Raymond Queneau, le Peintre de la vie moderne 2336773937, 9782336773933

Sous le couvert de l'humour et du jeu, de l'innocence et du futile, il existe un Queneau engagé, politique, an

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Raymond Queneau, le Peintre de la vie moderne
 2336773937, 9782336773933

Table of contents :
Table des matières
Le Peintre de la vie moderne
Chapitre I L’invention de nouveaux codes et de nouveaux modèles
Chapitre II L’évolution des représentations socioculturelles dans l’oeuvre
Chapitre III Les relations avec l’univers des normes
Répertoire des auteurs, ouvrages, lettres et articles cités
Revues consacrées à Raymond Queneau
Table des matières

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Marcel

Bourdet te - Donon

Raymond Queneau, le Peintre de la vie moderne

EL Espaces Littéraires

Raymond Queneau, le Peintre de la vie moderne

Espaces Littéraires Collection fondée par Maguy Albet Dernières parutions Michèle DUCLOS, Un regard anglais sur le symbolisme français, Arthur Symons, Le mouvement symboliste en littérature (1899), généalogie, traduction, influence, 2016. Anne-Marie REBOUL et Esther SÁNCHEZ-PARDO (éd.), L’écriture désirante : Marguerite Duras, 2016. Gladys M. FRANCIS, Amour, sexe, genre et trauma dans la caraïbe francophone, 2016. Fabienne GASPARI, L’écriture du visage dans les littératures francophones et anglophones, De l’âge classique au XXIe siècle, 2016. Yulia KOVATCHEVA, Modernité esthétique chez André Malraux, 2015. Hanétha VETE-CONGOLO (dir.), Léon-Gontran Damas : Une Négritude entière, 2015. Naïma RACHDI, L’art de la nouvelle entre Occident et Orient, Guy de Maupassant et L’Égyptien Mahmûd Taymûr, Influence de la littérature française sur la littérature arabe moderne, 2015. Augustin COLY, Duplications et variations dans le roman francophone contemporain, 2015. Marie-Denis SHELTON, Eloge du séisme, 2015. Marie-Antoinette BISSAY et Anis NOUAIRI, Lorand Gaspar et la matière-monde, 2015. Thierry Jacques LAURENT, Le roman français au croisement de l’engagement et du désengagement, 2015. Moussa COULIBALY et Damien BEDE, L’écriture fragmentaire dans les productions africaines contemporaines, 2015. Jean Xavier BRAGER, De l’autre côté de l’amer, Représentations littéraires, visuelles et cinématographiques de l’identité pied-noir, 2015. Isabelle CONSTANT, Le Robinson antillais. De Daniel Defoe à Patrick Chamoiseau, 2015.

Marcel Bourdette-Donon

Raymond Queneau, le Peintre de la vie moderne

Du même auteur Romans Le Journal d’un sauvage, Paris, éditions L’Harmattan, 2013. Amours nomades, Paris, éditions L’Harmattan, 2011. Le Voyage de Salomé, Paris, éditions L’Harmattan, 2008.

Essais Des Rives du Congo à La Meuse, ouvrage collectif, Paris, éditions L’Harmattan, 2013. Queneau, cet obscur objet du désir, Paris, collection « Critiques », éditions L’Harmattan, 2006. Queneau, le trouvère polygraphe, Paris, éditions L’Harmattan, 2003. Anthologie de la littérature et des arts tchadiens, Paris, éditions L’Harmattan, 2003. Le Rythme du corps (Céline, Fitzgerald, Borges, Calvino, Pleynet, Guyotat, Sollers), Paris, collection « Critiques », éditions L’Harmattan, 2003. La Tentation autobiographique, Paris, collection « Critiques », éditions L’Harmattan, 2002. Raymond Queneau, l’œil, l’oreille et la raison, Paris, collection « Critiques », éditions L’Harmattan, 2001. Les Enfants des brasiers, Paris, collection « Critiques », éditions L’Harmattan, 2000. Tchad 98, Paris, collection « Études africaines », éditions L’Harmattan, 1998. La Peinture Centrafricaine, état des lieux, Paris, éditions L’Harmattan, 1997.

© L’Harmattan, 2016 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris www.harmattan.com [email protected] ISBN : 978-2-343-10031-9 EAN : 9782343100319

Le Peintre de la vie moderne « Chaque individu est le fils de son temps » (Hegel)

Plus les années passent, plus l’œuvre de Raymond Queneau paraît étrange, innocente, déconcertante, à ceux qui la découvrent pour la première fois. Peut-être parce que trop malicieuse, sans doute trop savante, pour les lecteurs pressés de notre temps. Entré dans La bibliothèque de la Pléiade, ainsi que dans les livres de classe garants du bon usage et des règles établies, Raymond Queneau compte parmi les auteurs à commenter à l’examen du baccalauréat. Traité comme un écrivain consacré, ce saltimbanque resté rebelle à l’égard des institutions de son temps, fait désormais partie du patrimoine culturel français : « La libre passion, arrangée, expurgée à l’usage des écoles ! » s’indignait déjà Romain Rolland, à propos de cette récupération des réfractaires, dans JeanChristophe. Pourtant, cette œuvre, née en marge des grands courants et pensées à la mode, peine, par sa nature chiffonnière faite de bribes recueillies des cultures les plus diverses et de toutes les époques, à se laisser académiser. Comment soumettre à des normes plus conventionnelles ce langage bizarre, qui vient tout à coup interrompre le balayage du regard ? Comment ériger en exemple ces phrases singulières, truffées d’incorrections syntaxiques et parsemées de mots rares, de termes démodés ou d’envolées lyriques ? Comment ne pas être surpris par l’étrangeté d’un humour, dont le caractère pataphysique garantit la « sobriété du rire »1, par cette étrange fantaisie d’one man show, cette forme d’esprit railleuse avec laquelle le romancier s’attache à décrire certains aspects insolites de la réalité ? Par ce troublant mélange de 1

Voici la définition que Raymond Queneau donnait déjà de l’humour, en 1938 : « C’est que c’est sérieux l’humour ; c’est que c’est de la pataphysique l’humour ; c’est que c’est "noir" l’humour. » (« L’humour et ses victimes », Volontés, 20 janvier 1938, repris dans Le Voyage en Grèce, p. 80, éditions Gallimard, collection « NRF », Paris, 1973).

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jeux d’esprit et de calembours impudiques, d’ironie, de rire jaune, d’humour noir ou pince-sans-rire à la manière des auteurs du siècle des Lumières. Par cette forme déroutante de regard absurde, bienveillant ou détaché des événements, souvent proche du wit britannique. Par le caractère inouï de ce rire silencieux, de ce sourire grimaçant, de ce rictus que le texte arrache à son lecteur en découvrant la doctrine des plus grands philosophes, incarnée par des gens du peuple ; histoire de critiquer, après Bergson et Jankélévitch, l’esprit de sérieux qui entoure le monde de la pensée. Comment ne pas être désorienté par ces récits qui se nourrissent d’un je-ne-sais-quoi et s’achèvent sur un presque rien ? Comment, dans ces conditions, l’écrivain, penseur, mathématicien, peut-il incarner un idéal, faire figure de modèle, de « classique », capable de nous surprendre et de nous toucher encore aujourd’hui ? Peut-être, parce que cet homme nous parle avec simplicité de la liberté, de la mort, de l’amour, de cette illusion, de ce « presque rien » qu’est la vie où le personnage n’est qu’un « je-ne-sais-quoi » qui déambule dans un univers en pleine mutation. Un monde où rien ne sera plus comme avant. Partant de ce constat, l’artiste se fait le chantre de la transcendance quotidienne en nous décrivant, pour en avoir expérimenté tous les aspects à travers son activité d’encyclopédiste, des êtres en équilibre ; entraînés vers l’avant et retenus vers l’arrière, en train de basculer vers la modernité, inexorablement. Tout se passe comme si Raymond Queneau partait d’un postulat fondamental fondé sur cette notion d’équilibre. Un équilibre présent chez le jeune enfant comme chez le primitif, qui constituent deux figures récurrentes chez l’artiste, mais que les technologies et le milieu perturbent. À commencer par l’éducation qui, ainsi qu’a pu l’observer Marshall McLuhan1, 1

Nous mettrons à profit le système de notation infrapaginal pour établir un glossaire des chercheurs et concepts cités, en rapport avec les sciences de l’information. McLUHAN (Marshall) : Canadien, professeur de littérature anglaise, Directeur du Centre for Culture and Technology de l’Université de Toronto. Rendu célèbre par deux postulats selon lesquels « le médium est le message » et la notion d’un « village électronique mondial », ce théoricien de la

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s’est d’abord employée à développer un sens particulier. Priorité fut en effet donnée à la vue, par l’alphabet et l’imprimerie. Puis, à l’ouïe, avec le développement de la radio. Et enfin, au système nerveux central, depuis l’apparition de la télévision. La révolution numérique a opéré une transformation profonde chez celui que McLuhan nommait déjà « VideoBoy », en touchant à tous les domaines de la vie ainsi qu’à celui de l’économie, aux activités laborieuses comme de loisir. Le développement de l’informatique, des jeux vidéo, d’Internet, du smartphone, déjà largement démocratisés, l’essor des nanotechnologies, ont bouleversé les civilisations et, au sein même de celles-ci, les différentes générations en suscitant des modifications du dispositif sensoriel et intellectuel. C’est à cette programmation différente de la perception, par d’autres média, que nous confronte l’œuvre de Queneau qui ne situe plus son message dans la seule signification mais dans la combinaison du message et du support. Ce dernier étant pris dans l’acception la plus large de tout ce qui, à l’intérieur du livre, permet la communication. Ainsi, l’information se trouvet-elle le plus souvent subordonnée au médium, inversant de la sorte la traditionnelle opposition du fond et de la forme. À l’instar des nouvelles technologies, les romans de Queneau proposent un monde excitant et libérateur où l’esprit peut s’affranchir des chaînes de la culture mécanique et se mettre à jouer avec le texte. Avec les mots soudés et l’écriture phonétique, qui isolent et amplifient la valeur visuelle, l’écrivain ramène son lecteur à un stade primitif, où l’on communiquait sans écriture et dans lequel l’ouïe était sollicitée pour percevoir la parole. Il fait du livre un « prolongement de l’œil »1, conduit à une expansion de la perception et à une extension des sens humains. L’humour, ainsi que les pirouettes graphiques et orthographiques qui l’accompagnent, les communication a décrit l’influence des média sur les modes de communication et de pensée. Ses principaux ouvrages sont La Galaxie Gutenberg, 1962, traduction française, Mame, 1967. Pour comprendre les médias, 1964, traduction française, Seuil, Paris, 1968. Message et Massage, 1967, traduction française, J. J. Pauvert, Paris, 1968. 1 McLUHAN (Marshall), Message et Massage, op. cit.

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nombreuses références intertextuelles, constituent une savoureuse mise en bouche par laquelle l’artiste fracture la sphère privée du lecteur dont il endort la méfiance et suscite la sympathie, avant de se livrer à une mise en mots au fil d’une intrigue plus ou moins anodine, sur le dos de personnages plutôt « miteux », d’une langue et d’un environnement passablement « marmiteux », ainsi que les qualifie Alexandre Vialatte dans ses chroniques : « Tous les romans de Queneau sont faits de personnages miteux, parlant un français marmiteux, dans des banlieues calamiteuses. Le chômeur, l’argot, le terrain vague et la plateforme d’autobus en fournissent toute la majesté (…) car une vieille boîte à sardines, dans un terrain vague, à minuit, reste quand même un miroir de la Lune. »1

Il y a, dans le monde, quantité de lecteurs et tout autant de modes de lecture. Des gens qui, selon le mot de Baudelaire, lisent comme ils vont visiter un musée, « passent rapidement, et sans leur accorder un regard, devant une foule de tableaux très intéressants, puis sortent satisfaits, plus d’un se disant : "Je connais mon musée" »2 . Le plaisir de lire conduit, le plus souvent, ces lecteurs occasionnels à ignorer les subtilités qui procèdent à la mise en œuvre de la jouissance, l’architecture qui sous-tend le divertissement, à ne se consacrer qu’à l’enveloppe titillante, apéritive, du « divin gâteau ». Une mécanique bien huilée préside pourtant aux relations cacophoniques, orchestre les actes manqués auxquels aboutit une multitude de malentendus. De sorte que la relation efficace établie par l’écrivain avec son lecteur s’appuie, en réalité, sur une communication problématique annonciatrice d’une ère moderne, de nouvelles manières de penser et de progrès dans les dispositifs informationnels.

1

VIALATTE (Alexandre), Dernières nouvelles de l’homme, éditions Julliard, Paris, 1978. 2 BAUDELAIRE (Charles), « Écrits sur l’art », tome 2, Le Peintre de la vie moderne, p. 133, éditions Le Livre de poche, Gallimard et Librairie Générale Française, Paris, 1971.

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Né le 21 février 1903, en même temps que la viscose, l’électrocardiographe, la péniche à moteur diesel et le biplan des frères Wright, Raymond Queneau n’a pas connu les grandes mutations technologiques de la fin du XXe siècle. Mais ses romans témoignent, néanmoins, de l’amorce de cette transformation à travers une incidence de plus en plus grande des réalités technologiques dans tous les aspects de la vie sociale. Dans chacun de ses romans, l’écrivain s’applique à extraire la part de poésie et de mystère, si minime soit-elle, que recèle son environnement. Les faits divers, les anecdotes qu’il rapporte, soit directement soit par l’entremise des gazettes de l’époque, sont comme des petits morceaux d’histoire1 qui contraignent le lecteur d’aujourd’hui à remonter le temps ; à considérer la vie telle qu’elle était vécue il y a un demi-siècle et plus. L’artiste, de ce point de vue, sait mieux que personne que la période et les modes qu’il traverse sont éphémères. Le costume, le téléphone, la voiture, la façon d’être et de parler, sont les marques d’une époque, de son époque, dont il s’efforce de capter la barbarie et l’ingénuité, la vitalité et la fugitivité. Son œuvre, comme le fait observer Jacques Bens2, demeure profondément ancrée dans son temps et même dans chaque décennie, ainsi que nous nous proposons de le montrer dans les pages qui suivent. L’écrivain meurt à Paris, dans le 13e arrondissement, le 25 octobre 1976, peu de temps après que Neil Armstrong pose, le premier, son pied sur la lune. Juste après l’invention du code barre, de la carte à puce et de la découverte du vaccin contre l’hépatite B. Tour à tour traducteur, lecteur d’anglais (1938), puis secrétaire général des éditions Gallimard (1941) où il assure, à partir de 1956, la direction de publication des quarante-neuf volumes de l’encyclopédie de la Pléiade (1956-1991) dont il dirige les trois premiers tomes, regroupés sous le nom d’Histoire des Littératures, en 1956 et 1958 - un demi-siècle 1

C’est cette conception qu’exprime déjà Queneau dans un texte inédit où il déclare : « L’histoire commence à développer l’essentiel de ses principes le long des journaux du soir » (« Texte surréaliste », p. 1036. Œuvres complètes, tome I, éditions Gallimard, collection « La Pléiade », Paris, 1989). 2 BENS (Jacques), Le Nouveau dictionnaire des auteurs, tome 3, éditions Laffont-Bompiani, Paris, 1994.

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avant l’apparition de l’encyclopédie en ligne - l’écrivain s’est toujours employé à combattre la pensée unique, une pensée coulée dans le moule du logos. Attentif à cette modularité de l’esprit mise en lumière par Jerry Fodor1, il accompagne à sa façon la transformation du savoir en science. Dans ce contexte, la communication n’est pas un objet délimité dont on pourrait recenser les emprunts. C’est plutôt la résultante d’un jeu d’interactions. Le croisement de différentes disciplines qui rejaillit au travers de la sensibilité de l’artiste au cinéma, à l’informatique, à toutes ces techniques modernes qui, loin de ne figurer que de banals instruments, constituent les ressorts de l’imaginaire. L’œuvre de Raymond Queneau s’inscrit, en effet, de plainpied dans le champ de cette première révolution technologique qui a consacré la dispersion du monde agricole au profit d’un réseau urbain de plus en plus développé et l’émergence d’une perception nouvelle de l’espace-temps, sous l’influence de la rapidité des moyens de communication. L’époque est secouée par un essor technologique qui bouleverse les conditions de la vie collective, bascule dans le désordre d’un libéralisme incontrôlé qui génère une crise d’identité, la perte des repères, l’affaiblissement du contrat social. De la révolution verte, qui a favorisé l’exode rural, à l’automatisation des caisses de supermarché, en passant par le développement de la robotique industrielle. La modernité se traduit, ainsi, par une sacralisation de la technique et un rejet de la nature perçue, dès le XVIIIe siècle, comme la base du bien et du beau. De même que par une critique des fondements de la philosophie hégélienne et de la dialectique de Engels qui trouve ses origines dans le développement de l’univers, avec l’Anti-Dühring. Dans ces années d’après-guerre, le progrès matérialise un rêve qui, ainsi que le dit Jacques Ellul, relève d’un mythe prométhéen. Celui de substituer l’homme à Dieu ! 1

FODOR (Jerry) : Professeur de psychologie et de philosophie, il conçoit, sous l’influence de Putman et Chomsky, une théorie computationnelle de l’esprit dans laquelle il oppose le comportement humain à certains comportements automatiques. La Modularité de l’esprit, essai sur la psychologie des facultés, éditions de Minuit, Paris, 1986.

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C’est sur quoi revient implicitement l’écrivain à travers cette déclaration de Temps Mêlés : « Les seules harmonies existantes, l’homme les a créées. Les points communs, l’homme seul les a touchés. Le divin sur terre, l’homme seul l’a pu recevoir. L’esprit ne souffle que là où respire l’homme, mais l’homme dégagé de ses contraintes biologiques et agricoles : l’esprit ne souffle que lorsque la nature s’efface et disparaît. L’homme ne s’accomplit que dans la ville »1

Cette ville, Queneau l’appréhende au niveau de sa topographie, de ses activités, de ses techniques, de la manière de vivre ou de se vêtir des habitants. D’où la présence récurrente, dans l’œuvre, de magasins, de rues, de cafés, de cinémas, de fêtes foraines. Et l’écrivain d’ajouter, dans « Les Ruraux » : « C’est chez nous, derrière les pierres de nos constructions ou sur celles de nos rues, que l’on peut percevoir la vie ; et c’est de là qu’elle rayonne vers l’obscurité des campagnes »2

C’est cette coupure avec le monde rural, sa vie végétative rythmée par l’habitude, sa culture et ses valeurs3, que reflètent les romans profondément enracinés dans l’urbanisation (comme en témoigne l’apparition des premiers lotissements dans Le Chiendent4) et le mouvement, qui expriment les valeurs dominantes, en symbiose avec la communication moderne : « Il roule maintenant sur le territoire de la commune de Blagny ; il laisse tomber à sa gauche les lotissements du 1

QUENEAU (Raymond), Saint Glinglin, précédé d’une nouvelle version de Gueule de Pierre et des Temps Mêlés, « Les Ruraux », p. 129, éditions Gallimard, collection « NRF », Paris, 1948. 2 QUENEAU (Raymond), Saint Glinglin, op. cit., p. 127. 3 Dans un texte inédit, daté de février-mai 1928, Queneau émet un jugement sans appel sur la campagne et l’instinct de propriété qui la caractérise : « Il existe plusieurs campagnes françaises : la laide, la merdeuse, la sirupeuse et la conifère » (« Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1064). 4 QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, éditions Gallimard, Paris, 1933. Réédition collection « Folio », 1974.

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Désert où les chemins sont des ravines, où l’on ne connaît ni l’eau, ni le gaz, ni l’électricité, grâce à l’habileté astucieuse d’honorables commerçants en mètres carrés »1

Le roman se réfère, ici, à un phénomène tout à fait particulier : celui des effets de la spéculation capitaliste sur la construction des espaces urbains ; et leur tentative de réorganisation, au cours du XXe siècle, fondée sur une division entre les lieux de travail et de logement. Un processus qui va entraîner une détérioration des conditions matérielles et morales d’existence des classes populaires, leur aliénation, et préfigure l’avènement des « cités dortoirs », puis des « cités ghettos » : « On a aussi inventé la banlieue pour les impurs afin qu’au centre des cités, l’esprit se puisse enfin délivrer de ses attaches biologiques »2

Dès la seconde moitié du XIXe siècle, le développement des grands centres urbains provoque le départ des ménages populaires, ouvriers et employés, vers la périphérie des villes. Les différenciations sociales s’accentuent avec la crise du logement à Paris et la fabrication de quartiers pavillonnaires en banlieue, entre 1919 et 1939. Répondant au souhait fantaisiste d’Alphonse Allais qui proposait de transporter les villes à la campagne, les lotisseurs promettent du bon air, espace et accès à la propriété individuelle, en profitant du vide juridique qui entoure le droit à lotir. Nul besoin d’autorisation préalable, l’absence de règles entraîne une frénésie spéculative aux dépens des classes populaires. Chacun fait n’importe quoi. On décime les forêts, on construit sur des terres inondables, dans des endroits dépourvus de tout aménagement que l’on promeut banlieue ouvrière. Puis, l’on appâte l’acheteur par un prix modique et l’étalement des paiements. Si bien que, durant l’entre-deux-guerres, le phénomène des lotissements en banlieue constitue la principale offre de logement. Le développement des transports en commun influence 1 2

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op.cit., p. 254. QUENEAU (Raymond), Saint Glinglin, op. cit., p. 142.

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l’implantation de cités résidentielles à bon marché, de petites maisons dont la création permet de développer des espaces périurbains sans en faire pour autant de vrais lieux de vie, sans générer de communautés identitaires, économiques ou sociales. Mais, se bornant à multiplier des dortoirs où les plus modestes nichent leurs idéaux d’esclaves fugitifs, stigmatisés par des clichés qui mettent en évidence les aspirations stéréotypées d’une classe sociale : « Mon-Désir », « Mon-Repos », « MonRêve », « Sam suffi » (Le Chiendent). Ces espoirs (vite déçus) de confort et de campagne constituent un élément récurrent dans les romans de Queneau, qui évoquent la « barbarie » des lotissements, parlent de « scandale » et raillent volontiers de tels actes manqués en soulignant le caractère sordide de ces nouveaux environnements, généralement inachevés, parfois même pas viabilisés, en raison de la cupidité de certains entrepreneurs ou sociétés financières. Ces spéculateurs qui se substituent, à partir de 1954, aux « monteurs d’affaires », ainsi que l’on appelait les promoteurs immobiliers à l’époque, se présentent, la plupart du temps, comme des personnes peu scrupuleuses qui, attachées aux seuls profits immédiats susceptibles d’être réalisés, ne craignent pas de détruire l’équilibre urbanistique… « par l’unique considération du gain immédiat et le mépris de toute valeur humaine. La ville actuelle est un cancer topographique. A comprendre. A soigner. »1

La crainte de la constitution d’une « banlieue rouge », sous l’impulsion du parti communiste qui voit un terreau propice dans ces nouveaux ensembles où vit parquée ce que Guy Debord appelle une « pseudo-paysannerie », incite quelques réformateurs à réagir au sein de l’administration. Ils sollicitent l’intervention de l’État pour « assainir » ces quartiers environnants et pallier, ainsi, l’incurie des lotisseurs privés. Ce qui vaudra notamment à Paris une ceinture de maréchaux, en

1

QUENEAU (Raymond), « L’écrivain et le langage », Volontés, revue mensuelle, n° 19, juillet 1939. Repris dans Le Voyage en Grèce, op. cit., p. 179-180.

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bordure des habitations à bon marché où sont relogés les ouvriers victimes de la révolution industrielle : « Rien que des maréchaux aux portes de Paris de SaintOuen à Montrouge (…) au temps du front popu on appelait ça la ceinture rouge »1

L’extension des média à laquelle on assiste durant cette période s’accompagne, à son tour, d’un recul du religieux et des idéologies, du développement de l’individualisme et de la consommation. L’évolution de la forme et du contenu des œuvres romanesques, du Chiendent aux Fleurs bleues2, est révélatrice de cette « ouverture communicationnelle ». Et, l’on ne peut qu’être frappé par le modernisme d’une pensée qui se montre souvent en avance dans l’abord de certaines problématiques qui feront l’objet de développements théoriques ultérieurs, ouvrant ainsi de nouveaux territoires à la littérature. Il eut été étonnant que l’écrivain, dont on sait la curiosité pour tout ce qui touche à la science, restât en marge de cette mutation culturelle et résistât à l’apport de modèles qui lui permettraient de pousser plus loin une réflexion entreprise, dès 1933, avec Le Chiendent, sur le sujet et la problématique de la relation. Si Raymond Queneau publie la majeure partie de son œuvre entre 1933 et 1952, il faut attendre pour voir surgir les ouvrages les plus novateurs, ceux qui lui assureront la renommée, tels Zazie dans le métro3, Les Fleurs bleues, Le Vol d’Icare4. Ou, dans le registre poétique : Si tu t’imagines5 et

1

QUENEAU (Raymond), « La Ronde », Courir les rues, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 380. 2 QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, éditions Gallimard, Paris, 1965. Réédition collection « Folio », 1974. 3 QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, éditions Gallimard, Paris, 1959. Réédition collection « Folio », 1980. 4 QUENEAU (Raymond), Le Vol d’Icare, éditions Gallimard, Paris, 1968. 5 QUENEAU (Raymond), Si tu t’imagines, éditions Gallimard, Paris, 1952. Réédition, Œuvres complètes, tome I, op. cit.

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Cent mille milliards de poèmes1. Cette évolution, d’une pensée positiviste et déjà structuraliste, de l’esprit de système (Le Chiendent) à des intuitions cybernétiques2 liées à la transcription de l’oral, à la segmentation de l’écrit (Zazie dans le métro), puis à une problématique interactionniste (Les Fleurs bleues), rend compte de l’intérêt croissant de l’écrivain pour le lien social qu’il appréhende toujours à partir de situations dialogiques. Ouvert à la culture sous toutes ses formes, Queneau allie l’imagination de l’artiste, la réflexion du philosophe et la curiosité du savant, mêle la pensée de Descartes, de Hegel, Kant et Leibniz, aux calculs combinatoires ou à la mémoire artificielle des ordinateurs. C’est ainsi qu’après la mise au point de la cellophane, en 1905, la découverte du nylon, en 1930, et la polymérisation de l’éthylène qui donnera naissance au polyéthylène en 1933, le styrène fait l’objet d’un court métrage de dix-neuf minutes : Le Chant du styrène, commandé en 1958 par le groupe industriel Pechiney au cinéaste Alain Resnais. Partant d’une citation des Voix intérieures, de Victor Hugo (« Ce siècle est grand et fort. Un noble instinct le mène »), placée en exergue du film, Queneau rédige un commentaire en alexandrins, dont le début se veut une adaptation triviale, parodique et programmatique, d’un vers du « Lac » de Lamartine : « Ô temps, suspends ton bol ». Le texte, sur une musique de Pierre Barbaud, créateur de la musique algorithmique, retrace les différentes étapes de fabrication en remontant d’un objet en plastique au moule d’où il est sorti, puis aux matériaux qui lui ont donné naissance. Le circuit industriel, dont le film inverse le début et la fin, est évoqué à travers un enchaînement de travellings, une succession de brouillages entre le passé et le futur, d’images dont le montage n’est pas sans rappeler les jeux de construction qui soustendent les romans de l’écrivain : 1

QUENEAU (Raymond), Cent mille milliards de poèmes, éditions Gallimard, Paris, 1961. Réédition, Œuvres complètes, tome I, op. cit. 2 CYBERNÉTIQUE : Science constituée par l’ensemble des théories relatives au contrôle, à la régulation et à la communication dans l’être vivant et la machine.

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« O temps, suspends ton bol, ô matière plastique D’où viens-tu ? Qui es-tu ? (…) De quoi donc es-tu fait ? D’où donc es-tu parti ? Remontons de l’objet À ses aïeux lointains ! Qu’à l’envers se déroule Son histoire exemplaire. En premier lieu, le moule. Incluant la matrice, être mystérieux, Il engendre le bol ou bien tout ce qu’on veut. »1

Cet éclectisme fait du romancier, mathématicien, philosophe, un écrivain peu banal, à l’origine d’une mouvance des codes fondée sur le croisement de plusieurs disciplines et une vision fluide de la connaissance, qui, anticipant sur les travaux de Michel Serres2 ou d’Edgar Morin3, tente d’articuler les différentes sphères du savoir, le vivant et l’artificiel, en montrant, du Chiendent au Vol d’Icare, comment sujets et objets se construisent réciproquement.

1

QUENEAU (Raymond), Chêne et chien, suivi de Petite cosmogonie portative et de : Le Chant du styrène, p. 173, éditions Gallimard, Paris, 1969. 2 SERRES (Michel) : Philosophe spécialisé dans l’histoire des sciences et des idées. Dans les cinq volumes d’Hermès, publiés de 1969 à 1980, il envisage le cheminement du savoir en insistant sur l’importance de la communication qui transcende la science et les pratiques. 3 MORIN (Edgar) : Sociologue, directeur du centre d’études transdisciplinaires à l’École des hautes études en sciences sociales, il s’intéresse aux phénomènes de communication de masse (Le Cinéma ou l’Homme imaginaire, 1956 ; La Rumeur d’Orléans, 1969). Il initie une théorie générale des systèmes où prime la notion de complexité (La Méthode, trois tomes, 1977-1992).

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Chapitre I L’invention de nouveaux codes et de nouveaux modèles

Selon Raymond Queneau, « la grande histoire véritable est celle des inventions ; ce sont elles qui provoquent l’histoire »1. L’écrivain fut contemporain d’un certain nombre de découvertes qui contribuèrent au progrès ; une notion fort débattue depuis l’Antiquité. Avancées pour les uns, qui voient dans les découvertes scientifiques et techniques un outil de croissance et de développement susceptible de participer au perfectionnement de la société. Utopie, décadence pour les autres, qui attirent l’attention sur la misère sociale liée à l’industrialisation ou relient la notion de progrès à des considérations éthiques, comme l’historien et philosophe Hans Jonas dont l’ouvrage, Le Principe responsabilité (1979), invite à s’interroger sur les dangers que présente la technologie. Quoi que l’on pense, la vie quotidienne des hommes s’est trouvée singulièrement transformée au cours du XXe siècle, sous l’effet des inventions scientifiques et technologiques. Parmi les découvertes du temps, nous citerons, pêle-mêle, la mise au point des procédés d’impression par héliogravure en offset, en 1910, le tube néon, en 1911, le radar et la radioactivité artificielle, en 1934, le procédé de fabrication industrielle des stylos à bille, en 1953, et la première connexion informatique à longue distance, aux États-Unis, en 1965. De sorte que, dès ses premiers romans, Queneau comprend que l’avenir de l’art passe, lui aussi, par l’invention de nouveaux codes, de nouveaux modèles, avec l’apparition de l’électronique, de l’informatique, qui nous introduisent dans une société de communication, comme l’avait fait, en son temps, l’électricité louée dans les Contes et Propos et Le Vol 1

QUENEAU (Raymond), « Lectures pour un front », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 172.

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d’Icare où Hubert Lubert s’exclame, non sans une pointe d’inquiétude, à propos du XIXe siècle finissant : « À vrai dire le progrès me stupéfie. On va maintenant de Paris à Nice en moins de deux jours, la fée électricité commence à illuminer les villes, qui sait peut-être un jour les campagnes, le télégraphe traverse l’Atlantique, on va diriger les ballons comme on conduit les chevaux, où le progrès s’arrêtera-t-il ? Où ira-t-il se nicher ? »1

Ce progrès, qu’il s’agisse des premières émissions radio à travers l’Atlantique, en 1916, du premier dispositif de télévision électronique, en 1923, des premières émissions officielles, en 1933 ou de l’apparition du transistor, en 1947, Queneau nous le fait éprouver, livre après livre, à travers le développement de la presse, de la radio, du téléphone, du cinéma et de la télévision. Autant de nouveaux vecteurs d’information qui suppléent l’obligation de parcourir par une action à distance, où le temps l’emporte sur l’espace, où la vitesse des ondes provoque, comme l’observe Paul Virilio2 : « la fin du déplacement au profit de l’inertie d’une contemplation solitaire »3. La vitesse, qui s’efforce de vaincre le temps par la rapidité des moyens de transport tels que l’avion, l’automobile, le tram, le train ou le métro, constitue un archétype des temps modernes. Le vieillard nostalgique des Contes et Propos4 peut bien lui adresser un pied de nez dérisoire en vantant les mérites de la marche, il n’y pourra rien changer : la vitesse et l’instantanéité sont les nouvelles propriétés de l’environnement, que l’artiste prend en charge dans sa pratique.

1

QUENEAU (Raymond), Le Vol d’Icare, op. cit., p. 74. VIRILIO (Paul) : Architecte et urbaniste, directeur de l’École spéciale d’architecture, il conçoit une réflexion sur la vitesse considérée comme facteur essentiel d’organisation sociale et de contrôle politique (Vitesse et politique, 1977 ; Esthétique de la disparition, 1980 ; L’Art du moteur, 1993). 3 VIRILIO (Paul), Les Grands entretiens du Monde, numéro spécial de Dossiers et documents du Monde, tome III, p. 37, juin 1996. 4 QUENEAU (Raymond), Contes et propos, préface de Michel Leiris, éditions Gallimard, collection « NRF », Paris, 1981. 2

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Dans le sillage des interrogations de Valéry et de Mallarmé, contemporaine du Nouveau roman qui, dans les années 1950 1970, remet en cause la notion de personnage et de chronologie, sous l’influence du cinéma, des avancées des technologies de l’information et de la communication, la littérature se replie dans la forme, les figures, les jeux de mots, revient sur sa propre problématique. Au-delà du pittoresque, le langage, qui contamine l’écriture au niveau de la graphie, du débit, du lexique, se pose en objet essentiel, reflet de cette société moderne et de son hétérogénéité. L’afflux de termes grossiers, de mots crus qui prennent le plus souvent une valeur antisociale dans la mesure où ils figurent des instruments de rupture conversationnelle par l’irrespect qu’ils affichent à l’égard de l’interlocuteur, libère une forte charge de violence dans la relation avec autrui que les écrits de Queneau se plaisent à malmener : « Et puis, qu’est-ce que c’est que cette concession aux règles de la discussion ? »1

Expression d’une irritation momentanée, les vocables orduriers renforcent la dominante émotive du texte et retrouvent la fonction du langage parlé avec laquelle ils se confondent. Les tentatives de transposition, ainsi que l’à-peuprès phonétique développé par l’écrivain, incarnent de ce point de vue la recherche d’un nouveau codage, un essai de restitution de cette rapidité propre à la société contemporaine. Au fil de ses romans, Queneau n’a de cesse de modifier notre conscience de la durée en se livrant à un effritement du temps historique au profit d’un présent continu qui répond, peu ou prou, à celui de la connexion, de la radio, de la télévision, du téléphone, qui sautent les distances pour établir directement un contact avec quelqu’un ou quelque chose. Et, lorsque l’électricité se conjugue avec la vitesse, cela conduit au métro, nouvel élément de fascination et autre fort pourvoyeur d’imaginaire dans l’œuvre, ainsi qu’en font état deux textes,

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QUENEAU (Raymond), texte inédit, repris dans « Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1046.

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datés respectivement de 1944 et 1959 : En passant1 et Zazie dans le métro. Durant la première moitié du siècle, Louis Blériot a traversé la Manche, en 1909. Charles Lindbergh a survolé l’Atlantique, en 1927. L’Aéropostale est née en 1930. L’avion à statoréacteur a vu le jour en 1949. La Caravelle, avec ses moteurs placés à l’arrière du fuselage, est apparue en 1957. Le premier vol supersonique, évoqué dans Les Fleurs bleues, a eu lieu en 1947. Et, le premier satellite artificiel, Spoutnik (mentionné dans Discorde mélodie des terrains d’épandage2), fut lancé par les Soviétiques, en 1957, ce qui fait dire à Zazie, très au fait de l’actualité : « Je serai astronaute pour aller faire chier les Martiens »3

Dès sa jeunesse, Queneau s’est beaucoup intéressé aux aéronefs, allant jusqu’à concevoir « l’avion Queneau » et à présenter un « hydravionef géant Queneau ». Ce développement rapide des moyens de communication a favorisé l’interpénétration des langues dont la prosopopée de Mme Cloche, dans Le Chiendent, constitue le vivant témoignage. C’est aussi la cause première de diffusion des phénomènes de mode, dont on sait le caractère éphémère induit par la société de consommation, et auxquels l’œuvre fait souvent référence (Le Chiendent, Le Vol d’Icare, Le Journal intime4, On est toujours trop bon avec les femmes5. Un essor lié, pour l’essentiel, depuis le milieu du XXe siècle, au développement de la société de consommation qui favorise la production en série ; à l’urbanisation et à l’augmentation de la classe moyenne, ainsi qu’au plus grand pouvoir de diffusion de 1

QUENEAU (Raymond), « En passant », Contes et propos, op. cit., p. 83. QUENEAU (Raymond), « Discorde mélodie des terrains d’épandage », poème inédit, Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 836. 3 QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 23. 4 QUENEAU (Raymond), Le Journal Intime de Sally Mara, éditions du Scorpion, Paris, 1950. Repris dans les Œuvres Complètes de Sally Mara, éditions Gallimard, Paris, 1962. 5 QUENEAU (Raymond), On est toujours trop bon avec les femmes, éditions du Scorpion, Paris, 1947. Repris dans les Œuvres Complètes de Sally Mara, éditions Gallimard, Paris, 1962. Renouvelé en 1971. 2

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la presse. Ces différents facteurs ont permis à la mode de se construire jusqu’à devenir un phénomène de société, une des « caractéristiques fondamentales de notre civilisation »1, jusqu’à constituer un réflexe social et culturel. L’information, dans ce domaine, transcende les frontières, parvient dans les endroits les plus inaccessibles, s’immisce dans toutes les couches de la population ainsi que le constate, abasourdi, le couturier Callinan, dans On est toujours trop bon avec les femmes : « C’était donc la dernière mode, mais comment cette simple demoiselle des Postes dublinoises était-elle si bien au courant en pleine guerre ! tout cela devait avoir son origine à Londres, peut-être à Paris. »2

De sorte que la véritable intuition de l’auteur est de montrer que tout communique, comme le rappelle chaque roman de l’écrivain qui va jusqu’à ériger en motif cette problématique. On sait, pourtant, la méfiance que témoignait Queneau à l’égard des voyages et de la recherche d’un prétendu dépaysement, partant du principe que, à quelques fantaisies près, partout c’est pareil ! Et, que l’on perd son temps et sa force à faire le tour du monde si l’on n’apprend rien. Nourrissant peu de goût pour les départs et moins d’intérêt encore pour l’ailleurs, ses déplacements se limitent à de rares sorties de l’hexagone, guidées, la plupart du temps, par des raisons professionnelles. C’est ainsi qu’il effectue un séjour en Angleterre, en 1922. Un autre au Portugal, en 1929. Il part à Ibiza avec Leiris, en 1936, découvre les États-Unis, en 1950, et le Mexique où il accompagne Buñuel pour le tournage de La Mort en ce jardin. Il se rend en Italie, en 1953, puis en Russie, dans le cadre de l’association France-URSS, en 1956. Entretemps, il entreprend un voyage en Grèce, en 1932. Le plus mémorable puisqu’il lui inspire l’ouvrage éponyme qui ne sera publié qu’en 1973, mais qui lui fournit cependant le recul 1 QUENEAU (Raymond), « La mode intellectuelle », La Bête noire, revue mensuelle, n°1, 1er avril 1935, repris dans Le Voyage en Grèce, op. cit., p. 60. 2 QUENEAU (Raymond), On est toujours trop bon avec les femmes, op. cit., p. 271.

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nécessaire pour rompre avec les surréalistes. C’est à cette occasion que naît l’idée d’écrire Le Chiendent, ainsi qu’il le racontera plus tard dans Odile. C’est là, enfin, qu’il prend conscience que la lutte qui oppose la katharévousa et le démotique (le grec ancien et la langue populaire moderne) est comparable à la rivalité qui existe, en France, entre la langue écrite et le français parlé. Excepté cet épisode, les voyages n’ont pas laissé une forte empreinte dans l’œuvre. Car Queneau, pourrait-on dire, c’est l’anti-Leiris, beaucoup plus influencé par l’anthropologie sociale de Le Bon que par l’étude des cultures et sociétés primitives ou archaïques, ainsi que le laisse entendre l’écrivain dans un poème au titre suggestif : « Un pays frit ». « je ne suis Rimbaud ni Leiris dans ces pays jamais pied ne mis »1

Lui, c’est l’ethnologue des rues de Paris, le génial archiviste de l’Encyclopédie, pour qui c’est dans les fibrilles et les fourbis de la banlieue parisienne que se font les découvertes les plus marquantes. Pas la peine de s’éreinter, comme Auguste Queneau, sur les routes sahariennes de Kayes à Tombouctou, sur des pistes de brousse à peine frayées de Dakar à Gondar ! Il suffit de « courir les rues », de « battre la campagne » pour assister à des scènes plus pathétiques que les pâles resucées romantiques inspirées par les pays lointains. Loin de l’Egypte de Fromentin, de l’Afrique de Conrad, de l’Amérique de Kérouac, de l’Afghanistan de Kessel, du Mexique de Lowry, de la Russie de Tolstoï, des Indes de Forster ou des Samoa de Maugham, il tient, de 1936 à 1938, une chronique à l’Intransigeant. Une sorte de journal de bord intitulé Connaissez-vous Paris ? où la Ville Lumière figure son Afrique fantôme. Où le poète voyage à partir du seul nom de la rue : « voudriez-vous me dira-t-on que dans la rue du Congo s’y promènent des éléphants, des hippopotames et des rhinocéros (...) 1 QUENEAU (Raymond), « Un pays frit », Le Chien à la mandoline, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 289.

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pas bien loin au 64 de l’avenue Daumesnil il y a la Société des bois tropicaux (…) cela donne un peu l’atmosphère »1

À travers ce qu’il qualifie du mot rare de « farrago » pour désigner cette accumulation de faits divers, de bribes de conversations urbaines émaillées de réminiscences historiques, architecturales ou littéraires, Queneau présente fugitivement les rues, les fontaines, les squares, les statues, les affiches publicitaires, les bouquinistes, les bornes de taxi, les grands magasins, les restaurants, les travaux de démolition ou de reconstruction. Et, ce mélange confus, cet ensemble disparate, s’érige en langage de traces « plus ou moins futiles » qu’il « déchiffre comme un grimoire »2. Les noms, les lieux, les mots, les paroles, les choses, s’arrachent en fusées, jaillissent brefs et éclatants, telles des épiphanies, pour dévoiler une réalité cachée, un Paris insolite peuplé de petits faits à partir desquels l’écrivain fabrique une mémoire, ainsi qu’il le note dans l’une de ses chansons : « L’histoir’, j’l’ai apprise avec le nom des rues La géographie en suivant les ruisseaux »3

Dans le même esprit, Violette Morin4 remarque que les anecdotes humoristiques, chez Queneau, sont souvent liées au mouvement, ont toujours pour théâtre les véhicules de la

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QUENEAU (Raymond), « Composition de lieu », Courir les rues, p. 166, éditions Gallimard, collection « NRF », Paris, 1967. 2 QUENEAU (Raymond), « Un beau siècle », Courir les rues, op. cit.. Repris dans Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 423. 3 QUENEAU (Raymond), « La Rue Montorgueil ». Chanson écrite pour le ballet de Roland Petit, La Croqueuse de diamants, créé à Paris le 21 septembre 1950. Le texte est repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 941. 4 MORIN (Violette), « Le Vol d’Icare ou l’art de la fugue », Raymond Queneau, Cahiers de L’Herne, n° 29, éditions de L’Herne, janvier 1975.

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mobilité humaine. Et, Vladimir Jankélévitch1 résume parfaitement le phénomène lorsqu’il affirme que l’humour est la conscience en voyage, dans le métro, dans un wagon de chemin de fer… L’humour est éternellement en route, adopte la démarche de quelqu’un qui ne va nulle part tout en allant plus loin, la démarche d’une personne qui ne sait où elle va… ici ou là, au devant d’un nouvel espoir, de nouvelles désillusions, vers un ailleurs infini, quelque part dans l’inachevé. Ainsi que le note Michel Leiris, dans la préface aux Contes et Propos, le véritable exotisme se situe, chez Queneau, au niveau du quotidien. Ses parents habitaient rue Thiers, au Havre, avant de déménager pour Épinay-sur-Orge, au sudouest de Paris. Lui, résida rue Notre-Dame-des-Victoires dans le IXe arrondissement, puis emménagea avec son épouse, Janine, square Desnouettes, dans le XVe, avant de s’installer définitivement à Neuilly. Mais, c’est en banlieue que se déroulent la plupart de ses romans et poèmes. C’est là que réside la véritable originalité, le dépaysement authentique. Il s’agit seulement d’ouvrir les yeux, de transcender l’habitude, pour éprouver les variations du quotidien affolé. Comme chez Ponge, l’insolite se loge à proximité, dans ce regard original porté sur des choses coutumières ou à travers ce malaise généré par la rupture dans la rationalité rassurante de la vie ordinaire, créant ce que Freud appelle « l’inquiétante étrangeté ». C’est dans cette quotidienneté émaillée d’inquiétudes, criblée de tracas, parsemée de contraintes et de nécessités, que surgissent les plus étranges spectacles, que se mêlent les caractères et les destins, et que chacun doit résoudre ses petits démêlés avec l’existence. C’est dans ce que la vie a de plus répétitif et d’habituel, au milieu d’une réalité pas toujours reluisante, parmi les petites détresses quotidiennes, que l’écrivain situe son travail de fond. L’intention parodique soustend toujours la recherche d’un dépaysement qui n’excède jamais le stade d’une imagination stéréotypée, ainsi que le laissent entendre ces reliefs d’exotisme colonial, tous ces 1

JANKÉLÉVITCH (Vladimir), BERLOWITZ (Béatrice), Quelque part dans l’inachevé, éditions Gallimard, Paris, 1978.

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clichés fondés sur un rapport de supériorité et caractérisés par une réduplication adverbiale dont la lourdeur réfère à leur nature éculée : « Ah ces chinois, plus marrants que les kabyles pas marrants à cause de leurs couteaux, plus marrants même que les nègres, pourtant ils sont marrants les nègres »1

La scène se déroule en 1916, dans les rues du Havre. Au 47, rue Thiers où les parents de Queneau tiennent un commerce de mercerie. Le Havre où l’écrivain fait ses études, au lycée François Ier. Le Havre enfin, où il subit la Première Guerre mondiale et voit débarquer puis défiler ces régiments cosmopolites qui font partager aux habitants un peu de leurs coutumes. Ici encore, nul besoin de s’aventurer bien loin pour découvrir les traditions et les mœurs étrangères. Comme plus tard les Berbères à Puteaux2, c’est là, sur le port, dans les rues, les boutiques, que se déploie le folklore des chinois, des nègres et des kabyles. Il en va de même dans les romans où l’on ne dépasse pratiquement jamais les frontières mais où l’on se trouve, sans cesse, confronté à ce que Leiris appelle un « folklore familier ». Queneau se montre plus attentif, il est vrai, aux modifications périodiques de sa langue maternelle qui demeure l’expression d’une quête identitaire dont témoignent, à la fois, les réflexions constantes qu’il se fait sur lui-même et sa psychanalyse. Durant toute sa vie, l’écrivain s’est révélé plus occupé à forger une langue particulière, originale; ainsi que le laissent entendre les Exercices de style, les « lipogrammes », la « Méthode S+7 », « Un conte à votre façon », Cent mille milliards de poèmes, son adhésion au collège de Pataphysique et la création de l’Oulipo. C’est ce peu de goût pour l’exotisme qui resurgit au travers d’une note écrite en 1949, dans son Journal, en marge d’une liste de langues étudiées : 1

QUENEAU (Raymond), Un rude hiver, p. 9, éditions Gallimard, Paris, 1939. Réédition dans la collection « L’Imaginaire », 1966. 2 QUENEAU (Raymond), « Une nouvelle conquête des Berbères à Puteaux », poème inédit paru dans le quotidien La Gazette de Lausanne, 4-5 septembre 1954. Repris dans« Le Chien à la mandoline », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 308.

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« français, latin, grec, anglais, allemand, espagnol, italien, portugais, roumain, arabe, hébreu, danois, copte, égyptien, hiéroglyphique, tibétain, bambara, ouolof, provençal (…) Sans grands résultats. »1

Ses découvertes de cultures lointaines passent par le récit des campagnes militaires du père, au Tonkin puis en A.O.F., ainsi que par sa propre expérience de zouave, en Algérie et dans le Rif marocain, qu’il retrace dans ses « souvenirs du service militaire »2. Son ouverture à l’Afrique noire se limite, en revanche, à une approche livresque qui tient à la lecture de Chaka : une épopée bantoue. Un livre écrit, en 1925, par l’écrivain Thomas Mopoku Mofolo, et traduit en 1940. Queneau mentionne ce texte dans son Journal, au mois de mai 1944, en même temps que L’ivrogne dans la brousse (The palm wine drinkard), une œuvre de l’écrivain nigérian d’expression anglaise, Amos Tutuola, parue en 1952, mais dont la traduction, effectuée en 1953, ne sera publiée qu’en 1983. Sans vraiment remettre en question les caractéristiques prêtées à un exogroupe à propos duquel les stéréotypes rassurent, respectent la cohérence de notre univers social, le trait exotique passe, aussi, chez cet incorrigible flâneur, par l’observation narquoise de l’architecture ; tel ce bâtiment érigé par Albert Laprade à la Porte Dorée, deux ans avant la parution du Chiendent, à l’occasion de l’exposition coloniale de 1931. Ornée d’un bas-relief monumental sculpté par Alfred Janniot, qui retrace l’histoire économique et illustre la richesse des colonies, la façade délivre un message idéologique qui s’accorde aux idéaux du moment, en exaltant la puissance commerciale des pays colonisés. Elle se présente comme un livre d’images qui fait valoir les apports de l’empire à la métropole, tout en exhibant les ethnies, les produits, sous la forme d’une étrangeté domestiquée :

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QUENEAU (Raymond), Journaux, 1914-1965, 3 mai 1944, éditions Gallimard, collection « NRF », Paris, 1996. 2 QUENEAU (Raymond), Souvenirs inédits, publiés dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1090.

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« En attendant, il contempla la bâtisse et supputa le degré de sottise et d’abjection de l’architecte qui avait élaboré cette croquignolade. Il dut toutefois s’avouer que le bas ou hautrelief représentant les Cinq continents déposant leurs « produits » aux pieds d’une déesse du Commerce mafflue n’était pas sans avoir pour lui quelque charme. Le régime de bananes, l’ananas et les défenses d’éléphant, qu’une négresse aux beaux seins présentait avec un inexplicable sourire, lui semblaient particulièrement plaisants. »1

Même si le bâtiment considéré n’est pas, comme signalé dans la fiction, le Comptoir national d’escompte où Raymond Queneau oeuvra durant quelques mois, en 1927, mais bien le Palais de la Porte Dorée, ancien musée des colonies, la description sert, une fois encore, de prétexte à l’artiste pour lutter contre le conformisme, les idées reçues, l’attitude passive qui consiste à régler sa conduite ou ses pensées sur celles du milieu. En réaction contre la propagande et les stéréotypes, l’écrivain s’emploie à fustiger le « désir mimétique » dont parle René Girard pour exprimer cette tendance de l’individu à imiter les comportements des autres afin de préserver son bienêtre au sein de la communauté. Il dénonce la facilité avec laquelle l’homme est amené à croire que tout a toujours existé et demeure immuable. Puis, il égratigne, au passage, l’histoire à laquelle il reproche de ne s’attacher au passé de l’humanité, qu’en fonction d’un point de vue ou d’un intérêt. C’est ainsi, remarque-t-il, que les historiens occidentaux n’ont véritablement commencé à s’intéresser à l’Afrique qu’au milieu du dix-neuvième siècle, à partir de la conquête coloniale. Ignorant complètement le fait que ce fût à l’est du continent qu’était apparue l’espèce humaine, il y a environ deux millions et demi d’années, et que de nombreux produits et marchandises avaient été introduits avant l’arrivée des colons : « Le maïs, le manioc, les arachides forment l’essentiel de l’agriculture en Afrique Occidentale. Et pourtant toutes ces plantes viennent d’Amérique. En trois siècles, il y eut donc là une transformation presque complète qui n’a laissé aucune

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QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 125-126.

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trace dans les pages des manuels pour lesquels l’histoire des peuples noirs ne commence qu’avec le général Faidherbe. »1

Le regard de l’autre s’inscrit dans un ensemble d’habitudes, de plaisanteries ethnocentriques fondées sur la distinction raciale, l’opposition chromatique et idéologique du blanc et du noir ; donnant ainsi souvent naissance à des jeux de mots qui, comme dans le poème « Concorde »2, peuvent sembler d’un goût douteux aujourd’hui. Dans le même esprit, Pierrot, parlant du mari de Léonie, en vient à jouer avec les opinions toutes faites. Il recourt, de manière frontale, aussi populaire que naïve, à l’emploi du mot « nègre », qui reste dans le contexte de l’époque une façon familière de désigner les gens de race noire. Mais, il se joue de façon plus sournoise des apparences. En l’occurrence, de la couleur de peau qui contraste avec le nom et le métier du personnage. Dix ans avant la parution de Race et histoire, de Claude Lévi-Strauss, Queneau met ainsi en avant l’idée que les groupes humains se distinguent en terme de culture et non de nature : « Albéric Prouillot ? Un ancien prestidigitateur qui s’était brisé les doigts, un jour, sur la mâchoire d’un nègre, et savezvous que ce nègre, qui était de la Martinique et qui s’appelait Louis Durand, ce nègre avait un petit manège… »3

C’est avec la même verve qu’il parodie l’orientalisme dit « moderne ». Ce goût, avivé au contact des cultures d’Afrique du Nord, pour tout ce qui touche à l’Orient, à son art, à ses mœurs, de la fin du XIXe siècle jusqu’au démantèlement de l’empire français et à l’indépendance de l’Algérie, de Delacroix à Renoir, de Matisse à Picasso, devient matière de jeu. Associé à ces détournements plaisants, le nom propre 1

QUENEAU (Raymond), « Lectures pour un front », Bâtons, chiffres et lettres, p. 173, éditions Gallimard, Paris, 1950. Réédition dans la collection « Idées » en 1965. 2 QUENEAU (Raymond), « Concorde », Courir les rues. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, p. 373. Au receveur « nègre » fâché de devoir répéter, un voyageur imagine rétorquer : « vous n’allez pas me manger pour ça ». 3 QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, p. 47, éditions Gallimard, Paris, 1942.

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constitue un point de départ digressif, le théâtre d’un paysage phonétique mouvant. L’écrivain rend, d’une part, le patronyme « acceptable », conforme à l’idée que l’on peut avoir d’un nom arabe comme Ben Amou ben Tobler ou Ben Addou ben Suchard, et le dote, d’autre part, d’une charge calembouresque par sa référence à une marque de chocolat. Il en va de même dans Pierrot mon ami où, pour endormir la méfiance, le personnage justifie maladroitement ses (fausses) origines en usant de poncifs. Faite de redoublements, son argumentation vise à donner plus de force à ses affirmations. Elle enchérit sur sa bonne foi mais s’affirme aussi puérile que familière par son recours au critère arbitraire de la religion, à travers l’imitation incongrue et grotesque du muezzin, ce pilier de la vie musulmane, qui appelle à la prière du haut de son minaret : « Non, chère madame, répondit l’autre, je suis un Arabe pour de bon, un vrai de vrai. Ecoutez-moi ça. Il poussa l’appel à la prière du muezzin. »1

C’est, par une simple variante, que l’écrivain s’écarte du lieu commun et reporte la réputation pédérastique du Grec sur le Maghrébin, à travers l’apostrophe adressée par l’automobiliste à Trouscaillon : « Eh bien, allez vous faire voir par les Marocains »2

Puis, il renvoie dos à dos, dans Odile, les attitudes colonialistes et progressistes : « G… n’aimait les Arabes que dans la mesure où les Français les opprimaient, car il était communiste. Il n’avait aucune sympathie pour cette civilisation qu’il méprisait en tant que moyenâgeuse. »3

Dans ce contexte, les termes d’origine étrangère acquièrent une dimension particulièrement expressive. Ceux d’Afrique du Nord principalement, qui visent à produire un certain effet en

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QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 39. QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 109. 3 QUENEAU (Raymond), Odile, op. cit., p. 13. 2

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associant une référence objective à des valeurs plus subjectives, teintées de répugnance ou de mépris. Si l’énoncé gagne quelque coloration dans ces emprunts, le recours à un lexique étranger ne demeure pas moins lié à un point de vue, un ensemble de valeurs et de représentations, une caractérisation péjorative qui, appuyée sur le système de pensées et de discours de l’époque, s’inscrit elle-même dans le champ d’une dépréciation globale, ainsi que l’illustre ce passage extrait d’Un rude hiver : « Les mercantis sortirent de leurs souks »1

Emprunté à l’arabe où il a traditionnellement le sens de « marché », le mot « souk », par l’intermédiaire des récits de voyages, puis par voie directe lors de la colonisation de l’Afrique du Nord par la France, acquiert le sens familier de lieu bruyant, où règne le désordre et la confusion. Entrés dans la langue où ils ont changé de sens, la plupart de ces termes, quelque peu passés de mode aujourd’hui, sont des mots d’argot, nés d’un besoin d’expressivité, qui puisent leur charge humoristique dans un écart par rapport à leur environnement sémantique et revêtent une connotation péjorative, plutôt méprisante, comme beaucoup d’autres expressions arabes francisées : « Poussée hors de son souk par la curiosité, une commerçante se livre à quelques confidences »2

Par sa dimension conceptuelle et idéologique, ce type d’énoncé constitue un regard, un prisme qui oriente et instruit notre perception de « l’autre », tout en renforçant les différences ; tandis qu’il réfère, dans sa dimension pratique, à des actions individuelles plus fortes, telles que les violences ou les insultes. Cet ensemble de signes par lesquels une collectivité, un groupe humain, sont identifiés dans un contexte historique précis, nous confronte à une certaine image de la race. Une apparence, socialement construite, qui varie suivant 1 2

QUENEAU (Raymond), Un rude hiver, op. cit., p. 7. QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 35.

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les sociétés et les époques. C’est dans cet esprit qu’il faut replacer la mystification patronymique liée à la fonction des deux fakirs dans Pierrot mon ami. L’un, Crouïa-Bey, se dit de Tataouïne dans le Sud-Tunisien, tandis que l’autre, le faux, He’lem Bey, natif de Rueil et prénommé Victor, puise dans un charabia exotique les preuves linguistiques de son identité : « Agi ména, fiça l’arbiya, chouïa, chouïa barka »1

On se bornera à constater que tous les termes avilissants pour désigner ou communiquer avec les indigènes sont empruntés au langage du colonisé. Ces africanismes qui, au sens linguistique du terme, désignent des mots et des tournures d’origine africaine, transposés dans la langue française, ont été popularisés par Gide dans son journal : Retour du Tchad, en 1928, ainsi que par les bataillons d’Afrique dont faisaient partie les Spahis, unités de cavalerie, les Zouaves, unités d’infanterie légère, au même titre que les Méharistes ou les Goums. Il est vraisemblable que l’écrivain conserve, à cet égard, des souvenirs de son service militaire. Incorporé le 16 novembre 1925, il fut, comme nous avons eu l’occasion de le préciser, envoyé en Algérie, au troisième régiment de zouaves de Constantine, qui passa ensuite au Maroc où il participa activement à la guerre du Rif (mars-avril 1926). C’est cette période, durant laquelle Queneau en profita pour s’initier à l’arabe, qui est rapportée dans Odile. L’on se souvient du piétinement de Travy dans la boue marocaine, au cours des premières lignes du roman, et de la prise de conscience brutale du personnage au contact d’une réalité infernale. « Je me trouve sur la route qui va de Ben Jeloud à Bab Fetouh »2

Cette époque resurgit de façon récurrente dans l’œuvre où les éléments autobiographiques viennent se fondre dans la 1

QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 38. QUENEAU (Raymond), Odile, p. 34, éditions Gallimard, Paris, 1937. Réédition, collection « NRF », 1969. 2

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fiction ou enrichir la documentation sur la vie sociale et la psychologie humaine : « On peut également y faire incruster des diams et des perlouses (comme disent nos braves petits soldats des Bataillons d’Afrique) »1

Le vêtement peut exercer une référence directe, comme dans le cas de cet uniforme très remarquable, qui attire par son caractère exotique. Immédiatement repérable, la tenue incarne toute la pompe de la vie militaire, met en valeur celui qui la porte et renvoie au corps auquel il appartient. C’est ainsi que le spahi se distingue spontanément aux yeux de Mésange, dans Pierrot mon ami, par sa chéchia, son burnous, sa veste-boléro et son sarouel noué par une ceinture de laine rouge. On observe que la femme qui accompagne le soldat est appelée « mouquère ». Un terme acclimaté par le corps expéditionnaire dans le langage populaire français. Venu de l’espagnol « mujer » (la femme), le mot s’est d’abord arabisé en « moukera » pour désigner l’épouse, avant de se transformer en « mouquère », avec le sens familier de maîtresse ou de gourgandine et de désigner toutes les femmes, sous l’influence dévalorisante des colons et des militaires. Si bien que la femme indigène, dégradée dans la mentalité coloniale, devient aux yeux de la société civile l’équivalent d’une prostituée : « Il n’y avait dans la salle qu’un sous-officier de spahis, dont le brillant uniforme intrigua vivement Mésange ; ce sousofficier était en compagnie d’une mouquière fardée. »2

Les sens, gustatifs ou visuels, peuvent être également à l’origine de cette réminiscence, comme dans Pierrot mon ami où la vue de la bouteille de raki ravive le souvenir de l’eau-devie de raisins aromatisée à l’anis et permet à Mounnezergues et Psermis de se découvrir un passé militaire commun en Afrique du Nord :

1 2

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 397. QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 173.

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« et me versa lui-même de sa propre main une bonne dose du raki qu’il était en train de consommer. Ca me rappela l’Afrique du Nord »1

On sait que l’armée a constitué, au temps de la conscription, un creuset où se trouvaient mélangés des hommes de toutes origines, avec leurs caractéristiques linguistiques. Or, c’est précisément durant son service militaire, accompli en Algérie et au Maroc, que Raymond Queneau approfondit sa connaissance du français populaire, de l’argot et des dialectes entrevus, durant sa jeunesse, au travers de lectures telles que Les pieds nickelés. Une bande dessinée créée par Louis Forton et publiée, pour la première fois, en 1908, dans la revue L’Épatant. À ces histoires enracinées dans les valeurs populaires françaises, il faut ajouter les poèmes de Jehan Rictus dont le premier recueil, Les Soliloques du Pauvre, parut en 1897, et les caricatures d’Henry Monnier, dessinées entre 1821 et 1850. C’est de cette époque que lui vient aussi, sans doute, le toponyme récurrent de « Tataouine ». Une oasis du sud tunisien où se dressait le bagne de l’armée française, aux conditions de détention réputées très difficiles. C’est cette triste notoriété qui est à l’origine d’expressions populaires telles que « aller à Tataouine », pour exprimer le fait de partir au bout du monde ; ou « Tataouine-les-Bains », qui suggère un endroit reculé et sans intérêt : « De quel bled vous êtes, monsieur Crouïa_Bey ? demanda Léonie. - De Tataouïne, dans le Sud-Tunisien, répondit le fakir en tranchant avec décision dans une falaise de roquefort. - Ah ! Tataouïne, Tataouïne, agi ména, fiça l’arbiya, chouïa barka, excusez-moi, c’est le mal du pays qui me saisit aux tripes, la nostalgie du désert… »2

Encore sous le choc de la Première puis de la Deuxième Guerre mondiale, de l’extinction du religieux, de l’effritement des idéologies et de la disparition des valeurs traditionnelles, Queneau n’a jamais critiqué ouvertement la colonisation ni la 1 2

QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 73. QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 38.

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création des départements français d’Algérie, entre 1848 et 1957. Il s’est montré tout aussi discret à l’égard de la situation néo-coloniale qui a suivi. Mais, cela ne signifie pas pour autant son indifférence ou son adhésion. La conscience de l’absurde et le sentiment de l’impossibilité de communiquer qui sont en train de se répandre, en même temps que les progrès scientifiques et techniques susceptibles de redonner foi en l’homme, engagent l’écrivain à explorer les voies d’un nouvel humanisme, à retrouver les racines de l’égalité sociale et d’une fraternité humaine qui priment sur la mission civilisatrice, les intérêts économiques et la surenchère militaire de la colonisation. Nourri de sa propre expérience de zouave, l’écrivain essaime quantité d’images négatives dans l’œuvre qui, si elle ne remet pas ouvertement en question l’idéologie coloniale, l’égratigne par le biais d’allusions à la domination économique ou culturelle, à la pénétration insensée d’un espace inhospitalier et brutal. Tous ces anciens des troupes coloniales ont contracté des maladies infectieuses qui rendent leur santé précaire, à l’image du père, telle qu’elle nous est présentée, sans égards et sans complaisance, dans Chêne et chien : « Cet homme revenait d’Indochine et d’Afrique. Il avait le teint jaune et vert. Il hébergeait en lui la colique hépatique qui le foutait tout de travers. »1

Le clin d’œil à Madagascar d’où revient Valentin Brû, dans Le Dimanche de la vie, élude la violence de la mission pacificatrice du général Galliéni, comme l’insurrection de 1947 matée par une répression sanglante de la part des autorités coloniales, ignore les milliers de morts pour ne se consacrer qu’aux maladies hépatiques et aux défaillances mentales, aux accès de folie et aux coups de cafard dont souffre le protagoniste à l’issue de son séjour sur la Grande île :

1

QUENEAU (Raymond), Chêne et chien, p. 41, éditions Gallimard, Paris, 1937. Réédition, collection « Poésie », 1969.

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« depuis la colonie, avec ses maladies hépatiques et ses coups de bambou »1

Le souvenir de son expérience douloureuse en Afrique du Nord amène Queneau à fournir quelques précisions relatives au physique de ces vétérans, tout aussi dégradé que l’environnement social. Une altération qui n’est pas sans rappeler la déchéance des coloniaux du Petit Togo, décrite dixneuf ans plus tôt par Céline, dans Le Voyage au bout de la nuit. Il faut dire que ces bataillons d’Afrique, plus connus sous l’abréviation de Bat’ d’Af, ont été créés pour recycler les militaires condamnés à des peines correctionnelles et sont composés d’anciens prisonniers, de bagnards, aussi violents que remplis de vices et de maladies, ainsi que le confirme Le Dimanche de la vie : « Il affirma que ce garçon était certainement un sale type comme tous ceux de la coloniale, des fumeurs d’opium pourris de vérole et de béri-béri, de vraies éponges à pernod »2

De sorte que, pour résumer l’aventure, les infections tropicales et la douleur de l’éloignement sont autant de traits négatifs qui font de l’Afrique le lieu de tous les tourments, la somme de tous les lieux communs, du sourire candide de l’indigène à la déprime du Blanc, en passant par les stéréotypes linguistiques, climatiques, et autres clichés : « parce que j’en avais assez d’être à Paris et que j’y cuvais un drôle de désespoir, sans avoir tout de même envie de partir au Cameroun ou en Mauritanie pour déguiser mon bourdon en un solide cafard colonial »3

Ainsi l’Afrique sert-elle le plus souvent de référence dépréciative, comme le confirme cette réflexion de Mme Cloche à son frère Dominique, reconverti en tenancier de 1

QUENEAU (Raymond), Le Dimanche de la vie, p. 31, éditions Gallimard, Paris, 1952. 2 QUENEAU (Raymond), Le Dimanche de la vie, op. cit., p. 50. 3 QUENEAU (Raymond), « Le Café de la France », Contes et Propos, op. cit., p. 148.

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maison close. Réplique où la violence de l’argot se mêle à la virulence de la métaphore métallurgique associée, elle-même, au mot « nègre » dont le caractère fortement péjoratif est appuyé par l’emploi de la conjonction qui unit deux mots de même nature grammaticale, à savoir « négresse » et « vérolées » : « Et t’en baveras quand tu m’verras rouler en Rolls avec des gigolos et qu’toi tu moisiras dans ton bocard avec trois vérolées et une négresse »1

Dans Pierrot mon ami, c’est l’emploi métonymique du terme « rasta », pris dans le sens de laisser aller, eu égard à ces gens qui ne se coupent ni barbe ni cheveux, qui vient implicitement évoquer une page de l’histoire éthiopienne en rapprochant le prince Luigi du négus Tafari, proclamé, en 1930, empereur d’Éthiopie sous le nom de Hailé Sélassié, messie des rastas de Jamaïque : « Pierrot regarda de nouveau le portrait du prince Luigi (…) ç’avait dû être un beau garçon, avec quelque chose d’un peu rasta tout de même. »2

Ce type de dépréciation revient au détour d’un repas pris par le consul et Jacques au restaurant de San Culebra del Porco. La thématique vulgaire, initiée par le toponyme, est filée au travers de la boisson qui parfait l’éclectisme des alcools proposés en poursuivant le même jeu de connotations péjoratives par le biais d’un détournement homophonique du « Pipit africain » ou de « l’alouette pipi », répertoriée par Buffon dans le tome V de son Histoire naturelle des oiseaux, écrite entre 1770 et 1783. « bourgogne de Californie, marc du Nicaragua, pipi du Sénégal »3

1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 307. QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 157. 3 QUENEAU (Raymond), Loin de Rueil, p. 173, éditions Gallimard, Paris, 1944. Réédition collection « Folio », 1977. 2

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Ailleurs, c’est la transmission orale, le chant et la danse, comme fondements de la culture africaine subsaharienne traditionnelle, qui serviront d’éléments de comparaison naturels pour vanter les mérites ou garantir l’originalité d’un spectacle. Nous sommes en 1933, la biguine et la rumba font leur apparition en France. Joséphine Baker vient de triompher, deux ans auparavant, au Casino de Paris. La musique inventée par la diaspora noire a traversé depuis longtemps l’Atlantique. Le ragtime et le jazz Nouvelle-Orléans, dominé par Sydney Bechet, viennent d’être détrônés par le swing des big bands. C’est la naissance de l’orchestre de Duke Elligton au Cotton Club, de celui de Count Basie à Kansas City, qui font se déhancher les foules. C’est toute l’effervescence musicale du moment que nous laisse deviner Le Chiendent dont l’écriture, tour à tour silencieuse, explosive, emblématique de son époque, semble contenir à elle seule un orchestre de jazz : « Oréa et koukla vont faire un numéro de danses orientales. Tu viendras voir ça. Très original. Grande nouveauté. Ca enfonce les nègres. Pouh. A part ça, j’ai un nouveau jazz épatant. »1

Le même motif musical revient dans Zazie : « On annonçait que le spectacle allait commencer par une caromba dansée par des Martiniquais tout à fait chous. »2

Il faut avoir à l’esprit, pour mieux saisir le sens de certaines déclarations, qu’une nouvelle figure de l’étranger apparaît en France à cette époque, à travers la situation du « travailleur immigré ». Au début du XXe siècle, le pays connaît une démographie languissante, si bien qu’il fait appel à la main d’œuvre étrangère, dès la Première Guerre mondiale. C’est ainsi que le ministère de l’armement recrute des Nordafricains, des indochinois, des chinois… Une carte de séjour est instituée en 1917, tandis que l’immigration se développe particulièrement pendant l’entre-deux-guerres avec,

1 2

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 197. QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 153.

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notamment, les réfugiés politiques russes, arméniens, allemands, espagnols et italiens. Occasionnant un déplacement du lieu de vie, les migrations économiques génèrent des situations nouvelles, des expériences inédites. Les migrants découvrent la solitude, l’exploitation, le racisme, au travers de leurs aventures et de l’émigration qui reste l’une des principales formes de la modernité. Coupés de leur langue, séparés de leur famille, éloignés de leur pays d’origine, ils ne tardent pas à développer un sentiment de nostalgie, tels ces balayeurs qui, loin des régions tropicales qui les ont vus naître, se laissent aller à un moment de tristesse en se remémorant une période heureuse : « Ces artistes municipaux ont depuis peu souvent la peau noire ils ont un air mélancolique pensent-ils à la Martinique ? (…) lorsqu’ils ont le balai en mains du matin au soir »1

Ce regard potentiel constitue un élargissement du champ de la fiction, l’expression d’un possible narratif qui, selon le mot de Jacques Bens2, sauve l’écrivain du populisme de banlieue. Même si, comme l’écrit plaisamment André Blavier, dans sa lettre à Queneau du 26/12/1962 : « le Katanka ne vaut pas le cas Tanguy »3. Derrière tous ces clichés coloniaux, toutes ces déclarations obliques, ces points de vue stéréotypés, Queneau prend implicitement son lecteur à témoin et, à partir d’un discours éculé, l’invite à créer de nouvelles normes. Si bien que la lecture, en produisant un sens à contre courant de celui qui est donné, s’affirme comme le résultat d’une action réciproque entre plusieurs acteurs, ainsi que l’ont montré Hans Robert 1

QUENEAU (Raymond), « Loin des Tropiques », Courir les rues, p. 114, éditions Gallimard, Paris, 1967. 2 BENS (Jacques), « Littérature potentielle », L’Arc, revue trimestrielle, 1966, n° 28 consacré à Raymond Queneau. 3 QUENEAU (Raymond), BLAVIER (André), Lettres croisées 1949-1976, éditions Labor, Bruxelles, 1988.

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Jauss1 et Wolfgang Iser2. Elle prête vie au texte et lui donne sa pleine dimension sociale. Essayant de se démarquer de son caractère économique qui fait du livre un pur objet de consommation, Queneau, selon les observations de Claude Simonnet3, est toujours à la recherche d’une connivence pour ancrer son message. Il interpelle implicitement son lecteur, sollicite une réaction et une adhésion, construit, par-delà le sens affiché, une convergence entre l’écrivain et son destinataire. Dans le cadre des propos stéréotypés que le romancier prête à ses personnages, il n’est pas rare que ces derniers, pour asseoir leur supériorité conversationnelle, prennent les média à témoin ou s’approprient un sujet d’actualité : « ou bien encore, pensez à ces rois égyptiens qui dormirent paisiblement pendant des siècles et dont on trimbale les momies jusqu’en Amérique ! »4

L’information véhiculée par les supports de l’époque appartient au présent de l’écriture et relève des préoccupations du moment ainsi que l’écrivain le souligne, non sans humour, dans Les Fleurs bleues : « Les actualités d’aujourd’hui, c’est l’histoire de demain ». Ou bien encore : « L’histoire est comme un petit tas de mégots qui fument encore »5. Si, donc, l’intérêt pour certains faits rapportés s’est émoussé aux yeux du lecteur contemporain amené à « décongeler » ces données, si l’adhésion feinte à certains discours de masse semble plus contestable aujourd’hui, il n’en reste pas moins le langage qui sous-tend l’information, le contexte communicationnel mis en place par l’écrivain, ainsi que la charge humoristique qui enveloppe souvent le tout. D’autant que l’œuvre romanesque de Queneau n’est pas dialectique. Elle cherche plus à démonter 1 JAUSS (Hans Robert), Pour une esthétique de la réception, éditions Gallimard, Paris, 1972. 2 ISER (Wolfgang), L’acte de lecture, éditions Mardaga, Bruxelles, 1985. 3 SIMONNET (Claude), Queneau déchiffré, éditions Julliard, Paris, 1962. 4 QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 110. 5 QUENEAU (Raymond), inédit, repris dans « Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1040.

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qu’à convaincre. Et, toutes les interprétations qu’elle autorise sont, selon le mot de Paul Gayot1, des horizons, des ouvertures. Elles font partie des « potentialités littéraires », au même titre que la doxa, cet ensemble d’opinions communes ou de préjugés populaires sur lesquels se fonde la communication, constamment en équilibre entre rhétorique et idéologie. Le cliché y est toujours une fenêtre ouverte sur le discours de l’autre, sur les modes de pensée et d’action de la société où il est aussi répandu que prisé. Sa reconnaissance favorise la communication, sur laquelle s’appuie la performance rhétorique de la défiguration. Un glissement qui nous fait passer sans cesse de valeurs socioculturelles à des considérations esthétiques. Si l’information réside dans le fait de recueillir ou de transmettre des renseignements, force est de constater que Raymond Queneau joue à l’infini sur cette notion. En introduisant quantité de modulations dans l’échange, l’écrivain retarde l’appréhension du message, diffracté dans ses premiers romans (Le Chiendent, Gueule de pierre2, Les Derniers Jours3) par les techniques d’un montage qui apparaît comme une étape essentielle dans le processus de construction et de communication romanesques. Fondé sur une distorsion périodique selon laquelle on brise la linéarité du message en le dérobant régulièrement à l’attention du lecteur, le montage équivaut à ce que Abraham Moles nomme « les structures syntactiques de l’œuvre ». Par le biais de tels agencements, l’artiste instaure ce que la cybernétique appelle encore : « un ordre lointain » où les lois d’assemblage sont d’autant plus perceptibles qu’elles accordent une certaine distance au récepteur. Le découpage et le réajustement, qui président au nouvel agencement de l’ouvrage, sont autant de moyens auxquels recourt l’écrivain. Ce dernier sollicite la mémoire du lecteur, joue sur les 1

GAYOT (Paul), Madagascar et Valentin Brû, « Dossiers du Collège de Pataphysique », n° 20, juillet 1962. 2 QUENEAU (Raymond), Gueule de pierre, éditions Gallimard, Paris, 1934. 3 QUENEAU (Raymond), Les Derniers Jours, éditions Gallimard, Paris, 1936. Réédition collection « NRF », 1963.

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phénomènes de feed-back (rétroaction) pour faire obstacle à l’immédiateté du sens, éprouver à chaque instant les capacités de concentration de son destinataire et le contraindre à mettre en œuvre un ensemble de connaissances symboliques, aléatoires ou réelles, à l’origine de ce plaisir qui tient à la fois à une recréation, avec la découverte des principes de construction, et une récréation par la reconnaissance de tel fragment, citation ou intention parodique. Le modèle informationnel mis au point par l’artiste consiste à jouer sur la notion d’entropie en ménageant de nombreuses redondances qui freinent les informations transmises et mettent le lecteur à l’épreuve, comme l’exprime métaphoriquement le protagoniste d’Odile : « ma pauvre mémoire n’est pas un chronomètre ni un appareil de cinéma ni un phono ni aucune autre espèce de machine perfectionnée. Ça ressemble plutôt à la nature, avec des trous, des espaces déserts, des coins inaccessibles, avec des rivières qui s’écoulent pour qu’on n’y entre jamais plus d’une fois, avec des phases de lumière et d’obscurité. »1

Ainsi que le déclare par ailleurs l’écrivain, « le temps est une rature »2 et l’espace qui sépare deux épisodes narratifs est facteur d’oubli. Il ne s’agit plus, comme l’écrit l’artiste, « d’ouvrir la bouche toute grande pour avaler de merveilleuses histoires »3. En instaurant un nouveau type de montage qui modifie les rapports à la mémoire et insuffle à ses récits une dynamique nouvelle, Queneau remet en cause la traditionnelle lisibilité. Sa stratégie de composition révèle des réseaux de communication atypiques fondés sur une récurrence temporelle et spatiale, ainsi que sur un traitement déceptif de l’information. À l’image des modèles communicationnels, la circularité de l’espace et du temps nous enferme dans le champ de l’autoréférence, reflète la complétude d’un organisme, 1

QUENEAU (Raymond), Odile, op. cit., p. 11. QUENEAU (Raymond), « Jardin oublié », Battre la campagne, éditions Gallimard, Paris, 1968. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 471. 3 QUENEAU (Raymond), « Pauvre lecteur », poème inédit, Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 752. 2

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d’une totalité centrée sur elle-même, au sein de laquelle évolue un individu en état d’auto développement. Les romans de Queneau vont de la littérature répétitive, fondée sur une construction cyclique marquée par l’identité de la première et de la dernière phrase dans Le Chiendent - ou par la forme circulaire de Gueule de Pierre et de Les Derniers Jours - à la littérature itérative (Un rude hiver), en passant par les récits emboîtés (Les Fleurs Bleues) et les modèles récursifs (Exercices de style). À travers la récurrence de ces figures, le parti de l’écrivain est, comme l’écrit Edgar Morin1, de transformer un cercle vicieux en cycle vertueux. Et, conserver la circularité, c’est refuser la réduction d’une donnée complexe à un principe mutilant, repousser le discours linéaire, rejeter la simplification abstraite. C’est ouvrir la possibilité d’une connaissance réfléchissant sur elle-même, à l’image du cogito cartésien où le sujet surgit dans et par le mouvement réflexif de la pensée sur la pensée. Concevoir la circularité, c’est ouvrir enfin la possibilité d’une méthode qui, en faisant interagir les termes qui se renvoient les uns les autres, devient productive. C’est là tout le sens de l’encyclopédie qui met le savoir en cycle, articule les points de vue disjoints de la connaissance en cycle actif. C’est aussi, plus simplement, celui de la lecture qui, à l’image du voyage, est un parcours jalonné d’expériences inédites qui font que le retour au commencement n’est jamais un cercle vicieux. Jouant sur le nouvel environnement de l’information, l’écrivain multiplie les réseaux où se déploie l’imaginaire. Il met en œuvre un dispositif de lectures croisées où prolifèrent les messages et s’accumulent les frustrations. Dès 1933, sous l’influence de James Joyce, Thomas S. Eliot, William Faulkner et John Dos Passos, Queneau propose, dans son premier roman, Le Chiendent, l’adoption d’une démarche nouvelle qui, par l’entremise d’un mode de composition sériel, libère le lecteur de son assujettissement à la chronologie. Par un jeu d’adresses et de renvois, le récit déconstruit le schéma classique de la communication littéraire, dévoile une place

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MORIN (Edgar), La Méthode, vol. 1, p. 19, éditions Seuil, Paris, 1977.

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nouvelle, ouvre une brèche dans le texte par où jaillit l’image du lecteur : « À « Mon-Repos » un canard hurle parce qu’il vient de se casser la patte en faisant du trapèze volant (c’est pas vrai). »1

L’application du raisonnement mathématique à l’étude des phénomènes de transmission, sous l’impulsion de la théorie de l’information de Shannon2 (1948), ne pouvait que réjouir l’écrivain dont les romans opèrent une prise en charge scientifique de la communication. Un amalgame appuyé par des essais tels que Bords3 ou des exercices comme « Un conte à votre façon »4, qui posent les jalons d’une littérature algorithmique fondée sur une décomposition formelle et le développement de structures arborescentes. Anticipant sur l’orientation de toute une partie de l’activité intellectuelle de la deuxième moitié du XXe siècle, qui permettra à la théorie de l’information de se constituer en sciences, autour des années soixante, Queneau reprend à son compte les notions de boucles, de rétroaction de la cybernétique et devance les études médiologiques5 qui envisagent le discours comme parcours. Retrouvant le postulat de Wiener6 selon lequel l’information est la mesure 1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 175. SHANNON (Claude) : Mathématicien, fondateur avec W. Weaver, de la théorie de l’information (Théorie mathématique de la communication, 1962 (The mathematical Theory of communication, University of Illinois, Urbana III, 1949). Il définit notamment la mesure de l’information et la notion de bruit. 3 QUENEAU (Raymond), Bords : Mathématiciens, Précurseurs, Encyclopédistes, éditions Hermann, Paris, 1963. Nouveau tirage en 1966. 4 QUENEAU (Raymond), « Un conte à votre façon », Contes et propos, op. cit., p. 223. Repris dans Oulipo, la littérature potentielle, éditions Gallimard, collection « Folio|Essais », Paris, 1973. 5 MÉDIOLOGIE : Concept forgé par Régis Debray (Cours de médiologie générale, 1991) pour désigner les sciences des média. 6 WIENER (Norbert) : Mathématicien, professeur au MIT, il se consacre à l’étude des processus aléatoires avant d’exposer les grands principes de ce qui deviendra la cybernétique (1948). Il élabore, sous le nom de théorie de l’information, un modèle fondé sur l’hypothèse que tout système de communication fonctionne selon un même schéma qui met en œuvre une 2

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mathématique de l’originalité du message, l’écrivain se fonde sur le principe de cette différence et met en jeu la théorie qui veut qu’une information soit d’autant plus riche qu’elle est improbable (« D’une information nulle à une certaine espèce de poésie », Le Chien à la mandoline)1. On relève, dans le premier ouvrage du romancier, Le Chiendent, la présence d’un « observateur » dont la fonction, en cybernétique, est de quantifier le taux d’information transmis au destinataire. Influencé par le livre de John W. Dunne2, Queneau rejoint ainsi peu ou prou la définition qu’en donnera plus tard Edgar Morin. Il anticipe sur la théorie en concevant un personnage capable de mettre en relation les différents réseaux ; en ce qu’il rend possible la confrontation et, par suite, la mesure ou la démesure d’informations à l’intérieur des différents messages émis par les protagonistes du roman. Son « observateur » fonctionne, de ce point de vue, comme un chef d’orchestre sous l’autorité duquel est placée la partition romanesque et sous le contrôle duquel s’organisent les différents réseaux. Des réseaux qui constituent une notion essentielle dans l’œuvre où ils multiplient la circulation des informations, répercutent la transformation des rapports du temps et de l’espace dont ils modifient notre approche perceptive, métamorphosant l’écrit en processus dynamique, source d’information qui sélectionne un message qu’elle transforme en signal pour l’adresser à un récepteur par l’intermédiaire d’un canal. Wiener approfondira, par la suite, ses découvertes en inventant la notion de feed-back fondée sur les phénomènes de rétroaction et émettra l’idée de système d’interactions (Cybernétique et société, 1952, traduction française 1971). 1 QUENEAU (Raymond), Le Chien à la mandoline, éditions Gallimard, collection « Le Point du Jour », Paris, 1965. Réédition collection « NRF », 1987. Repris dans les Œuvres complètes, tome I, op. cit. 2 DUNNE (John W.) : Inspiré par John W. Dunne qui, dans Le Temps et le Rêve, s’efforce de décrire l’apparence qui tombe sous l’observation, Raymond Queneau conçoit, dans Le Chiendent, le personnage d’Étienne dont l’existence comme conscience ne peut, selon le mot de Claude Simonnet, « avoir de consistance objective que si elle est observée par un alter ego, par une autre conscience » (Le Chiendent déchiffré, p. 95, éditions Slatkine, Paris, 1981). C’est cette même conception qu’illustre Edgar Morin (La Méthode, 19771980) qui, plaçant le sujet au cœur de la problématique, énonce une théorie de la connaissance qui, partant du sujet observateur/concepteur, fait surgir la présence du sujet observé/conçu.

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ainsi que le résume cet échange entre Pierre et Narcense, dans Le Chiendent : « - Prophète ? - Agitateur, il me suffirait de vous présenter. »1

L’accélération du transport de l’information impulse une énergie nouvelle et nous fait passer d’une technique artisanale aux technologies ; à de nouvelles pratiques de circulation et d’immersion dans les réseaux de communication à l’origine de nouvelles formes de création conviviales et esthétiques. L’enchevêtrement du monde communicationnel agit, en effet, sur la quantité mais aussi sur la qualité de l’information. C’est pourquoi la rencontre, le chevauchement, la superposition des réseaux, appellent à relever le défi d’un nouvel imaginaire et à repousser les frontières de notre sensibilité. Chaque fiction bâtit un écheveau où les personnages se croisent, se séparent, se retrouvent, produisant de multiples interférences. Si bien que, du Chiendent aux Fleurs bleues, on assiste à de perpétuels brouillages des échanges interpersonnels. Que ceux-ci soient la conséquence d’une défaillance technique du canal, d’incapacités mutuelles de la part des interlocuteurs ou de maladresses inhérentes au faible pouvoir de discernement des personnages, toujours en porte-à-faux avec la situation de communication. Expérimentant la question-programme de Lasswell2, l’écrivain aborde simultanément, dans sa mise en jeu, les problèmes techniques, sémantiques et d’efficacité, posés par la communication. À savoir, l’exactitude dans la transmission, la précision dans la restitution du sens et l’influence de celui-ci sur la conduite de l’interlocuteur. Un dispositif qui rend compte de toutes les perturbations possibles, joue sur les différentes sortes de brouillages susceptibles d’altérer

1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 91. LASSWELL (Harold Dwight) : Ce sociologue met en lumière l’importance des communications de masse dans les rapports sociaux à partir de son modèle des « 5 W ». « Who says What to Whom in Which channel with What effect » (« Qui dit quoi, par quel canal, à qui et avec quel effet ? ») 1948. 2

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l’échange entre l’émetteur et le récepteur et constitue une nouvelle manière d’interroger la réalité. Vus sous cet angle, les romans de Queneau peuvent apparaître comme des voyages à travers le bruit. Qu’il s’agisse des nuisances occasionnées par le téléphone, la radio, la télévision, le phonographe, « un enfant (qui) pleure, une auto (qui) freine, un marteau (qui) frappe, un bus (qui) passe »1… ces vibrations viennent toujours altérer ou perturber la communication. L’information, dans son cheminement, est envahie sans cesse par un ensemble de sons discordants, faibles ou continus, éclatants ou légers, de vent, de vaisselle, de voix. Des perturbations de toutes sortes, qui surgissent dans le canal de transmission et viennent parasiter le message. Les brouillages sont d’autant plus fréquents que les échanges occupent une place importante dans l’œuvre. Le fait qu’on y parle beaucoup ne signifie pas, en effet, que le dialogue s’installe et fonctionne chaque fois. Les ratés deviennent même, souvent, le véritable sujet de la conversation, réduite la plupart du temps à une mise en scène de la parole. Ce décalage, ces perturbations entre l’émetteur et le récepteur permettent d’échapper à un échange suivi, d’opinions, de savoirs, qui se trouvent ainsi transformés, ajourés, perforés, un peu moins philosophiques, un peu plus quotidiens, plus vrais. La dialectique se construit au café du commerce ou bien au coin de la rue, à travers les bruits, les ratés, les interférences, les silences et les manques qui les soustraient à l’ennui d’une discussion fastidieuse, interminable. Pourtant, tout est là, comme chez Hegel. La contradiction sert les opinions rivales qui, en s’enchaînant sur un mode familier, en développant des thèmes variés, l’utile et l’inutile, en mêlant colère et gaîté, en se contestant, reconstruisent un simulacre du concept. Si les romans de Queneau renouent, par cette littérature de dialogues, avec un certain esprit du classicisme français, c’est néanmoins à travers une nouvelle géométrie de l’échange, un espace musical modernisé ; sur les bases d’un langage parlé, 1

QUENEAU (Raymond), « Acoustique », Courir les rues. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 387.

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émaillé de dissonances, de contretemps, de distractions et de digressions, du non-respect des règles, qui font souvent tourner l’échange à la cacophonie. Tour à tour banale, animée, cordiale, amoureuse, gaie, grave, fragmentaire, décousue, la parole se veut, avant tout, vivante, rythmée, à l’image du nouveau tempo de la vie. Elle se répartit entre des interlocuteurs qui ne savent écouter ni se taire, des gens du peuple plutôt que des philosophes. Des hommes qui, par leur désœuvrement, peuvent s’offrir le luxe de ressusciter un art qui était l’apanage de l’Ancien Régime, de la société cultivée, des oisifs, des mondains. Aux antipodes de ce monde raffiné, élégant et courtois, les personnages de Queneau, contemporains de nouveaux modes de transmission fondés sur les techniques optiques, électriques et électroniques, proposent une vision plus animée du dialogue. Le plaisir est resté mais la rhétorique s’est déréglée, le statut et la place des acteurs sont brouillés et les codes sont transgressés, les interférences se sont multipliées, si bien que le mal-entendu est venu durablement se loger au cœur de la communication. Il arrive souvent, en effet, dans la configuration des échanges queniens, que plusieurs conversations empruntent le même circuit, conduisant ainsi à l’émission de bruits dits aléatoires qui entravent les dialogues et complexifient les échanges. En perturbant ou en effaçant leurs propres modulations, ces voix parasites viennent déformer l’information véhiculée ou même se substituer à elle ; le canal de la communication verbale n’obéissant pas aux lois de la simultanéité. Atténuer le signal ou augmenter le fond sonore, équivaut à retourner au bruit initial, à revenir au désordre originel. L’écoute, dans ce contexte, consiste, selon le mot de Michel Serres, à savoir détecter un signal parmi le bruit de fond qui place le lecteur au cœur d’un « dialogue de sourds », d’un discours poly-caco-phonique, d’une conversation désarticulée par les nombreuses interférences : « - Alors tu nous feras des tours ? demanda Ernestine à Peter. Et Dominique à Saturnin : - Toujours un seul locataire ? Mme Dominique répond à Thémistocle :

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- Non, merci. Et Suzy à Meussieu Pic : - Pas encore. »1

Cette situation témoigne d’une organisation analogue à celle des « groupes primaires » tels que les définit George A. Miller qui perçoit, dans le cas de personnages discutant autour d’une table, un réseau à l’intérieur duquel n’importe quel membre peut s’adresser à n’importe quel autre : « la structure du groupe avec la relation "parle à" forme un réseau de communication »2

-

Toutes les exigences de la communication sont, il est vrai, satisfaites. Mais, si les messages demeurent parfaitement originés, la multiplicité des lignes de destination n’engendre que des bruits qui fragmentent la syntagmatique du langage, brouillent l’écoute, provoquent une altération des différents messages à laquelle n’échappe pas celui qui va du discours au lecteur. C’est cette inadéquation du langage qui est le plus souvent donnée à lire au lecteur : « Toujours un seul locataire ? - Non, merci. » Si la communication est « structuralement » possible, si la structure (le schéma question réponse) présente une cohérence apparente, celle-ci reste toutefois en contradiction avec le complexe locuteur/interlocuteur/référent. Aucune règle n’oblige, en effet, le langage à apporter de l’information. La communication est pourvue d’une finalité propre qui transcende le plan de la structure du message. De sorte que c’est la validité du dialogue lui-même qui se trouve ici mise en cause, jetant les premiers jalons d’une contestation qui fleurira tout au long de l’œuvre de Queneau : de Zazie où la parole itérative, le « tu causes tu causes c’est tout ce que tu sais faire » figure, selon le mot de Greimas, une « négation de la

1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 270. MILLER (George Armitage), Langage et communication, p. 338. éditions PUF, Paris, 1956.

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communication privée d’information »1, aux dialogues échevelés de Cidrolin et du passant dans Les Fleurs bleues : « - J’habite l’hôtel… - et moi cette péniche… - un hôtel de luxe même… - immobile… - il y a des vatères dans la salle de bains… - amarrée… - l’ascenseur… »2

La communication, absente sémantiquement, survit à travers un ronronnement auditif qui supplée la succession diacritique des demandes et des réponses, comme dans l’exemple suivant où la narration à focalisation interne qui enchâsse les répliques ôte à leur parole, médiatisée par le discours narratif qui devance les propos des personnages, son caractère spontané : « Elle lui trouve l’air drôle - Tu as l’air drôle, Untel, lui dit-elle. Il se trouve en effet drôle. - Oui, Unetelle, je me sens drôle, fit-il. »3

Ainsi encadré, le schéma question-réponse du dialogue ne laisse filtrer qu’une parole vide, banalisée. Les propos de l’interlocuteur peuvent même être gommés, assimilant le dialogue à une communication téléphonique dont on ne partage l’espace que du seul locuteur : « - Qu’il s’en aille, qu’il s’en aille. -… - Qu’il reste ici. Je m’en irai, moi. -… - Ici, j’ai peur. - … »4

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GREIMAS (Algirdas Julien), Sémantique structurale, p. 36, éditions Larousse, Paris, 1966. 2 QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 26. 3 QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 19. 4 QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 405.

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À ces voix séparées, qui trahissent la mort d’une communication directe, active, se superpose la rumeur, le potin, qui se présente comme une transition entre le bruit et le stéréotype, à mi-chemin entre le brouhaha et la propagation, de bouche à oreille, d’informations plus ou moins fondées. La rumeur additionne le message ou l’erreur au tumulte, pas vraiment l’un ni plus tout à fait l’autre mais basée plutôt sur un équilibre précaire, menaçant à tout moment de se rompre, de basculer dans l’une ou l’autre forme possible. Ce que traduit la rumeur, c’est la perte de l’origine, le brouillage de la source dissipée par les répercussions successives du message et l’altération de ce dernier, consécutivement aux déformations apportées par chaque instance locutrice : « Dans tout le quartier, il n’y avait eu qu’une voix pour dire (…) et la même avait ajouté »1

Courant de bouche à oreille, cette parole tam-tam se répercute et se déforme d’un informateur à l’autre, jusqu’à brouiller complètement le récit de l’événement initial. L’ensemble de ces paroles rapportées forme la substance de l’œuvre faite tout entière de ces « on dit », de révélations mensongères, d’indiscrétions, de quiproquos, de bruits. Coïncidant souvent avec la crise de l’individu (Jacques l’Aumône, Étienne Marcel, Pierrot), le langage se cherche, tente de remédier à l’impossibilité de dire, d’exprimer, d’échapper aux bavardages intempestifs des acteurs apprentis qui le manient et s’emprisonnent dans les méandres de ses perfidies. Le stéréotype, ce « langage pratique » ainsi que le nommait Valéry, supplée au silence vide par un autre silence, plein, forme la substance de discours prévisibles, privés en tant que tels de toute informativité. Cette parole élémentaire pastiche les préliminaires de la conversation quotidienne, les : « ilssesontditbonjourmeussieucommentçacematin ». Elle reproduit l’automatisme phatique qui déjoue, d’une part, le malaise du silence et crée, d’autre part, un « climat de conversation » par la découverte d’un 1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 247.

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terrain d’entente préalable, l’énonciation d’une proposition irréfutable destinée à provoquer l’adhésion du récepteur, à embrayer sur le discours du destinateur : « Ça c’est vrai, concéda le marin, pour un sale temps, c’est un sale temps, ça c’est vrai. »1

Ces paroles, faites de beau temps, d’anodin, de lieux communs, ne sont que les artifices d’une sociabilité organisée ; des résistances au silence sous-jacent à ces déclarations systématiques, dont le bruit ne couvre qu’imparfaitement le vide qu’elles s’efforcent de remplir, laissant apercevoir toute la difficulté qu’il y a désormais à communiquer. Mais, n’est-ce pas le propre de l’idéologie que de piéger ainsi le réel, de le figer en objet de possession, de l’embaumer, de se l’approprier avant qu’il se transforme ? On sait que la véritable information est fonction de l’imprévisibilité du message. Un écart suffit pour chahuter la technique, déborder la formule figée et réintroduire une certaine dimension humaine en faisant passer… « de l’information nulle à une certaine espèce de poésie » : « C’est bien vrai il faut dire il neige quand il neige (…) mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ? (…) dans un flocon de neige (…) un jour d’été sur la grève d’une plage au Sahara où si l’on dit : " tiens… mais il neige… " c’est un peu au hasard… comme ça… »2

Comme la musique, le bruit mesuré, mélodieux, enchanté, de la parole romanesque a besoin d’être environné de silence, protégé. Son harmonie est délicate et instable. Aussi, le bavardage vient-il distraire, éloigner, couvrir, tel un sabotage, une concurrence permanente. Cette sensibilité aux bruits est la forme que prend l’exploration de la modernité. Avec Queneau, l’œil est aux aguets, l’oreille est à l’écoute. Le silence discursif fait ressortir les bourdonnements de la vie universelle, comme 1 2

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 400. QUENEAU (Raymond), Le Chien à la mandoline, op. cit., p. 108.

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chez Debussy. À l’affût d’une langue inconnue, l’écrivain nous fait entendre la respiration sociale. Parmi toutes ces perturbations, tous ces éléments de brouillage, les nuisances sonores qui caractérisent l’environnement contemporain occupent une place de choix chez l’artiste. Qu’il s’agisse du désordre de la rue avec ses embouteillages, du bruit des machines, de celui des voitures, des trains, des avions ou de la gêne occasionnée par le tapage du voisinage, du téléphone, de la télévision ou bien encore de la radio, les sources de pollution sonore sont diverses et multiples dans l’œuvre. S’ils portent atteinte à la conversation, ces sons indésirables peuvent néanmoins contenir aussi de l’information et permettre d’appréhender, par exemple, la nature de l’environnement de la personne qui parle ou garantir le maintien de la communication. Aussi, ces différentes fonctions sociales du bruit sont-elles habilement récupérées par Queneau qui en fait une composante indissociable des échanges interpersonnels. Prenant la communication comme objet, le champ romanesque est investi par des média qui, à partir de leur simple utilisation, de leur seule fonctionnalité ou de leur simple statut d’outil, engendrent à leur tour des messages et génèrent des situations originales, comme dans cet extrait de Zazie dans le métro : « Finalement Charles, ayant éclusé son verre, s’approche lentement de l’écouteur, puis, arrachant l’appareil des mains de sa peut-être future, il profère ce mot cybernétique : - Allô. »1

Ce nouveau magicien de l’art, qui crée des contextes plus que des contenus, joue largement sur l’incommunicabilité et revitalise, du même coup, les structures de communication qu’il donne à vivre au quotidien. Il transforme les modes de présence, forge de nouveaux types d’événements, et s’attache à d’autres méthodes de propagation qui nous font prendre conscience du changement du monde sous l’effet de l’environnement technologique. Un monde où, comme le fait 1

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 139.

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observer Michel Serres : « avant d’avoir du sens, le langage fait du bruit »1. C’est ainsi que, ressuscitant l’époque du téléphone manuel et de l’opératrice, le romancier joue sur ces découvertes scientifiques à l’origine d’un échange qui s’avère bien souvent problématique : « Son amie s’est levée pour téléphoner. L’appareil était dans la salle. Elle a demandé le 38 à Livarot. »2

Le téléphone constitue un nouvel environnement sonore, un instrument de nuisance et de bruit qui occupe une place importante dans Zazie où il réalise une série de figures fondées sur ses emplois métonymiques (« dit le téléphone ») ou métaphoriques (« truc-chose » « le fonateur ») qui atteignent leur apogée avec l’identification au perroquet. Fidèle compagne des soirées solitaires, la radio permet, elle aussi, de sauter les distances, d’abolir l’espace pour nous mettre en contact avec quelqu’un ou quelque chose. Tout, dans Les Enfants du limon3, tourne autour de la personne de Jules Limon, rendu célèbre par son développement de la radiophonie. Érigé en présent unique, homogène et direct, ce mode de transmission n’en constitue pas moins une source d’illusion en matière de communication spontanée. Un leurre sur lequel reviennent Contes et propos et le Journal où la radio, source d’instabilité, de désordre, cristallise le caractère bruissant de l’environnement et nourrit une réflexion critique à l’égard de ces techniques perçues comme des processus de simulation dont l’écrivain démonte à plaisir le caractère factice : « Pensé brusquement ces derniers temps aux soucis que me donnaient les radios (…) C’est comme en Espagne à sainte Eulalia, tout mon plaisir d’être là était gâché par les hurlements tsfiques. »4 1

SERRES (Michel), Les cinq sens, « éditions Grasset, Paris, 1985. QUENEAU (Raymond), « Le Café de la France », Contes et propos, op. cit., p. 151. 3 QUENEAU (Raymond), Les Enfants du limon, éditions Gallimard, Paris, 1938. Réédition collection « NRF », 1977. 4 QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 3 novembre 1939, op. cit., p. 78. 2

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Caractérisée par la chaleur de la voix, le leurre d’une présence, l’utopie d’une adresse, la radio nous met à l’écoute du monde. Le speaker parle dans le présent, établit un contact direct avec l’écouteur dont il appelle la réceptivité par la pénétration de son cadre familier, de ses habitudes, le ramenant à son expérience des rapports quotidiens avec autrui. Mais, avec l’apparition de la Radiodiffusion-télévision française (RTF), le 9 février 1949, ce médium va céder rapidement le pas à la télévision. Bien qu’il éclipse la vie réelle et artificialise le lien social en créant une réalité virtuelle qui « nie l’ici au profit du maintenant »1, ce nouveau mode de transmission à distance, qui s’affirme avant tout comme un regard, a tôt fait de séduire le public par sa faculté de capter l’événement dans toute sa fugitivité, ainsi que par sa capacité d’enregistrement et de conservation des images. Ni présence ni absence mais, comme le dit Jacques Derrida : « simulacre d’une présence qui se disloque, se déplace »2, la télévision produit une présence virtuelle, qui fait perdre de vue l’existence réelle de l’autre au profit d’une illusion. Fabriqué en 1928, par l’Allemand Fritz Pfleumer, et perfectionné par AEG qui le rend véritablement opérationnel en 1941, le magnétophone est largement utilisé par les nazis pour leurs discours radiophoniques. Il apparaît dans Zazie, publié la même année que La Dernière Bande de Beckett, et Les Séquestrés d’Altona de Sartre. Deux textes où ce nouvel appareil d’enregistrement et de restitution des voix occupe une place centrale. Omniprésent dans l’œuvre, le journal retrace, à travers les titres et les types évoqués, l’évolution de la presse dans sa présentation de l’information. C’est ainsi que Le Chiendent, Un rude hiver, Odile, Pierrot mon ami, Zazie dans le métro, intègrent tour à tour dans l’espace romanesque les principaux quotidiens à l’usage des « classes moyennes » (Le Matin, 1

VIRILIO (Paul), Cybermonde, la politique du pire, entretien avec Philippe Petit, p. 44, éditions Textuel, Paris, 1996. 2 DERRIDA (Jacques), Marges-de la philosophie, éditions de Minuit, Paris, 1972.

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L’Intransigeant, Paris-Soir). Ils raillent la presse féminine, la presse du cœur, et dénoncent les dérives qui tendent à substituer le fait divers à l’information. Si Le Petit Journal (1863) marque les débuts d’une presse populaire avec la création d’un quotidien à cinq centimes, par Moïse Millaud, L’Excelsior (1910) renvoie, en revanche, au premier quotidien accompagné de photographies. Un modèle qui influence dans les années trente les premiers magazines illustrés orientés vers la culture de masse, tels que MarieClaire, Match ou Candide, sur lesquels reviennent Les Enfants du limon et Le Dimanche de la vie. On retrouve, dans l’œuvre, aussi bien des journaux d’information générale, à vocation nationale ou régionale, qui répondent à la sensibilité variée des lecteurs, que des journaux populaires nourris de faits divers. Des quotidiens comme des périodiques, qui montrent la puissance politique de la presse, en France, avant la Première Guerre mondiale. Avec Le Petit Journal, Le Matin et Le Journal, Le Petit Parisien était l’un des principaux organes publiés entre 1876 et 1944. Fondé par Louis Andrieux et Jules Roche, le quotidien, tour à tour radical, populaire, devint un instrument de propagande pendant l’Occupation. Suspendu, à la Libération, il fut remplacé par Le Parisien libéré. Le Matin (1883-1944), racheté par l’homme d’affaires Maurice Bunau-Varilla, ancien actionnaire du canal de Panama, fut d’abord un quotidien radical et laïc. Puis, il s’orienta vers le nationalisme avec des collaborateurs d’extrême droite sous Vichy, avant d’être interdit à la Libération. Le Journal (1892-1944), fut lancé par le journaliste Fernand Xau qui souhaitait créer un organe de presse bon marché à destination des commerçants, ouvriers et employés. Celui-ci s’entoura d’écrivains tels que Mirbeau, Barrès, Zola, Daudet, Renard ou Allais, sans compter José-Maria de Hérédia qui en devint directeur littéraire. Ancré à droite après un changement

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de direction, le quotidien s’affirma par la suite de plus en plus anticommuniste et pro fasciste. Il fut suspendu en 19441. L’Intransigeant (1880-1948), fondé par Eugène Mayer, directeur du quotidien satirique La Lanterne, fut d’abord un journal de gauche. Puis, sous l’impulsion de son nouveau directeur, Léon Bailby, le titre évolua vers des prises de position antisémites et nationalistes. Considéré comme le principal journal d’opinion de droite, dans les années 1920, le quotidien déclina peu à peu, jusqu’à disparaître en 1940. Il réapparut en 1947 avant d’être absorbé, l’année suivante, par Paris-Presse, puis par France-Soir. Paris-Soir, fondé en 1923 par Eugène Merle, fut racheté en 1930 par l’industriel Jean Prouvost et dirigé par Pierre Lazareff qui tentèrent d’en faire un grand journal populaire. Les écrivains Kessel, Cendrars et Saint-Exupéry y signèrent des articles avant que le journal ne soit spolié par les Allemands en 1940, puis interdit à la Libération. La Croix, fondé en 1880 par les Assomptionnistes, fut d’abord un mensuel avant de devenir un quotidien, en 1883. Propriété du groupe Bayard Presse, positionné comme chrétien et catholique, le journal rejeta longtemps toute autre appartenance politique. Il entama un tournant progressiste et introduisit de nouvelles rubriques, à partir de 1949. Le Journal et La Croix sont évoqués dans Le Chiendent, ainsi que dans Les Derniers Jours. Le Matin est cité dans Un rude hiver, Les Derniers Jours et Les Enfants du limon où il est fustigé à travers le caractère anachronique de ses feuilletons. Marie-Claire, est révélé sous son aspect de marivaudage féminin dans Le Dimanche de la vie. Sourire, L’Excelsior du Dimanche, Paris-Galant, le Petit Tourangeau et Paris-Midi sont mentionnés dans Le Chiendent, tandis que Bâtons, chiffres et lettres reconnaît l’influence du Canard Enchaîné et de son français populaire. Qu’ils aient une existence réelle ou purement imaginaire, qu’ils soient du matin ou du soir, nationaux ou régionaux, 1

Clément Vautel, écrivain et chroniqueur au Journal, est humoristiquement pris à partie par Queneau dans un texte inédit, daté d’octobre 1925 (« Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1019).

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comme Le Sanctimontronais du dimanche dans Zazie ou ParisSport dans Loin de Rueil, tous ces journaux se caractérisent par le fait qu’il s’agit de produits de consommation courante. Leur tendance politique importe peu. La frontière, gauche, droite, s’est estompée et l’on y vit, avant l’heure, la fin des idéologies. Quant à leur vocation première d’informer, de rendre compte des nouvelles du jour, celle-ci semble se résumer à la transmission d’informations purement anecdotiques, de « faits divers » : ces événements inclassables que l’on condense, en quelques lignes, sous la rubrique des « chiens écrasés ». À travers les journaux cités, Queneau se moque, visiblement, de la place que les média accordent à la couverture de telles histoires, ainsi que de l’intérêt du public pour ce type d’événement dont le seul but est de « faire diversion », selon le mot de Bourdieu. Et, lorsque les faits présentés gagnent en importance, acquièrent une portée plus large, c’est pour chercher, à travers une orientation plus subjective, partisane, à influer sur l’interprétation du lecteur en proposant des informations volontairement fausses ou biaisées. Aussi, l’écrivain s’emploie-t-il à fustiger cette emprise médiatique sur la vie d’un chacun en soulignant à quel point la presse, la radio et la télévision, peuvent influencer le comportement, peser sur des choix, réglementer le mode de vie, par la transformation d’un banal fait divers en fait de société susceptible de venir nourrir l’histoire. C’est ce caractère imposant du texte imprimé, donné comme preuve de l’authenticité des événements relatés, qui est ironiquement dénoncé dans Zazie : « Tu sais, dit Gabriel avec calme, d’après ce que disent les journaux, c’est pas du tout dans ce sens-là que s’oriente l’éducation moderne. C’est même tout le contraire. On va vers la douceur, la compréhension, la gentillesse. N’est-ce pas, Marceline qu’on dit ça dans le journal ?1

Ou humoristiquement bafoué dans Les Fleurs bleues :

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QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 24.

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« L’essence de fenouil, ça rend fou, c’est écrit dans les journaux. »1

C’est contre ce diktat de la chose imprimée, contre la dépendance ainsi créée, que s’élève le romancier pour qui les média, à travers leur calibrage, leur uniformisation de l’information, influencent la vie humaine dans tous les domaines, atrophient les sens, la tête, le cœur, réduisant l’homme à une dimension unidimensionnelle dénoncée par Joyce et Marcuse : « Elle a ptête fait ce que les journaux appellent une fugue, dit Turandot »2

Gardant toujours en mémoire le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, l’écrivain s’insurge contre l’idéologie véhiculée par la culture de masse et son langage stéréotypé. Par leur pouvoir de diffusion, leur conditionnement, leur manière de façonner l’opinion, les média génèrent inévitablement une attitude conformiste qui sert l’idéologie dominante, annihile l’esprit critique et développe le nationalisme. Dès 1914, Albert Londres, le correspondant du Matin, dénonçait, à travers l’expression « bourrage de crâne », la propagande durant la guerre. C’est pour lutter contre la censure et ces techniques de persuasion que Le Canard enchaîné, journal satirique et d’investigation, présenté comme « vivant, propre et libre », voit le jour en 1915. La propagande, cet ensemble de pressions psychologiques exercé sur la pensée d’une population pour l’influencer ou l’embrigader, apparaît au XXe siècle, avec les moyens de communication modernes et le développement des média de masse. C’est à cette époque que naît véritablement la société de consommation. La publicité va s’inspirer à son tour de ces techniques pour infléchir les pensées, les sentiments et les comportements. Il s’agit, comme l’affirme Jacques Ellul3, de faire adhérer l’individu et les masses à un ensemble d’idées et 1

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 40. QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 157. 3 ELLUL (Jacques), Propagandes, éditions A. Colin, Paris, 1962. 2

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de valeurs. Par son caractère diffus, inconscient, cette propagande sociologique vise à mobiliser autour d’une idée en faussant ou en orientant la perception de la réalité du spectateur ou du lecteur par un rapport de suggestion, de séduction ou de persuasion. Et, c’est précisément à quoi s’attaque Queneau, en tournant en dérision les média comme source et caution de l’information : « C’était écrit dans les journaux, tout ça (…) »1

On se souviendra, pour saisir la portée véritable de ces critiques, que les fausses nouvelles n’ont constitué un délit qu’à partir de l’ordonnance du 6 mai 1944. Jusque là, le « bluff » était couramment utilisé comme force de brouillage dans le cadre d’une utilisation combattive de l’information, ainsi que le rappelle Norbert Wiener : « Toute la technique du secret, du brouillage des messages et du bluff consiste à s’assurer que son propre camp peut faire usage plus efficacement que l’autre camp des forces et opérations de communication. »2

C’est l’utilisation de cette tactique mensongère qu’illustrent les batailles de communiqués et le jeu des fausses nouvelles dans Le Chiendent où, parallèlement au conflit, se développe une guerre psychologique pour amener l’adversaire à prendre conscience de son infériorité. La propagande consiste alors à manipuler les émotions, à utiliser le « bluff », en déshumanisant l’ennemi, en suscitant la haine, en contrôlant la représentation que se fait l’opinion publique. De la même façon, les romans de Queneau recourent à une technique de socialisation que l’on peut définir comme un processus d’apprentissage de nouvelles normes et de nouvelles valeurs. Le lecteur est amené à s’intégrer en douceur, par imprégnation et activités multiples qui agissent de façon concordante, comme un ensemble, pour inculquer un certain mode de lecture. Parmi les supports matériels utilisés, nous 1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 394. WIENER (Norbert), Cybernétique et Société, éditions UGE, collection « 10/18 », Paris, 1971.

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évoquerons en premier lieu le niveau de langue familier et l’àpeu-près phonétique. Le lecteur se forge, ainsi, un mode de lecture qui résulte tout autant de contraintes imposées que d’une interaction avec l’écrivain. Rompant avec l’autorité traditionnelle de l’auteur, qu’il remplace par la suggestion, Queneau redéfinit les conditions de coopération, multiplie les attentes et les frustrations, les raisons qui incitent le lecteur à adhérer, à participer à cette entreprise collective, ainsi que le théorise Herbert Blumert1 dans sa présentation de l’interactionisme. Chez Queneau, la lecture n’est pas un processus passif. La construction du sens demeure même l’activité première du lecteur, comme en témoigne le terme inaugural de Zazie dans le métro : « Doukipudonktan ». Le texte fait agir son destinataire en fonction des significations que ce dernier bâtit. Tel est le cas d’ « Un conte à votre façon » qui reste l’exemple le plus emblématique d’un récit où le sens se construit dans un processus d’interaction avec d’autres lexies, d’autres chapitres ou d’autres textes, en fonction du goût et des compétences des différents acteurs. Chacun organise sa lecture selon les interprétations qu’il fait des situations dans lesquelles il est plongé. C’est au cours de ce travail mis en œuvre par tous dans le traitement des obstacles rencontrés, que le sens est manipulé, réajusté, et à partir de son interprétation que le destinataire réagit. Nous verrons comment Queneau, à travers un processus qui étonne, intrigue, désoriente et pervertit mais aussi structure et cimente la relation entre l’écrivain et le lecteur, a su exprimer l’inquiétude de ses contemporains, leur perplexité devant certains aspects de la modernité. Outre son attachement aux techniques de transmission des messages, à leur aspect (lettre, radio, téléphone), à leur transcription (oral/écrit), l’écrivain accorde une attention particulière aux diverses modalités non linguistiques telles que les regards, les mimiques, les gestes ou les rires. Tout l’environnement qui accompagne l’échange (vêtement, odeur, proxémique) est récupéré, intégré au discours de fiction où, 1 BLUMERT (Herbert), Symbolic Interactionism, New Jersey, Prentice-Hall, Inc., 1969.

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associé à de nombreux objets médiateurs, il incarne ce que Palo Alto1 appelle le « langage silencieux » (Edward T. Hall2, 1950). Ces différents types de langage non verbaux ayant été abordé par ailleurs3, nous retiendrons uniquement ici leur qualité de « nouveau vecteur » de communication. C’est ainsi que nous nous attacherons, dans le cas du vêtement, aux progrès techniques et à l’intensification des échanges commerciaux, à l’origine d’une accélération de son rythme de transformation. On est toujours trop bon avec les femmes révèle à cet égard comment, en 1916, en Irlande, certains détails vestimentaires avant-gardistes de la jeune Britannique, Gertie Girdle, s’inscrivent au cœur de la globalisation économique. Parée de vêtements et de sous-vêtements à la mode, qui exacerbent ses formes féminines et réveillent les instincts des hommes, la jeune employée des postes incarne le progrès, la spiritualité, le goût, la beauté. En face, les insurgés, prisonniers de leur simple nature, de leur rudesse et de leurs désirs, cèdent à cette part primitive jusqu’à ne plus représenter qu’une humanité animalisée. Tout en rappelant que ce sont, historiquement, les Anglaises qui ont adopté les premières le corset et les jarretelles, la demoiselle fustige ce milieu irlandais retardataire et dépravé qu’elle oppose, implicitement, aux avancées de Londres dans le domaine du raffinement, de l’élégance et des mentalités. 1

PALO ALTO : Incarné par Paul Watzlawick, Janet Helmick-Beavin et Donald D. Jackson, le « Collège invisible » ou « École de Palo Alto», installé dans la banlieue de San Francisco, est vraisemblablement celui qui a le plus contribué à créer une discipline nouvelle. 2 HALL (Edward Twitchell)) : Cet anthropologue américain s’est illustré notamment par ses recherches sur la proxémique et la communication interculturelle (Le Langage silencieux, 1959, traduction française 1973 ; La Dimension cachée, 1966), démontrant l’importance de l’espace ainsi que son influence sur la communication. 3 On se reportera, pour plus d’informations sur ce sujet, aux travaux suivants : Pascal Herlem, Raymond Queneau et les droits d’odeur, Petite Bibliothèque Quenienne, n° 3, Sixtus/Centre International de documentation, de recherche et d’édition Raymond Queneau, Limoges, 1989. Marcel Bourdette-Donon, Raymond Queneau, une stratégie de communication, Thèse de Doctorat d’État, Nice, 1991. Marcel Bourdette-Donon, Raymond Queneau : L’œil, l’oreille et la raison, éditions L’Harmattan, Paris, 2001.

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En touchant à l’intimité des formes que ces vêtements enserrent et moulent, le nouveau style contraint et corrige le corps dont il découvre la trace sensuelle. Cette sexualisation de la langue vestimentaire s’allie, chez Queneau, à une évocation pittoresque de l’histoire de la mode, saisie à travers un retour archéologique sur les nouveautés d’antan. Des « nouveautés » qui font sourire aujourd’hui par leur charme désuet mais qui ont valeur de document sur l’esthétique du temps et peuvent d’autant faire marcher et frémir l’imagination du lecteur qu’en matière de mode, le passé rattrape souvent le mouvement de la vie : « Elle ne portait pas de pantalon, pas de chausses à froufrous et dentelles au point d’Irlande. C’était bien la seule jeune fille bien élevée de Dublin qui méprisât ainsi les déshabillés à étages et complications. »1

Ménageant un écart implicite entre ce qui est d’un usage courant de nos jours et ce qui constituait un modèle original jadis, la description du sous-vêtement est encore une occasion de revenir sur la vocation d’archétype de Londres ou de Paris : « C’était donc la dernière mode, mais comment (…) était-elle si bien au courant en pleine guerre ? Tout cela devait avoir son origine à Londres, peut-être à Paris. »2

La nouveauté éveille la curiosité, heurte les habitudes, frappe le profane qui demeure d’abord décontenancé. Si l’originalité de ces vêtements va dans le sens d’une simplification, d’une plus grande commodité dans l’habillement, elle s’accompagne aussi d’une plus large exhibition du corps et d’une mise en valeur inhabituelle des attributs féminins. La réserve attachée au sous-vêtement traditionnel se trouve entamée par ces nouvelles productions de l’industrie de la mode qui, en dévoilant ou en faisant ressortir certaines formes, bouleversent le personnage masculin, ahuri 1

QUENEAU (Raymond), On est toujours trop bon avec les femmes, op. cit., p. 266. 2 QUENEAU (Raymond), On est toujours trop bon avec les femmes, op. cit., p. 271.

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par ses découvertes. Ces riens, qui dissimulent le corps en l’enveloppant de textiles légers et transparents, « embellissent ce qui est » selon le mot de Baudelaire, provoquent le désir, suscitent l’attirance. Si bien que la pudeur, qui consiste à cacher les organes sexuels sous des dentelles chargées d’appétence, se meut au même instant en érotisme. C’est ainsi que les romans de Queneau incarnent à leur façon la mode des années 1950, avec l’apparition du New Look, le retour à la taille fine, au seyant (Le Chiendent, Zazie dans le métro, Le Dimanche de la vie). À l’instar de Marlène Dietrich arborant une gaine ornée de dentelle sur l’une des affiches du film L’Ange bleu (Le Chiendent), les femmes portent des guêpières. Le nom de Dior, qui présente sa première collection en 1947, est sur toutes les lèvres (« Fior ») et la mode est aux pin-up américaines. Le vêtement véhicule une fonction de plus en plus érotique ou, dans une perspective tout aussi moderne, participe au remodelage du corps. Un rôle souvent pris en charge dans la fiction quenienne. Le mouchoir, le gant, les bas, le soutien-gorge, la gaine, le porte-jarretelles, sont autant d’objets à l’origine d’un véritable fétichisme sexuel dans l’œuvre où, dans la tradition courtoise du blason, ils font l’objet d’une fascination érotique. Cause d’une excitation émotionnelle et sensuelle, physique et mentale, ils provoquent une affection des sens dont l’écrivain rend compte à plusieurs reprises dans son journal. Désireux d’être le témoin de la société de son temps, Queneau inclut ce nouveau dérangement que constitue le sexe dans la communication. Un motif qui occupera une place de plus en plus importante dans la littérature du XXe siècle. Parallèlement au développement des sciences psychanalytiques, l’écrivain, qui ne resta jamais lui-même indifférent à l’attrait d’une belle1, fait éprouver la saveur et le 1

Queneau n’a jamais renié son attirance pour la gent féminine et son attrait pour la sexualité, comme en témoigne sa réponse à la question d’Aragon : « Qu’est-ce qui vous excite le plus ? - Le cul » (La Révolution surréaliste, n°11, 15 mars 1928, repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1613, note 2). L’écrivain s’est néanmoins efforcé de réprimer cette inclination dans son œuvre, par souci « de ne pas passer pour un écrivain "porno" » (Claude Debon, « Notice », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1509), ainsi que le

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sel d’un discours sans honte. Comme en témoignent les fantasmes amoureux de Narcense dans Le Chiendent ou les propos de Sally dans le Journal Intime. On est toujours trop bon avec les femmes, Saint Glinglin, Zazie dans le métro, Le Dimanche de la vie, sont tous des romans saturés de sexualité, avec cette particularité que le discours cru y est toujours un discours de femme. Ce qui constitue, assurément, le signe de leur émancipation et de leur présence grandissante dans la société. Le même phénomène s’observe avec les parfums qui, souvent associés à l’image du séducteur, appuient le mythe d’une suprématie française en ce domaine : « Il était tout parfumé. Était-ce Scandal, de Lanvin, Misive de Roger et Gallet, Zibdine de Weil ou Vol de Nuit de Guerlain (…) Comme vous sentez bon, lui susurrai-je. - N’est-ce pas, ma poulette ? C’est le bon air de France ! »1

Gabriel, artiste, dandy homosexuel, dans Zazie, fait l’objet d’une exclamation chargée de dégoût et de mépris pour la composition olfactive, fortement concentrée, que libère son corps. Une particularité qui relève de ce que Henri Lefebvre appelle « le grand lessivage »2, qui consiste à neutraliser les arômes naturels et puanteurs par les parfums et autres déodorants. Ce détail, qui aurait pu passer pour un élément sans importance, nous situe, en réalité, en plein essor industriel et publicitaire ; à l’heure des premiers conditionnements fabriqués en série, au temps des premiers produits de synthèse, liés au développement de la chimie organique, ainsi qu’au moment de l’apparition des grands magasins qui démocratisent la parfumerie. suggèrent le recours au pseudonyme de Sally Mara et le retrait de certains poèmes et textes « salés », repris dans les Œuvres complètes (« Textes surréalistes », p. 1054) : « Mais je reviens à tes cuisses, je n’avais pas assez vu cette belle chair que le poil de ton pubis protège comme l’éclat de tes seins, et je reviens à ton cul où une raie brune trace entre les deux fesses un précipice obscur où ma queue doit se précipiter, un nid poilu où ma pine doit se nicher, un puits profond où ma bite doit puiser la jouissance et la merde. » 1 QUENEAU (Raymond), Le Journal Intime de Sally Mara, op. cit., p. 79. 2 LEFEBVRE (Henri), La Production de l’espace, éditions Anthropos, collection « Ethnosociologie », Paris, 1974.

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C’est en 1904, à une époque où l’homme est encore très réticent au parfum, que Jacques Guerlain crée la première composition destinée aux hommes : « Mouchoir de Monsieur ». Aussi, avec sa pochette de soie mauve parfumée, le très parisien Gabriel fait-il figure de pionnier en même temps que représentant d’une industrie (celle de la mode et du luxe) souvent associée à l’image de la France dans le monde. Si le roman gravite autour de ce symbole de la vie parisienne qu’est le métro, on peut considérer cependant, dès l’incipit, que Gabriel donne le ton en incarnant un raffinement qui contribue tout aussi largement à la réputation de la capitale. C’est « Gaby » le magnifique, à travers un clin d’œil à l’écrivain américain Francis Scott Fitzgerald, père du sulfureux Gatsby, héros du roman éponyme, Gatsby le magnifique (The Great Gatsby, 1925), et archétype de la consommation ostentatoire. Avec les gestes, le regard, le rire, envisagés comme autant de façons de dire, l’écrivain perce le rapport entre la parole et le corps, les interlocuteurs et les différents types d’actes. L’univers du roman devient un foisonnant univers de signes, à l’image du monde moderne. C’est cela même qui fait l’actualité de Queneau qui pervertit les techniques traditionnelles de lisibilité et réalise, avec l’écriture phonétique, un changement de régime sensoriel, nous faisant passer de l’œil à l’oreille, du visible à l’audible. Ce grand manipulateur de signes expérimente les écritures (mots croisés, idéogrammes, pictogrammes, mathématiques), se passionne pour les langages de traces, fusionne l’écriture et la peinture, comme en font état les dessins et inscriptions gravés sur la porte bleue dans Le Chiendent, ainsi que les ratures ou les graffitis de Cidrolin et du duc d’Auge dans Les Fleurs bleues. Il évoque l’existence d’autres mondes, tel celui des nombres et des figures dans Odile, inverse les rapports de subordination entre langage et calcul, et forge une arithmétique affective, dans Sally plus intime, où il découvre une équivalence entre les concepts et les chiffres : « L’amour : 1 +1 = 1 ». Mathématicien éclairé, Raymond Queneau fut aussi dessinateur et peintre, au point d’exécuter, entre 1946 et 1952, une centaine de dessins et près de six cents gouaches et

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aquarelles. À l’opposé des contraintes qui sous-tendent le travail littéraire, sa peinture demeure allègre, vive, mutine, s’affranchissant des règles et de toute image élitiste pour retrouver une liberté, un dépouillement et une fraîcheur enfantine. Parallèlement à cette activité, il crée, en 1946, les Pictogrammes. Un ensemble de dessins figuratifs inspirés de l’art rupestre et publiés dans la revue Messages1 dont Queneau fait partie du comité directeur avec André Frénaud, Michel Leiris, Jean Lescure, Jean Tardieu, Raoul Ubac et René Char. Quelques années auparavant, l’écrivain se lie d’amitié avec Jean Hélion2, auteur d’une illustration pour Chêne et chien, en 1937. À travers un échange épistolaire3 qui s’étend sur plus de trente ans, le peintre, qui contribua à la création des groupes et revues : Art Concret et Abstraction-Création, revient sur ses goûts littéraires ainsi que sur un parcours atypique qui le fit passer, dans les années 1930, de l’art abstrait au figuratif. En 1939, tandis qu’il vient de publier Un rude hiver et prépare Les Temps Mêlés, Queneau fréquente successivement Joan Miró, Pierre Matisse (fils du peintre et marchand de tableaux), de même que les artistes Léopold Survage, Marcel Duchamp et Francis Picabia, mentionnés dans le Journal, en date du 8 août. Il se lie avec Erika Brausen, une allemande spécialiste en tableaux modernes, qui dirige la « Hanover Gallery » à Londres, avant de rencontrer André Derain et Othon Friesz, un peintre fauve, havrais comme lui. En 1943, l’année où paraît Les Ziaux, Queneau découvre et apprécie Gaston Chaissac lors de la présentation de sa 1

Présentée comme le principal organe de « Résistance lyrique », Messages est une revue d’art, dirigée par Jean Lescure et publiée, de 1938 à 1946, sous la forme de cahiers trimestriels, à Paris. Le travail de Raymond Queneau paraît dans le dernier cahier double d’octobre, intitulé « Les Mots et les signes », sous le titre : « Récits d’un voyage en automobile de Paris à Cerbère (en prose) ». Il est repris dans « Pictogrammes », Bâtons, chiffres et lettres, p. 273, en 1950. 2 Pour plus de renseignements sur cette relation entre Hélion et Queneau, voir « Raymond Queneau et la peinture », Les Amis de Valentin Brû, n° 24-25, 1983. 3 HÉLION (Jean), Lettres d’Amérique. Correspondance avec Raymond Queneau 1934-1967, IMEC éditions, 1996. Cf. aussi Temps Mêlés 150+6&7 Documents Queneau, Verviers, 1979.

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deuxième exposition à Paris. Il s’ensuivra, à partir de 1944 et pendant plus de dix ans, une abondante correspondance entre les deux hommes1. Peintre autodidacte, proche de Jean Dubuffet dans sa conception de l’art brut ; instigateur d’une « peinture rustique moderne », auteur de textes et de poèmes publiés à la NRF, Gaston Chaissac affiche ses convictions artistiques, politiques et sociales, ainsi que son anticonformisme, dans les lettres qu’il adresse à l’écrivain. Il évoque son travail, ses pseudonymes, le peu d’estime qu’il voue à ses condisciples au travers de feuillets hétéroclites faits de fulgurances et d’interpellations hardies : « Si vous êtes réellement communiste comme on me l’a dit », lance-t-il à Queneau dans un courrier daté du 25/9/46. Il fait état de son intérêt pour l’art mural et les réalisations éphémères. Utilisant divers matériaux, l’artiste laisse des empreintes, trace des graffitis, effectue des collages à partir de dessins d’enfants, d’assemblages d’objets ou de cailloux peints. Il opère au niveau de la texture et poursuit des recherches qui enthousiasment Queneau, cet autre adepte de l’art brut : « Comme les poètes admirateurs de la peinture de Dubuffet chantent la beauté de la brique comme matière ça m’a donné une idée pour la peinture murale. Dans le mur il n’y a qu’à gratter le plâtre jusqu’à la brique par endroit, c’est-à-dire mettre la brique du mur à jour. Et ça fait même relief, un merveilleux relief. On met un peu de peinture là où la brique ne parait pas. C’est à mettre à la mode. »2

Durant la même période, l’écrivain entretient une correspondance avec le peintre naïf Élie Lascaux3, beau-frère du marchand de tableaux Henry Kahnweiler, qui côtoie l’avant-garde littéraire et artistique. 1

Quatre-vingt-quinze lettres inédites (dont trois adressées à Janine Queneau) autographes, signées, mises en ligne le 24 avril 2011 (Gazogène n° 01, http : // gazogene.wordpress.com/) ont été vendues aux enchères, à Drouot, le 17 juin 1991. 2 Lettre de Gaston Chaissac, datée de 1946. op. cit. 3 Pour de plus amples renseignements sur la relation entre Queneau et Lascaux, voir « Correspondances Raymond Queneau - Élie Lascaux », Temps Mêlés 150+5 Documents Queneau, Verviers, 1979. Et, Les Amis de Valentin Brû, n°32-33, 1985.

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En 1948, tandis que paraissent Saint-Glinglin et L’Instant fatal, chez Gallimard, il collabore à Monuments1, un « scénario graphique » composé de douze planches, imaginé par le peintre et graveur Jean-Paul Vroom. Dans la tradition de Mallarmé et de Reverdy, Queneau, à l’instar du « Poésure et Peintrie » lancé deux ans plus tôt par Kurt Schwitters, joue sur la disposition typographique du texte, la présence ou l’absence de ponctuation, dessine à son tour avec les mots et les espaces vides une poésie visuelle, un schéma lyrique qu’il place en regard du travail du graveur. Avec ses enjambées, ses décrochages, ses sauts, il retrouve le mouvement propre à l’image cinématographique et la vitesse vertigineuse de la vie moderne. Il ressuscite le signe en lui redonnant sa force visuelle amoindrie par la typographie. Il façonne le mot comme Vroom travaille la matière. À la fois tournée vers l’intérieur et l’extérieur, entre le verbe et l’image, le fantasme du sens et l’échange de sens, il recolle à son modèle comme inventeur de formes, sculpte la parole sur la page. Cette collaboration du poète et de l’artiste plasticien situe Queneau dans la lignée des recherches avant-gardistes de Marinetti, des expériences de Max Bense, de Man Ray ou de Paul Eluard qui visaient à repenser la typographie, à révolutionner le livre comme support. Une voie sur laquelle s’engageront, de nouveau, à partir des années 1960, Jean Tardieu, Yves Bonnefoy et Michel Butor. En 1949, Queneau écrit un article sur Maurice de Vlaminck, peintre tour à tour fauve puis cubiste : « Vlaminck ou le vertige de la matière » et un autre sur Miró : « Joan Miró ou le poète préhistorique ». Il présente, la même année, deux albums aux éditions Skira : Vlaminck, puis Miró, et expose ses gouaches et aquarelles à la Galerie « Artiste et Artisan ». Alors qu’est publié le texte inachevé d’Une histoire modèle, l’écrivain réalise, en 1966, avec le peintre italien Enrico Baj :

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Monuments. Textes d’inspiration libre écrits par Raymond Queneau, à partir de burins de Jean-Paul Vroom, éditions du Moustié, Paris, 1948.

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Meccano ou l’Analyse matricielle du langage1 et rédige, en 1969, un essai sur cet artiste anarchiste, pataphysicien, influencé par le mouvement CoBrA. Un essai dont le titre s’inspire des mots valises, en associant le nom de Baj à ceux de Picabia et Picasso : « Picabaj et Bacasso ». En 1972, tandis qu’il perd son épouse, Janine, au mois de juillet, et qu’il voit sa santé se dégrader, Queneau consacre un poème (« Bonjour Monsieur Prassinos ») à Mario Prassinos. Peintre d’art abstrait, d’origine grecque. Membre de la nouvelle École de Paris. Créateur de tapisseries, de dessins, d’estampes, de décors et de costumes de théâtre pour plusieurs mises en scène de Jean Vilar. Prassinos avait illustré six poèmes de L’Instant Fatal2, en 1946. Dans un livre intitulé Bonjour Monsieur Prassinos, le peintre retourne son hommage à l’écrivain en associant le poème dédié par Queneau à une série de variations picturales3. Mais, c’est certainement de Jean Dubuffet, cet autre Havrais, que Raymond Queneau se sent artistiquement le plus proche. Les deux hommes se sont rencontrés pour la première fois en octobre 1916. Ils débutent, en 1950, une correspondance4 au cours de laquelle le peintre définit son art comme une recherche qui incarne la volonté de faire table rase de la culture, de tout professionnalisme et savoir-faire convenu, pour retrouver l’essence des choses. Il gribouille la matière brute, à la recherche des origines, à travers un manque de soin apparent et des tracés qui, pour Gaëtan Picon : « donnent 1

QUENEAU (Raymond), BAJ (Enrico), Meccano ou l’analyse matricielle du langage, éditions Tosi, Milan, 1966. Sur la relation entre Queneau et Enrico Baj, voir « Raymond Queneau et la peinture II », Les Amis de Valentin Brû, n° 26, 1984. 2 QUENEAU (Raymond), L’Instant fatal, seize eaux-fortes en noir et un burin en couleurs, accompagnés de six poèmes de Raymond Queneau, éditions Aux Nourritures Terrestres, Paris, 1946. 3 PRASSINOS (Mario), Bonjour monsieur Prassinos, quatorze interprétations typographiques de cinq « Prétextas », accompagnés du poème de Raymond Queneau, éditions Parisod, La Chaux, Suisse, 1972. 4 DUBUFFET (Jean), Prospectus et tous écrits suivants, éditions Gallimard, Paris, 1967. Le reste de la correspondance, soit trente-cinq lettres autographes, signées, vendues aux enchères à Drouot, le 17 juin 1991, est mis en ligne le 24 avril 2011 (Gazogène n°01, http : //gazogene.wordpress.com/).

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l’impression d’une négligence »1. Dès 1964, il oeuvre sur le thème du tissu urbain (autre parenté quenienne) avec sa Légende de la rue et autres travaux réunis sous le titre : L’Hourloupe. Un mot-valise tel que les affectionne Queneau : « Le mot Hourloupe était le titre d'un petit livre publié récemment et dans lequel figuraient, avec un texte en jargon, des reproductions de dessins aux stylo-billes rouge et bleu. Je l'associais, par assonance, à "hurler", "hululer", "loup", "Riquet à la Houppe" et le titre "Le Horla" du livre de Maupassant inspiré d'égarement mental. »2

Dubuffet inaugure un style auquel il prête le nom d’« art brut », inspiré de dessins d’enfants, de productions de marginaux ou de malades mentaux découverts par le docteur Hans Prinzhorn, psychiatre et historien d’art allemand, dans les années 1920. On sait que Raymond Queneau donnera un prolongement à ces travaux en recensant, plusieurs années durant, les « fous littéraires » à la Bibliothèque nationale. Une recherche qu’il entreprend dès 1930 et dont il tirera la matière d’un roman : Les Enfants du limon, en 1938. À travers ce rappel des liens que Raymond Queneau entretint avec la peinture, nous souhaitions mettre en lumière ses influences et sources d’intérêt, ainsi que la proximité de ces deux arts chez l’artiste. Que ce soit dans ses propres réalisations picturales ou dans celles des plasticiens qu’il côtoie, l’écriture n’est jamais loin (et vice versa) ainsi que l’écrivain le formule dans son essai sur Miró, à propos duquel il parle « d’écriture à déchiffrer », de « rimes », de « métaphores », partant du principe, posé dans le titre de l’exposition à laquelle il participe à la galerie de La Pléiade en décembre 1946, que… « si vous savez écrire, vous savez dessiner ». Le dessin apparaît comme un nouveau mode d’expression, un moyen de dépasser les limites de la langue. Ce glissement d’un mode de communication à l’autre que Raymond Queneau opère, lui-même, dans sa vie, est 1

PICON (Gaëtan), Le Travail de Jean Dubuffet, éditions Skira, Genève, 1973. DUBUFFET (Jean), cité par Jean-Louis FERRIER et Yann LE PICHON, L’Aventure de l’art au XXe siècle, éditions du Chêne-Hachette, Paris, 1988. 2

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fréquemment esquissé dans l’œuvre où écriture et peinture se trouvent souvent mêlées, saisies dans un même geste créateur : « Les graffitis, qu’est-ce que c’est ? tout juste de la littérature. »1

Chassés progressivement des « pissotières » et des cabines téléphoniques où leurs écrits manifestaient « une grammaire alerte »2, les graveurs ne vont pas tarder à se répandre dans les rues. Même si l’art urbain ne rencontre pas encore le succès qu’il connaît aujourd’hui, on observe, néanmoins, dans les romans de Queneau, la présence de graffitis qui constituent une forme d’inscription annonciatrice de l’art de rue. Ces graffeurs signent parfois leurs œuvres, comme le Père Taupe sur la porte du Chiendent qui conserve le souvenir des cœurs laissés dans la forêt de Carentan. En gravant ses amours sur un chêne centenaire, l’auteur du graffiti porte la griffe du temps dans l’espace, transforme le support (entre-temps devenu porte bleue) en un véritable pan de mémoire. Ce qui permettra à Pierre et Étienne d’étudier l’homme à travers ces vestiges matériels, fortuitement exhumés par les archéologues de circonstance que sont les deux chercheurs de trésor. Recourant à une méthode empirico-inductive, ceux-ci n’hésitent pas à tirer de leurs hypothèses des déductions hâtives qui seront à l’origine du malentendu. D’autres, à l’esprit vandale, s’approprient quant à eux les supports. Telle cette main, aussi anonyme que malveillante, qui gribouille inlassablement la pancarte du marinier dans Les Fleurs bleues : « Sur la clôture et le portillon, des inscriptions injurieuses avaient été barbouillées. Cidrolin alla chercher un pot de peinture et un pinceau pour faire disparaître ces graffitis »3

Vivantes autant que mouvantes, à l’image de la précarité du monde moderne, ces écritures palimpsestes, éphémères, qui apparaissent et disparaissent au rythme de leur effacement et de 1

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 95. QUENEAU (Raymond), « Graffiti », Courir les rues, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 352. 3 QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 113. 2

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leur réinscription, n’incarnent pas moins un autre aspect important du graffiti : celui de la mémoire en tant que trace. Avec ses ready-made (1913-1917), Marcel Duchamp, Satrape du Collège de Pataphysique et membre de l’Oulipo, avait fait entrer des objets issus du quotidien au musée. Trente ans plus tard, le mouvement inverse s’opère puisque les peintres, désireux de fuir le champ artistique, de jouer la vie plutôt que l’éternité, quittent les musées pour la rue, les murs, les trains, les camions, les tunnels, les toits. C’est à cet art du changement ainsi qu’à la variété des lieux et des surfaces que nous attachent les romans de Queneau qui, en reliant l’inscription à un arbre, un mur, une clôture, et accessoirement une toile ou une page, se situent dans la lignée de courants et techniques modernes. Les dessins et colorations portés sur les parois des grottes, ces « dessins d’enfants » comme les nomme l’abbé Riphinte, qui valent les tableaux de Jean-Baptiste Greuze ainsi que l’insinue le duc d’Auge dans Les Fleurs bleues, illustrent bien, à cet égard, une régression qui annonce les techniques du pop art et les recherches texturologiques de peintres tels que Andy Warhol, Robert Rauschenberg ou Mark Rothko. La quête d’un support original, la volonté d’œuvrer sur la matière brute ou la récupération d’objets manufacturés et leur intégration à l’espace pictural, revêtent un caractère des plus novateurs, comme en font état les toiles du baron Hachamoth, composées dans « le style moderne de Paris » : « Le premier il a peint (…) sur du papier de boucherie avec de la sauce A.one et du jus de tomate. »1

Parallèlement aux inscriptions qui viennent régulièrement souiller le portail de Cidrolin, il existe des dessins dans les grottes qu’observe le duc d’Auge. L’activité paléontologique de ce dernier, à la recherche de traces préadamites, le confronte aux origines de l’écriture, le ramène aux premières inscriptions, semblables, par leur naïveté et leur imperfection, à des dessins d’enfants. Cette dimension resurgit à travers les études épigraphiques du mystérieux M.G, des Contes et 1

QUENEAU (Raymond), Les Enfants du limon, op. cit., p. 42.

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Propos. De même que dans Un rude hiver où Lehameau, penché sur les épitaphes du cimetière, s’attache au signe et à la couleur qui définissent l’espace de la pulsion, situent la lettre à mi-chemin entre l’écriture et la peinture. Si bien que, chez Queneau, le langage devient objet là où le lecteur attend du sens. On se rappellera, à cet égard, les inscriptions qui apparaissent sur les toiles peintes de Miró : le « Sard » du Paysage catalan ou le « Yes » de Gentleman, à propos desquels Leiris parle des « hiéroglyphes » ou des « petites équations » de l’artiste. C’est à cette connexion que nous renvoie l’écrivain lorsqu’il affirme : « La peinture de Miró est une écriture qu’il faut savoir déchiffrer »1

On assiste, dès 1937, à une prise en compte de l’environnement urbain dans la création contemporaine ; avec le muralisme mexicain représenté par Diego Rivera, José Orozco et David Siqueiros, ainsi que les grandes peintures murales réalisées par Robert et Sonia Delaunay pour le palais des chemins de fer, à l’occasion de l’Exposition universelle. Un art nouveau à propos duquel Robert Delaunay déclare : « Moi artiste, moi manuel, je fais la révolution dans les murs. En ce moment j’ai trouvé des matériaux nouveaux qui transforment le mur, non seulement extérieurement mais dans sa substance même. Séparer l’homme de l’art ? Jamais. Je ne peux pas séparer l’homme de l’art puisque je fais des maisons ! »2

Cette tendance se manifeste en France dans les années 1950, avec le courant de l’Internationale situationniste qui cherche à rapprocher l’art de la vie quotidienne. Et, qui s’épanouit au cours des années soixante avec les créations, dans les villes, d’artistes tels que Victor Vasarely, Alexander 1

QUENEAU (Raymond), « Miró ou le poète préhistorique », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 311. 2 DELAUNAY (Robert), « V’là la télé », Commune, n° 22, juin 1935. Commune est l’organe de l’AEAR (Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires). L’hebdomadaire fut publié de juillet 1933 jusqu’au mois d’août 1939.

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Calder ou Ernest Pignon-Ernest considéré, avec Daniel Buren et Jean-Michel Basquiat, comme les précurseurs de l’art urbain. C’est à cette même époque que le photographe Brassaï publie son livre : Graffiti, donnant à cette forme d’expression ses lettres de noblesse. Durant cette période, les artistes, à l’instar de Queneau, amènent l’art au peuple, véhiculent un message à la fois enfantin et sérieux. Ils peignent ou écrivent en s’inspirant de la rue, du métro, d’espaces authentiquement populaires qui prêtent ce caractère si vivant à leurs œuvres. Comme les graffeurs, Queneau s’approprie l’environnement, le quotidien, le fortuit, manifeste une nouvelle sensibilité au réel pour tenter de renouer avec le monde, essayer de se remettre de la guerre et de ses bouleversements. Cette sensibilité passe par la notation de gestes simples et courants de notre modernité tels que lire un journal, allumer une cigarette. Entrer dans un cinéma, monter dans un tram ou un train de banlieue. Observer le monde à partir de la terrasse d’un café. Autant d’actions banales et récurrentes dans les romans où émerge une beauté nouvelle qui s’enracine au sein de la vie urbaine. Comme dans les peintures d’Hélion, il ne s’agit plus de dessiner ou d’écrire d’après nature, mais toujours en vue de ce que l’artiste à conçu. Ce qui génère un mélange de réel et de merveilleux, ouvre la voie à l’imaginaire, distend un peu plus le cadre prosaïque de la vie : « Le merveilleux, qu’il soit d’origine scientifique, littéraire, religieuse m’a toujours captivé »1

C’est précisément cette tension, entre une vision intérieure et le rapport au réel, qui confère aux romans de Queneau une empreinte si particulière. Les éléments de la réalité ambiante sont intégrés dans l’œuvre, accompagnés, souvent, d’une touche de hasard, si bien que cette stratégie artistique, à laquelle viennent s’ajouter le mélange des genres, la confusion des média, l’érudition, le couper-coller, les citations et autres références intertextuelles, transforme le matériau préexistant en 1

QUENEAU (Raymond), texte inédit, paru sous la rubrique « Textes surréalistes », Oeuvres complètes, tome 1, p. 1004, éditions Gallimard, collection « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, 1989.

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esthétique personnelle. Aussi, en dépit de tout ce qui peut paraître de prime abord les éloigner, la technique de Queneau ne semble-t-elle pas si différente, en fin de compte, de celle de Basquiat lorsque ce dernier déclare : « Je biffe les mots pour que vous les voyiez mieux. Le fait qu’ils soient à demi-effacés vous donne envie de les lire ». Comment ne pas penser ici, en effet, au duc d’Auge reproduisant, à la campagne, les peintures de Lascaux ? Ou bien à Cidrolin et ses graffitis palimpsestes, dans Les Fleurs bleues ? À la transcription approximative des sons, à ces « coagulations phonétiques », ainsi que les nomme l’artiste dans Bâtons, chiffres et lettres. À ces amalgames de mots, télescopés, « litté-raturés », qui retardent la compréhension. Autant de procédés qui contraignent au déchiffrement. Où le mot, partiellement masqué ou défiguré, requiert une autre structure mentale, retient le regard, arrête la course de l’œil pour, but ultime, capter comme chez le peintre l’attention du destinataire. Dès Le Chiendent, le décor des romans à venir est déjà partiellement dressé, puisque figurent déjà les arts graphiques avec leurs témoignages vivants sur la place de l’homme et de la poésie dans la cité moderne, les messages de liberté, de solitude, d’amour, l’espace public, la proximité des usines, le développement des banlieues, les terrains vagues, la rue qui donne à l’œuvre son côté libéral, agressif et picaresque. La femme, en revanche, plus souvent présente à travers sa beauté éblouissante, enchanteresse ou ses appâts sexuels, n’occupe qu’un rôle en demi-teinte, mis à part les jeunes filles délurées que sont Gertie, Sally et Zazie. À de rares exceptions près, la dynamique de l’intrigue ne s’organise jamais autour d’une relation entre homme et femme, ce qui montre bien, encore une fois, que la sphère privée est rarement privilégiée par l’écrivain. Il ne faut pas perdre de vue les circonstances de production ou les stimuli d’arrière-plan, c’est-à-dire le contexte dans lequel l’écrivain a vécu et écrit : l’avant guerre, l’entre deux guerres ou l’immédiat après-guerre. Outre la Première Guerre mondiale qui éclate alors qu’il est encore enfant, la guerre du Rif à laquelle il participe activement durant son service militaire, de 1925 à 1927, Queneau est contemporain de la

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guerre d’Espagne, en 1936. De la guerre sino-japonaise, en 1937. De la Deuxième Guerre mondiale. Des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki, en 1945. De la guerre d’Indochine, en 1946. De la guerre de Corée, en 1950. Des guerres indo-pakistanaises, à partir de 1947. Et de la guerre d’Algérie, en 1954. Tout cela, entre 1933 et 1955, période durant laquelle il compose la plupart de ses romans. Autant dire que le temps de latence entre les faits vécus ou racontés et celui de l’énonciation est particulièrement bref, sans parler du journal qu’il tient, de 1914 à 1965. Rien d’étonnant donc, à ce que ces textes conservent un arrière goût amer. Celui d’un monde bouleversé où les familles sont séparées, où les hommes vivent dans la sauvagerie de la guerre et la familiarité de la mort. Un monde où il n’y a pas de place pour la femme mais seulement pour les fantasmes qu’elle véhicule. Aussi, l’œuvre ne s’attache-t-elle qu’à travers la fugitivité d’un clin d’œil à ces figures, inaccessibles ou présentes à travers des relations extra conjugales et des amours ancillaires. C’est Alberte, l’épouse d’Étienne, convoitée par Narcense. Madame Pigeonnier, l’amante volage, qui débauche le jeune Théo. Ernestine et Catherine, deux petites bonnes séduites par la perspective de changer leur condition grâce aux rentes présumées du Père Taupe ou à l’argent de Pierre Le Grand, dans Le Chiendent. S’ensuivent quelques éclats romantiques sur le thème de la passante et des amours de permissionnaires, vite dissipées, comme si la banalisation de la vie quotidienne guettait l’intimité des couples. Lehameau vit à l’écart des femmes, jusqu’à ce qu’il rencontre une jeune infirmière qu’un incendie lui ravit, dans Un rude hiver. Pierrot passe à côté de l’inclination d’Yvonne, dans Pierrot mon ami. Les aventures sentimentales de Jacques l’Aumône tournent court, dans Loin de Rueil. Et, Valentin Brû cède à une fille d’Ève plus âgée, dans Le Dimanche de la vie. Seule Odile saura rendre à Roland Travy son goût de vivre, dans le roman éponyme, ainsi que Noémi qui joue un rôle similaire auprès d’Astolphe, dans Les Enfants du limon. Deux romans davantage tournés vers la vie privée au moment où Queneau, qui vient de rompre avec

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Breton et voit son manuscrit, sur les hétéroclites, refusé, cherche un refuge dans la subjectivité. Si le statut de la femme évolue au cours de la deuxième Guerre mondiale, avec notamment la figure centrale de l’infirmière, personnage typiquement féminin, qui soigne les corps bien autant que les âmes (Un rude hiver), la société de l’après-guerre demeure encore très machiste. Une supériorité dont témoignent l’absence de mixité dans les écoles, les inégalités dans la formation et l’orientation, la répartition des tâches, la détention du pouvoir décisionnaire, l’idéal de la femme au foyer ou la perception de la femme comme objet de plaisir. C’est cette vision sociale que reflètent les remarques sexistes de Gabriel, dans Zazie ou les réflexions tout aussi misogynes de Cidrolin, dans Les Fleurs bleues : « Vous ne vous imaginez pas que je vais rester sans femme ? Que je vais cirer mes souliers, faire la bouffe et le reste ? (…) Il faudra que je fasse la cuisine, lave mon linge, raccommode mes chaussettes, donne un coup de faubert sur le pont, toutes occupations qui m’emmerdent et sont d’ailleurs exclusivement féminines. »1

L’homme se montre encore fort, indépendant, dominant, laissant à la femme le soin du ménage, une fonction nourricière, des émotions, fragilité et séduction. Les différents contextes, militaire, professionnel et artistique, dans lesquels évolue Queneau restent eux aussi placés sous cette domination masculine, du Troisième Zouave au Comptoir des comptes, des activités éditoriales aux réunions surréalistes, de l’Oulipo au Collège de Pataphysique. La vie que certains artistes tentent de s’inventer pour oublier les désastres de la guerre, le jour au Flore ou aux Deux Magots où se propagent l’existentialisme, la nuit dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, contraste vivement avec ces autres volets de la réalité. C’est l’époque du jazz et du be-bop qui, du Bart Vert au Tabou, du Club Saint-Germain au Blue Note, rassemblent des noctambules tels que Boris Vian, Prévert ou Giacometti, sans oublier les Frères Jacques et Juliette Gréco 1

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 81.

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qui interprètent, en 1950, « Si tu t’imagines » de Queneau, sur une musique de Joseph Kosma. Mais, cette frénésie de l’aprèsguerre ne déborde pas dans l’œuvre romanesque de l’écrivain qui avoue se situer, durant cette période, aux antipodes de préoccupations futiles telles que la recherche d’aventures galantes et se dissocie de ce « on » qui se baigne, se lève tard, court les filles, vit une vie frivole : « Je dis "on", je ne fais pas partie de ce "on". »1

C’est, au contraire, une impression d’isolement qui domine dans les romans où se projettent des êtres solitaires, plongés dans l’anonymat de la vie urbaine qui découvrent leur rapport aux choses. Tous appartiennent à des mondes différents mais se trouvent réunis sur une même scène où, comme les monades de Leibniz, chacun ajoute quelque chose de particulier à l’univers. En s’attachant aux lieux les plus triviaux, aux gens les plus quelconques, aux aventures les plus banales, aux paroles les plus anodines, aux gestes les plus communs, Queneau se fait le peintre de la vie quotidienne. Le chroniqueur du temps perdu. Le témoin d’un certain laisser aller, dans une société en mutation où ses personnages, figures prométhéennes, enfants du limon, n’en demeurent pas moins des figures allégoriques qui dépassent l’ordinaire. C’est ce conflit entre Prométhée et Hermès, les anciens et les modernes, qui se joue dans la plupart des romans de l’écrivain où, comme l’a finement exposé Michel Serres, la société de communication remplace peu à peu la société de production. Le guide des héros, le messager des dieux, celui des relations interpersonnelles, Hermès, subroge le vaillant Prométhée, dieu de l’industrie, qui avait su dérober le feu à Zeus pour le donner aux hommes, afin qu’ils soient capables de transformer les choses2. Mais l’on sait depuis, grâce à 1

QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 2 juillet 1940, op. cit., p. 190. Dans un texte inédit, daté de mai 1928, Queneau fournit une version originale du mythe de Prométhée : Un espagnol vole les flammes du feu qui a pris dans la poubelle de l’Hôtel du Nord et du Midi, les met dans sa petite valise et s’enfuit tenter sa chance à Monte-Carlo. (Repris dans Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1063). 2

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Pierrot, que la chandelle est morte et qu’il n’y a plus de feu. Les éclairs du forgeron, qui rivalisaient avec la lune, se sont éteints1. Si bien qu’il ne reste qu’« un encrier noir (qui) au pauvre poète a prêté sa plume »2 pour écrire une composition dont les rimes et les rythmes scandés se répercutent en écho, telles de lointaines anaphores, d’œuvre en œuvre, où la comptine fait l’objet de nombreuses combinaisons, de multiples fusions, comme dans le poème « Souvenir » où les vers de Tristan Corbière viennent télescoper la chanson enfantine : « Au cœur de la nuit la lumière est morte il n’est plus de jour il n’est plus de feu »3

Toute la production romanesque de Queneau est l’histoire de cette dépossession ; de ce glissement du monde de l’industrie (Le Chiendent, Gueule de pierre, Loin de Rueil) à celui de la communication (Zazie dans le métro, Les Fleurs bleues, Le Vol d’Icare) qui renforce l’isolement et la solitude amorcés par le développement des techniques et l’expansion du système économique. En 1959, Zazie dans le métro marque un tournant avec cette jeune villageoise délurée, impatiente de découvrir une nouvelle géographie urbaine et les appâts de la vie moderne. Zazie incarne une génération habile, ouverte aux nouvelles technologies, en rupture avec son entourage composé de travestis et de satyres, complètement étranger à ses préoccupations. Elle incarne une jeunesse dont le comportement, le dynamisme et la désinvolture s’opposent aux mœurs de l’époque et autres « phénomènes usés ». Zazie s’exprime crûment et brise, en parlant, l’image d’une société dominée par les stéréotypes. La différence de langage et de vision dont fait preuve la fillette se veut annonciatrice d’une 1

QUENEAU (Raymond), « Au clair de la lune », Battre la campagne, op. cit. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 448. 2 QUENEAU (Raymond), « Pour un art poétique » VI, L’instant fatal, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 107. 3 QUENEAU (Raymond), « Souvenir », Le Chien à la mandoline, op. cit.. Poème repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 253.

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autre ère. Celle d’un monde virtuel, vers lequel nous transportent en douceur Les Fleurs bleues et Le Vol d’Icare. Enfant terrible, sans complexe, Zazie incarne une jeunesse insolente, précoce, avide de découvrir et de comprendre. De passagère passive, dans le tac1 de Charles (« Napoléon mon cul ! M’intéresse pas du tout cet enflé avec son chapeau à la con ! »), elle devient conductrice, attentive, en dirigeant son mouvement, sa propre marche dans la capitale. Elle fugue dans Paris, ce qui, après la traversée initiale, est une autre façon de situer le récit au cœur de la poésie urbaine, et s’accapare le monde comme elle s’accapare les « bloudjinnzes » volés au marché aux puces. C’est, à quelques années et détails près, l’ancêtre de la Petite Poucette de Michel Serres, qui, avec son téléphone mobile et son ordinateur doté d’un GPS, voyage sur Google, Facebook et Twitter. Fuyant la France profonde, incarnée par le village de Saint-Montron, et le monde à Papa, tué à coup de hache par la mère tandis qu’il tentait de violer sa fille, Zazie est constamment en représentation… pour compenser, peut-être, le fait d’avoir été tenue, jusque-là, à l’écart de ce qu’elle prend pour la « vraie » vie. Elle grandit (« vieillit ») au contact d’un monde nouveau, bigarré, multiforme, multiculturel, qu’elle a tôt fait de conquérir au point d’en devenir rapidement l’héroïne. Il faut peu de temps en effet à l’adolescente, fraîchement débarquée gare d’Austerlitz (comme Valentin Brû, de retour de la brousse malgache, sept ans plus tôt) pour se trouver sous les feux de l’actualité, faire l’objet de l’attention de tous. Après quelques commotions provoquées par la vie familiale, Zazie surgit avec fracas, à l’image du premier mot du texte (« doukipudonktan »), comme une vague isolée, et déferle violemment sur les différents quartiers de la capitale. Elle envahit promptement toutes les couches de la société dont elle bouscule les générations plus âgées, avec sa façon très personnelle d’appréhender le monde auquel elle demande 1

La Richard Brasier 1911, avec frein à pédale, dans laquelle Boris Vian ne dédaignait pas de s’exhiber à Saint-Germain-des-Prés et qui le transporta, à quarante kilomètres par heure, jusqu’à Saint-Tropez, a certainement servi de modèle à Raymond Queneau. Elle constitue ici un trait de vétusté, une relique du passé dans la modernité naissante.

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d’être toujours plus inventif, moins conformiste, plus intelligent. Elle représente une nouvelle génération qui connaît une mutation profonde, qui incarne une rupture historique (« Napoléon mon cul »), rend l’avenir inattendu, aléatoire, capitalise l’information et s’approprie utopiquement les choses, les lieux… tous les lieux ! Sans en habiter aucun. Le monde est en train de se fissurer. Zazie n’a plus le même corps (remodelé par le vernis, le maquillage et les « bloudjinnzes ») ni la même intelligence (« j’ai vieilli »). Elle ne fait plus confiance à l’ordre ancien : les couples, à commencer par celui de ses parents, se défont, se transforment (Gabriel, Marceline). Les amis se déchirent. Les lieux se brouillent (Gabriel et Charles ne parviennent pas à s’entendre sur l’identité des monuments devenus de simples marchandises interchangeables à consommer). Les gens changent de sexe (Gabriel se travestit en danseuse de charme et Marceline devient Marcel). Les identités fluctuent, les personnages changent de nom, de rôle, au fil du récit (Pédro-Surplus devient tour à tour Trouscaillon, Bertin Poiret, Aroun Arachide). Zazie, elle, bouscule le rapport au savoir, à l’autorité et nous confronte à un changement de monde, à une mutation qui est en train de s’opérer sous l’effet des Trente Glorieuses. Cette période de forte croissance qui caractérise les années soixante se traduit par une augmentation de la production de masse et l’émergence de la société de consommation, largement influencée par le modèle américain. Ce nouvel ordre économique et social favorise le confort matériel des ménages qui se dotent de « vécés à l’anglaise » et autres « merveilles de l’art sanitaire », d’un réfrigérateur, d’une machine à laver, d’une télévision et d’une automobile : « - Tiens, dit Bertrande, vous aussi vous avez une nouvelle houature ? - ça n’a rien d’extraordinaire, dit Yoland. Tout le monde a toujours de nouvelles houatures. »1

1

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 60.

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L’ « American way of life » se propage en Europe où, influencé par le rayonnement d’outre-Atlantique, l’on s’éveille à une culture nouvelle, on diffuse de plus en plus de films américains, on mâche du chewing-gum, on fume des cigarettes blondes, on porte des blue-jeans et l’on aime, comme Zazie, le « cacocalo ». COBOL (acronyme de COmmon Business Oriented Language), un langage de programmation de troisième génération parmi les plus utilisés dans les entreprises et la finance, est créé en 1959. Le machinisme se développe, ainsi que le secteur du bâtiment et des travaux publics qui profitent de la reconstruction du pays. Les villes créent les premières zones industrielles. Et Zazie, l’enfant terrible, est l’incarnation de ces révolutions : révolution agricole, étudiante, sans parler de la mutation technologique qui caractérise l’époque. Elle nous introduit dans un monde sans pudeur ni morale, au plus près du virtuel dont la principale manifestation sera… le métro. Cette bataille entre les anciens et les modernes, Prométhée et Hermès, dont la Petite cosmogonie portative nous livre une prosopopée dans son troisième chant, constitue un élément récurrent dans l’œuvre qui situe souvent son lecteur entre une société ancienne qui se délite, avec ses idées, ses croyances, et une autre en voie de la remplacer. D’où ces romans singuliers, au cœur desquels se produisent d’étranges courts-circuits, faits d’angoisse, de frustration et de drôlerie, où les pensées les plus folles viennent mettre en péril les vieilles certitudes. « Tout se passe, dit Michel Serres, comme si nous étions au plus proche voisinage de couches archaïques à oublier et d’idéalités nouvelles à comprendre »1. Mais, quel est le sens de toutes ces avancées technologiques, semble se demander Queneau à travers ses confrontations incessantes entre différents types de personnages. D’un côté, Turandot, acquis à l’évolution, au progrès, à la « marmaille sans fin des ruses ménagères »2,

1

SERRES (Michel), La Communication, Hermès I, p. 112, éditions de Minuit, collection « Critique », Paris, 1968. 2 QUENEAU (Raymond), Petite cosmogonie portative, chant VI, op. cit. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1 op. cit., p. 237.

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essayant de convaincre Marceline des avantages offerts par la machine à laver : « Vous devriez donner votre linge aux trucs automatiques américains, dit Turandot à Marceline, ça vous ferait du travail en moins, c’est comme ça que je fais moi. »1

De l’autre, Marceline, qui ne semble vraiment pas lier le mieux-être aux récentes évolutions technologiques ! Incrédule et quelque peu craintive après de soi-disant avancées qui ont permis de détruire tant de vies humaines, la compagne de Gabriel n’est pas sans rappeler les réticences de Baudelaire affirmant, dans Fusées (XXI) : « Quoi de plus absurde que le progrès, puisque l’homme, comme cela est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire, toujours à l’état sauvage ! ». Il faut se souvenir, pour mieux apprécier la portée de ces dissensions, que la première machine à laver à moteur fit son apparition en 1930, et que la construction du premier modèle semi-automatique date de 1937. Ce n’est qu’un an après la parution de Zazie dans le métro que les machines à essorage verront le jour. Autant dire que le roman oppose deux attitudes, présente toujours deux conceptions vis-à-vis de la nouveauté : d’un côté, les partisans, de l’autre, les détracteurs de la consommation et du progrès. Shiboleth, le dandy du Chiendent, compte, de ce point de vue, parmi les plus fervents adeptes du développement, comme le montre la façon enthousiaste et quasiment idolâtre dont il parle de sa nouvelle voiture : « Quelle ligne, hein, quelle ligne ! C’est beau comme l’antique, et ça file ! »2

Le personnage reflète bien, à ce titre, la culture moderne, l’air du temps, en affirmant à tout bout de champ son appartenance à l’époque, en donnant à chaque instant l’impression d’être « dans le coup ». Assujetti à ce qu’Émile Durkheim appelle « le fait social », à cette réalité qui s’impose 1 2

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 104. QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 197.

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et contraint l’individu en influençant sa perception du monde aussi bien que les représentations collectives, Shiboleth incarne l’une des forces essentielles du lien social. Et, souligne l’importance croissante de la dimension économique. Son style de vie reflète sa position sociale, ses goûts, sa personnalité, que le besoin d’originalité conduit à afficher de manière ostentatoire à travers ce qu’il consomme bien plus qu’au travers de ce qu’il est, à céder aux codes vestimentaires du moment et transgresser les limites des convenances en critiquant vivement le démodé : « Et tout ça, à la mode d’il y a deux ans »1

Objet des plus vifs reproches, le vieux jeu, le dépassé, tout ce qui ne correspond plus aux goûts et idées du jour, est à l’origine de condamnations et d’attaques qui laissent poindre de véritables conflits sociaux dans l’œuvre. L’émission de tels jugements s’accompagne, en effet, de ce que Bourdieu nomme « une violence symbolique », l’affirmation d’un pouvoir qui cherche à imposer un sens comme légitime, tout en dissimulant les rapports de force. Cette idéologie, qui consiste à se référer, sans l’avouer, à tel ou tel système de valeurs, s’appuie sur un modèle de communication impulsé par les journaux, la télévision et le cinéma, où l’on fustige la médiocrité d’un tel ou le retard de la province sur la capitale, où l’on affiche une supériorité, une domination symbolique sur ceux qui sont restés en retard sur la mode, à la traîne du progrès, et qui font figure d’exclus : « Tu as vu cette gosse, là en vert ; elle est pas mal, mais comment que c’est fagoté. »2

Dans cet espace de compétition où le style de vie est une légitimation de l’ordre social, les conflits revêtent la forme allégorique d’une tentative d’imitation désespérée, dans la mesure où, comme le fait observer Bourdieu : « la prétention part toujours battue puisque, par définition, elle se laisse 1 2

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 196. QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 196.

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imposer le but de la course, acceptant, du même coup, le handicap qu’elle s’efforce de combler »1. Mystificateur et manipulateur, Pédro-Surplus, le satyre, contribue à faire éclater cette cohésion sociale, tourne en comédie humaine ces jeux de représentation et pervertit les rapports de force qu’ils exercent au sein de la société. Ses déguisements dévoilent l’imposture du système en faisant passer de l’ordre social à la société du spectacle, de sorte qu’avec sa physionomie et son accoutrement, dignes d’un acteur de « l’ancien temps », il apparaît, aux yeux de Zazie, comme l’innocent archétype d’une époque surannée : « Il était affublé de grosses bacchantes noires, d’un melon, d’un pébroque et de larges tatanes. »2

Queneau, en cela, est bien l’observateur attentif de son temps et nous rapproche, à bien des égards, du Boileau des Satires, celui du « Repas ridicule » et des « Embarras de Paris ». Devenue un phénomène de masse, la mode est très présente dans l’œuvre où elle incarne le goût d’une époque, reflète le rang social, le pouvoir d’achat, la personnalité de chacun. Le vêtement exprime un besoin d’imiter, de se démarquer d’un groupe et de s’intégrer dans un milieu plus élevé. Il agit toujours comme un indice de classe aux yeux des autres membres de la communauté pour qui les habits constituent un rappel symbolique de la fonction de leur possesseur. Avec Schibboleth, l’écrivain dessine une nouvelle silhouette qui préfigure celle du « zazou » immortalisé par Johnny Hess dans sa chanson « Je suis swing », inspirée, ellemême, du morceau « Zah Zuh Zaz », du jazzman Cab Calloway. Son personnage, dont le patronyme d’origine biblique réfère déjà à un signe de reconnaissance, un usage propre à un groupe social, est résolument jeune. Comme Zazie, Gertie, Sally, il incarne ces excentriques qui font figure de mutation brusque dans les rangs de la bourgeoisie. Il symbolise ce nouvel état d’esprit, en même temps que le premier 1

BOURDIEU (Pierre), Questions de sociologie, p. 201, éditions de Minuit, collection « Documents », Paris, 1984. 2 QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 45.

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mouvement de revendication populaire d’une jeunesse désireuse d’imposer ses propres codes. Le seul blue-jeans, dans Zazie, est à l’origine de l’épisode du « Marché aux Puces ». C’est le vêtement à la mode par excellence, ainsi que le dit avec flegme Marceline : « - Les filles s’habillent comme ça maintenant »1

Objet de marginalité, et parfois même de délinquance avec le phénomène des « blousons noirs », les « bloudjinnzes », auxquels Zazie se montre si profondément attachée, sont porteurs de différents mouvements populaires au cours des années 1950. C’est le temps de L’Équipée sauvage (The Wild One). Un film interprété par Marlon Brando, que la France découvre en 1955. Celui de La Fureur de vivre (Rebel Without a Cause), avec James Dean, en 1956. C’est Elvis Presley qui conquiert le monde, en 1956. Qu’on l’écrive « bloudgine » comme Marcel Aymé, en 1954, ou « bloudjinnzes » comme Raymond Queneau, en 1959, le blue-jeans réfère à un univers d’insoumission et de violence. C’est le vêtement du voyou, du loulou, du loubard (dont le patronyme « Bolucra » est presque l’anagramme, dans Le Dimanche de la vie) celui qui vit dans la marge et sur qui l’on n’a pas de prise. Il incarne une volonté de choquer, en réponse à l’incompréhension des adultes. Prohibé dans la plupart des établissements scolaires durant les années 1960, le blue-jeans reste le symbole de la révolte et des aspirations nouvelles de la jeunesse. La mode masculine qui se développe dans le sillage de ces nouveaux codes vestimentaires, au début du XXe siècle, concerne non seulement l’habillement mais aussi les accessoires, les parfums, comme nous avons eu l’occasion de l’évoquer à propos du personnage de Gabriel dont la « pochette de soie couleur mauve » constitue un ornement élégant auquel viennent s’ajouter les flagrances de « Barbouze », un « parfum de chez Fior ». Un excès de raffinement qui trahit la nature homosexuelle du personnage. Tous ces traits contribuent à faire de Zazie dans le métro un roman de révolte contre une 1

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 64.

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génération, son autorité, ses interdits, son ordre social, ses institutions, son conformisme et ses règles ; ainsi que le confirme le passage suivant où Zazie entre en conflit avec le gérant de la brasserie du Sphéroïde, désireux de maintenir les traditions et l’hégémonie de la cuisine française. Garant des valeurs anciennes, celui-ci engage une charge rendue plus virulente encore par son caractère implicite (la paronomase tombes/bombes) qui renvoie à la violence du livre de Boris Vian (J’irai cracher sur vos tombes), paru en 1946 : « - Non mais dites donc, vous croyez comme ça qu’on a fait plusieurs guerres victorieuses pour que vous veniez cracher sur nos bombes glacées ? »1

Si l’insurrection est franche dans On est toujours trop bon avec les femmes - où elle se traduit par un soulèvement irlandais contre le pouvoir britannique - la sédition reste plus diffuse mais tout aussi violente dans Zazie où elle se manifeste, d’emblée, par la grève qui place le récit sous le signe de la contestation, des mouvements sociaux, de la lutte des classes, et se prolonge au travers du personnage rebelle qu’est Zazie. Que ce soit par son physique robuste ou la mission dont il a été chargé, l’oncle Gabriel se révèle, quant à lui, en tout point conforme à la tradition hébraïque de son nom (« la Force de Dieu »). Cet ange-là assume de son mieux son rôle protecteur (Zazie lui a été confiée pour deux jours par sa mère) et peut être perçu, à multiples reprises, comme le messager de l’auteur dont il rappelle le pouvoir démiurgique et le sens du calembour : « Paris n’est qu’un songe, Gabriel n’est qu’un rêve (charmant), Zazie le songe d’un rêve (ou d’un cauchemar) et toute cette histoire le songe d’un songe, le rêve d’un rêve, à peine plus qu’un délire tapé à la machine par un romancier idiot (oh ! Pardon). »2

Un rôle qui nous ramène à la société de communication par l’entremise d’Hermès, guide des héros, dieu des relations 1 2

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 134. QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 90.

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interpersonnelles, amoureux de la beauté humaine, et particulièrement attiré par les individus de son propre sexe, tout comme le personnage de Gabriel. « Qu’est-ce que c’est un hormosessuel ? »1 demande Zazie. « C’est un homme qui met des bloudjinnzes » lui répond Marceline, reliant ainsi dans son explication la mode et les mœurs. Deux domaines en pleine évolution dans les années 1959 au cours desquelles des thèmes, passés jusque là sous silence, voient le jour. Tel celui de la passion d’un homme mûr pour une adolescente. Esquissé, en 1865, par Lewis Carroll dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, ébauché par Queneau en 1946 dans le poème « Village » (L’Instant fatal) à travers l’histoire du « garde champêtre (qui) aime une fillette », le motif resurgit de façon plus sulfureuse en 1955, avec Lolita de Vladimir Nabokov, qui relate les amours « nympholeptes » d’Humbert Humbert (on remarquera, au passage, la relation paronymique avec Hubert Lubert, le romancier du Vol d’Icare) pour la jeune Dolores Haze, âgée de douze ans et demi. Queneau, séduit par le roman qu’il s’efforce d’imposer en France, intègre, lui aussi, ce thème dans ses fictions où plusieurs héroïnes sont des adolescentes de quatorze ans environ, comme Annette qui reste une lumière, un regard, et pour laquelle Lehameau se prend d’une irrésistible tendresse : « Il examina plus attentivement la petite fille et la jugea bonne proie pour un satyre, avec ses cheveux de gaude, ses yeux plus bleus et beaux que ceux des poupées, sa bouche déjà dessinée pour les baisers, ses très jeunes seins, ses jambes purement moulées bien qu'encore un peu grêles. »2

Nous complèterons la galerie des nymphettes insouciantes et espiègles avec Zazie (Zazie dans le métro), Sally (Le Journal intime de Sally Mara) et Lulu Doumer (Loin de Rueil), sans oublier la bûcheronnette : «une pucelle d’une insigne saleté mais d’une esthétique impeccable» qui échange son corps contre la vie de son père ; ou bien encore ces jeunes

1 2

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 65. QUENEAU (Raymond), Un rude hiver, op. cit., p. 16.

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femmes que le proxénète Albert procure sans état d’âme à Cidrolin, dans Les Fleurs bleues : « - J’ai oublié de dire à Albert que je ne voulais pas d’une mineure. »1

Ainsi, se dessinent peu à peu des changements au niveau des mœurs. Des transformations qui passent, notamment, par une réhabilitation de la notion de plaisir. Tandis que Freud développe la conscience du désir, les travaux de Wilhelm Reich sur la sexologie contribuent à façonner une nouvelle éthique qui trouvera son expression la plus achevée dans les années 1970. Profitant du déclin de la morale et d’un relâchement de l’emprise bourgeoise, cette liberté sexuelle va progressivement s’étendre à la sphère publique ; ainsi que l’incarne la représentation de plus en plus médiatisée de l’amour, qui s’accompagne d’une remise en cause de la morale et du modèle familial traditionnel. Cette ouverture s’opère d’abord par le biais de l’écriture, avec des écrivains tels qu’André Gide, Jean Genet, Georges Bataille, Boris Vian, André Pieyre de Mandiargues, Pierre Klossowski, Henry Miller ou Vladimir Nabokov. Puis, sous l’impulsion des développements technologiques, avec la prolifération, dans les années 1950, des feuilletons télévisés. Ce nouveau genre, auquel fait ironiquement allusion Pierrot mon ami, narre à travers des récits populaires, conventionnels et mièvres, des intrigues souvent sentimentales : « une aventure larmoyante comme on en voit au ciné ou dans les feuilletons lorsque des gars dépérissent pour l’amour d’une inaccessible, qu’à la fin on veut faire croire qu’ils épousent »2

Composés d’histoires à épisodes, qui durent parfois des années, ces programmes, diffusés chaque jour à la même heure, restent, avant tout, destinés aux femmes au foyer. D’où leur nom de « soap opera » par allusion aux sponsors des séries, qui sont généralement, à l’époque, des fabricants de lessive. 1 2

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 117. QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 103.

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Les débats sur la sexualité sont, aussi, de plus en plus présents dans les média où l’érotisme est récupéré à des fins commerciales, comme en témoigne l’image publicitaire récurrente de la gaine dans les romans de Queneau. Des romans où l’on retrouve fréquemment une autre figure des plaisirs de l’amour : celle de la prostituée. Bien qu’il s’agisse là d’une activité très ancienne dont les origines se perdent dans l’enceinte des temples babyloniens, la prostitution réapparaît en force durant l’occupation où elle est encouragée et organisée par la Wehrmacht, ainsi que rappelle brièvement et à demi-mots l’incipit de Zazie dans le métro : « Natürlich, dit Jeanne Lalochère qui avait été occupée. »1

Elle est stimulée, pour des raisons similaires, par la propagande américaine à la Libération qui entraîne une débauche sexuelle attisée par le culte du héros et l’image d’un peuple français dépravé. En 1946, la loi Marthe Richard, qui condamne les maisons de tolérance, génère une augmentation de ces pratiques, favorisées par l’exode rural et l’urbanisation, ainsi que par l’accroissement du chômage et de la misère chez les plus déshérités. C’est cette paupérisation que reflètent Madeleine, la grande sœur d’Annette dans Un rude hiver, les petites bonnes telles que Lulu Doumer (Loin de Rueil), Ernestine (Le Chiendent) et Marguerite (Les Derniers jours). Lalix (Les Fleurs bleues), ainsi que LN dans Le Vol d’Icare. Sans parler de Gabriel, accusé de vivre de la prostitution des petites filles dans Zazie. Queneau n’insiste jamais, à cet égard, sur l’inconduite ou la débauche, mais introduit, au contraire, le sentiment dans ces relations où la fiction littéraire se mêle toujours à la réalité, de sorte que le lecteur ne sait où commence le fait prostitutionnel. Gracieux, complaisants, appétissants, ces anges dévoyés, putes au grand cœur, incarnent, comme dit Montherlant, « la vie qui tient le coup ». La vie qui coule sur le macadam des trottoirs, substituts synecdotiques de la rue et de sa pauvreté, de son lot de misère et de déchéance où se dispersent les vertus 1

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 12.

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démocratiques, la liberté, l’égalité, la fraternité… C’est cette expérience de l’amour, toujours assez proche de celle du trottoir, que font la plupart des personnages de Queneau, ainsi que le confie Pierrot : « Mais Yvonne, il la trouvait bien différente (…) Bien qu’il eût une expérience assez vaste, allant de la prostituée au grand cœur à l’accorte commerçante et à la petite gosse pas farouche, – expérience toujours assez voisine du trottoir –, il pensait cependant qu’il n’avait jamais rien rencontré qui pût lui être comparé, à elle – sauf peut-être – peut-être - : quelques apparitions cinématographiques. »1

Une fois encore, le cinéma est présenté comme un pourvoyeur d’érotisme. Un rôle qu’il joue à plein dans Loin de Rueil, par l’entremise de Jacques l’Aumône qui vivra ses émotions les plus fortes au Rueil Palace. Un cinéma où, égarée dans un monde de contemplation, son imagination caresse la « peau des rêves », s’incarne sur l’écran du fantasme, dans l’intimité des créatures les plus séduisantes du moment. Le terme « d’homme imaginaire », forgé par Edgar Morin, montre bien à quel point l’image, dans la société moderne, a remplacé l’action, comment la représentation s’est progressivement substituée à la réalité, l’illusion et le besoin de rêve à la vérité. C’est ce primat de la représentation dans la société industrielle que souligne Guy Debord lorsqu’il met en exergue à La Société du spectacle une citation de Ludwig Feuerbach, selon lequel : « notre temps… préfère l’image à la chose, la copie à l’original »2. L’expression caractérise parfaitement le personnage de Jacques l’Aumône à qui le cinéma propose un monde de rencontres toutes plus séduisantes, et qui passe sans sourciller d’un niveau de réalité à un autre. Queneau a lu Goethe, en 1940. Et, Loin de Rueil, publié en 1944, reste imprégné des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister dont l’écrivain transpose, au cinéma, la passion du protagoniste pour l’art 1

QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 77. FEUERBACH (Ludwig), L’Essence du christianisme (Das Wesen des Christentums), préface à la deuxième édition, Otto Wigand, Leipzig, 1841. 1864 pour la traduction française. 2

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dramatique, tout en conservant sa vocation d’acteur, sa découverte de l’amour et de la société, ainsi que sa croyance selon laquelle l’art peut changer le monde en fusionnant les champs du rêve et de la réalité. Jacques, cependant, n’est pas un individu isolé, mais, comme souvent chez Queneau, un personnage emblématique d’un groupe social et d’une époque tout imprégnée de l’american way of life, qui succombe à ce nouveau fait de société qu’est le septième art. Étroitement lié au développement du machinisme ainsi qu’à l’influence des films hollywoodiens qui envahissent les salles à la Libération, le cinéma devient, en effet, le loisir des classes populaires. Et, Loin de Rueil révèle, à cet égard, comment cette industrie nouvelle est en train d’investir la vie. Cette usine à rêves qui n’est, ni plus ni moins, qu’une autre façon de raconter des histoires, figure, dans le roman, la culture de masse. Celle-là même qui va des années 1930 à 1950, durant lesquelles le cinéma incarne une forme de culture étroitement liée à la société. Un mode de connaissance de plus en plus tourné vers l’image, vers ce qu’Edgar Morin appelle un « conformisme standardisé »1, qui fait du film l’égal du journal ou de la radio. Il s’agit, durant cette période, de penser le passage d’une organisation industrielle à une ère nouvelle que les sociologues qualifient de « post-industrielle », qui va entraîner des changements profonds dans la société, dont les films se font le reflet. Véritable révélateur de cet inconscient social, le cinéma propose des fictions, des voyages dans l’espace et le temps. Il abolit la distance, suscite des émotions, adule les stars représentatives du système qui les a instituées. La perfection hollywoodienne prend le relais des grandes divinités religieuses pour exprimer la culture sociale dont elle manifeste la sublimation. Un rapprochement souligné par Élie Faure qui compare un beau film à la cérémonie de la messe, de part son rythme, sa musique et la communion qu’il exige2. Queneau revient sur cette similitude entre le spectacle et la 1 MORIN (Edgar), L’Esprit du temps, éditions Grasset Fasquelle, Paris, 1962. Réédition A. Colin, 2008. 2 FAURE (Élie), Fonction du cinéma : De la cinéplastique à son destin social (1921-1937), éditions d’histoire et d’art/Librairie Plon, Paris, 1953.

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religion, dans Loin de Rueil, en orientant son roman sur une voie mystique, théologale, en relation avec le septième art. Dans cet univers tronqué où chacun s’abandonne à sa subjectivité, voire à l’oubli de l’autre, ainsi que l’exprime symboliquement le départ de Jacques l’Aumône à l’étranger, l’identification s’opère par des attentes, des rebondissements, un certain nombre de libertés vis-à-vis du réel et des contraintes de l’espace-temps. Adhérant au jugement très freudien de Céline, selon lequel : « On s’ennuie, paraît-t-il dans le conscient », Jacques, ce nouveau fataliste qui arpente tous les possibles entrevus par Diderot, ce pauvre diable qui traverse une période de dénuement, qui aspire à devenir un saint et demande du rêve comme le nécessiteux demande l’aumône, se laisse délicieusement duper par les images qui sont autant de digressions. Le film est son obole. Et, ce n’est sûrement pas l’effet du hasard si, devenu quelques années plus tard un acteur hollywoodien, le personnage revêt le pseudonyme de James Charity. Un emprunt qui désigne Jacques le vertueux, celui qui, à son tour, est porté à désirer et à faire le bien d’autrui. Dans un monde confronté à l’urbanisation, où resurgit comme au XIIe siècle la réalité sociale des pauvres, la charité s’organise de la même manière qu’au temps de Thomas d’Aquin qui voyait, dans la miséricorde, le « lien de la perfection », la plus belle des vertus. Si bien qu’à travers les récits éclatés de Jacques, ses amours, ses anecdotes, ses voyages, son éternelle confusion entre la réalité et la fiction, se dessinent les contours de l’individualisme moderne ; de ses tentatives de communication désespérées avec l’autre, le même mais si différent pourtant, et de son désir d’être reconnu (Jacques ne le sera jamais à Rueil). L’emprise du système est telle que rêver est vécu comme une nécessité, si bien que Jacques s’abandonne au virtuel, cherche une issue possible pour échapper à tout ce qui lui est refusé. L’illusion représente, pour lui, le seul moyen de survie dans une société où les acteurs deviennent des spectateurs, où le réel est transformé en images et vice versa. Bien qu’utilisant des objets différents, la communication par l’image, médiatisée par l’écran et la caméra, est de même

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nature que celle qui lie le lecteur au texte1, plonge dans le même combat entre l’ombre et la lumière, baigne dans le même clair-obscur, retrouve l’éclairage ambigu de la comptine (« au clair de la lune… ») et constitue une sorte de mise en abyme du lecteur/spectateur. Ainsi, par l’entremise du protagoniste, le lecteur de Loin de Rueil colle-t-il au plus près de ce processus d’identification qui vise à « nourrir les affamés », à l’entraîner sur la voie d’un voyeurisme sublimé. Incarnations d’un « idéal inimitable » et d’un « modèle imitable », selon le distinguo opéré par Edgar Morin2, les stars de cinéma, dont la fonction, dans une perspective marcusienne, est de promouvoir la libido en lien social, apparaissent à la fois humaines et inhumaines, proches et lointaines. Elles accomplissent à l’écran ce que le spectateur ne peut vivre qu’au travers de son imaginaire. Ces figures magnifiées sont des « modèles de vie » qui, à ce titre, peuvent se révéler subversives, en opposant, comme le dit Morin, « aux anciennes normes du conformisme social la nouvelle normalité de l’accomplissement de soi dans le bonheur ». Et, c’est bien à cette destitution que nous confrontent les romans de Queneau où les anciens modèles tels que divinité, parents, héros, sont remplacés par quelque produit fantasmatique, auréolé de mystère ou érotisé par la culture de masse. À travers leur promesse illusoire de bonheur donnée comme gage de liberté, ces créatures de rêve invitent à la transgression, valorisent le désir, la déviance, dans un monde où, ainsi que l’observe Morin, « continue de régner le réalisme des normes sociales et de leurs sanctions ». Ces pin-up, dont le succès remonte à la Seconde Guerre mondiale, sont de nouveau très en vogue dans les années cinquante au cours desquelles on les retrouve sur les couvertures des magazines, les calendriers, les posters, jusqu’aux calandres des gros bahuts des chauffeurs routiers. 1

Dans Le sens pratique (Minuit, 1980), Pierre Bourdieu souligne la complémentarité entre activité de production et de perception : « Toute œuvre est pour ainsi dire créée deux fois, par le créateur et par le spectateur ». Ce qui rapproche un peu plus encore le cinéma de la littérature. 2 MORIN (Edgar), L’Esprit du temps, tome 1, « Névrose » ; tome 2, « Nécrose », éditions Grasset, Paris, 1975.

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Apparues avec le personnage de Cécile Hayes dans Les Temps mêlés, les stars resurgissent avec Alice Faye dans Saint Glinglin, jouant toujours leur rôle de femmes fatales, de sex symbol, qui mettent les sens en émoi. Parmi les vedettes qui incarnent l’idéal féminin de l’époque, on peut citer Jean Harlow, présentée comme l’actrice la plus séduisante et la plus sensuelle depuis son apparition dans Les Anges de l’enfer d’Howard Hughes, en 1930, ou dans Les Lumières de la ville de Charlie Chaplin, en 1931. Rita Hayworth, surnommée « la déesse de l’amour », devient une légende vivante avec Gilda de Charles Vidor, en 1946. Ava Gardner, désignée comme la « plus belle femme au monde », s’illustre dans Les Tueurs de Robert Siodmak, en 1946, puis, dans Les Neiges du Kilimandjaro d’Henry King, en 1952. Qualifiée de « bombe fatale », Lana Turner est une des pin-up les plus populaires auprès de l’armée américaine dont elle va remonter le moral, à l’occasion de divertissements organisés. La jeune femme s’illustre notamment dans Une étoile est née de William A. Wellman, en 1946, et Le facteur sonne toujours deux fois de Tay Garnett, en 1953. Enfin, les « sex symbol » les plus marquants de cette époque restent Jayne Mansfield, rendue célèbre par Female Jungle de Bruno Vesota, en 1954, et Marilyn Monroe. Véritable icône féminine, vénérée par les G.I américains auxquels elle rend visite en Corée, Marilyn fera l’objet de sérigraphies de la part d’Andy Warhol, en 1964, après avoir été la vedette de films à succès tels que Les hommes préfèrent les blondes d’Howard Hawks, en 1953, et Certains l’aiment chaud de Billy Wilder, en 1959. Ce sont ces créatures d’apparat, ces pin-up magiques et surnaturelles qui séduisent par leur harmonie, leurs gestes et leurs mouvements ; qui subjuguent les cœurs, frappent les yeux et les esprits, tissent des liens invisibles avec les spectateurs aux prises entre pulsions et tabous dans les salles obscures. De sorte que les hommes en tombent éperdument amoureux et que les femmes cherchent toutes à leur ressembler1. Car, la 1

Ce pouvoir de séduction des actrices qui se pavanent dénudées ou en maillot de bain à l’écran est évoqué dans le poème « Bathing Beauty girls » (Fendre les flots, Gallimard, Paris, 1969. Repris dans les Oeuvres Complètes, p. 587),

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séduction devient un nouvel impératif social dans cette compétition érotique généralisée où il faut faire comme tout le monde pour ne pas se laisser distancer. Opérant un fondu entre le réel et l’imaginaire, une surimpression du rêve à la réalité, ces corps idéalisés sont à l’origine de tous les fantasmes dans les romans de Queneau où la star est présentée comme un produit de la culture de masse. On la retrouve aussi bien au cinéma que dans la publicité, parce qu’elle fait rêver et qu’elle fait vendre. Cette attirance qui s’exerce sur l’imagination et le désir est d’autant plus forte que ces égéries, symboles de charme et d’érotisme, sont sublimées par leur toilette ou plus exactement leur absence de vêtement. La nudité se fait, en effet, de plus en plus présente au cinéma où Roger Vadim présente Et Dieu… créa la femme, en 1956, l’année où Gregory Pincus met au point la première pilule contraceptive. Georges Bataille publie La Littérature et le mal, ainsi que L’Érotisme, en 1957, tandis que l’affaire de mœurs pédophile, dite des ballets roses, défraye la chronique en 1959. Attentif à ces transformations de la société, Queneau se rend bien compte que, même si l’homophilie demeure encore négativement perçue, le regard que l’on porte sur elle est néanmoins en train de se modifier sous l’influence grandissante de la psychanalyse qui la considère comme une « variation de la fonction sexuelle ». Après la répression dont elle fit l’objet durant l’occupation, une dépénalisation progressive s’opère. Et, c’est cette évolution des mentalités qu’incarnent les romans de l’écrivain, traversés par plusieurs ainsi que dans un texte surréaliste qui met en avant la féerie suscitée par les films burlesques américains où ces beautés sensuelles ont le charme des fées des légendes anciennes : « Sur les plages de Californie nous vous avons contemplées, groupées sur les rochers moussus, en maillots curieusement érotiques. Nous errons au milieu de vous, sous ce ciel qui nous paraît éternellement clément, admirant ces rochers moussus, vos cuisses et vos fesses, le sable gris blanc ou mordoré selon le côté où le soleil s’incline et la mer où les sirènes, mortes depuis trop longtemps, semblent se réveiller aux destins adéquats à l’océan Pacifique. » (Inédit, paru dans « Textes surréalistes II », Oeuvres Complètes, tome 1, op. cit., p. 1003).

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figures homosexuelles. Du saphisme de Thérèse, dans Loin de Rueil, à l’uranisme de Gabriel dans Zazie, en passant par Dillon, le couturier pédéraste de On est toujours trop bon avec les femmes. L’homosexualité a toujours constitué un motif sous-jacent chez Queneau, comme en témoignent le roman-poème autobiographique Chêne et Chien, la psychanalyse suivie par l’écrivain, ainsi que la nature des rêves évoqués dans le Journal (tels ceux du 1er août et du 18 septembre 1939). Si l’inversion sexuelle est plus ou moins acceptée dans certaines régions de la société, elle n’en demeure pas moins tue, du fait d’une perception populaire encore souvent négative. C’est ce que révèle son mode d’intégration progressif, toujours stratégique, pour ne pas heurter de front la bonne conscience de l’époque. Ainsi, l’homophilie apparaît-elle, en 1933, dans Le Chiendent, sous forme d’éventualité, incorporée à des structures de jeu ou prise en charge par une énonciation ironique, prétendument bien-pensante, qui jette l’anathème, exorcise, expurge de son propre corps le mot tabou, s’abritant de la sorte derrière le discours rassurant de la doxa, la parole du consensus : « De telles mœurs étant réservées aux homosexuels et, Dieu merci, nous n’avons rien à voir avec ces gens-là »1

Plus transgressif, le roman On est toujours trop bon avec les femmes s’appuie toujours, malgré tout, en 1947, sur des idées reçues en associant l’homosexualité au secteur de la mode. De sorte qu’il faut attendre Zazie dans le métro et son incipit tapageur pour voir se dessiner la première figure homosexuelle à part entière dans l’œuvre. Autres temps, autres mœurs ! Bien qu’il convienne de distinguer, là encore, l’audace que s’autorise l’écrivain, des réticences encore fortes dans la société. L’intolérance demeure, en effet, très vive, comme en témoignent les termes moqueurs, dégradants ou injurieux, utilisés par l’entourage pour désigner Gabriel et rassurer le lectorat : « tante », « pédale », « lope », « pédé », « tata », « tarlouze », « tantouze ». 1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 266.

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Ostracisé sur le quai, dès la première page, par son allure et son parfum, l’homme est néanmoins, tout de suite, adopté par la fillette qui a flairé et apprécié sa différence : « Tu sens rien bon » dit l’enfant, dans un environnement hostile, porté au dénigrement. Dans ce contexte malveillant, Zazie incarne la tolérance, en même temps que le rejet des principes et des règles, le refus de l’autorité, des préjugés et des valeurs établies. Elle affiche d’emblée une facture nouvelle, apporte une note d’originalité, et confirme son esprit moderne à travers son mépris de la morale traditionnelle, sa quête et ses interrogations. La fillette, qui vit à sa guise, marque le début d’une ère où tout bouge. Tout fluctue, semble nous dire Queneau en peignant cette révolution des mœurs chez ceux qui ont choisi de faire table rase du passé, jusqu’à perdre la mémoire des monuments qui défilent sous leurs yeux. Si bien que la traversée de Paris revêt l’aspect d’un voyage imaginaire qui prend ses distances par rapport au réel. Un voyage qui s’avère une adresse indirecte au narrataire, invité à prendre part au jeu et à réagir aux propos fantaisistes et contradictoires des personnages qui revendiquent, à tour de rôle, à travers des formules péremptoires, leur liberté de conteur : « - C'est peut-être pas le Panthéon ? demande Gabriel. (…) - Non, dit Charles avec force. Non, non et non, c’est pas le Panthéon. - Et qu'est-ce que ça serait alors, d'après toi ? (…) - J'en sais rien, dit Charles. (…) - Mais c’est pas le Panthéon. (…) - On va demander à un passant, propose Gabriel. - Les passants, réplique Charles, c'est tous des cons. »1

Au travers d’un dialogue loufoque, d’une altercation bavarde où tout se dérobe sans cesse, l’écrivain suggère, dans une perspective littéraire, que la représentation de l’univers extérieur n’est jamais une transcription exacte de la réalité. L’artiste explore des mondes et donne, le plus souvent, une traduction subjective ou approximative. Sa représentation reste, somme toute, imaginaire, poétique, à travers ce regard original, décalé, onirique, où l’imagination se donne libre cours, sans 1

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 14-15.

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souci d’exactitude, détourne le réel, joue avec les topos littéraires et artistiques. La réalité est évoquée au gré de la fantaisie, des rêves de chacun ou simplement éludée. La mémoire se fait trompeuse, les lieux perdent leur précision, entraînant une fluctuation de l’histoire. Est-ce l’église de la Madeleine ? Le Panthéon ? Les Invalides ? La caserne Reuilly ? Autant de confusion chez nos deux compères qui mélangent allègrement les arrondissements, le 8e, le 5e, le 7e, le 12e, de même que les époques : XVIIe, XVIIIe, les styles : néoclassique, classique et Art nouveau, ainsi que la nature des lieux : église, caserne, tombeau… Les monuments anciens ont échappé à l’action du temps mais ne subsistent, dans les mémoires, qu’à l’état de vagues vestiges. Cette vision incertaine de l’espace propre à une culture, à un moment donné de son évolution, reflète la dissolution du vieux monde et les nouvelles orientations idéologiques de la société. Si bien que l’on peut lire aussi, dans une perspective sociologique, au travers de cette confusion architecturale, la fin d’une certaine histoire. Avec la disparition de ce que Engels nommait « les forces objectives, étrangères », ce sont les hommes, à présent, qui « font eux-mêmes leur histoire en pleine conscience »1. C’est cette période de crise et de bouleversements qui est présentée à travers les dysfonctionnements de la ville (la grève du métro), les approximations toponymiques de Gabriel, ses connaissances parcellaires et son homosexualité, symptomatiques d’une autre époque. Une époque dont l’ignorance, qui contraste avec les progrès scientifiques, est entretenue par la société marchande dont le personnage incarne par ailleurs l’abondance et l’illusion de liberté. Les Trente Glorieuses furent porteuses de changements économiques et sociaux majeurs. Bien après les États-Unis, la France basculait dans la civilisation des loisirs et des média. Un phénomène qui constitue la toile de fond des romans de Queneau, à partir de 1959. C’est ainsi que la parution des Fleurs bleues (1965), dont l’action se déroule tantôt au Moyen 1

ENGELS (Friedich), L’Anti-Dühring, tome III, p. 52, 1878 pour l’édition originale ; trad. Bracke. A. Cortes, 1933.

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Age, tantôt au XXe siècle, coïncide avec la généralisation des vacances d’été. Avec la mise en place d’une quatrième semaine de congés payés, et le développement de cette nouvelle forme de consommation que constitue le tourisme. Autant de nouveautés prises en charge dans l’œuvre. C’est en 1950 qu’est créé le « Club Méditerranée » et son premier village de tentes implanté au nord de l’île de Palma de Majorque. Parallèlement, le camping, auquel il est déjà fait allusion dans Pierrot mon ami, entre dans une pratique de masse, comme en témoigne la haute fréquentation du « camp de campigne pour campeurs » par tous ces « maniaques de la roulotte et les fanas du couchepar-terre » installés juste en face de la péniche de Cidrolin, dans Les Fleurs bleues. Ces phénomènes provoquent des bouleversements sociaux considérables tels que l’évolution du niveau et du mode de vie, l’émancipation progressive de la femme, un recul de la pratique religieuse et l’accès à plus de libertés, à la fois individuelles et sexuelles. Outre son changement d’apparence dans son habillement et sa coiffure, qui tendent à la masculiniser, la femme commence à travailler au dehors, prend l’initiative dans la relation. Tel est le cas d’Ernestine et de Mme Pigeonnier dans Le Chiendent. D’Annette dans Un rude hiver. De Julia dans Le dimanche de la vie ou d’LN dans Le Vol d’Icare. LN qui, après s’être prostituée pour faire vivre le couple, devient couturière et commerçante de culottes cyclistes féminines. De même que Julia Segovie, mercière de son état, subvient aux besoins du ménage après avoir épousé un homme beaucoup plus jeune, dans Le Dimanche de la vie. La société se transforme si rapidement, sous l’impulsion du modèle américain, que les générations vieillissantes ne peuvent que constater : « Tout change vite sur cette terre. Rien ne dure. Tout ce qu’on a vu quand on est jeune, quand on est vieux ça a disparu. »1

On traverse les époques par l’entremise d’une modernisation du Discours de la Méthode dans Le Chiendent ou par une transposition de la pensée de Hegel dans Le 1

QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 168.

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Dimanche de la vie. On retrouve les maximes de La Bruyère, au travers de citations parodiques, dans Le Chiendent. Hamlet dans Zazie. Rimbaud et « Le Bateau ivre » dans Les Fleurs bleues. La Bible dans Saint Glinglin… Tous ces phénomènes d’intertextualité inhérents au travail de citation, d’allusion, de variation, de parodie, de pastiche, tout ce travail de réécriture, d’absorption et de transformation des textes, ce « bruissement mythologique » ainsi que le qualifie Michel Tournier, relève d’une lecture active telle que la rêvait Proust, d’une mise en jeu, d’un va et vient entre la différence et la répétition. Le texte littéraire, dans ces conditions, intègre simultanément le mythe ancien et le mythe moderne, celui qui met en scène des forces physiques, des généralités d’ordre philosophique, métaphysique ou social de notre temps. Le monde bouge, se transforme, et la littérature n’échappe pas à ces bouleversements, ainsi que l’affirme Queneau, directeur de l’Encyclopédie de la Pléiade, dans sa Présentation parue dans le premier volume de la série Histoire des Littératures, publié par les éditions Gallimard en 1956 : « le lecteur doit être préparé à des découvertes, des inventions, à des terres inconnues »1

La plupart des biographies sur Queneau mettent en avant sa fantaisie mais aussi sa curiosité débordante à l’égard des domaines scientifique et artistique. Cet esprit inventif, attentif à toutes formes de nouveauté, ne pouvait ignorer les avancées, en matière de sciences et techniques, qui s’introduisaient dans la vie quotidienne et dessinaient un monde placé sous le signe de la vitesse. Le train, l’automobile, l’espace, la consommation, l’information, la communication, sont autant de domaines abordés dans ses romans, soit directement soit par comparaison avec des époques plus anciennes pour nous faire éprouver pleinement les progrès accomplis. On retiendra pourtant, chez l’écrivain, cette attitude qui consiste à s’engager éperdument sur les voies du 1

Encyclopédie de La Pléiade, sous la direction de Raymond Queneau. Histoire des littératures (tome I, II, III). Tome I : Littératures anciennes, orientales et orales, éditions Gallimard, collection « NRF », Paris, 1956.

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développement, tout en s’efforçant de résister, en même temps, à la modernité en montrant que la technique n’est pas tout et que, derrière, se loge aussi « autre chose ». Par certains aspects, en effet, Queneau est un « antimoderne ». Un homme lucide, naïf et curieux à l’égard des découvertes technologiques de son temps. Mais, un homme qui n’éprouve guère de considération pour les média et le mercantilisme de l’époque, conscient de ce qui se joue dans ces bouleversements. Ce n’est pas sans une certaine mélancolie qu’il appréhende ce qui s’éloigne et se trouve sur le point de disparaître à jamais. C’est tout le paradoxe du retour à une forme aussi ancienne que celle du conte, alliée aux recherches algorithmiques dans « Un conte à votre façon ». C’est le recours à une facture encore à bien des égards classique. La revendication de modèles, tels Rutebeuf, Villon, Boileau, Chénier, Péguy. L’usage d’une rhétorique fondée sur une large utilisation des tropes, des périodes rythmiques, des archaïsmes, des néologismes, et des envolées lyriques associées au néo-français. C’est la recherche d’immeubles modern style et d’églises anciennes au cours de promenades dans la capitale. Des dérives à l’occasion desquelles l’écrivain s’abandonne au spectacle du monde, repère les lieux les plus insolites et conte les anecdotes les plus étranges dans la chronique qu’il tient à L’Intransigeant. Quel que soit le contexte, l’artiste brosse, en revanche, un portrait peu flatteur des adultes en général et de la vieillesse en particulier. Il n’hésite jamais à se porter aux côtés d’une jeunesse qui incarne les avancées de son temps et entend bien s’exprimer contre l’immobilisme et la toute-puissance de ses aînés : « À côté d’elles, face à face, silencieux et hostiles, un vieux et une vieille genre noces d’argent. (…) un jeune essoufflé pénétra dans le compartiment »1

Queneau n’a pas connu la déstandardisation du travail, occasionnée par la crise économique et les incertitudes du marché qui ont transformé la nature et les manifestations de ce conflit. Mais, entre jeunes et vieux, le partage du pouvoir a 1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 44.

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toujours été au cœur du différent. L’écrivain en sait quelque chose, lui qui a vécu souvent de petits boulots. Lui qui a longtemps désespéré de ne pouvoir trouver un emploi convenable1, à l’image de Pierrot, ce jeune homme qui perd à plusieurs reprises sa place en raison de son esprit rêveur et qui incarne, dans cet univers impitoyable, la contrepartie de l’industrialisation. Chassé par deux fois de son travail à l’UniPark, cette gigantesque machine industrielle, il erre et puis attend, arrachant quelques moments de rêve à la ronde lancinante du temps. C’est ce conflit, cet antagonisme entre deux pôles, que l’écrivain met en lumière dans chacun de ses romans. Une ville flamboyante, traversée par la technologie, à l’heure de la cybernétique, d’une part, et des exclus, des rêveurs, des ivrognes, des artistes ratés, qui ressentent tout le poids du désœuvrement inhérent à leur situation de marginalité, d’autre part. Pour tenter d’échapper à leur condition, ils rejoignent le grand domaine de la rue et comblent leur oisiveté par l’errance. La rue les tient par son bouillonnement, son mouvement, son énergie débordante, sa compétition incessante et son flot continu d’indétermination. Elle les entraîne au hasard, les mêle à la foule, les fond dans la cohue où ils guettent en secret quelque rencontre, espèrent voir pointer quelque aventure. Ainsi, retrouvons-nous fréquemment, dans l’œuvre, une manifestation plutôt conventionnelle de cette hostilité entre 1

Dans un texte inédit, Queneau laisse entendre sa conception du travail, de la politique et des mouvements littéraires. C’est l’époque où, rendu à la vie civile après son service militaire en Afrique du Nord et plusieurs tentatives infructueuses, il finit par trouver un emploi au Comptoir National d’Escompte et renoue avec le groupe des surréalistes : « Ma "place" n’est pas "dans" la "civilisation occidentale". J’entends par là que matériellement celle-ci ne m’offre des moyens de vivre que si je travaille huit heures par jour, c’est-àdire si je m’abrutis (…) et moralement elle ne m’offre qu’un ensemble idéologique qui me dégoûte totalement et que je réprouve en totalité aussi bien sous sa forme politique que sous ses formes philosophiques, théologiques et artistico-littéraire » (« Texte surréaliste », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1035). Le jugement semble annoncer le mot d’ordre lancé, en 1953, par Guy Debord qui, refusant le travail salarié tout autant que les idéologies bourgeoise et stalinienne qui jugulent la France, s’exclame : « Ne travaillez jamais ! »

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générations. Après Théo, Sally et Gertie, Zazie nourrit le conflit en opposant la « fillette » aux « vieux cons » (Charles et Gabriel), ceux qui ont pris « le pucelage de la maturité »1. Une querelle au cours de laquelle l’écrivain se montre très indulgent avec cette génération qui correspond, peu ou prou, à celle des « baby boomers », nés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qu’il tient pour une génération porteuse de ses propres valeurs : « La série de jugements qu’un enfant de huit ans porte sur le monde qui l’entoure est plus importante que la fastidieuse succession des philosophes soixantenaires élucubrant sous une calvitie sale »2

Libérée, ouverte, cette jeunesse incarne le passage d’un système traditionnel à une société technologique. Elle fait entrer de plain-pied dans une culture juvénile avec ses tensions et ses contradictions, et met à mal le pouvoir des anciens, l’autorité du père, contestée de la manière la plus violente qui soit dans Zazie. Elle évolue sans tabou ni complexe et son pouvoir de contestation conduira aux événements de mai 1968, l’année où paraît Le Vol d’Icare, non pas le dernier texte mais l’ultime roman de Queneau. Cette tranche d’âge, l’écrivain la perçoit comme nous percevons les « écho boomers » aujourd’hui, tels des adolescents qui se transforment en même temps que le monde change et qui ont tout à réinventer. Très différents de leurs aînés, ces jeunes gens, la plupart sans famille, sans prétention ou identité marquante, volontiers opportunistes, ont grandi trop vite dans un univers dont ils bousculent les règles. Livrés à eux-mêmes, exposés à toutes les violences (la violence sexuelle dans le cas de Zazie, Sally et Gertie), ils privilégient leur satisfaction personnelle : observer la vie dans un jardin zoologique, comme Pierre. Aller au cinéma, comme Jacques. Voir le métro et porter des « bloudjinnzes », comme Zazie. Ils ne parlent plus la même 1

QUENEAU (Raymond), « Vieillir », L’Instant fatal, IV, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 115. 2 QUENEAU (Raymond), inédit, repris dans « Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1044.

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langue, ne communiquent plus de la même façon, si bien que l’on peut appréhender les mots soudés : « skeuttaditaleur », l’antiphrastique « ça va » ou la ré-appropriation de la syntaxe : « Izont des bloudjinnzes, leurs surplus américains ? », comme des anticipations du langage sulfureux de la jeunesse d’aujourd’hui. Par sa pauvreté et son agressivité, cette façon de s’exprimer ne valorise pas plus la communication que la compréhension du monde. Mais, elle permet, par sa violence, de se replier sur soi-même et de s’émanciper du monde adulte. À travers les néologismes, le verlan, les apocopes et les aphérèses, les emprunts à l’anglais ou à l’arabe, qui se veulent l’expression d’une contre-culture, Queneau donne corps à la sociolinguistique urbaine d’aujourd’hui et se transforme, une fois de plus, en ethnologue. Il montre que ces outrances, en plus de leur dimension ludique, permettent aux jeunes de marquer leur différence, de se construire une image qu’ils lancent à la face de la société. Car ce langage, qui amuse et fascine par son inventivité et sa drôlerie, en même temps inquiète, choque dans la bouche d’une fillette telle que Zazie. D’abord défensif, il s’affirme vite comme une violence dirigée contre tout ce qui opprime, un moyen de se sentir exister, au même titre que le port de la gaine ou du blue-jeans. Ces égéries féminines revêtiraient d’ailleurs, vraisemblablement, de nos jours, un tatouage, des baskets, un jeans à taille basse et une casquette à l’envers, en guise de pied de nez à la norme. Puisqu’en définitive c’est bien ce qui importe : se différencier, s’opposer, par un comportement et des mots ostentatoires, à ce qui est conforme, entre dans les règles et les lois imposées par la société, la morale du monde adulte. Si ces mots, chargés de revendication, étaient une musique, ce serait celle des noirs auxquels est assimilée la jeunesse qui jase comme les autres jazzent, en quête de liberté : « Le jazz est resté le symbole de l’affirmation de cette jeunesse (…) c’est en recherchant la pureté du vieux style Nouvelle-Orléans que Claude Luter a déterminé un mouvement qui a fini par établir un contact fraternel entre les

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noirs américains, ces autres opprimés, et la jeunesse française »1

Une telle pratique ne manque pas de provoquer l’incompréhension et de faire naître un sentiment d’agression chez les plus âgés, heurtés par cette rhétorique de la violence, choqués par un langage qui corrompt les valeurs, sabote irrespectueusement les institutions. Sa charge explosive, démythifiante et démystifiante, permet d’échapper aux exigences du monde comme aux conduites qu’il impose, à tout un environnement statique et vicieux, à l’esprit de dégénérescence incarné par les pères et mères de famille ou les vieillards. Cette façon de parler permet d’approcher les choses dans leur nudité, leur incohérence aussi, en les dépouillant de leur prolongement intellectuel puis en les laissant s’envoler vers des régions fantastiques peuplées de chevaux qui parlent, comme dans Les Fleurs bleues ou « Le Cheval Troyen » (Contes et Propos). Des régions inspirées de Swift et de Lewis Carroll, où la correction du réel, par injection d’un antidote que constitue le conte merveilleux, se trouve médiatisée par l’esprit d’enfance. Elle est peut-être là, au vingt-et-unième siècle, cette fameuse révolution linguistique prônée en son temps par Queneau. Cette quête d’un langage vivant, exprimée au travers d’articles publiés dans la revue Volontés, entre 1938 et 1939. Ceux des Lettres Françaises, parus entre 1947 et 1948, repris en 1950 dans Bâtons, chiffres et lettres, puis dans l’édition augmentée de 1965, ainsi que dans Le Voyage en Grèce, en 1973. Tous font état de la nécessité d’une révolution langagière. La violence des déclarations initiales tient lieu de manifeste. Queneau amplifie, invective, tonne à l’encontre du conservatisme académique en rêvant d’un néo-français qui collerait plus exactement la phrase écrite à la phrase orale. Elle est peut-être proche, cette révolution qui bousculera le caractère illogique et arbitraire de la langue, suppléera la misère orthographique de ce système conventionnel et tyrannique par la francisation de termes étrangers. Cette langue 1 QUENEAU (Raymond), « Rendez-vous de juillet, de Jean Queval », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 153.

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nouvelle, qui collera plus exactement la phrase écrite à la phrase orale en ouvrant la porte aux néologismes, aux « fantaisies et inventions personnelles » : « Il faut opérer une triple réforme, ou révolution : l’une concerne le vocabulaire, la seconde la syntaxe, la troisième l’orthographe.»1

Queneau reviendra, trente-deux ans plus tard, sur ses déclarations à travers un Errata, publié en 1969, dans lequel il reconnaît la force de l’institution. Et pourtant, après le français médiéval qualifié de « latin mal parlé », celui de la Renaissance « transformé et codifié par des grammairiens pédants », n’assistons-nous pas aujourd’hui à l’avènement de ce « troisième français » au travers d’une langue (timidement révisée en 1990 par l’Académie française et discrètement rectifiée en 2016 dans les nouveaux manuels scolaires) en passe de retrouver sa nature orale et poétique. Un « néofrançais » qui pourrait bien nous couper aussi vite de nos successeurs que nous le fûmes des grammairiens du XVIe et des poètes du XVIIe siècles. Car les mots évoluent, certains se raccourcissent, de nouveaux apparaissent, les anciens changent de sens, comme l’affirme un tantinet désorienté Trouscaillon dans Zazie : « Les mots n’ont plus le même sens qu’autrefois »2

Queneau, de ce point de vue, ne s’avère pas si éloigné de Michel Serres lorsqu’il déclare : « Un langage nouveau suscite des idées nouvelles et des pensers nouveaux veulent une langue fraîche.»3

La « langue fraîche », c’est cette génération vivante et vraie, exempte de toute emprise, qui l’incarne à travers le personnage de Zazie. Une génération nouvelle, pour qui la ville 1

QUENEAU (Raymond), « Écrit en 1937 », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 19. 2 QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 105. 3 QUENEAU (Raymond), « Connaissez-vous le chinook ? », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 63.

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n’est plus le centre d’activités professionnelles mais une vaste place touristique, une simple aire de jeu. Une génération qui crée des idées neuves, aux antipodes des valeurs véhiculées par ses aînés avec lesquels la communication ne semble plus qu’un malheureux malentendu, comme le révèle l’extrait suivant où la violence verbale de la fillette vient appuyer la divergence des centres d’intérêt : « - Izont des bloudjinnzes, leurs surplus américains ? - Ça fait pas un pli qu’ils en ont. Et des boussoles qui fonctionnent dans l’obscurité. - Je m’en fous des boussoles, dit Zazie. Mais les bloudjinnzes (silence). »1

Les jeunes à cette époque sont plus nombreux. Leur comportement et leur mentalité changent, suscitant une inquiétude croissante dans la société. Situé à un moment particulier de l’histoire, l’écrivain prend en compte les conflits, latents ou déclarés, entre générations. Des tensions qu’il fait vivre, dans ses romans, à la lumière des nouveaux principes de discrimination entre les classes d’âge. Fondées sur des différences de culture, d’histoire, de nouvelles façons de consommer, ces désaccords amènent souvent les plus âgés à percevoir les jeunes comme une menace ; tandis que ces derniers, indépendants, spontanés, très attachés à leur liberté, n’éprouvent aucune confiance à l’égard de leurs aînés. Influencés par l’individualisme et le peu de moralité de leurs parents qui passent pour des contre-modèles à leurs yeux (Jeanne Lalochère, la mère de Zazie, n’hésite pas à laisser sa fille pour rejoindre un amant), ces jeunes voient le système se transformer, en même temps que leur rapport au monde. Critiques, ils entrent dans une autre ère et remettent en question l’essentiel de ce que l’univers adulte, celui que l’écrivain appelle « l’ixagénaire », leur impose. Ils ne revendiquent aucune appartenance et se présentent sans préjugés, brouillant délibérément les genres, hommes ou femmes, comme dans Zazie dans le métro, tandis que Le Chiendent, On est toujours trop bon avec les femmes, Un rude 1

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 47.

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hiver, Les Derniers jours, rappellent, quant à eux, les maux engendrés par le prosélytisme religieux et un nationalisme exacerbé, qui n’ont laissé que champs de ruines. Fort de ce constat, Queneau soutient sans réserve cette jeunesse qui refuse tous les mensonges, toutes les illusions dont on la berce : « On fait croire aux jeunes (et à d’autres) qu’il existe des pêches et des pommes, des stars aux seins proéminents et des clairs de lune gratuits, de l’oxygène à volonté et de l’espace sans passeport, mais c’est pas vrai. »1

Une jeunesse qui s’insurge contre la bourgeoisie française qui « ne dédaignait pas les drieu d’hitler, tout en estimant les malraux de gaulle ». Une jeunesse qui se rebelle contre les diktats d’une génération qui « grisonne, bedonne, déconne »2. Une génération sur le déclin, farouchement attachée à ses conditions d’existence, à sa position dominante, vainement accrochée à ses privilèges, à ses pratiques culturelles, à son style de vie, qui nourrit l’espoir d’une reproduction sociale et vit dans la crainte du retour des « J 3 ». Une génération finissante qui ne cherche qu’à profiter sur le dos des plus jeunes, ainsi que l’exprime l’écrivain dans Bâtons, chiffres et lettres : « Les pouvoirs s’étonnent toujours que la jeunesse ne marche pas. Quelles que soient les apparences, toutes ces entreprises n’ont qu’un but : faire d’elle de la vieillesse »3

Aussi, « l’ixagénaire » est-il toujours présenté sous un jour défavorable dans l’œuvre : décrépi, ennuyeux, grognon, antijeune, anti-artiste, contre tout ce qui bouge, change, comme en témoigne le portrait de la Mère Cloche, caractérisée par sa cupidité, son égoïsme et son laisser aller, dans Le Chiendent :

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QUENEAU (Raymond), « Rendez-vous de juillet, de Jean Queval », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 150. 2 Trois mots à la rime qui peuvent, à eux seuls, résumer le poème « Vieillir » (L’Instant fatal, IV, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 115. 3 QUENEAU (Raymond), « Rendez-vous de juillet, de Jean Queval », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 145.

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« Une vieille qui traîne le talon. Au passage, il constate qu‘elle pue (…) De temps à autre, la grand-mère passait avec son cortège de poules picorantes et ses manies de vieille préhistorique et ses trois dents agressives et ses envies de pisser continuelles »1

C’est Gérard Taupe, vieux brocanteur et petit rentier accroché à un souvenir d’amour dans sa cabane de planches dressée au milieu d’un terrain vague, entre l’usine et le remblai du chemin de fer, à Blagny (Le Chiendent). C’est le père, en conflit avec son fils, dans Gueule de pierre. C’est Brabbant, un escroc de soixante-dix ans et Tolut, un professeur à la retraite, qui prend conscience d’avoir passé sa vie à enseigner des choses qu’il ne connaissait pas, dans Les Derniers jours. C’est Chambernac, autre retraité que ses recherches insensées rendent aveugle et sourd à la menace qui pèse de plus en plus lourdement sur l’Europe (Les Enfants du limon). C’est le frère aîné de Lehameau, bougon et réactionnaire, prêt à pactiser avec l’occupant (Un rude hiver). C’est Mounnezergues, le vieux et débonnaire gardien d’une chapelle commémorant la mort d’un prince imaginaire (Pierrot mon ami). Autant de personnages parfois chagrins, quelquefois misérables, souvent amers, lugubres et rétrogrades, toujours solitaires, qui éprouvent les atteintes de l’âge. Arrêtés, selon le mot de Bergson, le long de la continuité d’un progrès et qui ont leur avenir derrière eux. Foncièrement urbaine, comme l’indique le surnom de Lalix, « Schéhérazade » qui signifie étymologiquement « l’enfant de la ville » en persan2, la jeunesse se passionne pour la technique et les moyens de transport. Zazie, pour le métro. Icare, pour l’automobile et l’aviation. Jacques l’Aumône, pour le cinéma… Elle entre de plain-pied dans cette « surmodernité » qui caractérise la société contemporaine. Si les aéroports, les autoroutes, les supermarchés, bien implantés pourtant dans le paysage français entre 1931 et 1945, ne retiennent pas 1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 48 et 66. Un surnom et une étymologie, qui pourraient bien constituer une clé supplémentaire pour la compréhension des Fleurs bleues qui repose sur le même principe de récursivité, le même système d’emboîtement, de mise en abyme, que Les Mille et Une Nuits auquel il est fait implicitement référence ici.

2

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l’attention de l’auteur, on dénombre en revanche plusieurs images de ce que Marc Augé1 appelle les « non-lieux ». Des espaces où ne se dessine aucune relation sociale. Des endroits interchangeables où l’être humain reste anonyme, seul avec lui-même. Des lieux de passage et de rassemblement à l’usage de tous, comme les cafés et leurs terrasses, les gares, les trains, les bus, les parcs ou les espaces virtuels créés par ces nouveaux moyens de communication que sont la radio et la télévision. L’art, la mémoire, l’histoire, toutes les pratiques antérieures, tout ce qui peut obscurcir le présent, se trouve nié au profit d’une attitude résolument moderne qui consiste à jouir de l’instant : « Peut-être, dit Gabriel avec désinvolture, mais maintenant c’est du passé, n’en parlons plus. »2

Queneau a conscience d’écrire à une époque caractérisée par la rapidité des moyens de transmission, d’être plongé dans une réalité aux multiples facettes. Un environnement dont il rend compte en associant l’inversion et la norme, la création et la citation, les néologismes et les archaïsmes. En jetant toujours des ponts entre science et poésie, comme il le fait sous la houlette d’Hermès qui traverse les époques pour dialoguer avec le poète dans la Petite cosmogonie portative dont il dit, par ailleurs, que « c’est la science envisagée comme thème poétique »3. En jouant constamment entre lieux et non-lieux comme dans Pierrot mon ami où, à travers la conservation d’une ruine, Mounnezergues incarne un rapport anachronique à la mémoire, aux symboles, à l’histoire. Gardien des traditions, le vieil homme s’oppose aux nouvelles conditions de production du monde moderne incarnées par la grande machine lumineuse, grouillante et sonore de l’Uni-Park, ainsi que le laisse entendre ce dialogue entre Pierrot et le propriétaire du parc : 1

AUGÉ (Marc), Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, éditions Seuil, Paris, 1992. 2 QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 15. 3 QUENEAU (Raymond), « Conversation avec Georges RibemontDessaignes », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit. p. 47.

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« - Et cette partie obscure, là, qu’est-ce que c’est ? (…) - Oh ! ça ? ce n’est rien. Ne m’appartient pas. »1

La chapelle, focalisée dès les premières pages par la lunette de Pradonet, est un mémorial lié au temps, au souvenir, la clé du récit orienté tout entier vers l’appropriation de cette « partie obscure ». C’est ce conflit entre l’individu et le social, la tradition et la modernité, la liberté de commerce et la réglementation, le plaisir et la loi, cet antagonisme entre deux pôles contradictoires et cet effritement du champ des relations sociales, que l’œuvre met en lumière à travers un jeu d’antithèses (silence/bruit, ouvert/fermé, sacré/profane, tradition/innovation). Une ville flamboyante, plongée dans la frénésie des jeux, traversée par la technologie, à l’heure de la cybernétique, d’une part. Et, « des rues infertiles », des « hôtels miteux », des « snacks incertains », un « horizon plaintif »2, des êtres sans éclat, dont la vie se déroule dans l’ombre ou s’achève dans la décrépitude, d’autre part. Cette fonction de gardien, chargé de sauvegarder la propriété, l’ordre moral, la tradition, constitue d’ailleurs un phénomène récurrent dans l’œuvre où elle symbolise deux conceptions et deux moments de l’histoire : Cidrolin protège sa clôture contre une main malveillante dans Les Fleurs bleues. Pierre est le gardien d’une vérité dans Saint Ginglin. Hubert Lubert surveille ses personnages afin qu’ils ne s’échappent dans Le Vol d’Icare. Saturnin garde un immeuble vide dans Le Chiendent. Chacun veille sur un sens dont le caractère fuyant, multiple, suscite par ailleurs toutes les mésaventures du discours. Taupe, le vieux brocanteur, vit enfermé dans ses souvenirs, au milieu d’un terrain vague et des gravats où il a entreposé sa chère « porte bleue », dans une baraque entourée de palissades au travers desquelles le temps ne filtre pas : « Un petit coin de paradis au milieu de l’enfer de la banlieue parisienne »3

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QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 49. QUENEAU (Raymond), « Le voyageur », Battre la campagne, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 477. 3 QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 166. 2

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Par son état d’abandon, ce lieu que l’on peut qualifier de « degré zéro » de l’urbanisme constitue un espace situé hors du temps, des enjeux politique et économique, éloigné de tout souci de représentation. Un espace « hors-norme », une brèche où s’inscrit la poésie. De sorte que l’on peut opposer, d’un côté, le système, avec son organisation commerciale, ses règles, ses interdits. Et, de l’autre, l’anti-système, le monde de l’émancipation, du pulsionnel, celui du désir et du fantasme, de l’utopie où la vérité est et restera à jamais insaisissable. L’espace taupique (u-topique) est l’image d’un passé chaotique qui jouxte les usines préfigurant le progrès avec, toujours, ce clin d’œil au pictogramme, cette double référence à la figure et au langage, au discours et à ses tentatives de mise en forme, à l’impossible adéquation entre la parole et le monde réel : « entre l’usine et les ateliers, s’étendait un terrain vague triangulaire qu’une série de planches formant palissade transformait en trapèze. »1

En ce milieu de vingtième siècle, le progrès est appelé à changer la culture du passé. À la remplacer par une technologie qui entraîne un bouleversement de l’organisation économique et sociale, qui permet de s’émanciper vis-à-vis des traditions, des habitudes, des modes de vie, des luttes sociales, des doctrines et des idéologies. Sous l’impulsion de « l’oncle électronique », d’un ingénieux Hermès trismégiste, un nouveau type de civilisation fondé sur le machinisme, l’automatisme, la productivité et l’urbanisation, est en train de modifier radicalement les règles du jeu, ainsi que l’énonce Queneau dans le VIe chant de Petite cosmogonie portative. C’est la marque d’un perfectionnement qui invite à vivre avec son temps, à s’engager dans une philosophie de l’action en reléguant tout ce qui présente un caractère ancestral et qui, bien

1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 135. On retrouve une problématique analogue dans Pierrot mon ami, à travers l’opposition des deux espaces antinomiques que sont la chapelle et le parc d’attractions dont le terrain appartenait primitivement au père de Mounnezergues qui, apprend-on, gagnait sa vie en modelant des figures effrayantes.

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souvent, revêt l’apparence de l’enfer, confronté au bien être et au confort qu’est supposée procurer la modernité : « Certains quartiers de la ville avec leurs taudis pavoisés de linges et grouillants de mioches avec leurs bordels et leurs estaminets, représentent pour lui sur terre l’image la plus proche de l’enfer »1

Cette modernité, l’écrivain nous la fait éprouver à travers un tissu d’échos et de renvois, de retours et de citations qu’il subvertit par le biais de juxtapositions ou d’adaptations, en jouant sur la situation de communication (le contexte d’énonciation, la circulation de l’information, les compétences idéologiques et culturelles des interlocuteurs ou leurs déterminations psychologiques) : « - C’est vous le type dont m’a parlé monsieur Albert ? Qu’est-ce qu’il vous a dit de moi pour que je puisse m’identifier moi-même ? Comprends pas. Et puis on répond pas par une question à une question. Ca se fait pas. »2

Il bat ainsi en brèche les principes de coopération définis par Grice3 et crée de nouveaux espaces ludiques, piège la théorie qui veut que l’on parle pour dire quelque chose et met en exergue la part de jeu contenue dans l’échange. Un jeu qui constitue le nouvel enjeu littéraire, qui incarne la nouvelle croyance, le nouveau but à poursuivre, la nouvelle illusion romanesque, l’ultime stratégie de l’auteur. Un jeu dont l’ami Pierrot s’emploie à montrer qu’il vaut la chandelle, et dont l’écrivain fait le substrat de sa communication. Ce parti pris, qui confine à l’angoisse chez Beckett, constitue, en revanche,

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QUENEAU (Raymond), Un rude hiver, op. cit., p. 74. QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 139. 3 GRICE (Paul) est l’inventeur des maximes conversationnelles. De quantité : « fais en sorte que ta contribution soit informative autant que le requiert la situation d’échange ». De qualité : « ne dis pas ce que tu crois être faux et ne parle pas de ce dont tu n’as pas de preuves adéquates ». De relation : « ne parle pas pour ne rien dire ». De manière : « évite les expressions obscures, l’ambiguïté, sois bref et conséquent ». 2

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la charge humoristique des romans de Queneau dont le côté réfractaire, insoumis, fait toute l’originalité : « - Vous êtes sûr que cela s’appelle comme ça ? - Pour le moment, moi j’appelle ça comme ça, donc ça s’appelle comme ça et comme c’est avec moi que vous causez en ce moment et avec nul autre, il vous faut bien prendre mes mots à leur valeur faciale. »1

Directement inspirés des paroles d’Humpty-Dumpty, dans De l’autre côté du miroir, les mots du passant reviennent sur l’enjeu du roman qui réside dans la tentative de ramener l’autre au même, en niant ou en épousant son identité et sa singularité. Ils feignent d’ignorer le fait que tout parler, ainsi que le postule Ludwig Wittgenstein, s’inscrit dans une communauté de langage. Fondés sur le caractère arbitraire du signe, ces propos rejettent les codes de bonne conduite, faussent les règles élémentaires de l’échange et révèlent la « face » asociale de l’énonciateur à travers sa volonté d’instaurer un rapport de force avec autrui par le biais de son langage : « - Lorsque moi j’emploie un mot, répliqua Humpty-Dumpty d’un ton quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce qu’il me plaît qu’il signifie… ni plus… ni moins - La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire. - La question, riposta Humpty-Dumpty, est de savoir qui sera le maître… un point c’est tout. »2

Il n’est plus question de partager dans la société moderne. Le but est de convaincre, d’assujettir. Avec l’usure des différents modèles, chacun reste replié sur lui-même, tourné vers la satisfaction de ses besoins. La communication, vouée à rapprocher les hommes, destinée à établir une relation avec autrui, devient, selon le mot de Dominique Wolton : « le révélateur de ce qui les sépare »3. Les défaillances dans la 1

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 27. CARROLL (Lewis), De l’autre côté du miroir, 1871 pour l’édition originale, Œuvres, éditions Gallimard, collection « La Pléiade », Paris, 1990. 3 WOLTON (Dominique), Penser la communication, éditions Flammarion, Paris, 1997. Réédition collection « Champs Science », 1998. 2

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transmission, l’incompréhension, la falsification, le silence, sont autant de moyens pour reconsidérer les pratiques de l’échange (Les Fleurs bleues) et ressusciter un art ancien qui avait plutôt mauvaise presse : la rhétorique. L’abondance des déictiques, des pronoms personnels, des modalisateurs, des évaluatifs, dont le développement fait toujours appel au contexte énonciatif, renvoie irrémédiablement à la recherche de l’énonciateur sur laquelle Queneau fonde son jeu (Le Chiendent, Le Vol d’Icare, Les Fleurs bleues), de même que sur l’implicite qui se révèle vite exiger bien plus, de la part du destinataire, que le simple décodage qui fit le succès de Zazie. C’est dans ce sens que va la « désintellectualisation » de la parole à laquelle se livre l’écrivain. En introduisant un peu moins de mécanique et un peu plus d’humanité, ce que Paul Watzlawick1 et alii appellent « un paradoxe dans le jeu »2, en mêlant l’humour, l’obscène, l’énonciation délirante et la créativité, Queneau joue abondamment, dans ses romans, sur les contradictions entre les différentes tonalités du récit qui deviennent, à leur tour, les principaux ressorts (et les principaux obstacles aussi)3 du lisible, comme l’illustre le passage ci-après : « un canard hurle parce qu’il vient de se casser la patte en faisant du trapèze volant (c’est pas vrai) »4

1

WATZLAWICK (Paul) : Philosophe et psychologue, membre de l’École de Palo Alto, professeur à l’Université de Stanford, il reformule les thèses de Bateson dans Une logique de la communication (1972) et développe un mouvement de pensée psychiatrique. 2 WATZLAWICK (Paul) , HELMICK-BEAVIN (Janet), JACKSON (Donald D.), Pragmatics of Human Communication, W. W. Norton and Co 1967, traduction française Une logique de la communication, éditions Seuil, Paris, 1972. 3 Tous ces procédés complexifient la réception des œuvres qui, sous leurs légers atours, dissimulent autant de résistances qui éprouvent le capital culturel du lecteur. De telle façon que la lecture, qui rompt avec tous types de conditionnement, contraint chacun à changer ses pratiques, devient une sorte de redéfinition du savoir, construit une hiérarchie où chacun est amené à se positionner autrement. 4 QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 176.

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Le paradoxe, fondé sur une antinomie sémantique, une contradiction glissée dans la structure même du langage, consiste en une proposition qui, à première vue, semble surprenante, absurde ou choquante, aller contre le sens commun. Mais, l’énoncé paradoxal conserve néanmoins une apparence de sens, dans la mesure où chacun de ses éléments signifie quelque chose. Il défie notre conception de la réalité et nous invite à jouer, à créer, inventer, à renoncer à nos certitudes et à concevoir autrement. Le jeu d’affirmation et de négation, qui nous confronte à un renversement, nous propose une redéfinition de la réalité, rallie communication (le message) et métacommunication (« c’est pas vrai ») dans son cadre ludique. Le romancier multiplie ainsi les contradictions par le recours à un langage paradoxal dont le but est de révéler à son lecteur la complexité inattendue de la réalité. Ce n’est pas tant l’information que l’image entrevue qui est destinée à capter l’attention du destinataire. La confiscation de cette figure conceptuelle engendre une frustration d’autant plus grande qu’elle possédait un fort impact sur le lecteur pour qui le « canard », le « trapèze », constituent les « signifiants d’un signifié refoulé »1, du plaisir censuré par la loi romanesque, par le principe d’imitation et de vraisemblable. C’est ainsi que parler ne consiste plus à échanger des informations mais à jouer sur les structures de l’échange pour prolonger le « contact », différer ou évacuer un sens qui n’appartient plus en propre à personne mais que chacun des interlocuteurs cherche à s’approprier (Les Fleurs bleues). Inconsistante, voire dérobée, la fiction est remplacée par la création d’un espace de jeu qui devient le lieu d’une communication active et multiple entre le lecteur et l’auteur, ainsi que viendront le confirmer les romans d’Italo Calvino2. Misant sur la part de défi mais aussi sur le pouvoir consensuel du jeu, qui va du jeu de billard au jeu de tir, du bris 1

LACAN (Jacques), Écrits, p. 280, éditions Seuil, Paris, 1966. Réédition en 1999. 2 CALVINO (Italo), Si par une nuit d’hiver un voyageur (Se una notte d’inverno un viaggiatore), Einaudi, Turin, 1979, pour l’édition originale. Éditions Seuil, Paris, 1981, pour la traduction française.

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d’assiettes aux jeux de mots devenus « jeu des maux », Queneau a su, dans la perspective tracée par Wittgenstein, non seulement construire sa réalité mais aussi trouver son originalité littéraire en prenant en compte la dimension ludique de l’échange et en se livrant à une mise à l’épreuve des systèmes de communication.

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Chapitre II L’évolution des représentations socioculturelles dans l’œuvre

D’importantes transformations se sont produites au cours du XXe siècle qui a conduit, sous l’impulsion du développement des sciences et des techniques, à une plus grande maîtrise de l’univers, rapprochant ainsi un peu plus l’homme de son rêve prométhéen. La vision du monde, les comportements, les relations avec autrui, guidés par les représentations sociales, c’est-à-dire les modèles de pensée, les attitudes, les savoirs, les croyances, ont profondément et brutalement changé. La société s‘est progressivement soustraite à l’influence de la religion. Cette laïcisation ne s’est pas opérée sans dommage. Elle s’en est suivie d’une perte des illusions, d’un désenchantement appuyé par les effets dévastateurs de la deuxième guerre mondiale et des totalitarismes qui, en découvrant une réalité desséchée, dépouillée de tout espoir salvateur et de mystère, ont précipité le désappointement. Avec l’usure des modèles nord-américains, soviétiques et chinois, l’idéologie, qui semblait pouvoir constituer une alternative à cette sécularisation, s’est à son tour émiettée au cours de la deuxième moitié du siècle, accentuant un peu plus encore la déconvenue. Ceux que Jean-François Lyotard1 qualifiait de grands récits fondateurs de la pensée moderne, ceux qui pouvaient encore laisser espérer une représentation consensuelle de la réalité, parmi lesquels on peut citer les écrits de Descartes, ainsi que ceux qui annoncèrent, développèrent ou propagèrent les idéaux des Lumières, tels les ouvrages de Rousseau, de Kant ou de Hegel. Ceux qui avaient pour projet d’imposer la foi en l’homme, en la raison et au progrès comme norme. Ces textes sont sur le déclin, tandis que, parallèlement à 1

LYOTARD (Jean-François), La Condition post-moderne, éditions de Minuit, Paris, 1979.

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son développement technologique, la société s’enfonce un peu plus dans l’impasse du modernisme et que se dissipe la croyance en un pouvoir providentiel de la science. La raison, en crise, est devenue muette, a perdu sa capacité à déterminer une finalité universelle. Au sortir de la guerre et de ses soixante-deux millions de morts, après Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, Auschwitz et Majdanek, le savoir n’est plus, comme le dit Lyotard, qu’une « marchandise informationnelle », la modernité : un « projet inachevé » selon les mots de Jürgen Habermas, « le mode historique de la subjectivité » au regard d’Henri Meschonnic. C’est dans la lignée de cette désespérance amorcée par Bardamu, l’antihéros du Voyage au bout de la nuit, et sous l’effet des mutations politiques, économiques et sociales, que s’inscrit Queneau. Même si sa vision demeure moins noire que chez Céline, c’est cette part de désenchantement, d’amertume, que véhicule nombre de ses romans. Seules, parmi les ruines, quelques fleurs de jeunesse gardent leur enthousiasme et continuent à porter leur révolution, encore et toujours, sous le regard pervers ou blasé de ceux qui les entourent. Ces âmes tristes, qui ne croient plus au mirage de la civilisation industrielle, cherchent en vain un remède mais ne rencontrent que le vide. C’est l’histoire de cet effritement que nous content les récits de la dernière période, c’est-à-dire Zazie dans le métro et les deux romans qui suivent et demeurent, paradoxalement, les plus drôles. Avec Queneau, une autre manière de lire le monde et d’y chercher de nouveaux repères se fait jour. L’artiste intervient une fois de plus pour proposer, à l’aide de nouveaux outils et au travers de formes littéraires réinventées, sa vision de la modernité, la manière dont il la vit, dont il la perçoit, dont il la pense. L’histoire, dans sa vérité et sa rationalité, contestée du Chiendent (1933) aux Fleurs bleues (1965), est bousculée par une approche humoristique et symbolique de la société, de son langage, de ses traditions, de sa culture. On ne trouve rien, dans Zazie, sur l’affaire Ben Bella ou la crise de Suez qui coïncident, pourtant, avec l’écriture du roman. Juste une allusion à l’adoption du nouveau franc, en 1959, dans Les Fleurs bleues. Le roman ne recherche plus la vérité mais

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s’attache à démonter, dans une perspective cratylienne, les systèmes de signes, vocaux, gestuels, graphiques, qui le constituent, afin de rendre plus perceptibles le fonctionnement des mythes, l’idéologie et les stéréotypes. L’écrivain fait éprouver à son lecteur la jubilation du cruciverbiste en le dirigeant, en dépit d’une liberté apparente, dans un espace très contraint, une sorte de puzzle, d’algorithme littéraire, où se croisent différentes histoires qui mettent en scène des êtres simples dont le comportement, tour à tour émouvant, ridicule ou banal, nous renvoie simplement l’image de la vie. À l’instar de la démarche entreprise par Pierre Boulez en musique, Queneau dégraisse la littérature de son pathos, de sa pesanteur stylistique, au moment où celle-ci connaît une crise, à peu près en même temps que la musique classique. Ce n’est donc pas vraiment un hasard si l’on retrouve une certaine proximité des thèmes entre le Pierrot lunaire d’Arnold Schönberg et Pierrot mon ami de Queneau. Deux œuvres qui baignent dans la même atmosphère contrastée de féerie et de désespoir. De même que la prise en compte des poèmes de René Char, par Boulez, pour composer ses cantates, ne relève pas d’un phénomène fortuit, le fait de rompre avec une certaine continuité s’inscrit, lui aussi, naturellement chez Queneau, dans la volonté de changement d’une époque. Mais l’écrivain, comme le compositeur, ne font pas cependant table rase de leurs réminiscences, ainsi que le note Daniel Barenboim à propos du musicien : « Boulez était révolutionnaire mais partisan de l’évolution, et non pas de la révolution en soi »1

Le jugement aurait aussi bien pu s’appliquer au romancier dont on connaît l’esprit d’analyse et la retenue. Passionné, comme Boulez, par la composition sérielle et la quête d’une littérature « atonale » qui s’émanciperait des dissonances et remettrait en cause la conception d’une écriture littéraire fondée sur un emploi commun du vocabulaire et de la grammaire, Queneau est amené à prendre des libertés vis-à-vis 1 BARENBOIM (Daniel), La musique éveille le temps, éditions Fayard, Paris, 2009.

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des attentes et des traditions. Il abolit la distinction kantienne du livre comme objet matériel et œuvre intellectuelle au profit d’une continuité textuelle qui englobe ces deux aspects, joue avec la pluralité des formes, tout en s’efforçant de contrer le caractère éphémère de la lecture. Il propose, pour ce faire, une lecture entravée, plus critique, à contre-courant des pratiques intimes, silencieuses, de l’œil, brise la subjectivité de l’écoute et entraîne son lecteur sur des voies inconnues. Le romancier fabrique et détruit, coud et découd, à l’image du cordonnier et de la couturière qui incarnent une allégorie de la création largement représentée dans l’œuvre, soit directement (Hélène, Dillon, Jeanne Lalochère, Gridoux), soit par des voies suggestives ou rhétoriques (Surget, les ciseaux). Il invente des contraintes et fait éclater les règles, rejette et convie le hasard, ouvre de nouveaux chemins à l’imagination créatrice, sans jamais pour autant se laisser enfermer dans un quelconque système. Il imagine de nouvelles trajectoires de lecture qui touchent la construction romanesque, la phrase, le mot, et maintient une écoute active en oeuvrant sur la graphie, le son et le sens. Saturés, défigurés, les signes ramènent à une sorte de préhistoire de l’écriture, une forme d’art brut. Autant de remodelages qui sont à l’origine d’une certaine mouvance du discours, d’incertitudes liées à la complexité ou au caractère imprévisible du déchiffrement, ainsi qu’à la difficulté, pour le lecteur, d’appréhender ces différents aspects qui apparaissent en même temps. Comme Boulez déclarant, à propos de Structures I, une composition pour deux pianos (1952), qu’il cherche à faire « cligner les oreilles », Queneau mise sur un dérèglement des sens, joue sur l’œil, l’oreille et la raison de son destinataire. Animé du désir de faire vivre le « regard du sourd », vibrer l’oreille de l’aveugle, il défie le cerveau dans sa précision et sa rapidité d’exécution, et se plaît à hanter, par le biais d’une infinité de références disséminées, la mémoire du lecteur. Jalonné ou non de balises susceptibles de restreindre ou d’accroître le caractère hermétique de l’ouvrage, l’ensemble des textes mis en relation par l’entremise de citations, d’imitations ou d’allusions, est à l’origine d’un processus dialogique, d’une interaction entre l’écrivain et son lecteur,

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dont la force varie en fonction de l’ethos de ce dernier, de ses compétences à identifier les références, des plus évidentes aux moins explicites. Il s’agit, ni plus ni moins, d’appâter un public de connaisseurs. De flatter son narcissisme à travers un déchiffrement difficile ou la reconnaissance d’une allusion savante qui trouble par le souvenir qu’elle réveille et renforce, par là même, les liens qui attachent le lecteur au texte. Autant de nouveautés qui piègent les habitudes, brouillent le parcours dont les différents tracés permettent d’explorer toutes les potentialités du livre. De l’itinéraire le plus simpliste dont rend compte une lecture amusante, au plus complexe qui rend l’œuvre attrayante, invite à traverser l’écran, comme le fait Jacques l’Aumône dans Loin de Rueil ; incite à aller voir, comme Alice, de l’autre côté du miroir. À l’image de la villa d’Obonne, à moitié construite ou en démolition dans Le Chiendent, les romans de Queneau témoignent un intérêt plus vif pour la mise en mots que pour le sens posé. La fameuse « différance », telle que la définira quelques années plus tard Jacques Derrida1. En décomposant le langage pour mieux s’attacher à ce jeu silencieux de différences qui le travaille et qui l’alimente, l’écrivain déconstruit le mythe littéraire, comme le philosophe déconstruira la métaphysique occidentale en mettant à jour les présupposés qui la sous-tendent. Privilégiant la parole, dans laquelle s’inscrit subrepticement l’écriture, il retrouve « l’itérabilité » qui fonde la possibilité du signe en même temps que l’origine de son énonciation. Une pratique qui constitue une autre manière de lire le monde, au travers des signaux et du sens qu’il produit. Tel un feu follet, la parole quenienne se loge entre mort et résurrection. Comme tous les psychotiques dont les œuvres littéraires et picturales fascinent, Queneau incube la catastrophe du verbe. Sa pratique se fonde sur un éreintement de la rhétorique, qui constitue sa marque de fabrique en même temps qu’un pied de nez aux institutions, et donne souvent l’impression de textes en train de s’écrire. La violence de ses désarticulations entraîne une brutalité de la forme qui contraste 1

DERRIDA (Jacques), L’Écriture et la différence, éditions Seuil, Paris, 1967.

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avec l’innocence du fond. Le burlesque et l’humour se combinent avec l’argot, la syntaxe familière, introduisent une note comique, un air de carnaval dans la grisaille, génèrent une amplification, une boursouflure qui s’inscrit sur une réalité concrète faite de populisme et de quotidienneté. Telle est la façon dont l’artiste exprime le malaise. Sa « vie mode d’emploi » dira Perec, qui dédie son livre à la mémoire de Queneau. Excepté les œuvres les plus intemporelles comme Gueule de pierre, une partie des Fleurs bleues dont l’action se situe au Moyen Age, et Le Vol d’Icare qui se déroule en 1895, les romans rendent compte d’une temporalité proche de celle de l’écriture. Autant dire que l’écrivain dispose de peu de recul pour évoquer les vicissitudes événementielles, critiquer ou promouvoir le monde dans lequel il vit. Sa vision est ancrée dans la société de son temps, tributaire de sa culture, soumise à ses orientations idéologiques. Inspiré par la philosophie sociale du groupe de Francfort, Queneau fait vite état, cependant, du caractère antinomique de la modernité et de la notion de progrès ; en mettant en évidence les processus d’exclusion engendrés par les sociétés modernes, le renforcement de l’individualisme et l’affaiblissement du lien social. Aussi, son œuvre n’est-elle pas pur reflet mais plutôt construction. La majeure partie des rapports humains étant fondée sur le fétichisme de la marchandise et autres relations économiques, les personnages queniens, souvent privés d’emploi, se trouvent projetés, à la manière d’un « appareil à billes » (Pierrot mon ami), contre des obstacles sur lesquels ils rebondissent vers d’autres qui les repoussent, les condamnent à de nouvelles chevauchées, les conduisent à tenter l’expérience d’autres formes de relation sociale. Tournés vers eux-mêmes, généralement dépourvus d’attaches familiales ou communautaires, ils évoluent dans un espace saturé d’histoire, marqué par les transformations concrètes de la technique, où se déploie la subjectivité. Mais, peut-être serait-il plus juste de parler, comme Theodor Adorno, de « fausse individualité » dans un contexte où tout ce qui est singulier ne tarde pas à finir écrasé, voué au conformisme, à la solitude et au nihilisme. Si le progrès ne favorise pas l’émancipation de cette petite humanité, on observe, en revanche, parallèlement aux avancées

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technologiques, une évolution des représentations socioculturelles dans l’œuvre qui souligne à quel point la presse et la télévision ont influé sur la transformation de la société, générant des effets complexes sur la manière de percevoir le monde, ainsi que l’ont théorisé Noam Chomsky et Edward Herman1. Passé, en moins d’un siècle, du courant électrique aux rayons X, du télégraphe à l’ordinateur, l’homme a dû appréhender et s’accoutumer à une série de découvertes radicalement nouvelles, qui ont exigé un sérieux effort d’adaptation. Queneau n’a pas assisté à la grande mutation des années quatre-vingts sous l’effet du câble, des satellites et des développements de l’ordinateur. Mais il a vu, néanmoins, la télévision se hisser au premier rang des technologies modernes de communication et, au même titre que la presse, acquérir dans notre société un pouvoir « techno-économique » : celui de faire l’opinion publique. Aussi, l’écrivain témoigne-t-il très vite la plus grande méfiance vis à vis de ceux qui manipulent l’information, affirment détenir la vérité et jouent à en changer, ainsi que le manifeste Zazie dans le métro. De même qu’il réfute la culture de masse dénoncée comme un acte de consommation qui conditionne l’être, la pensée, la vie, au travers de processus d’uniformisation. Tout ce que nous pouvons lire, entendre ou voir, ne doit pas faire l’objet d’une confiance aveugle, insinue le romancier qui préfigure, à travers cet avertissement, le point de vue de Régis Debray selon lequel image et vérité demeurent intimement liées dans notre inconscient où elles constituent les deux faces d’un phénomène2. Nous ne sommes pourtant qu’en 1959. La RTF (Radiodiffusion Télévision française) n’a remplacé la RDF (Radiodiffusion française) qu’en 1949. Le premier journal télévisé, créé par Pierre Sabbagh, est présenté en « voix-off » par Gilbert Larriaga, Pierre Dumayet, Pierre Tchernia et Georges de Caunes. Et, la télévision fait encore office de luxe à l’époque. Les principales émissions sont : « La 1

CHOMSKY (Noam), HERMAN (Edward), La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, Pantheon Books, 1988, Agone, 2008. 2 DEBRAY (Régis), Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, éditions Gallimard, Paris, 1994.

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Vie des animaux », créée par Frédéric Rossif en 1952. « Lecture pour tous », lancée par Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet en 1953, en même temps que « La Séquence du spectateur », un programme consacré à des extraits de films par Claude Mionnet. « La Piste aux étoiles », réalisée par Gilles Margaritis et Pierre Tchernia, voit le jour en 1954, tandis que le petit écran commence à devenir réellement populaire à partir de 19561. Passé, en l’espace de quelques années, de la transmission d’images à distance aux premières productions, au premier direct. Puis, du noir et blanc à la couleur. Le médium s’immisce rapidement dans les familles où il ne tarde pas à devenir la principale activité de loisir. Une autre façon de tuer le temps, en sautant d’une chaîne à l’autre, d’un bulletin d’information à une histoire fantastique, d’une fiction policière à une comédie, ainsi que l’évoque Simone de Beauvoir dans Les Mandarins, en 1954. Mais, cet appareil de télécommunication qui répond à une demande d’information et de distraction, au même titre que les autres média de masse, va vite jouer un rôle de propagande politique et économique, compte tenu de ses capacités à mobiliser, manipuler les émotions, susciter l’adhésion à un ensemble d’idées ou de valeurs. À intégrer, en un mot, l’individu dans une société donnée. Ce pouvoir de façonner et de diffuser l’opinion en fait un outil souvent contesté dans l’œuvre (Le Chiendent, Zazie dans le métro, Les Fleurs bleues) où l’écrivain manifeste sa défiance à l’égard de la violence symbolique exercée par le médium, ainsi que son incrédulité vis-à-vis du groupe de décision, de ceux qui élaborent l’information, manipulent les différents messages sans que le public dispose d’une quelconque maîtrise sur cette réalité immédiate. En même temps, la télévision fascine par les rêves de simultanéité, de synchronisme qu’elle incarne, par son pouvoir 1

À travers un jeu homophonique (une/hune), Queneau fait à plusieurs reprises référence au magazine d’information « Cinq colonnes à la une » produit par Pierre Lazareff, Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet et réalisé par Igor Barrère en 1959.

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de leurre fondé sur une communication instantanée et le paradoxe d’une réalité différée, d’un passé revécu au présent, comme le rappelle Yoland dans Les Fleurs bleues : « La tévé c’est de l’actualité qui se congèle en histoire »1

C’est dans ce roman, paru en 1965, que les références au petit écran sont les plus nombreuses. Ces allusions interviennent, pour la plupart, par le biais d’un métalangage relatif aux discussions sur le contenu ou la qualité des programmes présentés. C’est ainsi que bon nombre de propos échangés entre Cidrolin, ses gendres et ses filles, sont ponctués par des exhortations à acheter la T.V. qui doit « distraire » et « instruire même ». Mais, en fait d’enseignement, c’est sur le conditionnement qu’est mis l’accent dans ces romans où la télévision répond à un besoin d’images, de fiction, au désir de vivre par procuration. La vie, en noir et blanc, n’y est que littérature et les concepteurs de feuilletons misent sur une réaction affective, une hypnose qui ensevelit le spectateur dans une évasion aliénante : « Les foules, dit Freud, n’ont jamais connu la soif de vérité »2. Le public demande des illusions auxquelles il ne peut, ensuite, plus renoncer, préférant toujours l’irréel au réel. Un irréel qui l’agite, l’émeut aussi fortement que la réalité. La vérité et l’illusion finissant, d’ailleurs, par se confondre chez le spectateur, comme dans le cas du feuilleton où le découpage et les rebondissements créent une attraction, des attentes, une dépendance, comparables à l’état amoureux. La distance est mince et il existe, en effet, beaucoup plus de ressemblances qu’il n’y paraît entre les deux. Comme l’amour, la télévision s’empare du sujet à tel point que plus rien ne compte, rien d’autre que cette création imaginaire qui demeure le seul objet digne d’attention. Le plus petit dérangement, la moindre perturbation, peuvent être causes d’énervement. Le spectateur 1

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 60. FREUD (Sigmund), Psychologie collective et analyse du moi, publié dans Essais de psychanalyse. Traduction de l’allemand par le Dr S. Jankélévitch en 1921, revue par l’auteur, p. 83 et suivantes. Réimpression collection « Petite bibliothèque Payot », éditions Payot, Paris, 1968. 2

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s’enferme comme dans un rêve, éprouve intensément ce qui se dit, ce qui se passe, ce qui se vit. Il fait preuve à l’égard du feuilleton de la même humilité dans la soumission, du même abandon, du même manque d’esprit critique que l’amant. Coupé du réel, il s’abandonne à l’univers fabriqué de l’histoire. Et, c’est dans ce détachement, cette passivité du sujet que réside toute la force du médium qui crée des attentes, captive, puis suspend l’intérêt. Pris dans les rets d’une fiction bénigne et de sa restitution fragmentaire, le spectateur est conditionné, tenu en haleine par la programmation régulière des épisodes, ainsi que le souligne Lalix lorsqu’elle rend compte de ce plaisir atermoyé qui constitue le moteur du feuilleton télévisé : « A propos, ici, y a la tévé ? - Non. - Et mon feuilleton, alors ? (…) L’habitude. Soixante-six semaines que ça dure. »1

Mais, de telles répliques sont aussi révélatrices de la crise que supplée le médium. Avec la rupture des liens professionnels et familiaux, la difficulté de se situer et de trouver son équilibre au sein de la ville et de la société qui offrent un cadre de vie de plus en plus défavorable, n’ont fait que s’accentuer. Et c’est dans ce contexte, dépourvu de relais et de solidarités, de modèles et d’identité, que se situe l’intérêt de la télévision. Palliant le manque de liberté, d’égalité, de fraternité, elle met l’individu en contact avec le monde, à travers un voyage immobile, dégagé des règles, des valeurs, des codes, des obligations et contraintes de la réalité. Elle le projette dans un univers où les droits priment sur les devoirs, où chacun se sent libre, même si le prix à payer est celui d’une plus grande solitude. Et, d’une plus forte emprise des systèmes économiques et technologiques. Présentés comme les représentants de la société civile dont ils incarnent la quatrième puissance, et détenteurs d’un pouvoir décisionnaire, les média restent la cible d’une réflexion critique dans l’œuvre où ils sont souvent décrits comme des processus de simulation qui ne renvoient qu’à leur propre représentation. 1

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 141-142.

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« Le vrai message, c’est le médium » déclare McLuhan1, rappelant par là que l’effet d’un médium sur une personne ou sur un groupe varie en fonction du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie. Et, que ce qui importe, en fin de compte, est moins le message que la façon dont il est transmis. De fait, manipulation et désinformation constituent des pratiques courantes dans l’œuvre qui s’emploie à montrer comment les média s’efforcent d’empêcher de penser, de juger par soi-même, en éclipsant l’essentiel et en entretenant les idées reçues. La manœuvre consiste à donner du relief à la banalité, à détourner l’attention de tout ce qui pourrait permettre de démêler le vrai du faux et conduire à la vérité. Aussi, les média se taisent-ils ou couvrent-ils, au contraire, l’information par une surinformation qui accroît la vulnérabilité de l’individu. Car, en matière de communication, rien n’est innocent, ainsi que le fait observer Dominique Wolton : « hier, le pouvoir était lié à la détention de l’information. Aujourd’hui, c’est l’inverse : informer c’est noyer le poisson »2. Une affirmation qui se vérifie, chaque jour, au niveau des multiples affaires politico-financières et de la manière dont elles sont couvertes par la presse, la radio ou la télévision. Pour Queneau, comme pour beaucoup d’autres aujourd’hui, la télévision n’émet qu’une sous-culture soporifique qui invite plus à l’évasion qu’à la découverte ou à la compréhension du réel. Ses romans ne sont rien moins, à cet égard, qu’une anticipation des idées de Marcuse3 pour qui la télévision est l’instrument d’une manipulation destinée à rendre la société plus homogène et plus passive que jamais. Un point de vue exacerbé par Francis Balle qui présente les média comme : « une drogue, anesthésiante ou stimulante (...) capable de faire

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McLUHAN (Marshall), Pour comprendre les médias, op. cit. WOLTON (Dominique), Sauver la communication, éditions Flammarion, Paris, 2005. Réédition, collection « Champs », 2007. 3 MARCUSE (Herbert), L’Homme unidimensionnel, 1964 pour l’édition originale. Traduction française, éditions de Minuit, Paris, 1968. 2

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faire n’importe quoi, à n’importe qui, n’importe comment et n’importe quand »1. Si les journaux restent particulièrement visés par l’écrivain, c’est parce qu’ils constituent le principal vecteur d’information dans la première moitié du XXe siècle, avant que ne s’imposent la radio et la télévision. On ne recense pas moins de six cents titres de quotidiens au cours de cette période qui constitue l’âge d’or d’une presse qui, favorisée par l’alphabétisation et dopée par le développement des transports, est alors la plus lue au monde. Un succès qui n’empêche pas que le journal reste, comme nous l’avons montré au cours du précédent chapitre, à l’origine d’une contestation de l’appareil médiatique dans l’œuvre, en raison de sa prétendue valeur informative et de sa présumée « objectivité ». Les informations qu’il renferme sont accusées de déformer la réalité et de faire émerger des représentations où les messages véhiculés se transforment en discours de sens commun. De sorte que ce qui se présente comme un modèle de lisibilité apparaît vite comme une grille interprétative, un prisme par lequel est donnée à déchiffrer la conception que les média se font de la réalité, un condensé d’erreurs, de falsifications ou d’omissions. Par delà ce trait idéologique, la presse fait l’objet d’une autre condamnation, plus implicite celle-là, qui porte sur un certain mode de lecture dont le romancier souligne à plusieurs reprises la vacuité : « Il lisait Le Journal. C’est-à-dire qu’il ne lisait pas le journal »2

Queneau laisse entendre très tôt que c’est grâce au développement des moyens de communication de masse que l’information a conquis une telle place dans notre culture moderne. Aussi, s’emploie-t-il à montrer, dès Le Chiendent où tout un chapitre porte sur des batailles de communiqués, que ce sont ces mêmes média qui produisent de plus en plus les événements, en fonction de l’importance qu’ils leur accordent. 1

BALLE (Francis), « La communication », Traité de sociologie, sous la direction de Raymond Boudon, éditions PUF, Paris, 1992. 2 QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 10.

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Et, de son premier roman au dernier, l’écrivain revient sur cette part grandissante prise par les journaux, la radio ou la télévision, dans nos sociétés où ils influencent, voire forgent l’opinion, et engendrent un processus de dissolution de la réalité. Car, toute la force d’un médium, ainsi que l’a démontré Pierre Bourdieu1, réside dans le pouvoir suggestif des images. Sa puissance d’évocation provoque des effets de réel, capables de faire exister des idées ou des représentations. Ce qui permet de conserver un certain ordre symbolique en fonction des intérêts des groupes dominants. Un point de vue auquel s’associe Régis Debray2 en affirmant que, ce par quoi nous voyons le monde, construit simultanément le monde et le sujet qui le perçoit. Les Fleurs bleues fournissent un bel exemple de cette substitution de l’information aux fictions d’hier par des média qui proposent une autre philosophie de vie, fondée sur la proximité et le quotidien. Inspiré par La Psychologie des foules (1895) de Gustave Le Bon, dont il avoue avoir subi l’influence, dès 1918, et auquel il consacre une étude qui connaît une publication posthume en 19903, Queneau s’inscrit en faux contre ce dogmatisme, ces apriorismes, contre toutes ces formes de dirigisme et autres tentatives d’assujettissement engendrées par la modernité. Selon Gustave Lebon, l’industrialisation a généré, au XIXe siècle, une main d’œuvre ouvrière qui, sous l’impulsion de ses leaders, cherche vite à se faire entendre, de sorte que le pouvoir doit composer avec cette nouvelle classe. C’est à cette occasion que le médecin, anthropologue et psychologue social, se livre à une étude des mécanismes de manipulation des masses. Influencé par l’ouvrage, ainsi que par celui de Serge Tchakhotine qui publie Le Viol des foules par la propagande, en 1939, Queneau s’emploie à montrer, tout au long de son œuvre romanesque, comment les média contribuent à la 1

BOURDIEU (Pierre), Sur la télévision, suivi de L’emprise du journalisme, éditions Liber, collection « Raisons d’agir », Paris, 1996. 2 DEBRAY (Régis), Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, éditions Gallimard, Paris, 1991. Réédition « Folio », 1995. 3 QUENEAU (Raymond), « Gustave Le Bon », article, Petite Bibliothèque quenienne, n° 4, édition Sixtus-Cidre, Limoges, 1990.

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fabrication de l’opinion publique. Les batailles que se livrent les belligérants pour le contrôle de l’information dans Le Chiendent s’inspirent, à leur tour, des thèses émises par Katz et Lazarsfeld1 dans les années 1940-1960 qui consacrent l’âge d’or de la psychologie sociale. Ces théories, qui visent à rendre compte des phénomènes de manipulation, constituent une mise au point des mécanismes de la propagande qui vont de la règle de simplification et de l’ennemi unique au principe de grossissement et de défiguration, en passant par les lois d’orchestration (la répétition des thèses), de transfusion (la faculté d’adaptation à un public) et d’unanimité (le souci de conformité). Se pose, ensuite, le problème de la « prégnance » de ces technologies qui n’ont cessé d’évoluer depuis la deuxième guerre mondiale, jusqu’à coloniser entièrement la vie sociale, exercer ce pouvoir dévastateur décrit par Jean Baudrillard2 et Lucien Sfez3, phagocyter complètement nos modes de penser, notre façon d’agir, en déployant leurs effets totalisants sur les rapports individuels et sociaux. La « surabondance événementielle », à laquelle fait allusion Marc Augé4 pour caractériser ce qu’il nomme déjà la « surmodernité », contribue 1

KATZ (Elihu) : Ce psychologue, professeur à l’Institut de communication de Los Angeles, travaille sur l’importance des facteurs socioculturels dans l’action des média. Il est l’auteur, avec Paul Lazarsfeld, de Personal Influence (1955) dans lequel ils montrent que l’information ne se propage pas globalement mais par degrés, par l’entremise de « leaders d’opinion » issus de « groupes primaires ». 2 BAUDRILLARD (Jean) : Orienté vers la sémiologie sociale, ce philosophe se livre à un décryptage de la société contemporaine (Le Système des objets, 1968 ; Pour une critique de l’économie politique du signe, 1972 ; De la séduction, 1979 ; Les Stratégies fatales, 1979). 3 SFEZ (Lucien) : Professeur de Sciences Politiques à l’Université Paris IXDauphine et directeur du Centre de recherches et d’études sur les décisions administratives et politiques. Ses travaux portent sur les incertitudes et perversions des procédures de décision (Critique de la décision, 1973), ainsi que sur une exploration critique des techniques de transmission qui conduisent vers ce qu’il nomme le « tautisme ». Un néologisme forgé à partir des concepts de tautologie, d’autisme et de totalité. Critique de la communication (1988) ; Dictionnaire critique de la communication (1993). 4 AUGÉ (Marc), Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, op. cit.

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de ce point de vue à augmenter le danger en produisant un nombre toujours croissant d’événements que le public ne parvient plus à interpréter. C’est l’amorce de ces processus que décrit Queneau dont les romans évoquent, avec une grande clairvoyance, l’essor des moyens de communication audiovisuels qui façonnent déjà de son temps une société nouvelle, modifient le rapport à la réalité, mettent le sujet à la croisée de deux mondes. L’ancien et le nouveau. Celui de la tradition, de la mémoire, et celui d’une société spectacle qui va des rayonnements stellaires de la star, Alice Phaye dans Saint Glinglin, à la fabrication de rêves ourdis par la lourde machinerie du parc d’attractions dans Pierrot mon ami. Des rêves dans l’opacité desquels se forgent de nouvelles règles du jeu telles que le management des ressources humaines, incarné par Pradonet qui vit des gains de l’Uni-Park, ou l’essor de la publicité sur laquelle Queneau revient notamment dans son journal, ainsi que dans Le Dimanche de la vie, et dont il favorisera, bien malgré lui, le renouvellement avec ses amalgames syntaxiques. « L’Uni-Park », allusion juste voilée au « Luna Park » à travers le rapport paronymique entretenu par les deux mots, renvoie à la même réalité que son modèle dont le nom est utilisé par quantité de parcs d’attractions et fêtes foraines de part le monde. Situé près de la porte Maillot, à l’endroit même où se dresse aujourd’hui le Palais des Congrès, le Luna Park parisien fonctionna de 1909 à 1931. L’une des attractions les plus populaires, dont le nom revient dans plusieurs textes de l’écrivain (parfois sous forme de variante comme « l’AlpineRailway ») était le Scenic Railway ou montagnes russes qui permettait, grâce à l’électricité, d’atteindre de grandes vitesses sur un parcours de près de deux kilomètres. Portés par la révolution industrielle, ces parcs de loisirs furent durement touchés lors de la Grande Dépression de 1929. Mais, les développements technologiques favorisèrent leur renouveau avec des manèges pour adultes, plus sophistiqués, nécessitant le recours à une haute technologie. Grâce aux progrès techniques, à la vapeur d’abord, puis à l’électricité, les attractions prirent un nouvel élan. Elles ramenèrent la vie dans les foires et sur les boulevards où ces nouveaux commerces,

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qui regroupaient une foule de personnes sans distinction de classe ni d’âge, contribuèrent à l’attractivité des villes. Là où, comme l’écrit Queneau, « le noir s’efface devant les lueurs du supernéon »1. Les manèges devinrent plus puissants, mieux décorés, illuminés, et le public fut de nouveau séduit. On découvrit de nouvelles sensations telles que le tir à la mitrailleuse et les auto-tamponneuses, à bord desquelles Pierrot invite Yvonne, ou les divertissements proposés par « le Palace de la Rigolade auquel restent très attachés les « philosophes », dans Pierrot mon ami. Avec ce roman, Queneau se révèle aussi novateur que visionnaire dans la mesure où il conçoit un changement structurel radical dans la gestion des complexes de loisirs en imaginant un l’Uni-Park où tout est envisagé, programmé, administré, par la responsabilité d’un homme : Pradonet, l’instigateur du parc. Or, jusque là, les attractions étaient gérées par des forains qui louaient un espace pour proposer leurs divertissements. Ce n’est que sous l’impulsion de Walt Disney que les choses commencèrent à changer, en 19552. Mais, dès 1942, l’écrivain brosse le portrait d’un entrepreneur débrouillard, infatigable, qui reflète, selon le mot de Guy Debord : « l’avance contemporaine du capitalisme sur la vie de tous les jours, c’est-à-dire dans son emprise sur le monde à travers la marchandise » 3. Pradonet apparaît, en effet, comme l’archétype du développement technologique, l’expression de la modernité qui passe par un rejet des croyances (l’affabulation des princes Poldèves) et de la tradition (le souvenir dont Mounnezergues se fait le gardien). Il symbolise, au regard de la société, ce qui est utile, le bien, à savoir le travail et le divertissement, 1

QUENEAU (Raymond), « L’Aggiornamento rural », Battre la campagne, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 484. 2 Au sommet de la gloire, Walt Disney décide de diversifier ses activités. Après l’animation, la production, les média, il souhaite sortir des studios de cinéma pour créer, juste à proximité, son propre parc de loisirs qui deviendra vite Disneyland, l’un des premiers parcs à thèmes, placé sous sa haute responsabilité. 3 DEBORD (Guy), La Société du spectacle, éditions Buchet/Chastel, Paris, 1967. Réédition Gallimard, collection « Folio », Paris, 1992.

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contrairement à Mounnezergues qui en est exclu. L’Uni-Park représente en quelque sorte son clair de lune, l’objectivation de sa vision des choses. De même que Mounnezergues figure la fragile chandelle, le modeste gardien du sommeil des princes Poldèves, Pradonet est le protecteur de cette société marchande qu’il a créée et qui incarne le moment historique qui les contient, lui, Pierrot, Petit-Pouce, Paradis, tout autant que l’homme et l’écrivain Queneau. Par son emprise sur la vie des gens ainsi que sur leurs rapports sociaux, l’Uni-Park est l’expression du capitalisme. Et, Pradonet, le symbole des pratiques marchandes qui commencent à contaminer l’existence. Celui-ci représente la puissance de l’argent qui achète tout et pervertit tout, transforme la vie sociale qu’il marchandise au détriment des valeurs humaines. C’est lui qui invente le « Palace de la Rigolade » où les clientes ellesmêmes, en passant au-dessus d’une soufflerie qui soulève leur jupe, constituent un objet d’amusement. Une attraction qui peut être considérée comme le modèle de la société de marché perçue simultanément sous ses deux faces, spectaculaire et réaliste. Une micro société où la consommation prend le pas sur la morale, où le corps, instrumentalisé, fait office de marchandise, de « capital soumis à un impératif de faire valoir »1. Où les « philosophes », à travers leurs regards malsains, sont déjà appréhendés comme des voyous. Un thème que Raymond Queneau approfondira dix ans plus tard en essayant de faire la part de l’un et de recenser les caractéristiques de l’autre, dans une étude inachevée (Philosophes et voyous) qui fit l’objet d’une publication posthume, en 1986. Ce monde renversé, où le vrai n’est plus qu’un moment du faux, devient l’image de la production capitaliste. Celle-la même qui, après avoir soumis la campagne à la ville, unifie l’espace par souci de concentration, achète, accumule, accapare jusqu’au café voisin dénommé « l’Uni-Bar ». Cette production deviendra vite un objet de convoitise et de compétition entre Pradonet et Voussois, au même titre que la compagne des deux 1

BAUDRILLARD (Jean), La Société de consommation, éditions Denoël, Paris 1970.

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chefs d’entreprise successifs. Courtisée par Crouïa-Bey, amoureuse de Mouilleminche, Léonie, la maîtresse de Pradonet, épouse de l’ancien propriétaire de l’Uni-Park, sera finalement ravie à Pradonet par son ancien amant, réapparu sous le nom de Voussois. Pradonet, que tous soupçonnent d’avoir, au sens propre, « battu le briquet », c’est-à-dire allumé l’incendie pour toucher l’argent de l’assurance afin de reconstruire un complexe plus grand, plus beau, et faire de la foire un « monument ». Un édifice vraisemblablement dédié à sa gloire ou à celle de l’argent qu’il recherche éperdument, lui dont le langage se fait l’expression même de cette quête et de cette dégradation de l’être en avoir, à travers l’utilisation inappropriée du mot « mensualités » en lieu et place de « menstruations ». Ainsi, l’Uni-Park apparaît-il comme l’incarnation d’un mode de vie où les valeurs et façon de penser du marché envahissent tous les aspects de l’existence. C’est dans cette confusion que nous plonge le parc d’attractions où la société spectacle se substitue au monde ancien qui parait désormais bien insolite à travers ses vestiges que sont la chapelle Poldève et Mounnezergues, son vénérable gardien. « Du temps eut lieu », lâche humoristiquement Queneau pour souligner le changement d’époque et appuyer ce glissement d’espace. Un glissement qui correspond aux processus de rationalisation qui ont conduit à la volonté de domination et de contrôle propre à l’idéologie capitaliste, à ce « désenchantement du monde » dont parle Max Weber. Un monde caractérisé par la disparition des croyances et une vacance du sens (Le Chiendent). L’architecture moderne a remplacé les ruines et les vieux quartiers, telle la « rue des Larmes » où Pierrot attendra vainement Yvonne. Le recueillement, le sacré, ont été effacés et le lieu de culte est à deux doigts d’être absorbé par la grande machinerie de loisir. Comme si les développements technologiques avaient généré une prolifération excessive de sens, avaient conduit à la création d’un nouveau monde réduit aux seuls signes de son existence. Précisons, à ce propos, que la chapelle Poldève trouve vraisemblablement son origine dans un canular fait, en 1929, par l’Action française (un mouvement politique nationaliste,

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d’extrême droite, développé dans la première moitié du XXe siècle) à des députés de gauche pour se venger du résultat d’un récent débat à l’Assemblé. La farce tenait en courriers demandant d’intervenir en faveur des Poldèves opprimés… On imagine que la blague dut d’autant plus amuser Queneau1, que les noms s’y dissimulaient déjà sous des à peu près phonétiques qui inspirèrent, peut-être, ses amalgames syntaxiques dans Zazie : « Tanphepa » pour « t’en fais pas », ou « Gellé-Foä » pour « j’ai les foies ». Les raisons de penser que Raymond Queneau avait connaissance de la plaisanterie sont d’autant plus fortes que, dans un tout autre contexte, André Weil revint indirectement sur cette facétie en présentant, en 1935, le mathématicien imaginaire Nicolas Bourbaki comme un membre de l’Académie des Sciences et des Lettres de Poldavie, ancien conférencier de l’Université Royale de Besse en Poldavie. C’est à partir de cette nouvelle mystification que s’organisa un groupe de recherche qui publia le premier volume des Eléments de mathématique, en 1939. Queneau, dont on sait l’engouement pour les nombres, les figures, les structures et les transformations, publia à son tour, en 1963, chez Hermann l’éditeur de Bourbaki - un ouvrage intitulé Bords. Mathématiciens, précurseurs, encyclopédistes dans lequel il consacre un chapitre aux travaux du groupe : « Bourbaki et les mathématiques de demain ». L’Oulipo - par l’entremise du mathématicien Jacques Roubaud qui, dans son livre La Belle Hortense, paru chez Ramsay en 1985, évoquait lui aussi la « cour et les princes poldèves » - s’inspira plus tard de cette méthode de travail collectif et des recherches sur les structures mathématiques que le groupe s’efforça d’appliquer à la littérature. Le canular fut repris par Robert Brasillach dans ses mémoires (Notre avant-guerre) parues chez Plon, en 1941. Les Poldèves réapparurent chez Boris Vian, sous les traits de 1

En 1915-1916, Queneau avait commencé à écrire un roman qui resta inachevé : Histoire de la Lusapie, dans lequel il imaginait de toutes pièces l’histoire d’un pays situé entre l’Adriatique et la mer Noire, au XIIe siècle avant notre ère. (Voir Claude Debon, « Chronologie », XLIV, Œuvres complètes, tome 1, op. cit.).

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militaires, dans une tragédie argotique écrite en 1954 : Série blême. Ils resurgirent plusieurs fois chez Marcel Aymé à travers la mention de leur pays présumé, la Poldavie, dans Le Passe-muraille (1943) et La Tête des autres (1952). On remarquera, pour en revenir au roman de Queneau, que Pradonet utilise une lunette astronomique qui lui permet de suivre aussi bien les éclipses, le ballet des étoiles filantes et des comètes, que tous les faits et gestes de Pierrot dans l’UniPark1, lumières de son ciel à lui. Ce ciel, qu’il a su faire descendre sur terre. Le fait n’est peut-être pas fortuit et moins anodin qu’il n’y parait si l’on songe que l’astronomie a connu de grandes avancées au milieu du XXe siècle. Et, qu’un volume de l’encyclopédie (volume XIII), précisément consacré à cette science, a été publié en 1962, sous la direction d’Evry Schatzman, dans la collection de la Pléiade dirigée par Raymond Queneau2. À l’image de son double, Chambernac, auteur fictif d’une Encyclopédie des sciences inexactes dans Les Enfants du limon, Queneau s’est intéressé aux grandes évolutions scientifiques qui se sont rapidement succédées depuis la fin du XIXe siècle. Aussi, s’est-il efforcé de prendre en compte, dans son œuvre, les développements de la science moderne, ainsi que les changements opérés dans la perception du monde durant cette période, grâce notamment aux nouvelles découvertes en physique fondamentale et à la révolution dans les instruments d’observation, telle l’invention des radiotélescopes qui ont permis d’aboutir à de nouvelles théories cosmologiques, comme l’expansion de l’univers. 1

Peut-être sont-ce là les prémisses des caméras et de la vidéosurveillance, anticipées par George Orwell dans 1984, qui se généraliseront quelques décennies plus tard pour observer et contrôler à distance l’espace public et privé. 2 Dans un texte écrit en 1926, Queneau fait déjà état de son intérêt pour l’espace sidéral : « J’ai une particulière affection pour tous les phénomènes astronomiques et géologiques, et spécialement pour les comètes – et les cristaux. » (« Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit. p. 1027). Huit ans après la parution de Pierrot mon ami, l’écrivain manifeste à nouveau sa curiosité pour « le système éternel de ces espaces infinis », la nébuleuse, le système solaire et la ronde des planètes, Mercure et Vénus, Mars, Jupiter et Saturne, Uranus, Neptune, Pluton… dans le premier chant de Petite cosmogonie portative.

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Si le développement des parcs d’attractions reste étroitement lié aux progrès technologiques (que l’on songe au Futuroscope orienté vers le multimédia, les technologies cinématographiques, audiovisuelles et robotiques de demain), le caractère prophétique de Queneau est d’avoir su anticiper sur la confusion entre les mondes virtuel et réel que ces espaces de loisir allaient étendre à la société entière. Pierrot mon ami, Loin de Rueil, Le Dimanche de la vie, sont autant d’exemples où une succession de simulacres, pour reprendre un mot cher à Baudrillard, se substituent à la réalité. Des simulacres qui vont jusqu’à remplacer les originaux, comme dans le poème « Sirène foraine »1 inspiré du Pygmalion et Galatée d’Ovide. De fait, la communication informatique a rendu possible une virtualisation du réel, ainsi qu’en témoignent le cinéma, la télévision, les échanges Internet ou les jeux vidéo. À l’image de Borges qui envisage le franchissement d’un point au-delà duquel se fourvoie le réel, par-delà lequel l’histoire perd sa réalité, Queneau peint cette mutation du monde à travers une accélération des choses, comme dans Les Fleurs bleues où les personnages voyagent du Moyen Age à l’époque contemporaine. Ou, comme dans Le Chiendent où la fin est déjà dans le commencement. C’est en fonction de ses expériences, de son savoir et de ses modèles de pensée que l’écrivain forge sa vision de la réalité. Une vision élaborée à partir des représentations culturelles de son temps, de ces zones d’expérience intermédiaires que sont l’art et les sciences, qui vont rendre plus supportable la détresse humaine. Celle de l’enfance, dont il fait part dans les écrits de jeunesse, et celle du genre humain : « Elle vendait de la mercerie et de l’épicerie. Les boutiques de cette sorte sont les plus effroyables que je connaisse : celles qui évoquent le plus la bassesse, la crasse et la mesquinerie. »2

1

QUENEAU (Raymond), « Sirène foraine », Fendre les flots, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 601. 2 Sans doute Queneau a-t-il à l’esprit le souvenir de la mercerie de ses parents en écrivant ces lignes (texte inédit, intitulé « Texte surréaliste », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1038).

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De même que Michel Foucault écrit, en observant Les Ménines : « Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Velázquez, comme la représentation de la représentation classique »1, on pourrait dire, en lisant l’œuvre romanesque de Queneau, qu’il y a dans ces romans « comme la représentation de la représentation » moderne, si l’on tient compte du fait que la période historique définit de nouvelles conditions du possible et de l’acceptable ; la liberté de penser l’émancipation vis-à-vis de la tradition, de s’affranchir des doctrines, des idéologies, et d’infléchir les règles du jeu de la vie sociale. Certes, les conditions du discours ont changé, de façon nettement progressive, permissive, au cours des années 1950. Ce que Foucault nomme « l’épistémé » a repoussé ses limites sous l’impulsion d’écrivains comme Céline, Henri Miller ou James Joyce, qui renouvellent la conception de la littérature à partir de leur langage, ainsi que de mouvements littéraires tels que la Beat Generation qui se développe en même temps aux États-Unis autour de Kerouac, Burroughs et Ginsberg. La libération sexuelle et notamment homosexuelle imposée par le groupe, le changement de mœurs qu’il introduit au sein de l’Amérique puritaine, auront une influence certaine sur l’Europe quelques années plus tard. Le déclin de la morale judéo-chrétienne, la diffusion de la pensée de Freud, le rejet de l’autorité, la génération du baby boom, s’accompagnent d’une libération de la sexualité qui gagne l’espace public, ébranlent les certitudes, provoquent un recul de la censure. Mishima écrit Amours interdites en 1951. Genêt fait paraître Les Nègres en 1958, au moment même où sort Zazie dans le métro. Beckett écrit Fin de partie (1957). Autant de textes qui annoncent la fin d’une époque, l’épuisement d’une forme d’art qui n’a pas su et ne parviendra plus à sauver quoi que ce soit. « Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique », déclare Marguerite Duras, dans un entretien avec Dominique Noguez autour du film Le Camion (1977), portant à son comble le thème d’une révolte historique, artistique et métaphysique, ainsi que l’avait amorcée Albert Camus dans L’Homme révolté. 1 FOUCAULT (Michel), Les Mots et les choses, éditions Gallimard, collection « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 1966.

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L’après-guerre, c’est aussi la naissance des Temps modernes. Une revue philosophique et littéraire fondée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, en 1945, dont le titre comme le contenu reflètent les changements qui sont en train de s’opérer au sein de la société. Sartre y pose, en effet, la responsabilité de l’intellectuel et justifie le parti d’une littérature engagée. Cette thèse d’un écrivain « en situation », libre et responsable de ses actes, sera au cœur d’un ouvrage philosophique paru la même année : L’existentialisme est un humanisme. C’est au cours de cette période que Raymond Queneau, alors secrétaire général des éditions Gallimard, rencontre Boris Vian venu présenter son manuscrit : Vercoquin et le Plancton. Très imprégné de l’atmosphère de l’époque, le roman situe l’action entre deux surprises-parties et met en scène deux personnages centraux : le Major et Zizanie, une enfant terrible dont il est épris et dont il s’efforcera d’arracher l’autorisation de mariage auprès de l’oncle et tuteur de celle-ci. On ne peut qu’être frappé par la proximité sonore des noms de Zizanie et Zazie dont les deux « z » renvoient au monde de Zozo1, du jazz et des zazous ; de même que par la présence d’un oncle tuteur qui n’est pas sans rappeler Gabriel dans Zazie. Figure de proue de ce milieu Vercoquin, Zizanie, comme Zazie chez Queneau, incarne une jeunesse turbulente et rebelle qui s’oppose au monde ennuyeux des adultes dénommé 1 Zozo est le héros d’une bande dessinée éponyme, réalisée par Franchi. Sept tomes, publiés entre 1934 et 1941, marqueront une génération d’enfants avec les aventures de ce petit singe facétieux, avant de tomber dans l’oubli. Le terme « zozo », dans son acception familière d’homme naïf et un peu niais ou péjorative de « drôle de type », est utilisé par Raymond Queneau dans les Exercices de style (« Vulgaire », p. 78) : « Jmonte donc, jpaye ma place comme de bien entendu et voilàtipas qu’alors jremarque un zozo l’air pied (…) Jrepasse plus tard Cour de Rome et jl’aperçois qui discute le bout de gras avec autre zozo de son espèce ». Après la « zizique » des « Poèmes en panne » (O. C., p. 863), le « zozote » de « Discorde mélodie des terrains d’épandage » (O. C., p. 833) et le « zézeyant » des poèmes écartés de Courir les rues (O. C., p. 899), le poème « Zigzag » (Fendre les flots, O. C., p. 603), le « zigzaguant » des poèmes écartés de Fendre les flots (O. C., p. 895), on relève une autre occurrence du mot « zozo » dans Les Fleurs bleues (p. 170) : « - Jarnidieu ! s’écria le duc en projetant la table dans les airs d’un énergique coup de pied, me prendriez-vous pour un zozo ? ».

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« Plancton ». La même atmosphère absurde, le même refus des normes caractérisent les deux œuvres. Le même esprit d’invention, de fête et de jeu, la même agitation s’emparent des deux textes, qui se présentent comme des témoignages de leur temps, en réaction contre une société bourgeoise, conformiste, fustigée aussi bien dans les récits : J’irai cracher sur vos tombes (1946) que dans les chansons : Le Déserteur (1954), La java des bombes atomiques (1955) ou La complainte du progrès (1956). Ébloui par la liberté créative de Boris Vian, Queneau s’est vraisemblablement souvenu de ces textes en écrivant Zazie dans le métro, en privilégiant la lettre « z », symbole de lettre mauvaise, de lettre déviée1, et en donnant une autre orientation à sa littérature. Après la période existentialiste des années 1945, les maisons d’édition s’appliquent à répondre à la demande 1

C’est ainsi que Roland Barthes qualifie la lettre « z » dans son étude juxtalinéaire de la nouvelle de Balzac, Sarrasine (S/Z, éditions Seuil, Paris, 1970). Une approche qu’il réitère dans Le Grain de la voix (Seuil, 1981). Outre les caractéristiques prêtées, par l’entremise de cette même lettre, au personnage de Zazie, Queneau s’est souvent appuyé sur la consonne « z » pour recourir, au terme de jeux phonétiques et phonématiques, à une expression imagée dans le cas de « zinc », « zèbre » ou « zigouillé ». Pour créer des mots valises comme « Zanzébie », forgé sur Zanzibar et peau de zébie, dans Les Fleurs bleues. Ou bien encore pour amuser, par le biais de pataquès, ces liaisons fautives faites de cuirs ou de velours, dont il parsème le discours dans Zazie : « moi-z-aussi », « du boudin zaricos verts que vzavez jamais zétés foutus de fabriquer », « des papouilles zozées », accentuant ainsi la confusion avec les phonèmes éphelcystiques, ces sons de liaisons ajoutées pour des raisons euphoniques : « entre quatre z’yeux », comme dans Les Ziaux, (p. 74, éditions Gallimard, Paris, 1943) où le procédé, emprunté au français familier, devient matière de jeu : « eau de ces yeux penché sur tout miroir gouttes secrets au bord des veilles tout miroir, toute veille en ces ziaux bleues ou vertes les ziaux bruns, les ziaux noirs, les ziaux de merveille » Claude Debon parle de la « concrétisation langagière d’une antique alliance métaphorique entre les yeux et l’eau » (O. C., note 2, p. 1167) et, après avoir révélé que l’artiste avait d’abord écrit « zios », rapporte qu’une note des dossiers de Queneau mentionne : « On trouve Ziaux pour yeux dans la Geste des Chyprois », un recueil de chroniques françaises, écrites en Orient aux XIIIe et XIVe siècles par Philippe de Navarre et Gérard de Monréal, et publiées à Genève, en 1887.

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exprimée par le marché en recherchant des produits innovants. Le livre, entré de plain-pied dans l’ère de la civilisation industrielle, constitue désormais une activité économique à part entière, avec sa gestion de la concurrence, sa compétitivité et ses circuits commerciaux. Sans oublier les vecteurs d’image, à l’origine d’une augmentation significative des ventes, tels que la publicité ou la communication événementielle qui débouche sur la création du salon de Paris, en 1981, et des festivals comme celui de Mouans-Sartoux, inauguré en 1988. Autant de manifestations auxquelles il faut ajouter la multiplication des Prix littéraires : du Nobel à l’Interallié, en passant par le Goncourt (Queneau est élu à l’académie Goncourt en mars 1951), le Femina, le Médicis et le Renaudot. Sans oublier le Prix des Deux Magots, créé pour récompenser Le Chiendent, en 1933 ; et le Prix de l’humour noir décerné à Zazie dans le métro, en 1959. Ces récompenses se voient sévèrement attaquées par des écrivains restés en marge des courants dominants, comme Julien Gracq qui, après la publication de son pamphlet : La Littérature à l’estomac (1950), dirigé contre les Prix et milieux littéraires parisiens, refuse le Prix Goncourt qui lui est décerné pour son roman, Le Rivage des Syrtes, l’année suivante. Queneau, toujours dans l’entre-deux, s’était déjà borné à exprimer son point de vue par une pirouette graphique, un réflexe oulipien, en notant que : « LIVRES à l’envers ça fait SERVIL »1. Il est vrai qu’avec la mondialisation, les processus de médiatisation et de commercialisation, l’image, le statut et la nature de l’écrivain ont complètement changé. Le rapport entre l’art et le marché, autour duquel Marx avait déjà développé le concept d’aliénation repris par l’École de Francfort, s’est accru avec la standardisation et la production en série, faisant de plus en plus du livre une marchandise, un objet de consommation de masse, une source de profit. Aujourd’hui, romanciers et philosophes « aspirent avec délice tous les germes et les effluves de la vie », s’expriment volontiers sur tout, par différents canaux, n’hésitant pas à 1

QUENEAU (Raymond), Texte paru dans La Révolution surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925, repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 997.

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compenser par un grand tapage médiatique la reconnaissance éphémère de leur art. Nous sommes loin, en effet, du temps où Baudelaire déclarait que : « La plupart des artistes sont, il faut bien le dire, des brutes très adroites, de purs manœuvres, des intelligences de village, des cervelles de hameau. Leur conversation forcément bornée à un cercle très étroit, devient vite insupportable à l’homme du monde, au citoyen spirituel de l’univers. »1

Avec la collection « Le Livre de poche », la Librairie générale française lance un produit populaire, moins coûteux, en 1953. Bientôt suivi par « J’ai lu » (1958), puis par « 10/18 » (1962). La presse, la radio et la télévision, sous l’influence croissante des émissions, journaux et revues spécialisées, s’emploient, elles aussi, à faire connaître et acheter les ouvrages, à lancer des modes intellectuelles. À faire naître une succession d’engouements que Raymond Queneau désigne, d’un terme emprunté à Fourier : la « papillonne »2, après avoir fait observer, non sans malice, que seul un petit nombre d’ouvrages présentent un intérêt littéraire parmi la montagne de livres publiés par les éditeurs : « Il y a plus d’un escalier dans la maison des éditeurs, mais dans un seul rôde l’esprit. »3

Toujours dans le but de favoriser la diffusion, la commercialisation et, par suite, la consommation du livre, le magazine L’Express publie le premier palmarès des ouvrages à succès, en 1955. Comme le public manifeste une volonté de s’éloigner des préoccupations historiques et sociales dont on a fait grand cas jusque là, la littérature se renouvelle au cœur de ce que Raymond Queneau appelle des « chapelles latérales » ; à travers l’apparition, notamment, d’un « faisceau de 1

BAUDELAIRE (Charles), « Écrits sur l’art », tome 2, Le Peintre de la vie moderne, op. cit., p. 139. 2 QUENEAU (Raymond), « La mode intellectuelle », La Bête noire, revue mensuelle, n° 1, 1er avril 1935, repris dans Le Voyage en Grèce, op. cit., p. 61. 3 QUENEAU (Raymond), Monuments, éditions du Moustié, Paris, 1948, repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 188.

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recherches convergentes » selon l’expression d’Alain RobbeGrillet (Pour un nouveau roman, 1963) qui, avec Nathalie Sarraute (L’Ère du soupçon, 1956), fait figure de théoricien de ce nouveau courant qui regroupe des écrivains aussi différents que Michel Butor, Claude Simon, Robert Pinget, Marguerite Duras, Jean Ricardou, pour ne citer que ceux-là. Après la « Nouvelle histoire » et le « Nouveau théâtre », avant la « Nouvelle critique » et la « Nouvelle vague », le terme « Nouveau roman » est employé la première fois en 1955 pour désigner ces nouveaux hussards de la littérature regroupés autour de Jérôme Lindon, aux éditions de Minuit. D’abord encouragée, puis lâchée par les théoriciens de l’avant-garde qui saluent, dans un premier temps, l’amorce de déconstruction romanesque avant de juger l’entreprise académique, répétitive, figée, dépourvue de toute charge subversive, cette littérature va se trouver quelque peu prise en étau entre des sciences humaines très actives1 et une critique 1

Si le marxisme est encore influent dans la vie intellectuelle des années cinquante, chez des philosophes et sociologues comme Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Edgar Morin ou des historiens, tel Emmanuel Le Roy Ladurie, les choses changent après l’invasion de la Hongrie par l’armée soviétique, le 4 novembre 1956. Sartre, comme beaucoup d’autres intellectuels, prennent leur distance avec le PCF et s’emploient à ouvrir d’autres voies, « post-marxistes », à l’image de Louis Althusser. Edgar Morin crée, avec Roland Barthes et Jean Duvignaud, la revue Arguments, aux éditions de Minuit. C’est à cette époque que, délaissant Marx et Hegel, les sciences humaines découvrent l’importance du Cours de linguistique générale de Saussure (1916). Appliquant à l’anthropologie les principes de l’analyse structurale, Levi-Strauss va influencer à son tour tous les secteurs de la pensée avec Tristes Tropiques (1955), puis Anthropologie structurale (1958). Après avoir déclaré que « l’inconscient est structuré comme un langage » Lacan reprendra, dès 1953, ces concepts issus de la linguistique structurale pour élaborer sa théorie du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. Barthes use largement des métaphores linguistiques et s’appuie notamment sur le couple fondamental : langue (fait social)/parole (acte individuel) pour reconsidérer l’histoire de l’écriture dans Le Degré zéro de l’écriture (1953), ainsi que dans son approche du mythe (Mythologies, 1957). La critique littéraire éclate en orientations multiples, sous l’impulsion de ces nouveaux courants de pensée : symbolique, thématique, psychanalytique, structuraliste, poétique, sémiotique, pragmatique, herméneutique, génétique, sociologie de la communication. En publiant Sur Racine, en 1963, Roland Barthes se fonde, à la suite de Valéry, sur une critique dite objective, qui

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flamboyante, située aux avant-postes de la modernité. Fondée sur une théorie de la littérature, au croisement du marxisme et de la psychanalyse, de la sociologie et du structuralisme, de la linguistique et de la poétique, cette « nouvelle critique » s’organise autour de Tel Quel1 et des éditions du Seuil où une collection du même nom est lancée en 1963. Des réactions ne tardent pas à se faire entendre contre la toute puissance de cette parole et son terrorisme idéologique. Contre « le jacassement des petits prophètes » que dénoncent certains écrivains, tel Julien Gracq qui s’insurge contre les exégèses psychanalytiques, et notamment la psychocritique, au cours d’une conférence intitulée : « Pourquoi la littérature respire mal », reprise en 1961 dans le recueil Préférences. La nouveauté jaillit cependant de toutes parts. Avec l’explosion de l’information et des techniques de communication, la publicité renforce le lien collectif, structure les relations sociales et assoit un peu plus le mythe de la nouveauté sur lequel elle fixe l’attention et dont elle accélère la diffusion en affinant la séduction et en augmentant l’attrait, étapes préliminaires de la relation désirante avec le livre. s’installe dans l’œuvre, sans considérer l’homme ou le contexte historique. Il provoque une réaction virulente de la part de Raymond Picard qui lui répond à travers le pamphlet Nouvelle critique ou nouvelle imposture, en 1965. JeanPaul Weber s’invite dans le débat en écrivant à son tour Néo-critique et paléo-critique ou Contre Picard, en 1966. Barthes précise sa position en forgeant la notion de « texte pluriel » dans Critique et vérité, en 1966. Enfin, Serge Doubrovsky clôt la querelle avec Pourquoi la nouvelle critique ? Critique et objectivité, en 1966. 1 Fondée en 1960 par Jean-Edern Hallier et Philippe Sollers, la revue, trimestrielle, est publiée jusqu’en 1982 aux éditions du Seuil, puis aux éditions Denoël, sous le titre de L’Infini, jusqu’en 1987, avant de reparaître à partir de cette date chez Gallimard. Inspiré par Nietzsche mais aussi par Paul Valéry et tour à tour orienté vers le marxisme, le formalisme, le structuralisme, le freudisme, la sémiotique, le maoïsme, Tel Quel, de l’aveu même de Sollers, n’évite pas l’écueil de l’engagement politique. En réaction contre l’écriture dite « bourgeoise » fondée sur la représentation, le groupe oriente sa réflexion vers l’écriture et le langage, autour d’œuvres fortes qui comportent une part de démesure comme chez Artaud, Joyce, Céline, Beckett, Bataille, Lautréamont, Mallarmé, Dostoïevski… publiant des textes de Roland Barthes, Julia Kristeva, Philippe Sollers, Marcelin Pleynet, Pierre Guyotat, Milan Kundera ou Philip Roth.

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Favorisée par l’accroissement du public alphabétisé ainsi que par les progrès réalisés dans le domaine de l’impression et de la diffusion, cette « consommation dirigée », ainsi que la nomme Henri Lefebvre, engendre une série de simulacres. Fait l’objet d’enjeux financiers de plus en plus considérables qui transforment le livre en produit, la culture en industrie. Les mass media et la publicité poussent la littérature dans le sens du vent, exaltent le côté affriolant du livre, de l’automobile, de la mode, rejettent ce qui ne se plie pas entièrement aux normes du temps. De la première récolte ou du bourgeon à la pomme de terre, on sacralise tout ce qui est récent, neuf. On appâte le public avec ce qui vient de paraître. C’est l’ère du moderne, du spectaculaire, de l’inédit, de l’insolite, de l’inattendu, du novateur, du surprenant. L’ère du nouveau converti, du nouvel enrichi, de la nouvelle industrie, des nouvelles techniques, du divertissement, au sens pascalien du terme, comme le suggèrent les textes de Samuel Beckett et d’Eugène Ionesco. Boris Vian s’amuse comme un fou à ce jeu de la nouveauté. Il invente des vies, des mots, des musiques, des objets. Mais, son œuvre, insoumise, par trop rebelle et novatrice, paiera le prix de son originalité en laissant son auteur à l’écart du succès. Après les morts, après les camps, on tourne la page. Et l’on s’oriente vers une littérature du silence, inaugurée par Maurice Blanchot. La violence s’exerce désormais au sein du langage, à travers un retour de la littérature sur elle-même. Désireux de poursuivre sur la voie de la rupture, les néo-romanciers remettent en question l’intrigue, le personnage, la temporalité romanesque, ainsi que toute idée d’engagement, afin de rompre définitivement avec les idéologies totalitaires qui ont marqué la première moitié du siècle. C’est dans ce contexte que s’inscrit Queneau qui publie Le Dimanche de la vie et va s’attacher à l’écriture de Zazie dans le métro. Dès lors se pose le problème complexe de l’influence qu’a pu jouer ce concept de nouveauté, véhiculé aussi bien par les média que par les penseurs et les courants de l’époque. Nul ne peut échapper à la pression morale, intellectuelle ou artistique de son temps, à ses influences stimulantes sur son mode d’expression. C’est le propre de l’action exercée par

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ceux qui conservent le pouvoir de faire et défaire la mode, de décider des voies que doit suivre la littérature, d’où doit venir la nouveauté. Mais, chacun peut aussi développer une résistance, faire état de son originalité et de la possibilité qui lui est donnée de ne pas se soumettre, en refusant de marcher sur les traces de tel ou tel devancier, de suivre certains courants. Pour s’efforcer de rester indépendant, pour échapper à la mainmise économique, au jeu des imitations, à la force des tendances, à l’emprise des écoles, Queneau aime mieux ne pas prendre parti et préfère laisser traîner son regard de myope dans les rues de Paris. Il va et cherche minutieusement, essayant de débusquer, au-delà du plaisir fugitif du flâneur, la poésie de l’histoire ou, ainsi que le dit Baudelaire, autre chantre célèbre de l’urbain, « l’éternel du transitoire ». À la fois dans le monde et hors du monde, il tente de se forger une opinion sur les questions du temps, assuré de ne rencontrer d’autres résultats que ceux induits par sa démarche. L’apparente absurdité de la vie, la difficulté à communiquer, l’antihéros aux prises avec lui-même, ses errances dans une ville hostile. Les effets de distanciation, les voix mêlées, une écoute brouillée, sont autant de thèmes novateurs et vite répétitifs dans ce climat d’abondance, qui inspirent les romans de Queneau. Si l’on ajoute le souci de construction qui anime l’écrivain depuis son premier roman, Le Chiendent, on se rend compte que non seulement Queneau reflète certaines normes romanesques en vigueur durant ces années mais que souvent aussi, par bien des aspects, il les précède. Sa route, à lui, passe à l’écart des modes, des grandes voies de consommation, par des sous-bois qui ont su conserver toute leur fraîcheur. Il récupère, tels les vieux brocanteurs toujours un peu philosophes de ses récits, ce qui n’est plus bon à rien mais qui lui semble commode, joli. Il fait commerce de livres anciens, d’objets d’occasions, comme la poésie d’Homère, l’éloquence de Démosthène, le rire d’Aristophane, la lucidité et la raillerie de Flaubert, la virtuosité architecturale de Gide, l’érudition et la technique de Joyce, l’émotion et la spontanéité d’Apollinaire, l’esthétique de Mallarmé, qu’il ressuscite dans des contextes improbables.

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Ce cheminement solitaire, à l’écart des groupes et des partis, reflète son indépendance d’esprit au moment où explose l’information, où se multiplient les réseaux de communication et s’étendent les stéréotypes. Si rapidement, écrit Ionesco, que « vouloir être de son temps c’est déjà dépassé »1. Même si son œuvre reflète un grand souci de construction, si chaque roman laisse paraître un incessant corps à corps avec le langage, Queneau reste en marge des grands courants de la pensée critique et des principaux mouvements littéraires de son époque. Ces « transatlantiques », tout prêts pourtant, à accueillir le navigateur qui préfère sa course solitaire. C’est un artisan qui, « les pieds dans les copeaux, fait la planche »2. Sa contestation, comme l’observe Roland Barthes dans les Essais critiques, est aliénée. Elle « se nourrit de son objet », prend le système à revers par le jeu du métalangage qui mine la structure narrative, attaque l’édifice pour creuser ses galeries. Le déploiement d’un arsenal rhétorique piège le discours à ses propres règles. Si bien que le récit, tout en préservant le plaisir d’une lecture cursive, rend cette dernière incertaine, instable, contrecarre la pensée d’un personnage, sème la confusion, déjoue le caractère assertif du langage engagé sur les voies d’une destruction retenue. Cette indépendance d’esprit rapproche Queneau d’écrivains atypiques tels que Céline, replié dans l’hystérie de l’entre deux, des récits d’exil à Sigmaringen et du retour à Meudon, dans D’un Château l’autre (1957) et Nord (1960) ; Julien Gracq, dont Le Rivage des Syrtes, publié en 1951, exhale la même atmosphère de déclin dans l’imaginaire principauté d’Orsenna ; tandis que Un Balcon en forêt (1958) est la reconstruction onirique d’un épisode de la vie militaire de l’écrivain. Ces traces d’histoire resurgissent au travers d’une confrontation du sujet à ses souvenirs, dans Les Mémoires d’Hadrien (1951) de Marguerite Yourcenar. Cet autre cavalier solitaire de la littérature se livre, dans une langue classique et un style d’une rare précision, à la reconstruction aussi rassurante que fictive 1

IONESCO (Eugène), Notes et contre-notes, éditions Gallimard, Paris, 1966. QUENEAU (Raymond), « Navigateur solitaire », Fendre les flots, op. cit., p. 97.

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d’une vie à la veille de la mort. Une vie d’homme seul, comme le sont les hommes dans le contexte d’après-guerre. Marginal dans sa déconstruction, Ionesco et son rire pataphysique lancé comme un voile absurde qui égare les adeptes des modes littéraires, se rapproche lui-aussi de Queneau, de son humour offensif et de son quotidien insolite, avec La Cantatrice chauve (1950), Les Chaises (1952) et Rhinocéros (1959). Mais, la véritable force, le trait de génie de l’écrivain, tient à la création, avec François Le Lionnais, de l’Oulipo en 1960. Le groupe, composé de romanciers et de mathématiciens tels que Albert-Marie Schmidt, Latis, Jean Queval, Jacques Bens, Claude Berge, Noël Arnaud, Jean Lescure et Jacques Duchateau, a pour ambition de s’émanciper par la contrainte, ainsi que le pressentait déjà Queneau dans Le Voyage en Grèce. Stimulé par les recherches oulipiennes, l’écrivain forge de nombreux procédés1 qui vont découvrir de nouveaux champs d’expérimentation, ouvrir d’autres horizons à la littérature, comme en témoigne le tournant pris par l’œuvre, de Petite cosmogonie portative (1950) à Cent mille milliards de poèmes (1961). Une entreprise qui l’amène à concevoir un « livre-objet » qui permet au lecteur de composer des vers à volonté, de créer lui-même, à partir d’un basculement continuel et dans la proportion de 1014, de nouveaux poèmes à partir d’un sonnet régulier. Ces tentatives, qui visent à introduire une dimension diachronique dans le texte, s’efforcent de résoudre le problème du décalage entre le temps de l’écriture et celui de la marche du monde où s’inscrit la temporalité de la lecture. Une discordance qui ne laisse guère d’autre choix à l’écrivain que celui de la combinaison et de la variation, illustrant ainsi le point de vue de Roland Barthes, dans les Essais critiques, selon lequel « il n’y a jamais de créateurs, rien que des combinateurs ». 1

Parmi les innombrables techniques développées par l’Oulipo, nous nous bornerons à rappeler les plus célèbres, telles que la « méthode S+7 », la « littérature combinatoire », le « lipogramme ». Autant de procédés qui constitueront la matière de romans et poèmes comme Cent mille milliards de poèmes (1961) de Raymond Queneau. La Disparition (1969), La Vie mode d’emploi (1978) de Georges Pérec. Le Château des destins croisés (1973) d’Italo Calvino.

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Anticipant le concept de « sémanalyse », Queneau devance la théorie en faisant paraître les mouvements de la signifiance, du « signifiant se produisant en texte »1. En tournant les différents onglets qui supportent les quatorze vers du poème, l’écrivain réalise, chaque fois, ce passage du phéno-texte (le texte en tant que support matériel, espace ouvert, lieu d’engendrement du sens) au géno-texte (lieu de tous les possibles, de la germination ou de la production du sens). Et surtout il ajuste, au niveau des discours poétique et romanesque, la démarche adoptée par les philosophes dans le domaine de l’épistémologie2. Il s’inspire du carré sémiotique de Greimas, fondé sur les relations d’opposition et de complémentarité du contraire et du contradictoire, pour formaliser le jeu des apparences dans Zazie : « C’était pas un satyre qui se donnait l’apparence d’un faux flic, mais un vrai flic qui se donnait l’apparence d’un faux satyre qui se donne l’apparence d’un vrai flic. »3 1

KRISTEVA (Julia), Semeiotike. Recherches pour une sémanalyse, éditions Seuil, Paris, 1969. 2 Depuis longtemps les hommes ont tenté de forger une science universelle. Tel fut le cas des grecs, Aristote et Proclus ou des savants de la Renaissance comme Marsile Ficin, Léonard de Vinci et Nicolas Copernic, de Paracelse, Galilée ou Kepler. Cherchant du côté de la géométrie, de la logique ou de l’algèbre, le Sésame qui permettrait de définir l’univers, tous ces philosophes ont désespérément tenté de prouver l’existence d’une mathesis unversalis, tel Pierre de La Ramée ou Descartes. Au XVIIIe siècle, Leibniz mit au point la « Caractéristique universelle » capable de formuler tous les concepts. Au XXe, Husserl tenta une refonte des savoirs pour constituer, avec la « phénoménologie transcendantale », une philosophie, tandis que Peano, Frege, Russell, Hilbert, fondaient la logique comme science fédératrice. Suivant la voie inaugurée par Bachelard qui interrogeait les rapports entre la littérature et les sciences dans La Formation de l’esprit scientifique (1938), Michel Foucault publia Les Mots et les choses, en 1966 et L’Archéologie du savoir, en 1969. Michel Serres fit paraître Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques (1968). Jean-François Lyotard revint sur cette problématique dans La Condition postmoderne (1979) et Edgar Morin proposa une forme de transdisciplinarité ouverte aux concepts informationnels dans les six tomes de La Méthode, publiés entre 1977 et 2004 ; tandis que Fernand Hallyn, renversant la perspective, laissait entrevoir de nouveaux horizons en examinant l’apport de la littérature aux mathématiques dans La Structure poétique du monde : Copernic, Kepler (1987). 3 QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 58.

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Enthousiasmé de bonne heure par les mathématiques, il anticipe un décloisonnement du savoir, conçoit très tôt son écriture comme une projection de déplacements, de transpositions du domaine scientifique vers le domaine littéraire, ainsi que l’illustrent les règles de construction qui président à la composition de ses premiers romans influencés par la combinatoire des nombres, les suites et séries (Le Chiendent, Gueule de Pierre, Les Derniers jours) ou la présence d’un observateur (Le Chiendent) qui, conformément aux lois de la cybernétique, s’inclut lui-même dans le système observé. Les Enfants du limon et Odile résolvent théoriquement plusieurs problèmes propres à la partition des nombres entiers ou à la Quadrature du Cercle, tandis que ce dernier roman met en scène un narrateur passionné par la recherche mathématique à propos de laquelle Queneau, revenant dix ans plus tard sur cette possible harmonie avec la littérature, écrit dans un article consacré à Raymond Roussel : « une imagination qui unit le délire du mathématicien à la raison du poète – voilà ce que l’on trouve entre autres merveilles dans les romans de R. Roussel, dans ces romans qui sont de véritables mondes, car R. Roussel crée des mondes avec une puissance, une originalité, une verve dont jusqu’ici Dieu le père croyait détenir l’exclusivité » 1

Ces rapprochements deviennent matière de jeu avec Zazie dans le métro où s’exprime, comme nous avons eu l’opportunité de le suggérer, le primat de la forme à travers cette connivence des figures qui structurent aussi bien les mathématiques que la littérature, ainsi qu’en faisaient déjà état les Pictogrammes : « - Ça faut avouer, dit Trouscaillon qui, dans cette simple ellipse, utilisait hyperboliquement le cercle vicieux de la parabole. »2

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QUENEAU (Raymond), Texte publié dans « La Critique sociale », revue dirigée par Boris Souvarine, qui parut six fois par an, de 1931 à 1934. L’article de Queneau figure dans le n° 7, de janvier 1933, et sera repris dans Le Voyage en Grèce, op. cit., p. 39. 2 QUENEAU Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 115.

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Queneau appartient à cette « chevalerie de l’hétéroclite » dont parle Jacques Roubaud. Il mêle étroitement les sciences et la poésie dans Le Chant du styrène puis publie, en 1963, un essai (Bords) dont le sous-titre est : « Mathématiciens, précurseurs, encyclopédistes ». Poursuivant dans la veine mathématique, il fait paraître, en 1966, « Analyse matricielle du langage », tandis que « Un Conte à votre façon » constitue un bel exemple de littérature combinatoire. Il revient, la même année, sur sa passion pour les suites en publiant « Théorie des nombres sur les suites s additives » (1968), ainsi qu’un essai d’application des mathématiques à la littérature : Les fondements de la littérature d’après David Hilbert (1976). À l’instar de Flaubert, Queneau ne cessera jamais d’établir des liens, de rapprocher et de croiser les connaissances au cours d’un voyage où les sciences interagissent étroitement avec la littérature. Son intention n’est pas d’aboutir à un travail scientifique. Mais, d’utiliser ces matériaux pour servir d’appui à l’imaginaire en les reconfigurant librement dans l’espace romanesque où ils suggèrent une autre voie d’accès à la connaissance et un nouveau rapport au réel. Toujours attaché à la volonté de comprendre l’espace, le monde. Et, par suite, la place que peut encore y occuper l’homme. Queneau introduit ces données scientifiques dans l’œuvre où le recours aux mathématiques et aux sciences de l’information, mises au service de l’imagination, lui permet de construire une véritable anthropologie. Et, comme le rappelle l’historien philosophe Étienne Gilson : « Connaître le petit monde qu’est l’homme ne va pas sans connaissance du grand »1, Queneau l’appréhende aussi bien sous le rapport de sa nature individuelle que de son existence collective. Dans ses variations au niveau de l’espace aussi bien que du temps. À travers ses coutumes comme dans son langage. D’où l’éclectisme de ses recherches qui vont, dans le cadre d’une quête des origines, de Chêne et chien à Petite cosmogonie portative. De la jeunesse de l’homme à la genèse de la terre, de l’intimité de l’être à l’ensemble de l’univers. 1

GILSON (Étienne), L’Esprit de la philosophie médiévale, éditions Vrin, Paris, 1932. Réédité en 1998.

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C’est ce rapprochement entre l’Un et le Tout qu’opère la relation intertextuelle postulée entre ces œuvres, présentées comme deux composantes d’un même ensemble par l’entremise d’un souvenir d’enfance rapporté dans Chêne et chien, sous la forme d’un clin d’œil au conte d’Andersen, L’Intrépide Soldat de plomb : « et mes soldats de plomb jetés dans l’incendie me revenaient décolorés »1

Cette référence aux jouets d’enfants que sont les petits soldats caractérise, tout d’abord, une époque où ces figurines étaient en plomb. Mais, elle résonne aussi, treize ans plus tard, comme un écho dans le premier chant de Petite cosmogonie portative. En revenant sur l’anecdote, le poète réfère une fois de plus à sa nature solitaire, revient sur son sentiment d’altérité et scelle du même coup, à travers cette allusion, un rapprochement entre l’homme et l’univers, l’infiniment petit et l’infiniment grand : « comme le plomb balourd des soldats survécus »2

Le texte, toujours envisagé par son auteur comme un système de significations programmé, auto-organisateur si l’on tient compte d’une mise en ordre croissante et inversement proportionnelle à l’augmentation de l’entropie, est susceptible de générer des significations aussi surprenantes qu’imprévues. Queneau joue, pour ce faire, sur la chronologie et n’hésite pas à accroître la part d’indétermination en bousculant l’ordre du récit ou en attribuant plusieurs rôles, voire des noms ou des sexes différents, à un même personnage. Il déconstruit l’échafaudage en évinçant progressivement le « cerveau » du système ou en lui prêtant des défaillances. Il complexifie le message en réintroduisant la voix dans l’écrit, puis en défigurant celui-ci. Il ménage une série de bruits générés par le contexte ou l’incompétence des locuteurs. L’écriture s’en 1 QUENEAU Raymond), Chêne et chien, op. cit.. Repris dans Œuvres complètes, op. cit., p. 11. 2 QUENEAU Raymond), Petite cosmogonie portative, op. cit.. Repris dans Œuvres complètes, op. cit., p. 199.

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trouve désarticulée, incertaine, inattendue, vient aiguillonner sans cesse l’imagination, bousculée elle-même par un traitement étonnant de l’espace et du temps. Ce qui donne lieu à des constructions originales comme dans Le Chiendent ou Les Fleurs bleues qui se présente comme une parodie des mœurs médiévales et une critique de la société contemporaine ; à mi-chemin entre le roman de chevalerie et le roman moderne, dans l’esprit du Don Quichotte de Miguel de Cervantes. Les libertés prises avec ces deux dimensions sont vraisemblablement dues à l’influence des romans d’anticipation fondés sur des voyages extraordinaires, tel celui proposé, en 1895, par Herbert George Wells dans La Machine à explorer le temps que Raymond Queneau découvre en 1919. Si le genre s’impose dès 1929 aux Etats-Unis, il faut attendre les années 1950 pour le voir apparaître dans l’Hexagone. Sous l’influence de Boris Vian et de Raymond Queneau qui contribuent grandement à diffuser auprès du public français ce que l’on appelle, désormais, la science-fiction. Vian traduit notamment, en 1953, Le Monde des A, d’Alfred Elton van Vogt1, un auteur très apprécié par Raymond Queneau avec qui Vian anime, du mois de décembre 1951 jusqu’au mois d’octobre 1953, le club des Savanturiers. Le groupe, composé de Pierre Kast, France Roche et François Chalais, se réunit au bar de la Reliure pour partager sa passion de la science-fiction. Un enthousiasme qui conduit à la création, en janvier 1951, de la première collection du genre, coéditée par Gallimard et Hachette : « Le Rayon fantastique », respectivement dirigée par Michel Pilotin et Georges Gallet. 1 Alfred Elton van Vogt est né à Winnipeg en 1912 et mort à Los Angeles en 2000. Considéré comme l’un des pionniers de la science-fiction américaine, il est l’auteur de : Le Monde des A (1945), À la poursuite des Slans (1946) et La Faune de l’espace (1950). Pour élaborer son œuvre, van Vogt s’est largement inspiré des recherches d’Alfred A. S. Korzybski sur les réactions du système nerveux dans son environnement social. Korzybski est, en outre, le fondateur de la sémantique générale (Une carte n’est pas le territoire : Prolégomènes aux systèmes non aristotéliciens et à la sémantique générale, Eclat, 2007). Ces travaux, qui allient la physique et les mathématiques, influeront aussi bien sur la pensée de philosophes tels que Gaston Bachelard et Henri Laborit que sur celle d’écrivains comme William Burroughs.

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Si la trace de ces influences se retrouve dans la plupart des œuvres de Queneau, c’est néanmoins, plus précisément, du côté de John William Dunne que nous oriente Bâtons chiffres et lettres pour mieux comprendre la genèse du Chiendent. Influencée par An Experiment witht time (1927), l’écriture du roman se fonde sur la théorie de l’ingénieur irlandais, selon laquelle le temps linéaire est une création de la conscience humaine. Il s’agit donc d’une donnée purement subjective. En fait, les différents moments, selon Dunne, se déroulent simultanément mais la conscience nous empêche de voir audelà du laps de temps vécu. Les autres temporalités, en sommeil dans l’esprit, peuvent cependant se réveiller, à la faveur du rêve, pour nous projeter dans une réalité multidimensionnelle du temps et de l’espace. D’où les impressions de « déjà vu » dans la conscience de Cidrolin1 (Les Fleurs bleues). C’est cette distinction qu’expriment les romans de Queneau où toutes les portes ne permettent pas cependant de nous promener dans les dédales du temps, comme le montre la porte bleue du Chiendent qui, en dépit de sa dimension spéculaire, est une porte factice qui s’arrête au désir, sans ouvrir au passé que suggèrent les signes gravés dessus. Le fait que cette porte soit sans accès, donne sur un espace muré, la relègue irrémédiablement à une époque révolue, tandis qu’Ernestine, l’amoureuse intrigante, intéressée, figure au contraire toute la subjectivité et l’amoralité de la modernité. Parmi les différentes constructions spatio-temporelles imaginaires, on retiendra l’ellipse et la confusion des temps verbaux, dans Les Enfants du limon ; la réminiscence, au sens aristotélicien du terme, qui permet d’effectuer un retour sur les souvenirs du Rif et des surréalistes, dans Odile ou de ressusciter une époque dont le caractère heureux fait ressortir toute l’âpreté du présent, dans Un rude hiver. À quoi il faut ajouter les surimpressions, juxtapositions, répétitions, 1

Ces troubles de la reconnaissance, sur lesquels Bergson se penchera quelques années plus tard, sont déjà évoqués par Queneau, sous le nom de « dysgnosies », dans un texte de 1925 où ils sont présentés comme « les premiers symptômes de la libération de l’esprit » (« Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1004).

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variations, anachronismes, le mélange des langues anciennes et modernes, les changements inopinés de temps, sans oublier, bien sûr, l’activité du rêve comme expression de la vie mentale. Le « Dreamtime », en effet, est le seul processus qui nous permette de voyager virtuellement dans le temps, comme dans Loin de Rueil ou dans Les Fleurs bleues ; de circuler librement entre le réel et l’imaginaire ou de vagabonder à travers différents niveaux de réalité, incarnés par les auteurs et leurs personnages dans Le Vol d’Icare. Nous existons, selon Dunne, dans deux états parallèles qui nous obligent à repenser la perception que nous avons du temps. C’est ce que fait Queneau qui part de la conception ancienne, cyclique, du mythe de l’éternel retour, dans Le Chiendent et Le Dimanche de la Vie, conçoit un temps sidéral dans Gueule de pierre, un temps mythique fondé sur la continuité d’un éternel « beau temps » et la succession des trois règnes, animal, végétal, minéral, dans Saint Glinglin, passe par l’évocation d’un temps linéaire dans Pierrot mon ami, pour exposer une conception moderne, influencée par la mécanique quantique, la « poudre de projection », dans Les Fleurs bleues. Conceptualisé, le temps s’inverse, fait constamment appel à la mémoire du lecteur, qu’il construit par degré, éduque progressivement par un jeu d’alternance, d’allers et venues entre deux périodes. Le procédé rompt avec la représentation réaliste pour ouvrir d’autres possibilités narratives ; en autorisant notamment le personnage (Auge ou Cidrolin) à court-circuiter le destin, à échapper au jugement de ses contemporains (tous deux jouissent d’une mauvaise renommée), à se soustraire aux pièges du chemin. Il permet de varier les points de vue sur la condition humaine en plaçant successivement le lecteur à distance et dans l’instant ; en présentant un avenir tour à tour radieux et inquiétant, tout en laissant émerger la pensée et les préjugés d’une époque : ceux des espaces et périodes traversés par le duc d’Auge et ceux qui réfèrent au siècle de Cidrolin. Si le dernier chapitre des Fleurs bleues semble donner l’avantage au duc en clôturant l’histoire sur ses aventures et en

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privilégiant l’anticipation, il n’opère pas moins un retour en arrière en ramenant le protagoniste à son point de départ1 : « L’eau s’était retirée dans ses lits et réceptacles habituels et le soleil était déjà haut sur l’horizon, lorsque le lendemain s’éveilla le duc. Il s’approcha des créneaux pour considérer, un tantinet soit peu, la situation historique. Une couche de vase couvrait encore la terre, mais, ici et là, s’épanouissaient déjà de petites fleurs bleues. »2

Lié à la notion de mouvement qui s’accomplit dans la durée, le temps est l’affaire du duc d’Auge que ses déplacements conduisent du Moyen Âge au XXe siècle. Si le seigneur parait avoir la vie devant lui comme dirait Émile Ajar, pseudonyme de Romain Gary, autre grand mystificateur de l’histoire des Lettres, le marinier, en revanche, semble dépourvu d’avenir. Et, de fait, tandis que les choses s’enchaînent à travers le recommencement pour le duc d’Auge, Cidrolin disparaît à la fin. Ce jeu de va-et-vient dans le temps permet, néanmoins, de juger l’avenir en prenant la mesure des changements apportés par le progrès. Si ceux-ci demeurent peu perceptibles à l’échelle d’une vie humaine, ils prennent, en revanche, toute leur ampleur au travers de ces incursions répétées dans des périodes qui vont du Moyen Âge au XXe siècle. Le montage alterné donne, en effet, une vision précise des évolutions sociales, technologiques et institutionnelles à travers l’esquisse de ces tableaux historiques. La télévision, la « houature » et l’« autotaxi », le téléphone (« je pourrais même avoir le téléphone »), la sécurité sociale, la diététique, la psychanalyse, apportent à la société de Cidrolin un mieux-être. Oisif, épargné des travaux manuels, ce dernier bénéficie de tous les avantages 1

Cette victoire du duc d’Auge semble confirmée par Queneau dans « Le Quai Lembour » (Courir les rues) dont les vers constituent, sous couvert d’une interrogation anaphorique et d’un parallélisme malicieux, une sorte de clé quant à cette rivalité : « au bout du quai du Point-du-Jour aube, où duc est ? aube, où duc est ? » 2

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 273.

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d’un progrès social mesurable dans son foyer (il loge dans une « commune riche », sur « une péniche cossue ») comme dans son voisinage. Mais que penser de l’asservissement de son entourage, incarné par le poids des tâches ménagères, l’aliénation des nouvelles technologies ou la pollution de la nature environnante, telle la mousse venue « de l’usine de houatures qui se trouve en amont »1 ? Que dire de l’évolution morale et spirituelle du personnage ? Dans la mesure où Cidrolin s’affirme comme le double du duc d’Auge à travers lequel il peut, tel le docteur Jekyll, donner libre cours à son penchant pour le vice, le roman ne fait état d’aucun progrès du côté de l’esprit humain. Les deux hommes sont soupçonnés de violence, d’assassinat, et comme dans la Bible, paient le prix de leur corruption. L’effondrement de l’immeuble en construction et le déluge final, à cet égard, font état d’une nature séparée du sujet. Une nature qui échappe à la maîtrise de ce dernier. Le récit, à l’instar d’une parabole composée d’un corps obvie qui se tient par lui-même et d’une âme qui l’élève à un plan supérieur, rappelle par là que toute technologie comporte le risque de détruire l’humanité (nuisance sonore, dégradation de l’environnement, contamination industrielle de l’air, de l’eau, du sol, dérèglements climatiques, sans parler de ce que Paul Virilio nomme « la pollution dromosphérique »2). Ce qui laisse paraître, en définitive, une vision plutôt pessimiste et critique du progrès :

1

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 181. Les ordures accumulées autour de la péniche constituent un motif récurrent dans l’œuvre. Qu’il s’agisse des pollutions sonore, industrielle, atmosphérique, aquatique, automobile, olfactive, le thème de la souillure revient souvent dans les romans de Raymond Queneau qui se montre, très tôt, sensible à toutes ces formes de nuisance (cf. « L’eau du port », Fendre les flots, Œuvres complètes, p. 563). Avant la prise de conscience et les premières mesures gouvernementales, l’écrivain revient fréquemment sur les conditions d’existence et la dégradation de l’environnement, dans le sillage des travaux du naturaliste anglais Charles Darwin et du biologiste et philosophe allemand Ernst Haeckel. 2 Paul Virilio désigne, par ce néologisme, tout ce qui contribue à disqualifier l’espace, abolir ses repères, détruire son homogénéité, pour projeter le sujet dans l’immatériel, le virtuel.

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« C’est alors qu’il se mit à pleuvoir. Il plut pendant des jours et des jours. Il y avait tant de brouillard qu’on ne pouvait savoir si la péniche avançait, reculait, ou demeurait immobile. Elle finit par échouer au sommet d’un donjon »1

Mais, cette conception de l’évolution2, comme toute autre considération importante chez Queneau, s’inscrit en filigrane dans le texte. Le récit court, telle une rumeur vague qui prend sa source loin dans le temps et dans l’espace, s’alimente de conversations, s’amplifie de calembours, de voix joyeuses qui vont de rivière en ornière, de péniche en donjon, et retombe, laissant le lecteur « courbaturé, meurtri, sans souvenir précis », selon l’expression de Roger Vaillant dans Drôle de jeu. La navigation, tantôt sur les crêtes tantôt dans les creux, s’effectue dans un milieu aussi homogène que fluctuant ; où les principaux points d’appui sont ces balises générées par la représentation mathématique de l’espace et du temps, conçus, selon les découvertes sur la relativité, comme dépendants de l’observateur, inséparables et en interaction. Fondé sur une composition sérielle inspirée par les premiers romans, Les Fleurs bleues s’organise à partir de cinq dates clés : 1264, 1439, 1614, 1789, 1964, laissant entrevoir un laps de temps de 175 ans entre chacune. Or, Queneau construit son récit en opérant, entre chaque période historique parcourue, un retour à l’époque moderne, ce qui confère au texte l’organisation suivante : 1264, 1964, 1439, 1964, 1614, 1964. Une succession dont l’écart représente successivement : 700, 525, 350 ; soit une différence, à nouveau, de 175 qui constitue la « base » de la suite. Cette stabilité apportée à l’édifice nous renvoie au domaine privilégié de l’écrivain, celui de la combinatoire et plus particulièrement celle des entiers naturels, de l’engendrement récursif des suites, telles les séries de 1

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 273. Quinze ans auparavant, Queneau s’est livré, dans un texte poétique (Petite cosmogonie portative) à une tentative d’explication des origines de l’Univers. Dans ce recueil en six chants, l’écrivain, prenant appui sur la théorie de l’atome primitif, du chanoine et physicien belge Georges Lemaître, en 1927, s’efforçait déjà de proposer une interprétation de la genèse du monde, de l’évolution des espèces, ainsi que des relations entre les organismes et l’environnement.

2

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Fourier, de Bourbaki et de Fibonacci qui l’amènent à concevoir les suites s-additives, dites « Suites de Queneau ». Ce recours ludique aux contraintes, qui réapparaît dans la plupart des poèmes et romans, se généralise et se systématise avec les recherches de l’Oulipo dont les expériences conduisent à la création de Cent mille milliards de poèmes, « la relation x prend y pour z », « Un conte à votre façon », pour ne citer que les textes parus après la fondation du groupe. L’Oulipo va ainsi générer une série de travaux parmi lesquels on retiendra : La Belle Hortense (Ramsay, 1985), du mathématicien Jacques Roubaud, cofondateur avec Paul Braffort de l’Atelier de littérature assistée par les mathématiques et les ordinateurs (ALAMO) en 1981. Et, Qui a tué le duc de Densmore, de Claude Berge. Une oeuvre construite en fonction de sa résolution d’après le théorème algébrique d’Elias M. Hagos (La Bibliothèque Oulipienne, 1994). Ainsi se développe, en marge des grands courants à la mode et des théories littéraires en vogue à l’époque, une recherche qui remet tout aussi profondément en question le roman et ses codes. On fait feu de tous les artifices qui servaient à représenter la réalité. On parle, on dit, on rit, on parodie. On cherche de nouveaux moyens de faire sens. On donne forme, rythme, on se fixe des règles strictes, on fait rimer des situations et des personnages dont on brouille l’identité, on joue sur les modes d’expression à travers un langage désarticulé, saupoudré de culture de masse, de désir et de mélancolie. Le temps s’affaisse, tourne en rond, rend le réel informe, triste et moche, comme si le progrès ne parvenait à effacer définitivement les horreurs et les coups durs du passé. Comme si la modernité n’était, à l’image des migrants d’aujourd’hui, qu’un rafiot rempli de désespoir étouffé. Un an avant la parution de Zazie dans le métro, en 1958. Tandis que la société, de plus en plus influencée par le modèle américain, quitte son mode de vie traditionnel pour s’orienter sur la voie d’un développement de type capitaliste. Le pays connaît une grave crise politique à la suite du putsch d’Alger. Une tentative de coup d’état porte le général de Gaulle au pouvoir dans un contexte insurrectionnel. De sorte que la révolte gronde dans tous les domaines. Tant au niveau

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politique qu’au niveau intellectuel et esthétique où se manifeste le refus du conformisme et des règles établies. Roman de la controverse, Zazie dans le métro est l’illustration bavarde de cette vague de contestation sociale et politique. Avec ses altercations répétées, son flot de gros mots, ses avalanches de jurons, ses insultes, ses rixes, ses débordements de colère et ses frustrations permanentes, le récit se situe aux antipodes d’un âge d’or, du bien-être apporté par le développement. Il ne s’agit pas bien sûr, dans ces textes d’appeler à détruire les institutions mais plutôt d’affirmer sa liberté, de créer son propre univers, de se faire une place pour se sentir exister, comme l’écrit Boris Cyrulnik : « Rebelle ne signifie pas s’opposer à tout. Rebelle signifie se déterminer par rapport à soi-même. »1

Ce que raille Queneau, à travers les envolées émancipatrices de ses personnages, ce sont les idéologies. C’est le conservatisme et les tendances réactionnaires des petits bourgeois, des poujadistes qu’il fustige dans le poème « Haute société »2 et qui connaissent leur heure de gloire entre 1953 et 1958, période durant laquelle Michel Foucault situe le point de départ d’un nouvel « épistémé ». Que certains, comme Foucault, nomment ce phénomène « hypermodernité » ou « surmodernité » comme Jean-François Lyotard et Marc Augé, ne change rien aux profonds bouleversements qui affectent la communauté tout entière. Nous avons répertorié, dans le précédent chapitre, les inventions et avancées technologiques qui caractérisent la période, la montée de l’individualisme et l’état de surabondance dans lequel évolue la société. Siècle de la vitesse, marqué par une profonde modification des rapports interindividuels et une perception différente de soi. Par une attention soutenue portée à son propre corps, à sa parure, à son orientation dans le monde. Le XXe siècle voit émerger un

1

CYRULNIK (Boris), Je me souviens, p. 65, éditions Odile Jacob, Paris, 2010. 2 QUENEAU (Raymond), « Haute société », Le Chien à la mandoline, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 297.

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individu nouveau, sous l’impulsion des nouvelles technologies de communication. La haute couture vit son âge d’or et Paris redevient la capitale de la mode, étendant son influence jusque sur les bords de la Liffey… tandis que la jeune génération, qui aspire à plus de liberté, se démarque en adoptant son propre style. À la différence de l’âge classique où l’homme ne figurait pas au cœur de la conscience épistémologique, la littérature moderne le dote d’une épaisseur historique en lui prêtant une vie, un travail, un langage. En l’inscrivant dans un cercle de relations. En l’opposant et en le différenciant. En l’emmenant à la découverte de lui-même, dans la tradition des grands romans initiatiques. L’intégration de la nouveauté passe, aussi, par une autre façon de communiquer, de se conduire, de consommer. À l’instar de Salvador Dali décrétant que : « la beauté sera comestible ou ne sera pas », Queneau redéfinit son regard sur le personnage et son environnement, sur ses pratiques sociales. Le vêtement, la nourriture constituent des éléments récurrents dans l’œuvre où ils entretiennent un lien social et sont envisagés d’un point de vue anthropologique. Conscient que l’on ne peut aborder le sujet indépendamment de son milieu, l’écrivain s’emploie à l’immerger dans un environnement naturel et social, tout en parsemant ses romans d’indices qui permettent d’identifier les penseurs qui jouèrent un rôle déterminant dans sa démarche créatrice. Chez Queneau, la plupart des œuvres incarnent ou reprennent une doctrine philosophique par le biais du quotidien, l’illustration de faits divers, sans toutefois que la littérature se trouve instrumentalisée. On n’y est jamais confronté, en effet, à des définitions ou des explications savantes. Les concepts restent, au contraire, d’une très grande lisibilité en passant par le prisme de la culture populaire. Car, avec Queneau, la littérature, les sciences, la philosophie « descendent dans la rue », se logent dans la bouche d’individus ordinaires, tel un employé de banque, un concierge, un gardien de camping, un cafetier, un hôtelier ou créent un effet humoristique par le heurt de registres opposés, comme l’évoque cette rencontre détonante entre la voix narrative et le parler peu raffiné du personnage qui s’exprime

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dans les dialogues, appuyé par la référence à cet archétype de la culture populaire qu’est l’Almanach Vermot : « - Faut te faire une raison, dit Gabriel dont les propos se nuançaient parfois d’un thomisme légèrement kantien. Et, passant sur le plan de la cosubjectivité, il ajouta : - Et puis faut se grouiller : Charles attend. - Oh ! celle-là je la connais, s’esclama Zazie furieuse, je l’ai lue dans les Mémoires du général Vermot. »1

Mais, comment justifier cette affection particulière de l’écrivain pour la trivialité de l’espace public, les gens ordinaires et la vulgarité de la vie de tous les jours ? Peut-être parce que le romancier s’est toujours plu dans la découverte du quotidien, des tracés urbains, des rues, des impasses, des places, et l’observation des effets du temps qui passe. Car, on ne s’improvise pas anthropologue. Il faut, pour pouvoir étudier l’homme dans son existence collective, commencer par explorer le milieu. Et Queneau, de ce point de vue, s’est toujours intéressé aux lentes transformations des villes, à ces changements de caractères et de manière d’être d’un paysage en train de s’adapter à la modernité. Parce que la ville, comme l’individu, a sa personnalité. La ville est un champ de liberté en même temps que le reflet d’un état de développement économique et, à ce titre, le miroir de la société. La ville, ainsi que le rappellent la plupart des romans de l’auteur, est un espace de médiation, une aire de création, d’innovations, de vie collective, qui focalise les principaux conflits et contradictions d’une société en mutation. C’est le lieu de spectacles insolites et variés, mais aussi, comme nous l’avons vu, un espace de rencontre, qui favorise une interaction sociale. C’est là que se concentrent une multitude d’acteurs, que se croisent une grande variété de discours, une myriade d’informations, de communications. C’est là que se forment des langues nouvelles, que s’affirme l’opinion publique, que s’opère la jonction avec l’autre, le monde, et s’épanouit une certaine diversité humaine.

1

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 13.

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Mais, la ville moderne, ainsi que le laissent entendre la plupart des romans de l’écrivain, coïncide aussi avec l’extinction d’un modèle égalitaire, la fin d’une certaine cohésion sociale. C’est un lieu de rupture, qui renforce l’altérité et accentue l’isolement. Car, c’est bien le spectre d’une fracture sociale qui se profile dans l’œuvre de Queneau. Une oeuvre où sous des atours fantaisistes et légers, une apparence amusante, une drôlerie qui exhale la joie de vivre, se dessinent à travers déconvenues et malentendus, les conflits, le chômage, l’émergence et le développement des banlieues ; ainsi que l’amorce d’un processus d’exclusion et de discrimination. C’est ce décalage de la culture populaire, consécutif à des mouvements excentriques tels que les mutations sociales et l’urbanisation, qui figure au cœur des romans où le phénomène occupe une place aussi importante que la crise du lien social qui résulte de l’impossibilité à trouver un nouvel équilibre au sein de la modernité. Autant de discordances auxquelles viennent s’ajouter l’usure des liens familiaux, comme chez Sally, Zazie ou Pierrot, la dégradation des liens professionnels, dont Pierrot, Narcense, Étienne et Icare, constituent de parfaits d’exemples, ainsi que l’effritement du sentiment d’appartenance sociale et religieuse. Si bien qu’il émane de ces textes, outre une forme originale de socialité, de nouvelles représentations fondées sur le modèle d’une société ouverte, incarnée par l’accroissement du pouvoir médiatique ainsi que par le développement des sciences et des techniques. Une société où émerge une culture urbaine qui atteint son apogée, aujourd’hui, à travers l’anglicisme « urban » qui renvoie à tous les rites de la vie citadine ordinaire. Aussi bien à l’art, représenté par la peinture, le graffiti et la musique de rue, qu’à une façon d’être, figurée par le style, le vêtement, l’automobile. Aussi bien à l’architecture, appréhendée au niveau de la construction et de la décoration, qu’à l’environnement. Voilà ce qui semble attirer Queneau à travers cette prise en compte du domaine public qui constitue, comme nous venons de le montrer, plus qu’un décor dans l’œuvre, puisque c’est à partir de cet espace ouvert que se construit l’identité sociale,

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que se conquiert la liberté individuelle. C’est dans la rue que naissent les échanges qui favorisent le développement des relations interpersonnelles. C’est là, enfin, que se met en place une conception originale de la communication au cœur de laquelle vient se loger le sujet. Sans doute existe-t-il, comme le laisse entendre Cidrolin dans Les Fleurs bleues, une part d’autobiographie à travers ces histoires inventées qui s’enracinent dans le quotidien pour nous conter les espoirs, les craintes et les tribulations d’une personne ordinaire. D’un naturel modeste, discret, l’écrivain s’est toujours éprouvé comme un être semblable à tous les autres. Un homme qui a toujours fui le tapage et les honneurs. Un être qui s’est toujours efforcé, ainsi que Baudelaire caractérisait la grandeur chez Delacroix, « de dissimuler les colères de son cœur et de n’avoir pas l’air d’un homme de génie ». Voilà ce que révèlent ces histoires vécues comme autant de rêves dont on sait qu’ils restent étroitement liés à la personnalité du rêveur. « Shéhérazade », ainsi que Cidrolin surnomme sa nouvelle gouvernante dans Les Fleurs bleues, est bien placée pour connaître le fond de vérité qui se dissimule derrière chaque histoire inventée. Elle qui, d’après le conte qui lui a donné naissance, devait, chaque nuit, imaginer une fiction séduisante pour sauver sa vie : « - Vous ne me racontez pas d’histoires ? - Des vraies ou des inventées ? - Méfiez-vous des inventées. Elles révèlent ce que vous êtes au fond. Tout comme les rêves. Rêver et révéler, c’est à peu près le même mot. »1

Le rêve est accomplissement d’un désir, le processus qui permet d’échapper à la réalité. Le révélé, en revanche, est ce qui laisse paraître la réalité. Ce qui, selon Clément Rosset, nous confronte au mystère des choses et nous abandonne à l’insignifiant, au banal. Une trivialité à laquelle renvoient aussi bien les titres que les contenus des romans qui reflètent, tous, une conception, somme toute, assez morose de l’existence où paraissent englués les personnages. Sans doute la participation 1

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 155.

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de Queneau à différents mouvements démocratiques, telle sa collaboration à La Critique sociale, de 1931 à 1933, n’est-elle pas étrangère à cette attirance pour l’espace public. Sans doute cet attrait s’est-il aussi exercé sous l’impulsion de la philosophie de Hegel ; largement revisitée à travers les leçons données par Alexandre Koyré et Alexandre Kojève dont l’écrivain suivit les cours à l’École Pratique des Hautes Etudes, entre 1933 et 1939. Une influence qui rejaillit dans l’œuvre à travers une dialectique de l’être et du néant, ouverte sur le devenir, sur une liberté que l’on n’atteint que par étape. C’est l’histoire de ces interactions du sujet avec son objet, de cette évolution progressive de la conscience vers la science, au sein d’un absolu circulaire, que nous décrit le romancier. De manière très concrète, du Chiendent jusqu’au Vol d’Icare, en appliquant sa pensée (phénoménologique) au monde de tous les jours. En situant la plupart de ses récits dans l’espace périurbain (la « suburbe » comme l’écrit humoristiquement Queneau qui emprunte le terme au moyen français), l’écrivain, pour reprendre un mot de Baudelaire, se fait le « chroniqueur de la pauvreté et de la petite vie ». Ses romans nous installent dans la réalité terre à terre de la banlieue. Là où végète une population marginale de sans-emploi, d’artistes ratés ou de petits rentiers qui, tous, ressentent le poids de l’oisiveté, s’ennuient, pris au piège de décors banals au travers desquels ils mènent une existence tissée de lieux communs. C’est ce parti pris que reflète le poème « Saint-Ouen’s Blues », en 1946 : « Un arbre sans une branche Un oiseau criant dimanche L’herbe rase par ici » 1

Le blues urbain, qui se développe dans les années 1950, colle aux mouvements migratoires de ceux qui ont « très peu d’atouts dans la manche », vers le faubourg industriel et populeux. Ces déplacements génèrent un nouveau style 1

QUENEAU (Raymond), « Saint-Ouen’s blues », L’Instant fatal, IV, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 133.

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musical, doté du nom de « blues ». Une forme inspirée de l’argot militaire américain (blue devils ou « idées noires ») qui donnera naissance à l’expression « avoir le blues » pour exprimer la mélancolie, le cafard, la tristesse de cette partie de la population. Comme le rappelle Henri Lefebvre1, travailleurs et chômeurs se sont vus arrachés à leur mode de vie, déracinés de leur lieu et de leurs liens sociaux traditionnels, pour s’entasser dans les quartiers pauvres. Des quartiers qui leur étaient réservés, dans de grands ensembles caractérisés par un déficit d’intégration, un important taux de chômage, une économie parallèle et des phénomènes de violence. C’est dans ce contexte de quotidienneté, à travers un enchaînement de stéréotypes qui contribuent à le rendre indiscernable, réduit à l’état de « silhouette », « d’être plat », (Le Chiendent), qu’avance le personnage quenien. Fondu dans la grisaille de comportements coutumiers et, en même temps, ouvert à toutes sortes de sollicitations, de variations, de changements, qui n’interviendront que de manière imprévisible. Autrement dit, le parcours, qui détermine le discours, est à la fois soumis à la loi de l’habitus et ouvert à une créativité sans limites, ainsi que laisse entendre le personnage d’Étienne : « Il m’a suffi de tourner la tête à droite au lieu de la tourner à gauche, de faire un pas de plus et j’ai découvert des choses à côté desquelles je passais chaque jour, sans les voir. Je ne tournais pas la tête ; je l’ai tournée. »2

Cette créativité ne s’inscrit pas dans la perspective d’une amélioration de sa condition mais constitue, en revanche, une expérience inhabituelle qui est valorisée comme telle et lui permet d’échapper à cet effritement progressif auquel semblait le vouer une existence dépourvue d’initiative et de nouveauté. Car, l’habitude est une façon de se conformer, une manière usuelle d’être, de sentir et d’agir, sans réfléchir. C’est un obstacle à la fantaisie, à l’inventivité.

1 2

LEFEBVRE (Henri), Le droit à la ville, éditions Anthropos, Paris, 1968. QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 78.

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Le personnage déambule dans ces espaces ouverts, anonymes, en essayant de combler son oisiveté par l’errance. La rue le tient un instant par son discours bouillonnant, alimenté sans cesse par le mouvement, une énergie débordante, une compétition permanente, un flot continu d’indétermination qui l’entraîne au hasard, le mêle à la foule, le fond dans la cohue. Il sort pour voir passer la vie et tenter d’en saisir, au passage, quelques fragments. Il sort pour oublier qu’il est seul et désœuvré, parce qu’il s’ennuie. Cet ennui, qui demeure la caractéristique essentielle du personnage quenien, miné par le souci de vivre une vie trop routinière, est aussi, chez l’écrivain, l’une des grandes captures de la modernité. L’un des traits saillants de l’époque, dominée par l’ordinaire. Désacralisée, l’existence s’y révèle monotone, vide, saturée de platitude et de banalité. Comme chez Céline, l’œuvre conserve cet arrière-plan de quotidienneté et de populisme qui tient, avant tout, au choix de l’espace dans lequel Queneau décide de situer la plupart de ses romans. C’est dans les marges de l’urbain que l’écrivain va déployer son imagination. Au cœur de la banalité, au sein de cette monotone quiétude où somnole la banlieue, « descendante dégénérée des faubourgs », ainsi que la qualifiait Le Corbusier1. Au niveau de « l’aigresistence2 » quotidienne d’un chacun, prouvant ainsi qu’il n’est pas de destin si commun, si médiocre, qui ne connaisse, un instant, quelque « épiphanie ». Tel sera, par exemple, le cas d’Étienne, ce modeste employé de banque du Chiendent, qui découvre la puissance de la rationalité à partir d’un regard porté sur un petit canard flottant dans un chapeau imperméable. Ou le sort de Pierre, fasciné par le douloureux problème existentiel que suscite, en lui, la visite d’un aquarium, dans Saint-Glinglin. Tous les romans rendent compte du poids de la réalité humaine, comme en témoignent l’émiettement des personnages, leurs déambulations physiques et verbales, leurs 1

LE CORBUSIER (Charles-Edouard Jeanneret-Gris, dit), La Charte d’Athènes, éditions Plon, Paris, 1943. 2 Dans Saint-Glinglin, Queneau se livre à une série de variations phonétiques autour du mot « existence » : eggsistence, aiguesistence, aigresistence, ogresistence…

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actes manqués et leur peu d’assurance. Comme chez Miller, ceux-ci sont pris dans la dérive de la ville cosmopolite, du conformisme des habitudes grises, gagnés par la morosité d’un univers familier où ils tournent en rond. Tout se passe comme s’ils avaient épuisé les différentes possibilités d’aventures, comme s’ils avaient tout exploré. Moyennant quoi l’écrivain les plonge dans le lourd ennui de la périphérie. C’est alors, avoue Queneau, que tel Don Quichotte… à moins que ce ne fût Bouvard ou Pécuchet ! Celui qui n’était jusque-là qu’une ébauche, une silhouette grossière, fait, à partir d’un petit rien, d’une anomalie bénigne présentée comme une véritable odyssée, la découverte de « l’existence » : « Il se passe ici la même chose que pour Don Quichotte. Ce qu’on prend pour caricature, n’est que la révélation pure et simple de l’existence. Bouvard et Pécuchet sont une révélation de l’existence de l’homme, d’un certain aspect de la condition humaine, de la condition de l’homme en tant qu’animal raisonnable. »1

C’est ainsi qu’après avoir présenté les contours d’un être sans particularités, l’ombre d’un corps inachevé ; après n’avoir été qu’un simple croisement de l’histoire entre Étienne de Silhouette et Étienne Marcel, l’être plat acquerra une certaine rondeur, faite de raisonnement et de connaissance, pour devenir véritablement Étienne, dans Le Chiendent. Inspiré par le cheminement de Bouvard et Pécuchet, le roman, comme plus tard Les Enfants du limon et Les Derniers jours, conte cette évolution, l’histoire d’un éveil, d’une prise de conscience du monde et de soi. Tels les deux copistes qui, animés du devoir de comprendre, s’acheminent de la bêtise à l’esprit, jusqu’à se hausser « au niveau de Flaubert lui-même »2, le personnage quenien va se hisser, lui aussi, allusivement ou 1

QUENEAU (Raymond), Paru initialement sous le titre « Introduction à Bouvard et Pécuchet » dans le numéro 31 de la revue Fontaine (Alger, 1943) dirigée par Max-Pol Fouchet, le texte a été repris dans « Bouvard et Pécuchet, de Gustave Flaubert », Bâtons, chiffres et lettres, p. 97, éditions Gallimard, collection « Idées », Paris, 1950. 2 QUENEAU (Raymond), « Bouvard et Pécuchet, de Gustave Flaubert », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 97.

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explicitement, au niveau du romancier. Car, ce qui est en jeu, dans l’œuvre, c’est la maîtrise du réel, du savoir, de la pensée et de la représentation du monde. « Bouvard et Pécuchet, dit Queneau, n’est pas seulement une épopée de la bêtise humaine, mais une épopée de l’esprit humain tout court », un autre Discours de la Méthode. On se rappellera à cet égard, l’intention, un moment caressée par l’écrivain, de faire du Chiendent une transcription en langage parlé du traité de Descartes. Or, ce qui émerge de ce dépaysement bon marché, c’est l’instrument même de ce nouvel exotisme : la langue. Cette langue qui, en voyageant dans le faubourg, se vêt de pittoresque, apparaît tour à tour abjecte, de mauvais goût, voire obscène, mais demeure, selon le mot de l’écrivain : « le terreau qui permet les plus hautes œuvres »1

Les romans de Queneau privilégient toujours l’espace public, les lieux de rassemblement, de passage, tels que les cinémas, les cafés, le métro, le tramway, l’autobus, et les lieux d’errance comme les rues. Ils favorisent l’expression de la vie, saisie de préférence en son dimanche, dans un climat d’impuissance et de pessimisme que symbolisent le chiendent ou les chardons : « Dimanche ! dimanche d’ennui et de messes, de cierges et de banlieues, de coïts dans les guinguettes et de matinées à prix réduits »2

Appréhendés par leurs activités économiques ou leur paralysie, à travers les vêtements, les bruits, les couleurs, les odeurs ou l’atmosphère qui s’en dégage, ces lieux ouverts constituent, par leur évocation, une réaction contre le conservatisme attaché à la sphère privée. Une riposte en faveur d’une liberté individuelle qui s’affirme progressivement, au cours de chaque roman, où le personnage s’efforce d’exister, d’acquérir une autonomie, une opinion, d’échapper à la 1

QUENEAU (Raymond), Volontés, n° 19, juillet 1939, repris dans Le Voyage en Grèce, p. 182, éditions Gallimard, Paris, 1973. 2 QUENEAU (Raymond), « Nulle aumône », texte inédit, paru sous la rubrique : « Textes surréalistes », Œuvres Complètes, tome 1, op. cit., p. 1010.

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soumission de discours dominants, de briser le carcan des règles et des traditions imposées par la société. « Napoléon, mon cul », s’écrie Zazie qui récuse tout héritage, s’insurge contre l’instrumentalisation de l’histoire, le culte des héros et une idéologie politique autour de laquelle le peuple est appelé à se rassembler1. L’espace public, c’est le lien qui unit des êtres anonymes qui prennent, soudain, conscience de leur aliénation, comme dans Metropolis de Fritz Lang, réalisé en 1927 ou dans Berlin Alexanderplatz, le roman d’Alfred Döblin, paru en 1929. C’est le sujet qui émerge en même temps que se libèrent les mots, dans un éclatant mélange de poésie et de vulgarité. L’incipit de Zazie dans le métro, où le surgissement d’un personnage truculent par son costume, son gabarit, ses manières, sur le quai de la gare d’Austerlitz, est accompagné d’une exclamation tout aussi surprenante : « Doukipudonktan », constitue un parfait exemple de cette situation. La scène, tel un instantané, semble prendre appui sur une bande dessinée dont elle imiterait les codes, sans oublier les bulles, pour présenter une situation de la vie courante, le concentré d’une époque. Derrière le physique imposant de Gabriel, se profilent, en effet, l’essor des moyens de communication, l’industrie du parfum, de la mode, l’énergie, les couleurs, le progrès, les inégalités, l’agressivité et l’intolérance à travers la montée d’une insupportable altérité. La naissance d’une culture populaire, en même temps que l’éclosion du monde moderne. Queneau brosse un tableau qui prend appui sur la société de son temps, sa morale, son esthétique, ainsi que son goût pour les images. En portant jusqu’à la caricature l’idée que chacun se fait du beau, il retrouve, à travers cette scène inaugurale, la force humoristique et dramatique de la bande dessinée, ses enchaînements, son énergie débordante et ses pointes d’exagération. Autant de symboles populaires qui ont marqué l’inconscient dès l’enfance, et que l’écrivain ressuscite pour 1

Dans un texte paru dans La Révolution surréaliste (n° 5, 15 octobre 1925), Queneau se livre à une attaque en règle de l’histoire et des héros, qui n’est pas très éloignée du point de vue exprimé tout aussi crûment par Zazie : « Sur les places où s’hébergent les tristes héros de l’histoire, et merde pour les héros et bran pour l’histoire, sur les places où sont venus se solidifier l’abrutissement d’un peuple et la saloperie d’une civilisation (…) ».

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mieux les désacraliser par la suite à travers les mœurs de Gabriel et l’insubordination de Zazie. Traversé d’ironie, le passage annonce les oeuvres du Pop Art américain, et plus particulièrement les toiles peintes, à partir de 1963, par Roy Lichtenstein. Le bandeau initial, par son mouvement, son vocabulaire, ses mimiques et sa gestuelle, tient en effet en quelques cases ; à la juxtaposition de dessins articulés en séquences narratives, avec sa « voix off » pour éclairer l’action, et ses textes une fois de plus à la lisière de l’écriture et de l’art graphique : « Gabriel extirpa de sa manche une pochette de soie couleur mauve et s’en tamponna le tarin (…) Et il leva le bras comme s’il voulait donner la beigne à son interlocuteur. Sans insister, celui-ci s’en alla de lui-même au sol, parmi les jambes des gens (…) Heureusement vlà ltrain qu’entre en gare, ce qui change de paysage. (…) Gabriel la transporte au niveau de ses lèvres, il l’embrasse, elle l’embrasse, il la redescend. »1

On remarque, dès le début du récit, que les transports jouent un rôle de premier plan. On savait le chemin de fer indissociable de l’histoire des hommes, voilà que l’importance du système ferroviaire est soulignée dès le titre où le métro se trouve, d’emblée, étroitement lié au protagoniste. Jeté in medias res par l’interrogation détonante de Gabriel, le lecteur prend « le train en marche » ; respire à fond effluves et odeurs nauséabondes, et se lance à l’assaut, dans un flux 1

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 9 à 11. C’est ce même dépouillement déjà commenté plus haut, ce même glissement de l’écriture au dessin, que l’on observe dans les Pictogrammes (1928), les graffitis, les biffures, ainsi que dans un certain nombre de textes tels que Loin de Rueil (« Il faisait des plans et dessinait des rectangles qu’il colorait ensuite de façons différentes selon ce que c’était », p. 219), Morale élémentaire (« Main expectatrice/Main traceuse/Main dessinatrice », O. C., p. 614), ou des poèmes comme « La brouette » (Fendre les flots, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 576) : « Une brouette que vient faire une brouette sur ce papier a-t-on jamais vu brouette chevaucher les vagues maritimes et pourtant elle apparaît au bout du crayon conté qui la dessine sur les eaux avec une obstination enfantine »

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consonantique à l’origine d’un enchaînement sonore qui répercute le ferraillement inhérent à l’arrivée du convoi. Et, comme une réalité peut toujours en dissimuler une autre, la gare d’Austerlitz où débarquent les protagonistes va constituer le nœud d’un système métaphorique et narratif. Une gare est un lieu destiné à la montée et à la descente des voyageurs. C’est un point d’arrêt, de départ, de correspondance ou d’arrivée, caractérisé par son aspect hétéroclite et ses odeurs de « poussière ferrugineuse et déshydratée » auxquelles se mêlent les effluves des passagers : « Doukipudonktan », « quelle odeur », « Qu’est-ce qui pue comme ça ? », « elle voulait parler du parfum qui émanait de ce meussieu », « la foule parfumée ». C’est une réunion de hasards, un lieu d’échange, de commerce, de vie, ouvert au service de la circulation. Le nœud d’un réseau ferroviaire, un carrefour, un point nodal à partir duquel s’opèrent un certain nombre de connexions entre les différents réseaux. La gare d’Austerlitz est un seuil, émaillé de tensions (histoire oblige !), le point de partance pour la découverte du centre-ville, le lieu de départs enthousiastes et de retours déçus. C’est, en l’occurrence, l’origine de l’itinéraire du lecteur. Là où celui-ci emprunte le train du rêve. Où lui sont ouvertes des perspectives d’évasion, d’aventure, la promesse d’un dépaysement. En même temps, le rapport d’intériorité « dans » ne figure qu’au niveau du titre où il exprime une interaction qui nous situe au cœur du mythe et de la subjectivité du protagoniste. Entre le réel incarné par le personnage et le virtuel suggéré par le moyen de transport. Il vient nourrir l’imaginaire du lecteur comme il sature déjà celui de l’enfant, en faisant passer pour une réalité ce qui a valeur de programme mais qui n’est encore et ne restera qu’une intention, un projet : Zazie dans le métro. Le frontispice met en exergue un personnage et sa localisation spatiale, affichant ainsi, d’entrée, une certaine connivence doublée d’un soupçon d’exotisme et d’un parfum de voyage. Il annonce, d’autre part, la métaphore ferroviaire qui renvoie à toute une infrastructure, un écheveau de rails susceptible de représenter les histoires enchevêtrées, les personnages qui se croisent, la pluralité des espaces traversés,

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les genres qui se télescopent ; toute une chorégraphie préfigurée par l’entrée du train en gare. Le surgissement de la locomotive « aux reins d’acier » entraîne une modification du paysage, cristallise tous les regards, et crée le mouvement avec le flot des voyageurs qui se déverse sur le quai : « vlà ltrain qu’entre en gare, ce qui change le paysage. La foule parfumée dirige ses multiples regards vers les arrivants qui commencent à défiler ». Ce thème initial éclate en une succession de lignes secondaires qui l’enrichissent. Une deuxième voie est ouverte avec la découverte de Paris et des amis de Gabriel : Charles, Turandot, Mado P’tits-Pieds, Marceline. Des lignes qui vont se combiner, se croiser. De sorte que, dès l’incipit, nous pouvons distinguer les voies principales, destinées à la circulation : le flux des voyageurs, l’arrivée de Zazie, l’attirance/répulsion olfactive exercée par Gabriel. Les voies de service, affectées à la manœuvre, au stationnement, à la desserte interne des grands complexes ferroviaires : la présentation/disparition de Jeanne Lalochère. Les voies d’évitement, qui permettent à deux trains de se croiser : tout ce qui entrave le désir et la quête du métro. Car, dès lors que deux trains circulent sur une ligne commune, il y a des risques ! Aussi, le cantonnement a-t-il pour but d’éviter qu’une rame pénètre sur une section où se trouve déjà un autre train. Sans quoi, c’est le nez à nez auquel le lecteur assiste lorsque Pédro-Surplus, tour à tour commerçant et policier, alias Trouscaillon, alias Bertin Poirée, alias Aroun Arachide, ramène Zazie chez Gabriel, perce l’homosexualité de ce dernier ou tente de violer Marceline. On peut dire que le protagoniste est alors pris en écharpe, pour filer la métaphore ferroviaire utilisée afin de désigner un train qui arrive sur un aiguillage déjà occupé. L’image initiale laissait entrevoir le surgissement d’un train en gare. Le texte tient ses promesses et nous fait voyager. Et, le voyage favorise à son tour l’aventure. Il est à l’origine des péripéties qui constituent des éléments perturbateurs de l’action (la traversée de Paris, l’épisode du marché aux puces, l’enlèvement de Gabriel par des touristes au pied de la Tour Eiffel, la fuite dans les conduits du métro), au cours desquels les voies se croisent, aiguillent le roman dans différentes

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directions, ainsi que le suggèrent les vers du poème « Trains dans la banlieue ouest » : « Le train court on ne sait où avec ses pattes longues (…) multivague vogue le train sur belles railles bien en chair »1

Le narrateur commande les aiguillages, donne des directions, permet la reprise d’itinéraire. Les énoncés s’enclenchent selon un ordre logique, grâce à un dispositif qui rend les pièces solidaires ou introduit des digressions. Si bien que le récit s’enchaîne selon une progression qui conduit le lecteur d’une situation initiale (la rencontre de Gabriel, Jeanne Lalochère et Zazie sur le quai de la gare d’Austerlitz), à la résolution de l’action (le retour de Gabriel, Jeanne Lalochère et Zazie à ce point de départ). Le tout, avec une précision SNCF, comme le laisse entendre la date, le lieu, et, de manière quelque peu parodique, l’heure du rendez-vous fixé par la mère : « - Bon. Alors je vous retrouve ici après-demain pour le train de six heures soixante. »2

Cette mère reste, comme on le voit, la grande orchestratrice mais sera pourtant vite confondue : Par l’attirance spontanée de Zazie pour son oncle qui fait immédiatement figure de substitut du père absent et cristallise la féminité (premier stade du « vieillissement ») de l’enfant autour de ce transfert d’objet d’amour. Par la désacralisation qui va suivre, lors du récit fait par la fillette de ses aventures familiales. Dépourvue de la symbolique de vertu dont la pare la moralité occidentale, Jeanne Lalochère brise le tabou social de la critique de la mère. Par le rappel implicite de ses relations interdites durant la guerre et son comportement de femme libre au sein d’un espace où le père n’existe plus, où il a lui-même été violemment supprimé, puis remplacé par la mère. Par son 1

QUENEAU (Raymond), « Trains dans la banlieue ouest », L’instant fatal, IV, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 138. 2 QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 12.

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patronyme enfin, chargé de connotations négatives qui vont de « locher », dans le sens de clocher, aller de travers, à la « loche » qui désigne une espèce de limace ou un poisson de fond, en passant par « les Lochères » qui est un quartier de Sarcelles ; une ville emblématique de banlieue où l’architecte Jacques Henri-Labourdette édifie le premier grand ensemble de France, en 1955. Si Zazie dans le métro laisse entrevoir nombre de sujets graves parmi les thèmes abordés, l’humour finit tout de même par l’emporter. Il permet de s’affranchir de la noirceur du monde et de la peur par le biais de personnages et de situations burlesques, en soulignant le caractère ridicule, voire absurde de certains aspects de la réalité. Comme dans la plupart des textes de l’écrivain, l’humour consiste à présenter les choses les plus terribles sous un aspect plaisant, insolite. Il permet aussi rapidement, parfois même dès le titre, de prendre du recul, d’afficher une distance, de mettre en vis-à-vis le rire et son contraire émotionnel, les pleurs. C’est le « pleurire » oulipien, une forme de désespoir, l’expression d’une grande amertume face à tant d’absurdités, qui fait songer au mot de Nietzsche selon lequel : « L’homme souffre si profondément qu’il a dû inventer le rire » 1

Le rire, omniprésent, revêt des formes variées, y compris celle d’une certaine férocité, de l’humour noir, à travers des histoires de schizophrénie, de meurtre, d’inceste et de viol. Cette duplicité est l’amorce de la partie de cache-cache à laquelle se livrent les romans de Queneau qui jouent, sans cesse, sur le caractère biface des choses et la dualité des gens. La réalité y est constamment travestie sous l’apparence, ouvre un espace de contestation, de violence verbale qui reste, malgré tout, l’apanage de Zazie. La parole concrète, le langage cru, dans le sens où Lévi-Strauss définit la crudité comme naturelle par opposition à la mystification opérée par la culture du cuit, sont l’affirmation d’une certaine liberté. Le rire, dans un tel 1

NIETZSCHE (Friedrich), « Fragments posthumes », Oeuvres poétiques complètes, éditions Gallimard, Paris, 1982.

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contexte, affiche son caractère rebelle en vertu duquel les oeuvres du romancier illustrent bien ce jugement de Barthes selon lequel : « l’art peut et doit intervenir dans l’histoire » 1. Loin des théories critiques de l’École de Francfort mais pas si éloigné, cependant, des prises de conscience de Max Horkheimer2 et Theodor Adorno, Queneau expérimente à sa manière les effets de la culture de masse et dénonce, dans ses fictions, le pouvoir des média à travers le rôle important qu’ils jouent dans la formation des opinions et des idées : « Pas possible, ils se nettoient jamais. Dans le journal, on dit qu’il y a pas onze pour cent des appartements à Paris qui ont des salles de bains, ça m’étonne pas, mais on peut se laver sans. »3

Ce sont les menaces d’invasion technologique, vécues par Cidrolin, que combat le duc d’Auge, son double, qui perpétue le monde de la culture face à celui de la communication, à travers une perpétuelle oscillation entre le réel et son simulacre (Le Chiendent, Pierrot mon ami, Loin de Rueil, Le Vol d’Icare, Les Fleurs bleues). Ainsi, la création du double, ce nouveau « Frankenstein » comme le nomme Lucien Sfez, permet-il de confronter l’homme à la machine4, de peindre l’effet et la cause, tout en reproduisant les paradoxes de l’autoréférence à travers l’image d’un autre moi, du rêveur/rêvé. Une circularité à laquelle réfère un autre couple célèbre des fictions

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BARTHES (Roland), « La révolution brechtienne », éditorial de la revue Théâtre populaire (1955), repris dans Essais critiques, éditions Seuil, Paris, 1964. 2 HORKHEIMER (Max) : Philosophe, sociologue, à l’institut de recherches sociales de Francfort. Il est l’initiateur, en 1937, de la « théorie critique » qui, fondée sur la combinaison d’apports scientifiques et philosophiques, débouche sur une critique de la société industrielle et de la culture de masse. Il est l’auteur, avec Theodor Adorno, de La Dialectique de la Raison (1947). 3 QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 9. 4 C’est à cette confrontation que renvoie la citation d’Alan M. Turing placée en exergue des Cent mille milliards de poèmes. Turing, cet ingénieur, mathématicien, informaticien, cryptologue britannique, est le créateur des « machines de Turing », des concepts de programmation, d’algorithme et de calculabilité, ainsi que des premières recherches sur l’intelligence artificielle.

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queniennes : celui que forment l’écrivain (Saturnin, Lubert, Surget, Sally, des Cigales, Queneau) et son lecteur virtuel. L’imagination, la rêverie, la magie, sont parfois données comme moyens de s’affranchir des contraintes du temps et de l’espace auxquelles certains véhicules techniques sont désormais capables de nous soustraire. En nous faisant participer à la fois de l’ici et de l’ailleurs, en articulant l’Un et le multiple, la technologie permet de lutter, en effet, contre la pesanteur de la condition humaine. Ce sont ces nouveaux rêves que Raymond Queneau inscrit dans ses romans en empruntant au téléphone, à la radio, à la télévision, le pouvoir de nous transporter dans le temps et l’espace, dans ces « non-lieux » de la surmodernité ainsi que les définit Marc Augé1, faisant valoir une « surabondance spatiale » consécutive à la rapidité, à l’ubiquité du déplacement, ainsi qu’à la conjonction simultanée d’images venues du monde entier par le canal de la télévision. Cette faculté est évoquée dans Les Fleurs bleues, à travers la peinture de ces nouveaux voyageurs immobiles, paisiblement installés devant leur poste de télévision. C’est ce même saut dans l’espace que permet d’effectuer la mode vestimentaire venue d’Angleterre, dans On est toujours trop bon avec les femmes. C’est la régression temporelle chez les Étrusques, dans Le Chiendent ou la promiscuité architecturale de la chapelle Poldève et de l’Uni-Park, dans Pierrot mon ami, qui montre comment le système technicien pénètre la société ancienne, la phagocyte, puis la désintègre. C’est le couple Auge/Cidrolin, le même et l’autre, unis comme des lacets de souliers, qui permet d’accéder, dans Les Fleurs bleues, au vieux rêve d’ubiquité ; cette capacité d’être, au même instant, présent à deux endroits à la fois ainsi que le rêvent aussi bien la théologie que l’informatique. Cette transgression de l’espace, Queneau la double d’un affranchissement de la distance temporelle avec la possibilité, pour ses personnages, de vivre simultanément au présent, au passé ou au futur, comme sous l’effet d’une machine à parcourir le temps ; aux prises avec ces nouvelles techniques de communication qui se diffusent dans 1

AUGÉ (Marc), Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, op. cit.

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la société, envahissent le quotidien dont elles vont changer, en un demi-siècle, les contenus et le langage. S’il se prononce en faveur d’une « rationalisation » du réel et semble avoir parfaitement jugé ces nouveaux instruments de domination, Queneau joue aussi sur les autres formes de fascination moderne que sont les machines à communiquer. À cette variante près, qu’il contrecarre les programmes impersonnels des ordinateurs, dédramatise les tensions avec l’homme en mettant la technique au service de l’art. Bien qu’il établisse une analogie entre l’esprit humain et ces opérateurs, l’écrivain n’en respecte pas moins le primat du sujet qui reste maître de l’appareil. Il nous soustrait, par toutes les petites disjonctions de l’humour, à la rigueur de la technique et fait même preuve, pourrait-on dire, d’une grande prudence à l’égard des nouvelles technologies, afin de ne pas se laisser déposséder, de garder constamment le contrôle. Aussi, les procédés d’information, de mémorisation, de codage, sont-ils toujours interprétés à la lumière d’un projet d’écriture humaniste qui fait qu’à l’heure des satellites, de la télématique, de la prolifération des réseaux, une petite voix s’élève et provoque, comme à l’Uni-Park, un court-circuit au milieu de toute cette technicité, pour tenter de faire sentir quelque part la présence de l’être. Pour essayer de faire croire encore à la possibilité d’un rapport humain. Cette conciliation passe par un examen critique qui conduit à une redéfinition des caractères du travail artistique et à la récupération de la notion de « programme ». Celui-ci n’imite plus mais donne forme et vie, fait jaillir un paysage, comme dans « Un conte à votre façon » où des carrés connectés par des liens logiques (sémantiques) permettent à l’utilisateur de choisir son parcours de lecture. Inspiré par Chomsky, le romancier bâtit un schéma arborescent qui multiplie, à travers un hasard construit, des itinéraires régis par un ensemble de règles qui, en concédant une liberté relative au lecteur, font de lui à la fois un producteur et un consommateur, comme dans Cent mille milliards de poèmes. Un tel travail préfigure la circulation dans les bases de données où des accès arborescents invitent l’utilisateur à choisir dans des listes de thèmes et de sous-thèmes où des mots-clés permettent la constitution de

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thesaurus structurés et hiérarchisés qui donnent un environnement sémantique aux mots utilisés, autorisent l’accès aux hypertextes par association de sens. C’est ce que proposait déjà Le Chiendent où le mot « porte » figure le cœur d’un système (« porte monumentale », « petite porte », « porte en bois », « bois de chêne ») que viennent nourrir les sous-thèmes (« porte-plume », « porte-jarretelles », « porte-malheur »). Une organisation qui tend à faire de Queneau un Homo faber, un inventeur de modèles, ainsi que le confirme sa participation aux travaux de l’Oulipo. Mais, des modèles humanisés, où la notion d’individu prime sur celle de système : « Ce qui m’intéresse le plus, c’est l’homme, comme ça avec un corps, avec un esprit (si on peut dire), avec un inconscient, avec des obligations sociales. »1

La communication, en ce sens, est toujours saisie dans la perspective d’une articulation entre la technique et le social qui révèle, ici encore, le rôle précurseur de Queneau chez qui la technologie n’est jamais coupée de l’homme, de la culture, mais constamment intégrée au quotidien, au fonctionnement interactif ordinaire où elle découvre sa fragilité, ses aléas, ses limites (Les Enfants du limon, Zazie dans le métro, Les Fleurs bleues). Et ses avantages, aussi, parfois. Car, loin de ne mettre en lumière que le côté tyrannique du progrès, l’écrivain sait aussi vanter les mérites d’une transmission qui surmonte les obstacles de l’espace et du temps, ainsi que l’illustre Les Fleurs bleues. Une communication qui fait de la télévision ou du cinéma de véritables industries de la mémoire, comme dans Loin de Rueil. En révélant un monde peu ouvert, étriqué, replié sur luimême, à une époque, pourtant, où le voyage se vulgarise, où l’on assiste à de grandes mutations géographiques ; en montrant que la technologie élimine toute nécessité de se mouvoir, conduit à davantage d’autonomie et à une plus grande inertie, l’écrivain prend, en quelque sorte, le contrepied des satellites et des réseaux. Il incarne une autre forme de 1 QUENEAU (Raymond), texte inédit daté de février 1928, repris dans « Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1051.

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critique qui passe par l’extinction des rêves promis par les tenants de la communication et prône, avant l’heure, les vertus de l’anti-mondialisation. À l’ouverture postulée par les technologies de l’information et de la communication, le romancier oppose l’image d’un certain détachement, anticipe sur les conduites individualistes, marginales, contemplatives et oisives, que génère un face à face avec les machines. La démarche correspond bien, en somme, à la personnalité de l’artiste qui demeure l’homme de l’écrit, du repliement, à l’écart de toute médiatisation de sa personne, privilégiant une réserve qu’affole un rapport trop immédiat au corps ou à la voix : « Je ne tiens pas à me noyer dans l’humanité »1, dit-il. Queneau n’est pas un tribun, pas un militant. C’est l’anti-Sartre. Sa fréquentation des média passe par une série d’entretiens radiophoniques avec l’écrivain André Gillois, le producteur d’émissions de radio et critique d’art Georges Charbonnier, ainsi que par de nombreuses contributions à la presse telles que la célèbre chronique « Connaissez-vous Paris ». S’il ne forge pas d’image audiovisuelle, le romancier manifeste, en revanche, une certaine curiosité à l’égard du cinéma2 où il fait, tour à tour, l’expérience des métiers3 de réalisateur, scénariste, adaptateur et acteur. Il fonde, en 1947, la société des films Arquevit avec Boris Vian et Noël Arnaud, fait partie du jury du festival de Cannes, en 1952, ainsi que du

1

QUENEAU (Raymond), Texte paru dans La Révolution surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 993. 2 On consultera sur ce sujet « Raymond Queneau et le cinéma », Les Amis de Valentin Brû, n° 11-12, 1980. 3 Raymond Queneau réalise Le Lendemain et Arithmétique avec Pierre Kast. Il écrit le scénario de Candide 47 pour René Clément. La mort en ce jardin pour Luis Buñuel. Le Vol d’Icare pour Jean-Paul Rappeneau. Zazie dans le métro pour Louis Malle. Le chant du Styrène pour Alain Resnais. ChampsÉlysées pour Walter Carone et Roger Therond. Et, L’Emploi du temps pour Bernard Lemoine. Il adapte La Strada de Federico Fellini, ainsi que Sourires d’une nuit d’été d’Ingmar Bergman. Il écrit les dialogues du film de René Clément : Monsieur Ripois, ceux d’Amère victoire de Nicholas Ray, d’Un Couple de Jean-Pierre Mocky, ainsi que ceux du Dimanche de la vie de Jean Herman. Il est aussi comédien dans le film Landru de Claude Chabrol.

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prix Jean Vigo, en 1956. Et, l’on ne compte plus les emprunts ou allusions au septième art dont il parsème son œuvre. C’est, en effet, une véritable sujétion aux images que manifestent les hallucinations de Jacques l’Aumône dans Loin de Rueil où le cinéma est vécu comme un lieu de plénitude, de rêve et de ravissement. Ce nouvel espace-temps favorise une projection dans de nouvelles identités qui permettent de fuir la réalité. Mais, cette tendance solipsiste est aussi la marque d’une époque où la technologie favorise un repli sur soi, qui pousse l’auteur à s’interroger sur la place et l’efficacité réelle de la communication dans notre vie sociale. Partant du principe selon lequel toute relation interpersonnelle donne lieu à une situation de communication, Queneau se penche longuement sur les problèmes d’interaction, les conditions de compréhension et d’échange, en tenant compte de l’arrière plan culturel, des conventions, du savoir. Autrement dit, de toute la dimension sociale de la représentation qui sera méthodiquement envisagé par des philosophes du langage comme John Langhsaw Austin1 ou John Searle2. Il joue sur les différences culturelles, les places de parole, la proxémique. Et, montre comment la fonction phatique peut supplanter l’information, ainsi que le théorisent, en 1967, Watzlawick, Helmick-Beavin et Jackson. Toute l’œuvre de Queneau s’affirme, à cet égard, comme une réflexion sur le lien social dont la force tient à l’introduction de théories scientifiques et philosophiques dans des conversations de café du Commerce, comme dans Le Chiendent, Les Derniers Jours et Contes et Propos. Il faudrait, de ce point de vue, s’interroger aussi sur la fonction du bureau de poste, qui joue un rôle central dans On est toujours trop bon avec les femmes, et figure le premier vecteur moderne de communication. Fondée sur trois principes essentiels qui sont la sécurité (le secret des correspondances), la régularité et la rapidité, la déontologie postale perd ses vertus (à l’instar de 1

AUSTIN (John Langhsaw), Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris, 1970. How to do things with Words, Urmson, Oxford, 1962, pour l’édition originale. 2 SEARLE (John), Les Actes de langage, éditions Hermann, Paris, 1972. Réédité en 2009. Speech Acts, 1969, pour l’édition originale.

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l’héroïne Gertie Girdle) lorsque les indépendantistes irlandais investissent ce symbole de la domination territoriale anglaise. Les romans de Queneau illustrent toujours ainsi une tentative de repliement, figurée par le Père Taupe dans Le Chiendent ou Mounnezergues dans Pierrot mon ami, combattue par un viol de l’espace intime, une effraction dans l’espace privé. Ces indiscrétions se reproduisent au niveau de l’échange épistolaire qui constitue rarement un moyen de communication efficace dans l’œuvre où il reste, le plus souvent, subordonné à quelque piège inhérent à la défaillance du code ou au manque de fiabilité du canal. La plupart du temps, le courrier parvient, en effet, à quelqu’un à qui il n’est pas destiné (Le Chiendent). Une main indélicate fracture l’enveloppe et un regard illicite pénètre, alors, l’intimité d’un échange auquel il n’est nullement convié. C’est Valentin, recueillant les petits secrets de chacun pour les rapporter ensuite à sa femme Julia, dans Le Dimanche de la vie. C’est Yvonne qui surprend, par une fenêtre restée malencontreusement ouverte, une conversation adultérine, dans Pierrot mon ami. C’est Zazie qui, l’oreille collée à la porte, découvre la vraie nature de Gabriel. C’est l’espion suisse qui renseigne, sans état d’âme, les Allemands, sur la nature des transports maritimes, dans Un rude hiver. Les indiscrétions majeures sont relayées par des indiscrétions secondaires qui étendent, ainsi, le procédé au moindre dialogue, à la conversation la plus anodine qu’elles subvertissent dans leurs retransmissions. À tel point qu’inconvenances, maladresses, curiosité et bavardages semblent être les quatre fonctions caractéristiques qui régissent les relations sociales dans les romans de Queneau. Communiquer reste au cœur des préoccupations humaines et demeure le maître mot, le souci premier de celui qui écrit, ainsi que le rappelle Paul Valéry dans Pièces sur l’art : « La cause première d’un ouvrage n’est-elle pas un désir qu’il en soit parlé, ne fût-ce qu’entre un esprit et soi-même ? »1. On a tôt fait de constater, pourtant, qu’échanger n’est pas ce qu’il y a de plus aisé dans l’œuvre de Queneau où le processus est 1 VALÉRY (Paul), Pièces sur l’art, éditions du Sagittaire, Paris, 1931. Réédité dans la « Collection Blanche », Gallimard, Paris, 1936.

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constamment mis à mal, fragilisé, vécu sans cesse comme un combat, souvent perdu d’avance ; éloignant ainsi l’espoir d’égalité et de liberté que pouvait nourrir le sujet à travers l’établissement d’une relation avec autrui. Mais, comment rendre compte d’une telle contradiction qui semble aller à contre courant de la marche du siècle, prendre le contre-pied des réalités du moment ? C’est là, vraisemblablement, la conséquence d’une grande lucidité qui permet à l’écrivain philosophe, même s’il n’a connu que les balbutiements d’Internet, d’appréhender précisément ce qui est en train de se jouer dans la société de son temps. Un parti pris qui l’amène à revoir la manière d’appréhender le monde dont la représentation est en train de changer au cours du XXe siècle, comme elle a changé depuis le Moyen Âge sous l’effet des révolutions scientifiques successives. Le fait, notamment, que l’on se parle de plus en plus mais que l’on se comprenne de moins en moins, que l’on communique davantage mais que l’on partage peu, que la communication soit de plus en plus présente mais de moins en moins efficace, constitue un contresens qui ne fera que s’aggraver au fil du siècle. Et cela, en dépit de l’abolition des distances, de la multiplication des échanges, d’une connexion permanente grâce aux progrès réalisés en matière de transmission. Avec la prolifération des rumeurs, la multiplication des défaillances et le redoublement des erreurs, c’est tout le problème du lien social, du rapport à l’autre, de la compréhension et de la cohabitation aujourd’hui qu’anticipe Queneau. Son œuvre romanesque est à resituer, de ce point de vue, dans le sillage du scepticisme affiché par Valéry dans un essai paru en 1931, Regards sur le monde actuel, où celui-ci déclare que « l’homme moderne est l’esclave de la Modernité : il n’est point de progrès qui ne tourne pas à sa plus complète servitude »1. Cette défiance s’explique, en grande partie, par le relâchement du lien social consécutif à une indépendance et une autonomie accrue du sujet sous l’effet des machines à communiquer. Toute la part de socialisation fondée sur les 1

VALÉRY (Paul), Regards sur le monde actuel, éditions librairie Stock, Paris, 1931.

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interactions au quotidien, les relations de proximité, de solidarité, tout ce qui relève d’une communication directe, va se trouver de plus en plus compromis sous l’effet d’une pluralisation des liens, générée par le développement des télécommunications et des média, ainsi que par la prolifération des réseaux informatiques dont les premières connexions sont contemporaines du Chien à la mandoline et des Fleurs bleues. On voit comment, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, ce qui passait pour une utopie de la communication, le rêve d’une société idéale qui arrangerait l’avenir, réaliserait le bonheur de chacun, s’est rapidement mû en réalité infernale, en instrument d’aliénation. C’est la fameuse « contreproductivité » dénoncée par Ivan Illich. Une contreproductivité inhérente au « monopole radical » instauré par l’institution qui contrôle, contraint et finit par se faire du tort à elle-même. L’autre paradoxe de ces récits tient au fait qu’ils s’efforcent de réintroduire une certaine lenteur, un temps humain, dans le règne de la vitesse, de se jouer des mutations de l’espacetemps, de communiquer en dépit de tout ce qui vient entraver l’échange. C’est ainsi que l’œuvre développe toutes les formes de résistances. Anticipant sur la théorie des actes de discours et les acquis de la pragmatique, ces textes jouent sur les multiples possibilités d’incompréhension d’une société instrumentalisée, pervertissent malicieusement les règles de la conversation, en accordant toujours un rôle de premier plan au sujet parlant et la priorité au contexte d’interlocution. Cette inflation de l’information, confrontée à une déflation du sens, contribue à la socialisation de ces romans où tout communique dans la confusion, à l’excès. Mais, il nous faut faire la part des choses en considérant la face positive de ces échecs, en ce que peut avoir de stratégique leur insertion dans le corps des dialogues où, en dépit des apparences, ils s’avèrent expressifs, « communicatifs ». Queneau récupère, en effet, ces éléments de brouillage, non pour mettre fin aux processus d’interlocution, ce qui n’aurait aucun sens eu égard à la volonté de partage affichée par le recours au médium qu’est le livre, mais pour les dramatiser.

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Toutes ces déviances, tous ces ratages étant, en fin de compte, autant de moyens de s’imposer à l’attention du lecteur. L’action de lire se caractérise, avant tout, par la compréhension de l’information. Or, Raymond Queneau s’applique à lutter contre une certaine expérience qui favorise une lecture d’écrémage. Il s’oppose à la simple consommation du texte induite par l’économie de temps recherchée par la société moderne, toujours en quête de vitesse. Il fait obstacle au déchiffrage rapide, ramène l’œil à la page, impulse un autre mouvement, dans le seul but de renforcer le lien entre le lecteur et le texte. Niant la pratique, il fonde une nouvelle esthétique, réveille le mot, retarde l’information en s’en prenant à la représentation du langage qui la véhicule. Il met au point un à peu près phonétique où, comme dans le langage SMS qui en est directement inspiré, il est nécessaire de prononcer chaque syllabe pour reconstituer le mot d’origine. Il réapprend à décoder la phrase en obligeant son destinataire à la réactiver par la voix, ainsi que cela se faisait jusqu’au Xe siècle où les mots étaient attachés les uns aux autres, sans blancs ni ponctuation. De sorte que le lecteur se trouve mis en situation d’apprentissage, renvoyé au b.a.-ba, aux rudiments de la connaissance, amené à reconstruire le sens, en éprouvant les plaisirs de la découverte, contraint à lire le roman autrement qu’il lit son journal. Ce type de rébus typographique, fondé sur l’épellation des lettres et la compression des phrases, constitue un obstacle à la lecture en limitant, dans un premier temps, la compréhension, avant de renforcer ensuite, par ces difficultés de déchiffrement, l’attachement du lecteur au texte, d’accroître le degré de connivence. Si bien que l’on pourrait très bien appliquer aux écrits de Queneau cette réflexion, originellement adressée à Joyce, selon laquelle « Ulysse est un livre écrit pour être non pas lu, mais relu ». En cherchant à reproduire les perceptions auditives, cette rhétorique de la communication agit efficacement sur le lecteur. Elle transforme sa relation avec le médium en bouleversant son mode de réception. Par sa démarche qui consiste à raviver les tensions entre l’immuabilité du texte et les fluctuations de la lecture, l’écrivain se rapproche des théories de l’École de Constance. Il

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joue sur les différents pôles, dramatise à la fois le message, le médium, et sa réception. Un jeu qu’il pousse jusqu’à prendre à partie le lecteur, dans Le Chiendent. Le procédé lui permet d’élargir son champ d’action et de développer une nouvelle perspective communicationnelle en allant puiser le sens du côté du décryptage et en sollicitant l’adhésion de son destinataire, auquel il s’efforce de restituer une part de jouissance et de liberté. C’est ainsi qu’il revient sur les expériences de lecture, des plus quotidiennes aux plus savantes, pour en briser les automatismes, comme le peintre fracture le réel qu’il se propose de réinventer. Ses fictions ne s’opposent plus à la réalité, elles l’intègrent dans un processus au cours duquel le romancier s’autorise de nombreux écarts esthétiques et piège les attentes du lecteur. Il mêle, pour ce faire, les différents types de langage, la poésie, la fantaisie et le quotidien, la simplicité et la somme, en se rapprochant des expériences de Flaubert et de Joyce. Son investissement d’écrivain trouve son aboutissement dans la lecture. Deux pôles entre lesquels il jette un pont dans ses romans qui, tous, content peu ou prou l’histoire de cette rencontre et redonnent une fonction sociale à la littérature. En imposant une autre vision du langage et du monde, en instaurant un rapport dialogique, une collaboration ou tout au moins une connivence, une intersubjectivité à partir de laquelle se construit une expérience esthétique avec son double, Queneau renouvelle, le rapport entre la littérature et la société, ainsi que l’avait génialement initié Diderot dans Jacques le Fataliste. Le souci de construction, les jeux avec le langage, le développement d’une esthétique communicative, conduisent curieusement Queneau à laisser de côté la psychologie, à concéder peu de place à la conscience individuelle chez ses personnages. Lui qui suivit une analyse, écrivit un roman poème autobiographique sur le mode d’un prolongement thérapeutique, lui qui s’intéressa aux « fous littéraires », ne s’attacha pourtant jamais à prêter à ses créatures de grands sentiments ni de longs raisonnements. Ses fictions débordent au contraire, très vite, la sphère privée au profit de représentations sociales. Si bien que les traces de subjectivité

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tiennent, le plus souvent, à la parole seule ou à la mention de quelques désordres ou langages inappropriés par rapport à la norme, ce qui a permis de parler de caricatures à propos de ces individus fragmentaires. Car, ce vide psychologique n’autorise jamais une appréhension poussée du personnage, privé d’histoire individuelle, toujours considéré dans son évolution, toujours influencé, dans son comportement et ses pensées, par la puissance sociale, par la présence imaginaire ou réelle des autres. Du Chiendent jusqu’au Vol d’Icare, Queneau met en jeu toute une série de conventions littéraires qu’il subvertit. Il jongle avec le système de la langue, exagère ses incohérences qu’il exploite à des fins ludiques. Il remet en cause le pacte de véracité, joue avec l’horizon d’attente tel que défini par Hans R. Jauss1. Et, par un usage très maîtrisé de la rhétorique, invite à la reconnaissance en multipliant les références intertextuelles, allie des procédés conventionnels, qui visent à convaincre ou à plaire, à des formes novatrices fondées sur la négation de ce jeu. L’obligation faite au lecteur d’adopter un nouveau mode de lecture va de pair avec la volonté de l’auteur de créer un néofrançais, en lieu et place du français écrit, qui se caractériserait par une syntaxe et un vocabulaire typiques du langage parlé, ainsi qu’une orthographe plus ou moins phonétique. Autant d’agrammaticalités qui sont le propre d’une œuvre qui lie étroitement l’émetteur et son destinataire. Une œuvre qui impose de multiples représentations sur le parcours, construit le texte de manière à contrôler étroitement le décodage, contraint son lecteur à opérer une lecture rétroactive et l’oblige à réajuster constamment le sens en fonction de ce qu’il lit. La même manipulation touche l’argot, autre technique de chiffrage de l’information, dont tous les lecteurs de Queneau sont censés connaître les rudiments. C’est, comme le dit Pierre Guiraud, un « signum de groupe ». Un présupposé à partir duquel se forge une forme de complicité entre l’écrivain et son destinataire. Langue des gueux, « langue de la misère », disait Victor Hugo, l’argot témoigne un désir d’expressivité. Son 1

JAUSS (Hans Robert), Pour une esthétique de la réception, op. cit.

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utilisation permet de contourner les tabous instaurés par la société. Tandis que le langage courant manifeste parfois une certaine retenue à évoquer la réalité, l’argot, tant au niveau de la formation des phrases que de la prononciation, de l’intonation ou de la gestuelle, nous éloigne de la norme pour faire résonner le texte par sa violence et sa vulgarité. Une constellation de termes crus, destinés à choquer, vient expulser le monde et sa morale. Une notation grossière, un détail qui répugne, éclate subitement dans un contexte littéraire, affichant une grande liberté d’expression qui constitue cette « configuration passionnelle » dont parle Greimas1. En élevant l’abjection au niveau du verbe, ce sont les conventions, les préjugés liés au « bien écrire », toute une tradition de procédés et de règles que pervertit Queneau. Aussi, cette violence prend-elle, à travers la volonté délibérée de choquer, des allures de défi à la pudeur, ainsi qu’à l’ordre du langage, victimes des perturbations occasionnées. Contrairement à la dimension biographique, existentielle, qu’elle revêt chez Céline, la trivialité est sauvée cependant, chez Queneau, par ses motivations rhétoriques qui permettent de faire bonne figure et renvoient au mythe littéraire avec lequel l’écrivain entretient toujours une étroite connivence : « Tous ceux qui ont cherché à faire dévier l’art ou à le limiter, écrit Queneau, ont été de mauvais artisans. »2

Le discours, ainsi que l’observe Michael Riffaterre3, est à la fois récit conforme à un genre et subversion de ce genre. C’est ce qui porte Roland Barthes à déclarer que « L’activité de Queneau n’est pas à proprement parler SARCASTIQUE, elle n’émane pas d’une bonne conscience, mais plutôt d’une complicité »4. 1

GREIMAS (Algirdas Julien), Du sens II Essais sémiotiques, p. 226, éditions Seuil, collection « Poétique », Paris, 1983. 2 QUENEAU (Raymond), « Qu’est-ce que l’art », Volontés, n° 3 du 20 février 1938. Repris dans Le Voyage en Grèce, op. cit., p. 95. 3 RIFFATERRE (Michael), La Production du Texte, p. 284, éditions Seuil, collection « Poétique », Paris, 1979. 4 BARTHES (Roland), Essais critiques, p. 126, éditions Seuil, collection « Tel Quel », Paris, 1970.

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Pierre Guiraud et Julia Kristeva ont montré que l’on ne maniait pas impunément le langage d’argot, que le registre du français parlé était même, à l’époque : « frappé d’indignité nationale »1. Et, qu’à travers le travail sur le signifiant, c’est toute une culture que l’écrivain met à l’épreuve. Celle-là même qui véhicule le savoir, articule les croyances et produit les idéologies. De ce point de vue, la démarche de Queneau se révèle critique, hygiénique, tonifiante et démystifiante, selon le vœu formulé par l’écrivain : « Nous sommes empoisonnés par les mythes, et j’aimerais infiniment que quelqu’un se lève pour une grande entreprise de démythisation, disons pour frôler le jeu de mots, de démythage, grâce à un quotidien et universel fly-tox »2

Jamais, à ce titre, une œuvre n’a approché de si près un tel objet. Jamais entreprise n’a collé de la sorte au plus près d’une société et de ses mythes. Toute la richesse des textes réside dans cette mise en abyme en vertu de laquelle l’œuvre se nourrit du langage vivant d’une communauté, de ses rêves, de ses mythes. Le parti pris de faire chavirer la phrase en bousculant l’ordre des mots, en jouant sur les illogismes, remet en question toute une vision du monde, ainsi que l’exprime Jean Lohisse3. Et, si l’œuvre de Queneau détonne dans l’univers de la littérature, c’est parce qu’elle s’efforce d’en démonter les règles. Mais, si l’on y est, d’autre part, rarement confronté à une contestation directe, c’est parce que son approche du phénomène tient plus à un travail souterrain qui finit par miner le mode de représentation traditionnel. La pensée critique qui combat la dictature de l’illusion engendrée par la société moderne, ne s’énonce jamais, en effet, brutalement mais s’insinue et se communique dans le langage commun, celui de la société marchande. Un langage qui représente illusoirement le vécu, appauvri, asservi, d’un 1

QUENEAU (Raymond), « Connaissez-vous le Chinook ? », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 58. 2 QUENEAU (Raymond), « Conversation avec Georges RibemontDessaignes », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 45. 3 LOHISSE (Jean), Communication et Sociétés, p. 103, éditions Galilée, Paris, 1980.

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homme séparé de lui-même. Détournée, renversée, cette parole se contredit, s’autodétruit, dans sa forme et dans son contenu, jusqu’à ne plus s’affirmer, comme en peinture, dans sa trace où ne subsiste que son mouvement, sa propre cohérence, le style de sa négation.

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Chapitre III Les relations avec l’univers des normes

Comme nous avons pu l’observer au cours des précédents chapitres, le roman quenien se veut le reflet d’une époque, de ses idées, de ses représentations, de ses croyances, de ses doctrines philosophiques, religieuses politiques, économiques. De tout ce que Marx nomme les rapports matériels dominants, qui constituent le fil conducteur à partir duquel se tisse le champ de l’imaginaire, entrecroisant nostalgie et désir, utopies et idéologies. C’est du rapprochement de ces deux notions, habituellement distinctes, opéré par le philosophe Paul Ricoeur1, que nous voudrions nous inspirer dans les pages qui suivent, pour aborder le thème de l’imagination sociale et culturelle chez Raymond Queneau. Et, poser conjointement le problème des relations entretenues par ces textes avec l’univers des normes, des systèmes de valeurs et de l’idéologie. Intégré au tissu social et soumis dès lors à son influence comme à celle du monde contemporain, l’écrivain porte simultanément une part d’aliénation et de rêve. C’est l’histoire de ce déchirement, qui coïncide avec les guerres et les crises sociales du XXe siècle, que nous envisagerons en montrant que l’œuvre romanesque se situe toujours entre distorsion et fantasmagorie. En tant que produit de l’institution et tourné vers elle, le roman est déjà le fruit d’une conscience prisonnière. Condamné d’emblée, ainsi que l’observe Guy Debord, à un rôle de marchandise. L’écriture, comme pratique sociale est au cœur de cette contradiction qui fait que toute tentative de subversion, de transgression artistique, est aussitôt récupérée et placée dans le registre du dépassement. C’est cette prise de conscience et la volonté d’échapper au dilemme, à ce pacte qui aliène irrémédiablement l’écrivain, que Roland Barthes nomme 1

RICOEUR (Paul), L’idéologie et l’utopie. éditions Seuil, Paris, 1997.

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« l’utopie du langage » ; désignant, ainsi, aussi bien l’intuition de ce déchirement que les efforts accomplis pour tenter de le transcender1. Tout à fait conscient du fait que les résistances sont immenses et le jeu pipé dès son commencement, Queneau s’écarte du lynchage dadaïste et de la volonté de changement impulsée par les surréalistes, pour tracer une autre voie. Il choisit le parti de la vie, opte pour l’action, l’invention véritable, une folie de tous les instants, un incessant travail de sape auquel il convie le lecteur à participer. Toujours à michemin entre légitimation, préservation, et contestation de l’ordre social, l’écrivain s’affirme comme un trait d’union entre la société ancienne et la nouvelle dont ses romans reflètent l’ambiguïté. Leur nature inclassable est le signe d’une configuration originale, en rupture avec le système et l’Académie. Comme en témoigne le bouleversement de l’orthographe qui vise, bien avant toute velléité de réforme officielle, à phonétiser le code écrit, à moderniser le lexique et la grammaire. Toujours entre adhésion et défi, l’écrivain gangrène une société qui a su abolir les distances géographiques mais n’a fait qu’augmenter l’écart entre les hommes. Il contamine à tous les niveaux l’énoncé romanesque, le discours écrit, celui de l’institution, qu’il socialise à l’excès, dans sa graphie, son lexique, son débit. Il malmène, retrousse, culbute la rhétorique de persuasion forgée par l’ordre dominant, combat l’autorité, l’émiettement du savoir, le développement industriel et le mode de vie qui lui est attaché, ainsi que la souveraineté de l’argent qui pollue la vie sociale. Il lutte contre la fascination des images, cet instrument du conditionnement et de l’isolement des foules. Et, suscite une conscience critique qui passe par un travail linguistique, un retour sur le médium, qui permet d’opérer une « désaliénation », en même temps qu’une variation imaginaire de la société. Détourné de sa vocation 1

Roland Barthes, et avant lui Raymond Queneau, s’inscrivent en cela dans le sillage de Karl Mannheim pour qui : « Un état d’esprit est utopique, quand il est en désaccord avec l’état de réalité dans lequel il se produit. » (Idéologie et utopie, Bonn, 1929. Librairie Marcel Rivière et Cie, Paris, 1956, pour la traduction française).

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mimétique, ce discours ininterrompu est érigé à son tour en spectacle. Critiqué de l’intérieur, il devient le langage de l’antiidéologie, un acte de subversion, à partir des figures de construction, de l’édification d’un dispositif savant que Roland Barthes nomme, dans Le Degré zéro de l’écriture, une « complicité rhétorique ». Le langage, vidé de sa morale, miné dans son organisation, n’est plus que malformation, parodie, déséquilibre, incongruité. Il ouvre à un nouveau vertige entre la vraisemblance et l’aberration, engage sur la voie d’une perpétuelle déception, à l’image de la vie. Le rituel orthographique, garant de la culture, de l’ordre social, de la clôture des masses, est bousculé au profit du naturel, du barbare, du nouveau. Pas vraiment comiques et plus du tout sérieux, Zazie, Icare, Pierrot, Jacques l’Aumône ou le duc d’Auge, sont des personnages utopiques, hors de l’institution, qui, tout en étant ailleurs ou nulle part, permettent de repenser la nature de notre vie sociale et d’atteindre quelque chose de l’histoire profonde du temps, de se livrer, à travers une exploration des possibles, à ce que Paul Ricoeur nomme « les possibilités latérales du réel ». Ainsi, Queneau, en quête de fleurs imaginaires, effeuille l’univers des normes et de l’idéologie, va, court, cherche, à l’image de l’artiste décrit par Baudelaire : « ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité. »1

Mais, cette perception aiguë, que le poète qualifie de « magique à force d’ingénuité »2, amène l’écrivain à produire une œuvre difficile, à contre-courant, qui ne correspond pas aux « attentes » du public. Le Voyage au bout de la nuit de 1

BAUDELAIRE (Charles), « Écrits sur l’art », tome 2, Le Peintre de la vie moderne, IV « La modernité », op. cit. 2 BAUDELAIRE (Charles), « Écrits sur l’art », tome 2, Le Peintre de la vie moderne, III « L’Artiste, homme du monde, homme des foules et enfant », op. cit.

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Céline, publié en 1932, soit un an avant Le Chiendent, constitue par ailleurs un événement qui éclipse d’autres innovations qui concernent en partie le même domaine : le français parlé. Et, la rupture engagée par Queneau, dès ses premiers textes, se révèle par trop brutale pour le lecteur de l’époque, ainsi que le souligne Roland Barthes qui parle, dans S/Z1, d’une littérature « marquée par le divorce impitoyable entre le fabricant et l’usager du texte, entre son propriétaire et son client, son auteur et son lecteur ». Brouillé avec Breton et peu tenté par des doctrines sur le déclin, Queneau juge la période propice à des investigations d’un type nouveau qui vont de pair avec le développement de la communication et des média. Poursuivant sur la voie d’une coupure épistémologique amorcée par Céline, il transforme la relation désirante du lecteur au texte, l’oriente vers un espace ludique qui pose le problème du « comment lire ». C’est cette démarche même qui se dessine dans Cent mille milliards de poèmes où dix sonnets aux rimes identiques, découpés en quatorze bandes horizontales, permettent une combinaison de cent mille milliards de poèmes. Et, c’est ce même espace ludique qui resurgit dans « Un conte à votre façon », présenté sous la forme d’un récit arborescent où le lecteur décide du déroulement de l’histoire. Le style qu’il fait sien correspond à une nouvelle façon de voir le monde. Une vision subversive où le gratuit l’emporte sur l’utilitaire. Tandis que résonne encore, au loin, le chaos de la guerre, cet encyclopédiste de la vie et archiviste de son temps va chercher, dans les méandres et la trivialité de l’époque, au milieu du sérieux et du frivole, des éléments de pittoresque. Le tableau qu’il brosse de la société se fonde sur un mélange d’activité et d’oisiveté, de placidité et d’audace. Dans le trouble d’une période transitoire, ses personnages, dégoûtés, déclassés, désœuvrés, ont les yeux tournés vers la modernité et les pieds empêtrés dans les débris d’une civilisation en train de disparaître. Courbés sous le poids de soucis journaliers, le zouave continue, néanmoins, d’afficher son audace, l’artiste sa désinvolture, le concierge son 1

BARTHES (Roland), S/Z, éditions Seuil, Paris, 1970.

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indépendance, le dandy son élégance. Excepté quelques intrigants, hâbleurs, malhonnêtes, qui gravitent autour des protagonistes, et pour qui la vie n’est que ruse et combat, la plupart n’aspirent même pas à l’argent. Juste à quelque chose d’autre. Ils courent, sans aller loin, d’étranges aventures qui les font passer de l’état de nature à une certaine forme de spiritualité. Ils savent, d’eux-mêmes ou par expérience, que l’argent abaisse, avilit, marque pour la vie, qu’il n’est qu’un moyen utilisé par le bourgeois pour réduire la jeunesse et autres « réticents », en les infestant de « ce virus qui ne pardonne pas : le mal d’argent »1. Queneau sait de quoi il parle, lui qui, contraint à plusieurs reprises de vendre une partie de sa bibliothèque pour trouver les moyens de vivre, confessait en 1925 : « D’autre part (je me demande quelle est cette autre part), il n’y a aucune raison - vraiment aucune raison, pour que je ne parle pas de mon impécuniosité. Bien que persuadé que c’est idiot et grotesque, le manque d’argent me fait horriblement souffrir »2

La part que l’écrivain concède à des activités jugées jusquelà contingentes, telles que le jeu, le bavardage ou la fête, prend le pas sur toutes les préoccupations « sérieuses » dont la finalité contribue au mécanisme social. Sa participation s’avère paradoxale, d’un autre ordre, s’inscrit en porte-à-faux entre la volonté d’échange et la fracture de la nouveauté. L’artiste ne se limite pas, en effet, à de simples manipulations mais modifie en profondeur les codes de lecture. Il met en œuvre une véritable stratégie qui marque une évolution dans la perception avec l’irruption, notamment, de personnages modestes, « pauvres et oisifs » comme Icare, toujours marginalisés. Rejetons d’une société dégradante et dégradée, ils évoluent parallèlement, dégagés de ses contraintes, hors de toute catégorisation. Leur désœuvrement les incite à passer la plus grande partie de leur temps dans la rue, dans cet espace de 1 QUENEAU (Raymond), « Rendez-vous de juillet », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 150. 2 QUENEAU (Raymond), Texte inédit, publié sous la rubrique : « Textes surréalistes », dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1027.

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circulation, dépourvu de cohérence, où se côtoie tout le monde, où se mêlent de multiples spectacles et différents parlers. C’est dans ce télescopage et ce morcellement que nous plongent les romans. Au sein d’un perpétuel brassage de langues et de gens. Dans ce no man’s land de quelque quartier de banlieue où, dispersés toujours plus loin, vaquent les désœuvrés, chômeurs ou petits rentiers, baignés dans une culture populaire, assujettis à la dictature de techniques nouvelles telles que l’automobile, le cinéma ou la télévision. Attentif à cette transformation du monde, à tous ces changements de condition de vie, l’écrivain va, sous le couvert d’une exagération humoristique, jusqu’à anticiper sur les vidéo-conférences dans Zazie : « D’ailleurs, dit Gabriel, dans vingt ans, y aura plus d’institutrices : elles seront remplacées par le cinéma, la tévé, l’électronique, des trucs comme ça. »1

Il observe les effets de ces bouleversements, du centre ville aux « foyers mineurs » puis à la périphérie, étudie les nouvelles règles du jeu qu’il incorpore à ses fictions : « Quand Cidrolin rouvre les yeux, un soleil orange descend vers les achélèmes de la zone suburbe. »2

Profitant d’une accélération économique et technologique, les grands ensembles ou « champignonnières » pour reprendre un mot de Queneau, se multiplient à partir des années cinquante, afin d’accueillir une population urbaine en plein essor. Pour la première fois, une architecture spécialement destinée aux pauvres voit le jour. Des « villes nouvelles » sortent de terre, regroupant de plus en plus de logements. La banlieue, peuplée initialement de maisons bourgeoises, se hérisse de petits lotissements uniformes avant de devenir un 1

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 24. QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 89. « La suburbe » est le titre d’un poème inédit, écarté de Courir les rues (repris dans les Œuvres complètes, p. 888). Le mot peut être un néologisme forgé par Queneau à partir de la francisation de l’anglais « suburb », de l’apocope de l’adjectif « suburbain », ou bien encore et plus vraisemblablement, une réfection à partir du moyen français pour désigner le faubourg, la banlieue. 2

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lieu de relégation sociale, une zone péri-urbaine plantée de grands ensembles populaires qui émerveillent la fillette de Saint-Montron : « De superbes gratte-ciel de quatre ou cinq étages bordaient une somptueuse avenue sur le trottoir de laquelle se bousculaient de pouilleux éventaires. »1

Après les « habitations à bon marché » lancées au titre de la reconstruction, en 1945, apparaissent dans les années cinquante, en périphérie parisienne, les premières « achélèmes » plantées sur des « îlots insalubres ». Le nouveau mode de vie dans lequel elles s’inscrivent est évoqué au travers d’amalgames humoristiques qui associent les domaines de l’architecture et de la mode. Captant, dans un même mouvement, une façon de vivre et un lieu de vie, Queneau nous livre ainsi, en quelques mots, tout un condensé de l’époque : « un tailleur deux-pièces salle de bains avec un chemisier porte-jarretelles cuisine »2

Il perçoit, dans la relégation des « impurs », une conséquence du libéralisme sauvage et laisse déjà entrevoir le malaise des banlieues confrontées à l’injustice, à la violence et au chômage. C’est sur ce relâchement du lien social à travers un espace jonché de résidus urbains que l’écrivain attire notamment l’attention dans des textes comme Gueule de pierre, Le Chiendent ou « En passant » qui mettent en scène… « des banlieues silencieuses alourdies de leur labeur »3

L’époque évoquée par le romancier s’étend, en substance, des années 1930 à 1950, fondées sur une division de l’espace social. Une époque où les catégories sociales sont parfaitement définies. Où la classe ouvrière vit dans un espace bien délimité, en l’occurrence la banlieue parisienne, avant que celle-ci ne 1

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 44. QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 142. 3 QUENEAU (Raymond), ), « En passant », Contes et propos, op. cit., p. 128. 2

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connaisse le chômage de masse et la disqualification sociale, ne se transforme en zones de non droit, déstructurées, aux marquages socio-politiques brouillés. C’est, selon une conception matérialiste de l’histoire, cette transformation économique du monde et cette division de la société en classes que reflètent les romans de Queneau, comme l’illustre la réflexion, vite éludée, d’un ouvrier au vieux brocanteur philosophe dans Le Chiendent : « N’empêche qu’avec tes histoires de riches qui sont malheureux et de pauv’bougres qui sont heureux, on s’laisserait exploiter sans jamais rien dire. C’était là un point de vue que le père Taupe se refusait à envisager. »1

Queneau voit la ville se transformer, par petites touches, jusqu’à opérer une mutation complète du paysage. Il voit les industries s’implanter dans des banlieues de plus en plus lointaines, dans des espaces ouverts à l’orée des villes. Il voit éclore des « manufactures » dotées de machines, qui présentent déjà les caractéristiques de l’entreprise moderne et commencent à se répandre dans l’espace morne du faubourg : « Il traversait maintenant une petite banlieue ouvrière avec des manufactures ici et là. L’une d’elles était éclairée. Il y ronronnait des machines. »2

Dans ce nouveau contexte, les valeurs du monde ancien se rident, défiées par des enfants terribles, des jeunes filles délurées comme Zazie, Sally ou Gertie, voire des ivrognes comme Saturnin, prêts à tout investir des fonctions bourgeoises (« pour un concierge, travailler du porte-plume… »). Dans chaque ouvrage, la mise en mots s’affirme, à cet égard, comme une forme nouvelle de résistance. Renonçant à la solennité du sens au profit de jeux verbaux, de pirouettes graphiques, d’hyperboles, d’amplifications cocasses, d’un ton léger ou d’une logique absurde qui nous situent au-delà du vrai et du faux, l’écrivain bouleverse le mode de réception. Il modifie les 1 2

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 134. QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 179.

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ressorts du plaisir de lecture en substituant le rire, le détail obscène ou le délire, à une fiction inconsistante ou dérobée. Si, comme l’affirme Jean Baudrillard : « seul est stratégique (…) ce qui met radicalement en échec la forme dominante »1, nous pouvons dire que les oeuvres de Queneau relèvent d’une véritable tactique qui pervertit le système par une surenchère de figures, pèche par excès, s’enferme dans une énonciation qui ne vise plus tant la transmission d’une information que le seul maintien de la communication. De ce point de vue, la modernité apparaît donc comme une crise qui épouse aussi bien la crise des valeurs, que celles de la politique et de la pensée. Une crise qui tourne autour de la notion de progrès et conduit à s’interroger sur le sens profond de cette « morale de la forme » mise en oeuvre par l’écrivain dans ses romans. Dans un essai intitulé Penser la communication, Dominique Wolton met en garde, en ces termes, ceux qui seraient tentés de s’écarter de la norme : « Malheur, dit-il, à celui qui ne pense pas comme la majorité démocratique : le nombre démocratique, longtemps considéré comme un idéal, peut être aussi tyrannique que le fut l’élite aristocratique. »2. Un avertissement qui nous amène à situer Queneau par rapport à ce nouvel univers, multiforme, de la modernité que l’écrivain aborde de manière insolite, en considérant avec humour, sous forme de pasquinades, certains aspects de la société de l’époque. Une société où tout est à consommer, qui parait avoir définitivement enterré le sacré et dans laquelle la banalité et l’esprit de jeu semblent avoir triomphé de toute transcendance. Une telle approche suscitera longtemps la réticence du public, peu accoutumé par sa culture à réagir à la manière du cynique, en riant pour ne pas souffrir. Autant dire que Nietzsche n’a plus la côte au sortir du drame des deux guerres que vient de vivre l’Europe. Après les camps d’extermination nazis et les goulags dont toute une littérature fait alors témoignage. Queneau est délaissé par l’élite, au service d’une 1

BAUDRILLARD (Jean), Pour une critique de l’économie politique du signe, éditions Gallimard, collection « Les Essais », Paris, 1972. 2 WOLTON (Dominique), Penser la communication, op. cit.

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domination idéologique. Une élite qui n’éprouve que mépris pour la gratuité et le divertissement. Embarrassée par le niveau de langue, la grammaire fautive et les dispositifs rhétoriques, peu sensible aux enfantillages d’une littérature jugée immature et indisciplinée, cette minorité cultivée considère l’écrivain avec suspicion. Ignoré par les amateurs de romans populaires, de récits de gare, qui n’y trouvent pas davantage de satisfaction de lecture, l’écrivain restera longtemps dans cet entre-deux. Il faut attendre le succès d’édition de Zazie dans le métro pour que les romans de Queneau touchent, pour la première fois, et avec beaucoup d’ambiguïtés, un large public. L’enthousiasme spontané des lecteurs pour cette œuvre jugée drolatique contribue, certes, à la notoriété de l’auteur mais constitue en même temps un frein à sa reconnaissance littéraire, dans la mesure où il éclipse la part expérimentale et novatrice du texte. Considéré comme l’un des maîtres à penser de l’époque et comme le chef de file de la « Nouvelle critique », Roland Barthes restreint la part de frivolité et limite la portée du malentendu occasionné par la réception de l’œuvre avec son article : « Zazie et la littérature »1, publié peu de temps après la parution du roman. Dans cette courte étude, Barthes souligne les qualités esthétiques du texte, met en lumière le corps à corps de l’écrivain avec le langage et sa complicité avec le mythe littéraire, contribuant ainsi à faire de Queneau une référence incontournable parmi les auteurs de la modernité. Prudent avec les avant-gardes, même si l’on retrouve dans son oeuvre ce côté provocant et cette conception ludique de l’art, Queneau a vu s’éteindre le mouvement Dada et l’expressionnisme, a fréquenté le surréalisme, été le contemporain du lettrisme et du Nouveau roman, sans s’attacher véritablement à aucun courant. Après avoir fréquenté, un temps, Boris Souvarine et le Cercle communiste démocratique, l’écrivain se montre de plus en plus distant vis-à-vis de l’engagement politique. Un combat incarné alors par l’Internationale situationniste créée en 1957, 1

BARTHES (Roland), « Zazie et la littérature », revue Critique, n°147-148, août-septembre 1959. Repris dans Essais critiques, éditions Seuil, collection « Tel Quel », Paris, 1964.

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dans le sillage des mouvements marxistes du début du XXe siècle et du groupe Socialisme ou barbarie dirigé, dans les années 1950, par Claude Lefort et Cornelius Castoriadis. Indifférent aux modes et circonspect vis-à-vis des grandes théories, le romancier poursuit avec plus ou moins d’hésitation et de conviction son expérience personnelle. Il opte résolument pour le parti de l’humour dont le scepticisme et le relativisme, qui y sont attachés, semblent être les seules réponses au doute et à l’éclectisme du temps. C’est ce dont témoigne la carte postale qu’il adresse à André Blavier, en 1959. Une carte où le caractère ludique de la fiction vient encore se lover au cœur de la réalité. Une carte, sur laquelle les quelques mots portés sont une manière plaisante d’opposer les anciens et les modernes, l’Ancien Régime et l’Après-Révolution, avant de renvoyer malicieusement dos à dos monarque et militaire au travers d’une antiphrase qui met en évidence le même rôle de chef de guerre et le même style de gouvernance personnelle : « Vous avez encore des ennuis avec vos rois. Ah ! si vous aviez un général. »1

Ce n’est pas un hasard si Queneau reçoit, la même année, le prix de l’humour noir pour Zazie dans le métro. Car, sous couvert d’insignifiance, ces quelques lignes qu’il adresse à son ami André Blavier s’avèrent, comme ses fictions, lourdes de sous-entendus. Le « général » dont il parle est bien sûr le Général de Gaulle qui, après avoir été premier président du Gouvernement provisoire de la République française, occupe les fonctions de « président de la République » à compter du 8 janvier 1959. Le « Roi » est Baudouin, qui accède au trône dans une période de crise politique, après que Léopold III, auquel on a ôté le commandement de l’armée en mai 1940, lui ait légué ses pouvoirs, le 11 août 1950. Baudouin doit faire face à son tour à de fortes tensions, à propos notamment de la question scolaire, de l’indépendance du Congo, et des grèves qui caractérisent la période. D’où la réflexion sarcastique de 1

QUENEAU (Raymond), BLAVIER (André), Lettres croisées 1949-1976, op. cit.

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l’écrivain qui ne se départira jamais de ce ton persifleur, dans son œuvre comme dans sa vie. L’humour, c’est la timidité de la pudeur, un moyen pour l’homme de s’adapter à l’irréversible, de rendre l’existence plus légère. La seule manière possible de traverser la modernité. Prise de recul, mise à distance, la raillerie fait partie intégrante des stratégies mises en œuvre par l’écrivain pour comprendre, séduire, et attirer plaisamment l’attention du lecteur. Un lecteur modèle, capable d’intervenir efficacement dans le processus qui les unit, en surmontant les obstacles qui jalonnent le parcours de lecture et en faisant preuve de la compétence intertextuelle requise par l’écrivain. Si la mode n’est pas à la fantaisie dans le roman, cette coopération innovante, souhaitée par le romancier, est en revanche davantage dans l’air du temps, plus en phase avec les motifs de la modernité. Mais, les ouvrages de Queneau ne rencontrent pas l’assentiment du public pour autant. Ses amis ont beau créer pour lui le Prix des Deux-Magots, en décembre 1933, ses livres, sous une apparente simplicité, demeurent empreints d’une trop grande complexité formelle, revêtent un caractère trop expérimental, exigent une trop grande érudition. Ce n’est, réellement, qu’avec Zazie dans le métro que Raymond Queneau connaît un véritable succès populaire. Étroitement lié à la modernité dont il saisit un moment historique dans sa fugacité, le roman développe une lecture de plaisir fondée sur un langage innovant dont la gaieté éclipse les stratégies narratives et les ruses stylistiques. Ses personnages décapants séduisent les jeunes générations qui respirent, dans l’œuvre, un parfum de nouveauté. Poursuivant cet élan novateur, la plume trempée dans la société consommatrice de son temps, Queneau invite le lecteur à s’approprier toujours un peu plus le texte, à partager le travail de création, en même temps qu’il laisse s’épanouir ses créatures. Dégagés de toute contrainte de rentabilité, ces chômeurs, flâneurs impénitents, observateurs passionnés, connaissent des bouleversements qui les amènent à changer de vie et provoquent une mutation dans leur manière d’être. Appelés à jouer avec les multiples facettes et les différents niveaux du réel, les personnages sont invités à forger librement

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des situations. C’est cette fantaisie qui conduit le duc d’Auge à traverser les époques en menant son existence à sa guise, dans Les Fleurs bleues. La même indépendance pousse le protagoniste à s’en aller vivre sa vie, émancipé de la tutelle de l’écrivain Hubert Lubert, dans Le Vol d’Icare. Tandis que le lecteur est convié, non sans étonnement, à suivre l’histoire de son choix, dans « Un Conte à votre façon » ou bien à composer son propre texte, dans Cent mille milliards de poèmes. Si Queneau fait preuve d’un certain classicisme avec la prise en compte du social et de l’histoire, un retour au récit marqué par le respect de l’intrigue et ses rebondissements, son œuvre se présente, néanmoins, comme un contre-modèle par bien des aspects. La fantaisie et les travestissements qui l’animent, les multiples pirouettes qui l’assassinent, ne font que s’amplifier au fil du temps. Avec Odile, en 1937, puis de façon plus diffuse dans les autres romans, il développe le genre de l’autofiction, inauguré par Céline, où il croise l’expérience vécue et les événements inventés. Et, dès son premier ouvrage, ouvre la voie d’une fiction ludique où s’engouffreront Georges Pérec, Italo Calvino et l’Oulipo. Une simple variation paragrammatique suffit pour passer de la norme à la forme. La distance pourtant, plus importante qu’il n’y paraît, permet de prendre la mesure de l’originalité du travail de l’écrivain. Inscrit dans une époque, une lignée, ce dernier est influencé par ses lectures et son environnement, par tout ce qui est d’usage commun et définit la norme d’une collectivité. C’est-à-dire un ensemble de règles, de prescriptions, d’attitudes auxquelles doit se conformer la communauté, au nom d’un certain idéal esthétique, moral ou socioculturel. Autant de principes qui font autorité, de pensées imposées, codifiées, enregistrées, qui ont pris place dans les manuels scolaires, les grammaires et les dictionnaires. Autant d’archétypes qui déterminent les pratiques littéraires, les règles de conduite, définissent l’horizon d’attente d’une génération. Et, qui autorisent à conclure que tout texte est imitation, renvoie à un idéal, un modèle auquel on doit se conformer sous peine de sanctions ou de rejet. D’où le constat émis par Michel Foucault selon lequel la norme est ce qui permet de structurer le champ d’action des autres.

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Confondues avec la fréquence de l’usage ou le traitement habituel des codes, ces règles témoignent, malgré tout, une certaine souplesse, conservent une grande flexibilité sous l’action de changements continuels. Le propre de la littérature étant non pas de réformer les normes mais de les bousculer en introduisant le mouvement, une dynamique propre, rationnelle et infinie, qui ne s’identifie à aucun ordre prédéterminé. Même si la codification fait toujours l’objet d’un certain retard dans l’enregistrement de ces variations, la norme finit généralement par réunir les expériences les plus extrêmes, récupérer les œuvres les plus rebelles. C’est un système de régularité fonctionnelle qui s’oppose à l’irrégularité et au désordre. Georges Canguilhem fait remarquer à cet égard que le « normal » recouvre la même dualité que la « norme ». Et, le philosophe poursuit en affirmant que le « normal » n’est pas un concept statique ou pacifique mais dynamique et polémique, puisqu’il varie avec les époques et renvoie à la menace d’une délinquance qui menace l’institution. Un point de vue que développe Michel Foucault qui démontre, dans Les anormaux, l’émergence du pouvoir de normalisation psychiatrique. C’est à cette critique implicite des normes que se livre aussi Queneau dans son essai sur « Les fous littéraires », qui se présente comme un contournement des règles de standardisation et une valorisation de l’anomalie. Face à la norme s’étend le champ de la forme, fondé sur les particularités, les variables, les figures, ce qui relève de l’écart, cesse d’être correct, propre, commun. Tout un ensemble caractérisé par le jeu, défini par l’action exercée sur une matière passive, objet d’une invention permanente. Tout ce qui rompt avec les habitudes linguistiques ou littéraires et agit sur l’imaginaire du lecteur, par un habile contournement des règles. C’est à ce niveau que se situe le domaine de prédilection de Queneau qui s’emploie à proposer d’autres codes, des modèles ouverts, des signes vivants, à ressusciter des formes anciennes aussi bien qu’à en créer de nouvelles. Réfections, solécismes, néologismes, remaniements syntaxiques et stylistiques, font, en effet, partie de ce chambardement du monde des lettres dans lequel il introduit un interdialecte, une variété intermédiaire, fondée sur l’opposition

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de la langue littéraire et du parler populaire. Influencé par les nouveaux vecteurs de communication, il invente une manière fantasque de transmettre, développe une approche insolite de l’intrigue, de la description, du portrait, ainsi qu’une façon particulière d’exprimer les sentiments et les émotions. Sous le couvert du bon usage, l’écrivain jongle avec la langue, contrecarre ses lois, démonte ses codes, contrarie l’orthographe, pervertit la grammaire. Il joue avec les habitudes et les attentes du lecteur, s’écarte de tout conformisme littéraire et remet en question aussi bien l’idéal esthétique que l’équilibre socioculturel de l’époque. Il met à mal le mythe du « bon auteur », singe son autorité, fait un pied de nez à l’institution et un bras d’honneur à la communauté à travers un style original, proche de l’invention singulière. Autant dire que l’œuvre entretient des rapports tendus avec les règles et parodie plus qu’elle ne révère les principes de la littérature ou plus largement l’univers des normes. Tel est l’esprit qui anime ces romans. Mais, qu’en fut-il de l’homme, vis-à-vis de l’idéologie et des valeurs de son temps ? Queneau se reconnaît orgueilleux mais pas vaniteux. Luimême se présente comme un être angoissé, à l’humeur capricieuse, et volontiers flâneur. Le 10 juillet 1940, il évoque, dans son Journal, le « désespoir professionnel » qui s’empara de lui au cours des années 1927/1928. Période durant laquelle il exerça différents emplois dont un au Comptoir National d’Escompte, immortalisé sous le nom de « Comptoir des Comptes » dans Le Chiendent. Éprouvé par un nouveau conflit qui ravive le douloureux souvenir de la Première Guerre et qui le plonge dans un profond désarroi, il conclut lapidairement sur le même sujet, le 11 décembre 1939 : « Tout ce que j’ai cherché à obtenir, je ne l’ai pas obtenu ; « gagner ma vie », p. ex. entre mille autres choses. Tout ce que j’ai désiré. Par contre tout ce qui m’est advenu l’a été par surprise »1

1 QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 11 décembre 1939. op. cit., p. 100.

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L’homme avoue ressentir toujours une grande gêne à juger du réel. Ce « réel » auquel les auteurs et penseurs vouent un statut si particulier, « inaccessible » selon Lacan avec qui Raymond Queneau suit les cours de Kojève en 1934 et qui sera amené à déclarer un peu plus tard lui-même : « le Réel, c’est l’impossible ». Un « principe », selon Freud (« le principe de réalité »). Queneau en reste à la fois proche, et distant, à travers un discours qui l’agence et le détruit tour à tour. Si bien que le lecteur se trouve constamment pris par cette oscillation entre le terre à terre et l’excès, le vraisemblable et l’invraisemblable qui déborde l’illusion de vérité, verse dans l’écriture de la jouissance, tord le cou du fonctionnel et finit par glisser dans l’esthétique : « Les hommes croient faire une chose, et puis ils en font une autre. Ils croient faire une paire de ciseaux, et c’est autre chose qu’ils font. Bien sûr, c’est une paire de ciseaux, c’est fait pour couper et ça coupe, mais c’est aussi autre chose. »1

C’est cette existence propre, indépendante de la représentation particulière que peut en avoir l’être dont la subjectivité piège la connaissance, qui rend l’objet équivoque, indiscernable. De sorte que pour Queneau, comme pour Pascal et Nietzsche, dont l’écrivain reconnaît l’importance dans son Journal, la contradiction semble « logée au cœur du monde » : « Parler va toujours plus loin que le contenu apparent (…) Quand j’énonce une assertion, je m’aperçois tout de suite que l’assertion contraire est à peu près aussi intéressante »2

Le point de vue, partagé par le philosophe Clément Rosset pour qui « le sort le plus général du langage est de manquer le réel »3, n’est pas sans rappeler ce mot de Tchouang-tseu dont on sait l’influence sur la pensée de Queneau :

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QUENEAU (Raymond), Le chiendent, op. cit., p. 185. QUENEAU (Raymond), Entretiens avec Georges Charbonnier. Enregistrés en janvier et diffusés sur France III, du 2 février au 27 avril 1962. 3 ROSSET (Clément), Le Réel. Traité de l’idiotie, éditions de Minuit, collection « Critique », Paris, 1978. 2

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« La parole n’est pas sûre : c’est de la parole que viennent toutes les distinctions (…) les traités et les commentaires, les divisions et les subdivisions, les discussions et les disputes. »1

C’est du côté de ces assertions qu’il faut chercher le fondement des nombreux démentis, des volte-face contraires à toute dialectique, de ces incertitudes et paradoxes qui émaillent les textes, attentent à la cohérence et à la crédibilité du récit. Car, cette stratégie est l’expression d’une conviction selon laquelle on ne peut parler juste sans conserver une part d’indécision. Mais, si tout ce qui est jugé novateur, archaïque, tout ce qui fait appel à une technique, relève, comme le fait observer JeanPierre Vernant, de « faits intellectuels solidaires d’une structure mentale en même temps que d’un contexte social »2, comment évoquer une pratique, un point de vue, sans prendre en compte la position de l’écrivain dans l’espace social ? Comment juger des médias, parler d’histoire, de norme et d’écart sans aborder le champ politique ? Lorsque celui-ci a pour enjeu « d’imposer la vision légitime du monde social », selon la définition donnée par Pierre Bourdieu3. Qu’en est-il, à ce titre, des rapports de Queneau avec la politique ou ces « instantanés de l’histoire », pour reprendre une expression de Fernand Braudel ? Il est sûr que la déclaration suivante, livrée dans le Journal, atténue grandement la portée de la question initiale : « Qui suis-je ? Un pauvre homme, un pauvre homme. Bien vaniteux, bien orgueilleux. Avec l’infini comme veilleuse. »4 1

TCHOUANG-TSEU, « L’œuvre Complète », Philosophes taoïstes, p. 103, éditions Gallimard, « NRF », bibliothèque de La Pléiade, Paris, 1967. 2 VERNANT (Jean-Pierre), Mythe et pensée chez les Grecs, cité par Ruggiero Romano, « Un modèle pour l’histoire », in. Raymond Queneau, Cahiers de L’Herne, n° 29, éditions de L’Herne, 1975. 3 BOURDIEU (Pierre), « Champ politique, champ des sciences sociales, champ journalistique », Cours du Collège de France à l’Université Lumière Lyon 2, le 14 novembre 1995. Les Cahiers de Recherche du GRS, n° 15, p. 16, Lyon, 1996. 4 QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 30 octobre 1939, p. 92.

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C’est du côté de l’autobiographie en vers, Chêne et chien, et au détour d’un essai, Bâtons, chiffres et lettres, que l’écrivain se situe avec plus de précisions, se positionne implicitement par rapport à la vie sociale : « Ce sont presque toujours des bourgeois qui ont écrit (ou tenté d’écrire) en langage parlé. Mieux même : la plupart des auteurs qui pratiquent le néofrançais sont plus ou moins, politiquement, du centre ou de droite ; quant aux argotiers proprement dits, ce sont toujours de fieffés réactionnaires »1

De même que la Révolution française, au XVIIIe siècle, et la révolution industrielle, au XIXe, furent l’affaire d’une classe qui cherchait à trouver sa place dans la société, la littérature, dans son sens moderne - c’est-à-dire celui qu’elle acquiert à la fin du XVIIIe siècle - a toujours été une institution bourgeoise. Une activité exercée par une catégorie de gens qui, de « l’honnête homme » à la « Société des gens de lettres », détenaient les pouvoirs politique et intellectuel. Et, l’écriture, comme définie par Roland Barthes : « le choix de l’aire sociale au sein de laquelle l’écrivain décide de situer la Nature de son langage »2. C’est la volonté de s’inscrire dans l’une de ces sphères qui anime Queneau. Une démarche qui suffit, à elle seule, pour faire de lui un artiste « engagé », à travers l’élaboration de nouveaux codes, l’expérience de formes inédites, le désir de libérer la perception de ses visières idéologiques et de rompre avec une certaine conception du langage littéraire. L’œuvre entière développe de nombreuses images qui vont des procédés de dévalorisation aux injures ou expressions à caractère scatologique, soulignant chaque fois une descente du romancier en « milieu » populaire ; à l’exemple de la démarche opérée par Henri Barbusse, Charles-Ferdinand Ramuz, Eugène Dabit ou Henri Poulaille. Car, ainsi que le rappelle Queneau, ce langage, comme chez beaucoup d’autres écrivains tenus 1 QUENEAU (Raymond), « On cause », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 54. 2 BARTHES (Roland), Le Degré zéro de l’écriture, éditions Seuil, Paris, 1953.

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pour « populistes », un courant à la mode dans les années 1930, n’était pas celui de son entourage familial : « Moi aussi, je suis un bourgeois. J’ai même eu une enfance très, très bourgeoise. »1

Fils unique de petits commerçants catholiques établis dans la ville du Havre, l’artiste se reconnaît certains privilèges et demeure proche, de part ses origines, d’écrivains tels que Louis Aragon ou Paul Nizan. Étayant son affirmation selon laquelle « la plupart des auteurs qui pratiquent le néo-français sont plus ou moins, politiquement, du centre ou de droite », avec vraisemblablement à l’esprit l’exemple de Louis-Ferdinand Céline, Queneau va jusqu’à révéler, dans son autobiographie romancée, Chêne et chien, que son père affichait sa préférence pour le casque à pointe dont la victoire débarrasserait des francs-maçons, des juifs et des démocrates : « Père ne décolérait pas : c’était d’ailleurs un défaitiste et préférait aux socialistes le casque à pointe de là-bas »2

On voit, dans ses écrits, comment la période havraise l’a formé, incité à voir le monde imaginaire auquel il s’éveillait. Du cocon familial aux mouvements volatils de la rue, la ville natale développe une série d’instantanés qui resteront gravés dans sa mémoire. Le Havre avec ses défilés militaires, son cinéma, ses blessures de guerre, ses particularités, imprègne le film du vécu et va fournir à l’imagination poétique des visions insolites qui renaîtront naturellement dans l’œuvre. Plus naturelles et plus belles. Plus singulières. Car, comme tous les vrais artistes, Queneau dessine de mémoire et non d’après le modèle. Il lutte contre la perte des souvenirs et l’uniformisation de l’oubli, contre ce tri, cet allègement et cette

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QUENEAU (Raymond), « On cause », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 55. 2 QUENEAU (Raymond), Chêne et chien, op. cit., p. 52.

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distraction de l’esprit1 pour, de trou en trou, de puits en puits, d’abîme en abîme, aller recueillir ce nectar « mûri sous la poussière blanche »2. Tous les matériaux arrachés à la ville s’ordonnent dans sa tête, s’harmonisent dans le champ des souvenirs où ils subissent, selon le témoignage fourni par Baudelaire : « cette idéalisation forcée qui est le résultat d’une perception enfantine, c’est-à-dire une perception aiguë, magique à force d’ingénuité ! »3. C’est dans cette ville bourgeoise qu’était Le Havre, avant et pendant la guerre de 14-18, que Raymond Queneau forge son caractère. Le Havre, qui cristallise tout ce qui pousse l’adolescent à condamner ce qui l’entoure pour apprendre à exister autrement. C’est là que, après l’achat d’une Bible, en février 1918, se manifeste, au mois d’août, son côté rebelle : « Crise religieuse ; je renonce au catholicisme »4

Un reniement qui connaît, deux ans plus tard, un certain retentissement au sein de la famille, lorsque le fils annonce crûment à ses parents qu’il est athée. La protestation se poursuit au travers d’une contestation plus radicale, de type anarchiste, ainsi que le rapporte le poème À d’autres, en 1938 : « puisque vous approuvez les dents que l’on arrache le carcan qui sertit le cou du prisonnier les coups de pied au cul et les coups de cravache puisque nous n’approuvons pas puisque vous admettez et le pauvre et le riche et le mal et le bien et l’aumône et le poing et le roi sur son trône et l’idiot dans sa niche puisque nous n’admettons rien »5

C’est cet esprit rebelle, associé à son souci de bien-être et de tranquillité, qui feront dire à André Bellec (Les Frères Jacques), que Raymond Queneau est un « anarchiste 1

QUENEAU (Raymond), « Adieux à un pays plat », Fendre les flots, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 543. 2 QUENEAU (Raymond), « L’Homme et la bouteille », Fendre les flots, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 545. 3 BAUDELAIRE (Charles), « Écrits sur l’art », tome II, Le Peintre de la vie moderne, op. cit., p. 140. 4 QUENEAU (Raymond), ), Journaux, 1914-1965, 1er août 1918, op. cit. 5 QUENEAU (Raymond), « À d’autres », L’Instant fatal, op. cit., p. 209.

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bourgeois ». Un oxymore mis à la mode par Les Temps modernes qui parlait « d’anarchisme de droite », en 1947, après le « Socialisme fasciste » de Drieu La Rochelle, en 1934. Ici encore, c’est du côté de l’écrit qu’il faut chercher une explication à cette étiquette. Du côté de l’image véhiculée par ces culbutes de la langue, qui viennent à bout des tabous sans avoir l’air d’y toucher. Nous renverrons, pour étayer et éclairer le jugement d’André Bellec, à cette succession d’événements, de désordre et de chaos qui fait la vie. À ces histoires particulières, à cette forme d’individualisme libertaire, à ces rencontres, engagements, adhésions, lettres, qui constituent autant d’ « instantanés de l’histoire ». Les circonstances historiques qui entourent les protagonistes, les réflexions critiques prêtées à ces derniers, reflètent bien souvent les préoccupations de l’auteur et montrent, contrairement à ce que l’on a pu dire et écrire, que Raymond Queneau n’est pas apolitique. Il s’intéresse à la politique, mais différemment, à sa façon. Il est arrivé à plusieurs reprises, au romancier, de s’engager au cours de sa carrière durant laquelle il s’est toujours efforcé de conserver un regard lucide sur la société. En août 1925, Queneau signe le manifeste La Révolution d’abord et toujours, ainsi qu’une déclaration contre la guerre du Rif et une motion des Lettres Françaises en faveur des républicains espagnols. Il défend Charlie Chaplin contre les attaques dont ce dernier est victime, en 1927. Il proteste, en 1949, contre la répression anticommuniste à Athènes. Il affiche son hostilité au fascisme italien dans Le Chiendent et restitue le climat politique d’avant-guerre, avec la naissance des ligues, dans Les Enfants du limon. Il lit Marx et Lénine, ainsi que Nietzsche qu’il rend responsable des périodes les plus sombres de l’histoire allemande avec son exaltation du surhomme et sa postérité à travers le régime nazi. Il refuse de collaborer à la NRF sous l’occupation. Mais, participe en revanche à L’Éternelle Revue, créée dans la clandestinité par Paul Éluard et dirigée par Louis Parrot, ainsi qu’à Front National, organe des FTP (Francstireurs et partisans), où il tient une chronique hebdomadaire, entre 1944 et 1945. Il contribue également aux revues Messages, dirigée par Jean Lescure, et Fontaine, fondée et

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animée depuis Alger par Max-Pol Fouchet. À la Libération, il s’associe aux Lettres Françaises dirigées par Aragon. En 1949, il défend le peintre, écrivain, cinéaste, auteur du Manifeste de la poésie lettriste, Isidore Isou, poursuivi pour atteinte à la moralité publique. En 1950, il signe les « Protestations » en faveur de Vian et d’un éditeur de Sade, appelés tous deux à comparaître devant les tribunaux, ainsi que pour l’élargissement du poète turc Nazim Hikmet, emprisonné depuis 1938 à Istanbul, sous prétexte d’« incitation à la révolte ». L’année suivante, il se prononce en faveur d’Henry Miller, accusé d’obscénité. Il signe contre les poursuites qui visent Roger Vailland, en 1952. Il apporte son soutien à la restitution de deux enfants juifs à leurs proches (« affaire Finaly »), ainsi qu’à Ethel et Julius Rosenberg, accusés d’espionnage et menacés d’exécution aux États-Unis, en 1953. Il signe la protestation contre l’interdiction du film de Jacques Rivette, La Religieuse, en 1966 ; de même que la pétition en faveur de la réintégration d’Henri Langlois à la cinémathèque, en 1968. Toutes ces prises de position qui visent à défendre des causes, des idées, à caractère politique ou social, témoignent de la conscience humaniste et pacifiste de l’homme, de son souci de justice et de liberté ainsi que de sa tolérance. Ses interventions, en tant qu’intellectuel, pour défendre, critiquer ou dénoncer, ne relèvent certes pas d’un grand activisme politique mais laissent paraître des convictions. Elles manifestent le souci de s’immiscer dans les affaires publiques, de réagir sur un problème éthique, à un moment précis de l’histoire. Elles témoignent aussi, indirectement, l’emprise de plus en plus forte de l’espace public sur la sphère privée au cours du XXe siècle, ainsi que l’implication accrue du sujet dans la vie collective, grâce notamment au développement des média qui permettent d’informer presque instantanément sur un fait survenu à l’autre bout du monde. S’il est vrai que l’engagement se borne le plus souvent à quelques signatures de tracts, pétitions ou manifestes, nous préciserons que c’est parce que Raymond Queneau est un homme toujours de passage. Il est et il n’est pas. C’est un adepte de l’école buissonnière, dont les chemins ne suivent pas

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les routes habituelles, conduisent en des lieux où ces dernières n’arrivent pas, où les autres ne vont pas. Et, si Jean Queval a pu écrire : « pas de politique »1, pour caractériser l’œuvre de l’écrivain, celle-ci, comme nous avons eu déjà l’occasion de le montrer à différentes reprises, n’est cependant pas idéologiquement neutre. La politique et l’histoire n’y sont jamais de simples toiles de fond mais constituent le plus souvent, au contraire, les véritables moteurs du récit. À toutes les questions de syncrétisme idéologique et de poétique interne s’ajoute, en effet, la dimension de l’histoire qui, sous le poids des événements et des modifications des conditions d’existence, s’impose comme une nécessité, aux dires même de l’artiste qui se met en devoir de comprendre le sens de ces nouveaux désordres, tel celui provoqué par la manifestation antiparlementaire et les émeutes du 6 février 1934, place de la Concorde à Paris : « Dès 1930, il fallut déchanter et le 6 février 1934 offrir aux romanciers un incident qui figure déjà dans bon nombre d’œuvres antérieures à Munich. Depuis, il s’est passé suffisamment d’événements pour que l’on conçoive mal une œuvre romanesque quelconque placée « dans la réalité », qui non seulement puisse les passer sous silence, mais encore ne soit obligée de leur attribuer un rôle important »2

Queneau nous transporte, ainsi, de l’époque ancienne à la période contemporaine, en passant par le Moyen Âge et les temps modernes, ancrant toujours ses romans dans l’histoire. L’histoire, où la petite taraude la grande aux côtés de laquelle elle chemine sans cesse, avec ses anecdotes, laissant apercevoir parfois des aspects plus rieurs de l’humanité. Tel est le cas de la révolution irlandaise de 1916, que l’écrivain met en scène sur un mode burlesque dans On est toujours trop bon avec les femmes. S’il respecte dans ses grandes lignes le déroulement de l’insurrection dublinoise, le romancier limite l’action à la prise de la Poste centrale, laissant de côté les autres bâtiments 1 QUEVAL (Jean), Raymond Queneau, p. 143, éditions Seghers, collection « Poètes d’aujourd’hui », Paris, 1960. Renouvelé en 1971. 2 QUENEAU (Raymond), « Lectures pour un front », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 197.

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stratégiques. Rien, en revanche, sur la dimension idéologique du conflit, à l’origine de la proclamation de l’éphémère république d’Irlande. Rien, non plus, sur la violence de la répression de ce que l’on a appelé les « Pâques sanglantes » qui se soldèrent par l’exécution de quatre-vingt-dix insurgés. Queneau détourne l’attention sur l’enfermement de la demoiselle dans les toilettes et nous écarte de la gravité de l’enjeu politique par cette approche insolite de la réalité. S’il émane, du Chiendent aux Fleurs bleues, un certain fatalisme face à la représentation cyclique de l’histoire, le discours idéologique renvoie toujours, quant à lui, à des événements datés, comme en font état : la révolte irlandaise, les références au développement des ligues, au moment de la naissance du fascisme ou la création de la N. S. C. (« Nation sans classe ») dans Les Enfants du limon. Le même souci de reconstruction se fait jour dans Un rude hiver où la montée d’un national-populisme se dessine à travers le discours de Lehameau. Un réactionnaire pessimiste, lecteur de Maurras et de L’Action française, qui projette sa propre guerre (le travail de deuil du héros) sur les choses et les gens, n’éprouvant que… « répulsion absolue et fanatique pour la plèbe du port et des usines, pour la racaille en casquette, les prolétaires bourreaux de leurs enfants, insolents avec les honnêtes gens, ivrognes, brutaux, séditieux et sales. »1

L’homme s’est félicité de la mort de Jaurès et ne supporte pas une France « démocratique, franc-maçonne et enjuivée » : « Il y a une chose dont j’ai horreur par-dessus tout, c’est de la république française. Les radicaux, les socialistes, les radicaux-socialistes, pouah, pouah. pouah. Les francs-maçons, les juifs, les syndicats, pouah, pouah, pouah. L’éducation laïque, les instituteurs, les ouvriers conscients et organisés, pouah, pouah, pouah. La liberté, l’égalité, la fraternité, pouah, pouah, pouah... »2

Le caractère provocateur du personnage est tel qu’il ira jusqu’à jeter la suspicion sur Queneau aux yeux de la 1 2

QUENEAU (Raymond), Un rude hiver, op. cit., p. 73-74. QUENEAU (Raymond), Un rude hiver, op. cit., p. 129.

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résistance ; au même titre que les répliques de Frédéric, l’espion suisse partisan d’un régime autoritaire, dont les idées préfigurent l’esprit de la collaboration. Dans la lignée du PPF (Parti populaire français) de Jacques Doriot, et du RNP (Rassemblement national populaire) de Marcel Déat, Frédéric ne cache pas sa sympathie pour l’Allemagne et se déclare même partisan d’une alliance plus poussée, comme Céline qui, dans les pamphlets, se livre à une apologie d’Hitler et fait part de son désir de voir naître, un jour, une armée francoallemande : « - Eh bien, monsieur Frédéric, vous savez ce qu’il faudrait pour sauver la France de la décrépitude et du désordre ? Vous ne le savez pas ? Non ? Eh bien moi je vais vous le dire. Il faudrait « un protectorat allemand. »1

Reprenant les stéréotypes nationalistes, le romancier s’appuie sur l’idéal réactionnaire d’un pouvoir fort et l’apologie des valeurs d’ordre ; ainsi que sur ceux de patrie et de moralité, à partir desquels il retrouve une certaine conception de la « démocratie » qui passe par l’élimination des francs-maçons. Mais, certaines déclarations du Journal sont là pour confirmer le caractère résolument parodique de ces propos anti-maçonniques : « (En 38/39, j’ai songé plusieurs fois à adhérer à la F. .M. .)… Les Sociétés Secrètes… »2

Des propos souvent associés, dans l’œuvre, au souvenir de l’affaire Dreyfus dont Un rude hiver fournit les allusions les plus nombreuses : « Il pensait à la France démocratique, maçonne et enjuivée (…) pour lui, le moratorium était une sanglante injustice, œuvre de francs-maçons »3

Par le caractère outrancier de leur provocation, de telles attaques ressuscitent l’intertexte célinien en se situant dans la 1

QUENEAU (Raymond), Un rude hiver, op. cit., p. 132-133. QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 11 mars 1940, op. cit., p. 146. 3 QUENEAU (Raymond), Un rude hiver, op. cit., p. 15 et 22. 2

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tradition pamphlétaire des Beaux Draps (« La France est juive et maçonnique ») ou de L’École des Cadavres (« La grande curée judéo maçonnique »). Et de la hargne qu’entretient Céline à l’égard du pouvoir présumé des sociétés secrètes, ainsi que des banques juives censées faire la politique de la France. Mais, encore une fois, ces propos romanesques, empreints de vraisemblable, ne sauraient refléter les idées d’un homme qui s’est toujours situé aux antipodes des positions nationalistes (comme en témoignent les virulentes attaques du poème « Munich »1) aussi bien que de toute autorité, de toute manipulation, de tout endoctrinement, de tout ce qui, de près ou de loin, pouvait constituer un frein à la connaissance. L’écrivain a toujours combattu, au contraire, les positions obscurantistes, les doctrines en général et celles qui témoignaient une négation ou une restriction du savoir en particulier. Et, si son œuvre demeure parcourue par les idéologies, c’est pour mieux en démonter les mécanismes, en dénoncer les pratiques ou les sophismes, en les prenant aux pièges de leur propre discours et de leur rhétorique. En 1924, Queneau rencontre Philippe Soupault et André Breton qui galvanisent son âme rebelle. Il fréquente la Centrale Surréaliste jusqu’à son incorporation, en 1925. Une expérience sur laquelle il porte, quelques années plus tard, le jugement suivant : « Ce n’est pas du point de vue littéraire que le Surréalisme m’intéressait, mais comme mode de vie. C’était la révolte complète. »2

Libéré des obligations militaires, en 1927, Queneau rejoint le groupe surréaliste jusqu’en juin 1929, date de sa rupture avec Breton. Une brouille à propos de laquelle il évoque des « raisons strictement personnelles » et non « idéologiques ». On peut comprendre qu’étant devenu le beau-frère du chef de file du surréalisme, depuis qu’il a épousé Janine Kahn, en juillet 1928, Queneau prenne ses distances avec le mouvement 1

QUENEAU (Raymond), « Munich », poème inédit, écrit en 1937, repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 762. 2 QUENEAU (Raymond), Dialogues, revue mensuelle, n° 14, mai 1958.

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au moment où André Breton, éperdument amoureux, quitte sa femme, Simone, pour la belle Suzanne Muzard, une ancienne prostituée fiancée au journaliste et écrivain Emmanuel Berl. Mais, il est aussi vraisemblablement lassé du terrorisme intellectuel que Breton, qui s’est radicalisé d’un point de vue doctrinaire et politique, fait régner autour de lui à coups de pamphlets, de tracts et d’ostracismes. Avec les exclus, Prévert, Desnos, Duchamp, Vitrac, Limbour et Bataille, Queneau participe, en 1930, à la rédaction d’Un Cadavre. Un pamphlet dirigé contre Breton, sur le modèle de celui qu’avait écrit le groupe, quelques années auparavant, à l’occasion de la mort d’Anatole France. Quelles que soient les motivations réelles de la rupture, on retiendra cet intérêt pour l’esprit de révolte ; cette volonté de « transformer le monde » et de « changer la vie », qui animait le mouvement surréaliste et parcourt l’œuvre de Queneau, placée tout entière sous le signe de l’insurrection. Qu’il s’agisse de l’émeute provoquée par les philosophes de l’UniPark, dans Pierrot mon ami ou de la rébellion des nationalistes irlandais, dans On est toujours trop bon avec les femmes. De la dissidence au sein du mouvement surréaliste, à travers son roman polémique Odile ou de la révolte existentielle de Lehameau, dans Un rude hiver. De la désobéissance au père, dans Saint Glinglin ou de l’indiscipline et de l’esprit contestataire de Zazie, dans Zazie dans le métro. De l’insoumission du duc d’Auge qui refuse au roi Louis IX, futur saint Louis, de participer à la huitième croisade et conspire contre Charles VII, dans Les Fleurs bleues ou de l’émancipation des personnages du romancier Hubert Lubert, dans Le Vol d’Icare. Cette agitation intérieure, liée à un rejet du conformisme ainsi qu’à une volonté de bouleverser les règles établies, se manifeste de 1924 à 1935, durant la période marxiste que traverse Queneau, sur fond d’ « études traditionnelles ». Il se lie d’amitié avec Boris Souvarine qui incarne une opposition de gauche à la Troisième Internationale, adhère au Cercle communiste démocratique et collabore, avec Michel Leiris et Georges Bataille, à La Critique Sociale, de 1931 à 1933. Un

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épisode sur lequel revient Leiris, qui mentionne en ces termes l’engagement politique de Raymond Queneau : « Ensuite, nous avons fait partie – comme Bataille – du Cercle Communiste Démocratique qui publiait une revue, La Critique Sociale, dirigée par Boris Souvarine. Comme au temps de « La Révolution surréaliste », Queneau s’y est montré assez effacé : il est probable qu’aucune activité de groupe ne lui convenait réellement »1

Peu enclin au conformisme et à la pensée commune, ce fils unique, renfermé, solitaire et dépressif ne s’est jamais montré attiré, en effet, par les activités de groupe, ainsi que le souligne justement Leiris. Si bien qu’après avoir flirté avec le mouvement, Queneau se détache de la politique. Sa vie s’efface de plus en plus derrière son œuvre à travers laquelle l’homme, toujours un brin énigmatique, toujours enfant, délie un peu de son pessimisme au bénéfice d’un humour salvateur. Un rire qui, par sa fonction cathartique constitue un moyen de se préserver, d’échapper au malaise, d’élever à la lucidité, dans le sillage de Nietzsche et de Bataille. Ce sont ces transformations que vivent, peu ou prou, ses personnages. Des créatures dont il partage le scepticisme et le désarroi. D’Étienne Marcel à Jacques l’Aumône, en passant par Vincent Tuquedenne, Bernard Lehameau et Pierrot. De Valentin Brû à Icare, sans oublier Zazie et Cidrolin. Que de chemin parcouru ! De 1933 à 1944, de 1952 à 1968. Tous ces êtres de papier, auxquels l’écrivain donne naissance, renvoient une certaine image de la société et réfléchissent le regard que l’artiste choisit de leur faire porter sur le monde. D’un naturel réservé, discret, Queneau a toujours fait part de méfiance et de suspicion. De sorte que l’homme se sentait plus dans son élément lorsqu’il se livrait à la concentration, à la réflexion ; quand il s’adonnait à des activités solitaires telles que la recherche mathématique, la lecture ou l’écriture, qui lui procuraient un réel plaisir. Comme tous les introvertis, l’artiste prenait le temps d’analyser avant 1 LEIRIS (Michel), cité par Jacques Bens, in. Queneau, p. 12, éditions Gallimard, collection « La Bibliothèque Idéale », Paris, 1962.

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d’agir. Timide, il appréciait le calme, ainsi qu’il l’a confié à plusieurs reprises dans son Journal. Mais, il aimait, en revanche, approfondir les contacts, comme en témoigne son abondante correspondance et les nombreux échanges auxquels se livrent ses personnages. Des personnages qui se construisent dans ces relations avec leur environnement, dont les interactions modifient le comportement ou la nature. Queneau a déjà trente-six ans lorsqu’il écrit, au cœur d’une époque troublée, l’essentiel du Journal dans lequel il se présente comme un homme indécis, qui manque d’assurance et nourrit une faible estime de soi. Cette instabilité, qui l’a déjà poussé à entreprendre en 1932 une thérapie avec Madame Lowska, l’amène, entre 1933 et 1941, à se pencher sur la philosophie de Hegel, à chercher le salut par la gnose, sur fond d’asthme et de psychanalyse. Ces connaissances et révélations intérieures, mêlées à des interrogations sociopolitiques, entre 1935 et 1940, n’évitent pas une nouvelle crise spirituelle. C’est en 1937 que Raymond Queneau ébauche le projet, qui restera inachevé, du Traité des Vertus Démocratiques dont l’ambition est de présenter le « spectacle cru de l’homme moderne ». L’ouvrage connaîtra une publication posthume, en 19931. Composé de bribes griffonnées sur un cahier d’écolier, le texte traduit une nouvelle fois l’intérêt de l’écrivain pour l’histoire en même temps que son désarroi, tant d’un point de vue historique que personnel. Il faut dire que la période est pour le moins troublée avec la deuxième vague de procès organisés à Moscou par Joseph Staline pour éliminer ses anciens rivaux politiques : des généraux de l’Armée rouge, ainsi que plusieurs vétérans bolcheviks. Seul le principal accusé, Léon Trotski, expulsé en 1929, échappera pour un temps à la purge. On comprend mieux pourquoi le texte de Queneau se fait d’emblée polémique en affichant le titre suggestif d’Anti manifeste. Un intitulé qui annonce, d’entrée, sa volonté de s’éloigner de la pensée révolutionnaire incarnée par le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, aussi bien 1 QUENEAU (Raymond), Traité des Vertus Démocratiques, éditions Gallimard, collection « Les cahiers de la NRF », Paris, 1993.

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que de la question-programme formulée par Lénine dans son article : « Que faire ? » Publié dans le numéro 12 du journal l’Iskra, l’organe de l’Union des social-démocrates russes à l’étranger, cette étude avait pour but de recentrer et de canaliser les courants révolutionnaires. C’est sur cette interrogation parodique : « Que faire alors ? » suivie d’un « rien » désabusé, que débouche la réflexion de Queneau au terme d’un rapide dialogue, vite abandonné au profit d’une écriture fragmentaire mettant en scène deux points de vue, incarnés par des personnages nommés B et C. Un échange, au cours duquel l’écrivain se montre de plus en plus méfiant à l’égard des idéologies, du réformisme bourgeois et de la révolution russe. Faut-il poursuivre l’insurrection, comme le préconise Trotski ? Éduquer les masses aux vertus démocratiques, au cas où le peuple serait appelé à gouverner ? Mais, est-il raisonnable que n’importe qui gouverne ? demande l’écrivain qui cherche désespérément une alternative au nationalisme et au communisme. Car, la situation n’est pas meilleure en Europe où l’on assiste, durant cette même année 1937, à la destruction de Guernica au cours de l’opération « Condor » organisée par Hitler en soutien à son allié, le général Franco. Hitler, que le Reichstag a reconduit dans ses pleins pouvoirs pour quatre ans. Hitler, qui vient de signer le protocole Hossbach prévoyant l’annexion de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie. Hitler, qui ouvre le camp de concentration de Buchenwald. Hitler enfin, qui fait brûler plusieurs milliers de toiles qu’il estime relever d’un « art dégénéré ». La menace est telle que, le 10 mars 1937, le pape Pie XI publie une encyclique, rédigée en allemand pour la circonstance : Mit brennender Sorge (« Avec une brûlante inquiétude ») condamnant le nazisme. Tout aussi critique est l’état de la France où, après l’accession au pouvoir du Front populaire, plusieurs attentats sont commis par La Cagoule, une organisation d’extrême droite composée d’anciens membres de l’Action française. Poussé par les difficultés économiques, le gouvernement Blum, qui a refusé l’adhésion à la Troisième internationale communiste, démissionne une première fois, le 21 juin 1937. Rappelé par le président de la République, Albert Lebrun,

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Léon Blum ne parvient pas à appliquer ses réformes et se retire au profit d’Édouard Daladier dont les mesures impopulaires vont précipiter la chute du gouvernement. En décembre, LouisFerdinand Céline publie Bagatelles pour un massacre, tandis que Malraux fait paraître simultanément L’Espoir. On comprend que dans ce contexte, rechercher une alternative au nationalisme ou au communisme relève de la gageure et ramène inéluctablement Queneau au « Rien » mystique, inauguré en 1933 par Le Chiendent (« Y a rien »), au non-agir du Tao Tö King, le « livre de la voie et de la vertu » attribué à Lao-tseu. C’est à travers cette philosophie, régie par les principes fondamentaux du « Non-être » et du « Non-agir », que l’écrivain va s’efforcer de se forger une troisième voie, aux antipodes des affaires publiques. Ce sont ces axiomes qui vont guider la réflexion de Queneau dans les pages suivantes au travers desquelles il s’efforce de délaisser le cours des choses pour, libéré de tout besoin, délivré de tout désir, épouser le grand mouvement de l’univers. Si l’on ne cherche pas à gouverner les hommes, ceux-ci s’organisent eux-mêmes, de la meilleure façon possible, dit le Tao, très critique à l’égard de l’action politique. La pensée de Queneau baigne dans cet équilibre libertaire auquel vont s’associer les valeurs républicaines d’égalité et de fraternité, jusqu’à ce que la religion surgisse, avec son cortège de questions relatives à la transcendance, au rapport à Dieu, à la hiérarchie. « Appel du métaphysique », peut-on lire sur le septième feuillet, qui débouche sur la mention de deux utopies qui clôturent la page suivante du cahier : « L’abbaye de Thélème », de Rabelais, et « Le Paradis perdu », poème épique de John Milton. Deux ouvrages qui ont fortement influencé l’orientation du Traité. De « L’abbaye de Thélème », Queneau retiendra l’idée que les résidents, hommes et femmes, font ce qui leur semble vertueux. Non pas ce qu’ils veulent, mais ce que la volonté divine leur suggère. Rabelais croit en la bonté de la nature humaine et, pour tendre au bon fonctionnement de sa société idéale, il met en avant l’importance de l’éducation, sur laquelle revient largement Queneau ; comme il s’approprie le refus de gouverner de Frère Jean, sous prétexte que ce dernier ne sait

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pas diriger lui-même : « Les individus choisis s’abstiennent ». Objectif suprême des Thélémites, du Tao et de Queneau, l’autogouvernance doit permettre au peuple d’exercer le pouvoir sans l’intervention d’une autorité. Et, Queneau de mentionner : « C’est là une Société Secrète », rapprochant ainsi ce principe du fonctionnement d’autres systèmes de morale, tels que l’église catholique ou la Franc-maçonnerie. L’idéal, en effet, est de se gouverner soi-même, ce qui semble être l’objectif des Thélémites comme celui du Tao. Mais, ce système a ses limites, car une telle éducation n’est pas accessible à tous, ce qui fait resurgir la notion de l’élite. Du Paradis perdu, l’écrivain retient l’image de la désobéissance de l’homme, qui sera la cause de sa chute, l’origine de son malheur, comme il l’exprime dans Une Histoire modèle : « Il est bon d’envisager à l’origine des temps un couple heureux. C’est l’hypothèse dite du Paradis Terrestre. Le premier malheur qui les accable les précipite dans l’histoire, et la chronologie commence. »1

L’homme est obsédé par la lutte, le combat pour la vie, qui génère « la haine, le ressentiment, la violence ». « Chaque sentiment appelle sa résonance », avertit Queneau, rappelant que ceux-ci étaient déjà en germe dans le communisme et se sont propagés jusqu’à « Mein Kampf ». Un constat qui débouche sur une mise en garde contre les idéologies tentatrices, susceptibles de jeter les hommes dans l’abîme, de les précipiter dans le Chaos, d’en faire des aliénés. Comme chez Milton, le péché et son ombre sont les signes avantcoureurs de la mort. Tant que la crainte du jugement existera, les hommes règleront leur vie, jusqu’à ce que l’un d’entre eux s’élève et veuille imposer sa domination. La réflexion se poursuit sur deux colonnes, respectivement consacrées au catholicisme et au nationalisme, dont la somme aboutit à cette déclaration : « état putrescent ». Pour Queneau, les quêtes révolutionnaire et métaphysique doivent se rejoindre dans la 1

QUENEAU (Raymond), « D’une hypothèse », Une Histoire modèle, chapitre XVI, p. 24, éditions Gallimard, Paris, 1966.

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pratique de la vertu, donnée comme fondement même de la démocratie. Vœu pieu ? Alliance chimérique ? Est-ce à cette rocambolesque unité, à l’impossible réconciliation avec la divinité offensée que renvoie le choix de la forme morcelée ? Le fragment désigne métaphoriquement le Paradis perdu, mesure le malheur de l’homme, tente son bonheur et progresse vers le Paradis retrouvé. Le fragment, nous dit le dictionnaire, est la fraction de quelque chose qui a été brisé. Il oppose le parcellaire à la totalité, épouse son propos en dessinant un cheminement, soumet un type d’exploration susceptible d’expliquer, d’éclairer le déroulement de la réflexion en relation avec le langage. En tant que rupture d’une unité, d’une harmonie, d’une pensée, l’écriture fragmentaire exprime une certaine violence. Elle rend compte de la noirceur de ces années qui ont vu s’effriter les certitudes, la confiance que l’écrivain pouvait accorder au monde et aux systèmes de pensée. Désappointé par son environnement historique et social, celui-ci a perdu espoir, en même temps que sa conscience morcelée décline toute possibilité d’appréhender le réel dans sa globalité. C’est cette fêlure que manifeste la dérive du langage qui erre, flotte, se cherche, mimant cette désespérance du sujet qui semble l’avoir contaminé. Impossible d’écrire au fil du stylo ! La page a des accents mallarméens, laissant entrevoir, comme nous l’avons déjà montré à propos de Monuments, du jeu sur les caractères, l’espace et la ponctuation, tout l’intérêt de Queneau pour la typographie1 ; tandis que les opérations de découpage, de collage et de montage qui président à la reconstruction du texte, annoncent des activités combinatoires telles que : « Meccano » et « L’Analyse matricielle de la phrase en

1

En 1930, Raymond Queneau débute une étude sur les fous littéraires français du XIXe siècle. Faute d’éditeur, il utilise une partie de ses notes pour écrire Les Enfants du limon et publie un article intitulé « Délire typographique », dans Bâtons, chiffres et lettres (p. 285), où il est notamment question d’un certain Nicolas Cirier, auteur de L’œil typographique et l’Apprentif administrateur, parus respectivement en 1839 et 1840. André Blavier mènera à son terme ce projet d’anthologie en publiant Les Fous littéraires, en 1982, aux éditions Veyrier. Ouvrage réédité aux éditions des Cendres, en 2000.

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français »1, Cent mille milliards de poèmes, « la littérature définitionnelle », « la méthode S+7 » ou l’ « haï-kaïsation » d’un sonnet de Mallarmé2. Ce retour sur la forme ouvre donc simultanément une réflexion sur l’écriture, qui engage le lecteur dans un processus de métacommunication sur la nature du fragment, la place du sujet énonciateur et celle du destinataire. Suivant la pratique du « non-être » en limitant son action sur le langage, Queneau s’interdit de dire « je » mais cherche le chemin de la connaissance derrière le leurre de l’effacement, d’un détachement ou d’un « je prends je laisse » (les « lipolepses » de Morale élémentaire) qui annonce le Glas de Derrida. L’écriture fragmentaire lui permet, en outre, de mieux interagir avec son lecteur dont l’attention est davantage sollicitée. Elle engage le destinataire dans une lecture participative et laisse s’imposer le vide qui se veut l’expression artistique d’un dépassement, en même temps que l’incarnation de la désillusion de l’artiste face à « la médiocrité universelle ». Un dilemme qui laisse apercevoir la difficulté rencontrée pour réconcilier l’homme et l’histoire, l’action du militant politique et le non-agir du mystique. L’abandon du projet est à considérer à la lumière des deux impasses, idéologique et existentielle, dans lesquelles s’est engagé Queneau à cette époque. Et, paradoxalement, aussi, à la lueur des textes en chantier durant cette période. Des textes du repli sur soi, caractérisés par une intense réflexion de nature autobiographique. C’est en 1937 que paraît Odile. La rupture de Queneau avec Breton date de 1929, mais c’est à ce moment qu’il ressent le besoin de faire paraître une fiction qui revient sur cette séparation difficile avec son beau-frère et le mouvement surréaliste. Au cours de cette même année, Queneau perd sa mère. La solitude du deuil vient s’ajouter à sa tristesse, à sa lassitude, à sa déception. C’est dans cet intervalle 1

QUENEAU (Raymond), « Meccano », suivi de « L’analyse matricielle de la phrase en français » publiés dans : « Raymond Queneau », Cahiers de L’Herne, n° 29, éditions de L’Herne, janvier 1975. 2 QUENEAU (Raymond), « La littérature définitionnelle », « la méthode S+7 », « la redondance chez Phane Armé », Oulipo, la littérature potentielle, op. cit., p. 119, 149 et 185.

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qu’il publie Chêne et chien. Un ouvrage dans lequel l’écrivain évoque ses souvenirs d’enfance, se remémore le paradis perdu, même si celui-ci fut loin de procurer « amour et joie ». Il fait part de ses complexes, de ses ambiguïtés, de sa double nature de « chêne » et de « chien » dont la psychanalyse, débutée en 1932, lui permet parallèlement de mieux prendre conscience. Dans la lignée du Traité et de ses ruptures épistémologiques, Queneau développe une écriture, inspirée par les mathématiques et le schéma du discontinu de l’anneau de Moebius, qui joue sur la fragmentation du moi et du monde. Une exploration qui se poursuit à travers Les Enfants du limon où il insère ses recherches sur les Hétéroclites, initiées en 1930, qui trouveront un aboutissement l’année suivante. Il signe, avec L’Intransigeant, un contrat pour sa chronique Connaissez-vous Paris ? Et traduit It can’t happen here (Impossible ici) de Sinclair Lewis. Un ouvrage satirique, écrit deux ans auparavant par le premier prix Nobel de littérature américain. Inspiré par la montée du fascisme en Europe, l’auteur met en scène un politicien ambitieux qui profite de la grande dépression européenne et américaine pour se faire élire sur la base de solutions prometteuses à la crise, avant d’exercer lui-même une dictature, ainsi que le fit Hitler en 1933. Nul doute que le livre ait éveillé la curiosité de l’écrivain philosophe, au moment où il composait lui-même Le Traité des vertus démocratiques. Voilà donc Queneau le sceptique en train d’appeler, dans le Journal aussi bien que dans Le Traité des vertus démocratiques, à la pratique religieuse. Le voilà, au cours de cette année 1937 marquée par la mort de sa mère Joséphine, perdu dans les dédales du moi, dans les labyrinthes de la métaphysique et les méandres des idéologies, dont il se distancie de plus en plus. Un détachement qui l’incite à se qualifier de « pauvre homme » désorienté et à déclarer, lors d’une conversation avec Bataille : « dégoût des masses en tant que telles. D’accord sur une aristocratie »1

1

QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 27 décembre 1939, op. cit.

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Durant cette période, l’écrivain se présente comme un inadapté, « incapable de travailler », à l’image de nombre de ses personnages, rêveurs, silencieux, discrets, momentanément ou durablement solitaires. Des personnages qui errent comme l’écrivain flâne, ouverts à toutes sortes de contemplation, à toutes les rencontres. Ce dont témoignent les déambulations d’Étienne et de Narcense, les divagations de Lehameau et de Pierrot, les pérégrinations de Pierre Nabonide et de Jacques l’Aumône, les vagabondages de Valentin ou d’Icare. Sans parler de Zazie qui ajoute à son inadaptation sociale son esprit radical, combatif. Zazie, dont l’exclamation mythique : « j’ai vieilli », proférée à l’issue d’une nuit d’errance sur les boulevards, n’est pas sans rappeler l’échange entre Alain, jeune noctambule désabusé qui refuse de devenir adulte, et son ami Dubourg, dans Le Feu follet. Deux personnages, deux œuvres, qui font état de la même désinvolture, affichent la même esthétique de la désillusion. Et dont le rapprochement nous est dicté par le cinéaste Louis Malle qui adapte tour à tour le roman de Queneau, en 1960, et celui de Drieu la Rochelle, en 1963. Issu d’une vieille famille normande, et nommé par Gallimard à la tête de la NRF en 1940, pour remplacer Jean Paulhan, Drieu publie Le Feu follet en 1931. Un texte que Raymond Queneau a vraisemblablement eu entre les mains, parmi les 7579 lus depuis 1917, en dépit de son refus de fréquenter la NRF pendant la guerre. Toujours est-il que c’est ce désarroi de l’homme qui s’exprime en 1940, dans le Journal, où les avatars biographiques mettent le corps en scène, révèlent l’existence de l’être derrière celle de l’écrivain. Loin du beau siècle d’or et de sa paix profonde où, pour reprendre un mot de Florian : « la Vérité courait le monde avec son miroir dans les mains »1, Queneau, toujours plus désorienté, toujours à la recherche de lui-même, dans un contexte historique de plus en plus troublé, ne sait à quel saint se vouer. Cette détresse se traduit par la publication, en 1939, d’Un rude hiver, qui met en scène un personnage cerné par le malheur et qui demeure, assurément, 1 FLORIAN (Jean Pierre Claris de), Fables, imprimerie de P. Didot l’aîné, Paris, 1792, pour l’édition originale.

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l’œuvre la plus pessimiste de Queneau. Le malaise qui perdure s’exprime, deux ans plus tard, à travers Les Temps Mêlés (Gueule de pierre II). Un roman où, sous un ciel de crise qui fait pleuvoir sans discontinuer sur la ville, le temps et les genres se télescopent, et le protagoniste se suicide après avoir été destitué de ses fonctions de maire. Si le cœur parvient tôt ou tard à se défaire de son désarroi, l’esprit ne peut en revanche vaincre son scepticisme envers les opinions et les valeurs reçues, notamment en ce qui concerne la politique. Cette méfiance va conduire Queneau à prêter à ses personnages un discours critique à l’égard de ceux qui sont chargés des affaires de l’état, comme le laisse entendre cet échange de points de vue dans Zazie dans le métro : « - Et quand est-ce qu’elle va finir, cette grève ? demande Zazie en gonflant ses mots de férocité. - Je sais pas, moi, dit Gabriel, je fais pas de politique. - C’est pas de la politique, dit Charles, c’est pour la croûte. »1

Alors que Gabriel manifeste d’emblée son refus tactique de tout engagement, Charles ranime la querelle en opposant la « croûte » au « politique ». Une affirmation selon laquelle l’action politicienne serait coupée des réalités humaines. Limitée à sa pratique, l’autorité, oublieuse des leçons de Machiavel, Hobbes et Rousseau, fait peu de cas du « contrat social » en se désintéressant des conditions matérielles dans lesquelles vit la communauté. En confrontant de la sorte le contingent au nécessaire, Charles souligne implicitement que le pouvoir effectif appartient à des techniciens, des « technocrates » déconnectés de la réalité. Ce qui revient à présenter les gouvernants comme des hommes soumis à des intérêts contraires à ceux de la société. La politique, efficace en matière d’organisation, d’administration, reste incapable de répondre aux besoins essentiels de l’individu. Le point de vue paraît distant des idées de Marx qui n’établissait encore aucune différenciation lorsqu’il écrivait, dans sa critique de la philosophie de Proudhon : « Faire des coalitions, n’est-ce pas faire de la politique ? Il n’y a jamais de mouvement politique 1

QUENEAU (Raymond), Zazie dans le métro, op. cit., p. 16.

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qui ne soit social en même temps »1. Mais, la position de Charles n’est pas très éloignée, en revanche, des thèses émises par le groupe Socialisme ou barbarie et des opinions professées, quelques années plus tard, par Jacques Ellul dans un essai intitulé L’Illusion politique2. À travers ce rapide dialogue qui met en scène un phénomène de société, Queneau actualise le débat démocratique par le biais d’une grève3. Il fait état de réactions divergentes face à une cessation collective du travail, en opposant les citoyens qui comprennent les revendications des salariés, comme Charles. Ceux qui s’en moquent ou n’ont pas d’opinion, comme Gabriel. Et, ceux qui condamnent le mouvement pour la gêne qu’il occasionne, comme Zazie qui, indifférente aux luttes sociales, reste mue par ses caprices et animée d’un idéal de pure liberté. L’épisode est l’occasion, pour l’écrivain, d’égratigner la politique et de démythifier les idéologies qui l’animent, en montrant une fois de plus que celles-ci sont coupées des véritables problèmes de la communauté. Vraisemblablement imprégné de logique mathématique et influencé par les théorèmes d’incomplétude publiés en 1931 par Kurt Gödel, Queneau se maintient dans cette indécision. Les personnages versatiles que sont Charles, Gabriel et Zazie, lui permettent de concrétiser l’idée selon laquelle il n’est pas toujours possible de conclure lorsque l’on est confronté à certaines questions. Que ce soit dans l’étouffement du contexte de l’entre-deux-guerres, marqué par la montée des nationalismes et le développement des idéologies totalitaires ou dans le désespoir de l’après-guerre, l’écrivain, nourri de ces philosophies, est amené à rejeter tout dogmatisme, à réfuter tout apriorisme, à refuser toute forme d’agressivité, d’intolérance et de fanatisme, comme le laissait déjà augurer cette conversation du Chiendent : 1

MARX (Karl), Misère de la philosophie, Bruxelles, 1847, pour l’édition originale. Traduction française, 1948. 2 ELLUL (Jacques), L’Illusion politique, éditions Robert Laffont, Paris, 1965. 3 Rappelons que la grève, tombée sous le coup d’un « délit de coalition » avec la loi Le Chapelier en 1791, n’est devenue un droit, reconnu dans la constitution, qu’en 1946.

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« D’après vos réflexions il me semble, Meussieu l’Anachorète, que vous êtes antimilitariste, n’est-ce pas ? Eh bien, Meussieu le prestidigitateur, les antimilitaristes, je les méprise. (…) - Allons, ne nous disputons pas, ordonne Dominique. (…) - Ce n’est pas la peine de commencer des discussions politiques, dit Mme Dominique B. »1

En détournant in extremis les propos pour éloigner la controverse, Queneau montre qu’il ne souhaite pas faire état d’une polémique ouverte. Mais, seulement créer des situations où l’exhibition de certaines marques paraît inopportune, dérisoire. Il joue sur les présupposés qui donnent au texte toute sa cohérence et viennent cimenter la relation avec le lecteur : « Le frère d’Ernestine arbore un superbe uniforme de zouave, constellé de quatre décorations et barré à la manche du ruban argenté, témoin de son grade. Son apparition provoque parmi les spectateurs des appréciations diverses, quelques femmes admirant sa splendeur coloniale, mais la plupart des hommes méprisant son galon »2

L’information est toujours laissée à la marge. Le discours narratif construit un enchaînement de sous-entendus, étroitement lié au contexte énonciatif, qui déborde la compétence linguistique pour, comme dans l’exemple qui suit, faire appel à une connaissance encyclopédique chez le récepteur : « Il a l’air aussi militairement militaire que Mac Kensen ou Hindenburg. Il a des décorations, des médailles, des croix, des insignes »3

Focalisé sur le contenu implicite, l’énoncé dynamite l’institution à travers les valeurs et les signes qui la structurent. La transgression, véhiculée par un implicite discursif, s’abrite sous le sens littéral qui l’inscrit dans l’ordre des lois du discours. Ce qui exige, ici encore, un travail interprétatif de la part du lecteur pour décoder la vraie pensée que souhaite 1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 278 et 279. QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 256. 3 QUENEAU (Raymond), Un rude hiver, op. cit., p. 149. 2

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transmettre le romancier. Le prestige, trop largement affiché, ne tient plus aux distinctions arborées par le personnage. Mais, au simple attrait de sa personne rehaussée par l’éclat de la parure militaire et des médailles qui, loin d’exprimer un quelconque mérite ou une certaine autorité, ne suscitent plus que séduction ou mépris. Le procédé permet à l’écrivain d’inscrire dans le fil de l’énonciation un rejet de l’organisation sociale, de ses modèles, et une désacralisation des usages, par l’entremise d’un interlocuteur qui prend ses distances à l’égard des marques honorifiques que sont l’uniforme et les insignes. L’affaiblissement ou non-reconnaissance du signifié entraîne à son tour une altération du signe. Une contestation de la distinction et du prestige, liés aux décorations. Et, par-delà cette récusation implicite, une négation voire un refus du héros ; comme lors de la transformation du « drapeau » en « crapaud », avec ses connotations de répugnance et de laideur, dans Le Chiendent ou à travers les déguisements de PédroSurplus, qui désacralisent la fonction, fustigent l’obéissance et remettent en question l’autorité dans Zazie. Queneau se méfie des personnages exemplaires, de l’idéal du surhomme, de ces modèles toujours prêts à cautionner quelque propagande politique ou religieuse. Inutile donc d’en chercher trace dans l’œuvre où le romancier affiche, au contraire, une sympathie particulière pour les gens de condition modeste. Il préfère s’intéresser aux artistes de peu de talent et, d’une façon plus générale, à tout ce qui est inférieur, « petit », humble. À tout ce qui inspire l’attachement ou la bienveillance, au petit côté des choses, à ce qui ne se fait pas remarquer. Des « trois alertes petits pois » aux « petites fleurs bleues », en passant par l’enfance, les petits escrocs, les femmes de petite vertu, les petits commerces, les petits métiers, le calcul infinitésimal et le lipogramme des contraintes oulipiennes. Ou, dans le domaine poétique : la Petite cosmogonie portative, « Le Petit homme », « Le Petit horticulteur », « Le Petit Peuple des statues », « Le Petit jour », « Les petits bateaux », « Les petits chemins que prennent les bûcherons dans la montagne », « Les Petits cinémas » et « Les Petits métiers ». Le protagoniste des romans de Queneau est toujours un homme sans qualités, un sujet aux prises avec la condition

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humaine. Mais, il y a beaucoup de vérité derrière ces créatures ordinaires, confrontées aux péripéties du quotidien qu’elles affrontent avec une abnégation candide, beaucoup de réalisme dans la quête journalière à laquelle elles se livrent pour survivre. À la recherche d’un bonheur simple, ces aventuriers de banlieue deviennent malgré eux les héros d’épopées modernes qui les situent au cœur de véritables mythologies urbaines incarnées par les nouvelles technologies de communication et de transport, les phénomènes de surconsommation, le fétichisme de la marchandise, la structuration et la déstructuration de l’espace ou la confrontation entre l’histoire et l’imaginaire. Indolents, candides, rêveurs, souvent privés de nom propre, tel Pierrot attaché à ce seul prénom qui éclaire sa personnalité, les créatures mises en scène dans les œuvres romanesques ne sont pas sans faire penser à Gaston Lagaffe. Ce personnage de bande dessinée imaginé par André Franquin pour Le Journal de Spirou, en 1957. L’écrivain, dont on sait le goût pour la « littérature en estampes », s’est manifestement souvenu de ce jeune homme qui, traversant avec flegme les différents niveaux de réalité, passe des vignettes du journal au bureau de rédaction. Un espace qu’il réintègre, après en avoir été chassé, grâce au soutien des lecteurs. Vêtu d’un pull à col roulé, de blue-jeans, et chaussé d’espadrilles. Véhiculé par un pittoresque tacot jaune et noir. Timide dans ses amours, étourdi, maladroit, et cloîtré dans une éternelle adolescence, Gaston annonce assurément les préférences vestimentaires de Zazie, le « tac » de Charles, la paresse de Cidrolin, ainsi que la réserve et la gaucherie d’Icare (autre héros de fiction qui échappe à sa destinée). Indépendamment de ce clin d’œil à une forme d’expression artistique qui ne cesse de se développer depuis les années 1930 et dont va se rapprocher de plus en plus l’écrivain, il faut, une fois encore, se référer au contexte pour prendre la pleine mesure des propos de Queneau, comprendre son état d’esprit au moment où paraît Un rude hiver, tandis que le romancier passe quelques jours de vacances à Varengeville, près de Dieppe, s’adonne à la lecture de Platon et Plotin, et commence la rédaction des Temps mêlés (Gueule de pierre II).

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Le 22 août 1939, Chamberlain adresse à Hitler un ultime message pour éviter la guerre. En réponse, Hitler fixe au 26 l’opération militaire contre la Pologne. Le 24, la mobilisation partielle est décrétée en France. Susceptibles de nuire à la défense nationale, les journaux liés au parti communiste sont suspendus par décret, suite à la signature du pacte germanosoviétique. Le Pape Pie XII adresse un message radio aux gouvernants et aux peuples pour appeler à la paix. Queneau est mobilisé, ce même jour, puis affecté à la 6e compagnie d’infanterie, dans la Meuse. Il doit quitter Varengeville dont il décrit l’atmosphère au cours d’un entretien pour les Lettres Françaises : « j’ai écrit Les Ruraux en 1939, alors que je me trouvais à Varengeville, à côté de Dieppe. L’atmosphère de préparation à la guerre ne contribuait pas à me mettre dans de bonnes dispositions…. »1

Démobilisé le 20 juillet 1940, l’écrivain gardera un souvenir douloureux de cette période, ainsi qu’une profonde aversion pour la guerre dont il souligne l’ignominie, aussi bien dans le Journal que dans la plupart de ses romans. Sa vie durant, il condamnera les idéologies qui entretiennent le goût de la vie militaire, le chauvinisme et autres sentiments de supériorité, comme en témoigne le passage relatif au conflit entre la France et les Étrusques, dans Le Chiendent. Ce qui fait dire à Georges-Emmanuel Clancier, à propos du combat de Queneau : « Il prendra le parti de ceux qui souffrent contre ceux qui font souffrir ; le parti des innocents, des enfants, des jeunes, des pauvres, contre celui des nantis dominateurs »2

C’est au niveau de cette générosité que se lit son véritable engagement politique. L’écrivain ne s’est jamais présenté sous les traits d’un intellectuel prophétique. Pas plus un homme à 1

QUENEAU (Raymond), « Entretien avec Émile Danoën », juillet 1948, Les Lettres Françaises, cahiers trimestriels dirigés, de 1942 à 1953, par Claude Morgan. 2 CLANCIER (Georges-Emmanuel), « Unité poétique et méthodique de l’œuvre de Raymond Queneau », Cahiers de L’Herne, n° 29, op. cit.

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message qu’un homme à idées, comme le martelait Céline. Queneau n’est pas Sartre, ni Breton, ni Malraux. Il ne s’est jamais signalé par un engagement de terrain ou de tonitruantes prises de position. Il a toujours fait preuve, au contraire, d’une réflexion critique sur les problèmes de l’action et de la connaissance humaine, privilégiant constamment l’humilité du chercheur. Les désillusions de l’histoire lui ont enseigné la modestie, la retenue pour s’exprimer sur les affaires publiques. Si bien qu’il ne parle que de ce qu’il connaît et analyse, avec autant de lucidité que possible, la réalité de son temps. Poursuivant sur la voie d’une connaissance reconnue comme juste, Queneau cherche un soleil sous lequel épanouir son intelligence. Mais, de quel côté se tourner ? Vers Hegel qui déclare, dans sa Préface à la Phénoménologie de l’esprit, que « le vrai est le tout » mais que la conscience n’y pourra atteindre que dans la totalité de son histoire ? Vers la vérité des sciences ? Celle de Copernic, de Newton et d’Einstein, fondée sur la raison scientifique ? Ou vers la vérité du mystique, souveraine, suprême, ineffable. Celle de Dante, hors de laquelle tout est ténèbres ? C’est cette visée personnelle, ce sont ces efforts d’appropriation d’une transcendance, tous ces exercices pour ne pas sombrer, qui sont mis en avant lors d’un entretien accordé par l’artiste, en janvier 1940 : « Je cherche ma voie, un Maître, la Vérité. Je cherche un Maître, la Vérité. Je cherche la Vérité. »1

Quelques mois plus tard, Queneau lit Goethe et Montaigne. Il plonge dans un attentisme et une soumission passive à l’égard de la vie sociale, qui confinent la sagesse : « Le sage doit savoir regarder l’histoire s’accomplir devant lui. »2

Mais, l’écrivain parait, néanmoins, bien empêtré dans cette négociation entre une quête identitaire et un désengagement de 1 2

QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 3 janvier 1940, op. cit., p. 114. QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 26 juin 1940, op. cit., p. 184.

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la vie politique et sociale qui reste relatif, ainsi que le révèle cette déclaration faite à la même époque dans son Journal : « Pour moi, ne pas oublier que je fus socialiste matérialiste »1

Comment conserver ses illusions, sa conscience critique et sa lucidité, durant cette période où rien n’est jamais scellé, où tout est mouvant, où les facultés mentales sont mises à mal ? « Il n’est pas facile de tirer la morale de cette histoire », avoue Queneau, qui préfère recourir au « sustine et abstine » des stoïciens et cite Joan Miró pour justifier l’égoïsme et l’inaction de l’artiste : « Le courage consiste à rester chez soi, près de la nature qui ne tient aucun compte de nos désastres. »2

Dans ce climat de guerre, de séparation, de résignation et de mort, Queneau oscille entre le bellicisme, le pacifisme3 et la spiritualité, avec toujours ce leitmotiv du « Qui suis-je ? » qui caractérise de façon constante la situation, le personnage et ses états d’âme. À la différence de Breton ou de Céline, l’écrivain ne bâtit aucun mythe autour de sa personne qu’il livre, au contraire, avec toutes ses contradictions. Pas de théâtralité comme chez ces romanciers dont la personne s’étale, déborde. Queneau était un homme réservé, aux dires de ceux qui l’ont fréquenté : « Et cette pudeur, ou cette timidité, qui devant ses amis l’immobilise dans d’extravagants silences, est d’autant plus surprenante que son œuvre le livre, semble-t-il, sans réserve »4

1

QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 29 janvier 1940, p. 127. QUENEAU (Raymond), « Miró ou le poète préhistorique », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 308. 3 Queneau a adhéré, en 1932, aux Amis de Monde, une revue hebdomadaire internationale, d’obédience communiste, pacifiste, créée par Henri Barbusse en 1928. 4 SALACROU (Armand), « L’homme et l’écrivain », in. « Raymond Queneau », Cahiers de L’Herne, n° 29, op. cit. 2

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Cette réserve qui, à l’opposé de son œuvre bavarde, consiste à ne pas se livrer, à ne pas s’engager imprudemment ou de manière excessive, indiscrète ; ce comportement d’une personne qui sait maîtriser l’expression de ses sentiments, sont portés à leur comble dans les entretiens radiophoniques, tel l’interview réalisé par Georges Charbonnier en 1962, qui débute par ces mots hésitants de Queneau : « Personnellement je n’aime pas parler, c’est pour ça que je suis horriblement gêné et terriblement tourmenté par ce genre d’épreuve »1

L’entretien est parcouru par un sentiment de malaise, de nombreuses hésitations, indécisions, émaillé de silences qui font s’interroger, à la suite de Roland Barthes, sur ce qui rend la parole si terrible. « C’est qu’elle est acte », répond le théoricien du langage dans Sur Racine. Et surtout… « Ce qui a été dit ne peut se reprendre »2. Aussi, raconter, avec toute la dimension holistique que la communication englobe, est-ce se mettre à l’épreuve de soi-même et des autres. C’est surmonter sa timidité, son trouble, son manque d’assurance et sa peur pour se confronter au tourment du langage, à son irréversibilité, ainsi qu’au jugement d’autrui. C’est cette conscience aiguë de lui-même et du manque de neutralité de la parole qui animent Queneau. Le sentiment, comme l’écrit Jean Debruynne, que ma parole crée l’autre mais que « c’est lui qui me fait exister »3. C’est cette même retenue qui fait de Queneau un homme fermé, replié sur lui-même, comme en témoigne sa réponse aux demandes insistantes d’André Blavier sur la nature de problèmes allusivement évoqués par l’écrivain :

1

QUENEAU (Raymond), Entretiens avec Georges Charbonnier, éditions Gallimard, Paris, 1962. L’émission, enregistrée en janvier, fut diffusée entre le 2 février et le 27 avril 1962, sur France III. 2 BARTHES (Roland), Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, éditions Seuil, Paris, 1984. 3 DEBRUYNNE (Jean), Parole, compagnon du chemin des vivants, éditions Desclée-Mame, Paris, 1982.

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« Vous savez je n’aime pas parler de mes ennuis, ils sont ce qu’ils sont, il faut bien en passer par-là, je n’en aurais pas parlé s’il n’avait fallu vous dire que je ne serais pas avec vous pour célébrer Beck »1

Queneau est un homme discret qui tient à la fois d’Athéna pour la sagesse, de Calliope pour l’éloquence et d’Apollon pour la musique et le chant. C’est certainement Jean Dubuffet et Alexandre Vialatte qui, en quelques traits chargés de poésie, ont su le mieux résumer sa réserve. Ainsi, Vialatte, dans ses chroniques, déclare : « Mais où est passé Queneau ? Il s’est évanoui. Il est parti sur la pointe des pieds. Le magicien a quitté la scène, nous laissant seul avec ses accessoires. C’était une ombre échappée d’un livre. »2

Et Dubuffet, fin lecteur de Queneau, témoigne son enthousiasme et sa perspicacité vis-à-vis de l’homme et de l’œuvre en confiant, dans une lettre adressée à l’écrivain, à propos des Oeuvres complètes de Sally Mara qui viennent de paraître chez Gallimard : « Vous battez le briquet de la joie de vivre sur la meule du désespoir et tirez par ce moyen des grandes étincelles que personne n’a encore jamais obtenues… »3

Ce nouvel Icare (encore la relation père-fils, selon la mythologie grecque !) qui agite les ailes de la joie sur le labyrinthe du désespoir4, est un homme de savoir qui, comme 1

QUENEAU (Raymond), BLAVIER (André), Lettre à André Blavier, du 2/10/1964, Lettres croisées 1949-1976, op. cit. 2 VIALATTE (Alexandre), Dernières nouvelles de l’homme, op. cit. 3 DUBUFFET (Jean), Lettres, 1962, Gazogène n° 01, http : //gazogene.wordpress.com/, op. cit. 4 Sur cet état de conscience et son accablement existentiel, Queneau déclare : « Quelqu’un, un peintre, m’a reproché mon scepticisme "petit-bourgeois", ça me paraît curieux, en tout cas je n’ai pas digéré cela, et cela parce que je soutenais le point de vue du désespoir absolu. » (Inédit, publié sous la rubrique « Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1051).

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son double Vincent Tuquedenne dans Les Derniers jour et son héroïne Sally dans les fictions de Sally Mara, tient aussi un journal. Mais, si le journal de Sally met en scène un auteur fictif et un traducteur supposé qui jouent, dans la préface, à épaissir le malentendu destiné à perdre le lecteur dans une dialectique entre le réel, le prétendument vrai et l’imaginaire, le Journal de Queneau est d’une toute autre facture. Ses pensées, les faits ou événements de sa vie, comme ceux de son entourage, y sont notés de manière intermittente et sous des entrées datées qui, tout en désignant le moment de l’écriture, égrènent les jours qui passent. Des jours sombres au fil desquels l’homme met son cœur à nu, consigne ses mouvements intérieurs, ses interrogations identitaires et existentielles, son impuissance à réunir les fragments éparpillés de l’être et du monde. Lui, l’ennemi des confessions publiques, aborde divers sujets à travers un enchevêtrement de réflexions, sans autre but que de retenir un peu du temps qui passe, de transcender une fois de plus la vie, le mal, par les mots. Avec cette liberté absolue que seule peut conférer l’intimité du journal puisque, dans l’esprit de Queneau, ces comptes-rendus ne sont pas destinés à faire l’objet d’une communication sociale. L’homme peut alors tout dire, sans la retenue ni la part de dépossession rencontrée dans l’œuvre. Queneau écrit son histoire, celle du rapport qu’il entretient avec le monde comme avec lui-même1, mais une histoire où l’autre, cette fois, s’avère être « le même ». Il saute aux yeux que l’on ne retrouve pas dans cette création la logique de l’œuvre à construire, du work in progress, comme chez Claude Mauriac, Witold Gombrowicz, Julien Green ou Michel Leiris. Des écrivains chez qui le journal n’est qu’un premier brouillon où l’ouvrage à venir s’inscrit déjà en filigrane. Le Journal de Queneau est tout entier dans l’ici et le maintenant, porté par une parole quotidienne, aux antipodes de toutes préoccupations littéraires, de tout souci éditorial. Cela signifie-t-il pour autant que 1

Queneau s’est déjà essayé à rédiger une confession, en 1927. Et, il entreprend la rédaction d’un roman décrit comme « archi-auto-biographique », au titre suggestif : Quand vient la fin, en 1950.

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l’imaginaire qui nourrit ses compositions romanesques en soit absent ? Non, assurément. Cette introspection spirituelle qui est, en fin de compte, la principale inspiratrice du journal intime, permet au contraire d’éclairer certains aspects ignorés, méconnus, voire refoulés de lui-même. C’est ainsi qu’à travers une parole aussi prompte et directe que discontinue, le Journal de Queneau témoigne un besoin d’effusion, fait montre d’une lente et difficile descente en lui-même. Ce cheminement, qui favorise la confidence, où se mêlent les pulsions, les fantasmes et les récits de rêves, se présente comme le pendant de la psychanalyse que l’écrivain débute à la même époque. D’aucuns verront encore la marque d’une vanité, la manifestation d’un esprit bourgeois dans cette quête de singularité, à travers cette volonté de faire surgir un moi dans un contexte historique et social, sans intention de publication, sans autre dessein que de se parler à soi-même, de transformer sa vie en histoire. Car, il n’y a aucune recherche artistique dans ces écrits qui s’affichent comme un document brut où des éclats de vie sont livrés pêle-mêle, sans aucune mise en scène, où le travail d’écriture est réduit à sa plus simple expression. La deuxième partie (Journaux, 1914-1965), présentée davantage comme un carnet de bord tenu à certaines périodes de la vie de l’écrivain, est plus orientée vers la chronique, le potin. Que certains passages aient été conservés sous clef, peut-être même enfermés dans un tiroir du bureau de Queneau chez Gallimard, ne change rien à la chose. Le Journal, si l’on tient compte de la liberté d’écriture que s’octroie le romancier, n’était pas plus à court terme qu’à long terme destiné à être publié. Peu soucieux de sa transmission et, par conséquent de sa valeur littéraire, l’écrivain, à l’opposé de la rigueur dont il a toujours fait preuve, s’autorise toutes les licences. Les textes, composés parfois de bribes hétéroclites, perdent aussi en intimité, de même qu’en charge émotionnelle, au profit de notations plus ou moins acérées, plus ou moins dérisoires sur son entourage aussi bien que sur lui-même. L’image d’un homme fin, mesuré, sûr en matière de convenances, de goûts, d’usages, que Raymond Queneau s’est efforcé de forger sa vie

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durant, tranche radicalement avec la teneur des écrits, le style direct et le ton brutal, révélés par l’édition de 19961. Certes, le propre du journal intime est de se libérer des pudeurs inutiles. Assurément, l’époque n’est plus la même ! Et, l’homme aussi, vraisemblablement, a changé. Le fait est que l’on ne retrouve pas la mesure de Queneau à travers ces audaces, cette impudeur qui côtoie l’indécence dans ses révélations brutales et crues sur l’intimité des autres et ses sentiments pour autrui. Ces effractions, que l’on qualifierait aujourd’hui de « people », qui consistent à traiter avec une curiosité malsaine de la vie privée de personnes publiques, font plus songer à l’attitude scandaleuse des paparazzi qu’à celle du papa de Zazie ; de l’auteur du Traité des vertus démocratiques et de Morale élémentaire ! Manifestations d’humeur accidentelles, défouloir occasionnel ? Ivresse ? Colère ? Rancœur ? Influence de la vie parisienne, de Saint-Germaindes-Prés ? Des crises, des tensions, des ruptures, à la NRF ? Toujours est-il que ces notes éparses, ces aspects anodins, ces bribes de pensées qui touchent à l’intime et au respect de l’humain, tendent à confirmer les déclarations de Montaigne dans les Essais. Affirmations selon lesquelles les grands hommes ne sont pas d’une autre sorte que ceux dont la vie est « basse et sans lustre ». Les propos tenus par Queneau dans la dernière partie de son Journal nous rapprochent parfois plus des mémoires et contrastent vivement avec « la musique intérieure des choses », ainsi qu’Henri-Frédéric Amiel qualifiait l’introspection. Cette mélodie, ces nocturnes à travers lesquels Queneau s’efforçait, dans le premier tome, d’appréhender son existence et l’état du monde tout en montrant que : « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition »2, véhiculaient une désespérance existentielle qui faisait le charme de la première période. Le pluriel, qui affecte le passage du Journal aux Journaux, inaugure un système d’oppositions, fait passer de l’unique à 1

QUENEAU (Raymond), Journaux 1914-1965, éditions Gallimard, collection « NRF », Paris, 1996. 2 MONTAIGNE (Michel Eyquem de), « Du repentir », Essais, livre III, chapitre II, Abel Langelier, Paris, 1588 pour l’édition originale.

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une quantité vague. D’un ensemble à une composition morcelée. Point de départ de nouveaux développements discursifs, la pluralité reviendrait-elle à poser qu’il y a plus à dire des objets introduits dans le discours ? Ces nébuleuses, à travers lesquelles se construit la psychologie quenienne, conduiraient-elles au « scriptible », rapprochant un peu plus ces fragments des textes de la modernité ? L’écriture, par delà ces cinquante et un ans de confidences, dont les motifs et les variations se transforment au fil du temps, montre à quel point la forme reste ouverte ; propre à refléter ce qu’il y a d’illimité dans le monde et dans l’expérience intime de l’auteur. Le journal prouve une fois de plus qu’il peut tout accueillir en virevoltant d’une pensée à l’autre. Et, selon le vœu de Montaigne, autre sceptique et véritable créateur du genre, prétendre à une visée totalisante de cette nature ondoyante, insaisissable, tel un « tissu capillaire reliant l’ensemble de l’œuvre et se superposant au réseau déjà fort complexe de noyaux rayonnants »1. Voilà le trait d’union de cet amas de notes, de cette fricassée sans apprêt, de cette suite de listes qui vont, sans aucun souci de hiérarchie, des films de Charlie Chaplin aux adresses de James Joyce à Paris. Des collections de géologie, paléontologie et conchyliologie, aux livres lus, en passant par les équations différentielles, ouvrant du même coup une fenêtre sur l’homme ordinaire, pris dans sa quotidienneté. S’il se prête au roman, Queneau se donne au journal, à travers un parler court et serré. Où l’écriture n’est plus une mise à distance de l’être, face au désenchantement. Ni un subterfuge pour échapper aux accidents mystiques, aux crises de désespoir, au vertige de l’existence, ainsi que le laisse entendre, avec un accent très intime et beaucoup de profondeur, Marguerite Duras : « Je me demande comment il aurait fini, Queneau, s'il n'avait pas eu peur de lui-même, du fond obscur de ses pensées. »2 1

MONTAIGNE (Michel Eyquem de), « De la présomption », Essais, II, chap. XVII, Simon Millanges, Bordeaux, 1580 et 1582 pour l’édition originale. 2 DURAS (Marguerite), « La Passion suspendue », Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre, 1987-1989, éditions du Seuil, Paris, 2013, pour la traduction française.

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À ces tâtonnements, ces inquiétudes, ces volte-face, il faut ajouter l’asthme dont Raymond Queneau souffre depuis 1923. Une affection à l’origine de crises fréquentes, évoquées dans le Journal. Après Valéry, décrivant avec la plus extrême précision ses quintes de toux. Proust, exprimant sa souffrance à travers la métaphore de la douleur occasionnée par le décès de sa mère ou l’état de stress qui le plonge dans une situation ou une relation insupportable. Et d’autres encore, chez qui la maladie est évoquée avec plus de pudeur, grâce à sa prise en charge par un personnage qui rend compte du phénomène d’asphyxie et des accès de mélancolie qu’elle occasionne. Tel est le cas de Molloy, le vieillard solitaire du roman éponyme de Samuel Beckett ou du jeune adolescent bordelais, dans Une curieuse solitude, de Philippe Sollers. C’est par ce stratagème de personnage interposé que Raymond Queneau traite du mal dans ses romans, ainsi que l’illustre Louis-Philippe des Cigales, dans Loin de Rueil : « Louis-Philippe des Cigales est affligé d’une constriction des poumons, des muscles pulmonaires, des nerfs pulmoneux, des canaux pulmoniques, des vaisseaux pulmoniens, c’est une espèce d’étouffement, mais ce n’est pas un étouffement qui prend par la gorge, par le tuyau d’en haut, c’est un étouffement qui part d’en bas, qui part des deux côtés à la fois aussi, c’est un étouffement thoracique, un encerclement du tonneau respiratoire. »1

Cette « tierce-place » ne relève pas d’un jeu gratuit mais, au contraire, de l’invention, d’un divertissement de l’intelligence qui interfère dans la relation avec la douleur dont le sujet courtcircuite l’hégémonie par son action sur la souffrance qu’elle occasionne. En oeuvrant sur la phobie de la crise, la peur de l’obstruction soudaine et la prompte sensation d’étouffement qu’il apprivoise, décrypte et met en scène, l’écrivain puise dans le face-à-face une illusion de contrôle et une sensation d’apaisement. Le personnage, dans ce cas, est une médiation, une création intermédiaire qui permet à Queneau de trouver prise sur ce qui lui échappe, de se distancier, et d’insinuer 1

QUENEAU (Raymond), Loin de Rueil, op. cit., p. 19 à 21.

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l’humour par l’entremise de celui que Deleuze et Guattari nomment « le personnage conceptuel ». Celui qui joue le rôle d’embrayeur, d’acte de parole à la troisième personne. Des Cigales permet de déléguer la souffrance et de faire passer quelque chose d’inattendu en introduisant une dimension comique que l’écrivain, seul, n’aurait pu donner à la chose. L’expérience de la douleur accapare, en effet, l’être tout entier dont le monde intérieur, aussi bien que ce qui l’entoure, devient laid, déprimant, offre une vision déformée de la réalité, comme en témoigne le fragment qui suit où le mal, personnifié, est engagé dans un corps à corps héroï-comique avec sa victime : « Il tordit l’I, en fit un A et l’asthme haletait, dans son coin ; puis il prit les deux jambes, les cassa dans ses mains et l’asthénie se levant du lit de torture, se dirigea obliquement vers la porte. »1

Cette prise en charge de la crise d’asthme par un tiers permet de rétablir le lien social rompu par la souffrance en réinjectant une dimension burlesque dans un texte où celui qui dit « je », comme dans Loin de Rueil, est une figure de discours qui sert le témoignage, contribue à rendre compte, expliquer. Une sorte de « vécu transcendantal » qui donne à l’auteur la liberté de devenir autre chose, de renaître « jardin public ou zoo »2. L’écriture distrait du mal. Elle divertit, au sens étymologique du mot. Il s’agit, comme l’observe Queneau dans le distique qui suit, d’échapper aux affres de la maladie, de confondre la souffrance en se détournant, de façon quelque peu stoïcienne, de cette réalité : « Et pourquoi sourirais-je ? Et qu’est-ce que la plume Fabrique en confondant l’asthme et le déroutant »3

1

QUENEAU (Raymond), texte inédit, repris sous la rubrique « Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 996. 2 DELEUZE (Gilles), GUATTARI (Félix), Qu’est-ce que la philosophie, éditions de Minuit, collection « Critique », Paris, 1991. 3 QUENEAU (Raymond), « Mon comportement pendant l’exode », Les Lettres nouvelles, revue mensuelle, n° 26, avril 1955. Repris dans « Le chien à la mandoline », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 305.

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De Schiller à Tchekhov, de Thomas Mann à Kafka, de nombreux écrivains ont souligné le lien étroit qui existait entre la création et la maladie ; à travers notamment l’hypersensibilité que celle-ci développait. Plus récemment, Etgar Keret, dans son roman Crise d’asthme1, a fait état d’une écriture, souffle coupé, qui se joue de la vraisemblance, fait exploser les représentations attendues. N’est-ce pas précisément cette écriture épiphanique qu’évoquait Raymond Queneau, lui-même, dans Morale élémentaire ? « L’idée du poème gît dans le nuage ? En bas, le poète qui croyait bien respirer, s’aperçoit que les bronches sont un peu prises. Il tousse. Quelle toux ! Tout retentit de cette toux. Il rougit plein d’embarras, le sang circule un peu plus vite. Le tonnerre thoracique secoue le ciel brumeux. Il y a maintenant des mots tracés sur la feuille blanche. »2

Le Docteur Bergeret3 parle de « maladie existentielle » à propos de l’asthme qu’il définit comme une maladie génératrice d’angoisse. Une affection à l’origine d’un malaise profond, d’une tristesse existentielle que l’écrivain dissimule aux autres, telle une indiscrétion, et à laquelle il essaie d’échapper, au détour d’une phrase, par un trait d’humour, une figure de rhétorique, comme en fait état le quatrain suivant : « À son heure l’aube opportune fait cesser l’asthme et l’insomnie les crabes courent sur la lune qui près de l’étoile frémit »4

Deux personnages souffrent de cette maladie dans l’œuvre : Chambernac, dans Les Enfants du limon et Louis Philippe des Cigales, dans Loin de Rueil. Artiste excentrique et méconnu, ce dernier doit peut-être son nom à Charles-Louis Philippe, poète 1

KERET (Etgar), Crise d’asthme,, éditions Actes Sud, Arles, 2002. QUENEAU (Raymond), Morale élémentaire, p. 85, éditions Gallimard, Paris, 1975. 3 BERGERET (Claude), « Une maladie existentielle, l’asthme », Raymond Queneau, Cahiers de L’Herne, n° 29, éditions de L’Herne, janvier 1975. 4 QUENEAU (Raymond), « Grande banlieue », Les Ziaux, p. 33, éditions Gallimard, Paris, 1943. Réédition collection « Poésie », 1966. 2

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et romancier, fondateur de la Nouvelle Revue Française : « Le premier d’une race de pauvres qui soit allée dans les lettres », ainsi qu’il se définissait. Une transgression sociale que Raymond Queneau affectionne particulièrement dans ses romans où « Lulu », la petite bonne de quatorze ans en compagnie de laquelle des Cigales passe ses soirées, n’est pas sans évoquer la relation entre « Bubu » et Berthe Méténier, héroïne de pauvres amours de trottoir, dans l’œuvre de Charles-Louis Philippe. Le patronyme « des Cigales », combiné à une affection caractérisée par une respiration difficile, accompagnée d’un sifflement et d’une sensation de suffocation chez le protagoniste, appelle un autre rapprochement. Une association plus immédiate, puisque parfaitement homonymique, avec cet insecte estival dont le mâle produit un crissement strident et monotone pour attirer les femelles. Symbole d’insouciance et d’imprévoyance depuis l’Antiquité, la cigale joue cependant un rôle opposé dans les poèmes de Queneau (« la fourmi et la cigale », « la Cimaise et la Fraction ») où, dans la lignée du Chien à la mandoline, elle incarne de surcroît le poète. Celui de Rueil, mais aussi celui du Havre qui, dans ces moments de rupture, d’oppression, d’asphyxie, voudrait fuir comme Pierre dans les Montagnes arides. Fendre, ainsi que Jacques, « la Peau des rêves ». Être déporté par un courant d’air loin des vicissitudes de la vie, à l’égal de Pierrot et d’Icare. On voit que les choses ne sont pas si simples et que les jugements émis par André Bellec et Jean Queval ne sauraient s’appliquer qu’à des tranches de vie. Raymond Queneau reste difficilement classable, aussi bien en ce qui concerne son œuvre que son existence, glissant, selon l’humeur et les aléas de l’histoire, d’un côté à l’autre de l’échiquier politique. S’il vécut des moments de doute et des moments de quête, l’écrivain connut, en effet, par la suite, une dérive vers l’engagement politique qui lui fournit les arguments d’une révolte qui atteignit son paroxysme dans les années 1950, au moment où paraissait le Journal intime sous le pseudonyme de Sally Mara. Proche des marxistes-léninistes, Queneau traversa alors une période de forte politisation avant de se positionner plus tard, à l’approche de la soixantaine, en faveur d’un

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gaullisme rassembleur, comme en témoigne la réflexion qui suit : « Il y a la possibilité d’une mise en question de l’idée de gauche en général. Est-ce que ça n’est pas une idée qui dès maintenant est absolument périmée… »1

Son ami Jean Piel, directeur de la revue Critique, y perçoit un glissement de l’homme vers le conformisme ; vers ce nouvel esprit bourgeois qui, sous l’impulsion de la technique, va gagner toutes les couches de la population en incitant exclusivement au « bien-vivre et au bien jouir », selon l’expression de Michel-Georges Micberth. Bourgeois, Queneau le fut peut-être dans sa vie. Par son éducation, ses mœurs, sa mise soignée, son appartenance à la classe moyenne et le fait qu’il n’ait jamais exercé aucun métier manuel. Ou lorsqu’il finit par acquérir quelques privilèges liés à sa position chez Gallimard. Mais, il ne le fut assurément pas dans sa tête où l’écrivain reste animé d’une complète indépendance, délibérément solitaire, irréductiblement libre, sans appartenance politique, sans importance collective… Tel un homme capable de rire de tout : des snobs, des écrivains, des militaires, des politiciens, des merciers, des mercières, des prolétaires comme des bourgeois. À commencer par lui-même, ainsi que le fit, avec plus d’éclat encore, Louis-Ferdinand Céline. Quel protagoniste des romans de Queneau ne répond pas, trait pour trait, à cette description ? Que l’on songe à Bernard Lehameau, Jacques l’Aumône, Pierre Legrand, Narcense, Étienne Marcel, Pierre Nabonide, Vincent Tuquedenne, Roland Travy, Pierrot, Valentin Brû, sans évoquer Zazie, marginalisée par son jeune âge mais affichant une royale indifférence à l’égard de bien des choses et de tout autant de gens. Ou Monsieur Voussois, résumant en ces termes son absence totale d’intérêt pour la politique et la vie sociale à Paul, le libraire, dans Pierrot mon ami :

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QUENEAU (Raymond), Journaux 1914-1965, op. cit.

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« Le client jeta un premier coup d’œil sur son canard et s’exclama : - Foutaises, ami Paul ! Foutaises que tout cela ! La politique, les guerres, les sports : aucun intérêt. »1

D’ailleurs, ce terme de « bourgeois » ne véhicule-t-il pas déjà un sens quelque peu désuet ? Comme le souligne Jacques Ellul2, c’est le technicien qui remplace aujourd’hui le bourgeois, sans ses inquiétudes, ses contradictions, sans ses doutes, sans son esprit réactionnaire. C’est un adepte du progrès, aussi libéré de Marx que de Freud. Si Queneau ne s’est, durant cette période, pas encore totalement affranchi ni de l’un ni de l’autre, il se montre, en revanche, plus retors à l’égard des modes, de ces manières de penser et de vivre érigées en norme sociale. Ce dont témoigne le détachement affiché au terme d’un mois de vacances passé, en mai 1958, sur la Côte d’Azur, à Saint-Tropez. Un séjour dont il retient « l’atmosphère peu pataphysique » tant il fut insensible à l’enthousiasme suscité par cette station balnéaire, déjà fort prisée pourtant des artistes. Saint-Tropez est fréquenté, en effet, à cette époque par des peintres, comme Paul Signac, Henri Matisse, Pierre Bonnard, Francis Picabia. Des écrivains tels que Colette, Jean-Paul Sartre, Boris Vian, Françoise Sagan ou Anaïs Nin. Des vedettes, comme la chanteuse Juliette Gréco et l’actrice Brigitte Bardot, sex symbol des années soixante, qui fera la réputation de ce village de pêche. Mais, Queneau refuse quant à lui « de se laisser leurrer par le clinquant du pittoresque »3. Sept ans plus tard, dans Les Fleurs bleues, l’écrivain revient moqueur sur cet engouement populaire à travers la demande de Lalix à Cidrolin, afin que ce dernier l’emmène en voyage, au mois d’août, à « Saint-Trop ». Tandis que, dans une lettre adressée trois mois plus tard à André Blavier, un mot valise met en concurrence les rivages méditerranéens avec ceux de 1

QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 186. ELLUL (Jacques), Métamorphose du bourgeois, éditions La Table ronde, Paris, 1998. 3 LEIRIS (Michel), cité par Jacques Bens, in. Queneau, éditions Gallimard, collection « La Bibliothèque Idéale », Paris, 1962. 2

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Crimée chargés d’histoire, fait resurgir la figure de Tolstoï en même temps que la silhouette des grands boulevards parisiens et les quais du métropolitain, permettant de la sorte de mesurer tout le plaisir de l’écrivain à regagner des lieux qu’il affectionne et qui l’inspirent, son « folklore familier », ainsi que les qualifie Leiris : « J’ai réintégré les rivages sébastopolitins »1

À l’image de leur créateur, tous les personnages de Queneau, plongés dans la société dite post-industrielle, caractérisée par le développement de l’information et de la technologie, rompent à un moment donné avec le phénomène d’imitation. Que ce soit au niveau de leurs relations sociales, de leur façon de se conduire ou de percevoir le monde dans lequel ils se meuvent. Ils s’affranchissent de leurs limites, échappent à leur conditionnement économique et politique. Et, désireux d’approfondir leur connaissance du réel, se rapprochent de l’irrationnel ; donnant ainsi naissance à une œuvre qui évolue dans les marges et se développe à l’écart des modes qu’ont constitué tour à tour le surréalisme, la littérature engagée, la restauration des valeurs traditionnelles, la poétique du texte et le Nouveau roman. Une œuvre qui varie les genres, joue avec les codes, les nombres, les figures, le langage, selon la conception de son auteur : « La littérature est ce qui exprime les réalités naturelles (cosmiques, universelles) et les réalités sociales (anthropologiques, humaines) et ce qui transforme (les réalités naturelles et les réalités sociales) »2

C’est ce désir de s’écarter de tout embrigadement que manifeste Queneau en créant, avec Frédéric Joliot, Pierre Guégen, Eugène Jolas, Henry Miller, Georges Pelorson, Camille Schuwer et Joseph Csaky, la revue Volontés. Une 1

QUENEAU (Raymond), BLAVIER (André), Lettre à André Blavier du 8/6/1958, Lettres croisées 1949-1976, op. cit., p. 33. 2 QUENEAU (Raymond), Volontés, n° 3 du 20/2/38. Repris dans Le Voyage en Grèce, « Qu’est-ce que l’art », p. 94 et 95, éditions Gallimard, collection « NRF », Paris, 1973.

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revue mensuelle, qui connaît vingt et une livraisons irrégulières entre décembre 1937 et avril 1940, à laquelle participent des esprits aussi différents qu’Alain, Jacques Audiberti, Julien Benda, Aimé Césaire, Le Corbusier, Pierre Klossowski, Léopold S. Senghor ou Jean Wahl. Les nombreux articles rédigés par Queneau seront repris dans Bâtons, chiffres et lettres en 1950 et 1965, de même que dans Le Voyage en Grèce publié en 1973. Par ces « Étranges Volontés », ainsi que Noël Arnaud1 qualifie le chemin suivi durant cette période, Queneau affirme clairement son désengagement, au sens politique du terme. Passionné par tout, l’artiste vit, en revanche, selon le mot de Baudelaire : « très peu, ou même pas du tout, dans le monde moral et politique »2. Mais, ce désintérêt n’est pas propre à l’écrivain. Les grandes idéologies perdent de leur attrait. Et la méfiance croît, parmi l’opinion publique, vis-à-vis de la pensée et de l’action politiques, suscitant les plus vives inquiétudes chez des observateurs attentifs comme Bourdieu qui perçoit, au travers de ce détachement, le danger d’une plus grande emprise des forces économiques3. Cette désocialisation s’accompagne de la montée de thèmes identitaires et populistes qui constituent, depuis 1933, la matière même des romans de Queneau (Le Chiendent, Un rude hiver, Pierrot mon ami). Le même détachement commence à toucher, dans la deuxième moitié du XXe siècle, les nouvelles générations qui se tournent plus volontiers vers le cinéma et la télévision (Loin de Rueil, Zazie dans le métro, Les Fleurs bleues) ; en attendant de découvrir Internet et les réseaux sociaux. Chacun prend ses distances avec les formes classiques de l’action politique pour viser de nouveaux objectifs liés à la consommation, en quête de nouveaux objets de désir tels que les produits cosmétiques, le vêtement, la voiture, la machine à laver, qui l’emportent sur toutes les autres formes de préoccupations. 1

ARNAUD (Noël), « Étranges Volontés », Temps Mêlés. Documents Queneau, n° 150 + 33-36, juillet 1987, p. 297 à 315. 2 BAUDELAIRE (Charles), « L’artiste, homme du monde, homme des foules et enfant », Le Peintre de la vie moderne, op. cit., p. 61. 3 BOURDIEU (Pierre), « Contre la Politique de la Dépolitisation », texte repris dans Contre-feux, tome 2, p. 57, éditions Raisons d’agir, Paris, 2001.

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Ce désintérêt pour l’action politique coïncide avec une perte de confiance envers les élus et les partis traditionnels, une plus forte suspicion à l’égard de la classe dirigeante, de l’institutionnalisation des syndicats, et l’amorce d’un processus de mondialisation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (Pierrot mon ami, Le dimanche de la vie). Le développement de la société de consommation entraîne un repli individualiste qui génère, à son tour, un relâchement du lien social, ainsi qu’une désaffection de plus en plus grande pour les enjeux politiques du temps, dominés par « une concentration croissante de puissances économique, politique, militaire, culturelle, scientifique, technologique »1, selon le mot de Bourdieu pour qui cette dépolitisation est la conséquence d’une politique qui finit par exercer une domination symbolique sans précédent, à travers, notamment, l’emprise des média et l’uniformité des informations qu’ils véhiculent. Mais, si Queneau ne met pas ostensiblement son art au service d’une cause, ne prend pas publiquement position, dans son œuvre, sur un sujet donné, cela ne l’empêche pas d’avoir une vision sociale ; ainsi qu’une manière très personnelle d’appréhender l’existence. À l’écart de la vie collective et des média, cet esprit libre exprime son goût de la fantaisie, son éternelle curiosité, à travers la recherche de combinaisons mathématiques et le contournement des règles. Il fait sortir la langue des dictionnaires, le savoir des encyclopédies, allie les mathématiques à la littérature, se familiarise avec la théologie et les mythologies au contact d’Henri-Charles Puech dont il suit le cours d’Histoire des Religions, et réitère, dans son journal, son aversion pour l’embrigadement ou les idées reçues : « Je n’aime pas ce qui m’enserre »2

Si une certaine volonté pamphlétaire subsiste, ce n’est plus du côté d’un engagement partisan qu’il faut en chercher les causes mais plutôt dans le champ d’une dénonciation 1

BOURDIEU (Pierre), « Pour un mouvement social européen », Contre-feux, tome 2, op. cit., p. 13. 2 QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, op. cit., p. 28.

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humaniste de tout ce qui avilit l’esprit et contribue à l’oppression de l’homme, comme l’illustre un certain nombre d’épiphrases, de parenthèses, de réflexions rapides qui viennent égratigner l’organisation sociale : « Une grosse houature vint se ranger le long du trottoir, il y a toujours de la place pour les grosses houatures »1

Et voilà innocemment résumé toute la théorie de la lutte des classes ! Ses enjeux historiques, ses tensions économiques, ses injustices, de Guizot à Marx ! Voilà Queneau emboîtant le pas de Marcuse et Deleuze, qui escamotent la problématique de l’exploitation ouvrière au profit de la consommation du frivole. Autant de micro formules qui épinglent, ici, les ségrégations socioculturelles ou se glissent, un peu plus loin, pour contester la légitimité de certains titres honorifiques, en laissant paraître l’origine roturière du personnage et le pouvoir corrupteur de l’argent2. L’écrivain revient plaisamment, à cette occasion, sur la grande souplesse de l’usage vis-à-vis des titres dits de « courtoisie » présentés comme un phénomène de pure vanité chez le bourgeois gentilhomme ou le paysan enrichi ; à la manière du « Monsieur de la Dandinière » forgé par Molière. Il raille ces patronymes qui ne sont que les pistes trompeuses de distinctions fabriquées, à coups d’ordonnances et de décrets, par le rajout d’une particule comme chez Balzac ou Nerval. Une petite expansion assassine vient percer les apparences, dénoncer le caractère usurpateur du grade, la mystification attachée au prestige du rang : « Je fus donc invité à dîner chez la comtesse de… ; née sans "de". »3

Le romancier s’emploie à fustiger, au fil de l’œuvre, le pouvoir corrupteur et trompeur de l’argent qui sert à se doter 1

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 72 et 73. « Les hommes se promènent si sûrs d’eux-mêmes, de leurs ancêtres et de leur progéniture que leurs visages ont la fixité des tickets de tramways » écrit Queneau. (Texte inédit, repris sous la rubrique « Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1048). 3 QUENEAU (Raymond), Odile, op. cit., p. 61. 2

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d’une apparence respectable, se pourvoir d’une domination apparente. Mais reste, à ses yeux, synonyme de « crapulerie et d’injustice »1. C’est cette imposture que met en exergue Le Chiendent où l’acquisition d’une maison close permet à la famille Belhôtel d’envisager une fulgurante ascension sociale qui passe par la réussite professionnelle du fils, un mariage d’intérêt, l’achat d’une maison de campagne et l’élection de Dominique au poste de maire. Le tout, sous-tendu par un discours parodique qui tourne en dérision ces aspirations petites-bourgeoises et libère une critique acerbe de ces idéaux bâtis sur des activités immorales, ainsi que le suggère la confidence de Narcense : « Je vous dirai que mon oncle est riche, d’une férocité extrême et d’un esprit obtus. »2

Fondu dans la grisaille des jours et des rues, Queneau poursuit inlassablement, armé de la même patience et animé de la même curiosité, son étude de l’homme et des types humains, sous le double rapport de sa nature individuelle et collective : « Les individus, comment ils se comportent, ça, ça me dit quelque chose. Le reste : calembredaines, nuages, fumées. La preuve : dès qu’on est plus d’un seul à discuter, on déconne. »3

Initiateur de l’anthropologie urbaine, l’écrivain laisse flotter son regard dans le mouvement et le fugitif, au gré des tribulations de personnages quasi anonymes qui, levant les obstacles à la fantaisie et à l’inventivité, se mettent à circuler librement dans l’espace. Un espace, produit de la société, toujours politique (centre industriel, gros bourg, petite ville) où s’accumulent les marchandises et les valeurs s’opposent à travers un certain nombre d’épreuves qui permettent à l’artiste de recueillir tout autant d’observations. Des observations

1

ARNAUD (Noël), « Politique et polémique dans les romans de Raymond Queneau », Queneau aujourd’hui, p. 130, Clancier-Guénaud, Paris, 1985. 2 QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 94. 3 QUENEAU (Raymond), Pierrot mon ami, op. cit., p. 186.

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exactes, minutieuses, subtiles, sur les classes sociales à partir de leur face à face dans l’espace public. Ces investigations peuvent porter sur les personnes frappées d’exclusion telles que les chômeurs, les prostituées, les handicapés mentaux et autres marginaux ou se fonder sur l’examen des différentes classes d’âge, comme la jeunesse, les adultes et les personnes âgées. Queneau initie de la sorte un regard affranchi de toute servitude, qui laisse déjà présager les travaux d’anthropologie sociale alternative développés par Henri Lefebvre au cours des années soixante. Cette vision nous entraîne sur les voies de l’humanisme et de l’éthique en montrant comment, du Chiendent au Vol d’Icare, la richesse accroît les différences, fonde les inégalités en matière de pouvoir, de statut, de biens, de prestige. Et, la manière dont le capital ramène à une stratification, une organisation féodale bâtie sur deux ordres, deux instances sans lien, distinctes et hiérarchisées. Le procédé de personnification qui intervient dans l’extrait suivant ajoute à la puissance de cette classe supérieure, participe d’une approche ironique qui consiste à élargir le point de vue en faisant entendre autre chose que ce que disent les mots : « Marcheville, à une cinquantaine de kilomètres de Torny, le centre industriel, est plutôt un gros bourg qu’une petite ville ; population paysanne, quelques bourgeois, dont le notaire et son chien »1

Fondée sur un décalage entre le discours et la réalité, qui produit de l’incongruité, la figure valorise le non-humain rattaché au groupe social dominant, situé en position forte. Et, renforce le mépris ou le peu de considération accordée au plus faible, à la classe dominée : le paysan, déshumanisé, placé plus bas que le chien du bourgeois. D’œuvre en œuvre, le romancier révèle une société injuste, emplie de fausses valeurs, qui ne laisse d’autre alternative que se soumettre à un ordre corrompu, fuir ou mourir. Ses romans découvrent la ville et ses crapules, prêts à tout pour s’enrichir : 1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 70.

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les commerçants, profiteurs, voleurs, ainsi que les promoteurs immobiliers dont l’écrivain voudrait bien pouvoir « arrêter un peu le bras », comme dans Le Chiendent, Les Derniers jours, Pierrot mon ami ou Le Dimanche de la vie. Dans les textes qu’il publie entre 1937 et 1950, l’artiste a déjà pris conscience du fait que la société industrielle qui est en train de naître, après la Seconde Guerre mondiale, contribue à un affaiblissement des liens sociaux. Des valeurs nouvelles voient le jour, et un nouvel ordre économique et social est en train de se mettre en place. Le « bien vivre » tient lieu de nouvelle morale dans un monde où il convient, avant tout, d’afficher sa richesse devant un parterre de relations aussi admiratives qu’artificielles. De tous les personnages, c’est assurément Pradonet (Pierrot mon ami), l’homme d’affaires, qui illustre le mieux cet état d’esprit. C’est lui qui semble avoir le mieux appréhendé, à travers l’acquisition de machines toujours plus performantes, les ressorts d’un système dans lequel il faut susciter et assouvir sans cesse de nouveaux désirs. Même si cela se fait au détriment des hommes, de leur bienêtre et de leur environnement. Pradonet a compris que tout s’achète et tout se vend ! Enfin, presque… Puisque l’affection de Léonie et l’entêtement du vieux Mounnezergues sont deux choses qui lui resteront éternellement rebelles. Ce qui ressort également de cette circulation dans l’espace public, c’est la xénophobie. Cette hostilité à l’égard de tout ce qui est étranger se manifeste sous des formes diverses, plus ou moins diffuses, plus ou moins passionnées, plus ou moins haineuses. Elle s’insinue au travers de propos, d’attitudes, d’actions, qui s’enchaînent dans l’œuvre où se lit l’évolution historique de ce mode de domination ou de pensée. Tout se passe, en somme, comme si Queneau nous faisait parcourir la petite histoire du racisme ordinaire en nous confrontant, au fil de ses romans, à un conflit de valeurs et de normes. Les réponses de l’écrivain varient selon les périodes, en fonction du contexte, mais portent toujours la marque d’une interaction avec des phénomènes sociaux, comme en témoigne cette réflexion empreinte de préjugés ethniques dans Odile :

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« J’ai horreur des Arabes. D’abord, ils sont tous pédérastes. »1

Chargée de chauvinisme, d’intolérance et d’idées reçues, la réplique du personnage s’inscrit dans le champ plus vaste d’un discours parodique qui la dépouille de son sérieux tout en dévoilant, au lecteur, le contexte dans lequel émerge une telle affirmation. Car, chez Queneau, la « petite histoire » percute toujours la « Grande » qui joue un rôle bien plus important qu’un simple effet de réel. Odile paraît, en effet, en 1937, l’année où le gouvernement Daladier ouvre, en Lozère, le premier camp d’internement français pour les « étrangers indésirables ». Au même moment, la France subit une défaite militaire à Caobang, en Indochine, où elle capitulera à l’issue de la bataille de Diên Biên Phu, dixsept ans plus tard. Un mois après, c’est la Toussaint rouge qui marque le début de la guerre d’Algérie. La loi sur l’état de siège sera promulguée en 1955 et l’indépendance du Maroc et de la Tunisie, en 1956. On comprend, dans ces conditions, que, même si l’Exposition universelle, au cours de laquelle s’illustrent Robert et Sonia Delaunay, Raoul Dufy et Le Corbusier, apporte un intermède culturel et une bouffée d’ailleurs aux français, ces derniers soient, dans leur grande majorité, acquis à la propagande et aux idées patriotiques. Nourri par la crainte, cet élan de nationalisme se traduit dans l’œuvre par des paroles xénophobes et ethnocentriques, des injures ou une diffamation raciale qui ne feront que s’accentuer à l’égard des populations non-européennes qui pénètrent progressivement en France à cette époque. Queneau, quant à lui, restitue un regard, celui par lequel est vu l’étranger. Un regard qui porte toujours sur une différence, morale, culturelle ou physique à partir de laquelle l’autre est perçu et discriminé. L’observé, est appréhendé chaque fois à partir d’une catégorie générale, souvent immorale et dépourvue de toute qualité, fondamentalement opposée à celle de l’observateur. Il faut rappeler à ce sujet que, jusqu’en 1931, on exhibait les représentants des différentes ethnies dans un environnement 1

QUENEAU (Raymond), Odile, op. cit., p. 64.

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reconstitué, derrière des barreaux, comme cela se fit avec les kanaks lors de l’exposition coloniale de 1931. Ces expositions, dans la lignée de l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Joseph Arthur de Gobineau, se poursuivent jusqu’en 1948 avec la Foire coloniale de Bruxelles et favorisent, par la représentation d’un schéma évolutionniste, le développement d’un racisme ordinaire soutenu par un discours idéologique hérité de l’impérialisme européen, des prises de position conceptuelles influencées par les théories pseudo-scientifiques, et un système d’idées préconçues légitimées par les régimes politiques d’apartheid en Afrique du Sud, celui de l’Allemagne nazie ou les lois Jim Crow, en vigueur jusqu’en 1964 dans le sud des États-Unis. On mesure mieux, de la sorte, pourquoi il ne se dégage aucune prise de position catégorique dans ces livres, écrits entre 1933 et 1975. Juste un zeste de dérision à l’égard des propos haineux ou de ceux qui les tiennent et considèrent la hiérarchie des races comme quelque chose de naturel. Queneau n’est pas le « Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-CeMonde » ! Il appartient à une époque et se trouve pris dans un réseau de représentations collectives où il avance comme l’ivrogne progresse dans la brousse, vers la Ville des morts. En taillant la route du savoir, au milieu des fantômes de l’idéologie, des démons de la science et autres pièges métaphysiques. Queneau n’aime pas la guerre. Pas plus que l’intolérance. Il n’est pas de ceux qui « plantent des drapeaux rouges ou tricolores dans de vieilles casquettes ou de vieux bérets », ainsi qu’il le laisse entendre dans le Voyage en Grèce. Il n’est pas, non plus, de ceux que « le moindre cul de marseillaise suffirait à faire bander »1. Il se méfie des dogmatismes, des systèmes, des doctrines, n’a jamais éprouvé le moindre complexe de supériorité personnelle ou culturelle, mais pense, en revanche, comme il l’écrit dans Les Fleurs bleues, que… « la connerie, c’est parfois insondable ».

1

QUENEAU (Raymond), « Discrète amertume », poème inédit, daté de 1939, paru dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 765.

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Voilà les gris-gris qui protègent l’écrivain contre l’esprit du temps ! Une clairvoyance, qui lui permet d’anticiper sur l’état du monde dans une période tour à tour coloniale et postcoloniale, où règne une hiérarchie entre les races et se développe un néo-racisme à caractère culturel. Tout se passe comme si le romancier prenait, dans chaque ouvrage, la température de la société de son temps. Car, la présence de faits réels se laisse toujours appréhender derrière une réplique fictive qui, sortie tout droit de l’imagination de l’auteur, vient légitimer, sans l’accréditer, une réaction hostile. Une attitude méprisante d’une partie de la société à l’égard de l’autre, du colonisé, que l’on combat physiquement sur son terrain, en Afrique ou en Asie, par ailleurs. L’art et la malice de l’écrivain consistent à recourir à une argumentation tronquée, comme dans la citation précédente (« J’ai horreur des Arabes. D’abord, ils sont tous pédérastes ») où la tournure populaire « d’abord » supposée donner plus de force et de vivacité à l’affirmation, se limite à l’énonciation du topos. Si bien que la déclaration qui s’annonçait sérieuse, dramatique, chargée d’affectivité, nous plonge dans une dimension humoristique, caractérisée par ce que Bergson appelle : « du mécanique plaqué sur du vivant »1. La brutalité se trouve brusquement retournée en stupidité. Et, c’est cette poétique du renversement qui accrédite le rire, donne sa dimension humoristique au livre, en dépit de la gravité des sujets abordés. La position égocentrique adoptée par le personnage est balayée par cette critique implicite, fondée sur ce que Dominique Maingueneau appelle une « stratégie de subversion »2. Le procédé est récurrent chez le romancier qui n’hésite pas à renverser les vérités de son temps, à s’inscrire en faux avec une société qui n’éprouve que mépris pour l’étranger. Œuvre d’un humaniste enjoué, le roman est sa façon à lui de transformer l’ignorance en prise de conscience, de corriger la 1

BERGSON (Henri), Le Rire. Essai sur la signification du comique, p. 29, éditions PUF, Paris, 1950. 2 MAINGUENEAU (Dominique), L’Analyse du discours, éditions Hachette, Paris, 1991.

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doxa de son temps, cet ensemble de préjugés, alimenté par le pouvoir et les média, qui empêche ses contemporains de connaître véritablement la réalité qui s’affiche sous leurs yeux. Tout l’art de l’écrivain consiste à noyer ces propos ridicules ou haineux dans un flot de maladresses suscitées par des réactions si dérisoires, si instinctives et stéréotypées, qu’aucun de ces personnages ne paraît crédible. Tel est, par exemple, le cas de Madeleine (Un rude hiver) dont les propos acrimonieux, relatifs aux goûts dépravés et contre nature des arabes, sont tournés en dérision par le fait qu’elle-même soit une prostituée. Et, par conséquent, considérée comme immorale et déviante par rapport à la norme sociale conventionnelle à laquelle elle se réfère : « Tu n’as pas une tête à avoir de sales vices comme les Bicots »1

Ailleurs, c’est le discours patriotique qui est battu en brèche par un minage interne de la figure allégorique nationale, comme dans le Journal intime où la récriture passe par une diérèse qui restitue leur autonomie aux sèmes amalgamés par la locution « Mère Patrie », et opère un rapprochement du pur et de l’impur en vertu duquel le sang, comme liquide noble, rejoint le sang comme matière abjecte : « Les hommes ne doivent pas avoir de troubles lunaires, comme nous autres jeunes filles (…) je sais bien qu’ils ont besoin de tout leur sang pour défendre leur mère et leur patrie… »2

Toutes ces paroles dogmatiques qui consistent à affirmer certaines idées sur un mode péremptoire ou à les faire valoir comme vraies dans des romans dont le propre est, paradoxalement, de discuter, d’échanger, constituent un trait d’ironie supplémentaire. Loin de jouer un rôle de remplissage, ces propos revêtent au contraire une valeur fonctionnelle directe dans la mesure où ils construisent, en s’additionnant, une certaine représentation du réel. Proférées « en passant », 1 2

QUENEAU (Raymond), Un rude hiver, op. cit., p. 164. QUENEAU (Raymond), Le Journal Intime de Sally Mara, op. cit., p. 58.

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livrées en « courant les rues », ces réflexions apparaissent de prime abord comme des détails légers, superflus par rapport à l’histoire, qui prennent parfois l’apparence d’un délayage plus ou moins utile qu’aucune finalité immédiate ne justifie. En fait, l’accumulation de ces paroles fugitives, de ces morceaux détachables, sont de pures séquences fantasmatiques, comparables à ce que la rhétorique classique nommait l’hypotypose, chargées de mettre les choses sous les yeux du lecteur. En s’accumulant, elles acquièrent une force qui s’exerce sur l’ensemble du tissu narratif où la société, la vie, se révèlent à travers ceux qui parlent. C’est ce raccommodage, inséparable de la dimension discursive du texte, qui fait l’œuvre à laquelle il prête une autre forme de vraisemblance fondée sur les opinions, les interactions, les tensions, à l’origine d’une contamination du réel. Une vraisemblance créditée par le seul discours. Où ce qui est dit renvoie à l’une des formes possibles de la réalité, ainsi que l’illustre la dispute entre Gabriel et Charles qui dégénère en une véritable lutte des ego à propos de la nature des monuments, dans Zazie. Une querelle qui conduit, en même temps, à une figuration et à une remise en cause de l’esthétique de la représentation. C’est ce cheminement qui donne un caractère si particulier aux romans de Queneau qui paraissent, de prime abord, légers, d’un moindre intérêt, parce qu’ils ne sont pas assujettis à une trame idéologique, ne s’inscrivent pas dans la norme de l’époque, des confectionneurs de prêt à penser et demeurent, somme toute, assez silencieux quand on les ferme. Queneau n’a pas l’ambition de la somme. Il ne porte pas « une société entière dans sa tête »1. Pourtant tout y est ! Tout est inscrit dans cette géologie primitive (Gueule de pierre, Les Enfants du limon), à travers les déambulations de ses personnages qui font de l’atmosphère des rues une encyclopédie de langages, une symphonie visuelle, auditive et olfactive. Des personnages, qui épousent la grisaille du milieu dans lequel ils évoluent. Des être vulgaires, des naïfs, des 1 BALZAC (Honoré de), Lettres à l’étrangère, 6 février 1844, éditions Calmann-Lévy, Paris, 1899 pour l’édition originale.

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arrivistes, des philosophes, des imbéciles, des méchants, qui sortent grandis et, d’un certain point de vue, idéalisés, de leurs aventures. Certains, dont les structures mentales correspondent à celles de l’espace social, sont investis dans le jeu, soumis à ce que Bourdieu appelle « l’habitus » ; assujettis aux lois des systèmes économiques, financiers et informationnels qui les contraignent à adopter un comportement orienté qui leur permet de rester dans la partie. Une partie dont ils croient connaître tous les enjeux, toutes les règles qui régissent le fonctionnement de la société avec laquelle ils s’efforcent d’entretenir un rapport de complicité. Dont ils s’imaginent avoir incorporé les principes de socialisation, les mécanismes de la concurrence, ceux qui les autorisent à dominer. Hélas, leur peu d’esprit ne leur permet généralement pas de maîtriser le champ dans lequel ils cherchent à s’élever ! Toujours en lutte pour gagner la compétition, comme Mme Cloche et son frère Dominique dans Le Chiendent, Julia et sa sœur Chantal dans Le dimanche de la vie ou Pradonet dans Pierrot mon ami, ils se perdent la plupart du temps dans le labyrinthe des illusions. Chacun s’égare dans le dédale des malentendus, ne faisant que rêver cette réussite sociale. D’autres se présentent comme des silhouettes sans éclat, des êtres candides, de gentils révoltés sans destin, plongés, avec leurs faiblesses, dans un univers où ils tentent désespérément de trouver leur place. À l’opposé des figures excessives mises en scène par Balzac ou Dostoïevski, émergent ainsi, dans chaque roman, des créatures dont le principal travers est de revendiquer le simple droit de vivre dans la ville. Leur réaction subversive introduit un soupçon d’imaginaire, une note utopique, dans ce nouveau produit qu’est l’espace où ils cherchent à combler l’oubli de l’urbaniste qui n’a raisonné qu’en termes d’équipements commerciaux, de constructions aptes à reproduire les conditions de domination. Si bien que le problème urbain vient s’immiscer très tôt dans ces oeuvres où il éclipse, au fil des textes, l’ancienne question sociale. Incompatibles avec les exigences de la cité, les désirs du sujet sont rapidement étouffés par la société industrielle qui opère une marchandisation de l’espace où tout est aménagé

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pour le profit (L’Uni-Park et l’Uni-Bar, dans Pierrot mon ami). Où il n’y a de place que pour les industries productives. Seule une petite élite, à laquelle se glorifie d’appartenir Pradonet, dispose du pouvoir de façonner la ville à son gré. Une ville dont la vie sociale est de plus en plus subordonnée aux activités commerciales et aux rêves fourbis par la société moderne, où les déplacements, les amours, les rencontres, ont désormais partie liée avec la consommation de marchandises. Ce corps vivant qui grossit, enfle, s’étend, prend des formes multiples, opère couche par couche, engloutit la mémoire du passé (Zazie dans le métro), se construit comme sur un immense cimetière de l’histoire humaine. Dans ce contexte qui laisse peu de place pour le désir, le ludique et l’improductif, le tombeau des princes Poldèves (Pierrot mon ami) fait l’objet d’une expropriation d’utilité publique. Puisque la ville est désormais synonyme de terrains à lotir, d’espace commercial à bâtir, d’argent à prendre ou à investir. Toutes ces considérations nous amènent à faire état d’un monde triste et d’une vision plutôt pessimiste de la société chez un écrivain qui semble anticiper sur ce que sera la cinquième république en mettant en évidence les faiblesses du système capitaliste et les abus de la société de consommation, ainsi que les inégalités qu’ils engendrent, sans que la moindre lueur de changement pointe au milieu de tant d’obscurité. Cette critique implicite trouve son aboutissement romanesque dans une vision catastrophique de l’histoire qui renoue avec le finalisme de l’esprit religieux et la philosophie stoïcienne dans Les Fleurs bleues. Mais, elle annonce aussi les phénomènes contestataires issus d’une contre-culture qui verra le jour, quelques années plus tard, avec les mouvements féministes, la Beat Generation, l’art de rue et l’Oulipo. Au fil de ses romans, Queneau nous confronte ainsi à ce qu’Edgar Morin nomme « la crise du bonheur » qui intervient au terme d’une période où le mythe se transforme en problématique. Tout ce qui avait permis, de l’après-guerre jusqu’aux années 1960, de dissiper l’angoisse, tout ce qui avait participé au progrès, contribué à l’épanouissement de l’individu, se retourne brutalement contre lui. En même temps

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que s’amenuise la part sociale et que s’accroît l’importance dévolue à la singularité du sujet, à sa subjectivité. La rationalisation de la société, sa rupture avec le sacré, sa libération vis à vis de l’autorité religieuse et des valeurs traditionnelles, le remplacement de Dieu par la science, l’effritement du lien familial et social, entraînent, selon l’expression de Max Weber, une « vacance du sens », débouchent sur ce que Gilles Lipovetsky appelle « L’Ère du vide ». Toutes ces transformations développent des comportements égoïstes et rendent la solitude plus poignante. Une plus grande liberté sexuelle conduit à des amours précaires. L’émancipation suscite de nouvelles névroses, de sorte que c’est bientôt la totalité des mythes modernes qui se trouvent menacés. Après l’horreur des combats, les images de destruction et de mort, les années d’inquiétude et de privations, la société de l’après-guerre, dans laquelle vit Queneau, rêve d’abondance, de liberté, de bonheur. Elle édifie un monde placé sous le signe de la marche en avant et du développement. Les personnages mis en scène par l’écrivain ne vont pas sans rappeler l’image du galérien abordant l’Amérique, chez Céline. Étonnés, excités qu’ils sont par le progrès, comme le fut Bardamu, fasciné par une ville debout, qui respirait la richesse et servait toutes les promesses. Tel le dollar chez Céline, le téléphone, la télévision, l’automobile, le confort, apparaissent comme de nouvelles divinités chez Queneau et font, à ce titre, l’objet d’une dévotion mystique. Mais, de même que la richesse newyorkaise et les machines de Détroit ne parviennent à masquer longtemps la misère. Suscitant vite un regard critique sur l’univers capitaliste, suivi d’un profond désenchantement, dans Le Voyage au bout de la nuit. Queneau voit, au fil du siècle, ce monde devenir un lieu de déclin. Et, la soif de croissance se solder par une augmentation de la pauvreté. La satisfaction des besoins individuels et collectifs, l’assouvissement des désirs, tout ce qui avait été soudainement apporté après guerre, se trouve promptement happé par la société de consommation. Les formes nouvelles de production, de communication, de marchandisation, deviennent des instruments de manipulation et d’aliénation. L’abondance crée

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de la dépendance et de la frustration. De sorte que le progrès, lié au développement des moyens de fabrication jadis perçus comme une libération, s’avère vite un instrument d’aliénation à laquelle contribue l’avènement d’une « société spectacle » soumise à la publicité et engluée dans la consommation ; où le possédant ne tarde pas à faire figure de possédé ! Parallèlement, la multiplication des données s’accompagne d’une érosion de la culture et des savoirs. Les technologies libèrent l’homme de la dépendance du groupe. La société perd sa cohésion. La notion de marché l’emporte sur les considérations individuelles et historiques. Les conflits d’intérêt priment sur les modes d’action collectifs. Et, les valeurs humaines se dégradent, au même rythme que le cadre de vie. Soumis à une émancipation croissante qui ouvre la voie à l’individualisme, réduit à l’isolement, assujetti au fétichisme de l’objet, à une standardisation de la consommation et de la communication, le personnage quenien est le résultat de cette marchandisation. Il évolue dans un monde manipulé par les techniques, où il est instrumentalisé par différents pouvoirs, victime d’un phénomène de production de masse qui accélère l’obsolescence des produits et des machines et insécurise l’emploi. Si bien que, parallèlement au dynamisme de la société industrielle, apparaît un autre versant social : celui de la marginalité et du chômage, de l’immobilisme et de la panne. C’est ce déclin lié à l’amorce d’un désenchantement qu’anticipe déjà Queneau qui nous conte, sur un mode satirique, burlesque, empreint de pessimisme et de désillusion, la fin du rêve et l’essoufflement de la machine. La ruine des idéaux de liberté, de fraternité, de bonheur. Et l’emprise croissante du système sur les acteurs. De sorte que ses créatures pourraient très bien reprendre à leur compte l’amer constat de Bardamu qui, au terme de nombreuses déconvenues, s’exclame crûment, en réaction contre le mythe américain : « On bouffe cet espoir-là comme si c’était du bonbon et puis c’est rien quand même que de la merde »1. 1 CÉLINE (Louis-Ferdinand), Voyage au bout de la nuit, éditions Denoël, Paris, 1932 pour l’édition originale.

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À travers ses personnages qui se découvrent et se construisent au quotidien, tout en opposant la plupart du temps une bonne dose de paresse à la recherche du profit, Queneau fait résonner parfois des accents rousseauistes. Lorsqu’il préconise, notamment, un retour philosophique à l’être et à la raison pour échapper à la confusion et au chaos de l’organisation sociale. Ce renvoi au cogito de Descartes, à l’homme intérieur. Ce cheminement de l’état de « silhouette » à celui d’« être plat », avant de devenir une personne à part entière, dans Le Chiendent. Cette quête de l’Être et de l’Un, toutes ces pérégrinations qui visent à refonder la connaissance, sont vécues cependant comme des échecs dans Les Fleurs bleues où, en dépit de la rapidité des moyens de communication, de la vitesse des déplacements, les aventures alternées du même et de l’autre nous confrontent à l’image d’un monde fragmenté, qui reste définitivement scindé, à la recherche de son identité. Toute la force de l’écrivain est d’avoir compris de bonne heure ce que Max Horkheimer formule de façon aussi concise que profonde lorsqu’il affirme que « la raison ne suffit pas pour défendre la raison ». Aussi, le romancier choisit-il de transcender, avec beaucoup d’ironie, d’intelligence, de spiritualité, la noirceur de la société en introduisant la fantaisie pour réenchanter le monde et un sujet dont la personne ordinaire, la vie triviale, donnent naissance à une nouvelle forme de poésie. Dépourvu de mission, privé de quête, le personnage est doté d’un pouvoir d’empathie attaché à sa naïveté ou ses valeurs morales qui viennent compenser son manque de réussite sociale et son ballottement au gré d’aventures qui, si elles le font mûrir, le débarrassent aussi de ses illusions. Mais, cet antihéros dénué de qualités exceptionnelles, cet insignifiant picaro, reste dans la lignée de son modèle, prisonnier d’un certain déterminisme et d’un attachement au passé dont rend compte la structure de la plupart des romans de Queneau. La construction circulaire manifestée par Le Chiendent et la forme cyclique révélée par Les Fleurs bleues laissent entrevoir, en effet, la maigre part de renouvellement de l’histoire vouée à laisser se répéter les mêmes aventures.

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À travers les allées et venues de ce pauvre bougre entraîné malgré lui dans les méandres de la banalité quotidienne, l’écrivain se maintient à l’écoute des bruits de la rue dont il capte tous les signaux, toutes les musiques, des plus clairs aux plus confus, des plus bruyants aux plus diffus. C’est dans cet espace grouillant que s’échange une myriade d’informations, que se croisent de multiples discours, que se rencontrent différentes langues, que se mêlent diverses cultures, prêtant à la ville un aspect babélien, comme dans Les Fleurs bleues. C’est là que se forgent et meurent les mythes, que se construisent les idéologies, que se réalisent les croyances et se répandent les « légendes urbaines », ces histoires vraies ou fausses qui se transmettent de bouche à oreille, s’étoffent, se transforment, jusqu’à incarner la rumeur qui constitue un mode de propagation récurrent dans les romans de Queneau. À ces mots saisis à la volée sur un quai de gare, près d’une fontaine, au Luxembourg, à La Samaritaine ou bien à la sortie de Cyrano, se superposent les communications de masse qui introduisent l’imaginaire et le désir dans la vie publique. Comme d’autres flâneurs célèbres, autres fins connaisseurs de la « ville capitale », tels Louis-Sébastien Mercier, Baudelaire, Balzac ou Aragon, Queneau fait de Paris et ses faubourgs le lieu essentiel de sa géographie. C’est à partir de ce décor que les romans se construisent, développent une multiplicité de dialogues imaginaires et de figures que le réel et la trivialité, dans lesquels ils s’enracinent, justifient. Son oeuvre brasse, au fil du siècle, à travers les récits, les poésies, les contes, les essais, un ensemble d’observations sur la société, ses avancées, ses mutations, ses violences, ses incohérences, décrit la crise du lien social et les affres du modernisme, à la manière d’une comédie humaine qui brosserait une fresque de son temps. « La Peau des rêves », le premier film où apparaît Jacques l’Aumône, dans Loin de Rueil, ne pourrait-il d’ailleurs être appréhendé comme un clin d’œil à La Peau de chagrin, à travers cette reprise de l’opposition initiée par Balzac entre deux vies : l’une fulgurante, exaltée par le théâtre (ou la magie du cinéma chez Queneau) l’autre, monotone, fade, ennuyeuse, trop quotidienne ?

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Pourtant, excepté Gueule de pierre (1934), Les Temps mêlés (1941), puis Saint Glinglin conçu comme une réécriture et une suite de l’ensemble, en 1948. Mis à part On est toujours trop bon avec les femmes (1947) et le Journal intime (1950), publiés sous le pseudonyme de Sally Mara, aucun texte ne se rattache à l’autre. Aucun lien ne lie les différentes histoires, si ce n’est l’inspiration autobiographique dans Les Derniers Jours (1936), Odile (1937) et Les Enfants du limon (1938). Chaque roman aborde, au contraire, des perspectives très différentes. Du premier, Le Chiendent (1933), au dernier, Le Vol d’Icare (1968), l’écrivain saisit la réalité dans toutes ses dimensions, sous toutes ses facettes, par le prisme des différents actants, issus le plus souvent de milieux modestes ou même défavorisés. Chaque texte devient ainsi le reflet d’une époque, chaque récit recrée des lieux. La ville du Havre dans Un rude hiver. Paris et sa banlieue dans Le Chiendent, Les Derniers Jours, Pierrot mon ami, Loin de Rueil, Le Dimanche de la vie, Zazie dans le métro. Chaque histoire oppose des milieux. De sorte que si les portraits n’ont généralement pas d’originaux, la société, en revanche, est bien celle de Queneau qui brosse un tableau du temps qui passe ou du temps passé, revécu parfois au présent comme dans Odile, à travers différentes tonalités littéraires que l’artiste remodèle selon les contours de sa rêverie. Car, le roman est aussi, pour ce voyageur rempli de mémoire, une manière de nouer les souvenirs personnels et l’héritage culturel à l’avenir, d’entretenir un dialogue avec le passé tout aussi rêvé que vécu dans les rues du Havre et de Paris. Avec Queneau, le roman retrouve son caractère polymorphe, en associant des genres aussi différents que l’autobiographie, la philosophie, la psychologie, le policier, l’épistolaire, le fantastique, le merveilleux, le picaresque, pour approcher au plus près ces temps mêlés, cette ère nouvelle de violents changements, de développements accélérés où les modèles anciens se brisent sous l’impulsion de la vie, ainsi que ne peut que le déplorer le gardien de camping, dans Les Fleurs bleues :

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« On apprend quelque chose à l’école, on se donne même du mal, beaucoup de mal, pour apprendre quelque chose à l’école, et puis vingt ans après, ou même avant, ce n’est plus ça, les choses ont changé »1

D’où la nécessité d’inventer de nouvelles formes, à la lisière du réel et de la fantaisie, pour exprimer un monde en pleine transformation, un monde en devenir, qui n’est pas encore figé. De sorte que chaque roman s’efforce de prendre la vie sur le fait, tel un flagrant délit. Perçu comme un érudit, un amuseur, un mystificateur ou un génial rhéteur, anticonformiste, éloigné de tout militantisme, Queneau recourt généralement à des textes courts et humoristiques. Des oeuvres parodiques et ludiques, qui privilégient la forme comme réalité première de leur existence. À travers ses romans qui empruntent aux dialogues philosophiques et à l’histoire, dans la tradition de Lucien de Samosate, Rabelais et Cervantes, l’écrivain présente un nouvel Ulysse, un Don Quichotte des temps modernes, une autre espèce de Bardamu qui traverse la société au cours de récits remplis d’aventures singulières, parsemées de petits dangers et pleines de rebondissements. Mais, c’est de manière très personnelle, provocante, légère et gaie, en mélangeant le réel et le merveilleux, qu’il traite des relations inter-personnelles, du poids de l’existence et de la bêtise qui souvent l’accompagne, pour nous transmettre une leçon de sagesse à travers le récit d’une expérience. C’est ce que son époque, nourrie par l’existentialisme, a généralement mal compris, même si les thèmes abordés par l’écrivain s’en rapprochent à plus d’un titre. Sous-tendue par une architecture esthétique qui lui prête tout son sens, ainsi que par des créatures en gestation, la vie est réduite à ses caractères les plus typiques. Non pas imitée mais stylisée, captée au travers d’une écriture et d’une forme de pensée, propres à l’auteur. Car, ce n’est pas le concret des choses qui passionne Queneau pour qui le verbe passe toujours avant la notion, chez qui le langage attire toujours en premier lieu l’attention, comme en témoigne cette déclaration 1

QUENEAU (Raymond), Les Fleurs bleues, op. cit., p. 196.

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contrastée de l’écrivain, selon qu’il s’attache au style ou à la pensée de Céline, dans Voyage au bout de la nuit : « Le Voyage au bout de la nuit, ça a tout de même été un bouquin sensationnel. Mais quand il a voulu le faire au politique, qu’est-ce qu’il a pu débloquer. »1

C’est avec la même objectivité, le même souci de prendre en compte la seule forme écrite, qu’il évoque les pamphlets, faisant fi de toute considération idéologique et mettant de côté toute controverse pour ne retenir, de Bagatelles pour un massacre, que sa « petite musique », son aspect novateur, son style travaillé : « le langage "vivant" dont Céline lui-même parle aux alentours de la page 218 de Bagatelles pour un massacre, et, ajoute-t-il, "rien n’est plus difficile que de diriger, dominer, transposer la langue parlée, le langage émotif, le seul sincère, le langage usuel, en langue écrite, de le fixer sans le tuer" »2

Les déconvenues de l’histoire ont développé son scepticisme. Conscient qu’il ne pourrait atteindre la connaissance de la vérité, Queneau se lance dans une observation minutieuse de la société de son temps. Du Chiendent à Loin de Rueil, il se montre attentif à la transformation qu’est en train de vivre le monde, sous l’effet d’une révolution silencieuse qui apporte de grands changements économiques et tout autant de bouleversements humains. Il évoque les secousses engendrées par le développement industriel, l’apparition de l’électricité, puis celle de l’électronique qui bouleverse la vie collective et entraîne une modification des rapports sociaux. La société, jusque-là majoritairement agricole et artisanale, s’industrialise, en même temps que se forge une idéologie fondée sur une conception dynamique de la raison comme seule voie d’accès à la connaissance. La science se construit contre l’évidence et l’illusion, sous l’impulsion de Gaston Bachelard qui publie La 1 QUENEAU (Raymond), « On cause », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 54 - 55. 2 QUENEAU (Raymond), « Écrit en 1937 », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 18.

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formation de l’esprit scientifique, en 1938, et de Karl Popper dont le livre, Logique de la découverte scientifique, paraît en 1934. Dans cet ouvrage, Popper développe notamment le concept de « réfutabilité » qui s’inscrit en droite ligne dans le champ des expérimentations naïves, fondées sur l’opposition : vrai/faux, initiées un an auparavant par Queneau, dans Le Chiendent. Avec la crise économique, les scandales financiers, l’instabilité politique, la montée du nationalisme, du racisme et de l’antisémitisme, qui secouent l’entre-deux-guerres, le romancier prend conscience que la « question sociale », qui désignait le désarroi dans lequel étaient plongés les individus à la fin du XIXe siècle, est plus que jamais d’actualité. Ces interrogations profondes resurgissent chez une population qui vit tous les bouleversements de « l’entre-deux ». Un peuple qui a perdu ses repères, et se trouve confronté à des problématiques et des technologies nouvelles telles que le cinéma, la radio, l’aéronautique, l’automobile, dont le développement révolutionne le quotidien. C’est durant cette période, en juillet 1942 plus précisément, que Raymond Queneau commence à écrire Une Histoire modèle. Un essai qualifié de « brouillon projet » en hommage à Girard Desargues, géomètre et architecte du XVIIe siècle, fondateur de la géométrie projective, lui-même auteur de plusieurs « Brouillon-project ». Cette deuxième esquisse avorta au bout de quelques mois et tout autant de chapitres, comme avait échoué, en 1937, le Traité des Vertus démocratiques, et comme fut interrompue l’ébauche de suite à Philosophes et voyous, un texte paru sous forme d’article dans Les Temps modernes, en 19511. Publié en 1966, l’ouvrage, inspiré par la vision cyclique que des philosophes tels que Vico et Spengler avaient de l’évolution de l’humanité, offre, en dépit de son caractère inachevé, un intérêt documentaire sur l’homme et sa conception de l’histoire présentée, depuis les origines de la 1

QUENEAU (Raymond), Philosophes et voyous, Les Temps modernes, n° 63, janvier 1951. Réédité dans le Journal 1939-1940 suivi de Philosophes et voyous, éditions Gallimard, Paris, 1986.

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chronologie, comme « la science du malheur des hommes ». Un point de vue qu’illustre, en somme, tous les romans écrits durant cette période, et qui s’accorde avec une certaine idée de la littérature si l’on en croit cette déclaration de l’auteur : « Les récits imaginaires ne peuvent avoir pour sujet que le malheur des hommes, sinon, ils n’auraient rien à raconter. »1

Épousant la thèse de Georges Bataille, selon laquelle la littérature et le mal sont indissolublement liées, et partant du principe édénique suivant lequel un monde heureux n’a pas d’histoire, Queneau montre que traiter du malheur est le seul moyen d’ébranler le lecteur. Faut-il voir, dans une telle conception, une contradiction de la part d’un écrivain dont l’œuvre passe pour joyeuse ? Voilà que s’ouvre une autre voie stimulante où le paradoxe, qui s’oppose à la doxa, vient réveiller la réflexion critique tout en révélant, une fois encore, la complexité du réel. Un réel qui cherche ses formes dans cet « entre-deux » où, en dépit d’une drôlerie de surface, celle de la mascarade, du calembour, de l’absurdité, qu’il convient d’adopter pour faire bonne figure, il est continuellement repoussé dans l’obscurité, essaie toujours de trouver, comme chez Baudelaire, Kafka ou Bataille, la lumière dans le Mal. Alors, tous ces éclats de rire, ces fragments parodiés, cette intertextualité récurrente, ne seraient que l’expression d’un moi doté d’une vision pessimiste de la vie ? Assurément, si l’on rapproche le Journal de Queneau de ce jugement de Sartre, en vertu duquel : « toute technique romanesque renvoie à la métaphysique du romancier »2. L’hiver 1939-1940 s’avère particulièrement froid. La population est d’autant plus désemparée qu’elle doit faire face au rationnement avec la distribution, en janvier, de cartes d’alimentation. Le gouvernement fait l’objet d’un remaniement. Daladier, renversé, est remplacé par Paul Reynaud au mois de mars. Maurice Thorez, secrétaire général du parti communiste, est déchu de la nationalité française. 1

QUENEAU (Raymond), Une Histoire modèle, chapitre XIII, op. cit., p. 21. SARTRE (Jean-Paul), Situations I, p. 86, éditions Gallimard, Paris, 1947. Réédité sous le titre Critiques littéraires dans la collection « Folio », 1993.

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L’armée allemande envahit la France et bombarde les environs de Paris où la population civile connaît l’exode, tandis que les troupes françaises et britanniques sont évacuées de Dunkerque vers le Royaume-Uni. Atterré par cette agitation, ce retour à l’état sauvage, Queneau partage le désarroi et l’impuissance éprouvés par Romain Rolland, écrivain pacifiste, humaniste, qui écrivait déjà, à l’aube de la première guerre mondiale : « Il est horrible de vivre au milieu de cette humanité démente et d’assister, impuissant, à la faillite de la civilisation. »1

C’est dans le même esprit et avec la même réserve, la confiance harassée à l’égard de la vie politique, que Raymond Queneau note dans son Journal, le 6 juin 1940 : « Naturellement, toute cette politique me laisse tellement, tellement indifférent »2

Au cours de ce mois de juin 1940, Philippe Pétain remplace Paul Reynaud à la présidence du Conseil. Les Allemands franchissent la ligne Maginot. Le Général de Gaulle répond au vainqueur de Verdun, qui exhorte les belligérants à cesser les combats, par l’Appel du 18 juin. Le 29, le gouvernement français rejoint la « zone libre ». Abattu, déprimé, replié dans une attitude passéiste et une philosophie pacifiste qu’il se contente d’opposer à la folie du monde, Queneau se tient audessus de la mêlée, ne dénonce ni ne critique, prostré dans une solitude muette qu’il ne transcende que par l’entremise de son Journal auquel il confie, le 30 juin : « Depuis que j’ai commencé mes journaux – il y a 1 an environ, je n’ai jamais émis d’opinions politiques. Encore moins de pronostics. »3

Comme Chambernac, son double romanesque, reste plongé dans l’étude des « hétéroclites », indifférent aux soubresauts 1

ROLLAND (Romain), Correspondance (1910-1919), lettre à Stefan Zweig, du 3 août 1914, éditions Albin Michel, Paris, 2014. 2 QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 6 juin 1940, op. cit., p. 173. 3 QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 30 juin 1940, op. cit., p. 187.

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qui agitent l’Europe, Queneau demeure sourd aux bruits de bottes qui déferlent sur la France, isolé, accablé, l’intelligence repliée tout entière dans l’écriture du journal. Tandis que Londres reconnaît officiellement le général de Gaulle comme chef des Français libres, le gouvernement s’installe à Vichy, le 1er juillet. Quelle attitude adopter ? Telle est la terrible question qui se pose aux intellectuels durant cette période. Témoigner son courage, son audace et entrer en résistance ? Collaborer avec l’ennemi ? Ou, entre le blanc et le noir, choisir de se vêtir de gris, au risque de se faire traiter de traître, en adoptant une attitude pacifiste et en condamnant toute forme de radicalisme ? À la fin du XIXe siècle, l’affaire Dreyfus, qui bouleverse la société française de 1894 à 1906, scinde la communauté des intellectuels contraints à choisir un camp, comme Maurice Barrès et Émile Zola, ou bien à adopter un parti plus modéré, ainsi que s’y résout Ferdinand Brunetière. En 1914, le problème se pose avec autant d’acuité lorsque Jean Jaurès est assassiné. Intellectuels de gauche et ouvriers se rangent sous la bannière de l’Union sacrée qui s’affirme comme une victoire du nationalisme et de L’Action française, à laquelle se rallient Proust, Gide et Apollinaire. Ceux qui émettent des réserves par rapport à cet élan va-t-en-guerre, qui s’efforcent avant tout de préserver la paix, de se situer Au-dessus de la mêlée comme Romain Rolland, Henri Barbusse ou Roger Martin du Gard, sont vivement critiqués, accusés d’œuvrer en faveur de l’ennemi. C’est, peut-être, de la position adoptée par Julien Benda dans La Trahison des clercs, en 1927, que Raymond Queneau se rapproche le plus, en 1940. Dans ce livre, Benda affiche sa méfiance à l’égard des idéologies, réfute toute idée de patrie ou de race et critique les intellectuels engagés, les faucons bellicistes qui s’éloignent, selon lui, des vraies valeurs et du véritable objet de leur quête, du monde de la pensée, de celui de la raison, en choisissant l’engagement politique. L’argument lui vaut, à l’époque, différentes étiquettes : de l’accusation de « fanatisme idéologique » à l’incrimination plus nuancée de « rationaliste », en passant par celle de « réactionnaire de gauche ».

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Ces qualifications paradoxales, utilisées pour caractériser un homme politiquement difficile à classer, préfigurent à peu de choses près les jugements qui seront portés sur Queneau quelques années plus tard. Même si ce dernier reste relativement épargné par sa position d’encyclopédiste et ses fonctions de secrétaire général des Éditions Gallimard, qu’il occupe à partir de 1941. Comme Benda, Queneau rejette l’action au profit d’un idéal de vérité, de justice et de liberté. Il adopte une position de savant et de moraliste, trouve refuge dans un humour caustique ainsi que dans le monde des idées, pour échapper au désordre de la guerre et au chaos de l’espace intérieur. Il se pose en gardien des valeurs humaines et spirituelles. Un rôle dévolu à Arthème Mounnezergues, le gardien de la chapelle du prince Luigi, dans Pierrot mon ami. Après l’annexion de la Bohême et de la Moravie, la submersion de la Pologne, la disparition de la Tchécoslovaquie, le début de la Drôle de guerre, la capitulation française et les pleins pouvoirs octroyés à Pétain, les intellectuels se trouvent de nouveau confrontés à un choix. Celui de collaborer et de pouvoir ainsi continuer à publier, comme Lucien Rebatet, Paul Chack, Paul Morand, Robert Brasillach, Pierre Drieu la Rochelle ou Louis-Ferdinand Céline. Celui de combattre, ainsi que s’y résolvent André Malraux, Antoine de Saint-Exupéry, René Char, Albert Camus, Louis Aragon, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Jacob, Pierre Seghers, Jean Paulhan, Jean Prévost. Ou celui de se condamner au silence, comme s’y résignent ceux qui, forts des désillusions d’août 1914, vouent un attachement inconditionnel à la paix, tels Henri Jeanson, Roger Martin du Gard, Jean Giraudoux ou Alain. Ceux qui, dans le sillage de Romain Rolland, ne se passionnent que pour les activités de l’esprit, à l’image de Paul Valéry, André Gide et Valéry Larbaud. Ceux qui font état d’un pacifisme convaincu, militant, à l’exemple de Jean Giono. Ceux qui, par conviction religieuse, rejettent la guerre, comme François Mauriac, Paul Claudel ou Georges Bernanos. Et, ceux qui s’abstiennent pour des raisons idéologiques, sous l’influence de la pensée anticapitaliste de Jaurès, Marx et Lénine, au nom d’une solidarité prolétarienne dictée par la

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conscience de classe et l’adhésion à l’internationalisme, comme Henry Poulaille ou Benjamin Péret. Retiré dans la solitude, Queneau fait preuve d’une sagesse sceptique digne de Montaigne durant cette période troublée où la plupart des écrivains contemporains ont perdu de vue leur vocation pour s’engager à corps perdu dans le conflit. Le romancier qui, comme Julien Benda lors la Première Guerre mondiale, s’estime un homme de raison pure, « un officiant de l’universel », avoue ne pas juger, ne rien penser sur la question politique. Il ne retient, de l’air du temps, que le côté linguistique en consignant dans ses mémoires une expression figurée alors en vogue dans la société. Ce que l’on nommerait, aujourd’hui, un « buzzword ». Passant ainsi d’une réserve spéculative, mesurée, à une façon de parler et de penser commune, à un tic de langage répandu dans la société, implicitement combattu par l’argot et la poésie, qui éloignent du lieu commun, comblent le vide idéologique et distraient du cliché : « Quant à la politique, je n’ai pas d’ "opinions" mais des réactions sentimentales – en dehors de quelques constatations objectives. Lorsque au pouvoir le F.P. m’irritait, mais les critiquailleurs de droite me mettaient en boule (expression courante en ce moment). De même, les propos anti-Anglais, antisémites. Est-ce esprit de contradiction ? (…) Le peu d’importance que j’attache à ce bouillonnement irisé par les passions populaires. »1

À l’image du détachement exprimé dans les cahiers, les textes publiés au sortir de ces années sombres ne font aucunement état de la situation que l’écrivain vient de vivre. Ni Les Temps mêlés (1941), ni Pierrot mon ami (1942), pas plus que Loin de Rueil (1944) ne reviennent sur les événements politiques. Tout ceci fait partie d’un processus de métamorphose que les entomologistes nomment « imaginal » sans connaître vraiment les mécanismes qui agissent ces images de rêves. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que l’être qui émerge de cette période a changé. Il a toujours, pour reprendre une expression de Romain Rolland, le pessimisme de 1

QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 1er juillet 1940, op. cit., p. 189.

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l’intelligence mais s’est pourvu de l’optimisme de la volonté. Peut-être faut-il imputer cette transformation à la psychanalyse que l’écrivain reprend, en octobre 1940, sous la conduite du docteur Borel ou au relâchement de la vigilance commandée par la montée des totalitarismes ? Toujours est-il que, si la vie se révèle encore douloureuse, comme le laisse entendre le poème « L’Existence tout de même quel problème »1, l’œuvre romanesque connaît par contre, à partir de 1947, un tournant appuyé par le recours à un nom de plume et un changement d’éditeur. Un groupe de mathématiciens s’était déjà illustré de la sorte, en 1935, usant du pseudonyme de Nicolas Bourbaki pour diffuser ses recherches. De son côté, Boris Vian avait crée, en 1946, le personnage de Vernon Sullivan pour publier certains de ses livres. Deux exemples proches dont s’inspire vraisemblablement Queneau dans sa décision de se dissimuler derrière un personnage fictif, doté d’une vie propre, pour faire paraître chez Jean d’Halluin - un jeune éditeur qui vient de créer les éditions du Scorpion et de publier les premiers romans de Vernon Sullivan - trois textes, d’un style fort différent de ceux parus jusque-là sous son nom. Des textes à caractère érotique, transgressifs pour l’époque dont ils repoussent la norme éthique, ce qui permet d’enjoliver la légende de prétendus démêlés avec la censure. Après l’élection de Vincent Auriol comme président de la Quatrième République, en janvier 1947, année de parution de On est toujours trop bon avec les femmes, l’autorité gouvernementale renforce son arsenal punitif et s’oriente de plus en plus vers la morale et la protection des bonnes mœurs. La chasse à la littérature « pornographique » qui s’engage ne fera que s’intensifier au cours de la décennie, ainsi que JeanJacques Pauvert, François Maspero et les éditions de Minuit l’expérimenteront à leurs dépens. À quoi vont venir s’ajouter les difficultés liées à la décolonisation, le retour d’une répression politique appuyée par les média, à partir des 1

QUENEAU (Raymond), « L’Existence tout de même quel problème », poème sans date, publié dans Le Monde, quotidien, 13 février 1965. Repris dans Le Chien à la mandoline, Œuvres complètes, op. cit., p. 322.

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événements de Madagascar en 1947 et plus généralement de la décolonisation à compter des années 50. Avec On est toujours trop bon avec les femmes, Queneau, en quête d’un public plus large, publie un récit selon la recette du roman coquin, qui sera suivi du Journal intime (1950) et de Sally plus intime, qui rassemble les textes parus depuis 1944 sous le titre Foutaises, dans l’édition des Œuvres complètes de Sally Mara, réappropriés sous le nom de Queneau, en 1962. On est toujours trop bon avec les femmes est un pastiche de roman noir, gentiment libertin, qui introduit dans le monde fantasmatique du désir. Une oeuvre où la critique sociale glisse sur le terrain de l’érotisme et de la supercherie, sous le couvert du pseudonyme, des jeux d’adresse qui, dans le Journal intime, se jouent autour du double masque de Sally Mara, l’auteur supposé, et de Michel Presle, le traducteur présumé. Ces textes, par leur écart esthétique, déçoivent l’horizon d’attente en se livrant à une redéfinition radicale du roman d’apprentissage ou du journal ; ce qui leur permet d’échapper à la catégorisation des auteurs, des genres ou des formes. Mais, ils créent aussi, de surcroît, un dépaysement par le biais d’une « désintellectualisation » présumée qui éloigne un peu plus encore le romancier des œuvres académiques, de celles qui sont enseignées. Néanmoins, certains éléments de reconnaissance subsistent au niveau des jeux de langage qui, telle une marque de fabrique, restituent à coup sûr la paternité de cette trilogie à Queneau. Toujours à cheval entre innovations et conventions romanesques, le romancier situe son originalité dans ce rapport, un temps masqué par la stratégie éditoriale résolument commerciale, qui qualifie l’œuvre, circonscrite à sa langue verte et à son regard noir, de « roman irlandais », avant de l’affubler du « Prix Tabou », créé pour la circonstance. En fait, toutes les manœuvres publicitaires, destinées à vanter les mérites de ce nouveau produit-phare des éditions du Scorpion, s’allient au désir d’attirer l’attention chez un écrivain en mal de reconnaissance. De même que les rumeurs de censure qui entourent la parution s’inscrivent dans le cadre de cette promotion, et n’ont d’autre visée que la conquête du « marché spectaculaire ». Il est possible que Jean d’Halluin,

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l’éditeur et commanditaire du livre, ait eu à subir quelques pressions, auxquelles il était accoutumé de part la nature de l’époque, ses choix provocants et sa quête de succès commerciaux. Mais, jamais l’ouvrage ne fit l’objet de poursuite judiciaire, de condamnation pénale ou d’interdiction, comme cela fut le cas pour Vian, Genêt, Miller et Nabokov. Tout cela relève d’un subterfuge pour accrocher le chaland. Car, Queneau aussi est à la recherche d’un succès éditorial, comme le rappelle Gilbert Pestureau : « Raymond est lui aussi tenté par les retombées juteuses d’un tel pastiche, désireux selon Michelle de « gagner beaucoup de fric » pour sa Janine habituée au luxe ! Il veut faire quelque chose de salé, mais ne se sent pas une plume pour le thriller américain. Ce sera donc irlandais et parodico-épique »1

L’artiste souffre, depuis longtemps, du manque d’intérêt qu’il suscite et de sa conscience d’être « si PEU »2 : « Et ma littérature – si elle correspond à ce que je veux faire, elle n’éveille pas l’écho que je désire. »3

Queneau n’est pas Gracq. Et, l’homme vit douloureusement sa singularité, son originalité si puissante qu’elle lui refuse cette approbation que quelques récompenses finiront par arracher tardivement au public4. Mais, comme l’exprime avec 1

PESTUREAU (Gilbert), « Le marquy et le bison : fable pataphysique vécue », Temps Mêlés, documents Queneau, n° 36, Verviers, 1987. 2 QUENEAU (Raymond), Inédit, repris dans « Texte surréaliste », chapitre II. Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1041. 3 QUENEAU (Raymond), Journal 1939-1940, 11 décembre 1939, op. cit., p. 101. 4 Queneau laisse déjà percer son amertume et ses désillusions dans un texte inédit, daté de 1928 : « Il était venu à Paris pour se faire une belle destinée, les grades dans l’ameublement, les sinécures de la bibliophilie et tout le reste -et puis voilà rien, impossible de s’en sortir » (« Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1065). En vrai philosophe et homme de science, Queneau doute, s’interroge, fait preuve d’incertitude sur lui-même et sur son art : « Que le récit de ses pensées arrive à intéresser quelqu’un d’autre me déconcerte singulièrement : phénomène cependant dont j’expérimente chaque jour sur moi les effets. Il est vrai que je n’arriverai jamais à me persuader que je puisse intéresser qui que ce soit » (« Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1027).

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une certaine âpreté l’écrivain : « la gloire à soixante piges c’est la moutarde après-dîner »1. Pour rester dans le champ de préoccupations littéraires, nous dirons que les trois ouvrages imputés à Sally Mara manifestent une coupure existentielle par le recours au pseudonyme qui s’accompagne d’une orientation thématique différente. Une représentation plus crue de la sexualité et de l’érotisme croît, au fur et à mesure que la proximité se fait « plus intime », pour conter avec une bouffonnerie tragique cette éducation sentimentale d’un genre nouveau. Mais, celle-ci n’éclipse pas cependant les traits caractéristiques du style de Queneau. La discrétion du nom d’emprunt et le caractère prétendument irlandais de l’ouvrage ne font pas oublier, en effet, les questions de fond. À savoir, les interrogations que l’écrivain ne cesse de poser depuis qu’il a commencé à écrire et qui resurgissent, dans cette trilogie, au travers des paroles de Sally : « Faut-il être plus ou moins incroyable que la réalité ? »2

Derrière les métamorphoses plaisantes et piquantes d’une nymphe qui nous conte, sous l’action d’hormones gaillardes, affranchies de toute légitimation sociale, le passage d’une plastique juvénile à une forme adulte et celui des temps anciens à un monde nouveau, se glisse une interrogation capitale qui porte sur la nature même de la littérature. En nous faisant revivre la semaine insurrectionnelle au cours de laquelle une poignée de nationalistes se soulevèrent et tinrent tête à la marine et à l’armée britannique en occupant la poste centrale de Dublin d’où ils proclamèrent, en 1916, l’indépendance de la République d’Irlande, le romancier s’inspire d’un fait historique précis. Mais, en imaginant une jeune et séduisante demoiselle anglaise enfermée dans les toilettes de ce même bâtiment public, il introduit un élément de farce qui l’affranchit de la réalité. Dès lors, le vraisemblable, assujetti aux lois d’une fable plus ou moins grivoise qui confronte le lecteur à la brutalité du désir des insurgés, 1

QUENEAU (Raymond), « L’Or des honneurs », L’Instant fatal, op. cit., repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 74. 2 QUENEAU (Raymond), Le Journal intime de Sally Mara, op. cit., p. 132.

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rencontre une série d’échos, d’intersections avec l’œuvre et la vie de Joyce, auxquelles se mêlent quantité d’autres préoccupations rhétoriques. De sorte que le réel se trouve rapidement transformé, emporté au-delà de frontières dont le tracé, très personnel, contribue à donner de Queneau l’image d’un farceur, d’un écrivain facétieux, pas très sérieux en somme. Lui, qui ne produit pas plus de littérature utilitaire qu’il n’écrit de texte à message. Encore faut-il qu’il ait quelque chose à raconter pour, comme l’exprime plaisamment Flaubert, faire sauter ses créatures dans la poêle à frire : « Il est beau d’être un grand écrivain, de tenir les hommes dans la poêle à frire et de les y faire sauter comme des marrons. Il doit y avoir de délirants orgueils à sentir qu’on pèse sur l’humanité de tout le poids de son idée, mais il faut pour cela avoir quelque chose à dire »1

Outre le fait d’être normand, l’auteur de Madame Bovary présente au moins un autre trait commun avec Queneau : il se défie de l’imagination, du romanesque, qu’il fustige à travers le personnage d’Emma. Comme il se méfie de la reproduction des apparences du réel qu’il apparente à une illusion, répondant ainsi, indirectement, à la question posée par Sally dans son Journal intime. C’est contre cette vocation servile de la littérature que s’insurgent les deux écrivains pour qui il s’agit de retrouver le sens premier de la mimèsis en faisant surgir, sous les constructions artificielles de la culture, la réalité cachée des choses : « Tous les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, écrit Flaubert, nous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire »2. On sait l’admiration que Raymond Queneau voue à Bouvard et Pécuchet, jugé aussi important que L’Odyssée, Le Satiricon, Don Quichotte ou Ulysse, considérés eux-mêmes comme des « sommes » et « des enseignements encyclopédiques ». Une admiration qui va jusqu’à la parodie dans Les Enfants du limon où, de l’aveu même de Queneau : 1

FLAUBERT (Gustave), cité par Caroline Franklin Grout, Pensées de Gustave Flaubert, éditions Louis Conard, Paris, 1915. 2 FLAUBERT (Gustave), Préface aux Dernières chansons de Louis Bouilhet, éditions Charpentier, Paris, 1872.

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« on voit un proviseur collectionner les œuvres de "fous littéraires" pour en constituer une Encyclopédie qui fait figure de raisonnable, trop raisonnable à côté de ce Sottisier »1

C’est à travers le prisme du romancier que les choses, reconstruites, prennent véritablement corps. Là où Emma s’exclamait : « Pourquoi ? », Flaubert et Queneau demandent : « Comment ? » Peu soucieux de recourir à un genre conforme à l’idéologie dominante, l’écrivain a toujours privilégié la forme du message qui demeure, à ses yeux, « la chair même de la pensée » ainsi que la qualifiait Flaubert et telle que, à une variante près, la rebaptisera Queneau (« La Chair chaude des mots »). Car, c’est sa fonction esthétique et non son pouvoir mimétique qui caractérise le roman quenien où « le message c’est le médium », ainsi que nous l’affirmions en préambule, en citant McLuhan. C’est sur cet aspect particulier de la communication que Raymond Queneau met l’accent dans ses œuvres. Si toutes disent l’humaine condition, celles-ci demeurent, avant tout, le lieu d’une rencontre entre celui qui parle de lui-même et du monde, et l’autre à qui sont destinées ces paroles. Pour favoriser cette interaction sociale, l’artiste se livre à un travail aussi scrupuleux que crapuleux, qui consiste à multiplier les contextes coopératifs, à exploiter les ressources de la langue, afin de décupler les effets sur le destinataire et susciter son étonnement devant cette nouvelle réalité. Le problème qui se pose avec plus d’acuité encore à Queneau, dans les années 1950, est bien celui de son langage car, ainsi que le fait justement observer Roland Barthes : « C’est sous la pression de l’Histoire et de la Tradition que s’établissent les écritures possibles d’un écrivain donné »2. Après une difficile sortie de guerre marquée par le rationnement qui perdure jusqu’en 1949, une crise du logement et la cherté de la vie, la société française connaît, à partir des années cinquante, une transformation profonde. C’est l’époque des Trente Glorieuses, au cours de laquelle les sociétés 1

QUENEAU (Raymond), « Introduction à Bouvard et Pécuchet », Fontaine, n° 31, Alger, 1943. Repris dans Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 97. 2 BARTHES (Roland), Le Degré zéro de l’écriture, éditions Seuil, Paris, 1953.

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européennes, en pleine reconstruction, subissent une importante métamorphose marquée par une forte croissance économique, le plein emploi, l’augmentation du pouvoir d’achat, le développement du bâtiment, de l’industrie, et un grand essor technologique. Les premiers plastiques de synthèse (polystyrène), apparus en 1950, inspirent les artistes, des écrivains aux cinéastes (un poème de Raymond Queneau : Le Chant du styrène, sert de commentaire au film d’Alain Resnais, en 1958), en passant par les compositeurs-interprètes (Léo Ferré chante Le temps du plastique, en 1955). Tous ces bouleversements économiques et sociaux s’accompagnent d’une explosion démographique, d’une consommation et d’une production de masse, ainsi que d’un exode rural amorcé à la Libération et qui se poursuit jusqu’en 1975. C’est ce paysage remodelé que l’histoire met entre les mains de l’écrivain, engagé dans une situation nouvelle dont il ne peut rendre compte qu’avec un outil obsolète, comme en témoigne Le Dimanche de la vie (1952) qui reste encore empêtré dans une thématique ancienne où se trouvent associés, pêle-mêle, le contexte colonial et ses relents d’exotisme, la guerre, le travestissement et l’autobiographie. Cette chronique, encore inféodée à la pensée de Hegel qui fournit jusqu’au titre, prend sa source dans les années 1936. Elle se présente comme un roman d’apprentissage qui fait écho, de manière moins flamboyante, plus pudique, à l’éducation sentimentale de Gertie et Sally dans On est toujours trop bon avec les femmes et Le Journal intime de Sally Mara. Affublé du prénom du patron des amoureux, Brû, le protagoniste, est encore vêtu des oripeaux de Pierrot et, comme lui ballotté par les événements, entraîné comme lui par une réalité économico-politique, comme lui inscrit au nombre de ces philosophes populaires qui laissent planer leur regard sur un monde devenu tout autant milieu de vie qu’objet de contemplation. L’écriture de Queneau est celle héritée d’une histoire ancienne, encore pleine du souvenir de ses usages antérieurs. Ce n’est réellement qu’avec Zazie dans le métro (1959), Les Fleurs bleues (1965) et Le Vol d’Icare (1968), que le romancier va forger sa véritable originalité, se rapprocher de l’invention singulière et prendre pleinement la mesure des changements de son temps.

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C’est dans ces trois romans que l’écrivain va vraiment se battre et se débattre contre les signes, donnant ainsi naissance à ce que Roland Barthes appelle « un tragique de l’écriture »1. De même que c’est dans ces trois ouvrages que Raymond Queneau se rapproche le plus de son ambition première qui est de coller au plus près de ce qui est dit, au langage parlé. Le romancier s’affirme simultanément poète et conteur, par la dimension orale et la part de merveilleux qu’il introduit dans ces textes. Dramaturge aussi, en accordant la priorité à la voix. Au moment où la transformation profonde de la société, de ses institutions et de ses valeurs impose une nouvelle problématique du langage littéraire, à l’heure du rejet des conventions romanesques par le Nouveau roman, Raymond Queneau ouvre une autre voie. Après être entré, en 1950, au Collège de Pataphysique, l’écrivain fonde, en 1951, avec Jean Queval et Boris Vian, l’éphémère Club des Savanturiers. Mais, c’est surtout son engagement au sein de l’Oulipo, qu’il crée en 1960 avec François Le Lionnais, qui s’avère à l’origine d’un vrai changement. Témoin de la crise du langage et contemporain de « l’ère du soupçon », que Nathalie Sarraute théorise dans un ouvrage publié en 1956, le groupe tente, avec ses moyens propres, de renouveler l’acte d’écriture. Parallèlement, l’œuvre de Queneau se fait plus féconde, plus insaisissable, moins chargée d’émotion, de gravité, de vécu. Les romans publiés à partir de cette période paraissent moins enracinés dans l’expérience personnelle, et surtout moins ouvertement pessimistes. Même si cette disposition d’esprit demeure un déclencheur puissant de l’imaginaire comme l’énonce l’écrivain dans Une Histoire modèle. Queneau prend ainsi ses distances avec une tradition que Jacques Bens qualifie de « romanesque social », pour engager une réflexion plus spécifique sur la littérature. Il travaille sur la littérature potentielle et la littérature combinatoire dont les principales recherches sont exposées dans deux ouvrages

1

BARTHES (Roland), Le Degré zéro de l’écriture, op. cit.

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collectifs parus, respectivement, en 1973 et 19811. Il puise, paradoxalement, une véritable liberté créatrice dans l’instauration d’un certain nombre de contraintes qui l’affranchissent des automatismes du langage mais génèrent de nouvelles formes d’expression. Et, anticipe sur les métamorphoses que les nouvelles technologies vont faire subir au livre objet, en transformant ce support traditionnel dans Cent mille milliards de poèmes (1961). Ainsi, l’après guerre est-il porteur d’une grande force de désorganisation observable dans tous les domaines. C’est une période où tout paraît possible. L’apparition de nouvelles règles, d’un nouveau mode de vie, ouvre la voie à une série d’analyses, d’interrogations, au malaise psychologique et social, à la mondialisation dont fait état, en 1965, Les Fleurs bleues. Situé dans cette époque charnière qui sépare l’Europe primitive et l’Europe moderne, le roman rend compte de la métamorphose sociale qui est en train de s’accomplir. Après avoir considéré « un tantinet soit peu, la situation historique », le récit transporte le lecteur, du Moyen-âge aux années soixante, par le biais d’un simple endormissement. Un endormement qui brouille les perspectives et l’installe au cœur du cosmopolitisme en le confrontant à différentes langues et en lui donnant la liberté d’être présent dans plusieurs lieux à la fois. La fiction, avec ses calembours et ses anachronismes, se joue des conventions romanesques et anticipe sur des notions qui seront au cœur du XXIe siècle. Au travers, notamment, du développement de l’informatique ubiquitaire qui permet aux utilisateurs d’échanger aujourd’hui des données, quelle que soit leur position géographique. Dans Les Fleurs bleues, Queneau se moque, en effet, de l’enracinement des cultures symbolisé par le camp de campeurs et l’embarcation immobile du marinier, où survit un chauvinisme archaïque illustré par la défense du patrimoine et une nostalgie régressive, rurale, incarnée par les apparitions du 1

OULIPO, La Littérature potentielle, éditions Gallimard, collection « Idées », Paris, 1973. Et, Atlas de littérature potentielle, éditions Gallimard, collection « Idées », Paris, 1981.

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duc d’Auge. Ce dernier veut quitter son château féodal pour se rendre dans « la ville capitale », faisant ainsi du voyage, qui semble constituer la condition même de la métamorphose, un lieu de passage susceptible de lui permettre d’échapper à la « boue ». Par le biais d’un jeu d’inclusion (auge/cidre), qui rappelle les poupées russes placées les unes à l’intérieur des autres ou la métaphore quenienne de l’oignon que l’on épluche couche par couche, l’écrivain laisse entendre que l’art peut offrir une autre voie, une autre éthique fondée sur un affranchissement des pesanteurs nationales, des liens du sang et du sol. C’est ce que suggèrent les allers et venues des « nomades », de la « campeuse canadienne » et des « passants », ainsi que le développement d’un langage que l’on peut qualifier de néobabélien. Le périple s’achève sur une rencontre entre le ciel et l’eau, lors de l’atterrissage de la péniche au faîte d’une tour ; faisant des Fleurs bleues le livre des fins et des recommencements, à travers un clin d’œil à la Petite cosmogonie portative, au singe qui rit, au premier homme et au redémarrage de la vie. Si bien qu’avec ce roman, Queneau produit une oeuvre dont le caractère mythique tient, pour reprendre un mot de Cornelius Castoriadis, à cette faculté d’amalgamer les valeurs sociales dans « un récit des origines et des fins qui fait tenir le monde dans une narration cohérente »1. Car, Les Fleurs bleues conte, avant tout, l’histoire de la modernité à travers celle de la dispersion de l’homme, à la suite de la destruction de la tour de Babel, jusqu’au mont Ararat2 qui marque la fin du périple ; là où la Bible situe, après le Déluge, l’échouage de l’arche de Noé. Si la diégèse suit le fil 1 CASTORIADIS (Cornelius), L’Institution imaginaire de la société, éditions Seuil, Paris, 1975. 2 Le mont Ararat revient plusieurs fois dans l’œuvre où il est lié au rêve, à la déshérence, à la non-fixité, au manque de confiance du sujet, incarné par les jeux de permutations et les palindromes : « Voyagez-vous en rêve ? Moi, j’ai plaisir à voir l’ARARA RARA ARA RA RAR RARA ARARA. » (Texte inédit, repris sous la rubrique « Textes surréalistes », O. C., tome 1, op. cit., p. 1049). On retrouve la présence de la montagne mythique dans le poème « Genèse d’un zoo » (Battre la campagne, op. cit.) où l’arche n’est plus suspendue au sommet d’un donjon, comme dans Les Fleurs bleues, mais dérive cette fois sur la Seine, jusqu’au jardin de Vincennes.

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du texte biblique, du sommet de la tour à l’inondation cataclysmique, elle évoque, aussi, l’ennui du recommencement, « l’abominable saloperie du retour éternel »1, de l’histoire, faite d’orgueil, de corruption humaine et de punition divine. Toute la philosophie, de l’antiquité à nos jours, s’est nourrie de cette conception cyclique du monde. De Bérose de Babylone, Héraclite, Aristote et Platon, jusqu’à Nietzsche qui, du Gai Savoir à Ainsi parlait Zarathoustra, revient sur ce concept pour, associé à la volonté de puissance, transcender le nihilisme et forger sa notion du surhomme expurgé du poids de la morale et de la religion. C’est de cette pensée que s’inspire aussi le mythologue et historien des religions Mircea Eliade2, en instaurant un passage du Chaos au Cosmos, de la vase originelle à un monde nouveau. D’un donjon, l’autre, le temps qui s’écoule ne peut donc être que circulaire, impliquant le retour de l’autre et du même, signe de l’impossible rassemblement d’un esprit réactionnaire qui nie toute dette, toute faute, comme il refuse le changement. Comme il rejette l’altérité susceptible de l’amener à plus de tolérance, de le rendre un peu plus civilisé, et conçoit une société statique, prisonnière d’un temps cyclique, qui le situe par delà le bien et le mal. Dans un monde où se répètent les mêmes schémas, on ne compte plus les mauvaises actions du duc d’Auge. Et Cidrolin est rattrapé, quant à lui, par un passé entaché de violence, ainsi que l’illustrent les deux lettres, en forme de rébus ou d’allographe, qui reviennent s’inscrire sur la pancarte du maître de péniche où elles tiennent le lecteur en haleine : « A » puis « AS». Ces deux signes, qui s’effacent pour mieux réapparaître, désignent-ils un toponyme, comme la commune néerlandophone de Belgique, « As », située dans la province de Limbourg ? Une Personne brillante, ainsi qu’un « as » de la pêche à la ligne ? La possession, à travers la forme conjuguée du verbe « avoir » ? Le protecteur des routes dans la 1

QUENEAU (Raymond), texte inédit daté de 1928, repris dans « Textes surréalistes », Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 1059. 2 ELIADE (Mircea), Le Mythe de L’Éternel Retour, éditions Gallimard, Paris, 1969.

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mythologie égyptienne ? Le quatrième mois du calendrier pataphysique (du 3 au 30 novembre) ? L’armée secrète de résistants français, créée en 1942 ? Les deux premières lettres du mot « asthme », ce mal dont l’écrivain souffre depuis plus de quarante ans ?1 Ou les premiers caractères d’un terme destiné à qualifier celui qui s’est rendu coupable d’un « assassinat » ? Quoi qu’il en soit, cette écriture palimpseste mime le mouvement général du récit qui se construit par destruction et reconstruction successive, tout en conservant la mémoire des traces anciennes, comme en témoigne la narration alternée des aventures des deux protagonistes, du même et de l’autre, puisque chacun d’eux incarne tour à tour la copie, la « doublure » de celui dont il cherche à prendre la place2 (« La doublure, c’est le plus important » disait déjà Queneau, par la voix du personnage d’Alfred, dans Les Derniers jours). Tous deux personnifient le temps cyclique. Celui de la tradition, de l’immobilité de l’histoire dans laquelle ils s’enferment en dormant, confrontés à la dimension vectorielle du temps historique, de la production économique qui est en train, parallèlement, de transformer la société. C’est à cette marchandisation et à sa mondialisation que renvoie l’accumulation de spectacles qui s’offrent aux yeux de Cidrolin : du terrain de camping aux auto-stoppeuses canadiennes, en passant par la suggestion de vacances à « StTrop » ou l’arrivée de touristes venus des quatre coins de 1 Dans un texte remontant à la période surréaliste de Queneau, la douleur, personnifiée, descend du plafond. Elle s’immisce dans le lit où, avant de s’unir avec sa victime, elle opère une métamorphose kafkaïenne, vient torturer le malade évoqué par ces deux lettres qui invitent au rapprochement avec le persécuteur de Cidrolin, Monsieur Hyde, le même et l’autre : « L’AS roula à droite et le reste du corps se lovant sur lui-même devint ténia, tendon, tension, tenseur, censeur. Les deux parties se rejoignirent et Edgard, en compagnie du bourreau, monta dans l’ascenseur ainsi formé. » (La Révolution surréaliste, n°5 du 15/10/1925, repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 996). 2 Cette commutabilité, suggérée par l’alternance « rêveur/rêvé » et le calembour « auge/cidre », est appuyée par le titre de noblesse et la paronymie : duc d’Auge/duc-d’Albe qui se double d’un recoupement avec les aventures de Cidrolin, puisqu’un « duc-d’Albe » est un pilotis d’amarrage sur une rivière ou dans un port.

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l’hexagone. Autant d’images sociales de la consommation du temps, dominées par les services, les loisirs, les vacances, la télé, dont le batelier se tient soigneusement à distance, mais qui apparaissent, au regard des autres, comme des marchandises incontournables de la vie réelle. Attachés à l’ordre ancien, les deux nomades assistent avec amertume à la dissolution d’un monde et à la mort d’un mythe auxquels le duc cherche désespérément à se raccrocher en fouillant les grottes préhistoriques. Symbole de cette aliénation temporelle et spatiale, Cidrolin vit la vie quotidienne comme un vulgaire simulacre. Coupé de toute activité sociale, comme il demeure coupé de son époque et de son double dont il incarne une autre facette, à savoir : la volonté de fuir un présent insupportable, tout en conservant une existence autonome1. Privé de temps, privé d’espace et de langage, lors de sa rencontre avec le passant, l’homme habite une péniche ; signe de son rejet par l’urbanisation moderne et les impératifs de la consommation qui favorise le développement de villes informes où elle multiplie les nuisances, à la fois techniques et sociales, qui portent atteinte au bien-être et à la qualité de la vie. Comme Mounnezergues, gardien du tombeau des princes Poldèves dans Pierrot mon ami, le marinier perçoit avec mélancolie la dissolution d’un monde sous la poussée de l’économie marchande. Et, tel Jacques l’Aumône dans Loin de Rueil, il cède à l’aliénation du spectacle où, dépossédé de luimême, il se reconnaît dans les images, la vie, et les gestes de cet autre qui lui est présenté. Par le rêve, Cidrolin se ment à lui-même, enrichit la réalité de potentialités nouvelles, fuit le monde moderne pour retrouver la société patriarcale de Taupe, de Mounnezergues et 1

QUENEAU (Raymond), On reconnaît ici la technique des Exercices de style (éditions Gallimard, Paris, 1947) qui consiste à raconter la même histoire de quatre-vingt-dix-neuf manières différentes. Le procédé sera réemployé au cinéma, dans le court-métrage de Bernard Lemoine intitulé L’Emploi du temps (1967) dont Raymond Queneau écrit le texte, dit par Jean-Pierre Marielle. La déclinaison d’une même scène, malmenée par le jeu du montage et les variations de prise de vue, s’inspire largement des Exercices de style dont le documentaire constitue une variante cinématographique stimulante.

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du duc d’Auge, échappe à sa part d’ombre et se dérobe à ses angoisses. C’est la crainte d’un naufrage existentiel qui porte le protagoniste à s’endormir pour se mettre à l’écart du réel, à nier le présent pour se déporter dans le monde de l’illusion. Et, c’est là que le double, le même et l’autre, prend sa source, dans la scission d’une expérience en deux événements où le réel ne se réalise qu’à travers l’autre. Queneau a lu les Fictions de Jorge Luis Borges, en janvier 1952, et semble particulièrement se souvenir, au cours de sa rédaction des Fleurs bleues, de la nouvelle intitulée « Les ruines circulaires » où le rêveur finit par se rendre compte qu’il est lui-même rêvé. Si l’on ajoute à ces lectures l’intérêt de l’écrivain pour ses propres rêves (une curiosité suscitée par la psychanalyse qui lui a appris à noter tous ses récits nocturnes), on comprendra la place essentielle accordée à ces phénomènes psychiques, dans l’œuvre en général et dans Les Fleurs bleues en particulier. Le rêve est à l’image de l’écriture. C’est la victoire de la volupté sur la mélancolie, l’accomplissement d’un désir en même temps qu’une mise à l’écart du réel qui n’intervient qu’à titre de re-présentation. C’est le principe de la « doublure ». Ou bien encore l’histoire de ces deux rois de trèfle, dont le premier s’évanouit un soir dans les rues de Paris tandis que le second s’embarque pour des terres lointaines, dans le poème « C’était le même et c’était lui »1. C’est le produit d’une quête nourrie par l’autre, la tentative de se réapproprier sa propre nature, le combat de l’ombre et de la lumière, de l’être et du non-être initié avec Le Chiendent, le versant joyeux du pays des morts. C’est, enfin, dans une acception Nietzschéenne, la possibilité d’un autre monde, nécessairement meilleur, ainsi que l’exprime Queneau dans le Traité des vertus démocratiques : « C’est dans un autre monde, une autre civilisation que le vrai démocrate peut vivre, pourra vivre »2

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QUENEAU (Raymond), « C’était le même et c’était lui », Fendre les flots, op. cit.. Repris dans les Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 597. 2 QUENEAU (Raymond), Traité des vertus démocratiques, op . cit., p. 59.

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« I have dream » répète, avec insistance, Martin Luther King dans son discours historique du 28 août 1963, devant le Lincoln Memorial à Washington. C’est de cette façon que le romancier introduit plusieurs citations dans Les Fleurs bleues, afin d’étayer son propos. À commencer par l’épigraphe tirée d’un extrait du Théétète de Platon, pour suggérer l’esprit du livre : « onar anti oneiratos » (« en échange d’un rêve, écoute donc un autre rêve ») et le prière d’insérer qui renvoie au « Rêve du papillon », le célèbre apologue attribué à Tchouangtseu, penseur taoïste chinois du IVe siècle av. J.-C., où le sage rêve qu’il est un papillon, puis après s’être réveillé, s’interroge pour savoir s’il n’est pas un papillon qui rêve qu’il est Tchouang-tseu. « Rêve d’un rêve », disait déjà Queneau dans Zazie, pour montrer à quel point, depuis la guerre, est devenue illusoire la conscience que l’on a de sa propre vie. Une vie accaparée par la société post-industrielle qui, à partir des années 1950, sépare le sujet de ses propres désirs, comme en fait état la crise identitaire de Zazie et sa frustration de ne pas voir le métro. Le blue-jean et ses effets de mode. De même que les repas ratés et les nuisances qui privent les protagonistes d’une satisfaction à laquelle ils aspirent, dans Les Fleurs bleues où « je » et « l’autre » (Auge et Cidrolin) deviennent des instruments interchangeables. Et, Zazie, l’incarnation d’une jeunesse déstructurée, à l’image des relations familiales. Son père, sa mère, son oncle, sont présentés comme un ensemble dégénérescent, un système en pleine déconstruction ; tandis que le lien social, menacé par le développement de la télévision qui se substitue aux rapports interpersonnels, favorise l’individualisme et l’uniformisation des consciences, la naissance d’un autisme généralisé. À la fois philosophe, mathématicien, écrivain, au cœur des changements apportés par la modernité, Queneau possède de bonnes raisons de s’intéresser à l’espace et à ses transformations. Un espace, en même temps mental, linguistique et social, qu’il appréhende à travers le motif de la ville qui occupe toujours une place de premier plan chez le romancier. Lieu d’observation, de rencontre, de poésie, de déambulation, la ville reste avant tout source d’emplois et

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constitue de part son extension, sa croissance économique et démographique rapide, le théâtre de multiples difficultés, de ségrégation, de violence, d’injustice, d’indifférence, d’actes manqués, rappelant, en cela, que les développements technologiques ne doivent pas faire oublier l’homme. C’est, en effet, l’introduction de techniques, de processus et de matériels nouveaux qui conduit à des suppressions ou des transformations de postes. Les mêmes facteurs concourent à des modifications de conditions de travail, telles que la fin des commerces de proximité, l’exode des paysans et un chômage croissant. De même que c’est sur ce terreau que renaissent les idéologies antisémites et xénophobes. Si bien que la cité va toujours se trouver, chez Queneau, à la croisée du rêve et de la contestation, du désir et de la frustration. Décrite à partir d’une expérience vécue, d’errances urbaines qui permettent d’en apprécier l’ambiance et d’en maîtriser la géographie, la ville fait l’objet d’un autre regard où le familier est souvent associé à l’étrange. Cette autre figure de la dépossession et de l’aliénation de l’homme. Parlant de son époque, l’écrivain évoque une période où il était encore possible de déambuler dans la périphérie et les quartiers reculés sans crainte de se faire agresser. Où l’on n’était pas encore débordé par la vitesse qui viendra promptement écraser le temps et l’espace. Une vitesse qui, selon Paul Virilio, va modifier les conditions du voyage et du parcours en leur faisant perdre leur capacité d’exploration, de découverte, remplacées par un moment d’attente et d’inertie sur lequel se penche la SNCF aujourd’hui. Ouvert à tous les hasards, à toutes les aventures, à toutes les rencontres, l’écrivain, cet oisif en action, entre en résistance contre la productivité et la vitesse, accrue avec les nouvelles technologies de transport et de communication. Il s’élève contre l’obsession du temps perdu qui caractérise la société marchande. Une société en mouvement, dans laquelle tout est programmé, valorisé, qui ne conçoit pas, sans un zeste de suspicion, l’errance jugée comme dilettante ou subversive. Et qui récuse tout ce qui consiste à musarder puisque le temps est devenu une marchandise, une denrée consommable ou, comme le dit l’adage, « de l’argent ! ».

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Prenant le contre-pied de ces pratiques sociales, Queneau laisse traîner ses yeux en quête d’un détail insolite, flâner son esprit dans le dédale de quelque mystère, vagabonder son imagination. Et, renouant avec le jeu de l’aléatoire inauguré dans « Un conte à votre façon », parvient, à travers ses dérives, à échapper à la routine. À enchanter la banalité, à susciter des émotions, à partager ces petits moments d’étonnement et d’ingénuité qui semblaient être l’apanage de l’enfance. Une enfance dont Zazie reste l’archétype dans l’œuvre où elle s’inscrit dans la trame des représentations d’un roman à succès et définit, à elle seule, les formes de la modernité dont la fillette exprime les goûts, les tendances, les mœurs. Ainsi, Zazie utilise-t-elle le train. Un moyen de déplacement moderne1, car sa génération est celle de la vitesse qui a neutralisé la notion de voyage pour ne laisser exister que les points de départ et d’arrivée : « La vitesse de transport, dit Paul Virilio, l’emporte sur l’espace du territoire »2. Nous ne savons rien, en effet, sur le trajet ferroviaire, de Saint-Montron à la gare d’Austerlitz, dont l’espace-temps est réduit à néant. Et, il n’y aura pas non plus - mais c’est là tout l’enjeu du texte - de trajet en métropolitain. Juste les abords des stations, avec leur mât et leur enseigne originale, leur entrée de type Art nouveau, leur escalier d’accès et leurs grilles fermées. Liée à cette accélération du mode de vie ainsi qu’à la rapidité du débit, l’apocope, qui affecte le mot « métro », réfère d’abord à l’oralité du discours. La figure s’étend ensuite au parcours, réduit aux seuls points d’entrée du métropolitain, et touche enfin au désir de Zazie, qui reste, évidemment, insatisfait. Tout le trajet narratif peut se résumer à la prise de conscience d’un manque, d’une frustration. Au passage de la source à l’insatisfaction. À l’histoire d’une conversion : du principe de plaisir au principe de réalité. D’où le mot mythique prononcé, au terme du récit, par Zazie : « j’ai vieilli ». La perte de ce « capital-jeunesse » dont l’adolescente n’aura finalement 1

À partir des années 1950, le chemin de fer gagne en rapidité avec l’adoption de moteurs thermiques qui viennent remplacer la traction à vapeur. Ce qui contribue fortement à améliorer les temps de parcours. 2 VIRILIO (Paul), Dromologie : logique de la course, entretien, in. Mutitudes, revue trimestrielle, Paris, Printemps 1991.

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que bien peu profité, ramène à l’orientation vectorielle d’un temps marqué par la seule usure de la vie, présentée comme accessoire au regard de la production moderne. Zazie est un « ange rebelle » qui, selon le vœu de son créateur, procure les affres et les délices des nombres entiers. À peine a-t-elle posé le pied sur le quai de la gare d’Austerlitz, que l’enfant fait déjà l’expérience de la nouveauté, éprouve la liberté de la grande ville qui lui permet d’échapper à l’atmosphère familiale délétère de Saint-Montron. Zazie se fond dans la cohue, faite de vies multiples et d’expériences sociales variées. La rencontre de Gabriel la projette dans un autre monde, celui de la fantaisie, de l’art, de l’anticonformisme, de la modernité. Aussi, après avoir interpellé son « tonton », sa première réaction est-elle de « se marrer ». Depuis qu’elle a quitté son village, la fillette, qui est passée d’un type de société à un autre, est portée tout entière par son désir de voir le métro. Elle n’imagine pas un instant que ce souhait puisse être contrarié par les dures contingences de la réalité. Mais, son « rêve » est malheureusement vite brisé par la « grève ». Cet accident politique, lié à la révolte des hommes qui ont cessé le travail pour une durée indéterminée, donne lieu à une opposition paronymique (grève/rêve) qui structure Les Fleurs bleues où le mot « grève » retrouve ses origines. Jadis, l’expression « Être en grève » faisait, en effet, référence aux chômeurs qui se rassemblaient en place de Grève, près d’un port d’accostage, pour y trouver un emploi de docker occasionnel. La place servit aussi aux exécutions et supplices publics sous l’Ancien Régime, qui recouvre trois des cinq périodes retenues dans le roman. La proximité phonétique des mots « rêve » et « grève » se trouve, qui plus est, renforcée dans la verbalisation de ce dernier, comme dans l’expression « grèver de faim » rencontrée chez Alphonse Boudard (La Cerise, Plon, 1963) ou l’africanisme « gréver », pour faire grève. Prenant appui sur cette opposition lexicale, où se logent le réel et l’imaginaire, les odyssées, les illusions, les errances de Zazie, aussi bien que les vagabondages du duc d’Auge, Queneau bâtit un discours fondé sur le quotidien pour

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représenter l’espace. Un espace socialement vrai : celui de la ville et de sa banlieue, qu’il décrit tout en montrant, une fois de plus, que le langage n’est pas innocent puisque, sous l’apparence d’un divertissement, l’écriture repousse ses limites, fait l’objet d’un jeu avec la forme, d’une expérience profonde qui ramène la littérature à une problématique du langage. C’est avec cette légendaire humilité que le dernier des encyclopédistes scrute la modernité, vit la fin des idéologies, en se montrant toujours attentif à la transformation du monde. Attaché aux réalités de son temps, attiré par le chevauchement des disciplines, il s’emploie à mettre en scène la question sociale. À restituer la vie foisonnante. À présenter une nature fragmentée. Ses romans sont autant de lieux privilégiés pour, à partir d’une série de regards anodins qui ont le mérite de faire surgir ce que l’on n’a pas coutume de voir d’habitude, aider son lecteur à comprendre ce qui est en train de se passer. À savoir, la transformation des rapports sociaux sous l’impulsion des méthodes modernes de production et des nouvelles technologies de communication. L’œuvre de Queneau constitue, à cet égard, un modèle qui reflète l’histoire et condense les traits essentiels de ces systèmes. Elle relate la fin de la toute-puissance de l’écrit, le crépuscule de « l’ère Gutenberg », de l’écriture divinisée, et découvre un monde nouveau où les tables de la loi font place aux lois des tabulatrices, où l’information se substitue à la connaissance (Zazie dans le métro), où le relativisme remplace les certitudes (Le Chiendent, Pierrot mon ami), où la star prend le pas sur le héros (Gueule de pierre), où l’on assiste à la désacralisation du livre, découpé en lamelles (Cent mille milliards de poèmes), réduit à un programme arborescent (Un conte à votre façon) ou bien à une suite de variations (Exercices de style). De même que la référence, le fait d’autorité, n’est plus le livre mais la télévision (Les Fleurs bleues), le visible prend le pas sur le lisible. L’événement sur l’essentiel. Le fragment sur la totalité. Le corps et les sens sur l’esprit. Autant d’innovations qui s’opèrent sous l’effet d’une dynamique sociale qui répercute les progrès techniques et dont se nourrissent, à leur tour, les romans de l’écrivain. Des romans dont le mérite est de rechercher partout les caractères

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éphémères, fugaces, du présent, les traits saillants de ce qui constitue la modernité. La quête ne va pas sans exprimer une certaine nostalgie, le regret d’une époque où le monde était moins médiatisé, plus immédiat, plus vrai. Son œuvre laisse paraître, à cet égard, une forme de déception comparable à la déconvenue éprouvée par Zazie, à l’image du désenchantement de l’homme moderne et de ses espoirs déçus quant aux promesses que lui laissait entrevoir les développements économiques et techniques. Une désillusion qui va de Marx à Heidegger, d’Habermas à Baudrillard, de Foucault à Lyotard, de Debord à Virilio dont l’amer constat pourrait à lui seul résumer tout l’enjeu des romans de Queneau, lorsque l’urbaniste et essayiste déclare : « La grande mutation des technologies de l’action à distance n’aura contribué qu’à nous arracher aux dimensions du monde propre »1. Parcourant la période moderne, si tant est que celle-ci débute avec la pénétration de la société par les média de masse, le développement des techniques de communication, l’éclosion de nouvelles valeurs, d’une autre rhétorique, d’autres modes de représentation dans l’espace public et, de façon plus générale, avec l’irruption du nouveau dans l’ancien comme l’illustre le surgissement de ce Disneyland qu’est l’Uni-Park aux abords de la Chapelle Poldève (Pierrot mon ami), ces romans développent ce que Dominique Wolton appelle « une conception anthropologique de la communication »2. Tous mettent l’accent sur l’individualisme en tant que nouvelle pratique sociale. Soulignant, en cela, un autre trait de la modernité de l’écrivain qui, à l’image de son protagoniste, laisse traîner les pieds dans les ruines d’un temple mystique, tout en promenant son regard dans le prisme d’une lunette astronomique. À mi-chemin entre la littérature engagée de Sartre, Camus, Aragon, et les oeuvres abstraites du Nouveau roman, les récits 1 VIRILIO (Paul), La Vitesse de libération, éditions Galilée, collection « L’espace critique », Paris, 1995. 2 WOLTON (Dominique), Informer n’est pas communiquer, CNRS éditions, Paris, 2009.

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de Queneau ne reflètent pas toutefois la vague de dépolitisation qui caractérise la littérature de la deuxième moitié du XXe siècle, marqué par la victoire du capitalisme et la fin des idéologies. Si ces textes ne sont pas à proprement parler politiques, si l’on n’y retrouve pas l’emphase, le lexique ni l’engagement partisan, ceux-ci restent néanmoins l’expression d’un choix quant à la forme et au moment retenu. De même qu’ils véhiculent une idéologie largement perceptible à travers une certaine approche mentale du monde, l’introduction de la question sociale, la mésentente, le conflit, à l’origine de la dynamique communicationnelle qui répercute le vertige d’un système détraqué. Autant de traits qui engagent l’écrivain devant sa page blanche, le situent dans l’histoire, et font de ces romans un témoignage de civilisation. Répétons, une fois encore, que la dimension politique de l’écrivain ne tient pas à quelque représentation, soutien ou participation active. À des adhésions, exclusions ou rejets. À son matérialisme ou à sa spiritualité. À des prises de position publique, articles de presse, signatures de pétition ou convictions profondes relatives à la vie sociale et intellectuelle de son temps. Tour à tour engagé, dégagé, durant sa vie, l’homme, comme beaucoup d’autres, s’est construit progressivement, à partir d’une multitude d’expériences, diverses appartenances, qui ont façonné différentes identités et fini par équilibrer une individualité. À travers ses romans qui mettent en scène des oisifs, des chômeurs ou des flâneurs dilettantes dont l’existence se déroule le plus souvent dans les marges, dans un no man’s land pas très conforme aux normes mises en place par la société, Queneau cherche moins à échapper à l’emprise du système moderne qu’à prendre ses distances pour permettre à son lecteur d’avoir une autre vision des choses, la possibilité de vivre autrement la vie formatée par la modernité. Sa vision, essentiellement syntagmatique, qui consiste à suivre le personnage et envisager ses rapports au fil de ses pérégrinations, invite le lecteur à observer le monde au fur et à mesure des déplacements du sujet. À la recherche d’une autre forme d’articulation sociale, ses textes, qui posent, tous, le problème de la solitude de l’homme et de son mal-être,

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deviennent dépositaires de l’épaisseur de l’existence à travers les errances de chaque protagoniste. Attiré par l’évolution des sciences et des techniques, l’écrivain n’en reste pas moins attaché aux charmes du passé. C’est cette double postulation que manifeste l’espace romanesque : Une expression vivante, reliée à un univers de paroles où le phonétisme et l’oralité collent à la culture populaire de la modernité, et une architecture littéraire, appuyée sur des formes anciennes, des citations, des parodies, une écriture poétique et des figures variées, qui situent Queneau dans la tradition du roman français, de Baudelaire affirmant que : « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable »1. La conjonction de ces deux niveaux, du populaire et de l’intellect, place toujours ses textes à cheval sur plusieurs mondes dont ils reflètent tour à tour l’émancipation et l’assujettissement. À la fois modernes et classiques, à l’instar des poèmes d’Apollinaire, ses romans se dotent d’un pouvoir de subversion matérielle, ce qui était, jusque là, réservé au seul domaine poétique (Un coup de dés, Calligrammes). Ils ouvrent la voie à une certaine forme d’excentricité typographique, accompagnée d’un désordre syntaxique et de fantaisies rhétoriques, qui se combinent avec les jeux de la poésie. Autant d’éléments qui permettent à l’écrivain de se différencier, de faire entendre une autre voix dans le concert des écritures du temps. Jouant à fond sur la spécificité de la littérature, c’est-à-dire son langage, Queneau s’immisce dans sa chair pour en travailler toutes les strates : la graphie, les sons, le lexique, dans le but d’accroître son pouvoir de socialisation, d’augmenter ses capacités à communiquer. Ses distorsions, ses malaxages, sont autant de façons de piéger le conformisme, la doxa. Autant de stratagèmes mis en œuvre par l’écrivain pour rompre avec le conditionnement du lecteur, le capturer, ravi ou fasciné, par ces différentes figures de jeu qui demeurent au cœur du plaisir littéraire. Le mot, abîmé, mais aussi abymé, à 1

BAUDELAIRE (Charles), « La modernité », Le Peintre de la vie moderne, op. cit., p. 69.

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l’image des figures fractales étudiées par le mathématicien Mandelbrot, retient l’œil auquel il évite de sauter, par intermittence, de paragraphe en paragraphe, pour qu’il vive pleinement l’expérience et cède au divertissement. Cette appropriation du langage ne va bien évidemment pas dans le sens d’une meilleure acquisition ni d’une plus grande maîtrise de l’orthographe, de la syntaxe et du vocabulaire de la langue française. Car, l’objectif n’est pas de s’assimiler, comme dans le cas des apprentissages de l’école maternelle, mais au contraire de se différencier, comme dans le parler urbain, en se forgeant un code propre, destiné à marquer son altérité. En s’attaquant ainsi à la langue, les romans de Queneau cherchent tout d’abord à attirer l’attention, à étonner et amuser par leur inventivité. Car, il ne s’agit pas de perdre de vue l’objectif premier qui est de communiquer. De créer un lien social à travers l’humour et le langage. De rapprocher au plus près l’acte d’écrire et celui de lire. Le livre et le vivre. Mais, ces textes sont aussi le miroir d’une fracture sociale qui n’a cessé de s’aggraver depuis le XIXe siècle. Toutes les variations, les déstructurations que la jeunesse urbaine inflige, aujourd’hui, à la langue officielle font déjà partie des procédés de construction utilisés par Queneau : l’inversion des syllabes, les mots tronqués, les archaïsmes, les emprunts aux langues étrangères, l’usage des métaphores, sont autant de procédés auxquels l’écrivain recourt pour forger un néo-français qui, mis en concurrence avec la langue officielle, reproduit ce phénomène de « diglossie », lié à la coexistence de deux langues, dont fait déjà état, en 1973, Le Voyage en Grèce. Bien avant la mise en place d’une pédagogie qui vise à prendre en compte l’altérité de la langue de l’autre, le romancier se fait le chantre d’une contre-culture ; le porteparole des sans-voix dont il exprime la révolte à travers cette appropriation et ce parasitage de l’institution bourgeoise qu’est la langue. La déformation est vécue comme l’expression d’une marque identitaire, une libération. Un moment d’euphorie qui permet de compenser l’échec et le rejet, de transgresser l’interdit en faisant ce qui est défendu par la grammaire, le dictionnaire et l’Académie.

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En travaillant le support, à la manière de Francis Ponge ou de Dubuffet, Queneau ôte à l’écriture ses prétentions littéraires et situe ailleurs la possibilité d’une littérature ; comme il fait sien des objets qui avaient été, jusque-là, repoussés hors du champ romanesque. Le langage n’est plus qu’un matériau brut, la matière première, l’expression du présent, de ses réalités économiques et d’une nature sociale dont il met en avant la jeunesse en revitalisant une langue morte et en privilégiant l’oralité. Ses déformations sont à penser comme une autre approche anthropologique de la société dont l’incivilité, la délinquance, le détachement des acteurs, percent à travers le langage et le comportement de Zazie, tandis que la brutalité, la dégradation, les transgressions, sont données à lire au travers des agissements du duc d’Auge et de Cidrolin. La culture, quant à elle, ne se fonde plus sur la lecture de Hegel ou de Montaigne dans cette deuxième moitié du XXe siècle, mais passe désormais par des médiateurs du lien social tels que Marie-Claire, les « bloudjinnzes », la « houature » ou la « télé ». Si bien que, mis à part les difficultés à communiquer, la propagande, le mensonge, la rumeur, les inégalités, les crimes, les vols, les viols, les conflits qui génèrent des actions impulsives et disproportionnées, on peut se demander ce qui, en fin de compte, relie encore les hommes entre eux. Malmené, fragmenté, mutilé, le langage, en tant que reflet de la société marchande et de ses techniques, concentre tous les regards, se fait à son tour spectacle en présentant son système de signes et ses combinaisons formelles comme finalité. Sa contestation apparaît, dans ce contexte, comme une réaffirmation du sujet qui se manifeste par une grimace à l’autorité, un pied de nez à la relégation sociale, doublé d’un bras d’honneur à la domination économique et aux violences technologiques. Un sujet qui, le temps d’un échange, devient, à l’exemple du passant anonyme des Fleurs bleues, le véritable maître du jeu. Mais, comme le signifie Roland Barthes : « la littérature est le mode même de l’impossible, puisqu’elle seule peut dire son

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vide et que, le disant, elle fonde de nouveau une plénitude »1. La destruction spectaculaire, opérée par les figures de mots, dessine simultanément une voie d’intégration, ainsi qu’ont pu le vivre tous ceux qui ont tenté ces expériences extrêmes, de James Joyce à Maurice Blanchot, de Céline à Philippe Sollers. De telle sorte que la coupure, souhaitée sur le terrain par la contestation et le démantèlement du langage, va se trouver transformée, par la médiation de ce foyer de résistance qu’est le livre, en facteur d’intégration. Une sorte de fête des fous, de célébration du « Printanier » comme dans Gueule de pierre où, à l’image de ce qui se produit aussi dans Saint-Glinglin, tout fonctionne à l’envers. Cette nouvelle rhétorique de l’entre soi, qui unit la communauté des lecteurs de Queneau, devient l’instrument d’une sociabilité organisée. Érigée en langage de la relation, cette pratique scripturale se meut en stratégie destinée à forcer et à maintenir l’écoute, à tisser des liens, à réintroduire, au sein du lectorat, une dimension collective qui prend assise sur cette nouvelle harmonie. Appuyés par un antihéros, ces procédés permettent à l’écrivain de se soustraire au problème posé par la question de la représentation, de s’éloigner des pièges du réalisme et d’échapper au danger du populisme. Corrélatives à l’aménagement et au contournement de règles, ces désarticulations, qui relèvent d’un essai de naturalisation du langage à travers un saccage spectaculaire, sont à rapprocher de l’humour dans leur quête tactique. Car, la destruction, fondée sur une exploitation graphique, sémantique et phonique des mots, n’est que l’expression d’un effort supplémentaire dans la recherche d’une cohésion qui supplée l’effritement du lien social, la disparition des valeurs traditionnelles et la volonté d’un vivre ensemble, définitivement éclipsés par le changement, l’aliénation, le repliement et la perte d’identité dont fait état l’œuvre entière. De la quête identitaire d’Étienne, dans Le Chiendent, à l’autisme de Cidrolin, dans Les Fleurs bleues, en passant par la schizophrénie de Jacques dans Loin de Rueil ou la perversité de Pédro-Surplus dans Zazie. 1

BARTHES (Roland), « L’écriture du roman », Le Degré zéro de l’écriture, op. cit.

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Plongé dans l’uniformité d’un espace technologique expurgé de spiritualité, confronté à un appauvrissement de la vie, le personnage quenien va, au travers de ses pérégrinations et de ses rencontres, accéder à un peu plus de sagesse, de solidarité, de tolérance et même de tendresse. Naïf et vertueux, car désintéressé, celui-ci poursuit ses illusions sans jamais rentrer dans la logique de la structure sociale et de ses rapports de force dont il demeure, d’ailleurs, le plus souvent ignorant, comme l’illustrent tour à tour Étienne (Le Chiendent), Pierrot (Pierrot mon ami), Jacques (Loin de Rueil) et Icare (Le Vol d’Icare) qui incarnent, chacun à leur façon, un nouvel humanisme, de nouvelles valeurs. D’un naturel innocent, ce personnage observe la vie sociale de l’extérieur, agit sans véritablement réfléchir, sans comprendre le sens de ce qui lui arrive, jusqu’à ce qu’il soit appelé à quitter ses habitudes. À devenir autre, par le jeu des relations et des interactions humaines. Car, les romans de Queneau mettent toujours en scène une société où tout se noue à l’intérieur de l’espace public. Un espace de circulation, de vie collective (Zazie dans le métro) où jamais, cependant, n’apparaît le visage de l’autorité politique. De même que la vie moderne a détruit le spirituel, les utopies et les idéologies, et que l’art contemporain s’est chargé d’éliminer les formes qui leur correspondaient dans le domaine de l’esthétique, l’économie et la technologie transforment le monde, isolent, standardisent, dominent, prennent le pas sur le politique, font aussi table rase de l’histoire, de la culture, du passé, substituant le pouvoir productif à toutes autres formes d’autorité. À l’image de la société nouvelle, le pouvoir, chez Queneau, ne tient plus qu’à ses signes, à ce que Baudrillard nomme : « la seule fiction d’un univers politique »1. C’est cette emprise économique naissante, qui simule, aliène, et grignote la vie sociale, que l’écrivain entrevoit déjà dans Le Chiendent, lorsqu’il affirme :

1

BAUDRILLARD (Jean), « Le politique et la simulation », article, in. Le Monde diplomatique, mensuel, juin 1978.

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« Il n’y a pas d’argent comptant, il n’y a que de fictives opérations de banque. »1

Le jeu social, ainsi que ne cesse de le confirmer la société marchande du XXe siècle, est réglé par une force symbolique qui ne s’exprime qu’à travers sa pratique. C’est-à-dire, la communication de masse, l’idéologie véhiculée par ses représentants, la mobilisation des foules et la différenciation entre dominants et dominés. Il n’intervient, dans l’œuvre, qu’au niveau de ce que Baudelaire appelle « une rhétorique profonde ». Et, les linguistes : une double articulation. À l’endroit même où, selon le mot d’Henri Meshonnic2, se rejoignent la vision et la diction. Le vrai et le faux. Le langage et la fable. La poésie et l’idéologie. La forme et l’histoire. C’est vers ce point nodal que le pessimisme existentiel, l’incertitude et l’angoisse métaphysique de l’écrivain convergent avec le langage vivant, l’humour, un attirail de procédés et de règles, de mythes et de rêves, pour nourrir des récits, parfois drôles, souvent bizarres, tour à tour érudits et grossiers, mais qui savent, cependant, concentrer la saveur de la vie.

1

QUENEAU (Raymond), Le Chiendent, op. cit., p. 328. MESCHONNIC (Henri), Pour la Poétique, éditions Gallimard, collection « NRF », Paris, 1970.

2

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Répertoire des auteurs, ouvrages, lettres et articles cités

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Revues consacrées à Raymond Queneau

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Table des matières

Préambule. Le Peintre de la vie moderne…………………………….……7 Chapitre I. L’invention de nouveaux codes et de nouveaux modèles………………………………………………………19 Chapitre II. L’évolution des représentations socioculturelles dans l’œuvre…………………………………………….……..…121 Chapitre III. Les relations avec l’univers des normes……………………195 Répertoire des auteurs, ouvrages, lettres et articles cités…..305 Revues consacrées à Raymond Queneau…………………..315

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Critique et études littéraires aux éditions L’Harmattan

Dernières parutions

W. G. SEBALD Récit, histoire et biographie dans Die Ausgewanderten et Austerlitz

Teinturier Frédéric, Covindassamy Mandana, Arlaud Sylvie

Conçu dans le cadre de la préparation à l’agrégation d’allemand, comme le moyen d’aider à la lecture des deux œuvres de W. G. Sebald Die Ausgewanderten et Austerlitz, cet ouvrage présente les fruits du croisement de plusieurs approches méthodologiques et permet donc d’approfondir l’étude de ces deux récits. Au centre des réflexions se trouve le sentiment paradoxal d’étrangeté mêlé de familiarité, qui accompagne tout lecteur de l’œuvre de Sebald. (Coll. De L’Allemand, 23.50 euros, 236 p.) ISBN : 978-2-343-06289-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-38174-9 Le Théâtre allemand Société, mythes et démythification

Le Berre Aline

Cet ouvrage évoque les grands représentants du théâtre de langue allemande, tels que Lessing, Goethe, Lenz, Schiller, Kleist, Tieck, Grabbe, Schnitzler, Hofmannsthal, Horvàth, Dürrenmatt, à travers des œuvres emblématiques allant de la seconde moitié du XVIIIe siècle à la première moitié du XXe siècle. À travers la variété des personnages et des intrigues se profilent des conceptions, des questionnements, des critiques et des révoltes qui restent d’actualité. (Coll. Critiques Littéraires, 39.00 euros, 434 p.) ISBN : 978-2-343-06044-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-37697-4 Théâtre moderne et pratiques picturales Correspondances et confluences

Abdelmajid Azouine

Le théâtre moderne, en cherchant une appétence illustrative et une plus-value expressive équivalentes à celles de l’œuvre picturale, prône l’ouverture sur les autres formes d’expression voisines, entre autres la peinture, bénéficiant ainsi de la faillite du théâtre aristotélicien tant au niveau de son langage qu’à celui de sa mise en scène et de sa réception. Ce livre se penche sur le quand et le comment de cette alliance, combien féconde entre le théâtre et la peinture. (Coll. Univers théâtral, 16.50 euros, 158 p.) ISBN : 978-2-343-05911-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-38195-4

Le Robinson antillais De Daniel Defoe à Patrick Chamoiseau

Constant Isabelle

Cet essai est destiné aux nombreux admirateurs de Robinson Crusoé et aux lecteurs de Patrick Chamoiseau, ainsi qu’aux chercheurs et étudiants en littérature antillaise. Puisqu’à l’écrit comme à l’oral, Chamoiseau se réfère au Robinson Crusoé de Daniel Defoe et à Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier, ce seront les principaux textes auxquels sera mesuré son livre L’Empreinte à Crusoé. (Coll. Espaces Littéraires, 20.00 euros, 200 p.) ISBN : 978-2-343-06196-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-37730-8 Langue, espace et (re)composition identitaire dans les œuvres de Mehdi Charef, Tony Gatlif et Farid Boudjellal

Mielusel Ramona

L’auteure s’intéresse à la problématique de la (re)construction identitaire à travers une analyse critique de l’évolution des œuvres littéraires et cinématographiques beures de trois artistes d’origine franco-maghrébine. Elle montre l’impact que ces artistes ont eu sur les productions culturelles canoniques françaises et francophones à travers les années, mettant en évidence l’idée que l’identité française telle qu’on l’a connue au long des siècles a subi des transformations radicales. (Coll. Approches littéraires, 25.00 euros, 244 p.) ISBN : 978-2-343-05413-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-37606-6 Le peuple dans la littérature africaine contemporaine

Sous la direction de Jules M. Mambi Magnack Préface du professeur Yves Clavaron

Cet ouvrage s’interroge sur le statut du «peuple» en postcolonie et les modalités de sa littérarisation dans la littérature africaine contemporaine. Anonyme, muselé, martyrisé, tué, le peuple en postcolonie est le plus souvent à l’origine de profonds bouleversements sociaux. C’est aussi au sein du peuple, déchiré par des crises d’ordre ethique, culturel, identitaire, idéologique, religieux, que surviennent des tensions provoquant de véritables massacres. La littérature africaine, essentiellement orientée vers le fait social, se trouve ainsi interpellée. (Coll. Émergences africaines, 22.00 euros, 224 p.) ISBN : 978-2-343-06078-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-38149-7 L’(in)forme dans le roman africain Formes, stratégies et significations

Sous la direction de Yao Louis Konan et Roger Tro Deho

L’informe est devenu l’une des identités remarquables du roman et s’impose comme la grille de (re)lecture de la création et de la critique. Les écrivains, en rançonnant l’impureté, en étirant infiniment le corps textuel, en recourant à des pratiques insolites et inédites, produisent une écriture informelle qui informe le roman africain, en raison de la normalisation du phénomène. L’identité des/ dans les nouvelles africaines s’affranchit constamment de la tyrannie de la forme. Paradoxalement, une synonymie de fait entre la forme et l’informe s’installe. (26.00 euros, 258 p.) ISBN : 978-2-343-05547-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-37603-5

L’écriture fragmentaire dans les productions africaines contemporaines

Sous la direction de Damien Bédé et Moussa Coulibaly

Cet ouvrage aborde la question de la fragmentation dans les créations littéraires. Il s’agit, par le biais de différentes contributions, d’appréhender la pratique fragmentaire chez les auteurs africains contemporains. Si son usage dévoile un tant soit peu la désintégration des genres littéraires, elle est une exigence formellement admise. Ainsi les auteurs africains ne sont plus des fragmentaires malgré eux-mêmes mais des fragmentaires confirmés dans leurs prises de plume. (Coll. Espaces Littéraires, 24.00 euros, 230 p.) ISBN : 978-2-343-06166-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-38188-6 Mode(s) en onomastique Onomastique belgoromane

Sous la direction de Michel Tamine et Jean Germain

Donner un nom, c’est donner une identité, faire accéder à une existence sociale, reconnaître un être vivant en tant qu’individu, donner à un lieu un statut territorial légal. Mais au-delà de sa signification ontologique, cet acte fondamental de nomination possède une dimension sociale, et comme tel, se trouve soumis à la mode. Le présent ouvrage analyse les mille et une manières dont les modes peuvent intervenir dans la nomination, celle des individus et des lieux bien entendu, mais aussi celle des phénomènes les plus divers. (Coll. Nomino ergo sum, 38.00 euros, 388 p.) ISBN : 978-2-343-05955-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-38085-8 Jean Giono Du mal-être au salut artistique

Chelly-Zemni Alya

La question du mal, obsédante dans l’œuvre de Giono, les désillusions de Giono, augmentées de ses déboires liés à la Seconde Guerre mondiale, l’ont conduit à articuler ses idées sur la quête de la joie et à chercher dans l’univers de l’écriture un débouché à son désir d’exorciser la réalité hideuse et de recréer le mythe de l’âge d’or infiniment plus heureux que le présent. Cette écriture préméditée devient le monde clé de sa joie. (Coll. Critiques Littéraires, 47.00 euros, 484 p.) ISBN : 978-2-343-04594-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-37359-1 La pratique intertextuelle d’Alain Mabanckou Le mythe du créateur libre

Ukize Servilien

Par une lecture intertextuelle, l’auteur montre en quoi l’écriture romanesque de Mabanckou procède de la poétique transculturelle et transtextuelle. Il en vient à la conclusion que Mabanckou, par des procédés ludiques, comiques et carnavalesques, se joue de tout. Il désacralise le sérieux en le mêlant au trivial, inscrivant son œuvre dans le courant d’une esthétique de la fragmentation et de l’hétérogénéité. (Coll. Espaces Littéraires, 25.00 euros, 252 p.) ISBN : 978-2-343-04494-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-37350-8

Lire Rosie Carpe de Marie NDiaye

Imbert Francis

L’auteur propose une «analyse progressive» de Rosie Carpe qui s’engage à «commenter pas à pas» le roman de Marie NDiaye. Cette lecture se montre attentive au jeu de l’intertextualité qui paraît tout particulièrement nourrir l’écriture de Marie NDiaye : la Bible, la mythologie grecque, les légendes et, parmi les écrivains modernes, Franz Kafka, William Faulkner ou encore Joyce Carol Oates. (Coll. Critiques Littéraires, 30.00 euros, 296 p.) ISBN : 978-2-343-04923-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-37343-0 L’image de la Chine chez le passeur de culture François Cheng

Liu Tiannan

François Cheng, un quêteur de la beauté, un homme en marche, un écrivain indéfinissable. Le plus chinois des écrivains français ou bien le plus français des écrivains chinois. C’est un écrivain qui, toute sa vie, a poursuivi la réconciliation et le dialogue entre les deux cultures. Son écriture est aussi fortement marquée par une expérience personnelle de l’exil liée à un profond sentiment d’authenticité. (Coll. Espaces Littéraires, 45.00 euros, 448 p.) ISBN : 978-2-343-05229-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-37431-4 Émergence d’une identité caribéenne canadienne anglophone

Solbiac Rodolphe

Que nous révèlent les représentations des mémoires caribéennes dans les romans The Polished Hoe et More d’Austin Clarke, The Swinging Bridge de Ramabai Espinet, What We All Long For de Dionne Brand et Soucouyant de David Chariandy, publiés au Canada durant la décennie 2000 ? L’auteur démontre que les recompositions mémorielles à l’œuvre dans ces textes construisent une conscience historique des Caribéens du Canada et dessinent les contours d’une identité caribéenne canadienne anglophone. (16.50 euros, 162 p.) ISBN : 978-2-343-05871-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-37516-8 Le Parnasse breton Un modèle de revendication identitaire en Europe

Le Lay Jakeza - Préface de Mona Ozouf

Si le grand public connaît quelque peu le Parnasse français, la plupart ignorent l’existence du Parnasse breton. Créé en 1889 par l’écrivain Louis Tiercelin et le musicien Joseph-Guy Ropartz, son premier objectif est de fédérer les intellectuels de Bretagne dans le seul but de sauvegarder son identité, et plus largement celle de la France. Loin de tout folklorisme, ce mouvement à l’apparence littéraire, se compose d’intellectuels qui s’attachent à définir une politique prônant un fédéralisme. Ils ont compris que, pour ce faire, la production intellectuelle est une étape nécessaire avant la création d’institutions. (Coll. Espaces Littéraires, 25.00 euros, 268 p.) ISBN : 978-2-343-06017-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-37480-2

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Raymond Queneau, le Peintre de la vie moderne Sous le couvert de l’humour et du jeu, de l’innocence et du futile, il existe un Queneau engagé, politique, animé par la volonté de répercuter l’image de son temps. Ce qui l’amène à moderniser la littérature et à présenter, sous un jour nouveau, le spectacle de la vie, au sortir des années de guerre et de décolonisation. Ses textes sont un condensé de l’histoire économique. Ils nous font entrer de plain-pied dans un monde dont l’écrivain décrypte les effets de modernisation et de mondialisation, ainsi que le développement, en même temps que les premiers symptômes de décomposition. Parallèlement au dynamisme de la société industrielle, apparaît un autre versant social : celui de la marginalité et du chômage, de l’immobilisme et de la panne. C’est ce déclin, ce désenchantement, qu’anticipe Queneau, sur un mode satirique, burlesque, empreint de pessimisme et de désillusion. Dans son essai, Marcel Bourdette-Donon retrace le cheminement de cette pensée critique en montrant comment l’écrivain s’emploie à détourner sans cesse l’image du monde présenté, à travers un style rebelle qui apparente l’œuvre à un « cratère de volcan caché par des bouquets de fleurs »… bleues, bien évidemment. Originaire des Pyrénées-Atlantiques, Marcel Bourdette-Donon s’est longuement penché sur l’œuvre de Queneau à qui il a consacré plusieurs articles et ouvrages, ainsi que sa thèse de doctorat d’État. Ses différentes missions l’ont conduit des rivages de la Méditerranée aux îles du Pacifique, de l’Asie à l’Afrique, en passant par l’océan Indien. La découverte de ces cultures l’a poussé à s’engager plus avant dans une géographie mentale, à l’instar des voyages intérieurs du Satrape, qui lui a inspiré chaque fois de nouveaux exercices de style, sous forme de romans et d’essais.

Peinture de couverture © l’auteur, peinture murale, Little Annie, Miami.

ISBN : 978-2-343-10031-9

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