D'ailleurs il nous promettait qu'en récompense de nos services il ferait que nous

d) En Hom II, 23, 3, cette femme s'appelle Hélène, elle figure parmi les trente disciples de Jean. Le nombre des disciples répondait aux jours du mois; Hélène représentait la lune, Séléné. Pour expliquer l'origine du nom de Luna dans la traduction de Rufin (voir ci-dessous 12, 2), il faut supposer qu'il y a eu passage en grec de Hélènè (Hélène) à Sélènè (la lune), à moins que Luna ne soit le nom primitif de la femme, en tant que disciple de Dosithée. Il est étrange, en tout cas, que ci-dessous, Rec II, 9, l; 12, 2, Luna soit le nom de la compagne de Simon qui partout ailleurs dans les sources hérésiologiques s'appelle Hélène. En Hom II, 23, celle-ci fait d'ailleurs partie des trente disciples de Jean-Baptiste, chiffre qui correspond au« compte mensuel de la lune».

154

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

soyons comblés des plus grands honneurs et considérés comme des dieux par les hommes. "La seule condition, disait-il, est que vous m'accordiez la première place, à moi Simon, qui suis capable par l'art de la magie de produire de nombreux signes et prodiges, sur lesquels reposeront les fondements tant de ma gloire que de notre secte. 3 En effet, je peux faire en sorte de disparaître aux yeux de ceux qui veulent me saisir, puis de réapparaître à volonté. Si je veux fuir, je peux percer les montagnes et traverser les rochers comme s'ils étaient de la glaise. Si je me précipite d'une montagne élevée 15,je peux être déposé à terre sans dommage, comme sij'étais porté. 4 Enchaîné, je peux me délier moi-même, et lier en revanche ceux qui m'auront chargé de chaînes. Jeté en prison, je peux faire que les barreaux s'écartent d'eux-mêmes, je peux insuffler la vie à des statues, en sorte que ceux qui les voient les prennent pour des êtres humains, je peux faire pousser d'un coup de nouveaux arbres et produire de soudaines ramures, je peux me jeter dans le feu sans être brûlé. 5 Je change mon visage 16 pour ne pas être reconnu, mais je peux aussi me montrer aux gens comme ayant deux visages. Je peux me changer en brebis ou en chèvre, faire venir de la barbe aux petits enfants, me transporter dans les airs en volant, exhiber un monceau d'or, faire des rois et les défaire 17 . 6 Je serai adoré comme un dieu 18 , je recevrai

15. Voir Mt 4, 6. 16. Voir Rec X, 53, 4 et suiv. 17. Le texte d'Ac 8, 9 laisse entendre que Simon opérait des prodiges par l'art de la magie. Par la suite, la légende de Simon a beaucoup développé le merveilleux dans son activité de magicien, comme on le constate ici. Voir également le Martyre de Pierre et de Paul, I I (LrPsms-BONNET, I, p. 130, 3-6) et les Actes de Vercelli (en particulier le vol de Simon dans le ciel de Rome). 18. Justin, Apologie I, 26, 2; 56, 2.4 (suivi par Tertullien, Apologétique r 3, 9) affirme que les Romains avaient élevé dans l'île du Tibre une statue à Simon avec cette inscription «À Simon, le dieu saint». En réalité,

LIVRE II

155

publiquement des honneurs divins, si bien que l'on m'élèvera une statue et qu'on me vénérera et adorera comme un dieu. Qu'est-il besoin d'ajouter? 7 Tout ce que je voudrai faire, je pourrai le faire. Car j'ai déjà accompli beaucoup de choses à titre d'essai. 8 En bref, dit-il, un jour que ma mère Rachel m'ordonnait d'aller moissonner aux champs, je vis une faucille sur le sol et lui commandai d'aller moissonner, et elle moissonna dix fois plus que tous les autres . 9 ]'ai déjà fait sortir de terre de nombreuses pousses nouvelles et j'ai fait apparaître un arbuste épineux en un instant. ]'ai aussi percé la montagne voisine par deux fois."

Ses auditeurs sont abusés IO r «Quand il parlait ainsi de pousses sorties du sol et d'une montagne transpercée, je restais stupéfait qu'il voulût encore circonvenir des gens comme nous, à qui il paraissait se recommander et se confier. Nous savions en effet que c'étaient des exploits du temps des ancêtres qu'il disait avoir accomplis récemment. 2 Alors donc que nous l'entendions raconter ces infamies et d'autres encore pires, nous étions néanmoins associés nous-mêmes à ses crimes, et nous tolérions que d'autres fussent trompés par lui ; nous proférions même de nombreux mensonges en sa faveur, et cela avant qu'il eût accompli aucune des choses qu'il avait promises, si bien que, sans avoir encore rien fait, il était néanmoins considéré comme un dieu par plusieurs.

Il prend la place de Dosithée II r « Cependant, au début, quand il figurait encore parmi les trente disciples de Dosithée, il commença à se détourner

il s'agit d'une confusion avec le dieu romain Semo Sancus, dont une statue se trouvait dans l'île du Tibre, comme le prouve une inscription qu'on y a retrouvée (H. DESSAU, Inscriptiones Latinae selectae, Berlin 1902, n° 3474).

156

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

de Dosithée lui-même, sous prétexte que l'enseignement de celui-ci n'était pas irréprochable et parfait, sans qu'il y eût, disait-il, malveillance de sa part, mais seulement ignorance. 2 Mais quand Dosithée se rendit compte que Simon se détournait de lui, craignant que sa réputation fût ternie aux yeux des hommes qui le prenaient lui-même pour l'Immuable 19 , il fut rempli de fureur. Alors qu'ils s'étaient réunis comme à l'accoutumée dans l'école, Dosithée saisit une verge et se mit à frapper Simon, et soudain la verge parut passer à travers le corps de Simon comme à travers une vapeur. 3 Dosithée, stupéfait, lui demanda: "Dis-moi si tu es l'Immuable, que je t'adore." 4 Simon lui répondit : 'Je suis 20 ". Dosithée, voyant qu'il n'était pas lui-même l'Immuable, tomba à ses pieds et l'adora, puis il renonça à sa primauté en faveur de Simon et ordonna que tout le groupe des trente lui obéît. Lui-même prit la place de Simon et, peu après, mourut.

Luna, sa compagne r «Donc, après la mort de Dosithée 21 , Simon prit Luna chez lui, et jusqu'à ce jour il se rend partout avec elle, comme vous le voyez, mystifiant les foules et soutenant qu'il est lui-même une certaine Puissance, située au-dessus du Dieu créateur; 2 quant à Luna, sa compagne, il prétend qu'elle est 12

19. À l'origine, l' «Immuable» (Stans) était Dosithée; depuis, ce titre passe à Simon (r r, 3 et 4). Voir aussi Hom II, 24, 5-7. 20. Comme ici, dans le Martyre de Pierre 2 (LrPsrus - BONNET, I, p. 80, 37), Simon revendique pour lui-même le titre de ho Hestôs. Dans le langage gnostique, le révélateur céleste manifeste souvent sa divinité à l'aide de la formule «Je suis ». 21. L'activité de Simon commence après la mort de Dosithée; l'idée est la même qu'en Rec I, 54, 3. Il est probable que l'auteur de Rec, en plaçant Dosithée avant Simon (voir Rec II, 8, r), a voulu corriger le texte primitif représenté par Hom II, 23 (où Simon est l'un des disciples de Jean).

LIVRE II

157

descendue des cieux supérieurs et qu'elle est la Sagesse, mère de toutes choses. Les Grecs et les Barbares, dit-il, se disputant pour elle, ont pu dans une certaine mesure voir une image d'elle, mais elle-même, telle qu'elle est, ils l'ont totalement ignorée, étant donné qu'elle habite auprès du Dieu premier et unique 22 . 3 Énonçant ces propos et d'autres semblables avec emphase, il en trompe beaucoup. 4 Mais je dois encore signaler un fait que je me souviens avoir vu de mes propres yeux: un jour que cette Luna, sa compagne, était dans une tour, une foule immense, venue pour la voir, entourait la tour de toutes parts. Or tous ces gens la voyaient se pencher et regarder par toutes les fenêtres de la tour. 5 Et il y a beaucoup d'autres prodiges qu'il a faits et qu'il fait, en sorte que les gens, remplis de stupeur, en déduisent qu'il est lui-même le Dieu suprême 23 .

22. Le sens de ce passage s'éclaire à la lumière du texte parallèle de Hom II, 25, l-3. La compagne de Simon (Luna) est descendue des cieux pour venir en ce monde; elle est la Sagesse divine qui se révèle, «la substance mère de toutes choses»; elle réside auprès du Dieu suprême, l'inconnu (voir Rec II, 49, 3-60, 6). D'autre part, en disant que c'est pour elle que les Grecs et les Barbares se firent la guerre (à Troie), le texte de Rec montre que Luna est bien identique à Hélène, dont parle Hom. Simon et sa compagne forment un couple gnostique : la grande Puissance ~e Dieu suprême), et sa Sagesse. L'élément féminin du couple est appelé« Pensée première» (Ennoia) par Justin (Apologie I, 26, 3), «Pensée première et Mère de toutes choses» par Irénée I, 23, 2, «grande Pensée» (Epinoia) dans l'Elenchos VI, 18, 3; 19, 2; «Esprit saint»,« Prunicos »,«Barbera ou Barbelo »par Épiphane, Panarion XXI, 2, 3-5. Voir l'Annexe I, p. 560-565. 23. La matière des paragraphes 4 et 5 n'a pas de correspondant dans les Hom. Elle provient de la légende de Simon ajoutée par l'auteur des Rec; voir la manière dont elle est introduite : «je dois encore signaler un fait ». Les Grecs et les Barbares ignoraient la véritable «Luna (Hélène) » en tant que Sagesse résidant auprès du Dieu suprême. En ce qui concerne la tour, voir Elenchos VI, 19, l et Épiphane, Panarion, XXI, 3, 2: la tour symbolisait Ennoia appelée Hélène par Homère. Voir l'Annexe I, p. 564 et suiv.

158

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Les secrets de sa magie 13 r «Or un jour que Nicétas et moi lui demandions de nous apprendre comment ces phénomènes pouvaient être produits par l'art de la magie, et quelle était la nature de cette opération, Simon entreprit de nous l'expliquer comme à ses amis intimes. 2 ''J'ai évoqué, dit-il, par des adjurations secrètes, l'âme d'un enfant sans souillure et mort de mort violente, et je l'ai contrainte à m'assister, et c'est par elle que se fait tout ce que j'ordonne 24 ." 3 "Mais, dis-je alors, est-il possible à une âme de faire ces choses?" 4 Il répondit: "Je veux que vous sachiez ceci : une fois que l'âme s'est dépouillée des ténèbres de son corps, elle occupe le second rang après Dieu. Et aussitôt elle reçoit la prescience, raison pour laquelle on l'évoque pour la nécromancie." 5 "Pourquoi donc, repris-je, les âmes de ceux qui ont été assassinés ne se vengent-elles pas de leurs assassins?" 6 "N'as-tu pas retenu, répondit-il, que j'ai dit que l'âme, une fois sortie du corps, possède aussi la prescience?" ''.Je l'ai retenu", dis-je. 7 "Pour cette raison donc, reprit-il, quand elle est sortie du corps, elle connaît aussitôt qu'il y aura un jugement, et que chacun sera puni pour le mal qu'il aura commis ici-bas. Par conséquent, elles ne veulent pas tirer vengeance de leurs assassins, car elles aussi subissent des tourments pour les mauvaises actions commises ici, et elles savent que des supplices plus rigoureux les attendent, , au jour du jugement. 8 En plus de tout cela, les anges qui ont autorité sur elles ne leur permettent pas de sortir ni de faire quoi que ce soit." 9 "Si, répondis-je, les anges ne leur permettent pas de venir ici ou de faire ce qu'elles veulent,

24. La nécromancie de Simon. Ici, il s'agit d'un enfant qui a été tué; plus bas (15, 4), il est question d'un enfant que Simon lui-même a créé; voir aussi Hom II, 26, 2-5.

LIVRE II

159

comment les âmes obéissent-elles au magicien qui les évoque?" IO "Aux âmes qui d'elles-mêmes veulent venir, dit-il, ils ne font pas de concession; mais quand les anges qui exercent l'autorité sont adjurés par plus grand qu'eux, ils ont, dans la violence que nous leur faisons en les adjurant, une excuse pour permettre aux âmes que nous évoquons de sortir. En effet, la faute n'est pas à ceux qui subissent la violence, mais à nous qui exerçons la contrainte." I I À ces mots, Nicétas, n'y tenant plus, répondit précipitamment - comme je m'apprêtais moi-même à le faire, si je n'avais voulu auparavant lui soutirer tous les détails-, me devançant donc, comme je l'ai dit, Nicétas lui demanda: 12 "Et toi, tu ne crains pas le jour du jugement, toi qui fais violence aux anges, qui évoques les âmes, qui trompes les gens et qui obtiens des hommes à prix d'argent les honneurs divins qu'ils t'adressent? 13 Et comment veux-tu nous persuader qu'il n'y aura pas de jugement, comme quelques-uns des juifs le professent, et que les âmes ne sont pas immortelles 25 , comme plusieurs le pensent, alors que tu vois les âmes de tes propres yeux et que tu reçois d'elles l'attestation du jugement divin?"

Simon déclare qu'il est Dieu 14 r «À ces paroles de Nicétas, Simon pâlit, mais après un bref instant il se ressaisit et répondit : "N'allez pas croire que je suis un homme de votre espèce; je ne suis ni magicien, ni amant de Luna, ni fils d'Antoine. 2 Car, avant que ma mère Rachel s'unît à lui, encore vierge elle me conçut 26 , alors qu'il était en mon pouvoir d'être soit petit soit grand, et d'appa-

25. La conviction de Simon correspond à celle des sadducéens d'après Ac 23, 8. Or Rec I, 54, 2-3 affirme précisément que Dosithée et Simon étaient des sadducéens. 26. La conception virginale de Simon est une parodie de celle de Jésus; l'idée est absente dans les Hom. Simon « apparaît» comme un homme : c'est une doctrine docète (du grec dokeô =apparaître).

160

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

raître comme un homme parmi les hommes. 3 C'est donc pour vous mettre à l'épreuve que je vous ai choisis les premiers comme mes amis, afin de vous placer les premiers dans mes demeures célestes et ineffables, lorsque je vous aurai éprouvés. 4 Je me suis donc fait passer faussement pour un être humain, afin de vérifier plus sûrement si vous gardez pour moi un attachement constant." 5 Moi alors, entendant cela, je jugeai qu'il était un misérable, et pourtant je m'émerveillai de son impudence et je rougis pour lui; en même temps, craignant qu'il ne machinât quelque mauvais coup contre nous, je fis signe à Nicétas de feindre un instant comme moi, et je dis à Simon: 6 "Ne sois pas irrité contre nous, hommes corruptibles, toi, le dieu incorruptible ; 7 mais plutôt accepte notre attachement et le désir de notre esprit avide de savoir qui est Dieu; car nous ne savions pas encore qui Il était, et nous ne discernions pas que tu es précisément Celui que nous cherchons."

Il prétend avoir formé un enfant avec de l'air 15 r «Comme nous lui tenions ces propos et d'autres semblables, en adoptant un air de circonstance, notre homme, dans sa très grande vanité, crut nous avoir abusés et, se sentant d'autant plus transporté, il alla jusqu'à ajouter: 2 "Je vous suis désormais propice, en raison de l'attachement que vous montrez envers le Dieu que je suis; en effet, vous m'aimiez sans me connaître et vous me cherchiez en m'ignorant. 3 Mais je veux que vous n'ayez pas de doute sur ce que signifie véritablement être Dieu : c'est de pouvoir se rendre petit ou grand à volonté; comment, en effet, pouvais-je apparaître aux hommes? 4 Maintenant donc, je m'en vais vous dévoiler ce qui est vrai. À un certain moment, j'ai par mon pouvoir transformé de l'air en eau, puis l'eau à son tour en sang et, lui donnant la fermeté de la chair, j'en ai formé une nouvelle créature humaine, un enfant, et j'ai mis au jour une œuvre beaucoup plus noble que celle du Dieu créateur. 5 Lui, en

LIVRE II

161

effet, a créé un homme de terre, mais moi d'air, ce qui est plus difficile; puis, le défaisant à nouveau, je l'ai rendu à l'air, non sans avoir placé son portrait, image peinte, dans ma chambre à coucher, comme une preuve et un souvenir de mon œuvre." 6 Or nous comprenions qu'il disait cela par rapport à cet enfant mort de mort violente dont il utilisait l'âme pour en obtenir tous les services qu'il voulait. » Réaction de Pierre

16 r À l'ouïe de ces paroles, Pierre reprit en versant des larmes : « Grande est ma stupeur devant la patience sans limite de Dieu et, d'autre part, devant l'audace et la témérité humaines en certains individus. 2 Car quel raisonnement pourra-t-on encore trouver pour convaincre Simon que Dieu juge les pécheurs? En effet, lui qui se persuade qu'il recourt à des âmes soumises pour l'accomplissement de ses crimes - en réalité, certes, il est le jouet des démons, 3 cependant, pour ce motif précisément, il est convaincu que les âmes sont immortelles et sont jugées pour les actes qu'elles ont commis-, lui qui pense voir réellement les choses que nous croyons, nous, par la foi quoiqu'il soit, je l'ai dit, le jouet des démons - , il estime cependant qu'il voit la substance même de l'âme 27 ! 4 Quand, dis-je, cet homme reconnaîtra-t-il ou qu'il fait le mal, lui qui est plongé dans un tel abîme de péché, ou qu'il doit être jugé pour les actes qu'il commet, lui qui sciemment méprise le jugement de Dieu, se montre ennemi de Dieu et ose commettre de pareilles infamies? 5 Il en ressort clairement, mes frères, que certains sont réfractaires à la vérité et au culte de Dieu, non parce que la foi leur semble dépourvue totalement de justification, mais parce qu'ils sont ou plongés dans un excès

27. Passage difficile, peut-être corrompu: voir les remarques de Rehm dans l'introduction de son édition, p. LXXXIII.

162

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

de péchés, ou dominés par leurs méfaits et transportés par l'enflure de leur cœur, à tel point qu'ils ne croient même pas ce qu'ils pensent voir de leurs propres yeux.

Les hommes entraînés par le Malin à devenir ennemis de Dieu 17 r «Mais, du moment que l'attachement inné au Dieu créateur paraissait pour ceux qui l'aimaient la condition suffisante du salut, l'adversaire s'est efforcé de pervertir cet attachement chez les hommes et d'en faire des ennemis, des ingrats envers leur créateur. 2 Or, j'en atteste le ciel et la terre, si Dieu permettait à l'adversaire de se déchaîner autant qu'il le souhaite, il y a longtemps que tous les hommes auraient péri; mais par miséricorde Dieu ne le permet pas. 3 Si les hommes reportaient leur attachement sur Dieu, tous seraient indubitablement sauvés, même si, pour quelques fautes commises, ils semblaient punis par respect de la justice. 4 Or maintenant la plupart des hommes sont devenus ennemis de Dieu, parce que le Malin a pénétré leurs cœurs et a détourné à son profit l'attachement que Dieu le créateur avait mis en eux pour qu'ils l'éprouvent envers Lui. 5 Pour d'autres en revanche, qui semblaient un tant soit peu vigilants, le Malin a néanmoins entraîné leur esprit et leur cœur à s'égarer loin du Dieu vrai en se montrant à eux sous une apparence de gloire et de splendeur 28 , et en leur promettant monts et merveilles. 6 Cependant, c'est pour un juste motif qu'il lui a été permis d'accomplir ces choses.»

28. C'est ainsi que !'Ennemi (Satan) se manifeste aux hommes pour les égarer; comparer Hom XVII, 13-19, texte de polémique anti-paulinienne qui manque dans Rec; voir aussi la critique de la connaissance par l'imagination en Rec II, 64. Il se peut qu'en Rec II, 17, 5-6, qui n'a pas de correspondant dans Hom, l'auteur fasse allusion de manière voilée à la critique des visions de Paul en Hom XVII.

LIVRE II

163

Responsabilité des hommes 18 r Sur ces mots, Aquila reprit : « Quelle est donc la faute des hommes, si le Malin, se transformant en éclat de lumière, leur promet des biens plus grands que ne le fait le Dieu créateur lui-même?» 2 «Je crois, répondit Pierre, qu'il n'y a pas pire iniquité. Écoute à quel point c'est inique. 3 Si ton fils, élevé et nourri par toi avec le plus grand soin, parvenu à l'âge adulte, se montre ingrat envers toi et t'abandonne pour aller auprès d'un autre, qu'il a peut-être trouvé plus riche que toi, et s'il lui témoigne l'honneur qu'il devait te réserver, si, attiré par l'espoir d'un gain supérieur, il renie la voix de la nature et se dérobe aux obligations dues à son père, cette conduite te paraît-elle juste ou impie? » 4 «Il est évident pour tout le monde, répondit Aquila, que c'est une impiété. » 5 Et Pierre : «Si tu dis donc que c'est une impiété parmi les hommes, à combien plus forte raison est-ce le cas pour Dieu, qui plus que tous les hommes est digne d'être honoré par les hommes! 6 Car non seulement nous jouissons de ses bienfaits, mais c'est par son œuvre et sa puissance que nous sommes venus à l'être, alors que nous n'étions pas, et si nous lui sommes agréables, nous obtiendrons encore de lui cl' être pour toujours dans la béatitude. 7 Aussi, pour que les infidèles soient distingués des fidèles et les pieux des impies, a-t-il été permis au Malin d'utiliser ces expédients, grâce auxquels l'attachement de chacun envers le vrai père peut être éprouvé. 8 Et même s'il existait vraiment un Dieu étranger 29 , était-il juste d'abandonner celui

29. Deus alienus : un autre Dieu que le Dieu créateur du monde. L'expression apparaît ici pour la première fois dans les PseudoClémentines. Le «Dieu étranger» (ou «caché», «inconnu», «autre») est une appellation caractéristique du Dieu de Marcion; voir surtout le traité de Tertullien, Contre Marcion I, 8 et suiv., éd. R. BRAUN (SC 365), Paris 1990, p. 134 et suiv. et A. HARNACK, Marcion, p. 265. D'où la conclusion que le « Simon » du roman pseudo-clémentin est un personnage

164

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

qui nous avait faits, qui était notre père et notre créateur, pour passer de notre Dieu propre à un Dieu étranger? » ' 3 Et Pierre dit : « C'est vrai, Simon, cela m'est souvent arrivé.» 4 Et Simon:« De cette manière, maintenant aussi, déploie ton esprit jusqu'au ciel, et derechef au-dessus du ciel, et vois qu'il doit y avoir un lieu, situé au-delà du monde ou en dehors du monde, dans lequel il n'y a ni ciel ni terre, pour que leur ombre ne produise pas là aussi des ténèbres, 5 et où par conséquent, puisqu'il ne s'y trouve aucun corps, ni ténèbres produites par des corps, règne nécessairement une lumière sans fin ; et considère de quelle nature peut être cette lumière, à laquelle ne succèdent point de ténèbres. 6 Car si la lumière de notre soleil remplit ce monde-ci tout entier,

106. Voir la tradition hérésiologique, et surtout les textes d'Irénée, I, 23, 2-3 au sujet de Simon, Dieu suprême descendu sur terre. Voir l'Annexe I, p. 562 et suiv.

202

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

combien grande est, penses-tu, cette lumière incorporelle et infinie? Si grande, assurément, que, comparée avec elle, cette lumière de notre soleil semble être ténèbres et non lumière.»

Expérience vécue par Pierre

107

62 I À ces paroles de Simon, Pierre répondit : « Sur ces deux sujets, écoute-moi donc patiemment, à savoir sur l'exemple où il est question de déployer son esprit, et sur l'immensité de la lumière. 2 Je sais, Simon, qu'il m'est arrivé à moi-même, parfois, plongé dans mes pensées, de déployer mon esprit, comme tu l'as dit, jusqu'à des contrées et des îles situées au loin et de les voir en esprit non moins bien que si je les avais vues avec les yeux : 3 ainsi, comme j'étais à Capharnaüm, occupé à pêcher des poissons, et que j'étais assis sur une pierre, tenant plongé dans la mer un hameçon fixé à un fil, propre à leurrer les poissons, il advint que je ne remarquai pas qu'un poisson y avait mordu, pendant que mon esprit absorbé parcourait Jérusalem, ville désirable pour moi, où, il est vrai, j'étais monté souvent - éveillé ! - pour porter des offrandes et des prières. 4 Mais il m'arrivait souvent aussi, parce que j'en entendais parler, d'éprouver de l'admiration pour cette ville-ci, Césarée, et d'aspirer à y aller, et alors que je n'y avais pas encore été, j'avais l'impression de la voir et j'imaginais d'elle tout ce qu'il convenait d'imaginer d'une grande ville: portes, murailles, bains, avenues, ruelles, places publiques, etc., conformément à ce que j'avais vu dans d'autres villes; 5 etje prenais un si grand plaisir à m'absorber dans ce spectacle que vraiment, comme tu l'as dit toi-même, je ne voyais plus qui était présent,

107. La matière des chapitres 62-65 ne se trouve que dans Rec. En Hom XVII, 13-19, Pierre polémique contre les visions en tant que moyen d'accès à une connaissance vraie. Voir plus haut Rec II, 17, 5-6, où il semble s'agir d'une controverse antipaulinienne.

LIVRE II

203

debout à mes côtés, et je ne savais plus où j'étais moi-même assis. » Et Simon: «Maintenant, dit-il, tu parles bien. »

Son esprit transporté ailleurs 63 r Et Pierre: «Bref, comme je ne remarquais pas le moins du monde, mon esprit étant occupé, que je tenais suspendu à l'hameçon un très gros poisson - et pourtant il me tirait violemment la ligne des mains-, mon frère André qui était assis à côté de moi, me voyant engourdi et presque sur le point de tomber, m'enfonça son coude dans le côté et me dit, comme s'il me tirait du sommeil: 2 "Ne vois-tu pas, Pierre, quel grand poisson tu as pris ? As-tu donc perdu le sens pour être pareillement frappé de stupeur? Que t'arrive-t-il? Dis-le moi." 3 Mais moi, irrité contre lui pendant un instant parce qu'il m'avait arraché au spectacle délicieux que je contemplais, je répondis que je ne souffrais de rien, mais que je contemplais en imagination ma Jérusalem bien-aimée, en même temps que Césarée, et que si j'étais bien corporellement à ses côtés, en esprit, j'étais entièrement transporté là-bas. 4 Alors lui, poussé par je ne sais quelle inspiration, prononça une mystérieuse et secrète parole de vérité.

André le rappelle à la réalité 64 r «"Arrête, Pierre, dit-il. Qu'es-tu en train de faire? En vérité, chez ceux qui commencent à être possédés du démon ou à avoir l'esprit dérangé, les premiers symptômes sont du même type : ils sont d'abord transportés en imagination là où tout n'est que charme et délices, puis, par une effusion vaine et sans consistance, ils se portent vers des objets inexistants. 2 Or c'est là l'effet d'une certaine maladie de l'âme, qui l'empêche d'une part de voir les choses qui sont, et qui lui fait désirer d'autre part d'avoir sous les yeux les choses qui ne sont pas. 3 Mais cela advient également à ceux qui souffrent de frénésie et croient voir quantité d'images, parce que leur âme, arrachée et éloignée de son siège par un excès de froid ou de chaud,

204

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

est victime d'un égarement de sa fonction naturelle. 4 Par ailleurs, ceux aussi qui sont torturés par la soif, quand ils succombent au sommeil, croient voir des cours d'eau et des sources, où ils boivent; or cela leur arrive parce qu'ils souffrent du dessèchement de leur organisme déséquilibré. 5 Il est par conséquent certain que ces phénomènes sont le produit de quelque trouble soit de l'âme soit du corps."

L'imagination est trompeuse 65 r «Bref, pour que tu sois bien au fait, quand je parlais de Jérusalem, que j'avais souvent vue, je disais à mon frère quels lieux et quelles assemblées j'avais eu l'impression de voir. 2 Mais parlant aussi de Césarée, que je n'avais jamais vue, je soutenais néanmoins qu'elle était telle que je l'avais conçue dans mon esprit par la pensée. 3 Or, une fois que je fus venu ici, constatant qu'absolument rien ne ressemblait à ce que j'avais vu en imagination, je me fis des reproches à moi-même et me réprimandai sévèrement, parce que j'avais donné à cette ville les portes, les murs et les édifices d'autres villes que j'avais vues ; en réalité, j'avais formé une imitation d'autres villes. 4 On ne peut en effet imaginer quelque chose de nouveau dont aucune forme n'a jamais existé. Car, à supposer même que quelqu'un veuille former en imagination des taureaux à cinq têtes, c'est d'après les taureaux qu'il a vus avec une tête qu'il se figure ceux à cinq têtes. 5 Toi donc aussi, maintenant, si tu as l'impression de percevoir réellement quelque chose en pensée et de le contempler au-dessus des cieux, il n'est pas douteux que tu te le représentes d'après ce que tu vois en étant placé sur la terre. 6 Ou si tu estimes que ton esprit peut parvenir facilement au-dessus des cieux, et que tu es capable de contempler ce qui s'y trouve et d'acquérir la connaissance de cette fameuse lumière infinie, je pense que, pour un individu capable de saisir ces choses, il serait plus facile de faire pénétrer son entendement, qui a su s'élever si haut, dans le cœur et dans le for intérieur de l'un de nous qui sommes ici, et de dire quelles pensées

LIVRE II

205

il nourrit en son cœur. 7 Si tu peux donc divulguer les pensées qui sont au cccur de l'un de nous, pour peu qu'il ne soit pas prévenu en ta faveur, nous parviendrons peut-être à croire que tu as pu connaître aussi les choses qui sont au-dessus des cieux, bien qu'elles soient beaucoup plus élevées. »

Ce qui n'est pas peut-il être pensé? 66 r À cela Simon répondit : « Après avoir forgé un tissu d'insanités, maintenant, écoute! 2 Il n'est pas possible que tout ce qui se présente à la pensée de l'homme n'ait pas aussi une substance réelle et véritable; ce qui n'a pas de substance, en effet, n'a pas non plus d'apparence; or ce qui n'a pas d'apparence ne peut pas non plus se présenter à la pensée.» 3 Et Pierre : « Si, dit-il, tout ce qui peut se présenter à la pensée a une substance, alors prenons ce lieu d'immensité infinie dont tu as dit qu'il se trouvait en dehors du monde : si quelqu'un pense en son cœur qu'il est lumière, et un autre qu'il est ténèbres, comment un seul et même lieu pourra-t-il être lumière et ténèbres selon les personnes qui r ont pensé de façon différente 108 ? » 4 Et Simon dit : «Laisse de côté pour l'instant ce que je t'ai dit, et toi, dis ce que tu penses qu'il y a au-dessus des cieux. »

L'infini n'est pas ignoré par la Loi

109

67 r Et Pierre : « Si tu croyais, dit-il, à la vraie source de lumière, je pourrais t'enseigner ce qu'est et selon quel mode est ce qui est infini, et je t'offrirais, non une vaine fantaisie, 2 mais une explication cohérente et contraignante de la vérité, usant non d'assertions sophistiques, mais du témoignage de la Loi et de la nature, pour que tu connaisses que la Loi

108. Écho de la théorie platonicienne de la perception. 109. Pierre annonce un discours sur l'infini d'après la Loi; sur ce sujet non plus, il ne reviendra pas.

206

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

principalement contient la démonstration de l'infini. 3 Or, si la doctrine de l'infini n'est pas cachée à la Loi, rien d'autre assurément ne peut lui être caché, et c'est donc à tort que tu as pensé qu'il existe quelque chose que la Loi ignore. Et à bien plus forte raison rien ne sera-t-il caché à celui qui a donné la Loi. 4 Cependant je ne peux rien te dire au sujet de l'infini et de ce qui n'a pas de limite, si tu n'as pas au préalable soit enregistré notre explication, soit produit toi-même la tienne, au sujet des cieux qui sont bornés par une limite fixe. 5 Mais si tu ne parviens pas à comprendre ce qui concerne les choses bornées par des limites fixes, à bien plus forte raison seras-tu incapable et de savoir et d'apprendre quoi que ce soit au sujet de celles qui sont sans limite. »

Le ciel antérieur et le ciel visible 68 I À cela Simon répondit : « Il me semble préférable de croire simplement que Dieu est, et que le ciel que nous voyons est le seul dans tout l'univers. » 2 Et Pierre : « Il n'en est pas ainsi, dit-il; mais il convient d'une part de confesser un seul Dieu, qui est réellement; d'autre part, en revanche, qu'il y a des cieux faits par lui, comme la Loi le dit aussi, dont l'un est le ciel supérieur, dans lequel est contenu à son tour le firmament visible. Le premier est perpétuel et éternel, ainsi que ceux qui y habitent, 3 tandis que le ciel visible doit se dissoudre et passer lors de la consommation du monde, pour que le ciel antérieur et plus haut apparaisse après le jugement aux saints qui en sont dignes. » 4 À cela Simon répondit : « Que les choses soient comme tu le dis, cela peut paraître à ceux qui le croient, mais pour celui qui attend qu'on lui rende raison de ces choses, il est impossible que cela soit fait à partir de la Loi, et surtout à propos de la lumière infinie. »

La foi confirmée par la raison 69 I Et Pierre: «Ne pense pas, dit-il, que nous disions que ces choses doivent être perçues par la foi seule : elles doivent

LIVRE II

207

être certifiées aussi par la raison. Il ne serait pas sûr en effet de confier ces choses à la nue foi, à l'exclusion de la raison, puisque, en tout état de cause, la vérité ne peut se passer de la raison 110 . 2 Par conséquent, quiconque a reçu ces enseignements étayés par la raison ne peut jamais les perdre, tandis que celui qui les a reçus sans démonstrations, par acquiescement à un simple énoncé, ne peut ni les conserver sûrement, ni être certain qu'ils soient vrais, car qui croit aisément flanche aussi aisément; 3 au contraire, celui qui a cherché la raison des choses qu'il a crues et reçues, étant pour ainsi dire lié par les chaînes de la raison elle-même, ne peut jamais être arraché ou séparé des choses qu'il a crues. 4 C'est pourquoi, plus on se sera obstiné à demander raison, plus on sera ferme dans la conservation de la foi. »

Suite du débat remise au lendemain 70 r À cela Simon répondit : « C'est une grande chose que tu promets en disant que l'éternité de la lumière infinie peut être montrée à partir de la Loi. » 2 Et Pierre ayant dit : « Quand il te plaira ... », Simon reprit: «Puisque l'heure est déjà avancée, demainje serai là et apporterai la contradiction. Si tu parviens à me prouver que ce monde a été créé et que les âmes sont immortelles, tu auras en moi un auxiliaire de ta prédication. » 3 Sur ces mots, il sortit, suivi du tiers de toute la foule qui était venue avec lui, environ mille personnes. 4 Les autres, quant à eux, tombant à genoux, se prosternaient devant Pierre ; et lui, invoquant sur eux le nom de Dieu, guérit certains, possédés des démons, en soulagea d'autres, malades, et ainsi renvoya les foules pleines de joie, en leur recommandant de se réunir de bonne heure le lendemain. 5 Puis, quand les foules

110. La gnose simonienne manque donc d'un fondement rationnel. C'était déjà l'idée d'Irénée lorsque il réfutait les hérétiques; voir Contre les hérésies, éd. A. RoussEAU, L. DoUTRELEAU (SC 264), Paris 1979, Préface, p. r 8 et suiv.

208

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

se furent retirées, Pierre fit mettre le couvert à même le sol, à ciel ouvert, dans l'atrium où avait eu lieu le débat, et il se coucha avec les onze. 6 Quant à moi, je prenais mon repas couché avec quelques autres, qui avaient aussi reçu une première initiation à l'écoute de la parole de Dieu, et qui étaient bienaimés.

Pourquoi Clément ne peut manger avec les baptisés 111 71 1 Mais Pierre, dans sa grande bienveillance, prenant à cœur d'éviter que cette séparation ne pût me causer de la tristesse, me dit: 2 « Ce n'est pas par orgueil, Clément, que je ne prends pas mon repas avec ceux qui n'ont pas encore été purifiés, mais je crains de me causer du tort à moi-même, sans leur être d'aucune utilité. 3 En effet, je veux que tu saches clairement que quiconque a un jour rendu un culte aux idoles et adoré ceux que les païens appellent des dieux, ou a mangé des victimes qu'on leur a sacrifiées, n'est pas exempt d'un esprit impur. 4 Car ils' est fait le convive des démons et est entré en communion avec ce démon dont il s'est forgé une image en son esprit, soit par peur, soit par amour. 5 Et, pour cette raison, il n'est pas affranchi de l'esprit impur, 6 et a donc besoin de la purification du baptême pour que sorte de lui l'esprit impur, lequel a pris possession de ses sentiments au plus profond de son âme et, chose plus grave, ne donne aucun signe de sa présence cachée, de peur qu' exposé aux yeux de tous, il ne soit mis en fuite.

111. Les chapitres 71-72 font connaître la raison de la règle suivie par les judéo-chrétiens concernant leur séparation cl' a\·ec les païens au moment des repas. Par le moyen des idolothytes, un démon est entré dans le corps des païens; ceux-ci sont donc possédés d'un esprit impur, qui sera enlevé par l'eau du baptême. Voir Rec I, 19, 3-5.

LIVRE II

209

Le baptême affranchit des esprits impurs 72 r « Ces esprits impurs aiment, en effet, séjourner dans le corps des hommes, pour assouvir leurs propres désirs en se servant d'eux, et pour les contraindre, en dirigeant les mouvements de leur âme vers l'objet de leurs convoitises, à obéir à leurs propres passions, en sorte qu'ils deviennent totalement le réceptacle des démons. 2 L'un d'entre eux est ce Simon qui, en proie à ce genre de mal, ne peut plus être guéri, parce qu'il est malade dans sa volonté et son dessein. 3 Ce n'est pas non plus contre son gré que le démon habite en lui, et pour cette raison, si on se proposait de chasser et d'expulser de lui ce démon, devenu inséparable de lui et pour ainsi dire son âme désormais, on paraîtrait plutôt le tuer et encourir le grief d'homicide. 4 Que personne de vous ne s'attriste donc d'être séparé de nous pour le repas. Chacun doit en effet respecter cette règle aussi longtemps, en réalité, qu'il le voudra lui-même. Car qui veut être bientôt baptisé n'est séparé que pour peu de temps, mais qui retarde le moment du baptême l'est plus longtemps. 5 Il est donc au pouvoir de chacun de s'imposer un temps de pénitence bref ou long, et par conséquent il dépend de vous, quand vous le voudrez, de vous adjoindre à notre table, et non de nous, à qui il n'est pas permis de prendre notre nourriture avec quelqu'un qui n'a pas été baptisé. 6 C'est donc plutôt vous qui nous tenez à l'écart de votre table si vous mettez des délais à votre purification et retardez votre baptême. » 7 Sur ces mots, ayant prononcé la bénédiction, il prit son repas. Après quoi, ayant rendu grâce à Dieu, il rentra pour dormir, et nous en fîmes tous autant, car il faisait déjà nuit.

Livre III

Perles jetées aux pourceaux I I Sur ces entrefaites, Pierre, levé au chant du coq et vou1 lant nous tirer du sommeil, nous trouva éveillés . La lumière allumée le soir brûlait encore. Quand il nous eut salués selon l'usage et que nous nous fûmes tous rassis, il commença en ces termes 2 : 2 « Rien n'est plus difficile, mes frères, que de débattre de la vérité devant une foule disparate. 3 Car ce qui est ne peut pas être dit à tous tel qu'il est, à cause de ceux qui entendent de façon maligne et perverse; d'un autre côté, il ne convient pas de tromper, à cause de ceux qui ont un désir sincère d'entendre la vérité. 4 Que fera donc celui qui doit parler devant un auditoire mêlé? Doit-il cacher ce qui est vrai? Comment alors instruira-t-il ceux qui en sont dignes? 5 Si, au contraire, il présente la pure vérité à ceux qui n'ont pas le désir d'obtenir le salut, il fait injure à celui qui l'a envoyé, de qui il a reçu aussi le commandemen t de ne pas jeter les perles 3 de ses paroles aux pourceaux et aux chiens , 6 car ceux-ci, se retournant contre elles à coup d'arguties et de sophismes, les roulent dans la boue d'une compréhension chamelle, non sans exaspérer et excéder de leurs aboiements et de leurs réponses grossières les prédicateurs de la parole de Dieu. 7 C'est pour-

1. C'est le deuxième jour du débat avec Simon à Césarée. Comme d'habitude, Pierre s'entretient avec ses disciples avant l'aube; voir Rec Il, r, 1 et suiv.; III, 5 I et suiv.; V, I et suiv.; etc. 2. Dans cette introduction ( r, 2-8), Pierre parlait de Dieu. Mais nous n'en avons plus le texte primitif; en effet, ce qui suit (Rec III, 2-rr) est une interpolation fàite par l'auteur des Reconnaissances. 3. Voir Mt 7, 6.

212

RECONNAISS ANCES DU PSEUDO-CLÉ MENT

quoi moi aussi, sur la plupart des points, je m'efforçais d' éviter, en utilisant certaines circonlocutio ns, d'avoir à exposer aux oreilles indignes la connaissance essentielle touchant la divinité suprême. » 8 Et sur ces mots, commençant par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, il nous fit un exposé concis et si clair que tous, l'entendant, nous nous demandions comment les hommes ont pu abandonner la vérité pour se tourner vers la vanité.

Aquila interroge Pierre 4 2 r Ainsi parlait Pierre, et Aquila dit: «Tu as bien parlé, aussi dis-nous ce qui est le propre de la vérité. » 2 Et Pierre dit: « Interrogez-m oi sur ce que vous voulez. >> 3 Et Aquila dit: «Présente-no us tes arguments sur le principe et les principes, et sur le point que Simon a critiqué comme inconvenant, à savoir que le Christ soit appelé fils de Dieu, car - chose à éviter - Dieu semblerait par là être soumis aux mêmes lois que les plantes et les autres êtres inanimés 5 . » 4 Pierre, voyant alors que tous étaient désireux de l'entendre sur ce sujet même, en fit un exposé complet en ces termes:

Le principe et les principes 3 r « Le nom de principe s'applique à beaucoup de choses différentes, soit sensibles, soit intelligibles. 2 Mais pour que nous ne paraissions pas obliquer vers les choses intelligibles avant d'avoir exploré les sensibles, il convient d'abord de partir des choses visibles, afin que, prenant modèle sur le plus proche, nous parvenions ensuite à la compréhensi on des intelligibles.

4. Sur l'interpolation « eunomienne » qui occupe les chapitres 2 à II, voir Annexe IV, p. 575 et suiv. 5. Peut-être faut-il corriger le texte et remplacer« inanimés» par « animés». La version syriaque dans le passage parallèle distingue trois catégories: les plantes, les autres êtres qui n'ont pas d'âme, et les créatures vivantes. Voir ci-dessous 3, 9; 8, IO.

LIVRE III

213

3 Ainsi, par exemple, le soleil a été établi comme étant le principe ou ayant la principauté du jour, et la lune à l'inverse. Or tous deux ont été établis pour exercer leur principauté par celui de qui ils ont également reçu l'être dans le principe. 4 Mais celui qui les a faits a d'abord créé le ciel et la terre, et en outre il a fait les animaux terrestres, aquatiques et volatiles, puis les arbres et les herbes, et finalement l'homme, non pas seulement pour qu'il existe en recevant le principe, mais aussi pour qu'il vive conformément au commandemen t de Dieu. 5 Ainsi donc, il peut certes y avoir beaucoup de principes, mais, pour celui qui est 6 , ils ne sont pas des principes. Un seul en effet est le principe, et un seul est sans principe. Et toutes les choses qui viennent après reçoivent de l'usage - si elles le reçoivent - le nom de principes. 6 J'ai préalablement exposé la raison d'être de cet exemple, je veux dire le passage des choses sensibles aux intelligibles, pour qu'en suivant ce chemin nous acquérions une certitude ferme et inébranlable touchant la tradition des intelligibles. 7 Nous disons donc que Dieu est sans principe, selon la révélation de l'ineffable providence. Il n'a pas été fait par lui-même et il n'est pas né de lui-même; car il est sans principe et non-engendré. 8 Par ailleurs, le terme « non-engendré » ne nous donne pas à comprendre ce qu'il est, mais seulement qu'il n'a pas été fait. Quant à ceux qui ont appelé le non-engendré "autopator" et "autogenetos 7 ", c'est-à-dire "père de soi-même" et "fils de soimême", ils ont cherché à blasphémer, obéissant à de troubles motifs. 9 En effet, raisonnant comme de petits enfants, ils ont pensé que ce qui était avant de naître avait besoin d'une

6. Autre traduction possible: «en réalité», si l'on admet que le latin ei qui est est une traduction maladroite du grec tôi onti. 7. Autopator et autogenetos (ou autogenès en 4, 3) sont des termes grecs bien attestés dans les textes gnostiques. En critiquant ces notions, l'auteur polémique contre la doctrine sur Dieu des gnostiques.

214

RECONNAISS ANCES DU PSEUDO-CLÉ MENT

naissance, et posant ce qui n'était pas à la place de ce qui était, ils ont divagué jusqu'à dire dans leur folie qu'il s'était fait luimême, et comme des démoniaque s ils ont osé comparer le non-engend ré à des plantes. ro Mais toutes ces affirmations fondées sur l'impiété ont pour compagne l'ignorance. Car ils ne se sont pas rendu compte qu'ils disaient du même être qu'il était et qu'il n'était pas. En effet, en tant qu'il a engendré, il était, mais en tant qu'il est né, il n'était pas. I I Il apparaît donc qu'il n'était pas, dans la mesure où il est né, et qu'il était, dans la mesure où il a engendré. Or dire que le même être a été simultanéme nt les deux, la profession de la foi n'y autorise pas.

Âme et corps 4 r «Ensuite les opinions communes elles aussi, honorant comme il convient le non-engendr é, écartent soigneuseme nt un si grand blasphème. 2 Si on interroge un de ceux qui ont utilisé ces appellations impies, que pourra-t-il donc dire, sinon qu"'il était avant de devenir le père de soi-même"? 3 Celui qui avait l'être avant de se le donner à lui-même, comment peut-il être appelé "autopator" et "autogénès" , c'est-à-dire "père de soi-même" et "fils de soi-même"? Quant au fait qu'il n'était pas auparavant 8 , quel serait l'indice qui le donne à comprendre? Oses-tu dire que le non-fait a été fait par soi-même? 4 Ils ont pourtant cru qu'ils disaient de pareilles choses en accord avec la doctrine, comme des ivrognes qui prennent les ombres pour des fossés. 5 C'est pourquoi, au moment de sonder les choses immortelles, il nous faut avant toutes choses partir des enseignemen ts transmis du Seigneur, là où, séparant la condition des choses mortelles des immortelles, il nous a enseigné que nous subirions des périls et des épreuves, jusqu'à la

8. «Quant au fait qu'il n'était pas auparavant»: nous suivons l'ordre des mots du syriaque.

LIVRE III

215

mort même, à cause de l'espérance des biens du Royaume : 6 "Ne craignez pas, dit-il, ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme; craignez plutôt celui qui peut plonger dans la géhenne et le corps et l'âme 9 ". 7 Et en vérité, si l'âme ne meurt pas avec le corps, en tout cas elle ne se divise pas et ne subit aucune autre des choses que subit le corps, comme par exemple l'admission ou l'émission d'un fluide, la maigreur ou l'embonpoint, la santé ou la maladie, l'amputation ou la réunion. 8 Et même dans la procréation des êtres humains, l'âme ne commet rien sur le mode de l'écoulement, mais, quel que soit le mouvement, elle reste évidemment immuable dans sa substance; en revanche, par des mouvements divers d'un côté et de l'autre, elle incite le corps à pâtir. 9 C'est donc le corps qui émet des humeurs et qui pâtit en sa substance, comme l'expérience le fait connaître quand, après la formation de l'embryon, la délivrance de la matrice se produit, à cause de la croissance du fœtus qui exerce et subit la poussée comme dans une lutte, selon la parole du Créateur. IO En effet le corps coagulé a hâte de sortir, et le corps qui l'a coagulé aspire à l'expulser. r r C'est par ailleurs cette cause qui transmet les passions elles-mêmes à la descendance du même être. Mais quand la passion est subie, un danger commun se présente, plus souvent qu'un danger particulier.

Liberté à 1'égard de la convoitise charnelle 5 r «D'autre part, tout ce qui est au service du désir de la femme se met en mouvement et se prépare naturellement selon l'âge de chacun: ainsi, il en va autrement de l'enfant, autrement de l'adolescent et autrement de l'adulte. 2 Car l'enfant possède certes en puissance la capacité de l'acte, mais n'a pas encore en puissance les mouvements de l'âme. L'adolescent, lui, est

9. Citation de Mt ro, 28.

216

RECONNAISSAN CES DU PSEUDO-CLÉME NT

prêt certes à parvenir à ses fins, mais il n'a pas encore l'usage de ses sécrétions. L'adulte, en revanche, quand il y a accord de volontés, est maître de l'accomplisseme nt de son dessein. 3 Et ce n'est pas sur ces seules prémisses qu'il faut dire que l'âme est immortelle et le corps sujet à écoulement, mais aussi d'après les commandement s qui lui sont adressés, dans l'unité de la personne, quand le Seigneur dit: 4 "Il a été dit aux anciens: tu ne forniqueras pas; mais moi je vous dis: même par la vue, tu ne t'asserviras pas au désir 10 ", dans une formule d'une prudence extrême. 5 En effet, si le corps est obligé par la nature de s'unir aux femmes, mais qu'il est encore davantage contraint de se soumettre à ce qu'il a reçu afin d'exister et d'avoir une forme, ce qui est aussi la faculté présidant à la procréation charnelle, comment pourrait-on imaginer que c'est au corps qu'il a été dit: 6 "Tu ne forniqueras pas; et moi je vous dis : tu ne t'asserviras même pas au désir", et que ce n'est pas plutôt cette substance, libre de telles passions, douée du pouvoir de lâcher la bride ou de la tenir haute au corps par son action, à qui le commandement de se rendre meilleure est ici suggéré? 7 Ainsi en effet, espérant justement les choses à venir, nous évitons de nous mettre en colère, nous contenons notre emportement et nous nous détournons des femmes, élevant notre pensée dans l'espoir des choses à venir, comme je l'ai dit, ne tenant pas tout notre être assujetti aux pouvoirs de la femme, mais asservi à la nature pour une part, qui est le corps comme nous l'avons montré, et libre en esprit pour une autre part, qui est le mouvement de l'âme immortelle.

10. Citation de Mt 5, 27-28, avec certains écarts. Noter pa~ exemple l'ajout de« aux anciens», qui ne se trouve que dans certains manuscrits et dans la version syriaque de A1t 5, 27.

LIVRE III

217

Suivre Dieu 6 r « Les choses étant ainsi, nous avons trouvé la meilleure piste pour parvenir à la compréhension des intelligibles, avec Dieu, peut-on dire 11 . 2 Avançons donc grâce à lui sans péril, tenant le gouvernail immortel de l'âme, ne laissant plus la passion charnelle faire irruption dans cette substance immortelle et intelligible, réservant à chacun des intelligibles autant d'honneur que le permet l'ordre voulu par celui dont l' existence et la primauté sont établies. 3 Est en effet premier le non-engendré, auquel les prophètes aussi rendent témoignage : "Moi, Dieu, je suis le premier, et après je suis, et hors moi il n'y a pas de dieu 12 "; il faut sous-entendre qu'il est sans commencement et non-engendré.»

Que dire de l'ineffable? 7 r Clément 13 alors et les autres lui demandèrent ce qu'était ce non-engendré, désirant l'entendre là-dessus. 2 Ce que voyant, Pierre leur dit : « Le risque n'est pas mince à prononcer ou à entendre un discours sur celui qui est sans principe : pour vous, en proportion du désir inspiré par ce qui aura été dit, vous courez le risque de tomber dans la démesure, et moi, à ce que je vois, vous me traquez jusqu'à ce que je subisse le même sort, vous qui pensez pouvoir m'arracher un discours sur ce qui est ineffable. 3 Or je vous exhorte, frères et compagnons d'esclavage, à ne pas chercher ce qu'il est, mais à désirer apprendre seulement qu'il est. Et il ne convient pas d'en dire plus sur ce point. 4 Le non-engendré ne doit pas être honoré

11. « Peut-on dire » : traduction d'après le syriaque. Le texte latin semble corrompu. 12. Citation d'Es 44, 6. 13. On remarquera l'entorse à la fiction du récit autobiographique que constitue la mention de Clément à la troisième personne.

218

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

de nom seulement, car il est aussi sans commencement; or cet être sans commencement et non-engendré est Dieu, et il n'est manifesté que par la seule considération des choses créées, mais c'est par lui-même qu'il est appréhendé. 5 Il ne découvrira pas, en effet, qu'une part de lui-même ait existé d'abord, ni n'aperçoit qu'une autre part advienne ultérieurement, étant établi qu'il est sans principe. 6 Cela, c'est à quoi aboutit l'observation des choses créées. C'est pourquoi l'être ineffable, dans l'examen de lui-même, ne dispose pas d'un espace antérieur à son existence pour prévoir ce qu'il était. Car la curiosité de connaître sa propre essence n'est pas encouragée par celui qui est. 7 Se connaît donc lui-même celui qui ne se pose pas de questions à son propre sujet. 8 Mais nous en avons dit là-dessus plus même qu'il ne convient, car le nonengendré aime à être honoré seulement par le silence 14 . 9 Vous nous avez donc entendu sans risque, dans les limites de notre compréhension, au sujet de cette substance sans principe.

Dieu engendre le premier-né 8 I « Celui donc qui n'a pas eu de commencement dans l'être, le Dieu dont nous avons parlé, a engendré le premierné de toute la création 15 , comme il convenait à Dieu : sans changement, sans retournement, sans division, sans épanchement, sans extension. 2 Souvenez-vous en effet que ce sont là les tribulations des corps, que nous avons évité d'attribuer également à l'âme, de peur que l'immortalité n'aille lui être enlevée par ces attributs. 3 [Dieu a donc engendré, ce que nous avons appris à appeler aussi création. Appeler le même acte génération et création, ou d'un autre terme de cette catégorie, autorise donc à définir la figure du Père comme existant sans

14. Voir Rec I, 23, I et Hom XX, 8, 6. 15. Voir Col I, 15.

LIVRE III

219

forme. 4 Pour ceux en effet chez qui les formes se différencient, il est nécessaire de distinguer les termes de génération et de création.] 5 Dieu a donc engendré en restant le même, sans pâtir d'aucune division. [En effet ce qui vient ne mérite pas d'être honoré plus que Lui, le non-engendré, car il n'est pas comme l'engendré.] 6 Suivant sa volonté, sa puissance n'a pas été lente à accomplir ce qu'il voulait, et elle n'a pas non plus outrepassé sa volonté; mais gardant la mesure, celui qu'elle a voulu, elle l'a aussi engendré, restant la même, ne pâtissant pas. 7 Si, en effet, par une conséquence nécessaire de leur compacité, les corps subalternes produisent des ombres, à combien plus forte raison devons-nous concéder que le fils unique est subordonné à la puissance non-engendrée, la volonté étant première. 8 [Comme les corps, de leur côté, sont connus avant les orn.bres, ainsi, et à plus forte raison, la substance nonengendrée est-elle aussi connue avant la substance engendrée, même si elle a reçu l'être de celui qui était.] 9 Voilà donc pourquoi les noms de géniture, d'être fait ou de créature lui conviennent parfaitement, car par sa substance, elle n'est pas non-engendrée. IO Je me souviens, assurément, que Simon nous a accusé de blasphème parce que nous appelions le Christ fils de Dieu, comme si nous assimilions Dieu à des hommes ou à des plantes 16 . Mais vous, hâtez-vous de vous instruire, suivant votre désir. » Comment Dieu a engendré 9 I Comme tous acquiesçaient volontiers, Pierre poursuivit : «Le chemin de cette incrédulité est manifeste, ô vous Aquila et les autres. 2 Car celui qui n'a pas de connaissance assurée, mais a recueilli une opinion sans aller au-delà de l'ouï-dire, redoute de croire. Puis, rempli d'assurance par l'homme capable

16. Voir Rec II, 49, r.

220

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

d'écarter 17 de lui le prétexte de son incrédulité, saisi de joie à l'ouïe de ses promesses, il n'hésite pas, dans son désir d' apprendre, à étaler publiquement l'incrédulité qu'il nourrissait envers l'objet de sa quête. [Car nombreuses sont les maladies de l'incrédulité.] 3 Mais laissons de côté dorénavant le discours relatif à ce point, de peur que, vous entraînant dans un espoir de foi incertain, il ne soit reçu en guise de foi en vue de la recherche. Au contraire, donnons partout la préférence à Dieu et à la réflexion sur Dieu. 4 [Le Dieu non-engendré est par lui-même inaltérable, et par sa volonté il a gardé son acte dans la virginité. Ce qui en revanche n'est pas non-engendré ne peut être par lui-même vierge. Car il a été créé, comme amené sous le contact du géniteur et créateur.] 5 Mais que l'on comprenne comment il convenait que Dieu engendre un fils unique, premier-né de toute la création. [Ce n'est pas comme s'il sortait d'un autre - car telle est la servitude des êtres animés et inanimés.] 6 Ce n'est pas non plus lui-même qui, passant à l'acte, a engendré une partie de lui-même - car, agissant sur lui-même, il ne resterait pas inaltérable et impassible. 7 De tels soupçons à propos du non-engendré sont pleins d'impiété. Car les fils des impies sont en danger, croyant comprendre selon la piété, quand ils émettent un grand blasphème 18 contre le non-engendré en estimant qu'il est androgyne . Je 19 n'oublie certes pas, frères, de vous avertir à ce sujet aussi .

17. Traduction d'après le syr-iaque. Le latin dit: «Alors qu'il pourrait facilement écarter. .. » 18. Les impies sont ici les gnostiques; «androgyne», ou mâle-femelle, est un autre terme gnostique (voir 3, 8). 19. Traduction d'après le syriaque. Latin: «Je n'oublie certes pas, frères, celui qui nous a avertis».

LIVRE III

221

L'engendré diffère du non-engendré IO r «Dieu a donc engendré en restant le même, la volonté étant première, comme cela a été dit auparavant. C'est pourquoi le fils unique est appelé ainsi avec exactitude, car il tient son être du non-engendré, et il est appelé fils avec exactitude, car il est né du non-né. 2 Cependant, calmons de plein gré, doucement et progressivement, la controverse néfaste de ceux qui osent prétendre que le non-engendré diffère de !'engendré par la seule appellation, et affirmer que ce qui se distingue du non-né par la génération est une substance non-engendrée. 3 Si on l'appelle ainsi, ce qui est dit n'est pas, et ce qui est n'est pas dit. 4 Car par sa substance il est non-créé, et si on le dit créé, on l'offense en le disant ce qu'il n'est pas. Surtout, comme Dieu est par lui-même rationnel et par lui-même sans principe, comment ne serait-il pas impossible - mais bien plutôt impie - 5 que ce qui est par soi-même rationnel et par soimême non-engendré n'eût pas préféré être uni à lui-même plutôt que de subir l'ordre de la dualité, jugeant la génération plus honorable que l'abstention d'engendrer? 6 En effet il n'est pas un, et ce n'est pas à lui-même qu'il donne cet ordre: "Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que je mette tes ennemis comme un escabeau sous tes pieds 20 ". 7 Et il n'entre pas non plus en querelle avec lui-même, comme si une partie de luimême restait non-engendrée alors qu'une autre serait soumise à la génération, [et comme s'il avait le savoir et la prescience, dans l'ordre du non-engendré, qu'une partie de lui-même naîtrait tandis qu'une autre engendrerait; 8 il n'aurait sans doute pas du tout ignoré qu'il serait plus honorable que lui-même, une partie de lui ordonnant et l'autre recevant l'ordre, comme par exemple quand il est dit: 9 "Assieds-toi à ma droite", ou

20. Citation du Ps ro9 (IIo), r.

222

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

encore quand il s'agit de la mission, ou quand il se loue luimême en se mettant en avant par ces mots : "Et Dieu vit que cela était bon 21 ", voyant, après que tout ce qui a été fait eut été créé en six jours par le fùs unique, que sa volonté immuable se réalisait dans l'accomplissement par le fils unique de l'action divine.

Enseignement sur le Père, le Fils et !'Esprit saint I I I « Mais si le non-engendré n'est pas devenu père ou créateur de lui-même, comme nous l'avons montré, comment aurait-il créé ou engendré quelque chose de lui-même, lui qui n'a connu ni génération ni création, fût-ce par l'appellation? 2 En effet, ce n'est pas de là qu'il a l'être.] Or dire cela de Dieu est une impiété. Car évidente est pour ceux qui sont capables de voir, ne serait-ce qu'à courte distance, l'essence impassible et non-née du non-engendré. 3 Si en revanche, même après la génération, l'être ne s'est jamais dressé en dissension avec lui-même, et cela bien qu'étant dissocié par le nombre - car il n'est pas non plus "autopator", c'est-à-dire père de lui-même - , comment n'aimerait-il pas mieux rester lui-même dans l'harmonie exempte de génération, cet être qui était nonengendré par son essence, mais séparé en dualité par la génération? 4 En vérité cette incohérence a pour mère l'ignorance au sujet de Dieu, pour associée et pour sœur l'indifférence à l'égard de l'Esprit saint. 5 Or l'Esprit saint, gage de la conservation des enseignements qui nous viennent du Seigneur, cet Esprit que nous avons reçu peu de jours après l'assomption du Seigneur, tient son être du fils unique, en manifestation parfaite de la puissance de celui-ci. 6 De même que le fùs unique, premier-né de tous les êtres, est l'image immuable de la puissance non-engendrée, - en tant qu'image unique, restant

21. Gn r,passim.

LIVRE III

223

immaculée - lorsqu'il est vu, il offre la vision du non-engendré aux êtres intelligibles et aux sensibles. 7 [De même que celui qui veut montrer le soleil, par exemple, ou un autre objet, à ceux qui ne peuvent le voir par eux-mêmes - à supposer qu'il leur soit nécessaire de voir le soleil-, accommodant aux regards cette nécessité même, s'empresse de montrer le soleil par l'intermédiaire d'un miroir, mais n'amène pas le soleil pour le projeter dans le miroir], 8 ainsi également ce fils unique n'est pas lui-même non-engendré, mais expose en lui-même toute la puissance du non-engendré, étant semblable à lui, en nature et en grandeur, par sa divinité. 9 Or, par ceux qui n'ont pas cherché avec soin, il était pris pour non-engendré, tandis que ceux chez lesquels la crainte de Dieu précède la recherche elle-même non seulement se refusent à rien dire de tel, mais se gardent même d'y penser. 10 Puisque donc un seul est nonengendré, et un seul engendré, !'Esprit saint ne peut être appelé fils ni premier-né - car il a été engendré par !'engendré-, mais il est compté au-dessous du Père et du Fils, comme premier sceau parfait de la puissance du second. I I Celui-ci, quant à lui, portant en image avec une volonté de même poids, l' opération de la permanence non-engendrée du Père, il a été en conséquence compté à juste titre après le non-engendré. » 12 Ajoutant beaucoup d'autres discours au sujet du Père, du Fils et de !'Esprit saint, il nous instruisit, non moins qu'à en juger d'après l'apparence extérieure, en faisant pénétrer la compréhension au cœur de notre entendement, si bien que tous, à l'écouter, nous nous lamentions en nous demandant comment les hommes s'étaient égarés loin de la vérité 22 .

22. Cette conclusion du chapitre r r reprend exactement celle du premier chapitre ( r, 8) : cette répétition indique clairement la fin de la section interpolée.

224

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Le débat reprend 23 12 r Mais comme le jour s'était levé, quelqu'un entra et dit: > Tous ne l'admettent pas

17 r Simon interrompit alors son discours : « Ont-ils raison, dit-il, ceux qui disent que le mal n'existe pas?» 2 Et Pierre: «Notre propos n'était pas de discuter ce point maintenant, mais d'établir que l'existence du mal n'est pas affirmée par tous. 3 Quant à la deuxième question qu'il te fallait poser, c'était:

28. Les Hébreux nient ]'existence du m:il en tant que réalité subsistant par elle-même, éternelle et indépendante; leur conception du mal diffère ainsi de celles des gnostiques.

LIVRE III

229

qu'est-ce que le mal? une substance, un accident, ou un acte? et beaucoup d'autres interrogations du même genre. 4 Et après cela : à l'égard de quoi, de quelle manière, pour qui est-ce le mal? pour Dieu, ou pour les anges, ou pour les hommes? pour les pieux ou pour les impies? pour tous ou pour quelquesuns? pour soi-même ou pour personne? 5 Et c'est alors que tu pouvais demander d'où il vient - de Dieu ou du néant? avaitil toujours existé ou avait-il eu un commencement dans le temps? était-il utile ou inutile? ainsi que beaucoup d'autres questions qu'implique une proposition de cette sorte. » 6 À cela Simon répondit: «Pardonne-moi, je me suis trompé sur la première question. Mais suppose que je formule maintenant la première question : le mal existe-t-il ou non? »

Équité dans le débat 18 r Alors Pierre dit: «À quel titre interroges-tu? avec l'intention d'apprendre, ou d'enseigner, ou pour soulever une question? 2 Si c'est bien pour apprendre, j'ai quelque chose à t'enseigner tout d'abord, de sorte qu'en suivant l'enchaînement et l'ordre de la doctrine tu comprennes par toi-même ce qu'est le mal. 3 Mais si tu énonces un avis comme pour enseigner, je n'ai pas besoin d'être instruit par toi, car j'ai un maître de qui j'ai tout appris. 4 Si en revanche c'est pour soulever une question et ouvrir un débat, que chacun de nous deux commence par exposer son point de vue, et que le combat s'engage ainsi. 5 Car il n'est pas correct que tu interroges comme si tu voulais apprendre et que tu répliques comme si tu enseignais, en sorte qu'après ma réponse il soit laissé à ta discrétion de dire si j'ai bien ou mal parlé. 6 C'est pourquoi tu ne peux, ayant la position du contradicteur, être juge des propos que nous tenons. Aussi, comme je l'ai dit, s'il faut engager le combat, que chacun de nous expose son sentiment, et tandis que le conflit nous opposera, les pieux auditeurs que voici seront pour nous de justes juges. »

230

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

La foule avide de vérité 19 r Alors Simon dit:« Ne te semble-t-il pas absurde qu'une foule inculte puisse juger de nos paroles? » 2 « Il n'en est pas ainsi, répondit Pierre; en effet, il se peut que ce qui est peutêtre moins clair pour un individu soit élucidé par plusieurs; souvent, en effet, même une rumeur populaire prend l'aspect d'une prophétie. 3 Mais il y a plus: toute la foule que voici est venue ici pressée par l'amour de Dieu et pour apprendre la vérité, et c'est pourquoi tous ces gens-là doivent être considérés comme une seule personne, en vertu de leur seul et même sentiment d'amour pour la vérité. De même, au contraire, si deux hommes sont d'avis opposés, ils sont multiples et tiraillés en sens contraire. 4 Mais si tu veux connaître par un signe combien tout le peuple qui se tient là est pareil à un seul homme, observe d'après leur silence même et leur tranquillité comment, avec une totale patience, comme tu le vois, ils rendent hommage à la vérité de Dieu, avant même de l'avoir apprise. 5 Ils n'ont pas encore, en effet, appris quel culte plus grand ils doivent lui rendre. 6 C'est pourquoi j'espère de la clémence de Dieu qu'il accueillera la pieuse disposition de leur cœur à son égard, et qu'il donnera la palme de la victoire à celui qui prêche la vérité, pour rendre manifeste à leurs yeux le héraut de la vérité. >>

Chercher la justice de Dieu 20 r Alors Simon dit: «Sur quel sujet veux-tu que porte la dispute? Dis-le, pour que de mon côté je définisse mon point de vue, et qu'ainsi l'examen de la question puisse commencer. » 2 Et Pierre répondit : « Si vraiment tu veux procéder comme je crois juste de le faire, pour ma part, je voudrais que l'on suive le précepte de mon maître : avant toute chose, sachant que le peuple des Hébreux avait la connaissance de Dieu et savait qu'Il était celui qui fit le monde, il leur prescrivit non pas de chercher celui qu'ils connaissaient, mais de scruter sa volonté

LIVRE III

231

et sa justice, car, ils le savaient, il a été donné au libre arbitre des hommes de trouver ces choses en les cherchant, de les accomplir, et d'observer les choses sur lesquelles ils doivent être jugés 29 . 3 Et voilà pourquoi il nous a ordonné de rechercher, non pas d'où vient le mal, comme tu le demandais il y a un instant, mais "la justice du Dieu" bon "et son Royaume, et toutes ces choses, dit-il, vous seront données par surcroît 30 ". » 4 Et Simon : «Puisque, dit-il, ces commandements sont donnés aux Hébreux comme à des gens qui connaissent parfaitement Dieu et estiment qu'il dépend du libre arbitre de chacun de faire les choses sur lesquelles il doit être jugé, tandis que je suis de l'avis opposé au leur, par où veux-tu que je commence?»

Pouvoir du libre arbitre 21 r Alors Pierre dit: «À mon avis, il faut rechercher tout d'abord s'il est en notre pouvoir de savoir sur quoi nous devons être jugés.» 2 «Ce n'est pas ce qu'il faut, dit Simon, mais parler de Dieu, sujet sur lequel tous ceux qui sont ici désirent aussi nous entendre. 11 3 Et Pierre : « Il est donc avéré pour toi que le libre arbitre peut quelque chose? s'il en est bien ainsi, reconnais-le seulement, et interrogeons-nous sur Dieu, comme tu le proposes. 11 Simon répliqua : « Il n'en va pas du tout ainsi. 1> 4 Et Pierre : « Si rien n'est donc en notre pouvoir, il est inutile

29. Le sujet du débat se déplace vers la question du libre arbitre des hommes (voir 20, 4) qui, dans la pensée de Pierre, constitue une cause du mal (voir plus haut r6, 2 fin). Mais Simon, fidèle à son déterminisme théologique, nie qu'il y ait un libre arbitre (voir 22, 2). D'où l'exposé de Pierre sur la justice de Dieu, qui s'exerce en fonction des actes que l'homme accomplit librement (22, 2-30, 5). La question du libre arbitre revient souvent dans les Reconnaissances, et donne lieu à des affirmations catégoriques (voir par ex. Rec V, 6, 4) ; elle sera expressément traitée dans Rec IX. Pour les Homélies, voir XI, 8; XIX, 15; XX, 2-3. 30. Voir Mt 6, 33; comme en Rec II, 20, 2, cette citation sert à fonder l'idée de la rétribution.

232

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

que nous nous posions des questions sur Dieu, puisqu'il n'est pas au pouvoir de ceux qui cherchent de trouver.]' avais donc bien raison de dire qu'il fallait commencer par se demander si le libre arbitre peut quelque chose. » 5 Alors Simon : « Nous ne sommes même pas capables, dit-il, de comprendre ce que tu veux dire par "si le libre arbitre peut quelque chose". » 6 Cependant Pierre, voyant que son adversaire, par crainte d'être vaincu, se tournait vers une position plus litigieuse, qui visait à tout confondre dans une sorte d'incertitude générale, répondit: 7 «Comment sais-tu donc qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de savoir quelque chose, puisque cela précisément, tu le sais?» 22 r Et Simon: «J'ignore, dit-il, si je sais même cela; chacun, en effet, agit, comprend ou subit selon que le destin l'a décrété pour lui 31 . »

Absurdités auxquelles Simon s'expose 2 Alors Pierre: «Voyez, frères, dit-il, dans quelles absurdités est tombé Simon. Avant mon arrivée, il enseignait que les hommes avaient le pouvoir et de connaître et de faire ce qu'ils voulaient. Maintenant, acculé par la force contraignante des arguments, il nie qu'il soit au pouvoir de l'homme de percevoir ou d'agir, et pourtant il ose se poser en docteur ! 3 Mais explique comment donc Dieu juge selon la vérité chaque homme à proportion de ses actes, si l'homme n'a pas eu le pouvoir de faire quelque chose. 4 Sil' on s'en tient à ce point de vue, tout est sens dessus dessous: vain sera le désir de s'attacher au bien, et c'est en vain aussi que les juges de ce monde président à Et Simon: «Tu dis vrai 1>, dit-il. 6 Alors Pierre :

244

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

«Si donc, dans les arts qui ont trait à la vie courante, on commence par apprendre, et ensuite on enseigne, à combien plus forte raison faut-il que ceux qui se proclament éducateurs des âmes apprennent d'abord et enseignent ensuite, sous peine de s'exposer au ridicule s'ils promettent de donner la science à d'autres en étant eux-mêmes ignorants.» 7 Alors Simon:« Dans les arts, dit-il, qui ont trait à la vie courante, il est vrai qu'on ne peut savoir sans avoir appris, mais s'agissant de la parole de la connaissance, aussitôt que quelqu'un a entendu, il a appris. »

Entendre et mettre en pratique 36 r Et Pierre reprit : « Certes, s'il entend avec ordre et méthode, il peut savoir ce qui est vrai; mais en refusant d' adopter la règle d'une vie amendée et d'une conduite chaste, conséquence nécessaire de la connaissance de la vérité, il ne veut pas reconnaître qu'il sait ce qu'il sait. 2 De même, on voit aussi certains hommes qui, après avoir abandonné les métiers qu'ils avaient appris dans leur enfance, se tournent vers d'autres activités et, pour donner une excuse à leur abandon, se mettent à incriminer leur métier comme étant infructueux. » 3 Et Simon : >

Bonté et justice de Dieu 37 I Et Simon dit : «Montre-nous donc ce que doit apprendre d'abord celui qui désire connaître la vérité.» 2 Et Pierre : «Avant toutes choses, dit-il, il faut rechercher ce qu'il est possible à l'homme de trouver quand il cherche. 3 En effet, le jugement de Dieu doit nécessairement porter sur ce point : si l'homme pouvait faire le bien et ne l'a pas fait; et pour cette raison les hommes doivent chercher s'il est en leur pouvoir de trouver, en cherchant, ce qu'est le bien, et de le faire quand ils l'ont trouvé; car c'est sur cela qu'ils doivent être jugés 53 . 4 Audelà, au Prophète seul il est permis d'en savoir plus, et à juste titre; en quoi, en effet, les hommes ont-ils besoin de savoir comment le monde a été fait? apprendre cela paraîtrait nécessaire, si nous avions à entreprendre un pareil ouvrage. 5 Mais maintenant, il nous suffit, pour rendre un culte à Dieu, de savoir que c'est lui qui a fait le monde; comment il l'a fait, nous n'avons pas à le chercher, puisque, comme je l'ai dit, il ne nous incombe pas d'acquérir la connaissance de cet art, comme si nous devions accomplir une œuvre semblable. 6 Mais nous ne devons pas non plus être jugés pour n'avoir pas appris comment le monde a été fait, mais pour cette seule raison : si nous ignorons son créateur. Or nous saurons que le créateur du monde est le Dieu juste et bon 54 , si nous le cherchons en suivant les sentiers de la justice. 7 En effet, si nous savons de lui seulement qu'il est bon, cette connaissance-là ne suffit pas

53. Voir ci-dessus, 22, 3. 54. Les deux attributs de Dieu («juste et bon>>) devaient constituer la matière essentielle de ce troisième débat; comparer Hom XVIII, r, 2. Relevons aussi la liaison étroite entre III, 37 et l'enseignement de Rec III, 20 et III, 4r.

246

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

pour être sauvés. Car dans le temps présent, tous, dignes ou indignes, jouissent de sa bonté et de ses bienfaits. 8 Si en revanche nous le croyons non seulement bon, mais aussi juste, et que, conformément à ce que nous croyons de Dieu, nous nous attachons à la justice tout au long de notre vie, nous jouirons encore de sa bonté pour l'éternité. 9 Finalement, s'adressant aux Hébreux, dont l'opinion sur Dieu était qu'il est seulement bon, notre maître leur disait de rechercher également sajustice 55 , 10 c'est-à-dire de savoir que dans le temps présent, certes, il est bon, pour que tous vivent de sa bonté, mais qu'il sera juste au jour du jugement, pour accorder à ceux qui en sont dignes des récompenses éternelles, desquelles il exclura les indignes. »

La justice de Dieu distinguera les bons et les méchants 38 I Et Simon dit : « Comment un seul et même être peutil être à la fois bon et juste 56 ? » 2 Pierre répondit : « C'est parce que sans la justice, l'être bon paraîtra d'une certaine manière injuste : il appartient au bon, en effet, d'offrir son soleil et la pluie à égalité aux justes et aux injustes 57 , 3 mais cela paraîtrait injuste, s'il réservait toujours le même sort aux bons et aux méchants, et s'il n'en agissait pas ainsi en faveur des récoltes, dont il convient que tous ceux qui sont nés dans ce monde puissent jouir à égalité. 4 Mais, de même que la pluie donnée par Dieu nourrit également et les récoltes et l'ivraie, mais qu'au temps de la moisson, le grain est réuni dans le grenier, tandis que la paille et l'ivraie sont consumées au feu 58 : 5 ainsi au jour du jugement, quand les justes seront introduits dans le

55. Voir Mt 6, 33, également cité en Rec Ill, 20, 3 et III, 41, 4. 56. La question posée par Simon est plutôt une caractéristique de la pensée de Marcion; voir aussi Hom XVIII, r. 57. Voir Mt 5, 45, qui est d'ailleurs également cité en Hom XVIII, 2, 2. 58. Voir Mt 3, 12 et Mt 13, 30.

LIVRE III

247

royaume de Dieu, mais que les injustes seront jetés dehors, alors aussi la justice de Dieu sera manifestée. 6 Car s'il restait perpétuellement le même à l'égard des méchants et des bons, non seulement cela ne serait pas bon, mais encore il paraîtrait injuste et inique que justes et injustes soient mis par lui au même rang dans l'ordre des mérites. »

Immortalité de 1'âme et justice de Dieu 39 r Et Simon dit: «Le seul point sur lequel je désire être satisfait est de savoir si l'âme est immortelle; car je ne saurais prendre sur moi le fardeau de la justice sans être au clair préalablement sur la question de l'immortalité de l'âme: si celle-ci n'est pas immortelle, de toute façon, ta prédication ne pourra pas tenir debout 59 . » 2 Alors Pierre : « Cherchons d'abord, ditil, si Dieu est juste; si ce point est éclairci, l'édifice entier de la religion sera solidement assis. » 3 Et Simon : « Toi qui te vantes de connaître l'ordre à suivre dans la controverse, tu me sembles maintenant avoir enfreint cet ordre dans ta réponse ; car, lorsque je te demande de montrer si l'âme est immortelle, tu réponds: il nous faut d'abord chercher si Dieu est juste.» 4 Et Pierre dit : « C'est parfaitement logique et régulier. » Simon : «Je voudrais bien savoir comment.»

Justice dans la vie future 40 r « Écoute, dit Pierre : certains homme qui ont blasphémé Dieu et passé toute leur vie dans l'injustice et le plaisir, sont morts dans leur lit, parvenus au terme de leur vie au milieu des leurs et promis à une sépulture honorable; 2 d'autres, en revanche, qui ont servi Dieu et mené une vie frugale en toute

59. La même association entre le thème de la justice divine et celui de l'immortalité de l'âme se retrouve en Hom II, 13. Simon avait déjà demandé à Pierre de démontrer que l'âme est immortelle en Rec II, 70, 2 et III, 30, 6.

248

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

justice et sobriété, en réponse au soin qu'ils ont pris d'observer la justice, ont péri dans des lieux déserts, sans être même jugés dignes d'une sépulture. 3 Où est donc la justice de Dieu, si l'âme n'est pas immortelle, pour recevoir dans la vie future soit des peines si sa conduite a été impie, soit des récompenses si elle a été pieuse et juste?» 4 Et Simon dit: « C'est précisément cela qui nous rend incrédules : beaucoup de personnes qui pratiquent le bien périssent misérablement, et inversement beaucoup d'autres qui agissent avec impiété achèvent une longue vie dans la félicité. »

Simon refuse de rechercher d'abord la justice 41 I Et Pierre : « Cela même, dit-il, qui t'entraîne à l'incrédulité nous donne, à nous, la ferme conviction qu'il y aura un jugement. 2 En effet, puisqu'il est certain que Dieu est juste, il s'ensuit nécessairement qu'il existe un autre monde 60 , où chacun, recevant selon ses mérites, prouvera ainsi la justice de Dieu. 3 Mais si maintenant tous les hommes recevaient selon leurs mérites, nous paraîtrions vraiment nous tromper en disant qu'il y a un jugement à venir; et c'est la raison pour laquelle le fait même qu'il n'est pas rendu dans la vie présente à chacun selon ses actes donne à ceux qui savent que Dieu est juste la certitude inébranlable qu'il y aura un jugement.» 4 Et Simon : « Pourquoi donc n'en suis-je pas persuadé? » Pierre répliqua: «Parce que tu n'as pas entendu le vrai Prophète disant: "Cherchez d'abord sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît 61 ". » 5 Et Simon : «Pardonne-moi, dit-il,

60. Littéralement: «un autre siècle» (aliud saeculum); sur les deux royaumes, voir surtout le texte parallèle de Hom XV, 7. Cet enseignement figurait donc dans l'Écrit de base, où il était situé à Césarée (voir aussi Rec I, 24, 5); mais les Homélies le transmettent sous une forme plus complète (XV, 6 et suiv.). 61. Nouvelle citation de Mt 6, 3 3.

LIVRE III

249

si je refuse de chercher d'abord la justice, avant de savoir si l'âme est immortelle.» 6 Et Pierre: «Et toi, pardonne-moi seulement de ne pouvoir faire autrement que m'a enseigné le Prophète de vérité. » 7 « Il est certain, reprit alors Simon, que tu ne peux affirmer que l'âme est immortelle, et pour cette raison, tu ergotes, sachant que s'il est démontré qu'elle est mortelle, toute la croyance en cette religion que tu t'efforces de propager sera ruinée jusqu'à la racine. 8 Aussi, je loue certes ta prudence, mais je n'approuve pas ton action persuasive; en effet, tu en persuades beaucoup d'embrasser la religion et de s'astreindre à l'abstinence de plaisir, dans l'espérance de biens à venir; 9 il leur advient ainsi de ne pas jouir des biens présents et d'être abusés par l'espoir de biens futurs. Car aussitôt qu'ils seront morts, leur âme sera éteinte du même coup. »

Simon, fauteur de troubles 42 I À l'ouïe de ces mots, Pierre, grinçant des dents, s' essuyant le front de la main et poussant de profonds soupirs de douleur, lui dit: 2 «Tu te présentes armé de l'astuce de l'antique serpent 62 , pour tromper les âmes des hommes, et c'est pourquoi, tel le serpent plus rusé que les autres animaux, tu as déclaré dès le début que tu étais un docteur. 3 Et, de nouveau comme le serpent, tu voulais introduire de nombreux dieux; puis, réfuté sur ce point, tu affirmes maintenant qu'il n'y a absolument aucun dieu. 4 Car, tirant prétexte de je ne sais quel dieu inconnu 63 , tu as nié que le créateur du monde fût Dieu,

62. Pierre associe Simon avec le serpent de Gn 3. « Antique serpent» se trouve dans Ap 12, 9. Or Rec III, 42, 3 rappelle le texte de Rec II, 44, 68 (c'est le serpent qui fait comprendre à Ève qu'il y a plusieurs dieux) et ce dernier texte trouve son parallèle en Hom XVI, 6, 3, qui renvoie d'ailleurs aussi au texte de Gn 3, 5. 63. Allusion à l'affirmation de Paul en Ac 17, 23? Ou caractérisation « marcionite » de Paul?

250

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

mais tu affirmais tantôt qu'il était méchant, tantôt qu'il avait beaucoup de rivaux, tantôt, comme nous l'avons dit, qu'il n'était pas dieu du tout. 5 Après quoi, comme sur ce point encore tu avais été vaincu, tu soutiens maintenant que l'âme est mortelle, pour empêcher que l'on ne vive selon le bien et la justice, dans l'espérance des temps à venir. 6 Et en effet, s'il n'y a plus d'espoir dans le futur, que reste-t-il à faire si ce n'est de rejeter la miséricorde et de s'abandonner à la luxure et aux voluptés, qui sont, on le sait, source de toute injustice? 7 Et alors que tu introduis dans cette misérable existence des mortels une doctrine de si grande impiété, tu te proclames toimême pieux, et moi impie, apparemment parce qu'en faisant espérer des biens à venir, je détourne les hommes de prendre les armes, de s'attaquer mutuellement, de répandre partout le pillage et la subversion, et d'entreprendre tout ce que la passion leur suggérera. 8 Mais quelle sera cette condition de vie que tu introduis, faisant que les hommes se combattent et subissent des assauts, se mettent en colère et sont plongés dans le désarroi, et qu'ils vivent dans une peur perpétuelle? Car ceux qui font du mal aux autres doivent nécessairement en attendre eux-mêmes tout autant de leur part. 9 Ne vois-tu pas que tu te poses en chef de perturbation, et non de paix, d'iniquité, et non de justice? IO Quant à moi, ce n'est pas par simulation, comme si j'étais incapable de démontrer l'immortalité de l'âme, que j'ai manifesté de la colère, mais parce que je prends en pitié les âmes des hommes que tu tentes de tromper. r r Je parlerai donc, mais non comme si j'y étais contraint par toi; je sais en effet cornment j'ai à parler, et tu seras le seul qui ait besoin d'avertissement à ce sujet plutôt que de persuasion; pour ceux qui ignorent véritablement, je les enseignerai comme il convient. »

Pierre empêche Simon de s'esquiver 43 r Simon reprit alors : « Si tu te mets en colère, je ne poserai pas de question et je ne veux pas t'entendre. >> 2 Et Pierre:

LIVRE III

251

« Si vraiment tu cherches maintenant une occasion de t'esquiver, tu en as le pouvoir, et sans prendre prétexte de quoi que ce soit. 3 Tous en effet ont entendu que tu ne disais rien qui vaille, que tu étais incapable de rien démontrer, mais que tes interrogations n'avaient pour but que la contradiction, chose qui est à la portée de n'importe qui. Qu'y a-t-il en effet de difficile à répliquer, à la suite de démonstrations d'une évidente clarté: "Tu n'as rien dit"? 4 Mais pour que tu saches que je peux te démontrer en une phrase que l'âme est immortelle, je vais t'interroger sur un mot que tous connaissent : réponds-moi, et d'une phrase je te prouverai que l'âme est immortelle. » 5 Alors Simon, qui avait cru avoir déjà trouvé dans la colère de Pierre un prétexte pour se retirer, resta là, retenu par la promesse étonnante qui lui était faite, et dit: 6 «Interroge-moi, pour que je te réponde ce que tous connaissent, et que j'entende en une seule phrase, comme tu l'as promis, comment l'âme est immortelle. »

Un fait persuade mieux que des paroles 64 44 r Et Pierre : «Je parlerai de façon que la preuve soit valable pour toi plus que pour tous les autres. Réponds-moi donc : laquelle de ces deux choses est plus capable de convaincre un incrédule : la vue ou l'ouïe? » 2 Et Simon répondit : « La vue». Alors Pierre: «Comment veux-tu donc apprendre de moi par la parole ce qui t'est prouvé par la chose elle-même et par la vue?» 3 Et Simon: «Je ne sais, dit-il, ce que tu veux dire. » Alors Pierre : « Si tu ne le sais, va maintenant dans ta maison, entre à l'intérieur dans ta chambre à coucher, et tu verras un tableau placé là, portant l'image d'un enfant assassiné, vêtu de pourpre; interroge-le, et il t'enseignera par une

64. Les chapitres 44 à 50 forment la conclusion du troisième débat et aboutissent à la victoire de Pierre sur Simon.

252

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

réponse ou par la vue 65 . 4 Qu'est-il besoin, en effet, d'entendre de lui si l'âme est immortelle, quand tu la vois debout devant toi? Car si elle n'était pas immortelle, assurément, elle ne pourrait être vue. Que si tu ne sais pas de quel tableau je parle, allons de ce pas dans ta maison avec dix hommes de ceux qui sont ici présents. »

Simon démasqué 45 r Cependant, à l'ouïe de ces mots, Simon, frappé dans sa conscience, changea de couleur et devint livide; car il craignait, au cas où il nierait, qu'on n'allât fouiller sa maison ou que Pierre, dans son indignation, ne le démasquât davantage et ne fît connaître à tous qui il était; aussi répondit-il: 2 «Je te supplie, Pierre, par ce Dieu bon qui est en toi, de vaincre la méchanceté qui est en moi; accueille-moi à la pénitence, et tu auras en moi un auxiliaire de ta prédication. 3 Car maintenant les faits eux-mêmes m'ont justement appris que tu es un prophète du vrai Dieu 66 et que, pour cette raison, toi seul connais les secrets les plus cachés des hommes. » 4 Et Pierre dit : « Frères, vous voyez Simon demandant la pénitence ; dans un peu de temps vous le verrez revenir à son infidélité. 5 Car, croyant que je suis un prophète parce que j'ai dévoilé ses méfaits, qu'il considérait comme secrets et cachés, il a promis qu'il ferait pénitence; mais il ne m'est pas permis de mentir, et même pour que cet infidèle-ci soit sauvé ou ne le soit pas, je ne dois pas tromper. 6 En effet, j'en atteste le ciel et la terre, ce n'est pas en prophète que j'ai dit ce que j'ai dit et signifié tant bien que mal à la foule qui m'écoutait; 7 mais grâce à quelques-uns de ceux qui étaient alors associés à ses œuvres et

65. Sur l'image de l'enfant et la nécromancie pratiquée par Simon, voir ci-dessus, Rec Il, 13, 2; 15, 4-6. Voir aussi Hom II, 26. 66. «Prophète du vrai Dieu» en tant que titre de Pierre ne se trouve nulle part ailleurs dans le christianisme ancien.

LIVRE III

253

qui se sont maintenant convertis à notre foi 67 , j'ai appris ce qu'il avait fait dans le secret; j'avais donc la connaissance, et non la prescience, des choses que j'ai dites.»

Simon enrage 46 r Quand Simon entendit cela, il couvrit Pierre de malédictions et d'injures, disant: « Ô le plus abominable et le plus fourbe de tous les hommes, à qui le sort, et non la vérité, a donné la victoire! 2 Quant à moi, ce n'est pas faute de savoir que j'ai demandé la pénitence, mais c'était pour que toi, croyant que par ma pénitence je deviendrais ton disciple, tu me confies tous les secrets de ta profession, de sorte qu'ainsi, les connaissant tous, je puisse enfin te réfuter. 3 Mais toi, en homme habile, tu as compris pour quelle raison je simulais la repentance, et tu as acquiescé comme si tu ne percevais pas ma ruse, pour me présenter d'abord aux yeux du peuple comme un ignorant ; 4 par la suite, prévoyant qu'ainsi présenté au peuple, j'allais nécessairement m'indigner et avouer que ma repentance n'était pas sincère, tu as pris les devants en déclarant qu'après la pénitence je retournerais à mon infidélité. 5 Ainsi tu devais paraître avoir vaincu dans tous les cas, et si je persévérais dans la pénitence dont j'avais fait profession, et si je n'y persévérais pas, de sorte que tu serais considéré comme sage pour avoir prévu cela; quant à moi, j'ai l'air d'avoir été berné, puisque je n'ai pas prévu ta ruse, alors que toi, anticipant la mienne, tu as fait usage de ton habileté pour me circonvenir. 6 Mais, comme je l'ai dit, ta victoire est due au sort, non à la vérité.Je sais toutefois pourquoi je n'ai pas prévu cela: c'est que je suis resté à parler avec toi dans ma bonté, et que j'ai usé de patience avec toi. Mais maintenant je te révélerai la puissance de ma divinité, en sorte que tu vas soudain te prosterner et m'adorer.

67. Les informateurs de Pierre sont Nicétas et Aquila; voir ci-dessus Rec II, 5, r et 6, r.

254

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Simon se présente comme le fils de Dieu 47 I «Je suis la première Puissance, qui existe éternellement et sans commencement 68 . Mais, étant entré dans le sein de Rachel, je suis né d'elle comme un être humain, pour pouvoir être vu des hommes; 2 j'ai volé à travers les airs, je me suis mêlé au feu, formant un seul corps avec lui, j'ai fait mouvoir des statues, j'ai animé des objets inanimés, j'ai transformé des pierres en pains, je me suis déplacé en volant de montagne en montagne, je suis descendu sur la terre soutenu par les mains des anges 69 . 3 Ces choses, non seulement je les ai faites, mais je peux encore les faire maintenant, afin de prouver à tous par ces faits mêmes que je suis le fils de Dieu, l'Immuable pour l'éternité 70 , etje rendrai pareillement immuables pour l'éternité ceux qui croient en moi 71 . 4 Quant à tes paroles, elles sont entièrement vaines, et tu ne peux en démontrer la vérité par aucun acte, de même que ce magicien qui t'a envoyé et qui n'a même pas pu se délivrer lui-même du supplice de la croix.»

68. Voir ci-dessus Rec II, 7, r; r4, r-2; Rec I, 72, 3. Simon se présente comme la manifestation de la première Puissance, de la Puissance suprême, c'est-à-dire du Dieu inconnu qui est au-dessus du Dieu créateur du monde (dont il a été question en Rec II, 49, 2-69, 4). 69. Les prodiges accomplis par Simon démontrent qu'il est le Messie, !'Immuable (Stans, Rec II, 7, r); voir aussi Rec II, r5, 4-6 et surtout II, 9, 3-9. Relevons cependant que «j'ai transformé des pierres en pains» ne se trouve pas dans ce dernier texte, mais figure en Hom II, 32, 2; ce prodige de Simon évoque la tentation repoussée par Jésus (Mt 4, 3). Il en va de même pour «je suis descendu sur terre soutenu par les mains des anges », qui rappelle Mt 4, 6 ; ce miracle ne se trouve pas dans la liste parallèle de Hom, II, 32. 70. Voir spécialement]n 8, 58. 71. Voir ]n r r, 26. Ce langage de Simon est nettement gnostique; voir à ce propos l'ouvrage de M.A. WILLIAMS, The Immovable Race. A Gnostic designation and the theme of stability in late Antiquity (Nag Hammadi Studies, XXIX), Leiden 1985, p. 55; 69 et suiv.

LIVRE III

255

Simon tente de provoquer des troubles 48 r À ces paroles de Simon, Pierre répondit : « Ne prête pas à d'autres ce qui ne leur convient pas ; car toi, tu as déclaré et manifesté par tes actes mêmes que tu es un magicien ; quant à notre maître, qui est fils de Dieu et fils de l'homme, il est manifestement bon; et qu'il soit véritablement fils de Dieu, c'est ce qui a été dit et sera dit à ceux à qui il convenait de le dire. 2 Mais si toi, tu ne veux pas reconnaître que tu es un magicien, allons avec toute cette foule à ta maison, et alors on verra bien qui est magicien. » 3 Comme Pierre parlait ainsi, Simon se mit à proférer des blasphèmes et des malédictions, cherchant à provoquer une sédition et à semer partout le trouble, afin qu'il pût échapper à l'accusation et que Pierre, paraissant céder la place en raison des blasphèmes, donnât l'impression d'être vaincu. Mais Pierre tint bon et se mit à l'accuser plus vivement. 49 r Alors le peuple, indigné, expulsa Simon de l'atrium et le jeta hors la porte de la maison; ainsi chassé, il ne fut suivi que d'une seule personne 72 •

Simon est le jouet du démon 2 Puis, le silence étant rétabli, Pierre adressa la parole au peuple en ces termes : « Frères, vous devez supporter les méchants avec patience, sachant que Dieu, qui pourrait les exterminer, souffre cependant qu'ils subsistent jusqu'au jour préétabli, où le jugement sera prononcé sur tous; comment donc ne supporterons-nous pas ceux que Dieu supporte ? 3 et comment n'endurerions-nous pas aussi avec courage leurs offenses, quand celui qui peut tout ne se venge pas de celles

72. Cette conclusion des débats entre Pierre et Simon se trouve seulement dans les Reconnaissances. Le fait que le peuple rejette Simon illustre la victoire de Pierre, qui est celle de la vérité sur l'hérésie. Voir Hom III, 58, 2, qui précise que la dispute a duré trois jours.

256

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

qu'il subit, afin que soit connue et sa bonté, et l'impiété des méchants? 4 Mais si le Malin n'avait pas trouvé Simon pour le servir, il en aurait sans doute trouvé un autre ; car "il est nécessaire que des scandales arrivent dans ce monde; malheur pourtant à celui par qui ils arrivent 73 !" 5 Et c'est pourquoi il faut plutôt plaindre Simon de ce qu'il est devenu vase d'élection pour le Malin 74 ; ce qui, à coup sûr, ne se serait pas produit s'il ne lui avait donné le pouvoir sur lui-même par des péchés antérieurs. 6 Car que dirais-je maintenant de ce qu'il avait non seulement cru à notre Jésus, mais de ce qu'il s'est aussi persuadé que les âmes sont immortelles? 7 Bien qu'il soit le jouet des démons sur ce point, il s'est néanmoins persuadé qu'il dispose de l'âme d'un enfant mort de mort violente, pour le servir en tout ce qu'il veut faire; en quoi il est réellement, comme je l'ai dit, le jouet du démon. 8 Et c'est pourquoi je lui ai parlé suivant ce qu'il croyait lui-même; 9 car il a aussi appris des juifs que le jugement et la vengeance doivent être prononcés contre ceux qui s'opposent à la vraie foi et ne marquent aucun repentir; mais c'est à ceux-là, comme à des êtres parfaits dans le crime, que le Malin apparaît, pour les tromper et empêcher qu'ils ne se convertissent un jour en faisant pénitence.

Pierre bénit la foule 50 r «Vous donc qui vous tournez vers Dieu dans la pénitence, fléchissez les genoux devant lui. » Quand il eut dit cela, toute la foule fléchit les genoux devant Dieu. 2 Et Pierre, levant les yeux au ciel, intercédait avec des larmes en leur faveur, demandant à Dieu de daigner accueillir dans sa bonté ceux qui cherchaient refuge auprès de lui. 3 Et après qu'il eut prié et leur eut recommandé de se réunir plus tôt le lendemain,

73. Citation de Mt 18, 7. 74. Voir Ac9, 15; l'emploi de cette expression suggère une identification de Simon le magicien avec l'apôtre Paul.

LIVRE III

257

il les congédia. Après cela, selon la coutume, ayant pris de la nourriture, nous nous reposâmes.

Les difficultés que l'on formule peuvent trouver leur remède 51 r Pierre, se levant donc à l'heure habituelle de la nuit, nous trouva éveillés, et quand il se fut assis avec les salutations d'usage, Nicétas le premier prit la parole et dit : « Si tu le permets, Pierre, mon maître, j'ai une question à te poser.» 2 Et Pierre : «Je permets, dit-il, non seulernent à toi, mais à tous, et non seulement maintenant, mais toujours, que chacun confesse ce qui l'agite et quelle est la part de son âme qui souffre, afin qu'il puisse trouver un remède. 3 Car ce qui reste enfoui dans le silence et ne parvient pas à notre connaissance est difficile à soigner, comme les maladies de longue durée; et c'est pourquoi, puisqu'on ne peut appliquer facilement à ceux qui se taisent le remède d'une parole appropriée et nécessaire, chacun doit déclarer à quel propos son âme languit dans l'ignorance. 4 Mais à celui qui garde le silence, il appartient à Dieu seul d'apporter le remède; en fait, nous le pouvons nous aussi, mais par un détour qui demande beaucoup de temps. 5 Il faut en effet que l'exposé de la doctrine, procédant par ordre depuis le point de départ, aille au-devant de chacune des interrogations, qu'il éclaircisse et résolve tous les points et parvienne encore jusqu'à la question que chacun se pose en son âme; 6 mais cela, comme je l'ai dit, ne peut se faire qu'avec beaucoup de temps. Maintenant donc, demande ce que tu désires. >>

Le camp des bons et le camp des méchants 75 52 r Et Nicétas dit : « Grand merci à toi, Pierre plein de clémence ; mais voici ce que je désire apprendre : pourquoi Simon, 75. L'entretien de Pierre avec ses disciples, avant le lever du soleil (chapitres 52-62), porte sur deux thèmes: les deux rois et les deux royaumes (s2-54; comparer Hom XX, r, r; 2-3, en particulier 2, r-2; 3, r-4. Ce thème remonte donc à !'Écrit de base); les paires antagonistes (s5-6r).

258

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

qui est l'ennemi de Dieu, a-t-il eu le pouvoir d'accomplir de tels et de si grands prodiges? Car il n'a menti sur aucune des choses qu'il a déclaré avoir faites. » 2 À cette question, Pierre répondit en ces termes : «Dieu, qui est un et vrai, a résolu de préparer pour son fils premier-né des amis bons et fidèles ; 3 mais, sachant qu'ils ne sauraient être bons s'ils n'ont en leur pouvoir une faculté par laquelle ils deviennent bons, en sorte qu'ils soient de propos délibéré ce qu'ils veulent être (autrement, ils ne pourraient être véritablement bons, s'ils étaient attachés au bien non de propos délibéré, mais par nécessité), il a donné à chacun le pouvoir de son libre arbitre, en sorte qu'il puisse être ce qu'il veut être. 4 Et d'autre part, prévoyant que ce pouvoir du libre arbitre ferait que les uns choisiraient le bien, mais d'autres le mal, et que par là l'espèce humaine devait se répartir nécessairement en deux camps, il accorda à chaque camp la liberté de choisir le lieu et le roi qu'il voudrait; 5 le bon roi, en effet, prend plaisir aux bons, et le méchant aux méchants. Et bien que j'aie exposé cela plus complètement pour toi, Clément, dans le traité où je parlais "de la prédestination et de la fin" 76 , néanmoins il convient maintenant que je fasse voir clairement à Nicétas aussi, qui me le demande, pour quelle raison Simon, dont les sentiments s'opposent à Dieu, a été capable d'accomplir de si grands prodiges.

La recherche du royaume des cieux 77 53 I «Donc, avant toute chose, celui-là est considéré comme méchant, au jugement de Dieu, qui ne veut pas rechercher ce qui lui est avantageux. 2 Comment, en effet, un tel homme en aimera-t-il un autre, s'il ne s'aime pas lui-même? Ou de qui ne sera-t-il pas l'ennemi, lui qui n'a pu être l'ami de lui-même?

76. On a probablement l'écho de ce traité en Rec I, 23, 3. 77. On notera l'interprétation spirituelle que l'auteur donne au développement sur les deux royaumes dans les chapitres 53-54.

LIVRE III

259

3 Afin donc que soient distingués ceux qui choisissent le bien et ceux qui choisissent le mal, Dieu a caché aux hommes ce qui leur est utile, à savoir la possession du royaume des cieux. Il l'a mise en réserve et l'a dissimulée comme un trésor secret, de sorte que personne ne peut l'atteindre facilement par sa force et sa science propres ; 4 cependant, sous des appellations et des conceptions diverses, de génération en génération, il en a fait parvenir la renommée aux oreilles de tous, afin que tous ceux qui se trouveraient être amants du bien, entendant parler de ce bien utile et salutaire pour eux, le recherchent et le trouvent; 5 il fallait toutefois qu'ils l'attendent non pas d'euxmêmes, mais de celui qui l'a caché, et qu'ils implorent celuici pour que leur soient accordés le moyen d'y accéder et le chemin de la connaissance, chemin qui ne s'ouvre que devant ceux qui accordent plus de prix à cette possession qu'à tous les biens de ce monde - et nul ne saurait d'une autre manière ne serait-ce que s'en faire une idée, même s'il passait pour très sage ; 6 ceux en revanche qui auraient négligé de rechercher ce qui leur serait utile et salutaire, comme s'ils se haïssaient eux-mêmes et se montraient les ennemis d'eux-mêmes, devaient être privés des biens de ce royaume, en gens qm aimaient les choses mauvaises. Aimer Dieu plus que tout

54 r « Il faut donc que les bons aiment cette possession pardessus toutes choses, c'est-à-dire par-dessus richesses, gloire, repos, parents, proches, amis et tout ce qui est dans ce monde. 2 Or celui qui aime parfaitement cette possession du royaume des cieux rejettera sans nul doute toute mauvaise habitude : négligence, paresse, méchanceté, colère et tous les vices semblables. 3 Car si tu lui préfères l'une de ces choses, comme si tu aimais plus que Dieu les vices qui relèvent de ton bon plaisir, tu ne pourras parvenir à la possession du royaume céleste ; car c'est aussi une véritable folie que d'aimer quelque chose plus que Dieu. 4 S'agit-il en effet de parents? ils meurent; de

260

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

proches? ils ne durent pas; d'amis? ils changent. Mais Dieu seul est un père éternel et immuable. 5 Donc, celui qui ne veut pas rechercher ce qui lui est utile est mauvais, tellement que par sa méchanceté il surpasse le prince de l'impiété luimême. 6 Celui-ci en effet abuse de la bonté de Dieu conformément au dessein de sa méchanceté, et il se plaît à lui-même; l'autre en revanche néglige les biens de son salut, pour plaire par sa propre perdition au Malin.

Les dix plaies d'Égypte 78 55 r « Donc, à cause de ceux qui, en négligeant leur salut, plaisent au Malin, et de ceux qui, en poursuivant leur propre intérêt, désirent plaire à celui qui est Bon, des espèces de paires antagonistes ont été instituées pour mettre à l'épreuve le présent siècle, au nombre de dix, selon les dix plaies qui ont frappé l'Égypte. 4 79 Alors que Moïse, en effet, suivant l'ordre de Dieu, demandait à Pharaon de laisser partir son peuple, et que, pour confirmer le commandement céleste, il faisait voir des prodiges Qeté sur le sol, son bâton se transforma en serpent), 78. Pierre aborde maintenant (chapitres 5 5-6 l) la question des dix paires antagonistes, des couples ou syzygies dont parle aussi Hom II, 15-18, mais il le fait dans un but différent. Dans les Homélies, l'exposé de Pierre sur les syzygies vise à faire comprendre qui est Simon. Puisque dans chaque couple l'élément mauvais précède le bon, il s'ensuit que Simon, qui a précédé Pierre auprès des païens, est l'élément mauvais. Pour l'auteur des Reconnaissances, les paires antagonistes ont été instituées avant tout pour mettre à l'épreuve le siècle présent. Sachant que le premier élément vient du Malin et le second du Bon, chaque homme est en mesure d' «exercer un juste discernement» (voir 59, r-2). En second lieu, tout le monde est capable de distinguer entre le Malin et le Bon sur la base de l'inutilité ou de l'utilité des prodiges qu'ils accomplissent (60, l-3). Il est ainsi possible de faire la différence entre les prodiges de Simon et les miracles de Jésus-Christ. 79. Le saut dans la numérotation des paragraphes, ici ou au chapitre 59, correspond à des ajouts qui se trouvent dans la version syriaque, mais sont absents du texte latin. Voir la Note sur le texte.

LIVRE III

261

5 Pharaon, à cette vue, s'apprêtait à acquiescer, usant ainsi de sa liberté de jugement, mais les magiciens, de leur côté, parurent faire des prodiges semblables; Dieu le permettait pour que la détermination du roi fût mise à l'épreuve par l'exercice de son libre arbitre : se fierait-il davantage aux prodiges de Moïse, l'envoyé de Dieu, qu'à ceux que les magiciens donnaient l'impression d'accomplir plutôt qu'ils ne les accomplissaient? 6 il aurait dû de toute manière comprendre à leur nom même que ces derniers n'étaient pas des artisans de la vérité, puisqu'on ne les appelait pas, eux, envoyés de Dieu, mais magiciens, comme l'indique aussi la tradition. 7 Finalement, ils parurent soutenir la lutte jusqu'à un certain point, après quoi ils confessèrent ce qu'ils étaient et cédèrent à plus fort qu'eux. 8 Vient donc la dernière plaie, la mort des premiers-nés, et alors Moïse reçoit l'ordre de consacrer le peuple par l'aspersion de sang, et c'est ainsi qu'avec force supplications, et même l'offrande de cadeaux, on le prie de s'en aller avec le peuple.

Simon comparé aux magiciens d'Égypte 56 r «Maintenant aussi, je vois donc que les choses se passent par mon truchement de manière analogue. En effet, de même que, lorsque Moïse exhortait le roi à croire en Dieu, les magiciens s'y opposaient en produisant apparemment des prodiges semblables et détournaient ainsi les incrédules du salut, 2 de même en va-t-il aujourd'hui: alors que je suis sorti pour enseigner toutes les nations afin qu'elles croient au vrai Dieu, Simon le magicien s'y oppose, usant envers moi des mêmes procédés qu'ils avaient alors utilisés contre Moïse; ainsi, ceux qui parmi les nations n'ont pas le jugement droit se font reconnaître, tandis que ceux qui ont su discerner correctement les prodiges sont sauvés. »

Discerner les prodiges 3 Comme Pierre parlait ainsi, Nicétas répondit : « Permetsmoi, je te prie, d'exposer tout ce qui me revient à l'esprit. »

262

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Pierre, se réjouissant du zèle de ses disciples, reprit alors : «Dis ce que tu veux. » 57 r Et Nicétas dit : « Quel péché les Égyptiens ont-ils commis en ne croyant pas Moïse, puisque les magiciens aussi ont produit des prodiges semblables, même s'ils étaient plus apparents que réels? 2 Car si moi-même j'avais été alors présent, n'aurais-je pas cru, du fait que les magiciens accomplissaient des prodiges semblables, soit que Moïse était un magicien, soit que les magiciens réalisaient leurs exploits par l'effet d'un pouvoir divin? 3 Car il ne m'eût pas paru vraisemblable que les magiciens pussent accomplir, fût-ce en apparence, les mêmes prodiges que l'envoyé de Dieu. 4 Et maintenant donc, quel péché commettent ceux qui croient Simon, quand ils le voient faire de si grands miracles 80 ? Ou n'est-il pas prodigieux de voler dans les airs, de se mêler au feu pour ne former qu'un corps avec lui, de faire marcher des statues, aboyer des chiens de bronze, et d'exécuter d'autres prouesses semblables, qui assurément, pour qui ignore le discernement, sont assez merveilleuses? Et même on l'a vu faire du pain avec des pierres. 5 Si donc c'est un péché de croire ceux qui font des prodiges, comment ne paraîtra-t-il pas avoir aussi péché, celui qui a cru en notre Seigneur en raison de ses prodiges et miracles? »

Dieu a voilé la vérité 58 r Et Pierre dit: «Je constate avec plaisir que tu recherches la vérité au cordeau, et que tu ne souffres pas que des obstacles

à la foi restent dissimulés dans ton âme. Grâce à quoi tu peux aussi trouver le remède aisément. 2 Te souviens-tu de ce que j'ai dit: la pire des choses est de négliger d'apprendre ce qui nous est avantageux?» Et Nicétas répondit: «Je m'en souviens.» 3 Pierre: «Et d'autre part que Dieu a caché sa vérité

80. Sur les prodiges de Simon, voir Rec II, 9, 3-9.

LIVRE III

263

pour la dévoiler à ceux qui le suivent fidèlement? » Et Nicétas : «Je n'ai pas non plus oublié cela.» 4 Pierre reprit alors:« Que penses-tu donc : que Dieu a enfoui la vérité dans la terre pour la cacher, et qu'il a placé par-dessus des montagnes afin qu'elle puisse être découverte seulement par ceux qui sont capables de creuser profond? 5 Non, il n'en va pas ainsi, mais, de même qu'il a entouré les montagnes et la terre de l'enveloppe du ciel, de même aussi il a couvert la vérité du voile de sa charité, pour que seul puisse parvenir jusqu'à elle celui qui aura auparavant frappé à la porte de l'amour divin.

Comment distinguer les signes et les prodiges 81 ? 59 r «En effet, comme j'avais commencé de le dire, Dieu a institué pour ce monde des sortes de paires antagonistes : celui qui dans ces paires se présente le premier vient du Malin, le second vient du Bon. 2 En cela, l'occasion est offerte à chaque homme, qu'il soit simple ou avisé, d'exercer un juste discernement. 3 Car s'il est simple et qu'il a cru celui qui est venu le premier, ébranlé par les signes et les prodiges, il est nécessaire, pour le même motif, qu'il croie aussi celui qui sera venu en second; il sera en effet convaincu par les signes et les prodiges, maintenant comme la première fois. 4 Or quand il aura cru le second, il apprendra de lui qu'il ne doit pas croire le premier, qui vient du Malin, et ainsi l'erreur du premier est corrigée par l'amendement du second. 5 Si en revanche, parce qu'il a cru le premier, il refuse de recevoir le second, il sera condamné à bon droit comme injuste; c'est une chose injuste en effet, quand on a cru le premier à cause de ses prodiges, de ne pas croire le second qui produit des prodiges identiques ou même plus grands. 6 Mais s'il n'a pas cru le premier, il est logique qu'il soit entraîné à croire du moins au second. Car son esprit n'est pas si profondément assoupi qu'il ne puisse être

81. Les chapitres 59-60 ont leur parallèle en Hom II, 3 3-34.

264

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

éveillé par des miracles redoublés. 8 Si en revanche il est avisé, il peut saisir la différence entre les prodiges. Et si de fait il a cru le premier, par l'accroissement des miracles il sera porté vers le second, et par la comparaison il discernera lesquels sont supérieurs, bien que les critères incontestables soient à la disposition de toute personne instruite, comme nous le montrerons dans la suite de l'exposé. 9 Mais si quelqu'un, en tant que personne en bonne santé et n'ayant pas besoin de médecin, n'a pas reçu l'impulsion qui le mène au premier, il sera, par la répétition même du phénomène, incité à rejoindre le second ; I I et il fera la distinction des signes et des miracles de la manière suivante : celui qui vient du Malin, les prodiges qu'il fait ne sont utiles à personne; au contraire, ceux que fait l'homme de bien sont utiles aux hommes.

Miracles utiles et inutiles 60 I «Car dis-moi, je te prie, quelle utilité y a-t-il à faire voir des statues qui marchent, des chiens de bronze ou de pierre qui aboient, à gravir des montagnes, à voler à travers les airs, et d'autres choses semblables que vous dites avoir été faites par Simon? 2 Quant aux signes qui viennent de !'Être bon, ils tendent au salut des hommes, comme ceux qu'a accomplis notre Seigneur 82 : il a fait voir les aveugles, entendre les sourds, se redresser les infirmes et les boiteux, fuir les maladies et les démons, ressusciter les morts, et d'autres prodiges semblables que vous me voyez faire également. 3 Ces miracles, donc, utiles au salut des hommes et source pour eux de quelque bienfait, le Malin ne peut les accomplir, si ce n'est seulement à la fin du monde. 4 Alors, en effet, il lui sera concédé de mêler à ses prodiges quelques autres de sens favorable, comme par exemple de mettre en fuite les démons ou de guérir les

82. Pour la liste des miracles de Jésus, voir Mt

II,

5 (Le 7,

22).

LIVRE III

265

maladies, et pour cela, étant donné qu'il aura dépassé ses limites, qu'il sera divisé contre lui-même 83 et se sera combattu luimême, il sera détruit. 5 Et pour cette raison le Seigneur a prédit que dans les derniers temps il y aurait une tentation telle que même les élus, si faire se peut, s'y laisseront tromper 84 ; car, les signes distinctifs des prodiges étant confondus, le trouble atteindra nécessairement même ceux qui paraissent instruits dans le discernement des esprits et dans la distinction à faire entre les miracles.

Les dix paires antagonistes 85 61 r « Dix sont donc les paires antagonistes dont nous avons parlé, destinées à ce monde depuis le commencement des temps. Caïn et Abel ont été l'une de ces paires; la deuxième est celle des géants et de Noé; la troisième, de Pharaon et d'Abraham; la quatrième, des Philistins et d'Isaac ; la cinquième, d'Ésaü et de Jacob; 2 la sixième, des magiciens et de Moïse le législateur; la septième, du tentateur et du Fils de l'homme; la huitième, de Simon et de moi, Pierre; la neuvième, de toutes les nations et de celui qui sera envoyé pour répandre la semence du Verbe parmi les nations; la dixième, de l'Antéchrist et du Christ. 3 De chacune de ces paires, nous vous parl~rons plus en détail dans un autre moment. »

Pour connaître Dieu, il faut l'aimer 4 Et comme Pierre parlait ainsi, Aquila dit : «Vraiment, il faut une instruction assidue pour parvenir à acquérir une connaissance raisonnée de chaque chose. » 62 r Et Pierre : « Mais quel est celui qui se montre assidu à s'instruire et qui poursuit avec

83. Voir Mt 12, 26. 84. Voir Mt 24, 24. 85. Texte parallèle en Hom II, 16, 3-17, 5.

266

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

ardeur l'examen de chaque question, si ce n'est celui qui aime son âme à salut et renonce à toutes les affaires de ce monde pour donner tout son temps à la seule parole de Dieu? 2 Lui seul est jugé prudent par le vrai Prophète: il vend tout ce qu'il possède, et achète l'unique perle authentique 86 , il comprend la différence qui sépare les choses temporelles des éternelles, les petites des grandes, les humains de Dieu. 3 Il comprend en effet quelle est l'espérance éternelle qui réside au près du Dieu vrai et bon. 4 Mais quel est celui qui aime Dieu, si ce n'est celui qui connaît sa sagesse? Et comment pourra-t-il connaître la sagesse de Dieu sans être assidu à l'écoute de sa parole ? 5 De là il résulte qu'il conçoit l'amour de Dieu et qu'il lui adresse le digne hommage de sa vénération, se répandant en hymnes et en prières devant lui; il y trouve ses délices et son repos, comptant pour le plus grand dommage de dire ou faire parfois quelque chose d'autre, fût-ce momentanément. C'est qu'en réalité l'âme remplie de l'amour de Dieu ne peut ni considérer quelque autre chose qui ne se rapporte à Dieu, ni, en raison de cet amour, se rassasier de méditer les choses qu'elle sait lui être agréables. 6 Quant à ceux qui n'ont conçu aucune affection pour Dieu et n'ont pas l'esprit illuminé par son amour, comme placés dans les ténèbres, ils sont incapables de voir la lumière. 7 Et pour cette raison, avant même de commencer à rechercher Dieu, ils abandonnent sur le champ, comme si l'effort les écrasait, et accablés de lassitude, ils se laissent immédiatement entraîner par leur propre penchant à retrouver les mots auxquels ils se complaisent. 8 Car pour de telles personnes, entendre parler de Dieu est quelque chose d'ennuyeux et de pénible, pour la raison que j'ai dite : leur esprit n'a jamais goûté la douceur de l'amour divin.»

86. Voir Mt r3, 46; Évangile de Thomas de Nag Hammadi, 76.

LIVRE III

267

Confession d'un disciple de Simon 87 63 r Pendant que Pierre parlait ainsi, le jour se leva, et voici qu'arriva l'un des disciples de Simon, qui criait en disant: 2 «Je t'en conjure, Pierre, reçois-moi, malheureux, trompé par Simon le magicien: je l'écoutais comme un dieu venu du ciel 88 , à cause des prodiges que je le voyais accomplir. 3 Cependant, quand j'eus entendu tes discours, j'ai commencé à ne plus voir en lui qu'un homme, et un homme méchant. 4 Néanmoins, quand il sortit d'ici, je le suivis, moi seul, car je n'avais pas encore perçu clairement ses impiétés. 5 Or, quand il m'eut vu le suivre, il me déclara bienheureux et me conduisit à sa maison ; vers le milieu de la nuit, il me dit : "Je ferai de toi le meilleur de tous les hommes si tu as la volonté de persévérer à mes côtés jusqu'à la fin"; 6 quand je le lui eus promis, il exigea de moi le serment de persévérance ; puis, l'ayant reçu, il mit sur mes épaules, pour que je les porte, certains de ses objets secrets, souillés et exécrables, et m'ordonna de le suivre. 7 Mais quand nous fûmes parvenus à la mer, il monta sur un bateau qui se trouvait là par hasard et ôta de mes épaules le fardeau qu'il m'avait ordonné de porter. 8 Et peu après, il sortit du navire sans rien emporter; sûrement il avait tout jeté à la mer. Il me demandait donc de partir avec lui, disant qu'il partait pour Rome. Là-bas, il allait tellement plaire aux gens qu'on le prendrait pour un dieu 89 et qu'on lui rendrait publiquement des honneurs divins. 9 "Alors, dit-il, quand

87. Les chapitres 63-64 remontent à l'Écrit de base, bien qu'ils n'aient pas de parallèle dans les Homélies. 88. Voir RecII, 7, r; 14, 2; III, 47, r. 89. Voir Rec II, 9, 6 (avec la note) et Justin, I Apologie, 26, 2, où il est question de Simon qui, à Rome, était adoré comme un Dieu. Sur l'activité de Simon à Rome, voir aussi les Actes de Pierre (Actes de Vercelli, IV-XXIX, et le Martyre de Pierre, I-III); L. VouAux, Les Acies de Pierre, p. 244 et suiv.

268

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

tu seras comblé de toutes les richesses, s'il te plaît de revenir ici, je te renverrai, entouré de nombreux serviteurs." Comme je l'entendais dire cela et que je ne voyais rien en lui qui s'accordât avec ses déclarations, mais comprenant qu'il était un magicien et un imposteur, je lui répondis: IO "Pardonne-moi, je te prie, car mes pieds me font mal, et pour cette raison je suis incapable de sortir de Césarée ; en outre, j'ai une femme, j'ai de petits enfants, que je ne peux absolument pas abandonner." r r Mais lui, entendant ces paroles, m'accusa de lâcheté, et se mit en route en direction de Dora 90 , en disant: "Quand tu entendras quelle grande gloire sera la mienne dans la ville de Rome, tu te repentiras." 12 Et après cela, lui s'en alla pour gagner Rome, à ce qu'il disait, et moi je suis revenu aussitôt ici, en te suppliant de me recevoir en pénitence, parce que j'ai été trompé par lui.»

La foule est mise au courant des procédés de Simon 64 r Quand cet homme qui s'était retiré de la compagnie de Simon eut ainsi parlé, Pierre lui ordonna de prendre place dans l'atrium. 2 Puis lui-même s'avança, et voyant une très grande foule, beaucoup plus grande que les jours précédents, il se plaça à l'endroit accoutumé et montrant celui qui avait quitté Simon, il prit la parole en ces termes : 3 «Cet homme, frères, que je vous montre, est venu à moi il y a un instant pour m'informer des détestables procédés de Simon: comment il ajeté à la mer tout l'attirail de ses crimes, non qu'il fût poussé par le repentir, mais craignant d'être pris sur le fait et soumis au verdict des lois publiques. 4 Or il demandait à cet homme, me dit ce dernier, de rester avec lui en lui promettant d'immenses récompenses. N'étant pas parvenu à le persuader, il le traita de lâche et le quitta pour se rendre à Rome. » 5 Quand Pierre

90. Dora est un port sur la côte de Palestine (actuellement Dor); voir aussi Rec IV, r, r.

LIVRE III

269

eut fait ces révélations à la foule, l'honune qui avait abandonné Simon se leva lui-même devant tous et se mit à exposer à l'assistance tous les détails concernant les crimes de Simon. Et comme ils s'indignaient à l'ouïe de ce que Simon avait fait par les procédés de la magie, Pierre dit :

Pierre décide de suivre Simon 65 r « Ne vous indignez pas, frères, de ce qui est passé, mais prenez garde à l'avenir; car ce qui est passé est désormais révolu, tandis que ce qui menace d'arriver est dangereux pour ceux qui y seront exposés. 2 En effet les occasions de chute ne manqueront jamais dans ce monde 9 1, aussi longtemps qu'il est permis à l'ennemi d'agir selon sa volonté, en sorte que tous ceux qui sont prudents et comprennent ses ruses triomphent dans les luttes qu'il suscite contre eux, mais que ceux qui négligent d'apprendre ce qui a trait au salut de leur âme soient à juste titre les victimes de ses tromperies. 3 Puisque donc, comme vous l'avez entendu, Simon est sorti pour circonvenir les oreilles des gentils qui ont été appelés au salut, il est nécessaire que je parte aussi sur ses traces, afin que nous redressions les erreurs qui auront pu être répandues par lui. 4 Mais puisqu'il est juste que vous soyez l'objet d'une sollicitude plus attentive, vous qui déjà êtes établis à l'intérieur des remparts de la vie - car si un bien déjà acquis vient à se perdre, c'est un dommage; mais quand il n'est pas encore acquis, s'il peut être découvert, certes il y a gain; sinon, le seul dommage réside en ce qu'il n'y a pas eu de gain - 5 afin donc que vous, d'une part, soyez de plus en plus affermis dans la vérité, et que les nations appelées au salut, d'autre part, ne puissent en aucune fàçon être circonvenues par la perfidie de Simon, j'ai jugé bon d'ordonner Zachée pour qu'il soit votre pasteur, et de rester moi-même trois mois parmi

91. Voir Mt 18, 7.

270

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

vous, puis de partir chez les gentils 92 , de peur que par un délai plus long de notre part et par l'effet des crimes de Simon exerçant leurs ravages de tout côté, ils ne deviennent incurables. »

Instructions de Pierre 66 I À ces mots de Pierre, tout le peuple se mit à pleurer en apprenant qu'il allait partir. Pierre, de son côté, saisi de compassion envers eux, versa des larmes lui aussi et, levant les yeux au ciel, dit : 2 « Devant toi, Dieu qui as créé le ciel et la terre et tout ce qui s'y trouve, nous nous répandons en prières de supplication, pour que tu consoles ceux qui cherchent refuge auprès de toi dans leur tribulation; en effet, c'est à cause de leur attachement pour toi qu'ils m'aiment, parce que je leur ai annoncé ta vérité. 3 C'est pourquoi, par la main droite de ta miséricorde, prends-les sous ta garde; car ni Zachée ni aucun autre homme ne peut être pour eux un gardien suffisant. » 4 Après avoir dit ces paroles et d'autres semblables, Pierre imposa les mains à Zachée et pria pour qu'il assumât de manière irréprochable la charge de son épiscopat 93 . 5 Puis il ordonna douze presbytres et quatre diacres 94 , et dit : «J'ai ordonné ce

92. À la poursuite de Simon, Pierre part à son tour pour Rome. Voir Hom III, 59 et les Actes de Pierre (Actes de Verœlli, V). Simon, chassé de Judée par Pierre, l'a devancé à Rome; le Christ apparaît à Pierre et lui ·dit de prendre à Césarée un bateau pour se rendre à Rome. 93. Zachée est ordonné évêque de Césarée. Comparer les textes parallèles dans l' Homélie III, 60-72. Ce chapitre rem.ante à !'Écrit de base. En comparant les deux ouvrages sur ce point, on voit que les Reconnaissances ont abrégé le récit de l'Écrit de base (voir Rec 66, 4 et 67, I début : «Après avoir dit ces paroles et d'autres semblables »). L'ordination de Clément comme évêque de Rome, rapportée dans l' Épître de Clément à Jacques, est le pendant exact de l'ordination de Zachée comme évêque de Césarée. 94. Par l'ordination d'un évêque, de presbytres et de diacres, la hiérarchie ecclésiastique est établie à Césarée. Les presbytres sont douze, comme les disciples de Pierre (voir ci-dessous III, 68, 6).

LIVRE III

271

Zachée pour être votre évêque, sachant qu'il a la crainte de Dieu et qu'il est instruit dans les Écritures; 6 vous devez l'honorer comme s'il occupait la place du Christ; obéissez-lui pour votre salut, et sachez que l'hommage qui lui est rendu ou l'offense qui lui est faite rejaillit sur le Christ et du Christ sur Dieu. 7 Écoutez-le donc avec beaucoup d'attention et de lui recevez la doctrine de la foi, des presbytres les consignes de vie, et des diacres la règle de la discipline. 8 Prenez un soin religieux des veuves, assistez les orphelins de toutes vos forces, exercez la miséricorde envers les pauvres, enseignez la pudeur aux jeunes gens, et pour tout dire d'un mot, soutenez-vous mutuellement dans toutes les circonstances qui l'exigeront 95 . 9 Rendez un culte à Dieu qui a créé le ciel et la terre, croyez en Christ, aimez-vous les uns les autres, soyez miséricordieux envers tous, et exercez la charité non seulement en parole, mais en fait et en actes. »

Invitation au baptême 67 r Et quand Pierre eut donné ces recommandations et d'autres semblables, il fit au peuple la déclaration suivante: « Puisque j'ai décidé de demeurer trois mois avec vous 96 , si l'un de vous le désire, qu'il soit baptisé, pour qu'ainsi, dépouillant ses anciens péchés, il devienne à l'avenir, grâce à sa conduite, héritier des biens célestes en récompense de ses bonnes actions. 2 Que celui qui le veut s'approche donc de Zachée, qu'il lui donne son nom et apprenne de lui les mystères

95. Sur ce paragraphe, voir Hom III, 68-69 et !'Épître de Clément à Jacques, 7-8. 96. En Hom III, 73, 2-3, Pierre déclare qu'il va rester à Césarée encore dix jours. Mais il faut donner la préférence au texte de Rec III, 67, r ; 68, 4; 72, I; 74, 4, qui parle de trois mois. En effet, la fondation et l'organisation d'une Église demandent davantage que dix jours. De plus, la visite de Pierre à Tripoli durera elle aussi trois mois (Rec VI, 15, 2).

272

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

du royaume des cieux. 3 Qu'il s'applique à jeûner fréquemment et s'éprouve lui-même en toutes occasions, afin qu'au tenne de ces trois mois il puisse recevoir le baptême au jour de la fète. 4 Or ce baptême, chacun de vous le recevra dans une eau intarissable, après que le nom de la trine Béatitude aura été invoqué sur lui et qu'il aura été oint d'huile vierge sanctifiée par la prière 97 ; ainsi, consacré par ces moyens, il pourra finalement avoir part aux choses saintes. »

Les douze assistants de Pierre 68 r Et après avoir longuement parlé de la signification du baptême, il congédia la foule et se retira dans sa demeure accoutumée; et là, entouré des douze, à savoir Zachée et Sophonie, Joseph et Michée, Éléazar et Phinéas, Lazare et Élisée, moi Clément et Nicodème, Nicétas et Aquila, il s'adressa à nous en ces termes : 2 « Considérons, frères, ce qui est juste; c'est notre devoir, en effet, de porter quelque secours aux nations qui ont été appelées au salut. 3 Vous avez entendu vous-mêmes que Simon est parti dans l'intention de nous précéder sur notre route; il aurait fallu le suivre pas à pas, afin que, s'il tentait en un endroit de pervertir quelques personnes, il fût confondu par nous sur le champ. 4 Mais vu qu'il me

97. Le rite baptismal décrit ici comporte les éléments suivants : a) l'onction d'huile ; b) l'invocation des personnes de la Trinité; c) l'immersion dans l'eau courante, l'eau vive d'une source ou d'une rivière, selon la tradition des groupes baptistes. Ce rituel correspond à celui des Constitutions apostoliques, III, r6, 3; il provient de la Didascalie syriaque et, avant encore, de la Didaché, VII, r. Il s'agit donc d'un rituel baptismal des Églises de Syrie. L'importance de l'onction s'explique par le texte de Rec I, 45, 4; 46, 3 (syriaque): de même qu'au commencement le Fils de Dieu, oint de l'huile de !'Arbre de la vie, fut appelé Messie, de même chaque homme, oint de la même huile, participera au triple pouvoir du Christ, roi, prophète et grand-prêtre.

LIVRE III

273

paraît injuste d'abandonner ceux qui se sont déjà tournés vers Dieu pour préférer le soin de ceux qui en sont encore loin, je pense qu'il est bon que je reste trois mois avec ceux qui dans cette ville se sont convertis à la foi et que je les affermisse, sans toutefois négliger totalement ceux qui en sont encore éloignés. Il est à craindre en effet, s'ils sont infectés durablement par le poison de la plus pernicieuse doctrine, qu'il soit plus difficile de les en faire revenir. 5 Et c'est pourquoi je désire, si toutefois vous aussi le trouvez bon, qu'à la place de Zachée, que nous avons ordonné évêque en ce lieu, soit introduit dans le nombre Benjamin, fils de Saba, et qu'à la place de Clément, que j'ai décidé de garder toujours à mes côtés parce que, venant des gentils, il a un grand désir d'entendre la parole, on mette Ananias, fils de Safra, et enfin, à la place de Nicétas et Aquila, récemment convertis à la foi au Christ, Rubélus, frère de Zachée, et Zacharie, l'architecte. 6 En substituant ces quatre nouveaux aux quatre précédents, je veux donc que soit complété le nombre des douze, pour que Simon sente qu'en leurs personnes, je suis toujours en sa présence. »

Les douze approuvent le plan de Pierre 69 r Nous ayant donc séparés des autres, moi Clément, Nicétas et Aquila, il dit aux douze: «Je veux que vous partiez après-demain chez les gentils et que vous suiviez les traces de Simon, pour me tenir au courant de tous ses faits et gestes. 2 Informez-vous en outre avec soin des dispositions de chacun, et annoncez-leur que je serai présent sans délai; bref, faites savoir en toute occasion aux gentils qu'ils doivent attendre ma venue.» 3 Après avoir prononcé ces paroles et d'autres semblables, il ajouta: «Vous aussi, frères, si vous avez quelque idée sur ces questions, dites-le, de peur qu'une chose qui me paraît bonne à moi seul ne soit peut-être inopportune. » 4 Alors tous le couvrirent d'éloges d'une seule voix:« Nous te demandons plutôt, disaient-ils, de tout disposer selon ton jugement et d'ordonner ce qui te paraît bon; car pour nous, l'accomplis-

27 4

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

sement parfait de notre devoir de piété, c'est de faire ce que tu auras commandé. »

Émotion de la foule 70 r S'étant donc présentés au jour fixé devant Pierre, ils

lui dirent: «Ne crois pas, Pierre, que ce soit pour nous une peine légère que d'être privés de t'entendre pendant trois mois; 2 mais puisqu'il est avantageux de faire ce que tu ordonnes, nous obéissons avec le plus grand empressement; gardant donc toujours dans notre cœur le souvenir de ton visage, nous partons joyeux, comme tu l'as ordonné.» 3 Lui cependant, après avoir adressé pour eux une prière au Seigneur, les congédia. Et après le départ de ces douze, envoyés en avant, Pierre, comme d'habitude, entra et se posta à l'emplacement réservé au débat. 4 Or une fmùe de gens s'étaient réunis, en plus grand nombre que de coutume, et tous le regardaient les larmes aux yeux, parce qu'ils l'avaient entendu dire la veille qu'il allait partir à cause de Simon. 5 Lui de son côté, les voyant pleurer, était pareillement affecté, bien qu'il s'efforçât de dissimuler et de contenir ses larmes ; il était néanmoins trahi par le tremblement de sa voix et son élocution entrecoupée, signe qu'il était étreint par une même émotion.

Pierre met en garde contre un attachement irrlji,échi 71 r Cependant, se frottant le front de la main, il dit : « Frères, gardez l'esprit serein, et consolez vos cœurs compatissants par le recours à la réflexion, en rapportant toutes choses à Dieu, lui seul dont la volonté doit être accomplie et préférée à tout. 2 Car supposons par exemple qu'en raison de l'affection que nous vous portons nous agissions contre sa volonté en restant chez vous: n'a-t-il pas le pouvoir, en envoyant la mort sur moi, de m'imposer une séparation plus durable d'avec vous? 3 Et c'est pourquoi il vaut mieux que nous nous acquittions de cette brève séparation, conformément à sa volonté, vu qu'il nous est prescrit d'obéir à Dieu en toutes choses ; par consé-

LIVRE III

275

quent, vous aussi devez lui rendre pareille obéissance, puisque, si vous éprouvez également de l'affection pour moi, elle n'a pas d'autre cause que votre amour pour lui. 4 En amis de Dieu, donc, soumettez-vous à sa volonté; mais approuvez aussi vousmêmes ce qui est juste. 5 N'aurait-ce pas été à vos yeux une impiété si, au moment où Simon vous trompait, les frères qui 98 sont à Jérusalem m'avaient retenu et empêché de venir à vous , encore que vous eussiez parmi vous Zachée, homme de bien et à l'aise dans l'art de la parole? 6 Ainsi donc, maintenant aussi, considérez qu'il y aurait impiété si, au moment où Simon s'en est allé pour attaquer les gentils, qui n'ont absolument personne pour les défendre, je ne suivais pas ses traces, étant retenu par vous. 7 C'est pourquoi prenons garde de faire, par suite d'une affection déraisonnable, la volonté du Malin.

Pierre enseigne et baptise 72 r «Pour l'instant, comme je l'ai dit, je vais rester trois mois auprès de vous; soyez assidus à l'écoute de la parole, et à l'issue de ce temps, si d'aucuns ont la possibilité et la volonté de me suivre, il leur est permis de le faire, mais sans manquer à leurs devoirs. 2 Et quand je dis "sans manquer à leurs devoirs", je veux dire : sans contrister par leur départ quelqu'un qui ne doit pas être contristé, ni abandonner des parents qu'il ne faut pas abandonner, ou une épouse fidèle, ou toute personne semblable, à laquelle il convient pour l'amour de Dieu d'apporter un réconfort. » 3 Durant cet intervalle, discourant et enseignant chaque jour, Pierre remplit le temps qu'il s'était fixé par le travail de l'enseignement. Et quand le jour de la fête fut arrivé, plus de dix mille personnes reçurent le baptême.

98. Voir Rec I, 72, r, mais ici les frères sont à Jéricho.

276

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Une lettre dénonce les calomnies de Simon 73 r Or, dans ces jours-là, arriva une lettre envoyée par les frères qui étaient partis en avant : elle contenait les crimes de Simon, rapportant comment, de ville en ville 99 , il trompait les foules et déchirait Pierre à tout propos, pour que personne, lorsqu'il serait arrivé, ne lui prêtât attention. 2 Il affirmait, en effet, que Pierre était un magicien, un homme sans Dieu, injurieux, rusé, ignorant et promettant des choses impossibles. « Car il prétend que les morts ressusciteront, ce qui, dit Simon, est impossible. 3 Mais si quelqu'un veut le confondre, il lui tend des pièges secrets et le fait périr par l'intermédiaire de ses acolytes. C'est pourquoi moi aussi, dit-il, après l'avoir vaincu et avoir triomphé de lui, j'ai craint ses traquenards et je me suis enfui, pour qu'il n'aille pas causer ma perte par ses maléfices ou mettre ma mort à prix grâce à ses machinations. » Ils précisaient encore que Simon résidait principalement à Tripoli.

Recommandations de Pierre avant son départ 74 r Pierre ordonna donc de lire la lettre au peuple, et après la lecture, il leur adressa la parole et leur donna des instructions très complètes sur tous les points, mais en leur recommandant surtout d'obéir à Zachée, qu'il avait ordonné évêque pour eux. 2 En outre, il recommanda au peuple les presbytres et les diacres, non moins qu'à ceux-ci le peuple. En même temps, il annonça qu'il passerait l'hiver à Tripoli et ajouta : «M'apprêtant à partir demain, si le Seigneur le veut, je vous confie à la grâce de Dieu. »

99. Hom III, 58, 2 rapporte que Simon opérait des miracles à Tyr. C'est pourquoi Pierre se rend dans cette ville (Hom IV) ; mais, arrivé là, il découvre que Simon est déjà parti. C'est à Laodicée qu'aura lieu le nouveau débat qui l'opposera à Simon (Hom XVI).

LIVRE III

277

3 Tout au long des trois mois que nous passâmes à Césarée pour recevoir son enseignement, toutes les choses qu'il exposait en présence du peuple la journée, il nous les expliquait plus pleinement et plus parfaitement quand nous étions retirés avec lui, à la lueur de la lampe, en tant que disciples plus fidèles et jouissant de son estime manifeste. 4 En même temps, il m'ordonna, parce qu'il comprit que j'enregistrais très soigneusement dans ma mémoire ce que j'entendais, de coucher par écrit tout ce qui paraissait digne d'être retenu et de te l'envoyer, mon seigneur Jacques, et c'est ce que j'ai fait, pour obéir à ses ordres.

Contenu des dix livres écrits par Clément 75 r Des livres que je t'ai envoyés antérieurement, le premier traite donc du vrai Prophète et de la compréhension spécifique de la Loi, conformément à ce qu'enseigne la tradition de Moïse. 2 Le deuxième contient un enseignement sur le principe, à savoir: s'il y a un seul principe ou une multitude de principes, et que la loi des Hébreux n'ignore pas ce qu'est l'immensité. 3 Le troisième : sur Dieu et ce qui a été institué par lui. 4 Le quatrième : que, bien que beaucoup soient appelés dieux, il n'existe qu'un seul vrai Dieu, selon les témoignages des Écritures. 5 Le cinquième: qu'il y a deux cieux, dont l'un est ce firmament visible qui devra passer, tandis que l'autre est éternel et invisible. 6 Le sixième : sur le bien et le mal, et que toutes choses sont soumises au bien par le Père, et, concernant le mal, pourquoi et comment il existe et d'où il vient, et qu'il coopère certes au bien, mais sans intention bonne; et quels sont les signes du bien, quels sont ceux du mal, et quelle est la différence entre la dualité et la conjonction. 7 Le septième : quels sont les enseignements développés par les douze apôtres en présence du peuple dans le Temple. 8 Le huitième: sur les paroles du Seigneur qui paraissent contradictoires mais ne le sont pas, et comment on les explique. 9 Le neuvième : que la loi établie par Dieu est juste et parfaite, et qu'elle seule

278

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

peut produire la paix. IO Le dixième : sur la naissance charnelle de l'homme et sur la régénération qui a lieu par le baptême, et quelle est la succession de la semence charnelle en l'homme, et quelle est l'essence de son âme, et comment réside en elle le libre arbitre, qui, n'étant pas inné mais créé, ne pouvait pas être inséparable du bien. r r Concernant donc chacun de ces points que Pierre avait traités à Césarée, selon son ordre comme je l'ai dit, je t'ai transmis les dix volumes que j'avais rédigés 100 . 12 Quant à nous, le lendemain, comme il avait été décidé, nous partîmes de Césarée, avec quelques fidèles qui avaient résolu de suivre Pierre.

1 OO. Les savants ont démontré que cette liste des dix livres écrits par Clément et envoyés à Jacques ne figurait pas dans !'Écrit de base, mais qu'elle a été entièrement composée par l'auteur des Reconnaissances.

Livre IV

Voyage de Césarée à Tripoli r r Partis de Césarée pour gagner Tripoli 1 , nous fîmes une première étape dans le petit bourg de Dora, car il n'était guère éloigné. 2 Et presque tous ceux qui avaient cru grâce à la prédication de Pierre, avaient bien de la peine à se séparer de lui; faisant route avec nous, ils prenaient plaisir à le voir encore, à l'embrasser encore, à échanger encore des propos avec lui; ainsi nous parvînmes à l'auberge. 3 Le jour suivant, nous arrivâmes à Ptolémaïs, où nous séjournâmes dix jours; bon nombre des habitants reçurent la parole de Dieu, et à plusieurs d'entre eux qui se montraient particulièrement attentifs et désireux de nous retenir plus longtemps pour bénéficier de notre enseignement, nous dîmes qu'ils pouvaient, s'ils le désiraient, nous suivre à Tripoli. 4 Nous fîmes encore de même à Tyr, à Sidon et à Bérytos, et nous annonçâmes à ceux qui souhaitaient recevoir une instruction plus complète que nous devions passer l'hiver à Tripoli. 5 Donc, comme tous ses admirateurs s'adjoignaient à Pierre au sortir de chaque localité, c'est en formant une très grande foule d'élus que nous arrivons à Tripoli 2 . 6 Dès que nous sommes devant les portes de la ville, les frères qui avaient été envoyés en avant accourent pour nous accueillir

1. Les livres IV-VI traitent de l'activité de Pierre à Tripoli. Ils correspondent à la matière des Hom VIII-XI. Pour atteindre la ville de Tripoli, l'itinéraire de Pierre passe par Dora, Ptolémaïs, Tyr, Sidon et Bérytos. Ce sont des villes de la côte syro-phénicienne de la Méditerranée, les actuelles villes de Dor, Akko (Acre) en Israël, Tyr, Sidon, Beyrouth et Tripoli au Liban. 2. La section r, 5-3, 8 a son parallèle en Hom VIII, 1-3.

280

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

et nous conduisent dans les différents logis qu'ils avaient préparés. 7 Or il y avait dans la ville grande agitation et grand concours de ceux qui brûlaient de voir Pierre.

Accueil généreux des habitants de Tripoli 2 I Et comme nous étions arrivés à la demeure de Maron, où le gîte avait été préparé pour Pierre, celui-ci se tourna vers la foule et promit que le surlendemain il leur adresserait la parole. 2 Les frères qui avaient été envoyés en avant répartissent donc les logements entre tous ceux qui étaient venus avec nous. Quant à Pierre, une fois entré dans la maison de Maron, comme on le priait de se mettre à table, il répondit qu'il n'en ferait rien avant d'être assuré que tous ceux qui l'avaient accompagné avaient un lieu où se reposer. 3 Les frères qui avaient été envoyés en avant l'informèrent alors que les citoyens , en raison de l'affection qu'ils avaient conçue pour lui, non seulement avaient offert l'hospitalité à ses compagnons, mais les avaient encore comblés de toute espèce de bontés; c'était au point que plusieurs, à qui il manquait des hôtes à accueillir, en étaient désolés; 4 tous étaient en effet si bien disposés que, quand bien même le nombre des arrivants eût été beaucoup plus grand, le déficit se fût encore trouvé du côté de ceux qui recevaient l'hospitalité plutôt que de ceux qui l'offraient.

Les Joules impatientes d'entendre Pierre 3 I Pierre fut fort réjoui de ces nouvelles; il loua les frères, les bénit et les pria de rester avec lui. Lui-même, après s'être baigné dans la mer 3 , prit son repas et alla se reposer le soir

3. Se baigner chaque jour dans l'eau courante d'un fleuve, d'une source ou de la mer correspond à la coutume des groupes baptistes de Palestine et de Syrie. Leur appellation d' « hémérobaptistes » (voir Hom II, 23, r pour Jean-Baptiste; Épiphane, Panarion, XVII; Codex Manichéen de Cologne, 83, 1-84, 3) provient d'ailleurs de cette pratique du bain quotidien. Pierre suit ici leur tradition.

LIVRE IV

281

venu. 2 Et, selon son habitude 4 , au chant du coq il se leva et, tandis que la lumière allumée le soir brülait encore, il nous trouva tous éveillés; nous étions en tout, lui compris, au nombre de seize : Pierre et moi Clément, Nicétas et Aquila, et les douze qui nous avaient précédés 5 . 3 Alors Pierre nous salua, comme de coutume, et dit:« Puisque aujourd'hui nous n'avons pas à nous occuper d'autres personnes, soyons à nous-mêmes. 4 Pour ma part, je vous raconterai tout ce qui s'est passé à Césarée après votre départ; vous, de votre côté, faites-moi savoir ce que Simon a fait ici. » 5 Et comme la conversation roulait de part et d'autre sur ces questions, le jour parut; quelques-uns des familiers de Pierre vinrent lui annoncer que Simon, ayant appris son arrivée, était parti durant la nuit en direction de la Syrie. 6 «D'autre part, lui dit , les foules impatientes de t'entendre estiment que le délai d'un jour que tu leur as imposé est bien long pour elles; bref, n'y tenant plus, elles se tiennent devant ta porte, s'entretenant réciproquement des sujets sur lesquels elles désirent t'entendre, et elles espèrent te voir à tout prix avant le moment fixé. Au fur et à mesure que le jour se fait plus clair, les multitudes se rassemblent et tirent je ne sais d'où l'assurance la plus ferme qu'elles vont entendre un discours de ta bouche. 7 Maintenant donc, ordonne ce qui te paraît bon, que nous le leur disions; il est inconvenant en effet qu'une si grand foule se soit réunie et qu'elle se retire dans la tristesse, pour n'avoir reçu aucune réponse. 8 Car ils ne considéreront pas qu'euxmêmes n'ont pas attendu le jour fixé, mais bien plutôt que tu parais les avoir méprisés. »

4. Sur cette habitude de Pierre d'après les Reconnaissances, voir II, r, 3; III, I' I. 5. Voir Rec III, 70, 3.

282

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Dieu a donné aux nations le désir de le connaître 6 4 I Alors Pierre, s'émerveillant, répondit: «Vous voyez, frères, comment chaque parole prophétique du Seigneur s'accomplit. 2Je me souviens en effet qu'il a dit: "La moisson est abondante, mais peu nombreux les ouvriers. Priez donc le maître de la moisson qu'il envoie des ouvriers dans sa moisson 7 ". Voici donc qu'aujourd'hui s'accomplit ce qui a été annoncé mystérieusement. 3 Et cette autre parole qu'il a dite: "Beaucoup viendront de l'orient et de l'occident, du septentrion et du midi, et ils s'attableront aux côtés d'Abraham, d'Isaac et de Jacob 8 ", elle aussi, vous le voyez, s'accomplit pareillement. 4 C'est pourquoi je vous conjure, vous mes compagnons dans le service, mes collaborateurs, d'apprendre avec grande attention la méthode pour prêche~ et les voies pour résoudre , afin que vous puissiez sauver les âmes des hommes, elles qui, par la secrète puissance de Dieu, reconnaissent celui qu'elles doivent aimer avant même d'en être instruites. 5 Vous voyez en effet ces gens, tels de bons serviteurs, désirant voir celui qui, espèrent-ils, leur annoncera l'arrivée de leur maître, afin de pouvoir accomplir sa volonté dès qu'elle leur aura été enseignée. 6 Le désir d'entendre la parole de Dieu et de rechercher sa volonté, ils le tiennent 9 donc de Dieu, et tel est le commencement du don de Dieu qui est accordé aux nations pour qu'elles puissent, grâce à lui, recevoir la doctrine de la vérité.

6. La matière des chapitres 4 à II correspond à celle de Hom VIII, 4-rr. 7. Mt 9, 37-38 (L: IO, 2); la leçon eiciat («qu'il envoie») est celle de la Vulgate en Mt 9, 38. 8. Mt 8, II (L: I3, 29 pour« du septentrion et du midi»). 9. Autre traduction possible : « Le désir d'entendre (... ) et la volonté de le rechercher, ils les tiennent ... »

LIVRE IV

Croire en Moïse et en Jésus

283

10

5 r «Car de la même manière, il a été donné également au peuple des Hébreux dès le commencement d'aimer Moïse et de croire à sa parole. C'est pourquoi aussi il est écrit : "Le peuple crut en Dieu et en Moïse son serviteur 11 ." 2 Ce qui fut donc l'objet d'un don particulier de Dieu à la nation des Hébreux, nous le voyons aujourd'hui accordé également à ceux qui, cl' entre les nations, sont appelés à la foi. 3 La norme des actions, en revanche, est laissée au pouvoir et au libre arbitre de chacun cl' eux, et cela leur appartient en propre. Mais éprouver une attirance envers le maître de la vérité, c'est un don qui vient du Père céleste. 4 Or le salut réside en ceci : que tu fasses la volonté de celui pour qui, par une faveur divine, tu as conçu amour et affection, et qu'ainsi ne s'applique pas à toi la parole qu'il a prononcée : "Pourquoi me dites-vous : Seigneur, Seigneur, et ne faites-vous pas ce que je vous dis? 12 " 5 C'est donc par l'effet d'un don particulier accordé par Dieu que les Hébreux d'une part croient en Moïse, et que les nations d'autre 10. Le contenu de Rec IV, 5 est exprimé avec encore plus de force dans Hom VIII, 6-7. L'auteur des Reconnaissances dit que les Hébreux ont ignoré Jésus parce que Dieu le leur a caché, alors que les païens l'ont connu. L'idéal serait que le païen croie aussi en Moïse et que !'Hébreu, qui a reçu de Dieu le don de croire en Moïse, croie aussi en Jésus. Le riche du texte de Mt 13, 52 (5, 9) est précisément celui qui possède ensemble la foi juive (le vieux) et la foi chrétienne (le neuf). De son côté, Hom VIII, 6-7 affirme que l'enseignement transmis par Moïse (la Loi) est le même que l'enseignement de Jésus (l'Évangile). Dieu accueille favorablement celui qui croit à l'un ou à l'autre; Jésus est caché aux yeux des Hébreux qui ont reçu Moïse, et Moïse est voilé aux yeux de ceux qui croient en Jésus. Mais si quelqu'un connaît les deux à la fois, il doit être considéré comme un riche devant Dieu, «puisqu'il comprend que les choses anciennes sont nouvelles dans le temps et que les choses nouvelles sont anciennes» (Hom VIII, 7, 5). 11. Ex14,3r. 12. u 6, 46.

284

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

part aiment Jésus. Car c'est aussi ce que signifiait le maître lorsqu'il dit: "Je te glorifie, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents, et que tu les as révélées aux tout petits 13 ." 6 Le sens de cette déclaration, à coup sûr, est que le peuple des Hébreux, instruit par la Loi, a ignoré Jésus, tandis que le peuple des gentils l'a connu et vénéré, raison pour laquelle il sera aussi sauvé, car non seulement il le connaît, mais encore il fait sa volonté. 7 Mais celui qui, issu des nations, tient de Dieu le don d'aimer Jésus, doit prendre sur lui de croire aussi en Moïse. 8 Et inversement, l'Hébreu qui tient de Dieu le don de croire en Moïse, doit prendre sur lui de croire en Jésus, en sorte que chacun cl' eux, ayant en soi quelque chose du don divin et quelque chose de son propre mouvement, soit rendu parfait par l'addition des deux. 9 D'un tel homme en effet parlait notre Seigneur comme d'un riche qui tire de son trésor du neuf et du vieux 14 .

La Joule pénètre dans le jardin où se tient Pierre 15 6 r «Mais en voilà assez sur ce point; car le temps presse, et le religieux empressement du peuple nous invite à leur adresser à eux aussi la parole. » Et après avoir dit cela, il commença à s'enquérir d'un lieu propice au débat. 2 Maron dit alors: «Je possède un édifice très vaste, propre à recevoir plus de cinq cents personnes; il y a aussi un jardin à l'intérieur de la maison; ou bien veux-tu te tenir en quelque endroit public? c'est plutôt cela que tous désirent, car il n'est personne qui ne souhaite au moins voir ton visage. » Et Pierre reprit : « Montrez-moi l'édifice, ou le jardin. » 3 Et quand il eut vu , il entrait pour examiner aussi le jardin, quand soudain toute la multitude, comme obéissant à un appel, entra précipitamment dans la mai-

13. Mtrr,25. 14. Voir Mt 13, 52. 15. Les chapitres 6-7 ont leur parallèle en Hom Vlll, 8, r-4.

LIVRE IV

285

son et de là fit irruption dans le jardin, où déjà se tenait Pierre, en train de considérer quel était l'endroit favorable pour débattre.

Pierre guérit des démoniaques et des malades 7 r Mais lorsqu'il vit les foules, pareilles aux flots d'un fleuve immense qui a submergé son cours paisible, il monta sur une base qui se dressait par hasard près du mur du jardin, et tout d'abord salua religieusement le peuple. 2 Or certains des assistants, qui avaient été tourmentés longtemps par des démons, se jettent à terre, pendant que les esprits impurs supplient qu'on leur accorde de rester ne fût-ce qu'un jour dans les corps dont ils ont pris possession; mais Pierre gourmanda les démons et leur ordonna de s'en aller sur le champ, et sans délai ils se retirèrent. 3 Après eux, d'autres qui étaient affligés de longues maladies demandaient à Pierre de pouvoir recouvrer la santé ; il leur promet d'adresser en leur faveur des supplications au Seigneur, une fois qu'il aura achevé d'exposer son enseignement. 4 Mais dès qu'il eut fait cette promesse, ils furent délivrés de leurs maladies, et Pierre leur ordonna de s'asseoir à l'écart avec ceux qui avaient été guéris des démons, comme après un effort épuisant. 5 Entre temps, pendant que ces choses se passaient, une très grande foule se réunit, attirée non seulement par le désir de Pierre, mais aussi par le bruit des guérisons qui avaient été accomplies. 6 Mais Pierre, d'un geste de la main invita le peuple à se tenir en repos et disposa la foule à la tranquillité, puis il commença son discours en ces termes :

Début du discours de Pierre 16 8 r «Au début d'un discours sur le vrai culte de Dieu, il m'apparaît nécessaire avant toute chose d'apprendre à ceux 16. Texte parallèle en Hom VIII, 9. Premier discours de Pierre aux païens sur le« vrai culte de Dieu,, (ou la« religion», titre de !'Hom VI); il va traiter du monothéisme en tant que religion des origines et de l'avènement

286

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

qui n'ont pas encore acquis la moindre connaissance à ce propos qu'il faut tenir pour irréprochable en tout point la divine providence par laquelle le monde est régi et gouverné. 2 Le sujet de notre exorde nous est fourni par la visée de la présente entreprise et par l'occasion que nous offrent ceux qu'a guéris la puissance de Dieu: nous voulons montrer qu'il y a une bonne raison pour que de si nombreuses personnes soient possédées par divers démons : c'est afin que par là apparaisse la justice de Dieu. 3 Il s'avérera en effet que la mère de presque tous les maux, c'est l'ignorance. Mais venons-en maintenant au sujet.

État d'innocence des premiers hommes 9 I «Après que Dieu eut fait l'homme à son image et à sa ressemblance, il mêla à son œuvre une sorte de souffle et de parfum de sa divinité, pour que les mortels, associés par là à son Fils unique, deviennent en outre par lui amis de Dieu et fils d'adoption; 2 comment et par quelle voie ils pourraient atteindre ce but, lui-même en tant que vrai Prophète le leur enseigna, sachant par quelles actions des hommes le Père serait réjoui 17 . 3 Aussi n'y avait-il alors chez les hommes qu'un seul culte de Dieu - une âme pure et un esprit sans souillure. Et pour cette raison toute la création observait une alliance inviolable avec le genre humain. 4 Car, en raison de leur respect pour le Créateur, aucune maladie, aucune infirmité physique, aucune altération des aliments n'avait de pouvoir sur eux, grâce à quoi il advenait qu'à l'âge de mille ans on pût ne pas succomber à la fragilité de la vieillesse.

du paganisme qui résulte du fait que les dernières générations s'éloignent progressivement de la pureté des premières générations. 17. Parallèle en Hom VIII, IO, r.2. Dans les deux textes, l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu est Adam, le vrai Prophète.

LIVRE IV

287

Ils méconnaissent la bonté divine IO r «Mais lorsqu'une existence exempte de peine leur fit penser que la persistance des biens leur était concédée, non par une largesse divine, mais par la fortune, et leur fit considérer que jouir des délices d'une félicité divine, sans que cela leur coûtât une goutte de sueur, était un dû de la nature et non un présent de la bonté de Dieu, 2 les hommes, suivant cette pente, en viennent à des pensées rebelles et impies, qu'un sort sans tracas leur suggère, et s'imaginent que la vie des dieux leur appartient de naissance, sans aucun effort ni mérite de leur part. 3 À partir de là, ils progressent dans le mal, allant jusqu'à croire que le monde n'est point régi par la providence de Dieu et qu'il n'y a aucune place pour les vertus, puisqu'eux-mêmes, ils le savaient, possédaient le summum du repos et des délices sans qu'aucune bonne œuvre leur eût été imputée au préalable, et qu'ils étaient traités en amis de Dieu sans avoir fourni aucun effort.

L'adversité salutaire I I I «C'est pourquoi, par un très juste jugement de Dieu, des peines et des afflictions sont imposées à titre de remède aux hommes qui dépérissaient dans la vanité de telles pensées. 2 Aussi, dès que peine et tribulation les accompagnèrent, furentils exclus du séjour des délices et de la félicité; la terre, de son côté, commença à ne rien produire pour eux sans peine. 3 Et alors la pensée des hommes se transforme, ils sont avertis d'avoir à rechercher le secours de leur créateur et à appeler par des prières et des vœux la protection divine. 4 Et ainsi advint-il que le culte de Dieu, qu'ils avaient négligé en raison de leurs privilèges, ils le retrouvèrent en raison de leurs maux, et que leurs pensées à l'égard de Dieu, que son indulgence avait perverties, furent corrigées par l'épreuve. 5 Ainsi donc, voyant que cela leur était plus profitable, la divine Providence ferma aux hommes les voies de la bienveillance et de l'abondance,

288

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

comme leur étant nuisibles, et leur ouvrit le chemin de la souffrance et de la tribulation 18 . Hénoch et Noé

19

12 r « Mais, pour faire voir que les choses se passaient ainsi à cause des ingrats, Dieu prit l'un de ceux qui avaient été les premiers mortels, parce qu'il vit qu'il n'était pas oublieux de ses bienfaits et qu'il avait mis son espoir dans l'invocation du nom du Seigneur, et il le transporta chez les inunortels 20 ; tous les autres, qui s'étaient montrés ingrats au point de ne pouvoir être amendés et corrigés même par les peines et les tribulations, furent condamnés à la mort la plus terrible. 2 Pourtant il découvrit encore parmi eux un homme qui, avec sa maison, était resté juste et qu'il voulut sauvegarder, en lui donnant l'ordre de construire une arche dans laquelle, quand tous les êtres seraient exterminés par le déluge, lui-même pourrait s'échapper avec ceux à qui cela aurait été ordonné 21 ; 3 ainsi, une fois les impies anéantis par la montée des eaux, le monde recevrait sa purification, et lui qui avait été réservé pour assurer la continuité de l'espèce, rendu pur à travers l'eau, restaurerait le monde à neuf.

18. En Hom VIII, 12-16, à la suite de ce paragraphe, on trouve un récit sur les anges déchus qui demandèrent de venir dans ce monde, sur leur commerce avec les femmes et sur la naissance des Géants. Ce récit sur l' origine du mal dans le monde correspond à I Hen VI, l et suiv. Sa place dans !'Écrit de base devait être celle que lui assignent les Homélies, c'està-dire avant le déluge. 19. Pour la matière du chapitre 12, voir Hom VIII, 17. 20. On a ici le mélange de deux traditions, celle d'Énosh (Gn 4, 26) et celle d'Hénoch (Gn 5, 24). Ce mélange se trouve également dans d'autres textes d'origine syriaque. 21. Voir Gn 6, 9 (Noé). Le Chronicon paschale du Vile siècle, I (éd. L. DlNDORF, 1832, p. 40) donne le texte grec de Rec IV, 12, 2-3. Ce texte provient de !'Écrit de base.

LIVRE IV

289

Origine des fausses religions 13 r « Mais quand tout cela fut fait, à nouveau les hommes se tournent vers l'impiété, et pour cette raison une loi est donnée par Dieu pour enseigner la norme de la vie ; mais avec le temps, le culte de Dieu et la justice sont altérés par les infidèles et les impies, comme nous le montrerons plus clairement dans un instant. 2 Des religions perverses et pleines d'erreurs se répandent, auxquelles la majorité des hommes s'adonnent, y trouvant prétexte à fêtes et solennités : on institue des beuveries et des banquets, on se laisse entraîner par le son des flûtes, des syrinx, des cithares 22 et de toute sorte d'instruments, et l'on se vautre dans toutes les formes d'ivresse et de débauche. 3 C'est de là que toutes sortes d'erreurs tirèrent leur origine, de là l'invention des bosquets sacrés et des autels, celle des couronnes et des victimes, et à la suite de l'ivresse, des mouvements qui semblent dus à l'égarement; 4 dès ce moment-là, le pouvoir fut donné aux démons de pénétrer dans les âmes de tels hommes, si bien qu'on les voyait prendre la tête de danses folles et s'abandonner au délire de Bacchus; 5 de là vint la fantaisie de grincer des dents et de tirer des mugissements du fond de ses entrailles, de là une expression terrifiante sur le visage, un regard de bête sauvage dans des yeux d'homme, propre à faire croire à ceux qui se laissaient tromper et fourvoyer qu'un homme égaré par l'ivresse et aiguillonné par le démon était rempli de la divinité 23 .

22. Une liste analogue, mais plus longue, d'instruments de musique figure dans le récit de la fête organisée par le roi Nabuchodonosor pour la dédicace de sa statue (Dan 3, 5). 23. La religion des origines est altérée par la naissance des cultes païens, des fêtes et surtout des orgies. Les démons ont saisi cette occasion pour pénétrer dans les hommes. Pour 13, 2-5, voir Hom IX, 7.

290

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Comment échapper aux assauts des démons 24 14 r «À la suite de cela, comme tant de religions fausses et mensongères s'étaient introduites dans ce monde, nous avons été envoyés vers vous comme des marchands honnêtes qui vous apportent le vrai culte de Dieu, tel qu'il a été transmis par les Pères et gardé intact, et dont mes paroles sont comme des semences que nous répandons sur vous, nous en remettant à votre jugement pour choisir ce qui vous paraît juste. 2 Or si vous recevez nos paroles, vous serez capables non seulement d'échapper vous-mêmes aux assauts du démon, mais encore de les détourner d'autres personnes, et en même temps vous obtiendrez les biens éternels en récompense. 3 Ceux en revanche qui dédaigneront de recevoir ce que nous disons seront la proie dans cette vie-ci de toutes sortes de démons et de maladies pernicieuses, et de plus, après la mort du corps, leurs âmes seront tourmentées à perpétuité 25 . 4 Dieu en effet n'est pas seulement bon, mais il est aussi juste; car s'il était toujours bon et jamais juste - s'il ne rendait pas à chacun selon ses actes - cette bonté se révélerait injuste. 5 Il serait injuste en effet que l'impie soit traité par lui de la même manière que l'homme pieux.

Ceux qui obéissent aux démons seront châtiés 15 r «Donc, comme nous l'avons dit il y a un instant, une fois que les démons, saisissant les occasions, sont parvenus par le truchement d'actes mauvais et honteux à s'insinuer dans le

24. Pour la matière des chapitres 14-22, voir Hom IX, 8-r8. 25. Voir Hom IX, 8-9, r. Les apôtres sont envoyés vers les païens, pour apporter le vrai culte de Dieu. Le christianisme correspond ainsi à la religion des origines, celle qui a été transmise par les ancêtres du peuple hébreu et que les apôtres ont gardée (voir Hom IX, 8, r). Le retour à cette religion permet d'échapper aux assauts du démon.

LIVRE IV

291

corps des hommes, s'ils y séjournent longtemps à la faveur de la négligence de ceux-ci, qui ne recherchent pas ce qui est utile à leur âme, inexorablement ils les contraignent à faire désormais la volonté de ces démons qui habitent en eux 26 . 2 Mais il y a pire : à la consommation des siècles, quand le démon sera livré au feu éternel, inexorablement aussi l'âme qui lui a obéi sera tourmentée en sa compagnie dans les flammes éternelles, en même temps que le corps qu'elle a souillé.

Comment les démons s'emparent des hommes 27 16 I « Mais voici pour quelle raison les démons ont le désir de se plonger dans le corps des hommes : ils sont des esprits dont la volonté est tournée vers le mal; ils incitent donc les hommes à manger et boire sans retenue et à se livrer au plaisir et les poussent par ce moyen au péché 28 , 2 du moins ceux qui portent en eux le dessein de pécher et qui, tout en paraissant désireux de répondre aux impératifs de la nature, sont amenés par le goût de l'excès à sacrifier la mesure et donnent ainsi l'occasion aux démons de pénétrer en eux. 3 En revanche, tant que la mesure voulue par la nature est observée et qu'une légitime modération est maintenue, la clémence de Dieu ne

26. La possession des hommes par les démons est la conséquence et l'expression du paganisme. Texte parallèle en Hom IX, 9, 2-5. Parmi les actes mauvais et honteux, le texte de Hom IX, 9, 2 relève en particulier la participation aux repas sacrés et la consommation des « idolothytes ». Par cette pratique, les hommes introduisent de leurs propres mains les démons dans leur corps. Voir le texte de Rec Il, 71-72. 27. La matière des chapitres r6-r8 a son correspondant en Hom IX, IO-I2.

28. Le texte de Hom IX, ro, 2 est plus précis à ce sujet. Bien qu'ils soient des esprits, les démons désirent manger, boire et pratiquer l'union sexuelle. Mais ils n'ont pas les organes appropriés pour cela. Ils entrent donc dans le corps des hommes pour se procurer les organes dont ils ont besoin afin d'accomplir ces actions.

292

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

leur accorde pas la faculté de s'introduire dans les hommes. 4 Mais il suffira que l'âme incline à l'impiété ou que le corps se gorge immodéremment de mets et de boissons pour que les démons, comme invités par la volonté et le dessein de ceux qui se négligent ainsi, reçoivent tout pouvoir sur ceux qui, en quelque sorte, ont violé la loi instaurée par Dieu.

La foi protège du démon 29 17 I «Vous voyez donc toute l'in1portance que revêtent la connaissance de Dieu et l'observance de la religion divine, qui non seulement protègent les croyants des incursions des démons, mais encore leur permettent de commander à ceux qui dominent sur les autres hommes 30 . 2 Et pour cette raison il vous est nécessaire, à vous qui êtes issus des nations, de chercher refuge auprès de Dieu et de vous garder de toute impureté, afin que les démons soient chassés et que Dieu élise domicile en vous. 3 En même temps, recommandez-vous aussi à Dieu par des prières et invoquez-le contre l'arrogance des démons; en effet, tout ce que vous demanderez avec foi, vous l'obtiendrez. 4 Quant aux démons eux-mêmes, plus ils voient la foi grandir dans un homme, plus ils s'éloignent de lui, ne résidant que dans la partie où subsiste encore quelque trace d'infidélité; de ceux en revanche qui croient d'une foi entière, ils s'écartent sans aucun délai. 5 Dès que l'âme, en effet, est venue à la foi en Dieu, elle reçoit la vertu d'une eau céleste, grâce à laquelle elle éteint le démon comme une étincelle de feu.

29. Les chapitres 17-19 constituent la conclusion de la première partie du discours : la connaissance de Dieu et l'observance de la religion divine, qui fut donnée aux origines du monde, protègent contre les incursions des démons. 30. C'est le baptême qui chasse les esprits impurs, cachés dans les païens (voir Rec II, 71, 6), et qui donne aux chrétiens le pouvoir de chasser les esprits mauvais des autres hommes (voir Rec IV, 32, 3 et Hom IX, 19, 4).

LIVRE IV

293

Les démons trompent ceux dont la foi n'est pas parfaite 18 r «La foi a donc sa mesure : si elle est entière, elle chasse entièrement de l'âme le démon; si en revanche il lui manque quelque chose, une partie de l'emprise du démon subsiste encore dans la partie tenue par l'incroyance, et il est très difficile à l'âme de comprendre quand ou à quel degré elle s'est débarrassée du démon, si c'est complètement ou non. 2 Si en effet il réside encore dans quelque recoin, dès qu'il en trouve l'occasion, il suggère des pensées au cœur des hommes, et ceux-ci, ignorant d'où elles viennent, se fient aux suggestions des démons comme s'il s'agissait des perceptions de leur âme. 3 Ils suggèrent donc alDC uns, sous le prétexte de quelque nécessité physique, de s'abandonner aux plaisirs, ils donnent à l'irascibilité d'autres l'excuse d'un excès de bile, à la folie d'autres ils prêtent les couleurs d'une vive attaque d'atrabile, ou encore ils minimisent la déraison de certains comme résultant d'un afflux de lymphe. 4 Mais même s'il en allait ainsi, ces diverses particularités ne pourraient produire une indisposition physique, si ce n'est à la suite d'un excès de nourriture et de boisson; car lorsque celles-ci sont ingurgitées en quantités qui dépassent la juste mesure, le surplus que la chaleur naturelle ne parvient pas à faire digérer se transforme sans s'assimiler en une sorte de poison, lequel, se répandant partout dans les viscères et les veines comme dans un cloaque, dicte au corps des mouvements extravagants et honteux. 5 C'est pourquoi en toute chose il faut observer la sobriété, pour éviter qu'on ne donne prise aux démons et que l'âme, possédée par eux, ne soit livrée avec eux au supplice des flammes éternelles.

Actions diverses des démons 31 19 r «Il est encore une autre illusion qu'ils imposent aux sens des hommes, en leur faisant croire que ce qu'ils subissent

31. Sur le contenu de ce chapitre, voir Hom IX, 13-14.

294

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

leur vient de ceux qui passent pour des dieux. Leur but est, ce faisant, que les hommes, en leur offrant des sacrifices et des présents comme pour se les rendre propices, fortifient ainsi le culte de la fausse religion et s'éloignent de nous, qui travaillons à leur salut en cherchant à les affranchir de l'erreur; 2 mais, comme je l'ai dit, les hommes agissent ainsi en ignorant que les démons leur suggèrent ces choses pour les empêcher d'être sauvés. 3 Il est donc au pouvoir de chacun, puisque l'homme a été gratifié du libre arbitre, de préférer obéir soit à nous, pour vivre, soit aux démons, pour périr. 4 À d'autres encore les démons, apparaissant sous diverses formes visibles, tantôt lancent des menaces, tantôt promettent la guérison de leurs maux, pour donner à ceux qu'ils trompent l'opinion qu'ils sont néanmoins des dieux, dans l'ignorance qu'ils sont en fait des démons. 5 Mais à nous ils ne donnent pas le change, car nous connaissons le mystère de la création et la raison pour laquelle il est permis aux démons d'agir ainsi dans le présent siècle, 6 en vertu de quoi ils peuvent prendre les formes qu'ils veulent ou suggérer des pensées mauvaises ou, par le canal de mets et de boissons à eux consacrés, s'insinuer dans les esprits et dans les corps de ceux qui en ont pris ou fabriquer de vains songes pour soutenir la vénération de quelque idole 32 .

Pourquoi les démons ne doivent pas être pris pour des dieux 33 20 r «Et pourtant, se trouve-t-il un homme assez dépourvu de sens pour se laisser persuader d'adorer une idole faite d'or

32. La connaissance du mystère de la création se rapporte à celle des deux royaumes et des deux rois. Voir plus haut Rec III, 52, 4 et V, 9, r. Les mets et les boissons consacrés aux démons sont les idolothythes (voir Ac 15, 29; 21, 25; 1 Co 8; Ap 2, 14.20); en participant aux repas sacrés, les démons entrent dans les hommes. Voir en particulier Hom IX, 9, 2 : « ... les démons, tirant leur pouvoir de la nourriture qui leur est donnée, sont introduits par vos propres mains dans vos corps». 33. Sur le contenu de ce chapitre, voir Hom IX, r5-r8.

LIVRE IV

295

ou de n'importe quel autre métal 34 ? pour ne pas voir à l'évidence que cet objet de métal est tel que l'a voulu un artisan? 2 Comment donc imaginer que la divinité réside dans ce qui n'existerait simplement pas si l'artisan ne l'avait voulu? Ou comment espère-t-on recevoir l'annonce des choses futures de là où ne se trouve même pas la perception des choses présentes? 3 Et encore, même s'ils devinaient quelque chose de l'avenir, ils ne sauraient être pris immédiatement pour des dieux, car la divination est une chose, la divinité en est une autre. 4 En effet, on voit aussi les ventriloques 35 pratiquer la divination, et ils ne sont pas des dieux pour autant. Enfin, les démons sont mis en fuite par les chrétiens, des hommes : or comment serait-il dieu, celui qui est mis en fuite par un homme? 5 Mais peut-être diras-tu : «Eh quoi! n'opèrent-ils pas des guérisons et ne révèlent-ils pas le moyen d'être guéri?» Suivant ce principe, les médecins aussi devraient être vénérés comme des dieux, car ils guérissent beaucoup de malades, et plus un médecin aura d'expérience, plus il en guérira. Comment distinguer le vrai du faux

r «À partir de là, il est évident que les esprits démoniaques, en tant que tels, savent certaines choses beaucoup plus vite et aussi beaucoup mieux, car ils ne sont pas retardés pour apprendre par la pesanteur du corps. 2 Et pour cette raison, ce que les médecins n'acquièrent qu'en y consacrant beaucoup de temps et un très grand effort, eux, en esprits qu'ils sont, le connaissent sans aucun délai ni difficulté. 3 Il n'y a donc pas lieu de s'étonner s'ils en savent plus que les hommes; mais il faut considérer que, lorsqu'ils mettent en avant ce qu'ils savent, ce n'est pas pour le salut des âmes, mais pour leur 21

34. Dans la deuxième partie de son discours, Pierre passe à la critique du culte des idoles. 35. Voir Plutarque, De defectu oraculorum 414 E.

296

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

égarement, pour leur enseigner par là le culte d'une fausse religion. 4 Cependant Dieu ne voulut pas que l'erreur produite par une si grande duperie restât cachée et que lui-même parût être la cause de l'égarement, ayant concédé aux démons tant de liberté qu'ils parviennent à tromper les hommes au moyen de divinations, de guérisons et de songes; dans sa clémence il prépara un remède pour les hommes et mit devant eux en pleine lumière, pour ceux qui désiraient en être instruits, le moyen de distinguer le vrai du faux. 5 Voici donc comment se fait la distinction: ce qui est dit par le vrai Dieu, par l'intermédiaire soit de prophètes, soit de visions diverses, est toujours vrai, tandis que ce qui est annoncé par les démons ne l'est pas toujours. 6 Là où il y a parfois du mensonge, c'est un signe évident que la parole ne vient pas du vrai Dieu ; car dans la vérité il n'y a jamais de mensonge, alors que chez ceux qui mentent peut aussi se rencontrer parfois quelque mélange de vérité qui vient assaisonner le mensonge.

Leurs mensonges permettent de repérer les démons 22 1 «Mais quelqu'un objectera-t-il: "Qu'était-il besoin, précisément, de leur permettre de dire la vérité, ne fût-ce que quelquefois, et de laisser ainsi une si grande erreur s'introduire chez les mortels?", qu'il écoute notre réponse : 2 s'il ne leur avait jamais été concédé de dire quelque chose de vrai, ils n' auraient alors rien prédit du tout; or, ne prédisant rien, ils n'auraient pas non plus été reconnus comme étant des démons. 3 Et si la présence de démons dans ce monde restait ignorée, la cause de notre épreuve et de notre combat nous échapperait, et nous subirions ouvertement les effets d'actions cachées, puisque seule la faculté d'agir contre nous leur aurait été apparemment accordée, non celle de rien dire. 4 Mais maintenant, là où se disent tantôt des choses vraies, tantôt des choses fausses, nous devons reconnaître, comme je l'ai dit plus haut, que ce sont des réponses venant des démons, et non de Dieu, en qui il n'y a jamais de mensonge.

LIVRE IV

297

Dieu est-il responsable du mal? 36 23 r «Mais si, poussant plus loin sa curiosité, quelqu'un disait: "Qu'était-il besoin, en vérité, que Dieu fît des fléaux de cette espèce, qui auraient une si grande propension à subvertir les esprits des hommes?" 2 - à cette objection nous répondrons qu'avant tout il faut rechercher s'il existe une chose mauvaise dans sa substance. 3 Et quand bien même il serait suffisant de dire à ce contradicteur qu'il ne convient pas à la créature de juger son créateur, mais que, pour juger l' œuvre d'autrui, il faut être du même métier ou avoir les mêmes pouvoirs, cependant, pour parler sans détour, nous affirmons formellement que rien n'est mauvais en substance 37 . 4 Et s'il en est ainsi, le créateur des substances est accusé sans fondement.

Dieu n'a pas voulu des créatures mauvaises 24 r « Mais tu m'opposeras la difficulté suivante : même si on en est arrivé là par l'exercice du libre arbitre, celui qui les créait pouvait-il ignorer que ses créatures inclineraient au mal? 2 Il eût donc fallu ne pas même créer ceux dont il voyait d'avance qu'ils s'écarteraient du chemin de la justice. Que ceux qui émettent un tel avis écoutent notre réponse : ce qu'ils visent à établir par ce genre d'assertions, c'est pourquoi la méchanceté de ceux qui n'existaient pas encore n'a pas triomphé de la bonté du créateur 38 . 3 Si en effet, voulant compléter le nombre et la mesure de sa création, il s'était mis à redouter la méchanceté des êtres à venir et s'était pour ainsi dire révélé incapable

36. Le contenu des chapitres 23-26 n'a pas de correspondant exact dans les Homélies; sur la question du mal et du libre arbitre, voir aussi Rec III 16-26. 37. Le mal dépend d'un mauvais choix fait par l'homme. 38. Si Dieu, prévoyant le mal qu'ils allaient commettre, n'avait pas créé les méchants, il aurait soumis sa bonté au mal.

298

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

de trouver une autre manière de porter remède et solution à cette situation que d'abandonner son projet de création, de peur qu'on ne lui attribue la méchanceté des créatures futures, 4 que voudrait-on enseigner par là, si ce n'est que le créateur est sujet à des passions indignes de lui et fait preuve d'une faiblesse déshonorante, lui qui aurait eu si peur des actes d'êtres non encore nés qu'il aurait renoncé à la création projetée? Les fautes ont aussi leur utilité

25 r «Mais, après avoir écarté ces idées, considérons avec attention ce qui suit : Dieu, créateur de l'univers, prévoyant les différences qui se manifesteraient à l'intérieur de sa création, prit des dispositions et prépara des ordres et des offices différents pour chaque créature, selon les mouvements propres qu'elle produirait en usant de son libre arbitre; ainsi, alors que toutes, suivant leur essence de créatures, relèveraient d'une même substance, il y aurait néanmoins diversité dans les ordres et les offices selon les mouvements propres produits par les âmes usant de leur libre arbitre 39 • 2 Il prévoyait donc qu'il y aurait des fautes chez ses créatures, et le principe de sa justice exigeait, pour leur amendement, qu'un châtiment suivît les fautes. 3 Il fallait donc qu'il y eût aussi des ministres du châtiment, que le libre arbitre eût toutefois entraînés dans cet ordre; en outre, ceux qui se seraient lancés dans la lutte pour les récompenses célestes devaient aussi avoir des adversaires à vaincre. 4 Ainsi donc, même les choses qui passent pour mauvaises ne sont pas dépourvues d'utilité, puisque les vaincus, quoique à contrecœur, assurent à leurs vainqueurs les récompenses éternelles. Mais en voilà assez sur ce sujet. Par la suite, des vérités plus secrètes encore seront dévoilées.

39. Voir Rec Ill, 24.

LIVRE IV

299

Origine de l'idolâtrie 26 r «Maintenant donc, puisque vous ne comprenez pas encore de quelles ténèbres d'ignorance vous êtes enveloppés, je veux pour l'instant vous exposer d'où est venue dans ce monde l'initiative du culte des idoles. 2 Et par idoles, j'entends les images inanimées que vous adorez, qu'elles soient de bois, d'argile, de pierre, de bronze ou de tout autre métal. 3 Voici donc quelle en est l'origine : certains anges, s'étant écartés du cours imparti à leur ordre propre 40 , se mirent à favoriser les vices des hommes et à se mettre, en quelque sorte, indignement au service de leurs passions pour que, grâce à leur aide, ils pussent s'adonner davantage à leurs voluptés. Et, pour ne pas avoir l'air de s'être abaissés spontanément à un ministère indigne d'eux, ils apprirent aux honunes que les démons, moyennant certains artifices, à savoir des invocations magiques, pouvaient obéir aux mortels. Ainsi, après avoir soustrait la lumière de la piété, ils remplirent le monde entier d'une fumée d'impiété 41 , comme extraite d'une fournaise et d'un atelier du mal. Pour ces raisons, et quelques autres encore, le déluge fut envoyé sur le monde, comme nous l'avons déjà dit dans un autre contexte et comme nous le répéterons.

Stratagèmes de Zoroastre 27 r «Et tous ceux qui vivaient sur la terre furent anéantis, excepté la famille de Noé, qui survécut avec ses trois fils et leurs épouses. 2 L'un d'eux, du nom de Cham, découvrit par

40. Sur le péché des anges, voir Hom VIII, 12, r et la note sur Rec IV, II, 5. Rappelons qu'en Rec I, 29, I il s'agit du péché des« hommes justes» de la huitième génération. 41. Le motif de la fumée se trouve déjà en Rec I, I5, 3. Tout comme dans la tradition du livre d'Hénoch (I Hen X, 2), le déluge est envoyé sur le monde à cause du péché des anges.

300

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

malheur l'art de la magie et en transmit la connaissance à l'un de ses fils, appelé Mestraim, de qui descend la race des Égyptiens, celle des Babyloniens et celle des Perses. 3 Les nations qui vivaient à cette époque l'ont appelé Zoroastre 42 , admirant en lui l'inventeur de l'art magique; sous son nom existent également de très nombreux livres sur ce sujet. 4 Cet homme donc, s'adonnant longuement et fréquemment à l'étude des astres, et voulant passer pour un dieu auprès des humains, fit comme si, des étoiles, il tirait des sortes d'étincelles qu'il se mit à faire briller aux yeux des hommes pour plonger dans la stupeur par ce prodige les naïfs et les ignorants ; 5 et désirant accroître l' opinion qu'il était un dieu, il répétait sans cesse ce manège, jusqu'au moment où il prit feu et fut consumé par le démon lui-même, qu'il importunait de ses sollicitations excessives.

Zoroastre vénéré après sa mort comme un dieu 28 r « Mais les hommes de ce temps, dans leur stupidité, au lieu de rejeter l'opinion qu'ils s'étaient faite de lui, comme ils l'auraient dû de toute façon en la voyant contredite par la mort qui lui avait servi de châtiment, en conçoivent une opinion plus haute encore. 2 En effet, après avoir élevé un tombeau en son honneur, ils eurent l'audace de l'adorer en tant qu'ami de Dieu, enlevé au ciel sur un char de foudre, et de lui adresser un culte comme à un astre vivant. 3 C'est de là en effet, après sa mort, que le nom de Zoroastre, c'est-à-dire "astre vivant", lui fut donné par ceux qui, une génération plus tard,

42. Zoroast~e, appelé Mestrairn, fùs de Cham en IV, 27, I, correspond au personnage qui n'est pas nommé en Rec I, 30, 4 («un homme, issu de la descendance maudite»). D'après ce dernier texte, tout comme ici, il vécut dans la quatorzième génération et mourut dans la quinzième, à l'époque où fut édifiée la tour de Babel (28, 5; voir Gn II, I et suiv.). Tué par la foudre, Zoroastre fut vénéré comme un astre vivant (vivum sidus), ce qui fournit d'après notre auteur l'étymologie de son nom (28, 3).

LIVRE IV

301

s'étaient imprégnés de la langue grecque. 4 Finalement, c'est en suivant cet exemple que beaucoup d'hommes, aujourd'hui encore, vénèrent ceux qui ont péri par la foudre en leur élevant des tombeaux pour les honorer comme amis de Dieu. 5 Ce personnage, étant donc né dans la quatorzième génération, mourut dans la quinzième, celle où fut édifiée la tour et où les langues des hommes furent divisées de multiple manière.

Origine du culte du Jeu 29 r «Néanmoins le premier d'entre eux reçoit l'art de la magie comme si un éclair était descendu jusqu'à lui. Il s'agit d'un certain roi nommé Nebroth 43 , que les Grecs ont aussi appelé Ninus, de qui la ville de Ninive a pris son nom. Ainsi donc, des superstitions diverses et fallacieuses trouvèrent leur point de départ dans l'art magique: 2 car, étant donné qu'il était difficile de détourner l'espèce humaine de l'amour de Dieu et de l'attirer vers des statues sourdes et sans vie, les magiciens recoururent à des manœuvres de plus haut niveau afin d'amener les hommes, grâce aux constellations et aux mouvements

43. Le roi Nebroth, appelé Ninus par les Grecs et qui a donné son nom à la ville de Ninive, vient après Zoroastre. Ici, les deux personnages sont distincts. Mais les mots « comme si un éclair était descendu jusqu'à lui » suggèrent qu'il faut identifier Nebroth avec Zoroastre (voir 27, 5). Cette identification est évidente dans le récit parallèle de Hom IX, 3-7. Zoroastre, appelé ainsi par les Grecs, se nommait Nebroth; il était de la race de Mestraim, fils de Cham; la foudre tombée du ciel le fit périr, d'où son nouveau nom de Zoroastre (voir en particulier Hom IX, 5, 1). Le Chronicon paschale I (éd. L. Dindorf, p. 50) transmet le texte grec de Rec IV, 29, r, qui pourrait bien correspondre à celui de !'Écrit de base. Ce texte identifie Nebroth et Ninus. Celui-ci était en Égypte; il se déplaça en Assyrie et il fut appelé Ninus par les Assyriens. Il enseigna aux Assyriens à vénérer le feu, et c'est pourquoi, après le déluge, les Assyriens firent de lui leur premier roi. Voir aussi le texte de Rec I, 30, 7: Nebroth est également présenté comme le premier roi de Babylonie ; il enseigna aux Perses à vénérer le feu et il vécut dans la dix-septième génération.

302

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

des astres qui semblaient venus du ciel et dictés par la volonté de Dieu, à répandre des cultes mensongers. 3 Et les hommes qui avaient été trompés les premiers récoltèrent les cendres de celui qui avait été, comme nous l'avons dit plus haut 44 , brûlé par le démon, irrité de ce qu'il l'avait trop importuné; comme si c'étaient les restes du feu de la foudre, ils les apportent aux Perses pour que soit conservé par eux sous garde perpétuelle ce qui passait pour un feu divin, tombé du ciel, et pour qu'il soit l'objet d'un culte comme un dieu céleste.

Progrès de l'erreur 30 r « Imitant cet exemple, ailleurs aussi les autres hommes voulurent construire des temples à ceux qu'ils avaient admirés dans l'exercice de quelque art ou dans celui de la vertu, ou pour qui du moins ils avaient éprouvé une très grande affection; ils eurent à cœur de leur élever des statues, d'instaurer pour eux des mystères 45 , des cérémonies et des sacrifices et, par tous les moyens, de transmettre à la postérité l'opinion qu'ils étaient des dieux ; 2 ils étaient portés à ces initiatives surtout par le fait que, comme nous l'avons dit plus haut, elles semblaient étayées par certains prestiges de l'art magique, si bien qu'ils paraissaient réaliser des opérations et des mouvements grâce à l'invocation des démons, pour tromper les hommes. 3 Ils y ajoutent encore des festivités et des beuveries: les hommes d'une part y trouvaient leur plus grand plaisir, et les démons d'autre part, profitant de l'ivresse comme d'un véhicule pour s'introduire

44. Voir ci-dessus 27, 5. 45. La mention des mystères renvoie évidemment aux cultes des dieux, qui sont accessibles seulement aux initiés et à la base desquels se trouvent les doctrines païennes de la délivrance du mal (le sort d'un dieu représente le sort des hommes, l'expiation et la nouvelle naissance, certitude d'une vie heureuse après la mort). On peut penser aux mystères de Déméter et Coré (Perséphone), Dionysos-Bacchus, Orphée, Mithra, etc.

LIVRE IV

303

en eux, allaient se mêler à leurs entrailles elles-mêmes, où ils établissaient leur siège pour infléchir de là, au gré de chacune de leurs volontés, les actes et les pensées des hommes 46 . 4 De telles aberrations s'étant donc introduites dès l'origine, favorisées en outre par le dérèglement et l'ivrognerie auxquels les hommes charnels se complaisent extrêmement, la religion de Dieu, qui reposait sur la continence et la sobriété, commença à devenir rare parmi les hommes, et peu s'en fallut qu'elle ne disparût.

L'idolâtrie conduit à tous les crimes 31 r « Car au début les hommes, étant donné qu'ils adoraient un Dieu juste et à qui rien n'échappait, n'osaient ni pécher ni faire du tort à leurs prochains, sûrs que Dieu voyait les actions et les mouvements de chacun; 2 mais dès que la pratique de la religion se tourna vers des statues sans vie, desquelles ils étaient sûrs qu'elles ne voyaient ni n'entendaient et qu'elles ne s'émouvaient de rien, ils se mirent à pécher librement et à s'essayer à tous les crimes; en effet, ils ne redoutaient pas d'avoir rien à subir de la part de ceux qu'ils adoraient comme dieux. 3 De là prit feu la rage guerrière, de là découlèrent les pillages, les rapines, les captivités, la liberté réduite en esclavage, et chacun donna satisfaction autant qu'il le put à ses passions et ses désirs, encore qu'aucune force ne puisse donner satisfaction au désir. 4 Car il en va comme du feu: plus on met de bois sur lui, plus il s'attise et prend de la force; de même aussi la rage du désir 47 augmente et se fait plus violente par les satisfactions mêmes qu'il obtient.

46. Voir ci-dessus IV, 13, 3-4. 47. Il s'agit de la concupiscence (epithymia), considérée ici comme l'expression même du paganisme. Sur la concupiscence, cause de tout péché, voir je I, 14.

304

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Restaurez l'innocence en vous 48

32 r «C'est pourquoi, avec une intelligence plus aiguë, commencez dès maintenant à vous résister à vous-mêmes quand vos désirs ne sont pas bons, pour voir si d'aventure vous parvenez à restaurer et à restituer en vous cette pureté de religion et cette innocence de vie qui originellement furent données par Dieu aux mortels; par là pourra être également restauré pour vous l'espoir des biens immortels 49 . 2 Et rendez grâces au Père qui donne toutes choses en abondance, au nom de Celui qu'il a établi comme roi de paix et trésor d'ineffables récompenses; ainsi, dès le temps présent, vos péchés pourront être lavés dans l'eau d'une source, d'un fleuve ou même de la mer, après que le nom de la bienheureuse Trinité aura été invoqué sur vous. 3 Par ce moyen, non seulement les esprits malins, s'il en est qui habitent en vous, seront chassés, mais encore, quand vous aurez renoncé au péché et que vous aurez cru en Dieu d'une foi entière et en toute pureté d'âme, vous-mêmes chasserez aussi des autres hommes les esprits malins et les démons, et vous serez capables de délivrer les autres de leurs souffrances et de leurs maladies 50 . 4 En effet, les démons euxmêmes savent et reconnaissent ceux qui se sont voués à Dieu, et parfois ils sont mis en fuite par leur seule présence, comme vous l'avez vu il y a un instant: à peine vous avions-nous

48. Les chapitres 32-33 ont leur parallèle en Horn IX, 19, 2-21, 3. 49. La mission de Pierre auprès des païens a pour but de restaurer en eux la pureté de la religion et l'innocence de vie des premières générations (voir plus haut IV, 9 et Rec I, 29, 1). L'innocence perdue à cause des démons sera rétablie par le baptême dans l'eau courante (voir Rec III, 64, 4). Ce baptême chasse les démons qui ont pénétré dans le corps des hommes. Nous avons là une ancienne tradition judéo-chrétienne concernant le baptême et sa valeur; on en trouve aussi l'écho en Rec VI. 50. Voir les notes sur Rec III 64, 4 et IV, 17, I.

LIVRE IV

305

adressé un simple mot de salutation que les démons commencèrent aussitôt à pousser des cris, à cause du respect qu'ils ont pour notre religion, et ils ne purent, même un instant, supporter notre présence.

Le croyant reçoit de Dieu autorité sur les démons 33 r « Serait-ce que nous sommes de quelque autre nature supérieure, et que les démons nous craignent pour cette raison? Non, nous partageons avec vous une seule et même nature, mais c'est par la religion que nous différons. 2 Mais si vous voulez en être, nous n'éprouvons pas de jalousie : bien plutôt nous vous y exhortons, et nous voulons que vous ayez une certitude: une fois qu'il y aura en vous la même foi qu'en nous, la même religion, la même innocence de vie, comme Dieu récompensera votre foi, vous aurez aussi contre les démons même puissance et égale efficacité. 3 Il en va de même, en effet, pour celui qui a reçu des soldats sous ses ordres : même s'il est inférieur et eux supérieurs en force, il dit pourtant à celui-ci : "Va", et il va, et à celui-là: "Viens", et il vient, et à un autre : "Fais ceci", et il le fait 51 . Et ce n'est pas à cause de sa propre vigueur qu'il a ce pouvoir, mais à cause de la crainte de César; 4 ainsi également, même si les démons paraissent beaucoup plus forts que les hommes, tout croyant leur commande, non en vertu de sa propre vigueur, mais en vertu de la puissance de Dieu qui les a assujettis. 5 Car, ce que nous venons de dire, à savoir que César est craint chez tous les soldats, dans tous les camps et dans tout royaume, alors qu'il n'est qu'un individu, de force physique peut-être médiocre, même cela n'est l'effet que de la puissance de Dieu, qui inspire la crainte à tous en sorte qu'ils obéissent à un seul.

51. Mt 8, 9.

306

RECONNAISSAN CES DU PSEUDO-CLÉME NT

Le tentateur et les Jaux apôtres 52 34 I «Nous voulons que vous sachiez ceci de façon sûre: à moins que l'on se soumette spontanément à ses volontés, un démon n'a pas de pouvoir contre un homme. 2 C'est aussi pourquoi celui-là même qui est le prince de la méchanceté s'est approché en tentateur de celui que Dieu a destiné, comme nous l'avons dit, à être roi de la paix, et a entrepris de lui promettre toute la gloire du monde 53 , sachant qu'il s'était fait adorer lorsqu'il avait fait cette offre à d'autres pour les tromper. 3 L'impie, oublieux de lui-même - ce qui est le propre de la méchanceté, sa marque spécifique-, présumait qu'il se ferait adorer de celui par qui il savait qu'il devait être détruit. 4 Notre Seigneur, confirmant le culte du Dieu unique, lui répondit donc : « Il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras lui seul 54 ». 5 L'autre, terrifié par cette réponse et craignant que la vraie religion du Dieu unique et vrai ne soit restaurée, se hâte d'envoyer immédiatement dans ce monde, de faux prophètes, de faux apôtres et de faux docteurs qui parleraient certes au nom du Christ, mais feraient la volonté du démon. Le vrai Prophète et les douze apôtres 35 I «C'est pourquoi, prenez bien garde de ne croire aucun docteur qui n'ait apporté de Jérusalem le témoignage de Jacques, frère du Seigneur, ou de celui, quel qu'il soit, qui lui aura succédé. 2 Car personne, à moins d'être monté en ce lieu et de s'y être fait approuver comme étant un docteur digne de confiance et capable de prêcher la parole du Christ, à moins, dis-je, d'avoir ramené de là ce témoignage, personne ne doit

52. Voir Hom VIII, 2r. 53. Voir Mt 4, 8 et suiv. 54. Mt 4, IO.

LIVRE IV

307

être reçu en aucun cas 55 • Mais dans le temps présent, n' attendez ni prophète ni apôtre autre que nous. 3 Il n'y a en effet qu'un seul vrai Prophète, dont nous autres, les douze apôtres, prêchons la parole. Lui, il est l'année agréée du Seigneur, ayant en nous les apôtres ses douze mois. 4 Mais pour quelle raison le monde lui-même a-t-il été créé, ou les différences qu'on y relève sont-elles apparues, et pourquoi notre Seigneur, venu pour le restaurer, nous a-t-il choisis et envoyés, nous les douze apôtres, c'est ce que nous exposerons plus longuement en une autre occasion. 5 Pour l'instant, il nous a ordonné de sortir pour prêcher, et de vous inviter au festin du roi des cieux, que le Père a préparé à l'occasion des noces de son Fils, et de vous donner le vêtement nuptial, qui est la grâce du baptême. 6 Celui qui aura reçu cette grâce doit veiller sur elle comme sur un vêtement immaculé, nécessaire pour entrer au festin du roi, de peur que le péché ne le tache en quelque endroit et qu'il ne 56 soit pour cette raison jeté dehors comme indigne et réprouvé .

Les souillures dont il faut se garder 36 r « Or voici les causes par lesquelles ce vêtement peut être taché : s'éloigner du Dieu père et créateur de toutes choses, en recevant un autre docteur que le Christ, qui seul est le fidèle et vrai Prophète et qui nous a envoyés, nous les douze apôtres, pour prêcher sa parole; 2 et avoir sur la substance de la divi-

55. Le contenu de ce passage (35, 1-2) est exprimé avec encore plus de force dans Hom XI, 35, 3-4. Ce dernier texte parle des trois ordres de la hiérarchie itinérante, apôtre, docteur et prophète (voir Didaché, XIXIII): aucun d'eux ne peut prêcher aux païens sans avoir préalablement soumis sa prédication à Jacques de Jérusalem et sans avoir présenté des témoins. Le texte de 3 5, 2 parle également du témoignage de Jacques. Peut-être doit-il être mis en regard de la position de Paul, exprimée en 2 Co 3, I : «Avons-nous besoin, comme certains, de lettres de recommandation pour vous, ou de votre part?» 56. Voir Mt 22, 2-14, texte cité aussi en Hom VIII, 22, 3.

308

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

nité, prééminente en toute chose, un autre sentiment qu'il ne convient. Telles sont les taches qui souillent jusqu'à la mort le vêtement du baptême. 3 Quant aux causes de souillure dans les actions, ce sont: les meurtres, les adultères, les haines, l'avarice, les désirs coupables. 4 Et celles qui souillent en même temps l'âme et le corps sont: participer au repas des démons, c'està-dire goûter aux viandes sacrifiées, ou au sang ou à la chair d'un animal étouffé ou de toute victime qui a été offerte aux démons 57 . 5 Que tel soit pour vous le premier degré des trois, lequel degré engendre trente commandements, tandis que le deuxième en engendre soixante et le troisième cent 58 , comme nous vous l'exposerons ailleurs plus en détail. »

La nuit invite au repos 59 37 r Et après avoir ainsi parlé et avoir demandé aux gens de se réunir le lendemain de meilleure heure au même endroit, il les congédia ; comme ils ne voulaient pas se retirer, Pierre leur dit : 2 « Accordez-moi cette faveur en. raison des fatigues du voyage d'hier; et maintenant, retournez chez vous pour revenir plus tôt demain matin.» Et ainsi s'en allèrent-ils joyeux. 3 Cependant Pierre, m'invitant à m'écarter un peu pour la prière, ordonne qu'ensuite les lits de table soient dressés dans un endroit du jardin que l'ombre protégeait. Chacun retrouvant comme d'habitude la place qui correspondait à son rang, nous prîmes notre repas. 4 Puis, comme il restait encore une petite partie de la journée, il s'entretint avec nous des miracles du Seigneur. Le soir étant tombé, il entra dans sa chambre pour se reposer.

57. Référence au« décret apostolique» du concile de Jérusalem, d'après Ac 15, 29. Voir E. MOLLAND, «La circoncision, le baptême et l'autorité du décret apostolique (Ac 15, 28 et suiv.) dans les milieux judéo-chrétiens des Pseudo-Clémentines» dans Studia Theologica 9 (1955), p. 1-39. 58. Voir Mt 13, 8.23. 59. Voir Hom VIII, 24.

Livre V

1

Pierre reprend son enseignement I r Le jour suivant, Pierre se leva un peu plus tôt que de coutume et nous trouva endormis. Quand il s'en aperçut, il demanda, comme s'il voulait lui-même dormir encore, qu'on respectât le silence pour lui, afin de nous donner la possibilité de nous reposer. 2 Mais quand, les forces refaites par le sommeil, nous nous réveillâmes, nous le trouvâmes qui nous attendait, après avoir prié, à l'intérieur de la chambre à coucher. 3 Et comme déjà la lueur de l'aube apparaissait, il nous salua comme d'habitude et nous adressa quelques mots, puis se rendit sans attendre à l'endroit coutumier pour enseigner. Ayant vu que des auditeurs très nombreux s'étaient rassemblés là pour l'entendre, il invoqua d'abord sur eux la paix selon le rite de la religion 2 , puis se mit à parler en ces termes :

L'impiété rend l'homme sujet à la faiblesse 2 r «Dieu, créateur de toutes choses, dès le début fit l'homme à son image et lui donna la domination sur la terre, sur la mer et sur l'air lui-même, comme le vrai Prophète nous l'a raconté et comme la nature même des choses nous l'enseigne; seul en effet >

Simplicité de vie de Pierre 6 1 À ces mots, Pierre répondit en riant : « Et que pensestu, Clément, du fait que la nécessité elle-même ne ferait pas de toi mon serviteur? 2 Qui d'autre, assurément, pourra étendre pour moi des draps fins, arranger de belles couvertures, qui pourra garder mes anneaux et préparer les vêtements que je dois changer constamment? 3 Qui encore donnera des ordres aux cuisiniers, assurera l'approvisionnement en mets variés et choisis, destinés à être apprêtés avec un art infiniment savant

apparaît ainsi comme le héraut de la chasteté, tout comme le sera, après lui, son disciple Clément (voir le tout début du roman, Rec I, r, r). Cela explique l'attribution à Clément des deux lettres Aux Vierges, dont la composition est située en Syrie au Ille siècle; voir l'Introduction p. r6. 4. Pour les paragraphes 5-6 : voir Rec III, 72, 2.

LIVRE VII

361

et multiforme? Qui veillera à l'acquisition, pour un prix exorbitant, de tous ces raffinements que l'on charrie pour les procurer à des hommes élevés dans la mollesse, ou plutôt à leur appétit, comme à une bête monstrueuse? 4 Mais peut-être, bien qu'apparemment tu sois uni à moi, ne connais-tu pas encore mon genre de vie; mon ordinaire consiste seulement en pain, avec des olives et rarement avec des légumes 5 ; mon vêtement est celui que tu vois : une tunique 6 et un manteau, et ayant cela, je ne demande rien d'autre. 5 Cela me suffit, parce que mon esprit ne regarde pas aux biens présents, mais à ceux qui sont éternels, et que pour cette raison, aucune des choses présentes et visibles ne me donne de plaisir. 6 Par conséquent, j'accueille à bras ouverts et j'admire tes dispositions bienveillantes à mon égard, et je te loue surtout de ce que, accoutumé comme tu !'étais par tes origines à vivre dans une grande abondance, tu as été capable si rapidement de t'en détacher et de t'adapter à notre genre de vie, qui ne fait usage que du strict nécessaire. 7 Car nous - je veux dire mon frère André et moi 7 - dès !'enfance, non seulement nous avons été orphelins, mais nous avons encore grandi dans une très grande pauvreté, et nous avons dû, par nécessité, nous habituer à travailler de nos mains, grâce à quoi aussi, maintenant, nous supportons aisément les fatigues des voyages. 8 Mais bien plutôt, si tu y consentais et m'y autorisais, c'est moi, l'homme de peine, qui pourrais plus facilement remplir auprès de toi le ministère de serviteur. »

5. La nourriture de Pierre se compose de pain, d'olives et de légumes: texte parallèle en Hom XII, 6, 4. Voir la notice d'Épiphane, Panarion XXX, 15, 3, citant les« Voyages de Pierre écrits par Clément» (probablement !'Écrit de base, source des Hom et des Rec) : l'usage baptiste (la purification quotidienne) va de pair avec la coutume végétarienne. 6. «Une (seule) tunique» : voir Mt IO, IO (Mc 6, 9; ù 9, 3). 7. Voir Mt 4, 18 (Mc l, 16; ù 6, 14).

362

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Qui doit être serviteur de l'autre ? 7 r Mais moi, à l'ouïe de ces paroles, je me pris à trembler et les larmes me jaillirent aussitôt des yeux, parce que de tels propos m'étaient adressés par un si grand homme, auquel le monde entier paraît être inférieur 8 . 2 Lui, voyant mes larmes, m'en demande alors la cause.Je lui répondis:« Quelle si grande faute ai-je commise envers toi pour que tu m'accables d'une telle proposition?» 3 Pierre reprit alors: «Si j'ai mal agi en proposant de te servir, tu as commis la faute le premier en me disant la même chose.» 4 Et moi: «Ce n'est pas pareil», dis-je;« car il convient que je fasse cela pour toi, tandis que toi, qui as été envoyé en héraut du Dieu souverain pour sauver les âmes des hommes, c'est une chose grave que tu me le dises. » 5 Et Pierre reprit : «Je partagerais ton sentiment, si notre Seigneur, qui est venu pour le salut du monde entier et qui était plus noble qu'aucune créature, n'avait pas accepté d'être serviteur, pour nous persuader que nous n'avions pas à rougir de remplir auprès de nos frères le ministère de serviteurs. » 6 Alors moi: «Si je pensais être capable de l'emporter sur toi, je serais bien sot; néanmoins, je rends grâces à la Providence divine, parce que j'ai mérité de t'avoir en lieu et place de parents. »

Histoire de la famille de Clément 8 r Alors Pierre reprit: «Vraiment, il ne reste personne de ta famille?» 2 «En fait, répondis-je, il y a beaucoup de personnages puissants, issus de la souche de César; car César en personne a donné à mon père, qui était son proche parent et avait été élevé avec lui 9 , une femme d'un 8. Ce genre d'affirmation montre l'importance exceptionnelle qu'avait l'apôtre Pierre en milieu syriaque; voir déjà Rec I, 12, 6. 9. Nous avons ici justement la source de la tradition légendaire qui fait de Clément de Rome un membre de la famille impériale des Flaviens, ou qui l'identifie avec le consul Titus Flavius Clemens, cousin de

LIVRE VII

363

milieu également noble, de laquelle il eut deux fils jumeaux plus âgés que moi, qui ne se ressemblaient guère, à ce que disait mon père - car moi, je ne les connaissais pas tellement, non plus que ma mère, dont je n'ai guère de souvenir, mais dont je tente de retrouver les traits du visage, aussi ténus que dans un rêve. 3 Ma mère s'appelait donc Mattidia, mon père Faustinianus 10 , l'un de mes frères Faustinus et l'autre Faustus. 4 Cependant, comme j'avais à peine cinq ans, ma mère, comme je l'ai appris de mon père, eut un songe qui l'avertissait que, si elle ne sortait pas au plus vite de la ville avec ses deux fils jumeaux et ne restait éloignée pendant dix ans, elle périrait, elle-même ainsi que ses enfants, d'une mort terrible.

Disparition de sa mère et de ses frères 9 I « Alors mon père, qui aimait tendrement ses fils, leur donne des serviteurs et des servantes, ainsi qu'une somme suffisante pour subvenir à leurs dépenses, et les embarque dans un navire avec leur mère, à destination d'Athènes 11 où ils seraient élevés; moi seul de ses fils, il me garde auprès de lui pour sa consolation, rendant grâces de ce que le songe n'avait pas ordonné que je parte, moi aussi, avec ma mère. 2 Lorsqu'une année fut écoulée, mon père envoya à Athènes des hommes avec de l'argent pour eux, désirant du même coup savoir ce qu'ils devenaient; mais ceux qu'il a envoyés ne reviennent pas.

Domitien. Mais étant donné que le récit pseudo-clémentin est antidaté, le« César» dont il est question ici devrait correspondre à Tibère (14-37) ou à son successeur. 10. Dans les Homélies, le père de Clément s'appelle« Faustus» (voir le texte parallèle de Hom XII). Ses deux frères, Faustinus et Faustus, se révéleront être Nicétas et Aquila. 11. Le choix d'Athènes pour l'éducation des frères de Clément s'explique par le renom que possédait la ville à cette époque-là. On pensera notamment à l'importance de ses écoles de philosophie et, en même temps, à celle de la communauté chrétienne.

364

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

3 À nouveau la troisième année, mon père, accablé de chagrin, envoie d'autres hommes avec de nouvelles sommes d'argent; de retour la quatrième année, ils rapportent qu'ils n'ont vu ni ma mère, ni mes frères, ajoutant que ceux-ci ne sont jamais parvenus à Athènes et que nulle part on n'a trouvé trace ne fût-ce que de l'un de ceux qui étaient avec eux.

Disparition de son père IO I «À cette nouvelle, mon père fut plongé dans une profonde tristesse; ne sachant où aller ni où chercher, il descendit avec moi au port 12 et se mit à demander aux marins si d'aventure l'un d'eux aurait vu ou entendu dire que le corps d'une femme avec deux petits enfants avait été rejeté quelque part par les flots, quatre ans auparavant. 2 Beaucoup de personnes racontèrent beaucoup de choses, mais aucun renseignement sérieux ne vint nous éclairer dans nos investigations, qui portaient sur une mer sans limites. Pourtant, à proportion de la grande affection qu'il portait aux siens, mon père continuait de se nourrir de vains espoirs. Finalement, il décida de me confier à la garde de tuteurs et de me laisser à Rome -j'avais alors douze ans-, pour aller lui-même poursuivre les recherches. Tout en pleurant, il descendit donc au port, s'embarqua et partit. 3 Depuis lors et jusqu'à ce jour, je n'ai reçu aucune lettre de lui et je ne sais s'il est vivant ou mort. 4 Mais je soupçonne plutôt qu'il a péri, lui aussi, victime soit de son chagrin soit d'un naufrage; vingt ans en effet se sont écoulés depuis ces événements, et pas la moindre nouvelle de lui ne m'est parvenue. »

Effet des épreuves sur les païens et sur les chrétiens 11 I À l'ouïe de ce récit, Pierre versa des larmes de sympathie et dit à ceux de ses intimes qui étaient présents : « Si une

12. Il s'agit du Portus Romanus, proche d'Ostie.

LIVRE VII

365

personne vouée au culte de Dieu avait souffert ce que le père de cet homme a souffert, les gens verraient aussitôt dans la religion la cause de ses tribulations; mais quand les maux frappent de malheureux païens, on en attribue la cause au destin 13 . 2 Malheureux païens, dis-je, parce que d'un côté ils pâtissent de leurs erreurs, et de l'autre sont privés de l' espérance du futur; en revanche, quand ceux qui rendent un culte à Dieu endurent de telles épreuves, le fait de les supporter avec patience contribue à les purifier de leurs péchés. » Excursion à Arados 12 I Sur ces mots, l'une des personnes présentes entreprit de demander à Pierre que le lendemain, de bonne heure, nous nous rendions sur l'île voisine d'Arados, distante de six stades au plus, pour y voir un ouvrage merveilleux, consistant en colonnes de vigne d'une grandeur immense. 2 Dans sa grande bonté, Pierre donna son assentiment, mais ajouta un avertissement à notre adresse : une fois descendus du navire, nous ne devions pas courir tous ensemble voir ; « en effet, dit-il, je ne veux pas que vous soyez remarqués par la foule. » 3 Quand donc le lendemain nous fûmes parvenus sur l'île en une heure environ de navigation, nous nous rendons aussitôt à l'endroit où étaient les colonnes prodigieuses. Or elles étaient placées dans un temple où se trouvaient des œuvres de Phidias magnifiquement peintes 14 . Aucun de nous ne pouvait détacher ses regards de ces objets.

13. Ces mots de Pierre annoncent d'avance la discussion sur l'horoscope et le destin en Rec VIII, 2, 2; 4, 6 et 9-34. 14. Sans doute l'auteur évoque-t-il ici un temple qui devait être célèbre à son époque, à cause de ses colonnes immenses en bois de vigne et des œuvres de Phidias.

366

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

Pierre rencontre une pauvre mendiante 13 r Pierre, lui, nullement séduit par la grâce de la peinture, n'admirait que les colonnes de vigne. Puis, étant sorti, il voit devant les portes une pauvre femme qui demandait l'aumône aux personnes qui entraient. La regardant plus attentivement, il lui dit : 2 «Dis-moi, femme, quel membre manque à ton corps, pour que tu t'abaisses à cette mendicité déshonorante, plutôt que de te procurer ta nourriture en travaillant avec les mains que Dieu t'a données. » 3 Mais elle en soupirant répondit : « Ah ! si seulement j'avais des mains capables de se mouvoir! Mais maintenant, il ne me reste qu'une apparence de mains, car elles sont mortes, paralysées et rendues insensibles par mes propres morsures. » 4 « Pour quelle raison, reprit alors Pierre, t'es-tu infligé à toi-même un si grand dommage ? » 5 «Par lâcheté, dit-elle, et pour aucun autre motif; car si j'avais eu un peu de courage, j'aurais été capable de me jeter dans un précipice ou dans les profondeurs de la mer, et de mettre ainsi un terme à mes souffrances. »

Tentation du suicide

14 r «Qu'imagines-tu donc, femme, reprit alors Pierre: ceux qui se donnent à eux-mêmes la mort sont-ils libérés des tourments? Et si les âmes de ceux qui ont porté la main sur eux-mêmes étaient soumises à des peines plus grandes encore. » 2 « Puissé-je, répondit-elle, avoir la certitude que les âmes vivent dans les enfers; j'accepterais volontiers de subir même le châtiment du suicide, seulement pour voir, ne serait-ce qu'une heure, mes enfants chéris.» 3 Et Pierre: «Je voudrais savoir quel est le grand malheur qui t'accable d'un si lourd chagrin. 4 Car si tu m'en apprenais la cause, je pourrais, ô femme, d'une part te faire voir clairement que les âmes vivent dans les enfers, et d'autre part, au lieu du précipice ou des abîmes de la mer, te donner un remède 15 qui te rendrait capable de terminer ta vie sans tourment. »

LIVRE VII

367

Histoire de la femme 15 r Alors la femme, ayant reçu cette promesse avec gratitude, se mit à raconter : « Quelle est ma famille et quelle est ma patrie, je pense que ce n'est pas facile à croire, et qu'il n'est pas nécessaire d'en parler; mais il suffit que j'expose seulement la cause de ma douleur, et que je dise pourquoi par mes morsures j'ai moi-même rendu mes mains infirmes. 2 Née de parents nobles, et ayant reçu corrnne mari un homme également influent 16 , j'ai eu deux enfants jumeaux, puis un autre après eux. 3 Or le frère de mon mari s'enflamma criminellement pour moi d'une violente passion. Mais comme la chasteté m'était plus chère que tout, et que je ne voulais ni consentir à un si grand forfait ni découvrir à mon mari l'ignominie de son frère, je réfléchis au moyen de m'en sortir sans tache et de ne pas susciter entre deux frères la haine et l'hostilité, pour ne pas plonger dans le déshonneur toute une famille de noble condition. 4 Je décidai donc de quitter pour un temps ma patrie et ma ville avec mes deux fils jumeaux, en attendant que s'éteigne cet amour impur, que ma vue, si je restais présente, risquait peut-être d'encourager et d'attiser. Je me proposai de laisser du moins notre autre fils pour la consolation de son père.

Elle fait naufrage 16 r « Cependant, pour pouvoir réaliser ce plan, je feignis un songe, comme si une divinité s'était dressée devant moi dans une vision, m'enjoignant de quitter la ville sur le champ avec mes jumeaux et de rester absente jusqu'au moment où ellemême m'ordonnerait de revenir; et sije n'agissais pas ainsi, je

Li. Il s'agit de la connaissance du vrai Dieu et du baptême. 16. Le père de Clément était un proche parent de César (voir ci-dessus 8, 2).

368

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

périrais avec tous mes enfants. Et ainsi fut fait. 2 En effet, dès que j'eus raconté le songe à mon mari, il fut épouvanté et m'ordonna de m'embarquer pour Athènes, en compagnie de nos deux fils ainsi que de serviteurs et de servantes. Il m'avait aussi donné de l'argent en abondance. Là-bas, je pourrais en même temps assurer l'éducation de nos enfants 17 . "Tu y resteras, dit-il, jusqu'à ce que celui qui t'a commandé de partir trouve bon que tu reviennes auprès de nous." 3 Cependant, durant la traversée, malheureuse que je suis, je fis naufrage en pleine nuit avec mes enfants et fus précipitée par la violence des vents sur ces rivages, et alors que tous avaient péri, moi, infortunée 18 , je fus emportée par une vague plus puissante qui me rejeta sur un rocher. 4 J'y restai assise, et seul l'espoir de retrouver par chance mes enfants m'empêcha de me précipiter dans les flots, à un moment où mon âme troublée et ivre de douleur avait encore et l'audace et le pouvoir de le faire.

Elle est recueillie par une veuve 17 r «Mais quand le jour se leva, comme je portais mes regards alentour avec des cris et des lamentations, pour voir si j'apercevrais quelque part au moins les cadavres de mes malheureux enfants rejetés , quelques-uns de ceux qui m'avaient vue, émus de compassion, se mettent à chercher, d'abord sur la mer, puis aussi le long des rivages, si d'aventure ils découvriraient l'un de mes enfants. 2 Mais comme nulle part aucun des deux, les femmes du lieu, prises de pitié, entreprirent de me consoler en me racontant chacune ses propres malheurs, pour que, de la similitude des infortunes, je pusse tirer une consolation. Mais cela ne faisait que m'attrister davantage, car je n'avais pas la disposition d'esprit

17. Voir ci-dessus 8, 4-9, r. 18. «Infortunée»: d'après le texte grec du passage parallèle des Hom. Le texte latin des Rec porte : «cruelle ».

LIVRE VII

369

voulue pour considérer les malheurs d'autrui comme une consolation pour moi. 3 Elles étaient nombreuses à vouloir m'offrir l'hospitalité, mais seule une pauvre femme qui habite ici me contraignit à entrer dans sa masure, en me racontant qu'elle avait eu un mari matelot, lequel était mort en mer dans sa jeunesse, et que depuis lors, bien que beaucoup d'hommes la demandassent en mariage, elle avait préféré le veuvage par amour pour son mari. 4 "Nous mettrons donc en commun, dit-elle, tout ce que nous pourrons gagner en travaillant de nos mains."

Le malheur poursuit les deux femmes

18 r «Bref, pour ne pas allonger inutilement mon récit, je partageai volontiers son logis en raison de l'affection fidèle qu'elle avait gardée à son mari. 2 Mais peu de temps après, mes mains que depuis longtemps je déchirais de morsures, malheureuse que je suis, perdirent toute vigueur, et la femme qui m'avait recueillie tomba dans la paralysie; elle reste maintenant alitée chez elle. 3 Quant aux femmes qui au début me prenaient en pitié, leurs sentiments se sont refroidis. Nous sommes les deux infirmes; moi, comme tu le vois, je reste assise à demander l'aumône, et si par chance j'obtiens quelque chose, un seul gain sert à nourrir deux malheureuses. 4 Voilà, tu as à présent suffisamment entendu quelle est ma situation; pour toi, maintenant, que tardes-tu à remplir ta promesse et à me donner ce remède grâce auquel, tu l'as dit, nous pourrons toutes deux terminer sans tourment la misérable existence que le destin nous a assignée? » La mendiante cache son identité à Pierre 19 r Pendant le récit de la femme, Pierre, tiraillé entre plusieurs pensées, restait comme frappé de stupeur. Et moi, Clément, survenant alors, je lui dis: «Cela fait un moment que je cours partout en te cherchant, et maintenant, que faisons-nous?» 2 Mais lui m'ordonna de le précéder à la barque.

370

RECONNAISSAN CES DU PSEUDO-CLÉME NT

«Là, dit-il, attends-moi.» Et comme il n'était pas possible de le contredire, je fis ce qu'il ordonnait. 3 Lui, cependant, comme il me le raconta plus tard en détail, mû par je ne sais quel soupçon, interrogeait la femme sur sa famille, sa patrie, en même temps que sur le nom de ses enfants. «Si tu me le dis, ajoutait-il, aussitôt je te donnerai le remède.>> 4 Mais elle, comme si elle souffrait violence, partagée entre son intention de ne pas livrer ces renseignements et son désir d'avoir le remède, imagine fiction sur fiction: elle prétendit qu'elle était d'Éphèse et son mari de Sicile, et changea de même les noms de ses fils. 5 Alors Pierre, pensant qu'elle avait répondu la vérité, s'exclama: «Hélas! femme, je pensais qu'une grande joie se lèverait pour nous aujourd'hui : je te prenais en effet pour une certaine femme, au sujet de laquelle j'ai appris récemment, de source sûre, certains détails semblables. » 6 Elle, de son côté, le suppliait en disant: «Je t'en conjure, dis-moi qui elle est, que je sache si parmi toutes les femmes il en est une plus malheureuse que moi. »

Pierre fait allusion à l'histoire de Clément 20 r Alors Pierre, incapable de tromper et mû par la compassion, commença en ces termes : « Parmi ceux qui me suivent en adeptes de la même religion se trouve un jeune homme, citoyen romain, qui m'a fait le récit suivant: il avait un père et deux frères jumeaux, dont aucun ne lui reste. 2 "En effet ma mère, dit-il, d'après ce que mon père m'a appris, a eu un songe lui ordonnant de quitter la ville de Rome pour un temps avec ses deux fils jumeaux, sous peine de périr, elle et eux, d'une mort terrible; et une fois qu'elle fut partie, on ne la vit plus nulle part au monde." 3 Sur quoi, son père partit à son tour à la recherche de sa femme et de ses fils, et lui aussi, on ne le retrouve plus 19 . >>

19. Voir ci-dessus 8, 4; 9, 3; ro, 4.

LIVRE VII

371

«]e suis sa mère» 21 r Quand Pierre eut ainsi parlé, la femme, frappée de stupeur, tomba évanouie. Alors Pierre, la soutenant et la réconfortant, se mit à lui demander ce qui était en cause, ou de quoi elle souffrait. 2 Mais elle, ayant peine à reprendre enfin ses esprits, et à se ressaisir devant l'immense joie qu'elle entrevoyait, dit en se frottant le visage : «Le jeune homme dont tu parles ? » 3 Mais aussitôt que Pierre eut saisi la situation, il dit : « Parle-moi, toi la première, car tu ne pourras le voir». Alors elle: «Je suis, dit-elle, la mère du jeune homme.» Et Pierre: «Quel est son nom?» «Clément», dit-elle. 4 Et Pierre : « C'est lui-même, et c'était lui qui parlait avec moi il y a un instant et à qui j'ai donné l'ordre de me précéder au navire. » Alors elle, tombant aux pieds de Pierre, se mit à le supplier d'aller en hâte au navire. «Oui, répondit Pierre, si tu me donnes l'assurance que tu feras ce que je dis.» 5 «Je ferai tout, dit-elle, seulement montre-moi mon unique enfant, car par lui je croirai voir aussi mes enfants jumeaux. » 6 « Quand tu l'auras vu, reprit Pierre, veille seulement à dissimuler pendant un peu de temps, jusqu'à ce que nous quittions l'île.» «Je ferai ainsi», dit-elle.

Clément la prend pour folle 22 r Et Pierre, la tenant par la main, la conduisait vers le navire. Moi, le voyant donner la main à une femme, je me mis à rire 20 ; cependant, par respect pour lui, je m'approchai et tentai de substituer ma main à la sienne pour soutenir la femme; 2 or, à peine eus-je touché sa main qu'elle se jeta dans

20. Clément s'étonne de voir Pierre donner la main à une femme. Il s'agit toujours du souci de la chasteté qui anime Pierre et son groupe; voir cidessus la note sur 5, 3. À rapprocher de Rec II, r, 2 : dans le groupe des disciples de Pierre, il n'y avait pas de femmes.

372

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

mes bras en poussant un grand cri et commença à me dévorer de ses baisers maternels. 3 Mais moi qui ignorais toute l'affaire, je la repoussais comme s'il s'agissait d'une folle, et en même temps, sans manquer au respect que je lui devais, j'étais tout de même un peu raché contre Pierre.

Guérison de la paralytique 23 r Mais lui : «Arrête, dit-il, que fais-tu, Clément, mon fils ? Ne repousse pas ta mère ! » Pour moi, dès que j'entendis ces mots, aussitôt, les yeux inondés de larmes, je m'effondrai sur ma mère tombée à terre et je me mis à la couvrir de baisers. 2 En effet, à l'instant même où j'entendis cela, les traits de son visage, peu à peu, commencèrent à me revenir à la mémoire, et plus je la regardais, plus elle me devenait familière. 3 Entre temps, une foule très nombreuse se rassemblait, apprenant que la femme qui était assise pour mendier avait été reconnue par son fils, un homme de bien. 4 Et comme nous voulions sur le champ nous embarquer pour quitter l'île, ma mère me dit : «Mon fils bien-aimé, il est juste que je dise adieu à la pauvre femme qui m'a recueillie, car elle est dans la misère, paralysée et clouée sur son lit. » 5 À l'ouïe de ces paroles, Pierre et tous ceux qui étaient présents admirèrent la bonté et la sagesse de la femme, et Pierre ordonna aussitôt que quelques hommes s'en aillent et ramènent la femme sur le lit où elle était couchée. 6 Et quand elle eut été amenée et posée au milieu de la foule debout autour d'elle, Pierre dit en présence de tous : « Si je suis le héraut de la vérité, pour affermir la foi de tous ceux qui sont ici, afin qu'ils sachent et croient qu'il y a un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre: au nom de JésusChrist, son Fils, que cette femme se lève! 21 » 7 Et aussitôt que Pierre eut prononcé ces mots, elle se leva, guérie, et se jeta aux pieds de Pierre; puis, embrassant son amie et compagne,

21. VoirAc3,6.

LIVRE VII

373

elle lui demandait ce que tout cela signifiait. 8 Celle-ci alors lui exposa en peu de mots tout le déroulement de la reconnaissance 22 , si bien que la foule présente était aussi dans l'émerveillement.

Départ d 'Arad os 24 r Alors Pierre, comme c'était son rôle et dans la mesure où il en avait le temps, s'adressa à la foule en lui parlant de la foi en Dieu et des ordonnances de la religion 23 • Il ajouta encore que, si quelqu'un voulait s'instruire plus exactement de ces sujets, il pouvait venir à Antioche, «où, dit-il, nous avons résolu de séjourner trois mois; là, qu'il apprenne tout ce qui touche au salut. 2 En effet, dit-il, des hommes quittent bien leur patrie et leurs parents pour faire du commerce ou accomplir leur service militaire et ne craignent pas d'entreprendre de longs voyages à l'étranger: quand il s'agit de la vie éternelle, pourquoi semblerait-il pénible ou difficile d'être ne serait-ce que trois mois en pays étranger? » 3 Après qu'il eut dit ces choses et d'autres semblables, de mon côté je donnai mille drachmes 24 à la femme qui avait recueilli ma mère et qui avait recouvré la santé grâce à Pierre, et en présence de tous je la recommandai à un homme de bien, le premier de la cité ; celui-ci à son tour promit de faire volontiers ce dont nous le chargions. 4 En outre, je distribuai à quelques autres personnes

22. Le mot employé ici (agnitio) a le même sens que le terme recognitio, qui a donné son titre à notre ouvrage, les Reconnaissances; dans le texte paralléle de Hom XII, 23, 8, le mot grec correspondant est anagnorismos. Voir aussi 36, 4 et Hom XIII, r r, r. 23. Voir ci-dessous l'instruction donnée à la mère de Clément (VII, 29). On se demande pourquoi Pierre invite ses auditeurs à se rendre à Antioche pour être instruits plus complètement du salut, puisque Pierre n'arrivera pas dans cette ville (voir la fin du roman, Rec X, 6 5, 6). 24. Ce trait s'accorde bien avec la légende qui fait de Clément un membre de la famille impériale.

374

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

un peu d'argent, notamment à ces femmes qu'on disait avoir un jour réconforté ma mère dans ses malheurs; je leur adressai aussi des paroles de remerciement. Après quoi, en compagnie de ma mère, nous nous embarquâmes pour Antarados 25 .

Arrivée à Laodicée 25 r Et quand nous fûmes parvenus à l'auberge, ma mère commença à me demander des nouvelles de mon père. Je lui dis : «Il est parti à ta recherche, et il n'est pas revenu depuis. » 2 Elle, entendant cela, ne fit que soupirer, car la grande joie qu'elle éprouvait à mon sujet la consolait de ses autres chagrins. 3 Et dès le lendemain, assise au côté de la femme de Pierre 26 , elle faisait route avec nous. Nous arrivâmes à Balanées, où nous nous arrêtâmes trois jours; de là nous gagnâmes Palto, puis Gabala, et ainsi nous parvînmes à Laodicée. Devant les porte de la ville, Nicétas et Aquila accourent au-devant de nous, 27 nous embrassent et nous conduisent à l'auberge. 4 Or Pierre, voyant une ville remarquable par sa grandeur et sa splendeur 28 , dit: «Il vaut la peine que nous séjournions ici dix jours ou même davantage. » 5 Puis Nicétas et Aquila me demandèrent qui était cette femme inconnue. Je répondis: «C'est ma mère, que Dieu m'a rendue par l'intermédiaire de Pierre, mon maître. »

25. À cet endroit, après l'arrivée à Antarados, la fin d'Horn XII (chapitres 25-33) contient un enseignement sur la philanthropie, qui ne se trouve pas dans Rec VII. Le récit correspondant à Rec VII, 25 se poursuit en

Hom XIII, I et suiv. 26. L'apôtre était accompagné de sa femme durant ses voyages missionnaires (voir I Cor 9, 5). Dans les Actes de Pierre (Fragment copte), il est question de la femme de Pierre et de sa fille ; voir L. VouAux, Les Actes de Pierre, p. 222 et suiv. 27. Nicétas et Aquila ont précédé Pierre à Laodicée ; voir ci-dessus VII, 2, 4. 28. Horn XIII, I, 3 met également en reliefla grandeur et la beauté de la ville de Laodicée de Syrie, proche d'Antioche.

LIVRE VII

375

Pierre met au courant Nicétas et Aquila 26 r Après que j'eus dit cela, Pierre entreprit de leur exposer toute l'histoire dans l'ordre et dit : « Lorsque nous fûmes arrivés à Antarados et que je vous eus ordonné de nous précéder, le jour même de votre départ, la conversation étant tombée sur le sujet, Clément m'exposa quelle était son origine et sa famille. Il m'expliqua qu'il avait été privé de ses parents et qu'il avait eu pour frères aînés deux frères jumeaux. 2 "Comme mon père me l'a raconté, m'a-t-il dit, ma mère eut une fois un songe où l'ordre lui fut donné de quitter Rome avec ses deux jumeaux, sous peine de périr subitement avec eux. 3 Et quand elle eut raconté ce songe à mon père, lui qui aimait ses enfants d'une tendre affection, craignant qu'il ne leur advînt quelque malheur, les fit monter sur un navire, eux et son épouse, avec toutes les provisions nécessaires, et les envoya à Athènes pour y être éduqués. 4 Par la suite, il envoya une première et une seconde fois des gens chargés de ramener des nouvelles ; nulle part il ne trouva la moindre trace de sa femme. Finalement, mon père part lui-même à la recherche d'informations, et depuis lors jusqu'à ce jour, lui non plus ne reparaît nulle part." 5 Après que Clément m'eut fait ce récit, quelqu'un vint nous prier de nous rendre dans l'île voisine d' Arados pour voir des colonnes de vigne d'une taille prodigieuse; 6 j'y consentis. Parvenus en ce lieu, tous mes compagnons pénétrèrent à l'intérieur du temple; quant à moi, je ne sais pour quelle raison, mon esprit m'interdit d'entrer plus avant.

Suite du récit de Pierre 27 r « Mais pendant que je les attendais à l'extérieur, je me suis mis à observer cette femme, cherchant par quelle partie de son corps elle était infirme, au point de ne pouvoir gagner sa vie par le travail de ses mains, mais d'être réduite à la honte de devoir mendier. Je lui en demande donc la raison. 2 Elle m'avoue qu'elle est issue d'une famille noble, qu'elle a été unie

376

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

par le mariage à un homme non moins noble. "Le frère de mon mari, me dit-elle, enflammé pour moi d'un amour interdit, voulait profaner le lit de son frère. 3 Moi, repoussant avec horreur un si grand forfait, et n'osant pas d'autre part le dénoncer à mon mari, de peur d'allumer une guerre entre les deux frères et de jeter l'opprobre sur leur famille, je jugeai préférable de quitter ma patrie avec mes deux fils jumeaux, en laissant le cadet pour la consolation de son père; 4 et, ajouta-t-elle, pour couvrir cette résolution d'une apparence honorable, j'imaginai de feindre un songe et de dire à mon mari qu'une divinité m'était apparue et m'avait enjoint de quitter sur-le-champ la ville avec mes deux jumeaux, jusqu'à ce que j'apprenne d'elle le moment où je devrais revenir." 5 Son mari, disaitelle, ayant entendu ce récit, y avait ajouté foi, et l'avait envoyée à Athènes, elle et ses fils jumeaux qui devaient y être instruits. Mais une violente tempête les avait poussés contre cette île, où le navire s'était brisé. Elle-même, rejetée par le flot sur un rocher, elle n'avait retardé le moment de se donner la mort que dans une seule idée: "dans l'attente, dit-elle, de pouvoir embrasser au moins les restes sans vie de mes malheureux enfants et de leur donner une sépulture. 6 Mais le jours' étant levé et une foule s'étant rassemblée, les gens, mus par la pitié, me lancèrent un vêtement. 7 Cependant, infortunée, je les suppliais avec force larmes de chercher s'ils pourraient découvrir quelque part les pauvres corps de mes malheureux enfants. 8 Pour ma part, me déchirant tout le corps avec les dents, je ne faisais que crier avec des hurlements et des lamentations : 'Malheureuse que je suis, où est Faustus? Où est Faustinus?"»

Nicétas et Aquila se reconnaissent dans le récit de Pierre 29 28 I Et à ces mots de Pierre, Nicétas et Aquila soudain se lèvent, frappés de stupeur, et dans un grand trouble se mirent 29. Le contenu des chapitres 28-36 correspond à celui de Hom XIII, 3-r r.

LIVRE VII

377

à dire : 2 « Seigneur, souverain maître et Dieu de l'univers, ces choses sont-elles vraies, ou sommes-nous dans un rêve?» «À moins que nous ne soyons devenus fous, répliqua Pierre, tout cela est vrai.» 3 Eux cependant, après un temps d'arrêt, disent en se frottant le visage: 4 «Nous sommes Faustinus et Faustus 30 . Or dès le début, aussitôt que tu as commencé à raconter, nous avons conçu le soupçon que ce récit pouvait bien se rapporter à nous; pourtant, considérant par ailleurs que beaucoup de choses semblables peuvent survenir dans la vie des hommes, nous avons gardé le silence, quel que fût l'espoir qui faisait battre notre cœur. Nous attendions donc la fin du récit, afin que, s'il s'avérait d'un bout à l'autre qu'il s'agissait de nous, nous le fassions connaître alors. » 5 Et après avoir dit cela, versant des larmes, ils entrèrent auprès de leur mère. 6 L'ayant trouvée endormie, ils voulaient l'embrasser, mais Pierre les en empêcha en disant:« Laissez-moi d'abord préparer l'esprit de votre mère et vous présenter ensuite à elle, de peur qu'elle ne perde le sens et que sa raison ne se trouble sous l'effet d'une joie forte et soudaine, étant donné surtout qu'elle est encore en ce moment dans l'engourdissement du sommeil. » Païens et baptisés ne mangent pas à la même table 29 r Quand donc notre mère fut sortie du sommeil, Pierre lui adressa la parole en disant : "Je veux que tu connaisses, femme, la règle de notre religion. 2 Nous adorons le Dieu unique qui a fait le monde et nous gardons sa loi, laquelle nous ordonne avant tout de l'adorer, de vénérer son nom, d'honorer nos parents et de pratiquer la chasteté et la justice. 3 Mais voici encore un point que nous observons : nous ne tenons pas table commune avec les gentils 31 , à moins qu'ils n'aient

30. Voir ci-dessus VII, 8, 3. 31. Voir Rec I, 19, 5; II, 72, 5; III, 36, 4. Il s'agit d'une pratique judéochrétienne; voir Ga 2, l l-14.

378

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

cru, et qu'ayant reçu la vérité ils n'aient été baptisés et consacrés par une triple invocation du Nom bienheureux 32 ; alors, nous prenons notre nourriture avec eux. 4 Autrement, s'agirait-il d'un père, d'une mère, d'une épouse, de fils ou de frères, nous ne pouvons avoir table commune avec eux. 5 Aussi, puisque nous suivons cette règle pour un motif essentiellement religieux, veuille ne pas considérer comme offensant que ton fils ne puisse prendre sa nourriture en ta compagnie, jusqu'à ce que tu aies le même sentiment de la foi que lui. »

La femme demande le baptême 30 I Ayant entendu ces paroles, elle répondit: «Et qu'estce qui empêche que je sois baptisée aujourd'hui? moi qui, avant même de te voir, ai pris ceux que l'on appelle des dieux en profonde aversion, puisque, en dépit des sacrifices fréquents et presque quotidiens que je leur offrais, ils n'ont rien pu faire pour moi. 2 Quant à la chasteté, que dirai-je, alors que ni les plaisirs jadis ne m'ont séduite, ni la misère maintenant ne m'a entraînée à pécher? 3 Et je pense t'avoir fait connaître suffisamment combien grand dès le début a été mon amour de la chasteté, puisque, pour échapper aux pièges d'un amour interdit, j'ai feint un songe afin de m'éloigner avec mes deux fils jumeaux, laissant uniquement mon fils Clément ici présent à son père, pour sa consolation. 4 En effet, si deux me suffisaient à peine, combien plus grande eût été la tristesse de leur père de n'en avoir vraiment aucun ? 5 Car le malheureux éprouvait une si grande affection pour ses fils que c'est à peine si l'autorité du songe parvint à le convaincre de me céder Faustinus et Faustus, les frères de ce Clément, et de se contenter lui-même du seul Clément. » 32. C'est seulement en Rec I, 39, r-2 que le baptême est administré au nom de Jésus, comme dans le livre des Actes des apôtres; partout ailleurs il est administré au nom des trois Personnes de la Trinité, comme dans Mt 28, 19 et dans la tradition liturgique.

LIVRE VII

379

Les deux jumeaux se font reconnaître 31 r Comme elle prononçait ces mots, mes frères, n'y tenant plus, se précipitent dans les bras de leur mère avec des torrents de larmes et la couvrent de baisers. Mais elle : « Qu'est-ce que cela signifie?» dit-elle. 2 «Je ne veux pas que tu te troubles, femme, reprit alors Pierre, reste ferme. Ces deux-là sont Faustinus et Faustus, tes fils que tu disais disparus au fond de la mer; 3 comment ils sont en vie et comment lors de cette horrible nuit ils ont échappé aux abîmes de la mer, comment l'un d'eux est appelé Nicétas et l'autre Aquila, eux-mêmes pourront te l'expliquer, et nous les écouterons nous aussi avec toi.» 4 Quand Pierre eut ainsi parlé, notre mère, vaincue par l'excès de sa joie, s'évanouit. Lorsqu'enfin elle se remit et fut revenue à elle, elle dit: 5 > Guérison de la fille de la maison 38 I Sur ces mots de Pierre, la foule se dispersa, et comme nous voulions de notre côté nous rendre à l'hôtellerie, le maître de la maison dit en s'adressant à nous: 2 «C'est une honte et un manquement au devoir sacré que de laisser de tels et si grands hommes descendre dans une auberge, alors que j'ai ma maison presque entièrement vide, avec des lits préparés en très grand nombre, ainsi que tout le nécessaire. >> 3 Mais comme Pierre repoussait l'offre, la femme du maitre de maison intervint avec ses enfants : elle se prosternait devant lui et le suppliait en

LIVRE IX

473

disant: «Je t'en conjure, demeure chez nous.» 4 Mais même ainsi, Pierre ne voulait pas donner son accord, jusqu'au moment où la fille de ceux qui l'imploraient, tourmentée depuis longtemps par un esprit impur et que l'on avait enfermée dans une chambre, couverte de chaînes, - le démon ayant été mis en fuite et les portes s'étant ouvertes-, vint avec ses chaînes se jeter aux pieds de Pierre en disant: 5 « Il est juste, mon seigneur, que tu fêtes ici, aujourd'hui, ma délivrance et que tu n'attristes ni moi ni mes parents. » 6 Or, comme Pierre demandait la raison de ces chaînes et de ces paroles, les parents, remplis de joie au-delà de tout espoir par la guérison de leur fille et frappés d'une sorte de stupeur, sont incapables de dire eux-mêmes une parole, mais ce sont les serviteurs présents qui disent : 7 « Cette fille a été possédée d'un démon depuis sa septième année; tous ceux qui tentaient de s'approcher d'elle, elle les mordait, les déchirait à coup de dents, jusqu'à les mettre en pièces, et elle n'a cessé d'agir ainsi durant vingt ans jusqu'à ce jour. Personne n'a pu la soigner, ni même osé l'approcher; 8 elle en a, en effet, réduit plusieurs à l'impuissance et en a même tué d'autres, car elle avait plus de force que tous les hommes, fortifiée sans aucun doute par les pouvoirs du démon. 9 Mais maintenant, comme tu le vois, en raison de ta présence, le démon s'est enfui, les portes, qui avaient été fermées avec les verrous les plus solides, se sont ouvertes, et elle-même se tient en parfaite santé devant toi, te priant de faire du jour de sa délivrance une fête pour elle-même et pour ses parents en demeurant chez eux. » IO Quand l'un des serviteurs eut donné ces explications, et que les chaînes se furent d'elles-mêmes détachées des mains et des pieds de la jeune fille, Pierre, certain que cette guérison lui avait été accordée par son intermédiaire, consentit à demeurer chez eux. I I Mais il fit aussi venir ceux qui étaient restés à l'auberge avec sa femme, et chacun de nous ayant reçu sa chambre particulière, nous y prîmes nos quartiers; puis, après avoir selon la coutume pris notre repas et rendu grâces à Dieu, nous allâmes tous dormir dans nos appartements respectifs.

Livre X

L'adhésion à la foi ne doit pas être précipitée r Au lever du jour 1 , moi Clément, Nicétas et Aquila, nous nous rendîmes en compagnie de Pierre à l'endroit où mon père se reposait avec ma mère ; et les ayant trouvés encore endormis, nous nous assîmes devant la porte; là, Pierre nous tient les propos suivants : 2 «Écoutez-moi, bien-aimés compagnons de service : je sais que vous éprouvez une grande affection pour votre père, et je crains pour cette raison que vous ne le pressiez prématurément de se charger du joug de la religion, alors qu'il n'y est pas encore préparé - et peut-être paraîtra-t-il y consentir par égard pour vous. 3 Mais un tel assentiment n'est pas inébranlable; car ce que l'on fait à cause des hommes n'est pas fiable et disparaît rapidement. 4 Et c'est pourquoi il me semble que vous devriez le laisser vivre une année 2 à sa guise; durant cette période il peut nous accompagner dans nos pérégrinations et simplement, lui aussi, nous écouter quand nous dispensons notre enseignement à d'autres auditeurs ; 5 et en nous écoutant, si vraiment il a le ferme propos de connaître la vérité, il demandera lui-même à se charger du joug de la religion, ou, s'il ne lui plaît pas de le recevoir, à garder le titre d'ami. 6 Ceux en effet qui ne s'en I

1. C'est le quatrième jour du débat avec le vieillard. 2. Pierre propose ici un délai d'un an avant le baptême de Faustinianus. Dans )'Homélie XV, r, r en revanche, Pierre veut qu'il soit baptisé immédiatement. À partir de cet endroit et jusqu'à Rec X, 54, il n'y a plus de correspondance entre les Reconnaissances et les Homélies. Mais une bonne partie de la matière mythologique de Rec X, r 7 et suiv. se retrouve dans la discussion avec Appion, en Hom IV-VII.

47 6

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

chargent pas de tout leur cœur, une fois qu'ils commencent à ne pouvoir le porter, non seulement le rejettent après s'en être chargés, mais en manière d'excuse pour leur fàiblesse se mettent à couvrir de blasphèmes le chemin de la religion et à dire du mal de ceux qu'ils ont été bien incapables de suivre ou d'imiter. »

Le terrain doit être préparé pour un entretien 2 r À cela Nicétas répondit : «Je ne contredis pas, Pierre mon maître, les justes et bons conseils que tu nous donnes, mais je désire dire une chose, pour apprendre ce que j'ignore: et si notre père mourait dans cette année durant laquelle tu veux qu'on l'invite à attendre? Il descendra dans l'Enfer les mains vides et condamné à être tourmenté pour l'éternité.» 2 Alors Pierre: «Je salue, dit-il, ton propos bienveillant à l'égard de ton père, et je te pardonne ce que tu ignores. Que croistu donc, en effet? Si quelqu'un passe pour avoir vécu selon la justice, sera-t-il sauvé sur-le-champ? 3 Ne songes-tu pas qu'il doit être sondé par celui qui connaît les secrets des hommes, pour savoir de quelle manière il a vécu selon la justice : ne serait-ce pas d'aventure à la façon des gentils, en obéissant à leurs coutumes et à leurs lois, ou par attachement humain, ou par pure habitude, ou pour tout autre motif ou nécessité, et non à cause de la justice elle-même ni à cause de Dieu? 4 Car ceux qui auront vécu justement à cause de Dieu seul et de sa justice, ceux-là parviendront au repos éternel et auront la jouissance perpétuelle du royaume céleste 3 . 5 Le salut en effet ne s'acquiert pas par la force, mais par la liberté, non pas de la

3. La thèse de l'auteur des Rec sur les bonnes œuvres s'affine dans ce texte. Les œuvres ne sauvent pas en elles-mêmes, mais seulement si elles sont accomplies à cause de Dieu et de sa justice. C'est donc le but qui rend une œuvre bonne. Celui qui agit pour Dieu a choisi librement de lui appartenir. Dieu le connaît dès le commencement et a émis en sa faveur le décret du salut.

LIVRE X

477

faveur des hommes, mais de la fidélité de Dieu. 6 Puis tu dois encore penser que Dieu est doué de prescience et sait si cet homme est à lui; et s'il connaît qu'il ne l'est pas, que feronsnous face aux décrets émis par lui dès le début? 7 Mais dans la mesure où je le peux, je formule un conseil: quand il sera éveillé et que nous serons assis , vous, comme si vous vouliez apprendre quelque chose, jetez dans le débat une question, choisie parmi celles dont il lui est utile d'être informé, et pendant que nous discuterons entre nous, il s'instruira. 8 Cependant, commencez par rester silencieux, pour voir si d'aventure lui-même juge bon de poser une question; 9 et s'il le fait, l'occasion sera plus favorable pour un entretien ; si en revanche lui-même ne pose aucune question, alors interrogeons-nous mutuellement, comme je l'ai dit, en manifestant le désir de nous instruire l'un l'autre. Tel est mon point de vue; vous aussi, dites ce qui vous paraît bon. »

Suggestion de Clément 3 r Et après que nous eûmes loué la justesse de son conseil, moi Clément je dis : «En toutes choses, la fin est pour une très grande part en rapport avec le commencement et l'issue qui est donnée aux choses correspond à leurs débuts; 2 j'espère donc que dans le cas de notre père aussi, Dieu, qui par ton intermédiaire a donné un bon commencement, accordera une fin en harmonie avec ce début et digne de Lui-même. 3 Toutefois je suggère encore ceci : si, suivant ce que tu as dit, nous commençons à nous entretenir en présence de mon père, comme si notre but était de discuter et d'apprendre quelque chose les uns des autres, toi, Pierre mon maître, tu ne devrais pas entrer dans ce jeu, comme si tu avais à apprendre quelque chose; 4 en effet, s'il s'en aperçoit, il se peut qu'il en soit davantage contrarié, car il est convaincu que tu sais tout parfaitement, comme c'est d'ailleurs le cas. 5 Qu'en sera-t-il donc, s'il te voit en train de feindre l'ignorance? Cela pourra le perturber davantage, vu qu'il ne connaît pas ton dessein. 6 Mais

478

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

si nous autres frères, au cours de notre discussion, nous avons un doute sur quelque point, à toi de donner la solution qui convient à notre question; car s'il voit que toi aussi tu hésites ou que tu doutes, alors, vraiment, il pensera que la connaissance de la vérité ne se trouve chez personne. »

La liberté de poser des questions 4 r Et Pierre à cela répondit : « Laissons cela, et si vraiment il convient qu'il franchisse la porte de la vie, Dieu fournira l'occasion propice, et le commencement viendra de Dieu, non de l'homme. 2 Et pour cette raison, comme je l'ai dit auparavant, laissez-le faire route avec nous et entendre nos discussions avec des tiers; mais parce que je vous ai vus impatients, j'ai dit qu'il fallait chercher une occasion; et quand Dieu l'aura donnée, vous, de votre côté, obéissez-moi en tout ce que je dirai. » 3 Tandis que nous échangions ces propos, un jeune serviteur vint annoncer que notre père était maintenant éveillé ; et comme nous voulions entrer chez lui, il vint lui-même à nous et nous salua en nous embrassant, puis, quand nous fûmes à nouveau assis, il dit: «Est-il permis de poser des questions, si on le désire, ou, à la manière des pythagoriciens 4, faut-il toujours garder le silence?» 4 Et Pierre : «Nous ne contraignons ceux qui viennent à nous ni à rester toujours silencieux, ni à poser des questions, mais nous leur laissons la liberté d'agir comme ils !'entendent, sachant que quiconque prend soin de son salut, s'il ressent une douleur en quelque partie de son

4. D'après le témoignage d'Aristoxène, philosophe grec de Tarente (cité par Diogène Laërce, Vie, Doctrines et Sentences des philosophes illustres, VIII, 15), les pythagoriciens observaient le silence mystique et le secret. Ce silence concernait les rites et les doctrines mystiques de la secte (comme, par exemple, celle de la transmigration des âmes). À cette pratique étaient tenus les novices, appelés « acoustiques » (parce qu'ils devaient se taire et écouter).

LIVRE X

479

âme, ne supporte pas de garder le silence. 5 Si en revanche celui qui néglige son salut est contraint de poser des questions, il n'en retire aucun avantage, sinon celui d'avoir l'air assidu et appliqué. C'est pourquoi, si toi tu désires apprendre quelque chose, interroge. » Bien et mal

5 r Et le vieillard dit : « Il existe une doctrine 5 qui jouit d'une très grande faveur auprès des philosophes grecs : elle affirme que dans la vie des hommes rien n'est en réalité ni bon ni mauvais, mais que les hommes appellent mauvaises ou bonnes les choses qui leur paraissent telles quand ils sont prévenus par l'usage et l'habitude. 2 Car même l'homicide n'est pas réellement un mal, puisqu'il libère l'âme des liens de la chair; après tout, disent-ils, les juges les plus justes, eux aussi, font périr les coupables; or s'ils savaient que l'homicide est un mal, assurément des justes ne le commettraient pas. 3 L'adultère non plus, d'après eux, n'est pas un mal: en effet, si le mari l'ignore ou ne s'en soucie pas, il n'y a là, disent-ils, rien de mal. 4 Et le vol non plus n'est pas un mal : en effet, ce qui manque à quelqu'un, il l'enlève à un autre qui l'a, alors qu'en fait la chose aurait dû être prise librement et ouvertement; mais le fait que cela se produise en cachette dénonce plutôt le

5. Il s'agit probablement ici (5, r-4) de la doctrine des cyrénaïques, parmi lesquels est apparue et s'est propagée, aux rv' et m' siècles avant J-C., la doctrine des sceptiques, dont le chef était Pyrrhon. Diogène Laërce (II, 99) attribue aux philosophes qui adhérèrent aux enseignements d'Aristippe, fondateur de l'école cyrénaïque (rve siècle), l'opinion suivante:« ... rien n'est par nature, juste, beau, ou laid; c'est l'usage et la coutume qui en décident». Mais, dans le contexte du roman pseudoclémentin, dont l'arrière-fond est la polémique contre les simoniens, voir surtout le texte d'Irénée I, 23, 3, repris par!' Elenchos VI, 19, 8 : « ... le mal n'existe pas par nature, mais seulement par convention».

480

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

manque d'humanité de celui à qui l'objet a été dérobé secrètement. 5 Car l'usage de tous les objets qui sont dans ce monde devait être commun à tous les hommes 6 ; mais par un effet de l'iniquité, l'un dit: "ceci est mien", l'autre dit: "cela est à moi", et c'est ainsi que la division s'est instaurée entre les hommes. 6 Pour tout dire, un certain personnage, le plus sage des Grecs 7 , sachant qu'il en est ainsi, a dit que tout devait être commun entre amis ; or, dans ce tout, à coup sûr, figurent aussi les épouses. 7 "Et de même qu'il n'est pas possible, dit-il, de diviser l'air ou l'éclat du soleil, de même les autres choses qui ont été données dans ce monde en possession commune à tous les hommes, ne doivent pas non plus être divisées, mais rester possessions communes". 8 Eh bien, j'ai tenu à dire cela parce que je désire me vouer à faire le bien, et je ne puis faire le bien sans apprendre au préalable ce qu'est le bien; si je parviens à le comprendre, je discernerai par là même ce qu'est le mal, c'est-à-dire le contraire du bien.

Pierre réservé comme arbitre du débat 6 r « Mais je voudrais que la réponse à ce que j'ai dit vienne de l'un de vous, non de Pierre; il ne convient pas, en effet, d'accueillir avec des questions les paroles et les instructions venant de lui. Au contraire, tout ce qu'il aura énoncé doit être retenu sans aucun autre examen. 2 Et pour cette raison tenonsle en réserve à titre d'arbitre; de la sorte, au cas où notre discussion ne déboucherait sur aucune issue, lui-même en énonçant son point de vue apportera une conclusion indubitable à

6. Voir la doctrine de la communauté des biens, et même des femmes, professée par Épiphane, fùs de Carpocrate, dans son livre Sur la justice, cité par Clément d'Alexandrie, Stromates, III, 2, 6-9. Carpocrate et Épiphane sont les initiateurs de la secte gnostique des carpocratiens. 7. Il s'agit de Socrate; sur son idée de la communauté des biens et des femmes, voir Platon, Lois, 739 c.

LIVRE X

481

l'objet de nos doutes. 3 Et maintenant donc, je pourrais me contenter de son seul avis pour croire tout ce qu'il jugera bon, comme je le ferai aussi en dernier ressort; je veux cependant voir tout d'abord s'il est possible par la discussion de découvrir ce que l'on cherche. 4 Mon vœu est donc que Clément commence le premier et montre s'il existe quelque chose de bon ou de mauvais en substance et en actions 8 . » Conjonctions légitimes ou coupables

7 r À cela je répondis:« Tu désires donc apprendre de moi s'il existe quelque chose de bon ou de mauvais par nature ou en action, ou si plutôt certaines choses paraissent bonnes et d'autres mauvaises aux hommes qui sont prévenus par l'habitude, en fonction du partage auquel ils ont procédé entre eux des choses communes, choses qui auraient dû, d'après ce que tu dis, rester communes au même titre que l'air et l'éclat du soleil; 2 dans ces conditions, je pense n'avoir pas à te présenter des arguments tirés d'une autre source que des sciences auxquelles tu recours toi-même et dont tu te fais le défenseur, pour que mes paroles soient indubitables à tes yeux. 3 À tous les éléments et à tous les astres vous assignez des limites fixes, et si les astres, à ce que vous dites, s'unissent sans préjudice en certaines circonstances, comme dans les mariages, en d'autres au contraire, comme dans les adultères, leur conjonction s'avère nuisible. 4 Vous dites aussi que certaines choses sont générales et concernent tous les êtres, alors que d'autres ne les concernent pas tous ni ne sont générales. Mais pour ne pas prolonger le débat outre mesure, je me limiterai à traiter brièvement le sujet. 5 Le sol qui est aride a besoin d'être uni et mélangé à

8. Contre la doctrine selon laquelle le bien et le mal relèvent de l'usage et de l'habitude, Clément devra démontrer que le bien et le mal sont des catégories morales qui ont une valeur absolue. La base de la discussion sera à nouveau la science astrologique (9, I).

482

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

l'eau pour être capable de produire les fruits sans lesquels la vie des hommes n'est pas possible. Cette union est donc légitime. 6 Au contraire, si la gelée froide est mêlée à la terre ou la chaleur aux eaux, une telle conjonction engendre la corruption; et dans ce cas il y a adultère. »

Les maux indubitables 8 r Et mon père répondit : «Mais de même que la conjonction discordante des éléments ou des astres trahit immédiatement son caractère nuisible, de même l'adultère aussi devrait se révéler immédiatement comme étant un mal. » 2 Et moi : «Confirme-moi d'abord, dis-je, si, comme tu l'as déclaré toimême, les maux résultent d'un mélange inconvenant et discordant, et nous chercherons à le vérifier dans les autres domaines. » Et mon père dit : « Ce que tu dis, mon fils, est conforme à la nature des choses. » 3Je repris alors : « Puisque donc tu désires t'instruire en ces matières, vois combien il y a de choses dont personne ne doute qu'elles soient des maux. Ne considères-tu pas comme un mal la fièvre, l'incendie, la sédition, la ruine, le meurtre, la prison, les supplices, les douleurs, les deuils et autres choses semblables? » 4 Et mon père dit : « Il est vrai, mon fils, que ce sont des maux, et de grands maux; ou en tout cas, si quelqu'un nie que ce sont des maux, puisse-t-il les subir!>>

Influence des astres malijiques 9 r Etje répondis:« Puisque donc j'ai affaire à quelqu'un qui est instruit dans la science astrologique, je me référerai à cette science en discutant avec toi, afin que, entendant les raisons que j'emprunterai au domaine qui t'est familier, tu acquiesces d'autant plus rapidement. 2 9 Maintenant donc, écoute! Tu as

9. 9,

2

et suiv.: Voir Rec IX, r6, 4 et suiv.; Hom XIV, 5.

LIVRE X

483

reconnu que les choses que nous avons énumérées plus haut sont des maux, comme les fièvres, les incendies et autres choses semblables; ces maux, selon vous, passent pour être dus à des astres maléfiques, tels que l'astre humide de Saturne et l'astre chaud de Mars; 3 en revanche, les événements contraires à ceux-là seraient dus à des astres bénéfiques, tels que l'astre tempéré de Jupiter et l'astre humide de Vénus. Ou n'en est-il pas ainsi? » Et mon père répondit : « Il en est ainsi, mon fils, et il ne saurait en être autrernent. » 4Je repris alors:« Puisque donc vous dites que les bonnes choses proviennent des astres bons, je veux dire de Jupiter et de Vénus, voyons ce que chacun des astres mauvais produit quand il est conjoint avec les bons; or nous comprenons qu'il produit un mal. 5 En effet, vous affirmez que Vénus fait les mariages, et que si elle a Jupiter dans sa configuration, elle les rend chastes, alors que si Jupiter ne regarde pas, mais que Mars est présent, vous décrétez que le mariage est corrompu par l'adultère.» 6 Et mon père dit:« Il en va ainsi.» Je repris: «Donc l'adultère est un mal, puisqu'il est commis par suite de la conjonction d'astres mauvais; et pour le dire en un mot, tout ce que subissent selon vous les astres bons par suite de la conjonction avec des astres mauvais doit être défini sans hésitation comme un mal. 7 Donc ces astres dont la conjonction produit, avons-nous dit, les fièvres, les incendies et autres maux semblables, ces mêmes astres, selon vous, provoquent également les homicides, les adultères et les vols, et ce sont eux aussi qui produisent des brutes effrontées. »

S'en tenir aux points acquis IO I Et mon père dit : « Tu as vraiment su montrer en peu de mots et d'une manière incomparable qu'il existe des maux en actions; mais il est encore une chose que je voudrais apprendre : comment Dieu juge-t-il avec justice ceux qui pèchent, comme vous le dites, si la nécessité de leur horoscope les contraint à pécher? » 2 ] e répondis alors : «Je crains de te dire quelque chose, père, car il convient que je t'entoure de tout

484

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

le respect possible; autrement, j'aurais quelque chose à dire, si cela était opportun. » 3 Et mon père reprit : « Dis ce qui t'est venu à l'esprit, mon fils, même si cela paraît offensant; ce n'est pas toi, en effet, mais le motif de la discussion qui peut offenser, comme lorsqu'une chaste épouse s'en prend à un mari libertin, si c'est pour son salut et pour l'honneur qu'elle s'indigne. » 4 Et moi : « Si nous ne sommes pas capables de nous en tenir fermement aux principes qui ont été établis et reconnus entre nous, mais que les points déjà définis, tombant dans l'oubli, sont sans cesse remis en question, nous aurons l'air de tisser une toile de Pénélope, en défaisant ce que nous avons fait; 5 et polir cette raison, il nous faut, ou bien ne pas donner trop aisément notre assentiment, avant d'avoir examiné avec soin les propos avancés, ou bien, si nous avons déjà donné notre accord et acquiescé à l'opinion émise, nous en tenir toujours aux positions une fois définies. Ainsi pourrons-nous passer ensuite à d'autres questions. » 6 Et mon père dit: «Tu dis bien, mon fils, et je sais pour quelle raison tu parles ainsi : hier en effet, quand nous discutions des causes naturelles, tu as montré qu'une certaine puissance maligne, prenant la forme d'un ordre astral, excite les convoitises des hommes, les provoquant de diverses manières à commettre le péché, sans pourtant contraindre à pécher ni produire le péché 10 . » 7 11 À cela, je répondis: «Bien! d'une part tu t'es souvenu, et d'autre part, bien que tu te fusses souvenu, tu es tombé dans l'erreur! » Et mon père : « Pardonnemoi, mon fils, dit-il, car je n'ai pas encore beaucoup de pratique en ces matières ; 8 aussi bien, tes propos d'hier, par leur contenu

1O. Une puissance mauvaise qui s'est transformée en étoile excite la concupiscence des hommes, mais la puissance elle-même n'est pas la cause efficiente du péché; voir Rec IX, IO, 5. 11. IO, 7-13, I: ce texte est cité par Origène, Philocalie, chapitre 23, 22. La datation de !'Écrit de base dépend de cette citation. Voir !'Introduction, p. 23.

LIVRE X

485

de vérité, ne m'ont-ils pas laissé d'autre issue que de te donner mon assentiment ; et pourtant dans ma conscience subsistent comme des sortes de vestiges de mes fièvres, qui me tiennent un peu éloigné de la foi, comme d'un retour à la santé. 9 Je suis déchiré, en effet, parce que je sais que beaucoup de choses me sont arrivées, et même presque toutes choses, conformément à l'horoscope. » Réponses arbitraires de 1'astrologie I I I Et moi je répondis : «Écoute donc, père, de quelle nature est la science astrologique, et fais comme je vais te dire. 2 Va voir un astrologue, et dis-lui pour commencer: "tels et tels malheurs me sont advenus à tel moment; je désire donc apprendre d'où ils me sont advenus, de quelle manière et par l'intermédiaire de quels astres." 3 Il te répondra sans doute que Mars le maléfique ou Saturne ont pris sous leur influence ces périodes de ta vie, ou que l'un de ces astres est revenu à sa position initiale, ou qu'un autre a regardé ton année de la position opposée ou en conjonction ou au centre ... ou d'autres réponses du même genre qu'il te donnera; 4 il ajoutera qu'en chacune de ces situations, un astre était sans conjonction avec l'astre funeste, ou qu'il était invisible, ou à l'intérieur de la figure, ou hors systè1ne, ou en éclipse, ou sans contact, ou parmi les étoiles obscures ... ou beaucoup d'autres réponses semblables qu'il donnera conformément à ses propres théories et qu'il modulera en fonction de chaque cas particulier. 5 Après celui-là, va trouver un autre astrologue et dis-lui tout le contraire : "Tel bonheur m'est arrivé à ce moment-là" - en indiquant le même moment-, et demande-lui en vertu de quelles particularités de l'horoscope ce bonheur t'est arrivé; et, je le répète, garde les mêmes moments que dans ta question sur les malheurs. 6 Et lorsque tu l'auras ainsi trompé au sujet des moments, vois quelles figures il inventera pour te montrer que précisément en ces moments-là devaient t' échoir de bonnes choses! 7 De fait, il est impossible qu'en établissant

486

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

l'horoscope d'une personne, on ne trouve pas dans chacun des "lieux" du zodiaque, comme on les appelle, certains astres placés favorablement, et certains défavorablement 12 . 8 Car le cercle défini par les astrologues est de toute part disposé symétriquement, et il autorise des explications variées et opposées qui leur fournissent l'occasion de dire ce qu'ils veulent.

Les astrologues ne tiennent pas compte du libre arbitre 12 I «En effet, c'est pareil à ce qui se produit d'ordinaire quand les gens font des songes ambigus, auxquels ils ne trouvent aucun sens certain : une fois l'événement survenu, alors ils adaptent aussi ce qu'ils ont vu en songe à ce qui s'est passé; il en va de même pour l'astrologie. Avant que quelque chose se produise, rien de certain n'est annoncé, mais après que l'événement est survenu, ils infèrent les causes de ce qui est déjà accompli. 2 Bref, quand ils se sont trompés et que les choses se sont passées autrement, souvent ils s'adressent à eux-mêmes des reproches en disant : "c'est cet astre-là qui a tout empêché ; le voilà qui apparaît, et nous ne l'avons pas vu !" ; ils ignorent que leur erreur ne provient pas d'une maladresse dans l' exercice de l'art, mais de l'incohérence du système tout entier. 3 Ils ne savent pas, en fait, quelles choses nous désirerions faire, sans pourtant céder à nos désirs. 4 Tandis que nous, qui avons appris la raison de ce mystère, nous en savons aussi la cause : possédant le libre arbitre, parfois nous résistons à nos convoitises, parfois nous leur cédons - 5 et voilà pourquoi l'issue des actions humaines est incertaine : c'est qu'elle dépend du libre arbitre. 6 Certes, l'astrologue peut désigner la convoitise que produit une puissance maligne; mais la mise en acte de cette convoitise ou son accomplissement peuvent-ils se réaliser ou non, personne n'est en mesure de le savoir avant que l'action

12. Voir Rec IX,

12.

LIVRE X

487

soit exécutée, puisque cela relève du libre arbitre 13 . 7 Et c'est parce qu'ils ignoraient cela que les astrologues ont imaginé de parler d'années climatériques, échappatoire dans une situation incertaine, comme nous l'avons amplement montré hier. La foule venue s'instruire

13 r « Si tu estimes avoir quelque chose à opposer à cela, dis-le. » Et mon père : « Rien, mon fùs, de plus vrai, dit-il, que ce que tu as exposé. » 2 Et tandis que nous nous entretenions ainsi, quelqu'un vint annoncer qu'une foule très nombreuse se tenait dehors, réunie pour nous entendre. Pierre ordonna alors de leur donner la permission d'entrer; le lieu était en effet commode et vaste. Une fois qu'ils furent entrés, Pierre nous dit: 3 «Si l'un de vous le désire, qu'il s'adresse au peuple et fasse un exposé sur l'idolâtrie. » 4 Je lui répondis, moi, Clément : « Ta grande bonté, ton indulgence et ta patience envers tous nous permettent d'oser prendre la parole devant toi et de demander ce que nous voulons. 5 Aussi, je le répète, la bienveillance de ton procédé est-elle pour tous une invitation et une exhortation à accueillir les préceptes de la doctrine du salut. 6 Jusqu'à ce jour, je n'ai rencontré cela chez personne d'autre que toi, en qui il n'y a ni jalousie, ni colère; ou que t'en semble? » Nul n'est tenu de tout savoir

14 r Et Pierre : « Les difficultés ne viennent pas seulement de la jalousie ou de la colère, mais il y a parfois chez certains

13. Preuve de l'inconsistance de l'astrologie: par l'obserYation des astres, les astrologues peuvent connaître les inclinations des hommes et indiquer le désir que produit la puissance mauvaise (voir IO, 6), mais ils ne peuvent pas savoir quelle sera leur décision. Les astrologues ne connaissent pas la raison de ce 8 Et fixant le regard sur mon père, il dit : «Le motif qui trouble ton épouse et tes fils est le suivant: on ne voit pas sur toi l'aspect habituel de ton visage, mais c'est la face de l'abominable Simon qui apparaît sur toi. l>

LIVRE X

521

Antioche en proie à des mouvements hostiles à Pierre 54 r Et comme il disait ces mots, l'un de ceux qui nous avaient précédés à Antioche 40 , revenu en arrière, dit à Pierre: 2 «Je veux que tu saches, Pierre mon maître, que Simon, à Antioche, accomplit publiquement beaucoup de signes et de prodiges, n'ayant pas d'autre but que d'inculquer au peuple des motifs de haine envers toi : il te nomme magicien, jeteur de sort, homicide, et il leur a inspiré une si grande haine contre toi qu'ils ont une forte envie, s'ils peuvent te trouver quelque part, d'aller jusqu'à dévorer ta chair; 3 et pour cette raison, nous qui avons été envoyés en avant, voyant que la cité était animée de sentiments violents contre toi, nous nous sommes réunis en cachette pour examiner ce qu'il convenait de faire.

Ruse pour faire fuir Simon 55 r « Et comme nous ne trouvions aucune issue à la situation, voici que survient le centurion Cornélius, envoyé par César auprès du gouverneur de Césarée pour affaires d'État 41 ; 2 nous le faisons venir secrètement, nous lui exposons le motif qui nous afflige et nous l'exhortons, s'il peut faire quelque chose, à nous apporter son aide. Lui alors nous promet avec le plus grand empressement qu'il fera fuir sur le champ, pour peu que nous aussi soutenions son plan. 3 Et comme nous nous engagions à tout mettre en œuvre avec diligence, il reprit : "César a donné l'ordre de rechercher les ensorceleurs, à Rome et dans les provinces, et de les mettre à mort. Un très grand nombre d'entre eux ont déjà péri.Je ferai donc répandre le bruit par mes amis que je suis venu pour m'emparer de ce

40. Voir RecVI, 15, 3. 41. Voir Ac IO, r et suiv.

522

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

magicien, et que j'ai été envoyé par César précisément pour qu'il soit puni, lui avec tous ses complices. 4 Il faut donc que les vôtres qui se trouvent clandestinement dans son entourage lui rapportent, comme un bruit qui leur est parvenu je ne sais d'où, que j'ai été envoyé pour me saisir de lui, et quand il aura appris cela, soyez assurés qu'il prendra la fuite; ou si vous voyez une meilleure solution, dites-le." Bref, ainsi fut fait par les nôtres qui se trouvaient en sa compagnie, cachant leur jeu pour l'espionner. 5 Dès que Simon apprit qu'on était venu pour lui, il reçut l'information comme s'il s'agissait d'un immense service qu'ils lui avaient rendu, et il prit la fuite. 6 Il a donc quitté Antioche, pour venir ici avec Athénodore, à ce que nous avons entendu dire. 56 r «Voici donc notre point de vue, à nous tous qui vous avons précédés : pour le moment, il ne faut pas que tu montes à Antioche, jusqu'à ce que nous voyions si, à la suite de son départ, la haine qu'il a semée dans le peuple à ton endroit s'est dans une certaine mesure atténuée. »

Peifidie de Simon Quand le messager venu d'Antioche nous eut communiqué ces informations, Pierre se tourna vers notre père et dit : «Écoute, Faustinianus: ton visage a été transformé par Simon le magicien, la chose est claire ; 2 en effet, croyant que César le faisait rechercher pour le punir, saisi de peur il s'est enfui et a imprimé son visage sur le tien, espérant que peut-être tu pourrais être pris pour lui et conduit à la mort à sa place, en sorte qu'il plongerait tes fils dans la tristesse. » 3 Dès qu'il eut entendu cela, mon père fondit en larmes et s'écria:« Tu as vu juste, Pierre; car Anubion lui aussi, au nom de notre grande amitié, avait commencé, sous le couvert de paroles mystérieuses, à me mettre en garde contre les fourberies de cet homme, mais moi, malheureux, je n'y croyais pas, vu que je ne lui avais fait aucun mal. »

LIVRE X

523

Ajfiiction de Faustinianus et des siens 57 I Et tous, avec notre père, nous étions plongés dans la tristesse et dans les larmes; sur ces entrefaites, Anubion vint lui aussi nous rejoindre et nous révéla que Simon s'était enfui pendant la nuit pour gagner la Judée. 2 Il vit notre père qui pleurait et se lamentait en disant : «Malheureux que je suis ! j'entendais qu'il était magicien et je ne le croyais pas. Quel malheur s'est abattu sur moi! en un seul jour, reconnu par ma femme et par mes fils, au lieu de pouvoir me réjouir avec eux, je suis retombé dans les anciennes misères que j'ai endurées quand j'étais fourvoyé!» 3 Quant à notre mère, elle se lamentait encore bien plus fort, la chevelure éparse et déchirée ; nous aussi, frappés de stupeur devant la transformation du visage de notre père, nous étions comme hébétés, l'esprit égaré, incapables de comprendre ce que cela signifiait. Pour sa part, Anubion, nous voyant tous si vivement affectés, se tenait là comme privé de la parole. 4 Alors Pierre nous regardant, nous, les fils , nous dit : « Croyez-moi, cet homme est bien votre père; aussi, je vous engage à le respecter comme un père. Car Dieu offrira quelque occasion propice où, après s'être dépouillé du visage de Simon, il pourra recouvrer la figure manifeste de votre père, autrement dit sa figure propre. »

Récit d'Anubion 58 I Et se tournant vers notre père : «Je t'avais permis, lui dit-il, d'aller saluer Appion et Anubion, qui étaient, avais-tu dit, des amis d'enfance, mais point de parler avec Simon. » Et notre père: «J'ai péché, dit-il,je le confesse.» 2 Alors Anubion intervint: «Je me joins à lui pour te prier et te supplier, moi aussi, de pardonner à ce vieillard, homme bon et généreux; le malheureux a été trompé par le magicien en question, qui en a fait sonjouet.Je vais expliquer en effet comment la chose s'est passée : 3 quand il est venu nous saluer, il s'est trouvé qu'à ce moment précis nous entourions Simon et l'écoutions nous

524

RECONNAISSANCES DU PSEUDO-CLÉMENT

dire qu'il voulait prendre la fuite cette nuit même; car il avait entendu dire que des hommes étaient venus également ici, à Laodicée pour s'emparer de lui sur ordre de l'empereur; 4 mais il voulait détourner toute leur fureur sur ce Faustinianus qui venait d'entrer. 5 Et s'adressant à nous: "Prenez seulement soin, dit-il, de le faire manger à notre table, et moi, je composerai un certain onguent pour qu'il s'en enduise la face après le repas et que, par suite, il paraisse aux yeux de tous avoir mon visage; 6 vous, de votre côté, frottez-vous la face au préalable avec le suc d'une certaine herbe, de sorte que vous ne soyez pas trompés par la métamorphose de son visage ; ainsi, excepté vous, tout le monde aura l'impression qu'il est Simon."

Suite du récit d'Anubion 59 r «Et comme il nous tenait ces propos, je lui dis : "Et quel bénéfice retires-tu de cette opération?" "Premièrement, répondit-il alors, que ceux qui me recherchent s'emparent de lui et cessent de me rechercher. 2 Ensuite, s'il est de surcroît puni par César, que ses fils en éprouvent la plus vive douleur, eux qui m'ont abandonné pour se réfugier auprès de Pierre et sont maintenant ses auxiliaires 42 ." 3 Pour ma part, Pierre, je t'avoue la vérité: j'ai eu peur sur le moment de révéler cela à Faustinianus, et d'ailleurs Simon lui-même ne nous laissa pas non plus le temps de nous entretenir à l'écart et de lui découvrir plus complètement son dessein à lui, Simon. 4 Entretemps, aux alentours de minuit, Simon s'est enfui pour gagner la Judée. Il s'est fait escorter par Athénodore et Appion, mais moi, j'ai simulé une indisposition physique afin de pouvoir rester à la maison et faire revenir ce au plus vite auprès de vous, pour voir s'il pourrait, d'une manière ou d'une autre, être caché chez vous. Ceci pour éviter que, pris par ceux qui recherchent Simon, il soit conduit devant César et qu'il

42. Voir Rec Il, 5-6.

LIVRE X

525

périsse sans motif 5 Maintenant, plein d'inquiétude à son sujet, je suis venu pour le voir et pour être de retour avant que n'arrivent ceux qui sont allés escorter Simon. » 6 Et se tournant vers nous, Anubion ajouta: