Qui Nous Delivrera Du Grand Alexandre Le Grand?: Alexandre Tourne En Derision De L'antiquite a L'epoque Moderne (Alexander Redivivus, 13) (French and Spanish Edition) 9782503590264, 2503590268

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Qui Nous Delivrera Du Grand Alexandre Le Grand?: Alexandre Tourne En Derision De L'antiquite a L'epoque Moderne (Alexander Redivivus, 13) (French and Spanish Edition)
 9782503590264, 2503590268

Table of contents :
Catherine Gaullier-Bougassas et Hélène Tropé. Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand* ?
Les railleries d’adversaires et les limites de la dérision d’Alexandre
Diane Cuny. Alexandre et Diogène Dérision, morale et humour
Patrizia De Capitani. Alexandre tourné en dérision dans la culture italienne du Moyen Âge et de la Renaissance
Margaret Bridges. Alexandre « enfant » face à Nicolas et Darius : variantes du rire au Moyen Âge anglais
Maureen Attali. Alexandre dupé dans la littérature rabbinique de l’Antiquité tardive : un compromis entre déférence et autocensure
Marcin Kurdyka. Alexandre dupé : le conquérant macédonien dans la Chronica Polonorum de Vincent Kadłubek (début du xiiie siècle)
Ironie, intentions satiriques et jugements des auteurs
Corinne Jouanno. « Alexandre le Petit »Fragments d’un discours de dérision sur Alexandre dans la tradition anecdotique ancienne et à Byzance
Catherine Gaullier-Bougassas. Alexandre post-mortem et la dérision : des romans médiévaux aux premières traductions et adaptations françaises de Lucien de Samosate
Gilles Polizzi. Alexandre-Picrochole : variations d’un topos, de Thenaud à Rabelais (1517-1535)
Germán Redondo Pérez. Desmitificación y parodia de Alejandro Magno en la traducción castellana realizada por Juan de Aguilar Villaquirán del Diálogo entre Alejandro y Filipo de Luciano (1617)
Dominique Bertrand. Les glorieuses « rencontres » de Dassoucy dans sa dédicace à « l’Alexandre des Alexandres » : rire de Louis XIV ou rire avec Louis XIV ?
Florent Gabaude. Le mythe d’Alexandre le Grand tourné en dérision par Arno Schmidt au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale
Constantin Bobas. Fâcheux et / ou facétieux avatars du mythe et de l’Histoire dans le film Alexandre le Grand de Théo Angelopoulos
Burlesque, héroï-comique et parodie
Samuel Fasquel. Alexandre face à Diogène et Clitus Quevedo et la caricature de l’empereur
Hélène Tropé. Un Alexandre de plus en plus tourné en dérision : de la comédie palatine de 1651 de Pedro Calderón Darlo todo y no dar nada (Tout donner et ne rien donner) à la comédie burlesque homonyme de Pedro Francisco Lanini Sagredo (1653)
Fernando Doménech Rico. La Mojiganga de Alejandro Magno, de José de Cañizares, y la tradición burlesca
Catherine Dumas. L’abaissement d’Alexandre, ou la déconstruction burlesque du héros dans The Rival Queans de Colley Cibber (vers 1710)
Benoît Abert. La mort de Bucéphale de Pierre Rousseau : la dérision par la discordance
Liliane Picciola. De la farce à la parodie : la métamorphose d’Alexandre en Sallemandre dans Alexandre le Grand ou Le Paysan Roi, de Henri-Jean Roullaud (1751)
Index des noms des œuvres et des auteurs
Table des matières

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Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ?

ALEXANDER REDIVIVUS Volume 13 Collection dirigée par Catherine Gaullier-Bougassas Margaret Bridges Corinne Jouanno Jean-Yves Tilliette

Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne

Sous la direction de Catherine Gaullier-Bougassas et Hélène Tropé

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© 2022, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2022/0095/145 ISBN 978-2-503-59026-4 eISBN 978-2-503-59027-1 DOI 10.1484/M.AR-EB.5.120718 ISSN 2466-5886 eISSN 2565-9189 Printed in the EU on acid-free paper.

Catherine Gaullier-Bou g assas et Hélène T ropé

Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand* ?

Dans la série de cinquante lithographies intitulée Histoire ancienne et publiée en feuilles et dans le Charivari de 1841 à 1843, Honoré Daumier consacre deux caricatures à Alexandre et aux protagonistes qui l’entourent dans deux scènes qui, célèbres depuis l’Antiquité, questionnent sa générosité. La première est la rencontre de Diogène, elle présente l’offre de biens matériels que le souverain lui fait, le refus méprisant du philosophe cynique et sa réponse cinglante : « Écarte-toi un peu de mon soleil. » Avec ce sarcasme, elle tourne le roi en dérision, même si dès ses premières réécritures, Alexandre retourne souvent cette moquerie en sa faveur. A contrario la seconde anecdote n’est pas liée à la dérision dans les premiers textes où elle est relatée, puis réécrite : c’est le « don » par Alexandre de son amante Campaspe au peintre Apelle – la jeune femme et le peintre s’étaient liés d’amour durant les séances où Apelle réalisait le portrait de Campaspe à la demande du roi –, une scène non comique dans l’Histoire naturelle de Pline, mais vite parodiée et moquée1. Les deux lithographies de Daumier, sous-titrées « Alexandre et Diogène » et « Apelles et Campaste », caricaturent Alexandre en lui prêtant des attitudes et des expressions ridicules par leur arrogance – son avancée conquérante mais impuissante vers un Diogène qui, allongé et semble-t-il ivre, ne daigne pas même le regarder ; son regard



* Nous transformons ici l’interrogation célèbre « Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? » attribuée à deux auteurs de la fin du xviiie siècle et du début du xixe siècle, Joseph Berchoux et Jean-Marie-Bernard Clément, voir infra, note 5. 1 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre XXXV, 84, trad. S. Schmitt, Paris, 2013, p. 1612-1613 ; C. Dumas, « La générosité d’Alexandre : l’épisode de Campaspe (Campaspe de Lyly, Darlo todo y no dar nada de Calderón) » et H. Tropé, « L’image d’Alexandre le Grand dans La mayor hazaña de Alejandro Magno, comedia attribuée à Lope de Vega », dans L’entrée d’Alexandre le Grand sur la scène européenne : Théâtre et opéra (fin du xve-xixe siècle), dir. C. Gaullier-Bougassas et C. Dumas, Turnhout, 2017. Catherine Gaullier-Bougassas  •  Université de Lille-Alithila, Membre honoraire de l’Institut universitaire de France Hélène Tropé  •  Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, CRES – LECEMO Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 5-30 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.127242

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hautain et ostensiblement détourné, la tête levée, alors qu’il réunit les mains d’Apelle et de Campaspe2. Son accoutrement – un casque surmonté de plumes démesurément grandes – renforce la bouffonnerie, de même que sa laideur physique, la déformation de son corps et des traits de son visage. Autrement dit, Daumier le métamorphose en un fanfaron ventripotent et maniéré, un héros comique à l’air supérieur outrancier, au panache grotesque. Cette dérision irrévérencieuse renverse de son piédestal un souverain prestigieux, le plus grand conquérant de l’Antiquité, une figure iconique de roi. Son nom a même disparu du titre de la lithographie « Apelles et Campaste ». La dérision ne touche-t-elle que le conquérant antique dans les deux caricatures ? Sans doute non, puisque les représentations de Diogène, comme celles d’Apelle et de Campaspe, sont loin d’être flatteuses : les vers inscrits au-dessous du titre le confirment. À chacune des caricatures est en effet associé un court poème et le dialogue établi entre l’image et le texte – l’intermédialité de la lithographie – sert à renforcer le portrait à charge, sous forme de dérision et de parodie, de ces deux séquences célèbres, déjà maintes fois réécrites dans la littérature et aussi illustrées dans la peinture. Daumier se plaît à représenter visuellement Diogène sous les traits d’un débauché, portrait que confirme le texte de la « goualante » d’Eugène Sue : Le Sage qui goipait dans le simple appareil D’un voyou fumant sa bouffarde Dit au héros qui le regarde : Esbigne-toi de mon soleil ! (Goualante de Mr. Eugène Sue) La maxime célèbre du philosophe cynique est ainsi dégradée en propos vulgaire d’un ivrogne qui ne semble pas vraiment conscient de la présence du souverain. L’univers héroïque plonge dans le burlesque : le sage n’est plus qu’un voyou ivre – « goiper » signifie « mener une vie de débauche », « bouffarde » et « goualante » appartiennent aussi au registre populaire et désignent respectivement une grosse pipe à tuyau court et une chanson populaire – ; l’ascète qui méprisait les richesses est rabaissé et ridiculisé en un homme sans moralité qui se vautre dans les plaisirs terrestres et dont l’air hébété trahit les excès. Son apophtegme n’est plus le signe d’une quelconque sagesse, mais seulement la marque de sa vulgarité, que l’auteur exprime par un vocabulaire grossier. La transposition de l’anecdote dans un registre bas tend à affaiblir, du moins dans le texte et en apparence, l’attaque envers Alexandre. Le poème lui-même semble en effet ridiculiser davantage Diogène qu’Alexandre. Mais remarquons qu’il précise seulement le regard que le roi porte sur Diogène, c’est-à-dire qu’il ne rappelle pas son offre généreuse : lui donner les biens matériels dont il aurait besoin pour mettre fin à sa pauvreté. Aux spectateurs et aux lecteurs qui connaissaient la scène, cette occultation pouvait apparaître comme un élément

2 Nous reproduisons sur la couverture du présent livre la seconde. La première peut être vue sur le site The Daumier Register Digital Work Catalogue, http://www.daumier-register.org/login.php ?startpage, sur le site Paris Musées, https ://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/musee-carnavalet/oeuvres/histoireancienne20alexandre-et-diogene#infos-principales ; dernières consultations le 25 novembre 2020.

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supplémentaire du rabaissement d’Alexandre, ainsi dépossédé de sa générosité, tandis que pour ceux qui ignoraient la scène, elle contribuait sans doute à épargner un peu le roi. Mais ces derniers n’étaient-ils pas alors conduits à se demander pourquoi un si grand héros venait à la rencontre d’un personnage si misérable ? Dans les deux cas, la parole de dérision de Diogène ne fonctionne plus comme dans les textes antiques : le travestissement parodique et burlesque a modifié sa signification et sa portée. Si la seconde lithographie ridiculise davantage Alexandre, Campaspe et Apelle ne sont pas épargnés, puisqu’ils sont transformés en personnages vieux et laids. La dégradation physique les atteint autant que le roi, comme le met en valeur le contraste établi avec la légende « Apelles et Campaste » et le quatrain qui suit : Sachant que pour son tendre et ravissant modèle Apelles se mourait de désirs insensés Alexandre en grand roi lui céda cette belle Dont il avait du reste assez. (De l’art antique, essai poétique de Mr. Cavé) L’image ne correspond donc pas à la légende, qui rappelle la beauté de Campaspe et qualifie aussi d’« insensés » les désirs d’Apelle. Par ailleurs, la légende tourne clairement en ridicule la magnanimité mythique d’Alexandre, puisqu’il donne ce dont il s’est déjà lassé. Sur ce dernier point, la représentation visuelle semble plus ambiguë, le détournement du regard d’Alexandre et son air renfrogné et hautain révélant plutôt sa mauvaise grâce et son mécontentement. Les caricatures s’affichent clairement en tant que telles, elles visent à susciter le rire, et un rire de dérision, un rire qui ridiculise, mais leur examen révèle aussi très vite leur complexité et la plurivocité des lectures possibles. Quels effets exacts visent-elles à produire ? Pourquoi se moquer et tourner en ridicule ? Pour provoquer un rire joyeux devant des scènes bouffonnes ou bien un rire plus profond car sous-tendu par des intentions satiriques ? Mais alors quelles sont les cibles exactes ? Si l’irrévérence du caricaturiste atteint tous les personnages, comment concilier les différentes interprétations qui semblent se croiser : la satire de l’héroïsme et de la monarchie, celle d’un roi antique parangon de grandeur et de générosité, mais aussi la mise en question de la sagesse de Diogène, la dégradation de l’image idéale de Campaspe et des canons de la beauté féminine qu’elle incarne, ainsi que le rabaissement du sublime de la peinture noble incarné par le peintre Apelle, une vision ironique du mécénat royal et des relations entre le peintre et son mécène ? La recherche menée sur Daumier a établi que lorsqu’il se lance dans les cinquante lithographies de sa série Histoire ancienne, son intention majeure semble être de tourner en dérision les usages de l’Antiquité dans la culture et l’enseignement de son époque, ses instrumentalisations morales et politiques, son exploitation comme source de modèles et de leçons qui viennent conforter la culture dominante, celle des élites3. Ainsi peut-on interpréter ces deux caricatures comme des parodies satiriques de l’écriture d’anecdotes



3 On se référera ainsi à Françoise Melonio, « L’Antiquité au temps de Daumier et de Tocqueville : Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1 (2008), p. 64-85.

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antiques, ainsi que de leur représentation picturale noble, d’autant que la seconde met en scène l’un des plus illustres peintres de l’Antiquité : à l’époque de Daumier elle était très diffusée et lue comme une célébration des peintres et des mécènes généreux4. Le caricaturiste se moque ainsi des représentations idéales de l’Antiquité dans la littérature et la peinture classiques. Il n’est pas le seul à son époque. L’alexandrin célèbre « Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? », longtemps attribué à Joseph Berchoux mais sans doute écrit par Jean-Marie-Bernard Clément5, avait déjà mis en cause l’omniprésence et le culte de l’Antiquité dans l’enseignement, les discours politiques et les arts. Baudelaire l’avait repris dans un article du 22 janvier 1852 sur l’Histoire ancienne de Daumier : « L’Histoire ancienne me paraît une chose importante, parce que c’est pour ainsi dire la meilleure paraphrase du vers célèbre : ‘Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ?’ Daumier s’est abattu brutalement sur l’Antiquité, sur la fausse Antiquité, – car nul ne sent mieux que lui les grandeurs anciennes, – il a craché dessus ; et le bouillant Achille, et le prudent Ulysse, et la sage Pénélope, et Télémaque, ce grand dadais, et la belle Hélène qui perdit Troie, et tous enfin nous apparaissent dans une laideur bouffonne qui rappelle ces vieilles carcasses d’acteurs tragiques prenant une prise de tabac dans les coulisses. Ce fut un blasphème très amusant, et qui eut son utilité6. » Si les discours sarcastiques d’ennemis ou de détracteurs d’Alexandre tels Diogène, d’autres philosophes ou des adversaires orientaux ne coïncident pas toujours avec la ou les voix de l’auteur et peuvent ailleurs servir la célébration d’Alexandre – c’est l’objet de la première section de ce volume –, la dérision relève ici d’une intention du caricaturiste. Que la dérision parodique, phénomène intertextuel ou intervisuel, au sens de dialogue avec des œuvres antérieures, soit au service d’une charge satirique, on le retrouve dans d’autres œuvres sur Alexandre. Avec la contestation sur le mode de la dérision de conventions bien établies pour les représentations, visuelles et textuelles, de la royauté, de l’héroïsme et de l’Antiquité, on n’est jamais loin d’une intention morale et / ou politique de contestation, comme plusieurs études le montrent dans la deuxième section de ce volume7. Dans d’autres textes, particulièrement des pièces théâtrales, la transposition



4 Incarnation de la peinture néo-classique, David représente ainsi Alexandre nu avec un corps athlétique en train de regarder Apelle peindre Campaspe : « Apelle peignant Campaspe en présence d’Alexandre », tableau conservé au Palais des Beaux-Arts de Lille, https ://pba.lille.fr/Collections/Chefs-d-OEuvre/ Peintures-XVI-sup-e-sup-XXI-sup-e-sup-siecles/Apelle-peignant-Campaspe-en-presence-d-Alexandre. Voir notamment N. Laneyrie-Dagen, « La peinture : une affaire d’homme ? », Perspective. Actualité en histoire de l’art, 4 (2007), Genre et histoire de l’art, mis en ligne le 31 mars 2008 : http://journals.openedition. org/perspective/3559 ; DOI : https ://doi.org/10.4000/perspective.3559; dernières consultations de ces deux sites le 25 novembre 2020. On se reportera aussi à plusieurs articles du volume collectif Le mythe de l’art antique, éd. E. Hénin et V. Naas, Paris, 2018. 5 Voir F. Melonio, art. cit., p. 64. 6 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, éd. C. Pichois, t. 2, Paris, 1976, « Quelques caricaturistes français », p. 556. 7 La distinction entre satire comme phénomène interdiscursif et parodie comme phénomène intertextuel qu’a proposée C. Segre (« Intertestuale – interdiscorsivo. Appunti per una fenomenologia delle fonti », dans La parola ritrovata. Fonti e analisi letteraria, éd. C. Di Girolamo et I. Paccagnella, Palerme, 1982, p. 15-28) se trouve ainsi parfois brouillée. Pour des réflexions sur la dérision, le rire, la parodie et la satire, nous renvoyons particulièrement au numéro 29/1 de la revue Hermès, intitulé Dérision – Contestation, 2001, dir. A. Mercier, à l’introduction de ce dernier, « Pouvoirs de la dérision, dérision des pouvoirs »,

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de l’histoire d’Alexandre dans un registre bas et comique, un univers et une écriture qui dégradent, est un simple jeu. Elle est développée comme une fin en soi, source du comique et du rire, source aussi de l’invention d’écritures et de figurations nouvelles, inspirées par le renversement, la discordance : c’est l’objet de la troisième section de ce livre. Comique divertissant, célébration d’Alexandre ou au contraire satire politique – contestation de son exercice du pouvoir royal et / ou de son comportement personnel, dénonciation à travers lui de tout pouvoir politique autoritaire, et parfois aussi de figures historiques précises, souverains, autocrates, chefs providentiels, dictateurs, et des systèmes politiques qu’ils ont créés ou qui leur ont donné naissance –, parodie bouffonne, souvent révélatrice d’un rejet de conventions esthétiques et de leurs instrumentalisations politiques et culturelles : les écritures visuelles et textuelles de la dérision à l’encontre d’Alexandre engagent tous ces aspects depuis l’Antiquité, avec les spécificités et les évolutions qui voient le jour d’un contexte historique, politique, social et culturel à l’autre. Ces différentes fonctions du rire se distinguent parfois clairement, parfois aussi elles se mêlent de manière indistincte, que ce soit probablement d’emblée la volonté des auteurs, comme dans le cas de Daumier, ou bien que les lecteurs et les spectateurs privilégient une lecture parmi d’autres ou encore qu’ils hésitent entre plusieurs interprétations et les concilient. L’ambiguïté et la polyphonie sont en effet au cœur de nombreuses séquences ou œuvres qui tournent Alexandre en dérision, d’autant que la raillerie peut coexister avec la célébration. Des liens étroits existent même parfois, sous diverses formes, entre ces deux regards sur le Macédonien, qu’ils soient intrinsèquement mêlés à l’intérieur d’une œuvre, pour des raisons diverses, ou que l’œuvre de dérision soit le pastiche d’une œuvre de célébration, son envers, et n’existe finalement qu’à travers elle, que grâce à elle. Par ailleurs la dérision peut être explicite mais aussi implicite, dissimulée derrière les procédés de l’ironie et derrière une multiplication discordante de points de vue sur Alexandre. Elle n’est donc pas toujours associée directement au rire.

p. 7-18, puis à l’article de N. Feuerhahn, « La dérision, une violence politiquement correcte », ibidem, p. 187-198 ; G. Minois, Histoire du rire et de la dérision, Paris, 2000 ; A Cultural History of Humour, éd. J. Bremmer et H. Roodengurg, Cambridge, 1997 ; Humour et politique, éd. N. Feuerhahn, Humoresques, 5 (1994) ; D. Sangsue, La parodie, Paris, 1994 ; et parmi de nombreuses études qu’il n’est pas possible de toutes citer ici, Burlesque et dérision dans les épopées de l’Occident médiéval, éd. B. Guidot, Besançon, 1995 ; Formes de la critique : parodie et satire dans la France et l’Italie médiévales, éd. J.-C. Mühlethaler, avec A. Corbellari et B. Wahlen, Paris, 2003 ; La dérision au Moyen Âge. De la pratique sociale au rituel politique, éd. É. Crouzet-Pavan et J. Verger, Paris 2007 ; Formes et fonctions de la parodie dans les littératures médiévales, éd. J. Bartuschat et C. Cardelle de Hartmann, Florence, 2013 ; De qui, de quoi se moque-t-on ? Rire et dérision à la Renaissance, éd. A. Fontes Baratto, Paris, 2004 ; D. Bertrand, Dire le rire à l’âge classique. Représenter pour mieux contrôler, Aix en Provence, 1995 ; Poétiques du burlesque, éd. D. Bertrand, Paris, 1998 ; J. Leclerc, L’Antiquité travestie et la vogue du burlesque en France (1643-1661), Québec, 2008 ; F. Bar, Le genre burlesque en France au xviie siècle. Étude de style, Paris, 1960 ; Risa y sociedad en el teatro español del Siglo de Oro, Toulouse, 1981 ; J. C. Pueo, Ridens et ridiculus. Vincenzo Maggi y la teoría humanista de la risa, Utebo, 2001 ; Demócrito áureo. Los códigos de la risa en el Siglo de Oro, éd. I. Arellano et V. Roncero, Séville, 2006 ; Satire politique et dérision (Espagne, Italie et Amérique Latine), éd. M. Blanco, Lille, 2003 ; A. Bègue, Comedia burlesca y teatro breve del Siglo de Oro, Pampelune, 2013 ; A. de Baecque, Les éclats du rire. La culture des rieurs au xviiie siècle, Paris, 2000 ; S. Le Men, Daumier et la caricature, Paris, 2008.

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La dérision s’inscrit certes aux marges du corpus littéraire et artistique sur Alexandre. Lorsque nous avons choisi cette question comme sujet de ce volume, nous avions bien conscience qu’elle apparaissait à première vue quelque peu paradoxale, tant les œuvres consacrées à Alexandre le Grand, dans la grande majorité, relèvent du registre sérieux, très sérieux, tant domine, dans les littératures européennes, sa célébration en roi parfait, conquérant exemplaire et parfois aussi mécène accompli. Alexandre est grand, il est très grand, il agrège sur sa personne tous les superlatifs, si bien que la moquerie à son encontre ne semble occuper qu’une place limitée dans sa réception. Cette place est en outre variable selon les siècles, selon les aires linguistiques et culturelles. Durant fort longtemps, des auteurs l’ont exalté comme un parangon de prouesse, de générosité, de vertu, projetant sur lui les idéaux politiques de leur temps, les rêves de leurs mécènes. Durant des siècles en effet des souverains se sont identifiés à lui, ont pratiqué l’imitatio Alexandri. Nombreux sont aussi ceux qui ont exploité sa célébration à des fins de légitimation de leurs propres ambitions littéraires et artistiques, car il semble communiquer son prestige aux œuvres qui lui sont consacrées. Certes depuis l’Antiquité, des historiens, des moralistes, des théologiens, entre autres, l’ont aussi condamné, mais la plupart du temps ils expriment leur blâme et parfois leur réquisitoire dans des textes à la tonalité elle aussi sérieuse. Pensons notamment aux Histoires contre les païens d’Orose et à son verdict sans appel contre Alexandre, ce brigand sanguinaire, le pire fléau de l’Antiquité païenne à ses yeux : on ne pourrait parler de dérision pour ce portrait. Orose condamne Alexandre sans le ridiculiser, et il ne cherche pas à provoquer le rire de son lecteur. Mais il existe bien une veine comique de dérision qui rabaisse la figure d’Alexandre, avec un rire joyeux et bouffon ou bien un rire plus grave et accusateur, que les auteurs imaginent sa confrontation à la moquerie le temps d’un ou de plusieurs épisodes, ou qu’ils le tournent en ridicule à l’échelle d’une œuvre entière. Au fil des siècles, les modalités et les écritures de la dérision se renouvellent, tant le rire, l’humour, la dérision et la satire sont ancrés dans l’historicité et s’adaptent aux contextes successifs, mais le discours de la dérision sur Alexandre s’affirme comme un discours parallèle, un discours d’à côté – le sens étymologique du terme « parodie8 » – qui devient parfois un véritable contre-discours, qui « accompagne » et conteste par l’irrévérence les discours sérieux, qu’ils soient d’éloge ou de blâme. L’objet de ce volume est ainsi d’entamer une analyse diachronique – qui n’a encore jamais été menée – des modes de dérision à l’encontre d’Alexandre ou de ce qu’il incarne, de leurs significations et de leurs motivations.

Les origines de la dérision à l’encontre d’Alexandre Un essai d’archéologie des écritures et des discours de la dérision à l’encontre d’Alexandre montre leur existence depuis l’Antiquité, et surtout à partir du ier



8 Voir sur l’étymologie du terme « parodie » (-ôde, le chant et para, « à côté de ») les analyses de G. Genette dans Palimpsestes, Paris, 1982.

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siècle de notre ère. Rappelons que nous ne conservons aucun récit complet de la vie d’Alexandre qui aurait été écrit de son vivant ou dans les siècles suivants immédiats, sinon quelques fragments de textes écrits par ses compagnons. Face à un souverain dont les crimes montrent une répression féroce de toute contestation, gageons que la dérision devait être très périlleuse. L’assassinat de Cleitos, qui lui avait rappelé les exploits de son père Philippe II, tout comme celui de Callisthène, qui s’était opposé à son adoption de la coutume de la proskynèse, témoignent d’un refus de toute critique. Alexandre semble en outre s’être soucié lui-même de contrôler son image et de forger sa propre légende héroïque, notamment à travers l’invention de sa théogenèse et son identification aux demi-dieux Hercule et Bacchus9. Les fragments conservés des récits de ses compagnons n’introduisent pas d’éléments de dérision. Quant aux textes des orateurs athéniens qui se sont affrontés à lui, ils ne présentent que très rarement des railleries, comme s’ils n’osaient pas user de ce registre face à un tel adversaire10. Il semble qu’aucune comédie n’ait été écrite sur lui de son vivant ou dans les siècles qui suivent sa mort, alors que le genre était pourtant bien pratiqué et que Philippe avait été le sujet de l’une d’entre elles11. Les premiers témoignages antiques d’une dérision à son encontre concernent les anecdotes relatives à ses confrontations avec des philosophes, Diogène, Xénocrate, Anaxarque, et aussi avec le pirate Diomède. Les philosophes se moquent des ambitions politiques et matérielles du roi, de son goût pour les biens terrestres. Le pirate raille l’injustice politique et sociale qui voue les uns à la pauvreté et les autres à la richesse, et se moque des jugements moraux contradictoires qui, en fonction du statut social de leurs auteurs, sont portés sur des actes similaires de « brigandage ». Ces anecdotes questionnent aussi toujours la générosité d’Alexandre, avec le thème des dons refusés, inadaptés ou impossibles. C’est donc une contestation d’ordre philosophique – un manque de sagesse – et / ou d’ordre politique – les conquêtes et les pillages autorisés et même légitimés par la grandeur et la puissance royale. L’écriture de sarcasmes et d’apophtegmes saisissants dénonce l’autoritarisme et la vanité de son exercice du pouvoir royal, ainsi que le prestige qui lui est attaché. La dérision apparaît alors comme un instrument qui permet de rendre tolérable la contestation pour celui qui en est la cible, à la différence du blâme ou du réquisitoire. De fait, nous allons le voir, les auteurs ont très vite imaginé qu’Alexandre réagisse favorablement à la dérision de ces personnages, qu’il exprime son admiration et reconnaisse leur sagesse. Ces anecdotes se lisent dans les écrits de Cicéron et de Sénèque, puis de Valère Maxime et de Plutarque, avant d’être réécrites par d’innombrables auteurs durant des siècles avec des interprétations diverses, en lien 9 P. Goukowsky, Essai sur les origines du mythe d’Alexandre, t. 1, Les origines politiques, Nancy, 1978 ; t. 2, Alexandre et Dionysos, Nancy, 1981. 10 E. Koulakiotis, « Attic Orators on Alexander the Great », dans Brill’s Companion to the Reception of Alexander the Great, éd. K. R. Moore, Leyde, 2018, p. 41-71, cité par Corinne Jouanno dans son article, « ‘Alexandre le petit’. Fragments d’un discours de dérision sur Alexandre dans la tradition anecdotique ancienne et à Byzance », infra, p. 107-124. 11 Corinne Jouanno l’indique dans son article, ibidem, p. 114.

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avec des contextes historiques et culturels où la dérision peut prendre un autre sens, et dans des formes d’écritures renouvelées12. Quant aux historiens antiques, ils privilégient la célébration : les seuls éléments de moquerie insultante que contiennent leurs textes sont des quolibets qui émanent d’adversaires d’Alexandre et des Macédoniens. Ils participent à l’affrontement, mais sont très brièvement rapportés et ne discréditent pas le roi. Ce sont des railleries sur sa mégalomanie, les excès de son comportement personnel – orgies ou actes de cruauté – et sur les enfantillages qui lui sont prêtés. Elles sont reprises dans la tradition anecdotique grecque et byzantine comme dans de nombreuses compilations historiques et dans des traités moraux latins. Corinne Jouanno l’a ici étudié pour Athénée dans les Deipnosophistes ou Banquet des sages, et Élien dans l’Histoire variée. Son article offre un panorama des auteurs grecs où Athénée, qui cite ses sources, puise les anecdotes ou les traits d’esprit moqueurs dont il conserve la mémoire. Le rire s’affirme avec Lucien de Samosate, au iie siècle. Non seulement Lucien s’approprie nombre de ces anecdotes mais il les renouvelle en les inscrivant dans des formes d’écriture comiques et parodiques. Leur tonalité de dérision et leurs pointes de contestation s’en trouvent modifiées, peut-être affaiblies par le comique recherché et les nouvelles structures dialogiques imaginées. Nous savons combien l’auteur avance masqué, ménageant la possibilité de différentes lectures de son rire13. Les adaptations ultérieures de ses œuvres ouvrent d’ailleurs de multiples interprétations. Dans son entreprise de parodie de la littérature sérieuse, Lucien entraîne ainsi Alexandre au cœur de sa version grotesque de la catabase et de sa représentation d’enfers comiques, dans le Ménippe ou la consultation des morts et dans les Dialogues des morts14. Trois dialogues théâtralisés le mettent en scène et le tournent en dérision : « Alexandre, Hannibal, Minos, Scipion », le dialogue 12 (25) ; « Diogène et Alexandre », le dialogue 13 ; « Alexandre et Philippe », le dialogue 14 (ou 12). Dans le premier s’affrontent deux héros rabaissés en guerriers fanfarons, Alexandre et Hannibal, et Alexandre remporte le prix. Le dernier théâtralise un règlement de compte familial. Philippe incarne, comme Hannibal, un personnage de jaloux, d’autant plus risible qu’il envie son propre fils. Lucien ne l’épargne d’ailleurs pas dans le Ménippe, puisqu’il le représente occupé à recoudre de vieilles savates aux enfers. La confrontation avec le philosophe cynique Diogène semble atteindre davantage Alexandre, mais la dimension satirique est néanmoins rendue problématique par l’invention de sa transplantation dans un univers irréel et bouffon.

12 Pour un panorama des réécritures médiévales de ces anecdotes dans l’Europe occidentale, voir G. Cary, The Medieval Alexander, Cambridge, 1956, et aussi M. Otter, « La figure d’Alexandre au Moyen Âge anglais : exemplarité et mémoire historique », dans L’historiographie médiévale d’Alexandre le Grand, éd. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, 2011, p. 217-232. 13 Voir notamment B. Pérez-Jean, « Rire, parodie et philosophie chez Lucien de Samosate », RursuSpicae, Transmission, réception et réécriture de textes, de l’Antiquité au Moyen Âge, 1 (2018), Parodies et pastiches antiques, mis en ligne le 15 octobre 2018, http://journals.openedition.org/rursuspicae/307 ; DOI : 10.4000/rursuspicae.307 ; dernière consultation le 25 novembre 2020 ; C. Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au xvie siècle, Genève, 1988. 14 Pour une traduction moderne des œuvres de Lucien, se reporter à A.-M. Ozanam, Œuvres complètes, Paris, 2018.

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Lucien invente aussi le personnage comique de l’admirateur et de l’imitateur d’Alexandre : dans le dialogue du Navire ou les souhaits, Samippos se prend pour le Macédonien et rêve de réaliser des conquêtes similaires aux siennes. Lucien se moque alors davantage de cet imitateur ridicule que d’Alexandre lui-même. Enfin son Alexandre ou le faux prophète (le prophète-charlatan Alexandre d’Abonotique) a pu être lu comme une parodie de la geste du conquérant. Le Roman d’Alexandre grec du Pseudo-Callisthène, écrit sans doute à Alexandrie au ive siècle et sans cesse réécrit ensuite, est une autre source d’anecdotes comiques. Dans cette œuvre largement composée à la gloire d’Alexandre, une forme de dérision encore différente apparaît. La dérision est l’arme d’adversaires d’Alexandre, qui l’humilient et tentent de l’intimider par leurs invectives : des guerriers arrogants, des tyrans mégalomanes, et parmi eux avant tout l’empereur perse Darius, et avant lui l’opposant Nicolas, qu’il vainc tous deux. Leur insolence n’est que le signe de leur vanité et de leur faiblesse, ils cherchent à effrayer Alexandre et surtout ses hommes, à discréditer le roi aux yeux de son armée et à créer la division par la peur : Alexandre leur répond que ce ne sont que des chiens qui aboient mais ne mordent pas15. La métaphore canine n’est pas alors l’expression de l’adhésion à la sagesse des cyniques et des stoïciens, mais celle d’une arrogance démesurée, alliée à une infériorité à la fois intellectuelle et militaire. Alexandre retourne contre eux l’arme de la dérision, si bien que leurs railleries concourent à sa célébration. Parmi les Orientaux qu’il veut soumettre, une souveraine se détache néanmoins par son usage particulier de la dérision : la reine Candace. Elle gagne par sa ruse, avec le portrait d’Alexandre qu’elle a commandé pour le reconnaître, et prend ainsi le roi à son propre piège, alors qu’il s’est présenté à elle sous un déguisement. La scène où elle le tourne en dérision, en se moquant de sa peur et de son infériorité, est néanmoins une scène intimiste, l’humiliation n’est pas publique, et aussitôt après elle reconnaît sa sagesse lorsqu’il réconcilie ses deux fils. Puis les dons qu’elle lui remet in fine signifient un geste d’allégeance16. Telles sont les principales veines antiques de la dérision sur Alexandre. On connaît la fécondité littéraire et artistique des anecdotes de rencontre et confrontation avec les sages, ainsi que la riche postérité du Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène et des œuvres de Lucien, tant les Dialogues des morts que le Ménippe. D’innombrables auteurs ont repris, réinterprété et transformé cet héritage antique, et au-delà de ce travail de réception, certains ont imaginé de nouvelles scènes de confrontation avec des opposants railleurs et inventé de nouveaux modes de dérision, en lien avec leurs contextes historiques, politiques et culturels, avec aussi des formes d’expression littéraires et artistiques nouvelles : le genre romanesque – nous le verrons dans ce volume avec le roman médiéval, le roman de la Renaissance et Rabelais, le roman du xxe siècle et Arno Schmidt –, le traité moral allégorique – les Triomphes de Jean Thenaud –, la poésie – les romances de Quevedo –, l’autobiographie avec Dassoucy, les écritures théâtrales qui se développent à partir du xviie siècle, les genres du burlesque

15 Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène, trad. G. Bounoure et B. Serret, Paris, 1992, III, 37, p. 37-38. 16 Ibidem, III, 22, 23, p. 104-107.

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et de l’héroï-comique, le dessin satirique avec Daumier, l’écriture cinématographique avec Theo Angelopoulos.

Les railleries d’adversaires et les limites de la dérision d’Alexandre Les articles de la première section de notre ouvrage analysent des railleries qui, à l’intérieur même des œuvres, émanent de personnages directement confrontés au roi durant leur existence, des adversaires et des détracteurs. Les paroles ou les actes sarcastiques leur sont donc délégués, et sont ainsi mis à distance de la voix des auteurs. Cette veine, essentielle dans les écritures de la dérision d’Alexandre dès ses origines, se retrouve et se renforce dans de nombreuses œuvres des siècles ultérieurs. La dérision est alors généralement contenue dans des limites strictes, d’abord parce qu’elle est attribuée à des figures d’opposants (que ces dernières soient positives ou négatives) et non revendiquée par les auteurs, même si quelques ambiguïtés peuvent parfois exister. Ensuite la dérision apparaît d’autant plus limitée qu’elle est liée à la célébration d’Alexandre pour deux raisons principales. La première est qu’Alexandre ressort grandi de la confrontation : quand il affronte un guerrier tyrannique, il se moque de ce railleur et l’humilie à son tour, avant de le vaincre militairement ; quand il est aux prises avec un sage, il s’initie à la pensée que, sous forme de raillerie, ce dernier a cherché à lui inculquer pour ne pas le heurter de front. La seconde raison est que la dérision, momentanée, se concilie parfois avec une célébration d’Alexandre dans une autre partie de l’œuvre et / ou dans l’univers de référence de l’auteur. Parmi ses détracteurs, figurent toujours en bonne place les philosophes qui usent de mots d’esprit pour contester son mode de vie et son exercice du pouvoir. Autour de ce thème du renversement comique des hiérarchies – le faible osant s’adresser au puissant –, se joignent des figures de victimes, incarnations des méfaits des princes, qui provoquent une prise de conscience d’Alexandre. L’exemple le plus diffusé est pendant des siècles celui du pirate Diomède. Son discours rejoint celui des cyniques parce qu’il conteste la supériorité morale des puissants, mais, loin de l’ascétisme du sage, il se distingue par l’affirmation de son désir de justice sociale et aussi de son ambition d’avoir sa part de richesses et de plaisirs. La dérision n’est pas ici une arme pour humilier profondément et pour abattre Alexandre, mais un instrument très efficace pour l’inciter à changer et à révéler sa générosité. Parmi les différentes anecdotes comiques de rencontre avec des sages, Diane Cuny17 étudie ainsi la fortune de la raillerie de Diogène, de Cicéron à Dion de Pruse et à Lucien, et montre que parmi les différentes réécritures de cette anecdote dominent l’exaltation et le divertissement. Si Sénèque l’introduit certes dans un discours sérieux et violent de dénonciation morale d’Alexandre et fait la satire du miles gloriosus, les auteurs antiques sont bien plus nombreux à la tourner en faveur d’Alexandre. Ils imaginent qu’Alexandre entend et écoute le philosophe, le respecte 17 « Alexandre et Diogène. Dérision, morale et humour », infra, p. 33-45.

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et l’admire, qu’il s’initie à sa sagesse et en tire profit. La dérision a un effet bénéfique sur lui, il sait l’interpréter en bonne part et la faire fructifier. Sa réaction concourt à son idéalisation particulièrement dans les différentes versions de l’anecdote qu’écrit Plutarque. Quand la dérision de Diogène n’est pas ainsi exploitée au service de l’éloge d’Alexandre, ses attaques railleuses sont désamorcées par l’humour et des réécritures comiques et divertissantes, notamment celles de Dion de Pruse et de Lucien, qui fait entrer Alexandre dans l’univers bouffon de ses enfers comiques. Ces anecdotes sont sans cesse réécrites tout au long du Moyen Âge et de la Renaissance, et bien au-delà, particulièrement celle avec Diogène. Certaines de leurs adaptations portent une charge satirique – nous venons de le voir avec la caricature de Daumier au xixe siècle et Dominique Bertrand étudie plus loin comment Dassoucy se met en scène tel un nouveau Diogène qui ose parler aux puissants. Mais elles sont aussi nombreuses à exploiter encore la dérision de Diogène pour renforcer l’idéalisation d’Alexandre. Néanmoins, dans l’Europe occidentale médiévale, les auteurs les plus favorables à Alexandre, ceux qui adaptent les traductions latines du Pseudo-Callisthène et écrivent ce que la critique a nommé les Romans d’Alexandre, introduisent très rarement ces scènes. On les trouve en revanche fréquemment dans les recueils d’exempla, les ouvrages politiques et / ou moraux, les histoires universelles et autres compilations historiques, comme l’a étudié George Cary. Monika Otter a aussi montré combien, dans la littérature latine de l’Angleterre médiévale et ses portraits d’Alexandre généralement marqués par l’ambivalence, les railleries de détracteurs servent le roi : les auteurs se plaisent à insister sur son aptitude à accepter la critique et à dialoguer avec l’autre pour, dans une pensée dynamique, se réformer lui-même et devenir meilleur18. Dans notre volume, Patrizia De Capitani19 constate la rareté de la dérision à l’encontre d’Alexandre dans la littérature italienne du xiiie au xvie siècle. Seules apparaissent des railleries sur sa largesse, proférées par Diogène, Diomède ou d’autres personnages. Ces exempla sont souvent réécrits selon la poétique du motto, le mot d’esprit défini par Boccace, et peuvent s’interpréter en termes de parodie, comique et non comique, sans dimension satirique. Le Novellino reprend ainsi la rencontre de Diogène, il parodie également une scène du Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris sur le don d’une cité. L’Orlando innamorato joue sur la transposition dans un registre plus bas : Alexandre et Diomède se réincarnent en Brandimarte et Barigaccio, mais l’histoire n’a pas la même fin : Brandimante, qui parle et se comporte comme un voyou, tue le pirate. Dans plusieurs autres textes où Alexandre n’intervient que dans des comparaisons – Trecento Novelle de Franco Sacchetti, Corbaccio de Boccace, Cortegiano de Castiglione –, quelques bons mots des protagonistes ou du narrateur le font entrer dans un univers prosaïque, provoquant un effet de discordance, mais le discours de la dérision ne l’atteint pas, il vise les autres personnages. Plusieurs pointes de moquerie portent une intention satirique dans la seule œuvre d’un polygraphe, les Paradossi d’Ortensio Lando. La dérision, bien que marginale, vise Alexandre en

18 Voir la note 12. 19 « Alexandre tourné en dérision dans la culture italienne du Moyen Âge et de la Renaissance », infra, p. 47-64.

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tant que roi pour une contestation des injustices sociales, elle le rabaisse aussi pour dénoncer les mensonges de la culture dominante et de son usage de la figure antique. Ce dernier aspect se retrouve très amplifié, dans des contextes différents, avec les caricatures de Daumier et le film Alexandre de Theo Angelopoulos. Si les anecdotes de rencontres avec des philosophes et des personnages qui incarnent les injustices sociales sont largement absentes des adaptations du Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène20, ces dernières exploitent les quelques scènes de dérision déjà présentes dans le roman grec, à savoir celles qui mettent Alexandre aux prises avec des souverains ou des princes qu’il veut soumettre. Les littératures française et anglaise médiévales développent particulièrement les confrontations avec Nicolas puis Darius, un mauvais chevalier et un mauvais roi, qui, justement parce qu’ils sont mauvais et manquent de force, utilisent l’arme de la dérision dans l’espoir vain d’humilier et d’affaiblir le conquérant macédonien. L’épisode de l’affrontement d’Alexandre et de Nicolas, qui annonce celui des cadeaux dérisoires de Darius, est étudié par Margaret Bridges21, avec toutes les invectives sarcastiques qu’il contient, dans trois œuvres anglaises de la fin du xiiie siècle au xve siècle, Kyng Alisaunder, une adaptation de l’Alexandre anglo-normand de Thomas de Kent, Wars of Alexander, une réécriture de l’Historia de preliis J3, et le Buik of King Alexander the Conquerour de Gilbert Hay. Les auteurs se l’approprient en accentuant son comique, sans doute pour le plaisir du jeu avec les mots et le plaisir du rire, mais aussi pour une réflexion implicite sur l’accès d’un tout jeune homme au statut de roi. La dérision est renforcée par la reprise d’une tradition contribuant à l’acculturation de cet épisode dans l’espace anglais, celle des disputes verbales rituelles appelées flyting, qui viennent de la littérature norroise et anglo-saxonne du haut Moyen Âge. Dans le traitement de ces escarmouches verbales, Alexandre perd parfois la maîtrise de ses émotions et devient aussi insolent et fanfaron que Nicolas. Dans le même temps, l’image que Nicolas tend de lui est de plus en plus risible et évoque le monde des farces et des sotties – avec la fessée qu’il rêve de lui donner, le bonnet de fou qu’il lui envoie. Mais in fine Alexandre passe toujours avec succès cette mise à l’essai de ses qualités, et vainc le moqueur après l’avoir à son tour moqué. La dérision apparaît ainsi comme une épreuve qualifiante, qui contribue à légitimer son accès au pouvoir et à le célébrer. Quelques auteurs inventent néanmoins de nouveaux adversaires, absents des traditions antiques, dont la moquerie s’avère bien plus redoutable pour Alexandre. En effet, il ne parvient pas à la retourner contre eux, et elle le confronte à un échec dans son avancée elle-même. L’humiliation est profonde, voire cinglante. Maureen Attali et Marcin Kurdyka en présentent ici deux exemples, très différents et peu connus. Alors que les textes juifs antiques sont largement favorables à Alexandre, Maureen Attali22 étudie un épisode présent dans des sources rabbiniques anciennes, le Midrash

20 La contestation des Brahmanes ne s’exprime généralement pas par la dérision. 21 « Alexandre ‘enfant’ face à Nicolas et Darius : variantes du rire au Moyen Âge anglais », infra, p. 63-79. 22 « Alexandre dupé dans la littérature rabbinique de l’Antiquité tardive : un compromis entre déférence et autocensure », infra, p. 81-92.

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Rabbah sur Genèse et l’une des recensions des scholies au Rouleau des jeûnes. Son objet est la ruse qu’invente un juif analphabète, Geriah le Bossu, pour empêcher Alexandre de commettre la faute religieuse d’entrer dans le Saint des saints du temple de Jérusalem : il lui fait mettre des pantoufles ornées de pierres précieuses qui l’immobilisent dans une position ridicule. Cet épisode est d’autant plus étonnant qu’en réinventant Alexandre comme agresseur potentiel du temple, l’auteur entre en contradiction avec la légende juive de la visite d’Alexandre au temple de Jérusalem, de sa reconnaissance de la religion des juifs et de sa générosité envers eux. Cette légende très diffusée depuis Flavius Josèphe, présente dans le Talmud de Babylone, exalte Alexandre comme protecteur des juifs. La contradiction n’est sans doute qu’apparente puisque Maureen Attali étaie l’hypothèse selon laquelle les rabbins recourent à Alexandre comme à un prête-nom derrière lequel ils dissimulent Pompée, qui avait profané le temple en 63 avant J.-C. La légende de la ruse de Geriah aurait en effet été inventée à l’époque de Pompée. Pourquoi le choix d’Alexandre comme prête-nom de cette cible masquée ? Sans doute parce que Pompée revendiquait Alexandre comme modèle, qu’il était un adepte de l’imitatio Alexandri. Le choix d’Alexandre rendait aussi l’attaque à la fois moins visible et moins violente, puisque l’appropriation et l’idéalisation d’Alexandre par les juifs dans tout un ensemble de traditions étaient bien connues. Ce qui conforte cette analyse a trait à l’objet cocasse sur lequel porte la dérision – les pantoufles – et aux limites très nettes assignées à la condamnation : alors que dans d’autres textes juifs ceux qui veulent profaner le temple affrontent des colères divines redoutables, Alexandre est ici étrangement épargné. Ainsi la dérision à l’encontre d’Alexandre ne viserait-elle pas Alexandre, mais un autre, Pompée, dont l’identification arrogante à Alexandre était célèbre. Malgré de profondes différences dans le texte et le contexte, des points communs apparaissent avec la chronique latine du chroniqueur polonais Vincent Kadłubek, écrite vers 1200, qu’analyse Marcin Kurdyka23 dans l’article qui suit. Vincent Kadłubek invente une séquence tout à fait étonnante, l’invasion de la Pologne par Alexandre et la ruse d’un petit homme qui parvient à le duper et à le mettre en déroute au moyen d’une supercherie : disposer des armes factices pour attirer l’armée macédonienne et ensuite l’attaquer par derrière – ce qui par ailleurs rappelle certaines ruses militaires d’Alexandre dans plusieurs adaptations du Pseudo-Callisthène. Les Macédoniens subissent alors de lourdes pertes, Alexandre doit fuir, il est profondément ridiculisé et humilié. Le petit homme devient ensuite roi de Pologne, il gagne son élection royale à la faveur de sa victoire sur Alexandre. La chronique contient néanmoins, dans d’autres sections, des mentions très élogieuses d’Alexandre. Ici, le chroniqueur instrumentalise le conquérant macédonien pour légitimer l’accès au pouvoir royal polonais d’une nouvelle généalogie, peut-être aussi pour donner une leçon plus générale aux puissants, une mise en garde contre l’orgueil qui conduit les empires à leur chute. Mais Marcin Kurdyka montre qu’il utilise Alexandre surtout comme un prête-nom vraisemblable des ennemis majeurs des Polonais, les empereurs du

23 « Alexandre dupé. Le conquérant macédonien dans la Chronica Polonorum de Vincent Kadłubek (début du xiiie siècle) », infra, p. 93-113.

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Saint Empire. La coexistence dans sa chronique de la dérision et de la célébration dans les deux images opposées d’Alexandre s’expliquerait ainsi parce qu’Alexandre incarne l’empire qui après lui s’est transféré vers l’ouest pour devenir l’empire romain puis le Saint Empire. L’humiliation d’Alexandre par le petit homme manifesterait une volonté d’affirmer l’indépendance de la Pologne vis-à-vis du Saint Empire, et de montrer qu’elle pourrait être aussi puissante que lui : Alexandre est aussi exploité comme un faire-valoir.

Ironie, intentions satiriques et jugements des auteurs Quand les railleurs ne sont pas des fanfarons autoritaires et impuissants, dont la vanité fait ressortir la grandeur et la supériorité d’Alexandre, ni des sages plus ou moins bouffons qui permettent à Alexandre de s’initier à la sagesse, mais des ennemis plus redoutables, on passe insensiblement d’une dérision déléguée et limitée à un ou plusieurs protagonistes à une dérision prise en charge par les auteurs eux-mêmes. Leurs intentions satiriques et leurs jugements s’expriment directement ou implicitement à travers des écritures de l’ironie ou de la discordance, avec les ambiguïtés qui en découlent. La raillerie et l’irrévérence oscillent entre d’une part une dénonciation morale d’ambitions démesurées et un rappel de la vanité des pouvoirs et des richesses, et d’autre part la satire de l’autoritarisme politique, de la fabrique du chef, du fonctionnement de régimes dictatoriaux. Ces deux orientations semblent présentes dès l’Antiquité, mais plus on avance dans le temps, plus la seconde l’emporte. Les cibles visées peuvent être précises – des souverains, des thuriféraires de souverains, des régimes politiques situés dans le temps, des systèmes culturels dominants. La raillerie à finalité satirique instrumentalise Alexandre : il semble souvent moins visé lui-même qu’il ne permet d’atteindre d’autres réalités, de porter plus efficacement une attaque indirecte, d’autant plus indirecte qu’elle prend la forme de la dérision. Dès la fin de l’Antiquité, plusieurs auteurs s’approprient ainsi avec des intentions satiriques les anecdotes railleuses prêtées à des opposants et des détracteurs. Parmi leurs cibles, on retrouve, comme c’était déjà le cas dans les textes étudiés par Maureen Attali et par Marcin Kurdyka, des figures historiques de chefs politiques, qui sont parfois aussi des imitateurs d’Alexandre, et des constructions politiques précises. La différence est que le discours de dérision émane des narrateurs-auteurs et porte une critique politique et morale, sans être concilié avec une célébration d’Alexandre. Corinne Jouanno24 montre ainsi comment, à la charnière des iie et iiie siècles de notre ère, deux auteurs de la tradition anecdotique, Athénée et Élien, dressent, en lien étroit avec le contexte politique de leur époque, un portrait grotesque d’Alexandre en ivrogne, débauché sexuel et mégalomane. Dans les Deipnosophistes et l’Histoire variée, cette dérision vise les empereurs Commode, Caracalla et Élagabal. Athénée relie d’ailleurs explicitement Alexandre et Commode. Les auteurs tournent ainsi en

24 « ‘Alexandre le petit’. Fragments d’un discours de dérision sur Alexandre dans la tradition anecdotique ancienne et à Byzance », infra, p. 107-124.

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ridicule sans doute autant le conquérant macédonien que ses admirateurs romains, leur folie des grandeurs et leurs excès inspirés et prétendument justifiés par la référence à Alexandre. Si Lucien reprend lui aussi un grand nombre de ces anecdotes railleuses, en les intégrant dans des dialogues comiques, il semble désamorcer leur charge satirique potentielle, comme nous l’avons évoqué plus haut, et la démythification d’Alexandre apparaît avant tout bouffonne et comique, ses adversaires étant difficiles à prendre au sérieux. Alors que tous les personnages sont embarqués dans un renversement burlesque chez Lucien, Alexandre comme ses détracteurs, comment être assuré que les railleries de ces derniers seraient à lire au premier degré et qu’elles coïncideraient avec le point de vue de l’auteur ? Le cadre comique et déréalisant du dialogue des morts, la structure dialogique et l’intertextualité avec d’autres œuvres de Lucien, notamment le Ménippe et le dialogue du Navire ou les Souhaits, rendent difficile de s’en tenir à l’interprétation de Philippe, Hannibal et Diogène comme porte-parole des idées de l’auteur. Mais, dans le même temps, comment exclure complètement la présence, derrière les railleries et les invectives, d’une interrogation et d’une réflexion sur le pouvoir politique, et sur les dérives de son exercice autoritaire et mégalomane ? Les ambiguïtés du rire dans les œuvres de Lucien, et particulièrement dans les Dialogues des morts, laissent une grande liberté d’interprétation, que de nombreux adaptateurs et traducteurs ne manquent pas ensuite de s’approprier. Même si, là encore, il n’est pas toujours facile de connaître leurs intentions exactes, elles apparaissent parfois à travers des modifications apportées aux paroles et aux attitudes des personnages – plus ou moins ridicules, plus ou moins humiliantes –, à travers la transformation de l’issue de la joute – Alexandre déclassé à la seconde position par Giovanni Aurispa et ses adaptateurs français qui lui préfèrent Scipion et lui opposent les valeurs romaines ; la modification des protagonistes, Alexandre confronté à Charon et Hermès dans un dialogue byzantin anonyme, à Rabelais dans les Pourparlers d’Étienne Pasquier ; l’ajout d’un discours moralisateur, dans le texte lui-même ou bien dans le paratexte, les éventuels prologues, préfaces, les titres. Ce que l’on connaît par ailleurs parfois du traducteur, de ses autres œuvres, de ses positions politiques, oriente aussi la lecture. L’article de Corinne Jouanno et les quatre articles suivants de Catherine Gaullier-Bougassas, Gilles Polizzi, Germán Redondo Pérez et Dominique Bertrand analysent différentes facettes de cette postérité des œuvres de Lucien qui donnent une portée satirique à la dérision d’Alexandre. Ils étudient aussi les adaptations de l’auteur grec en lien avec d’autres œuvres qui leur sont contemporaines et qui interrogent la célébration ou la dérision d’Alexandre. Corinne Jouanno introduit ainsi une imitation byzantine des Dialogues des morts de Lucien réalisée par un auteur anonyme à l’époque de la renaissance Paléologue : son invention d’un nouveau dialogue des morts, avec une distribution inédite de trois personnages, Charon, Hermès et Alexandre, procède de la compilation de plusieurs des dialogues de Lucien, elle transforme sensiblement le portrait d’Alexandre, qui devient moins arrogant que mélancolique, regrettant de n’avoir pu réaliser toutes ses ambitions. L’auteur byzantin tourne alors en dérision la figure monumentale du grand conquérant, de l’ancêtre illustre, en démasquant la vanité de ses ambitions, et son intention satirique s’incarne dans un discours moralisateur qui transforme l’épisode

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bouffon en un memento mori. Cette satire des ambitions humaines démesurées et vaines apparaît alors comme une mise en garde adressée, semble-t-il, non seulement aux princes mais aussi à tous les hommes. Dans le domaine linguistique français, avant même la redécouverte des textes de Lucien et leur adaptation, c’est à travers la question du devenir post-mortem d’Alexandre, et par là-même de ses prétentions à la condition divine et à l’immortalité, que la dérision entre dans les Romans d’Alexandre à partir du xiie siècle, comme l’analyse Catherine Gaullier-Bougassas25. Dans le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris, les railleries de Nicolas et de Darius n’ont aucune portée satirique et ne servent que de faire-valoir à Alexandre. En revanche, Alexandre de Paris retrouve une aventure que les traductions latines du Pseudo-Callisthène avaient supprimée, l’aventure de l’eau de vie, et la démultiplie en inventant de nouveaux épisodes autour de la quête manquée de l’immortalité. Sans jamais inscrire de railleries explicites, les récits des multiples échecs du héros et les déplorations de ses thuriféraires après sa mort ménagent une lecture ironique qui, dissimulée, s’oppose au discours encomiastique que le narrateur-auteur développe par ailleurs avec insistance, et propose implicitement un second niveau d’interprétation. C’est à partir du xive siècle que plusieurs œuvres françaises commencent à représenter un ou des devenirs post-mortem d’Alexandre, tous en franche contradiction avec son aspiration à la condition divine. Dans son Livre du chevalier errant, Thomas de Saluces imagine deux survies dérisoires du roi, à la cour d’Amour, puis à celle de Fortune : l’ironie naît là aussi de la dissimulation de son jugement alliée aux discordances entre les images proposées. Pour que le rire se libère, il faut attendre les premières appropriations des Dialogues des morts et du Ménippe de Lucien : les premières traductions bourguignonnes ; celles de Geoffroy Tory ; Pantagruel et son rire carnavalesque, avec l’évocation des enfers comiques d’Épistémon, où, tel un personnage de farce, Alexandre « repetass[e] de vieilles chausses » et endure les moqueries et les coups de bâton de Diogène ; le Pourparler d’Alexandre d’Étienne Pasquier, qui renouvelle le genre du dialogue des morts par la confrontation d’Alexandre avec Rabelais. Les auteurs raillent alors Alexandre avec toute une palette d’écritures de la dérision : de la bouffonnerie joyeuse au sarcasme mordant, en passant par une leçon plus grave qu’une dérision modérée permet de mieux transmettre. Gilles Polizzi26 poursuit l’étude sur Rabelais et son Gargantua. L’analyse de Picrochole comme dérivé burlesque du conquérant macédonien, renforcée par l’intertextualité avec le dialogue du Navire ou les Souhaits, montre les résonances nouvelles que prend la dérision. L’intention satirique transparaît à travers la présentation comique de la géographie de ses conquêtes, l’attribution au personnage de la devise de Charles Quint, puis l’évocation de sa survie misérable. La mise au jour d’une seconde intertextualité avec des œuvres d’inspiration très différente et très sérieuse, les Triomphes de Jean Thenaud, ouvre une nouvelle interprétation des

25 « Alexandre post-mortem et la dérision : des romans médiévaux aux premières traductions et adaptations françaises de Lucien de Samosate », infra, p. 125-138. 26 « Alexandre-Picrochole : variations d’un topos, de Thenaud à Rabelais (1517-1535) », infra, p. 139-149.

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appropriations rabelaisiennes de la légende d’Alexandre. L’hypothèse est que la cible de la satire est moins Alexandre et / ou Charles Quint que François Ier, ou plus exactement le portrait dithyrambique que dresse du roi français Jean Thenaud dans ses Triomphes. Jean Thenaud s’est en effet déjà approprié la légende d’Alexandre, mais dans une visée opposée, encomiastique : l’éloge de François Ier, à qui il prédisait l’accès au titre d’empereur et l’accomplissement de la croisade qui lui aurait permis de conquérir tout le Proche-Orient. Gilles Polizzi confronte alors les textes, ceux des Triomphes et celui de Gargantua, et compare leur double appropriation contradictoire de la figure d’Alexandre : le portrait de Picrochole-Charles Quint par Rabelais est sous-tendu par une charge satirique contre l’exploitation courtisane d’Alexandre par Jean Thenaud et son discours de thuriféraire. Par ailleurs, l’étude des Triomphes montre que, en dépit de ses intentions très sérieuses, Jean Thenaud donne parfois des armées du roi et des Brahmanes de la légende d’Alexandre une image cocasse qu’on ne trouve pas chez Rabelais. L’étude de la postérité des œuvres de Lucien et de leur dérision à l’encontre d’Alexandre se poursuit avec l’article de Germán Redondo Pérez27 qui porte sur la traduction en castillan du Dialogue entre Alexandre et Philippe de Lucien réalisée par Aguilar Villaquirán, et conservée avec, notamment, d’autres traductions des Dialogues des morts, dans un manuscrit daté de 1617. Aguilar Villaquirán traduit dans l’ensemble fidèlement le texte grec et transmet donc l’image dégradée d’Alexandre en imposteur (son origine divine est niée), en tyran et en lâche (il adopte les coutumes vestimentaires des vaincus) dans le miroir que Philippe tend à son propre fils. Si le texte ne permet pas d’établir que l’auteur prend à son compte le discours de Philippe, l’hypothèse selon laquelle il écrit avec des intentions satiriques peut être étayée par ce que l’on connaît de lui par ailleurs, c’est-à-dire ses positions en faveur d’Érasme et de ses condamnations de la guerre : il traduit notamment le Charon d’Érasme et l’intègre à ses traductions espagnoles de Lucien. Dans la France du xviie siècle, le sulfureux poète et musicien Dassoucy s’identifie, lui, explicitement à Diogène lorsqu’il réactualise la tradition cynique de la rencontre entre Diogène et Alexandre. Dominique Bertrand28 analyse comment cet « empereur du burlesque » se moque insidieusement de Louis XIV dans ses dédicaces de La Prison, publiée en 1674, et des Aventures (1677). Il s’agissait pour lui de réussir à se gausser avec finesse de Louis XIV qui avait largement utilisé le mythe alexandrin pour bâtir sa propre propagande politique et militaire. Toutefois, redevable à ce dernier de sa libération de la prison où il était reclus pour hérésie religieuse et amoureuse, et dans un contexte de forte censure, l’auteur dut user d’artifices pour – telle est la question posée – rire avec le roi et / ou rire du roi. Aussi l’auteur (Protée) ­s’érige-t-il en un nouveau Diogène dans La Prison et reprend-il cette identification dans l’épître liminaire des Aventures. Est alors recréée parodiquement la rencontre entre lui-même,

27 « Desmitificación y parodia de Alejandro Magno en la traducción castellana realizada por Juan de Aguilar Villaquirán del Diálogo entre Alejandro y Filipo de Luciano (1617) », infra, p. 151-159. 28 « Les glorieuses ‘rencontres’ de Dassoucy dans sa dédicace à ‘l’Alexandre des Alexandres’ : rire de Louis XIV ou rire avec Louis XIV ? », infra, p. 161-172.

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mué en Diogène au tonneau dont le dénuement contraste avec l’opulence des financiers percepteurs des impôts et, d’autre part, le roi, transfiguré en Alexandre, responsable d’un système fiscal écrasant et d’une politique militaire dispendieuse. Sous couvert d’un panégyrique burlesque, d’audacieux traits satiriques sont décochés contre l’ordre militaire, fiscal et identitaire du Roi Soleil. Le mythe alexandrin est encore battu en brèche par le romancier allemand majeur de la seconde moitié du xxe siècle Arno Schmidt, dans Alexander Oder Was ist Wahrheit ? (Alexandre ou Qu’est-ce que la vérité ?), analysé par Florent Gabaude29. Ce livre est un reflet de l’admiration qu’Alexandre avait inspirée dans sa jeunesse à l’auteur avant qu’il ne perde ses illusions sur le monde antique grâce à sa lecture de Konrad Mannert. L’expérience de l’épreuve du régime nazi lui inspira-t-elle un double mouvement similaire de fascination puis de désenchantement ? Toujours est-il qu’Arno Schmidt semble s’être projeté dans le jeune narrateur de son pastiche de roman d’apprentissage. Ce dernier est un fervent admirateur d’Alexandre. Ainsi, il imagine que son protagoniste écrit le journal de bord relatant dans un style à la fois concis et poétique son voyage en Asie Mineure en 323 avant J.-C. afin de rencontrer le Grand Alexandre. Mais l’image idéalisée qu’il avait de celui-ci au début du périple est peu à peu déconstruite à mesure que le narrateur se rapproche du conquérant en compagnie de comédiens ambulants, très critiques envers le régime, qui lui ouvrent les yeux sur la réalité du tyran. Une analogie entre la politique du Macédonien et celle du IIIe Reich se fait jour progressivement. D’abord implicite, elle devient de plus en plus évidente grâce à quelques termes renvoyant au régime nazi glissés ici et là dans le récit. Le panhellénisme du conquérant renvoie en négatif au pangermanisme nazi. La « fabrique du chef » s’écroule peu à peu. Sont dénoncés les exactions contre les populations, le culte de la personnalité, la mégalomanie et la tyrannie des chefs dont le pouvoir est fabriqué de toutes pièces par un monstrueux appareil de propagande. À une vérité historique falsifiée, médiatisée par des sources contradictoires, Arno Schmidt oppose la vérité d’un récit représentant le réel objectivé par le regard du narrateur-personnage. On retrouve ce rabaissement de l’image du conquérant à des fins de contestation politique dans le film de Théo Angelopoulos Alexandre le Grand (sorti en 1980), étudié par Constantin Bobas30. Ce dernier rappelle tout d’abord l’importance d’Alexandre, dans l’imaginaire néo-hellénique, comme référence savante mais aussi comme figure populaire en tant que héros libérateur contre l’occupant ottoman. C’est cette aura du conquérant qu’exploite le cinéaste pour proposer une réflexion sur le fonctionnement du pouvoir. Le film est construit autour de plusieurs transformations de la figure du conquérant à divers moments de l’histoire de la Grèce aux xixe et xxe siècles : apparaissant d’abord sous les traits de Kolokotronis, héros de la guerre d’indépendance grecque de 1821, Alexandre est ensuite métamorphosé en bandit

29 « Le mythe d’Alexandre le Grand tourné en dérision par Arno Schmidt au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale », infra, p. 173-181. 30 « Fâcheux et / ou facétieux avatars du mythe et de l’histoire dans le film Alexandre le Grand de Théo Angelopoulos », infra, p. 183-193.

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social, héros libérateur porteur des revendications politiques égalitaires des paysans. Se rendant dans son village natal, il est sanctifié et représenté en messie. Mais l’image caricaturale de ses crises d’épilepsie vient bientôt introduire une note grinçante dans ce portrait flatteur et initie le début d’une ligne descendante où, après sa glorification christique, il est mis en scène de façon ridicule en saint Georges terrassant le dragon, dans un contexte de commercialisation touristique. De héros, le voilà ensuite tyran qui finit par tuer sa fille adoptive et les communards de son village. Il sera finalement dévoré par les paysans. Ainsi glorifié, puis tourné en dérision et déchu, il symbolise les illusions propres à la construction d’une société utopique qui finit en réalité dystopique. La dérision prend ainsi dans le film la forme critique d’une contestation politique. Alexandre est montré en usurpateur d’un pouvoir collectif, il est tour à tour sauveur et corrupteur. La réflexion se concentre sur les conséquences sociales et politiques négatives d’une personnalité charismatique. Le héros rédempteur s’est mué en tyran barbare, et le réalisateur l’exploite pour montrer les effets négatifs du pouvoir et la désillusion engendrée par les mouvements socialiste et communiste du xxe siècle. L’utilisation du mode parodique met à mal le mythe alexandrin tour à tour investi puis vidé de sa substance.

Burlesque, héroï-comique et parodie Mais la figure d’Alexandre le Grand n’a pas toujours été tournée en dérision à des fins de satire et de contestation politique. Dans d’autres représentations, la dérision est purement ludique, elle vise à divertir en démythifiant. C’est ainsi que la troisième section de cet ouvrage, intitulée « Burlesque, héroï-comique et parodie », inclut six contributions qui traitent majoritairement de représentations dramatiques ou versifiées, tantôt burlesques tantôt héroï-comiques, certaines cherchant à divertir en suscitant le rire ou tout simplement en s’attaquant à des œuvres dramatiques antérieures qu’elles parodient à des fins purement ludiques. Dans ces dernières, la figure mythique du Macédonien est métamorphosée en cible de la dérision sans que l’on puisse déceler une quelconque intention édifiante. On peut remarquer que tous ces textes ont été écrits entre la seconde moitié du xviie siècle et la première moitié du siècle suivant ; par ailleurs, ce sont pour la plupart des pièces de théâtre. On est dès lors en droit de se demander pourquoi ces représentations tournant Alexandre en dérision sans visée politique à l’époque moderne ont ainsi investi essentiellement l’espace du genre dramatique. Nous croyons qu’il en va ainsi pour des raisons internes et externes aux textes concernés. Des raisons externes, tout d’abord. En Espagne, le système en vigueur était celui du mécénat, au moins pour les auteurs espagnols (Quevedo, Calderón, Lanini Sagredo). Les deux derniers ont été protégés et employés par le roi dont ils étaient les chantres. Ces pièces relèvent non du théâtre des corrales – populaire – mais du théâtre de cour et elles furent jouées devant le roi et la reine. On voit mal dès lors comment et pourquoi ces auteurs auraient eu des visées critiques à l’égard de leurs mécènes à une époque, qui plus est, de censure encore féroce. Dans les rares cas où des pièces du théâtre espagnol ayant mis en scène la figure d’Alexandre le Grand ont

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eu une intention didactique à l’égard du pouvoir, les dramaturges (Lope de Vega en l’occurrence) ont procédé subtilement, de façon non point frontale mais oblique ; ils ont offert des pièces sérieuses qui peuvent être comparées à des « Miroirs du Prince31 », ce qui n’est pas le cas des pièces étudiées dans cette section. De ce point de vue, les œuvres examinées sembleraient illustrer la thèse défendue par José Antonio Maravall selon laquelle le théâtre espagnol du xviie siècle qui servirait des fins exclusivement propagandistes n’aurait pas de valeur pédagogique ni de finalités édifiantes. Les problèmes éthiques n’y seraient pas posés et son caractère religieux serait minimal32. La situation est quelque peu différente dans la monarchie anglaise à l’époque où Colley Cibber parodie une tragédie de célébration d’Alexandre dans sa comical-tragedy sur laquelle nous reviendrons. Intitulée The Rival Queans, cette pièce écrite à la fin du xviie siècle, est étudiée par Catherine Dumas33. Il s’agit d’une époque d’affaiblissement de la monarchie anglaise : ses pouvoirs sont plus limités face au Parlement, et logiquement « la figure du souverain est moins sacralisée ». Paradoxalement, en Angleterre, une situation politique différente de celle de la monarchie absolue espagnole aboutit au même résultat, pour des raisons distinctes. En Angleterre, sur le plan littéraire, en raison de cette conjoncture politique, l’heure aurait été propice à la déconstruction burlesque du héros. En Espagne, à notre sens, comme nous le dirons plus loin, le rabaissement du héros alexandrin tient surtout aux genres dramatiques choisis par les dramaturges pour procéder à des dégradations parodiques, à savoir la comedia burlesca et le théâtre bref. De plus, concernant la pièce anglaise, Colley Cibber était un homme qui devait savoir composer avec le pouvoir, y compris à l’époque de la rédaction de sa pièce, inconnue, mais que l’on peut situer à la fin des années 1690. En tout cas, il allait devenir en 1711 un des directeurs du Théâtre Royal de Drury Lane de Londres et poète lauréat en 1730. C’est donc un écrivain qui a plutôt bien réussi en tant que directeur et homme d’affaires. On voit mal pourquoi il se serait lancé dans des attaques contre le pouvoir en place au lieu de composer ses comédies et adaptations de pièces de Shakespeare, Corneille et Molière qui durent plaire même si elles lui valurent des critiques… On ne sait pas grand-chose d’Henri-Jean Roullaud, auteur de Alexandre le Grand ou Le Paysan Roi, adaptation en français d’une comédie hollandaise. Cette traduction 31 H. Tropé, « ‘En tu campo ay quien se precia / de coronista mayor’. Mecenazgos en la poesía : el caso de Lope de Vega en Las grandezas de Alejandro », dans Perspectivas actuales del hispanismo mundial, t. 22/1, éd. C. Strosetzki, Münster, 2019, p. 399-411 ; idem, « L’image d’Alexandre le Grand dans La mayor hazaña de Alejandro Magno, comedia attribuée à Lope de Vega », dans L’entrée d’Alexandre le Grand sur la scène européenne : Théâtre et opéra (fin du xve-xixe siècle), éd. C. Gaullier-Bougassas et C. Dumas, Turnhout, 2017, p. 161-175. 32 J. A. Maravall, Teatro y literatura en la sociedad barroca, Madrid, 1972, p. 31-32. Signalons que cette thèse a été nuancée par des études de cas précis au cours des dernières années : voir le numéro monographique du Bulletin hispanique 119/1 (2017) consacré à cette question : Autorité et pouvoir dans le théâtre du Siècle d’or ; également C. Strosetzki, « Le Siècle d’Or et la portée idéologique du théâtre espagnol », Anuario Calderoniano, 6 (2013), p. 243-257. 33 « L’abaissement d’Alexandre, ou la déconstruction burlesque du héros dans The Rival Queans de Colley Cibber (vers 1710) », infra, p. 237-248.

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remporta un certain succès et fut publiée à Amsterdam en 1751. Selon Liliane Picciola34, on sait seulement que ce Hollandais d’origine française – son père était un réfugié huguenot – appartenait à la société de littérature de Leyde, ce qui incline à penser qu’il jouissait lui aussi d’une certaine reconnaissance dans les cercles littéraires hollandais. On en sait encore moins sur Pierre Rousseau, auteur de La mort de Bucéphale analysée par Benoît Abert35 : publiée en 1749, elle fut jouée à Fontainebleau devant la cour, ce qui donne à penser que son auteur était « autorisé ». Ainsi, faute de disposer d’informations éclairantes sur les rapports de ces écrivains aux figures de l’autorité et du pouvoir (mécénat, etc.), il convient de chercher ailleurs que dans leurs biographies les raisons déterminantes pour lesquelles ces auteurs choisirent des formes dramatiques pour tourner Alexandre en dérision. Ce sont ensuite et surtout des raisons internes, essentiellement d’ordre générique – elles ont trait à la codification des genres dramatiques que ces écrivains adoptèrent pour leurs pièces respectives – qui expliquent que par pur plaisir ou jeu esthétique, sans visée politique, ils aient choisi de démythifier la légende alexandrine principalement au théâtre. On peut remarquer en effet que presque toutes les œuvres étudiées dans cette section ont soit été composées dans des genres qui par définition sont ceux de la dérision et du rabaissement (les pièces espagnoles), soit ont attaqué les codes mêmes de la tragédie en enfreignant certaines de ses règles et en mêlant le comique au tragique, comme dans le cas de la pièce de Colley Cibber ou de celle de Pierre Rousseau, qui subvertit certaines règles de la tragédie dans un but comique, ou encore dans la pièce Alexandre le Grand ou le Paysan Roi, de Roullaud, étudiée par Liliane Picciola. Cette dernière analyse l’utilisation du procédé du théâtre dans le théâtre pour guérir la folie des grandeurs d’un paysan qui se rêve en noble. Ce n’est évidemment pas la première fois que la mise en scène de la guérison de folles lubies par la feinte satisfaction de celles-ci privilégie le théâtre dans le théâtre36, « ce type de pièce ou de représentation où le public assiste à une représentation à l’intérieur de laquelle un public de comédiens assiste lui aussi à une représentation37 ». De plus, cette pièce répond au goût prononcé du xviie siècle, métathéâtral par excellence, tendance qui se vérifie encore, mais dans une moindre mesure, au siècle suivant38. Commençons par les œuvres espagnoles examinées dans cette section. Toutes dégradent le héros alexandrin dès lors que ce rabaissement fait intégralement partie de leurs codes génériques respectifs. On peut remarquer tout d’abord qu’elles ont en commun de se servir essentiellement de la réputation d’intempérance et des outrances d’Alexandre relatées par nombre

34 « De la farce à la parodie : la métamorphose d’Alexandre en Sallemandre dans Alexandre le Grand ou Le Paysan Roi, de Henri-Jean Roullaud (1751) », infra, p. 263-275. 35 «  La mort de Bucéphale de Pierre Rousseau : la dérision par la discordance », infra, p. 249-261. 36 Métathéâtre, théâtre dans le théâtre et folie, éd. J.-C. Garrot Zambrana, Tours, 2010, publié en ligne sur le site Regards croisés sur la scène européenne : https ://sceneeuropeenne.univ-tours.fr/regards/metatheatre ; dernière consultation le 22 novembre 2020. 37 P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, 1996, p. 365. 38 G. Forestier, Le théâtre dans le théâtre sur la scène française du xviie siècle, Genève, 1996 ; T. Kowzan, Théâtre miroir. Métathéâtre de l’Antiquité au xxe siècle, Paris, 2006, p. 23-37.

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d’historiens, dont Quinte-Curce. C’est ce que montre très bien la contribution de Samuel Fasquel39, panoramique, qui compare les risibles représentations quévédiennes du conquérant avec d’autres entreprises de recréation espagnoles de cette même figure. L’image offerte par le romance de 188 vers, Visita de Alejandro a Diógenes, filósofo cínico (Visite d’Alexandre à Diogène, philosophe cynique) et par le Discurso de todos los diablos (Discours de tous les diables) est ainsi confrontée à d’autres représentations dramatiques burlesques espagnoles de la même époque (étudiées dans cette même section) et à d’autres encore, non dramatiques, mais également versifiées, qui toutes se fondent sur les excès légendaires du Macédonien pour déconstruire l’ancien héros. C’est aussi l’hybris alexandrin que raille Lanini Sagredo dans la comedia espagnole qu’étudie plus en détail Hélène Tropé40. Au fur et à mesure que l’on avance dans le xviie siècle, de comedia en comedia, les représentations dramatiques espagnoles d’Alexandre se dégradent progressivement, prenant un tour de plus en plus féroce, grossier et caricatural. Plus aucun trait de la légende ne fut épargné. Les dramaturges s’escrimèrent à traîner Alexandre dans la boue du ridicule et des pires grossièretés en poussant à l’extrême la représentation de sa démesure. Se fait ainsi jour une intensification croissante de la dégradation parodique commune à nombre d’œuvres dramatiques espagnoles ayant tourné le conquérant en dérision à partir de Darlo todo y no dar nada (Tout donner et ne rien donner) de Calderón (1651), où la dimension de célébration du héros est certes présente mais où apparaissent déjà quelques traits parodiques41. Deux ans plus tard, cette comedia est entièrement parodiée par Lanini Sagredo dans sa pièce burlesque du même titre. Toutes deux tournent en ridicule la légendaire générosité d’Alexandre à travers la recréation du célèbre épisode du don par Alexandre de Campaspe à son peintre. Un comique grotesque et vulgaire, où le détail scatologique abonde, caractérise cette seconde comedia burlesca où tout est déformé, travesti, ridiculisé et moqué, sans aucune prétention d’édification. Le genre même dont relève la pièce de Lanini Sagredo (la comedia burlesca), lequel vise conventionnellement à divertir un public courtisan rompu aux jeux parodiques sans aucune visée politique, est propice à la dégradation outrancière et même vulgaire de la figure d’Alexandre, usée après tant d’œuvres comiques ou sérieuses. La légende du don de Campaspe, reprise sur le mode parodique et grotesque, et la figure même d’Alexandre semblent parvenues à un degré d’usure qui n’autorise plus qu’une subversion d’ordre esthétique, souvent plus grossière qu’hilarante. On retrouve, poussées à l’extrême, cette même vision anti-idéaliste du monde et cette esthétique burlesque et carnavalesque, centrées sur la matérialité du corps, et donc sur l’érotisme, la nourriture, la boisson, qui se complaisent dans un discours

39 « Alexandre face à Diogène et Clitus. Quevedo et la caricature de l’empereur », infra, p. 197-212. 40 « Un Alexandre de plus en plus tourné en dérision : de la comédie palatine de 1651 de Pedro Calderón Darlo todo y no dar nada (Tout donner et ne rien donner) à la comédie burlesque homonyme de Pedro Francisco Lanini Sagredo (1653) », infra, p. 213-226. 41 C. Dumas, « La générosité d’Alexandre : l’épisode de Campaspe (Campaspe de Lyly, Darlo todo y no dar nada de Calderón) » ; F. Antonucci et F. Gilbert, « Célébration et abaissement d’Alexandre le Grand chez Calderón et Cigognini », dans L’entrée d’Alexandre le Grand sur la scène européenne, Théâtre et opéra (fin du xve-xixe siècle), op. cit., p. 178-190 et 191-203 respectivement.

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scatologique pour mieux railler les excès en tous genres du conquérant, dans la Mojiganga de Alejandro Magno, de José de Cañizares, étudiée par Fernando Doménech42. Dans cette mojiganga, divers personnages de l’Antiquité sont tournés en dérision, dont Diogène et Alexandre. Le philosophe cynique y est devenu un vieillard égrillard qui n’a cure des valeurs morales et politiques de la matrone romaine Lucrèce et qui ne s’intéresse qu’à ses formes avantageuses. Alexandre y est réduit à un personnage d’impertinent soûlard qui multiplie les jeux de mots sur le vin. Il convient d’insister : ces caractéristiques burlesques sont entièrement dictées par le code générique qui régit les pièces, diverses, du théâtre bref espagnol ; ce dernier comportait des pièces courtes jouées au début, à la fin d’une comedia ou entre les actes de cette dernière. Elles visaient principalement à amuser et à délasser le public. La mojiganga, genre spécifique dans cet ensemble constitué par les « genres dits mineurs », est une représentation dramatique brève, à caractère comique et satirique, dont les personnages sont des figures ridicules et extravagantes. La mojiganga porte généralement la marque de son origine (une pièce de rue jouée pendant le Carnaval). Celle qu’étudie Fernando Doménech présente l’originalité de tourner en dérision des figures mythologiques lors de la célébration d’une fête religieuse. L’auteur de la contribution précise qu’il s’agit là d’une nouveauté introduite dans le théâtre espagnol à partir de l’avènement du roi Philippe V de Bourbon et, concomitamment, de l’installation des comédiens italiens à Madrid. Nous voyons donc combien ces pièces, toutes parodiques, carnavalesques et burlesques qu’elles soient, même inconvenantes à certains égards (scatologie, allusions sexuelles), jouées à la cour ou lors d’une fête religieuse, n’avaient aucune intention de remettre en cause l’ordre établi. Il s’agissait au contraire de le conforter en offrant un espace autorisé de libération morale, une parenthèse, ou selon la plaisante expression d’Eugenio Asensio, en ménageant « des vacances à la morale43 ». Qu’une figure de roi et de l’autorité par antonomase comme Alexandre le Grand en soit la cible ne change rien. Qu’on sorte Alexandre en le traînant par les sous-sols comme s’il s’agissait d’un taureau abattu lors d’une corrida ou d’un vaincu dans les jeux du stade – c’est le cas dans la comedia de Lanini Sagredo –, non plus : ces pièces sont régies par un code propre à leur genre qui inclut et encourage ce type d’outrances. Mais si des codes génériques imposaient la tonalité burlesque outrancière des précédentes, c’est une claire volonté de dérision qui dicte le choix de la mixité générique pour tourner Alexandre en dérision dans The Rival Queans de Colley Cibber et La mort de Bucéphale de Pierre Rousseau. Dans ces pièces, le comique fait incursion dans le tragique, subvertissant certains préceptes fondamentaux de la respectable tragédie, dans un écart maximal délibéré par rapport aux règles aristotéliciennes canoniques, et cela en parfaite consonance avec le traitement dégradé du personnage d’Alexandre. Dissonances et discordances s’imposent alors dans ces compositions tant par rapport au code tragique qu’à la noble figure du Macédonien.

42 « La Mojiganga de Alejandro Magno, de José de Cañizares, y la tradición burlesca », infra, p. 227-235. 43 E. Asensio, Itinerario del entremés desde Lope de Rueda a Quinoñes de Benavente, Madrid, 1971, p. 35.

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Jeu esthétique, la comical-tragedy intitulée The Rival Queans attaque les codes mêmes de la tragédie qu’elle parodie en mêlant le comique au tragique. De ce point de vue, ce n’est sans doute pas un hasard si ce même registre burlesque outrancier et ces mêmes complaisances dans la sensualité, la sexualité vulgaire du monde des prostituées, la voracité et l’ivrognerie que nous avons vues à l’œuvre dans les compositions espagnoles, caractérisent également l’œuvre anglaise déjà mentionnée. Il n’est pas anodin non plus que, de la même façon que la pièce burlesque de Lanini Sagredo parodiait une comedia de Calderón, cette pièce anglaise The Rival Queans, With The Humours of Alexander the Great44, de Colley Cibber (vers 1710) parodie avec férocité la tragédie classique de Nathaniel Lee, The Rival Queens, or, The Death of Alexander the Great (1677). Dans la « tragédie comique » de Cibber, la dégradation affecte autant les maîtresses prostituées d’Alexandre (les queans), qu’Alexandre lui-même, ravalé au statut de chef d’une bande de brigands londoniens. L’action se déroule dans le monde de la pègre. Alexandre fréquente Roxana et Statira, devenues des prostituées. La langue des uns et des autres est crue, bien loin du style élevé de la tragédie de Nathaniel Lee qu’elle parodie, The Rival Queens. Des reines (queens) d’origine, on est passé aux prostituées (queans). Catherine Dumas étudie de près la déconstruction du héros en montrant qu’en consonance avec un contexte social et intellectuel de rabaissement du monarque, cette pièce avait pour but de montrer la déperdition des valeurs de l’héroïsme et tendait à dénigrer le genre héroïque. C’est aussi une volonté de dérision par discordance et non respect, entre autres, de certaines règles de la tragédie qui semble avoir présidé à la rédaction de La mort de Bucéphale de Pierre Rousseau (1749). Cette fausse tragédie, mentionnée plus haut, met en scène la disparition du célèbre cheval Bucéphale d’Alexandre, un épisode légendaire de la vie du conquérant. Son auteur s’appuie sur de nombreuses sources avec lesquelles il prend des libertés. Cette pièce qui manque aux règles tant de la vraisemblance que de la bienséance, caractéristiques essentielles d’une tragédie, se définit en réalité par son esthétique du mélange des genres. Une volonté comique et des visées parodiques ont présidé à sa rédaction. Ni vraiment tragédie, ni vraiment comédie, elle ressortit tantôt au burlesque, tantôt à l’héroï-comique par le traitement qu’elle opère des personnages et de l’action en les situant dans l’ordre du mélange entre le haut et le bas. L’auteur est ainsi parvenu à créer une « tragédie dérisoire », dissonante et décalée, qui désacralise la figure d’Alexandre. La même volonté de rabaissement du héros dans une veine cette fois résolument héroï-comique caractérise la comédie hollandaise Krelis Louwen of Alexander de Groote op het poëetenmaal (Krelis Louwen ou Alexandre le Grand au festin du poète), en trois actes et en vers libres, parue à Amsterdam en 1715, adaptée en français et publiée dans la même ville par Henri-Jean Roullaud en 1751. Cette fois, comme le montre Liliane Picciola, ce n’est plus le mélange des genres mais le procédé de la pièce dans la pièce sous forme de représentation théâtrale ou de répétition45 que le dramaturge a mis au

44 Titre que Catherine Dumas traduit par Les putains rivales, avec les humeurs d’Alexandre le Grand, infra, p. 237. 45 Sur cette forme de métathéâtralité, voir T. Kowzan, op. cit., p. 143-150.

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service de la parodie de la figure d’Alexandre. Dans la pièce-cadre, il s’agit de guérir de sa folie des grandeurs un certain Sganarelle, paysan qui se prétend roi et qui, pris de boisson, est tombé dans un lourd sommeil. Dans la pièce enchâssée qu’on fera jouer aux personnages de la pièce-cadre, le paysan ivrogne et ripailleur, à qui l’on confie le rôle d’Alexandre, est transporté dans la maison de campagne du jeune premier, Valère, qui écrit des pièces et les fait représenter chez lui. On lui fait croire à son réveil qu’il est ce qu’il croit être, roi, et précisément Alexandre le Grand46. Et voici SgnanarelleAlexandre vêtu à la manière antique revue de façon bouffonne. Le rôle sied bien mal au paysan ridicule qui ne pense qu’à manger et à boire et l’on rit autant du paysan que de la figure antique d’Alexandre, tant les écarts de l’un rappellent ceux de l’autre. En somme, Sganarelle est à peine une caricature d’un Alexandre goinfre. De plus, son ambition d’acquérir d’autres terres ne laisse pas de parodier la soif de conquêtes de celui qui rêva d’un empire universel. L’image du conquérant ressort fortement écornée de son incarnation en paysan Sganarelle dans la veine héroï-comique. Toutefois, si dans cette dernière pièce, comme dans la pièce anglaise, The Rival Queans de Colley Cibber, et dans La mort de Bucéphale de Pierre Rousseau, la parodie est fine et désopilante, il n’en va pas de même pour toutes les pièces de la section. Outrancières, les pièces espagnoles suscitent un rire grossier et même, par certains éléments, le dégoût tant elles cherchent délibérément à heurter la bienséance. C’est sans doute que ces dernières, conformément à leurs codes génériques (comédie burlesque, théâtre bref), aussi parce qu’elles s’inscrivent au terme d’une évolution qui a vu de pièce en pièce l’intensification du rabaissement du conquérant, ont poussé la caricature et la parodie jusqu’à des limites ultimes. L’écriture parodique dégradante est devenue un jeu de réécriture irrévérencieuse qui rappelle les jeux de massacres dans les foires où l’on vise des archétypes populaires à l’aide de balles molles. De la même façon que ces figurines qu’il s’agit de renverser, dans ces pièces, Alexandre le Grand est caricaturé avec une ironie grinçante. Il s’agit en l’occurrence d’un divertissement. Au terme de ce parcours, on est frappé de constater les usages multiples qui ont été faits de la dérision à l’encontre d’Alexandre le Grand depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Les sarcasmes prêtés à des figures d’opposant peuvent contribuer à la célébration du conquérant. Mais quand les auteurs eux-mêmes, explicitement ou implicitement, prennent en charge la raillerie, ils manifestent une volonté d’édification et utilisent sa figure à des fins de contestation politique. D’autres encore, investissant principalement le champ dramatique, le ridiculisent et le rabaissent pour le jeu de la parodie et du comique. La dérision révèle alors toujours des pouvoirs créateurs, qu’Alexandre évolue lui-même à l’issue de sa confrontation avec un ennemi ou un sage, que l’auteur, par ses intentions satiriques, espère faire évoluer la pensée de son public, ou bien que la parodie libère un renouvellement des formes d’expression. 46 Ce procédé ne manque pas de rappeler la méthode de la « fraude pieuse » par laquelle on guérissait les mélancoliques dans l’Antiquité, procédé que l’on retrouve dans certaines pièces du théâtre espagnol comme Los locos de Valencia (Les fous de Valence) de Lope de Vega qui mit en scène pour l’une des premières fois dans le théâtre européen ce même procédé du théâtre dans le théâtre pour guérir une jeune fille qui feignait la folie pour pouvoir rester avec le fou simulé dont elle était éprise et l’épouser. Voir J. Starobinski, L’encre de la mélancolie, Paris, 2022 ; L. de Vega, Los locos de Valencia [1590], Madrid, 2003.

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Les railleries d’adversaires et les limites de la dérision d’Alexandre

Diane Cuny

Alexandre et Diogène : dérision, morale et humour

La rencontre entre Alexandre et Diogène est censée avoir eu lieu à Corinthe en 335 avant J.-C. Jeune roi de 21 ans, Alexandre a pris le pouvoir un an plus tôt après l’assassinat de son père. Il a consolidé les frontières de la Macédoine, soumis les Thraces, détruit Thèbes et s’est fait attribuer à Corinthe le titre de stratège dans la guerre contre l’empire perse, dirigé par Darius III Codoman. Les principaux témoignages conservés offrent un arrière-plan historique flou et les anachronismes sont habituels : Alexandre est présenté comme le roi d’un immense empire, comme si toutes ses conquêtes avaient eu lieu. Les auteurs anciens ont vu dans l’épisode l’occasion de créer un face-à-face entre le plus grand conquérant de l’histoire et un philosophe cynique connu pour son rejet des conventions sociales et son mépris des puissants. L’anecdote a surtout été utilisée dans les milieux philosophiques comme cas d’école. Les apophtegmes de Diogène ont été regroupés en recueil par le péripatéticien Théophraste1, qui est sans doute à l’origine de toute la tradition qui a suivi. De Cicéron à Diogène Laërce, nous souhaitons proposer ici un panorama des grands auteurs grecs et latins évoquant cette rencontre en montrant comment se mêlent dérision, morale et humour. Si l’histoire de la rencontre a probablement été élaborée au Lycée de Théophraste, le plus ancien récit détaillant l’épisode qui nous soit parvenu se trouve chez Cicéron : Diogène, lui, s’exprima plus librement, en sa qualité de cynique. Alexandre le priait de lui dire ce dont il pouvait avoir besoin : « Pour le moment, dit Diogène, écarte-toi un tout petit peu de mon soleil. » (Nunc quidem paululum inquit a sole) Sans doute Diogène se chauffait-il au soleil et Alexandre lui en masquait les rayons. Ce qu’il y a de plus fort, c’est que notre homme se plaisait à soutenir qu’il avait une situation bien supérieure à celle du roi de Perse : lui, il ne manquait de rien, tandis que son rival ne pouvait jamais en avoir assez ; les plaisirs (uoluptates) dont il aurait été impossible de rassasier son rival, lui-même

1 Cf. Diogène Laërce, V, 43 où le recueil des bons mots de Diogène est mentionné dans l’énumération des œuvres de Théophraste. Diane Cuny  •  Université de Tours, C. E. S. R. Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 33-45 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124950

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n’en éprouvait pas le besoin, et il avait ses plaisirs à lui auxquels l’autre ne pouvait aucunement prétendre2. L’apophtegme nunc quidem paululum a sole (« pour le moment du moins un peu loin du soleil ») tranche avec l’amabilité de la proposition d’Alexandre. Il est, cependant, moins brutal que dans d’autres formulations. Paululum est un diminutif. L’impératif que l’on trouve dans la traduction « écarte-toi » n’est, en fait, pas mentionné. L’adverbe quidem tempère le nunc (« pour le moment du moins »), concentre l’attention sur le moment présent et suggère que Diogène ne rejette pas complètement l’offre de service qui lui est faite par Alexandre, mais la fait porter sur un bien gratuit offert à tous. Il frustre ainsi le roi qui ne pourra faire preuve de sa prodigalité. L’apophtegme et l’histoire dans son ensemble relèvent de ce que le traité Du style de Démétrios (iie siècle de notre ère) qualifie de « tour cynique » (κυνικὸς τρόπος). Ils sont une forme particulière de la « chrie3 ». Utilisés dans les écoles de rhétorique, ces anecdotes et ces bons mots étaient constitués en recueils et médités. Comme toutes les chries, le « tour cynique » permet de caractériser celui qui l’énonce4. Dans le cas présent, l’apophtegme illustre l’insolence railleuse de Diogène, son absence de respect pour l’autorité et sa liberté de parole. Mais le « tour cynique » a aussi une spécificité : il permet de dégager une morale5 et se présente comme une façon concrète de traiter une question éthique6. Cicéron tire sa morale du sentiment de supériorité







2 Cicéron, Tusculanes, V, 32, 92, trad. J. Humbert, Paris, 1931 (5e tirage 2011). 3 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 68, trad. M.-O. Goulet-Cazé, Paris, 1999, p. 668 : Marie-Odile Goulet-Cazé définit la chrie comme un « terme générique s’appliquant indifféremment aux multiples types de dits et d’anecdotes que l’on trouve rassemblés dans les collections gnomologiques ». Elle précise (p. 669) : « Ces chries sont l’aboutissement de toute une tradition où se rejoignent différentes strates : le stade oral, autrement dit la transmission de bouche à oreille des dits et des anecdotes cyniques ; le stade écrit, au niveau le plus ancien, c’est-à-dire celui des auteurs cyniques et de leurs contemporains ; enfin le stade écrit à des niveaux ultérieurs, celui des biographes qui accordaient une place aux chries dans les biographies qu’ils rédigeaient et celui des compilateurs qui faisaient des collections de chries sur tel ou tel philosophe. Des échanges constants se produisaient d’une collection à une autre, une anecdote pouvant être abrégée en un simple dit ou un dit être développé en anecdote. » 4 Démétrios, Du style, § 170-171, trad. P. Chiron, Paris, 1993 (2e tirage 2002) : « De même nature est aussi, pour l’essentiel, le ‘tour cynique’, car de telles plaisanteries tiennent lieu de chrie et de sentence. Le caractère d’une personne transparaît dans ses plaisanteries, dans leur drôlerie ou au contraire leur intempérance. » 5 Pierre Chiron, ibidem, p. 130, n. 343 : « Ce ‘tour cynique’ est à la fois un ton et une méthode de direction morale. Il se caractérise par un mélange de sérieux, de rigueur, et de drôlerie, voire d’obscénité. » Voir aussi F. Junqua, « Homère et le κυνικὸς τρόπος », Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque, 18 (2015), p. 328 : « Le κυνικὸς τρόπος est autant une méthode philosophique qu’un style littéraire et une rhétorique, dont la principale caractéristique est de transmettre un message ‘sérieux’, de nature éthique et de caractère correctif, sous une apparence ‘comique’ : sur le plan des actes (dans les chries, par exemple), le cynique se comporte en bouffon ; sur le plan littéraire, il a recours aux procédés comiques traditionnels. » 6 Diogène Laërce, op. cit., p. 670 : « En raison de leur importance dans le livre VI, ces chries devaient représenter pour Diogène Laërce un moyen de caractérisation essentiel des philosophes dont il parlait, la chrie offrant cet avantage de traiter de questions éthiques et pratiques sous une forme séduisante, grâce à la pointe d’esprit qu’elle comportait le plus souvent. Malgré leur côté anecdotique et anodin, le but de ces chries était foncièrement philosophique. Elles constituaient une sorte d’introduction à

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habituellement exprimé par Diogène et qui correspond à une inversion des hiérarchies attendues : Diogène considère que sa vie et sa fortune sont supérieures à celles du roi. La nouvelle hiérarchie ne repose plus sur la position sociale, mais prend pour base la satisfaction personnelle. Dès lors, Diogène, qui se contente de ce qu’il a et qui ne manque de rien, occupe une place plus élevée que le souverain qui n’est jamais rassasié de ses conquêtes et dont le désir est sans limite. Dans la lignée des analyses de Platon dans le Gorgias, Alexandre est du côté de la vie « inassouvie et sans frein », Diogène du côté de la vie « réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte7 ». Cicéron va même plus loin, en affirmant que Diogène a des plaisirs auxquels le roi ne peut prétendre. Sans doute pense-t-il ici au plaisir associé à la tranquillité et à cet affranchissement par rapport au regard extérieur qui caractérise les cyniques. Dans la Vie d’Alexandre, Plutarque offre le récit le plus célèbre de l’épisode, inséré dans une trame narrative : Les Grecs, assemblés dans l’Isthme, décidèrent par un vote qu’ils participeraient avec Alexandre à une expédition contre les Perses et le proclamèrent général en chef. Beaucoup d’hommes politiques et de philosophes vinrent le trouver et le féliciter. Il espérait que Diogène de Sinope, qui vivait à Corinthe, en ferait autant. Comme il ne prêtait pas la moindre attention à Alexandre et restait tranquillement (σχολὴν ἦγεν) au Craneion, ce fut Alexandre lui-même qui se déplaça. Diogène se trouvait allongé au soleil. En voyant arriver tant de monde, il se redressa un peu et jeta les yeux sur Alexandre. Celui-ci, l’ayant salué, lui adressa la parole le premier pour lui demander s’il avait besoin de quelque chose ; « Écarte-toi un peu du soleil » (μικρὸν ἀπὸ τοῦ ἡλίου μετάστηθι) répondit l’autre. Alexandre en fut profondément frappé, dit-on ; le philosophe le méprisait, mais lui, il admirait son dédain (ὑπεροψίαν) et sa grandeur : alors que ses compagnons, en s’en allant, riaient et se moquaient (διαγελώντων καὶ σκωπτόντων), il leur dit : « Eh bien moi, si je n’étais pas Alexandre, je serais Diogène ! » (ἀλλὰ μὴν ἐγὼ εἰ μὴ Ἀλέξανδρος ἤμην, Διογένης ἂν ἤμην8). Le contexte narratif permet de souligner le renversement des préséances : à Corinthe, tout le monde va au-devant d’Alexandre, tandis qu’Alexandre fait, au contraire, l’effort d’aller lui-même voir Diogène et lui adresse la parole le premier. Diogène, non seulement ne prend pas la peine de remercier le roi pour son offre de service, mais lui répond par un ordre9, au mépris des usages. Le contraste est accentué par



la philosophie cynique au même titre que les doxographies. Alors que celles-ci offrent du cynisme un résumé théorique succinct, celles-là fournissent le complément indispensable : c’est à travers elles que se transmet le mieux le message cynique qui est d’abord une façon de vivre. La chrie s’harmonise bien avec la nature du cynisme : philosophie des actes, philosophe de l’exemple concret et vécu, philosophie parénétique, enfin philosophie populaire. » 7 Platon, Gorgias, 493b, trad. E. Chambry, Paris, 1967. 8 Plutarque, Vie d’Alexandre, XIV, 1-5, trad. A.-M. Ozanam, Paris, 2001 (2014). 9 Si l’adverbe μικρόν, « un peu », tempère la violence de l’apophtegme comme le paululum de Cicéron, l’impératif (μετάστηθι, « déplace-toi ») est bien présent ici.

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rapport à l’épisode cicéronien : Diogène n’est plus assis, mais allongé. Il est l’homme qui vit dans la scholè, ce loisir qui fait l’homme libre. Contrairement à Cicéron, Plutarque précise la réaction d’Alexandre. D’après le traité Du style, le « tour cynique » inflige à celui qui en est victime « une morsure10 ». Mais Alexandre paraît insensible à cette blessure. Au contraire, alors que le mépris de Diogène (ὑπεροψία) est donné comme un indice de sa grandeur, Alexandre manifeste de l’admiration pour lui, ce qui est une façon implicite de lui donner raison. Cette admiration se traduit également par le recours à un second apophtegme, cette fois dans la bouche du roi : « Eh bien moi, si je n’étais pas Alexandre, je serais Diogène ! » L’exclamation survient alors que ses compagnons « riaient et se moquaient ». Vraisemblablement, ils rient de voir Diogène se comporter d’une manière si provocante, sans adhérer à cette attitude. Le rire peut aussi être interprété comme une manifestation de solidarité avec Alexandre : comme le roi vient d’être agressé par le sarcasme de Diogène, les compagnons se rangent au côté du roi contre celui qui l’a remis en cause et ce dernier fait, à son tour, l’objet de leur rire. En donnant à Diogène la seconde place dans son estime, Alexandre revalorise la parole du philosophe et discrédite ses compagnons. Il prend le parti de son agresseur. Dans cet épisode, si Alexandre est tourné en dérision par Diogène, le roi sort plutôt grandi de la confrontation. Au lieu de répondre en homme offensé et de rendre coup pour coup, il se montre capable de reconnaître la grandeur du philosophe. Les deux apophtegmes sont à nouveau utilisés l’un après l’autre dans un récit beaucoup plus synthétique dans le De l’exil de Plutarque11 : Aussi est-il ridicule de penser que l’exil engendre le déshonneur. Quoi ! Diogène avait-il perdu son honneur (ἄδοξός) ? Alexandre, le voyant assis au soleil, s’arrêta pour lui demander s’il avait besoin de quelque chose ; et lorsque Diogène lui eut demandé d’aller seulement faire de l’ombre un peu plus loin (σμικρὸν ἀποσκοτίσαι), Alexandre, frappé de cette assurance (ἐκπλαγεὶς τὸ φρόνημα), dit à ses amis : « Si je n’étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène (εἰ μὴ Ἀλέξανδρος ἤμην, Διογένης ἂν ἤμην). » L’apophtegme est rapporté dans un discours indirect avec une formulation concise, σμικρὸν ἀποσκοτίσαι, « faire de l’ombre un peu plus loin ». Φρόνημα, le mot traduit par « assurance », a un sens ambivalent puisqu’il correspond à une manière de penser noble et élevée, qui peut, le cas échéant, devenir de l’arrogance. Dans cette version de l’anecdote, comme dans la Vie d’Alexandre, le premier apophtegme permet de caractériser Diogène, tandis que le second témoigne de l’admiration d’Alexandre. Dans le contexte, la rencontre entre les deux hommes s’inscrit dans une finalité toute rhétorique : Plutarque opère une réfutation par l’exemple en montrant que l’exil n’est pas forcément un mal puisque Diogène, exilé à Corinthe, n’est pas resté sans gloire.

10 Démétrios, Du style, § 259-260, trad. P. Chiron, op. cit. : « On rit à cette parole, et l’on s’étonne. Puis tout doucement, elle vous inflige une morsure. […] Il y a de la drôlerie dans le sens apparent, mais de la véhémence dans l’intention cachée. En somme, pour le dire d’un mot, la caractéristique propre du ‘tour cynique’ est de ressembler à un chien qui frétille à la fois et qui mord. » 11 Plutarque, De l’exil, § 15, 605D, trad. J. Hani, Paris, 1980 (2e tirage 2003).

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Diogène Laërce est un bon reflet des multiples formes que pouvait prendre l’épisode, tantôt développé sous une forme longue avec tout un contexte narratif, tantôt limité à la reprise d’un des deux apophtegmes. Il peut rapporter l’échange de façon synthétique avec quelques bribes de contexte : Alors qu’il prenait le soleil au Cranéion, Alexandre survint qui lui dit : « Demande-moi ce que tu veux. » Et lui de dire : « Cesse de me faire de l’ombre (Ἀποσκότησόν μου). » (VI, 38) L’emploi du style direct donne à l’échange une certaine vivacité. Ailleurs le doxographe donne l’apophtegme d’Alexandre sans contexte, à la suite d’une liste d’exemples où le philosophe cynique attaque ses interlocuteurs successifs en utilisant crachats, coups de bâton et insultes : Quelqu’un l’ayant fait entrer dans une demeure magnifique et lui interdisant de cracher, Diogène, après s’être raclé la gorge, lui cracha au visage, en lui disant qu’il n’avait pas trouvé d’endroit moins convenable. D’autres rapportent l’anecdote à Aristippe. Un jour, il s’écria : « Holà des hommes ! » Tandis que des gens s’attroupaient, Diogène les frappa de son bâton en disant : « C’est des hommes que j’ai appelés, pas des ordures », comme le rapporte Hécaton au livre I de ses Chries. Alexandre, à ce qu’on raconte, dit que s’il n’avait pas été Alexandre, il aurait voulu être Diogène. (VI, 32) Le fameux « écarte-toi du soleil », qui aurait pu s’ajouter à cette liste d’actions agressives, est passé sous silence, mais peut être suggéré par l’évocation de la rencontre. Par un effet d’ellipse, Diogène rapporte directement l’apophtegme traduisant l’admiration d’Alexandre, ce qui invite le lecteur à ne pas s’arrêter à la violence du philosophe et à porter sur lui un autre regard. Diogène Laërce évoque aussi d’autres traditions concernant la rencontre. Il oppose ainsi les deux personnages par les surnoms qu’ils se donnent : Un jour qu’Alexandre se tenait auprès de lui et disait : « Moi, je suis Alexandre le grand Roi », Diogène dit : « Et moi, je suis Diogène le Chien ! » Comme on lui demandait ce qui lui valait le nom de « Chien », il répondit : « Ceux qui me donnent, je les caresse de la queue ; ceux qui ne me donnent pas, je les poursuis de mes aboiements ; quant aux méchants, je les mords. » (VI, 60) Les surnoms que se choisissent les personnages reflètent leurs aspirations et leurs choix de vie : alors qu’Alexandre aspire à la grandeur associée au pouvoir, Diogène se revendique comme « le Chien » dont il a l’agressivité et qui donne son nom à la secte cynique. Dans une autre variation, le doxographe rapporte un échange qui souligne les qualités de raisonnement logique dont savait faire preuve le philosophe : Comme on lui demandait si la mort est un mal, il répondit : « Comment pourrait-elle être un mal, elle que nous ne sentons pas quand elle est là ? » À Alexandre qui se tenait près de lui et disait : « N’as-tu pas peur de moi ? » Diogène répondit : « Qu’es-tu donc ? Un bien ou un mal ? » « Un Bien », fit Alexandre. « Qui donc », reprit Diogène, « craint le bien ? » (VI, 68)

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Dans la lignée de ces exemples présents chez Diogène Laërce12, Épictète propose une version sophistiquée de l’échange entre le roi et le philosophe qui devient une véritable joute littéraire (Entretiens, III, 22, 92) : Une autre fois, Alexandre, se dressant devant lui alors qu’il dormait encore, lui dit : Il ne doit pas dormir toute la nuit, le donneur de conseils. (Β 24) À quoi, encore à moitié endormi, Diogène répliqua : À qui les peuples sont confiés et qui a souci de tant de choses (Β 2513). Le fait que le roi trouve Diogène endormi ne correspond pas au schéma habituel. De façon originale, Alexandre et Diogène s’opposent ici à coup de citations homériques. Comme le note Frédéric Junqua, ce passage illustre « les talents de répartie et d’improvisation du cynique14 », et est susceptible d’une double interprétation : à un premier niveau, Diogène renvoie Alexandre à ses devoirs de roi. Mais à un second niveau, il est possible que Diogène accepte le rôle de donneur de conseils et suggère qu’il est le véritable roi à qui les peuples sont confiés15. Si l’on se concentre sur la morale mise en évidence quand la rencontre entre Alexandre et Diogène est rapportée avec plus d’ampleur, on est frappé par le souci des auteurs de faire apparaître le rapport des forces entre les personnages sous une forme paradoxale. Chez Valère Maxime, le paradoxe est celui de l’invincible vaincu : Alexandre, après avoir acquis le titre d’invincible (cognomen inuicti), ne put vaincre le mépris de Diogène le Cynique pour la fortune (continentiam uincere). Le trouvant un jour assis au soleil, il s’approcha de lui et le pressa de lui dire ce qu’il pouvait faire en sa faveur. Sans se déranger de la pierre où il était assis, ce philosophe d’un surnom méprisable, mais d’une force d’âme supérieure, lui répondit : « Tu vas être satisfait ; mais avant tout retire-toi, s’il te plaît, de mon 12 On aurait pu éventuellement ajouter le § 45 du même livre VI dans lequel Diogène évoque le sort de Callisthène, amené à côtoyer quotidiennement Alexandre : « À qui proclamait Callisthène bienheureux sous prétexte qu’il avait part aux magnificences d’Alexandre, Diogène dit : ‘Il est malheureux, lui qui déjeune et dîne quand il plaît à Alexandre.’ » 13 Traduction empruntée à F. Junqua dans l’article cité supra « Homère et le κυνικὸς τρόπος ». 14 F. Junqua, art. cit., p. 336-337 : la chrie est « censée illustrer les talents de répartie et d’improvisation du cynique, ce qu’elle fait à merveille. L’effet comique réside ici dans l’attente déçue d’Alexandre qui, croyant prendre Diogène au dépourvu, doit faire face à la vivacité d’esprit et à l’imperturbabilité du Chien. » 15 F. Junqua, art. cit., p. 337 : « Mais un étonnement, une question subsiste (c’est le principe du κυνικὸς τρόπος) concernant la portée et le sens que Diogène veut donner à sa réplique : s’agit-il pour lui de répondre au reproche d’Alexandre par un autre reproche, en suggérant qu’au lieu de se livrer à ces enfantillages, il ferait mieux d’assumer sa charge, celle de celui à qui les peuples confient la conduite de leur destin ? Cela voudrait dire que Diogène considère qu’Alexandre est un véritable roi. Or c’est bien le contraire qui ressort de nos sources. Dès lors, il nous faut supposer que la réplique de Diogène vise non pas tant à renvoyer Alexandre à ses devoirs de roi qu’à prendre au pied de la lettre l’allusion ironique (du point de vue d’Alexandre) à un Diogène βουληφόρος : en complétant la citation, Diogène revendique son statut de véritable roi (et, par là, sa supériorité sur Alexandre). En somme, à la plaisanterie d’Alexandre, Diogène répond très sérieusement, en rappelant qu’il a effectivement des peuples à sa charge, parce qu’il est, lui, un roi véritable. Interprétation que confirme la reprise du vers 25 du chant II de l’Iliade au paragraphe 72 de la diatribe III 22 d’Épictète, où ce dernier assimile explicitement le cynique au βασιλεὺς à qui se rapporte ce vers. »

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soleil. » (mox inquit, de ceteris, interim uelim a sole mihi non obstes) Ces paroles ne renfermaient-elles pas clairement cette pensée : Alexandre prétend renverser Diogène par le charme de ses richesses ; il aura plus tôt renversé Darius par la force des armes16. Le motif de l’invincibilité vaincue17 précède le récit et oriente la lecture. Si Alexandre est caractérisé comme invincible, il rencontre, cependant, une limite dans son invincibilité en ne pouvant vaincre la retenue (continentia) de Diogène. À l’invincibilité au combat, caractéristique précieuse pour un guerrier, s’oppose la maîtrise de soi dont fait preuve le philosophe. Valère Maxime oppose également le caractère vil (sordidus) du surnom de chien à la « supériorité » morale (praestantia) de Diogène. L’apophtegme sert ici à montrer les limites de la puissance de l’argent. Valère Maxime considère qu’Alexandre, quand il offre à Diogène ses services, veut, en fait, l’aider financièrement. Dans la perspective du clientélisme romain, l’argent est vu comme une manière efficace d’aider concrètement ses amis. Mais Diogène est un homme qu’on ne peut gagner par des richesses et qui ne saurait se faire le client d’un autre. Dans le De beneficiis, Sénèque revient, à deux reprises, sur le mépris des richesses que manifestait Diogène. Il offre, tout d’abord, l’image d’un Diogène se promenant nu au milieu des trésors de Macédoine. La présence d’Alexandre n’est pas mentionnée, mais la comparaison avec le roi est explicite : Il y a certains hommes soustraits entièrement à la cupidité (cupiditatem), que presque aucun désir humain n’effleure ; à ces gens-là la Fortune elle-même ne peut rien apporter. Il est nécessaire que je sois vaincu en bienfaits par Socrate ; il est nécessaire que je le sois par Diogène, qui marcha nu au milieu des trésors de la Macédoine, foulant aux pieds les richesses du roi. Ah ! oui, il méritait alors de paraître à ses propres yeux – à tous les yeux qui, pour apercevoir la vérité distinctement, n’étaient offusqués par aucun brouillard – d’une envergure supérieure à l’homme qui voyait l’univers à ses pieds : de beaucoup il était plus puissant (multo potentior) et plus riche (multo locupletior) qu’Alexandre, qui possédait alors tout. En effet, il y avait plus de richesses que Diogène ne voulait (nollet) accepter que de richesses que l’autre pouvait (posset) donner18. La nudité du philosophe marque déjà une forme de mépris pour les convenances sociales. Elle s’oppose surtout aux trésors que le philosophe foule aux pieds. Sénèque attribue à Diogène pouvoir et richesse, deux attributs qui reviennent habituellement à Alexandre. L’opposition nollet (« il ne voulait pas ») / posset (« il pouvait ») aboutit à placer la volonté de Diogène au-dessus du pouvoir d’Alexandre. Son mépris des richesses et sa capacité à les refuser rendent le philosophe supérieur au roi.

16 Valère Maxime, Faits et paroles mémorables, livre IV, 3, « Du désintéressement et de la continence », exemples étrangers, 4, trad. C. Frémion, Clermont-Ferrand, 2006. 17 L’adjectif inuictus « invincible » est associé au verbe de même racine verbe uincere, « vaincre ». 18 Sénèque, De beneficiis, livre V, § IV, 3-4, trad. F. Préchac revue par P. Veyne, modifiée par nos soins, Paris, 1981 (2003).

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La seconde allusion à la rencontre reprend le motif d’Alexandre vaincu par Diogène, mais dénonce l’orgueil dont le conquérant a fait preuve : Alexandre de Macédoine avait l’habitude de se glorifier (gloriari) de ce que nul ne l’eût vaincu en bienfaits (il n’y a point de raison quand la Macédoine, la Grèce, la Carie, la Perse sont rangées en corps d’armée devant ses regards émerveillés – au lieu d’estimer qu’il doit un tel avantage à un empire qui s’étend d’un coin de la Thrace jusqu’au rivage de l’Océan inconnu !…). Socrate a pu se glorifier (gloriari) de la même chose, Diogène aussi par qui il fut surtout vaincu. Pourquoi ne serait-il pas vaincu ce jour où, homme gonflé au-delà de la mesure de l’orgueil humain (supra mensuram humanae superbiae tumens), il vit quelqu’un à qui il ne pouvait rien donner, ni rien enlever19. Alexandre se définit comme celui qui comble de bienfaits les autres et en tire de la gloire. La récurrence du verbe gloriari, « se glorifier », souligne le paradoxe entre la gloire recherchée par le roi et celle qu’obtient le philosophe. La gloire d’Alexandre se traduit par une énumération des pays soumis à son autorité. Mais Sénèque redéfinit le champ d’application de la gloire. Diogène, dans la lignée de Socrate, trouve sa gloire dans la liberté absolue de celui à qui on ne peut « rien donner ni rien enlever ». Alexandre est ici un homme gonflé par l’orgueil. L’expression supra mensuram humanae superbiae, « au-delà de la mesure de l’orgueil humain », rappelle l’hybris grecque, cette démesure qui a des conséquences tragiques. L’ambition sans limite du conquérant s’oppose à la liberté du philosophe. Au final, Alexandre apparaît comme un miles gloriosus : c’est un fanfaron qui se vante d’être vainqueur, mais qui est vaincu par un autre. Juvénal utilise la jarre où loge Diogène pour souligner à quel point le philosophe est hors d’atteinte : Mais la jarre où loge le Cynique nu est à l’abri du feu ; si on la casse, il la remplacera demain par une autre maison semblable et, tout aussi bien, il gardera la même, raccommodée avec du plomb. Alexandre comprit, lorsqu’il vit dans cette argile le grand homme qui l’habitait, combien celui qui ne désirait rien était plus heureux que celui qui revendiquait tout l’univers, se préparant à courir des dangers non moins grands que ses exploits20. Dans cet exemple, Alexandre n’a même pas besoin de rencontrer le philosophe. La seule vue de son habitation lui permet de tirer une leçon : l’absence de désirs permet un bonheur plus grand que l’ambition politique qui n’a pas de bornes. Cette présentation d’Alexandre comme un homme jamais en repos, qui repousse sans cesse les limites, se retrouve chez Arrien qui évoque la rencontre entre le roi et Diogène de manière rétrospective, après le retour d’Alexandre à Persépolis, à un moment où le conquérant manifeste le désir d’aller visiter le golfe Persique et l’embouchure de l’Euphrate et du Tigre :

19 Ibidem, livre V, § VI, 1. 20 Juvénal, Satires, XIV, 303-314, trad. P. de Labriolle et F. Villeneuve, revue par J. Gérard, Paris, 1996 (15e tirage 2002).

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C’est ainsi que dans l’isthme de Corinthe, à la tête d’un détachement de son armée, il s’arrêta pour contempler Diogène de Sinope qui se reposait aux rayons du soleil. Il lui demanda ce qu’il pouvait pour lui. Diogène répondit qu’il n’avait besoin de rien d’autre, mais il lui ordonna de s’éloigner du soleil, lui et ceux qui étaient avec lui. (ὁ δὲ Διογένης ἄλλου μὲν ἔφη δεῖσθαι οὐδενός, ἀπὸ τοῦ ἡλίου δὲ ἀπελθεῖν ἐκέλευσεν αὐτόν τε καὶ τοὺς σὺν αὐτῷ) Alexandre n’était pas indigne d’entendre la voix de la raison ; mais l’ambition de la gloire l’entraînait au-delà de toutes les bornes21. Le passage est encadré par deux autres rencontres avec des maîtres de sagesse indiens. Les premiers sages, qui voient passer l’armée d’Alexandre, remarquent la « curiosité » et « l’ambition » du roi, mais lui prédisent un avenir sombre : le conquérant qui a voulu dominer tant de terres ne possédera plus, à sa mort, que l’espace de sa sépulture. Après le récit de la conversation avec Diogène, Arrien évoque les gymnosophistes rencontrés à Taxila et les définit comme des hommes libres, satisfaits de ce qu’ils possèdent, à la différence d’Alexandre dont le désir n’a pas de frein. Au centre de ce passage, la rencontre entre Alexandre et Diogène présente quelques éléments originaux : Alexandre croise Diogène sur sa route au lieu de faire un détour volontaire pour rechercher sa compagnie. L’ordre de Diogène est plus large que dans les autres versions de l’apophtegme puisqu’il inclut les compagnons qui lui font, eux aussi, de l’ombre. Mais le plus intéressant est que, dans ce récit, Diogène n’est qu’un sage parmi d’autres. L’Inde possède toute une communauté de gens qui, comme lui, vivent sans crainte et sans désir. Le caractère exceptionnel de Diogène est donc relativisé. Alexandre, de son côté, n’est pas complètement discrédité, car il est capable d’entendre la voix de la raison et d’apprécier les qualités qu’il voit chez les autres. Mais il reste décrit comme un ambitieux, victime de son désir sans limite. Le Sur la fortune d’Alexandre de Plutarque évoque aussi les gymnosophistes, mais, de manière exceptionnelle, la rencontre entre Alexandre et Diogène tourne à l’avantage du roi : Quant à Diogène lui-même, il alla s’entretenir avec lui à Corinthe, et le genre de vie autant que la grandeur du personnage (τὸν βίον καὶ τὸ ἀξίωμα τοῦ ἀνδρός) lui causèrent un tel émoi et une impression si forte qu’il reparlait souvent de lui, disant : « Si je n’étais Alexandre, je serais Diogène » (εἰ μὴ Ἀλέξανδρος ἤμην, Διογένης ἂν ἤμην), c’est-à-dire : « Je me consacrerais à la réflexion si je n’étais déjà philosophe par l’action. » Il ne disait pas : « Si je n’étais roi, je serais Diogène » ; il ne disait pas non plus : « Si je n’étais riche… Si je n’étais un Argéade… » : c’est qu’il ne mettait pas la Fortune avant la sagesse, la pourpre et le diadème avant la besace et le manteau de philosophe. Il disait : « Si je n’étais Alexandre, je serais Diogène », c’est-à-dire : « Si je ne songeais pas à fusionner le monde barbare et le monde grec, à parcourir tous les continents pour les civiliser, à découvrir les limites de la terre et de la mer pour reculer jusqu’à l’Océan les frontières de

21 Arrien, Les expéditions d’Alexandre le Grand, VII, 1, trad. J.-A. Buchon légèrement modifiée par nos soins, Clermont-Ferrand, 2005.

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la Macédoine, à semer et à répandre dans toutes les nations la justice et la paix grecques, je ne me contenterais pas de trôner dans le luxe d’un pouvoir oisif : j’aurais pour idéal la simplicité (εὐτέλειαν) de Diogène. Mais, les choses étant ce qu’elles sont – pardonne-moi, Diogène – c’est Héraclès que je cherche à imiter, c’est de Persée que je suis l’émule, c’est Dionysos dont je suis les pas, le fondateur divin de ma race, mon aïeul, et je veux par mes victoires ramener dans l’Inde les chœurs grecs et faire revivre dans les tribus sauvages des montagnes transcaucasiennes le souvenir des fêtes bachiques. D’ailleurs, il y a là-bas, dit-on, de saints hommes qui s’imposent la règle sévère de la gymnosophie et consacrent tout leur temps à Dieu. Ils sont plus frugaux que Diogène et n’ont même pas besoin de besace, car ils ne font pas de réserves de nourriture : la terre leur fournit une subsistance toujours fraîche et toujours renouvelée ; leur boisson n’est autre que l’eau des rivières ; les feuilles tombées des arbres et l’herbe qui couvre le sol leur servent de couche. Grâce à moi, même ces sages lointains connaîtront Diogène, et Diogène les connaîtra. Je dois, moi aussi, faire une monnaie nouvelle et sur les pièces fournies par les Barbares imprimer la marque de l’État grec22. » L’attirance d’Alexandre pour le mode de vie de Diogène est vue comme une marque de sa sagesse. Plutarque propose une série de formules alternatives (« il ne disait pas […] ») destinées à montrer qu’Alexandre ne valorise pas indûment les éléments qui lui viennent de la Fortune (pouvoir, richesse, naissance) et qu’il sait placer la sagesse avant la Fortune. Fournissant une interprétation originale de l’apophtegme du roi, Plutarque insiste sur les qualités exceptionnelles requises pour être Alexandre et montre toute l’ambition de son projet. Alexandre rejette l’assimilation de Diogène au sage par excellence et se donne trois modèles supérieurs à lui. Comme chez Arrien, le texte valorise les gymnosophistes qui surpassent Diogène dans son idéal de frugalité23. Au final, Alexandre propose un renversement complet de la perspective : il est supérieur à Diogène parce qu’en permettant au monde grec et à l’Asie d’entrer en contact il lui donne une notoriété et une gloire que le philosophe n’aurait pas eues sans ses conquêtes. Dans À un chef mal éduqué, Plutarque insère le récit de la rencontre entre Alexandre et Diogène dans une réflexion sur l’utilité de la philosophie qui enseigne aux mortels la justice : Et cette disposition de l’âme, il n’est que la raison implantée par la philosophie qui puisse la créer. Autrement nous serons comme Alexandre lorsqu’il vit Diogène à Corinthe. Son beau génie le porta à éprouver de la sympathie et de l’admiration pour la noblesse (τὸ φρόνημα) et la grandeur d’âme de cet homme et il lui dit : « Si je n’étais Alexandre, je serais Diogène. » C’était presque avouer qu’il

22 Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre, 1, 10, 331 E-F, trad. Ch. Froidefond, Paris, 1990 (2e tirage 2003). 23 Historiquement, les gymnosophistes ont été à l’origine de la révolte de Sabbas, réprimée par les troupes d’Alexandre. Ce dernier aurait rencontré les gymnosophistes à Taxila, sur les bords de l’Indus. D’après Néarque, il faut distinguer les Brahmanes qui conseillent le roi et des philosophes « sectateurs de la nature ». Plutarque s’inspirerait ici du récit d’Onésicrite.

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trouvait importunes cette haute fortune, cette gloire éclatante, cette puissance qui l’empêchaient d’atteindre la vertu et ne lui laissaient nul loisir (ἀσχολίαν βαρυνόμενος), et qu’il enviait ce manteau et cette besace qui suffisaient à rendre Diogène invincible et insaisissable (ἀνίκητος καὶ ἀνάλωτος), sans qu’il eût besoin comme lui-même d’armes, de chevaux et de sarisses. Eh bien, la philosophie lui eût permis de devenir moralement un Diogène sans cesser de conserver sa condition d’Alexandre et même de devenir d’autant plus un Diogène qu’il était Alexandre. Car pour affronter les bourrasques et les tempêtes qu’une grande fortune apporte avec elle, il avait besoin d’un lest considérable et d’un pilote de grande classe24. Dans la continuité avec le De l’exil, Diogène incarne toujours le φρόνημα, cette élévation des pensées et des sentiments qui peut aussi être perçue négativement comme de l’orgueil. Le texte comporte un renversement par rapport aux idées que l’on trouve habituellement. Ici, Alexandre ne valorise pas la gloire, comme chez Sénèque et Arrien. La haute fortune, la gloire et la puissance sont présentées comme des éléments qui l’empêchent d’atteindre la vertu. Alexandre est l’homme sans loisir. À l’inverse, le philosophe est « invincible et insaisissable ». Pour Plutarque, la philosophie aurait permis à Alexandre de cumuler les vertus du philosophe et celles de l’homme d’État. Il n’aurait pas été nécessaire de renoncer à l’un pour atteindre l’autre. En somme, Plutarque remet en cause l’alternative Diogène ou Alexandre et suggère qu’Alexandre aurait pu être les deux. Dion de Pruse offre une très longue version de la rencontre dans le 4e Discours sur la royauté. Les motifs développés sont si nombreux qu’ils mériteraient un article spécifique. Je me contenterai ici de souligner quelques points intéressants pour mon propos. De façon originale, Dion lie la gloire d’Alexandre au fait qu’il n’a pas eu honte de converser avec un homme pauvre et exilé. Il adopte un recul critique et explique que les auteurs qui avant lui ont évoqué la rencontre ont eu tendance à exacerber les contrastes entre les deux hommes et à accentuer la pauvreté et la faiblesse de Diogène pour les besoins de leur démonstration. Lui se targue de restituer avec vraisemblance la nature de leur conversation. Revenant sur la personnalité d’Alexandre, il insiste sur le mépris qu’il portait aux autres hommes qu’il jugeait corrompus par la sensualité, la paresse, le lucre et le plaisir. Face à Diogène, il garde son mépris coutumier, mais ce mépris est un phénomène de classe, associé à la différence de leurs conditions. En revanche, dans la lignée des autres textes que nous avons évoqués, Alexandre se montre capable d’admirer et même d’envier le philosophe. Il apprécie son intelligence et son endurance. Dans les paragraphes 8 à 10, Dion souligne la liberté exceptionnelle de Diogène et l’oppose aux servitudes associées au pouvoir. Quand il raconte l’entretien des deux hommes au Craneion, Dion fait preuve d’un humour absent des versions que nous avons étudiées jusqu’ici : Il advint que Diogène se trouvait seul, ce jour-là, au Cranéion : il n’entretenait en effet autour de lui ni disciples ni ces foules nombreuses que l’on voit autour des sophistes, des joueurs de flûte et des maîtres de chœurs. Alexandre s’approcha 24 Plutarque, À un chef mal éduqué, § 5, 782A, trad. M. Cuvigny, Paris, 1984 (2e tirage 2003).

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donc de Diogène encore assis et il le salua. L’autre leva sur lui un regard terrible (γοργόν), comme un lion, et lui ordonna de se placer un peu de côté, car il était en train de se chauffer au soleil. Alexandre fut aussitôt charmé de l’assurance tranquille du bonhomme qui n’était pas ébranlé par sa présence. […] Au bout de quelques instants d’attente, Diogène demanda au roi qui il était et ce qu’il avait en tête venant à lui. « Serait-ce, lui dit-il, pour t’emparer de quelqu’un de mes biens ? » […] « Quoi, s’écrira le prince, ne connais-tu pas le roi Alexandre ? » – « J’entends beaucoup de gens prononcer son nom, sans doute, comme des geais voletant autour de ma tête ; quant à lui, je ne le connais pas, car je ne suis pas au courant de ce qu’il pense. » […] « Dis-moi tout de même : tu es bien cet Alexandre dont on dit qu’il est un bâtard25 ? » Les touches d’humour sont nombreuses dans le passage. On relèvera en particulier la mention du « regard terrible » et la comparaison avec le lion qui rapprochent le philosophe d’un héros épique. Diogène demande avec une distance narquoise si Alexandre n’est pas venu pour le voler, ce qui entraîne ensuite les réflexions habituelles sur les biens dont dispose le cynique. On trouve aussi le thème de la bâtardise. Lucien, dans le Dialogue des morts26, utilise le même procédé pour proposer à ses lecteurs une relecture divertissante de la rencontre. L’humour repose d’abord dans la feinte surprise de Diogène au début du dialogue. Le philosophe multiplie les questions pour souligner l’imposture d’Alexandre qui s’est fait passer pour un dieu de son vivant. Il feint de s’étonner de le trouver aux enfers, d’apprendre qu’Ammon n’était pas son père, que sa mère Olympias ne s’est pas unie à un serpent. Il a aussi recours à l’ironie en appelant Alexandre « très divin personnage » alors que tous deux viennent de reconnaître qu’Alexandre n’a rien d’un dieu. Alexandre reconnaît bien volontiers sa condition de mortel et déploie une argumentation logique qui révèle à quel point il s’est laissé duper de son vivant. Diogène souligne perfidement l’utilité politique de ces mensonges et le profit qu’en a retiré Alexandre. Il montre aussi la vanité de l’entreprise d’Alexandre qui est mort sans avoir assuré la pérennité de son empire. Le rire de Diogène suggère que les Grecs ont été bien naïfs de faire confiance à Alexandre et de le diviniser, alors qu’il n’était qu’un simple mortel. Diogène se moque de voir qu’aux enfers, Alexandre se préoccupe encore d’être mis au rang des divinités égyptiennes, alors qu’il gît sans sépulture depuis trois jours. Alexandre explique qu’Aristote n’a pas été pour lui un maître de sagesse, mais seulement un flatteur, qui l’a conduit à valoriser beauté, exploits et richesses. À la fin du texte, Diogène suggère à Alexandre de boire l’eau du Léthé pour oublier son chagrin. Le grand conquérant est un homme traqué, exposé à la vengeance de ses ennemis qui viennent vers lui pour le mettre en pièces. L’apophtegme « retire-toi du soleil » joue le rôle de catalyseur dans le processus de dérision. Il témoigne de la franchise cynique, cette liberté de ton et cette insolence

25 Trad. L. Paquet, Les cyniques grecs. Fragments et témoignages, § 14 à 18, Paris, 1992. 26 Lucien, Dialogues des morts, XIII, trad. A.-M. Ozanam, Paris, 2018.

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dont Diogène est le meilleur représentant. Il est associé à la moquerie, qui est fondamentalement un rire contre un adversaire qui devrait se sentir humilié. Or Alexandre endosse rarement le rôle de la victime ; la plupart du temps, il répond avec son propre apophtegme « si je n’étais Alexandre, je serais Diogène », soulignant son admiration pour le philosophe. Quand on prend l’anecdote dans son ensemble, la leçon de morale qui en est tirée n’est pas univoque. Certes, dans la tradition philosophique, l’épisode est interprété selon une inversion des hiérarchies qui repose sur un paradoxe amplement développé : le philosophe est plus libre que le roi, plus riche, plus glorieux, plus heureux… L’exaltation de la supériorité de Diogène aboutit à une dévalorisation a contrario d’Alexandre. Mais cette dévalorisation n’est que partielle ; la plupart des textes ménagent quand même Alexandre à qui ils reconnaissent d’éminentes qualités et Plutarque va jusqu’à affirmer la supériorité d’Alexandre dans le Sur la fortune d’Alexandre. Certains textes, enfin, témoignent d’un autre type de rire. Ils relisent l’ensemble de l’épisode avec humour et proposent un rire plus léger, qui tient du pur divertissement.

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Alexandre tourné en dérision dans la culture italienne du Moyen Âge et de la Renaissance

La figure d’Alexandre le Grand n’a pas pas fait l’objet d’œuvres majeures dans la culture italienne du Moyen Âge et de la Renaissance. Les principales sources d’information sur Alexandre disponibles dans l’Italie médiévale étaient l’Historia de preliis, les Historiae de Quinte-Curce et le Secretum secretorum1. L’Historia de preliis est une traduction latine du Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène écrit en grec entre la fin du iie siècle et le début du iiie siècle après J.-C. Cette traduction, effectuée au milieu du xe siècle par l’archiprêtre Léon de Naples, sous un titre différent (Nativitas et Victoria Alexandri Magni Regi), fut « développée et interpolée » au xie siècle sous le titre de Historia de preliis (J1), augmentée pendant la deuxième moitié du xiie siècle (J2), et suivie d’un troisième remaniement (J3) à la fin du xiie siècle ou au début du xiiie siècle2. Les Historiae de Quinte-Curce, rédigées en latin par l’historien romain au ier siècle après J.-C., marquent le début de l’écriture latine d’une vie d’Alexandre3. Le Secretum secretorum, connu en Europe occidentale à partir du xiie siècle en latin, ensuite dans des langues vernaculaires, se présente sous la forme d’un livre apocryphe d’Aristote qui aborde des thèmes hétéroclites allant du régime de santé à la physiognomonie et à la politique4. En Italie, l’Historia de preliis a alimenté entre le xiiie et le xive siècle surtout des œuvres de nature encyclopédique, géographique et didactique telles que le Devisement du Monde (Milione) de Marco Polo, rédigé par Rustichello da Pisa en 1298, le Dittamondo, traité géographique en vers, inachevé, écrit par Fazio degli Uberti entre 1345 et 1367, l’Intelligenza, poème



1 M. Campopiano, « La littérature italienne », dans La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (xe-xvie siècle). Réinventions d’un mythe, dir. C. Gaullier-Bougassas, 4 t., Turnhout, 2014, t. 1, p. 57. 2 Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, trad. L. Harf-Lancner, Paris, 1994, introduction, p. 15. 3 C. Gaullier-Bougassas, « Introduction », dans Eadem, La fascination pour Alexandre, op. cit., t. 1, p. 14. 4 D. Lorée, « Le statut du Secret des secrets dans la diffusion encyclopédique du Moyen Âge », dans Encyclopédies médiévales. Discours et savoirs, éd. B. Baillaud, J. de Gramont et D. Hüe, Rennes, 2004, p. 155-172, disponible en ligne. Patrizia De Capitani  •  Université Grenoble Alpes – LUHCIE Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 47-64 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124951

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allégorique anonyme de la fin du xiiie siècle, ou encore le Libro di varie storie du Florentin Antonio Pucci (1362). De ces compilations encyclopédiques ressort une représentation d’Alexandre qui est un mélange entre Histoire et fiction. À partir du xve siècle, avec l’avènement de l’Humanisme, on assiste au déclin culturel de l’image légendaire d’Alexandre grâce à la diffusion de textes antiques et plus fiables, dont les histoires de Quinte-Curce, d’Arrien, de Diodore de Sicile, la biographie d’Alexandre par Plutarque, jugés dignes de remplacer la vision romanesque du Macédonien transmise par les diverses versions du Roman d’Alexandre5. Il n’en reste pas moins vrai que, globalement, la figure du Macédonien trouve peu de place dans la production littéraire italienne du Moyen Âge et de la Renaissance et le bilan est encore plus mince si nous considérons seulement les écrits italiens où Alexandre est tourné en dérision. Cela ne signifie pas pour autant que cet aspect soit tout à fait absent de la littérature italienne, notamment pendant la première moitié du xvie siècle, mais il faut pour cela préciser ce que nous entendons par dérision. Sur la base du corpus que nous avons choisi d’examiner, il nous semble que la parodie est la forme comique la plus apte à rendre compte de la dérision d’Alexandre le Grand à l’époque et dans les textes que nous analysons. Tout d’abord en raison de l’ampleur du domaine que recouvre cette notion, qui est pratiquement extensible à toutes les branches littéraires6. À partir de l’étymologie de « parodie » (-ôde, le chant et para, « le long de », « à côté de »), Genette formule des hypothèses sur ce que devait être la parodie dès l’Antiquité. Il en conclut qu’elle peut se limiter à une légère modification du ton ou du débit de la voix dans l’oralisation d’un texte poétique pour aller jusqu’à la transformation du registre et de la destination d’une œuvre complète comme par exemple dans le Virgile travesti7. Un simple transfert d’un genre haut à un autre moins élevé, on le verra, suffit, sinon pour ridiculiser, au moins pour rendre moins solennelle et plus humaine la figure d’Alexandre. La parodie est par ailleurs une forme comique omniprésente, selon Bakhtine, dans la culture européenne de l’Humanisme et de la Renaissance8. Un autre aspect très intéressant de la parodie par rapport aux textes de notre corpus est que sa finalité n’est pas forcément le rire. Henri Estienne, qui a le premier rédigé un ouvrage sur la parodie, les Parodiae morales (1575), distingue entre la parodie comique, dont la finalité est le rire, et la parodie au sens étymologique d’écart, détour, qui se passe de la dimension comique au profit d’un sourire complice9. Certains pensent que la parodie s’éloigne de la satire car elle n’a pas la dimension morale de cette dernière10. Selon d’autres, à défaut de posséder une finalité éthique



5 Alessandro il Grande. Il Romanzo di Alessandro. La Vita di Alessandro di Plutarco, éd. M. Centanni, Milan, 2005, « Introduzione », p. xliii, cité par M. Vercesi, « Alessandro Magno nella letteratura italiana del Duecento e del Trecento », thèse de l’Université Ca’ Foscari de Venise, 2008-2009, p. 69-70. 6 G. Baldissone, « Il canto della distanza », dans Lo specchio che deforma : le immagini della parodia, éd. G. Barberi Squarotti, Turin, 1988, p. 13-14. 7 G. Genette, Palimpsestes (Paris, 1982), cité par D. Sangsue, La parodie, Paris, 1994, p. 14. 8 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, cité par D. Sangsue, La parodie, op. cit., p. 43-44. 9 H. Cazès, « La morale des parodies : leçons et façons d’Henri Estienne dans les Parodiae morales (1575) », Seizième Siècle, 2 (2006), p. 139. 10 G. Baldissone, « Il canto della distanza », art. cit., p. 9.

A l e xa n d r e to u r n é e n d é r i s i o n dans la cu lt u re i tali e nne

déclarée, la parodie exerce néanmoins une fonction critique puisqu’elle introduit toujours, à côté du style sérieux et noble qu’elle déforme, « le correctif du rire et de la critique11 ». Par ailleurs, contrairement à ce que pense Genette, la parodie n’est pas une pratique exclusivement réservée aux textes. Dans la comédie italienne de la Renaissance, par exemple, la figure du pédant, avec son latin italianisé ou son italien latinisé et sa fixation sur la grammaire, incarne très efficacement la parodie d’une érudition humaniste livresque dépourvue d’intelligence et d’originalité12. Ainsi, à travers la parodie comique d’un seul personnage, on cible les dérives d’un savoir prétentieux et arrogant qui a perdu tout lien avec le réel. Même si nous nous penchons surtout sur des œuvres composées entre la fin du xve siècle et la première moitié du suivant, nous serons néanmoins amenée à nous arrêter sur quelques ouvrages de la période antérieure en relation avec la thématique qui nous occupe ici. Les textes littéraires que recouvre notre excursus s’étalent en fait sur une période allant de la fin du xiiie jusqu’au milieu du xvie siècle. Nous prendrons en considération des nouvelles, des récits romanesques en vers, des extraits provenant de traités de comportement ainsi que des écrits ouvertement satiriques et hétérodoxes. C’est en effet dans ces derniers que se trouvent les témoignages les plus intéressants de la dérision d’Alexandre le Grand. Nous les devons à des écrivains qui ont choisi de porter un regard très critique sur la culture, la société, la politique et la spiritualité de leur époque. Ce franc-parler a même coûté la vie à certains d’entre eux.

Alexandre entre célébration et parodie dans quelques récits des xiiie et xive siècles Si le personnage d’Alexandre le Grand figure, comme nous venons de le dire, dans de nombreux ouvrages italiens à caractère encyclopédique et didactique du Moyen Âge, c’est dans la nouvelle qu’il est le plus probable de trouver des témoignages d’une représentation sinon comique au moins parodique du grand conquérant. Dans le genre de la nouvelle, qui, en Italie, commence à prendre la forme du recueil dès la fin du xiiie siècle, le divertissement coexiste avec l’enseignement moral et l’alternance de plusieurs registres, le comique, le sérieux, voire le tragique. Sans prétendre faire état de la figure d’Alexandre dans l’ensemble de la production italienne de nouvelles du xiiie et du xive siècle, arrêtons-nous sur quelques exemples susceptibles d’illustrer notre sujet d’étude. Dans le Novellino, compilation anonyme issue du milieu florentin et écrite vers 1280-130013, plusieurs récits abordent la figure d’Alexandre en laissant de côté ses

11 D. Sangsue, La parodie, op. cit., p. 43. 12 Sur la parodie dans la comédie italienne de la Renaissance, voir A. Stäuble, « Parlar per lettera ». Il pedante nella commedia del Cinquecento e altri saggi sul teatro rinascimentale, Rome, 1991 et P. De Capitani, « Exemples de parodie dans la comédie italienne de la Renaissance », dans Théâtre et parodie de la Renaissance à nos jours, éd. C. Barbafieri et M. Lacheny, Avignon, 2017, p. 31-51. 13 Le Novellino, tel que nous le connaissons, est le fruit d’une construction longue et laborieuse. Le premier noyau (Ur-Novellino) comprenait moins de cent récits de longueur et de contenus variables réunis par un compilateur florentin inconnu. Au début du xive siècle, un auteur florentin anonyme en a modifié la

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conquêtes et ses voyages. Ce déplacement de l’action au personnage se fait sous l’influence du Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris (deuxième moitié du xiie siècle) et de ses thématiques courtoises que l’auteur du Novellino adapte à la réalité sociale et politique de la péninsule caractérisée par l’essor des communes et de la bourgeoisie marchande. Dans la brève nouvelle intitulée « Come uno giullare si compianse dinanzi ad Alessandro d’un cavaliere al quale elli avea donato per intenzione che ‘l cavaliere li donerebbe ciò ch’Alessandro li donasse » (« Comment un jongleur s’est plaint auprès d’Alexandre d’un chevalier qui n’avait pas tenu sa promesse de lui donner ce qu’Alexandre lui donnerait [au chevalier14] ») est célébrée la proverbiale largesse d’Alexandre, plus précisément le motif du don disproportionné, développé dans un épisode du Roman d’Alexandre (branche I, laisse 127, v. 2644-2654). Un chevalier, qui venait de sortir de la prison d’une ville assiégée par Alexandre, se rend chez celui-ci afin d’obtenir un cheval et une somme d’argent pour pouvoir rentrer à la maison. Il rencontre un jongleur qui lui propose un cheval et de l’argent en échange du don que le chevalier recevra d’Alexandre. Le Macédonien propose en effet au chevalier de lui donner les clés de la ville qu’il vient de conquérir, mais ce dernier refuse et lui demande seulement de l’argent. L’ayant appris, le jongleur se plaint auprès d’Alexandre puisque le chevalier n’a pas respecté le pacte en refusant le don proposé par le conquérant, don qui était bien plus conséquent qu’une simple somme d’argent. Arrêté, le chevalier est conduit devant Alexandre. Après avoir rappelé le pacte fait avec le jongleur, le chevalier répond ainsi au Macédonien : Allora il cavaliere parlò, e primamente confessò i patti ; poi disse : « Ragionevole signore, que’ che mi domanda è giucolare, e in cuore di giucolare non puote discendere signoria di cittade. Il suo pensiero fu d’argento e d’oro ; e la sua intenzione fu tale. E io ò pienamente fornita la sua intenzione. Onde la tua signoria proveggia nella mia diliveranza, secondo che piace al tuo savio consiglio. » Alessandro e’ suoi baroni prosciolsero il cavaliere, e commendârlo di grande sapienzia15. [Alors le chevalier parla, mais tout d’abord il expliqua le pacte établi avec le jongleur ; ensuite il déclara : « Sage seigneur, celui qui m’adresse cette requête est un jongleur et le cœur d’un jongleur ne peut recevoir la seigneurie d’une ville. Sa pensée fut pour l’argent et l’or, et son intention fut conforme à sa pensée, et moi j’ai tout à fait répondu à son intention. Que ta seigneurie prenne ses dispositions pour ma délivrance, selon ton sage conseil. » Alexandre et ses vassaux acquittèrent le chevalier et louèrent sa grande sagesse.] Dans cette brève nouvelle, qui reprend le topos courant dans la littérature chevaleresque du Moyen Âge de l’humble qui donne une leçon à un puissant, le chevalier enseigne à Alexandre, exemple reconnu de largesse, que la libéralité

structure d’origine en enlevant, en ajoutant ou en déplaçant des pièces ; la composition actuelle en cent nouvelles, ainsi que la numérotation des récits en chiffres romains, remonte au xvie siècle : A. Conte, « Introduzione », dans Il Novellino, éd. A. Conte, préface de C. Segre, Rome, 2001, p. xv-xvi. 14 Sauf indication contraire, les traductions sont de nous. 15 Il Novellino, op. cit., nouvelle IV (5), p. 16.

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doit être proportionnée à la qualité du destinataire, sinon elle devient une forme de prodigalité vaine, plus proche du gaspillage que de la générosité. L’auteur de la nouvelle laisse sous-entendre que seule une personne vraiment noble est digne de la libéralité d’Alexandre, certainement pas un jongleur. Même si le texte n’est guère explicite, nous comprenons que le trouvère n’est pas sanctionné pour sa modeste origine sociale, mais en raison de sa bassesse morale qui le pousse à essayer de profiter de la proverbiale largesse d’Alexandre, ce qui ne peut être toléré16. Le Novellino, composé en plein essor de la bourgeoisie et des communes en Italie, demeure en fait imprégné de la mentalité aristocratique et courtoise dont la libéralité est l’un des traits les plus marquants17. La nouvelle ne se moque pas ouvertement d’Alexandre, mais en le mettant dans la condition de recevoir une leçon d’un inférieur, elle en rabaisse l’image par ce rappel à l’humilité. L’aspect le plus remarquable du récit repose moins, en ce qui nous concerne, sur le sens de la leçon que sur la manière élégante, brillante et spirituelle de la donner. Cet exemple montre que, dès le Novellino, l’une des premières compilations de nouvelles, commence à se faire jour la poétique du motto (bon mot, mot d’esprit), défini par Boccace comme « la force des belles et promptes réponses » (« la forza delle belle e pronte risposte », Decameron, VI, i, 2). Nous en trouvons dans le Novellino un autre exemple digne d’être rapporté. Il s’agit d’un très court récit qui relate la célèbre rencontre d’Alexandre avec le philosophe cynique Diogène : Fue uno filosfo molto savio, lo quale avea nome Diogene. Questo filosfo era un giorno bagnato in una troscia d’acqua, e stavasi in una grotta al sole. Alessandro di Macedonia passava con grande cavalleria. Vide questo filosfo ; parlò e disse : « De, uomo di misera vita, chiedimi, e darotti ciò che tu vorrai. » E’l filosfo rispuose : « Priegoti che mi ti lievi dal sole18. » [Il était une fois un philosophe très sage qui s’appelait Diogène. Ce philosophe s’était un jour trempé dans une flaque d’eau et il se séchait au soleil dans une cavité rocheuse. Alexandre le Grand, qui passait par là avec grand train de chevaux, vit le philosophe et lui adressa la parole en disant : « Pauvre misérable, demande-moi et je te donnerai ce que tu veux. » Le philosophe lui répondit : « Je te prie de t’écarter car tu me caches du soleil. »]

16 Le thème de la vraie valeur (virtù) est au cœur de la réflexion des poètes stilnovistes dont la production couvre toute la seconde moitié du xiiie siècle. Dante fut le membre le plus illustre de cette école poétique avec Guido Guinizzelli et Guido Cavalcanti, auteurs de poèmes manifestes où il est question de la vraie vertu selon l’éthique et l’esthétique stilnovistes. 17 Sur la persistance de l’attachement de la bourgeoisie italienne aux valeurs de la chevalerie et de la courtoisie bien au-delà du Moyen Âge, voir, par exemple, F. Montorsi, « Le Guérin Mesquin traduit par Jean de Cucharmois ‘natif de Lyon’ », dans Réforme, Humanisme, Renaissance, 71 (2011), p. 73-89. 18 « Qui parla d’uno filosfo lo qual era chiamato Diogene » (« Ici on parle d’un philosophe qui était appelé Diogène »), nouvelle LXVI (53), Il Novellino, op. cit., p. 114-115. Cet épisode très célèbre a été rapporté, entre autres, par Diogène Laërce, Cicéron, Sénèque, Valère Maxime ; pour plus de précisions, voir M. Vercesi, Alessandro Magno, op. cit., p. 77, note 179.

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Il est question d’Alexandre le Grand également dans un autre bref récit du Novellino19, mais ce n’est que dans les deux cas que nous venons de citer que nous retrouvons une ébauche de dérision parodique obtenue en mettant Alexandre dans la situation de recevoir une leçon par quelqu’un de plus humble que lui mais qui peut le mettre en difficulté grâce à son intelligence et à un usage habile de la parole. Un traitement analogue du thème d’Alexandre se trouve également dans l’une des nouvelles composant le recueil des Trecento Novelle de Franco Sacchetti, elles aussi composées à Florence entre 1392 et 1396-139720. Dans cette nouvelle, Alexandre, qui n’intervient pas directement dans le récit, est évoqué par l’un des personnages afin de rappeler que même l’immense puissance du Macédonien trouve une limite dans l’action de la Fortune. L’histoire se déroule à Florence et met en scène Piero di Filippo et Messer Valore de’ Buondelmonti, lequel se rend à un somptueux banquet organisé par Piero sans y avoir été invité. Jaloux de la bonne fortune de Piero, Messer Valore lui apporte un long clou de charpentier afin que Piero le plante dans la roue de la Fortune et en arrête le mouvement en lui permettant d’éviter ainsi de tomber dans la malchance. La réponse de Piero ne se fait pas attendre : Dove mangiato che ebbono, messer Valore pigliando comiato, Piero gli disse : « Togliete l’aguto vostro, ché io nol potrei conficcare dove voi dite. Però che Cesare, Alessandro e molt’altri nol poterono conficcare, non che io che sono un picciolo uomo ; e potendolo fare non voglio, acciò che ‘l mondo non perisca. » Messer Valore tolse lo aguto e disse : « Et tu es Petrus, et super hanc petram è edificata la sapienza ; e fatti con Dio. » E così finirono il convito e i ragionamenti. [Après le déjeuner, alors que messer Valore était sur le point de partir, Piero lui dit : « Prenez votre clou, car je ne pourrais pas le planter là où vous dites. Si ni César, ni Alexandre, ni beaucoup d’autres n’ont réussi à le planter [dans la roue de la Fortune pour l’arrêter], comment y parviendrait un homme de rien comme moi. Et quand bien même je le pourrais, je ne le veux pas, afin que le monde ne périsse pas. » Messer Valore se saisit du clou et dit : « Tu es Pierre, et sur cette pierre est édifiée la sagesse ; et va en paix avec Dieu. » Et c’est ainsi que s’achevèrent le banquet et les discussions.] Le commentaire du narrateur clôt l’épisode sans vraiment tirer toute la morale du conte qui pourrait être « tel est pris qui croyait prendre » puisque Valore, qui voulait mettre en difficulté Piero, est en effet déstabilisé par la réponse humble de celui-ci dont il reconnaît la sagesse. Le grand conquérant Alexandre se pose donc,

19 Il s’agit de la nouvelle XIII (17, 18) « Qui conta come Antinogo riprese Alessandro perch’elli si faceva sonare una cetera a suo diletto » (« Ici est raconté comment Antinogo reprit Alexandre parce qu’il se faisait jouer de la cithare pour se distraire »), Il Novellino, op. cit., p. 32-33. 20 Dates de composition proposées par A. Tartaro, « La prosa narrativa antica », dans Letteratura italiana. Volume terzo. Le forme del testo II. La prosa, éd. A. Asor Rosa, Turin, 1984, p. 683.

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avec César, en modèle négatif de messer Piero dont le solide bon sens est valorisé par rapport à l’ambition démesurée du Macédonien et de César : O qual cosa è più certa che questa rota, la cui velocità nel volgere mai non ebbe posa ; e quanti re e quanti signori e quante sètte de’ populi e de’ comuni l’hanno già provato ! Quanto più si vede, meno si crede. Chi è in alto stato non pensa mai al cadere, e quanto più va in su, di maggior pericolo è la caduta21. [Et qu’y a-t-il de plus sûr que cette roue, qui tourne rapidement sans jamais s’arrêter ; et combien de rois et de seigneurs, combien de peuples et de gens ordinaires l’ont déjà éprouvé ! Plus on voit, moins on croit. Qui est dans les sommets ne songe jamais à la chute, et pourtant plus on monte, plus la chute est périlleuse.] Dans le Decameron, composé entre 1348 et 1351, Alexandre n’est même pas cité. Il l’est en revanche dans Corbaccio, écrit par Boccace bien après son chef-d’œuvre, entre 1363 et 1366. Corbaccio, ouvrage violemment misogyne, représente une involution par rapport au Decameron et, surtout, par rapport à l’Elegia di Madonna Fiammetta, écrite vers 1343-1344, deux œuvres qui, chacune à sa manière, témoignaient de la sympathie de l’auteur pour le sexe féminin. Cette empathie, particulièrement évidente dans l’Elegia, disparaît complètement du misogyne Corbaccio, si bien que certains critiques ont voulu voir dans cette dernière œuvre une anti-Fiammetta22. L’héroïne de Corbaccio est en effet une veuve méchante qui cache sa mauvaise nature sous des dehors flatteurs. Ainsi, tout en étant mesquine et très intéressée, elle fait semblant d’être généreuse et libérale. Voici alors que dans deux brefs extraits, la fausse libéralité de la veuve est associée, dans un registre satirique et antiphrastique, à la largesse d’Alexandre : […] e, oltre alla natura delle femine, lei s’ingegnava di mostrare essere uno Alessandro, e alcune delle sue liberalità raccontando. [[…] et, dépassant le naturel féminin, elle s’évertuait à se comparer à Alexandre, affichant certaines de ses libéralités.] « Della sua magnificenzia, nella quale ad Alessandro ti fu assomigliata, non dopo molte parole udirai alquanto23. » [« D’ici peu tu entendras parler de sa magnanimité, pour laquelle elle te fut comparée à Alexandre. »] 21 Franco Sacchetti, Le Trecento Novelle, éd. M. Zaccarello, Florence, 2014, nouvelle CXCIII, « Messer Valore de’ Buondelmonti di Firenze, andando a un corredo di Piero di Filippo, il morde con nuove parole, e Piero assai bene se ne difende » (« Messer Valore de’ Buondelmonti de Florence se rend à un banquet donné par Piero di Filippo et lui adresse des propos acerbes et piquants, mais Piero réplique comme il faut »), p. 500. Sur Franco Sacchetti, voir la notice de M. Zaccarello, dans Dizionario biografico degli italiani, Rome, 2017, t. 89. 22 Dans l’Elegia di Madonna Fiammetta, l’héroïne, délaissée par son amant, raconte au jour le jour dans une longue complainte l’évolution de sa souffrance. 23 Giovanni Boccaccio, Corbaccio, éd. F. Erbani, Milan, 2016, p. 223 et 261.

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La première citation est une remarque du narrateur-protagoniste qui raconte comment il a été trompé par la fausse libéralité de la veuve, tandis que la deuxième provient du défunt mari de la femme qui, tel Virgile dans la selve obscure dantesque, intervient pour aider le héros de Corbaccio à se libérer de l’emprise de cet amour néfaste. L’improbable parallélisme entre la noble libéralité d’Alexandre et la générosité simulée de la veuve représente à nos yeux un exemple efficace de la distorsion parodique à vocation satirique théorisée par Henri Estienne. Ces rares exemples extraits de la production italienne en prose ne sont pas assez nombreux pour pouvoir tirer des conclusions. Néanmoins, on peut déjà observer que se dégagent deux tendances. La première est une « normalisation » du personnage d’Alexandre due essentiellement à son passage de l’univers merveilleux du roman à celui de la nouvelle. Celle-ci ne décrit pas que la vie ordinaire, mais tend généralement à la réduction du merveilleux dans les limites d’une représentation prosaïque. Cela se voit surtout dans le récit de Sacchetti qui se déroule dans le milieu de la bourgeoisie aisée florentine. Cette atmosphère citadine et bourgeoise était par ailleurs déjà palpable dans le conte du Novellino où Alexandre et ses barons, en juges avisés, arbitraient le conflit entre un jongleur et un chevalier. L’autre tendance, très caractéristique de la culture italienne dès le Moyen Âge, concerne le goût pour l’humour cérébral et brillant dont Alexandre est le héros ou, le plus souvent, la cible. C’est là un penchant qui va en s’accentuant lorsqu’on se rapproche de la pleine Renaissance, ainsi qu’on pourra le constater par la suite.

La dérision d’Alexandre dans la production littéraire de cour entre la fin du xve et le début du xvie siècle Entre la fin du xve siècle et la première moitié du siècle suivant, l’épopée chevaleresque, bien implantée dans la culture italienne depuis la fin du xiiie siècle, subit une importante évolution sous la plume de trois poètes majeurs, le Florentin Luigi Pulci, Matteo Maria Boiardo et Ludovico Ariosto, ces deux derniers étant au service de la cour de Ferrare. Cette production italienne, inspirée, à l’origine, de la chanson de geste et du roman arthurien en langue d’oïl, était encore très appréciée, notamment dans le nord et dans le centre de l’Italie. Les romans, malgré les mises en garde réitérées contre leurs effets néfastes24, continuaient tout au long du xve siècle, donc en plein essor de l’Humanisme, à susciter l’engouement de l’aristocratie des cours du nord de l’Italie ainsi que de la bourgeoisie cultivée des villes. Si Leonello d’Este, seigneur de Ferrare de 1441 à 1450, élève du fameux humaniste Guarino da Verona, était acquis à la culture humaniste, son frère Borso, qui lui succéda au gouvernement de l’État (1450-1470), était passionné de littérature chevaleresque comme le seront aussi ses successeurs Ercole I et Alfonso I. Sous les règnes d’Ercole (1470-1505) et d’Alfonso d’Este (1505-1534) virent le jour, respectivement, l’Orlando innamorato

24 Tant Dante (Enfer, V, v. 127-138) que Pétrarque (Triomphe de l’amour, III, v. 79-81) mettent tous deux en garde contre la fascination exercée sur les esprits par les romans arthuriens.

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(Roland amoureux) de Boiardo25 (1495, editio princeps en trois livres) et l’Orlando furioso (Roland furieux) de l’Arioste (édition définitive, 1532). Malgré l’intérêt du public pour ce type de littérature, au tournant du xve siècle, l’exigence d’un changement se fait de plus en plus pressante pour permettre au roman de résister aux attaques réitérées des érudits et des humanistes. De multiples possibilités s’ouvraient aux auteurs pour renouveler les romans, dont la parodie26. Morgante de Pulci, dont l’édition princeps en vingt-trois chants circulait déjà en 1478, tourne en dérision l’épopée carolingienne en faisant intervenir, à côté des paladins de Charlemagne, Orlando, Rinaldo et Ulivieri, des personnages merveilleux, tel Morgante, géant converti au christianisme par Orlando, ou Margutte, un demi-géant ou géant avorté, dont la religion coïncide avec un matérialisme radical27. Margutte mourra, non pas en se battant, mais de rire en voyant un petit singe chaussé de ses énormes bottes28. En 1481 paraît à Venise un Innamoramento di Carlo Magno, d’auteur inconnu, qui présente l’empereur en vieillard amoureux et ridicule d’une princesse dont il est tombé amoureux par ouï-dire. Quant à Boiardo, il est celui qui tente l’évolution la plus ambitieuse en parcourant quasiment toutes les pistes littéraires qui s’ouvraient devant lui, à commencer par celle de la parodie du héros Orlando. Celui-ci, dans la littérature chevaleresque italienne de la fin du Quattrocento, n’a déjà plus rien à voir avec le héros chaste et pieux de la Chanson de Roland ni même avec l’Orlando de l’Entrée d’Espagne ou de la Spagna in rima29. Boiardo, aristocrate de haut rang de Ferrare, désireux de plaire au public raffiné de la cour des Este, n’hésite pas à tourner en dérision ce héros populaire et aimé. Dans le Ier livre de l’Innamorato, notamment, Boiardo transforme Orlando en un amoureux transi qui oublie tous ses devoirs élémentaires envers la foi et Charlemagne pour essayer de conquérir la belle Angelica, une païenne très charmante qui se moque éperdument de lui30. L’Arioste, nous le savons, prendra la relève de Boiardo en racontant comment Orlando devient fou par amour d’Angelica et comment il retrouve la sagesse après le voyage de son cousin Astolfo sur la Lune à la recherche de sa raison égarée31. Dans un terrain aussi propice au détournement comique des personnages illustres de la

25 Nous utilisons le titre courant d’Orlando innamorato, néanmoins, toutes nos citations depuis le poème de Boiardo sont tirées de : Matteo Maria Boiardo, L’Inamoramento de Orlando, éd. A. Tissoni Benvenuti et C. Montagnani, Milan et Naples, 1999. 26 G. Baldissone, « Il canto della distanza », art. cit., p. 19. 27 Luigi Pulci, Morgante, chant XVIII, strophes 115-116. 28 Ibid., chant XIX, strophes 145-149. 29 L’Entrée d’Espagne est une chanson de geste écrite en langue franco-vénitienne par un auteur anonyme pendant la première moitié du xive siècle ; la Spagna in rima, poème en ottava rima anonyme, fut composée pendant la première moitié du xve siècle. Dans l’Entrée, Orlando est très troublé par la beauté de la fille du sultan de Perse. Pour un panorama synthétique et clair de la naissance et du développement de l’épopée chevaleresque italienne depuis ses origines jusqu’à l’Arioste, voir M. Villoresi, La letteratura cavalleresca dai cicli medioevali all’Ariosto, Rome, 2000. 30 Très fameux est l’épisode où Angelica donne un bain à un Orlando qui, intimidé et impressionné, laisse échapper l’occasion de sa vie sans rien entreprendre : Inamoramento de Orlando, I, xxv, strophes 38-39. 31 G. Baldissone voit dans cet épisode une parodie de la Divine comédie de Dante, « Il canto della distanza », art. cit., p. 23-24.

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tradition romanesque, on se prend à croire qu’il est possible de trouver des exemples d’Alexandre tourné en dérision. Malheureusement ce n’est pas le cas. En effet, on n’en relève quelques-uns que dans l’Innamorato de Boiardo, et plutôt selon la modalité de la parodie non comique, dont parle Henri Estienne. Dans une œuvre ouvertement parodique comme le Morgante de Luigi Pulci, le nom d’Alexandre est seulement cité sans que le personnage n’intervienne jamais dans le récit32 et c’est aussi le cas dans le Roland furieux de l’Arioste33. Dans le premier chant du livre II de l’Orlando innamorato de Boiardo, la biographie d’Alexandre le Grand est reproduite sur une précieuse tapisserie (II, i, 21) qui décore les parois du salon du conseil dans le palais d’un roi africain. Par cette reconstitution de la vie du Macédonien, le poète entend en effet créer un lien généalogique entre le héros et ses seigneurs, les Este. La liaison entre Alexandre et les Este se fait via Ruggiero, personnage que Boiardo invente, ou plutôt réinvente, à partir de suggestions trouvées dans la tradition chevaleresque italienne écrite avant son poème34. Pour sa reconstitution de la vie du valeureux Macédonien, Boiardo s’inspire de manière créative des sources antiques et médiévales disponibles à son époque, et que nous avons déjà citées, l’Intelligenza, Dittamondo, les Istorie d’Alessandro Magno de Scolari, le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris, l’Entrée d’Espagne et, dans une moindre mesure, de la Vie d’Alexandre de Plutarque et des Historiae de Quinte-Curce35. Comme tout poète, il n’hésite pas, néanmoins, lorsque sa narration l’exige, à manipuler ses sources, et c’est à ce niveau qu’intervient la parodie. Le cas d’un épisode de la vie d’Alexandre figurant sur la tapisserie du palais d’Agramante constitue un exemple probant. Vers la fin du récit biographique, Boiardo nous parle des amours d’Alexandre avec une mystérieuse Helidona (II, i, 29, v. 1-4). À l’origine de la passion d’Alexandre pour Helidona dont parle Boiardo, il y a vraisemblablement quelques vers du Dittamondo évoquant la sujétion d’Alexandre non pas à l’amour, mais au vin et à la colère : « Livio, […] e Giustino / e molti scrivono che costui fu vinto, / che vinse il tutto, da ira e da vino36. » Comme le souligne Alessandra Tissoni Benvenuti, Boiardo a repris ces vers du Dittamondo et les a adaptés à la condition des héros de son poème qui sont tous assujettis à l’amour, Alexandre tout comme Orlando37. Pourquoi l’a-t-il fait ? Il faut lire l’épilogue de la biographie d’Alexandre pour le comprendre. Peu de temps après la mort du Macédonien, Helidona s’enfuit et trouve refuge chez un ermite où elle donne naissance à des triplés, dont seul Argante, le plus beau, survit. De cet Argante,

32 Précisément aux chants XIX, strophe 161 ; XXVI, strophes 15 et 45. 33 Dans l’Orlando furioso de l’Arioste, Alexandre est évoqué dans les chants VII, strophe 59, XIX, 74, XXVI, 47, XXXVII, 20, sans jamais être tourné en dérision. 34 Un Ruggiero aux qualités superlatives apparaît fréquemment dans l’Aquilon de Bavière, roman francoitalien en prose de la fin du xive siècle : A. Tissoni Benvenuti, Inamoramento, op. cit., t. 2, p. 834. 35 Pour plus de détails sur les sources de cette ekphrasis, voir les notes d’A. Tissoni Benvenuti à Inamoramento de Orlando, op. cit., t. 2, p. 812-817. 36 « Tite-Live […] et Justin et beaucoup d’autres écrivent qu’Alexandre, qui avait tout gagné, fut vaincu par la colère et le vin » : Dittamondo, IV, iii, v. 7-9, cité par A. Tissoni Benvenuti, Inamoramento de Orlando, op. cit., p. 816. 37 Ibid., p. 817.

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fils d’Alexandre, serait issue la preuse Galaciella, guerrière musulmane convertie au christianisme et épouse du chrétien Ruggiero III de Risa (Reggio Calabria) qui combat du côté de Charlemagne lors de la guerre d’Aspromonte. Mais Ruggiero III est tué. Galaciella, enceinte, doit fuir la Calabre sur une petite barque et aller accoucher de jumeaux, un garcon et une fille, chez un ermite. Le garcon est bien évidemment Ruggiero et la fille Marfisa, mais la parenté entre Ruggiero et la guerrière Marfisa ne sera révélée que vers la fin du Roland furieux. Helidona et Galaciella, avec leurs histoires semblables d’amours tragiques et d’accouchements de jumeaux, assurent le lien entre l’Antiquité et l’épopée chevaleresque moderne et aussi entre l’Orient et l’Occident. Il y a néanmoins un autre aspect intéressant à relever qui nous confirme l’habileté de Boiardo à parodier, c’est-à-dire à manipuler-déformer ses sources à des fins narratives et d’éloge. À la différence d’Helidona, dont on n’a pas trouvé la source, Galaciella est un personnage connu de la production chevaleresque italienne qui précède l’Innamorato38. Étant donné les analogies qui existent entre les accouchements dramatiques de Galaciella et d’Helidona, on peut donc supposer que Boiardo s’est inspiré de l’histoire de Galaciella pour construire celle d’Helidona. Ce faisant, il a voulu souligner le lien existant entre Alexandre et Ruggiero, l’ancêtre de la maison d’Este, destinée à gouverner la seigneurie de Ferrare jusqu’en 1597. L’ekphrasis avec l’histoire d’Alexandre le Grand a une fonction de célébration de la famille régnante et, pour rendre hommage à ses seigneurs, Boiardo n’hésite pas à modifier et déformer le récit épique ou romanesque traditionnel. Cela devait amuser le public de connaisseurs et de passionnés de romans qui gravitait autour de la cour de Ferrare. Dans un autre épisode de l’Orlando innamorato, la manipulation parodique des sources prend en revanche la forme du travestissement. En effet, dans le chant II, xix (strophes 38-43), le poète attribue à deux personnages de son poème l’échange entre Alexandre et le pirate Diomède rapporté par Quinte-Curce et Valère Maxime. Chez Boiardo, le rôle d’Alexandre revient au preux Brandimarte qui se bat contre Barigaccio, voleur aussi valeureux et courageux qu’un grand chevalier, mais qui tient le rôle du pirate. Barigaccio, tout comme Diomède, répond que ses vols et ses tueries sont peu de chose par rapport aux actions et aux guerres des puissants, infiniment plus meurtrières. Si, dans les sources latines, Alexandre, touché par l’intelligence de la réponse, offre une seigneurie au pirate, Brandimarte, en revanche, après avoir tenté de convaincre, en vain, son adversaire de changer de vie, le combat jusqu’à la mort. Mais voyons leurs échanges : Diceva Brandimarte : « Egli è peccato / A tuor l’altrui, si come al mondo s’usa : / Ma pur quando se fa sol per il stato, / Non è quel mal, et è degno di scusa. » / Rispose il ladro : « Meglio è perdonato / Quel falo onde sé stesso l’homo acusa : / Et io te dico, e confesoti a pieno, / Che ciò ch’io poso toglio a chi può meno. (strophe 41)

38 Ibid., p. 835.

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Ma a te, qual tanto sciai ben predicare, / Non voglio far di dano quanto io posso, / Se quella dama che là vede stare/me voi donar e l’arme ch’haï indosso ; / E nela borsa te voglio cercare, / Ch’io non mi trovo di moneta un grosso ; Poi te lasserò andar ligier e netto, /Ma voglio baratar anco il farsetto, (strophe 42) Però che questo è rotto e discusito : / Tu tel farai conciar poi per bel’agio. » / E Brandimarte, quando l’ebe odito, / Disse nel suo pensier : « L’homo malvagio, / Non se può stuor al mal unde è nutrito : / Né di setembre, né ‘l mese di magio, / Né a l’aria freda, né per la caldèna / Se può dal fango mai distuor la rana. » (strophe 43) [« Il n’y a point de doute (disoit Brandimart) que ne soit mal fait d’oster à autruy ce qui luy appartient. Neantmoins quant on le fait pour deffendre ce que l’on possède, ce mal est digne d’excuse. Le péché (repart encores le Larron), est pardonnable, quand celuy qui le commet s’accuse soy-mesme. Et je te dy clairement, que j’oste au plus foible ce que je luy peux oster. Mais à toy qui es si bon Predicateur, je ne veux pas faire tout le mal que je pourrois bien faire si tu me veux laisser ceste Dame que je voy pres de nous, et les armes que tu portes : mais je veux premierement foüiller dans ta bourse, parce que j’ay besoin d’argent, je te laisseray aller net et leger. Je veux encores changer d’habit, d’autant que le mien est tout deschiré, et tu le feras accoustrer tout à l’aise. » Brandimart oyant ce discours, dit alors à part soy : « Je voy bien qu’il est impossible qu’un homme qui est accoustumé au mal s’en retire. Ny mal ny bien, ny chaud ni froid, ne sçauroient faire quitter le bourbier à une grenouille39. »] Au-delà de la signification politique et morale que Boiardo confère à cette anecdote – l’action des puissants trouve une justification dans la raison d’État supérieure, alors que l’action du voleur naît d’une pulsion égoïste –, la dérision repose sur l’usage d’un registre stylistique et langagier familier. Le preux Brandimarte, fils du richissime roi Manodante et chevalier des plus accomplis, est, pour ainsi dire, contaminé, ou peut-être conquis, par la mentalité du voyou. Cette contamination s’exprime par le recours à des termes appartenant à un registre populaire et concret (un grosso / un sou ; ligier e netto / léger et net, sans argent ; baratar / échanger ; farsetto / pourpoint) ou provenant de l’univers naturel (termes se référant aux mois, au climat ; fango / boue, rana / grenouille) ou encore à l’utilisation de formes proverbiales et dialectales. Tous ces éléments introduisent une dimension d’humour bienveillant qui humanise la figure d’Alexandre, présente en filigrane sous le personnage de Brandimarte dont les idéaux chevaleresques sont mis à mal par la logique imparable du brigand. Si le comte de Scandiano exprime dans l’Orlando innamorato sa nostalgie pour la disparition de certaines valeurs chevaleresques, Baldassarre Castiglione, autre figure importante de la culture italienne du début du xvie siècle, écrit le Cortegiano pour évoquer la cour d’Urbino à son apogée, c’est-à-dire avant 1508, date de la mort du duc Guidubaldo da Montefeltro. Comme on le sait, Castiglione tente de faire revivre

39 Roland l’amoureux composé en Italien par Mattheo Maria Boyardo comte de Scandian et nouvellement traduit sur un vieil exemplaire avec enrichissement de figures par François de Rosset, Paris, 1618, p. 707-708.

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à travers son Cortegiano, paru en 1528, un an avant la mort de son auteur, l’esprit des conversations qui animaient la société raffinée et cultivée de cette cour prestigieuse. Alexandre le Grand est cité assez souvent dans l’œuvre de Castiglione40, mais une seule fois de manière propre à attirer notre attention. Le Cortegiano se compose d’une succession de dialogues répartis sur quatre livres, où d’éminentes personnalités appartenant à l’aristocratie et à l’élite intellectuelle de l’époque interviennent pour tracer le portrait idéal de l’homme de cour et de la dama di palazzo modernes. Une bonne partie du livre II est consacrée aux facezie, c’est-à-dire aux bons mots et aux plaisanteries verbales qu’un courtisan peut utiliser en société afin d’amuser son auditoire sans être grossier. Dans le chapitre 67 du livre II, les interlocuteurs observent que certaines comparaisons utilisées à bon escient, c’est-à-dire dans le lieu, au moment et avec les personnes convenables, peuvent provoquer un rire subtil et intelligent : Disse il signor Gasparo41 : « Giocava il signor Giovanni a tre dadi e, come è sua usanza, aveva perduto molti ducati e tuttavia perdea ; ed il signor Alessandro suo figliolo, il quale, ancor che sia fanciullo, non gioca men volentieri che’l padre, stava con molta attenzione mirandolo, e parea tutto tristo. Il Conte di Pianella, che con molti altri gentilomini era presente, disse : ‘Eccovi, signore, che’l signor Alessandro sta mal contento della vostra perdita e si strugge aspettando pur che vinciate, per aver qualche cosa di vinta ; però cavatilo di questa angonia, e prima che perdiate il resto donategli almen un ducato, acciò che esso ancor possa andare a giocare co’ suoi compagni.’ Disse allor il signor Giovanni : ‘Voi v’ingannate, perché Alessandro non pensa a cosí piccol cosa ; ma, come si scrive che Alessandro Magno, mentre che era fanciullo, intendendo che Filippo suo padre avea vinto una gran battaglia ed acquistato un certo regno, cominciò a piangere, ed essendogli domandato perché piangeva rispose, perché dubitava che suo padre vincerebbe tanto paese, che non lassarebbe che vincere a lui ; cosí ora Alessandro mio figliolo si dole e sta per pianger vedendo ch’io suo padre perdo, perché dubita ch’io perda tanto, che non lassi che perder a lui42.’ » [« Le Seigneur Giovanni », dit le seigneur Gasparo, « jouait à trois dés, et comme c’est son habitude, il avait perdu beaucoup de ducats, et il continuait à perdre. Le seigneur Alessandro, son fils, qui, bien qu’enfant, ne joue pas moins volontiers que son père, était là, fort attentif à le regarder, et il paraissait tout triste. Le comte de Pianella, qui était présent avec de nombreux autres gentilshommes, dit : ‘Voyez, monseigneur, combien le seigneur Alessandro est mécontent de vos pertes, et il se consume en attendant que vous gagniez, pour avoir quelque chose de votre gain. Aussi tirez-le de cette angoisse et avant que 40 Notamment en I, xliii, xliv ; II, lxvii ; III, xlii ; IV, xxxvii, xlvii. 41 Les personnages qui interviennent dans cette conversation sont Gaspare Pallavicino (1486-1511), marquis de Cortemaggiore, Giovanni Gonzaga (1474-1525), qui était le fils le plus jeune du marquis Federico I Gonzaga, seigneur de Mantoue, et le comte de Pianella, c’est-à-dire Giacomo d’Atri qui fut au service du roi de Naples et ensuite du marquis Francesco Gonzaga ; voir Baldassarre Castiglione, Il libro del cortegiano, éd. E. Bonora, Milan, 1988, notes p. 175. 42 Ibid., II, lxvii.

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vous perdiez le reste, donnez-lui au moins un ducat afin qu’il puisse aller jouer avec ses camarades.’ ‘Vous vous trompez’, dit alors le seigneur Giovanni, ‘parce qu’Alessandro ne pense pas à une si petite chose ; mais on a écrit qu’Alexandre le Grand, alors qu’il était enfant, entendit dire que Philippe, son père, avait gagné une grande bataille et conquis un certain royaume, et qu’il se mit alors à pleurer ; et comme on lui demandait pourquoi il pleurait, il répondit que c’était parce qu’il avait peur que son père ne conquît tant de pays, qu’il ne lui laissât rien à conquérir. Eh bien, de la même façon, Alessandro, mon fils, est triste et prêt à pleurer en voyant que je perds, moi qui suis son père, parce qu’il craint que je ne perde tant que je ne lui laisse plus rien à perdre43.’ »] À travers la fine comparaison de Giovanni Gonzaga, suggérée, probablement, par le nom Alexandre que porte aussi le fils de messer Giovanni, l’immense appétit de conquête du Macédonien est réduit à la dimension triviale d’une querelle familiale autour d’une question d’héritage. La comparaison, irrévérencieuse et réductrice pour l’image d’Alexandre, évoque néanmoins de façon efficace la question délicate de la transmission de l’héritage et des biens aux enfants. Tout se passe comme si, par cette comparaison, Castiglione laissait entendre que face au moment crucial de la transmission des richesses à l’intérieur d’une famille, même la rivalité proverbiale entre Alexandre et son père Philippe était peu de chose. Cet exemple tiré du Cortegiano confirme, s’il en était besoin, ce que l’on a déjà observé à propos de la dérision dans les récits et les nouvelles du Moyen Âge, à savoir que la haute littérature italienne évite le rire grossier ou satirique. Pour trouver des exemples, sinon de rire franc, au moins d’un rire satirique, il faut se tourner vers la production d’auteurs mineurs, ceux que l’on dénommait poligrafi, lesquels vivaient de leur plume et trouvaient dans le rire une arme puissante de critique sociale.

Alexandre tourné en dérision dans la littérature paradoxale de la première moitié du xvie siècle Sous l’étiquette de poligrafi on désigne des intellectuels en marge de la culture officielle, qui ont connu un certain succès en Italie entre la fin des années 1520 (après le Sac de Rome de 1527) et la fin du Concile de Trente (1563). Ces intellectuels, qui répondent aux noms d’Ortensio Lando, Nicolò Franco, Anton Francesco Doni, Tommaso Garzoni, ont pu se faire entendre, selon l’éminent historien Delio Cantimori, avant le triomphe des règles d’Aristote dans le domaine littéraire et celui du conformisme religieux et idéologique imposé par la Contre-Réforme44. Le chef de file de ce groupe d’auteurs est le célèbre Pietro Aretino (1492-1556), qui a su mettre ses talents d’écrivain au service d’une critique virulente des idées et des hommes de son temps, notamment des plus puissants, au point d’avoir gagné le surnom de

43 B. Castiglione, Le livre du Courtisan traduit par Gabriel Chappuys, éd. A. Pons, Paris, 1987, p. 191. 44 D. Cantimori, Eretici italiani del Cinquecento : ricerche storiche, Florence, 1939 (reprint, 1967).

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« fléau des princes ». D’après nos sondages, ces auteurs se limitent, tout comme ceux que nous avons examinés auparavant, à évoquer Alexandre sans lui accorder une place spéciale dans leurs œuvres. Ce qui change, par rapport aux écrits de leurs prédécesseurs, est que chez eux, le personnage d’Alexandre le Grand, en tant que représentant de la puissance et du pouvoir, devient le prétexte pour exercer une critique sévère à l’égard des injustices et des maux de leur époque. Nous nous arrêterons uniquement sur la figure d’Ortensio Lando, l’un des plus intéressants et probablement le plus original dans ce groupe d’auteurs. Né, très vraisemblablement, à Milan pendant la première décennie du xvie siècle et mort à Naples en 155645, Lando est un personnage insaisissable qui s’est beaucoup déplacé tout au long de sa vie et qui a laissé une très vaste production écrite dont seule une partie est originale. L’autre partie, répondant à des exigences économiques, est constituée de compilations, voire de vrais plagiats46. Soupçonné d’éprouver des sympathies pour la Réforme protestante, il a produit une pensée religieuse, ainsi qu’une pensée tout court, qui sont très difficiles à cerner, tant sa vision du monde est contradictoire, antithétique et ambiguë47. Son œuvre la plus importante et la plus fameuse s’intitule Paradossi (Paradoxes), elle paraît à Lyon en 1543 et est ensuite traduite dans de nombreuses langues. Le propre de la littérature paradoxale est d’aller à l’encontre de l’opinion commune, ainsi qu’en témoignent les titres suivants : Che miglior sia la Povertà che la Richeza (« La Pauvreté vaut mieux que la Richesse »), qu’il est Meglio d’esser ignorante che dotto (« Il vaut mieux être ignorant que cultivé »), qu’Esser miglior la guerra che la pace (« La guerre vaut mieux que la paix »), que Cicéron sia non sol ignorante de filosofia, ma di retorica, di cosmografia e dell’istoria (« Cicéron n’ignore pas seulement la philosophie, mais aussi la rhétorique, la cosmographie et l’histoire »), etc. Alexandre, en tant que modèle adulé de prince conquérant, est une figure récurrente dans la littérature paradoxale. C’est donc dans l’œuvre de Lando que l’on peut trouver les exemples les plus accomplis de dérision du Macédonien. Cependant, même si ici la moquerie à l’égard d’Alexandre est plus visible que dans les ouvrages précédemment cités, elle reste fragmentaire, marginale et non individualisée. Dans l’exemple qui suit, Alexandre est évoqué avec d’autres grands personnages du passé et du temps présent pour montrer que la bâtardise n’est pas une limite à l’exercice du pouvoir et plus généralement à l’épanouissement personnel :

45 Nous tirons ces informations biografiques sur Lando de la notice rédigée par S. Adorni Braccesi et S. Ragagli, dans Dizionario Biografico degli Italiani, Rome, 2004, t. 63. La vie de Lando a été tellement compliquée et confuse que les savants ne sont pas d’accord même sur les dates de sa naissance et de sa mort. S. Seidel Menchi, en partant du goût de Lando pour les pseudonymes, a cru pouvoir l’identifier avec un certain Giorgio Filalete dit le Turchetto, mais rien n’est moins sûr, voir S. Seidel Menchi, « Chi fu Ortensio Lando ? », Rivista Storica Italiana, 106/3 (1994), p. 501-564. 46 Pour la bibliographie des œuvres d’Ortensio Lando, voir Bibliografia di O. Lando, éd. A. Corsaro (mise à jour le 26 février 2012) à l’adresse http://www.nuovorinascimento.org/cinquecento/lando.pdf ; dernière consultation le 30/03/2020. 47 S. Blazina, « Ortensio Lando fra paradosso e satira », dans Teoria e storia dei generi letterari. I bersagli della satira, éd. G. Barberi Squarotti, Turin, 1987, p. 72.

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Se nascono i bastardi d’amor più ardente, da voluntà più conforme, da maggior unione de’ spiriti e spesse volte sieno e lor parti con ingegnosi stratagemi e amorosi inganni conceputi (cosa che de’ legittimi rade volte aviene), perché gli giudicaremo indegni dell’eredità paterne ? perché li privaremo noi della successione de’ stati e de’ splendidi tittoli a’ stati convenevoli ? A me certo paiono molto più schifevoli e nel conversare noiosi i legittimi, li quali il più delle volte ci nascono quasi al dispetto della natura, senza amore, senza sapore, sol per virtù della corporal unione, niuna amorosa intenzione traponendosi, né tramettendosi alcun’atto di benivoglienza ; donde penso io avenga che siano anche per la maggior parte stupidi e intronati anzi che no, e i bastardi vegansi di acuto ingegno e de sottilissimi avedimenti dotati, e essere da alta felicità quasi perpetuamente accompagnati. […] Ma vediamo ancora più minutamente di quanta eccellenza siano e bastardi. […] Furono bastardi Romulo e Remo, Ismaele, Ercole, Perses, Raimiro re d’Aragoni, signor sopra ogn’altro di questi tempi virtuoso, il re Arturo, Alessandro48 (il magno) […]. [Si les bâtards naissent d’un amour plus ardent, d’une volonté plus semblable, d’une plus grande union des esprits, et si bien souvent leur venue au monde est le fruit d’ingénieux stratagèmes et de ruses amoureuses (ce qui est rarement le cas pour les enfants légitimes), pourquoi dire qu’il faut mépriser les bâtards ? Pourquoi les jugerons-nous indignes de l’héritage paternel ? Pourquoi les priverons-nous de l’héritage et des titres splendides qui conviennent aux états ? Pour ma part je trouve les enfants légitimes bien plus déplaisants, et ennuyeux dans leur conversation, eux qui le plus souvent sont nés dans le mépris de la nature, sans amour, sans saveur, rien que par l’effet de l’union des corps, sans qu’aucune volonté amoureuse n’y participe, ni qu’aucun geste d’affection y concoure ; c’est je pense ce qui fait qu’ils sont en majorité plutôt stupides et abrutis, alors qu’on voit les bâtards dotés d’une vive intelligence, d’un jugement très fin, et jouissant presque perpétuellement d’une grande félicité. […] Bâtards furent Romulus et Remus, […], le roi Arthur, Alexandre le Grand […].] La liste ne s’interrompt pas ici mais se poursuit avec les noms de grands seigneurs (Borso d’Este, Giovanni Sforza, Alessandro de’ Medici) et de grands intellectuels de l’époque (Érasme) qui ne furent pas limités dans leurs carrières par leur naissance illégitime49. Ditemi ancora, non fa la guerra gli intelletti nostri acuti e svegliati ? non rende i corpi robusti, agili e ben pacienti ne gli incommodi ? Oh, quanta dolcezza vi

48 Paradoxe XVIII, Non è cosa biasmevole né odiosa l’esser bastardo (« Il n’est ni blâmable ni haïssable d’être bâtard »), Ortensio Lando, Paradossi / Paradoxes, éd. A. Corsaro, trad. M.-F. Piéjus, introduction et notes A. Corsaro, suivies d’un essai de M. C. Figorilli, Paris, 2012, p. 100-101. 49 La critique a toujours été très partagée à propos de l’attitude de Lando vis-à-vis d’Érasme. La critique la plus récente range néanmoins Lando parmi les soutiens d’Érasme puisque l’Évangélisme du xvie siècle pouvait difficilement se passer de l’enseignement du réformateur hollandais. Voir I funerali di Erasmo da Rotterdam (In Des. Erasmi Roterodami funus : dialogus lepidissimus), éd. L. Di Lenardo, Udine, 2012, p. 40-41.

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doveano sentire i Cimbri, poi che sempre cantando vi andavano, quanta il fiero Annibale, quanta l’inquieto Marcello, quanta il virtuoso Scipione, quanta il coraggioso Camillo, quanta l’ambizioso Alessandro e altri simili. […] Dicciamo adunque tutti insieme animosamente esser miglior la guerra che la pace, non la biasimiamo più come siamo soliti di fare, ma lodandola più tosto e a piena voce essaltandola ringraziamo Iddio ch’abbi posto nel cuore a’ nostri prìncipi di non lasciarcene mai mancare50. [Dites-moi aussi, la guerre ne rend-elle pas nos esprits plus perspicaces et plus éveillés ? Ne fait-elle pas des corps robustes, agiles et résistants aux difficultés ? Ah, quels plaisirs devaient ressentir les Cimbres puisqu’ils allaient toujours à la guerre en chantant, ainsi que le farouche Hannibal, et le vertueux Scipion, et le courageux Camille, et le remuant Marcellus, et l’ambitieux Alexandre, et bien d’autres semblables. […] Affirmons donc tous ensemble courageusement que la guerre vaut mieux que la paix, ne la blâmons plus comme nous en avons l’habitude, mais au contraire, en la louant et en la célébrant à haute voix, remercions Dieu d’avoir mis au cœur de nos princes le désir de ne jamais nous en faire manquer.] Narra Laerzio nella / sua vita che egli [Aristote] abbi scritto quatro cento volumi ; non dirò già io per ora che Laerzio ne menta, dirò ben ch’egli fusse poco accorto non avertendo che abusando esso del favore di Alessandro sacheggiasse spesso di buone librarie, et comprasse de’ libri antichi. Non gli mancavano danari, avendo a fare con quel buono uomo di Alessandro, che avea posto ogni suo piacere in donare, sì come e prìncipi moderni pongono ogni lor diletto in rubbar l’altrui. Per quatro favole che detto gli avesse, gli avrebbe dato la metà del scettro ; buon per esso che ne que’ tempi venne, ch’ora non so se così facilmente gli riuscisse, di maniera veggio e signori nostri divenuti più avari che il fistolo, e più ristretti che il giaccio51. [Dans sa vie d’Aristote, Diogene Laërce raconte qu’il aurait écrit quatre cents volumes ; je ne dirai pas pour autant que Laërce ment, mais j’affirme qu’il était peu avisé et ne se rendait pas compte qu’Aristote, abusant de la faveur d’Alexandre, avait souvent dépouillé de bonnes bibliothèques et qu’il avait acheté des livres anciens. Il ne manquait pas d’argent, ayant à faire à ce brave homme d’Alexandre dont la plus grande joie était de donner, comme pour les princes modernes le plus grand plaisir est de voler le bien d’autrui. Il aurait donné la moitié de son pouvoir pour quatre fables que lui racontait Aristote ; tant mieux pour celui-ci s’il vivait en ce temps-là, car je ne sais si de nos jours il s’en serait aussi bien sorti, quand je vois la manière dont nos seigneurs sont devenus plus avares que le démon et plus durs que la glace.] 50 Paradoxe XX, Esser miglior la guerra che la pace (« La guerre vaut mieux que la paix »), éd. cit., p. 114. 51 Paradoxe XXIX, Che Aristotele fusse non solo un ignorante ma anche lo più malvagio uomo di quella età (« Qu’Aristote était non seulement ignorant mais aussi l’homme le plus mauvais de son époque »), éd. cit., p. 167-168.

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Dans les trois exemples cités, l’écriture paradoxale de Lando s’évertue à montrer l’envers du mythe d’Alexandre. Dans le paradoxe XX, son ambition tant célébrée est associée à la folie meurtrière de la guerre ; dans le XXIX, sa générosité est réduite à une forme de naïveté dont profite l’habile et rusé Aristote et dans le XVIII, le souverain macédonien, en raison de la légende de sa naissance douteuse, est mis au même niveau que certains seigneurs de son époque, eux-mêmes bâtards ou faiseurs de bâtards. Le personnage prestigieux, dont Alexandre incarne le modèle parfait, est pour Lando et pour les polygraphes en général, d’un côté le prétexte pour dénoncer l’envers du mythe et donc les mensonges véhiculés par la culture hégémonique dont les polygraphes sont exclus et de l’autre l’occasion de stigmatiser les abus et les injustices dont sont responsables les élites. Il n’est pas étonnant que ces personnages d’intellectuels anticonformistes n’aient pas réussi à trouver de puissants protecteurs pour leur permettre de développer leurs talents. Ce parcours à la recherche d’Alexandre tourné en dérision à travers quelques textes représentatifs de la littérature italienne a confirmé l’absence d’œuvres spécifiques sur le sujet. Malgré cela, le bilan n’est pas dépourvu d’intérêt. L’examen de quelques nouvelles et récits de la fin du xiiie et du xive siècle a permis d’observer que se met en place, autour de la figure d’Alexandre, une forme de comique raffiné et subtil qui trouvera son aboutissement dans les mots d’esprit élégants et recherchés des interlocuteurs du deuxième livre du Cortegiano. Dans la littérature chevaleresque italienne de la fin du xve siècle, qui plonge ses racines dans la littérature chevaleresque française du Moyen Âge, on ne peut pas rire vraiment d’Alexandre qui, avec d’autres héros de l’Antiquité chrétienne et païenne, tels ceux des fresques représentant les neuf preux et preuses qui ornent les parois du salon du Château de la Manta près de Saluces, joue un rôle de premier plan dans les constructions généalogiques qui étaient essentielles à l’établissement du prestige des seigneuries. Pour Lando, enfin, le personnage d’Alexandre est un moyen d’attirer l’attention sur les injustices et les innombrables perversions des puissants du temps présent, qu’ils détiennent un pouvoir religieux ou laïque. En contribuant à renverser l’opinion et en usant du paradoxe, Lando suscite le rire et organise une mise en cause aiguë et incisive de la société. La figure d’Alexandre alimente un rire intellectuel, qui favorise le jugement à l’encontre de certains systèmes de valeur et invite le lecteur à porter un regard lucide et réfléchi sur le principe d’autorité et la culture officielle qui en émane. La parodie et l’humour ainsi mobilisés invitent le lecteur à ne pas prendre pour argent comptant ce qui lui est dit. Alexandre, avec ses qualités et son aura, est un sujet de choix pour procéder à une opération de ce type, où le rire n’est pas de pure évasion mais suscite un questionnement. Finalement, son personnage aura offert à la culture italienne entre le Moyen Âge et la Renaissance diverses occasions de développer un comique fin, ingénieux, satirique, non vulgaire, et tout compte fait savoureux et stimulant l’esprit critique.

Margaret Bridges

Alexandre « enfant » face à Nicolas et Darius : variantes du rire au Moyen Âge anglais

Dans les récits sur la vie d’Alexandre, nombreux sont les épisodes qui ont recours au comique pour interroger leur sujet d’un regard critique. À un extrême de l’éventail de ces emplois du comique se trouve l’expression aux accents didactiques des valeurs que l’auteur partage avec la communauté de ses lecteurs cibles, comme c’est souvent le cas pour les épisodes mettant Alexandre face à Diogène ou au Brahmane Dindimus. À l’autre extrême, la critique du héros s’éloigne de ces valeurs et se fait de plus en plus risible : le public interne ou externe à l’œuvre se trouve alors incité à rire pour le plaisir de rire. Les auteurs du Moyen Âge anglais ne se trouvaient pourtant pas devant une simple alternative entre d’une part une moquerie au service d’un ordre moral et d’autre part un comique pour la galerie. Lorsque les poètes adaptent et transforment leurs textes sources, ils déploient toute une gamme de variantes du rire. Je me propose ici d’examiner celles qui sont mises en évidence dans deux épisodes évoquant les préliminaires de combat du jeune Alexandre en début de « carrière », quand il a encore tout à prouver. Il s’agit d’épisodes dont le potentiel comique est plus ou moins développé au cours de leur « translation » : quelles que soient les formes d’acculturation adoptées par ces développements dans l’espace anglo-écossais entre le début du xive siècle et le milieu du xve, ils créent toujours les conditions favorables à l’émergence d’un héros à l’image de la culture qui le met en récit. Mon analyse portera sur trois œuvres poétiques en langue vernaculaire anglaise, qui ont vu le jour indépendamment les unes des autres. Elles ne constituent donc aucunement un ensemble hypertextuel et les réseaux intertextuels que chacun de ces textes peut entretenir sont à chercher ailleurs. Le plus ancien de ces poèmes est Kyng Alisaunder, une libre adaptation de l’Alexandre anglo-normand ou Roman de toute chevalerie de Thomas de Kent, comportant 8021 vers à quatre accents, écrit autour de 1300. The Wars of Alexander forment un récit tronqué de 5803 vers allitératifs écrit entre 1350 et 1450 ; il s’agit d’une réécriture de l’Historia de preliis J3. Quant au Buik of King Alexander the Conquerour, actuellement il en reste 19369 vers décasyllabiques rimant par couplets. Cette œuvre à multiples sources, avant tout latines et françaises, est

Margaret Bridges  •  Université de Berne Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 65-79 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124952

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tronquée à son début ; elle a très probablement été écrite par Gilbert Hay autour de 1460 et remaniée par un rédacteur inconnu en 14991. Il paraît ironique que, dans la tradition pseudo-callisthénienne (par laquelle j’entends les dérivés du roman grec, les Res gestae Alexandri Magni en latin de Julius Valère ainsi que leur épitomé, et les diverses Historiae de preliis), l’épisode servant principalement à célébrer la toute première victoire agonistique du jeune Alexandre – qui conquiert ainsi sa première « couronne » – s’avère aussi être l’occasion d’une mise en dérision d’un héros qui en connaîtra bien d’autres par la suite. Dans les romans anglais, comme dans leurs sources latines, l’épisode occupe une place charnière entre les enfances et la carrière militaire du héros, suite à la reconnaissance par Philippe d’Alexandre comme son héritier. Lors du conflit qui oppose le jeune homme, alors âgé d’une quinzaine d’années (les textes varient2), à Nicolas, roi d’un royaume imaginaire au nom changeant, ce dernier est l’auteur d’insultes verbales ainsi que d’un acte de violence non-verbale, qui atteint Alexandre au visage sous forme de crachat. Alors que ces provocations constituaient une mise à l’épreuve des qualités du héros princier, maître des autres et de soi dans une situation de combat verbal et physique, dans les premières traductions ou adaptations en langue vernaculaire influencées par la chanson de geste et la tradition épique, les insultes pouvaient aussi servir à donner aux protagonistes un motif personnel pour combattre. Une autre tradition contribuant à l’acculturation de cet épisode dans l’espace anglais est celle de la littérature norroise et anglo-saxonne du haut Moyen Âge, qui accordait une place privilégiée aux disputes verbales rituelles – appelées flyting3. Lors de ces escarmouches, à effet divertissant et / ou blessant, on échangeait des insultes qui servaient soit à induire le combat proprement dit, soit à carrément se substituer au combat, dont les actants étaient dès lors les paroles. Au cas où cela menait à un échange de défis suivi par un combat singulier ou collectif – comme dans cet épisode et dans celui du premier échange entre Alexandre et Darius –, le gagnant était celui dont le défi s’avérait être prophétique. En effet, lorsque les antagonistes lancent des défis de mort et / ou défaite de l’autre, il y en a forcément un des deux qui n’est pas « performatif ». L’inefficacité du défi de Nicolas manifestée lors de sa défaite est dans ce sens comparable à l’échec du système symbolique associé par Darius aux







1 Mes éditions de référence seront Kyng Alisaunder, éd. G. V. Smithers, Londres, 1952 (t. 1) et 1957 (t. 2) ; The Wars of Alexander, éd. H. N. Duggan et Th. Turville-Petre, Oxford, 1989 ; Gilbert Hay, The Buik of King Alexander the Conquerour, éd. J. Cartwright, Édimbourg, 1986 (t. 2) et 1990 (t. 3). Cette édition est malheureusement incomplète. Mes citations de Kyng Alisaunder se réfèrent au manuscrit d’Oxford, Bodleian Library, Laud Misc. 622 (figurant sur les pages impaires de l’édition de Smithers). Sauf indication contraire, toutes les traductions sont miennes. 2 Alexandre doit son statut d’héritier à son domptage de Bucéphale, qui a lieu lorsque le héros a douze ans dans Kyng Alisaunder (v. 789) et dans les Wars of Alexander (v. 764). Dans le Buik de Gilbert Hay, Alexandre était âgé de quinze ans lorsqu’il apprivoisa le cheval sauvage (v. 559) et de dix-huit lors de sa confrontation avec Nicolas (v. 835 et 1002-1003). 3 Les flyting, ou invectives poétiques, semblent avoir été particulièrement appréciées dans l’Écosse aux xve et xvie siècles. Pour une réflexion plus générale sur cette tradition, voir W. Parks, « Flyting, Sounding, Debate : Three Verbal Contest Genres », Poetics Today, 7/3 (1986), p. 439-458, et idem, Verbal Dueling in Heroic Narrative : The Homeric and Old English Traditions, Princeton, 1990.

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cadeaux dérisoires qu’il envoie à Alexandre, puisque ce dernier déstabilise le lien entre les mots, les choses et leur glose4. À son tour, comme nous allons le voir, la problématique de la véridicité liée à ces échanges d’insultes et de défis peut avoir une incidence sur notre perception d’un échange comme comique. Dans le roman grec, la rencontre entre Alexandre et Nicolas avait lieu dans un espace voué aux jeux et aux rituels religieux, puisqu’ils étaient tous les deux des concurrents dans une course de quadriges. À l’époque des diverses rédactions de l’Historia de preliis, au cours des xie et xiie siècles, ce contexte ludique et religieux était en train de disparaître de la mémoire collective de l’Europe occidentale et le contexte dans lequel les jeunes antagonistes se rencontrent, puis s’affrontent, devait être réinventé. Puisque les versions J2 et J3 de l’Historia ont contribué à façonner les trois textes de langue anglaise auxquels je me réfère, rappelons brièvement comment elles tournent en dérision le jeune héros dans cet épisode, qui se déroule dans le Péloponnèse (où Alexandre est arrivé en compagnie de Héphestion, avec des chevaux dont Philippe lui a fait cadeau). D’emblée la salutation de Nicolas et sa sommation à Alexandre de décliner son identité sont fondées sur un orgueil dont l’autre face est le mépris. Après avoir reçu comme toute réponse d’Alexandre une sagesse morale sur le renversement de la fortune et un refus de s’engager dans une dispute sans cause, Nicolas ne maîtrise point sa colère et traite Alexandre de catulus, « petit chien » ou « chiot » (I, 17, p. 205). Les chiens occupant une place de prédilection dans l’histoire des insultes, on imagine aisément l’effet produit sur les lecteurs qui entendent le héros traité de non-humain cynomorphe, et il est tout aussi facile de se rendre compte du poids d’une injure visant la petite taille (parvitas, I, 17, p. 20) d’un prince héritier à une époque où une stature diminutive était considérée comme une déficience selon le canon de la royauté idéale. Comment ne pas penser à l’invective fulgurante formulée (à peu près à la même époque et peut-être dans le milieu6 où les versions J2 et J3 de l’Historia virent le jour) par Pierre d’Éboli à l’encontre de Tancrède, roi de Sicile, qu’il appela Tancredulus, le ridiculisant deux ans après sa mort (en 1194) comme nain et demi-homme7. Alors que ces épithètes ne pouvaient qu’amuser les lecteurs cibles de Pierre, écrivant pour le nouvel empereur8 et son entourage, il est





4 L’épisode opposant la glose qu’attache Darius aux objets dérisoires à leur réinterprétation par Alexandre se trouve dans l’Historia de preliis J3, I, 36-38 (I, 29-31 dans la version J2) ; ses particularités dans le Buik écossais seront analysées ci-dessous. 5 Cette insulte se trouve dans les deux rédactions J2 et J3. Sauf indication contraire, je cite les livres, chapitres et pages de Die Historia de preliis Alexandri Magni. Rezension J3, éd. K. Steffens, Meisenheim am Glan, 1975. 6 La version J3 provient probablement de l’Italie du Sud. 7 Voir aussi l’analyse des déficiences corporelles (et leurs corollaires moraux) attribuées à Tancrède par Pierre dans un article par I. Wolsing, « ‘Look there comes the half-man !’ Delegitimising Tancred of Lecce in Peter of Eboli’s Liber ad honorem Augusti », Al-Masāq, Journal of the Medieval Mediterranean, 31 (2019), DOI : 10.1080/09503110.2018.1557480 (consulté en avril 2021). Pour la difficulté posée par la petite taille d’Alexandre dans l’Historia de preliis, voir A. Cizek, « La royauté d’Alexandre dans la littérature médio-latine », dans La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (xe-xvie siècle). Réinventions d’un mythe, dir. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, 2014, t. 2, p. 702-703. 8 Henri VI, Hohenstaufen.

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moins aisé d’évaluer si ce même type d’insulte adressé au héros de l’Historia était capable de générer le rire – une question qui se pose a fortiori pour le geste non verbal du crachat, qui dans l’Épitomé de Julius Valère provoque auprès d’Alexandre un « sourire jaune » (adridens, I, 189). Au cours de son adaptation dans les textes français de la fin du xiie siècle, euxmêmes développés et adaptés en anglais, cet épisode semble prendre davantage d’importance sans pour autant franchement basculer dans le comique. Thomas de Kent, par exemple, lui consacre seulement deux laisses (27 et 28), dans lesquelles Alexandre, fraîchement adoubé, part guerroyer sans adversaire et sans cause, avec son « personnel », sa ménagerie et son équipement militaire10 : la rencontre fortuite des deux hommes servira alors à légitimer le combat d’un héros à peine moins orgueilleux que son adversaire. En effet, si le comportement et les insultes de Nicolas sont comparables à ce qu’ils étaient dans les textes sources (ils visent surtout la jeunesse et la petite taille), les menus ajouts du poète anglo-normand transforment la confrontation en une quête réciproque de la suprématie territoriale ; aux affirmations de Nicolas (« Roy sui de cest regné, e des autres ay truage, / De l’orgoil qe tu fez ore me doing ton gage11 ») correspond la déclaration d’Alexandre : il est venu pour obtenir tribut, obéissance et la couronne du royaume (v. 586-58912). La bataille puis l’affrontement en combat singulier des deux antagonistes se limiteront aux trente-cinq vers de la laisse 29. Les paroles de vengeance satisfaite qu’Alexandre y adresse au corps décapité de Nicolas résument assez bien le caractère épique que revêt l’épisode : « Ore as-tu la cole[e] / Pur la vileinie qe hier seir me fu mostree » (v. 621-622, « Te voilà désormais puni / pour la bassesse dont tu fis preuve hier soir à mon égard13 »). On remarquera aussi qu’à cette éthique de la vengeance s’ajoute l’encadrement de l’épisode par deux voyages en mer, élément structurant cher à l’épopée et à la chanson de geste. Mais il faudra attendre la translation de ce poème dans l’aire linguistique anglaise pour constater un développement humoristique de cette confrontation des deux antagonistes. En adaptant le poème de Thomas, l’auteur anonyme de Kyng Alisaunder renforce le caractère épique de l’épisode14, par exemple en précisant qu’Alexandre est parti guerroyer contre Nicolas pour se venger des torts (non spécifiés) commis jadis contre son père : avant leur rencontre les deux hommes se trouvaient donc déjà dans une relation d’inimitié fondée sur la parenté et exigeant de la part des membres

9 Valerii Julii Epitome, éd. J. Zacher, Halle, 1867, I, 18, p. 22 : « abstersit clementer sputamenta iniuriamque adridens » (« Souriant, Alexandre essuya tranquillement le crachat injurieux »). 10 Voir v. 562-563, dans Thomas de Kent. Le Roman d’Alexandre ou le Roman de toute chevalerie, trad. C. Gaullier-Bougassas et L. Harf-Lancner, Paris, 2003, p. 50-51. 11 Ibidem, v. 579-580, p. 52-53 : « Je règne sur ces terres et reçois un tribut des autres royaumes. / Pour l’affront que tu me fais, donne-moi réparation. » 12 Ibid., p. 52 : « Alisandre respont : ‘Jeo vinc pur ton damage. / Del regné voil avere e treu e servage, / Combatroy a toy, s’en averay le truage, / La corone de ton chef e del regné ostage’. » 13 Ibid., p. 54-55. 14 G. V. Smithers dresse une liste de caractéristiques du style épique dans l’introduction à son édition (t. 2, p. 31). On peut y ajouter que le poète anglais se sert d’un motif souvent associé à l’épopée lorsqu’il décrit la lumière rebondissant de l’armure des chevaliers débarquant du navire (v. 858-865, p. 49 et 51).

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de la famille lésée des actes de vengeance15. Mais ce sont surtout les escarmouches verbales rappelant le flyting qui nous intéressent ici pour leur potentiel comique. Au lieu de cibler la jeunesse d’Alexandre, comme le fit son pendant dans le poème français, le mépris du Nicolas anglais vise la malformation de son adversaire qu’il appelle mysbiȝete gome : « What doostou here, þou mysbiȝete gome ? Bot for þine harme hider artou come. Fy, vyle ateynt hores sone ! » (v. 877-879) [« Que fais-tu ici, homme malformé ? / Tu n’es venu ici que pour ta perte. / Va-t’en, vil fils de pute souillé ! »] Or, l’expression « malformé » peut renvoyer à une déformation physique, mais ici elle signifie assurément « né de mauvaise union » (c’est-à-dire d’adultère), car l’insulte du vers 879 vise explicitement la conception douteuse du héros traité de vyle ateynt hores sone (« vil fils de pute souillé »). Il s’agit probablement de l’usage le plus ancien en littérature anglaise de l’expression hores sone, calquée sur le français d’Angleterre mais ne se trouvant pas dans le texte anglo-normand de Thomas16. L’insulte n’est pas mal choisie étant donné qu’elle pointe du doigt toute l’équivoque autour des circonstances de la conception d’Alexandre et qu’elle souligne la nécessité pour le héros de neutraliser la faille généalogique entachant son héritage royal. Elle est d’autant mieux choisie que ce poète anglais ne laissait planer aucun doute sur la complicité d’Olympias dans l’épisode de sa séduction par son « nouvel amour » Neptanabus / Amon17. Puis, lors de son absence de la cour, Alexandre ainsi que sa mère sont l’objet de rumeurs diffamatoires accusant l’une d’être hore (v. 998) et l’autre de bâtardise (fals ayre, v. 1000). Plus tard, Alexandre sera appelé hores son (v. 2687) et auetrolle (« bâtard », v. 2689) par les soldats de Thèbes. Ces insultes avec leurs allusions répétées aux questions de paternité douteuse et de lignage chaotique18 sont-elles source de rire ou d’inquiétude aux xiie et xiiie siècles anglais / anglo-normands ? On sait que l’humour s’accommode fort bien de l’anxiété, et il n’est peut-être pas utile de chercher à trancher la question. Il est toutefois frappant de constater que cet Alexandre-ci, à la différence de celui – serein – que nous avons vu dans les textes en latin et chez Thomas de Kent, ne maîtrise guère ses émotions. Face à l’évocation du spectre de sa bâtardise et suite à la disparition subite de Nicolas, dont le crachat et les menaces (de pendaison, d’écorchement, 15 V. 839-844, t. 1, p. 49. 16 Pour l’emploi de filz / fiz a putaines dans la littérature française d’Angleterre, voir M. Bridges, « Verbal Duelling on the Beach : Cultural Translation and the Agonistic Vocabulary of Kyng Alisaunder », dans Words, Words, Words : Philology and Beyond. Festschrift for Andreas Fischer on the Occasion of his 65th Birthday, éd. S. Chevalier et T. Honegger, Tübingen, 2012, p. 23-40, ici p. 23-24, n. 2 et 3. 17 V. 415-420, t. 1, p. 25. 18 Pour une réflexion sur la problématique de la bâtardise royale et la légitimité du pouvoir en Angleterre, voir M. Bridges, « Un Alexandre ‘populaire’ en Angleterre : écrire la royauté au pays des couronnes vacillantes », dans La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes, op. cit., t. 2, p. 1038-1053.

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d’écartèlement suivi du bûcher) étaient bien parvenus au visage et aux oreilles du jeune héros, celui-ci perd sa contenance : « Þou shalt ben honged and todrawe, And quyk of þine hyde yflawe. Afterward þou worþest ybarned. » And quyk away he is y-arned ; For had he abiden, any þing, He had abouȝth his spaityng. Alisaunder was sore awhaped Þat he was so sone ascaped. (v. 893-900) [« Tu seras écartelé et pendu / Et vivant de ta peau privé / Après quoi tu seras brûlé » / Et puis soudain il s’en alla ; / Car si jamais il était resté / Son crachat eût été racheté. / Alexandre fut fort déconcerté / Que réussît aussitôt à s’échapper.] Cette perte momentanée de la maîtrise de ses émotions peut porter à sourire, sinon à rire. Devant le vide inattendu laissé par son adversaire, qui a filé, Alexandre jure néanmoins qu’il aura sa tête ; son défi n’arrive donc pas aux oreilles de son destinataire et Alexandre est privé d’une occasion de répondre aux dernières insultes crachées par son adversaire. Cette situation n’est pas sans ironie, et le narrateur lui-même semble sourire lorsqu’il évoque les deux adversaires dans leurs camps respectifs, où ils n’arrivèrent point à dormir, tant ils étaient tous deux remplis de colère et de rancœur : Her eiþer to oþere ost is went, Ful of yre and mautalent. The niȝth þai resteþ litel, forsoþe, Bot as men that ben wroþe. (v. 905-908) [Chacun s’en alla vers son armée / Rempli de colère et de rancœur. / La nuit ils trouvèrent peu de repos, c’est vrai, / Tellement ils étaient des hommes enragés.] Nous avons affaire à un poète qui ne laissait pas souvent échapper l’occasion qu’offrait sa matière de divertir, et faire sourire ou rire son public élargi, vraisemblablement londonien, bourgeois et populaire, au sens large du terme. Quittons maintenant Londres pour le nord-ouest de l’Angleterre, où subsistait jusqu’à la fin du Moyen Âge une prédilection pour la poésie allitérative héritée de la période anglo-saxonne antérieure à l’arrivée des Normands francophones. Avec ses forts accents initiaux sur une consonne répétée au moins trois fois par vers, cette poésie produisait des rafales sonores qui se prêtaient bien aux railleries verbales ainsi qu’à des cadences virtuoses plus ou moins étroitement rattachées au sens de la phrase. Aussi ne sommes-nous pas étonnée de constater que le poète anonyme des Wars of Alexander, tout en suivant de très près la trame de l’épisode dans l’Historia de preliis J3, s’inspire des phonèmes initiaux du mot anglais spit (cracher / crachat) pour nous donner une séquence de quatre vers dans lesquels les consonnes initiales sp reviennent pas moins de neuf fois, enchaînant dans un vaste jeu de mots le fait

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de cracher (spit / spittyng), le fait de parler (speke / spoke) avec dérision et mépris (despises / despetously), avec dépit (spyte), et le fait d’asperger (sprent / disperson) – que ce soit littéralement (Alexandre est aspergé de crachat) ou figurativement (il est « arrosé » d’insultes) : « A[s] sprent [of] my spittyng a specke on þi chere, Þou sall be diȝt to þe deth & drepid of my handis. » Quen he had spokin so for spyte, he spittis in his face, Dispises him despetously, dispersons him foule. (v. 866-869) [«  si j’asperge ta joue d’une goutte de crachat, / Tu seras destiné à mourir et à être tué de mes mains. » / Quand il eut parlé ainsi, par dépit il cracha sur son visage, / Le méprisant méchamment et l’arrosant honteusement d’insultes.] Prononcer ces vers à haute voix équivaut à cracher les mots, et donc à mimer par onomatopée le geste provocant accompli par Nicolas face à son adversaire réfléchi19. Il est tentant de penser au crachat le plus célèbre entre tous, et au théâtre religieux populaire de cette époque qui florissait également dans l’Angleterre du Nord, loin de la cour et de la bourgeoisie ambitieuse de Londres – un théâtre qui mettait en scène des bourreaux cracheurs aux accents burlesques face à un Jésus humilié et silencieux la veille de sa crucifixion20. Malgré sa virtuosité allitérante, le Nicolas volubile anglais n’est qu’un parent lointain de ces bouffons de la scène, d’autant plus qu’il n’est pas le premier à se mettre en colère – c’est Alexandre21 – et que le champ sémantique de ses insultes reste celui de son texte source (« chien » et « homme diminutif22 »). Par contre, lorsque le même poète rapportera les invectives de Darius enragé par les incursions du jeune Alexandre dans son empire, il mettra la poésie allitérative au service de railleries verbales originales, au pouvoir de faire rire. Au lieu de se contenter du très traditionnel représentant de la race canine comme terme d’opprobre23, l’empereur en colère devant un portrait du Macédonien y décèle un véritable parc zoologique 19 Ce Nicolas irascible des Wars traite Alexandre de cur, c’est-à-dire chien bâtard ou errant (v. 871). Alexandre, par contre, prend le temps de se calmer avant de répondre (au sujet de sa naissance noble, voire divine, et pour exprimer sa résolution de combattre Nicolas), v. 872-881. 20 Matthieu 16, 67. Le plus célèbre de ces mystery pageants mettant en scène les bourreaux du Christ est sans doute celui joué dans le cycle de Wakefield et connu sous le titre de Coliphizacio (voir The Wakefield Pageants in the Towneley Cycle, éd. A. C. Cawley, Manchester, 1958 (reprint 1979), p. 78-90). Cette comparaison intertextuelle demande une élaboration soutenue qui dépasserait le cadre de mon analyse. 21 À l’interprétation que Nicolas donne de sa mise en garde contre la fierté, Alexandre « répond, fâché et en colère » (« all in ire angrile spekis », v. 856). Quatre vers plus loin, c’est Nicolas qui est piqué de rage et coléreux comme une guêpe (v. 860-861). 22 Au v. 834, Nicolas traite Alexandre de note man (quelque chose comme « non-homme ») ; pour cur (« chien »), voir n. 19 supra. 23 Le chien réapparaîtra dans l’épisode des lettres et des dons dérisoires de Darius, mais cette fois-ci dans la bouche d’Alexandre qui explique à ses hommes qu’ils n’ont rien à craindre de Darius car celui-ci est comme les chiens qui aboient très fort sans pour autant mordre (Wars, v. 1928-1931, suivant l’Historia J3, I, 30, p. 40).

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réunissant un petit âne, un singe, un nain, une pie-grièche et une musaraigne24 aux yeux bicolores (comme ceux d’Alexandre) : « Ane amlaȝe25, ane asalen, ane ape of all othire, A wirling, a wayryngle, a wawil-eȝid shrewe, Þe cait[if]este creatour þat cried was euire. » (v. 1829-1831) [« Un moins que rien, un petit âne, le plus singe entre tous, / Un nain, une pie-grièche, une musaraigne monstrueuse, / Le pire des malfrats qui jamais fût créé. »] À ces images d’animaux risibles par leur juxtaposition incongrue et dérisoires par leur valeur symbolique, s’ajoute, ici et quelques vers plus loin, une terminologie de dénigrement de la petitesse, lorsqu’Alexandre est comparé à un « petit bonhomme rétréci », « nain », « ver », « minuscule Grec » et « misérable motte de terre » (« Slike a dwinny[n]ge, a dwa[l]ȝe, a dwerȝe as þiselfe, / A grub, a grege out of Gr[e]ce, ane erd-growyn sorowe », v. 1876-1877). À nouveau, le champ sémantique couvert par cette impressionnante série d’insultes est donc à peu près comparable à celui que l’on trouve dans la laconique Historia de preliis. Dans son adaptation plutôt respectueuse de son modèle latin, le poète des Wars of Alexander ne peut susciter le rire que dans la relative liberté accordée par l’invective du fanfaron. Telles les créatures hybrides peuplant les marges des manuscrits mises en évidence par Lilian Randall et Michael Camille26, ces images d’un Alexandre grotesque viennent compléter et compliquer son image hiératique dominant le centre de l’ouvrage. L’échange d’invectives précédant la guerre entre Nicolas et Alexandre ne diffère pas fondamentalement de celui opposant Darius à Alexandre, même si ces derniers communiquent par la médiation d’ambassades et de lettres prononcées et lues à haute voix devant un public intradiégétique, rappelant les conditions de réception au théâtre (entre autres par l’emploi exclusif du discours direct) et reflétant vraisemblablement aussi les circonstances dans lesquelles ces écrits sur Alexandre furent reçus au Moyen Âge anglais. Sous la plume du poète des Wars of Alexander, nous avons affaire à deux personnages vaniteux dont le comportement et le langage pouvaient faire penser aux parangons d’orgueil blasphématoires que sont Hérode et Lucifer, et qui sur les scènes des jeux de mystères provoquaient les rires du public par leurs vantardises excessives et leurs jurons grossiers, d’autant plus risibles que les spectateurs ne pouvaient ignorer la péripétie imminente qui allait transformer leur forfanterie en gémissements et

24 Le terme shrewe n’était pas seulement utilisé pour désigner le petit animal (une musaraigne), mais également pour évoquer dérisoirement une personne odieuse. L’âne était déjà associé à l’ignorance et l’entêtement, le singe partageait avec le diable l’art de simuler ; les associations de la pie-grièche par contre ne sont pas bien connues (voir la brève note sur le wayryngle dans The Wars of Alexander, éd. cit., p. 217). 25 Le mot amlaȝe est un hapax. Pour l’interprétation « moins que rien », voir la note de notre édition de référence à la p. 217. 26 L. M. C. Randall, Images in the Margins of Gothic Manuscripts, Berkeley et Los Angeles, 1966, et M. Camille, Image on the Edge : The Margins of Medieval Art, Londres, 1992.

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en lamentations27. De même dans les romans étudiés, il ne fallait pas attendre le moment de la défaite au combat pour rire, car pour le cas invraisemblable où les auditeurs auraient temporairement oublié le sort de ces fanfarons, Alexandre était là pour le rappeler : on se souvient de ses moralisations relatives au renversement de la fortune, prononcées face à l’arrogance de Nicolas (Wars of Alexander, v. 844-851) et de Darius (ibidem, v. 1972-1987). Tournons-nous maintenant vers le long poème en couplets sur la vie d’Alexandre écrit au milieu du xve siècle par un auteur écossais proche de la monarchie française : Gilbert Hay semble avoir travaillé au service de cette dernière pendant une vingtaine d’années, mais nous ignorons sa fonction exacte (peut-être fut-il chambrier, responsable militaire et / ou chapelain28). Parmi ses nombreuses sources se trouve sans doute un manuscrit cyclique du Roman d’Alexandre de l’auteur français Alexandre de Paris29, œuvre qui a beaucoup marqué sa version des échanges entre le jeune Alexandre et ses adversaires Nicolas et Darius. Or, ce roman français de la fin du xiie siècle avait imaginé Alexandre présent à la cour de Philippe lorsqu’une ambassade rapporte l’exigence de tribut de la part de Nicolas ; l’échange de défis qui en résulte – médiatisé par Samson30 – met en avant la résolution qu’ont l’un et l’autre de combattre selon des conventions chevaleresques, ce qui est à l’honneur des deux antagonistes, plus enclins à se respecter mutuellement qu’à se ridiculiser31. À cet égard il paraît symptomatique que le crachat de Nicolas ait été occulté. Que la confrontation sur le champ de bataille devienne l’occasion pour le narrateur français de mettre en avant

27 Ce rire, même s’il renforçait le message didactique proféré par la chute des puissants vaniteux, fut hautement contesté par les adhérents du mouvement pré-réformateur dans la mouvance de John Wycliffe, qui n’approuvaient point la mise en spectacle de l’histoire sainte (voir A Tretise of Miraclis Pleyinge : A Middle English Treatise on the Playing of Miracles, éd. C. Davidson, Washington DC, 1981). 28 Pour des références aux fonctions que Gilbert a pu occuper, voir E. Wingfield, « The Composition and Revision of Sir Gilbert Hay’s Buik of King Alexander the Conquerour », Nottingham Medieval Studies, 57 (2013), p. 247-286. 29 Gilbert devait avoir pris connaissance du Roman d’Alexandre de la fin du xiie siècle par un manuscrit du xive ou du début du xve siècle, puisqu’il intègre à son Buik plusieurs œuvres qui ont ultérieurement été greffées au roman d’Alexandre de Paris (ou de Bernay). Les deux épisodes dont il est question dans la présente analyse font partie de la première branche et figuraient assurément déjà au xiie siècle dans le roman qui a pu voir le jour dans l’entourage d’Henri II Plantagenêt : mes références (branche, laisse, vers et page) sont à l’édition d’ E. C. Armstrong, D. L. Buffum, B. Edwards et L. H. F. Lowe, Princeton, 1937, telle que partiellement reproduite et traduite par L. Harf-Lancner : Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, Paris, 1994. Sur ce roman, on se reportera à C. Gaullier-Bougassas, « Alexandre instrument de promotion de la langue française », « Les romans en vers du xiie siècle : la promotion d’un pouvoir royal autonome et absolu », « Rêves de connaissance et d’exotisme : l’Alexandre aventurier en langue française », in ead., (dir.), La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (xe-xvie siècle), op. cit., t. 1, 205-228 ; t. 2, 748-808 ; t. 3, 1333-1472. 30 Dans la mesure où il a le même âge qu’Alexandre, le jeune Samson est une sorte d’alter ego du héros macédonien. La mission qu’ Alexandre lui confie constitue une mise à l’épreuve de ce jeune chevalier déshérité, enchâssée dans un épisode où celui qui régnera sur la Grèce doit faire la preuve de ses qualités morales, intellectuelles et militaires face à un adversaire redoutable. 31 Par exemple, c’est Nicolas qui propose d’affronter Alexandre en combat singulier, pour épargner ses hommes (I, laisses 64 et 65, v. 1420-1425, et 1437-1439, p. 16). Aussi les deux adversaires négocient-ils selon des codes de conduite bien déterminés quand ils combattent avec leurs armées et en corps à corps.

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l’excellence d’Alexandre va de soi, mais il est moins évident qu’il fasse l’éloge de son adversaire, décrit comme « le plus beau chevalier » que l’on verra jamais, « sans son orgueil, il n’y aurait meilleur prince, / hormis le roi conquérant, d’ici jusqu’en Orient32 ». Dans ce même passage, c’est encore le narrateur et non pas un adversaire méprisant qui fait allusion à la stature diminutive du Macédonien lorsqu’il évoque la beauté physique de Nicolas, qui dépasse Alexandre de deux pieds – dont Gilbert fera « thre fute » (« trois pieds », v. 1837). Mais Gilbert, qui préconise et qui pratique une esthétique de la longueur33, ne s’est pas seulement inspiré du roman français pour cet épisode, car sa version « somme » incorpore aussi le Nicolas de l’Historia de preliis J2. Au début de l’épisode, c’est sur le conseil d’Aristote qu’Alexandre rencontre Nicolas, après être parti avec une petite escorte afin d’entamer des négociations avec celui qui menaçait d’envahir l’Arménie34 avec une vaste armée. Ce premier échange de propos est bien marqué par l’arrogance du roi d’Arridans, mais on cherche en vain la violence verbale si caractéristique de cet épisode de l’Historia. Il n’y a pas d’insultes du type « chien » ou « nain » ; seul subsiste le crachat jaillissant de la colère mal maîtrisée et comparée à du goudron enflammé : King Nicolas haid dispyte and inuy, Sa ȝoung a prince to speik sa resonably […]. Than Nicolas persauit in him weill That he in worde forbure him neuer a deill […]. And sayd he haid nocht sene as of his age Ane ȝoung man sa ferm in his language […]. Kyng Nicolas þan brint as fyre in ter And spittit at King Alexander on fer. (v. 737-768) [Le roi Nicolas éprouva du dépit et de l’envie / De voir un prince si jeune raisonner si bien […]. / Nicolas alors comprit fort bien / Qu’ ne ménageait point ses mots […]. / Il dit qu’il n’avait jamais vu aucun jeune homme / De cet âge ayant la parole si décidée […]. Le roi Nicolas brûla comme goudron en feu / Et cracha de loin vers le roi Alexandre.]

Dans ce même esprit, Gilbert rapporte la réflexion de Nicolas face à Alexandre accompagné de sa petite escorte ; il pense alors que ce serait « villanie » et lâcheté d’attaquer l’adversaire lorsqu’il y a une telle disproportion numérique des forces en jeu (Buik, v. 741-743, t. 2, p. 19). 32 « Ja mais ne verrés home armé plus avenant / Et ot bien d’Alixandre le cors deus piés plus grant, / S’il ne fust orgellous, fors le roi conquerant / N’eüst un mellor prince desi q’en Oriant » (I, laisse 68, v. 1514-1517, p. 168-169). 33 Après avoir raconté la naissance d’Alexandre, dont il dresse un portrait physique et moral, le narrateur explique sa préférence pour un récit étiré en longueur, car « þis storie […] contenis so gret wisdome and wit / That euir þe maire þat men oure-reid of it / The mair þai sall haue pleasance and lyking, / For ay the langar þe mair gudelie thing » (« cette histoire […] contient tant de sagesse et d’esprit / Que plus on passe de temps à la lire / Plus on aura plaisir et jouissance / Car plus cela dure, mieux c’est », t. 2, v. 271-275, p. 7-8). 34 Chez Gilbert, l’Arménie est le pays d’origine d’Olympias.

Alexandre « enfant » face à Nicolas et Darius AU MOYEN âGE ANGLAIS

Comme le narrateur affirme que cette colère est issue de l’admiration envieuse que ressent Nicolas face à l’éloquence précoce du jeune prodige Alexandre, on pourrait craindre que, dans le poème de Gilbert, Nicolas ait perdu sa capacité de vitupération comique, en dépit du retour de son crachat. Il n’en est pourtant rien, car au milieu de l’épisode emboîté, faisant intervenir Samson, le jeune héritier déshérité, celui-ci apprend à Alexandre que Nicolas le tient pour un jeune fou et un page, parfaitement incapable de faits d’armes : « And þair-with-all I hard him say of þe That þow was bot ane ȝoung folt and a page, And of þe weris as ȝit haid no knawlage – He wald þe haue to chastie þe and blame, And send þe to Olympeas þi dame, To strukin þe ȝit ane quhile fra þe were ; Thow art oure tender ȝit arming to bere. » (v. 1024-1030) [« Et là j’entendis dire de vous / Que vous n’étiez qu’un page et un jeune fou / Ne sachant rien des faits d’armes. / Il aimerait mettre la main sur vous pour vous châtier / Puis vous envoyer auprès d’Olympias votre mère / Pour qu’elle vous dissuade en vous frappant et vous tienne loin de la guerre, / Car pour le port d’armes vous êtes encore trop faible. »] En anticipant les intentions parfaitement analogues de Darius, Gilbert attribue déjà à la fantaisie du premier antagoniste d’Alexandre cette image grotesque du futur conquérant recevant des coups « punitifs » à la façon d’un enfant recevant une fessée parentale. Certes, l’image n’a pas été inventée de toutes pièces par le poète écossais – elle figurait sous une forme moins élaborée dans deux lettres envoyées par Darius dans l’Historia de preliis35 – mais par son amplification, puis son extension à Nicolas ainsi que par sa répétition (dans les paroles de Darius aux v. 4340-4341, 4511-4521), elle se plaît à associer les injures des deux adversaires du jeune Alexandre au monde des farces où foisonnent les coups de bâton destinés à faire rire. C’est une autre forme de comédie théâtrale qui fait une apparition inattendue, car inégalée, dans la version écossaise du premier échange de lettres, à propos des dons dérisoires envoyés par Darius pour se moquer d’Alexandre. Les deux hommes ne se sont pas encore rencontrés, mais c’est face au portrait du jeune Macédonien que l’empereur perse déverse son mépris pour la jeunesse ainsi que pour la petite taille d’Alexandre – ce même mépris qui dans le poème allitératif des Wars produisit des images d’une hybridité grotesque36. Dans tous les textes dérivés de l’Historia de

35 « Revertere igitur […] et requiesce in sinu matris tue » (« Retourne donc […] et repose dans le sein de ta mère », I, 29, p. 38) dans la lettre adressée à Alexandre, puis « […] ut illo pueriliter flagellato induam ipsum purpura et dirigam matri sue Olimpiadi derogatum » (« […] afin que je le frappe comme un enfant, lui mette sa robe de pourpre et le renvoie auprès de sa mère Olympias », I, 32, p. 44) dans la lettre que Darius envoie à ses satrapes. 36 Voir p. 72 supra. Le Darius du poème écossais, quoique hors de lui devant le portrait, a une perception plus littérale de la petitesse d’Alexandre (« sa litill of stature », v. 4279 et 4285).

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preliis, Darius initie alors un échange de lettres et de présents glosés qui fait office d’une escarmouche verbale justifiant37 et anticipant (« performant ») l’engagement militaire à venir38. Or, les traducteurs et auteurs anglais semblent avoir eu de la difficulté à cerner l’identité (et le nombre) de ces objets symboliques dans leurs sources latines et françaises, puisqu’ils varient beaucoup d’un texte à l’autre. Néanmoins, dans la glose du donneur Darius, tous s’accordent pour les lier à l’enfance : il s’agit en général d’instruments de correction (bâton, fouet, frein) et / ou de jouets (balle, toupie), auxquels s’ajoute une petite caisse (ou écrin) en or (ou contenant de l’or), envoyée depuis la riche Perse pour se moquer de la pauvreté d’Alexandre et son royaume39. Dans le Buik écossais, le narrateur précise que ces présents consistaient, premièrement, en « a playing ball / And ane golf-staff to driff the ball withall » (« une balle avec un club de golf pour la lancer », v. 4326-27, p. 11040) ainsi que, deuxièmement, en un fouet pour faire tourner une toupie (« ane scurge to drive ane top », v. 4332, ibidem). Dans cette description des deux objets (en fait trois ou quatre), il s’agit donc de cadeaux ludiques et non correctifs, car le bâton et le fouet sont des attributs de la balle et de la toupie, mais dans la glose de Darius le fouet est bien un instrument pour châtier l’enfant (v. 4340-434141). Il n’y a aucun doute que, pour la communauté de lecteurs au xve siècle écossais, l’image d’Alexandre le « Grand » comme petit enfant « des rues », enjoué et sujet à punition, la veille de sa célèbre défaite de l’armée perse, devait être incongrue et peut-être de ce fait – et à cause de l’absence évidente de véridicité – risible. Mais il nous faut encore regarder de plus près le troisième et dernier présent, le cantram auream (selon l’Historia de preliis J2, source principale de cet épisode chez Alexandre de Paris et aussi Gilbert), pour voir l’interprétation insolite qu’en fait le poète écossais. En effet, dans le Buik, Darius se moque d’Alexandre en lui envoyant, en plus de la balle et la toupie, « […] ane chaplet of gold and perreye Like till ane mytir, in takin of folly,

37 Dans le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris, c’est pour se venger de la mort de Nicolas, son parent, son vassal et son ami, que Darius endeuillé est incité à provoquer Alexandre avant même cet échange de lettres et d’objets dérisoires (I, 88, 1893-1894, 192-193). 38 Il y a en fait deux ambassades : lors de la première (dont il sera question ici), c’est Darius qui envoie une lettre avec des présents dérisoires glosés auxquels Alexandre répond par sa glose à lui – qui s’avérera véridique – alors que la deuxième lettre accompagnant un « cadeau » menaçant de Darius (un sac rempli de graines de pavot) sera suivie d’une ambassade d’Alexandre envoyant sa menace à lui sous forme d’une poignée de poivre (v. 4696-4777, t. 2, p. 119-121). 39 Dans Kyng Alisaunder, les trois objets dérisoires sont une toupie, un fouet et une bourse (v. 1705-1706 et 1726-1727), tandis que dans les Wars of Alexander, il s’agit d’une balle, un crâne (ou couvre-chef ?) doré et un chapeau fait de brindilles (v. 1836-1839). 40 Le vers 4327 est sans doute la raison pour laquelle Cartwright a changé « gold-staff » en « golf-staff » au vers 4288, p. 109. Il s’agit vraisemblablement de la plus ancienne référence dans la littérature de langue anglaise à ce jeu « as barnis dois in cieteis for to play » (« joué par les enfants des villes », v. 4328), qui fut interdit sous James II en 1457. 41 « The scourge betakynnys chastiment to the, / That as ane barne þat þow mot chastyit be. » (« Le fouet signifie ton châtiment / Car en tant qu’enfant tu dois être châtié. »)

Alexandre « enfant » face à Nicolas et Darius AU MOYEN âGE ANGLAIS

And as in sindrie contrie barnis vsis Till were myterris in clerk playis and gysis. » (v. 4290-4293) [« un petit chapeau d’or et pierreries / Ressemblant à une mitre, signalant le fou, / Comme les mitres que portent les enfants de divers pays / Pour jouer dans les jeux de clercs et les déguisements. »] Cette identification du cantram auream avec le bonnet du fou, doré et en forme de mitre42, est intéressante à plusieurs titres. D’une part, c’est le propre des fous de faire rire par moquerie et celui des sots d’être objets de moquerie ; en tant qu’incarnation de l’activité de moquer, ce don est par conséquent doublement dérisoire. D’autre part, l’association de cet objet ludique avec « les jeux de clercs et les déguisements » renvoie explicitement au monde du théâtre, quand bien même il serait difficile d’identifier avec certitude le type de spectacle ou de jeu auquel l’auteur se réfère (dans un cadre scolaire ? des sotties ?). Dans le contexte de cet épisode, il me paraît toutefois évident que c’est justement la capacité du jeune Alexandre à régner qui est mise en question par la glose qu’ajoute Darius à cet objet accessoire de spectacle : « A chaiplet als here I of gold þe send, Like till ane myter, þat foly sould pretend, In barnis plais or into desgysing – It settis the better na counterfete ane king. » (v. 4334-4337) [« Je t’envoie aussi un petit chapeau d’or / En forme de mitre, qui doit feindre la folie / Dans les jeux d’enfants et les déguisements – / Cela te sied mieux que de contrefaire un roi. »] Alors que la fantaisie du châtiment corporel du jeune héros faisait appel au monde du burlesque, celle qui lui attribue le rôle du fou (ou du sot) dans des jeux met en avant l’aspect simiesque des spectacles dans lesquels les acteurs sont coupables de simulation. Ce troisième présent ne vise donc pas seulement la capacité d’Alexandre « enfant » à exercer le pouvoir royal, dont il est accusé d’emprunter les attributs, mais l’accessoire ludique du fou est aussi censé réduire le décalage entre être et paraître – car selon Darius celui qui le porte est un sot. L’insulte relative à la sottise d’Alexandre devait paraître risible dans un récit faisant grand étalage de la sagesse précoce de cet élève d’Aristote ; en plus, les réponses apportées par celui qui est moqué de cette façon ne laissent aucun doute : c’est le moqueur qui est 42 L’or sur ce chapeau-bonnet est glosé avec dérision par Darius comme don à celui qui est pauvre et par Alexandre comme incitation à conquérir les richesses de la Perse (v. 4370-4373), mais aussi comme la couronne perse qu’il recevra à titre de tribut des mains de Darius (v. 4450-4455). La raison pour laquelle ce couvre-chef a la forme d’une mitre n’est pas claire ; peut-être peut-on penser à un bonnet de fou à deux « pointes », tels les deux pans d’une mitre d’évêque. Il est également possible que Hay ait eu connaissance de jeux populaires semblables aux mises en scène burlesques de la fête du petit évêque à Valence ; pour davantage d’information sur ces jeux, on consultera H. Tropé, Locura y sociedad en la Valencia de los siglos XV al XVII : los locos del Hospital de los Inocentes (1409-1512) y del Hospital General (1512-1699), Valence, 1994.

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le sot43. Par contre, les questions relatives à la maturité nécessaire pour exercer le pouvoir royal devaient être au cœur des préoccupations d’une société gouvernée par un roi mineur sous tutelle, comme c’était à plusieurs reprises le cas pour l’Écosse au xve siècle44. Quelles que soient les variantes du comique déployées dans les épisodes analysés, nous avons pu entrevoir comment les auteurs anglais et écossais, par le biais de leurs incursions dans le monde grotesque et spectaculaire de l’invective, ont flirté avec des thématiques qui exigent que l’on réfléchisse aux œuvres dans leurs contextes culturels et politiques, pour autant que ceux-ci soient connus45. En soulevant des questions d’ordre juridique, politique, économique et éthique, les gros mots d’un Nicolas et d’un Darius contribuent à légitimer l’accès au pouvoir d’un très jeune roi ambitieux au lignage incertain et aux qualités encore peu connues. Si les deux fanfarons, ainsi que leurs publics, peuvent s’amuser devant les scénarios tracés par leurs insultes, leur rire ne sera toutefois que de courte durée, les moqueurs seront moqués, et les valeurs de la communauté des lecteurs cibles seront clairement réaffirmées. Dans les œuvres analysées ici, c’est encore l’Alexandre de Gilbert qui, face aux cadeaux dérisoires de Darius, exprime le plus clairement ces valeurs – qu’il affirme être celles de Dieu lui-même – dans un jeu de variation syntaxique (ou de polyptote) autour du mot scorn (« moquer ») : « And gif þow sais þow sendis it in scornying, That is displesand to the hiest King, For God will ay that scornit be scornoure, And to wertew and wisdome dois honoure. » (v. 4458-4461) [« Et si tu dis que tu as envoyé ce par moquerie, / Cela déplaît au plus haut Roi, / Car Dieu veut toujours que le moqueur soit moqué / Et que vertu et sagesse soient honorées. »] Cette réponse, prédisant que, par la volonté divine, la moquerie se retournera contre le donneur-moqueur, ressemble étrangement aux jeux de polyptote et d’antanaclase autour du mot mock (« moquer ») que proférera le jeune roi Henry V devant les cadeaux dérisoires (des balles de tennis) que lui apportent les ambassadeurs français dans la pièce qu’écrira Shakespeare vers 1599, un siècle après la révision du récit 43 Comme notre propos n’a pas été d’analyser comment Alexandre tourne en dérision ses adversaires, nous n’entrerons pas dans les détails à ce sujet. 44 James II avait sept ans lors du meurtre de son père et ne fut déclaré majeur que dix ans plus tard, en 1449 ; James III avait à peine dix ans lorsque son père fut tué en bataille en 1460 (à peu près la date où le Buik fut écrit). Pour la suggestion que ces « enfants rois » pourraient expliquer l’immense autorité qu’exerce Aristote sur Alexandre dans le Buik, voir J. Martin, « ‘Of  Wisdome and of Guide Governance’ : Sir Gilbert Hay and The Buik of King Alexander the Conquerour », dans A Companion to Medieval Scottish Poetry, éd. P. Bawcutt et J. Hadley Williams, Cambridge, 2006, p. 75-88. 45 La fourchette pour une possible date de composition de Kyng Alisaunder est assez grande (dernier quart du xiiie siècle ou premier quart du xive), celle pour les Wars of Alexander est énorme (1350-1450) ; il n’y a que pour le poème écossais que nous possédons des dates (circa 1460 pour la composition, 1499 pour la « révision ») et un milieu d’origine relativement fiables.

Alexandre « enfant » face à Nicolas et Darius AU MOYEN âGE ANGLAIS

de Gilbert46. Non seulement l’échange d’insultes entre Alexandre « enfant » et ses premiers adversaires remontait aux sources de la tradition romanesque sur le conquérant, comme nous venons de l’entrevoir, mais il avait encore de beaux jours devant lui, comme le suggère l’échange shakespearien entre le roi soldat anglais et son moqueur royal français. Au-delà de ces continuités, c’est dans les particularités de leur emploi du comique que les œuvres réfléchissent les préoccupations de leur milieu de « translation ». Par l’exemplarité et l’efficacité des réponses qu’il apporte à sa mise en dérision, le jeune Alexandre se fait miroir du prince de l’époque de celui qui a mis en vers le récit de sa vie. Grâce aux gros mots de Nicolas et de Darius, c’est au terme de ces deux épisodes à caractère quasi initiatique, qu’il devient « majeur » et conquiert son droit de régner « pour de vrai » bien avant les exploits militaires à venir.

46 Henry ordonnera à l’ambassade de « tell the pleasant prince this mock of his / Hath turned his balls to gun-stones, and his soul / Shall stand sore charged for the wasteful vengeance / That shall fly with them ; for many a thousand widows / Shall this his mock mock out of their dear husbands, / Mock mothers from their sons, mock castles down ; / And some are yet ungotten and unborn / That shall have cause to curse the Dauphin’s scorn. / But this lies all within the will of God » (I, 2, 293-302, « raconter au prince égayé que sa moquerie / A changé ses balles en boulets de canon, et que son âme / Devra répondre de la dévastation / Qui en résultera, car des milliers de veuves / Se trouveront par sa moquerie moquées de leurs maris, / Les mères seront moquées de leurs fils, les forteresses s’écrouleront moquées / Et des âmes encore à naître/ Auront lieu de maudire la moquerie du Dauphin », The Life of King Henry V, éd. B. A. Mowat et P. Werstine, New York, 2004, p. 36-37). Il me paraît évident que les Chronicles of England par Raphael Holinshed, où l’échange existe sous une forme rudimentaire mais où cette réflexion par figure de style manque, n’ont pas constitué l’unique inspiration de cette scène chez Shakespeare.

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Alexandre dupé dans la littérature rabbinique de l’Antiquité tardive : un compromis entre déférence et autocensure*

La grande majorité des références à Alexandre le Grand dans les sources juives de l’Antiquité sont laudatives : ce souverain, fréquemment invoqué comme instance de légitimation, est en général l’objet de déférence1. À l’époque hellénistique, un seul reproche explicite est formulé à son encontre : l’orgueil2. Durant l’Antiquité tardive, un seul texte juif exprime ouvertement de l’hostilité à l’égard d’Alexandre : dans un passage du Talmud de Babylone, le rabbin babylonien Abaye, dont la tradition place l’activité au ive siècle de notre ère, l’accuse d’avoir massacré la communauté juive d’Alexandrie, alors même que cet événement historique se produisit en réalité au iie siècle de notre ère sous le principat de Trajan3. La substitution du roi de Macédoine à l’empereur romain comme figure de persécuteur relève d’une tradition interprétative spécifique à l’empire perse sassanide : Alexandre, couramment qualifié de « gizistag » (maudit), constitue une figure de l’ennemi traditionnellement associée à l’Égypte dans l’historiographie zoroastrienne4. C’est pourquoi cette accusation se trouve uniquement dans le



* Cet article a été rédigé avec le soutien du projet de recherche « La compétition religieuse dans l’Antiquité tardive » financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) et accueilli par l’Université de Fribourg (2019-2023) (http://relab.hypotheses.org). 1 R. Bloch, « Alexandre le Grand et le judaïsme : la double stratégie d’auteurs juifs de l’Antiquité et du Moyen Âge » dans Les voyages d’Alexandre au paradis : Orient et Occident, regards croisés, éd. M. Bridges et C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, 2013, p. 147-164. 2 1 Maccabées 1, 1-9. Les quelques allusions négatives qu’on a pu relever dans d’autres textes visant des souverains étrangers ne mentionnent pas de nom mais les envahisseurs grecs ou romains en général, cf. Daniel 11, 3. 3 Talmud de Babylone, Sukkah 51b. 4 G. Herman, « Ahasuerus, the Former Stable-Master of Belshazzar, and the Wicked Alexander of Macedon : Two Parallels between the Babylonian Talmud and Persian Sources », AJS Review, 29 (2005), p. 283-297. Maureen Attali • Université de Fribourg (Suisse) Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 81-92 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124953

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Talmud de Babylone, élaboré en milieu perse, et pas dans le Talmud de Jérusalem, mis par écrit durant le Bas-Empire romain5. Au-delà de la dichotomie entre jugement positif issu de la culture gréco-romaine et jugement négatif issu de la culture perse, les sources rabbiniques anciennes rapportent une autre tradition dans laquelle Alexandre, bien qu’incarnant la figure du juge et de l’arbitre, est tourné en dérision. Il est dupé par un juif analphabète qui parvient à l’empêcher de commettre un délit religieux en pénétrant dans le Saint des saints du temple de Jérusalem6. La construction et la signification de ce récit, qui fait figure d’exception, sont au premier abord obscures. Pour comprendre ce qui a autorisé les rabbins à se moquer d’une figure aussi illustre, il est nécessaire de reconstituer l’histoire du texte et la structure du récit ainsi que de le situer dans la tradition théologique et littéraire de l’Antiquité afin d’élucider son contexte historique et ses fonctions.

Une dérision indéniable mais implicite Le récit de la duperie d’Alexandre est connu en deux versions : la plus facile à dater est transmise dans le Midrash Rabbah sur Genèse, un commentaire exégétique du premier livre de la Bible compilé vers 500 de notre ère en Palestine7. Le second document est tributaire d’une histoire rédactionnelle plus complexe, puisqu’il se trouve dans une des recensions des scholies au Rouleau des jeûnes, à la date du 25 Sivan8. Le Rouleau des jeûnes (en araméen Megillat Taanit), une liste de jours fastes compilée vers 100 de notre ère, est le plus ancien texte rabbinique conservé. Au Moyen Âge, il fut complété par des commentaires explicatifs qui diffèrent dans chacune des trois recensions connues. Comme ces additions reprennent pour certaines des interprétations déjà attestées dans l’Antiquité, on considère globalement que les scholiastes médiévaux ont mis par écrit des traditions anciennes. La recension qui nous intéresse, transmise par un manuscrit du xve siècle conservé à la Bodleian Library d’Oxford, est d’origine palestinienne9. Le récit se compose de deux unités narratives. La première section, qui figure également dans d’autres textes rabbiniques, met en scène « Alexandre de Macédoine » en position d’arbitre10 : une plainte contre les juifs est déposée devant lui par les



5 Il existe deux Talmud : celui de Jérusalem, achevé vers 400 de notre ère, et celui de Babylone, vers 600 de notre ère. Chacun associe à la Mishna (un ensemble de lois rabbiniques compilé vers 200 de notre ère) des commentaires différenciés, appelés Guemarot. 6 Seul le grand-prêtre pouvait pénétrer dans le Saint des saints, et encore une seule fois par an, à l’occasion de la fête de Kippour, cf. Lévitique 16. 7 Midrash Rabbah sur Genèse 61, 7. 8 Le mois de Sivan du calendrier hébraïque correspond à mai-juin dans le calendrier grégorien. 9 Oxford, Bodleian Library, MS Michael 388, 194-195. L’édition de référence des scholies a été établie par V. Noam, Megillat Ta’anit : Versions, Interpretation, History, Jérusalem, 2003 [hébreu]. Pour une édition en allemand, voir H. Lichtenstein, « Die Fastenrolle : Eine Untersuchung zur jüdisch-hellenistischen Geschichte », Hebrew Union College Annual, 8-9 (1931-1932), p. 257-351. 10 Talmud de Babylone, Sanhédrin 91a ; recension babylonienne des scholies au Rouleau des jeûnes, 25 Sivan d’après le manuscrit de Parme, Biblioteca Palatina 2298, daté de 1355 et édité par V. Noam, ibidem, p. 243-249.

A l e xa n d r e d u p é dan s l a l i t t é r at u r e rab b i ni q u e d e l’Ant i q u i t é

« Cananéens », les « Égyptiens » et les « Ismaélites » au motif que les juifs se seraient approprié la Palestine en allant à l’encontre de la Torah. Un juif nommé Gebiah – littéralement « le bossu » – et qualifié de « sho’èr habayit » (portier du Temple), se fait l’avocat des juifs : à coups de citations bibliques, il parvient à retourner leurs argumentations respectives contre les plaignants et les contraint à prendre la fuite avant même que le roi ne rende sa sentence. Lors de la disputatio, Gebiah ne s’adresse à Alexandre qu’avec respect, en utilisant systématiquement la formule « Adoni ha-melek » (Mon seigneur le roi). Dans la suite du récit, les « Cuthéens » – c’est-à-dire les Samaritains11 – exhortent le roi à pénétrer dans le Saint des saints du temple de Jérusalem. Alexandre, dont le nom n’est jamais mentionné dans cette deuxième section, s’y rend accompagné de Gebiah. Suivant le texte du Midrash Rabbah sur Genèse : ‫אֹותָך לְ הִ ָּכנֵס לְ בֵ ית‬ ְ ‫ּבִ ּקֵ ׁש ַלעֲלֹות לִ ירּוׁשָ לַיִ ם ֲאזַלּון ּכּותָ אי וְ אָ ְמרּו לֵיּה הִ ּזָהֵ ר ׁשֶ אֵ ינָן מַ ּנִ יחִ ין‬ ‫ הָ לְַך וְ עָׂשָ ה לֹו ְׁשּתֵ י אַ נְ ּפִ ּלָאֹות וְ נָתַ ן‬,‫ וְ כֵיוָן ׁשֶ הִ ְרּגִ יׁש ּגְ בִ יעָה ּבֶ ן קֹוסֵ ם‬,‫קֹ דֶ ׁש הַ ּקֳ דָ ִׁשים ׁשֶ ּלָהֶ ם‬ ‫ וְ כֵיוָן ׁשֶ הִ ּגִ י ַע לְ הַ ר הַ ּבַ יִ ת אָ מַ ר לֹו‬,‫ּבָ הֶ ם ְׁשּתֵ י אֲבָ נִ ים טֹובֹות ׁשָ וֹות ְׁשּתֵ י ִרּבֹואֹות ׁשֶ ל ּכֶסֶ ף‬ ,‫ ׁשֶ הָ ִרצְ ּפָה ֲחלָקָ ה ׁשֶ ל ֹא ּתַ חְ ּלִ יק ַרגְ לֶיָך‬,‫אֲדֹונִ י הַ ּמֶ לְֶך ְׁשֹלף ִמנְ ָעלֶיָך ּונְ עֹ ל לְָך ְׁשּתֵ י אַ נְ ּפִ ּלָאֹות‬ ‫וְ כֵיוָן ׁשֶ הִ ּגִ י ַע לְ בֵ ית קֹ דֶ ׁש הַ ּקֳ דָ ִׁשים אָ ְמרּו לֹו עַד ּכָאן יֵׁש לָנּו ְרׁשּות לִ ָּכנֵס ִמּכָאן וָאֵ ילְָך אֵ ין‬ ‫אָ מַ ר לֹו ִאם ּכֹ ה ּתַ עֲׂשֶ ה רֹופֵא אֻּמָ ן‬,‫ אָ מַ ר לֹו לִ כְ ׁשֶ אֵ צֵ א אֲנִ י מַ ְׁשוֶה לְ ָך גְ ּביע ְָתָך‬.‫לָנּו ְרׁשּות לִ ָּכנֵס‬ .‫ִּתּקָ ֵרא וְ ׂשָ כָר הַ ְרּבֵ ה ִּתּטֹ ל‬ [Il voulut monter à Jérusalem. Les Cuthéens lui dirent : « Prends garde, les juifs ne te laisseront pas entrer dans leur Saint des saints. » Quand Gebiah ben Kosem l’apprit, il alla se faire fabriquer deux pantoufles et les orna de deux pierres précieuses valant 20 000 pièces d’argent. Quand il arriva au mont du Temple, il lui dit : « Mon Seigneur le roi, enlevez vos chaussures et mettez ces pantoufles car le sol est lisse et vous pourriez glisser. » Arrivés au Saint des saints, il lui dit : « Jusqu’ici nous pouvons aller, mais pas plus loin. » Furieux, il répondit : « Quand je serai sorti, je t’enfoncerai ta bosse. » Il lui dit : « Si tu le fais, tu seras considéré comme un médecin expert et tu auras mérité un bon salaire12. »] Le récit s’achève sur cette dernière phrase ; les rabbins reviennent ensuite sans transition à l’exégèse biblique13. L’issue des événements reste donc implicite : on comprend que le poids des pierreries cousues sur les pantoufles en feutre a immobilisé le souverain, qui s’est alors retrouvé dans une position ridicule. Cette interprétation est confirmée par la sémantique. En effet, les « chaussures » qu’a retirées Alexandre pour revêtir ses nouvelles pantoufles sont désignées par un terme polysémique qui, selon la vocalisation choisie, peut également signifier

11 Sur l’origine de l’ethnique « Cuthéens » pour désigner les Samaritains, voir L. Schiffman, « Cuthaeans » dans A Companion to Samaritan Studies, éd. A. D. Crown, R. Pummer et A. Tal, Tübingen, 1993, p. 63-64. 12 Midrash Rabbah sur Genèse 61, 7. 13 Le verset commenté est Genèse 25, 6 « Quant aux fils de ses concubines » à propos des concubines renvoyées par Abraham après la naissance d’Isaac.

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« verrous14 » ; cette ambiguïté se trouvait déjà dans un verset biblique, diversement compris par les traducteurs, où il est justement question de la sécurité que garantissent ces chaussures ou ces verrous15. Préféré à un lexique plus spécialisé, l’emploi de ce mot suggère qu’en enlevant ses propres chaussures, Alexandre est devenu vulnérable, tout en annonçant le thème de l’emprisonnement. Dans la mesure où les rabbins n’ignoraient pas la culture grecque, il n’est pas non plus impossible que l’utilisation de pantoufles comme outil d’humiliation rappelle volontairement les moqueries de Lucien de Samosate. Au iie siècle de notre ère, ce philosophe avait dépeint le roi Philippe, père d’Alexandre, ravaudant des savates usagées aux Enfers16. Quoi qu’il en soit, une fois pris au piège, le roi menace Gebiah, qui lui répond insolemment, sans plus lui donner du « Mon Seigneur le roi ». Si la tonalité du dialogue entre les deux personnages change radicalement, c’est en partie parce que les deux répliques finales sur la bosse formaient à l’origine une unité indépendante, sans aucun lien avec Alexandre. Cet échange apparaît en effet dans le Talmud de Babylone lors d’une controverse théologique entre Gebiah et un « min » (hérétique) anonyme17. L’élément de dérision a donc été importé pour être associé au souverain par la combinaison de deux traditions à l’origine distinctes mais qui concernaient toutes les deux Gebiah. D’un point de vue purement narratif, la chute du récit n’est pas satisfaisante : rien n’empêchait Alexandre de retirer les pantoufles pour retrouver sa mobilité, pénétrer dans le lieu interdit et surtout punir Gebiah de son insolence comme il l’avait promis. Pourtant, le texte ne rapporte aucun de ces événements. Le caractère incomplet du récit a visiblement été ressenti, car le texte de la scholie au Rouleau des jeûnes, outre quelques variantes mineures, ajoute une péripétie supplémentaire pour résoudre le conflit18 : « On dit qu’ils ne bougèrent pas de cet endroit jusqu’à ce qu’un serpent ne le morde (shèhiqisho nahash19). » Dans cette version, Alexandre n’a visiblement toujours pas eu l’idée de simplement retirer ses pantoufles, qui l’empêchent certes 14 Voir la définition des termes ‫ מַ נְ עּול‬et ‫ ִמנְ עָל‬dans M. Jastrow, Dictionary of Targumim, Talmud and Midrashic Literature, Londres, 1903, p. 802. On rappellera que la littérature rabbinique n’était à l’origine pas vocalisée, les notations vocaliques ayant été introduites dans la langue hébraïque à partir du xe siècle de notre ère. 15 Deutéronome 33, 25. La traduction grecque du Deutéronome dite des Septante, réalisée au iiie s. avant notre ère, avait ainsi rendu ‫ « ִמנְ עָלֶ ֑י‬min’alei » par « hupodêma » (sandale) : « comme fer et airain sera sa sandale » d’après la traduction de C. Dognier et M. Harl, La Bible d’Alexandrie. 5. Le Deutéronome, Paris, 1992, p. 352. Cette interprétation fut reprise par Jérôme, qui emploie dans la Vulgate le latin « calciamentum ». À l’inverse, la plupart des traductions de référence contemporaines privilégient une traduction par « verrous » ; voir par exemple La Bible. Ancien Testament, t. 1, éd. É. Dhorme, Paris, 1956, p. 1145. 16 Lucien de Samosate, Ménippe ou la consultation des morts, 17. Dans le récit rabbinique, la « pantoufle » est désignée par un mot grec (empilion) transcrit en caractères hébraïques. Chez Lucien, les « savates » ravaudées par Philippe sont désignées par le terme hupodêma. Je remercie Gilles Polizzi d’avoir attiré mon attention sur le texte de Lucien. 17 Talmud de Babylone, Sanhédrin 91a. 18 Dans cette version, le protagoniste est nommé Gebiah ben Psisa ; par ailleurs, les chaussures ne sont pas couvertes de pierreries mais directement fabriquées en or pour une valeur de 50 000 mines chacune. 19 Scholie au Rouleau des jeûnes, date du 25 Sivan d’après le manuscrit d’Oxford d’après H. Lichenstein, ibidem, p. 228-330.

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de pénétrer dans le Saint des saints, mais également de rebrousser chemin. Pour expliquer comment et pourquoi le roi a finalement renoncé ou dû renoncer à son dessein, les rabbins invoquent l’intervention d’un serpent. Or, dans sa formulation lacunaire, ce nouvel épisode ne suffit pas non plus à établir une logique narrative. Le venin du serpent a-t-il entraîné une incapacité temporaire ou bien s’est-il avéré fatal ? Surtout, quelle est l’identité du personnage mordu ? En hébreu, la lettre waw (‫ )ו‬finale de la forme verbale ‫ שהכישו‬correspond au pronom personnel enclitique de la troisième personne du masculin singulier : ce pronom (« le » en français) est le complément d’objet direct du verbe « mordre » mais la syntaxe ne permet pas de déterminer avec certitude à quel personnage il se rapporte. Pour respecter la cohérence du récit, le lecteur suppose que c’est Alexandre qui a été mordu, puisqu’une incapacité de Gebiah n’aurait en rien diminué le risque de transgression religieuse, au contraire20. Toutefois, afin de ne pas avoir à dépeindre le roi blessé, dans une situation de grande vulnérabilité, le milieu rédacteur du texte a choisi d’utiliser une formulation volontairement ambiguë21. Cette stratégie syntaxique et narrative, qui consiste à laisser planer le doute sur le référent d’un pronom ou d’un adjectif et donc sur le déroulement et l’interprétation exacte des événements, n’est pas nouvelle dans les sources hébraïques. On en trouve plusieurs exemples dans les livres bibliques, notamment dans un verset du Deuxième livre des Rois à propos d’un épisode de la guerre entre les Moabites et les Édomites : Le roi de Moab vit que le combat était trop fort pour lui. Il prit avec lui 700 hommes, tirant l’épée, pour faire une trouée vers le roi d’Édom ; mais ils ne le purent. Alors il prit son fils (‫ )בְּ נֹו‬aîné, celui qui devait régner à sa place, et l’offrit (‫ ַ) ַיּעֲלהוּ‬en holocauste sur la muraille22. À cause de l’ambiguïté sur les référents de l’adjectif possessif et du pronom personnel complément d’objet direct, on ne sait quel fils le roi de Moab a sacrifié : le sien ou celui de son ennemi le roi d’Édom. Cet expédient est repris par les rédacteurs du récit rabbinique sur la duperie d’Alexandre afin d’éviter de rendre explicite l’étendue de l’irrespect témoigné au roi, même s’il est indubitable. Quant à la trame narrative elle-même, elle reprend plusieurs motifs théologico-littéraires bien attestés dans les sources juives de l’Antiquité.

Des motifs traditionnels de la littérature juive de l’Antiquité Bien que l’implication d’Alexandre et sa mise en scène possèdent des caractéristiques inédites, le récit rabbinique combine des thèmes traditionnels de la littérature juive

20 O. Amitai, « The Story of Gviha Ben-Psisa and Alexander the Great », Journal for the Study of the Pseudepigrapha, 16/1 (2006), p. 61-74 (p. 72). 21 V. Noam, op. cit., p. 77. 22 2 Rois 3, 26-27 dans La Bible. Ancien Testament, éd. É. Dhorme, op. cit., p. 1145. Pour d’autres versets bibliques portant une ambiguïté similaire, voir Genèse 14, 18-19 (qui bénit qui d’Abraham ou de Melchisédech ?) et Exode 15, 25 (qui fixe aux Hébreux des lois et les met à l’épreuve, Moïse ou Dieu ?).

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de l’Antiquité concernant les Samaritains, la prétendue visite d’Alexandre à Jérusalem et les interventions divines pour défendre le Temple. Observable dès l’époque perse achéménide, la rivalité entre juifs et Samaritains s’exacerbe à partir du iie siècle avant notre ère, à l’occasion de la révolte judéenne dite des Maccabées contre le pouvoir séleucide23. Nombre des traditions juives hostiles aux Samaritains se focalisent sur la concurrence entre les temples de Jérusalem et du Garizim et associent à cette controverse la figure disputée d’Alexandre24. Flavius Josèphe implique ainsi ce souverain dans la construction du temple samaritain du mont Garizim, à l’occasion de la conquête de la Samarie en 332 avant notre ère : Sânballat [gouverneur de la province perse de Samarie], estimant qu’il y avait là une occasion favorable pour son projet, abandonna la cause de Darius [III], et prenant huit mille de ses administrés, se rendit auprès d’Alexandre, qu’il trouva commençant le siège de Tyr ; il lui dit qu’il lui remettait les territoires qu’il gouvernait, et qu’il se réjouissait de le reconnaître comme maître à la place du roi Darius. L’ayant ainsi visité dans des conditions cordiales, [Sânballat] lui exposa son affaire, expliquant qu’il avait pour gendre Manassé, frère du grand-prêtre des juifs ; de nombreux compatriotes s’étaient joints à lui dans le désir d’édifier un temple dans ses territoires. Il serait d’ailleurs avantageux pour le roi de diviser en deux la puissance des juifs, pour éviter que le peuple, s’il venait à se soulever unanime et d’accord, ne fasse difficulté au roi, comme il le fit jadis aux monarques assyriens. Sur le consentement d’Alexandre, il mit toute son énergie à bâtir le temple et puis il institua Manassé grand-prêtre, considérant que c’était la plus grande distinction que la postérité de sa fille pourrait avoir25. Le récit rabbinique de la duperie d’Alexandre ne mentionne d’abord pas les Samaritains qui, dans la première section du texte, ne prennent aucunement part à la disputatio. Ils font subitement irruption au début de la seconde section pour encourager le roi à enfreindre les règles cultuelles en vigueur à Jérusalem, ce qui confirme le caractère hybride du récit. L’accusation portée contre les Samaritains reflète l’hostilité croissante des juifs envers eux à partir de la période hasmonéenne, laquelle culmina avec la destruction du temple du Garizim par Jean Hyrcan en 111/110 avant notre ère. Si l’on en croit Flavius Josèphe, ce sentiment était réciproque, notamment à l’époque romaine où les Samaritains n’auraient pas épargné leurs efforts pour porter atteinte à la sainteté du temple juif :

23 La tradition juive considère les Samaritains comme des descendants de populations étrangères implantées en Samarie par le roi assyrien Sargon (721 avant notre ère, cf. 2 Rois 17), alors qu’eux-mêmes se regardent comme des descendants des tribus d’Ephraïm et de Manassé. La distinction entre les deux groupes – juifs et Samaritains – ne devient pérenne que sous la dynastie hasmonéenne à la fin du iie siècle avant notre ère ; voir R. G. Coggins, Samaritans and Jews : The Origins of Samaritanism Reconsidered, Atlanta, 1975. 24 Flavius Josèphe, Antiquités juives, XVIII, 29-30 ; Talmud de Babylone, Yoma 69a. Voir E. S. Gruen, Heritage and Hellenism. The Reinvention of Jewish Tradition, Berkeley, 1998, p. 189-202. 25 Flavius Josèphe, Antiquités juives, XI, 321-324, trad. É. Nodet, Flavius Josèphe V. Les Antiquités juives, livres X et X, Paris, 2010, p. 159-160.

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Sous l’administration de Coponius, il se passa le fait suivant26. Lors de la célébration de la fête des pains azymes que nous appelons la Pâque, les prêtres avaient coutume d’ouvrir les portes du Temple à partir de minuit. Dès leur ouverture, cette fois, des Samaritains, entrés en secret à Jérusalem, jetèrent des ossements humains sous les portiques. Dès lors on interdit à tous les Samaritains l’accès du Temple, ce dont on n’avait pas l’habitude auparavant, et l’on se mit à le garder avec plus de vigilance27. La mise en scène de Samaritains cherchant à porter atteinte à la sainteté du temple de Jérusalem est donc un motif bien connu de la littérature juive hellénisée et rabbinique. La tradition d’une visite d’Alexandre au temple de Jérusalem est rapportée pour la première fois avec certitude par l’historien de la fin du ier siècle de notre ère Flavius Josèphe28. Elle est reprise dans littérature rabbinique ainsi que dans une interpolation juive du Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène29. Tous les commentateurs s’accordent à considérer cet épisode comme légendaire : Alexandre ne s’est jamais rendu à Jérusalem30. Cette tradition a donc été élaborée pour accroître la réputation et le rayonnement du Temple. Suivant la version du Pseudo-Callisthène : Alexandre s’approche alors du pays des Juifs. […] ayant fait venir l’un des prêtres, il lui dit : « Comme votre apparence est divine ! Indique-moi donc aussi quel dieu vous honorez, car chez les dieux de chez nous je n’ai point vu si belle ordonnance de prêtres. » L’autre lui dit : « Nous servons un dieu unique, qui a créé la terre, le ciel et tout ce qui s’y trouve, mais aucun homme n’a le pouvoir de le dévoiler. » Sur ce, Alexandre dit alors : « En tant que serviteurs du dieu véritable, allez en paix, allez, car votre dieu sera le mien, et ma paix vous accompagnera, sans le moindre risque que je marche contre vous comme je l’ai fait contre les autres peuples, puisque vous êtes consacrés à servir le dieu vivant. » Ils prirent alors une masse de trésors d’or et d’argent qu’ils apportèrent à Alexandre, mais il refusa d’en rien prendre, leur disant : « Que tout cela, ainsi que le tribut qu’on a mis de côté pour moi, revienne au Seigneur Dieu ; quant à moi, je ne recevrai rien de vous31. » Le souverain macédonien fait ici office d’instance légitimatrice, comme le confirme l’insistance sur le respect qu’il aurait témoigné au Temple, à ses desservants et à son culte. Le récit rabbinique que nous étudions modifie donc radicalement la signification de la légende en faisant d’Alexandre non plus le garant du Temple mais son agresseur. Si l’identification avec Alexandre est inédite, le thème du souverain étranger profanateur du Temple a été inauguré au iie siècle avant notre ère dans deux livres

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Soit en l’an 6 de notre ère. Flavius Josèphe, Antiquités juives, XVIII, 29-30. Flavius Josèphe, Antiquités juives, XI, 331-335. Scholie au Rouleau des jeûnes, 25 Kislev cf. H. Lichtenstein, ibid., p. 339-340 ; Talmud de Babylone, Yoma 69a. 30 J. Goldstein, « Alexander and the Jews », Proceedings of the American Academy for Jewish Research, 59, (1993), p. 59-101. 31 Pseudo-Callisthène, Le Roman d’Alexandre, II, 24 (codex C), trad. G. Bounoure et B. Serret, Paris, 1992, p. 182-183.

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apocryphes. Le Deuxième livre des Maccabées, composé entre 160 et 120 avant notre ère, glose l’épisode historique de la mise sous tutelle financière des temples de SyriePhénicie par le souverain séleucide Séleucos IV et son représentant Héliodore en 17632. À l’inverse, le récit du Troisième livre des Maccabées, qui incrimine le souverain lagide Ptolémée IV Philopator après sa victoire sur Antiochos III à Raphia en 217, paraît largement fictif33. Ces deux documents partagent la même structure narrative : le souverain ou son officier, faisant fi des supplications des prêtres et des habitants, s’apprêtent à transgresser la sainteté du Temple en pillant son trésor ou en pénétrant dans le Saint des saints. C’est un prodige, et même plus précisément une épiphanie qui empêche le souverain ou son représentant d’arriver à leur fin en provoquant une incapacité physique temporaire. D’après le Troisième livre des Maccabées : Arrivé à Jérusalem, il [Ptolémée IV] sacrifia au Dieu suprême, lui rendit grâce et accomplit les rites qui convenaient au lieu. Parvenu en ce lieu, il fut frappé par sa splendeur et sa majesté ; rempli d’admiration pour la perfection du sanctuaire, il se dit qu’il aimerait bien pénétrer plus avant dans le temple. Alors qu’on lui disait que cela n’aurait pas été convenable, vu qu’aucun membre de la nation n’a le droit d’y entrer, ni même tous les prêtres, excepté le seul grand-prêtre, leur chef à tous, et cela seulement une fois par an, il ne fut nullement convaincu. […]. Mais lui, enhardi dans son insolence et réfutant toutes les mises en garde, s’avançait déjà, pensant mettre à exécution ce qu’il avait annoncé. […] Alors le Dieu qui voit tout, père primordial, Saint parmi les saints, exauçant la légitime supplication, frappa cet homme qui se grandissait tellement dans sa démesure et son insolence, en le secouant dans tous les sens comme un roseau agité par le vent, jusqu’à ce qu’il gît par terre, inerte et paralysé dans ses membres, incapable même d’émettre un son, foudroyé par une juste sentence. Là-dessus, les Amis et les gardes du corps, voyant un si dur châtiment subi par le roi et craignant qu’il n’y laissât la vie, s’empressèrent de l’entraîner dehors, saisis d’une extrême frayeur. Reprenant peu après ses esprits, il ne se repentit nullement malgré la punition qu’il avait reçue, mais s’en alla en proférant d’âpres menaces34. Dans notre récit, l’épiphanie est remplacée par la ruse de Gebiah et, dans la recension palestinienne des scholies au Rouleau des jeûnes, par l’intervention inopinée du serpent. Si ce second événement est interprété par le lecteur comme un signe divin, son caractère miraculeux n’est pas rendu explicite par le texte, alors que les rabbins ne manquent pas d’habitude de souligner « les miracles (nissim) qui se produisirent pour Israël35 ». Pourquoi garder une telle discrétion, et pourquoi avoir remplacé – et

32 2 Maccabées 3, 13-35. Sur l’histoire de la composition de ce document, voir D. Schwartz, 2 Maccabees, Berlin, 2008, p. 3-15. 33 Ce texte a été composé en Égypte, vraisemblablement vers 100 avant notre ère ; voir S. R. Johnson, Historical Fictions and Hellenistic Jewish Identity. Third Maccabees in its Cultural Context, Berkeley, 2004, p. 129. 34 3 Maccabées 1, 9-29 et 2, 21-24, trad. J. Mélèze-Modrzejewski, La Bible d’Alexandrie.15.3, Troisième Livre des Maccabées, Paris, 2008, p. 130-134 et 138. 35 Mishna Berakhot 9, 1.

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donc théologiquement affaibli – l’épiphanie par le recours à des agents terrestres – Gebiah et le serpent – de la volonté divine ? Le rayonnement traditionnel de la figure d’Alexandre dans les communautés juives comme dans le reste du monde gréco-romain interdit de le présenter comme victime de la colère divine, cible de son énergéia et physiquement diminué par elle, même de manière temporaire. C’est pourquoi, à notre sens, le souverain macédonien n’est ici qu’un prête-nom, derrière lequel les rabbins ont voulu dissimuler un autre personnage historique qui n’était pas un Grec mais un Romain.

Alexandre substitué à Pompée ? Stratégies de mise à distance de la violence sous la domination romaine Oray Amitai a proposé de voir dans le récit mettant en scène Gebiah et Alexandre un reflet de la situation du Levant sud au moment de la conquête de la région par Pompée en 63 avant notre ère. Parmi les arguments avancés, il y a tout d’abord la référence historique puisqu’une fois victorieux du siège de Jérusalem, l’imperator pénétra effectivement dans le Saint des saints. Cet épisode célèbre est lui aussi rapporté par Josèphe : Pourtant, parmi les malheurs de cette époque, rien ne fut plus douloureux pour la nation juive que la profanation par des regards étrangers du Lieu saint, jusqu’alors soustrait à la vue. Et il est bien vrai que Pompée entra dans le Temple avec son état-major, là où seul le grand-prêtre avait le droit de pénétrer d’après la religion, et examina ce qui était à l’intérieur : le candélabre, les lampes, la table, les vases à libations, les encensoirs, le tout en or massif, une énorme quantité d’aromates entreposés, le trésor sacré se montant à deux mille talents. Mais Pompée ne toucha à rien de tout cela, ni à quoi que ce fût d’autre des objets sacrés et, un jour seulement après la prise du Temple, il donna l’ordre aux gardiens de le nettoyer et de célébrer les sacrifices habituels36. Dans son compte rendu, Josèphe, membre de la cour flavienne, cherche manifestement à ménager la réputation de Pompée en précisant que celui-ci ne déroba pas les biens sacrés, un acte généralement désapprouvé dans l’Antiquité. Néanmoins, deux siècles plus tard, Dion Cassius donne une autre version des faits en affirmant que « tous [l]es trésors furent pillés37 ». Même s’il est impossible de trancher entre ces deux versions, la contradiction montre la manière dont les actions d’un personnage illustre pouvaient être présentées différemment suivant les contextes, en fonction de la distance chronologique avec les événements mais aussi du public visé. D’après Oray Amitai, la substitution du nom d’Alexandre à celui de Pompée serait un avatar du thème de l’imitatio Alexandri fréquemment évoqué dans la littérature de l’Antiquité à propos du général romain, à son initiative ou à celle des

36 Flavius Josèphe, Guerre des juifs, I, 152-153, trad. P. Savinel, Paris, 1977, p. 140-141. 37 Cassius Dion, Histoire romaine, 37, 16.

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observateurs38. Les rabbins auraient donc subverti la propagande pompéienne à des fins non plus d’éloge mais de critique. Cette hypothèse d’identification éclaire les fonctions du récit rabbinique, lequel tenterait de mettre à distance un événement historique traumatique par la réécriture. Au ve siècle avant notre ère, Eschyle avait utilisé un procédé similaire dans les Perses : cette tragédie, qui met en scène les événements de la deuxième guerre médique, fut représentée pour la première fois en 472 avant notre ère, soit huit ans après l’incendie d’Athènes par l’armée de Xerxès, devant un public composé d’Athéniens qui avaient eux-mêmes fui devant l’ennemi et volontairement laissé le territoire de la cité sans défense ; l’espace urbain porta encore pendant plusieurs décennies les stigmates de ce pillage39. Pourtant, sur la scène théâtrale, lorsque la reine perse Atossa demande au Messager si « Athènes est […] encore intacte », celui-ci n’hésite pas à lui répondre que « la cité qui garde ses hommes possède le plus sûr rempart40 ». Toutefois, dans le récit rabbinique, la reconfiguration des événements historiques n’est pas libre. Le noyau historique de la transgression commise à l’encontre du Temple impose une contrainte théologique : puisque Dieu n’a pas jugé opportun d’arrêter Pompée, invoquer explicitement une manifestation divine constituerait un blasphème. Le milieu rédacteur du récit – des rabbins dans les versions parvenues jusqu’à nous – a donc eu recours à des expédients de statut inférieur à l’épiphanie pour expliquer que le roi ait été contraint de reculer. Non seulement l’intervention divine reste implicite, mais, contrairement aux précédents littéraires d’époque hellénistique, ses agents sont des humbles : Gebiah, ni prêtre ni « sage », ne possède aucune autorité religieuse institutionnelle41 ; son titre de « gardien du temple », ainsi formulé, est inconnu par ailleurs. La ruse dont il fait preuve illustre sa piété mais n’est qu’un succédané de miracle. Le choix d’un serpent comme deuxième agent de la volonté divine peut s’expliquer à la fois par une référence à la théologie rabbinique et par une allusion historique. Plusieurs récits talmudiques mettent en scène un serpent qui mord pour empêcher une transgression religieuse, sur la base d’un verset tiré de l’Ecclésiaste : « celui qui ouvre une brèche dans une clôture est mordu par un serpent42. » Dans le cas de notre récit, le recours au serpent protecteur paraît d’autant plus pertinent qu’Alexandre est justement accusé d’avoir franchi la clôture physique entourant le Saint des saints. Par ailleurs, les Psaumes de Salomon, un apocryphe juif du ier siècle avant notre ère qui décrit la conquête de la Judée par Pompée, soulignent justement que Dieu n’a pas empêché la profanation du Temple par les « chaussures » (hupodêmata) des étrangers ; l’imperator, que la référence

38 O. Amitai, art. cit., p. 66. Voir par ailleurs D. Villani, « Entre imitatio Alexandri et imitatio Herculis : Pompée et l’universalisme romain », Pallas, 90 (2013), p. 335-350. 39 Hérodote VIII, 53. 40 Eschyle, Les Perses, trad. P. Mazon, Paris, 1921 (réédition 1982), p. 120-121. 41 Les « sages » (hakamim) sont les prédécesseurs dont se réclament les rabbins. 42 Ecclésiaste 10,8 : voir D. Jaffé, « Le serpent de l’hérésie ou la présence de judéo-chrétiens parmi les Sages du Talmud. Nouvelles considérations », dans L’antijudaïsme des Pères. Mythes et/ou réalité ?, éd. J.-M. Auwers, R. Burnet et D. Luciani, Paris, 2017, p. 61-75.

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à son assassinat en Égypte permet d’identifier avec certitude, y est qualifié de « serpent » (drakôn) : Dans son orgueil, le Pécheur a renversé les remparts fortifiés pendant la fête, et toi, tu ne l’en as pas empêché ! À ton autel sont montées des nations étrangères, qui, par orgueil, l’ont foulé de leurs chaussures […]. Ne tarde pas, ô Dieu, à le faire retomber sur leurs têtes, Et change l’orgueil du Dragon [ou « du serpent »] en opprobre43. Suivant cette hypothèse d’intertextualité, le récit rabbinique retravaillerait le motif de Pompée profanateur en transformant le serpent en instrument de la protection du Temple44. Enfin, dans la littérature juive hellénisée, les chaussures en or constituent un symbole de l’impérialisme romain, comme l’illustre un verset du cinquième livre des Oracles sibyllins45 : « Malheur à toi, Babylone, au trône d’or, aux sandales dorées (chrysopedidos). » Dans ce texte composé au iie siècle de notre ère où la malédiction sur la biblique « Babylone » vise vraisemblablement la Rome contemporaine, la symbolique des chaussures d’apparat de l’oppresseur semble faire référence aux calcei portés par les sénateurs romains46. Oray Amitai identifie dans le récit rabbinique des éléments de contexte historique qu’il met en relation avec la situation de la Judée à l’époque pompéienne : ainsi, la mise en accusation des juifs par une série de peuples bibliques dans la première section du récit refléterait la crainte de se retrouver à la merci de populations voisines sur lesquelles les Hasmonéens avaient jusqu’alors eu l’ascendant47. Outre cet argument, la place occupée par notre récit dans le document rabbinique pourrait livrer un indice plus précis sur l’époque à laquelle il fait référence. En effet, une des versions se trouve dans une scholie au Rouleau des jeûnes, où elle glose un épisode de restauration de l’autonomie fiscale à Jérusalem / en Judée : « Les dēymōsinʼai (‫ )דימוסנאי‬quittèrent Jérusalem48 [et la Judée]. » Tous les éditeurs du texte interprètent le terme dēymōsinʼai comme un calque du grec dêmosiônai, qui désigne les fermiers de l’impôt. Au premier abord, cet épisode semble n’avoir aucun lien avec le récit mettant en scène Alexandre et Gebiah, mais le contexte de la scholie s’éclaire si l’on remplace le roi par Pompée. En effet, d’après des sources juives et romaines, le proconsul Gabinius, devenu gouverneur de Syrie après la conquête romaine, chercha à limiter les prérogatives des publicains 43 Psaumes de Salomon 2, 1-2 et 26, d’après La Bible. Écrits intertestamentaires, dir. A. Dupont-Sommer et M. Philonenko, Paris, 1987, p. 954 et 957. 44 On remarquera que l’emploi de drakôn pour désigner un gardien de Temple pourrait signaler une réception juive mythe de Python, tué à Delphes par le dieu Apollon ; voir par exemple Pseudo-Apollodore, Bibliothèque I, 4, 1. 45 Oracles sibyllins 5, 434 ; voir la traduction de V. Nikiprowetzky dans La Bible. Écrits intertestamentaires, op. cit., p. 1134. 46 M.-F. Baslez, « L’épitaphe de l’évêque Aberkios : les Écritures de foi dissimulées sous l’écriture civique », Journal of Epigraphical Studies 3 (2020), p. 149-166. 47 O. Amitai, art. cit., p. 69-70. 48 V. Noam, « Megillat Taanit – The Scroll of Fasting », dans The Literature of the Sages, t. 2, éd. Sh. Safrai, Z. Safrai et J. Schwartz, Assen, 2006, p. 339-362.

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en Judée. Dès 56 avant notre ère, Cicéron critiqua vivement cette politique, qui finit par entraîner l’inculpation de Gabinius pour concussion49 : Les malheureux fermiers des impôts, […] [Gabinius] en a fait des esclaves des juifs et des Syriens, qui sont eux-mêmes des peuples nés pour l’esclavage. Dès le début, il a décidé – et il a persévéré dans ce système – de ne pas statuer, quand il s’agissait d’un publicain ; les conventions, qui n’avaient rien d’irrégulier, il les révoqua ; les forces de police, il les supprima. Les impôts et les contributions, il en décida, pour beaucoup, le dégrèvement ; dans toute ville où il se trouvait, toute ville où il se rendait, il ne voulait voir ni fermier d’impôt ni esclave de fermier50. Par ailleurs, Flavius Josèphe affirme qu’en 47 avant notre ère, lors du passage de César en Judée, les habitants collectaient eux-mêmes les taxes pour Rome51. À ces deux témoignages littéraires, il faut ajouter un indice terminologique : en effet, le terme dêmosiônai est rare : jamais utilisé, à notre connaissance, dans les textes du judaïsme hellénisé, il n’est attesté qu’au Ier siècle avant notre ère dans la littérature grecque52. Ces différents éléments nous paraissent confirmer que la référence rabbinique à la domination macédonienne dissimule en réalité une allusion à la conquête romaine de la Judée. Le peu de cas que les autorités rabbiniques font de la vraisemblance historique peut fonctionner comme un facteur de concorde : le fait de rendre interchangeables les noms de souverains ou de généraux permet de mettre à distance des violences commises contre des communautés juives. Le récit rabbinique de la duperie d’Alexandre, initialement élaboré sous la domination romaine, renonce à incriminer nommément Pompée pour avoir porté atteinte à la sainteté du temple de Jérusalem. L’imperator est remplacé par un autre personnage historique : Alexandre, choisi pour sa célébrité mais aussi justement parce qu’il n’était pas romain. Toutefois, la déférence qu’inspire traditionnellement la figure du souverain macédonien aux juifs de l’empire ne permet pas de le présenter explicitement comme un impie consommé ni comme la victime d’une punition divine qui l’affaiblirait physiquement. Il ne reste alors aux rabbins que l’arme de la dérision.



49 Cicéron, Lettres à Quintus, 22 ; Contre Pison, 41 et 48. 50 Cicéron, Sur les provinces consulaires, 10, trad. J. Cousin, Cicéron. Discours, t. 15, Paris, 1962, p. 184-185. 51 Flavius Josèphe, Antiquités juives, XV, 202-203 et 206. 52 Cf. Strabon, Géographie, IV, 6, 7 ; dans l’épigraphie, on trouve dêmosiônai sur le Monumentum Ephesenum, un règlement des dîmes d’Asie daté de 62 de notre ère.

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Alexandre dupé : le conquérant macédonien dans la Chronica Polonorum de Vincent Kadłubek (début du xiiie siècle)

Dans l’avant-propos de l’Histoire de la Pologne de 1844, l’historien polonais francophone Joachim Lelewel commence par un point de méthodologie : il entend faire la différence entre le mythe et l’histoire. Ainsi, il ne parlera pas des contes nationaux qui ont marqué la mentalité de ses compatriotes depuis le Moyen Âge. Parmi ces mythes, il en est un qu’il tient particulièrement à détruire : celui de l’invasion de la Pologne antique par Alexandre le Grand, le conquérant macédonien. Ce ne sont « […] que des fables tirées des livres étrangers […] car Alexandre le Grand, roi de Macédoine, le plus fameux conquérant de son temps, régnait à une époque bien antérieure à celle des Leszeks [les premiers rois de la Pologne], dans une autre partie du monde et ne mit jamais les pieds sur le sol polonais1 ». Joachim Lelewel rappelle ici ce qui semble être aujourd’hui l’évidence. L’histoire d’Alexandre en Pologne, réécrite et modifiée au fil des siècles, est définitivement reléguée au rang de mythe au début du xixe siècle. L’émergence de l’histoire critique rend caduque les récits des auteurs médiévaux, à commencer par celui de Vincent Kadłubek, qui est à l’origine de l’inclusion du Macédonien dans l’historiographie polonaise2. Pour le chroniqueur polonais, comme pour d’autres chroniqueurs des périphéries de la chrétienté, écrire l’histoire d’un peuple n’ayant pas fait partie de l’Empire romain est une tâche ardue. Vincent Kadłubek choisit de mettre ses lectures classiques au service de la création d’une histoire antique de ses compatriotes. Son récit, la Chronica Polonorum, est son œuvre majeure. Elle est rédigée au début du xiiie siècle, pour une grande partie après 1218, c’est-à-dire l’année où il quitte son



1 J. Lelewel, Histoire de la Pologne, Paris, 1844, p. 23. 2 Magistri Vincentii dicti Kadłubek Chronica Polonorum, éd. M. Plezia, Cracovie, 1994. Marcin Kurdyka • Université Savoie Mont-Blanc Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 93-103 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124954

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office d’évêque de Cracovie3. Son œuvre est peut-être commandée par Casimir II le Juste (1177-1194), le duc de Cracovie qu’il appelle « le plus courageux des princes » (strenuissimus princeps, prologue, IV, I), sans que nous puissions toutefois en avoir la certitude. La forme est originale : la narration se fait sous la forme d’un dialogue entre Mathieu et Jean, que l’historiographie moderne a associés à deux évêques polonais du xiie siècle. L’un, Mathieu, raconte l’histoire des Polonais depuis les temps immémoriaux ; l’autre, Jean, met en parallèle ces récits avec l’histoire antique universelle. Sa connaissance des faits antiques lui vient avant tout de l’abréviateur de Trogue Pompée, Justin. Il utilise fréquemment les œuvres de Macrobe, Boèce, Ovide ; l’aspect juridique marqué de son récit vient de l’emploi du Corpus juris civilis, c’est-à-dire le Code Justinien4. D’autres sources comme le Timée de Platon, moins répandues à l’époque médiévale, témoignent de son érudition, inégalée alors en Pologne. Ce savoir n’a pu être acquis qu’à l’étranger, probablement à Paris, où il a obtenu le titre de magister. Après ses études, il devient chanoine du chapitre cathédral de Cracovie, avant d’être élu évêque en 1208. Il meurt finalement en 1223, retiré de la vie séculière, cinq ans après avoir quitté son office. Sa chronique a eu un succès certain : elle devient la base de toute histoire de la Pologne durant les siècles médiévaux. Le nombre de manuscrits conservés atteste de son rayonnement. L’édition critique la plus récente en a utilisé 29, celle de 1869 en avait recensé 405. Sa chronique devient une véritable autorité pour tout historien postérieur. Elle eut même droit à un commentaire intégral au xve siècle, de la part de Jean de Dąbrówka, qui était utilisé à l’université de Cracovie6. Vincent Kadłubek divise son récit en quatre grands livres, dont le premier concerne les temps mythiques du peuple polonais – un véritable origo gentis. Alexandre y occupe une place prépondérante, près de quatre pages dans la dernière édition. Loin d’en faire un héros, le chroniqueur choisit de le tourner en dérision. Alexandre intervient à un moment décisif dans sa reconstruction de l’histoire de la Pologne. Quelle image dessine-t-il du souverain macédonien ? Quel sens politique et moral donner à la duperie dont est victime Alexandre ?

Alexandre dupé par la ruse d’un « petit homme » Dans sa vaste fresque, le chroniqueur entend montrer que la Pologne a toujours eu une place au sein même des plus grands empires mondiaux. Son peuple est un



3 J. Dobosz, « Motives and Inspiration : An Exploration of When and Why the Chronica Polonorum was Written », dans Writing History in Medieval Poland, éd. D. Von Guttner-Sporzynski, Turnhout, 2017, p. 43-62. 4 Z. Kałuża, Lektury filozoficzne Wincentego Kadlubka. Zbiór studiów, Varsovie, 2014, p. 140-148. 5 Chronica Polonorum, op. cit., introduction, p. xi. 6 Jean de Dąbrówka, Komentarz do Kroniki polskiej Mistrza Wincentego zwanego Kadłubkiem, éd. M. Zwiercian, Cracovie, 2008 ; M. Zwiercian, « A History of the Manuscripts of the Chronica Polonorum : the Influence of Vincentius on History Writing », dans Writing History in Medieval Poland, éd. D. Von Guttner-Sporzynski, Turnhout, 2017, p. 63-79.

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peuple autochtone, et il garde un droit spécifique sur sa terre. Son empire ne cesse de s’étendre, par les combats, notamment, des Celtes (Galli), ou – de manière anachronique – des Danois. Nulle date ne vient ponctuer son récit : ces événements se déroulent dans un temps mythique, qui correspond à un âge d’or perdu. Une première dynastie prend place en Pologne et s’achève par la déroute d’un terrible tyrannus Lemannorum (« tyran des Alamans ») venu envahir ces terres. L’inattendu se produit alors : ce dernier tombe sous le charme de la reine de la Pologne et renonce à son invasion. Une première période d’interrègne s’ensuit. C’est le moment que choisit Alexandre le Grand pour envahir la Pologne – une res publica – qui lui résiste. Le récit du chroniqueur est construit en plusieurs parties. Le conflit entre la Pologne et Alexandre le Grand débute par une ambassade envoyée auprès des autorités polonaises pour exiger d’eux le tribut. Les Polonais semblent accepter, ils « […] déclarent vouloir rendre à César ce qui est à César, pour ne pas être accusés d’un crime de lèse-majesté7 ». Réponse teintée d’une ironie morbide, puisqu’ils décident de mettre l’or du tribut directement dans le corps des émissaires, qui sont renvoyés, accompagnés d’une lettre au « roi des rois » de la part de la « Pologne impériale » : « Regi regum Alexandro imperatrix Polonia. Male aliis imperat, qui sibimet imperare non didicit ! Neque enim gloria dignus est triumphati, de quo pompa cupiditatum triumphat. Tue siquidem sitis nullum est refrigerium, nullum temperamentum. Immo quia nusquam est tue cupiditatis modus, ubique tua mendicat paupertatis tenuitas. Licet tamen instatiabilem tue uoracitatis abyssum mundus satiare non possit, tuorum saltem utcunque refocillauimus esuriem. Nec te lateat locum apud nos non esse loculis, ideo [in] presentarium exeniola fidelissimis tuorum capsidibus sunt comissa. Polonos autem animi uirtute, corporis duritia non opibus censeri, non esse igitur ipsis, unde tanti regis, ne tante dicatur belue, rabidissima expleri possit ingluuies ; habundare tamen eos strennue iuuventutis thesauris non dubites, quibus tua non sopiri quidem set tecum prorsus extingui possit auiditas8. » [« Au roi des rois Alexandre, la Pologne impériale. Il commande mal aux autres, celui qui n’a pas appris à se commander lui-même. Il n’est pas digne de la gloire triomphale, celui chez qui triomphe la plus grande cupidité. Ton avidité ne connaît vraiment aucun repos, aucune tempérance. Comme ta cupidité ne connaît aucune limite, l’insignifiance de ta pauvreté te suit partout. Bien que le monde ne puisse satisfaire la voracité abyssale de ton ambition dévorante, nous avons au moins essayé de satisfaire la faim de tes hommes. Qu’il ne te soit pas caché qu’il n’y a pas chez nous de cercueils, c’est pourquoi nous avons mis ces présents dans le corps de tes plus fidèles servants. Sache cependant que l’on évalue les Polonais selon le courage de leur âme et la rudesse de leur corps, non selon leurs richesses. Ils ne peuvent donc pas satisfaire la furieuse voracité d’un tel roi, pour ne pas dire d’un



7 Chronica Polonorum, I, 9, 3 : « debetur enim cesari, quod cesaris est, ne lese criminemur maiestatis. » 8 Ibidem, I, 9, 4.

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tel monstre. Ne doute pas toutefois qu’ils abondent d’une autre richesse : une jeunesse turbulente, qui pourrait non seulement te calmer mais te faire purement et simplement disparaître toi et ton avidité. »] Premier affront pour Alexandre, d’autant plus que le ton de la lettre est très moralisateur. Au courage, à la simplicité, à la jeunesse des Polonais sont opposées l’ambition dévorante d’Alexandre, son arrogance et son incapacité à se gouverner lui-même. Héros de la démesure, dont la domination doit s’étendre sur le monde entier, il est pourtant ridiculisé et même sermonné par de simples Polonais9 ! Alexandre décide de punir les récalcitrants par « les supplices les plus raffinés » (exquisitissimis suppliciis, I, 9, 5) afin que d’autres n’aient pas l’audace de se dresser contre lui. Initialement, les troupes qu’il envoie sont défaites, et les « rois », c’est-à-dire ses généraux, sont réduits en esclavage. Alexandre décide de prendre les choses en main. Il attaque lui-même, défait les Pannoniens (Hongrois) puis la Moravie. Entrant dans le territoire polonais, il détruit les villes, conquiert la Silésie et la province de Cracovie. C’est alors qu’il tombe dans le piège tendu « par un petit homme », qui deviendra le futur roi de la Pologne. Cet homme, visiblement un artisan, imagine le stratagème suivant : peindre des boucliers et des casques d’une couleur argentée ou dorée, déployer des hommes ainsi vêtus en haut d’une montagne pour attirer les troupes macédoniennes. Celles-ci, arrivant dans cette montagne, ne voient personne : les armures factices ont été brûlées. Elles sont en revanche prises en embuscade et terrassées jusqu’au dernier soldat. Les Polonais s’emparent de leur équipement puis reviennent au camp macédonien. Ils font mine d’être les soldats d’Alexandre, avant de dévoiler leur véritable identité et de se déchaîner contre les troupes macédoniennes. Pour ajouter à la confusion, ils crient « le mot d’ordre des Argyraspides10 ». Alexandre, croyant qu’il s’agit d’une rébellion, soutient les ennemis contre ses propres troupes ! Comprenant enfin son erreur, il s’enfuit, la tête basse, voyant qu’il n’avait rien à faire dans cette contrée. Deuxième humiliation pour le roi des rois. Le narrateur, Jean, s’arrête ici. Son interlocuteur s’exprime alors : « C’est un récit étonnant, mais tout à fait vraisemblable11 ! » Vincent Kadłubek, pour la première fois



9 La forme de cette discussion est très similaire à celle de la lettre qu’adressent les Bretons à Jules César dans l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth. Dans cet échange de lettres, Jules César souligne l’origine commune des Troyens et des Bretons mais insiste sur la dégénérescence de ces derniers. Il exige d’eux le tribut. Cassibellan, roi des Bretons, lui répond que les siens estiment trop la liberté pour découvrir l’esclavage. César entreprend donc d’envahir l’île de Bretagne. La forme et le vocabulaire utilisés sont très proches, ce qui laisse penser que Kadłubek a repris la rédaction de l’historien anglo-normand et l’a adaptée pour évoquer la guerre entre les Polonais et le conquérant macédonien. Voir The British History of Geoffrey of Monmouth, trad. J. A. Giles, Oxford, 1842, p. 63-66. J. Hammer, « Remarks on the Sources and Textual History of Geoffrey of Monmouth’s Historia Regum Britanniae, with an Excursus on the Chronica Polonorum of Wincenty Kadłubek (Magister Vincentius) », Bulletin of the Polish Institute of Arts and Sciences in America, 2 (1943-1944), p. 501-564. 10 Chronica Polonorum, I, 9, 10 : « inter prelium argiraspidica Lechite signa proclamant. » Justin, dans son Epitomé, donne le nom d’Argyraspides aux troupes d’élites d’Alexandre. Voir Justin, Epitomé, XIV, 2. 11 Ibidem, I, 10, 1 : « Rem miram set fidei plenam ! »

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dans toute sa chronique, entend prouver la véracité de ses propos par un argument d’autorité. Il cite un livre contenant près de « deux cents lettres d’Alexandre12 ». Dans l’une d’entre elles, Alexandre se vante d’avoir défait la cité de Caraucas, la place forte des Léchites. La réponse d’Aristote est très réservée : In ea uero quam scribit Aristotiles sic habetur : Fama est de Caraucis Lechiatarum te cum quis tuis triumphasse ; set huiusmodi gloria triumphi tuis utinam titulis numquam accessisset. Ex quo enim tributum ignominie tuorum infusum est intestinis, ex quo Lechiticos expertus es argiraspidas, tui rutilantia solis aput multos deferbuit ; immo tui uisum est imperii nutasse diadema13. [Dans la lettre que lui écrit Aristote, nous lisons ces mots : « La rumeur dit qu’avec les tiens, tu as triomphé de la cité des Léchites, Caraucas, mais que la gloire de ce triomphe ne peut s’ajouter à tes titres prestigieux. Depuis que le tribut ignoble a été versé dans les intestins de tes envoyés, depuis que tu as eu maille à partir avec les argyraspides léchites, pour beaucoup, la clarté de ton soleil s’est éteinte, on a vu même ton diadème impérial s’effondrer ! »] Alexandre subit donc un véritable sermon de la part de son précepteur, Aristote, qui lui prédit même sa chute finale, due à son arrogance et à sa précipitation. Les Polonais ont montré qu’il n’était pas invincible. Vincent Kadłubek s’appuie sur une étymologie fantaisiste, l’association entre Caraucas et Cracovia (Cracovie), un nom que l’on ne retrouve pas – à ma connaissance – chez les auteurs antiques14. Le chroniqueur polonais ne manque pas alors d’ajouter que personne n’avait fait subir un tel affront au conquérant, pas même les Corinthiens, qui avaient fermé leurs portes aux troupes d’Alexandre et crucifié ses hérauts15. Il termine sa narration en évoquant une ruse d’Alexandre contre Darius, qui avait ordonné d’attacher des branches d’arbres à ses bêtes de somme, donnant l’impression d’une forêt en mouvement. Ce récit, comme la plupart de ceux qui sont présents dans la chronique, contient une dimension morale particulièrement soulignée par son auteur. L’Alexandre ainsi décrit est celui de la légende noire, le héros plein d’hybris et de démesure décrit dans le Livre de Daniel, le Premier livre des Maccabées ou encore dans les Histoires contre les païens d’Orose16. Cette vision sombre du héros antique est particulièrement diffusée au Moyen Âge. Le chroniqueur s’en tient donc, au premier abord, à une représentation relativement classique du conquérant macédonien. En effet, même dans les textes – comme celui d’Alexandre de Paris – donnant une image beaucoup plus flatteuse, celle d’un roi et d’un chevalier idéal, Alexandre le Grand se montre 12 Ibidem, I, 10, 1 : « Est enim liber epistolarum Alexandri CCtas pene continens epistolas, in quarum une scribit Aristotili in hunc modum. » 13 Ibidem, I, 10, 2. 14 Il s’agit de la forme retenue par l’éditeur M. Plezia. Les autres manuscrits donnent d’autres transcriptions : Carancas, Caranthas, Carantes, Carantis. Voir Chronica Polonorum, op. cit., p. 17. 15 Ibidem, I, 10, 3. 16 C. Gaullier-Bougassas, « Histoire et moralisation : interpréter la vie d’Alexandre dans les histoires universelles françaises du xiie au xve siècle », dans L’historiographie médiévale d’Alexandre, éd. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, 2011, p. 233-269.

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intraitable envers ceux qui refusent sa domination : les cités sont détruites, les opposants sont durement châtiés17. Cette image est en partie tirée des lectures du chroniqueur. Pour la construction narrative de son récit, Vincent Kadłubek reprend quelques œuvres philosophiques en langue latine : le Timée de Platon, ou encore la Lettre à Lucilius de Sénèque18. Une œuvre d’Aristote, Des réfutations sophistiques, l’inspire particulièrement pour un point crucial du récit. Il s’agit de la ruse, où le futur roi Lestek décide de tromper l’ennemi par l’utilisation d’une substance métallique sur des mannequins, la litharge, que l’on retrouve chez les deux auteurs19. Pour les événements et la personnalité d’Alexandre, Vincent Kadłubek utilise toujours abondamment Justin et son Epitomé de Trogue Pompée. Concernant les sources consacrées uniquement à Alexandre le Grand, quelques ouvrages se démarquent. M. Plezia, l’éditeur de la chronique, et K. Chmielewska estiment qu’il a eu accès directement aux Res gestae de Julius Valère. Cela semble improbable, étant donné que cette œuvre est peu lue au Moyen Âge. Il est possible, en revanche, qu’il ait pu en consulter une version abrégée, l’Épitomé édité par Julius Zacher. Z. Kałuża réfute cette possibilité : il affirme que le chroniqueur n’a pas eu connaissance de ces deux textes, ni de l’Historia de preliis. Il indique une autre source : une Vie d’Alexandre, présente dans la chronique universelle du moine Frutolf de Michelsberg20. Cette Vie se retrouve dans le manuscrit considéré comme le plus proche de l’original, le codex dit d’Eugène de Savoie datant de la seconde moitié du xive siècle, contenant pas moins de dix-huit œuvres historiques21. Enfin, l’auteur aurait exploité une dernière œuvre, l’Epistola Alexandri ad Aristotelem, dont témoigne l’utilisation d’un terme peu commun, celui d’holophagus un peu plus tôt dans la chronique22. Vincent Kadłubek a donc eu accès à une variété de sources sur Alexandre, et peut-être, lors de ses études en France, à certains écrits plus élogieux, comme celui d’Alexandre

17 D. Kelly, « Alexander’s Clergie », dans The Medieval French Alexander, éd. D. Maddox et S. Sturm-Maddox, New York, 2002, p. 39-56 ; C. Gaullier-Bougassas, « La fortune du Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris : continuations et création d’un cycle (xiie-xve siècles) », Anabases, 2 (2005), p. 147-159. 18 Z. Kałuża, « The Philosophical Reading of Vincent Kadlubek », Acta Poloniae Historica, 112 (2005), p. 47-107, p. 50. 19 Chronica Polonorum, I, 9, 7 : « Litargirea enim argentea, felle vero tincta videntur aurea, easque ex opposito solis, quo magis resplendeant, in celso montis erigit cacumine » ; Aristotle, De sophisticis elenchis, VI, 1-3 : « Et in inanimatis quoque similiter ; nam et horum haec quidem argentum illa vero aurum est vere, alia autem non sunt quidem, videntur autem secundum sensum, ut litargirea quidem et stagnea argentea, felle vero tincta aurea. » 20 Z. Kaluza, « Vincentius’s Chronicle and Intellectual Culture of the Twelfth Century », dans Writing History in Medieval Poland, éd. D. Von Guttner-Sporzynski, Turnhout, 2017, p. 139-174, p. 139-175 ; W. Gawlowska, « Alexandre le Grand dans l’œuvre Chronicon universale de Frutolf de Michelsberg », Balkan Studies, 31 (1990), p. 51-56. 21 M. Zwiercian, art. cit., p. 65-66 ; W. Gawlowska, « Excerptum de vita Alexandri Magni Frutolfa z Michelsbergu w kodeksie eugeniuszowskim w Wiedniu », Collectanea Philologica, 1 (1995), p. 175-179. 22 Epistola Alexandri ad Aristotelem, éd. W. Boer, Meisenheim am Glan, 1973. Chronica Polonorum, I, 5, 4 : « Erat enim in cuiusdam scopuli anfractibus monstrum atrocitatis immanissimae, quod quidam olophagum dici putant. » Z. Kałuża estime que le terme d’holophagus a été forgé à partir du suffixe -phagus ou ­-fagus, que l’on retrouve à plusieurs reprises dans l’Epistola Alexandri ad

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de Paris. Par conséquent, de par ses lectures, il n’a pas pu retenir seulement l’image négative du héros antique. Alexandre le Grand se retrouve en effet ponctuellement ailleurs dans le récit. Il est cité à plusieurs reprises, cette fois-ci par le deuxième narrateur – Jean – comme exemplum antique et mis en parallèle avec l’histoire médiévale des Polonais. L’image du conquérant macédonien est bien différente dans ces extraits : ils insistent sur sa bravoure, son ethos chevaleresque. Par exemple, quand Jean raconte comment Alexandre a vaincu Darius, il ne manque pas de préciser que les prisonniers sont traités avec « tous les honneurs royaux23 ». Quant aux ennemis qui ont vaillamment combattu, ils sont enterrés en grande pompe. Alexandre y apparaît à plusieurs reprises comme un modèle de la royauté à qui seuls les meilleurs souverains polonais peuvent être comparés. Parmi eux, deux souverains se détachent. Boleslas le Vaillant (992-1025) entreprend des conquêtes similaires à celles du conquérant macédonien24. Toutefois, seul le duc Boleslas III Bouche Torse apparaît véritablement comme un nouvel Alexandre. Lorsque Vincent Kadłubek relate le siège d’un fort de Poméranie par ce même duc, il le compare au héros macédonien combattant « dix mille Ambres et Sicambres à pied et soixantedix mille à cheval25 ». Il se lance le premier à l’assaut de la cité ennemie, permettant ainsi, grâce à son courage, à son armée de triompher. De même, dans un long éloge funèbre, le chroniqueur le compare aux plus grandes figures antiques : « Il était un autre Alexandre, un autre Caton, un autre Tullius ; non moins grand qu’Alcide, mais plus achilléen26. » Alexandre n’incarne donc plus l’orgueil, l’arrogance et la soif de conquête : il devient une figure héroïque, royale, magnanime et vertueuse. Ainsi, au sein du même récit, deux images très différentes d’Alexandre coexistent en parallèle. Ce qui peut sembler a priori paradoxal révèle en réalité une signification à la fois politique et éthico-morale. Pourquoi tant de différences entre ces deux images ? Pourquoi se moquer d’Alexandre, quel sens donner à cet épisode comique ?

Sens politique et éthique de l’humiliation La dérision médiévale se traduit souvent par une certaine forme de cruauté, de brutalité dans le propos27. Le chroniqueur Kadłubek n’hésite pas à montrer cette

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Aristotelem. Le préfixe -holo ou -olo se retouve quant à lui dans les Étymologies d’Isidore de Séville, que l’auteur de l’Epistola connaissait bien. Voir Z. Kałuża, « Holophagus z Kroniki wincentyńskiej », Przegląd Tomistyczny, 16 (2010), p. 255-289. Chronica Polonorum, II, 13, 6 : « quos in regali habuit honorificentia ». Ibidem, II, 12, 1. Ibidem, III, 3, 2 : « Non secus ac Alexander qui Ambrorum et Sicambrorum LXXX milia peditum et LX milia equitum confecit. » Ibidem, III, 26, 18 : « Alter Alexander, alter Cato, Tullius alter / Non minor Alcida, set achillior hic uir Achille. » La dérision au Moyen Âge. De la pratique sociale au rituel politique, éd. E. Crouzet-Pavan et J. Verger, Paris, 2007, p. 7-10.

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violence, aussi bien du côté d’Alexandre que du côté polonais. En cela, l’épisode autour du Macédonien a un sens politique bien précis, dont l’identification n’a pas échappé à l’historiographie polonaise. Alexandre représente l’Empire, conformément à la doctrine de la translatio imperii présente dans le Livre de Daniel. Cet Empire se veut universel au Moyen Âge, les empereurs sont considérés comme les successeurs des Romains28. Rome incarne alors, selon la prophétie de Daniel, le quatrième empire, tandis qu’Alexandre est l’incarnation du troisième. Cette succession d’empires est reprise dans la Chronica Polonorum : les Polonais combattent successivement les Celtes, le tyrannus Lemannorum, le conquérant macédonien, puis César et Crassus. Ils affrontent cet ennemi à l’Ouest, dont la localisation est variable puisque l’empire du Macédonien n’est pas précisément situé. L’enjeu idéologique apparaît comme relativement simple. Le but est d’affirmer une indépendance vis-à-vis du puissant voisin de l’Ouest, qui s’ancrerait dans une longue tradition nationale. En effet, le besoin d’en faire une importante narration historique se fait réellement sentir en ce début du xiiie siècle. À cette époque, le Saint Empire est clairement un acteur politique de premier plan pour la Pologne. Après la mort du dernier duc de la principauté unifiée, en 1138, se met en place un système de séniorat qui aboutit à une intense compétition entre ses fils pour la primauté au sein du regnum. Conrad, l’empereur germanique, intervient en 1141 pour restaurer le pouvoir d’un des fils de Boleslas, Ladislas II. Quelques années plus tard, en 1157, Frédéric Barberousse se décide lui aussi à agir, sans réel succès : il se contente d’un hommage consenti par les frères récalcitrants. L’intervention impériale peut être plus pacifique, en particulier par l’établissement de plusieurs relations matrimoniales avec les princes Piasts29. La résistance face à l’Empire apparaît alors comme un motif d’union nationale. Dans le livre III de sa chronique, Vincent Kadłubek relate la défense héroïque d’une des places fortes du royaume, Głogów, lors de l’invasion de l’empereur Henri V en 1109, qui cherche à rétablir le demi-frère rival du duc polonais. Le chroniqueur évoque alors comment « les courageux Silésiens, qui se sont illustrés partout par de brillants triomphes et jadis ont refusé le tribut demandé par Alexandre le Grand, font de même avec l’Allemand30 ». L’analogie est claire : le combat des Polonais au xiie siècle rejoint ceux de leurs mythiques ancêtres. Cet Allemand, qui représente le Saint Empire, pourrait bien être un Saxon. En effet, au moins depuis le xe siècle, les Saxons se revendiquent comme des descendants des Macédoniens, ce que l’on retrouve pour la première fois chez Widukind de Corvey, dans son Histoire des Saxons31. Les Saxons sont représentés à plusieurs

28 Des généalogies sont rédigées dès l’époque ottonienne. Au xiie siècle, l’exemple le plus frappant est la Kaiserchronik dont on peut lire en ligne une édition : https ://digi.ub.uni-heidelberg.de/kcd/; dernière consultation le 30/04/2020. 29 M. Smoliński, Caesar et duces Poloniae. Szkice z dziejów stosunków polsko-niemieckich w drugiej połowie XII wieku (1146-1191), Gdańsk, 2006, p. 53-78. 30 Chronica Polonorum, III, 18 : « Illa enim, illa Silenciadum strennuitas, qui clarissimis ubique triumphis enituit, quod Magno quondam Alexandro tributum soluit, idem et Lemanno. » 31 Widukindi Res gestae saxonicae, éd. A. Bauer et R. Rau, Quellen zur Geschichte der sächsischen Kaiserzeit, Darmstadt, 1971, p. 20 : « dicerent Saxones reliquias fuisse Macedonici exercitus, qui secutus Magnum Alexandrum immatura morte ipsiusper totum orbem sit dispersa. »

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reprises comme les pires ennemis des Polonais. Cependant, la connaissance de cette revendication d’origine par le chroniqueur polonais est encore à prouver : s’il la connaît, c’est par la rumeur, non par l’écrit, l’ouvrage de Widukind ayant été peu répandu au Moyen Âge. De manière générale, le chroniqueur polonais s’inscrit dans une tradition médiévale bien documentée, qui consiste à affirmer l’indépendance de sa principauté vis-à-vis du Saint Empire, ou même à montrer qu’elle fut, en son temps, l’équivalente du puissant empire. La défaite d’Alexandre intervient à point nommé, d’autant plus que la Pologne est sans roi. La déroute du puissant conquérant se fait par la ruse, afin d’humilier encore davantage Alexandre. La dérision est alors un moyen politique de conjurer une situation difficile, celle de la Pologne du xiiie siècle. Le souverain macédonien ne peut qu’être représenté comme l’homme imbu de lui-même, arrogant et prétentieux, de la légende noire qu’il a suscitée. Face à lui se dressent des Polonais aux mœurs simples, dont la brutalité n’a d’égale que la vertu. L’opposition entre ces deux situations offre un ressort comique, qui semble a priori ne pas avoir de répercussions particulières sur la suite des événements. La ruse du « petit homme » lui permet ensuite de devenir roi. Il s’agit pour le chroniqueur de justifier l’accession au trône d’une nouvelle dynastie. En réalité, l’épisode acquiert également une portée tragique, si on le met en perspective avec les faits relatés dans le livre I. En effet, après leur résistance héroïque contre Alexandre, les Polonais battent d’autres figures antiques, César et Crassus, à la manière des Bretons de Geoffroy de Monmouth. Leur empire est alors à son apogée : un des souverains, Pompilius Ier (le Popiel de Gallus Anonymus) n’est pas seulement le « monarque de tout le monde slave, mais il gouverne également les pays voisins32 ». Cet apogée est rapidement suivi du déclin. En effet, le second Pompilius, le souverain le plus puissant, se complaît alors dans la débauche et l’orgueil. Loin de se montrer reconnaissant envers son entourage, « le jeune Pompilius, tombé sous le charme d’une certaine sorcière, se rachète de la reconnaissance par la haine, de l’amitié par l’injure, de la piété honorable par le sang versé, de la fidélité par la perfidie, de l’obéissance par la tyrannie33 ». Sa maîtresse, cette « sorcière », lui empoisonne l’esprit et prétend que ses demi-frères cherchent à prendre sa place et à le tuer. Pompilius II organise alors, tel un roi fou, son propre enterrement et invite tous ses grands princes à la célébration. Le breuvage servi au banquet est un liquide mortel et tous, l’un après l’autre, s’écroulent, sans vie. La mort des grands dignitaires du royaume est plus qu’un assassinat politique. Elle signe la fin de la période glorieuse polonaise : « En vérité, alors que périssaient ces brillants astres de la patrie, tout ce qui était bon mourut, toute la gloire des Polonais s’écroula et fut réduite en cendres34. » 32 Chronica Pollonorum, I, 17, 5 : « Cuius nutu non Slauie dumtaxat monarchia, set etiam finitimorum gubernata sunt imperia. » 33 Ibidem, I, 19, p. 24 : « minor Pompilius, cuiusdam venefice debriatus illecebris, odiis gratiam, amicitias insidiis, cruore pietatem colere, fidem perfidia, tyrannide obsequia recompensans. » 34 Ibidem, I, 19, p. 27 : « At vero hiis occidentibus patrie sideribus etiam omne decus occidit et omnis Polonorum gloria collapsa in fauillam extabuit. »

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L’hypothèse qui peut être faite est que le chroniqueur met en parallèle les deux récits. La vie d’Alexandre s’est terminée par sa chute dans le luxe et les charmes orientaux ; Pompilius finit lui aussi corrompu par ses vices. Cet épisode rappelle en effet le banquet où Alexandre est empoisonné. Après sa mort, son pays natal se déchire, comme l’écrit Justin : « Ainsi, tandis que les généraux se divisent en deux partis, la Macédoine s’arme contre sa propre chair et elle détourne son glaive du combat contre l’ennemi pour faire couler le sang de ses concitoyens : à l’exemple des fous furieux, elle se dispose à couper elle-même ses mains et ses membres35. » Le chroniqueur polonais, qui construit son œuvre autour de la vertu et de la simplicité qui font la gloire originelle de ce peuple, montre que son histoire suit celle d’Alexandre : à partir du moment où l’orgueil l’emporte sur la vertu et le courage, alors la construction politique du royaume est menacée. La dérision autour du personnage d’Alexandre prend alors une connotation davantage tragique : cet Alexandre qui est dupé et ridiculisé, n’est-ce pas ce dernier souverain polonais, Pompilius II, qui après la mort des dignitaires du royaume, doit s’enfuir dans une tour isolée, poursuivi par les rats sortis des cadavres de ces grands princes ? L’histoire du royaume polonais suit l’histoire d’un homme, le plus grand conquérant de tous les temps. Or, même lui a succombé à la tragédie, au vice et au complot. Par la mort de Pompilius II, un cycle s’achève et s’ouvre alors le second livre de sa chronique. L’orgueil et l’arrogance du pouvoir sont irrémédiablement voués à une fin tragi-comique : tel est l’enseignement donné par ces récits. Il s’agit d’un avertissement propre aux milieux ecclésiastiques médiévaux du xiie siècle, qui soulignent la prééminence du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel. À plusieurs reprises, les clercs n’hésitent pas à condamner les excès des seigneurs laïques, en rappelant que le pouvoir est une source de corruption36. Certains chroniqueurs, comme Cosmas de Prague, font du péché l’origine de l’apparition du pouvoir et de l’État37. Ils convoquent souvent de grandes figures bibliques, comme le roi David, pour rappeler aux souverains la nécessité d’être vertueux. Pour Vincent Kadłubek, Alexandre et sa fin tragique agissent donc comme un avertissement subtil adressé aux princes polonais, qui doivent s’efforcer de maintenir l’unité de la Pologne et non se quereller pour leurs propres intérêts. L’historiographie polonaise des xiiie et xive siècles reprend le récit de Vincent Kadłubek en ménageant une distance plus ou moins importante. Avec le temps, l’épisode autour de l’invasion d’Alexandre est de plus en plus simplifié et réduit. La Chronique siléso-polonaise et la Chronique de Dzierzwa, datant respectivement des années 1280 et du début du xive siècle, le retranscrivent en respectant la narration de Vincent Kadłubek38. L’auteur de la Chronique de Grande Pologne, de la seconde

35 Justin, Epitomé, XII, 6, 17 trad. M.-P. Arnaud-Lindet, Paris, 2003. https ://www.forumromanum.org/ literature/justin/trad13.html. 36 Cette critique du pouvoir temporel se retrouve notamment dans les commentaires bibliques du xiie siècle. Voir P. Buc, L’ambiguïté du livre. Prince, pouvoir et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris, 1994. 37 L. Wolverton, Cosmas of Prague. Narrative, Classicim, Politics, Washington, 2014. 38 Chronica Polonorum, éd. L. Cwiklinski, Lwow, 1878, p. 578-656 ; Chronica Dzirsvae, éd. K. Pawlowski, Cracovie, 2013.

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moitié du xve siècle, se montre plus circonspect, se contentant de raconter comment Lestek Ier est devenu roi39. Il ne fait qu’évoquer une ruse, sans l’expliquer. Enfin, au xve siècle, le chroniqueur Jan Dlugosz, auteur des monumentales Annales de la Pologne, fait disparaître Alexandre le Grand, en le remplaçant par une invasion de Hongrois et de Moraviens40. Si ces auteurs se montrent de plus en plus dubitatifs, c’est que la présence d’Alexandre en Pologne aux temps antiques devient de plus en plus sujette à caution, notamment avec l’émergence de l’humanisme au xve siècle. De plus, les enjeux politiques des xive et xve siècles ne sont plus les mêmes : d’une principauté divisée, la Pologne renaît au xive siècle pour devenir un puissant royaume associé au grand-duché de Lituanie. Le contexte était bien différent au début du xiiie siècle. Vincent Kadłubek écrit, lui, durant une période troublée, où l’Empire représente encore une menace majeure. Son propos n’a pas toujours été bien compris par ses successeurs, ni même parfois par ses contemporains, car il contient plusieurs niveaux de lecture. Son Alexandre est avant tout l’incarnation de l’Empire, de la puissance destructrice antithèse de la liberté. Mais il est aussi une figure universelle, une incarnation de la tragédie inhérente aux grands empires et aux grandes puissances. C’est pourquoi il met en parallèle l’histoire du héros antique avec celle de la Pologne. Aristote se fait alors l’écho de la voix du chroniqueur : il sermonne son élève à propos de son orgueil qui l’a mené à sa perte, à la chute de son empire. De même, la Pologne, au sommet de sa gloire, s’effondre par le péché de son souverain, qui se complaît dans le vice. Ainsi donc, pour le chroniqueur polonais, Alexandre apparaît comme la figure universelle du pouvoir, avec sa part sombre et sa part lumineuse. Tourner cette puissance en dérision consiste à jeter un regard critique sur sa propre histoire, à exhorter les souverains de son temps à ne pas réitérer les erreurs de leurs prédécesseurs.

39 Chronica Poloniae Maioris, éd. B. Kürbis, Varsovie, 1970. 40 Ioannis Dlugossii Annales seu Cronicae incliti Regni Poloniae. Liber 1-2, éd. J. Dąbrowski, W. SemkowiczZarembina, K. Pieradzka et B. Modelska-Strzelecka, Varsovie, 1964.

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Ironie, intentions satiriques et jugements des auteurs

Corinne Jouanno

« Alexandre le Petit » : Fragments d’un discours de dérision sur Alexandre dans la tradition anecdotique ancienne et à Byzance

Les historiens grecs d’Alexandre, qui nous ont laissé une version plutôt flattée de son histoire, sont évidemment peu enclins à le présenter comme cible d’un discours de dérision. Ils ont néanmoins enregistré le souvenir de quelques épisodes où Alexandre aurait fait l’objet de railleries proférées par des opposants politiques ou des adversaires étrangers. Plutarque évoque ainsi les moqueries de Démosthène traitant Alexandre d’ « enfant » (παῖδα) ou de « petit jeune homme » (μειράκιον) dans les tout premiers temps de son règne (Vie d’Alexandre, 11, 61). Dans son récit du siège de Tyr, Diodore de Sicile fait référence aux quolibets adressés à Alexandre par les Tyriens, qui croient leur cité imprenable (41, 1) : « Au début, les Tyriens s’approchaient en barque de la chaussée et se moquaient (κατεγέλων) du roi : pensait-il l’emporter sur Poséidon2 ? » Un scénario analogue est évoqué par Arrien, lors de l’épisode du siège de la roche de Choriène, où Alexandre est à nouveau confronté aux vantardises des assiégés (4, 18, 6) : « Invités à conclure un accord […], ils invitèrent Alexandre, en riant (σὺν γέλωτι) comme des barbares qu’ils étaient, à chercher à se procurer des soldats qui auraient des ailes, pour lui prendre la montagne3… » Plutarque attribue aux Macédoniens le même type de discours sarcastique lors de la sédition d’Opis : ils auraient invité Alexandre à « aller conquérir l’univers » avec ses « jeunes danseurs de pyrrhique » (Vie d’Alexandre, 71, 3) – à quoi Arrien fait écho, en affirmant pour sa part qu’ils auraient engagé le roi à « faire campagne avec son père, désignant ironiquement (ἐπικερτομοῦντες) par ce mot Ammon » (7, 8, 3).



1 Plutarque, Vies, éd. et trad. R. Flacelière et É. Chambry, t. 9, Paris, 1975. Voir aussi, dans la Vie d’Alexandre 48, 5, les railleries similaires formulées par Philotas. 2 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, livre XVII, éd. et trad. P. Goukowsky, Paris, 1976. 3 Arrian, Anabasis of Alexander, éd. P. A. Brunt et E. I. Robson, 2 t., Londres et Cambridge (Mass.), 1976-1983 ; trad. P. Savinel, Arrien. Histoire d’Alexandre. L’anabase d’Alexandre le Grand, Paris, 1984. Corinne Jouanno • Université de Caen – Normandie, CRAHAM Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 107-124 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124955

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Ces épisodes, qui s’échelonnent tout au long de la carrière d’Alexandre, mettent en évidence plusieurs points sensibles autour desquels s’est développé un discours de dérision à son encontre : le motif de la « gaminerie », parce qu’il implique un défaut de virilité, vise sans doute en fait son homosexualité ; les autres moqueries tournent autour de l’orientalisation d’Alexandre, de sa démesure, de ses prétentions à la divinité. C’est la tradition anecdotique ancienne qui a réservé l’accueil le plus généreux à ce filon critique, représenté notamment dans les Deipnosophistes d’Athénée et l’Histoire variée d’Élien4 : chez ces deux auteurs, qui ont vécu à la charnière des iie et iiie siècles de notre ère, une copieuse série d’historiettes malveillantes composent, à petites touches, un portrait grotesque d’Alexandre, où se mêlent folie des grandeurs, sexualité aberrante et ivrognerie. Le conquérant se transforme dans leur œuvre en « Alexandre le Petit5 ». Il est question à plusieurs reprises chez Athénée du luxe extravagant dans lequel vivait Alexandre – du trône d’or à pieds d’argent qu’il avait fait installer dans son parc (XII, 537d), du lit en or dans lequel il dormait (XII, 539a), du vin parfumé dont il aimait asperger les sols (XII, 537f), des dîners fastueux qu’il organisait à grands frais (IV, 146c-d, ΧΙΙ, 538c), de ceux que lui offraient ses compagnons, avec leurs mets recouverts d’or, jeté ensuite au rebut (IV, 155c-d), de la vie de jouissance à laquelle il s’adonnait, constamment entouré de joueurs de flûte, avec lesquels il buvait jusqu’à l’aube (XII, 539a). De fait, Alexandre figure en première ligne dans le catalogue de grands buveurs dressé par Athénée au livre X6 : on le voit participer à un concours de boisson dont il ressort ivre mort (434a-b), porter des toasts en l’honneur de vingt convives successifs (434c), dormir, assommé par l’abus d’alcool, pendant deux jours et deux nuits d’affilée (434b)… Athénée, qui évoque ailleurs le goût du roi pour les garçons et son amour pour l’eunuque Bagoas (XIII, 603a-b), fait remarquer, dans le même livre X, que c’est sans doute à cause de ses excès de boisson qu’Alexandre était en mauvaise condition pour les plaisirs d’Aphrodite7 – au point de susciter l’inquiétude de ses parents, Philippe et Olympias, qui auraient introduit dans son lit une très belle courtisane, avec qui ils l’invitaient à s’unir fréquemment, craignant









4 G. Anderson, The Second Sophistic : A Cultural Phenomenon in the Roman Empire, Londres et New York, 1993, p. 182-183 (« The ‘alternative’ Alexander »). Éd. et trad. anglaise d’Athénée par S. Douglas Olson, Athenaeus. The Learned Banqueters, 8 t., Cambridge (Mass.) et Londres, 2006-2012 ; pour Élien : éd. M. R. Dilts, Claudii Aeliani Varia Historia, Leipzig, 1974 ; trad. A. Lukinovich et A.-F. Morand, Histoire variée, Paris, 1991. 5 Expression empruntée à l’article de P. Vidal-Naquet, « Flavius Arrien entre deux mondes » (appendice à la traduction de l’Anabase d’Arrien par P. Savinel, citée n. 3, p. 309-394) ; Vidal-Naquet désigne ainsi le prophète-charlatan Alexandre d’Abonotique, dont l’histoire, racontée par Lucien dans Alexandre ou le faux prophète, peut être lue comme une parodie de la geste du conquérant (p. 365-373). 6 Sur le rapport d’Alexandre à la boisson, S. Müller, « Mehr hast du getrunken als König Alexander », dans Alkoholsucht im antiken griechischen Diskurs, éd. C. Hoffstadt et R. Bernasconi, Fribourg, 2009, p. 205-222 ; F. Pownall, « The Symposia of Philip II and Alexander III of Macedon. The View from Greece », dans Philip II and Alexander the Great : Father and Son, Lives and Afterlives, éd. E. D. Carney et D. Ogden, Oxford, 2010, p. 55-65. 7 Sur la sexualité d’Alexandre, D. Ogden, Alexander the Great : Myth, Genesis, and Sexuality, Exeter, 2011, p. 124-184.

«  A l e xa n dr e l e P e t i t  » DAN S LA TRADITION ANECDOTIQUE ET à BYZANCE

qu’il ne devienne un γύννις, « efféminé » (434f-435a). Enfin, un passage du livre XII évoque l’étrange penchant d’Alexandre pour les travestissements mythologiques : il aurait, au cours de ses dîners, endossé divers costumes divins, se parant tantôt des attributs d’Ammon, tantôt de ceux d’Hermès ou d’Héraclès, tantôt même de la tenue de la déesse Artémis (537e-f8) – précision laissant penser qu’Athénée se moque en ce passage à la fois de la mégalomanie du roi et de ses problèmes d’identité de genre. On trouve dans l’Histoire variée des évocations très similaires du luxe ostentatoire d’Alexandre (VIII, 7 ; IX, 3) ou de ses excès de boisson9 (III, 23 ; XII, 26), bien qu’Élien émette quelques doutes sur la fiabilité des sources dépeignant le conquérant sous les traits d’un alcoolique10. S’il n’est guère question de la sexualité d’Alexandre dans l’Histoire variée, à l’exception d’une brève allusion à ses amours avec Héphaïstion (XII, 7), Élien revient, en revanche, à plusieurs reprises sur les prétentions du roi à la divinité : Alexandre, après avoir vaincu Darius et s’être emparé du pouvoir perse, comme il avait une haute opinion de lui-même et qu’il se croyait mis au rang des dieux par le bonheur qui l’entourait, donna l’ordre aux Grecs, par lettre, de l’élire dieu. Ce geste est ridicule (γελοίως) : ce qu’il n’avait pas reçu de la nature, il n’allait pas l’obtenir des hommes sur demande. Les uns votèrent dans un sens, les autres dans un autre, mais voici l’arrêté des Lacédémoniens : « Puisque Alexandre veut être dieu, qu’il le soit. » Ainsi les Lacédémoniens critiquèrent avec mépris le coup de tête d’Alexandre, d’une manière laconique et conforme aux mœurs de leur pays. (II, 1911) Élien se plaît aussi à dépeindre Alexandre sous les traits d’un individu acariâtre, véritable caricature de tyran dévoré par l’envie : Alexandre, fils de Philippe, était, dit-on, très jaloux à l’égard de ses amis et les enviait tous, mais chacun pour un motif différent. Il détestait Perdiccas car il était un guerrier né, Lysimaque parce qu’il avait la réputation d’être un bon commandant, Séleucos parce qu’il était courageux. L’ambition d’Antigonos l’agaçait. D’Antipater il détestait l’autorité, il se méfiait de l’habileté de Ptolémée, craignait l’insubordination d’Atarrhios et, bien sûr, le côté révolutionnaire de Peithon. (XIV, 47a12)





8 R. Lane Fox, Alexander the Great, Londres, 1973, p. 444-447, compare les travestissements d’Alexandre à ceux de Caligula en divers dieux ou déesses : cf. Suétone, Caligula, 52 ; Cassius Dion, 59, 26, 5-10. 9 Il y a toutefois aussi chez Élien quelques passages présentant une image plus positive d’Alexandre ; il évoque notamment sa beauté, sa valeur guerrière, sa magnanimité. Cf. C. Stamm, Vergangenheitsbezug in der zweiten Sophistik ? Die Varia Historia des Claudius Aelianus, Francfort-sur-le-Main, 2003, p. 139-161 ; L. Prandi, « Il ritratto di Alessandro Magno in un’opera miscellanea. Studio su Eliano », Studi Ellenistici, 16 (2004), p. 261-273 ; ead., Memorie storiche dei Greci in Claudio Eliano, Rome, 2005, p. 81-90. 10 Histoire variée, III, 23 : « De deux choses l’une : ou Alexandre se fit du tort à lui-même en buvant pendant tous ces jours, ou ceux qui ont écrit cela mentent. » 11 Même motif en V, 12 ; IX, 37 ; XII, 64 ; XIII, 30, et dans La personnalité des animaux, XII, 6. 12 Développements similaires en XII, 16 et 54.

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On trouve enfin, à plusieurs reprises, dans l’Histoire variée, des chries où Alexandre apparaît en assez ridicule posture, face au peintre Apelle, qui déclare son cheval plus amateur de peinture que lui (II, 3), ou face au philosophe Anaxarque, qui ironise sur les problèmes de santé du prétendu roi divin (IX, 37) : « Comme un jour Alexandre était tombé malade et que le médecin lui avait ordonné de se faire préparer une bouillie, Anaxarque dit en riant (γελάσας) : ‘Les espoirs de notre dieu résident dans un bol de bouillie.’ » L’image globalement négative, et souvent caricaturale d’Alexandre qui se dégage de l’Histoire variée et des Deipnosophistes13 entretient un lien évident avec le contexte politique dans lequel ces deux œuvres ont vu le jour. Dans le passage où il évoque le goût d’Alexandre pour les travestissements mythologiques, Athénée établit d’ailleurs un rapprochement très explicite entre Alexandre et l’empereur Commode (180-192) qui, ayant sombré dans la folie, se prenait pour une réincarnation d’Hercule14 : Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que de nos jours aussi, l’empereur Commode ait eu la massue d’Héraclès posée à côté de lui sur son char, et la peau de lion étendue sous lui, et à ce qu’il ait voulu se faire appeler Héraclès15, puisque Alexandre, l’élève d’Aristote, s’assimilait à tant de dieux, et même à Artémis ? (XII, 537f : trad. personnelle) En se moquant d’Alexandre, Athénée dénonce donc également, par contrecoup, les dérives du maître de l’Empire16. Si Élien, né dans les années 170, a, lui aussi, connu Commode dans sa jeunesse, ce sont sans doute plutôt les excentricités de Caracalla (211-217), admirateur fanatique d’Alexandre17, et celles de son successeur Élagabal18 (218-222), qui 13 Sur le rapport entre les deux auteurs, voir L. Prandi, Memorie storiche, op. cit., p. 176-187 ; ead., « Il ritratto », art. cit., p. 269-270 : Athénée exploite plus volontiers qu’Élien les « thèmes scandaleux ». 14 Cf. Cassius Dion, 72, 15, 2-16, 1 ; 72, 20, 2 et 22, 3 ; Hérodien, 1, 14, 8-19. D. Roques pense que, parmi les causes de la vénération de Commode pour Hercule, figurait le désir d’imiter Alexandre, qui s’était lui-même assimilé à Héraclès (Hérodien, Histoire des empereurs romains de Marc Aurèle à Gordien III, Paris, 1990, p. 226-227). Commode ne fait cependant pas partie des empereurs romains ayant pratiqué assidument l’imitatio Alexandri, même s’il a fait frapper des pièces arborant d’un côté son effigie, de l’autre celle d’Alexandre : A. Bruhl, « Le souvenir d’Alexandre le Grand et les Romains », Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École Française de Rome, 47 (1930), p. 202-221 (p. 214). 15 Cassius Dion signale qu’il arrivait aussi à Commode d’endosser le costume d’Hermès (72, 17, 3-4 et 19, 4). 16 G. Zecchini, La cultura storica di Ateneo, Milan, 1989, p. 14, 68, 251 : l’auteur juge peu probable qu’Athénée se soit risqué à formuler de telles critiques à l’encontre de Commode du vivant même de l’empereur ; le texte des Deipnosophistes a dû être publié après la mort de Commode, une fois celui-ci frappé de damnatio memoriae. Voir aussi J.-C. Carrière, « Athénée dans son temps : fiction et histoire », dans Athénée de Naucratis. Le banquet des savants, livre XIV, éd. S. Rougier-Blanc, Toulouse, 2018, p. 449-605 (p. 500-503 sur « Commode-Héraclès et le portrait noir d’Alexandre le Grand » et p. 512, pour une datation, un peu plus tardive, des Deipnosophistes sous le règne « modéré » de Septime Sévère). 17 Cassius Dion, 77, 7-8 et 9, 1 ; Hérodien, 4, 8-9. Cf. A. Bruhl, « Le souvenir d’Alexandre », art. cit., p. 214-218. 18 Les sources anciennes insistent sur l’ « accoutrement barbare » dans lequel Élagabal, empereur d’origine orientale et prêtre d’Hélios, se produisait en public. Elles soulignent aussi son goût pour les travestissements transsexuels, et le décrivent jouant à la prostituée ou endossant le rôle de diverses déesses, à l’occasion de représentations théâtrales ou de processions publiques : cf. R. Turcan, Héliogabale et le sacre du Soleil, Paris, 1985, p. 92-93, 124-125, 175-178 et 209-216.

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ont exercé une influence négative sur sa vision du conquérant, et expliquent qu’il ait multiplié les anecdotes critiques à son sujet : de fait, l’Histoire variée, qui est sans doute la dernière œuvre d’Élien19, pourrait bien avoir été composée sous le règne d’Élagabal, qu’Élien avait, à ce que raconte Philostrate, pris pour cible dans un pamphlet intitulé « Accusation contre l’efféminé » (Kατηγορία τοῦ Γύννιδος), car c’est de ce nom qu’il appelait le « tyran » qui « souillait l’Empire romain de toute sorte d’impureté20 ». Les coïncidences souvent frappantes existant entre Élien et Athénée ont laissé penser que le premier s’était peut-être inspiré des Deipnosophistes, mais il est possible aussi que les deux auteurs aient utilisé une source commune21. Bien que l’un et l’autre soient des compilateurs, ils ont toutefois des pratiques d’écriture fort différentes. Alors qu’Élien précise rarement de quels auteurs il s’inspire, Athénée, en digne héritier des philologues de l’époque alexandrine, a pour habitude de citer ses sources avec une grande précision22 – ce qui fait des Deipnosophistes une œuvre d’un intérêt tout particulier pour notre sujet, puisqu’elle nous aide à reconstituer l’histoire de la tradition de dérision sur Alexandre. On constate qu’une part importante des extraits d’Athénée où Alexandre apparaît sous un jour ridicule provient d’écrits historiques ou de pamphlets, aujourd’hui perdus, composés du vivant même du conquérant ou très peu de temps après sa mort : en première ligne figurent les Éphémérides, le « journal » d’où est tirée la description d’Alexandre en état de coma éthylique23. Un pamphlet d’Ephippos d’Olynthe, intitulé Sur les funérailles d’Alexandre et d’Héphaïstion24, est à l’origine de nombreux développements sur la tryphé (luxe, mollesse) du conquérant

19 Le texte présente des signes d’inachèvement, comme le signale N. G. Wilson, Aelian. Historical Miscellany, Cambridge, Massachusetts et Londres, 1997, p. 6 et 18. 20 Vies des sophistes, II, 32 (éd. W. C. Wright, Cambridge [Mass.] et Londres, 1921 ; trad. personnelle) : Philostrate aurait rencontré Élien en train de lire un ouvrage à haute voix « d’un ton indigné et emphatique » ; le sophiste lui aurait expliqué qu’il s’agissait d’une « mise en accusation » d’Élagabal décédé depuis peu ; à quoi Philostrate aurait répondu en regrettant qu’Élien ne se soit pas attaqué à l’empereur de son vivant. Sur cette œuvre perdue, voir J. F. Kindstrand, « Claudius Aelianus », Aufstieg und Niedergang der römische Welt, II.34.4 (1998), p. 2954-2996 (p. 2984). 21 Cf. N. G. Wilson, Aelian, op. cit., p. 10-11 ; J. F. Kindstrand, « Claudius Aelianus », art. cit., p. 2976. 22 Il est toutefois peu probable que toutes les citations soient de première main : G. Zecchini estime que seuls les auteurs cités à plusieurs reprises par Athénée doivent être considérés comme des sources primaires, tandis que ceux dont le nom n’apparaît qu’une ou deux fois sont vraisemblablement cités de seconde main (La cultura, op. cit., p. 61). 23 Athénée, X, 434b = FGrH 117, F 2b (FGrH=Die Fragmente der griechischen Historiker, 15 t., éd. F. Jacoby, Berlin et Leyde, 1923-1958). L. Pearson, The Lost Histories of Alexander the Great, New York, 1960, p. 260-261, parle de « faked or fictitious diary ». La thèse de la forgerie a toutefois été contestée : pour un état des discussions, voir C. Bearzot, « Alexander’s Ephemerides », Brill’s New Jacoby [ci-après BNJ] (2017), éd. I. Worthington, Leyde, 2006-2019 (consultable en ligne sur le site Jacoby Online, https :// referenceworks-brillonline-com.janus.biu.sorbonne.fr/browse/brill-s-new-jacoby). 24 Ephippos d’Olynthe devait être un contemporain d’Alexandre, puisque Olynthe a été détruite par Philippe en 348 : son hostilité à Alexandre et aux Macédoniens tient peut-être en partie à des raisons personnelles (destruction de sa cité natale et mort de son compatriote Callisthène). Voir L. Pearson, The Lost Histories, op. cit., p. 61-67 ; A. P. Gadaleta, « Efippo storico di Alessandro. Testimonianze e frammenti », Annali della Facoltà di Lettere e Filosofia di Bari, 44 (2001), p. 97-144 ; L. Prandi, « Ephippos of Olynthus », BNJ (2016).

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et son goût pour la boisson25, et c’est d’Ephippos aussi que provient le curieux passage sur les travestissements mythologiques d’Alexandre26. Un autre ouvrage du même genre, attribué à une mystérieuse Nicoboulé, a contribué à alimenter l’image du roi grand buveur et histrionique27. De Polycleitos de Larissa, autre contemporain d’Alexandre considéré par Lionel Pearson comme un gossip-writer, provient l’évocation du conquérant dormant dans un lit en or et se faisant accompagner partout par des joueurs de flûte28. Athénée a par ailleurs exploité les œuvres d’historiens qui n’étaient pas forcément hostiles à Alexandre, mais dont il a retenu des remarques qui, isolées de leur contexte original et resémantisées, contribuent à alimenter le portrait caricatural du conquérant : on peut citer Charès, auquel il a emprunté divers détails servant à illustrer le faste de la cour d’Alexandre et les banquets très arrosés qui y étaient célébrés29, ou encore Clitarque30, source du passage évoquant le rôle joué par la courtisane Thaïs dans l’incendie du palais de Persépolis. Pour alimenter les nombreux développements qu’il consacre à la tryphé d’Alexandre, Athénée a également utilisé les œuvres de plusieurs historiens d’époque hellénistique caractérisés par leur approche moralisante de l’histoire : les Affaires de Macédoine de Douris de Samos31 (né vers

25 Athénée, IV, 146c-d et XII, 537d (tryphé) = FGrH 126, F 2 et 4 ; Athénée, III, 120d-e et X, 434a-b (ivrognerie) = FGrH 126, F 1 et 3. 26 Athénée, XII, 537e-538b = FGrH 126, F 5. Sur ce fragment, voir la très intéressante étude de A. J. S. Spawforth, « The Pamphleteer Ephippus, King Alexander and the Persian Royal Hunt », Histos, 6 (2012), p. 169-213 : la « mascarade » décrite par Ephippos, qui devait être présent aux côtés d’Alexandre dans les années 324-323, renvoie sans doute à l’apparence affichée par le conquérant lors d’épisodes de chasses royales, au cours desquelles il revêtait la tenue traditionnelle des rois de Perse, parfois décrite par les auteurs gréco-romains comme une tenue à caractère féminin ; Ephippos a déformé à des fins partisanes un spectacle auquel il avait assisté personnellement, et qui témoignait en fait de la politique de « bi-culturalisme » mise en œuvre par Alexandre : Spawforth parle d’« ill-intentioned misrepresentation », conçue à l’intention de lecteurs grecs, animés de sentiments anti-macédoniens. 27 Athénée, X, 434c et XII, 537d = FGrH 127, F 1-2. L. Pearson, The Lost Histories, op. cit., p. 67-68, considère le nom féminin de Nicoboulé comme un pseudonyme ; S. Cagnazzi évoque la possibilité d’un journal privé, composé par une courtisane de l’entourage d’Alexandre (Nicobule e Panfila : frammenti di storiche greche, Bari, 1997, p. 24) ; état de la question chez B. Sheridan, « Nikoboule », BNJ (2012). 28 Athénée, XII, 539a = FGrH 128, F 1. Cf. L. Pearson, The Lost Histories, op. cit., p. 70-77 ; N. Sekunda, « Polykleitos of Larisa », BNJ (2013). 29 Athénée, X, 434d, 437a-b et XII, 538c = F 9, 16 et 17, éd. S. Cagnazzi, Carete di Mitilene. Testimonianze e frammenti, Tivoli, 2015. Étant chambellan d’Alexandre, Charès était évidemment très proche du roi ; dans ses descriptions de la cour d’Alexandre, il était visiblement guidé par le goût du sensationnel, et non par le désir de décrier Alexandre : voir L. Pearson, The Lost Histories, op. cit., p. 50-61 ; P. Payen, « Les fragments de Charès de Mytilène chez Athénée », dans Athénée et les fragments d’historiens, éd. D. Lenfant, Paris, 2007, p. 191-214 ; S. Müller, « Chares », BNJ (2017). 30 Athénée, XIII, 576d-e = FGrH 137, F 11. Peu d’éléments permettent de préciser l’image que Clitarque prétendait donner d’Alexandre : cf. L. Pearson, The Lost Histories, op. cit., p. 212-242 ; L. Prandi, Fortuna e realtà dell’opera di Clitarco, Stuttgart, 1996, p. 37 et 168-169 ; ead., « Kleitarchos », BNJ (2016). 31 Athénée, I, 17f, IV, 155d et XII, 535e-536a = FGrH 76, F 49, F 37b, F 14. Voir P. Pédech, Trois historiens méconnus : Théopompe, Duris, Phylarque, Paris, 1989, p. 255-389 ; F. Landucci Gattinoni, Duride di Samo, Rome, 1997 ; P. Giovannelli-Jouanna, « Les fragments de Douris de Samos chez Athénée », dans Athénée, op. cit., p. 215-237 ; F. Pownall, « Duris of Samos », BNJ (2009).

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330), les Histoires de Phylarque32 (2e moitié du iiie siècle av. J.-C.), et l’Histoire de l’Asie d’Agatharchide33 (iie siècle av. J.-C.). Aux passages tirés de ces ouvrages proprement historiques s’ajoute un certain nombre d’emprunts à des écrits qui tiennent plutôt de la littérature anecdotique, comme les Mémorables du frère de Douris de Samos, Lyncée, élève de Théophraste et ami de Ménandre, actif à Athènes entre 320 et 280 av. J.-C., ou les Mémoires historiques de Carystios de Pergame (actif entre 150 et 120 av. J.-C.) – sources de remarques sur la tryphé d’Alexandre, son ivrognerie et son amour des garçons34. Quant à l’histoire de la courtisane Phryné s’offrant à relever les murailles de Thèbes, à condition que l’on grave sur sa tombe : « Alexandre les a détruites, Phryné les a reconstruites35 », elle provient du recueil Sur les courtisanes composé par Callistrate36 (iie siècle av. J.-C.), disciple du grammairien Aristophane de Byzance (ca. 250-180 av. J.-C.). Pour compléter son portrait dépréciatif d’Alexandre, Athénée a puisé aussi dans les écrits des philosophes péripatéticiens, disciples directs d’Aristote – Dicéarque, Cléarque de Soles –, ou héritiers de l’époque hellénistique – Hiéronyme de Rhodes (iiie siècle av. J.-C.), Satyros de Kallatis (iiie-iie siècle av. J.-C.). Un extrait tiré de l’ouvrage de Dicéarque Sur le sacrifice fait à Troie vient compléter les remarques de Carystios sur l’amour d’Alexandre pour les garçons37, et un passage de Hiéronyme de Rhodes est à l’origine de l’affirmation selon laquelle Alexandre manquait d’appé-

32 Athénée, XII, 539b-540a = FGrH 81, F 41. Sur Phylarque, voir P. Pédech, Trois historiens, op. cit., p. 391-493 ; G. Schepens, « Les fragments de Phylarque chez Athénée », dans Athénée, op. cit., p. 239-261 ; F. Landucci, « Phylarchos », BNJ (2017). 33 Athénée, IV, 155c-d et XII, 539b-d = FGrH 86, F 2-3. Sur Agatharchide, voir D. Marcotte, « Structure et caractère de l’œuvre historique d’Agatharchide », Historia, 50 (2001), p. 385-435 ; S. Burstein, « Agatharchides of Knidos », BNJ (2012). D. Marcotte estime que le Périple de la Mer Rouge, résumé dans la Bibliothèque de Photius (cod. 250), n’était pas en fait un ouvrage indépendant, mais constituait la première partie de l’Histoire de l’Asie. On y trouvait une section en forme de miroir des princes (§ 11-20), où le tuteur d’un jeune prince lagide (Ptolémée V ?), mettant son protégé en garde contre le fléau de la flatterie, y évoquait Alexandre de manière assez critique (§ 17) : « Alexandre était invincible dans les armes et il était des plus faibles dans ses relations humaines ; il se laissait prendre, en effet, par les louanges et, quand on l’appelait Zeus, il pensait non qu’on se moquait de lui, mais qu’on lui faisait honneur : il désirait l’impossible et oubliait sa nature. » (Photius, Bibliothèque, t. 7, éd. et trad. R. Henry, Paris, 1974) 34 Athénée, X, 434c (ivrognerie) = Lyncée, F 34, éd. A. Dalby, « Lynceus and the Anecdotists », dans Athenaeus and his World. Reading Greek Culture in the Roman Empire, éd. D. Braund et J. Wilkins, Exeter, 2000, p. 372-394. — Athénée, X, 434f (ivrognerie) et XIII, 603b (amour des garçons) = Carystios, F 4-5, éd. C. Müller, Fragmenta Historicorum Graecorum, IV, Paris, 1851, p. 356-359. 35 Athénée, XIII, 591d = FGrH 348, F 1. Cf. G. Anderson, The Second Sophistic, op. cit., p. 182 : « A sophistic mentality will seize on the paradox that Alexander is inferior in achievement to a courtesan. » 36 Cf. N. J. Jones, « Kallistratos », BNJ (2011). 37 Athénée, XIII, 603a-b = F 83, éd. D. C. Mirhady, dans Dicearchus of Messena : Text, Translation, and Discussion, éd. W. W. Fortenbaugh et E. Schütrumpf, New Brunswick, 2001, p. 1-142. Dicéarque évoquait dans cet ouvrage les cérémonies religieuses accomplies par Alexandre à Ilion en l’honneur des héros d’Homère : cf. J.-P. Schneider, « Dicéarque de Messine », Dictionnaire des philosophes antiques [ci-après DPhA], 7 t., dir. R. Goulet, Paris, 1989-2018, II (1994), p. 760-764 (p. 761).

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tence pour les plaisirs de l’amour38. Cléarque est cité comme auteur du Gergithios, peut-être un dialogue, auquel avait été donné le nom d’un flatteur d’Alexandre, et dans lequel l’auteur devait condamner la flatterie et la vie de mollesse39 ; de Satyros, auteur de nombreuses biographies de poètes, d’orateurs, de philosophes, de rois et de généraux40, est tirée une anecdote sur Anaxarque, décrit, lui aussi, comme un flatteur d’Alexandre41. Au terme de cette revue des sources utilisées par Athénée, on note l’absence quasi complète de la comédie – genre pourtant abondamment sollicité par notre auteur dans l’ensemble de son œuvre42. Un seul fragment comique, dans les Deipnosophistes, fait référence à Alexandre : il s’agit d’un extrait du Flatteur de Ménandre43, pièce écrite quelques années seulement après la mort du conquérant (vers 315 av. J.-C.) ; le parasite Strouthias y répond au soldat Bias, qui se flatte d’avoir, lors d’une campagne militaire en Cappadoce, « bu par trois fois une coupe d’or qui contenait dix cotyles de vin », en le déclarant ironiquement « meilleur buveur que le roi Alexandre ». On notera le caractère indirect de la référence – simple comparaison témoignant certes de la diffusion du motif de l’ivrognerie d’Alexandre, mais sans que celui-ci soit pris personnellement pour cible de raillerie44. Il en va de même lorsque Plutarque, après avoir relaté dans sa Vie d’Alexandre le prodige de la mer de Pamphylie, ajoute : C’est à ce prodige que Ménandre fait plaisamment (παίζων) allusion dans une de ses comédies : « Voilà qui rappelle bien Alexandre : si je cherche quelqu’un, il se présentera de lui-même, et s’il me faut traverser par mer quelque endroit, celui-ci se rendra accessible à mes pas. » (17, 7) Ici encore, on a affaire à une allusion ironique au motif bien connu de la fortune d’Alexandre, sans que ce dernier soit pour autant tourné en dérision. Il semble donc ne pas avoir existé de comédie qui aurait pris Alexandre pour objet de raillerie, alors même qu’ont été produites, à son époque ou peu après, 38 Athénée, X, 435a = F 30, éd. S. A. White, dans Lyco of Troas and Hieronymus of Rhodes : Text, Translation, and Discussion, éd. W. W. Fortenbaugh et S. A. White, New Brunswick, 2004, p. 79-276. Cf. J.-P. Schneider, « Hiéronymos de Rhodes », DPhA, III (2000), p. 701-705. 39 Athénée, VI, 255c-d et 258a = F 19-20, éd. F. Wehrli, Klearchos, Bâle, 1948. Cf. P. Pédech, « Cléarque le philosophe », dans Au miroir de la culture antique. Mélanges offerts au Président René Marache par ses collègues, ses étudiants, ses amis, Rennes, 1992, p. 385-391 (p. 389) ; J.-P. Schneider, « Cléarque de Soles », DPhA, II (1994), p. 415-420 (p. 419). 40 Athénée, VI, 250f-251a = F 26, éd. S. Schorn, Satyros aus Kallatis. Sammlung der Fragmente mit Kommentar, Bâle, 2004. Cf. A. Momigliano, Les origines de la biographie en Grèce ancienne (1971), trad. fr., Strasbourg, 1991, p. 116-117 ; S. Schorn, « Satyros de Callatis », DPhA, VI (2016), p. 133-143 (p. 143). 41 Le passage en question provient soit d’une Vie d’Anaxarque, soit d’une Vie d’Alexandre, conçue pour faire pendant à la biographie, bien attestée, de Philippe de Macédoine, comme incline à le penser S. Schorn, Satyros, op. cit., p. 433. 42 Cf. J. Wilkins, « Vers une histoire sympotique », dans Athénée, op. cit., p. 29-39 (p. 31-33). 43 Athénée, X, 434c et XI, 477f ; passage cité aussi par Plutarque, Comment discerner le flatteur de l’ami, 13 (57a). Éd. et trad. A. Blanchard, Ménandre, Œuvres, t. 3, Paris, 2016, p. 169-193 (Le Flatteur). 44 W. E. Major parle de « harmless amusement », témoignant de la dépolitisation de la figure d’Alexandre : « Menander in a Macedonian World », Greek Roman and Byzantine Studies, 38 (1997), p. 41-73 (p. 50).

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diverses pièces qui, à la différence de celles, faiblement politisées, de Ménandre, faisaient une place notable à la satire proprement politique45 : on sait que des auteurs comme Timoclès, Archédicos ou Philippidès s’en étaient pris à Démosthène et Hypéride, à Démétrios de Phalère, à Démocharès, chef de l’opposition anti-macédonienne, ou à Démétrios Poliorcète et à son supporter athénien, Stratoclès46. En revanche, alors qu’à la génération précédente, Philippe de Macédoine avait été brocardé par Mnésimachos dans son Philippos47 (représenté peu après 346), on n’a conservé aucun fragment de comédie où Alexandre lui-même aurait servi de cible à la satire – peut-être parce qu’il s’était employé à placer sous haute surveillance la production théâtrale de son temps, conscient que les œuvres représentées pouvaient servir (ou desservir) ses projets politiques48. On peut soupçonner la présence d’une intention propagandiste dans l’Agên, seule pièce où le roi était, semble-t-il, mis en scène sous une identité d’emprunt : il s’agissait, à ce que dit Athénée, source des deux extraits conservés, d’un drame satyrique consacré à l’histoire scandaleuse d’Harpale49 qui, dans le premier fragment, est tourné en ridicule en raison des honneurs divins qu’il avait octroyés, post mortem, à sa maîtresse Pythioniké, tandis qu’il est question, dans le second fragment, de ses tractations commerciales avec la cité d’Athènes, d’où il fit venir une seconde courtisane, Glykéra, qui devint elle aussi l’objet d’hommages exorbitants50. Certains, dans l’Antiquité, attribuaient la paternité de cette pièce à Alexandre51, qui

45 Voir W. E. Major, « Menander », art. cit., p. 44-45 ; N. Luraghi, « Commedia e politica tra Demostene e Cremonide », dans La Commedia greca e la storia, éd. F. Perusino et M. Colantonio, Pise, 2012, p. 353-376. 46 Cf. W. E. Major, « Menander », art. cit., p. 47-49. 47 Sur Mnésimachos, A. Papachrysostomou, Six Comic Poets. A Commentary on Selected Fragments of Middle Comedy, Tübingen, 2008, p. 183-220 (p. 210-220 sur le Philippos). 48 B. Le Guen souligne l’intérêt qu’Alexandre portait aux compétitions dramatiques ; elle le qualifie de « new director of cultural life in the Greek world » (« Theatre, Religion, and Politics at Alexander’s Travelling Royal Court », dans Greek Theatre in the Fourth Century BC, éd. E. Csapo, H. Rupprecht Goette, J. R. Green et P. Wilson, Berlin et New York, 2014, p. 249-274 : p. 271-273). 49 Athénée, XIII, 586d et 595e-596d. La pièce fut représentée en 326 (sur l’Hydaspe) ou 324 (à Babylone). Voir notamment P. Cipolla, « La datazione del dramma satiresco Ἀγήν », Eikasmos, 11 (2000), p. 135-154 ; R. Pretagostini, « La rappresentazione dell’ Ἀγήν et la nuove drammaturgia », dans Teatro greco postclassico e teatro latino, teorie e prassi drammatica, éd. A. Martina, Rome, 2003, p. 161-175. 50 Sur la première partie de cette affaire, voir la lettre de Théopompe à Alexandre (FGrH 115, F 253) citée par Athénée (XIII, 595a-c) : l’historien y accuse Harpale d’avoir prélevé plus de deux cents talents pour élever deux monuments, l’un à Athènes et l’autre à Babylone, en l’honneur de Pythioniké : « À cette femme qui s’offrait notoirement au premier venu pour un tarif uniforme il a osé, lui qui se prétendait ton ami, consacrer un sanctuaire et une enceinte, et donner au temple et à l’autel le nom de Pythioniké Aphrodite, méprisant à la fois le châtiment des dieux et insultant aux honneurs qui te sont rendus. » Quant à Glykéra, Harpale lui fit élever, de son vivant, une statue de bronze devant laquelle le peuple venait se prosterner, lui accordant un hommage qu’Alexandre lui-même n’avait pas réussi à obtenir des Macédoniens : cf. Athénée, XIII, 586c-d, citant Clitarque (FGrH 137, F 30). Sur ces événements, voir S. Müller, « Alexander, Harpalos, und die Ehren für Pythionike und Glykera. Überlegungen zu den Representationsformen des Schatzmeisters in Babylon und Tarsos », dans Philia. Festchrift für Gerhard Wirth, éd. V. Lica et D. Nedu, Galatzi, 2006, p. 71-106. 51 Cf. Athénée, II, 50 f.

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en a probablement été le commanditaire et y était, semble-t-il, représenté sous le masque d’Agên52, peut-être lui-même conçu comme une hypostase de Dionysos53, qui devait assumer le rôle de puissance vengeresse. Aussi a-t-on parlé d’un drame destiné à exalter la figure d’Alexandre54. C’est cette atmosphère de liberté surveillée55 qui explique le caractère voilé des attaques et railleries formulées par les orateurs athéniens à l’encontre d’Alexandre, comme l’a bien montré Elias Koulakiotis56 : par prudence, ils préféraient généralement user d’ambiguïté et recourir à des formulations ironiques pour critiquer le conquérant. Les piques visant son homosexualité se dissimulent sous l’appellation d’ « enfant57 » ou l’évocation du roi jouant de la cithare58, à l’instar des jeunes esclaves servant de prostitués dans les banquets. Le sobriquet de Margitès, dont Démosthène avait affublé le conquérant59, entendait peut-être aussi tourner en dérision l’immaturité sexuelle d’Alexandre (Margitès, dit-on, n’osa pas toucher sa femme la nuit de leurs noces60), mais il devait également servir à dénoncer la vanité des aspirations héroïques du Macédonien, puisque le personnage en question était le héros d’une épopée parodique,

52 On a supposé que ce mystérieux nom propre, peut-être dérivé du verbe ἄγω (« mener »), pouvait être équivalent de dux et désigner Alexandre en tant que chef d’armée : A. von Blumenthal, « Zum Satyrdrama Agen », Hermes, 74 (1939), p. 216-221. Le terme apparaît dans le second fragment conservé, où l’un des personnages déclare qu’Harpale a fait livrer à la cité d’Athènes des « quantités énormes de blé, non moindres que celles envoyées par Agên ». 53 Cf. P. Cipolla, « La datazione », art. cit., p. 150. 54 V. Nicolucci, « Il dramma satiresco alla corte di Attalo I : fonti letterarie e documenti archeologici », dans Teatro greco, op. cit., p. 325-342 (p. 340). 55 H.-U. Wiemer, « Hero, God or Tyrant ? Alexander the Great in the Early Hellenistic Period », dans Antimonarchic Discourse in Antiquity, éd. H. Börm, Stuttgart, 2015, p. 85-112 (p. 90) : « Open discussion of Alexander involved considerable risk, as the Macedonian ruler tended to be well informed about the political debates in Athens. » 56 E. Koulakiotis, « Attic Orators on Alexander the Great », dans Brill’s Companion to the Reception of Alexander the Great, éd. K. R. Moore, Leyde, 2018, p. 41-71. 57 Cf. Eschine, Contre Ctésiphon, 161 ; Plutarque, Vie d’Alexandre, 11, 6 et Vie de Démosthène, 23, 2. Il semble que l’apparence physique du jeune roi ait contribué à alimenter les railleries des anti-Macédoniens : de fait, Alexandre était imberbe et portait les cheveux longs – deux éléments caractéristiques de la beauté héroïque, mais susceptibles d’être interprétés négativement comme des signes de mollesse voluptueuse, de manque de virilité, d’homosexualité passive. Sur les innovations d’Alexandre en matière d’image royale, voir V. A. Troncoso, « The Bearded King and the Beardless Hero. From Philip II to Alexander the Great », dans Philip II, op. cit., p. 13-24 (p. 16-19). 58 Cf. Eschine, Contre Timarque, 167-168 (Eschine, Discours, éd. et trad. V. Martin et G. de Budé, t. 1, Paris, 1927) : l’orateur parle d’« odieux soupçons » insinués contre Alexandre « en un langage détourné ». 59 Cf. Eschine, Contre Ctésiphon, 160 ; Marsyas de Pella, FGrH 135-136, F 3 ; Plutarque, Vie de Démosthène, 23, 2. 60 Souda, s.v. Μαργίτης (éd. A. Adler, Suidae Lexicon, 5 vol., Leipzig, 1928-1938) : « Margitès : brocardé pour sa sottise, lui qui, dit-on, ne savait pas compter au-delà de cinq ; qui, menant chez lui sa jeune femme, ne la toucha pas, mais , disant redouter qu’elle ne le calomnie auprès de sa mère ; qui, déjà jeune homme, était dans l’ignorance et s’informait auprès de sa mère pour savoir s’il avait été enfanté par son père. » (trad. personnelle)

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dont les Anciens attribuaient la paternité à Homère61 ; enfin, il n’est pas impossible que les questions que Margitès se pose sur sa filiation (il ignore s’il est né de son père ou de sa mère) renvoient de façon burlesque au motif de la naissance divine – qui fit l’objet de vifs débats à Athènes, lorsque, en 324, le roi réclama l’érection d’une statue le représentant en dieu invincible62. Les prétentions d’Alexandre aux honneurs divins suscitèrent un certain nombre de déclarations lourdes de sous-entendus ironiques : E. Koulakiotis cite en exemple une formule de Démosthène qui, selon Hypéride, aurait dit qu’Alexandre pouvait, s’il le voulait, se faire adorer non seulement comme fils de Zeus, mais aussi comme fils de Poséidon, s’il en avait envie63 – superposant peut-être ainsi au grief de mégalomanie celui de cruauté, puisqu’au nombre des fils du dieu de la mer figure le Cyclope Polyphème. Il faut attendre Lucien et ses Dialogues des morts64 pour voir Alexandre apparaître en héros de comédie, dans trois scénettes où il est successivement confronté à son père Philippe (XII), au cynique Diogène (XIII) et à Hannibal, qui lui dispute la palme de la valeur guerrière en un débat arbitré par Minos (XXV). Lucien reprend dans ces trois dialogues les lieux communs du discours de dérision sur Alexandre, en les mettant dans la bouche des interlocuteurs du conquérant, ou en les illustrant à travers le comportement même prêté à ce dernier. Les propos tenus par Philippe, Diogène et Hannibal font défiler presque tous les griefs que la tradition hostile à Alexandre avait pu lui adresser : infidélité du jeune roi aux leçons d’Aristote, influence corruptrice exercée par ses flatteurs, victoires obtenues sur des adversaires dépourvus de valeur guerrière, amours homosexuelles, orientalisation, et surtout volonté de se faire passer pour fils d’Ammon. Déniant toute valeur au goût du risque qu’Alexandre prétend mettre en avant, Philippe dénonce le côté risible de son comportement : « Quand tu étais blessé et que les gens te voyaient emporté loin du combat sur un brancard, ruisselant de sang et gémissant de tes blessures, cela les faisait rire : Ammon était convaincu d’imposture […]. Qui aurait pu ne pas rire, en voyant le fils de Zeus près de rendre l’âme, demandant le secours des médecins ? Maintenant que tu es mort, crois-tu qu’une foule de gens ne raille pas méchamment cette comédie ? » (XII, 5)

61 Cf. D. Pralon, « Margitès », dans Homère revisité. Parodie et humour dans les réécritures homériques, éd. B. Acosta-Hugues, C. Cusset, Y. Durbec et D. Pralon, Besançon, 2011, p. 133-158. R. Lane Fox, Alexander, op. cit., p. 60-61 estime qu’user de ce sobriquet revenait à traiter Alexandre d’ « Homeric buffoon ». 62 M. Faraguna, « Alexander and the Greeks », dans Brill’s Companion to Alexander the Great, éd. J. Roisman, New York, 2003, p. 99-130 (p. 128). 63 Hypéride, Contre Démosthène, 31. 64 Éd. et trad. J. Bompaire et A.-M. Ozanam, Lucien. Voyages extraordinaires, Paris, 2009. Sur l’image d’Alexandre dans les Dialogues des morts, voir B. Baldwin, « Alexander, Hannibal and Scipion in Lucian », Emerita, 58 (1990), p. 51-60 ; S. Müller, « In the Shadow of his Father : Alexander, Hermolaus, and the Legend of Philip », dans Philip II, op. cit., p. 25-32 (p. 25) ; ead., « Trügerische Bilder ? Lukians Umgang mit Tyrannen- und Orienttopoi in seinen Hadesszene », Gymnasium, 120/2 (2013), p. 169-192 (p. 182-184).

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Le discours que Lucien prête à Alexandre lui-même montre que la mort ne l’a pas guéri de sa folie mégalomane. À Philippe, qui s’emploie à dénigrer ses conquêtes, il objecte que les hommes le mettent pourtant en parallèle avec Héraclès et Dionysos (XII, 6) –, et devant Diogène il évoque son espoir de devenir, une fois enseveli en Égypte, « un des dieux égyptiens », suscitant ainsi le rire de son interlocuteur (XIII, 3). Lucien prête donc au personnage les traits d’un guerrier fanfaron (alazôn), à l’esprit embrumé par les fumées de l’orgueil – rendant ainsi d’autant plus frappant l’effet de contraste produit, dans le Dialogue XII, par la confrontation avec Philippe, qui traite son fils en gamin immature, comme s’il était encore le meirakion tourné en dérision par Démosthène. Le rôle que Julien l’Apostat a attribué à Alexandre dans les Césars situe le texte en question dans la filiation directe des Dialogues des morts65. Dans ce banquet comique, auquel le conquérant a été convié par les dieux, aux côtés des empereurs romains, en tant que grand ancêtre de l’Empire, Julien réutilise à son tour la plupart des topoi constitutifs du discours de dérision sur Alexandre : c’est Silène qui, prenant le relais de Diogène, se charge de souligner le goût excessif du conquérant pour la boisson, lui rappelle successivement toutes ses humaines faiblesses et, pour finir, le nargue en lui citant les vers d’Euripide par lesquels Cleitos avait suscité sa colère lors du banquet fatal66. Dans la scène d’agôn où Alexandre et César se disputent la première place (§ 20-27), le conquérant apparaît, comme chez Lucien, sous les traits d’un alazôn, dont la harangue est qualifiée de « quelque peu martiale ». L’interrogatoire auquel Hermès soumet ensuite le Macédonien (§ 31) fait d’abord ressortir sa mégalomanie – son but, dit-il, était « de tout vaincre » –, puis tourne à sa déconfiture : humilié par une allusion de Dionysos à Cleitos, il « rougit et, les yeux tout mouillés de larmes, ne dit plus mot ». Ce conquérant éploré constitue le digne pendant du héros grondé par Philippe comme un enfant méchant dans le Dialogue XII de Lucien. De ce discours de dérision, assez peu de chose a filtré dans la tradition byzantine, où prédomine une image idéalisée d’Alexandre, que véhiculent à la fois les diverses réécritures du Pseudo-Callisthène, les chroniques universelles et les productions de la rhétorique officielle, où la figure d’Alexandre est souvent utilisée comme faire-valoir des empereurs de Byzance. S’il arrive, quoique assez rarement, qu’Alexandre soit évoqué dans les panégyriques impériaux à titre de repoussoir et que les rhéteurs byzantins exploitent alors certains éléments de la légende noire, ils les insèrent dans un discours de blâme, et non de dérision, comme avait fait Eusèbe de Césarée dans sa Vie de Constantin (7, 1-2). C’est dans les recueils de maximes que l’on peut retrouver les traces les plus nettes du discours de dérision sur Alexandre. Dans le Gnomologium Vaticanum, florilège byzantin de caractère conservateur67, figurent plusieurs anecdotes, 65 C. Lacombrade, « Notes sur les ‘Césars’ de l’Empereur Julien », Pallas 11 (1962), p. 47-67. Julien, Œuvres complètes, éd. et trad. C. Lacombrade, t. 2, 2ème partie, Paris, 1965. 66 Euripide, Andromaque, 693 (« Hélas, comme il règne en Grèce un funeste usage… »), cité par Plutarque, Vie d’Alexandre, 51, 8. 67 F. R. Adrados, Greek Wisdom Literature and the Middle Ages : The Lost Greek Models and Their Arabic and Castillan Translations, Berne, 2009, p. 92-93.

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héritées de l’Antiquité, où Alexandre apparaît sous un jour assez ridicule, face à des philosophes comme Anaxarque, Diogène, Xénocrate, ou face à l’orateur Démade, qui raille ses prétentions au titre de « fils de dieu68 ». Un motif revient avec insistance dans ces historiettes peu flatteuses pour le conquérant macédonien : celui du présent inadéquat, et parfois refusé avec impertinence, notamment lorsque, par son excès de munificence, il devient marque de démesure et d’ostentation69. Quelques échos de la même tradition de dépréciation ironique ont filtré aussi dans les notices que l’encyclopédie de la Souda consacre au conquérant : on retrouve par exemple, dans la rubrique sur les « Brahmanes », Alexandre en guerrier fanfaron qui, à peine débarqué dans l’île des sages indiens, s’empresse de dresser une stèle proclamant : « Moi, le grand roi Alexandre, je suis parvenu jusqu’ici70. » À l’héritage assez clairsemé de ce discours de dérision de type anecdotique, on peut ajouter un texte qui témoigne de la fortune de Lucien à Byzance : il s’agit d’un dialogue des morts anonyme qui, d’après son éditeur71, a probablement été composé à l’époque de la renaissance Paléologue. L’auteur y met en scène trois personnages, Charon, Hermès et Alexandre qui, mort depuis peu, se présente pour effectuer la traversée vers le royaume d’Hadès. L’Anonyme reprend ainsi le scénario imaginé par Lucien dans le Dialogue des morts XX, où Charon et Hermès faisaient embarquer pour les Enfers un groupe de huit morts ; à ce premier modèle se superpose, à la fin du texte, où l’on voit Alexandre discutant avec Charon le prix du passage, le souvenir du Dialogue II de Lucien, où Ménippe conteste au nocher des Enfers le versement de l’obole rituelle. Mais la dette de l’auteur byzantin envers Lucien ne s’arrête pas là : car son texte est un véritable centon, où ont été cousues bout à bout des formules tirées non seulement des Dialogues des morts, mais aussi d’autres écrits de Lucien, sans rapport aucun avec Alexandre ou avec les Enfers, comme l’Icaroménippe ou le Jugement des Voyelles – à quoi s’ajoutent quelques emprunts sporadiques à des auteurs comme Ésope, Aristophane, Thucydide ou Isocrate72. L’image que ce dialogue byzantin donne d’Alexandre est à première vue assez semblable à celle qui se dégageait des Dialogues XII, XIII et XXV de Lucien. La description qu’Hermès trace du conquérant – un « homme en armes », avec « un regard de Titan, perçant, effroyable » – souligne son agressivité. La suite du texte illustre la démesure du personnage (il se présente comme « fils d’Ammon ») et son ambition délirante. À y regarder de plus près, on s’aperçoit cependant que l’Anonyme a introduit dans le portrait du conquérant macédonien une inflexion nouvelle : ce n’est plus la suffisance

68 N° 64 (Anaxarque) ; n° 96, 97 et 104 (Diogène) ; n° 419 (Xénocrate) ; n° 236 (Démade) : éd. L. Sternbach, Gnomologium Vaticanum : e Codice Vaticano Graeco 743 [1887-1889], réimpr. Berlin, 1963 (texte traduit en annexe). 69 N° 81. 70 Souda, éd. A. Adler (cité n. 60) : trad. personnelle. Voir aussi les rubriques « Anaximène » et « Xénocrate », traduites en annexe. 71 O. Karsay, « Eine byzantinische Imitation von Lukianos », Acta Antiqua Hungarica, 19 (1971), p. 383-391 (p. 384). 72 O. Karsay, ibidem, p. 391 ; D. A. Christidis, « Sur l’imitation byzantine de Lucien du ms. Ambrosianus gr. 655 », Hellenica, 32 (1980), p. 86-91.

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qui prédomine chez cet Alexandre médiéval, mais le regret de n’avoir pu mener ses rêves à leur terme : « ALEXANDRE – Je ne sais comment vous convaincre peu à peu de la vérité de mon histoire. Car nulle part ne se montrent ni amis ni alliés, et il me semble que je suis séparé de tous ceux qui avaient coutume de m’obéir et de me suivre. Mais le plus terrible de tout, c’est que je suis mort sans avoir rien accompli. CHARON – Vraiment, après avoir commencé par semer l’épouvante en anéantissant les Thébains, tu as été élu par eux général en chef73 puis, t’élançant contre l’Asie, tu as pris la Lydie, l’Ionie, la Phrygie74, le fameux Darius, qui dirigeait à Issos et Arbèles75 des myriades de soldats76, tu as pour ainsi dire soumis la terre absolument tout entière, et tu es mort sans avoir rien accompli ? ALEXANDRE – Tu as raison. Si nous examinons ce que j’ai fait, j’aurai l’air d’avoir réalisé une œuvre considérable, mais si nous considérons le reste, absolument rien. Ne t’étonne donc pas que je ne me satisfasse pas de la situation présente. CHARON – Espérais-tu, Alexandre, te rendre maître de l’univers entier77 ? ALEXANDRE – Non pas seulement d’un univers entier, mais de tous les univers, et en vérité j’ai péri avant d’en dominer un seul : fais-moi donc faire la traversée ! » (trad. personnelle) Que ce soit Charon qui, reprenant à son compte les termes proférés par Alexandre luimême dans le Dialogue XXV de Lucien, dresse ici la liste des conquêtes du Macédonien, est très révélateur de la subtile mutation opérée par l’auteur byzantin – mutation qu’explique l’influence de l’anecdote, célèbre, évoquant le jeune Alexandre en larmes, parce qu’on a parlé devant lui de la thèse de Démocrite sur l’infinité des mondes78. Se livrant à une variation sur le motif de la polypragmosyné d’Alexandre79 (l’agitation stérile générée par son insatiable désir de conquête), l’Anonyme crée finalement un personnage qui paraît moins fait pour susciter le rire que la pitié. Que la tonalité mélancolique tende à prendre le pas sur la note proprement satirique

73 Dialogues des morts, XXV, 4 : Alexandre rappelle qu’à peine devenu roi, il a terrifié la Grèce en détruisant Thèbes, et que les Grecs l’ont alors élu stratège. Les expressions reprises de Lucien sont données en italique dans le texte du dialogue byzantin. 74 Ibidem, 4 : ces pays sont mentionnés dans la liste qu’Alexandre dresse de ses conquêtes. 75 Ibid., 3 : Hannibal évoque « le funeste Darius » défait à Issos, puis écrasé à Arbèles. 76 Ibid., 4 : Alexandre rappelle qu’à Issos, Darius l’attendait « à la tête d’une armée innombrable ». 77 Ibid., 4 (aveu d’Alexandre) : « J’ai désiré toute la terre, considérant qu’il serait honteux de ne pas s’emparer du monde entier. » 78 Plutarque évoque cette anecdote pour illustrer le malheur des âmes ambitieuses (De la tranquillité de l’âme, 4, 466d) ; Valère Maxime la cite dans son chapitre sur l’amour de la gloire (Faits et dits mémorables, VIII, 14, ext. 2) ; Élien insiste pour sa part sur le caractère dérisoire du comportement d’Alexandre (Histoire variée, IV, 29) : « Je ne saurais me retenir de rire d’Alexandre, fils de Philippe, s’il est vrai que lorsqu’il entendit que, selon les écrits de Démocrite, il existe des mondes innombrables, il se chagrina de ne régir qu’une partie de notre monde. Faut-il dire combien Démocrite se serait moqué de lui, vu que cela était précisément son affaire ? » 79 H. Tonnet, Recherches sur Arrien : sa personnalité et ses écrits atticistes, Amsterdam, 1988, t. 1, p. 532-535.

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dans ce Dialogue des morts d’époque paléologue est sans doute un signe discret de la médiévalisation du modèle lucianesque : car c’est une tendance fréquente, dans les textes byzantins, que d’associer l’histoire d’Alexandre au motif du memento mori, présent notamment dans les réécritures tardives du Roman d’Alexandre, dont certaines doivent être sensiblement contemporaines de notre texte. Relues à l’aune de l’Ecclésiaste, les aventures du conquérant se transforment assez souvent à Byzance, surtout dans la dernière époque, en exemple de la vanité des ambitions humaines, et la vie du brillant héros macédonien y devient l’emblème des limitations inhérentes à la condition mortelle.

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Annexe Gnomologium Vaticanum (éd. L. Sternbach, Gnomologium Vaticanum : e Codice Vaticano Graeco 743 [18871889], réimpr. Berlin, 1963 ; trad. personnelle) N° 64 : « Anaxarque, philosophe naturaliste, comme le roi Alexandre lui avait déclaré : ‘Je te ferai pendre’, lui répondit : ‘Adresse tes menaces à d’autres : car pour moi, cela ne fait aucune différence de pourrir sur terre ou sous terre.’ » (cf. Stobée, Anthologie, III, 7, 29) N° 81 : « Le même [Alexandre], après avoir joué à la balle avec un jeune homme, lui offrit un talent. Comme ses amis disaient qu’il lui avait donné plus qu’il ne fallait, il répondit : ‘Je ne dois pas considérer combien lui mérite de recevoir, mais combien moi je dois donner.’ » N° 96 : « Un jour, le roi Alexandre, ayant rempli une assiette d’os, l’envoya à Diogène le cynique ; celui-ci la prit en disant : ‘Le mets, certes, est digne d’un cynique, mais le présent n’est pas digne d’un roi.’ » N° 97 : « Le même, voyant Diogène dormir dans une jarre, s’écria : ‘Ô jarre pleine d’esprit !’ Et le philosophe dit, en s’écartant : ‘Très puissant roi, je préfère une goutte de fortune à une jarre d’esprit, car l’esprit est malheureux en son absence.’ » N° 104 : « Le même, comme Diogène lui avait réclamé une drachme, répondit : ‘Ce n’est pas un présent digne d’un roi.’ Et comme l’autre lui disait : ‘Eh bien, donne-moi un talent’, il reprit : ‘Mais ce n’est pas une requête digne d’un cynique.’ » N° 236 : « Comme les Athéniens refusaient d’honorer Alexandre en tant que dieu, déclara : ‘J’ai peur pour vous, Messieurs : je crains que, parce que vous refusez le ciel à Alexandre, il ne vous enlève la terre.’ » N° 419 : « Xénocrate, à qui de l’argent avait été apporté de la part d’Alexandre, offrit à dîner, selon son train habituel, à ceux qui le lui avaient apporté, et leur dit : ‘Annoncez à Alexandre que, tant que je peux vivre ainsi, je n’ai pas besoin de ses cinquante talents.’ Car telle est la somme qui lui avait été envoyée. » (cf. Plutarque, Apophtegmes de rois et de généraux, 181d-e ; La Fortune ou la vertu d’Alexandre, I, 12, 333b ; Stobée, Anthologie, III, 5, 10)

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Souda (A. Adler, Suidae Lexicon, 5 t., Leipzig, 1928-1938 ; trad. personnelle) A, 1989 (Ἀναξιμένης) : « Anaximène, fils d’Aristoclès, de Lampsaque, rhéteur, maître d’Alexandre de Macédoine ; il l’accompagna dans ses guerres ; c’est lui qui, alors que le roi Alexandre s’était mis en colère contre les habitants de Lampsaque, l’en dépouilla grâce au stratagème que voici. Comme les habitants de Lampsaque avaient pris le parti des Perses, Alexandre, bouillant de colère, menaça de leur infliger les plus grands maux ; eux, parce qu’ils craignaient pour leurs femmes, leurs enfants et leur patrie, envoyèrent Anaximène l’implorer. Alexandre, comprenant pour quelle raison il était venu, prit les dieux à témoin qu’à coup sûr il ferait le contraire de ce qu’il demanderait. Alors Anaximène déclara : ‘Accorde-moi, roi, la faveur de réduire en esclavage les femmes et les enfants des habitants de Lampsaque, d’incendier leurs temples et de détruire leur cité jusqu’aux fondements.’ Alexandre, ne sachant quel expédient opposer à cette requête ou quelle machination inventer pour la contrer, et soumis à la contrainte de son serment, accorda, contre son gré, son pardon aux habitants de Lampsaque. » (cf. Pausanias, Description de la Grèce, VI, 18, 2-45) Ξ, 42 (Ξενοκράτης) : « Comme Alexandre de Macédoine lui avait envoyé trente talents d’or, lui-même [Xénocrate] les renvoya en disant qu’un roi avait besoin d’argent, mais pas un philosophe. »

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Catherine Gaullier-Bou g assas

Alexandre post-mortem et la dérision : des romans médiévaux aux premières traductions et adaptations françaises de Lucien de Samosate

Les romans médiévaux français sur Alexandre le Grand n’accordent que peu de place à la dérision, tant dominent en eux l’idéalisation et le panégyrique, tant ils instrumentalisent son souvenir pour incarner dans le conquérant antique un modèle médiéval de souverain. Le rire y est rare, si on excepte les moqueries sarcastiques qu’adressent au roi quelques-uns de ses adversaires orientaux, Nicolas et surtout Darius. L’ironie apparaît en revanche sous-jacente dans nombreux épisodes du Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris, en lien avec la quête manquée d’immortalité du héros que cet auteur réintroduit après que les traductions latines du Roman d’Alexandre grec du Pseudo-Callisthène l’ont supprimée. Si cet auteur de la fin xiie siècle évoque la vie éternelle que le roi aurait souhaité connaître après une mort initiatique et lui refuse toute survie après la mort, à partir du xive siècle, c’est l’invention d’un devenir post-mortem pitoyable qui aiguise l’intérêt et cette fois la moquerie explicite de plusieurs auteurs : ils raillent alors son orgueil ridicule et son échec cuisant, qu’ils lui inventent des survies dérisoires et pathétiques, comme Thomas de Saluces dans le Livre du Chevalier errant, ou bien encore qu’ils traduisent ou imitent Lucien et ses Dialogues des morts, avec une libération du rire plus ou moins sarcastique ou bouffonne selon les textes. C’est ce parcours que je voudrais analyser. Le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris1, que je prendrai comme premier texte d’étude, développe longuement l’épisode des cadeaux dérisoires et humiliants

1 L’édition de référence du Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris est : The Medieval French Roman d’Alexandre, t. 2, Version of Alexandre de Paris, Text, éd. E. C. Armstrong, D. L. Buffum, B. Edwards et L. F. H. Lowe, Princeton, 1937 ; t. 3, Version of Alexandre de Paris, Variants and Notes to Branch I, éd. A. Foulet, Princeton, 1949 ; t. 5, Version of Alexandre de Paris, Variants and Notes to Branch II, éd. F. B. Agard, Princeton, 1942 ; t. 6, Version of Alexandre de Paris, Introduction and Notes to Branch III, éd. E. C. Armstrong et A. Foulet, Princeton, 1976 ; t. 7, Version of Alexandre de Paris, Variants and Notes to Branch IV, éd. B. Edwards et A. Foulet, Princeton, 1955. Catherine Gaullier-Bougassas • Université de Lille -Alithila, Membre honoraire de l’Institut universitaire de France Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 125-138 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124956

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que l’empereur perse transmet à Alexandre dans l’espoir de le corriger, tel un enfant capricieux (branche II, laisses 112-117). Il insiste sur ses railleries pour mettre ensuite en valeur la réponse cinglante d’Alexandre, qui retourne contre son adversaire le rire en inversant le sens allégorique des présents. Ce rire qui cherchait à le rabaisser n’était en effet qu’un mauvais rire, celui du tyran oriental : il prouvait son orgueil et son arrogance, manifestés plus loin par son identification ridicule à un dieu. Un autre épisode, hérité lui aussi du Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène par le biais de ses traductions latines, celui de la rencontre avec la reine Candace, montrait dans le roman grec comment la souveraine se moquait du roi en se vantant de l’avoir réduit à sa merci, avant de lui redonner sa liberté2. Alexandre de Paris n’a, semble-t-il, pas goûté ce rire féminin et l’a effacé, préférant lui substituer, dans sa version de la rencontre avec Candace (branche III, laisses 246-270), la faiblesse émotionnelle d’une femme amoureuse d’un roi aussi noble et rétablir ainsi au plus vite un rapport de force en la faveur de ce dernier3. La confrontation avec Darius et ses sarcasmes est ainsi la séquence qui laisse la plus grande place à la dérision à l’encontre d’Alexandre4. Exprimée par un personnage du récit, elle est distincte du point du vue du narrateur qui exploite et développe l’épisode pour mieux montrer comment les railleries se retournent contre leur auteur et servent finalement de faire-valoir à Alexandre : ce dernier sait manier l’arme de la dérision davantage que Darius. Le Roman d’Alexandre est en effet parcouru par de très nombreuses interventions du narrateur-auteur qui célèbrent l’exemplarité d’Alexandre. En même temps, l’une de ses grandes particularités et richesses est que du récit lui-même, c’est-dire des choix d’écriture et de réécriture de l’auteur, résulte un portrait ambigu, voire contradictoire d’Alexandre5. Il en découle l’hypothèse souvent envisageable d’une ironie sous-jacente, qui, dans la dissimulation, irait à l’encontre du discours encomiastique, au moins partiellement, et proposerait implicitement un second niveau de lecture. La question de l’ironie est certes difficile à appréhender pour un auteur ancien, puisque nous ne conservons aucun témoignage extérieur de ses intentions. C’est avant tout l’examen, quand il est possible, des modifications et des ajouts apportés à ses sources qui peut nous orienter. Parmi les innovations les plus importantes d’Alexandre de Paris, ressortent celles qui portent sur un épisode absent de ses sources latines, mais présent dans le Roman d’Alexandre grec du Pseudo-Callisthène et dans nombreuses de ses adaptations en arabe et en hébreu : l’épisode de l’eau de vie. Alexandre transforme cette légende



2 Pseudo-Callisthène, Le Roman d’Alexandre, trad. G. Bounoure et B. Serret, Paris, 1992, III, 18-23. 3 C. Gaullier-Bougassas, « Alexandre et Candace dans le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris et le Roman de Toute Chevalerie de Thomas de Kent », Romania, 112 (1991), p. 18-44. 4 La dérision est moins forte dans la version qu’il donne de la confrontation avec Nicolas (branche I, laisses 29-73). Sur les adaptations anglaises de l’épisode, voir dans ce volume l’article de Margaret Bridges. 5 Pour des analyses détaillées, voir mon ouvrage Les Romans d’Alexandre. Aux frontières de l’épique et du romanesque, Paris, 1998, ainsi que les chapitres que j’ai consacrés à cette œuvre dans La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (xe-xvie siècle). Réinventions d’un mythe, dir. C. GaullierBougassas, Turnhout, 2014, 4 t. ; t. 1, p. 234-244 ; t. 2, p. 747-808 ; t. 3, p. 1331-1472.

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et amplifie son récit en trois séquences, car il présente trois fontaines, celle de résurrection, celle d’immortalité et celle de jouvence6. Alexandre découvre d’abord par hasard la fontaine de résurrection, puis échoue à atteindre celle d’immortalité. L’ironie de l’auteur semble percer puisque, dans la version de l’aventure qu’il propose, le roi délègue étrangement la quête de cette dernière « merveille » à ses hommes, se privant ainsi de toute chance de succès, alors qu’il a pourtant appris que la fontaine ne se révélait qu’un court instant chaque année (branche III, laisses 175-176). Ulcéré ensuite lorsqu’il constate que son chevalier Énoch s’est baigné dans l’eau de vie, il imagine un châtiment qui révèle son injustice et sa terrible cruauté, mais aussi son impuissance : dans un geste dérisoire, il emprisonne Énoch en l’emmurant dans un pilier, sans pouvoir retirer la vie à celui qui est devenu immortel. Cet enfermement était alors susceptible d’évoquer un autre enfermement, dans une légende célèbre et tout à la gloire d’Alexandre : l’enfermement des peuples maudits Gog et Magog, que le roi retient derrière une montagne, un mur ou une porte pour protéger l’humanité entière7. Mais il le rappelle sur un mode dégradé, et dégradant pour Alexandre. Dans le même temps jamais le narrateur-auteur ne le condamne, l’ironie est implicite. Plus loin, lors de la découverte de la fontaine de jouvence et de la métamorphose en jeunes hommes des vieillards qui se baignent dans ses eaux, le rire d’Alexandre, spectateur du rajeunissement d’Antigonus, est présenté comme une manifestation de joie (« Alixandres le voit, ne puet müer n’en rie », branche III, laisse 204, v. 3679, « Alexandre le regarde et ne peut se retenir de rire »), mais cette légèreté apparente semble un leurre après les désillusions du héros. Alexandre de Paris n’a pas seulement multiplié le nombre des fontaines aux pouvoirs surnaturels, il a inventé d’autres lieux paradisiaques comme le verger des filles-fleurs éternellement jeunes (branche III, laisses 189-200), relatant ainsi plusieurs fois sa quête d’un au-delà après la mort et son impossibilité à accéder à l’immortalité. Le narrateur-auteur, pourtant si présent, n’intervient jamais pour commenter ces aventures paradisiaques, il reste étrangement absent. Dans la multiplication des tentatives et des échecs faut-il néanmoins déceler une ironie de l’auteur ? Il est difficile de l’affirmer mais le lecteur est autorisé à suivre ce chemin de lecture. Par ailleurs Alexandre de Paris développe très longuement le récit de l’empoisonnement et de la mort tout humaine d’Alexandre, très éloignée de l’apothéose dont ce dernier a rêvé. Tout au long de son récit, il a pourtant multiplié les objets, pierres, plantes et



6 Branche III, laisses 167-178, 202-206. Voir mes articles « Eau de vie et paradis, quêtes d’immortalité ou de salut : des origines grecques et hébraïque à leurs réinterprétations orientales », « Jugement, condamnation et réforme personnelle dans les œuvres latines et romanes », « Les eaux troublées de la quête d’Alexandre et les sources orientales du Roman d’Alexandre français : fontaine de vie, fleuve de mort et paradis terrestre », dans Les voyages d’Alexandre au paradis : Orient et Occident, regards croisés, éd. C. Gaullier-Bougassas et M. Bridges, Turnhout, 2013, p. 15-59 p. 163-209. 7 Alexandre de Paris reprend d’ailleurs lui aussi cette légende, mais en la transformant profondément et en lui retirant toute valeur eschatologique (branche III, laisses 124-128). Sur cet épisode, on se reportera aux études de A. Anderson, Alexander’s Gate, Gog and Magog and the Inclosed Nations, Cambridge, 1932 ; Gog and Magog in Early Eastern Christian and Islamic Sources. Sallam’s Quests for Alexander’s Wall, éd. E. J. van Donzel et A. Schmidt, Leyde, 2010 et Embodiments of Evil : Gog and Magog, éd. A. Seyed-Gohrab, F. Doufikar-Aerts et S. McGlinn, Leyde, 2011.

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animaux aux pouvoirs occultes qui sont supposés prémunir le roi de ce danger : tous s’avèrent ainsi inopérants, sans qu’aucune explication soit apportée ni que la question même soit soulevée8. Dès le début du récit, nous apprenons ainsi l’existence d’un antidote puissant contre les poisons attaché à la tente d’Alexandre : sa porte en peau d’un serpent se fermerait devant tout homme ou toute femme porteur de poison, en dégageant une épaisse fumée (branche I, laisse 93, v. 1977-1986). Parmi leurs décorations, les panneaux de cette tente offrent aussi des peintures des exploits d’Hercule, le modèle héroïque dont Alexandre ne cesse de suivre les traces, rêvant d’être comme lui immortalisé après une apothéose (I, laisse 97). Bien que le narrateur affirme que les peintures représentent toute la destinée d’Hercule, son bref résumé ne retrace pourtant pas les conditions de sa mort, une mort initiatique qui, d’après les traditions antiques, après l’empoisonnement et le feu du bûcher, débouche sur une apothéose. Pourquoi cette immortalisation n’est-elle pas ici relatée, alors que ce modèle hante tout le roman, et que cette légende était bien connue à l’époque ? Pourquoi insister au même moment sur la protection d’Alexandre contre le poison ? Alexandre s’identifie en effet à Hercule et rêve d’immortalité, en même temps il se protège des poisons, s’éloignant ainsi de la destinée d’Hercule. Mais il n’évite pas pour autant un empoisonnement mortel qui, loin d’une mort initiatique, ne permet pas sa renaissance comme être immortel. L’auteur nous engage-t-il à y lire un trait d’ironie à l’encontre d’Alexandre qui n’égalera jamais son modèle ? Le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris autorise plusieurs niveaux de lecture. Derrière le discours encomiastique explicite de l’auteur, une lecture ironique de ces épisodes semble ainsi avoir été préparée par l’auteur. Elle semble d’autant plus légitime qu’Alexandre de Paris, après l’empoisonnement et la mort tout humaine d’Alexandre, délègue à plusieurs compagnons du roi l’expression de son aspiration à une vie post-mortem équivalant à une apothéose. Dans la longue liste des planctus des Macédoniens, Caulus affirme que les dieux ont voulu reprendre Alexandre pour eux et l’ont emporté aux Champs-Elysées (branche IV, laisse 50, v. 975-983). Emenidus et Perdicas imaginent la mort de Dieu et la succession d’Alexandre sur le trône divin (branche IV, laisse 53, v. 1191-1201) : il deviendrait ainsi le maître des anges et le seigneur de la terre et du ciel (ibidem, v. 1191-1196). Aristote accuse de trahison Dieu et les dieux sans distinction, avant de rêver lui aussi à la déification de son ancien élève (IV, laisse 51, v. 1064-1069). Ces souhaits dérisoires, manifestations de leur désarroi, sont aussitôt condamnés comme déraisonnables, par leurs auteurs ou par d’autres lieutenants d’Alexandre. Leur expression rappelle néanmoins, ironiquement, l’aspiration profonde à l’immortalité que le récit a prêtée à Alexandre sans la condamner directement ; elle la raille implicitement, même si la moquerie n’est pas l’intention donnée aux compagnons du roi. Au xiiie siècle, l’une des continuations du roman d’Alexandre de Paris, le Voyage d’Alexandre au paradis terrestre s’empare d’une légende qui exprime autrement son rêve de survivre à sa mort d’homme : la conquête du paradis terrestre. Là aussi



8 Voir mes analyses plus approfondies dans la Fascination pour Alexandre le Grand, op. cit., t. 3, p. 1417-1472.

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Alexandre échoue et il reçoit du messager du paradis un don dérisoire, une petite pierre impossible à peser tant elle est lourde sauf lorsqu’elle est recouverte de terre : elle devient alors aussitôt plus légère que tout, même une plume. Cette pierre est là pour lui rappeler les limites de sa condition mortelle et, dans le texte latin, source de l’auteur, l’Iter Alexandri ad Paradisum, condamner son orgueil et sa convoitise9. Le messager du paradis, dans le texte en français, ne rit pas et ne se moque pas d’Alexandre (v. 168-172). C’est Aristote qui a la charge de l’interprétation de la vertu paradoxale de la pierre et il affaiblit, voire efface la condamnation. Selon lui, Alexandre dépassera la finitude humaine par le souvenir immortel de ses exploits et actes de largesse : « Or a conquis mes sires plus que Grece ne vaille ; Ses cors et ses avoirs iront a definaille, Ses pris et ses doners li remanront sans faille. » (v. 239-241) [« Mon seigneur a conquis bien plus que la valeur de la Grèce ; son corps et ses biens disparaîtront, mais sa gloire et sa générosité lui demeureront sans aucun doute. »] De surcroît il explique sa mort en affirmant que les dieux le font venir auprès d’eux pour profiter de ses vertus, réalisant ainsi le rêve d’une apothéose : « Ja li dieu ne deüssent ceste mort consentir, Mais bien sai qu’il l’ont fait por aus a enrichir, Car ne peüssent longes sans teil tresor garir. » (v. 282-284) [« Jamais les dieux n’auraient dû consentir à cette mort, mais je sais bien qu’ils l’ont provoquée pour s’enrichir de la présence [d’Alexandre], car ils n’auraient pas pu vivre longtemps sans un tel trésor. »] Alexandre demande alors une preuve de sa mort prochaine et Aristote doit procéder à la pesée de la pierre. Or, dans le deuxième temps de la pesée, lorsqu’il la recouvre de terre, rien n’est la semblance d’une apothéose, seule la mort humaine est signifiée (v. 304-311). C’est dans cet écart entre le discours du philosophe et la démonstration concrète de l’expérience que réside l’ironie. Cette dernière reste à nouveau dissimulée, puisque personne ne moque le discours d’Aristote ni les ambitions d’Alexandre. Dans l’un des dialogues de Lucien traduits en français que je vais bientôt évoquer, Alexandre se plaint en revanche des flatteries d’Aristote qui l’ont induit en erreur. Ces premiers textes français interrogent ainsi la quête par Alexandre d’un au-delà après la mort et, par leur insistance sur son échec et sur sa finitude humaine, ils ouvrent la possibilité de lectures ironiques, sans jamais inscrire de railleries explicites. La dérision est masquée, par le biais d’une ironie sous-jacente. Elle n’est pas revendiquée



9 La Prise de Defur and Le Voyage d’Alexandre au paradis terrestre, éd. L. P. G. Peckham et M. S. La Du, Princeton et Paris, 1935 ; Iter Alexandri ad Paradisum, éd. A. Hilka dans ibidem, p. xli-xlviii ; trad. française C. Lecouteux, dans idem, Mondes parallèles. L’univers des croyances au Moyen Âge, Paris, 1994, p. 25-33 ; et mon article, « Les eaux troublées de la quête d’Alexandre et les sources orientales du Roman d’Alexandre français : fontaine de vie, fleuve de mort et paradis terrestre », cité plus haut.

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par les auteurs. Dans tous ces œuvres, Alexandre ne devient rien après sa mort, il ne bénéficie d’aucune survie post-mortem. L’édification de la cité d’Alexandrie n’est pas même exploitée comme autre voie de son souvenir éternel, comme elle l’était dans le texte grec. Sa seule postérité est celle que lui procure l’écriture des auteurs, comme le dit Alexandre de Paris, célébrant ainsi sa propre œuvre à travers la description du magnifique tombeau qu’il lui prête (branche IV, laisses 64-66). C’est à partir du xive siècle que plusieurs œuvres commencent à représenter le ou les devenirs post-mortem d’Alexandre. Les survies qui sont imaginées, toutes en franche contradiction avec son aspiration à la condition divine, raillent alors, explicitement ou non, son orgueil ridicule et son échec cuisant. J’évoquerai ici deux univers textuels très différents, le Livre du Chevalier errant, que Thomas de Saluces écrit de 1394 à 140510, et les premières traductions et imitations françaises d’œuvres de Lucien de Samosate, de 1460 à 1560. Dans son Livre du Chevalier errant, Thomas de Saluces imagine deux survies dérisoires d’Alexandre après son empoisonnement, à la cour d’Amour, puis à celle de Fortune, et, entre les deux il rappelle précisément un épisode de sa destinée. Sans aucun doute ce dernier n’est pas choisi au hasard, puisqu’il s’agit justement de son voyage au paradis terrestre. Durant son périple allégorique, auprès d’Amour, de Fortune puis de Connaissance, le Chevalier errant rencontre le roi macédonien en personne, puis l’historien Orose. L’originalité de Thomas de Saluces est alors d’inventer deux devenirs post-mortem d’Alexandre. Tout d’abord le Chevalier errant le découvre retiré à la cour d’Amour. Le roi lui apparaît comme un mort-vivant, entouré de la reine Candace, de tous ses lieutenants et de leurs épouses11. Alexandre survit bien plus qu’il ne revit, marqué par l’impuissance physique et tout entier tourné vers le passé, dans la nostalgie de ses exploits. Il n’est plus qu’un pâle reflet de lui-même. Certes la cour qui l’entoure l’honore dans une parfaite unité, mais le lecteur soupçonne d’emblée que cette idéalisation pourrait être à lire comme une antiphrase. De fait, à la faveur de la greffe inattendue d’une description du monde, Thomas de Saluces introduit aussitôt après le récit de sa conquête manquée du paradis terrestre12. Ce dernier soulève d’emblée implicitement la question de son orgueil, même si la petite pierre qu’il reçoit prend ici avant tout le sens d’un memento mori et introduit la morale chrétienne du contemptus mundi, sans condamnation personnelle virulente d’Alexandre13. Plus loin la vérité semble se dévoiler, avec la mise en scène d’un nouveau devenir post-mortem du conquérant. Tout se passe comme si Alexandre était démasqué lorsque le Chevalier errant le découvre à la cour de Fortune et voit sa chute humiliante14. Une description de la puissance

10 Thomas de Saluces / Tommaso III di Saluzzo, Il libro del Cavaliere Errante, éd. M. Piccat, R. Bordone et L. Ramello, trad. italienne E. Martinengo, Boves, 2008. 11 Éd. cit., p. 206, 306-317. 12 Ibidem, p. 321-324. 13 Voir J.-C. Mühlethaler, « Échec amoureux et échec politique : le remploi du Voyage au paradis dans le Chevalier errant de Thomas III de Saluces », dans Les voyages d’Alexandre au paradis : Orient et Occident, regards croisés, op. cit., p. 447-462. 14 Éd. cit., p. 364-389.

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surnaturelle, assise tout en haut de sa roche sur trois lions, suscite l’horreur, avant l’apparition saisissante du conquérant déchu et humilié : les souffrances qui suivent sa chute équivalent aux tourments de l’enfer, sans qu’une explication univoque de son châtiment soit proposée15. La succession des apparitions d’Alexandre invite de surcroît le lecteur à s’interroger sur la réalité d’un devenir post-mortem d’Alexandre et sur l’ironie et la dérision sousjacentes. S’il survit après sa mort, est-ce à la cour d’Amour ou à celle de Fortune ? Ou bien nulle part ? L’hypothèse de sa disparition complète et de son oubli est en effet exprimée par l’historien Orose, que Thomas de Saluces imagine de faire intervenir comme personnage dans son roman. Interrogé par le Chevalier errant, l’historien dit qu’il souhaite passer sous silence la vie d’Alexandre, trop diffusée selon lui. Sa volonté d’effacer son souvenir et son silence apparaissent comme une mise à mort d’Alexandre, qui réduit à néant toutes les prétentions à l’immortalité de ce dernier, même dans la mémoire des hommes16. Comment relier les évocations successives de la survie ou de l’absence de survie d’Alexandre ? L’auteur n’intervient pas pour expliquer comment ces différentes scènes pourraient ou non se concilier, l’ironie naît là aussi de la dissimulation de son point de vue alliée aux écarts entre les images et les interprétations proposées. Évoquer le devenir d’Alexandre après sa mort pour se moquer explicitement de son orgueil et de ses prétentions à l’immortalité, c’est ce qu’avait déjà imaginé Lucien de Samosate. L’auteur grec avait fait entrer Alexandre dans le genre du dialogue comique, par trois fois, dans ses Dialogues des morts17 : « Alexandre, Hannibal, Minos, Scipion », le dialogue 12 (25) ; « Diogène et Alexandre », le dialogue 13 ; « Alexandre et Philippe », le dialogue 14 (ou 12). Une cinquantaine d’années après l’œuvre de Thomas de Saluces, les Dialogues des morts de l’auteur grec inspirent plusieurs traductions et imitations françaises, avec une libération du rire absente de l’œuvre de Thomas de Saluces, un rire plus ou moins sarcastique ou bouffon selon les textes. Le douzième Dialogue des morts, entre Alexandre, Hannibal et Scipion, avec leur compétition pour le titre de grand, est le premier dialogue qui ait été traduit en français. Nous en conservons deux traductions bourguignonnes du milieu du xve siècle, celle de Jean Miélot, traducteur et remanieur au service de Philippe le Bon, qui est datée de 1450 et intitulée Debat de l’honneur entre trois chevalereux princes, et une seconde traduction un peu plus tardive et anonyme, Comparaison faicte entre Alixandre, Hannybal et Scipion18. Toutes deux, comme ensuite celle de

15 J’ai développé ces analyses dans la Fascination pour Alexandre le Grand, op. cit., t. 2, p. 891-897. 16 Ibid., p. 404-434. 17 Pour une traduction moderne des œuvres de Lucien, se reporter à A.-M. Ozanam, Œuvres complètes, Paris, 2018. 18 Ces deux traductions ont été éditées par A. J. Vanderjagt dans son livre « Qui sa vertu anoblist », The Concepts of noblesse and chose publicque in Burgundian Political Thought, Groningue, 1981. Voir H. Bellon-Méguelle dans la Fascination pour Alexandre le Grand, op. cit., t. 2, p. 910-911, et mon article « Les traductions françaises d’ouvrages italiens sur l’Antiquité grecque à la cour de Bourgogne au xve siècle », Cahiers d’études italiennes, 27 (2018), https ://doi.org/10.4000/cei.5194. Voir C. Blondeau, Un conquérant pour quatre ducs. L’image d’Alexandre le Grand à la cour de Bourgogne (1363-1477), Paris, 2009, p. 38, 211.

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Clément Marot dans l’Adolescence clémentine, s’inspirent de la traduction italienne de Giovanni Aurispa, Contentio de presidentia (1480-1490), qui a modifié le verdict de Minos en déclassant Alexandre à la deuxième place, au profit de Scipion19. Ce déclassement est déjà une humiliation, d’autant que le débat, ouvert par Alexandre, apparaît plus encore que chez Lucien comme une compétition entre deux orgueilleux qui rivalisent de vantardise et se battent pour un titre dérisoire au regard de leur situation présente. De Lucien de Samosate, les traducteurs reprennent la présence abstraite des Enfers, non représentés comme le lieu des tourments, ainsi que la parodie du thème héroïque de la catabase : Alexandre n’est pas élu pour ressortir des Enfers ni pour y acquérir des connaissances qui serviraient à accomplir une mission héroïque. De Giovanni Aurispa, ils héritent de la comparaison du Macédonien avec Scipion, modèle romain de vertu et de dévouement pour l’intérêt général de sa nation : cette nouvelle mise en opposition des personnages rabaisse davantage Alexandre. Dans leurs traductions françaises, Alexandre devient alors, plus encore que dans le texte de Lucien et dans sa traduction latine par Aurispa, la caricature du guerrier fanfaron et un personnage comique, non seulement parce qu’il est la cible des railleries d’Hannibal mais surtout parce qu’il révèle sa vanité avec une grandiloquence ridicule. La preuve est ainsi apportée, par lui-même, que malgré sa mort il n’a pas intériorisé la moindre sagesse, prisonnier qu’il reste de la vaine gloire. Oubliant sa propre situation aux Enfers, comme avant lui Hannibal, il se vante plus longuement que dans les textes grec et latin, notamment lorsqu’il élève en titre de gloire le nombre de morts envoyés en enfer au cours de ses batailles. Il parle aussi avec grandiloquence des « tonnoires » et des « tempestes » qu’il provoquait de son vivant comme s’il était un dieu20. Se rêvant en divinité, il feint une complicité avec Minos, alors que ce dernier lui a pourtant indiqué plus haut qu’il ignorait jusqu’à son identité. Le traducteur anonyme procède à un autre ajout qui renforce la dérision. C’est l’interprétation que le roi donne de sa propre mort. Après avoir indiqué qu’en raison de ses exploits et des dons qu’il leur faisait, ses hommes pensaient qu’il était « l’ung des dieux immortelz », il réfute implicitement la première accusation que lui a adressée Hannibal, celle de se croire fils de Jupiter ou d’Amon. Mais ensuite, lorsqu’il évoque sa mort, il l’explique ainsi : « […] les dieux me appellerent en la fin de ma vie pour me egaler et conjoindre a leur deïté21. » Dans le déni de la réalité, il s’imagine encore

Les traductions françaises de Lucien du xvie siècle ont été davantage étudiées : C.-A. Mayer, Lucien de Samosate et la Renaissance française, Paris, 1984 ; C. Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au xvie siècle. Athéisme et polémique, Genève, 1988. 19 Sur la traduction de Giovanni Aurispa, voir R. Förster, « Zur schriftstellerei des Libanios », Jahrbücher für classische Philologie, 22 (1876), p. 209-225 ; P. A. Becker, « Clément Marot und Lukian », Neuphilologische Mitteilungen, 23/4-5 (1922), p. 57-84 ; D. Cast, « Aurispa, Petrarch, and Lucian : An Aspect of Renaissance Translation », Renaissance Quarterly, 27/2 (1974), p. 157-173. 20 Voir la traduction de Jean Miélot, op. cit., p. 170, et p. 169. 21 Traduction anonyme citée, ibidem, p. 178, « […] les dieux m’appelèrent à eux à la fin de ma vie pour m’égaler à eux et m’associer à leur divinité. »

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l’élu d’une apothéose. Cette affirmation sur les dieux qui le voudraient près d’eux rappelle d’ailleurs en substance la pensée qui était prêtée à Aristote dans le Voyage d’Alexandre au paradis terrestre et que j’ai citée plus haut. La raillerie de sa prétention à la condition divine et à l’immortalité est le thème majeur de deux autres Dialogues des morts de Lucien qui sont traduits par Geoffroy Tory en 1529 dans sa Table de l’ancien philosophe Cebes22. Le dialogue 13, on le sait, confronte, Alexandre au rire sarcastique de Diogène23 : la dérision est ici brutale et mordante, portée par un philosophe qui pourrait être un porte-parole de l’auteur. Alexandre est contraint à répondre à la raillerie avec sérieux, impuissant qu’il est à retourner le rire contre son interlocuteur comme il le faisait face à Darius ou à Nicolas dans les Romans d’Alexandre. Acculé à argumenter pour se défendre, comme dans un procès, il reconnaît que ses prétentions à une origine divine n’étaient qu’une supercherie, et il rejette la responsabilité sur sa mère et les prêtres d’Amon qui lui ont fait croire qu’il serait le fils du dieu : « […] je voy que ma mere ne tous devineurs du Jupiter Ammon n’en ont dict ung seul mot sain ne de verité. » Diogène lui répond alors que ce mensonge lui a servi pour mieux abuser et soumettre les peuples crédules : « Touteffois la menterie de tous ceulx la ne t’a pas esté inutille a bien aider a tes grandes entreprises, pour ce que le menu peuple te craignoit et redoubtoit, cuydant que tu fusses ung grant Dieu. » Le rire accouche de la vérité, qui démystifie non seulement la légende de ses origines, mais aussi celle de son bon gouvernement. Le rire fait tomber le masque, il renverse une deuxième fois Alexandre de son piédestal, lui qui est déjà tombé en enfer. Diogène continue alors à ridiculiser le conquérant en exprimant clairement le paradoxe de la situation : comment un prétendu fils de Dieu pourrait-il être mort et tombé enfer ? Alexandre l’interroge sur les motivations de son rire : « Diogenes, pourquoy ris tu ? DI. Pourquoy ne rirois je ? Ne te souvient il point que les Grecz te feirent quant ilz te flattoient et blandissoient tant au commencement que tu vins a regner et qu’ilz te esliroient prince et gouverneur contre tous barbares et nations estranges ? D’aulcuns oultre ce te nombroient et mettoient au nombre des douze grans Dieux, qu’on dit Dieux d’eslicte, et te consecroient des temples, en te faisant sacrifices comme au filz d’ung Dragon. Mais, dis moy cecy ung peu : ou esse que les Macedoniens t’ont ensepulturé ? »

22 La table de l’ancien philosophe Cebes, Paris, 1529, non paginé ; numérisé par la Bayerische Staatsbibliothek, urn :nbn :de :bvb :12-bsb10205199-5. Geoffroy Tory traduit aussi le douzième dialogue dans cet ouvrage. 23 Sur les récits grecs et latins de la rencontre d’Alexandre avec Diogène, voir dans ce volume l’article de Diane Cuny, sur les Dialogues des morts de Lucien celui de Corinne Jouanno, et sur les adaptations hispaniques du dialogue de Lucien qui met aux prises Alexandre et Philippe, celui de Germán Redondo Pérez.

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Bien plus, l’interrogatoire de Diogène pousse alors Alexandre à se contredire et à dévoiler sa vérité profonde. Désarçonné par les sous-entendus de Diogène sur le devenir misérable de son si bel empire et par sa question sur sa sépulture – nous apprenons qu’il est mort depuis trois jours –, Alexandre ne peut se retenir d’affirmer qu’il attend que Ptolémée transporte sa dépouille à Alexandrie et l’inhume afin qu’il soit « ung des dieux egyptiens ». Il révèle ainsi que la déification n’est pas seulement un instrument de domination politique, mais un rêve bien plus intime, ce qui provoque à nouveau l’hilarité du philosophe : « Je ne me puis tenir de rire, Alexandre, de te veoir encore estre sot icy es enfers. Je riz que tu esperes que tu seras fait ou Anubis ou Osiris. Que ne laisse tu ceste esperance o tres divin ? Certes jamais homme qui aura passé le palut infernal ne retornera. » Il l’accuse de n’avoir rien appris, de n’avoir tiré aucune sagesse ni de son expérience ni de l’enseignement d’Aristote. Alexandre s’emporte alors contre Aristote qu’il accuse d’être le plus grand des flatteurs : « Me dis tu que Aristote est sage ? et il est le plus meschant de tous les flatteurs du monde. Ne me dis rien de luy, je scay assez toutes ses manieres de faire, je scay quelles grandes choses il m’a demandees, quellez choses il m’a escriptes et commant il abuse de celle ambicion par laquelle je couvoytois me preferer sus tous aultres vivans, et entre ce temps la il me flattoit en disant louanges de moy, maintenant louant ma beaulté, comme si elle eust esté quelque partie de souverain bien, maintenant louuant mes prouesses et tantost apres mes richesses. Il estoit d’opinion que icelles richesses doibvoient estre assises au renc des souverains biens, afin qu’il ne me peult estre blasmé si on luy reprochoit qu’il en print en grant nombre de moy. Certainement, Diogenes, Aristote estoit ung vray enchanteur et un homme plain de toute malicieuse fraude. Tu voys a ceste heure quel fruict je prens de sa sapience. Tu voys que pour les choses que tu me viens de dire je suis crucié comme aiant regret que ce fussent biens souverains. » À ses pleurs Diogène répond par une proposition – qu’il boive de l’eau du Léthé – qui équivaut à une seconde mort : « Or scez tu que tu feras, je te monstreray le remede de ceste angoisse que tu portes. Pource qu’il ne croist point icy es enfers une herbe qu’on apelle Ellebore, fais que tu beuvez avidement et de tout ton plain pouvoir de l’eaue du fleuve infernal Lethé, c’est a dire d’oubliance, et en ce faisant laisse a te crucier et tormenter pour les beaux biens de Aristote. » Dans la traduction du troisième dialogue des morts de Lucien, le dialogue entre Alexandre et Philippe II, ce dernier, victime des prétentions divines de son fils, qui l’a renié en tant que père, reprend la même attaque sur un ton plus violent. Le règlement de compte personnel n’exclut néanmoins pas le comique, puisque Philippe utilise lui aussi l’arme de la raillerie. Alexandre a beau jeu de s’expliquer en invoquant l’utilisation de la fable de son origine divine comme arme politique, Philippe le cloue au pilori en l’accusant d’avoir trahi ses devoirs de fils et de roi. Alors qu’il se glorifie

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de ses exploits contre les Oxydraces et invoque ses blessures, son père nie cet acte d’héroïsme et il lui apprend que ses hommes n’ont pas alors admiré son courage, mais se sont moqués de lui, le dieu blessé : « Je ne loue point cela Alexandre. Jaçoit que je ne nye pas qu’il ne soit beau a ung roy et empereur d’estre aucuneffois blecé et de essayer les voyes de peril, mais tu n’avois que faire de cela. Car puisqu’on te cuydoit estre ung dieu, ne pense tu point que c’estoit une grande mocquerie sus toy, quant on te voyoit blecé et deciré entre si grant tumulte et si gros nombre de gens d’armes que tu avois et qui te voyoient gemir et plorer quant tu perdois ton sang de toutes pars ? Note en oultre commant quant on te voyoit ainsi acoustré qu’on te diroit partout et publiquement que ton Jupiter Ammon, tous tes magiciens, tes devineurs et tous tes flateurs avoient tous menty de te avoir estimé et dict estre Dieu. Je ne croy point qu’il y aye homme qui se peult tenir de rire, s’il voyoit que le filz de Jupiter fust si lasche qu’il plorast de veoir couler son sang et que en la desperation de ses fortunes il requist hastivement le secours des medecins et cyrurgiens. Finalement, a ceste heure cy que tu es mort, je te demande qui c’est qui ne se mocque de toy et qui ne mesdit et qui ne reproche la folle adoption en laquelle tu as esté dict et appellé le filz de Jupiter Ammon, principallement quant on a veu ton corps mort et estandu, si gros qu’il crevoit et que oultre la coustume de tous les aultres corps morts il honnyssoit tout et tant qu’il touchoit tres abomynablement. Certainement, Alexandre, ce cas t’a plus osté et ravy de la gloire de tes prouuesses que ne te a aidé de ce que tu dirois te estre a tes entreprises tant duysible. Car jaçoit que tu aye faict d’aulcunes choses assez lachement, touteffois tu as faict trop moings qu’il ne eschet faire a ceulx qui sont Dieux. Pour ces ja dictes choses, tu as esté jugé que tu vacillois et que en toute raison tu defaillois. » La traduction, dans l’ensemble très fidèle, amplifie néanmoins l’expression de la raillerie et finit sur ce trait de Diogène absent du dialogue de Lucien : si Alexandre a beaucoup accompli pour un homme, il n’a pas fait assez pour un dieu. Sourd et aveugle, Alexandre répond que les hommes le prennent toujours pour Hercule ou Bacchus, et même le jugent supérieur à eux. Ces toutes premières traductions d’œuvres de Lucien sont prolongées par des imitations où le rire et la raillerie prennent encore des formes différentes. J’en évoquerai deux et commencerai par le passage très célèbre de Rabelais au chapitre 30 du Pantagruel (1532) : son évocation des enfers d’Épistémon24. Rabelais s’inspire ici non pas des Dialogues des morts mais du Ménippe ou la consultation des morts

24 Rabelais, Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, 1994. Voir C. Lauvergnat-Gagnère, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au xvie siècle, athéisme et politique, Genève, 1988 ; J. Berchtold, « Le songe d’Épistémon. L’enfer comique des héros humiliés dans le Pantagruel », dans Ist mir getroumet mîn Leben ? Vom Traümen und vom Anderssein, Festschrift für K-E. Geith zum 65. Geburstag, éd. A. Schnyder, Göppingen, 1998, p. 191-206 ; J. Berchtold, « Croiser les genres discursifs jusqu’au vertige : l’Enfer comique de la Renaissance dans le jeu des traditions littéraires (Pantagruel, chapitre 26) », Acta Universitatis Szegediensis de Attila József Nominatae : acta romanica, (23) 2004, p. 11-29 ; R. Menini, Rabelais altérateur. « Graeciser en François », Paris, 2014.

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(Menippus seu Necyomantia), auquel il reprend la thématique du renversement grotesque des situations. Épistémon affirme d’emblée qu’il a pris un « singulier passetemps à […] veoir » les puissants rabaissés. Lucien mentionnait parmi les victimes Philippe, occupé à recoudre de vieilles savates. Il présentait aussi Diogène, dont les rires couvraient les pleurs des rois25. Dans le Pantagruel, le ton est plus léger et bouffon que dans le Ménippe, car aucun supplice effroyable n’apparaît. De même, si l’univers décrit rappelle les évocations médiévales des retournements cruels de Fortune, c’est sur le mode grotesque, par la voie de la dérision attachée à l’inversion carnavalesque des hiérarchies. Le premier personnage que présente Épistémon est « Alexandre le grand qui repetassoit de vieilles chausses, et ainsi gaignoit sa propre vie26 », puis, lorsque Rabelais évoque Diogène métamorphosé en souverain, nous apprenons que la punition d’Alexandre est d’endurer les railleries perpétuelles de Diogène. Mais contrairement aux Dialogues des morts, ces moqueries ne portent pas sur ses actions passées, mais sur son travail de rapiéceur de chaussures, et elles s’accompagnent de coups de bâton : « Je veiz Diogenes qui se prelassoit en magnificence avec une grand robbe de poulpre, et un sceptre en sa dextre, et faisoit enrager Alexandre le grand, quand il n’avoit bien rapetassé ses chausses, et le payoit en grands coups de baston27. » Alexandre entre dans l’univers de la farce, victime du philosophe cynique qui est lui-même une cible possible de l’ironie, car il porte l’habit de roi et, au mépris de l’idéal philosophique qu’il a défendu, se prélasse dans les richesses. Le rire joyeux l’emporte vraisemblablement sur la satire, et dans cette parodie bouffonne du mythe de l’Hadès, loin de toute évocation des supplices infernaux qui coexistent avec la dérision dans le Ménippe, plus rien ne semble à prendre au sérieux. Par ailleurs, une note supplémentaire de grotesque est ajoutée, car Épistémon ne voit pas que des figures d’un passé lointain, mais aussi quelques auteurs des xve et xvie siècles, Jean Lemaire de Belges et Villon, qui se moque de Xerxès, devenu vendeur de moutarde. Le procédé comique de la rencontre de personnages qui appartiennent à des temporalités très éloignées se retrouve dans le Pourparler d’Alexandre. Étienne Pasquier, vers 1560, y renouvelle le genre du dialogue des morts par un comique de situation particulier : Alexandre est confronté à un homme en vie qui visite les Enfers comme le Ménippe de Lucien, et c’est désormais un auteur du xvie siècle, contemporain de l’auteur, Rabelais, mort en 155328. La mise en contact saugrenue et irréelle de ces deux personnages permet à l’auteur d’exploiter la longue durée temporelle qui les sépare pour mieux railler la croyance d’Alexandre en son immortalité personnelle, et plus encore celle en l’immortalité de sa mémoire et de sa renommée. Nous apprenons

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On pourra se reporter à la traduction d’A.-M. Ozanam, op. cit., p. 627-628. Éd. cit., p. 322. Éd. cit., p. 325. Étienne Pasquier, Pourparlers, éd. et commentaire B. Sayi-Perigot, Paris, 1995, p. 193-210 pour le Pourparler d’Alexandre. Voir aussi E. Lacore-Martin, « Portraits d’Alexandre : des anecdotes exemplaires de Rabelais à leur écho dans le Pourparler d’Alexandre d’Étienne Pasquier », dans Figures d’Alexandre à la Renaissance, éd. C. Jouanno, Turnhout, 2012, p. 133-152.

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que le roi ignore tout du devenir de son empire après sa mort et aussi de la postérité de son règne dans la mémoire collective, mais il connaît l’histoire de nombreux défunts qui sont arrivés après lui aux Enfers. Lorsqu’il doit à nouveau se justifier de s’être déifié, il rétorque, comme dans les dialogues de Lucien, que ce n’est qu’une croyance populaire qu’il a utilisée comme arme politique et il se compare à d’autres morts qu’il côtoie dans les Enfers et qui auraient usé du même procédé : il montre alors à Rabelais César, Mahomet et Jeanne d’Arc, avec les effets comiques de ces rapprochements inattendus. Étienne Pasquier crée aussi un double effet de surprise car il s’empare d’un personnage qui est une incarnation du rire, Rabelais, et en même temps il ne lui fait pas jouer son rôle attendu de maître du rire carnavalesque. Les répliques de Rabelais et le dialogue tout entier sont en effet bien éloignés de la tonalité bouffonne et légère du Pantagruel. Rabelais reconnaît le pouvoir de conviction d’Alexandre, lorsque, se faisant le chantre de ses exploits, ce dernier se justifie point pour point. Le roi rappelle précisément, entre autres, comment le prêtre du temple de Jupiter Ammon, à l’oasis de Siwa en Égypte, l’a proclamé fils du Dieu29. La nouveauté est aussi et surtout que Rabelais déplace l’objet du dialogue puisqu’il engage la discussion moins sur les actions d’Alexandre, bonnes ou mauvaises, que sur leur souvenir. À Alexandre qui se glorifie que sa renommée perdure, Rabelais commence par rétorquer qu’une telle préoccupation est dérisoire pour un mort, prisonnier des Enfers depuis deux mille ans, et il se moque de lui en lui apprenant que son souvenir est corrompu ou bien oublié30 : « […] mais a present ne vois tu que pour tes paradoxes prouesses tu n’es rien plus que nous tous ? » Puis à la demande d’Alexandre, il lui conte avec jubilation quelles nouvelles ont couru jadis sur lui, avant qu’il ne tombe dans l’oubli : des éloges mais aussi les critiques de certains auteurs dont il ne donne pas le nom. Alexandre, regrettant de n’avoir pas engagé des historiographes officiels, s’engage dans une précise et dérisoire réfutation de ces « escrivasseurs31 » dont il ignore tout. Rabelais ne conteste toujours pas son propos, mais déplace à nouveau la réflexion, en s’étonnant avec une fausse naïveté que le roi ait pu s’imposer de si grandes peines durant sa vie pour que ses conquêtes ne profitent finalement qu’à ses hommes qui « rioient lors que [il] [s]e tormentoi[t]32 ». Le dialogue se clôt sur l’affirmation de la vanité des biens et des pouvoirs terrestres et Rabelais transmet in fine une leçon grave, par le biais d’une dérision très atténuée et la succession de réponses décalées par rapport au discours d’Alexandre. Si la dérision reste aux marges des œuvres du Moyen Âge et de la Renaissance sur Alexandre, l’une des rares voies de son entrée dans plusieurs textes français du xiie au xvie siècle touche ainsi aux prétentions du roi à la condition divine et à l’immortalité. Les premiers auteurs que j’ai évoqués se plaisent à relater comment il

29 C’est un épisode célèbre, hérité des historiens. Voir notamment Orose, Histoires contre les païens, éd. et trad. M.-P. Arnaud-Lindet, Paris, 1991, III, 16, 12-14. 30 Ibidem, p. 199. 31 Ibid., p. 203. 32 Ibid., p. 209.

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échoue à accéder à des sites paradisiaques qui lui auraient permis de vivre une mort initiatique et de renaître immortel. Jamais ils ne se moquent ni ne laissent place au rire, mais justement parce qu’ils restent silencieux et dans le même temps créent, pour les faire jouer entre elles, des images contrastées de leur héros, ils suggèrent une lecture ironique et moqueuse, qui ne correspond pas à l’interprétation élogieuse dominante dans leurs œuvres mais qui existe bel et bien en arrière-plan. Cela n’étonnera d’ailleurs pas à une époque où les clercs sont rompus aux doubles sens. Quelques autres auteurs empruntent une voie nouvelle : représenter un ou des devenirs post-mortem d’Alexandre, qui, en contradiction avec ses rêves de puissance, révèlent sa chute et sa déchéance. Pour que le rire se libère, pour qu’il éclate, il faut attendre les premières appropriations des Dialogues des morts et du Ménippe de Lucien de Samosate. Les auteurs raillent alors Alexandre avec toute une palette d’écritures de la dérision : du rire et de la bouffonnerie au sarcasme mordant en passant par une leçon plus grave qu’une dérision modérée permet de mieux transmettre. Il reste que, durant tout le Moyen Âge jusqu’au début du xvie siècle, la dérision à l’encontre d’Alexandre est marginale et que sa rareté est elle-même très éclairante de la fascination que le conquérant a exercée et de l’exemplarité dominante qui lui a été prêtée.

Gilles Polizzi

Alexandre-Picrochole : variations d’un topos, de Thenaud à Rabelais (1517-1535)

Entre autres parodies suscitées par la légende d’Alexandre, celle de Rabelais est entrée dans l’histoire. Au chapitre 30 de son Pantagruel, l’auteur humaniste rapporte l’aventure d’Épistémon, ramené d’entre les morts par un procédé burlesque – sa tête coupée est recollée à son corps – ce qui lui permet de décrire un Au-delà, fondé sur le renversement des conditions terrestres. On y apprend qu’aux enfers, le conquérant est devenu « rapetasseur de vieilles chausses1 » : Au regard des damnez, il dist, qu’il estoit bien marry de ce que Panurge l’avoit si tost revocqué / rappelé / en vie. « Car je prenois (dist il) un singulier passetemps à les veoir. – Comment ? dist Pantagruel – L’on ne les traicte (dist Epistemon) si mal que vous penseriez : mais leur estat est changé en estrange façon. « Car je veis Alexandre le grand qui rapetassoit de vieilles chausses, et ainsi gagnoit sa pauvre vie. » Notons que dans la peinture de la déchéance posthume des grands de ce monde, Alexandre occupe la même place que de son vivant : parmi les souverains et héros du temps passé, il vient en premier. Il a aussi le privilège de reparaître, car plus loin, dans le même chapitre, on le voit s’associer à « d’autres coquins de roys », comme « Daire / Darius / et autres » pour dérober à « Cyre » (Cyrus) la pièce d’or que lui avait donnée Epictète2. Mais il n’y a pas de doute quant à la morale « populaire » de la fable : le caractère éphémère des biens de ce monde n’inspire nulle mélancolie, il nourrit au contraire le désir de revanche des humbles. C’est bien là le point de vue de la satire. Et dans son roman, Rabelais aggrave la punition qu’implique le



1 Rabelais, Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, 1994, Pantagruel, ch. 30, p. 322. On cite Rabelais d’après cette édition, et sauf mention d’un titre dans le texte, c’est toujours nous qui soulignons. 2 Ibidem, p. 326. Gilles Polizzi • Université de Haute Alsace-Mulhouse, Laboratoire ILLE Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 139-149 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124957

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renversement des conditions, puisque c’est de son vivant que le roi Anarche, qui joue le rôle du « méchant », connaîtra une déchéance analogue en étant fait « crieur de sauce verte » dès le chapitre suivant (ibidem, ch. 31, p. 329). À cette différence près – et elle est d’importance puisque la satire y apporte la solution de l’intrigue, le combat contre le « mauvais roi » Anarche –, il n’y a là aucune nouveauté. On reconnaît aisément dans cette fable la transposition fidèle du modèle lucianique du Ménippe, mis en vogue par la traduction latine de Thomas More3. L’épisode n’appelle donc nulle glose supplémentaire, sauf à entreprendre, sur le modèle de Jacques Berchtold auquel on renvoie le lecteur, l’analyse complète, intertextes compris, des « enfers » rabelaisiens4. Notons simplement à sa suite « qu’au moment précis où Rabelais affiche sa filiation à l’égard de Lucien, il remplace un père (Philippe de Macédoine, cordonnier chez Lucien) par son fils (Alexandrecordonnier dans la vision d’Épistémon) » en relevant au passage le déplacement qui confond « chausses » (caleçons) et « chaussures ». Notons aussi, chez Rabelais, la récurrence des personnages (Alexandre, Cyrus, Darius) qui « fonctionnent comme des ambassadeurs du texte de Lucien5 » : on les retrouvera en effet dans la suite de l’œuvre, du Tiers au Quart Livre6. Toutefois la satire prend un autre sens et trouve de nouvelles résonances lorsqu’on s’avise qu’elle se prolonge dans l’opus suivant, le Gargantua de 1534-1535. C’est désormais Picrochole qui fait office d’agresseur. Sa nature belliqueuse, effet de la « colère » inscrite dans son nom, est amplement dénoncée au chapitre 33 qui énumère ses conquêtes, abusives autant qu’imaginaires. Il en sera puni tout comme le roi Anarche : réfugié à Lyon après sa défaite au gué de Vède, Picrochole est réputé y mener une existence de « pauvre gaignedenier », espérant malgré tout que son royaume lui sera rendu « à la venue des coquecigrues » selon la prophétie d’une « vieille Lourpidon7 » (sorcière). Bref, si Picrochole ressemble à Anarche, qui lui-même partage le sort d’Alexandre, peut-on en déduire que ce dernier est également son modèle, autrement dit, que Picrochole est un dérivé burlesque du conquérant antique ? C’est presque l’évidence à considérer son impulsivité – le meurtre de son « féal » Toucquedillon peut rappeler celui de Clitus – et surtout la géographie de ses conquêtes – nous y reviendrons amplement – ; de plus un second intertexte, lui aussi lucianique, mène le lecteur dans la même direction. Il s’agit du dialogue du Navire ou les Souhaits dans lequel Lykinos, double de Lucien, confronte ses compagnons à leur désir : tandis que le



3 C. Lauvergnat-Gagnère, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au xvie siècle, athéisme et politique, Genève, 1988, ch. 7, p. 235-311. Le Menippus seu Necyomantia fait partie des opuscules de Lucien traduits et publiés à Bâle chez Jean Froben en 1517. 4 J. Berchtold, « Le songe d’Épistémon. L’enfer comique des héros humiliés dans le Pantagruel », dans Ist mir getroumet mîn Leben ? Vom Traümen und vom Anderssein. Festschrift für K-E. Geith zum 65. Geburstag, éd. A. Schnyder, Göppingen, 1998, p. 191-206. 5 Ibidem, p. 203. 6 Voir G. Polizzi, « Pantagruel-Alexandre : du pseudo-Callisthène à la genèse du Quart Livre », Mélanges en l’honneur de Mireille Huchon, Paris, Garnier, à paraître. 7 Gargantua, éd. cit., ch. 49, p. 132.

Alexandre-Picrochole : variations d’un topos, de Thenaud à Rabelais (1517-1535)

premier (Adeimantos) souhaite la richesse, et le dernier (Timolaos) des pouvoirs surnaturels, Samippos, le deuxième, se prend pour Alexandre, au point de calquer le progrès de ses conquêtes imaginaires sur celles de ce dernier. Il commence ses « exploits » comme simple brigand, à la tête de trente hommes ; mais « par un prompt renfort » il en compte bientôt dix mille, puis cinquante mille sous ses ordres. Et grâce à eux il s’empare de Babylone, affronte le roi des Perses, le tue et lui ravit son diadème. L’ironie du texte lucianique tient tout entière à son irréalité, plaisamment rappelée par des retours au cadre prosaïque du récit. Et c’est bien ainsi, semble-t-il, que l’entend Rabelais lorsqu’il met en scène au chapitre 33 un Picrochole irascible, sot et ridicule, tant il peine à se représenter la géographie des royaumes qu’il veut distribuer par anticipation à ses généraux vainqueurs. Jusqu’au moment où Echephron (« le prudent »), « vieux gentilhomme et vrai routier de guerre », risque cette objection : « J’ay grand peur que toute ceste entreprinse sera semblable à la farce du pot au laict, duquel un cordouannier se faisoit riche par resverie : puis le pot cassé n’eut de quoy disner. Que pretendez-vous par ces belles conquestes ? Quelle sera la fin de tant de travaulx et traverses8 ? » On dirait que ledit Echephron est lui aussi est un lecteur de Lucien puisque, sans doute par une réminiscence du Ménippe, c’est à un « cordonnier » qu’il prête le « pot au lait » de la fable9 ; on pourrait croire que Rabelais inverse le modèle lucianique, puisque chez l’auteur antique, dans le Songe ou le coq et dans l’Arrivée aux enfers ou le Tyran, le cordonnier Micylle était le prototype du pauvre « bienheureux », satisfait de son sort ; celui qui se fait riche « par rêverie » ne l’est évidemment pas. Quoi qu’il en soit, Picrochole n’a cure de cet avertissement. Mettant en pratique la devise de Charles Quint, auquel on l’identifie communément, il passe outre cette interruption : « passons oultre […] qu’on despesche tout et qui me ayme si me suyve10. » Picrochole pourtant n’avait pas tout à fait tort ; soit en considérant que l’audace d’Alexandre fut la condition de sa fortune ; soit qu’on admette, d’après Machiavel, que la morale des princes n’est pas celle des peuples ; et c’est là précisément que le bât blesse. Car dès qu’on le rapporte à la politique des princes (ou du Prince) l’excursus rabelaisien perd le sel et le sens qu’il avait chez Lucien. C’est pourquoi on croit utile d’en proposer une autre lecture, c’est-à-dire une autre cible, en lui superposant un intertexte méconnu, qui lui aussi actualise la légende alexandrine, mais dans une visée encomiastique diamétralement inverse. Il s’agit de l’allégorie des Triomphes des Vertus (1517-1519) dédiés par leur auteur à sa protectrice, Louise de Savoie, la mère de François Ier11. 8 Ibidem, ch. 33, p. 95. 9 M. Huchon souligne l’incongruence, ibidem, p. 95, n. 2 ; les cordonniers commercialisent-ils des produits laitiers ? 10 Ibidem ; Plus ultra (« plus oultre ») est bien la devise de Charles Quint. 11 Cf. Jean Thenaud, Triomphes des vertus (1517-1519) publiés par Titia Schuurs-Jensen avec la collaboration de René Stuip, Genève : Triumphe de Prudence, 1997, Force, 2002, Justice, 2007, Tempérance, 2010. On cite toujours (Force et Justice) dans cette édition.

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Le Dictateur et l’Archi-prince : le modèle « alexandrin » dans les Triomphes de Thenaud Au retour du voyage en Terre sainte qui l’a conduit en Égypte et dans le Sinaï, au monastère de Sainte-Catherine, le franciscain Jean Thenaud entreprend la rédaction du vaste ensemble des Triomphes, achevé entre 1517 et 1519. Tout au long de ces quelques mille folios manuscrits, divisés en quatre parties correspondant aux quatre vertus cardinales, il promet monts et merveilles au jeune roi de France : à l’en croire, c’est lui – et non pas Charles Quint son rival – qui accédera à la dignité impériale. Nommé « Dictateur » à l’issue d’un concile « universel », il sera le promoteur d’une croisade, entendue comme la reconquête « légitime » non seulement de Jérusalem et des lieux saints, mais de tout l’Orient initialement chrétien, et depuis, gagné à l’islam par les sectateurs de « Machommet ». Et si ce n’est pas lui qui achèvera cette conquête, ce sera donc son fils, le dauphin François, promu « archi-prince » dès sa naissance et la signature, un an après, du contrat de ses noces avec la fille du roi d’Angleterre. Or l’histoire nous apprend que ces « prophéties » ne se réaliseront pas ; que François Ier ne sera jamais empereur, ni ne dirigera aucune croisade, mais qu’au contraire, après sa défaite à Pavie et sa captivité en Espagne, il sera contraint à une « alliance impie », avec les Ottomans contre les Impériaux ; quant à son fils aîné, mort prématurément, il ne régnera pas. Bref, le principe de réalité aura cruellement dénoncé l’illusion d’une fiction courtisane, dont l’imposture sera devenue tellement flagrante quinze ans plus tard, au temps où Rabelais écrit son Gargantua, qu’on peut et qu’on doit se demander si Rabelais n’écrit pas avant tout contre elle. Car Rabelais connaît Thenaud – c’est même le seul écrivain de son temps à avoir conservé la mémoire de son nom12 – et c’est précisément dans cet ouvrage qu’il le nomme, pour dénoncer sa tendance à exagérer et à embellir la réalité13. De là à penser que le portrait de Picrochole-Charles Quint transpose l’éloge malencontreux de François Ier « Dictateur », conçu par le franciscain qui s’est lui-même inspiré du modèle d’Alexandre14, il n’y a qu’un pas. Mais on ne saurait le franchir sans confronter les textes, ceux des Triomphes et celui du chapitre 33 du Gargantua, dont la collation met par ailleurs en évidence les variations tantôt encomiastiques et tantôt satiriques du topos de la fortune du conquérant ; c’est là notre propos. Voyons d’abord l’importance de la figure d’Alexandre dans les Triomphes. Elle est décisive, non seulement dans les parallèles invoqués respectivement dans les

12 I. Fabre et G. Polizzi, Jean Thenaud voyageur, poète et cabaliste, éd. I. Fabre et G. Polizzi, Genève, 2020, introduction, p. 10. 13 Gargantua éd. cit., ch. 16, p. 46 : « Si de ce vous esmerveillez, esmerveillez vous dadvantaige de la queue des beliers de Scythie […] et des moutons de Surie, esquelz fault (si Tenaud dict vray) affuster une charrette au cul pour la porter tant elle est longue et pesante. » Toutefois l’allusion ne réfère pas aux Triumphes, mais au Voiage et itinéraire d’oultremer, seul ouvrage publié par Thenaud, mais à une date inconnue, sans doute autour de 1520. 14 Le parallèle entre François Ier et Alexandre est insolite, mais non pas isolé. À la mort du roi, il reviendra sous forme d’antithèse chez Pierre Du Chastel : Deux sermons funèbres prononcez es obseques de François premier de ce nom, éd. P. Chiron, Genève, 1999.

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Triomphes de Force et de Justice, comme on le verra ci-après, mais aussi sur un plan structurel : celui de la composition de toute l’œuvre. Car les quatre parcours conduisent leurs destinataires respectifs (Marguerite d’Angoulême, François Ier, le dauphin, Claude de France) au paradis terrestre, en remontant le cours des quatre fleuves qui s’en écoulent, rejouant ainsi quatre fois la trame narrative de l’Iter Alexandri ad Paradisum. Et comme on peut s’en douter, la capacité d’invention thénaldienne étant quasiment sans limite, les protagonistes « triompheront » à l’issue du voyage, bien mieux que l’Alexandre de la légende, puisqu’ils accéderont de leur vivant à ce paradis. Sur le plan de la narration, c’est plus particulièrement dans les triomphes médians, Force et Justice, que le motif « alexandrin » se laisse reconnaître. Tout d’abord dans Force, par la longue liste des conquêtes « illégitimes » qui jalonnent les progrès de l’islam sur la carte du monde et justifient par avance la « reconquête » prêtée au « Dictateur » : Depuis huit cents ans ença, de la sterile et malheureuse Arabie est issu […] Machommet lequel […] a eslevé tellement ses cornes que en toute Affrique print le circuyt depuis Gades par le Cap vert […] par le sin/us/ arabique et d’illecques au Nil puys à Tunis […] il n’est celuy qui adore nostre sauveur et rédempteur Jesus […] mesurez toute l’Asie depuys la partie senestre du fleuve Thanaïs jusques à la droite partie du Nil […] prenez Pamphilie, Licie, Ysaurie, Arabie, Sirie, Capadoce, Mede, Perse, Assirie, Arménie, Yberie, Tartarie, Gedrosie, Bactrie et toutes les Indies jusques à Taprobane et ne trouverez crestien […]. (Thenaud, Triomphe de Force, éd. cit., p. 107) Notons que l’auteur, qui suit les traces d’Alexandre pour la partie asiatique de l’inventaire, s’égare un peu : à l’exception notable de l’Arménie et de la Géorgie (Ybérie), aucune de ces régions, ni la « Tartarie », ni la « Gédrosie », et encore moins les « Indies », malgré l’apostolat présumé de saint Thomas, n’ont eu la réputation d’être des terres « chrétiennes » ; tandis qu’à l’inverse, on sait bien que les chrétiens d’Orient ont subsisté jusqu’aux temps modernes, du fait de la relative tolérance de l’islam à leur égard. Mais pour Thenaud peu importe puisque de son point de vue, c’est le pouvoir politique qui compte dans une visée coloniale dont le concept n’est déjà plus, à cette date, un anachronisme. Revenant à l’Europe, l’auteur dresse ensuite le bilan exhaustif des conquêtes ottomanes, incluant même des territoires toujours « chrétiens », mais tributaires de l’islam : Regardez nostre Europe et l’occident ouquel il s’est convenu retirer qui toutesfois est presque perdu comme appert en Sevie, Russie, Mysie, Caphe, Thrace, le Peloponesse, Achaye, Macedoyne et toute la Grèce, si que Raguse, Gennes et Venise en plusieurs endroictz sont audit Machommet ou à ses serviteurs pour certaines terres comme Chipre, Chio […] je délaisse les isles Cyclades qui par lesdits tyrans sont presque toutes possédées. (ibidem, p. 108) L’inventaire est mis dans la propre bouche de saint Pierre, qui s’adresse au « concile universel » réuni en présence du « Dictateur ». Il s’achève par le point d’orgue d’un appel à la croisade :

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« Toutes choses sacrées sont pollues […] Bethléem, le sainct Sépulcre, le sacré mont de Calvaire […] l’excellent mont de Synay, ruynez et d’un chien serf et esclave possédez. » (ibidem) La réponse du « très redouté archi-roi » ne se fait pas attendre, non plus que sa nomination à la tête de l’expédition : « Très saint père, sacré collège […] mon vouloir est assez de tous conneu et exploré […] je delibere et m’asseure avec la grace de Dieu de conquérir non seulement la terre saincte, mais Egipte et la plus grande partie de celle que arrose le Nil (les apostats mammeluz de nostre sainte loi déserteurs […] et leur pourceau Soldan sera amené en triumphe afin de luy faire justice selon ce que sa tyrannie mérite). » (ibid., p. 112) Cestuy propos fut trouvé tellement en vraye générosité fondé […] que lors fut généralement et alaigrement crié : « vive le monarche françoys, condonateur et inventeur de liberté, de toute tirannie exterminateur. » (ibid., p. 115) C’est pourtant à son fils, le dauphin qui vient à peine de naître, que revient le mérite de parachever cette conquête dans le Triomphe de Justice, composé peu après celui de Force, sur un modèle alexandrin désormais explicite : L’archiprince […] libéral plus que Alexandre […] feist faire les signes de bouter selle […] pour que ses victorieux chevaliers eussent à suivre ses bannières semencées de fleurs de liz et salmandres / emblèmes de François Ier / […] et eurent victoire en tant de cruentes batailles qu’il conquesta avecques leur aide les royaumes de Cathay, de Tharse, de Turquesten, de Corasme / Kharezm / de Comanie, de Inde, de Perse, de Mede, d’Arménie, de Géorgie, des Caldées, de Mesopotamie, de Turquie, de Syrie, d’Arabie, d’Egipte, de la Morée, de Ethiopie, de Thunins, de Marroque et de toute la barbarie. Car l’archiprince avoit juré les mettre tous soubz l’empire de son père et / le / sien […] lesquelles choses Dieu aydant, mettra le croniqueur de France futur par escript en plus élégant style que ne feist Homere les faictz d’Achille […] ou Quinte Curce, ceux de Alexandre. (Triomphe de Justice, éd. cit. p. 340-341). Pour donner l’illusion qu’il complète les conquêtes de son père, le parcours de l’archiprince en énumère les étapes à rebours, depuis l’Extrême-Orient (Cathay) jusqu’en Occident (le Marroque). Pour le reste, il n’est guère besoin de souligner le caractère délirant de ce programme qui promet l’univers au monarque français lequel, de ce fait, s’assimile à ce Picrochole dont le portrait surgira, quinze ans plus tard sous la plume de Rabelais. Ce qui nous ramène au Gargantua.

Du « dictateur » à Picrochole : la visée rabelaisienne Nourri approximativement des mêmes toponymes – géographie oblige – et rapporté – actualité oblige – à la figure de « l’ennemi » Charles Quint au moment

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où celui-ci assiège Tunis15, l’inventaire des conquêtes de Picrochole rappelle les parcours tracés par Thenaud et bien évidemment en deça, le modèle alexandrin : « […] Cyre aujourd’huy nous vous rendons le plus heureux, plus chevalereux prince qui oncques feust depuis la mort de Alexandre Macedo. […] Vous passerez par l’estroict de Sibyle […]. Et sera nommé cestuy destroict la mer Picrocholine. […] Et oppugnerez les royaulmes de Tunic […], hardiment toute Barbarie. » (Gargantua, ch. 33, éd. cit., p. 91-92) Partie du minuscule terroir de Lerné et visant d’abord Chinon, à 15 km de distance, l’invasion picrocholine se détourne de son objectif par un vaste mouvement tournant en direction du Sud. Changée en expédition maritime par la réquisition des « naufs » du pays basque, elle contourne la Galice et le Portugal pour entrer en Méditerranée et prendre terre à Tunis, avant de se réembarquer pour les îles grecques et la Morée (Péloponnèse) (ibidem, p. 93) : « De là prendrons Candie / la Crète /, Cypre, Rhodes et les isles Cyclades et donnerons sur la Morée. Nous la tenons. » Notons qu’à la différence de l’inventaire de Thenaud, l’itinéraire ne « délaisse » pas les « isles Cyclades » qui pourtant ne sont pas sur sa route. C’est ainsi que la conquête se détourne une nouvelle fois de son objectif présumé, pour ne viser qu’indirectement les lieux saints (« Dieu gard Hierusalem car le soubdan / sultan d’Egypte / n’est pas comparable à vostre puissance »). Picrochole s’en étonne : « Je (dist il) feray doncques bastir le temple de Salomon ? – Non, dirent-ilz, encores, attendez un peu : ne soyez jamais tant soubdain à vos entreprinses. Sçavez vous que disoit Octavian Auguste ? Festina lente. Il vous convient premièrement avoir l’Asie minor, Carie, Lycie, Pamphile, Celicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Betune, Charazie, Satalie, Samagarie, Castamena, Luga, Savasta : jusques à Euphrates. » (ibidem, p. 93) À ce point les parcours de Picrochole et du dictateur se superposent, même si les différences entre leurs toponymes respectifs interdisent de les faire dériver l’un de l’autre. C’est l’idée ou, si l’on préfère, le procédé de la liste, d’ailleurs augmentée, chez Rabelais, d’une édition à l’autre, qui justifie notre parallèle. Il n’empêche que les deux discours entrent en résonance en des points précis, qui ne sont pas, en dépit des apparences, des « points de détail ». De sorte qu’il nous faut ouvrir ici une double parenthèse. Premièrement, dans la citation précédente, la mention évidemment ironique de la devise d’Auguste, Festina lente (« hâte-toi lentement ») est tirée de Suétone. Érasme l’a rendue célèbre par le long commentaire qu’il lui consacre dans ses Adages16. Mais sa transposition « hieroglyphique » (une ancre et un dauphin) s’est actualisée

15 Il s’agit, selon l’éditrice, d’une addition de 1535 (Gargantua, var.b) référée après coup au siège de Tunis par Charles Quint en juin-juillet 1535. 16 Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, Venise, Alde, 1499, voir notre édition de la version française (Le Songe de Poliphile, trad. J. Martin, Kerver, 1546), Paris, 1994 et 1996, p. 71, n. 3, et Érasme, Adages II, I, 1 Festina lente.

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auparavant dans l’Hypnerotomachia Poliphili de Colonna, source architecturale de la description de Thélème dans le Gargantua. Par ailleurs il s’agit, dans ce dernier ouvrage, de sa deuxième occurrence. La première figurait en effet au chapitre 9, dans l’inventaire « des couleurs et livrées de Gargantua » qui prend soin de définir les écritures « par figures », autrement dit, les hiéroglyphes : Bien autrement faisoient en temps jadis les saiges de Egypte, quand ils escripvoient par lettres qu’ilz appelloient hieroglyphiques […]. Desquelles Orus Apollon a en Grec composé deux livres et Polyphile au songe d’amours en a davantaige exposé. En France vous en avez quelque transon en la devise de monsieur l’Admiral : laquelle premier porta Octavian Auguste. Mais plus oultre ne fera voile mon equif entre ces gouffres et guez mal plaisans. Je retourne faire scale au port dont suis yssu17. Orus Apollon est Horapollon, l’auteur fictif des Hieroglyphica, ouvrage antique redécouvert au xve siècle et dont Alde donne une édition juste après celle du Songe d’amours (Hypnerotomachia, littéralement, Combat amoureux en songe) qu’on vient de mentionner. Quant à « monsieur l’admiral », il s’agit nécessairement de feu Guillaume Gouffier, seigneur de Bonnivet et amiral de France, ami et familier de François Ier jusqu’à sa mort lors de la défaite de Pavie, causées (l’une et l’autre) par sa trop grande témérité. Celui qui avait fait inscrire sur les murs de son château – prototype et référent de Thélème chez Rabelais – l’hiéroglyphe colonnien de l’ancre et du dauphin, en a fort mal pratiqué la sagesse, ce qui causa sa perte et en conséquence, l’emprisonnement du roi, puis du dauphin, en Espagne. Or si cette parenthèse entre érudition et histoire n’est pas une pure digression, c’est que ledit Bonnivet figure aussi et en bonne place dans le triomphe de Thenaud : c’est lui en effet qui commande « l’aile senestre » de l’armée du « dictateur », tandis que l’aile « dextre » est menée par deux « bragmanes », Dandanus et Calanus, bien connus des amateurs de la légende alexandrine. Par ailleurs on ne peut manquer d’être frappé par la coïncidence littérale des extraits cités : « plus oultre ne fera voile mon equif. » Tout se passe comme si la métaphore de la navigation « linguistique » (au chapitre 9) était une syllepse réifiée ultérieurement (au chapitre 33) dans le projet de conquête de Picrochole. À quoi tend ce propos ? À renforcer le parallèle, d’abord nourri de simples indices, entre l’éloge thénaldien du « Dictateur » François Ier et le portrait-charge de Picrochole, plus polémique et plus hardi qu’on ne l’aurait cru, s’il visait initialement, non pas Charles Quint, lequel au demeurant n’avait pas encore « envahi la Barbarie » au temps de la conception de l’ouvrage, mais François Ier himself. Il faudrait d’ailleurs nuancer la formule : la cible de Rabelais ne semble pas pouvoir être le roi en personne – ce serait étonnant d’autant qu’on sait que ledit roi s’est fait lire l’ouvrage et qu’il y a pris plaisir ! – mais une « créature de papier », le fantoche glorieux et imbécile dont Thenaud avait forgé un portrait dithyrambique, fatalement démenti par l’Histoire. Un second indice renforce notre hypothèse en renvoyant lui aussi à Thenaud : la mention conjointe de « Babylone » et du Sinaï (Gargantua, ch. 33, éd. cit., p. 93) : 17 Gargantua, éd. cit., ch. 9, p. 29.

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« Voyrons-nous, dist Picrochole, Babylone et le mont Sinay ? » On sait bien qu’il est impossible de « voir » les deux en même temps, ou même l’un après l’autre ; on pourrait croire que Picrochole s’embrouille dans le discours de ses capitaines et qu’il mélange les toponymes. Un peu plus loin, il préférera « Thebizonde » (Trébizonde), berceau des Comnène, à Constantinople, siège officiel de l’empire. Une autre explication peut rendre compte de la confusion entre Mésopotamie et Sinaï ; il pourrait s’agir non pas de la ville de Babylone où mourut Alexandre, mais de la banlieue du Caire qui, depuis le xiie siècle porte le même nom. Mais on propose, pour notre part, de voir dans cet amalgame burlesque une référence directe à Thenaud, dont l’appel à la croisade visait particulièrement le « Sinay » (Force, p. 108) c’est-à-dire le monastère orthodoxe Sainte-Catherine, lequel n’avait au demeurant nul besoin d’être libéré, sinon de la tutelle des popes qui l’administraient.

De Thenaud à Rabelais : variations sur la figure d’Alexandre Reprenons donc nos distances avec les textes pour revenir à la question générale qui nous occupe : comment le mythe d’Alexandre dans son énonciation tantôt courtisane, tantôt satirique nourrit-il deux représentations qu’on peut croire « interconnectées », mais diamétralement contraires ? À considérer le détail et le pittoresque des scènes, on dirait que leurs intentions s’inversent et que c’est Thenaud qui se divertit, tandis que Rabelais s’égare dans l’abstraction de la haute politique. Dans le défilé des guerriers de Force, on voit paraître des figures involontairement comiques. Par exemple celle de Dandanus (id est Dandamis), le fameux « bragmane » de la légende d’Alexandre, qui commande par spécial privilège un bataillon de l’aile droite de l’armée du Dictateur : En la dextre estoit capitaine ung bragmane nommé Dandanus […]. Cestuy Dandanus faisoit vivre tous ceux de sa bende d’herbes, racines, fruictz et autres choses que la terre produisoit naturellement sans humaine industrie […] sur peine de mort ou banissement il deffendoit que nul des siens mangeast choses subjectes à mort, ny eust vin, cervoise ou autre chose inebriative. Item leur deffendoit de non coucher ne dormir en lictz, maisons, tentes ou pavillons, mais soubz arbres, sur fleurs, soubz rameaux et feuilles solatieuses, sur préaulx et herbes verdoyantes […] ils estoient simples, purs, innocens, aymez de Dieu et des hommes clairement voyans. (Triomphe de Force, éd. cit. p. 34) Pour une armée de chevaliers français lancés à la conquête de l’univers, ceux-ci semblent plutôt mal partis : à quoi servent ces vertueux ascètes sur les champs de bataille ? Où dorment-ils dans les déserts, quand arbres et fleurs font défaut ? Il est vrai que dans son zèle apostolique, Thenaud place aussi, sans trop d’invraisemblance, François d’Assise à l’arrière-garde18. Sachant que « le grand et vertueux admiral de

18 On sait que le Poverello a participé à la cinquième croisade et pacifiquement conféré avec le sultan d’Égypte, qu’il n’a évidemment pas converti.

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Bonnivet » (p. 35) court loin devant – festina lente ! – le tableau devient franchement drôle. D’autant que Calanus, autre Brahmane qui suivit Alexandre, rejoint in extremis l’armée du Dictateur, et s’y promène tout nu, tel que le vit Onésicrite : C’estoit cestuy que jadis trouva Onesicritus (envoyé par Alexandre) tout nud sur un rocher, assiz au soleil, qui moult se moqua dudit Onesicritus parce qu’il estoit vestu et […] qui luy dist : « Jadis la terre estoit couverte de farine comme elle est à présent de poudre […] mais voyant Jupiter les humains abuser de celle uberté et abondance, il la leur osta […] parquoy convient pour estre capable de nostre doctrine, que tu te despoilles nud, ayant honte et vergogne d’avoir […] laissé la loy impériale de nature qui en cestuy monde nous produist nudz. » (ibidem, p. 179) Ce valeureux yogi prouvera néanmoins son utilité militaire en dissipant, au chapitre suivant, les fantasmes de la Maya, « l’armée des larves et fantasmes » et des « diverses bestes et monstres nigromantiques » (p. 181) qui assaillent les troupes du Dictateur, à l’instar de celles d’Alexandre confrontées à l’assaut des bêtes sauvages et du fabuleux « Dentotyrannus ». Bref, le modèle alexandrin joue un rôle décisif dans la peinture thénaldienne de la croisade. Il lui prête des couleurs, un exotisme et une fantaisie (lorsque la disparate du collage génère l’incongru) qui confinent au burlesque. À l’inverse, l’inventaire des conquêtes picrocholines semble trop méthodique et trop austère. Son comique ne tient qu’à l’inconséquence du benêt souverain qui prend pour argent comptant tout ce qu’on lui promet, mais s’inquiète – à juste titre au demeurant – de voir ses troupes mourir de soif : « N’est ce pas assez […] avoir […] chevauché les deux Armenies et les troys Arabies ? – Par ma foy, dist il, nous sommes affolez. Ha pauvres gens. – (Quoy ? dirent ilz) – Que boyrons nous par ces desers. » (Gargantua, éd. cit., p. 93) Quant à la géographie des conquêtes picrocholines, elle tourne vite au pensum, lorsqu’il faut scruter la carte de l’Europe pour y débusquer les incongruences du parcours du second contingent de l’armée. Après avoir battu les troupes de Gargantua devant Chinon, l’invasion remonte au Nord-Ouest jusqu’en Hollande, puis oblique au Sud-Est par-dessus l’Allemagne « sus le ventre des Suices et Lansquenetz » (p. 94). Par la suite, au prix d’un autre contournement, les troupes entrent à Lyon par la Savoie ; puis se réassemblent en Bohême pour saccager la Norvège, la Suède et le Groenland, avant de conquérir, en passant par les Orcades, l’Écosse, l’Angleterre et l’Irlande. Dans un dernier élan, sautant par-dessus un empire « romain germanique » décidément inexistant – c’est justement celui de Charles Quint – elles envahissent la Prusse, la Pologne, la Russie, la Bulgarie, la Turquie (mais laquelle ?) pour prendre enfin Constantinople (ibidem, p. 94). « Ne tuerons nous pas tous ces chiens Turcs et Mahumetistes ? » demande Picrochole, qui retrouve littéralement à cette occasion la verve belliqueuse de Thenaud : « La raison (dist il) le veut, c’est équité. » « L’équité » en question consiste à donner aux généraux vainqueurs les possessions des vaincus selon la morale « épique » et féodale que Rabelais récuse. Pourtant si, dans sa dimension politique, la satire rabelaisienne semble bien plus « moderne » que l’archaïque éloge thénaldien qu’à notre sens, elle transpose, contredit et renverse délibérément, la saveur du discours est bien moindre, presque insipide au regard du pittoresque de son modèle.

Alexandre-Picrochole : variations d’un topos, de Thenaud à Rabelais (1517-1535)

Cette différence tient évidemment au tempérament et au génie des auteurs, mais on peut également en tirer la leçon à une autre échelle, celle de l’histoire du mythe alexandrin. La réversibilité des points de vue et des styles, entre l’éloge et la satire, le pittoresque et l’abstrait, nous prémunit contre l’idée simple d’une dégradation progressive du mythe programmée par l’Histoire. On voudrait croire qu’Alexandre ne devient une figure burlesque, qu’à partir du xvie siècle, chez Rabelais précisément. Mais il l’était déjà chez Lucien. Ce qui se lit dans l’écart entre les deux traitements thénaldien et rabelaisien de la légende d’Alexandre, ce n’est donc pas une autre querelle des Anciens et des Modernes qui opposerait l’archaïsme formel de Thenaud à la « modernité » humaniste de Rabelais. En réalité les deux portraits, les deux usages du mythe sont contemporains. Et lorsqu’on les superpose, ils en révèlent la plasticité, c’est-à-dire la condition même d’une fortune qui, à ce jour, n’est pas encore éteinte.

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Germán Redondo P érez

Desmitificación y parodia de Alejandro Magno en la traducción castellana realizada por Juan de Aguilar Villaquirán del Diálogo entre Alejandro y Filipo de Luciano (16171)

Entre los autores que más y mejor han utilizado la risa en sus textos literarios se encuentra, ocupando un lugar preminente en la historia, Luciano de Samósata. Luciano sabe emplear como nadie los elementos que permiten convertir en burla aquello que ante los ojos de la mayoría se muestra como serio, digno de admiración o, incluso, venerable o sagrado. Para ello, se sirve en gran medida de héroes de corte cínico, como Menipo o Diógenes, que dicen en todo momento lo que piensan sin atender al estatus social o intelectual de quienes tienen enfrente, es decir, de aquellos que configuran el objetivo de sus desenfrenadas burlas2. A menudo, Luciano emplea el conocido recurso de la catábasis ‒o descenso a los infiernos‒ para realizar una descarnada sátira de los que en su día, cuando estaban vivos, fueron poderosos, destacaron en el terreno militar por sus grandes hazañas o recibieron la admiración de sus conciudadanos por su sabiduría ; entre estos últimos, son muy habituales, y realmente reseñables por el nivel de comicidad y descaro al que llegan, las burlas que hace el autor sirio de los filósofos3.





1 Trabajo realizado en el marco del proyecto PGC2018-095886-B-100 (Ministerio de Ciencia, Innovación y Universidades), Dialogyca : del manuscrito a la prensa periódica. Estudios filológicos y editoriales del diálogo hispánico en dos momentos (DIALOMOM), Ana Vian Herrero (IP1) y Mercedes Fernández Valladares (IP2), Instituto Universitario Seminario Menéndez Pidal (Universidad Complutense de Madrid). 2 Cf. M.ª Victoria Martínez, « Dos versiones sobre Alejandro Magno en Diálogos de los muertos de Luciano. Una revisión de la memoria literaria », El hilo de la fábula, 15 (2015), p. 212. 3 Aunque la crítica a los filósofos está presente en gran parte del corpus lucianeum, es particularmente visible en Necyomanteia, Vitarum auctio, Icaromenippus y Dialogi mortuorum. Con respecto al tratamiento del Hades en Luciano, véase J. Bompaire, Lucien écrivain. Imitation et création, Paris, 1958 (reeditado 2000), p. 365-378. Germán Redondo Pérez • Universidad Complutense de Madrid, Instituto Universitario Menéndez Pidal Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 151-159 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124958

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En el conocido diálogo de Luciano con título Icaromenippus se utiliza la perspectiva cenital, o visión desde la atalaya, que permite a su protagonista, el héroe cínico Menipo, observar varios modelos de comportamiento humano satirizables desde los cielos, concretamente, desde la posición privilegiada que supone su atalaya lunar. Curiosamente, con la catábasis se viaja a una ubicación opuesta a la de los cielos, esto es, al subsuelo, al mundo subterráneo, a los infiernos, aunque, igualmente, se posibilita una contemplación de modelos de conducta criticables, y, además en este caso, relacionados con todas las épocas de la historia, ya que los muertos proceden de todas ellas. En consecuencia, el inframundo se convierte en un lugar especialmente adecuado para la sátira, un espacio ideal en el que se puede ejercer la burla sobre aquellos que antaño fueron respetables. Esto es lo que ocurre en los Dialogi mortuorum de Luciano. El Diálogo entre Alejandro y Filipo, el texto sobre el que versa este trabajo, es uno de esos Dialogi mortuorum. En esta obra se recrea una conversación entre el rey Filipo de Macedonia y su hijo, donde Alejandro, el gran héroe clásico de la Antigüedad, el victorioso comandante forjador de un imperio, no sale precisamente bien parado. Para iniciar una aproximación a este diálogo, y observar cómo la burla de Alejandro que en él se contiene aún seguía despertando curiosidad quince siglos después en el lugar y época aparentemente menos propicios para ello, se ha partido de la traducción castellana que realizó Juan de Aguilar Villaquirán en el siglo xvii. De este traductor solo se conocen algunos datos gracias a las investigaciones que ha llevado a cabo Teodora Grigoriadu4. Por el estudio de Grigoriadu sabemos que Juan de Aguilar Villaquirán nació en Escalona ‒un pueblo de la actual provincia de Toledo‒, era hijo de un médico llamado Alonso Hernández de Aguilar y, muy posiblemente, fue de origen converso. Hay que tener en cuenta además que Escalona había sido en el pasado un foco de alumbrados. Asimismo, parece evidente la inclinación filoerasmista de este traductor, entre otras razones, porque incorpora el Carón de Erasmo a sus versiones castellanas de Luciano. No obstante, es llamativo este filoerasmismo, pues resulta bastante tardío si consideramos que las traducciones de Juan de Aguilar Villaquirán se pueden fechar en 16175. La empresa de Aguilar Villaquirán es algo inigualable entre los traductores de Luciano a la lengua castellana. Hay que tener en cuenta que, hasta ese momento, tan solo se habían versionado en castellano algunas obras sueltas del samosatense, pero en ningún caso se había emprendido un proyecto de traducción de obras completas de





4 La edición y estudio de las obras de Luciano traducidas por Juan de Aguilar Villaquirán constituyeron la tesis doctoral que Teodora Grigoriadu defendió en 2009, consultable en el repositorio virtual de la Universidad Complutense de Madrid mediante el enlace http://eprints.ucm.es/10598/ [fecha de consulta : 08-04-2021]. Recientemente Grigoriadu ha publicado una edición actualizada y aumentada : J. de Aguilar Villaquirán, Las obras de Luciano samosatense, orador y filósofo excelente, Santander, 2020. Los textos que edita se encuentran recopilados en un CD con paginación propia que acompaña al libro ; a esa paginación se remite en las citas del Diálogo entre Alejandro y Filipo que pueden leerse a lo largo del presente trabajo. 5 Cf. T. Grigoriadu, « Introducción », en J. de Aguilar Villaquirán, Las obras de Luciano samosatense, orador y filósofo excelente, Santander, 2020, p. 15-35, 80 y 88.

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Luciano a la lengua castellana como el que llevó a cabo el de Escalona6. Además, las traducciones de Aguilar Villaquirán no solo destacan por su cantidad, sino también por el vivo castellano áureo que utiliza en ellas, lo que constituye un valioso legado histórico-literario. Es también sorprendente el hecho de que este proyecto se realizara ya en pleno siglo xvii, teniendo en cuenta que después del Concilio de Trento se consideró a Luciano como un autor peligroso que no dejaba de verse con bastante recelo en la España católica de la Contrarreforma. No obstante, Aguilar Villaquirán tuvo modelos en los que basarse, pues las traducciones al latín y al italiano de los opúsculos de Luciano se difundieron ampliamente por toda Europa, incluida la península ibérica. Entre los modelos que pudo utilizar este traductor se encuentran las celebérrimas opera omnia en latín de Jacob Moltzer « Micyllus » (Fráncfort, 1538), las de Gilbert Cousin « Cognatus » y Ioannes Sambucus (Basilea, 1563), y las de Ioannes Bourdelotious (París, 1615), así como la colección de traducciones al italiano de Niccolò da Lonigo « Leoniceno » (Venecia, 15297). Si nos ceñimos al Diálogo entre Alejandro y Filipo, podemos conjeturar que Aguilar Villaquirán pudo haberlo leído en cualquiera de las opera omnia mencionadas, pues se encuentra tanto en las versiones latinas como en la colección de opúsculos traducidos al italiano por Niccolò da Lonigo. En este caso, según Grigoriadu, parece que Juan de Aguilar Villaquirán partió de la versión italiana de Niccolò da Lonigo y de la latina de Cognatus-Sambucus8, si bien incorpora varias expresiones propias de la Castilla de la época que con dificultad encuentran un equivalente en italiano o en latín9. Por otro lado, es necesario señalar que Juan de Aguilar Villaquirán le asigna el número trece a este diálogo de los muertos, aunque habitualmente sus editores lo han ordenado como el decimocuarto. Esta pieza se encuentra acompañada por otros dos diálogos que tratan sobre la figura de Alejandro : el Diálogo entre Aníbal, Alejandro y Escipión, donde los tres líderes militares conversan en el infierno ante Minos con la intención de esclarecer quién fue el mejor general de la historia, y el







6 El único precedente de una colección de opúsculos lucianeos en castellano es el compendio atribuido a Francisco de Enzinas, publicado en Lyon en 1550. En esta antología únicamente se incluyen las obras Toxaris, Charon, Necyomanteia, Icaromenippus y Gallus, en claro contraste con las ciento dieciocho obras de Luciano que el traductor de Escalona declara en su prólogo haber traducido (cf. T. Grigoriadu, ibidem, p. 45). Para las traducciones de Luciano en lengua castellana, véanse A. Vives Coll, Luciano de Samosata en España (1500-1700), Tenerife, 1959 y M. O. Zappala, Lucian of Samosata in the Two Hesperias. An Essay in Literary and Cultural Translation, Potomac, 1990. 7 Cf. T. Grigoriadu, ibid., p. 81. Para conocer la versión que Villaquirán utilizó en la traducción de cada uno de los diálogos que integran la colección, véase la ficha BDDH10 y sus respectivas fichas dependientes en la base de datos y biblioteca virtual especializada Dialogyca BDDH. Biblioteca Digital de Diálogo Hispánico [en línea] http://iump.ucm.es/DialogycaBDDH/BDDH10/las-obras-de-luciano-samosatense-oradory-filosofo-excelente/ [fecha de consulta : 08-04-2021]. 8 Véase BDDH108, en Dialogyca BDDH. Biblioteca Digital de Diálogo Hispánico [en línea] http://iump. ucm.es/DialogycaBDDH/BDDH108/platica-entre-alexandro-y-filipo-en-el-infierno/ [fecha de consulta 08-04-2021]. 9 Cf. J. de Aguilar Villaquirán, ibidem, p. 584, n. 2017.

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Diálogo entre Diógenes y Alejandro, obra en la que el filósofo cínico se burla del gran héroe heleno y a la que Aguilar Villaquirán reserva el decimocuarto lugar de sus Diálogos de los muertos. Es curioso el hecho de que el Diálogo entre Aníbal, Alejandro y Escipión fuera uno de los primeros opúsculos de Luciano en traducirse al latín en la Italia del Quattrocento, y el primero en trasladarse a sus respectivas lenguas vernáculas tanto en Francia como en España10 : todo ello, junto con la gran cantidad de copias que circularon de ese diálogo, sin duda demuestra el enorme interés que existió sobre la figura de Alejandro, y concretamente sobre la burla de su imagen como héroe, desde los albores del Renacimiento. Hay que recordar que, si bien en el Diálogo entre Aníbal, Alejandro y Escipión se proclama finalmente ganador Alejandro como general más importante de la historia, la burla se encuentra de manera explícita en la locución de Aníbal, quien interviene antes que Alejandro despreciando varias de las hazañas conseguidas por el macedonio. Algunos de los elementos de desmitificación que encontramos en las palabras de Aníbal aparecen también en el Diálogo entre Alejandro y Filipo. Acudiendo ya al diálogo traducido por Juan de Aguilar Villaquirán, lo primero que se puede destacar es su título : Diálogo treze intitulado Plática entre Alexandro y Filipo en el infierno ; baldónanse padre y hijo uno a otro en razón de sus hechos, sacándoselos a raso11. Como se puede apreciar, ya desde el inicio se produce una degradación del comportamiento que se les presupone a dos ilustres personajes como Filipo de Macedonia y Alejandro Magno. Aguilar Villaquirán, utilizando expresiones castellanas que lindan con lo coloquial, dice que « baldónanse padre y hijo uno a otro en razón de sus hechos, sacándoselos a raso ». Es decir, dos personajes históricos de la talla de Filipo y Alejandro discuten o se pelean lanzándose injurias uno al otro sobre los actos que cometieron en vida, algo que los denigra, y más aún si tenemos en cuenta que son padre e hijo. Por tanto, se perfila desde el principio una desmitificación de la figura de Alejandro que no solo se articula con lo que se dice, sino también con la manera en que se dice. El primer interlocutor que interviene en el diálogo es Filipo, quien comienza el ataque contra su propio hijo con una de las desmitificaciones más recurrentes del diálogo, a saber, la falsedad de la condición divina que se le atribuye a Alejandro. Dice Filipo dirigiéndose a su hijo : « Filipo : Alexandro, ya no puedes negar el ser mi hijo, porque si lo fueras de Amón no fueras muerto12. » Obviamente, el hecho de estar muerto impide a Alejandro cualquier posibilidad de ser un dios y, por tanto, no hace posible que sea hijo de Amón, tal y como se habría hecho pensar a sus súbditos tras la consulta del oráculo de Siwa. En consecuencia,

10 Véanse C. Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au xvie siècle. Athéisme et polémique, Genève, 1988, p. 87-88 para la traducción francesa y M. O. Zappala, op. cit., 1990, p. 103-108 para las dos primeras traducciones castellanas de este diálogo. 11 J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 584. 12 J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 584.

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Alejandro pasa de ser un dios a un simple mortal desde el mismo momento en que se encuentra dialogando con su padre en el infierno. No obstante, Alejandro, sin el menor desasosiego por su nueva situación ampliamente degradada, contesta a Filipo asegurándole conocer su condición de simple mortal, y afirmando que el hecho de haber muerto y encontrarse en el infierno no representa para él ninguna sorpresa : « Alexandro : Bien sabía yo, oh padre mío, que era hijo de Filipo de Amintas, mas tuve por más acertado aceptar el oráculo por verdadero, como cosa que me importaba tanto. Filipo : ¿Importábate mucho dexarte engañar de los adivinos ? Alexandro : No digo eso, sino que, con este color engañoso, me tenían y reverenciaban los bárbaros de tal manera que no les bastaba el ánimo a resistirme, por tener creído que peleaban con dios y, con esto, no había dificultad en sugetarlos13. » Si se analizan estas declaraciones, se puede observar cómo se produce una desmitificación evidente de la figura de Alejandro elaborada en base a los siguientes puntos : 1. Por un lado, el propio Alejandro confirma que no es un dios, algo que al héroe heleno parece no preocuparle, puesto que no le concede ninguna importancia al hecho de verse relegado a la condición de mortal en el infierno. 2. Por otro lado, se presenta a Alejandro como partícipe de un engaño a través del cual se hizo creer al enemigo que era un dios, algo que, como se acaba de ver, el mismo Alejandro sabía que era completamente falso, aunque mantuvo la farsa para conseguir el temor y el respeto de sus oponentes. En consecuencia, de este fragmento se deduce que Alejandro no solo es un simple mortal, sino que es también un impostor, un falso líder que consigue « sujetar » o dominar al enemigo no con sus propios actos, su personalidad o su valentía, sino con una falsa creencia, con una mentira ampliamente difundida, es decir, con la superstición. La superstición, por cierto, constituye otro de los temas recurrentes en la obra de Luciano, que emplea para hacer una sátira del pensamiento irracional estrechamente unido a la eclosión de religiones que se produce en vida del samosatense14. Otra de las desmitificaciones sobre la figura de Alejandro que se desarrollan en este texto se construye en torno a la depreciación de las que, hasta el momento, se habían considerado las grandes hazañas bélicas de Alejandro, algo que también se encuentra presente en el Diálogo entre Aníbal, Alejandro y Escipión ; así se plantea en el Diálogo entre Alejandro y Filipo : « Filipo : ¿Qué pueblos, di, fueron por ti vencidos ? Que siempre peleaste con hombres tímidos, armados de arquillos y rodelas, y de adargas hechas de pieles de animales15. » 13 J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 584. 14 Son textos representativos de ello De sacrificis o Alexander. 15 J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 584.

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Según se observa en esta intervención, Filipo convierte solo con un puñado de palabras al gran ejército persa en un grupo de hombres cobardes y prácticamente desarmados, es decir, los transforma casi en pastores huidizos. Pero Filipo no se conforma con rebajar a los soldados persas a la categoría de seres débiles e inofensivos, sino que, para reforzar su argumento y, por tanto, su ataque contra Alejandro, utiliza como contraejemplo modelos de soldados ante los que sí resulta procedente celebrar una victoria, pues se caracterizan por su ferocidad, valentía o efectividad, esto es, justo lo contrario de los enemigos a los que venció Alejandro. Dice Filipo : « Lo que fuera digno de alabança es vencer a los griegos, como los boecios, los focenses, los atenienses, los peones de Arcadia, los caballeros de Tessalia, los tiradores elienses, los escudados mantienenses, los de Tracia, Iliria y Peonia16. » Para concluir este desprecio por las gestas militares de Alejandro, Filipo recuerda a su hijo que otros antes que él habían invadido Asia, por tanto, sus conquistas no tienen tanto mérito porque no son excepcionales. Así se lo expone Filipo : « ¿No sabes tú que diez mil hombres que pasaron en Asia debaxo de la bandera de Clearco, vencieron a los medas, persas y caldeos, gente más acostumbrada a vestirse de oro que armarse de hierro, y a vivir siempre en regalos y pasatiempos que a entrar en escaramuzas ? Créeme a mí -como quien tan bien lo sabe- que de ver al enemigo verguear la cuerda del arco, despejan la campaña17. » A continuación, Alejandro elabora su réplica. En este caso, el proceso argumentativo que desarrolla el interlocutor tiene una doble función, pues utiliza argumentos que sirven para defenderse y atacar al mismo tiempo. Alejandro no solo pone en valor a los enemigos que venció en su invasión asiática, es decir, aquellos a los que su padre minusvalora, sino que, de manera simultánea, atribuye a Filipo procedimientos miserables para alcanzar el poder, medios que, según Alejandro, él nunca empleó. Dice Alejandro : « Alejandro : ¿Los citas, padre mío, y los elefantes de la India, tan poca cosa se te hacen ? Pues en verdad que los vencí no metiendo discordias entre ellos, ni comprando la vitoria a puro dinero, ni jurando falso, ni quebrantando la fe dada, ni haciendo cosa que fuese derechamente contra lo capitulado para mejor vencer. De los griegos, algunos se me dieron sin sangre, pero a los tebanos ¿sabes tú cómo les fue conmigo18 ? » No obstante, la ridiculez y torpeza que muestra la defensa argumentativa de Alejandro se ponen de relieve si se considera la réplica que su padre desarrolla a continuación, pues Filipo utiliza la misma pregunta con la que Alejandro concluye su intervención para volver en contra de su hijo las acusaciones de rey déspota que acaba de lanzarle. Para ello, Filipo menciona a Clito, general de Alejandro asesinado

16 J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 584. 17 J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 584-585. 18 J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 585.

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por este mientras cenaba19 : el motivo de este asesinato, según esta versión, fue que Clito comparó las hazañas de Filipo con las de Alejandro : « Filipo : Todo lo sé muy bien, porque Clito, a quien tú mataste estando cenando porque se atrevió a comparar mis hechos con los tuyos, me ha dado larga cuenta dello20. » Además, Filipo exhibe otro de los elementos paródicos que se utilizan en este diálogo con el objetivo de burlarse de la figura de Alejandro : se trata de la adopción de costumbres extranjeras que nada tienen que ver con la austeridad que se le presupone a un gran héroe clásico. Así lo dice Filipo, quien continúa narrando lo que le ha comunicado el difunto Clito, que, como él, se encuentra en el infierno : « Y más me dixo [Clito] cómo tú habías dexado la ropa macedónica por usar del candín de Persia, y te pusiste derecho a la tiara en la cabeça. ¿Y no te avergonzabas de que los macedones, hombres generosos y libres, te adorasen ? Y lo que más digno de infamia me pareze, es que el vencedor tomase las costumbres de los vencidos… No quiero detenerme aquí en contar las demás crueldades que usaste, en hazer a tantos hombres doctos manjar de leones, ni las bodas que celebraste, ni tampoco el desmedido amor que a Hefestión tuviste21. » Ante este ataque, Alejandro se queda sin argumentos para defenderse, por lo que solo le queda una huida hacia delante en la que intenta enfatizar algunos de los méritos más destacados que aún le quedan por exponer. Entre ellos, subraya el hecho de haber entrado en combate junto a sus soldados exponiéndose a los peligros de la guerra como uno más de sus hombres. Así lo plantea Alejandro : « Alexandro : Pues ¿cómo no loas, oh padre mío, aquel animazo real con que siempre me dispuse a los peligros, especialmente cuando, en Osidrace, yo fui el primero que me lancé dentro del muro, de donde saqué tantas heridas22 ? » Sin embargo, se evidencia una vez más la torpeza de Alejandro cuando su padre reutiliza este argumento volviéndolo contra su hijo. En este caso, Filipo recurre de nuevo a la desmitificación del falso dios para resaltar la estupidez del argumento que ha empleado Alejandro. Según señala Filipo, un mortal al que sus enemigos consideran un dios no debería entrar en batalla porque, a la postre, su sangre y heridas serían visibles, se oirían sus quejidos y, finalmente, se desvelaría su falsa divinidad. Se trata de un argumento basado en la incompatibilidad de dos hechos con el que, de manera muy hábil, Filipo desarma a Alejandro mostrando su evidente falta de inteligencia, es decir, presentándolo como un necio. Dice Filipo23 : 19 Cf. Plutarco, Vidas paralelas, Alejandro, Jorge Bergua Cavero, Salvador Bueno Morillo y Juan Manuel Guzmán Hermida (intr. y trads.), Madrid, 2007, VI, p. 92-95. 20 J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 585. 21 J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 585. 22 J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 586. 23 Para el argumento basado en la incompatibilidad de dos tesis, véase C. Perelman y L. Olbrechts-Tyteca, Tratado de la argumentación, Madrid, 2017, p. 306-309.

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« no pienso ganaste reputación alguna ; porque, tiniéndote los otros por dios, después que te vieron herido y sacar en braços de la batalla, corriendo sangre y dando quexidos de dolor, ¿no te pareze que entonces escarnecerían de veras del dios Amón como de burlador, y de sus sacerdotes como de lisongeros ? Mas ¿quién no se riyera viendo al hijo de Júpiter, medio muerto y desmayado, pedir al médico que lo ayudase24 ? » Del mismo modo, insistiendo en la superstición difundida de manera interesada por Alejandro, Filipo subraya lo absurdo que resulta fingir una divinidad que, en último término, solamente puede ser perjudicial. Tras la muerte del falso dios, únicamente queda el esclarecimiento del engaño, y, por tanto, la merma en la reputación del héroe, que, desde ese momento, pasa a convertirse en un tramposo. Así se lo hace saber Filipo a Alejandro : « ¿No echas de ver que, después que eres muerto, habrán quedado muy poquitos, o ninguno, que osen fomentar semejantes patrañas, cuando vean, con sus ojos, al muerto hijo del dios Júpiter igualado con el suelo, corrompido y hediondo, según el curso natural de todos los cuerpos25 ? » Además, Filipo señala que esa falsa condición divina de Alejandro también juega en contra de su imagen como general, pues las conquistas de un ser omnipotente, es decir, de un dios, no tienen ningún mérito porque todo lo puede, algo que contrasta con el valor que sí tienen los logros conseguidos por un mortal : « Mas hay que, esta deidad que traes en tu favor, es la que más detrae la gloria de tus hechos ; porque todas cuantas grandeças hiciste, forçosamente habían de parezer pequeñezes, tiniendo consideración a que eras dios26. » Tras esta última intervención de Filipo, Alejandro utiliza en su defensa la opinión que de él tienen los hombres, quienes, según el héroe heleno, lo comparan con Hércules y con Baco, dioses que no fueron capaces de llegar al monte Aornos, al que Alejandro no solo subió, sino que lo conquistó27 : « Alexandro : Muy diferentemente sienten de mí los hombres, los cuales me comparan a Hércules y Bacco ; y no van descaminados, pues no habiendo podido ellos, con ser dioses, combatir aquella altísima peña llamada Aorno, yo después la combatí y tomé28. » Ante esta nueva torpeza de Alejandro en su defensa, Filipo solamente necesita para construir su ataque recordar dónde se encuentra Alejandro, es decir, en el infierno.

J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 586. J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 586. J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 586. Cf. Arriano, Anábasis de Alejandro Magno, Antonio Bravo García (intr.), Antonio Guzmán Guerra (trad. y notas), Madrid, 1982, IV, p. 69-76. 28 J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 586. Aunque Grigoriadu transcribe compatir, la lectura correcta del manuscrito es combatir, incorporada a la cita del presente trabajo.

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Con esta intervención concluye el diálogo y la absoluta desacreditación de la figura de Alejandro. Así replica Filipo, con gran ironía, a su hijo Alejandro : « Filipo : Mira lo que dices, hijo de Amón, ¿no tienes vergüenza de quererte igualar con Hércules y Bacco ? ¿No acabarás ya de conocer que, atrevimientos y soberbias, no dicen bien con un muerto29 ? » En conclusión, como ha podido verse tras el análisis de varios fragmentos, en este diálogo se produce una desmitificación de la figura de Alejandro que se puede resumir en varios enunciados esenciales : Alejandro no es un dios, ha vencido a un ejército de cobardes, se ha comportado como un tirano, ha renegado de sus costumbres y se ha convertido en un impostor caracterizado por la altanería. Esta devaluación de la imagen del héroe clásico le permite a Luciano mostrar lo que se esconde tras lo aparente, es decir, manifestar en clave cómico-seria que tras lo grandioso a veces se oculta lo más ínfimo y degradado. Es, por tanto, un mensaje cargado de una gran crítica social que muchos lucianistas supieron aprovechar con fines moralizantes. En este sentido, el Diálogo entre Alejandro y Filipo encaja a la perfección con el pensamiento erasmista que se le atribuye a Juan de Aguilar Villaquirán, el responsable de la traducción que se ha estudiado, pues en ella se desarrolla una crítica explícita de la soberbia, la idolatría, la violencia, la estupidez humana, la vanidad y, en general, la degradación de aquellos que fingen ser honorables. Este diálogo es, en síntesis, una muestra de cómo la literatura puede poner en tela de juicio cualquier paradigma a través de su inversión burlesca, un ejemplo de cómo la desmitificación saca a la luz aquello que en realidad, si se mira con detenimiento, es solo mentira y apariencia.

29 J. de Aguilar Villaquirán, ibid., p. 586.

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Dominique Bertran d

Les glorieuses « rencontres » de Dassoucy dans sa dédicace à « l’Alexandre des Alexandres » : rire de Louis XIV ou rire avec Louis XIV ?

Le nom de Dassoucy renvoie à l’énigme d’un homme et d’un auteur encore mal connus, nonobstant la biographie de mille pages que lui a consacrée Jean-Luc Hennig1 et la multiplication des travaux universitaires à son sujet, autour de l’écriture comique et du libertinage au xviie siècle2. La redécouverte d’une partie de ses airs perdus et leur mise en spectacle par le groupe Faenza, sous la direction de Marco Horvat3, relancent la fascination pour un musicien hors norme, un saltimbanque entrevu dans le Molière d’Ariane Mnouchkine et qui était présenté comme un « troubadour » du xviie siècle par Charles Scruggs, auteur de la première thèse sur ce personnage sulfureux dont il a fait récemment un héros de roman jouant le fou pour survivre au temps de Louis XIV4. On ne peut qu’être intrigué par la trajectoire singulière de cet auteur et musicien, entré dans un long purgatoire littéraire et musical alors même que ses performances de chanteur, de musicien jouant du théorbe, de compositeur renommé5, ainsi que ses travestissements burlesques, lui avaient assuré une vraie notoriété6 à la cour de

1 J.-L. Hennig, Dassoucy et les garçons, Paris, 2011. 2 Voir le bilan de ces études réalisé à l’occasion du colloque Avez-vous lu Dassoucy ? (éd. D. Bertrand, Clermont-Ferrand, 2005) et dans le cadre de mon édition critique (Charles Coypeau Dassoucy, Les Aventures et les Prisons, Paris, 2008). Toutes mes références renverront à cette édition. 3 Voir le CD édité par l’ensemble Faenza sous la direction de Marco Horvat : Airs à quatre parties avec un petit livret signé par Nathalie Berton-Blivet. 4 C.-E. Scruggs, Playing the Fool, Survival in the Age of Louis XIV, CreateSpace, 2013. Voir les pages suggestives de M. Jeanneret dans son dernier ouvrage, J’aime ta joie parce qu’elle est folle, Écrivains en fête (xvie-xviie siècles), Genève, 2018. 5 Il a ainsi composé, semble-t-il à la demande de Mazarin, la partition musicale de l’Andromède de Corneille, tragédie à machines (écrite en 1647 et représentée seulement en 1650). 6 Voir à ce sujet ma bibliographie complète des œuvres (éd. cit., p. 649-650) et, pour les éloges liminaires signés par Corneille, Tristan l’Hermite, Scarron, les annexes « Gloire et disgrâce de l’empereur du burlesque », ibidem, p. 576-577). Dominique Bertrand • Université Clermont-Auvergne, IRHIM-Clermont-Ferrand Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 161-172 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124959

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Louis XIII puis du jeune Louis XIV entre 1648 et 1653. À cette date, le « bougre » s’est vu contraint de quitter précipitamment Paris en quête de la protection aléatoire de Christine de Savoie7. Quinze années de tribulations sur les routes de France et d’Italie avant un ultime retour en grâce auprès de Louis XIV l’ont marqué durablement au sceau de la marginalité et de l’infamie attachée à ses séjours en prison (à Montpellier en 1656, à Rome en 1668, au Châtelet à Paris en 1673) sur la base de dénonciations pour hérésie religieuse et amoureuse. Il doit en effet son infortune à une double addiction pour le jeu et pour ses jeunes pages de musique, qui lui furent âprement disputés, à l’instar du fameux Pierrotin enlevé par le duc de Mantoue qui en fit un des castrats les plus célèbres du temps. La suite autofictionnelle des Rimes redoublées à la Prison et aux Aventures est née de ces expériences carcérales. L’enjeu pour Dassoucy est de reconstruire une identité littéraire pour contrecarrer le récit délétère du Voyage d’Encausse de Chapelle et Bachaumont8 : ce texte, dès sa circulation manuscrite en 1656, et au fil de rééditions nombreuses, a grillé la réputation du poète, désigné comme un paria, « hérétique en amour », faisant trafic de ses jeunes pages de musique et échappant de justesse au bûcher à Montpellier. Dassoucy réagit, dans une suite de publications en partie tronquées9 où il multiplie les masques pour laisser affleurer l’indicible vérité intime de ses préférences sexuelles inavouables mais aussi pour insinuer, sous le voile du rire facétieux, une critique politique sociale percutante. L’auteur Protée s’identifie à un nouveau Diogène dans son facétieux récit de La Prison du Châtelet publié dès 1674 : « Je puis dire sans vanité que dans cet état j’étais au moins le Diogène de la prison, si je n’étais pas le Diogène du siècle10. » Cette formule replace l’auteur dans une forme de généalogie bouffonne, dans la lignée de Rabelais11. L’identification diogénique est reprise dans l’épître liminaire des Aventures, qui développe une variation parodique autour de la rencontre entre Diogène et Alexandre, alias Louis XIV : Dassoucy dédie ses œuvres à un roi qui a largement





7 La cause de l’exil de Charles Coypeau est renvoyée dans l’incipit de ses Aventures à un flou chronologique. J.-L. Hennig fait l’hypothèse que ce « départ au galop » remonterait à l’année 1653 et répondrait aux menaces accumulées sur Charles Coypeau suite à l’exécution capitale de deux de ses cousins avec lesquels il entretenait des relations compliquées et violentes (« le fils de madame Mamie » son petit-cousin et amant, exécuté le 5 avril 1653 pour crime de sodomie mais aussi un sergent-royal, autre cousin et possible proxénète du premier, qui menaçait régulièrement Dassoucy et qui apparaîtrait dans les Aventures sous le masque « de feu Saint-Jean le Brutal », voir Dassoucy et les garçons, op. cit., p. 498-629). 8 Voyage à Encausse (Chapelle et Bachaumont), éd. L. Rauline et B. Roche, Saint-Étienne, 2008. 9 On peut s’interroger sur les « cinq volumes » que Dassoucy prétend rapporter au roi dans l’épître liminaire des Aventures. Il faudrait inclure Les Rimes redoublées et les Pensées (comme fragment arraché aux Aventures d’Italie). On peut se demander si l’ensemble est complet : pour Alessio Colarizi, il manque sans doute la suite des aventures italiennes de Dassoucy ; on peut imaginer que la relation des aventures après le départ de Turin et à propos de l’enlèvement de Pierrotin contenait quelques allusions outrageantes à la mémoire du duc de Mantoue, allusions qui auraient pu être censurées pour des raisons politiques. 10 La Prison de monsieur Dassoucy, in Les Aventures et les Prisons, op. cit. p. 539. 11 Voir D. Bertrand, « Récit hybride et signature cynique : de Rabelais à Dassoucy », dans Rabelais et l’hybridité des récits rabelaisiens, éd. D. Desrosiers, C. La Charité, C. Veilleux et T. Vigliano, Genève, 2017, p. 575-586.

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convoqué le mythe alexandrin pour illustrer sa propagande politique et militaire. En déclarant n’avoir « aujourd’hui rien de plus précieux que [ses] persécutions que [Sa] Majesté vient de couronner par la plus glorieuse de toutes mes rencontres », Dassoucy assume une parole des plus ambiguë, oscillant entre une flatterie superlative, et une parrêsia équivoque, à la fois exhibée et dissimulée12. S’agit-il de rire du roi ou de rire avec le roi ? L’ambivalence de l’épître oblige à penser des dispositifs de dissimulation caractéristiques d’un « art d’écrire » dans un contexte de forte censure excluant l’expression directe de toute opinion contredisant l’idéologie officielle13. Dassoucy se trouve dans une situation d’écriture sous haute contrainte puisque, « entièrement redevable à Louis XIV et à ses proches conseillers de sa libération » de la prison du Châtelet, il semble voué à « devenir le thuriféraire du roi14 ». Pour autant, il retourne la situation en élaborant une scénographie imaginaire qui réduit le portrait attendu du roi à l’abstraction de sa nomination superlative en « Alexandre des Alexandres », au profit du déploiement pittoresque de sa propre image diogénique. Cet autoportrait en action déploie une forme de performance cynique, revendiquant un service ironique de la plume, à travers une comparaison filée satirique avec les financiers chargés de recouvrir les impôts pour le roi. Il s’agira donc d’interroger le jeu de cryptage déconcertant d’une réélaboration parodique virtuose de la confrontation topique entre Alexandre et Diogène. Le sémantisme de la rencontre est lui-même porteur d’un double sens facétieux15, renvoyant obliquement à l’art du jeu verbal percutant constitutif de l’esthétique burlesque que Dassoucy théorise dans ses Aventures pour l’associer à une stratégie de dissimulation obligeant le fin lecteur à un décryptage herméneutique16. Le feu d’artifice verbal de

12 On peut renvoyer aux analyses d’A. Welfringer (Le courage de l’équivoque. Politiques des Fables de La Fontaine, thèse soutenue à Paris 8 en 2010) insistant sur le nécessaire infléchissement de la parrêsia au temps de Louis XIV : le courage de dire la vérité politique, qui ne peut être formulée trop abruptement au prince, se coule alors dans des énoncés lacunaires ou trompeurs, ouverts à l’interprétation du lecteur. 13 Sur ces dispositifs d’écriture entre les lignes, voir L. Strauss, Persecution and the Art of Writing, 1952, trad. fr., La persécution et l’art d’écrire, Paris, 1989. On se reportera aussi à l’analyse de J.-P. Cavaillé, « Leo Strauss et l’histoire des textes en régime de persécution », Revue philosophique, 1 (2005), p. 39-60. 14 Voir les pages de la biographie de J.-L. Hennig, « Louis XIV en Alexandre », Dassoucy et les garçons, op. cit., p. 1055-1062. Dassoucy remerciait de fait le roi dans l’épître de la Prison (éd. cit., p. 503) : « Je peux bien rendre grâce à Votre Majesté qui a si bien compassé et réduit toutes choses aux termes de la raison […]. Aussi, comme après Dieu je ne dois mon salut qu’à Votre Majesté, de qui l’ombre seule, qui produit les honnêtes gens, a sans doute contribué beaucoup à l’honnêteté de mes juges, j’ai cru, étant si fort obligé à l’intégrité de ces excellentes parties, dont Votre Majesté est l’auguste chef, que je ne pouvais pas moins que référer à ce chef auguste l’honneur qui lui revient de l’excellente intégrité de ces excellentes parties. » Reprenant la mythologie alexandrine, Dassoucy évoque dans cette épître « le règne d’un Alexandre » en le comparant à Salomon pour son exercice de la justice (ibidem, p. 502). 15 Le Dictionnaire universel de Furetière confirme l’usage encore à la fin du xviie siècle du terme de « rencontre » pour signifier « une équivoque, allusion, pointe d’esprit, quelque mot facétieux dit à propos ». 16 Voir le chapitre 11 des Aventures d’Italie qui fait l’apologie d’un sens « caché » à décrypter par les fins lecteurs (éd. cit., p. 393) : « Ce n’est pas pour tout le monde que j’écris ainsi, mais seulement pour ceux qui ont assez de finesse pour me déchiffrer. »

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l’épître n’insinuerait-il pas une forme de rhétorique cynique du « coup de poing17 », poussant à leurs limites les frontières de la dérision d’un « roi de guerre18 » que ses thuriféraires sincères répugnent de fait à partir des années 1670 à représenter sous les traits d’Alexandre19 ? La satire entre les lignes que Dassoucy met en place pour les fins lecteurs ne coexiste-t-elle pas avec un dispositif de connivence facétieuse qu’il met en place avec le roi, invité à partager un plaisir de la blague familière et osée ?

Une scénographie bouffonne inédite de la rencontre avec « l’Alexandre des Alexandres » Il n’est pas inutile d’expliciter d’abord la subversion burlesque subtile des sources antiques qui préside à cette réécriture de la rencontre entre Alexandre et Diogène. Dassoucy, ayant fait de solides études chez les Jésuites, est familier de la topique, fixée notamment par la diffusion du dialogue des Tusculanes de Cicéron et de fameux passages de Plutarque20. Dans l’épître qui précède les Aventures, on observe une inversion ingénieuse autant qu’une amplification parodique du cadre topique de la rencontre et de son énonciation percutante. Dassoucy évacue le modèle philosophique et la « qualité de cynique » de Diogène pour revendiquer un statut de « poète », qui plus est de poète « en gloire ». En effet Dassoucy n’hésite pas à poser d’emblée dans l’incipit de l’épître une symétrie, voire une égalité entre l’inspiration artistique (la « Muse ») et la souveraineté : J’aurais été un poète bien fou et ma Muse bien insensée si, après l’honneur qu’elle a reçu de divertir tant de fois Votre Majesté, elle avait quitté son centre naturel pour aller chercher dans un climat étranger un air plus doux et plus favorable que celui de votre cœur. (ibidem, p. 95) Tout le jeu de la transposition consiste à usurper la position souveraine de donateur tout-puissant puisque c’est le nouveau Diogène qui vient au-devant du roi pour lui faire l’offrande précieuse des cinq volumes de ses mésaventures21. La réécriture allusive des sources invite le lecteur ingénieux à retrouver en filigrane un double jeu facétieux avec les réparties célèbres associées à la rencontre du conquérant et du philosophe : « Ôte-toi de mon soleil » et « Si je n’étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène. » Ce décryptage entre les lignes se double d’une incitation à repenser

17 R. B. Branham, « Diogenes’ Rhetoric and the Invention of Cynicism », dans Le cynisme ancien et ses prolongements, éd. M.-O. Goulet-Cazé et R. Goulet, Paris, 1993, p. 445-473. 18 J. Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, 1993. 19 Voir C. Grell et C. Michel, L’École des Princes ou Alexandre disgracié, Paris, 1988. 20 Cicéron, Tusculanes, V, 32, 92, trad. J. Humbert, Paris, 1931 ; Plutarque, Vie d’Alexandre, XIV, 1-5, trad. É. Chambry, Œuvres morales, t. 9, Paris, 1975 et De l’exil, §, 15, 605 D, trad. J. Hani, dans Plutarque, Œuvres morales, t. 8, Paris, 1984. On se reportera à la présentation et à l’analyse de ces sources majeures par D. Cuny dans le présent volume. 21 Sur ce décompte problématique, voir mes remarques à la note 9.

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les leçons traditionnelles associées à ces topiques. La comparaison de la vie royale et de la vie philosophique s’efface au profit d’une réévaluation cynique des valeurs (les vers et les chansons opposés à la collecte des impôts) inscrite, on y reviendra, dans l’actualité brûlante d’une politique militaire dispendieuse. Dassoucy s’adresse d’abord au roi sur le registre de la flatterie outrancière, orchestrant le mythe solaire particulièrement cher à Louis XIV et qui a servi d’emblème du pouvoir monarchique depuis le règne de Charles IV22 : Mon aventure auprès de votre Auguste personne était trop belle et trop glorieuse pour en pouvoir jamais trouver une semblable en aucun endroit de la terre, et la connaissance que j’avais déjà de votre auguste mérite était trop grande pour ne pouvoir pas espérer d’être éclairé dans mes ténèbres près d’un Astre qui semble n’être venu au monde que pour disputer de la splendeur avec le soleil, et donner le jour à toutes choses. (ibidem, p. 95) Le poète plaide ironiquement coupable de s’être lui-même soustrait au rayonnement solaire de Louis XIV : Je sais bien que les compagnons de mes Muses, qui, tout brillants des faveurs de la fortune, font bien voir, suivant le chariot du soleil, que c’est dans le centre de la lumière que l’on puise la splendeur, diront qu’ayant prévu toutes ces choses, j’eusse bien mieux fait de continuer à composer des vers et des chansons pour le plus grand et le plus magnifique de tous les monarques, que d’aller, comme un Don Quichotte, chercher des aventures étranges par le monde. Il est vrai ; mais qui sait, ô grand roi, si encore tout sanglant des mortelles atteintes de tant de monstres que j’ai terrassés, retournant dans votre Cour chargé de cinq gros volumes de mes aventures, je ne suis pas aussi heureux que si j’étais chargé de vos cinq grosses fermes ; et si n’ayant aujourd’hui rien de plus précieux que mes persécutions que Votre Majesté vient de couronner par la plus glorieuse de toutes mes rencontres, je ne suis pas auprès de l’Alexandre des Alexandres mon roi, un Diogène aussi content dans mon tonneau que ces illustres favoris de la fortune, ces Crésus, qui dans leurs palais dorés, portent les effets de votre munificence jusque dans le Ciel ? (ibidem, p. 99) Dassoucy dissimule ainsi une parole équivoque de vérité dérangeante sous les circonlocutions d’une flatterie ironique et d’une justification ambiguë de son éloignement de la cour de Louis XIV : il invoque une longue errance extravagante, une quête d’aventures à la manière d’un don Quichotte, qu’il prétend racheter par le don compensatoire fait au souverain des « cinq gros volumes de ses aventures ». La cohérence de l’épître tient dans cette inversion opérée sur la relation hiérarchique par un auteur qui revendique la suprématie absolue de l’esprit créateur, démystifiant l’héroïsme guerrier. Les prouesses militaires se trouvent ainsi dévaluées au profit de celles de la narration burlesque des aventures d’un anti-héros (ibidem, p. 100) : « Ne dédaignez point, ô grand roi, cette peinture de mes disgrâces ou plutôt ce portrait enjoué de mes triomphes. » 22 Voir J.-P. Néraudau, L’Olympe du Roi-Soleil. Mythologie et idéologie royale au Grand Siècle, Paris, 1986.

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Comment interpréter ce discours alambiqué de Dassoucy ? S’agit-il de la simple reprise d’une veine marotique enjouée qui instrumentaliserait une forme d’autodérision en vue d’obtenir une récompense sonnante et trébuchante pour honorer le don de ses œuvres ? Sans doute ne peut-on l’exclure mais la demande n’intervient pas directement au terme de l’épître comme chez Marot et elle est parasitée par l’expression percutante, entre les lignes, d’une dérision cynique, qui dynamite le panégyrique apparent de « l’Alexandre des Alexandres » et nécessite un stratagème facétieux et galant.

Un jeu irrévérencieux avec l’image de Louis XIV en Alexandre Le portrait du roi23 en Alexandre se trouve de fait éludé et lui est substituée la visibilité exemplaire de la représentation éclatante de Diogène triomphant par la force de son écriture de l’adversité et des « persécutions ». Pareil détournement du programme iconographique de Louis XIV – qui a orchestré sa mise en scène épique en Alexandre à la fois clément et conquérant, confiant à Charles Le Brun l’exécution de nombreux tableaux de propagande24 –, signale le traitement ironique d’une mythologie alexandrine, dont Dassoucy fait un usage des plus décalés. Il convient de prendre en compte la modalité conditionnelle et incertaine propre à l’énonciation d’une épître qui avance avec prudence (éd. cit., p. 99) : « qui sait ». Cette formule hypothétique contribue à tempérer les effets d’une hypotypose saisissante. Derrière la flatterie superlative et ironique qui fait de Louis XIV l’« Alexandre des Alexandres » et de l’auteur « un Diogène », on relève une mise à distance, une forme de stratégie paradoxale d’éloignement déréalisant, contrastant toutefois avec le présent de l’identification en première personne (ibidem) : « je suis ». L’hypotypose de la représentation qui évoque une image topique mobilisée par la sculpture de Pierre Puget ou la peinture de cabinet de Frans Francken II se trouve compliquée par une autre comparaison inattendue, celle d’un Diogène vivant dans le dénuement et associé au motif symbolique du tonneau et de ces nouveaux « Crésus », désignés comme d’« illustres favoris de la fortune ». L’auteur oppose son service d’écrivain à celui des financiers chargés de recouvrir les impôts pour le roi et au-delà critique insidieusement le système fiscal de la monarchie.

23 Sur les enjeux du portrait royal, je renvoie bien sûr aux pages éclairantes de Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, 1981. 24 On songe au célèbre tableau peint en 1661, Les Reines de Perse au pied d’Alexandre, dit aussi La Tente de Darius (Musée de Versailles). Le Brun réalisa plusieurs toiles dans les années 1660, privilégiant les thèmes épiques dans L’Entrée triomphale d’Alexandre à Babylone, Le Passage du Granique, La Bataille d’Arbelles, toiles qui furent peintes entre 1665 et 1668 mais qui n’eurent pas l’honneur d’être installées à Versailles dans la galerie triomphale que le peintre espérait pour mettre en valeur son cycle alexandrin. Le peintre désappointé reprit ce programme iconographique confiné à la Manufacture des Gobelins pour réaliser des tapisseries qui devaient servir finalement à partir de 1671 à la décoration du Grand Appartement où l’on retrouve, aux côtés d’autres célébrités de l’Antiquité, des représentations allégoriques d’Alexandre sur tous les plafonds.

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Les allusions satiriques qui s’insinuent à travers un jeu cynique autorisé par la figure diogénique excèdent le simple jeu obligé de falsification ludique de la valeur monétaire. Le mépris de l’argent se voit associé à la réaffirmation du mérite personnel d’un auteur injustement persécuté. Le discours de « poète fou » est bien celui du bouffon qui dit ses vérités au prince sous couvert de cette posture assumée dans l’identification à Don Quichotte, puis à Diogène. On peut relire l’apparent éloge de la politique militaire du monarque comme une satire dissimulée de la démesure de ce nouvel Alexandre, autant que des abus et de la corruption des puissants financiers qui sont les rouages d’un système politique fondé sur une logique de prédation militaire et économique25. On sait que les besoins fiscaux de Louis XIV se sont accrus avec la guerre de Hollande et il est devenu de plus en plus tributaire de ces financiers, comme l’insinue Dassoucy dans sa comparaison avec des « Crésus ». La critique sous-jacente s’impose d’autant plus à tout lecteur attentif qu’elle fait écho à la diatribe cynique du larron au chapitre III des Aventures. Celui-ci, dans une longue harangue, fait l’éloge paradoxal du « larronnage » universel, et désigne Alexandre comme son champion historique avec Tamerlan, le fondateur du second empire mongol : « Alexandre le Grand et Tamerlan, les deux plus grands larrons de tous les siècles, qui dérobaient dans une heure plus que tous les adroits du monde ne sauraient dérober en cent mille ans, sont appelés conquérants, et leurs larcins des conquêtes. C’est sous ce même titre qu’une troupe de barbares, qui ont dérobé les trois parties du monde, menacent dans leur devise de ne jamais discontinuer leurs larcins tant qu’ils trouveront un pouce de terre à dérober : Donec totum impleat orbem. Comme chaque métier a son nom, chaque permission de dérober a son titre. » (ibidem, p. 125) Le larron procède à un inventaire des impostures linguistiques autorisant les pratiques institutionnalisées de vol licites26, suggérant la collusion entre la prédation et les guerres de conquête, dénonçant ainsi de manière souterraine la politique belliqueuse de Louis XIV. La lecture en parallèle de ces deux passages s’impose d’autant plus que le larron, comme l’auteur dans l’épître, invoque la fameuse devise de Mahomet IV (« Jusqu’à emplir l’univers tout entier ») dans sa volonté d’expansion territoriale (qui durera jusqu’au siège de Vienne en 1683). Il faut dès lors revenir sur la contradiction latente entre un passage critique non assumé par l’auteur qui met sur le même plan la démesure de Mahomet et celle d’Alexandre et l’épître liminaire dans laquelle ce

25 Les cinq grosses fermes symbolisent un système de transfert de l’autorité royale à des financiers qui avancent au roi les fonds de ses principales traites (en l’occurrence les gabelles, l’octroi de Paris, constitué de taxes sur des denrées de base entrant dans la capitale, telle que l’huile, le sucre, le vin, les droits de traites, et deux de création récente, la ferme du tabac, le domaine d’Occident. Ces deux dernières fermes ont été créées en 1674-1675). Voir F. Bayard, Le monde des financiers au xviie siècle, Paris, 1988. 26 Voir mon étude, D. Bertrand, « Langage et jeux de masques dans Les Aventures de Dassoucy : de l’imposture sociale au cryptage burlesque », Littératures classiques, 50 (2004), p. 213-228.

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même auteur feint de développer un éloge de Louis XIV en Alexandre et justifie sa défense contre les potentats européens ligués contre la France : la comparaison avec Mahomet constitue bien un de ces éléments troublants caractéristiques de l’équivocité de l’art d’écrire contournant la censure27. C’est bien toute l’épître dans son recours à la figure alexandrine qui déploie ainsi une stratégie retorse, insinuant la possibilité de décryptage d’une insolence absolue en s’abritant derrière l’usage encomiastique, mais quelque peu anachronique, d’une figure chère à la propagande royale et au cœur du souverain28. Dassoucy cultive en l’occurrence une « image du souverain en Alexandre » qui est devenue, au fil du temps, problématique. Cette topique essentielle à la propagande de Louis XIV a bien servi l’amplification des victoires de Louis XIV29 jusqu’à l’invasion manquée de la Hollande en 1672, « victoire » en trompe-l’œil puisque le roi ne pourra venir « venir à bout d’une petite république de marchands alors que la guerre durcit le système fiscal et financier30 » qu’il a mis en place – ce que Dassoucy dénonce entre les lignes. Dans ce contexte, les historiens ont bien documenté un changement idéologique assez sensible, marqué par la disgrâce de l’image du conquérant macédonien31 pour servir l’apologie de Louis XIV, déchéance qui apparaît à son comble à la fin des années 1670, au moment où Dassoucy rédige l’épître liminaire. D’une part, les modernes ont substitué aux allégories antiques de la gloire royale une nouvelle « idéologie royale-nationale32 », convoquant les références fondatrices de saint Louis et Henri IV, avant que l’historiographe Guyonnet de Vertron récuse toute comparaison pour se faire le thuriféraire absolu d’un monarque incomparable : Prodige de grandeur, Louis ressemble à tous les Grands, toutesfois aucun de ces Grands ne lui ressemble, parce qu’il est le seul semblable à lui-même, et le Grand par excellence. En un mot l’Incomparable… Pourquoy donc chercher dans la fable les travaux d’un Hercule et dans l’Histoire ceux d’un Alexandre, si Louis le Grand donne des exemples de toutes les vertus33 ? D’autre part, en dépit du programme iconographique confié à Charles Le Brun qui s’est poursuivi34, les opposants à la monarchie absolue ont largement réinvesti sous la forme d’un repoussoir polémique et satirique le modèle alexandrin. Ainsi en 1671 est publié à Amsterdam un opuscule anonyme intitulé L’Escole des Princes ou 27 Voir L. Strauss, op. cit., p. 65-66. 28 Voir M. Cojannot-Le Blanc, « Il avait fort dans le cœur son Alexandre », Dix-Septième Siècle, 2/251 (2011), p. 371-395. 29 Voir C. Grell et C. Michel, op. cit. 30 J. Cornette, op. cit., p. 240. 31 Voir C. Grell et C. Michel, op. cit. 32 Voir B. Magné, Crise de la littérature française sous Louis XIV, Lille, 1976, 2 t. 33 Claude Charles Guyonnet de Vertron, Parallèle de Louis le Grand avec les princes qui ont esté surnommez grands, dédié à Mgr le Dauphin, Paris, Jacques Le Febvre, 1685, p. 50-52. 34 En partie du fait de l’obstination du peintre : le cycle de l’histoire d’Alexandre par Le Brun a été présenté pour la première fois en 1677 dans les cours du château de Versailles à l’occasion de la Fête-Dieu, soit quelques mois avant la mort de Dassoucy.

Da s s o u cy e t s a d é d i c ac e à « L’A L EXANDRE DES ALE XANDRES »

Alexandre le Grand comblé de gloire et de malheurs. Boileau, dans sa huitième satire sur la folie universelle, rédigée en 1667, ne ménage pas davantage le grand Alexandre : Quoy donc à vostre avis, fut-ce un fou qu’Alexandre ? Qui ? cet écervelé qui mit l’Asie en cendre ? Ce fougueux l’Angely qui de sang alteré, Maistre du monde entier s’y trouvoit trop serré ? L’enragé qu’il estoit, né Roy d’une Province Qu’il pouvoit gouverner en bon et sage Prince, S’en alla follement et pensant estre Dieu, Courrir comme un Bandit qui n’a ni feu ni lieu, Et traînant avec soi les horreurs de la guerre, De sa vaste folie emplir toute la Terre. Heureux ! si de son temps, pour cent bonnes raisons, La Macédoine eust eu de petites Maisons, Et qu’un sage Tuteur l’eust en cette demeure, Par avis de Parens, enfermé de bonne heure35. Dassoucy se situe dans un espace d’ambiguïté absolue, à la croisée d’un panégyrique burlesque et d’une critique voilée sous les traits de jeux verbaux équivoques et malicieusement cryptés. Il ne saurait évidemment reprendre la manière satirique abrupte d’un « archisatirique » qu’il exècre et contre qui il a rédigé sa défense et illustration de son propre style burlesque36. De fait, le style burlesque de Dassoucy est proche d’une « muse facétieuse », dont l’auteur s’est d’ailleurs réclamé dans un hapax remarquable de La Prison, au cœur de ce long poème « À la France » qu’il prétend avoir composé sur son grabat et appris par cœur, « faute de papier et d’encre » (ibidem, p. 521). Le jeu facétieux, qui contredit dans un tel cadre l’innocence de la bouffonnerie pour en faire une écriture de résistance souterraine, converge de fait avec cet usage virtuose et redondant de jeux verbaux « à chaque pas » opposé à la manière satirique mordante de Boileau (ibidem, p. 393) : « Dans le pays burlesque, au lieu que la satire n’a pour tout sel que sa malignité et son coup de dent, il faut que ce sel se trouve partout et que le bon mot se rencontre à chaque pas. » Il est clair que, dans l’épître liminaire des Aventures, le fin lecteur est invité à déceler sous l’apparent éloge des campagnes militaires de Louis XIV qui a envahi la Hollande et dont les troupes tiennent tête à toute l’Europe, un jeu facétieux à la fois ingénu et mordant. On retiendra notamment l’apologie malicieuse de la lutte légitime de Louis XIV contre l’hérésie d’un « peuple hétéroclite » développée en vers burlesques et contredite insidieusement par une mention de l’impasse de la guerre suite à l’inondation d’Amsterdam : […] quoique j’eusse prévu par avance la grandeur étonnante de vos futures merveilles, hélas ! Sire, […] il fallait bien d’autres prophètes plus fins que

35 Boileau, Œuvres, I, satire VIII, éd. J. Vercruysse, Paris, 1969, p. 85, vers 99-112. 36 Voir le chapitre XI des Aventures d’Italie, p. 388-397.

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Nostradamus pour prédire qu’on verrait aujourd’hui Votre Majesté faire tête à toute l’Europe, et, comme un autre Jupiter contre les géants, éluder la puissance de cent potentats, après avoir passé comme un éclair en Hollande, et réduit ces colosses invaincus à n’avoir plus contre l’ardeur de votre courage d’autre asile ni d’autres remparts que la mer et les tritons. (ibidem, p. 97) Dassoucy reprend ici le motif de la gigantomachie qu’il a transposé dans la fable V de l’Ovide en belle humeur37, laissant au lecteur le soin de comprendre la pointe ambivalente des « colosses invaincus » autant que l’ironie de l’allusion à l’avancée des troupes ottomanes de Mahomet IV en Europe de l’Est : cette invitation faite à Louis XIV à rivaliser avec les conquérants universels, sous couvert de légitimer une nouvelle croisade ou contre-croisade de Louis XIV, multiplie les jeux de mots, derrière lesquels on peut entrevoir un jeu de connivence facétieuse toute particulière qui excède la satire et établit une relation trouble avec l’archilecteur royal.

Un jeu de connivence troublante : les plaisirs partagés d’un roi et d’un « favori » Dans le rapprochement insolite de Louis XIV et de Mahomet, Dassoucy ménage un jeu d’assonances équivoquées particulièrement représentatif de l’esthétique du « bon mot à chaque pas » caractéristique de son style burlesque et induisant un décryptage des plus complexes : Et je crois bien que si ces grands appuis de la chrétienté, qui versent à torrents tout le sang de la Croix pour l’utilité du Croissant, au lieu de s’opposer à la grandeur de vos progrès eussent laissé le champ libre à la rapidité de vos conquêtes, que la Lune ne tiendrait pas contre le Soleil, et que Mahomet, quatrième de ce nom, avec son Donec totum, aurait de la peine à remplir sa devise. Il n’appartient qu’à vous, grand monarque des monarques, qui croissant, faites tout accroître, de remplir ce croissant et non pas à celui qui, croissant, fait tout décroître. (ibidem, p. 99) Une équivoque sodomite transparaît aisément dans l’allusion à Mahomet qui « aurait de la peine à remplir sa devise », manière de rappeler que l’amour à la turque ne produit guère de descendants. On peut entrevoir dans ce jeu sur le croissant et le décroissant un hommage à la virilité de Louis XVI et à sa politique guerrière. Une telle lecture oblige toutefois à prendre la pleine mesure de la dynamique d’exégèse obscène que Dassoucy explicite longuement dans la défense et illustration de son burlesque « mystique » au chapitre XI des Aventures d’Italie. Sous le sens littéral, Dassoucy invite les fins lecteurs à repérer, dans son Ovide en belle humeur, un sens caché obscène et sodomite qui vient tout droit de la langue érotique codée attestée

37 Ovide en belle humeur de Mr Dassoucy enrichy de toutes ses figures burlesques, Paris, Charles de Sercy, 1650.

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chez les poètes bernesques et les farceurs du début du siècle38. Le jeu de mots obscène autour du croissant semble en l’occurrence ouvrir sur une dynamite blasphématoire et une contestation potentielle d’une politique de conquête associée à l’injonction de la Genèse « croissez et multipliez ». Pareille interprétation qui peut être étayée par un rapprochement avec l’Épître aux sots, trahit le potentiel critique radical d’un jeu cynique susceptible d’être décrypté comme un refus radical de la procréation au service de la logique d’expansion guerrière39. Comment croire cependant que Dassoucy puisse se permettre de tels écarts et que Louis XIV ait pu les tolérer ? Pour les rendre recevables par son destinataire, l’auteur non seulement assume la posture théâtrale du bouffon diogénique et use de la dynamique freudienne du mot d’esprit qui permet de lever les censures. Il s’applique aussi à déployer un dispositif prudentiel élaboré de communication familière, revendiquant implicitement le statut de « favori » du roi autorisé de ce fait à sortir du protocole et du sérieux, rappelant d’emblée sa complicité passée avec Louis XIV. Il flatte ainsi le roi en lui rappelant la sagacité dont il faisait preuve en tant que jeune prince pour partager les bons mots de Dassoucy vingt ans plus tôt : Si peu d’esprit que Dieu m’ait donné, j’en avais pourtant assez pour connaître dès vos plus tendres années ce qu’un roi sage dès le berceau avait à devenir un jour […] voyant à travers les nuages dont Votre Majesté était enveloppée, vos rayons naissants éclairer le monde dans un âge où les plus brillants génies ont besoin d’être éclairés, avoir l’esprit formé auparavant le corps, parler juste dans un temps où les autres apprennent à parler, connaître déjà le fin de toutes choses, et, lisant mes vers à son petit coucher, rire toujours et fort à propos du bon mot que bien des courtisans, qui riaient à contretemps, ne pouvaient attraper. (ibidem, p. 96) Le rappel de cette connivence passée peut autoriser Dassoucy à convoquer le motif alexandrin, même si celui-ci est désormais obsolète et condamné par les moralistes mais aussi les gens d’Église40. Dassoucy rappelle avec insistance à Louis XIV qu’il « avait fort dans le cœur son Alexandre », dont il se plaisait à se faire relire le récit du siège de Tyr, « qu’il escoutoit avec un plaisir tout visible » selon le témoignage de La Mesnardière41. Dassoucy a-t-il partagé dès cette époque la lecture du texte de Quinte-Curce traduit par Vaugelas42 qui aurait fondé cette identification de Louis XIV au grand Alexandre ? Il était

38 Voir D. Bertrand, « La libre parole blasphématoire de Dassoucy : dynamique et dynamite de l’équivoque », dans L’équivoque blasphématoire, Libertinage et philosophie, 13 (2012), p. 89-98. 39 Dans l’épître de La Prison, l’auteur rappelle que les dévots médisants qui s’acharnent contre lui ont cru « mériter beaucoup envers le Ciel d’exterminer les vices qui dépeuplent les États et scandalisent la nature, principalement en ce temps où Votre Majesté a plus que jamais besoin de soldats pour multiplier ses conquêtes et extirper le monstre de l’hérésie » (ibidem, p. 500). Sur la mise en perspective blasphématoire de ces textes cryptés, voir mon article cité. 40 Voir C. Grell, op. cit., p. 73 et sq. 41 Voir M. Cojannot-Le Blanc, art. cit., p. 378. 42 Quinte-Curce, De la vie et des actions d’Alexandre le Grand, de la traduction de Monsieur de Vaugelas, Paris, Augustin Courbé, 1653.

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visiblement un proche du roi, comme La Mesnardière, qui a été lecteur ordinaire de la chambre du roi. Rire avec le roi, c’est forcer une connivence railleuse qui ouvre la voie à la possibilité d’assumer la dérision dans une posture égalitaire qui fonde un double jeu d’autodérision, laissant affleurer un plaisir inavouable de l’équivoque sodomite autour du croissant. Dassoucy ne s’enhardit-il pas à conclure l’épître sur le registre d’une véritable déclaration galante parodiant une rhétorique amoureuse? Demi-Dieu le plus grand de tous les demi-Dieux Soleil miraculeux, Astre que je préfère A toutes les clartés du Dieu qui tout éclaire Ne me refusez pas un regard de vos yeux. (ibidem, p. 101) Cette parodie galante, qui fait écho aussi à un imaginaire alexandrin, ne dit-elle pas en sourdine la tolérance effective de la Cour et des armées pour des pratiques sexuelles réprouvées mais effectivement condamnées selon des logiques tout à fait arbitraires ? L’Epître au roi qui précède les Aventures respecte le cadre obligé de la rhétorique encomiastique tout en invitant effectivement à une lecture entre les lignes caractéristique d’un contexte de censure qui rend la satire directe problématique. Le jeu du thuriféraire revêt ainsi une dimension aussi paradoxale qu’ironique ouvrant la voie à une dérision potentiellement agressive du souverain. Poussé jusqu’à ses limites burlesques, l’éloge, qui assume une galanterie équivoque, permet d’insinuer une critique percutante de l’ordre louis-quatorzien, tant sur le plan militaire que fiscal et identitaire. La variation virtuose sur la topique antique de la confrontation entre Alexandre et Diogène consacre une ambivalence facétieuse et une inversion burlesque de souveraineté, substituant l’apothéose d’un Diogène triomphant au portrait du roi. Dans un contexte de dédicace éditoriale, où il s’agit de présenter au roi les volumes de ses Aventures, l’auteur inverse le cadre de l’échange de services. Il introduit une « négociation » facétieuse d’inspiration marotique pour s’assurer l’admiration définitive et l’affection (au-delà d’éventuelles gratifications ou grâces43) du prince, tout en se permettant une parole de vérité décapante, qui est celle du parrèsiaste. Le nouveau Diogène falsifie les valeurs militaires et monétaires de « l’Alexandre des Alexandres », pour mieux faire valoir l’excellence d’un art fondé sur un feu d’artifice burlesque, celui de l’écriture des Aventures. Ces « glorieuses rencontres » ne visent-elles pas à usurper la gloire du souverain et à subvertir le modèle identitaire monarchique ?

43 Dassoucy qui a remercié le roi dans l’épître de la prison n’a plus rien à lui demander : il inverse le jeu de la dépendance et de la domination par cette insinuation habile dont un roi sachant rire ne saurait se fâcher.

Florent Gabaude

Le mythe d’Alexandre le Grand tourné en dérision par Arno Schmidt au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale

La réception germanique tardo- et postmédiévale de la matière d’Alexandre, notamment dramatique, est largement négative, des jeux de carnaval lubeckois, malheureusement perdus, de la seconde moitié du xve siècle1, qui mettent en garde contre les mauvais conseillers et l’hybris du monarque, à la grande tragédie de Hans Sachs de 1558 qui, dans la seconde partie de la pièce, met fortement l’accent sur la violence tyrannique d’Alexandre, en passant par Sebastian Brant qui fait d’Alexandre dans Das Narrenschiff (La Nef des fous) un exemple de la vaine gloire2. Alexandre le Grand n’en reste pas moins tout au long du xvie siècle une figure populaire de la culture urbaine, ne serait-ce que parce qu’il compte au rang des neuf preux présents dans les programmes iconographiques des cités germaniques3. Dans la réception théâtrale et opératique des siècles suivants en Allemagne s’instaure une double image d’Alexandre, critique ou laudative4, que viendra corroborer la réception scientifique du xixe siècle avec Barthold Georg Nibuhr, qui voit en Alexandre un « Komödianten und Räuber großen Stils » (« comédien et un bandit de haute volée5 »), et Johann Gustav Droysen, qui loue l’œuvre civilisatrice d’Alexandre – d’autres historiens ne lui reconnaissant qu’un talent militaire. La réception littéraire négative s’estompe avec les romans historiques Alexander in Babylon (Berlin, 1905) de Jakob Wassermann et Iskander (Dessau, 1944) de Paul Gurk ou le drame apologétique, Alexander, de l’écrivain pro-nazi Hans Baumann6.



1 Alexander und Anteloe, 1446 ; Alexander und die Könige von Morland, 1467 ; Alexander wollte das Paradies gewinnen, 1473. Cf. H. Buntz, Die deutsche Alexanderdichtung des Mittelalters, Stuttgart, 1973, p. 38. 2 S. Brant, Das Narrenschiff. Studienausgabe, Stuttgart, 2005, ch. 109. 3 Voir notamment les statues de la Belle Fontaine de Nuremberg. 4 On se reportera entre autres au poème dramatique de Carl Theodor Beil, Alexander von Macedonien, Mannheim, 1821 : la scène finale montre néanmoins le monarque en grand apparat et le désigne comme le « maître des nations », unificateur des races et des cultures. 5 Cité par A. Demandt, Alexander der Große : Leben und Legende, Munich, 2009, p. 450. 6 H. Baumann, Alexander. Drama, Iena, 1941. Florent Gabaude • Université de Limoges, EA 1087 EHIC Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 173-181 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124960

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L’approche devient intimiste avec l’Alexander. Roman der Utopie (Alexandre. Roman de l’utopie) de Klaus Mann, qui s’intéresse prioritairement à la relation homoérotique entre Alexandre, Cleitos et Héphestion. La traduction française de ce roman a été préfacée par Jean Cocteau7. Alexandre y est une figure d’identification, c’est Aristote en revanche qui est tourné en dérision : Alexander schloß sein Urteil über den Pädagogen dem Hephaistion gegenüber ab : « Er ist vielleicht ein Genie. Aber es gibt geniale Pedanten. » Außerdem mokierte er sich darüber, daß Aristoteles aus Angst vor Erkältung und Darmkatarrh stets ein Ledertäschchen, mit heißem Öl gefüllt, auf dem Magen trug. « So sorgfältig ist er ! » – Damit war er gerichtet8. [Alexandre résuma devant Héphestion son jugement sur le précepteur : « C’est peut-être un génie. Mais il y a des pédants de génie. » De plus il se moquait d’Aristote parce que, dans sa peur des refroidissements et de l’inflammation des intestins, celui-ci portait toujours sur l’estomac une petite poche de cuir remplie d’eau chaude. « Il est si froussard ! » – Il était jugé9 !]

I Arno Schmidt est un romancier allemand majeur de la seconde moitié du xxe siècle. Le récit Alexander oder Was ist Wahrheit ? (Alexandre ou Qu’est-ce que la vérité10 ?) est une œuvre de jeunesse, écrite dans l’immédiat après-guerre, dans les années 1947-194911. Le récit a été publié pour la première fois dans le recueil Die Umsiedler en 1953, puis en 1959 dans un second recueil intitulé Rosen & Porree12. Se tenant volontairement à l’écart du champ littéraire de son époque, Arno Schmidt se distingue par une écriture singulière, extrêmement concise, voire elliptique, ciselée et poétique, nourrie de nombreuses lectures. Il se définit lui-même, en dépit du style déroutant de sa prose, comme l’héritier des classiques et des romantiques, revendiquant notamment l’influence de Wieland et de Chamisso. Arno Schmidt s’est forgé une image idéalisée d’Alexandre au cours de ses études scolaires. Il a conservé cette admiration pour le héros antique jusqu’à l’âge adulte, avant qu’elle ne se transforme en mépris total, à la suite, d’une part, de la lecture de



7 K. Mann, Alexander. Roman der Utopie, Berlin, 1929 (reprint Reinbek, 2006) ; Alexandre. Roman de l’utopie, trad. R. Lepointe, Paris, 1931. 8 K. Mann, Alexander, op. cit., p. 32. 9 K. Mann, Alexandre, op. cit., p. 26. 10 A. Schmidt, Alexander oder Was ist Wahrheit. 3 Erzählungen, Francfort, 1975 (reprint 2005). 11 Cf. D. Kuhn, « Erläuterungen zu Arno Schmidts Alexander oder Was ist Wahrheit (II) », Bargfelder Bote. Materialien zum Werk Arno Schmidts, 91-92 (1985), p. 11 ; A. Schmidt, Alexander, op. cit., p. 97. L’édition des œuvres complètes indique février 1949 comme date d’achèvement du manuscrit : A. Schmidt, Werke. Studienausgabe, t. 1/1, Bargfeld, 1987, p. 510. Le texte a été traduit en français : Alexandre ou Qu’est-ce que la vérité  ?, trad. C. Riehl, Auch, 2008. 12 A. Schmidt, Die Umsiedler, Francfort, 1953 ; Rosen & Porree, Karlsruhe, 1959. La traduction française de ce recueil ne comporte pas ce récit : A. Schmidt, Roses & poireau, Paris, 1994.

Le mythe d’Alexandre le Grand tourné en dérision par Arno SCHMIDT

l’historien-géographe nurembergeois du xviiie siècle Konrad Mannert, dont l’œuvre monumentale lui a fait découvrir le monde antique13, et, d’autre part, de l’épreuve de l’expérience du régime nazi et de son appareil militaire. Son récit est un pastiche de roman d’apprentissage dont le jeune narrateur timide et naïf, fervent admirateur d’Alexandre le Grand, a résolu de rencontrer son idole. Au fil du voyage et des conversations, il sera déniaisé par les comédiens ambulants qui l’ont pris en charge et abondent en saillies contre le tyran. La dérision sert à démonter la « fabrique du chef14 », à démasquer le processus d’héroïsation et de divinisation du Macédonien relayé par des vétérans recruteurs auréolés de médailles. Le jeune Lampon, élève d’Aristote, entreprend un voyage en Asie Mineure en 323 avant Jésus-Christ, nanti d’une lettre de recommandation de son illustre mentor, afin de rencontrer le grand Alexandre. Il se joint à trois comédiens ambulants avec lesquels il navigue pendant une semaine en remontant l’Euphrate d’Alep à Babylone, où se trouve le monarque. Le récit retrace ce périple collectif, alternant les descriptions de paysages et les échanges ironiques entre les protagonistes. Il se présente comme un journal de bord, écrit par le jeune adulte qui livre dans un style concis, parfois télégraphique et en même temps très poétique, ses impressions paysagères, son attirance pour la séduisante actrice de la troupe, le contenu des conversations, l’omniprésence de la soldatesque. La nouvelle s’inscrit dans la tradition générique du récit de formation et rappelle les aventures du jeune Wilhelm Meister en route vers l’Italie avec sa troupe de comédiens. Dans un essai théorique, Schmidt inventorie différentes « Prosaformen » (« formes de prose »), dans lesquelles la langue et le rythme sont en adéquation avec le contenu de la narration. Ainsi, pour ce qui relève de la thématique des « Transporte » (« transports »), d’un déplacement linéaire du personnage à travers de vastes espaces comme c’est le cas dans ce récit, il privilégie les unités courtes, les phrases brèves, les paroles, un style dynamique mais qui traduit le déterminisme de la volonté15. Le texte déconstruit page après page l’image mythique d’Alexandre qui était encore celle du narrateur au début de son périple. Dès les premières pages, les compagnons de voyage du jeune Lampon, qui ne cachent pas leur hostilité au régime, se moquent de la prétention du jeune homme à être « gleichzeitig Aristoteles- und Alexanderverehrer » (p. 41, « à la fois admirateur d’Aristote et d’Alexandre »), tant les personnalités qu’ils incarnent sont à leurs yeux exclusives l’une de l’autre. Aristote lui-même avait confié à son disciple avant son départ, avec un trait d’amertume ou de cynisme, « einen großen Mann sollte man nie persönlich kennen lernen » (p. 40, « qu’il valait mieux ne jamais rencontrer personnellement un grand homme »). 13 K. Mannert, Geographie der Griechen und Römer, Nuremberg, 1788. Sur les sources de Schmidt, voir W. Olma, « Arnos Schmidts frühe Erzählung Alexander oder Was ist Wahrheit. Tagebuch einer desillusionierende Bildungsreise », dans Arno Schmidt. Das Frühwerk I. Erzählungen, éd. M. Matthias Schardt, Aix-la-Chapelle, 1986, p. 98-130, ici p. 98-99 et notes. 14 Cf. C.-G. Schwentzel, La fabrique des chefs : d’Akhenaton à Donald Trump, Paris, 2017. 15 A. Schmidt, « Berechnungen I », Rosen & Porree, op. cit., p. 288 ; « Calculs I », Roses & poireau, op. cit., p. 168.

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Au fur et à mesure qu’il se rapproche géographiquement de son héros, le narrateur s’en éloigne affectivement. Il déconstruit la double image d’Alexandre comme génie militaire et comme promoteur des arts, des sciences et de la philosophie. Il dénonce les exactions contre les populations, la politique de repeuplement, le culte de la personnalité − grâce au commerce organisé de ses portraits − et la coutume de la proskynèse, les fastes de la cour, la prétendue théogenèse du roi, sa polygynie, sa vanité et sa mégalomanie. Alexandre veut qu’on le prenne pour le fils de Zeus. Le héros pense que ce ne sont pas « solche[n] Mätzchen » (p. 47, « de telles sottises ») qui lui vaudront l’admiration des Macédoniens. Les thuriféraires d’Alexandre cultivent les superstitions : le jeune intellectuel s’étonne ainsi que le peuple soit à ce point endoctriné par le discours vaticinal qu’il accepte de prendre pour des prodiges ce qui relève de phénomènes naturels familiers. Les deux petits dragons volants que l’on croit apparaître dans le ciel n’étaient en vérité que des corbeaux, écrit-il16. L’un des acteurs se gausse de la crédulité populaire. Alexandre devrait sa survie lors de la difficile traversée du désert à une pluie soudaine : c’est que « Zeus Nephelegereta war sichtlich mit seinem Sohne17 », ironise-t-il. Un autre généralise : « Wieder ein Beispiel, daß das Volk, selbst als Augenzeuge, einfach nicht vernehmungsfähig ist18. » Et, plus loin : « aber eine Isophrene (Linie gleicher Blödheit : Witzig !) verbindet unterschiedslos alle Menschen. Und Völker19. » Le jeune narrateur désillusionné fait le constat amer que l’expansionnisme agressif d’Alexandre tourne le dos à l’idéal d’Aristote d’un « harmonisches Weltreich » (p. 62, « empire universel harmonieux »). Il évoque les relations mensongères des correspondants de guerre sur la campagne d’Inde diffusées en nombre par les « Bibliokapelen » (p. 40, « bibliocapeles »), c’est-à-dire les colporteurs ou « frippiers de livres20 ». Schmidt établit une analogie subreptice entre les officines médiatiques d’Alexandre et la propagande audiovisuelle orchestrée par le Troisième Reich. Alexandre, comme Hitler, s’appuie sur une dictature esthétique : les échoppes de la ville regorgent de portraits d’Alexandre pour toutes les bourses, réalisés par les trois seuls artistes attitrés : Apelle, Lysippe et Pyrgotèle21. Ces portraits ornent « jedes treue Haus » (p. 40, « toutes les demeures loyales »). L’Alexandre de Schmidt est omniprésent par ses simulacres et dans toutes les conversations ; mais, comme l’Arlésienne d’Alphonse Daudet, il n’apparaît jamais, pas même in fine comme cadavre. Arno Schmidt établit un parallèle implicite entre Alexandre et Hitler qui engagent leur armée dans une fuite en avant destructrice et autodestructrice ; ce Drang nach Osten se solde par l’effondrement de l’empire ou du Reich. Le pangermanisme

16 Ibidem, p. 46. 17 Ibid., p. 45 : « Zeus, le gardien des nuages, était manifestement aux côtés de son fils. » 18 Ibid., p. 46 : « Encore un exemple de l’incapacité du peuple à rendre compte de manière fiable d’un fait, en eût-il été le témoin oculaire. » (trad. : Alexandre, op. cit., p. 14) 19 Ibid., p. 62 : « mais une isophrène (une ligne de bêtise égale : amusant !) relie tous les humains sans exception. Et tous les peuples. » (trad. : Alexandre, op. cit., p. 30) 20 Expression de l’abbé Rive, dans Dictionnaire raisonné de bibliologie, éd. G. Peignot, Paris, 1804, p. 34. 21 Pline, Histoire naturelle, livre VII, 38, trad. É. Littré, Paris, 1848, t. 1, p. 300.

Le mythe d’Alexandre le Grand tourné en dérision par Arno SCHMIDT

nazi fait écho au panhellénisme d’Alexandre. Grâce à quelques termes instillés dans le fil du récit, l’analogie avec le Troisième Reich devient explicite : les parades militaires, la relève de la garde cérémonieuse à Babylone, la « Herrenrasse » (p. 62, « race des seigneurs »), « die ‘neue Ordnung’ » (p. 90, l’ « Ordre nouveau »), la « Wehrmacht » (p. 59), le « Tag der Phalanx » (p. 41, « Jour de la Phalange »), une formation analogique sur le modèle du « Jour de la Wehrmacht » instaurée par le régime hitlérien à partir de 1935, ou encore le « Lebensborn » (p. 47, « La Source de vie ») – cette fondation créée par les Nazis afin de promouvoir la polygamie germanique et le développement de la race aryenne –, un terme que l’auteur emploie à propos des permissions spéciales accordées par Alexandre à ses soldats pour frayer avec les femmes autochtones : Ein persönlicher Tagesbefehl Alexanders (wir hörten eifrig zu.) : die Einrichtung des « Lebensborns » : er übernimmt die Sorge für die « seinen Soldaten » von asiatischen Frauen geborenen Kinder. Diskrete Erledigung zugesichert. Die Heimat erfährt nichts davon ; garantiert nichts. – Alle beantragten sofort Nachturlaub. (p. 47) [Un ordre reçu d’Alexandre en personne (que nous écoutâmes attentivement) : installation de « La Source vitale » qui prendra en charge les enfants nés de « l’union de ses soldats » avec des femmes asiatiques. Traitement discret garanti. Personne n’en saura rien au pays ; absolument rien. – Tous posèrent une permission de nuit sur-le-champ. (trad. p. 16)] Dans les deux cas, l’objectif est à la fois de légitimer les liaisons adultérines des soldats d’élite et les « enfants de la guerre » et de créer un vivier de futurs combattants. Mais les deux régimes s’opposent quant à l’idéologie sous-jacente : dans un cas, il s’agissait de favoriser le métissage, dans l’autre la pureté de la race. Au demeurant, Hitler rejetait Alexandre en raison de sa politique d’orientalisation. D’autres passages consonnent avec l’idéologie nazie : la relation des découvertes astronomiques de Pythéas de Massalia est assortie d’une référence au royaume de Thulé peuplé d’Hyperboréens que l’explorateur grec aurait découverts et dont les pangermanistes du tournant du xxe siècle firent des surhommes de type aryen. Ces anachronismes intentionnels, motifs et analogies instillés dans le récit, ne contreviennent pas fondamentalement à la vérité. Le vraisemblable littéraire n’est pas le vrai. Arno Schmidt fait dans ses commentaires22 le constat que la vérité historique sur le règne d’Alexandre est médiatisée par de nombreuses sources contradictoires. À la

22 A. Schmidt, Aus dem Leben eines Fauns. Kurzroman, Hambourg, 1953 (reprint Francfort, 1985), p. 87 ; cité par W. Olma, « Arnos Schmidts frühe Erzählung », art. cit., p. 98. Cf. A. Schmidt, « Berechnungen II », Rosen & Porree, op. cit., p. 293 : « Um der ‘Wahrheit’ willen – d. h. um einer konformen Abbildung unserer Welt durch Worte näher zu kommen – ersetze ich die unberechtigte Fiktion des ‘epischen Flusses’ durch die bessere Näherungsformel vom ‘epischen Wassersturz’ : der von Stufe zu Stufe schäumt, Zerfall als Voraussetzung überlegenen Schauspiels. » (« Pour l’amour de la ‘vérité’ – c’est-à-dire pour approcher d’une reproduction fidèle de notre monde par des mots – je remplaçai la fiction injustifiée du ‘fleuve narratif ’ par la formule plus appropriée de ‘cascade narrative’ : laquelle mousse de degré en degré, désintégration préalable au spectacle souverain. », « Calculs II », Roses & poireau, op. cit., p. 172).

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vérité des chroniqueurs et mémorialistes et à la « Drittelswahrheit » (« vérité tierce23 ») des hagiographes, Schmidt oppose le régime de vérité littéraire. C’est ce qu’énonce le sous-titre de la nouvelle : Was ist Wahrheit (Qu’est-ce que la vérité) ? La puissance de la littérature réside chez Arno Schmidt dans la représentation de l’histoire par le regard et la sensibilité du narrateur-personnage, par l’écriture du journal qui, paradoxalement en apparence, devient un moyen d’objectiver la connaissance car elle se donne pour un ego-document. Schmidt se fonde sur le régime de vérité de la fiction dont la Poétique d’Aristote postule la rationalité. La fictionnalité est supérieure à la factualité de l’histoire, le poète raconte « ce qui pourrait arriver, ce qui est possible selon le vraisemblable ou le nécessaire24 ». « Le réel doit être fictionné pour être pensé », écrit Jacques Rancière ; « Écrire l’histoire et écrire des histoires relèvent d’un même régime de vérité25 ».

II La démarche radicale d’Arno Schmidt, le rabaissement qui passe par la reductio ad hitlerum (l’équation Alexandre = Hitler), renouvelle les formes traditionnelles de dénonciation de la tyrannie d’Alexandre. On sait qu’Hannah Arendt se refusait à prêter un quelconque charisme aux chefs totalitaires à la personnalité médiocre, tels Staline et Hitler26. De même Schmidt dépeint un homme ordinaire, petit de surcroît, un semi-barbare favorisé par les circonstances et la fortune27 et que la fréquentation de la philosophie n’a pas civilisé. Le récit s’ouvre sur la remarque : « Klein soll er sein, klein und untersetzt ; den Kopf etwas nach der linken Seite tragen28. » On pense à Victor Hugo raillant « Napoléon le Petit » ou à Alain Badiou fustigeant dans son pamphlet De quoi Sarkozy est-il le nom ? celui qu’il appelle « Napoléon-le-très-petit29 ». De plus, le charisme d’Alexandre comme celui d’Hitler ne sont selon Schmidt que le fruit d’une manipulation cynique par la propagande et de l’exploitation de la crédulité populaire30. Les études sur le charisme d’Hitler corroborent et fondent théoriquement l’intuition romanesque. Dès les années 1940, l’historien Franz Neumann dénonçait le stratagème de domination et le discours manipulatoire du régime nazi31. Arno Schmidt démontre par le biais de la fiction narrative que



23 W. Olma, « Arnos Schmidts frühe Erzählung », loc. cit. 24 Aristote, La poétique, trad. B. Gernez, Paris, 1997, ch. 9, 1451a 36. 25 J. Rancière, Le partage du sensible : esthétique et politique, Paris, 2000, p. 61. 26 H. Arendt, Le système totalitaire, Paris, 1972, p. 251 (cité par J.-C. Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?, Paris, 2012, p. 200). 27 « eines dämonisch Einzelnen, vom Glück wahnsinnig Begünstigten » : Schmidt, Alexander, op. cit., p. 72. 28 Schmidt, Alexander, op. cit, p. 39 : « Il paraît qu’il est petit ; petit et ramassé ; la tête légèrement inclinée vers la gauche. » 29 A. Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Fécamp, 2007, p. 9. 30 Plutarque lui-même abonde dans ce sens (Vies, t. 9 : Alexandre-César, éd. et trad. R. Flacelière et É. Chambry, Paris, 1975, § 28, 6, p. 67) : « Il ressort clairement de ce que je viens de dire qu’Alexandre pour sa part n’était ni ému ni aveuglé par sa prétendue divinité, mais que cette croyance était pour lui un instrument de domination. » 31 F. L. Neumann, Behemoth. The Structure and Practice of National Socialism, Londres, 1942 ; Béhémoth. Structure et pratique du national-socialisme, Paris, 1987.

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le prétendu charisme personnel d’Hitler est le produit d’une mise en scène, une construction discursive32, et le produit de la perception par ses adeptes33. L’adhésion populaire est fabriquée à renfort de manifestations de foules et à l’aide d’un appareil bureaucratique et propagandiste producteur de symboles. Arno Schmidt estime que quatre-vingt-quinze pour cent de la population est « geblendet vom Theater » (p. 87, « aveuglée par le théâtre ») et subjuguée par Alexandre : « vollständig behämmert von seinem Ruhm, seiner Größe etc. » (p. 82, « frappadingue de sa gloire, de sa grandeur, etc. ») Ce n’est pas un hasard si ce sont des acteurs professionnels qui révèlent dans la nouvelle de Schmidt les ressorts de « allerlei Blendwerk » (p. 89, « toutes sortes de trompe-l’œil »). Arno Schmidt oppose dans son récit le quotidien antique des gens ordinaires, qu’il évoque au moyen de traits, de touches fort réalistes, à l’extra-ordinaire du pouvoir autoritaire. Ce quotidien des subalternes est plaisant, il devient même le lieu d’un bonheur utopique fugitif que le narrateur rêve un instant de partager avec l’envoûtante Monika. Le politologue James C. Scott34 explique que, face aux meneurs d’hommes, il existe deux formes de résistance, l’héroïsme des « meneurs », vite débusqués et éliminés par les tyrans et celle, invisible, du peuple qui attend son heure : la résistance passive et ironique du Monsieur Keuner de Brecht ou la force d’inertie de Bartleby. Schmidt choisit de faire s’exprimer les anonymes qui soutiennent les meneurs − l’actrice Monika parle à propos de la résistance de Callisthène de « Aufstand der Intelligenz » (p. 81, « révolte de l’intelligence ») − et répandent les rumeurs. « Amüsant diese Gerüchte. Aber auch wohl bezeichnend » (p. 40, « Ces rumeurs sont amusantes. Mais également révélatrices »), note le narrateur au début de son journal. Ces subalternes qui résistent à leur manière en se moquant en privé des puissants et en colportant des rumeurs, ce sont aussi les valets de chambre de Hegel : « Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre35. » Hegel absout les faiblesses et les passions humaines des acteurs de l’histoire au nom de l’universel qu’ils accomplissent et écarte avec mépris les « méchantes réflexions36 » des contempteurs d’Alexandre qui

32 L. Herbst, Hitlers Charisma. Die Erfindung eines deutschen Messias, Francfort, 2010. Voir aussi L. Richard, Malheureux le pays qui a besoin d’un héros. La fabrication d’Adolf Hitler, Paris, 2014. 33 Ce qui était la thèse de l’historien britannique Ian Kershaw, Hitler, Londres, 1991 ; trad. française : Hitler. Essai sur le charisme en politique, Paris, 1995. Sur cette controverse scientifique, voir J.-C. Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?, op. cit., p. 199-209. J.-C. Monod se réfère également à Pierre Bourdieu pour qui le charisme serait « presque toujours l’effet de l’institution » – donc un « charisme de fonction » (Amtscharisma) – « plutôt que l’attribut de la personne elle-même » : ibidem, p. 37. 34 J. C. Scott, Domination and the Arts of Resistance, New Haven, 1990 ; trad. française : La domination et les arts de la résistance. Fragments d’un discours subalterne, Paris, 2009. 35 G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, Francfort, 1986, p. 48 ; Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. J. Gibelin, Paris, 1946, p. 40. 36 Ibidem, p. 247. Et la suite : « On ne parviendrait pas au niveau de cette grande figure de portée universelle [Alexandre], si l’on voulait, comme le font aujourd’hui les Béotiens parmi les historiens, mesurer cet homme à une échelle moderne, celle de la vertu ou de la moralité. » Les historiens du xixe siècle, comme les récits annalistiques médiévaux, s’affrontent quant à l’appréciation de la grandeur d’Alexandre : Barthold Georg Niebuhr, George Grote ou Karl Julius Beloch d’un côté contre Johann Gustav Droysen et Hegel de l’autre.

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entendent mesurer son mérite à l’aune de la vertu ou de la moralité des « maîtres d’école » qui focalisent leur attention et leurs sarcasmes sur le « petit côté » des choses et colportent les rumeurs : Un individu historique n’a pas le calme nécessaire pour vouloir ceci ou cela, pour avoir beaucoup d’égards, mais il appartient à sa seule fin sans rien considérer de plus. Il arrive donc qu’il traite légèrement d’autres intérêts, grands, sacrés même, conduite qui, assurément, est soumise au blâme moral. Une si grande figure écrase nécessairement mainte fleur innocente, ruine mainte chose sur son chemin37. Le jeune Lampon imagine une métaphore similaire qui vire aussitôt au désavantage de son champion : Zu Alexander fiel mir noch dies ein : Wer eine Feuerschale durchs Leben zu tragen hat, dem kann sie wohl einmal übersprühen (überfließen, -schäumen). Aber das wäre eher ein Bild des Dichters, dachte ich dann auch ; nicht des Tyrannen : der rennt wie eine Fackel und steckt Dörfer und Städte in Brand. (p. 60) [À propos d’Alexandre, une chose me vint encore à l’esprit : celui qui transporte un brasero à travers l’existence, court le risque qu’un jour il déborde (éclabousse et mousse). Mais ce serait plutôt une représentation du poète, pensai-je alors, pas du tyran : ce dernier court comme un brandon et incendie villes et campagnes.] La dérision des « valets de chambre » consiste dans le récit à s’intéresser aux secrets d’alcôve. Monika raille la pulsion génésique d’Alexandre, sa relation avec la prostituée Thaïs ou sa maïeusophilie, son attirance sexuelle pour les femmes enceintes – « Ja, er liebt sie bathykolpos » (p. 49, « Oui, il les aime bathykolpos »). À la fin du récit, Schmidt donne du crédit à une antique rumeur évoquée par Plutarque qui fait d’Aristote le commanditaire de l’empoisonnement du tyran. Cette rumeur n’en possède pas moins une plausibilité et une vérité intrinsèque38. À l’annonce du décès du tyran, le chef de la garde, l’oncle du jeune héros naïf, jubile : « Aristoteles hat meisterhaft dosiert. » Er lachte kurz, daß ich ihn so anglotzte : « Wußtest Du das nicht ? Kommst doch von ihm : – ein alter Fuchs ! ! – er hat das vergiftete Wasser an Antipater gegeben, der an seinen Sohn Kassandros, und der hat ihm vor genau acht Tagen den Becher hineinpraktiziert. War genau berechnet. Er stirbt unter Fiebererscheinungen ; durch immer tiefere Ohnmachten unterbrochen. » (p. 96) [« Aristote a dosé magistralement. » Il rit de me voir écarquiller les yeux : « Tu ne savais donc pas ? C’est pourtant lui qui t’envoie : Ah, ce vieux renard ! ! Il a

37 Ibid., p. 40. 38 De même que celle que tente de rejeter le narrateur : « das sind Altweibermärchen » (p. 61, « ce sont des contes de ma mère l’oie ! ») qui fait d’Alexandre l’assassin de son père Philippe. Voir Aristote, La poétique, op. cit., § 9, p. 35 : « Le rôle du poète ne consiste pas à dire ce qui s’est passé mais ce qui pourrait arriver, ce qui est possible selon le vraisemblable ou le nécessaire. »

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donné l’eau empoisonnée à Antipater qui l’a remise à son fils Cassandre, lequel a versé le liquide il y a exactement huit jours dans la coupe d’Alexandre. Le calcul était parfait. Il meurt dans les délires, entrecoupés d’évanouissements de plus en plus profonds. »] Parvenu au terme de son périple, le narrateur a perdu ses illusions : « Und ich war gekommen, einen Heroen zu sehen ! » (p. 97, « Dire que j’étais venu pour voir un héros ! »), s’exclame-t-il. La littérature forge le mythe, l’alimente et parfois le déconstruit. Hegel voyait en Alexandre « l’individualité la plus libre et la plus belle qu’ait jamais produit le réel39 ». Mais la fascination du héros peut s’effacer devant la raison du common man, de l’homme moyen ou sans qualité40, de « l’homme ordinaire » d’Orwell41 qui manie l’ironie, le sarcasme et ridiculise le tyran. Arno Schmidt considère que le charisme d’Alexandre est fabriqué de toutes pièces par un gigantesque appareil de propagande et ironise sur une culture du chef qui ne masque pas l’inculture foncière du « Halbbarbaren » (p. 56, « semi-barbare ») auquel Aristote a « vergeblich versucht, […] einen Firnis von Kultur zu geben » (p. 56, « tenté en vain de donner un vernis culturel »), écrit-il42.

39 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 203. 40 Voir J. Bouveresse, Robert Musil. L’homme probable, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’histoire, Paris et Tel Aviv, 1993, en particulier le ch. 5 : « Pourquoi l’histoire humaine est toujours au fond celle de l’homme moyen », p. 171-224. 41 J.-C. Michéa, Le complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Paris, 2011 (reprint 2014), p. 344 et passim. 42 Hegel affirme bien sûr le contraire, à savoir que le maître a purifié le naturel d’Alexandre, le délivrant « des liens de l’opinion, de la grossièreté et des vaines représentations » (Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 246 ; orig. : Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, op. cit., p. 333), de même que C. de Gaulle, qui loue sa « culture générale » : Le fil de l’épée et autres écrits, Paris, 1999, p. 322.

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Fâcheux et / ou facétieux avatars du mythe et de l’Histoire dans le film Alexandre le Grand de Théo Angelopoulos

Alexandre le Grand, une référence savante et un héros populaire Dans l’évolution et le développement du récit ou du roman d’Alexandre, la tradition-filiation que nous pouvons appeler byzantine a produit, sans doute, les œuvres les plus récentes, en particulier dans le cadre de la culture néo-hellénique. Il s’agit notamment de la version Διήγησις του Αλέξανδρου [Η Ριμάδα] en vers, qui a probablement été composée entre 1490 et 15201 et qui a donné lieu plus tard à une adaptation en prose Διήγησις Αλέξανδρου του Μακεδόνος [Η φυλλάδα του Μεγαλέξανδρου2]. Ce texte présente une diffusion populaire exceptionnelle en Grèce, pratiquement jusqu’à nos jours, du moins en ce qui concerne les projections générales de la représentation mythologique et historique d’Alexandre. Ainsi, dans l’imaginaire néo-hellénique la figure d’Alexandre constitue non seulement une référence savante, mais, en l’occurrence, et surtout, une présence populaire transmise à travers la phyllada dans d’autres formes d’expression telles la chanson ou les contes populaires ou encore le Karaghiosis, le théâtre d’ombres grec. En outre, il faut signaler qu’Alexandre, à travers la diffusion de la phyllada, deviendra pendant l’occupation ottomane de l’espace grec le héros libérateur attendu par tout un peuple et portant souvent des attributs qui permettent son intégration dans une tradition religieuse. C’est cette figure populaire retracée par la phyllada, à partir d’un matériau ancien, et ses prolongements ultérieurs, que le cinéaste Théo Angelopoulos place au centre de son film qui porte le titre Alexandre le Grand, sous sa forme populaire grecque en



1 Διήγησις τοῦ Ἀλέξανδρου, The Tale of Alexander, The Rhymed Version, éd. critique et commentaire D. Holton, Thessalonique, 1974. 2 Διήγησις Ἀλέξανδρου τοῦ Μακεδόνος, éd. G. Veloudis, Athènes, 1977. Constantin Bobas • Université de Lille Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 183-193 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124961

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un seul mot : Μεγαλέξαντρος3. Il s’agit du cinquième long métrage du cinéaste, sorti en 1980, qui d’une certaine manière constitue l’épilogue de la trilogie de l’Histoire composée de Jours de 36 (1972), Le Voyage des comédiens (1975), et Les Chasseurs (1977). Dans ce film, Angelopoulos aborde de manière critique le fonctionnement du pouvoir et tous les effets liberticides qui lui sont inhérents ainsi que la désillusion idéologique, notamment à travers le mouvement socialiste et communiste du xxe siècle, et il dresse en même temps une cartographie culturelle et politique de la Grèce moderne.

Une trame filmique inventive dans un contexte historique et politique complexe L’intrigue est relativement simple, mais le film évolue dans un environnement qui devient de plus en plus complexe en raison de multiples transformations successives et de nombreux éléments constitutifs, aussi bien historiques que politiques ou sociaux, qui s’inscrivent dans un contexte mouvant, grec et international. En effet, le film commence avec le récit d’un berger qui introduit la figure d’Alexandre dans l’univers cinématographique en racontant, comme s’il s’agissait d’un conte populaire, ses exploits, notamment le fait que le roi Alexandre a repoussé les envahisseurs et a assuré la liberté du peuple. Changement de décor aussitôt après : au palais royal à Athènes, c’est le réveillon de la nouvelle année 1900. Le ministre grec de la Défense assiste un important propriétaire terrien dans son effort de vendre un vaste domaine agricole – qui ne lui appartient que partiellement – à trois aristocrates et hommes d’affaires britanniques. Les paysans installés depuis longtemps dans la commune du domaine, appelée Mavrovouni, ne sont pas favorables à cette transaction. Suite à la célébration du Nouvel An, les aristocrates britanniques et leurs épouses décident d’aller admirer le lever du soleil pour ce nouveau siècle au temple de Poséidon au cap Sounion. C’est à cet endroit qu’Alexandre – évadé d’une prison comme la caméra l’a montré précédemment – apparaît avec ses compagnons afin de prendre en otage les aristocrates (fig. 1). Puis, il enverra une lettre au gouvernement grec en réclamant une amnistie générale – dans le cadre de la révolte des paysans qu’il avait menée antérieurement – pour tous ceux qui avaient participé à cette lutte contre les propriétaires terriens. Dans cette lettre, il demande surtout la redistribution des terres, qui, riches en charbon, avaient été destinées à être achetées par les Britanniques dans leur négociation avec les grands propriétaires terriens grecs, comme condition préalable à la libération des otages retenus par lui et ses hommes. Ensuite, Alexandre traverse la Grèce rurale et montagneuse, adoré comme un dieu, pour se rendre à son village, Mavrovouni, qui a évolué entretemps en se transformant en une commune autogérée avec ses propres règles – suppression de distinction entre dirigeants et dirigés, transparence des décisions, appropriation collective des richesses produites par la population – dans le prolongement des revendications antérieures pour restituer les terres aux paysans. Très rapidement, Alexandre et ses compagnons montrent



3 Par ailleurs, dans le générique du film sont utilisés des caractères d’imprimerie inspirés par l’écriture du manuscrit de la phyllada, ou bien des manuscrits populaires de la période byzantine ou post-byzantine.

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leur hostilité au système d’autogestion mis en place par les villageois tout en négociant parallèlement avec le gouvernement grec la redistribution des terres en échange des otages. Cependant, la radicalité des exigences d’Alexandre dans les négociations rend impossible une solution réaliste pour sortir de la violence omniprésente. Dans ces circonstances, il instaure la loi martiale au village, égaré dans une dérive autocratique totalement incompatible avec les valeurs qu’il portait initialement. En dernier lieu, après la tuerie des otages perpétrée par Alexandre lui-même, l’armée gouvernementale attaque le village tandis que les villageois dévorent Alexandre dans un acte rituel. Le film se termine avec la scène d’un autre Alexandre, jeune, qui s’échappe du village, blessé, et se dirige à cheval vers l’Athènes actuelle, prêt à recommencer un autre périple. Par ailleurs, cette dernière apparition constitue d’une certaine manière un récit parallèle, assez succinct, dans le cadre de la narration générale du film où ce jeune Alexandre se manifeste sporadiquement en tant que présence muette, mais révélatrice d’un autre monde à venir. En définitive, l’ensemble du film combine différents événements historiques du xixe et du xxe siècle en les situant dans un moment précis, celui du langage cinématographique, et en même temps l’auteur revendique un regard contemporain sur les avatars idéologiques, politiques et sociaux du siècle passé et leur implication dans le monde présent.

Les transformations successives d’Alexandre, ascension et déclin Alexandre se construit en tant qu’incarnation de son mythe et d’une certaine histoire, à caractère syncrétique, comme cela est expliqué au début du film par le berger qui pose le cadre de sa présence remontant à des temps anciens, mais ayant également la possibilité d’une existence réelle dans la vie actuelle. En effet, dans le film, nous pouvons observer plusieurs étapes liées à des situations particulières qui sont évoquées en fonction de plusieurs transformations sociales, politiques et personnelles d’Alexandre qui, par apports successifs, lui donnent une physionomie singulière : - Suite à son évasion de la prison – sans savoir expressément qui l’a aidé – nous assistons à une première transformation inaugurale et constitutive de son existence fictionnelle, où Alexandre prend les armes, porte son casque antique et monte sur son cheval dans la scène de la clairière. En dehors d’une dimension métaphysique de la séquence accentuée par une ambiance surnaturelle, le contexte historique évoqué renvoie à un héros de la guerre d’indépendance grecque de 1821, Kolokotronis4, qui portait aussi un casque inspiré de l’Antiquité grecque.



4 « Pendant la guerre d’indépendance contre les Turcs, il y avait un homme du nom de Kolokotronis qui s’habillait avec un casque et empruntait au personnage légendaire d’Alexandre ses gestes et ses vêtements. », M. Ciment, « Entretien avec Théo Angelopoulos (sur Alexandre le Grand) », Positif, 250 (1982), p. 12.

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- Son apparition majestueuse au cap Sounion dans le cadre de l’enlèvement des aristocrates britanniques s’inscrit dans une double transformation (fig. 1). La première s’exprime à travers une opposition entre d’un côté l’appropriation de l’Antiquité grecque par les aristocrates britanniques – la scène de l’enlèvement a lieu juste après la déclamation d’un extrait d’Antigone en grec ancien devant le temple de Poséidon – et d’une manière générale par toute la culture occidentale, et d’autre part la perspective populaire. Cette dernière est portée surtout par lui-même et tout le peuple qui l’entoure, et elle se dresse contre l’appropriation intellectualisée de l’Antiquité grecque en proposant son intégration fonctionnelle dans la tradition populaire. La seconde transformation est celle d’Alexandre en bandit social qui, à travers la prise d’otages, porte les revendications du monde paysan pour une société de partage et d’égalité. Rappelons à ce propos la définition du bandit social par Éric Hobsbawm, qui correspond d’une certaine façon à l’évolution et la personnalité d’Alexandre dans le film : «  Ce qu’il faut bien voir à propos du bandit social, c’est que c’est un paysan hors-la-loi que le seigneur et l’État considèrent comme un criminel, mais qui demeure à l’intérieur de la société paysanne, laquelle voit en lui un héros, un champion, un vengeur, un justicier, peut-être même un libérateur et, en tout cas, un homme qu’il convient d’admirer, d’aider et de soutenir5.  » - La transformation suivante est en relation avec son statut de bandit social / héros populaire et libérateur lorsqu’il traverse la Grèce rurale afin de se rendre à son village natal. Elle conduit à une sanctification ou divinisation qui montre de très nombreuses caractéristiques christiques et messianiques. Les scènes où Alexandre administre le baptême aux enfants, où les gens viennent s’agenouiller devant lui sont significatives de cette mutation, tout comme une représentation de la Cène avec Alexandre à la place du Christ entouré de ses compagnons. - Dans le cadre de ce mouvement ascendant vers la glorification d’Alexandre, il faut observer une première faille qui exprime une mise en cause de sa puissance absolue et de son caractère quasi divin à travers l’image caricaturale présentée lors de ses crises d’épilepsie6. En effet, Alexandre est sujet à des attaques successives d’épilepsie qui montrent sa fragilité humaine. Par ailleurs, ces crises interviennent à des moments clés de la narration quand il est confronté à une situation émotionnellement chargée qui le plonge dans un grand désarroi. En outre, ces moments de faiblesse ne doivent pas être vus par le peuple et c’est la raison pour laquelle ses compagnons et ses soldats intiment l’ordre aux gens de se retourner dans la direction opposée et de tourner le dos à Alexandre. - L’apogée de la glorification d’Alexandre et en même temps de l’évocation de son indignité, le moment où il est tourné en dérision, correspond à une présentation du héros dans un contexte de commercialisation touristique avec des références à saint Georges tuant le dragon et au théâtre d’ombres grec, Karaghiosis, qui est un renvoi



5 E. J. Hobsbawm, Les bandits, trad. J. P. Rospars et N. Guilhot, Paris, 2018, p. 34. 6 Cette manifestation épileptique pourrait aussi s’inscrire dans un contexte religieux ou héroïque, étant donné que l’épilepsie était considérée à l’Antiquité comme le mal sacré ou le mal divin dont plusieurs personnages célèbres étaient atteints. Voir, par exemple, le traité médical d’Hippocrate, De la maladie sacrée.

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évident. Il s’agit d’un tableau vivant où Alexandre sur son cheval pose pour une prise de photographie devant une grande toile sur laquelle sont peints un dragon et des colonnes antiques, il lève son sabre et il est accompagné de ses soldats qui apparaissent dans la partie supérieure du cadre de la toile. Certes, Alexandre a réussi à imposer ses règles et ses solutions, mais il saborde par la suite toute son action dans un abus de pouvoir personnel qui relève de la tyrannie en tuant les otages. Pendant ce temps de triomphe éclatant, Alexandre est manipulé et instrumentalisé par le régime institué en tant que personnage hors du commun destiné à être admiré pour ses exploits. - À partir de cette scène, nous pouvons suivre un mouvement descendant qui commence à montrer Alexandre dans une faiblesse et une vulnérabilité croissantes, conséquences de la perte de son statut de héros populaire et de sa transformation complète en tyran. Le film signale alors de nouvelles crises d’épilepsie et les pleurs inconsolables d’Alexandre recroquevillé en position fœtale dans son lit, qui témoignent, sans doute, de l’impasse personnelle et collective de sa démarche. - La dernière séquence transformative est consacrée à la chute finale et inéluctable d’Alexandre qui, séparé de tous – après avoir tué aussi sa fille adoptive et les principaux communards de son village –, subit l’attaque victorieuse de l’armée gouvernementale avant d’être dévoré par les paysans. Il s’agit d’une anthropophagie ou d’une théophagie rituelle montrée à l’écran sur lequel, à la place du corps disparu d’Alexandre, apparaît une tête de marbre dans une flaque de sang (fig. 2). Cette métamorphose irréversible répond aux enjeux du questionnement idéologique développé par Angelopoulos et constitue d’une certaine manière le pendant de l’avènement sacralisé d’Alexandre lors de son parcours ascensionnel. Ainsi, dans les grandes lignes, le personnage d’Alexandre évolue en trois phases : la première concerne son mouvement vers sa glorification et sa sanctification, la deuxième marque le moment culminant de son ascension tout en montrant une image grotesque du héros et la troisième présente sa déchéance ainsi que son retour à une forme figée d’un passé mythique. Bien évidemment, les trois phases comportent aussi des éléments surprenants pour un spectateur contemporain, fondées sur l’analyse de la trajectoire de la montée et du déclin d’un chef charismatique ou sur les références tant à l’histoire grecque – de l’Antiquité à nos jours – qu’au contexte sociopolitique international de la fin du xixe au xxe siècle. De fait, la figure d’Alexandre dans le film doit beaucoup à cette profonde aspiration de la culture néo-hellénique qui, dès la chute de l’Empire byzantin en 1453, évolue dans l’attente d’un héros libérateur de l’espace grec comme cela est exprimé souvent dans la phyllada. Nous retrouvons des résonances analogues à partir de la fin du xixe siècle dans le Karaghiosis où Alexandre devient un héros populaire sauveur des faibles, divinisé et sanctifié. Par ailleurs, une donnée particulière qui contribue à la construction de la figure d’Alexandre et forme aussi sa personnalité filmique est liée au phénomène du banditisme social dans l’espace géographique de l’Europe du Sud et du Sud-Est. Plus précisément, dans le cas de la Grèce ces bandits vont acquérir une renommée importante comme plusieurs historiens l’ont souligné, dont Hobsbawm : Au xixe siècle, la Grèce, pays nourri de mystique clephte, devint le théâtre d’un gigantesque spoils system, dont on se disputait les avantages. Poètes romantiques,

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folkloristes et philhellènes avaient rendu célèbres en Europe les brigands des montagnes. Dans les années 1850, Edmond About fut davantage frappé par la sordide réalité du «  Roi des Montagnes  » que par les couplets retentissants composés à la gloire de clephtes7. En même temps, ces trois phases en tant que vecteurs de composition du personnage d’Alexandre s’articulent avec plusieurs visions idéologiques, politiques et culturelles, souvent dans un champ de tensions complexes ou avec l’établissement d’un rapport de forces, pour aboutir à un changement de perspective important. Leur mouvement multiforme et concaténé s’avère déterminant dans le processus de mise en dérision d’Alexandre, parfois avec un dénouement contrasté. Par exemple, dans un contexte culturel, la confrontation des aristocrates britanniques avec Alexandre vise aussi à transformer, à rendre décalée et presque comique une culture classique empreinte d’érudition autosuffisante ou complaisante à l’égard d’une puissance populaire portée par une revendication juste d’émancipation. De la même manière, l’exaltation et l’héroïsation populaire d’Alexandre conduisent à une exploitation commerciale, folklorique et touristique dont le résultat est aussi facétieux que dépourvu de toute valeur positive constitutive jusqu’alors de son essence. Parallèlement, cette perspective culturelle est investie aussi d’une signification idéologique par l’évocation du caractère prétendument supérieur de la culture classique et ses enjeux cruciaux par rapport à l’expression populaire et ses manifestations réputées moins développées. Par ailleurs, une dimension politique majeure ne peut pas être ignorée dans ce cadre heuristique, à travers d’un côté l’expansion capitaliste symbolisée par les aristocrates britanniques et la bourgeoisie locale et, de l’autre l’idéal socialiste ou communiste représenté par Alexandre, ses compagnons ainsi que tous les paysans. Cette imbrication où se mêlent différentes configurations hybrides est à l’origine des modifications du personnage d’Alexandre en vue de la construction d’une société utopique qui, elle aussi, se transformera à la fin en une réalité dystopique sans qu’il y ait d’explication précise à cet état de fait. Ainsi, Alexandre deviendra un «  idiôtês  », un homme privé, un homme particulier, dans sa solitude autocratique, tyrannique, à l’origine, sans doute, de sa transformation en «  idiot  », celui qui est dépourvu de bon sens ou de sens commun. Une présence aussi bien mythique que réelle, exploitable et exploitée, qui n’appartient plus à la commune, à la collectivité formée par les paysans dans cet esprit de liberté matérielle et intellectuelle qu’ils n’ont pas pu ou pas su finalement réaliser de manière pérenne dans leur vie.

Alexandre tourné en dérision, l’émergence d’une contestation anticipatrice C’est dans cette perspective que la dérision fonctionne au sein du film en s’inscrivant dans une dimension critique, étant donné qu’elle prend la forme d’une



7 Ibidem, p. 154.

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«  contestation, d’[une] remise en cause de l’ordre établi ou des principes largement acceptés dans une société ou dans un groupe. […] et elle assure un renversement symbolique et temporaire de l’ordre politique8 […] ». Par ailleurs, un recours à la dérision dans les différentes séquences du film permet aussi d’exercer une double critique. Tout d’abord, une critique acerbe et ironique est menée contre le pouvoir institué et ses déclinaisons dans le contexte d’un pays qui semble se trouver sous un régime de colonisation à peine dissimulée9 porté par un savoir-faire technique et culturel considéré comme incontestable. Et, par la suite, Alexandre est tourné en dérision en tant qu’usurpateur d’un pouvoir collectif destiné à créer une société idéale, passant tour à tour de la position de sauveur à celle de corrupteur. Toutefois, dans le premier cas de figure il est à souligner que le recours à la dérision est un procédé fréquent où cette pratique du dérisoire devient aussi un acte de résistance de la part du peuple. En revanche, il est plus rare que la dérision se dirige vers celui censé apporter la justice sociale, faire respecter les règles et protéger le peuple, le héros libérateur tant attendu. Sans doute, l’Histoire a donné raison à la lucidité prémonitoire d’Angelopoulos qui a entrevu les différentes dérives possibles d’une idéologie idéale ou les défaillances d’un système politique. Dans tous les cas, cette dernière forme de dérision produit surtout un effet cathartique contre toute fétichisation qui permet un nouveau commencement à travers cet autre Alexandre de la fin du film qui a réussi à échapper à toutes les manipulations visibles ou invisibles d’une prétendue instance supérieure. C’est le moment où tout peut s’achever, et en même temps le moment où tout peut recommencer, en préservant ainsi le mythe d’Alexandre intact, ainsi que sa force de subversion10. En somme, la réflexion exprimée dans le film dévoile surtout les conséquences dévastatrices qu’une personnalité charismatique ou un héros construit par une idéologie messianique peut avoir pour une société, qui, malgré ses intentions louables au départ, détruira le rêve pour lequel il a été adoré. Ce héros, en éradiquant toute humanité et toute possibilité d’interaction humaine, a trahi les idéaux d’un peuple qui a souvent persévéré sur le chemin d’une attente salutaire en intégrant aussi bien les valeurs mythologiques et chrétiennes que les valeurs révolutionnaires. Au demeurant, Angelopoulos, dans ce mouvement qui va de l’admiration et de l’héroïsation absolue d’Alexandre à sa mise en dérision, indique également tous les degrés de la conduite pathologique du personnage. S’arrogeant le pouvoir et une puissance suprême propice à l’hubris, ce héros ambigu et complexe transforme l’espoir politique d’un peuple pour une société meilleure en barbarie tyrannique. Sans doute, la solution à l’impasse politique et sociale dans laquelle Alexandre a

8 A. Mercier, « Pouvoirs de la dérision, dérision des pouvoirs », Dérision-Contestation, Hermès, 29 (2001), p. 10. 9 Sur cette question, M. Herzfeld, « The Absent Presence : Discourses of Crypto-Colonialism », South Atlantic Quarterly, 101/4 (2002), p. 899-926. 10 Par ailleurs, la subversion des valeurs héroïques dans le film, exprimée aussi par une mise en cause de l’emprise délétère de l’image, interdit d’une certaine manière toute identification dans un contexte troublé par cette apparition ambiguë. Voir S. Rollet, Voyage à Cythère, La poétique de la mémoire d’Angelopoulos, Paris, 2003, p. 342-343.

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plongé cette collectivité se trouve dans la nouvelle forme de sa présence qui apparaît à la fin du film et rejoint d’une certaine manière la forme extra-narrative du début : le jeune Alexandre entre dans la cité afin de construire un autre récit, et par la même occasion signale la fin d’un mythe providentiel11. Il s’agit d’une vision optimiste pour l’avenir de la vie humaine, elle privilégie et préserve l’intérêt commun en faveur d’un changement radical de la société, malgré les échecs antérieurs dus à l’identification malencontreuse de celui qui en était le porteur espéré et s’en est révélé indigne.

Rencontres ou oppositions irréductibles du mythe et de l’Histoire Dans ce contexte, l’utilisation d’une dimension mythique ou légendaire, comme cela est souvent le cas chez Angelopoulos, traduit une volonté de dissocier de l’Histoire le réalisme d’une représentation cinématographique. En effet, cette conception disjonctive permet de donner une autre épaisseur à la quête du réel, par l’intermédiaire d’une réflexion distanciée de la part aussi bien du cinéaste que du spectateur. Nous reconnaissons, bien sûr, dans cette démarche, un des procédés du théâtre épique de Brecht à travers l’opposition du mythe et de l’Histoire, ou bien l’entrée du mythe dans l’Histoire. Ce qui implique dans le langage cinématographique du cinéaste une recherche de la vérité sous-tendue par le fonctionnement complexe de plans-séquences12. D’ailleurs, le moment où Alexandre est tourné en dérision dans le film peut correspondre également à cette volonté de rompre le mouvement de la narration en suscitant dans la déconstruction du personnage une approche critique de la part du spectateur, de même que les différents anachronismes contribuent à l’émergence d’un mode parodique. En tout cas, il faudrait signaler aussi des lectures qui peuvent renvoyer directement à des situations historiques bien précises en Grèce, notamment concernant la guerre civile qui a eu lieu à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale. Ainsi, la ressemblance des personnages – surtout celle d’Alexandre avec Aris Velouchiotis13, dirigeant principal des communistes – ou des événements avec ceux de cette période 11 L’apparition soudaine de la statue d’Alexandre à la séquence précédente (fig. 2), suite à la théophagie ou la hérophagie, correspond aussi à la disparition de son mythe et à son retour à une forme muséale qui prend la place de sa présence aussi bien vivante qu’agissante aux conséquences délétères pour la société en question. Cependant, il faudrait également signaler que cette scène pourrait évoquer deux moments caractéristiques du rituel dionysiaque, le sparagmos (démembrement de dieu) et l’omophagie qui permettait aux fidèles de s’emparer des forces du dieu Dionysos en dévorant une victime sacrificielle. Cf. S. Rollet, Voyage à Cythère, La poétique de la mémoire d’Angelopoulos, op. cit., p. 163. 12 Sur le fonctionnement du plan-séquence dans le film, voir M. Estève, « Idéologie et pouvoir, Alexandre le Grand », Théo Angelopoulos, Études cinématographiques, 48 (1998), p. 106-107. 13 « Et même pendant la Deuxième guerre mondiale, dans la Résistance, un combattant, Aris Velouchiotis, se faisait passer pour un nouvel Alexandre et prolongeait ainsi une tradition qui remonte à l’époque byzantine […] », M. Ciment, « Entretien avec Théo Angelopoulos (sur Alexandre le Grand) », art. cit. p. 13.

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historique – parfois présentés de manière parodique alors que les différents protagonistes et circonstances sont raillés amèrement – constitue une allusion évidente. Dans cette double perspective, entre mythe et Histoire, s’inscrit explicitement le fonctionnement du personnage d’Alexandre qui n’évolue pas en tant que personnage fictif, mais en tant que figure muette d’une dimension heuristique indéniable dans le cadre du questionnement sur le destin collectif d’une société. En réalité, le film s’engage dans «  un exercice d’Histoire  » à valeur esthétique et politique dont les cheminements restent en grande partie obscurs ou imprévisibles car ils suivent des trajectoires aléatoires tout en laissant un signe indéchiffrable d’espoir à saisir. Et, la référence au roman d’Alexandre ou au théâtre d’ombres ne constitue rien d’autre qu’une structure narrative, une cristallisation langagière et culturelle pour exprimer l’irruption du passé dans le présent ou dans le futur à travers la puissance d’une tradition et d’une histoire vivantes. Ajoutons que dans d’autres films d’Angelopoulos, un résultat analogue est obtenu grâce à l’utilisation explicite des mythes tragiques de l’Antiquité grecque et leur actualisation contemporaine. Chaque fois, il s’agit d’une sédimentation culturelle composée d’un ensemble d’éléments de nature différente, entre réalité historique et monde fictionnel, dont le fonctionnement nécessite une combinatoire narrative exploitant plusieurs formes d’expression cinématographique. Certes, le film n’est pas toujours d’accès facile, mais les enjeux soulevés sont cruciaux. Les questions posées au début du récit cinématographique restent entières tout en laissant le champ ouvert à toutes les conjectures : Qui est vraiment Alexandre  ? Celui du mythe ou de l’Histoire  ? Celui de la tradition populaire  ? Une figure du théâtre d’ombres, Karaghiosis, positive-négative ? Un résistant de tous les temps et un dirigeant politique charismatique qui se transforme en dictateur pour trahir les rêves de toute une société  ? Ou bien, ce nouvel Alexandre, ce jeune Alexandre qui entre dans la cité en portant avec lui toute l’expérience du siècle passé afin de réapparaître plus tard en tant qu’individu ou en tant que rêve collectif porteur d’un espoir  ? Dans tous les cas, cette ambiguïté d’Alexandre trouve son origine dans les multiples formes et fonctions exprimées par son personnage dans le film, dont celle où il est tourné en dérision. Toutes ces transformations sont motivées par une réflexion profondément politique et sociale grâce à la tradition populaire ainsi qu’à une approche particulière de la culture savante. Sans doute, l’utilisation du mode parodique contribue à mettre en suspens le mythe d’Alexandre, sa légende, son histoire pour montrer la porosité des frontières entre utopie et dystopie, liberté politique et totalitarisme, bonheur et malheur, culture savante et culture populaire. Ainsi, la puissance d’intervention d’Alexandre reste toujours actuelle dans une lecture poétique du monde où l’échec d’une expérience pour une société plus juste, même s’il est dû à l’incapacité de l’homme à vivre de manière fondamentalement égalitaire, ne signifie pas la fin des efforts pour un meilleur monde possible. Sans doute, cette quête passe par l’exigence d’une humilité attentive et réflexive, elle permet de ne pas devenir prisonnier de son mythe qui se vide alors de sa substance et transforme la réalité en parodie.

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Fig. 1. Sylvie Rollet, « Théo Angelopoloulos au fil du temps », Théorème 9, revue de l’Institut de Recherche sur le Cinéma et l’Audiovisuel IRCAV – Université Paris 3, 2007, p. 40.

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Fig. 2. Sylvie Rollet, « Théo Angelopoloulos au fil du temps », Théorème 9, revue de l’Institut de Recherche sur le Cinéma et l’Audiovisuel IRCAV – Université Paris 3, 2007, p. 46.

Burlesque, héroï-comique et parodie

Samuel Fa squel

Alexandre face à Diogène et Clitus : Quevedo et la caricature de l’empereur

À quoi rêvait Alexandre ? Aux combats chantés dans cet exemplaire de l’Iliade qu’il gardait sous son oreiller (Plutarque, 8, 21) ? À la carte du monde qu’il dessinerait si « les royaumes d’Asie et l’Europe ne [faisaient] plus qu’un » (Quinte-Curce, X, 3, 13) ? À la vie qu’il aurait vécue si, plutôt qu’empereur, il avait été Diogène dans son tonneau ? Peut-être dormait-il peu, trop occupé à inventer des rêves qui, au petit matin, deviendraient autant d’arguments pour encourager ses soldats à la conquête. C’est ce qu’il semble avoir fait devant Tyr qui décidément résistait. Héraclès lui serait apparu en rêve, l’incitant, du haut des murs de la cité, à le suivre, ce qui pouvait être interprété comme une prémonition de son succès lors du siège de la ville. Arrien (II, 18, 1), Plutarque (24, 5) ou encore QuinteCurce rapportent ce rêve, mais Quinte-Curce n’est pas dupe quand il précise qu’Alexandre « savait comment prendre ses soldats » (IV, 2, 17). Dans le même contexte, Plutarque (24, 8-9) raconte un autre rêve d’Alexandre, dont les nuits tyriennes furent semble-t-il agitées : […] il crut voir un satyre qui, de loin, semblait vouloir jouer avec lui et qui lui échappa lorsqu’il voulut le saisir, mais qui, finalement, à force d’objurgations et de poursuites, tomba entre ses mains. Les devins, coupant en deux le mot « satyre », lui dirent de façon convaincante : « Tyr sera tienne. » En 1634, dans la Vida de Alexandro Magno que Fernando de Biedma publie à Madrid et dédie à Philippe IV, les deux rêves sont racontés2 mais ce satyre qui « semblait vouloir jouer » avec l’empereur dans la traduction française de Plutarque que nous citons, désormais « se moque de lui » (« un sátiro hacía burla de él »). Le lecteur n’en sait pas plus sur ce satyre railleur, qui n’est peut-être qu’un Diogène poursuivant Alexandre jusque dans ses rêves. J’aimerais, pour ma part, contribuer à la compréhension de ce dont l’Espagne du dix-septième siècle rit lorsqu’elle ne dresse pas d’Alexandre

1 Je citerai la Vie d’Alexandre de Plutarque dans Vies parallèles. II, trad. R. Flacelière et E. Chambry, Paris, 2001, p. 94-149. Pour les citations de Quinte-Curce, voir son Histoire d’Alexandre, trad. A. Flobert, Paris, 2007. Pour Arrien, Histoire d’Alexandre. L’Anabase d’Alexandre le Grand, trad. P. Savinel, Paris, 1984. 2 Fernando de Biedma, Vida de Alexandro Magno, Madrid, Imprenta del Reyno, 1634, fol. 37 r-v. Samuel Fasquel • Université d’Orléans Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 197-212 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124962

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un portrait majestueux, en me concentrant plus particulièrement sur deux textes de Francisco de Quevedo. Dans un romance de 188 vers, Visita de Alejandro a Diógenes, filósofo cínico3, il met en scène la rencontre entre Diogène et Alexandre ; ce poème inspirera une autre composition, signée par Polo de Medina et publiée en 16304. Mais Quevedo a également imaginé le réquisitoire que Clitus aurait prononcé en enfer pour dénoncer celui qui lui ôta la vie : dans le Discurso de todos los diablos (Discours de tous les diables5), où le narrateur parcourant l’enfer croise divers personnages historiques comme César ou Sénèque et où l’accusation portée par Clitus prend la forme d’une satire des travers d’Alexandre et de sa prétendue divinité. Quevedo revient ailleurs sur Alexandre sans nécessairement adopter le même point de vue tendant à la ridiculisation6. Afin de demeurer dans le champ qui doit nous occuper ici, celui d’un Alexandre tourné en dérision, nous ne ferons que très ponctuellement allusion aux textes quévédiens qui ne relèvent pas de la satire. Il ne s’agit donc pas de restituer l’Alexandre de Quevedo mais bien d’examiner ce que cet auteur blâme chez l’empereur. Pour y parvenir, nous nous emploierons à situer le discours de Quevedo par rapport à d’autres entreprises de recréation de la figure de l’empereur. Lorsqu’il veut peindre Alexandre en ternissant son image héroïque, Quevedo raille une forme de démesure, d’excès en tout. C’est un peu comme si le reproche initial que Diogène adresse à cet empereur que rien jamais ne comble fonctionnait comme matrice de futures entreprises de dérision. C’est ce que nous examinerons à travers la rencontre entre les deux hommes puis l’étude des manifestations de cette démesure.

Le philosophe et l’empereur Le poème de Quevedo est intégralement construit sur cette célèbre rencontre, que le Discurso de todos los diablos n’évoque que brièvement. On retrouve cet épisode dans une comedia burlesca de Lanini Sagredo7 ainsi que dans la comedia de Calderón







3 Ce poème est édité et annoté par L. Schwartz et I. Arellano dans Francisco de Quevedo, Un Heráclito cristiano, Canta sola a Lisi y otros poemas, Barcelone, 1998, p. 554-561. Je ne renverrai pas systématiquement aux notes proposées par les éditeurs, qui m’ont évidemment beaucoup servi. 4 Voir l’étude de R. Cacho Casal, « Difusión y cronología de la poesía burlesca de Quevedo : una revisión », Revista de Literatura, 66/132 (2004), p. 409-429, p. 425, qui déclare : « Le poète de Murcie s’est concentré sur la description grotesque de Diogène et n’a pas repris le contenu moral présent dans les vers quévédiens. » 5 Je citerai ce texte dans l’édition d’Alfonso Rey, dont là encore les nombreuses notes sont indispensables à la bonne compréhension du texte. Francisco de Quevedo, Discurso de todos los diablos o infierno emendado dans Obras completas en prosa, vol. 1, t. 2, Madrid, 2003, p. 469-560. Le passage que nous commentons occupe les pages 510-514. 6 On trouvera une liste commentée des différents passages dans lesquels Quevedo évoque Alexandre dans Jacobo Llamas Martínez, « Melpómene », musa tercera de El Parnaso Español, Pampelune, 2017, p. 214-215. 7 La pièce de Lanini Sagredo est éditée dans Comedias burlescas del siglo de oro, El Hamete de Toledo, El caballero de Olmedo, Darlo todo y no dar nada, Céfalo y Pocris, éd. I. Arellano, C. García Valdés, C. Mata et M. C. Pinillos, Madrid, 1999, p. 189-310.

Q u e ve d o e t l a cari cat u re d e l’e mpe re u r

qu’elle parodie, Darlo todo y no dar nada8 ou encore dans Las grandezas de Alejandro de Lope de Vega9, et évidemment ailleurs, par exemple dans le poème de Polo de Medina A Diógenes metido en la tinaja ou dans la Mojiganga de Alejandro Magno de José Cañizares10. L’intérêt dramatique de cette rencontre transparaît dans la place stratégique que la scène occupe dans la pièce de Lope ainsi que dans celle de Calderón. Chez le premier, elle vient clore le premier acte ; quant à Calderón, dont la comedia a pour argument l’épisode d’Apelle et Campaspe, il place la rencontre avec Diogène au début de l’acte II mais il l’annonce au début de l’œuvre, probablement parce que les spectateurs l’attendent11. On peut expliquer l’intérêt pour cet épisode par la tension dramatique qu’induit l’échange entre un empereur et un philosophe insolent. Arrêtons-nous sur cette insolence. Biedma, dans la biographie qu’il consacre à l’empereur en 1634, expédie l’anecdote en quelques lignes, rappelant comment Alexandre demande à Diogène quelle faveur il attend de lui, ce à quoi le philosophe répond qu’il veut seulement que l’empereur s’éloigne et ne lui cache pas le soleil. « Par Jupiter, si je n’étais pas Alexandre je ne serais nul autre que Diogène », rétorque l’empereur12. Ce texte de Biedma a pu être consulté par Torre y Peralta pour la vingt-deuxième épigramme13 de son petit recueil manuscrit, Lírico discante o heroico contrapunto sobre







8 Dans un article consacré à la pièce de Lanini Sagredo, on peut lire que « la parodie suit de très près l’action du modèle caldéronien », voir C. Mata Induráin, « De Calderón a Lanini Sagredo : la parodia burlesca de Darlo todo y no dar nada », dans Calderón, innovación y legado, éd. I. Arellano et G. Vega García Luengos, New York, 2001, p. 247-261, p. 252. 9 Le texte de Lope a été édité par Anne-Marie Lievens, qui s’est intéressée aux sources du dramaturge et en particulier à l’influence de l’ouvrage de Juan Pérez de Pineda, Historia universal del mundo. Voir son introduction, p. 296 du volume coordonné par F. d’Artois et L. Giuliani : Lope de Vega, Comedias. Parte XVI, t. 2, Barcelone, 2017. Pour une analyse de la présence de Diogène dans l’œuvre de Lope de Vega, et de ce que représente le philosophe pour ce dramaturge, voir l’article très complet de L. Gómez Canseco, « Diógenes como empresa personal en Lope de Vega (y su modelo humanístico) », Rassegna iberistica, 37/101 (2014), p. 7-32. 10 Le texte a été édité et annoté par C. Buezo qui nous apprend qu’il fut représenté à Madrid en 1708 ; l’éditrice offre également un résumé de l’argument et présente l’auteur : Mojigangas dramáticas (siglos XVII y XVIII), Madrid, 2005, p. 219-237. 11 Calderón, Darlo todo y no dar nada dans ses Obras completas, t. 1, éd. A. Valbuena Briones, Madrid, 1969, p. 1019-1067. Voir p. 1026 et 1036-1039. Mercedes Blanco rend compte de la diffusion de l’épisode dans les textes antiques et modernes aux pages 149-150 de son article « Materiales y estrategias de una dramaturgia en Darlo todo y no dar nada », dans Giornate calderoniane. Calderón 2000, éd. E. Cancelliere, Palerme, 2003, p. 141-158. 12 Biedma, op. cit. (note 2), fol. 28 v-29 r. 13 On a consulté le texte de Torre y Peralta dans le manuscrit 2631 de la Biblioteca Nacional de España. On ne s’étonnerait pas de trouver des points communs dans des textes dont les auteurs peuvent boire aux mêmes sources si la consultation croisée des deux ouvrages ne semblait justifier de mener une enquête plus approfondie, ce que nous n’avons pas pu faire en vue de cette publication. Je transcris quelques témoignages de ce qui pourrait être le signe d’une lecture de l’œuvre de Biedma par Torre y Peralta, sans offrir de traduction car mon objectif ici n’est que de présenter, en italiques, les indices de cette éventuelle reprise : « Mandó luego se juntasen en Isthomo los griegos más sabios […] halló a Diógenes Cínico (o Sinopense) y como le viese sentado en una pequeña espuerta […] admirado Alexandro dixo a sus amigos : ‘Por Jupiter que a no ser Alejandro no fuera otro que Diógenes’ » ; « Entre los sabios que juntó apacible / […] en una espuerta al sol […] / ‘A no ser Alejandro por los dioses / otro en fin que Diógenes no fuera’ » (Biedma, ibidem, fol. 28 v-29 r ; Torre y Peralta, ibidem, fol. 18 v) ; « como Alejandro tuviese nuevas

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lo más notable de la vida de Alejandro Magno, micro-biographie poétique d’Alexandre que l’on pense écrite dans les années 166014. Le poète interprète la réaction de l’empereur comme une preuve de sa magnanimité et de son estime pour la sagesse. La rencontre entre le philosophe et l’empereur apparaît brièvement sous la plume de Quevedo dans Política de Dios où il fait d’Alexandre un modèle dans l’exercice de la vertu de patience : patience quand il apprend que le remède de Philippe serait un poison ; patience face aux douleurs des blessures mais aussi face à ceux qui, dans son propre camp, se rebellent. Patience, encore, quand on lui donne des conseils ou même face à Diogène : « ¿Con cuán dócil paciencia oía de los sabios los consejos y las reprehensiones, de Diógenes los desprecios15 ? » C’est que les propos de Diogène invitant l’empereur à ne pas lui cacher les rayons du soleil reviennent quand même à l’envoyer se promener plus loin. Les auteurs du dix-septième siècle perçoivent son insolence. Quevedo parle de « dédain » dans l’extrait que l’on vient de commenter et, dans son Discurso de todos los diablos, Alexandre devient le « bouffon » dont Diogène « se rit » (p. 512, « le tuvo por bufón y se rió de verlo »). Ce Diogène en guenilles qui s’épouille et prétend en remontrer aux grands de ce monde – et même au plus grand d’entre eux – ne dépare pas dans l’univers burlesque. Polo de Medina raille le philosophe dans un romance qui lui est intégralement consacré, A Diógenes metido en la tinaja. La rencontre avec l’empereur, qui occupe quelques vers, fonctionne comme emblème de la duplicité de Diogène. Le poète dénonce l’hypocrisie de celui qui, sous couvert de sentences philosophiques et tout en prônant une forme d’abstinence (v. 6, 18, 4716), ne ferait que jouir tout en jouant les ermites dans sa barrique (v. 3), ce qui lui vaut d’être jalousé de tous les ivrognes alors qu’il se

de esta alevosía y llegase el médico a darle la taza del veneno, le puso las cartas en la mano […] y dijo ‘lee tú mientras yo bebo’ : comenzó a tomar el tósigo y el médico a mirarle, más turbado este con la culpa que Alejandro con el peligro (que le pareció bajeza de su ánimo rendirle antes al miedo que a la ponzoña » ; « tuvo noticia […] / de la traición por carta introducida / y tomando en las manos la bebida / ‘leed, le dijo, en tanto que yo bebo’. / Sin que pavor en su ánimo consienta / el tósigo bebió […] / le pareció de su valor afrenta / rendirse más que a la ponzoña al miedo » (Biedma, ibid., fol. 33 v ; Torre y Peralta, ibid., fol. 16 r, les deux auteurs considèrent que le médecin Philippe d’Acarnanie voulait empoisonner Alexandre) ; « en vez de premiar la muerte que tanto deseaba, castiga el agresor della. Mas le pareció indecente instrumento la mano de un particular para quitar la vida de un emperador » ; « en lugar de premiar al homicida / todo el rigor en su venganza abarca / que aunque quitarle deseó la vida / le pareció que fue indecente Parca / la mano de un plebeyo fementida / para quitar la vida de un monarca » (Biedma, ibid, fol. 48 r, Torre y Peralta, ibid., fol. 17 r, sur la mort de Darius). 14 Le manuscrit est dédié à Sebastián Cortizos et précise qu’il fut ambassadeur à Gênes et qu’il appartient au Conseil des Finances. Les informations recensées par Carmen Sanz Ayán dans l’entrée correspondant à Sebastián Cortizos dans le Diccionario Biográfico Español en ligne permettent d’établir que Cortizos fut nommé ambassadeur en 1657 et qu’en « 1666 il exerçait de façon effective sa charge de conseiller des Finances », qu’il semble avoir obtenue bien avant. Il mourut en 1672. 15 Quevedo, Política de Dios, éd. E. M. Díaz Martínez et R. Cacho Casal, Barcelone, 2012, p. 521 et n. 670 : « Avec quelle patience docile n’écoutait-il pas les conseils et les blâmes des sages ou le dédain de Diogène ? » 16 Voir l’édition procurée par F. J. Díez de Revenga de Jacinto Polo de Medina, Poesía. Hospital de incurables, Madrid, 1987, p. 161-163 et son commentaire p. 52.

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targue de ne jamais susciter l’envie (v. 13-1617). Le locuteur s’adresse directement au philosophe pour le sermonner en lui montrant qu’il voit clair dans son jeu d’ivrogne (v. 11-12, 14, 33 et 48). Finalement, la virulence du poème rappelle vaguement les textes antiques dans lesquels le philosophe de Sinope est fustigé ou pris en défaut par ceux qui l’observent18. L’échange avec Alexandre est rappelé pour souligner l’hypocrisie de Diogène : « ¿Qué importa hacer tantos ascos / del mundo y su pompa altiva, / si todas tus abstinencias / son notoria hipocresía19 ? » Le poème s’achève sur l’épitaphe qui pourrait orner le tonneau du philosophe : « Aquí yace un caracol, / a quien su cáscara misma / fue en muerte tumba y mortaja, / si en vida casa y camisa20. » Dans la mojiganga de Cañizares apparaîtra aussi notre philosophe, « Diógenes burlesco » (v. 180, « Diogène burlesque ») dont l’hypocrisie sera également dénoncée : pour l’édile, si Diogène s’est mis à jouer les sages, c’est pour ne pas travailler – « solo por no trabajar / se ha metido a ser discreto » (v. 213-214, « s’il s’est mis à faire le sage, c’est uniquement pour ne pas travailler »). Chez Polo de Medina, Diogène est la cible d’un discours railleur énoncé par un locuteur poétique qui s’adresse directement au philosophe. La construction du poème de Quevedo est plus complexe et l’on passe d’un locuteur qui s’adresse à Diogène comme s’il lui faisait face, à un locuteur qui est extérieur à la scène et qui la raconte, le tout mêlé à la description du philosophe et de l’empereur et aux propos qu’ils échangent. Diogène est d’abord interpellé par le locuteur qui évoque le philosophe portant sa propre demeure comme une tortue des Galapagos ou un escargot21. Alors qu’il s’adressait directement au philosophe et lui annonçait la venue d’Alexandre, le locuteur passe soudain (v. 53) au récit et à la description des personnages. Diogène s’épouille au soleil, et Quevedo s’arrête notamment sur son encombrante et peu reluisante pilosité. Dans nos textes, la peinture de ce « Diogène burlesque » n’est que le prolongement ou la caricature du philosophe22. Mais, au-delà de ses apparences, sa philosophie elle-même pouvait donner lieu dans le registre burlesque à une lecture espiègle, comme celles de Polo de Medina ou Cañizares, Diogène pouvant facilement être accusé de prôner une sagesse qu’il ne rejoint que par les chemins les plus agréables. La dénonciation de cette ambiguïté n’est-elle pas

17 Ce « De no envidiado blasonas » du poème de Polo de Medina (v. 13) pourrait être un écho de Quevedo, v. 133, quand Diogène s’exclame : « Nadie me invidia la mugre » (« Personne n’envie ma crasse »). 18 On consultera par exemple les fragments 14 (D. L. VI, 26), 44, 57, 59, 73, 82, du chapitre 2 de l’anthologie de L. Paquet et M. O. Goulet-Cazé, Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages, Paris, 1992. 19 V. 45-48 : « À quoi bon montrer tant de dégoût face au monde et à sa pompe si toutes tes abstinences ne sont que notoire hypocrisie ? » 20 V. 69-72 : « Ci-gît un escargot qui, mort, eut sa propre coquille pour tombe et linceul, et pour demeure et chemise lorsqu’il était en vie. » 21 Quevedo évoquant ce philosophe tortue ou escargot qui porte sa propre maison (« traes a cuestas tu posada », v. 8, « tu portes ta demeure sur le dos ») aurait-il lu ce fragment du Peregrino en su patria de Lope cité par L. Gómez Canseco, art. cit., p. 19 : « porque como la tortuga / vive con su casa a cuestas » (« car comme la tortue, / il vit avec sa maison sur le dos »). 22 Voir la présentation du poème de Quevedo dans l’édition citée, p. 554.

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déjà dans les propos de Platon reprochant au cynique de se montrer orgueilleux lorsqu’il raille l’orgueil des autres23 ? Venons-en à présent à la fameuse rencontre. Dans l’échange entre les deux personnages, c’est surtout la sentence de Diogène qui plaît par cette austère insolence qui la rend unique et emblématique, alors que la remarque d’Alexandre ne l’engage pas à grand-chose. La rencontre entre le philosophe cynique et l’empereur symbolise le triomphe d’une souveraine indifférence à ce qui relève du surplus, de l’excès. Ce triomphe est celui qui manque aux conquêtes d’Alexandre et l’on comprend qu’il sera d’autant plus visible que la sage et bienheureuse austérité de Diogène apparaîtra. C’est peut-être pour aboutir à ce contraste défavorable à l’empereur que les auteurs que nous avons retenus laissent souvent la parole à Diogène. Dans le poème de Quevedo, il observe Alexandre puis, sans mot dire, tourne la tête vers le soleil et les fesses vers l’empereur, qui invite néanmoins son « Cínico amigo » (v. 113, « ami Cynique ») à lui demander ce qu’il veut. Diogène prend alors la parole sur une quarantaine de vers, envoyant Alexandre en Asie où il ne lui fera pas d’ombre, et construisant son discours sur l’opposition entre sa propre frugalité et les besoins sans fin d’Alexandre : « Nadie me invidia la mugre, / como a ti el oro y la plata : / en la tinaja me sobra / y en todo el mundo te falta24. » À cette opposition entre ce qui est en trop et ce qui fait défaut (en espagnol, sobrar / faltar) – qui rappelle un fragment de Cicéron (Tusculanes V, 32, 92 : « il ne manquait de rien tandis que celui-là n’était jamais satisfait ; il ne désirait aucune des voluptés dont le roi n’était jamais assez rassasié25 ») – s’ajoutent les paradoxes d’Alexandre à qui rien ne survit mais qui ne vient pas à bout de son appétit (v. 139-140), qui commande à tous mais se laisse gouverner par ses délires (v. 143-144), qui meurt à table mais ne vit pleinement que sur le champ de bataille (« vete a morir en la mesa / y a vivir en las batallas26 », « va mourir à table et vivre dans les batailles »). Ce qui est ici l’objet du discours de Diogène, c’est, en somme, l’outrance de l’empereur en tout. La réaction d’Alexandre, plus proche – selon le locuteur poétique – de l’apophtegme que de la plaisanterie, est bien connue mais quelque peu réécrite par Quevedo : « […] A no ser Alejandro / quisiera tener el alma / de Diógenes y mis reinos / diera yo por sus lagañas27. » Alexandre est tourné en dérision par le philosophe mais aussi par les propos narquois énoncés par le locuteur poétique. Il précise que ceux qui disent toujours amen devant le roi (« los amenes de los reyes », v. 181) louèrent le propos d’Alexandre, qui revenait à « trocar el cetro a cazcarrias » (v. 184, « troquer le sceptre

23 L. Paquet et M. O. Goulet-Cazé, op. cit., p. 74-75. 24 V. 133-136 : « Personne n’envie ma crasse comme on envie ton or et ton argent : dans ma jarre je n’en ai que trop, mais le monde entier n’en offre pas suffisamment pour toi. » 25 L. Paquet et M. O. Goulet-Cazé, ibidem, p. 80, qui renvoient également à Plutarque et à sa Vie d’Alexandre. 26 Il s’agit des vers 159-160, qui viennent juste après une évocation du poison. On retrouve le même discours dans la bouche cette fois de Clitus, Discurso de todos los diablos, p. 512 : « […] murió en la mesa y vivió en la guerra » (« il mourut à table et passa sa vie à la guerre ») ; il évoque juste après l’empoisonnement d’Alexandre. 27 V. 177-180, « Si je n’étais Alexandre, je voudrais avoir l’âme de Diogène et je donnerais mes royaumes pour sa chassie. »

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pour la fange ») ; puis que le pouilleux resta tout seul et que le Macédonien partit en vitesse. Surtout, conclut le locuteur, « si Dios le otorgara el trueco / allí viera Dios las trampas » (v. 187-188, « Si Dieu avait accepté l’échange, Dieu aurait bien vu le jeu de dupes »). Donc, le locuteur poétique n’y croit pas un instant et souligne le peu de crédit qu’il faut porter à ce propos d’Alexandre. Calderón, qui fait de Diogène un personnage important dans l’économie générale de Darlo todo y no dar nada28, me semble avoir lu ce passage. Après la réplique d’Alexandre, Héphestion prédit qu’une telle sentence restera à jamais gravée dans le bronze. Chichón, qui joue le rôle du bouffon, juge cette sentence avec la même ironie que le locuteur quévédien : « Y quizá / habrá en el mundo poeta / que della se ría diziendo / que es delirio, y no sentencia, / que celebra el lisonjero29. » Ce poète qui rit du propos d’Alexandre pourrait être Quevedo, qui se moquait de ce que Calderón qualifie de délire, un délire que seuls applaudissent les flagorneurs (ce « lisonjero » de Calderón étant chez Quevedo désigné comme « los amenes de los reyes30 »). Comme dans le poème de Quevedo, le discours de Diogène reprend chez Calderón l’opposition entre faltar et sobrar pour prouver qu’il est plus riche car tout lui est superflu (« más rico soy yo que vos, / pues a vos os falta esa / parte que deseáis, y a mí / me sobran todas aquellas / que no deseo », p. 1037, « je suis plus riche que vous, car ce que vous voulez avoir vous manque, et tout ce que je ne veux pas avoir me semble en trop »). Quand Alexandre demande à Diogène lequel des deux passera à la postérité, sa réponse ne se fait pas attendre : on retiendra, dit-il, qu’Alexandre lui rendit visite mais aussi qu’il n’en témoigna aucune gratitude à l’empereur. Remarquons au passage que cette prédiction du philosophe énoncée dans le texte se réalise à travers le texte même qui la produit puisque, de fait, le fragment rappelle aussi bien la visite d’Alexandre que l’indifférence de Diogène. Celui-ci, face

28 Mercedes Blanco analyse précisément la figure et le rôle de Diogène dans la pièce de Calderón dans son art. cit., p. 151-154 et 158 ; on trouvera dans ces pages un commentaire de plusieurs passages également examinés ici. Pour Alexandre et Diogène dans cette pièce, voir également F. Antonucci et F. Gilbert, « Célébration et abaissement d’Alexandre le Grand chez Calderón et Cicognini » dans L’entrée d’Alexandre le Grand sur la scène théâtrale européenne (fin xve-xixe siècle) : Théâtre et opéra, éd. C. Gaullier-Bougassas et C. Dumas, Turnhout, 2017, p. 191-203. 29 Darlo todo y no dar nada (voir note suivante), « peut-être y aura-t-il un poète en ce monde pour en rire en disant que ce n’est point une sentence mais un délire que les flagorneurs applaudissent. » 30 Le texte que je cite ici diffère de celui transcrit par Valbuena Briones, qui indique, p. 1039, « que es delirio, y no sentencia, / trocar el cetro a los sabios » et non « que es delirio, y no sentencia, / que celebra el lisonjero », comme on pouvait le lire dans Séptima parte de comedias del célebre poeta español don Pedro Calderón de la Barca, Madrid, 1715, p. 362-363. Dans le texte de Quevedo on lisait « trocar el cetro a cazcarrias ». Remarquons que Quevedo raille cet empereur qui prétendrait troquer son sceptre pour la boue de Diogène, mais pas le fait d’offrir le sceptre à un sage, ce que semble dire la version de Valbuena, peu satisfaisante me semble-t-il puisque « trocar » implique un échange, une réciprocité qu’on ne lit pas dans « a los sabios ». Il y a bien réciprocité dans le propos d’Alexandre imaginé par Quevedo puisque l’empereur, comme nous l’avons vu, ne dit pas seulement qu’il voudrait être Diogène s’il n’était Alexandre mais qu’il donnerait ses royaumes contre les lagañas du philosophe. On peut donc logiquement parler d’échange (trocar, trueco) alors que ce « trocar el cetro » de la transcription de Valbuena ne tient guère dès lors que l’empereur envisage seulement d’être Diogène, mais pas que le philosophe devienne Alexandre.

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à l’insistance d’Alexandre qui veut à tout prix faire quelque chose pour lui, saisit une fleur et demande à l’empereur d’en faire une autre pour lui, identique. Devant l’impuissance d’Alexandre, Diogène triomphe en déclarant que tout son pouvoir ne suffit pas pour créer une herbe inutile, gracieusement offerte par les prés. Le discours du philosophe ne manque ni de profondeur ni d’élégance pour prouver que c’est la science, et non la majesté, qui constitue le plus riche trésor ; c’est aussi une méditation sur le pouvoir, reprise d’ailleurs par Calderón dans une autre pièce, La cisma de Ingalaterra31. L’échange est assez long et vif, ce n’est pas simplement la transcription d’un épisode attendu. La rencontre, dans la parodie de Lanini Sagredo, illustre l’insolence de Diogène, qui affirme n’avoir rien demandé à celui qui lui rend visite, qui peut bien repasser plus tard et à qui il répond, quand Alexandre lui demande de sortir – « No estoy en casa » (v. 1020, « je ne suis pas chez moi »). Quand Diogène dira vouloir simplement qu’on ne lui prenne pas ce qu’on ne saurait lui offrir, l’empereur croira qu’il parle… des dents (v. 1095). Enfin, disons quelques mots de l’œuvre de Cañizares, dans laquelle un étudiant prétend faire apparaître « los más serios sujetos / que la antigüedad celebra » (« les sujets les plus sérieux qu’ait célébrés l’Antiquité ») en retenant « la parte que tuvieron / de ridículos » (« ce qu’ils avaient de ridicule », v. 85-90). Cette relecture de l’Antiquité tourne en dérision ceux qui « f[ueron] en otros tiempos / admiración para el mundo / y deb[ieron] ser desprecio » (« firent en d’autres temps l’admiration du monde et auraient dû en être méprisés »). L’étudiant appelle ceux qui « f[ueron] aplauso de los ignorantes » (« furent applaudis des ignorants ») à offrir une farce à un public plus avisé (v. 101-108). Dans cet exercice de révélation, entreront en scène Alexandre, Artémise, Diogène, Lucrèce et Sardanapale, le duo qui nous intéresse étant donc amené, cette fois, non plus à vivre la célèbre rencontre mais à en évoquer le souvenir. Là aussi, le philosophe ressemble au modèle, en tout cas lorsqu’il se dit indifférent au monde et aux histoires d’amour, préférant sa fange à tous les sceptres (« Búsquese otros convites, / galas y cetros, / que yo con mis cascarrias / me estoy contento », v. 203-206, « À d’autres les festins, sceptres et beaux atours ; moi, je suis heureux dans ma fange32 »). Finalement, si cet épisode a tant de succès, c’est peut-être parce qu’Alexandre et Diogène forment un duo qui rappelle celui du roi et du bouffon : l’un rappelle l’autre à la raison en dénonçant sa vanité, sa folie, ses excès, auxquels il oppose un rire narquois. L’Espagne du Siècle d’or aime Diogène, veut le voir sur scène et l’entendre. Tout comme Calderón laisse longuement la parole au philosophe, Cañizares nous fait écouter un Diogène qui se définit lui-même sur une quinzaine de vers (v. 191-206). Cela nous semble confirmer le fait que le public attend Diogène, son insolence narquoise et sa sagesse ébouriffée, qui ne sortent pas toujours indemnes

31 Calderón, La cisma de Ingalaterra, Madrid, 2018, p. 162-163. L’éditeur, J. M. Escudero Baztán, renvoie en note à Darlo todo y no dar nada. 32 La « cascarria » associée à Diogène dès le vers 179 permet aussi un jeu de mots avec la Carie (v. 175-176 et n. 14). L’opposition cetros/cascarrias de Cañizares constitue certainement un emprunt à Quevedo (« trocar el cetro a cazcarrias », v. 184).

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des réécritures burlesques de l’épisode. Mais la dégradation d’Alexandre prend une autre mesure, proportionnelle à la distance qui le sépare de l’empereur en majesté. Les auteurs qui tournent Alexandre en dérision se moquent, à travers les célèbres propos de Diogène, de ses excès, de sa propension à la démesure. C’est que, comme le disait déjà Arrien lorsqu’il racontait la rencontre de l’empereur et du philosophe, « Alexandre n’était pas totalement étranger à la recherche du Bien, mais […] il était dominé par la violence de sa passion pour la gloire » (VII, 2, 2). C’est cette démesure qui doit nous occuper à présent.

Alexandre, « ne dissiperas-tu pas les fumées d’orgueil qui t’aveuglent33 […] ? » Celui qui se prétendait fils de Jupiter offrait à un lecteur moderne un exemple de démesure qui se prêtait aisément à la dérision. Déjà dans les Dialogues des morts de Lucien, Philippe ironise sur le ridicule qui accable ce fils qui se prétendit issu d’un dieu mais finit quand même, et comme tout le monde, par mourir : « Maintenant que tu es mort, ne crois-tu pas qu’une foule raille ta prétention de naguère en voyant le cadavre du dieu étendu de tout son long, déjà en train de se putréfier et gonflé, comme c’est la condition de tous les autres cadavres34 ? » On pourrait dire qu’à la seconde où Alexandre rend son dernier souffle, il est éternellement condamné à être raillé. Les origines divines de l’empereur apparaissent dans la mojiganga de Cañizares, dont l’Alexandre commente cette généalogie en considérant que sa mère ne fut pas la seule à vouloir prendre du plaisir en haut lieu (« quiso subirse al cielo / a darse un verde », v. 126-127). Quevedo, dans le Discurso de todos los diablos, exploite abondamment le thème de l’origine divine d’Alexandre, se souvenant qu’il se disait descendant de Jupiter Ammon, celui qui se donna l’apparence d’un mouton35. Dans le romance, le locuteur offre un portrait d’Alexandre, « quien con cuernos de carnero / guedejó su calabaza, / y por ser hijo de Jove / se quedó chozno de cabras » (v. 37-40, « celui qui se frisa36 la calebasse avec des cornes de moutons, et se voulant fils de Jupiter, fut d’une chèvre le rejeton »). Dans le Discurso de todos los diablos, la charge est plus virulente : Persuadiose que era hijo de Dios. A Júpiter Amón llamaba padre y por autorizarse con el sello de Júpiter se introdujo en testa de carnero y se rizó de cuernos, y no falta sino torearle en las monedas y llamarse Alejandro Morueco. [Il se persuada qu’il était fils de Dieu. Il appelait Jupiter Ammon ‘père’ et pour marquer son autorité du sceau de Jupiter il se fit un front de mouton et

33 Philippe à son fils dans Lucien, Œuvres complètes, trad. A. M. Ozanam, Paris, 2018, p. 1239. 34 Lucien, ibidem, p. 1239. On retrouve la même ironie dans le discours que Diogène adresse à Alexandre au dialogue suivant (p. 1240), comme l’a remarqué Rey dans sa note 208 du Discurso de todos los diablos quévédien. 35 Voir les notes 193-195 de Rey ainsi que celles des éditeurs du poème de Quevedo pour les vers 37-40. 36 Les dictionnaires renvoient plutôt pour « guedeja » à une touffe de cheveux.

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se frisa la tête avec des cornes, si bien qu’il ne reste plus qu’à lui lancer des piques sur les pièces de monnaie37 et l’appeler Alexandre le Bélier.] Dans ces deux textes, Alexandre porte des cornes, ce que Quevedo tourne en dérision en les assimilant à des mèches de cheveux frisés. Alexandre est plongé dans une animalité risible qui, via les cornes de mouton, est ramenée aux chèvres et même à la corrida (« torearle ») tout en conservant un travers, la coquetterie, qui renvoie cette fois l’empereur à une forme d’humanité ridicule : « guedejó su calabaza », « se rizó de cuernos » supposent une volonté de s’apprêter, un soin particulier à soigner son apparence. C’est en quelque sorte l’empereur à sa toilette que le lecteur voit ainsi se dresser devant lui à travers une tête grotesquement cornue, qui cache sous les traits d’un dieu ceux d’un roi. Il n’y a pas d’allusion à l’infidélité, si fréquente quand des cornes apparaissent chez Quevedo, probablement pour ne pas transformer le souverain en cocu, ce qui créerait entre la caricature et le modèle une distance incongrue. On retrouve la divinité d’Alexandre un peu plus loin, quand Clitus rapporte comment il s’employa à convaincre le roi des mérites de Philippe, suffisants pour participer déjà d’une forme de divinité, et comment il voulut dissuader Alexandre de se faire passer pour fils d’un dieu. Quevedo se souvient du récit du banquet lors duquel Alexandre tue Clitus qui lui reproche de manquer de reconnaissance pour les soldats de son père et pour Philippe lui-même, mais aussi de se croire issu de Jupiter (voir notes 201 et 209 de Rey). Notons que Plutarque affirme qu’Alexandre voulut utiliser cette pseudo-divinité comme « instrument de domination » (28, 638). Lucien fait dire à l’empereur : « […] je n’ignorais pas […] que j’étais le fils de Philippe […] mais j’ai accepté l’oracle : je le pensais utile à mes entreprises39. » Quant à Quinte-Curce, il considère qu’avec « un peu de bon sens et d’esprit critique, on se serait aperçu que les réponses de l’oracle étaient combinées d’avance ; mais la Fortune donne à ceux qui lui font confiance un orgueil insensé. Alexandre permit et même désira qu’on l’appelle fils de Jupiter […] » (IV, 7, 29-30). On avait donc dès l’Antiquité une distanciation critique, voire franchement ironique, qu’un lecteur espiègle de la modernité pouvait reprendre à son compte dans des compositions tournant ouvertement en dérision la divinité d’Alexandre, et son « orgueil insensé ». La charge, dans le Discurso de todos los diables, est véhémente parce que Clitus rend compte des reproches qu’il adressa à Alexandre et qui provoquèrent sa colère. Dans la pièce de Lope, la divinité d’Alexandre est articulée avec une autre caractéristique du personnage, sa soif de conquêtes : « Yo seré Alejandro el Magno, / yo Júpiter el segundo, / partiremos cielo y suelo / los dos, porque no haya guerra. / Yo

37 Le discours sur Alexandre et les bêtes à cornes inspire à Quevedo le rapprochement avec les pièces de monnaie qui portaient ce genre d’images (voir note 195 de l’éditeur). Clitus suggère que l’empereur portant des cornes est digne des animaux de corrida mais aussi qu’il mérite qu’on le dénigre (l’un des sens de « torear », d’après le Diccionario de Autoridades, implique en effet la moquerie). 38 Voir également la note complémentaire de L. Schwartz et I. Arellano dans Quevedo, Un Heráclito cristiano, op. cit., p. 971. 39 Lucien, op. cit., p. 1237.

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seré dios en la tierra, / pues lo es mi padre en el cielo » ; « Del mundo seré señor, / y si mi padre no fuera, / no sé si el cielo estuviera / seguro de mi valor40. » Dès le début de l’œuvre, Philippe découvre son fils en larmes, inquiet de ne plus rien avoir à conquérir (v. 73-95). C’est une autre anecdote que rapporte Biedma (fol. 14 r) lorsqu’il rend compte de la réaction de Philippe voyant Alexandre dompter Bucéphale41 : « Cherche un autre royaume pour toi, car la Macédoine sera trop petite. » Dans une épitaphe tout à fait sérieuse que Quevedo consacre à Alexandre, il en fait celui qui conquit terre et mer et n’épargna le ciel que par courtoisie42. L’ambition de conquêtes en elle-même, tout comme les succès d’Alexandre, ne pouvaient qu’être célébrés : d’ailleurs, une expression espagnole qui ne mentionne même pas l’empereur, « haré, haré, mala casa comporné », est interprétée au dix-septième siècle comme une invitation à ne pas tergiverser et, en cela, à imiter Alexandre43. Ce monde trop étroit pour les limites qu’il voudrait donner à son empire, comme chantent les personnages en ouverture de Darlo todo y no dar nada, inspire les auteurs qui tournent le personnage en dérision : modestement dans la petite pièce de Cañizares, où Alexandre est d’emblée présenté comme le maître du monde qui finissait par conquérir des outres de vins (v. 111-114) ; mais bien plus nettement dans le romance de Quevedo qui présente le goût de la conquête en des termes qui nous semblent révéler qui est véritablement l’Alexandre de Quevedo. Arrivant devant Diogène, il apparaît comme « el hidrópico monarca / que de bolillas de mundos / se quiso hacer una sarta, / aquel que glotón de el orbe / engulle […] / imperios como granuja / y reinos como migajas44 » ou encore la « serenísima tarasca » prête à dévorer le monde (v. 51-52, « la sérénissime tarasque45 »). L’ingestion comme métaphore de la conquête contribue à la dégradation grotesque de cet Alexandre jamais rassasié. Mais là encore il faut se souvenir des Anciens : déjà selon Quinte-Curce, dans le beau discours à Alexandre qu’il prête à un Scythe, ce sage disait à l’empereur (VII, 8, 20) : « À quoi bon ces richesses qui ne font qu’exciter ton appétit ? C’est la première fois qu’on voit la satiété engendrer la faim : plus tu possèdes, plus tu désires ce que tu n’as

40 Lope de Vega, op. cit., v. 267-272 (« Je serai Alexandre le Grand, deuxième Jupiter, et nous nous répartirons le ciel et la terre pour éviter la guerre. Je serai dieu sur terre puisque mon père l’est au ciel. ») ; puis v. 1227-1230 : « Je serai seigneur du monde, et si ce n’était mon père, je ne suis pas sûr que le ciel serait à l’abri de ma vaillance. » Voir également les v. 257-260. 41 Voir Plutarque, op. cit., 6. 42 Voir l’édition et les notes de J. Llamas Martínez, op. cit., p. 214-216. 43 «  Haré, haré, mala casa comporné (que no se dilate lo que se ha de hacer, como hizo Alejandro que conquistó el mundo no dilatando) », G. Correas, Vocabulario de refranes y frases proverbiales, Madrid, 1906, p. 488. On pourrait proposer cette traduction approximative : « Je le ferai, je le ferai, je construirai mal une maison (ne pas reporter ce que l’on doit faire, tout comme Alexandre qui conquit le monde sans atermoiements). » Il ne sert à rien de remettre à demain ce que l’on peut faire le jour même, d’autant que rien ne garantit que ce qui est reporté ne sera pas mal fait. 44 Il s’agit des vers 30-36 : « le monarque hydropique, qui conquiert des mondes comme on enfile des perles, ce glouton de l’orbe qui gobe […] des empires comme des grains de raisins et des royaumes comme de la mie de pain. » 45 Aux vers 117-120, ce monde trop étroit pour Alexandre est évoqué avec des métaphores vestimentaires explicitées en notes.

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pas. » Le ton est ici des plus sérieux dans un discours empreint de sagesse. Arrien affirmait également qu’Alexandre « avait une soif toujours nouvelle et insatiable de conquêtes » (VII, 19, 6). Dans le poème burlesque de Quevedo, la figuration de la conquête comme un processus d’ingestion montre littéralement l’empereur en proie à une forme presque maladive de gloutonnerie que transcrivent phonétiquement les vers 33-36, où l’on entendrait presque la mastication dans les sonorités vélaires et vibrantes : « aquel que glotón de el orbe / engulle por su garganta / imperios como granuja / y reinos como migajas46. » Le ridicule qui s’abat alors sur Alexandre ne doit pas masquer la nature de ce qui lui est reproché. C’est là encore l’outrance du personnage qui est en jeu, outrance dans l’ambition de conquêtes de celui qui assure que « le théâtre de [s]es exploits s’étendra à la terre entière » (Quinte-Curce, IX, 6, 21). Ce que transcrivent sur un registre burlesque les représentations de l’ingestion, c’est une ambition démesurée de conquêtes. Quevedo ne reproche pas à Alexandre son goût de la conquête ou son ambition, deux caractéristiques probablement inhérentes à tout héros, mais, plutôt que d’y voir d’admirables prouesses pouvant illustrer un magnifique dessein, il les réduit à un nouveau symptôme d’une outrance qu’il tourne en dérision et il donne à voir cet homme qui n’en finit pas de digérer l’univers, qui se crut dieu mais n’en avait que les cornes. La tonalité du romance de Quevedo est légère parce que les deux protagonistes de l’anecdote sont abondamment ramenés à leurs excès en des termes qui relèvent de la dégradation grotesque. Quevedo tisse un réseau sémantique dense pour évoquer Diogène et Alexandre à travers mille détours rhétoriques qui, tout en laissant entrevoir la pourpre et l’or, les ramènent à des réalités triviales comme la tortue des Galapagos, les bêtes à cornes, la coutume de vider entre onze heures et minuit des pots de chambre aussi sales que la tignasse de Diogène, la barbe d’Alexandre longue comme une queue de poisson, et tant d’autres éléments qui affublent ces deux sujets glorieux d’un masque de carnaval. Rien n’est vain dans tout cela, et il y a bien une dimension satirique dans les reproches adressés, notamment, à Alexandre. Mais le locuteur burlesque agit un peu comme un montreur de marionnettes qui présenterait ses personnages avant de leur donner la parole. Le lecteur entre volontiers dans ce jeu où, sur le canevas d’une anecdote qui permet de railler les travers des personnages, se tissent de vers en vers les portraits du philosophe et de l’empereur, qui surgissent peu à peu sous ses yeux amusés. L’enjeu ne tient pas seulement à ce que Quevedo nous dit d’Alexandre mais aussi, et plus encore ici, au plaisir croissant que le lecteur doit prendre en voyant peu à peu surgir les mines grotesques des deux personnages47. Le discours de Clitus, dans le Discurso de todos los diables, est d’une tonalité plus sévère : il s’exprime en effet depuis l’enfer où Alexandre lui-même l’a expédié en dépit de leur proximité affective. Ces conditions d’énonciation propres à Clitus le distinguent de 46 Voir traduction supra. 47 Nous avons exploré la poésie burlesque espagnole à travers les notions de poétique du détour et de coopération textuelle dans S. Fasquel, Quevedo et la poétique du burlesque au xviie siècle, Madrid, 2011. On y lira également une étude du locuteur burlesque, qui pourra être complétée par notre article « Aproximación al ethos del locutor burlesco », dans Los géneros poéticos del siglo de oro. Centros y periferias, éd. R. Cacho Casal et A. Holloway, Woodbridge, 2013, p. 67-82.

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Diogène s’adressant à l’empereur : là où l’ami d’Alexandre se lance dans un réquisitoire contre son assassin et sa furie, Diogène interrompt quelques instants sa chasse aux poux et aux puces pour faire la leçon à l’empereur en soulignant ses paradoxes. On pourrait dire que ce qui oppose les deux hommes du romance, c’est la capacité de Diogène à aimer les limites qu’il s’impose, et l’incapacité de l’empereur à connaître des limites. Si leur tonalité distingue les discours de Clitus et Diogène, en revanche tous deux décrivent les symptômes d’un même mal, qui se laisse moins aisément cerner dans le romance parce qu’avant que le philosophe morigène son interlocuteur, le lecteur n’entend qu’un locuteur burlesque décrivant un Diogène crasseux et un empereur de carnaval. Mais l’Alexandre de Quevedo, dans ces deux textes, c’est celui que le Diogène de la pièce de Calderón qualifie d’« esclavo de [s]us pasiones » (p. 1063, « esclave de [s]es passions »), celui dont la fougue ne tolère pas qu’on lui résiste. À la fin de la pièce, il offre Campaspe à Apelle en considérant que « la más alta / victoria es vencerse a sí » (p. 1063-1064, « la plus grande victoire est de se vaincre soi-même »). Cette transformation d’Alexandre n’a pas lieu chez Quevedo. Dans le Discurso, Clitus dresse le portrait d’un Alexandre en proie à des passions qui rivalisent vainement les unes avec les autres (« en balde porfiaban en él las pasiones naturales », p. 511, « les passions naturelles rivalisaient vainement en lui »), ainsi qu’à une forme de furie qui le rend incapable d’écouter les conseils et le rapproche d’une figure tyrannique48 (« maldito insensato », « no era capaz de advertencia », « tirano », « desatinado tirano », p. 511-512, « maudit fou », « il ne tolérait aucune remarque », « tyran », « tyran extravagant » ; le narrateur lui-même indiquait déjà, après une brève intervention de l’empereur, que si ce dernier n’avait pas été interrompu il aurait pu continuer à « ensartar epítetos […] de su locura » (p. 511, « débiter les épithètes […] de sa folie »)). Cet Alexandre Furieux ne doit ce qu’il a qu’à sa cruauté et à ses larcins (« diole lo que tuvo la fiereza, hízole grande la temeridad, creció del robo », p. 511). Finalement, Alexandre, dit Clitus, finit ses jours « cornudo49, sin Dios, sin reino y sin vida » (p. 513, « avec ses cornes, mais sans Dieu, sans royaume et sans vie »), sans non plus avoir appris à bien vivre en dépit du magistère d’Aristote. Le début du réquisitoire de Clitus discréditait d’emblée le personnage, indigne de régner et qui prouve que les Dieux parfois oublient les hommes. Clitus clôt ce portrait moral bien peu flatteur en mentionnant celles et ceux qu’Alexandre fit assassiner. Quevedo s’intéresse ici aux ressorts psychologiques qui animent le conquérant plutôt qu’aux conquêtes en elles-mêmes. Et ces ressorts sont ceux de la folie, d’une furie qui le rend redoutable entre tous comme s’en targue l’empereur lui-même en se présentant comme « hijo de Dios, señor de los mundos, miedo de las gentes, Magno y Máximo50 ». Cette folie est également évoquée par Quevedo dans Providencia de Dios où il parle de la 48 Sur ce point, voir les précisions apportées par A. Rey dans sa note 203. 49 Le mot cornudo désigne les cornes dont s’affuble Alexandre ; ce terme peut également signifier « cocu » et il est vraisemblable que Quevedo, ici, attende de son lecteur qu’il remarque la bisémie avec amusement sans pour autant attribuer cette caractéristique à l’empereur. 50 « fils de Dieu, maître des mondes, effroi des peuples, le Grand et Très Grand » (ce sont les « épithètes » que nous venions d’évoquer). Dans le romance, Diogène souligne la crainte qu’inspirent ses armées (v. 146).

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« frénésie » d’Alexandre, dont il semble d’ailleurs qu’il projetait d’écrire la biographie, ce qui, au-delà des divers passages que nous commentons, est un indice de l’intérêt qu’il portait au personnage51. Parmi les traits susceptibles d’illustrer la démesure d’Alexandre, il en est un que dénonçait déjà l’Antiquité : son goût immodéré pour le vin. D’après Plutarque c’est « la chaleur [de son] tempérament […] qui le rendit enclin à la boisson et à la colère » (4, 7) ; Alexandre lui-même attribuait « au ressentiment et à la vengeance de Dionysos » la mort de Clitus sous les coups de l’empereur pris de vin (13, 4). Quinte-Curce célèbre ses vertus mais considère, lorsqu’il raconte l’incendie de Persépolis, que « tout fut gâté par une ivrognerie inexcusable » (V, 7, 1). Alexandre, apprend-on au livre suivant, « avait résisté aux armes des Perses mais succomba à leurs vices : […] il aimait surtout passer la nuit à boire, au milieu des jeux et des filles » (VI, 2, 1-2). La colère d’Alexandre lors de la mort de Clitus s’explique en partie par le vin consommé (VIII, 1, 43), et Quinte-Curce, vers la fin de l’ouvrage, considère que « ses accès de colère et son goût prononcé pour le vin étaient des défauts de jeunesse dont il aurait pu se corriger avec l’âge » (X, 5, 34). L’épisode de l’assassinat de Clitus inspire à Arrien une forme de compassion pour celui qui « s’est montré incapable de maîtriser deux vices, auxquels il n’est pas convenable qu’un homme sage succombe, […] à savoir la colère et l’ivrognerie » (IV, 9, 1). Un lecteur espiègle aurait quelque mal à croire le même Arrien affirmant qu’Alexandre « était parfaitement maître des plaisirs du corps, et ne se montrait insatiable que des plaisirs de l’esprit » ou que l’empereur buvait « par amitié pour les Compagnons » (VII, 28-29) ; le même lecteur espiègle restera également dubitatif en lisant que sa réputation naquit en raison « du temps qu’il passait, chaque fois qu’on lui tendait une coupe, à causer plutôt qu’à boire » (Plutarque, 23, 152). On conçoit sans mal que la modernité ait pu trouver dans pareils témoignages un Alexandre que l’on pouvait aisément tourner en dérision. Ce qui, dans les récits antiques, constituait un travers trop connu pour être passé sous silence devient dans l’univers carnavalesque de plusieurs textes un trait presque attendu, mais commun parmi les personnages grotesques et donc insuffisant pour caractériser l’empereur. On retrouve cette ivrognerie chez Lanini Sagredo avec Chichón qui évoque cet empereur « […] cuyo aliento, / bostezando a San Martín / y a Ribadavia escupiendo, / puede dar vida a un candil, / y apagarle con lo mesmo, / cuando viene vencedor […] » (v. 107-113, « dont

51 Dans un passage où Quevedo réfute la thèse de ceux qui nient l’immortalité de l’âme en alléguant que si l’âme était immortelle on ne craindrait pas la mort, Quevedo énumère de grandes figures historiques qui prouvent, par leur goût de la guerre, qu’ils n’en avaient pas peur. Combien moururent à Troie, écrit Quevedo, pour une femme légère ? Combien trouvèrent la mort dans l’affrontement qui opposa César à Pompée, qui fit tant de victimes que les loups repus en étaient écœurés et les vautours, lassés ? L’allusion à Alexandre est très brève (« el frenesí de Alejandro », voir la note 273 de S. López Poza dans son édition de Providencia de Dios, La Corogne, 2015, p. 192 ; pour le projet biographique évoqué à la toute fin de l’œuvre, voir p. 319). Voir également J. Llamas Martínez, op. cit., p. 214-215 et les précisions relatives à une autre œuvre quévédienne, Las cuatro fantasmas de la vida. 52 F. Antonucci et F. Gilbert concluent leur article, cité plus haut, en évoquant les défauts imputés dès l’Antiquité à Alexandre.

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l’haleine, quand il rentre vainqueur, bâillant du vin de San Martín ou crachant du vin de Ribadavie, peut donner la vie à (= brûler dans) une lampe ou l’éteindre »). Dans la pièce de Cañizares, avant même qu’Alexandre prenne la parole, son ivrognerie constitue un trait essentiel, puisqu’il entre en scène avec sa gourde en cuir, offrant dès lors un signe visuel du travestissement que la suite ne fait que confirmer (« El mejor laurel el vino », « le meilleur laurier, c’est le vin » s’exclame au vers 115 un empereur bientôt qualifié d’ivrogne (v. 12953)). L’ivrognerie est un indice du projet littéraire des auteurs qui tournent Alexandre en dérision. Elle est essentielle dans la pièce burlesque de Cañizares mais absente dans le réquisitoire de Clitus inventé par Quevedo : probablement parce que, dans ce cas, il s’agit de dénoncer des excès bien plus graves que celui du vin, qui ne saurait expliquer les forfaits de l’empereur – notamment la mort de celui qui s’exprime. Quevedo, dans son poème, dresse le portrait d’un empereur qui « […] tomaba igualmente / las zorras y las murallas » (v. 41-42, « prenait les murailles aussi bien que les cuites »), mais l’ivrognerie demeure ici périphérique. Quant à ses relations avec les femmes, seuls quelques vers s’y rapportent. Alors qu’Alexandre vient d’être décrit sous des traits dignes du monde de la pègre, et doté d’une moustache menaçante comme les cornes d’un taureau54, apparaît une allusion aux Amazones auxquelles l’empereur réserve des « brindis de piernas zambas » (v. 104). L’expression, fort complexe, semble désigner le mouvement des jambes de l’empereur, à la fois cagneuses et qui se rejoignent comme pour trinquer (en espagnol, brindar). Nous pensons que Quevedo pourrait songer à la requête de la reine des Amazones. Rappelons que Thalestris rendit visite à l’empereur « pour obtenir […] des enfants susceptibles de monter un jour sur le trône », ce qui occupa Alexandre pendant treize jours d’après Quinte-Curce (VI, 5, 24-32 ; Lope de Vega recrée la rencontre entre Alexandre et l’Amazone à la toute fin de l’acte II de Las grandezas de Alejandro). On aurait donc dans ces vers une allusion à la lascivité de l’empereur, très disposé à recevoir les Amazones55. Ivrognerie et lubricité, absentes dans le réquisitoire de Clitus, apparaissent dans le romance quévédien sans réel développement, comme si ces deux traits ne devaient que confirmer l’outrance du personnage en en montrant d’autres symptômes en parfaite cohérence avec l’univers carnavalesque. Ces excès dans la quête du plaisir demeurent

53 Voir également l’invitation qu’il lance à Artémise au vers 162 et à Lucrèce au vers 277. 54 Voir la note de L. Schwartz et I. Arellano pour le vers 100. 55 Je propose les éléments d’interprétation suivants, qu’il faut envisager avec prudence tant le passage demeure énigmatique. On peut estimer que « mollera », v. 101, reçoit deux compléments. Le mot désigne d’abord la tête de l’empereur, couverte de lauriers (« la mollera en escabeche, / con un laurel que la calza », voir notes des éditeurs). Mais il faut sous-entendre à nouveau « mollera » au vers 104 : « con brindis de piernas zambas » (Alexandre aurait ainsi, pour les Amazones du vers 103, « la mollera con brindis de piernas zambas »). La « mollera » désignerait alors le sexe d’Alexandre, selon une métaphore documentée par J. Sepúlveda (« Con un soneto de Quevedo : léxico erótico y niveles de interpretación », La Perinola, 5 (2001), p. 285-319, p. 296-297). Quant aux jambes qui trinquent, elles pourraient renvoyer au mouvement d’Alexandre pendant son union avec les Amazones (voir également le sens érotique de « brindar » dans P. Alzieu, R. Jammes et Y. Lissorgues, Poesía erótica del Siglo de Oro, Barcelone, 2000, p. 171). J’ignore pourquoi les jambes d’Alexandre seraient cagneuses (« zambas »), mais signalons que le dictionnaire des Autorités précise que « zambo » désignait aussi un animal dont un spécimen présent à Cadix s’était avéré d’une « luxure effrénée », ce qu’on ne peut guère exploiter sans déterminer au préalable ce que l’on savait de ces animaux à l’époque de Quevedo.

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éloignés du reproche principal adressé par Clitus et retiennent peu l’attention du locuteur poétique dans le romance : dans les deux cas, la démesure d’Alexandre tient essentiellement à la conception qu’il a de sa personne et de sa quête, ou pour le dire autrement de ce qu’il est et de ce qu’il a. C’est cette conquête de la divinité et du monde qui fait la spécificité du personnage et qui se prête à une ridiculisation propre à Alexandre. Son goût de la débauche, en revanche, ne vient que préciser les traits d’un personnage excessif en tout, y compris dans son intempérance. Et l’on retrouve alors l’empereur que rien jamais ne satisfait et dont jamais les passions ne sont assouvies. Il y aurait sans conteste encore beaucoup à dire sur Alexandre en Espagne et sur les œuvres qui le tournent en dérision. La modernité lit les témoignages antiques et s’en inspire pour railler ces formes d’outrance que l’on retrouve dans le goût immodéré de la conquête et du vin, ou encore la démesure d’un personnage qui se hisse à la hauteur des dieux et qu’emportent parfois des accès de violente colère. Finalement, toutes ces formes d’outrance ne seraient-elle pas les symptômes d’un même mal que l’on pourrait identifier avec l’hybris ? Les textes de Quevedo que nous avons retenus portent à le croire parce que le portrait qu’il dresse d’Alexandre en souligne les « débordements56 » à travers l’insatiable besoin de dévorer le monde et de se hisser au-dessus des hommes. Même quand les auteurs ridiculisent essentiellement l’ivrognerie de l’empereur, la parodie rejoint cette outrance déjà perceptible dans l’original et qui pouvait se prêter à la caricature tout en ramenant l’empereur à une figure fréquente dans le burlesque. Mais Alexandre ivre n’est jamais un ivrogne quelconque et on peut considérer que tourner en dérision ses travers ne revient pas à détourner d’Alexandre mais au contraire à ramener la copie ridicule à l’original illustre. Pour le dire autrement, montrer Alexandre fou furieux ou ivre, ce n’est pas montrer un ivrogne ou un simple fou, c’est toujours montrer Alexandre, sauf si le poète en vient lui-même à oublier son personnage et à le laisser s’éloigner du modèle, le faisant ainsi dévorer par ce qu’il croit en être la caricature mais n’en devient qu’une copie de plus en plus pâle. Cette folie et cette ivresse d’Alexandre pouvaient être interprétées comme des illustrations de ses excès. De ce point de vue, même quand la dérision d’Alexandre repose sur un trait isolé, celui-ci peut être ramené aux signes de son outrance, à une hybris jamais frappée par cette « fortune qu’il était le seul au monde capable de soumettre à sa volonté » (Quinte-Curce, X, 5, 35). Il y a incontestablement dans le personnage un ensemble de traits qui se prêtaient à la dérision à divers titres, et finalement le rire de Diogène n’en finit pas de résonner. C’est d’ailleurs l’ultime conquête d’Alexandre, la seule peut-être dont il n’ait pas rêvé, que cette singulière éternité offerte par tous ceux qui, depuis le philosophe de Sinope, se moquent de lui.

56 Je parle d’outrance et de débordement en lien avec l’hybris en m’inspirant, très librement, de M. Dirat, L’hybris dans la tragédie grecque, Lille, 1973, p. 7-8, 57-62.

Hélène Tropé

Un Alexandre de plus en plus tourné en dérision : de la comédie palatine de 1651 de Pedro Calderón Darlo todo y no dar nada (Tout donner et ne rien donner) à la comédie burlesque homonyme de Pedro Francisco Lanini Sagredo (1653)

Dès leurs éditions princeps, au xviie siècle, certaines pièces de théâtre espagnoles furent dénommées par leurs éditeurs « comédies burlesques ». Elles connurent leur époque de splendeur sous Philippe IV. Souvent jouées au théâtre du Colisée dans le palais nommé del Buen Retiro à l’époque du carnaval ou de la Saint-Jean, elles faisaient partie des fêtes courtisanes et étaient destinées à susciter le rire du roi et des nobles, donc d’un public cultivé, capable de saisir les jeux textuels complexes et les allusions culturelles de ces pièces caractérisées par un comique verbal des plus difficiles à saisir. C’est le cas de Tout donner et ne rien donner de Pedro Lanini Sagredo, représentée pour la première fois en 1653 et publiée en 1671 dans la Trente-sixième Partie des Comédies choisies écrites par les plus grands esprits d’Espagne1. Consacrée à cette pièce, la présente étude l’examinera dans la perspective du continuum d’œuvres sur Alexandre le Grand dans lequel elle s’inscrit, et elle sera centrée en particulier sur la parodie, acte de langage à fonction hautement humoristique et particulièrement appréciée du public cultivé. La parodie transgresse un ordre établi et bouleverse ce qui a déjà été écrit et qui est donc connu et accepté d’une communauté de lecteurs et de spectateurs. Elle séduit car elle s’adresse à un public averti qui prend beaucoup de plaisir à saisir d’érudites allusions2 et qui se délecte de la somme d’ajouts et de transformations opérée par

1 Comedias nuevas escogidas. Parte 36, Madrid, I. 1671 [Madrid, Biblioteca Nacional de España : R.22689]. J’utilise l’édition publiée dans Comedias burlescas del Siglo de Oro, éd. I. Arellano, Pampelune, 2004, p. 235-389. 2 Sur la parodie, voir I. L. Machado, Parodie et analyse du discours, Paris, 2013, en particulier l’introduction lumineuse de Patrick Charaudeau. Hélène Tropé • Université Sorbonne Nouvelle-Paris Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 213-226 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124963

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hé l è n e tro pé

les auteurs de parodies. Quels sont en l’occurrence les procédés de la dégradation parodique mis en œuvre par Lanini Sagredo. Et que choisit-il de moquer et de rabaisser ? Quelles fins cette dégradation parodique poursuit-elle ? La présente étude sera menée en quatre temps. Après avoir identifié le ou les modèles parodiés, puis analysé les procédés de la dégradation déjà repérables dans la pièce homonyme de Calderón et montré comment ils sont poussés à l’extrême dans la comedia burlesque Tout donner et ne rien donner de Lanini Sagredo, il conviendra de s’interroger sur les finalités possibles de cette dernière pièce.

Les modèles parodiés : un continuum de pièces Tout donner de Lanini Sagredo s’inscrit dans un continuum de pièces qui ont évolué depuis des œuvres sérieuses, toutes centrées sur l’anecdote que raconte Pline au livre XXV de son Histoire naturelle (chapitre 10) : celle du don par Alexandre de sa concubine Campaspe à son peintre attitré, Apelle, anecdote diffusée en Espagne par Pedro Mexía3. Ce continuum, en passant par la pièce homonyme de Calderón, s’est teinté d’éléments de dégradation, pour en arriver à cette comédie burlesque où il ne reste absolument plus rien qui ne soit ni festif ni risible. Examinons d’abord ce continuum : de Pline à Lanini Sagredo en passant par Lope et Calderón. La comedia de Francisco Lanini Sagredo est à considérer comme une étape dans l’évolution qu’a connue la réécriture dramatique du lieu commun de la « générosité d’Alexandre » et de sa capacité à maîtriser ses passions, illustrées par l’épisode légendaire du don de Campaspe. Elle est à replacer dans le contexte d’un ensemble de pièces, espagnoles notamment, qui l’ont précédée et qui, comme elle, ont dramatisé – chacune sur un mode bien particulier – ce même épisode de la légende d’Alexandre le Grand4. Tout se passe comme si partant du lieu commun (la générosité d’Alexandre), les dramaturges avaient peu à peu inversé les proportions respectives de sérieux et d’amusement pour en arriver avec Lanini Sagredo à une inversion de cette proverbiale largesse. Il s’agit tout d’abord de deux drames historiques de Lope de Vega : Las grandezas de Alejandro (Les grandeurs d’Alexandre5), rédigé certainement vers



3 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre XXXV (84), trad. S. Schmitt, Paris, 2013, p. 1612-1613. 4 Cette anecdote avait été largement diffusée en Espagne grâce à la Silva de varia lección de Pedro Mexía qui la relate ; Pedro Mexía, Silva de varia lección, II, 18, éd. I. Lerner, Madrid, 2003, p. 384. Sur les traductions et la réception de l’Histoire naturelle de Pline en Espagne, voir D. García López, « Convertirse en Apeles. Los pintores y la lectura de la Historia Natural de Plinio en el Siglo de Oro español », dans El Imperio y las Hispanias de Trajano a Carlos V. Clasicismo y poder en el arte español, éd. S. De Maria et M. Parada López de Corselas, Bologne, 2014, p. 383-392. 5 Lope de Vega Carpio, Las grandezas de Alejandro, dans Obras de Lope de Vega. XIV. Comedias mitológicas y comedias históricas de asunto extranjero, éd. M. Menéndez Pelayo, Madrid, 1966, p. 334-390. Voir H. Tropé, « ‘En tu campo ay quien se precia / de coronista mayor’. Mecenazgos en la poesía : el caso de Lope de Vega en Las grandezas de Alejandro », dans Perspectivas actuales del hispanismo mundial, éd. C. Strosetzki, Münster, 2019, t. 22/1, p. 399-411.

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1604-16086 ; La mayor hazaña de Alejandro Magno (Le plus grand exploit d’Alexandre le Grand7), probablement écrit entre 1614 et 1618. Le topos est respecté dans les deux cas ; ce qui a déjà été écrit n’est pas bouleversé puisque Lope de Vega met en scène la progressive renonciation du conquérant à la belle Campaspe. Ces deux premières pièces entretiennent une relation tout à fait respectueuse vis-à-vis de l’argument de la générosité d’Alexandre.

Les éléments de dégradation dans la pièce de Calderón À partir de Darlo todo y no dar nada de Calderón8, modèle direct parodié par Lanini Sagredo, déclaré comme tel explicitement9, des éléments évidents de dégradation sont introduits dans la réécriture dramatique du topos et la fonction d’amusement commence à l’emporter sur celle de sérieux. Lors de la première représentation de la comedia de Calderón en 1651 à la cour à l’occasion de l’anniversaire de la reine Marie Anne d’Autriche10, une brève pièce préliminaire ou loa fut jouée avant la comédie caldéronienne. Celle-là donnait déjà la note comique de ce qui allait suivre. En effet, intitulée El retrato de Juan Rana (Le portrait de Jean-la-Grenouille11), elle dramatise parodiquement le même argument que l’anecdote plinienne, mais passablement « tourneboulé » : dans cette loa en effet, le portraituré était joué par le célèbre acteur comique de l’époque, Cosme Pérez, alias











6 C’est cette pièce qui a pu inspirer à Calderón sa comédie palatine Darlo todo y no dar nada (Tout donner et ne rien donner). Voir M. Menéndez Pelayo, « Observaciones preliminares », dans Lope de Vega, Obras, 6, Comedias mitológicas. Comedias históricas de tema extranjero, Madrid, 1896, p. xciv-xcvii. 7 La mayor hazaña de Alejandro Magno, dans Obras de Lope de Vega publicadas por la Real Academia Española [nueva edición], Madrid, 1916, t. 2, p. 396-430. Voir H. Tropé, « L’image d’Alexandre le Grand dans La mayor hazaña de Alejandro Magno, comedia attribuée à Lope de Vega », dans L’entrée d’Alexandre le Grand sur la scène européenne : Théâtre et opéra (fin du xve-xixe siècle), éd. C. Gaullier-Bougassas et C. Dumas, Turnhout, 2017, p. 161-175. 8 Ni le manuscrit original ni les premiers manuscrits ne nous sont parvenus. L’édition la plus ancienne encore conservée se trouve dans la Octava parte de Comedias nuevas escogidas de los mejores ingenios de España, Madrid, 1657. J’utilise l’édition suivante : P. Calderón de la Barca, Darlo todo y no dar nada, dans Comedias de Don Pedro Calderón de la Barca, t. 3, éd. J. E. Hartzenbusch, Madrid, 1945, p. 137-163. 9 Lanini Sagredo, Darlo todo, v. 2555-2558 : « Con que acaba la comedia / Darlo todo y no dar nada / que un don Pedro la escribió, / cuando otro la disparata. » 10 Selon la mention préliminaire qui figure sur le texte de la comedia Darlo todo dans la Séptima parte de comedias del célebre poeta español don Pedro Calderón de la Barca (Madrid, 1683, BNE : R/11351), éditée par Juan de Vera Tassis y Villaroel, à savoir « La gran comedia Darlo todo, y no dar nada. Fiesta que se representó a sus Magestades en el Salón de su Real Palacio », la pièce fut jouée à l’occasion de l’anniversaire de la reine Marie-Anne d’Autriche et de la naissance de sa fille Marguerite six mois auparavant. Voir E. Coenen, « Sobre el texto de Darlo todo y no dar nada y la transmisión textual de las comedias de Calderón », Criticón, 102 (2008), p. 195-209, en particulier p. 207. 11 Voir M. L. Lobato, Loas, entremeses y bailes de Agustín Moreto, t. 1, Cassel, 2003, p. 162-163. Son surnom est à lire en rapport avec l’expression « por ser la rana ni carne ni pescado » (« pour n’être la grenouille ni viande ni poisson ») qui, dans son cas, renvoyait à une indéfinition générique (homosexualité).

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Jean-la-Grenouille (Juan Rana), plus large que haut, qui faisait rire les spectateurs dès son entrée en scène et sans même avoir encore ouvert la bouche12. Dans la loa, il est un maire de village (alcalde) et le voici campé sur la toile par une certaine Bernarda qui en tombe amoureuse. À la fin, l’oncle de cette dernière, qui s’est épris de la portraitiste, la cède à Jean-la-Grenouille. Un acteur à l’apparence grotesque et quelques inversions du schéma suffisent à la parodie et au burlesque13. La particularité de la loa et de la pièce de Calderón, eu égard au lieu commun plinien, tient à l’originalité de chacune car elles dramatisent toutes deux, non seulement ce topos mais encore l’anecdote de la confrontation du conquérant avec le philosophe cynique Diogène, narrée notamment par Plutarque14 et Diogène Laërce. Par ailleurs, des éléments de dégradation évidents préexistent dans la pièce de Calderón parodiée par Lanini Sagredo. Lesquels ? Comme l’ont montré avec brio notamment Catherine Dumas et Françoise Gilbert15, la pièce de Calderón met en scène une figure de conquérant non exempte d’ambiguïtés : tout d’abord certaines notes dissonantes, à l’instar du portrait que brosse Plutarque d’Alexandre, manifestent des données contradictoires dans la construction du personnage. C’est ainsi qu’Alexandre est considéré par Apelle et Campaspe, amoureux l’un de l’autre, comme un dangereux rival et même comme un possible persécuteur16. Et même si le conquérant s’amende à la fin de la pièce, il s’apparente dans plus d’une scène à un tyran et à un prédateur puisqu’emporté par sa passion, il tente de violer Campaspe. Ces traits de caractère contradictoires – grandeur d’âme et violence ; délicatesse et brutalité – sont certes conformes au portrait qu’en a brossé par exemple Plutarque mais ils en inversent l’évolution : alors que l’auteur des Vies parallèles montre l’emprise progressive de la colère, du vin et des excès sur le conquérant, chez Calderón, le tyran prédateur cède la place au roi généreux et exemplaire qui, sublimant sa libido dans une louable renonciation à l’objet désiré, repart à la guerre pour assouvir sa soif de conquête territoriale et non plus féminine17.

12 Sur Juan Rana, voir F. Sáez Raposo, Juan Rana y el teatro cómico breve del siglo XVII, Madrid, 2005. 13 A. de Solís, Entremés el retrato de Juan Rana, dans A. de Solís. Teatro breve, éd. J. Farré Vidal, New York, 2016, p. 276-291. 14 Plutarque, Vie d’Alexandre, dans Vies parallèles, I (trad. J. A. Pierron, revue et corrigée par F. Frazier), Paris, 1995, p. 52. 15 C. Dumas, « La générosité d’Alexandre : l’épisode de Campaspe (Campaspe de Lyly, Darlo todo y no dar nada de Calderón) » ; F. Antonucci et F. Gilbert, « Célébration et abaissement d’Alexandre le Grand chez Calderón et Cigognini », dans L’entrée d’Alexandre le Grand sur la scène européenne, op. cit., p. 178-190 et 191-203 respectivement. 16 En effet, contrairement au texte plinien où il est dit que le don de la belle au peintre fut effectué « sans égard […] pour les sentiments que dut éprouver sa favorite en passant des bras d’un roi dans ceux d’un peintre », contrairement aussi aux deux pièces de Lope de Vega dans lesquelles Campaspe aime Alexandre et non Apelle, dans celle de Calderón, Campaspe aime le peintre et redoute Alexandre, ce qui ne contribue pas – loin s’en faut – à rendre le conquérant sympathique au spectateur. 17 Calderón, Darlo todo, éd. cit., p. 163 : « Y pues esto ha sido un solo / paréntesis de las armas, / prosiga al Peloponeso / el ejército la marcha ; que he de cumplir el agüero, / venciendo naciones varias. » (« Et puisque tout cela n’a été qu’une parenthèse des armes, que l’armée reprenne son avancée sur le

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Il n’en demeure pas moins que ce portrait ambivalent dans la pièce de Calderón n’est pas à l’avantage du conquérant en raison de certains éléments festifs, comiques et dégradants dans la construction même du personnage, éléments que nous allons retrouver, poussés à l’extrême, dans la pièce de Lanini Sagredo. Outre la musique qui crée une ambiance ludique, que dire de ce titre antithétique Darlo todo y no dar nada18 (Tout donner et ne rien donner), qui sera repris par Lanini Sagredo et semble s’inscrire en faux contre la proverbiale générosité d’Alexandre ? Il préfigure cette scène finale de l’acte III dans laquelle Campaspe, annonçant mensongèrement qu’elle n’aime pas Apelle, pour se protéger d’Alexandre, énonce dans une longue tirade enflammée que la donner physiquement à Appelle alors que son âme n’y consent point, c’est « tout donner et ne rien donner » : « Liberalidad bien puede ser que sea el dar la dama ; pero liberalidad tan neciamente villana, que piensa que lo da todo, siendo así que es cosa clara que no da nada, porque el día que no da el alma ¿ qué da en lo demás ? Conque si presumes que le pagas de lo vivo a lo pintado el logro a Apeles, te engañas ; pues si él dio un retrato, no le vuelves más que una estatua porque el que sin albedrío con una mujer se abraza, logra, pero no merece ; consigue, pero no alcanza, de suerte que no pudiendo, cuando la fuerza te valga, darle ni el alma ni el gusto ; darle sin gusto y sin alma todo lo que puedes, es darlo todo y no dar nada. » (III, éd. cit., p. 162) [« CAMPASPE : Il est bien possible que donner la dame soit générosité ; mais c’est une générosité bien sotte et grossière de penser que l’on donne Péloponnèse ; car il me faut accomplir l’augure et vaincre de nombreuses nations. ») Voir C. Jouanno, « De la Vie d’Alexandre (Plutarque) au Roman d’Alexandre (Anonyme) : réflexions sur la personne du héros », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1 (2009), p. 98-119. 18 Sur ce titre, voir M. T. Cattaneo, « Variaciones calderionanas sobre el retrato Darlo todo y no dar nada », dans Diferentes y escogidas. Homenaje al profesor Luis Iglesias Feijoo, éd. S. Fernández Mosquera, Madrid et Francfort, 2014, p. 75-85.

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tout, alors qu’il est bien clair qu’on ne donne rien car quand on ne donne pas l’âme, que donne-t-on ? Ainsi, si tu présumes que tu paies à Apelle ce qu’il a peint avec du vivant, tu te trompes : si lui, il a donné un portrait, tu ne lui rends qu’une statue parce que celui qui sans sentence arbitrale serre une femme dans ses bras atteint mais n’obtient pas, de sorte que, ne pouvant lui donner, quand tu uses de la force, ni l’âme ni l’inclination, la seule chose que tu peux faire est tout donner et ne rien donner. »] L’on touche là à tout ce qui différencie la belle Campaspe plinienne, soumise et même inconsistante, à la rude virago caldéronienne, chasseresse habitante des montagnes et des forêts, sauvage et meurtrière à son heure19 : cette dernière se refuse au roi, montre qu’on ne peut être généreux avec ce que l’on n’a pas et met en cause jusqu’à la proverbiale générosité et la maîtrise de soi d’Alexandre dès lors qu’il prétend renoncer à ce qui, en réalité, ne lui appartient pas20. Bref, c’est la réputation légendaire de la générosité d’Alexandre le Grand qui se trouve déjà écornée dans la pièce de Calderón. Ensuite, la confrontation entre Diogène et Alexandre n’est pas à l’avantage de ce dernier. Diogène refuse l’invitation du roi et se montre supérieur à lui à tout moment en lui tenant tête. De plus, les traits physiques du portrait du conquérant évoqués par exemple par Plutarque sont à l’évidence moqués chez Calderón où le bouffon brosse un portrait déformant qui souligne outrageusement les défauts physiques d’Alexandre. En effet, l’allusion de l’auteur des Vies parallèles au « port de son cou, qu’il penchait légèrement sur l’épaule gauche, et [à] la langueur de son regard21 » devient chez Calderón un strabisme prononcé, souligné par Diogène22, défaut accentué par le bouffon et poussé jusqu’à la laideur : « CHICHÓN – Yo confieso que, atravesados, es grande la fealdad que tiene en ellos ; mayormente, encarnizado y lagrimoso el izquierdo, sobre cuyo hombro derriba la cabeza quizá el peso del laurel ; pero ¿ qué importa

19 Elle tue un capitaine d’Alexandre qui l’agresse sexuellement et est ensuite poursuivie et arrêtée par ses soldats. 20 Voir à ce propos la subtile analyse de la pièce par M. McKendrick, « El libre albedrío y la reificación de la mujer : la imagen pintada en Darlo todo y no dar nada », dans Texto e imagen en Calderón. Undécimo Coloquio Anglogermano sobre Calderón, éd. M. Tietz, Stuttgart, 1998, p. 158-170. 21 Plutarque, Vie d’Alexandre, dans Vies parallèles, I, p. 52. 22 Darlo todo, I, p. 138 : « DIÓGENES – […] un defecto, […] le dio la naturaleza / en los ojos. » (« DIOGÈNE – […] il a été affecté d’un défaut dans les yeux par la nature. »)

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ser horroroso su aspecto, si no le pasan al alma imperfecciones del cuerpo ? » (I, éd. cit., p. 138) [« Je reconnais que, atteints de strabisme, ses yeux sont vraiment très laids, surtout le gauche, rouge et larmoyant ; vers l’épaule, de ce même côté, il penche la tête en raison peut-être du poids du laurier ; mais qu’importe son apparence épouvantable si son âme ne se voit pas affectée par les imperfections de son corps ? »] Et Alexandre lui-même de reconnaître qu’une tache enlaidit son visage, tache qu’il se réjouit de ne pas retrouver dans son portrait peint par Apelle grâce à l’habileté de ce dernier qui l’a peint de trois quarts. Tous ces détails dégradants ne sont évidemment pas gratuits. Le conquérant est ainsi tourné en dérision, campé comme il l’est en personnage peu perspicace, incapable de comprendre qu’Apelle est devenu fou parce qu’en aimant Campaspe, il le trahit. Bref, Alexandre est un sot incapable de sentiments élevés, il renonce à Campaspe seulement pour obéir à Diogène, son mentor dans cette pièce, qui gagne le pari initial fait sur celui qui serait supérieur à l’autre. Alexandre, qui se targuait de conquérir le monde, se révèle inférieur à l’ivrogne au tonneau, capable, lui, de renoncer au monde. En résumé, il s’agit d’une comédie sur le libre arbitre de Campaspe, comédie qui prend ses libertés avec l’épisode plinien. Voilà donc pour le modèle directement parodié. Mais si la comédie de Calderón est non exempte de traits d’humour, festifs et subversifs, celle de Lanini Sagredo s’escrime à tout tourner en dérision afin qu’il ne reste plus rien de sérieux.

Les procédés de la dégradation parodique chez Lanini Sagredo Lanini Sagredo suit de très près le déroulement de l’action de la pièce de Calderón et s’en sert comme d’un canevas23. Ainsi l’histoire initiale connue du spectateur subit-elle maintes agressions sans que les extravagances et les incohérences, poussées pourtant au plus haut point dans la parodie, ne parviennent jamais à mettre à mal l’intrigue originale de Calderón. Le travail essentiel, comme pour nombre de comédies burlesques, a lieu sur les mots. Il convient ici de se centrer sur ceux qui affectent essentiellement Alexandre, sans oublier les trois autres personnages, vu que la générosité moquée concerne bien sûr le trio plinien revisité dans cette pièce grâce à la présence de Diogène.

23 Sur les relations entre les deux pièces homonymes de Calderón et de Lanini Sagredo, voir l’introduction à l’édition utilisée, Comedias burlescas del Siglo de Oro, op. cit., t. 5, p. 238-239 ; Mata Induráin, « De Calderón a Lanini Sagredo : la parodia burlesca de Darlo todo y no dar nada », dans Calderón : innovación y legado, éd. I. Arellano et G. Vega, New York, 2001, p. 247-261 ; T. de Miguel Magro, « Darlo todo y no dar nada de Calderón a Lanini », Romance Quarterly, 54/2 (2007), p. 98-108.

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Le jeu de mots, tout d’abord, est un procédé essentiel, d’autant plus dans cette pièce au langage crypté. Examinons quelques exemples de dilogies. Lorsqu’Alexandre cherche Diogène pour lui demander pourquoi ce dernier se prétend plus riche que lui, Héphestion, le fidèle ami d’enfance du conquérant, réduit le philosophe cynique à un alcoolique patenté dès lors qu’il vit dans un tonneau. Ainsi joue-t-il sur les deux sens, propre et figuré, du mot espagnol « cepa », qui signifie l’origine, la lignée, mais aussi le cep de vigne : « ¿ No es hombre de buena cepa ? En la tinaja estará. » (v. 990-991) [« N’est-il pas de bonne souche ? Alors, il doit se trouver dans son tonneau. »] Autre jeu dilogique, celui que l’on trouve sur le mot « callos » qui, dans les vers concernés, est associé d’abord au mot « pied » (et signifie alors « callosité ») mais ensuite au verbe « s’empiffrer » et désigne alors les « tripes ». En l’occurrence, cette dilogie aboutit à dégrader l’antique coutume de baiser les pieds du souverain en signe de respect24. Elle est évoquée sérieusement chez Calderón et de manière grotesque chez Lanini Sagredo où elle prend un tour carnavalesque d’exaltation du « bas corporel » cher à Bakhtine25 : « APELES – Señor, vasallos somos tuyos los que ves, y si aquí nos das los pies, nos hartaremos de callos. » (v. 1433-1436) [« APELLE – Sire, tous tels que tu nous vois, nous sommes tes vassaux et si ici tu nous donnes tes pieds, nous nous empiffrerons de tripes et de durillons. »] On trouve aussi des jeux de mots en trois temps qui violent toute logique associative et tout rapport de vraisemblance vis-à-vis du réel. Ce sont donc de pures extravagances, propres à la poésie espagnole dite des disparates (sottises), qui fonctionnait sur des jeux de mots aboutissant à des absurdités, par exemple : « ALEJANDRO – Tu llanto, y dolor a un tiempo han llegado a enamorarme de suerte que estoy, por Dios, para meterme a comadre. CAMPASPE – ¿Por qué ? ALEJANDRO – Si te dan dolores, Porque envíes a llamarme. » (v. 860-865)

24 L’origine de cette coutume provient d’Orient. Dans l’empire achéménide, on vénérait l’empereur des Perses de cette façon. Après la conquête de la Perse par Alexandre (331 av. J.-C.), les Grecs importent cette coutume en Occident. Voir L. Pasco, L’évolution des cérémonies publiques impériales dans le monde romain tardif (thèse de Doctorat, Paris Ouest Nanterre, 2014, t. 1, p. 389). 25 M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais, Paris, 1970.

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[« ALEXANDRE – Tes pleurs et ta douleur simultanément m’ont fait m’éprendre de toi, de sorte que je suis, oh mon Dieu, disposé à devenir sage-femme. CAMPASPE – Pourquoi ? ALEXANDRE – Afin que, si tu es prise de douleurs, tu me fasses appeler. »] La pièce n’est pas exempte d’une certaine scurrilité, à commencer par les plaisanteries scatologiques. Ainsi, Alexandre remet à Diogène une lettre écrite : Al licenciado Almorrana, posa junto a la trasera ; […]. (v. 1040-1041) [Au Licencié Hémorroïde, il habite à l’arrière.] Situations scabreuses et érotisme débridé contribuent grandement à tourner en dérision toutes les valeurs propres à l’amour néo-platonicien et aux métaphores pétrarquisantes et, ainsi, à rabaisser Alexandre, Campaspe, Apelle, et même Diogène.

La dégradation des héros et des motifs traditionnels Elle touche tout d’abord Campaspe, l’objet d’amour plinien. Pour commencer, elle n’est pas la belle dame blonde au teint de neige, parangon de beauté de la poésie amoureuse pétrarquisante de l’époque. Elle est brunie au soleil et correspond dès lors à la femme brune et écervelée de la lyrique traditionnelle26, elle a de grands pieds, suants et malodorants27, et de grandes oreilles28. Selon ce que chantent les musiciens dans la pièce, elle a peu de cheveux, de fausses dents29 et Apelle finit par lui dire sur un mode grotesque qu’elle ressemble à Holopherne, le général assyrien décapité par Judith au siège de Béthulie30. Elle ronfle très fort31 et est souvent prise de

26 Intéressante hypothèse de B. Morros Mestres, « Sentido y fuentes de la canción de Bocángel Al caso de Apeles en La lira de las Musas », Dicenda. Estudios de lengua y literatura españolas, 19 (2001), p. 179-242, en particulier p. 221. 27 « APELES – Señora, de cualquier modo / veréis, aunque no me humillo, como a vuestros pies me postro / porque os los quiero besar, / aunque sean largos y gordos, / y aunque huelan a escarpines, / y aunque estén sudando arroyos, […] » (v. 1528-1534, « APELLE – Madame, de toute façon, vous verrez, quoique je ne m’abaisse pas, comme je suis prostré à vos pieds, car je veux vous les baiser, bien qu’ils soient grands et gros, et cela même s’ils sentent le chausson et transpirent des ruisseaux. ») 28 « ALEJANDRO – Pues tienes tantas orejas / no me niegues los oídos. » (v. 2041-2042, « ALEXANDRE – « Puisque tu as tant d’oreilles, ne refuse pas de m’écouter. ») 29 « [MÚSICOS] – CANTAN. Si son muy parecidos / al Sol sus dientes, / es solo en que se quitan / y ponen siempre. » (v. 1775-1778, « [MUSICIENS] – ILS CHANTENT. Si ses dents ressemblent beaucoup au soleil, c’est seulement parce qu’elles apparaissent et disparaissent toujours. ») 30 « APELES […] – que estás hecha un Holofernes. » (v. 1790, « APELLE […] – te voilà devenu un Holopherne. ») 31 « [APELES] – Mas aquí una dama está / echando roncas soberbias. » (v. 1261-1262, [APELLE] – Mais ici une dame est en train de ronfler comme un sonneur. »)

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boisson32. Chez Calderón, Campaspe était la fille d’une matrone grecque qui l’avait emmenée avec elle dans les montagnes à la mort de son mari. La voici chez Lanini Sagredo fille d’une prostituée, réfugiée dans un « collège d’étudiants » à la mort de son époux. Habile à la chasse chez Calderón, elle s’avère, chez Lanini Sagredo, incapable d’atteindre une cible et elle vit dans une maison décorée de peaux et de plumes d’animaux qu’elle a affamés. De femme soumise sans voix au chapitre ou presque chez Pline, elle devient ici une femme délurée. Ainsi, lorsqu’Héphestion, le fidèle ami d’Alexandre, demande à ce dernier où il peut localiser Campaspe pour qu’Appele réalise son portrait, le conquérant lui indique qu’il la trouvera : « En el jardín la toparás espulgando que aunque es mujer y doncella no se te recatará : llévale a Apeles allá a divertirse con ella. » (v. 1475-1480) [« Tu la trouveras dans le jardin en train de s’épouiller car bien qu’elle soit femme et vierge, elle ne se montrera pas prude : emmènes-y Apelle afin qu’il s’amuse avec elle. »] Héphestion répond qu’il obéira et qu’il aperçoit « algunos ramos de oliva / para el Domingo de Ramos » (v. 1483-1484, « quelques branches d’olivier pour le dimanche des Rameaux »), claire allusion aux branches qui ornaient les maisons des prostituées mais aussi, peut-être, aux cornes de cerfs qui coifferont Alexandre si Apelle s’amuse avec Campaspe. En somme, comme l’affirme Apelle, « elle est à tous » (v. 2547) et Alexandre de renchérir – « En todo es muy cortesana » (v. 2548, « C’est une courtisane en toute chose »). Chez Lanini Sagredo, l’amour élevé néo-platonicien se réduit à des allusions sexuelles et à de la prostitution. Ainsi, des musiciens chantent les vertus de « l’onguent mexicain qui vient à bout de toutes les difficultés », claire allusion à l’or et à l’argent des Indes33. Le personnage de Campaspe est ainsi construit sur le modèle de la femme quémandeuse et vénale : elle est « un soleil avec des ongles » et l’expression lexicalisée « sol con uñas » (v. 2318), qui désigne normalement un temps couvert, est ici subvertie et prise au sens littéral afin que « uñas » (les ongles) suggèrent l’avidité brutale, la cupidité.

32 « CAMPASPE – Estoy tomada / para palacio… ALEJANDRO – ¿Qué dices ? / CAMPASPE – … del vino. ALEJANDRO – ¿Pues te emborrachas ? » (v. 2450-2452, « CAMPASPE – Je suis prise au Palais… ALEXANDRE – Que dis-tu ? CAMPASPE – De boisson. ALEJANDRO – Alors tu t’enivres ? ») 33 « MÚSICOS (Dentro) – Las recetas del amor, / por cosa evidente dicen / que con unto mejicano / se curan los imposibles » (v. 462-465, « MUSICIENS (Dans les coulisses) – Concernant les recettes de l’amour, on dit que pour une raison évidente, l’onguent mexicain vient à bout de toutes les difficultés. ») Voir aussi les vers 1284-1286.

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En outre, chez Calderón, Campaspe a tué Théagène, le soldat d’Alexandre, parce qu’il tentait de la violer. Chez Lanini Sagredo, elle a tué un capitaine parce qu’il essayait de voler ses poules (v. 748-749). Chez les deux dramaturges, il s’agit d’une parodie de l’histoire de Timoclée, racontée par Plutarque : cette valeureuse Thébaine, lors de la rébellion de Thèbes matée par Alexandre, parvint par ruse à jeter dans le puits le capitaine des soudards thraciens qui l’avait violée et elle fut pardonnée par Alexandre34. Chez Lanini Sagredo, l’épisode est donc une dégradation au carré. De plus, le dialogue amoureux parodique entre Apelle et Campaspe subvertit nombre de métaphores de la poésie pétrarquisante en les prenant au sens propre, par exemple, celle, bien connue, du feu de l’amour dont brûle l’amant : « APELES – Hermosísimo imposible, permíteme que en la hoguera de tu hermosura me abrase. CAMPASPE – Aguárdate que me encienda. » (v. 1265-1268) [« APELLE – Très bel impossible, permets que dans le brasier de ta beauté je m’embrase. CAMPASPE – Attends que je m’allume. »] Alexandre aussi est ridiculisé et dépeint sous les traits d’un roi de carnaval, laid et inconvenant. Comme dans la pièce parodiée de Calderón, il est acclamé par son armée à cette différence près qu’à présent la scène est devenue grotesque car elle exalte la taille de ses pieds et le monde devenu en conséquence trop petit pour ces derniers35. Chez Calderón, ses soldats le célébraient en chantant le refrain suivant afin de souligner son immense ambition : « Que a su imperio le viene el mundo estrecho pues todo el mundo es línea de su imperio. » (éd. cit., p. 137) [« La terre est à présent trop petite pour son empire qui s’étend aux confins du monde entier. »] Ce refrain est repris et déformé par Lanini Sagredo : « TODOS – que un zapato de quince le es estrecho con calzarse picado en invierno. » (v. 6-7, 40-41, 114-115) 34 Plutarque, Vie d’Alexandre-le- Grand, dans Les Vies des hommes illustres, trad. J. Amyot, 2 t., Paris, t. 2, 1959, p. 336. Voir aussi Moralia, 259 D-260 D. Timoclée est également citée par Plutarque dans les Préceptes conjugaux : Moralia, 145 E dans une liste de femmes admirables et dignes de renom et dans le Non posse suaviter vivi secundum Epicurum (Moralia, 1093 C). Voir P. Schmitt Pantel, « Autour du traité de Plutarque Vertus de femmes (Gunaikôn Aretai) », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 30 (2009), p. 39-60, en particulier p. 30, note 2. 35 La musique accompagnant cette exaltation était sans aucun doute un élément propice à l’atmosphère festive, voir F. Serralta, « La comedia burlesca : datos y orientaciones », dans Risa y sociedad en el teatro español del Siglo de Oro. Rire et société dans le théâtre espagnol du Siècle d’or, Paris, 1980, p. 99-129, en particulier p. 104.

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[« TOUS – une chaussure de taille 48 même ouverte au bout en hiver est trop petite pour lui. »] Ses pieds sont pleins de « callos » (v. 1436, « callosités ») et sentent plus fort que le « ajoqueso » (v. 1440, « ragoût à l’ail et au fromage »). Il boit immodérément (v. 107-109), il a « la nariz carbunca » (v. 1442, « le nez cramoisi »), « regüelda » (v. 19, « il rote »), est gaucher (v. 338), louche et a un « ojo de besugo » (v. 342, « un œil de merlan frit »). Il enfreint toutes les règles de la bienséance et danse ridiculement sur scène. Ses sentiments amoureux sont tournés en dérision. Alexandre a écrit un sonnet burlesque pour Campaspe avec de violentes et ridicules rimes oxytones terminées en -z et des propos des plus ambigus qui cachent mal un appétit sexuel débridé : « ALEJANDRO – Es, Campaspe, mi amor de tal jaez que a esperanzas no vive, pues sagaz es de golpe y quisiera luego faz, y pegarse el cariño como pez. Que aunque noble he nacido yo en Jerez me aficiona de Francia aquella paz, porque es bueno el hablarse por el haz y no andarse queriendo por envez. Y si gustas así que te haga el buz, zape no, diga a mi cariño miz y gozarte permite y no des coz. Que yo darte prometo luego luz si en tus brazos me llego a ver feliz, y si desto no gustas, niña, arroz. » (v. 1837-1850) [« Campaspe, mon amour est de telle nature qu’il ne vit pas d’espérances car sagace il est d’un seul coup et voudrait tout de suite une face et se coller à la tendresse comme la poix. Car bien que noble je suis né à Xérès : j’aime de la France sa paix car il est bon de se parler en face et non de chercher à s’aimer à l’envers et si tu veux que je te fasse des civilités exagérées, dis à ma tendresse non pas ‘ouste’ mais ‘minou, minou’ et permets que je jouisse de toi sans coups de sabots. Car je promets de te donner tout de suite la lumière si dans tes bras je suis heureux, et si cela ne te plaît pas, ma petite, du riz. »] Sa générosité proverbiale est abondamment mise à mal puisqu’il veut payer son portrait de trois quarts par Apelle – brillante dilogie s’il en est ! – avec « cuatro cuartos » (v. 385, « quatre quarts » / « quatre sous »). Il n’offre à Campaspe qu’un jeu de cartes (v. 1749) et une robe (v. 2353). Il dit ne rien pouvoir offrir à Diogène qui lui réclame des étrennes mais il promet de lui donner de la paille au mois d’août (v. 2387). À la fin de la pièce, le sens même qu’avait son titre chez Calderón est tourné en dérision puisqu’Alexandre déclare seulement « prêter » Campaspe à Apelle (il entend donc continuer ses relations avec elle) et Statira, qu’il épouse, de déclarer :

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« ESTATIRA – Haces bien porque se diga con justa razón mañana, prestándola sin prenda, Darle todo y no dar nada. » (v. 2537-2542) [« STATIRA – Tu fais bien afin que l’on puisse dire à juste titre demain que la prêter sans garantie, c’est tout donner et ne rien donner. »] On ne peut que constater combien l’image du Grand Alexandre est mise à mal et du reste Diogène l’appelle « Alejandrillo » (v. 1124, « Petit Alexandre »). Diogène est le seul personnage pour lequel les didascalies annoncent clairement qu’il est vêtu de façon ridicule. Il est sale et négligé « comme un cochon » et lorsqu’il s’agit de révéler le mal dont souffre Apelle, à savoir la folie, il est dépeint comme un ridicule devin qui a besoin d’une longue-vue. Et alors qu’il est censé représenter le personnage le plus intègre, il débite absurdités et grossièretés à propos du conquérant : « Aqueste del dios Machín / está tocado un poquito » (v. 2227-2228, « Celui-ci est un tout petit peu affecté par le dieu Machin »), c’est-à-dire Cupidon ; « tiene bubas » (v. 2391, « il a « des bubons »), c’est-à-dire la syphilis – et la coupable est désignée, Campaspe, laquelle confirme ainsi sa caractérisation comme prostituée. Le voilà donc réduit au double du bouffon et lorsque le mariage d’Alexandre et de Statira est décidé, on le commet à un emploi honorifique de la maison royale aussi anachronique que dégradant pour un philosophe : « gardadamas » (v. 2556, « gardien des dames »). En conclusion, anachronismes, incongruités, excès, ruptures constantes de la bienséance, registre familier, insultes, etc. : parodiant son modèle, Lanini Sagredo reprend certains éléments de rabaissement en poussant le jeu des inversions à l’extrême. Les personnages sont dégradés, toutes les qualités morales ou physiques du trio héroïque plinien sont prises à rebours. Les modèles traditionnellement magnifiés se voient ridiculisés pour le plus grand plaisir du spectateur, dans une atmosphère carnavalesque où sont exaltées toutes les satisfactions matérielles du ventre et du bas ventre. Peut-on parler de satire sociale, politique ? Il ne semble pas que le dramaturge soit animé d’une intention satirique à portée politique. Tout au plus relève-t-on quelques allusions caustiques comme la satire des greffiers (v. 554-557), représentés dans la littérature espagnole, à l’instar d’autres métiers de la justice, comme particulièrement malhonnêtes. Mais ce sont là encore des topiques obligés. Nommer les greffiers, c’est déjà susciter une complicité avec le spectateur. Ce qui est nié ou dégradé dans cette comédie burlesque, ce ne sont pas des valeurs réelles mais des lieux communs liés au conquérant, éculés par l’usage, la mémoire d’Alexandre ayant été écrite et réécrite jusqu’à l’usure. Il s’agit donc d’une subversion d’ordre esthétique fondée sur une complicité avec le spectateur érudit qui connaît le référent et rit des agressions commises à son encontre. La comedia burlesque est en rapport avec le vieux concept du monde à l’envers, il s’agit d’un exutoire par rapport à la réalité et non d’une volonté de la transformer. Et si on retrouve bien chez Lanini Sagredo cette scène topique à forte signification politique du cheval emballé qui fait chuter son cavalier à terre, emblématique, dans

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les comédies sérieuses, de l’incapacité du puissant à contrôler sa soif de pouvoir, en l’occurrence, Alexandre est traîné par son cheval depuis les sous-sols du palais et la scène perd toute portée critique politique (v. 1187-1191) dans cette pièce au comique outrancier, jouée à la cour, pour et devant le roi, écrite par un dramaturge attaché au pouvoir royal. Qui plus est, cette dernière relève explicitement du genre de la comedia burlesca dont les conventions génériques excluent par définition toute portée didactique et/ou édifiante, et toute critique politique. Comme dans d’autres comédies burlesques où les puissants sont ridiculisés, Alexandre le Grand campe ici un empereur à l’envers, un roi de carnaval. Point de satire politique donc, mais plutôt, comme le disait plaisamment Eugenio Asensio36 à propos du théâtre bref « des vacances de la morale ».

36 E. Asensio, Itinerario del entremés desde Lope de Rueda a Quiñones de Benavente : con cinco entremeses de D. Francisco de Quevedo, Madrid, 1965, p. 251.

Fernando Doménech Ri co

La Mojiganga de Alejandro Magno, de José de Cañizares, y la tradición burlesca

La palabra « mojiganga » es, según los expertos, una derivación de « bojiganga », que a su vez viene de « vejiga ». Antes de que existieran los globos de goma, las vejigas de vaca o de cerdo, infladas, servían lo mismo que los globos actuales, como arma burlesca, alegre y poco lesiva en las celebraciones de la plaza pública. La « bojiganga » sería, por tanto, un festejo carnavalesco, rabelesiano, caracterizado por los ataques de algunos personajes disfrazados que enarbolan armas tan poco agresivas como las vejigas y los matapecados y que persiguen a niños y mayores para asestarles golpes sin consecuencias en medio del regocijo y la gritería. Según la mayor estudiosa de la mojiganga, Catalina Buezo, Puesto que las vejigas de vaca hinchadas eran el instrumento aporreador de los zamarrones, zaharrones o botargas, se confundiría aquí el instrumento con el sujeto que lo porta, que, en tiempos de Carnaval y en el apartado profano de la fiesta del Corpus, intervenía descargando profilácticos golpes sobre los circunstantes1. La mojiganga era una de las obras breves que acompañaban a la obra larga en todas las representaciones españolas durante los siglos xvi, xvii y xviii. Un festejo teatral de los realizados en los corrales de comedias tenía más o menos la siguiente estructura : música de guitarras / loa / primera jornada de la comedia / entremés / segunda jornada de la comedia / baile, jácara o mojiganga / tercera jornada de la comedia / fin de fiesta, generalmente bailado. Esta estructura se repetía en todos los tipos de representaciones que se daban fuera del corral. La que nos interesa ahora es la que se daba en el Corpus Christi, el auto sacramental, que, al tener un solo acto, se representaba sin interrupción. Sin embargo, al comienzo incluía obligatoriamente una loa sacramental y al final una mojiganga, acompañada a veces de un entremés.



1 C. Buezo, Mojigangas dramáticas (siglos xvii y xviii), Madrid, 2005, p. 11. Fernando Doménech Rico • Real Escuela Superior de Arte Dramático (Madrid) Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. Par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 227-235 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124964

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La fiesta del Corpus y lo burlesco Resulta llamativo hoy en día que en una fiesta religiosa tan importante para la Iglesia de la Contrarreforma como era el Corpus Christi hubiera elementos profanos de tipo burlesco. El Corpus, que tenía origen medieval, era, desde el Concilio de Trento, una de las fiestas más relevantes del mundo católico, ya que era la exaltación de la Eucaristía, sacramento rechazado por el mundo protestante. Se celebraba, por ello, con gran pompa y concurrencia de todo tipo de gentes como corresponde a una fiesta de afirmación religiosa frente a los enemigos de la fe. El momento cumbre de la festividad era la procesión del Corpus, la exhibición del cuerpo de Cristo en forma de hostia consagrada por toda la ciudad. Para ello se construyeron inmensas y lujosísimas custodias en forma de catedrales de plata y oro en cuyo centro se encuentra el ostensorio, que contiene el viril con la hostia. La mayor de todas, la de más ostentosa riqueza, es la de la catedral de Toledo, creada por el orfebre Enrique de Arfe a comienzos del siglo xvi. La procesión era uno de los momentos más solemnes de la liturgia católica en su dimensión espectacular. Acudía todo el clero vestido con los ornamentos sagrados, la nobleza acompañada por sus criados de librea, el ayuntamiento, los Consejos… El público asistía lleno de fervor a lo largo de todo el trayecto y se arrodillaba con devoción cuando pasaba la Sagrada Forma. Lo que resulta sorprendente y da una idea clara de cómo era la religiosidad del siglo barroco es que a continuación, y sin que mediara un intervalo preciso, aparecía la procesión burlesca de la tarasca. La « tarasca » era una representación del pecado en forma de dragona (el sexo del dragón es siempre muy explícito en las figuras de la tarasca) que lleva sobre sus lomos diversas figuras que representan distintos aspectos del placer y, por ello, de la tentación : monillos (emblema de la lujuria), botargas (imagen de la locura), músicos, y, presidiéndolo todo, la señora tarasca, símbolo máximo del pecado con sus ricos ropajes, sus meneos y su sempiterna sonrisa que incita a caer en la tentación. La misma mezcla de lo sagrado y lo profano, de lo devoto y lo burlesco, se daba en las representaciones teatrales dedicadas al Corpus Christi. La pieza central era un auto sacramental, obra en un acto de tema religioso que utilizaba en la mayor parte de las veces personajes alegóricos para ofrecer al público una lección dogmática y moral. Y junto con ella se representaban loa (a menudo de tipo serio), entremés y mojiganga. Ninguna de estas dos obras breves tenía carácter religioso, sino que se relacionaban con la festividad del Corpus por alguna alusión a la misma o por algún tema común a ambas, pero la temática era siempre burlesca y buscaba provocar la risa en los espectadores que acababan de recibir una lección de doctrina. Una de estas mojigangas destinadas a representarse tras el auto sacramental es la que estudiamos hoy.

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La Mojiganga de Alejandro Magno, de José de Cañizares La Mojiganga de Alejandro Magno se conserva en una copia manuscrita realizada en 1872 por el músico y erudito Francisco Asenjo Barbieri de un original del siglo xviii. En la portada del manuscrito se explica : El original de esta copia es un tomo en 4º de 115 hojas (siete de éstas en blanco) manuscritas de varias letras de fines del siglo xvii y principios del xviii. Muchas de las mojigangas tienen el aspecto de ser autógrafas, y todas ellas pertenecieron al repertorio del comediante y entremesista Juan de Castro Salazar. Dicho original lo posee en su Biblioteca en Madrid el Marqués de Alcañices, encuadernado en pergamino, con tejuelo manuscrito que dice : MOGIGA Manos critas Madrid, 6 de Junio de 1872. F. A. Barbieri2. Juan de Castro Salazar fue « hijo de la comedia », como se decía entonces, ya que era hijo de otro famoso actor, Matías de Castro, Alcaparrilla, y de su esposa Juana Gutiérrez. Fueron sus hermanos otros actores famosos, Damián de Castro y Francisco de Castro, Farruco, que fue además un prolífico y exitoso entremesista. No sabemos las fechas de nacimiento y muerte, pero se documenta la actividad de Juan de Castro entre 1683 y 17253. Se le atribuyen algunas obras, pero lo más probable es que no haya escrito ninguna, sino que, como muchos cómicos de la época, copiase obras de su repertorio para tenerlas como patrimonio del actor4. De acuerdo con las obras en que aparece escrito « Es de Juan de Castro », lo que parece seguro es que tenía el papel de « gracioso », el encargado de las partes cómicas de las obras serias y de los entremeses, sainetes y mojigangas. Este es el caso de la Mojiganga de Alejandro Magno. El manuscrito copiado por Barbieri dice textualmente : « Moxiganga / de Alejandro Magno, escrita por / D. Joseph Cañizares. / año 1708. / Es de Juan de Castro ». Es de suponer, por tanto, que Juan de Castro representó esta obra en el Corpus de 1708, y que la pieza quedó en su propiedad a partir de ese momento. Dado que lo más probable es que el cómico fuese el gracioso de una de las dos compañías de la Corte, es casi seguro que el papel que representó fue el del Alcalde. El autor, José de Cañizares, fue el dramaturgo más importante de la primera mitad del siglo xviii en España. Practicó todos los géneros, y tuvo especial éxito en la comedia de magia (Marta la Romarantina) y en la comedia de figurón (El dómine Lucas), adaptó



2 MOXIGANGA / de Alejandro Magno, escrita por / D. Joseph Cañizares. / año 1708. / Es de Juan de Castro. Madrid, Biblioteca Nacional de España, M 14090 (3). La obra ha sido editada por C. Buezo, Mojigangas dramáticas, op. cit., p. 219-237. 3 T. Ferrer (dir.), Diccionario biográfico de actores del teatro clásico español (DICAT). Kassel, 2008. 4 H. Urzáiz, Catálogo de autores teatrales del siglo xvii, Madrid, 2002.

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a Racine y a Metastasio, lo que revela su conocimiento del teatro fuera de las fronteras españolas. Hacia 1708, sin embargo, no era eso lo que destacaba, sino el hecho de que era desde hacía pocos años « fiscal de comedias », es decir, censor civil. Había en aquel momento dos censuras, la civil y la eclesiástica. El fiscal de comedias era, por tanto, una figura de especial importancia dentro del entramado institucional que controlaba el teatro. De alguna manera, era el ejecutor de la política teatral marcada por el poder político. Por ello todo lo que hoy en día puede parecer transgresor hay que verlo desde ese punto de vista : una transgresión permitida e incluso alentada por el poder. La Mojiganga de Alejandro ha sido descrita con mucho detalle por Hélène Tropé5, por lo que solamente resumiré brevemente su argumento : un alcalde pueblerino recibe el encargo de organizar una mojiganga para el Corpus de Madrid. Tras discutir con el escribano y mostrar su ignorancia, aparece un estudiante diabólico que le ofrece una solución : gracias a su conocimiento de la magia, hará aparecer figuras de la Antigüedad que en su desfile harán la mojiganga. Así van apareciendo Alejandro Magno, el filósofo Diógenes de Sinope, la reina Artemisa de Halicarnaso, la romana Lucrecia y el rey asirio Sardanápalo. Todos, sin embargo, tienen un carácter ridículo. Alejandro Magno aparece caracterizado como borracho, Diógenes de Sinope, viejo rijoso, Artemisa de Halicarnaso, obsesionada con las cenizas de su marido, Lucrecia, joven con apetencias sexuales, y Sardanápalo, simple juerguista. La mojiganga termina, como suele hacer, con un baile realizado por todos los personajes en medio de cánticos y risas. La obrita de José de Cañizares utiliza los elementos propios del género. Como ha señalado la profesora Tropé, está dividida en dos partes, una primera en forma de debate y « el desfile burlesco ». Los personajes de la primera parte son, en 1708, arquetípicos. Uno de ellos, el gracioso, tiene el papel de « alcalde villano », uno de los más característicos del teatro breve, que había recibido su mejor encarnación en la figura creada por el gracioso Cosme Pérez, Juan Rana en los escenarios. Junto a él aparece el Escribano, creando una típica pareja de « alcaldes encontrados » propia del entremés y que se ha mantenido en las parejas de payasos hasta hoy día. El tercer personaje que entra en la primera parte es el Estudiante entendido en las artes mágicas que es típico de este tipo de obras desde Cervantes y su entremés La cueva de Salamanca. Lo que resulta curioso es que esté representado por una mujer : Sale la mujer vestida de estudiante. Veremos más adelante a qué se puede deber este travestismo mágico.

Elementos de la estética burlesca : el sexo, la comida, la bebida, lo escatológico Todos estos personajes, junto con las figuras del desfile carnavalesco propio de la mojiganga son los protagonistas de una historia que se organiza según los principios de la estética burlesca.



5 H. Tropé, « Un Alexandre burlesque dans le théâtre classique espagnol : la Mojiganga de Alejandro Magno, de José de Cañizares (1708) », Revue de la Société des Langues néo-latines, Rire aux éclats à l’époque moderne, 380 (2017), p. 103-118.

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Dejando aparte los juegos lingüísticos propios de la burla a la ignorancia del alcalde villano, que son la base de toda la discusión entre el Alcalde y el Escribano, las bases de la estética burlesca están en lo que Bajtín denominó « lo bajo corporal » en su clásico estudio sobre Rabelais. El sexo tiene un papel importante en esta visión anti-idealista del mundo que es propia de los géneros breves. Y la Mojiganga de Alejandro Magno no puede ser menos. Tropé ha señalado un verso de una explicitud erótica excesiva incluso en nuestros días. Cuando la reina Artemisa dice, refiriéndose a su marido muerto : « ¡Ay, esposo de mi vida ! Yo he de mamarme tus huevos en polvos para que digan las plañideras del pueblo : (Canta) ‘Tatirira tatero tirirum dararo.’ » &ª (por 4) (v. 149-1536) En nuestra opinión se trata de una lectura errónea del manuscrito, no debida a la mencionada estudiosa, sino a Catalina Buezo, que ofrece dicha lectura en su edición. En realidad, el manuscrito dice : « Yo he de mamarme tus huesos » (v. 150), expresión que resulta mucho más lógica en el contexto de una mujer que se bebe las cenizas de su marido. Pero el hecho de que en este caso no haya una mención tan directa al erotismo no significa que este esté ausente de la obra. En el mismo diálogo que mantienen el Alcalde y la reina Artemisa, el primero le hace un reproche cargado de simbolismo erótico : « ALCALDE – Pícara desvergonzada, ¿no bastaba que viviendo vuestro esposo le comieseis medio lado sin que luego pretendáis, hecho ceniza, comerle después de muerto ? » (v. 164-169) Como han documentado Alzieu, Jammes y Lissorgues, tanto « comer » como « medio » tienen un sentido obsceno en la poesía burlesca7. Toda la intervención de Lucrecia y, sobre todo, los comentarios de Diógenes, tienen el mismo sentido. La matrona romana declara sin empacho que no le pesa la violación, considerada un simple « atrevimiento », sino que después Tarquinillo no le hiciese un regalo : « LUCRECIA – Mire usted, yo no me quejo de que Tarquinillo hiciese conmigo un atrevimiento,

6 Cito en el resto del artículo por el manuscrito de la Biblioteca Nacional de España. En este caso cito la edición de C. Buezo. La anotación &ª (por 4) es una transcripción literal del manuscrito de la Mojiganga en la Biblioteca Nacional de España. Se refiere a que el verso se repite cuatro veces. 7 P. Alzieu, R. Jammes yY. Lissorgues, Poesía erótica del Siglo de Oro, Barcelona, 1984.

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sino de que al otro día no me enviase, cuando menos, o saya de faldalaes o un sobre-todo con vuelos, y pues a una muger tal como yo quiso el mozuelo, después de dalle un asalto, acometer con un perro, ¿no es razón que yo me mate ? » (v. 253-264) El filósofo cínico, por otra parte, no está atento a los valores morales y políticos de la romana, sino a su cuerpazo : « DIÓGENES – ¡Bravo trozazo de cuerpo ! Que por estarme en mi media tinaja me pierda yo esto… […] DIÓGENES – Niña, si te has de morir… ARTEMISA –¡Ay, que se alborota el viejo ! DIÓGENES –¿quieres, por no ser cansada, darme un sufragio primero ? » (v. 269-279) Incluso en el final cantado, con el estribillo aparentemente inocente « ¿Y usted cómo está ? / Yo ya sé cómo usted estará » hay una clarísima incitación erótica que sin duda se completaba con los gestos del viejo rijoso en que aparece convertido el filósofo griego. El otro elemento fundamental de la estética burlesca es uno de los más propios del Carnaval : la comida y la bebida. El vino que corre en las fuentes del país de Jauja, la utopía carnavalesca por excelencia, y que en la mojiganga que nos ocupa es el rasgo fundamental de Alejandro. Que este era aficionado al vino es algo que se cuenta en las historias, pero aquí el gran rey de Macedonia no es otra cosa que un borracho impertinente que hace constantes juegos de palabras con el sabroso licor y, según se entrevé, no deja de libar de él. (Sale Alejandro magno con bata, corona de laurel y una bota.) « ALCALDE – ¡ Jesús ! ¿quién es aqueste estafermo ? ESTUDIANTE – Éste es Alejandro Magno, que, después de hacerse dueño del mundo, el triunfo mayor paraba en hacerse un cuero. ALEJANDRO – El mejor laurel el vino. ALCALDE – Cierto que el tal Don Alejo el magno chupa de pasmo. » (v. 109-117) La mojiganga, que acaba con baile, animado por salterio, sonajas, castañetas y panderos, es, como corresponde a la estética burlesca, un compendio de chistes groseros, un dechado de alegría carnavalesca y de exaltación de lo material, del cuerpo grotesco y de lo « bajo corporal », bien amenizado por la borrachera.

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Las representaciones de 1708 : el auto sacramental El laberinto del mundo En 1708 pervivían todos los usos y costumbres en la representación de las comedias en España. Los teatros seguían siendo los corrales de comedias, las obras conservaban el gusto barroco y la propia representación mantenía la estructura de obras breves intercaladas en los entreactos de las comedias. Una novedad con respecto al siglo anterior, donde la creatividad de los poetas fue inmensa, es que se había impuesto la costumbre de reponer las obras de los ingenios del xvii, y muy especialmente de Calderón. Era tradición ya en 1700 comenzar la temporada en los dos corrales con una comedia de Calderón, que, precisamente por eso, solía tener un considerable éxito. La tradición se mantuvo casi intacta durante todo el siglo. Solo a finales del mismo o ya a comienzos del xix esta costumbre se amplía a Lope de Vega o a autores extranjeros. De Calderón se vio todo. Lógicamente, las obras que hoy tenemos como clásicas, tales como La vida es sueño, La hija del aire, La dama duende, Casa con dos puertas mala es de guardar y El alcalde de Zalamea, esta última con el título, más barroco y contundente, de El garrote más bien dado. Pero no fueron las de mayor éxito. No dejaron de ponerse obras hoy tan exóticas como El conde Lucanor, El secreto a voces, Fuego de Dios en el querer bien o Las armas de la hermosura. Teniendo en cuenta esta preferencia de los cómicos y el público por Calderón, no es extraño que Darlo todo y no dar nada, la obra dedicada a la historia de Alejandro, Apeles y Campaspe, se viese constantemente en los teatros madrileños : un total de treinta y dos veces se repuso a lo largo del siglo xviii, desde 1709 hasta 17988. La figura de Alejandro, por tanto, era perfectamente conocida por el público español. La primera impresión es suponer que la Mojiganga de Alejandro Magno se compuso para una representación de Darlo todo y no dar nada. Sin embargo, tanto la opinión de Catalina Buezo como el análisis del contenido de la obrita revelan que estamos ante una mojiganga de Corpus, destinada a ser representada acompañando a un auto sacramental. Los autos sacramentales eran, a comienzos del siglo XVIII, exclusivamente los de Calderón : a partir de su muerte en 1681 el Ayuntamiento de Madrid decide reponer sus autos, que tiene en propiedad por haberle pagado dos nuevos cada año, y dejar de encargar nuevos autos a los ingenios de la Corte. El único intento de romper esta rutina de reposición se dio en 1709, cuando Antonio de Zamora logró estrenar dos autos nuevos, pero el fracaso fue tan rotundo que se retiró uno de los autos de Zamora y se puso una comedia de Calderón. Así, pues, hasta 1765, fecha de prohibición de los autos, los teatros madrileños repusieron los de don Pedro. Gracias a las investigaciones de Andioc y Coulon sabemos cuáles fueron los autos calderonianos representados en 1708 : El laberinto del mundo, por la compañía de Antonio Ruiz, y La semilla y la cizaña, por la de José Garcés. También podemos comprobar que fueron dos de los grandes éxitos de público de la temporada 1708-1709, solo superadas por dos comedias de santos, San Juan Bautista y Santa Rita de Casia,

8 R. Andioc y M. Coulon, Cartelera teatral madrileña del siglo xviii, Madrid, 2008.

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y por la comedia de magia con duende El espíritu foleto. ¿Con cuál de los autos se representó la Mojiganga de Alejandro Magno ? Aunque no hay ningún dato que nos lo confirme, la aparición de figuras de la Antigüedad clásica parece relacionarla con El laberinto del mundo, inspirado en la mitología clásica. A pesar de la persistencia del legado de Calderón, algo había cambiado en 1708. Los autos sacramentales se habían representado durante el siglo anterior en tablados provisionales dispuestos en lugares distintos de Madrid a los que se adosaban los carros con la escenografía necesaria para estas obras de gran espectáculo. Frente al tablado se disponían gradas en las que se sentaban las autoridades ante las que se hacía la fiesta sacramental : los reyes ante el Palacio, el Ayuntamiento en la Plaza Mayor, etc. Sin embargo, Felipe V no gustaba del espectáculo y en los años anteriores decidió que el dinero destinado a los autos se destinase a la guerra. De modo que en 1707 se abandonó el sistema de tablados provisionales y carros y se comenzaron a hacer los autos dentro de los corrales9. Los autos de 1708, por tanto, se hicieron ya en los corrales. El laberinto del mundo, concretamente, se representó en el Corral del Príncipe (actual Teatro Español). La introducción de los autos en los corrales, si bien no tuvo consecuencias desde el punto de vista de la escritura (todos los autos eran ya repertorio conocido), sí tiene una importancia clave desde el punto de vista de la recepción. Dejaron de ser representaciones subvencionadas por el Ayuntamiento para entrar en el sistema comercial de los corrales. Es difícil saber de qué modo esta nueva modalidad de recepción afectó a las obras representadas. Lo que parece claro es que la escenografía pasó a ser a la italiana, sustituyendo a los carros que habían sido utilizados en el siglo anterior. Y es más que probable que tanto la representación como la escritura de las obras se contaminasen de los géneros propios del teatro de corral. En 1708 estaba ya bien establecida en Madrid una compañía de cómicos italianos llegados con Felipe V en 1702 que, por incluir entre sus máscaras la de Truffaldino, fueron conocidos por los madrileños como los Trufaldines10. En el mismo año de 1708 abrían su propio teatro al público madrileño, el Teatro de los Caños del Peral. En él representaban sus comedias al estilo italiano y, entre ellas, comedias de magia en donde el papel fundamental estaba en las figuras del duende y de la maga. Es perfectamente posible que la mujer disfrazada de Estudiante que aparece en la Mojiganga de Alejandro Magno sea una derivación de esa maga que después el propio Cañizares desarrollaría en su comedia, de inmenso éxito El asombro de la Francia, Marta la Romarantina, y que ya aparece en imágenes anteriores como gitana que participa de los embrujos realizados por un mago. Las comedias de magia, que tienen sin duda antecedentes españoles, se impusieron, sin embargo, con la llegada de los Trufaldines, ya que la primera comedia de magia, Duendes son alcahuetes y el espíritu foleto, de Antonio de Zamora, es, según declara el propio autor en su manuscrito, « trova de la que ejecuta la tropa italiana ».

9 N. D. Shergold y J. E. Varey, Teatros y comedias en Madrid : 1699-1719. Estudio y documentos, Londres, 1985. 10 F. Doménech, Los Trufaldines y el Teatro de los Caños del Peral (La commedia dell’arte en la España de Felipe V), 2007.

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Durante estos primeros años del siglo xviii se da una curiosa mezcla de tradición española, influencias italianas y francesas. Los modelos franceses han sido muy estudiados, pero en el teatro fueron mucho más importantes las italianas, que se dieron en todos los campos, desde la música (Scarlatti, Farinelli) hasta la puesta en escena. En este aspecto la influencia de los Trufaldines fue determinante. Así, la figura burlesca de Alejandro, que contaba ya con una tradición basada en Calderón y su parodia realizada por Lanini (como ha estudiado Tropé), debía de ser también objeto de burla entre los cómicos italianos. De hecho, en el libro del maestro de danza Gregorio Lambranzi encontramos, entre las numerosas imágenes que nos muestran bailes teatralizados cuyos protagonistas son en su mayor parte personajes de la commedia dell’arte, una figura denominada Gran Alesandro, (otra forma de Alejandro Magno), que ha servido como emblema de este Seminario. En las explicaciones de Lambranzi que estampa al comienzo de su libro, explica en qué consiste este baile de Gran Alesandro : Come questa figura representa, viene fuora il Scaramuzza e fa passi longhi con capriole mescolate con piroletti, e balla in forma tale como spesse volte fu data l’informatione11. Estamos, por tanto, ante un baile típico de Scaramuzza, bien conocido en la tradición francesa, ya que el creador de la máscara fue Tiberio Fiorilli (1608-1694), el cómico de la troupe italiana que trabajó en París durante todo el siglo xvii hasta su expulsión por orden de Luis XIV. Scaramouche, como era conocido en Francia, era una máscara casi tan francesa como italiana. El baile de Gran Alesandro, recogido por Lambranzi, tuvo que ser una invención de Fiorilli, popularizada más tarde, como dice el maestro de danza, en Francia, Italia y Alemania. Parece que el mayor efecto del baile, aparte de las cabriolas y piruetas que aparecen en otros bailes, ha sido el de los grandes pasos con que recorre el escenario, tal como aparece en el grabado, parodia quizás de las grandes extensiones de tierra recorridas por el conquistador del mundo. De hecho, uno de los motivos que aparece en las burlas de Alejandro son sus grandes pies. Los cómicos italianos salieron de Francia en 1696. Pocos años después una « tropa italiana » llegaba a España acompañando a un rey francés y a su esposa italiana. No es aventurado pensar que con ellos traían obras, lazzi y danzas que habían sido probadas en otras cortes. Con ellos, probablemente, las burlas de Scaramouche sobre el Gran Alejandro. Y Cañizares, poeta muy relacionado con la corte, debía de conocer todas estas maneras de los italianos, ya que los imitó en muchas de sus obras, entre ellas El Trufaldino español y espiritada fingida. Encontramos, pues, en la mojiganga, un ejemplo de cómo en el teatro español de comienzos del xviii se produce una mezcla de tradición española con otras tradiciones recién llegadas, la italiana y la francesa, en todas las cuales se produce la burla de las grandes figuras de la Antigüedad. Una muestra de cómo ciertas formas teatrales podían viajar por una Europa más abierta de lo que solemos estar dispuestos a pensar.

11 G. Lambranzi, Nuova e curiosa scuola de’ balli theatrali – Neue und curieuse theatrialische Tantz-Schul : deliciae theatrales, Nuremberg, Johan Jacob Wolrab, 1716, p. 2.

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Catherine Dumas

L’abaissement d’Alexandre, ou la déconstruction burlesque du héros dans The Rival Queans de Colley Cibber (vers 1710)

Parmi les quelques œuvres théâtrales anglaises consacrées à la figure d’Alexandre dans la seconde partie du xviie siècle, la tragédie néo-classique de Nathaniel Lee, The Rival Queens, or, The Death of Alexander the Great1 (Les reines rivales, ou La mort d’Alexandre le Grand), était la plus célèbre2 à l’époque. Créée en 1677, cette pièce, centrée sur les rivalités entre Roxana et Statira, les deux épouses d’Alexandre, ainsi que sur la mort de ce dernier, présentée comme le fruit d’un complot, fut reprise en Angleterre jusqu’au début du xixe siècle. L’auteur, Nathaniel Lee (1653-1692), assez connu de son vivant, a également écrit d’autres œuvres parmi lesquelles un Œdipus (Œdipe), écrit en collaboration avec Dryden. Un autre dramaturge anglais, Colley Cibber écrivit une parodie de cette pièce. L’intention de dégradation burlesque est lisible dès le titre The Rival Queans, With the Humours of Alexander the Great3 : le mot Queans qui se prononce comme Queens, signifie « prostituées ». Le titre de l’œuvre de Cibber peut se traduire, sans que l’on puisse rendre en français le jeu de mots, par Les putains rivales, avec les humeurs d’Alexandre le Grand. Nous allons d’abord évoquer les techniques d’adaptation mises en œuvre par Cibber dans sa réécriture, puis nous nous intéresserons au contexte de cette parodie.



1 Édition utilisée : Nathaniel Lee, The Rival Queens, or, The Death of Alexander the Great, Londres, 1677 ; disponible sur le site Early English Books : http://name.umdl.umich.edu/A49935.0001.001; dernière consultation le 30 janvier 2020. Nous désignons la pièce par Queens et en traduisons les extraits. 2 Une pièce de John Banks, The Rival Kings, or, The Loves of Oroondates and Statira, fut jouée la même année. 3 Édition consultée : Colley Cibber, The Rival Queans, With the Humours of Alexander the Great. A Comical Tragedy, Dublin, 1729. Il existe une version numérisée de la pièce sur Google books. Le texte figure aussi dans The Plays of Colley Cibber, t. 1, éd. T. J. Viator et W. J. Burling, Londres, 2001. Nous désignons la pièce par Queans et en traduisons les extraits. Catherine Dumas • Université de Lille – Alithila Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 237-248 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124965

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La tragédie de Lee The Rival Queens (Les reines rivales) se déroule en vingt-quatre heures à Babylone et met en scène le conflit entre les deux femmes d’Alexandre. Au début de la pièce, Statira, fille de Darius, préférée par le roi, songe pourtant à quitter celui-ci, qu’elle soupçonne d’aimer encore Roxana, pour se retirer dans la solitude et elle fait même vœu de chasteté. Alexandre en est très peiné. À cette rivalité s’ajoute celle entre Lysimachus et Héphestion autour de Parisatis, sœur de Statira. Alexandre furieux contre Lysimachus ordonne de le jeter dans une fosse aux lions dont il sera retiré in extremis. Un affrontement verbal oppose les deux reines (III) ; l’insolence et les provocations de Roxana amènent Statira à rompre son vœu et à revenir vers Alexandre. Pendant que Cassander, aidé de ses complices, s’apprête à empoisonner le roi, Roxana, évincée, prépare sa propre vengeance. Les actes IV et V voient les faits tragiques s’accumuler. Lors d’un banquet offert à sa cour, Alexandre échange des mots très vifs avec Clytus, qui refuse de porter la robe perse et de l’adorer comme un dieu. Quand Clytus évoque la mort de Philotas, le roi, furieux, le transperce d’une javeline et est aussitôt saisi de remords. Lui-même vient de boire le poison sans le savoir. On l’informe alors que Roxana, suivie d’une troupe d’esclaves, s’est rendue à la chambre où s’était retirée Statira et s’apprête à poignarder sa rivale. Alexandre arrive trop tard pour empêcher le meurtre. Il recueille les derniers mots de Statira et gracie Roxana qui lui rappelle qu’elle est enceinte. Il apprend les morts de Sysigambis et d’Héphestion, puis succombe au poison, et meurt parmi ses fidèles. Colley Cibber (1671-1757) était un acteur et dramaturge qui devint directeur de Drury Lane, l’un des deux théâtres royaux patentés de Londres. Il fut l’auteur de comédies et adapta des pièces de Shakespeare, Corneille et Molière, afin de les rendre plus attrayantes pour le public de son temps. Ces réécritures lui valurent les critiques de ses contemporains, comme Alexander Pope, qui lui reprocha d’appauvrir, voire de mutiler ses modèles. Tandis que Cibber revendique généralement ses adaptations d’œuvres célèbres, en revanche le cas de The Rival Queans, With the Humours of Alexander the Great. A Comical-Tragedy, reste davantage entouré de mystère. Le genre de la comical-tragedy, mentionné dès le titre, traduit bien l’inscription dans la mixité générique pratiquée par le théâtre de la Restauration, qui aimait à jongler avec les genres établis, en mêlant tragique et comique, la grandeur et le quotidien, avec un parti pris de dérision irrévérencieuse. Nulle part dans ses mémoires (Apology for the Life of Colley Cibber, publiée en 1740), l’auteur ne mentionne néanmoins cette pièce, éditée en 1729 à Dublin sous son nom, probablement sans son aval. Elle figure cependant dans la liste de ses œuvres complètes dans une réédition de l’Apologie, un an avant sa mort en 1756. Même incertitude en ce qui concerne la date d’écriture et des premières représentations. On sait que la pièce fut jouée en 1710 au théâtre de Drury Lane, mais si l’on en croit une réédition récente des œuvres de Cibber en 2001, elle a pu l’être plus tôt, peut-être dès la fin des années 16904. Ce qui n’est pas sans intérêt, si l’on sait que la tragédie de Lee, The Rival Queens, était souvent reprise, avec succès, sur la même

4 The Plays of Colley Cibber, op. cit., p. 419-425.

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scène à cette période. Ceci laisse supposer que certains spectateurs avaient eu la possibilité de voir les deux pièces. Les documents dont on dispose indiquent que la distribution de 1710 était purement masculine : à l’époque de la reine Anne, ce choix répondait à une visée essentiellement comique. Au reste, Colley Cibber lui-même interprétait le rôle d’Alexander, Richard Estcourt5 celui de Clytus ; ceux de Roxana et de Statira étaient joués par William Bullock (1657-1740) et son fils Christopher (1690-1724) alors âgé de vingt ans ; tous étaient des acteurs comiques confirmés. Ce qui frappe dans The Rival Queans de Cibber est l’usage systématique et permanent de l’outrance, de la dégradation, de l’inconvenance et de l’incongruité par lesquelles on définit généralement le burlesque6. L’intégralité de la comical-tragedy illustre l’affirmation de J. Emelina selon laquelle « le burlesque est le comique qui se caractérise par un écart maximal par rapport aux codes7 ». Les codes bafoués ici sont ceux de la noblesse des caractères et du style propres à la tragédie. Le traitement des personnages, ainsi que les modes d’expression adoptés dans la pièce de Cibber sont aux antipodes de la grandeur tragique. Colley Cibber reprend, sous une forme écourtée et simplifiée, l’action de la tragédie de Lee. Il en respecte la division en cinq actes et les temps forts. D’un point de vue formel, sa pièce écrite en vers comme celle de Lee épouse le moule rythmique initial de la tragédie, tandis que dans de très nombreux passages le remplacement d’un mot, ou d’un groupe de mots, par un autre appartenant à un registre plus bas, introduit des notes dissonantes. Ainsi, sous la déformation, le public pouvait reconnaître l’armature du texte d’origine. Le parler des personnages de Cibber mêle les registres ; un lexique parfois noble, issu de la pièce de Lee, cohabite avec un vocabulaire rude, pittoresque, volontiers indécent, voire provocant. L’on assiste chez Cibber à la constitution d’un univers anti-héroïque et hybride, qui double et déconstruit celui du texte original. L’ancrage social et le cadre spatio-temporel sont totalement bousculés. Du statut de conquérant antique, le personnage de Cibber est ravalé à celui de chef d’une bande de truands londoniens de l’époque moderne. Alexandre s’encanaille littéralement. Si ses hommes le désignent encore épisodiquement comme Master (I, p. 4, « Maître ») ou King (I, p. 4 ; II, p. 10, 11, 17 ; III, p. 20, 22, « Roi ») ou parlent de lui comme du « Capitaine » (IV, p. 32) ou du « Colonel » (IV, p. 36), en revanche Clytus emploie les termes Rogue (IV, p. 26, « voyou ») ou Bully (II, p. 10 ; IV, p. 30, « brute, tyran »). Alexandre lui-même invoque son « Scoundrel’s Honour » (IV, p. 31, « honneur de crapule »). Pour parler de son bien-aimé ou s’adresser à lui, Statira utilise les expressions my Rogue (V, p. 37, « mon voyou ») ou my Rascal (I, p. 7 et 8, « mon vaurien »), auquel l’usage du possessif confère une valeur affective. Le mot de Cassander : « We kill’d the greatest Man that



5 Né en 1668, cet acteur réputé pour ses dons d’imitateur avait débuté à l’âge de quinze ans avec le rôle de Roxana, dans The Rival Queens de Lee. 6 La complexité de la notion de « burlesque » a été soulignée par D. Bertrand, « Introduction », dans Poétiques du burlesque, Paris, 1998, p. 9-24. 7 J. Emelina, « Comment définir le burlesque ? », dans Poétiques du burlesque, op. cit., p. 57.

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ever was » (Queens, V, p. 62, « Nous avons tué le plus grand homme qui fût jamais ») est remplacé par : « We’ve Kill’d the Saddest Dog, that ever was » (Queans, V, p. 43, « Nous avons tué le plus triste chien qui fût jamais ») et l’engagement pris par Lysimachus dans la pièce de Lee, de venger « the greatest, best of Kings » (Queens, V, p. 64, « le plus grand, le meilleur des rois ») concerne chez Cibber « the greatest, best of Rakes » (Queans, V, p. 45, « le plus grand, le meilleur des débauchés »). On note enfin qu’Alexandre est parfois appelé « Sawney » (ce diminutif d’Alexander en écossais était un surnom péjoratif que les Anglais donnaient aux Écossais à l’époque). Un autre détail tend à associer l’Alexandre de Cibber au brigandage, même si l’allusion se fait de façon biaisée. Tandis que dans la pièce de Lee le roi dit à Héphestion : « I know thou lov’st thy Alexander more / Than Clytus does the King » (Queens, II, p. 17, « Je sais que tu aimes ton Alexandre plus / Que Clytus n’aime le Roi »), le personnage de la comical-tragedy clame pour sa part : « I know / Thou lov’st me more, than Clytus do’s a Bean » (Queans II, p. 11, « Je sais que / Tu m’aimes plus que Clytus n’aime un haricot ») ; le remplacement du mot King par Bean est cocasse, mais Bean est aussi le nom de famille d’un brigand écossais légendaire, meurtrier et même cannibale, Alexander Sawney Bean, qui aurait vécu au xvie siècle88. Quoi qu’il en soit, le personnage de Cibber est implanté dans un univers urbain. Des références « couleur locale » sont faites à des lieux connus des spectateurs du théâtre de Drury Lane, tels que le marché de Covent Garden (I, p. 7), Kensington (II, p. 11), Billingsgate (IV, p. 34), New Market (V, p. 43), Bridewell (maison de correction pour femmes) (III, p. 20), la taverne, réputée mal famée, de la Rose (III, p. 23), située très près du théâtre. Plus précisément, la pièce évoque les bas-fonds de Londres, le monde de l’envers et de la pègre, représenté de façon comique et approximative. Les ascendances d’Alexandre sont gommées. Celui-ci n’est plus invoqué comme chez Lee en tant que « Son of Jupiter » (Queens, II, p. 16, « fils de Jupiter ») mais en tant que « Son of Somebody » (Queans, II, p. 11, « fils de quelqu’un ») et à l’acte IV, Clytus nous apprend que le géniteur qu’Alexandre voudrait renier est un certain capitaine Tom ou Tommy (p. 33). Les dieux cités dans la tragédie sont devenus des voisins qui habitent dans les étages supérieurs (I, p. 5 ; III, p. 25). Les doigts de Statira ne sont plus qualifiés de rosy (Queens, IV, p. 39, « rosés ») mais de greasy (Queans, IV, p. 27, « graisseux »). Celle-ci attend son bien-aimé dans une mansarde (V, p. 37). Même si de rares allusions sont faites aux Perses9, la plupart du temps les exploits guerriers d’Alexandre changent de nature. Au lieu de s’opposer à des armées ou à des rois, le personnage a eu affaire à des huissiers (I, p. 4 ; V, p. 45) ou combattu des gendarmes (IV, p. 32), ou encore tiré de prison des femmes aux mœurs douteuses (III, p. 19). L’Alexandre de Colley Cibber ne dit pas, comme celui de Lee, que Lysimachus ou Statira méritent, lorsqu’il sera mort, de régner sur le monde (Queens, II, p. 17 ; III,



8 Il n’est pas exclu néanmoins que l’on puisse lire « a Beau », terme dérivé du français qui désignait un jeune élégant maniéré. C’est ce que suggèrent Timothy J. Viator and William J. Burling dans leur édition de la pièce. 9 Par exemple, à l’acte I, Statira s’indigne de l’infidélité d’Alexandre, qu’elle a aimé Dirty (« couvert de saleté ») et qu’elle a pris « daub’d all o’re with Persian Blood » (I, p. 7, « barbouillé de sang perse »).

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p. 35), mais sur la lune (Queans, II, p. 11 ; III, p. 2410). Roxana et Statira – Rocky et Statty –, ne sont pas ses épouses mais de simples prostituées, ses maîtresses. Pour avoir déplu à son chef, Lysimachus n’est pas livré au lion, mais condamné à être placé sous une pompe à eau (II). À l’acte IV, Clytus marque sa différence vestimentaire par son refus de porter, non une robe perse, mais une perruque poudrée, ce qui renvoie aux perruques des acteurs anglais de l’époque – l’acteur Cibber en avait arboré de fort grandes dans des comédies, comme sa propre pièce Love’s last Shift, or the Fool in fashion (Le dernier changement de l’amour, ou l’idiot à la mode) ou The Relapse (La rechute) de John Vanbrugh (1696). C’est lorsque Clytus lui reproche d’avoir vidé les poches de Philotas qu’Alexandre le met à mort en le frappant d’un manche à balai (IV, p. 34-35). Un vocabulaire totalement étranger à l’univers de la tragédie néo-classique apparaît dans le texte de Cibber, dans lequel on remarque la présence d’expressions plaisantes telles que tattle et tittle-tattlement (I, p. 7 ; V, p. 40, « les cancans »), fiddle-faddle (III, p. 23, « balivernes »), criss-cross-row (I, p. 8, « abécédaire »), ou round-house (III, p. 19, « maison ronde », pour désigner une prison), blockhead ((I, p. 4 ; IV, p. 30, « imbécile ») ou encore raggamuffin (V, p. 44, « moins-que-rien »), de verbes expressifs comme to daub (I, p. 7, « barbouiller ») ou to twaddle (I, p. 9, « dire des âneries »), de termes concrets, comme mill-stone (IV, p. 34, « meule ») ou encore kitchen-ware (IV, p. 29, « la batterie de cuisine ») dont les Tongs (« pinces »), gridirons (« grils »), pans and kettles (« casseroles et bouilloires ») composent l’orchestre lors de la fête donnée par Alexandre, remplaçant les tambours et trompettes du texte initial. Le lexique animalier de la pièce de Lee se limite à l’aigle ou au lion auxquels s’assimile le conquérant. Chez Cibber, Alexandre se compare à un coq (II, p. 12), à un putois (IV, p. 33) ou à un royesterer (« bouledogue ») (V, p. 45). Enfin, on relève la présence du mot fop11, inattendu dans ce contexte, ce qui est un clin d’œil à un type social alors célèbre en Angleterre – celui du jeune élégant un peu niais, mis en scène et joué par Cibber en d’autres occasions12. On ne s’étonnera pas de la crudité des invectives. Tandis que Lee prête à Clytus la formule : « Philip fought men, but Alexander women. » (Queens, IV, p. 49) [« Philip combattait des hommes, mais Alexander des femmes. »] L’insulte est encore dégradée chez Cibber, où le vieux compagnon du roi déclare : « Tommy kick’d Men, but Alexander Whores. » (Queans, IV, p. 33) [« Tommy bottait le derrière des hommes, mais Alexander, celui des catins. »]

10 Peut-être par allusion à la pièce d’Aphra Behn, The Emperor of the Moon (1687) où figure Harlequin, dont le titre évoque Arlequin empereur de la Lune de Fatouville, pièce écrite pour la Comédie-Italienne à Paris (1684). 11 Dans le vers « And I myself appear’d the leading Fop » (Queans, II, p. 12), parodie du vers « And I myself appear’d the leading God » (Queens, II, p. 18, « Et [que] moi-même j’apparus comme le dieu qui commandait »). 12 Notamment dans les comédies Love’s Last Shift et The Relapse, citées plus haut.

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Les personnages féminins ne sont pas en reste. Le défi de Roxana à sa rivale : « Roxana. - Sure the disdain’d Statira does not dare. Statira. - Yes, tow’ring proud Roxana, but I dare. » (Queens, III, p. 32) [« Roxana. - Je suis sûre que Statira la dédaignée n’osera pas. Statira. - Certes, Roxana imposante comme une tour, je vais oser. »] est retranscrit ainsi chez Cibber : « Roxana. - Sure the Sow Statira do’s not dare ! Statira. - Yes Flounder-Mouth’d Roxana but I dare. Such FishWife Language I n’ere gave before, And were I not a Queen… Roxana. - A Queen, a Whore ! » (Queans, III, p. 22) [« Roxana. - Je suis sûre que Statira la truie n’osera pas. Statira. - Certes, Roxana à la bouche de plie, je vais oser. Je n’ai jamais employé un tel langage de poissonnière, Et si je n’étais pas reine… Roxana. - Une reine ? Plutôt une catin ! »] Un autre corrélat de l’univers marginal et dégradé dans lequel s’inscrit l’Alexandre de Cibber, est l’importance accordée à la matérialité et notamment au corps, à la sexualité, à la nourriture et à la boisson. Présentes dès le texte de Lee dans les propos du roi et des deux reines, les notations sensuelles et les allusions sexuelles se multiplient chez Cibber. Alexandre compare les bonheurs que lui a donnés Statira avec les Hummums (bains turcs à la réputation sulfureuse) de Covent Garden (III, p. 23). Roxana évoque les premières étreintes et promesses de son amant qui l’a payée une guinée (III, p. 19). Statira vante, non plus la douceur et le parfum, mais la puanteur du corps de son amant (« I told you how he smelt13 »), dont l’haleine sent le Rockumbote (I, p. 7, « rocambole, ail sauvage »), et indique, entre autres comparaisons, que les émanations que dégage sa poitrine surpassent celles du marché de Covent Garden : « Nor all the Shops in Covent-Garden Market / Are half so Rank as Alexander’s Breast14. » La corporalité des hommes est marquée dès la première scène, où s’affrontent Héphestion et Lysimachus, tous deux épris de Parisatis. Tandis que le texte de Lee fait mention des épées qu’utilisent les combattants, dans la pièce parodique le duel ressemble davantage à un combat de boxe : le nez d’Héphestion est en sang, Lysimachus veut frapper l’œil de son rival. Le verbe to kick (donner des coups de pied) est fréquemment employé dans le texte de Cibber. Le lexique du corps est modifié de façon révélatrice : dans la pièce de Lee, Alexandre et ses compagnons

13 Queans, I, p. 7 : « Je vous ai dit combien il sent mauvais. » Le passage correspondant chez Lee indique : « I told his sweetness. » (Queens, I, p. 11, « Je vous ai dit sa douceur. ») 14 Queans, I, p. 7 : « Toutes les boutiques du marché de Covent Garden empestent moitié moins que la poitrine d’Alexandre. »

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s’enorgueillissent de leur bras ; tout au long de celle de Cibber, arm (« bras ») est souvent remplacé par fist (« poing »), on ne parle plus de wounds (« blessures ») mais de thumps (« coups de poing ») et de bruises (« ecchymoses »). S’il est question chez Lee du cœur ou de la main du conquérant, Cibber leur substitue des mots plus grossiers, tels que guts (« le ventre, les intestins ») et lungs (« les poumons »). Les occurrences de ce procédé ruinent tout effet dramatique et suscitent le rire. On peut citer par exemple l’invocation mélancolique d’Alexandre dans la pièce de Lee : « Keep down ye rising Sighs, And murmur in the hollow of my Breast : Run to my Heart, and gather more sad Wind. » (Queens, II, p. 22) [« Modérez-vous, ô soupirs qui se lèvent, Et murmurez dans le creux de mon sein : Courez à mon cœur, et amassez-y un plus triste vent. »] Ce passage est ainsi transformé par Cibber : « Keep down ye rising Sighs, And Grumble in the hollow of my Guts : Run to my Heart, and see what you can do there. » (Queans, II, p. 15) [« Modérez-vous, ô mes soupirs qui se lèvent, Et ronchonnez dans le creux de mon ventre : Courez à mon cœur, et voyez ce que vous pouvez faire là. »] Dans The Rival Queens, le roi, frappé d’un pressentiment, s’écrie : « Methought the strings of my great heart did crack » (IV, p. 39, « J’ai cru que les cordes de mon grand cœur craquaient ») ; Cibber s’empare malicieusement de cette piste, en faisant dire à Alexandre : « Methought my Guts, did snap like Fiddle-strings » (Queans, IV, p. 27, « J’ai cru que mes intestins claquaient comme des cordes de violon »). Dans la tragédie, le conquérant, voyant ses compagnons à ses pieds, leur commande : « Rise, O rise, My hands, my arms, my heart is ever yours. » (Queens, IV, p. 48) [« Levez-vous, oh, levez-vous Mes mains, mes bras, mon cœur sont à vous pour toujours. »] Ces vers sont ainsi repris chez Colley Cibber : « Ha : ha, ha, Get up again you pleasant Doggs ; Kiss me, dear Rogues, my Heart, my Lungs, and Guts Are ever Yours. » (Queans, IV, p. 32) [« Ha, ha, ha ! Debout, braves chiens ; Embrassez-moi, chers voyous, mon cœur, mes poumons et mes intestins Sont à vous pour toujours. »]

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Au reste, cette image du conquérant proposant des parties de lui-même à ses compagnons n’est pas unique dans la pièce de Colley Cibber. On trouve un autre cas, dans lequel ce motif est exploité de façon encore plus grotesque à l’acte II, quand Alexandre, en plein désarroi, se compare à un coq plumé, prêt pour la broche, et offre son foie et son puissant gésier à ses compagnons (Queans, II, p. 12) ; dans le passage correspondant, le personnage de la tragédie s’assimilait à son père, le dieu redoutable sur le point d’offrir sa foudre et son puissant tonnerre (Queens, II, p. 17). Ce dernier exemple nous amène à considérer un autre thème, abondamment développé dans The Rival Queans. Il s’agit de la nourriture. Les mots de Clytus au début de la pièce de Lee : « our hot Master, that wou’d tire the World » (Queens, I, p. 2, « notre bouillant maître, qui épuiserait le monde ») deviennent chez Cibber « our hot Master that would Roast the World » (Queans, I, p. 4, « notre bouillant maître, qui rôtirait le monde »). Plus loin, il est question du « round roasted Body of the Sun » (I, p. 7, « corps rond et rôti du soleil »). L’appétit débordant prêté aux personnages est en lien avec l’appétence sexuelle. Dans la pièce de Cibber, Roxana raconte qu’Alexander a massacré un garde à coups de trique pour libérer des putains qu’un chef de police avait internées « for his private Tooth » (III, p. 19, « pour se les mettre sous la dent »). Dans certains cas, la parodie ne fait qu’exagérer les suggestions offertes par Lee ; dans la tragédie, Statira est jalouse à l’idée que sa rivale étreint son roi, dévore les lèvres qui lui appartenaient, le mange de ses baisers avides (Queens, I, p. 12). Dans la comical-tragedy, elle déplore que Roxana jouisse de son voyou parjure, qu’elle l’engloutisse en dévorant chaque pouce de son corps (Queans, I, p. 8). La compensation que propose Alexandre en congédiant Roxana, dans la pièce de Lee, se traduit par une offre de richesses, une part du butin des Indes qu’il met à la disposition de son ancienne épouse, à condition de ne plus entendre parler d’elle (III, p. 33). Dans la comical-tragedy, c’est en termes de nourriture que s’expriment l’indignation de Roxana éconduite « Rejected then ! Send Supperless away ! » (III, p. 23, « Rejetée, alors ! Renvoyée sans souper ! ») et la consolation offerte par son amant qui lui suggère d’aller à la Taverne de la Rose commander du poulet et des œufs, du bifteck, des saucisses, puis de lui envoyer la note. Dans la pièce de Lee, on apprend qu’Héphestion est mort d’indigestion. (Queens, V, p. 60). Des détails supplémentaires figurent dans le texte de Cibber, où il est dit qu’il a bourré ses intestins de volaille et de bacon (V, p. 41). Une large place est bien sûr accordée à la boisson. Cassander suggère qu’Alexandre aime Statira plus qu’aucune autre bouteille (Queans, II, p. 9). Si la longue scène d’affrontement entre Alexandre et Clytus (IV) mentionne, chez Lee, l’état d’ivresse des deux personnages, non seulement cette scène mais la pièce entière de Cibber est semée d’allusions au penchant d’Alexander pour l’alcool. Une tendance partagée par les hommes et femmes de son entourage. La vision prémonitoire de Statira dans la tragédie : « My Royal Parents, there I saw’em stand. » (Queens, V, p. 54) [« Mes parents royaux, je les ai vus là se tenir près de moi. »]

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est ainsi reformulée dans la comical-tragedy : « My Dead Drunk Parents, there I saw them stand, Offering a three Pint Bumper to my Hand. » (Queans, V, p. 37) [« Mes parents ivres-morts, je les ai vus là se tenir près de moi, Qui avançaient une tasse de trois pintes vers ma main pour me l’offrir. »] Avant sa mort, Statira demande à Alexandre de penser à elle quand il se remettra à boire. Tout compte fait, peu de place est laissée au tragique dans cette comical-tragedy ; en outre, toute situation un tant soit peu pathétique pouvait être rendue ridicule par le ton ou les mimiques des comédiens. Hors des thèmes que nous avons recensés, Colley Cibber s’empare, pour le tourner en dérision, de tout élément de la pièce d’origine qui s’y prête par son exagération ou sa surcharge. Il en va ainsi du passage où Parisatis supplie Alexandre d’épargner Lysimachus : « Speak the kind word before the gaping Lyon Swallow him up ; let not your Souldier perish, But for one rashness which despair did cause. I’le follow thus for ever on my knees, And make your way so slippery with tears, You shall not pass. » (Queens, IV, p. 38) [« Dites le mot salvateur avant que le lion à la gueule béante Ne l’avale ; ne permettez pas que votre soldat périsse, Juste pour une seule imprudence que le désespoir a causée. Je vous suivrai donc à jamais, à genoux, Je verserai des larmes au point de rendre le sol si glissant Que vous ne pourrez passer. »] Colley Cibber transpose cette prière sur un mode grotesque : « Speak the kind Word, before the spouting Pump Sopps all his Cloaths : O let him not be Drench’d, Only for calling your Hephestion Names ; I’ll Daggle thus for ever on my Knees, I’ll make your way so slippery with Tears, You shall not dare to Walk ; for Fear your Heels Fly up, and you shou’d break your Elbows. » (Queans, IV, p. 27) [« Dites le mot salvateur, avant que la pompe au jet puissant Ne détrempe tous ses vêtements ; oh, ne permettez pas qu’il soit mouillé jusqu’aux os, Juste pour avoir injurié votre Héphestion ; Je vous aspergerai donc à jamais, à genoux, Je verserai des larmes au point de rendre le sol si glissant Que vous n’oserez pas y marcher ; de peur que vos talons Ne décollent et que vous ne vous cassiez les coudes. »]

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Le sommet de l’incongruité est atteint lors de la mort d’Alexandre. Dans la pièce de Lee, celui-ci parle du feu qui consume et ravage ses entrailles, jusqu’à les réduire en cendres15. Dans celle de Cibber, l’image est celle d’un pudding brûlé16. Il reste à nous interroger sur le contexte et les raisons qui ont poussé Cibber à écrire une adaptation aussi férocement burlesque de la pièce de Lee, sans en assumer la paternité par la suite. Un passage de son Apologie rédigée en 1740 semble livrer la clé de l’inimitié de Cibber envers Lee. Les raisons semblent essentiellement d’ordre esthétique. Colley Cibber, s’il ne dit pas un mot des Rival Queans, évoque pourtant explicitement, de façon sévère, la tragédie de Nathaniel Lee, The Rival Queens, désignée sous le titre Alexander the Great, également utilisé à l’époque. S’il s’en prend à cette pièce, ce n’est pas pour dénoncer l’agencement artificiel de l’action et la série des morts qui la clôturent, mais pour en critiquer le faux sublime et l’incohérence métaphorique : Il ne saurait y avoir de meilleure preuve des charmes d’une diction bien ajustée que les nombreuses scènes même non naturelles et les envolées de faux sublime qu’elle a pu élever jusqu’aux applaudissements. Dans quel état d’extase ai-je pu voir un public face à la pompe furieuse et aux harangues grandiloquentes de l’Alexander the Great de Nathaniel Lee ! Car bien que je puisse reconnaître quelques grandes beautés dans cette pièce, cependant elles ne vont pas sans des défauts extravagants. C’est plus ou moins le cas pour toutes les pièces de cet auteur. Laissez-moi en fournir un exemple. Alexander, au milieu d’une foule de courtisans, sans y avoir eu besoin qu’on l’y appelle ou qu’on l’y incite, sombre dans cette rhapsodie vaniteuse : « Personne ne s’en souvient ? Oui, je sais que vous le devez tous ! […] Quand la gloire, comme l’aigle éblouissant, se tenait Juchée sur la visière de mon heaume, dans les flots débordants du Granique, Lorsque la Fortune même portait ma valeur en tremblant, Et que les pâles destinées se tenaient effrayées sur le rivage, Lorsque les Immortels chevauchaient sur des nuées,     Et que moi-même j’apparus comme le dieu qui commandait17. » 15 Queens, V, p. 63 : « My vital Spirits are quite parch’d, burnt up, / And all my smoky Entrails turn’d to ashes » (« Mes esprits vitaux se consument, s’enflamment / Et toutes mes entrailles enfumées se changent en cendres »). 16 Queans, V, p. 44 : « My Liver and my Heart’s to Tinder burnt, / And all my smoky Intrails made black Puddings » (« Mon foie et mon cœur sont brûlés à l’amadou, / Et toutes mes entrailles enfumées se changent en puddings brûlés »). 17 Le texte original est (An Apology for the Life of Colley Cibber, Written by himself, [1740], t. 1, Notes and Supplement, Londres, 1889, ch. 4, p. 105) : « There cannot be a stronger Proof of the Charms of harmonious Elocution than the many even unnatural Scenes and Flights of the false Sublime it has lifted into Applause. In what Raptures have I seen an Audience at the furious Fustian and turgid Rants in Nat. Lee’s Alexander the Great ! For though I can allow this Play a few great Beauties, yet it is not without its extravagant Blemishes. Every Play of the same Author has more or less of them. Let me give you a Sample from this. Alexander, in a full Crowd of Courtiers, without being occasionally call’d

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Dans la suite du passage Colley Cibber souligne encore, s’il en est besoin, les artifices rhétoriques de son prédécesseur, que seule une interprétation remarquable embellissait aux yeux du public : Quand ce déferlement de vers sortait de la bouche d’un Betterton18 la multitude n’y exigeait guère plus de sens que nos connaisseurs en musique ne le jugent essentiel dans les airs célèbres d’un opéra italien. Cela ne prouve-t-il pas qu’il y a presque autant d’enchantement dans la voix bien maîtrisée d’un acteur que dans le doux pipeau d’un castrat ? Si je vous dis qu’aucune tragédie, durant de nombreuses années, n’eut davantage les faveurs des spectateurs citadins qu’Alexander, à quoi devons-nous imputer cette commande faite par l’admiration publique ? Pas à son mérite intrinsèque, sûrement, si elle regorge de passages tels que celui que j’ai cité ! Si ce passage a quelque mérite, voyons donc quelle figure il aurait sur une toile, quelle sorte de tableau s’en dégagerait. Si Le Brun, célèbre pour avoir peint les batailles de ce héros, avait vu cette noble description, quelle image unique aurait-il pu en retirer ? En quelles couleurs nous aurait-il montré « la gloire juchée sur la visière d’un heaume » ? Comment aurait-il dessiné la « Fortune » en train de « trembler » ? Ou, à la vérité, quel usage aurait-il pu faire des « pâles destinées » ou des « Immortels » chevauchant sur des « nuées », avec ce dieu fanfaron qui se proclame tel à leur tête ? Où donc, alors, doit avoir résidé le charme qui a rendu autrefois le public si partial envers cette tragédie ? Eh bien, clairement, dans la grâce et l’harmonie de l’élocution de l’acteur. Car l’acteur lui-même n’est pas responsable de la fausse poésie de l’auteur ; c’est à l’auditeur d’en juger19. Plus loin, Cibber met en cause la « fausse passion » incluse dans les vers bien sonnants qu’un acteur débite avec feu, même s’ils n’ont rien de naturel, ainsi que la corruption du goût qui a entraîné le succès, qualifié d’extraordinaire, de la pièce de Lee. Ces lignes sont éclairantes dans la mesure où elles montrent que Cibber règle pour ainsi dire des comptes avec Lee et le clinquant, l’emphase de sa pièce, qui lui auraient valu selon lui une gloire imméritée. Il est intéressant de constater qu’il se pose en arbitre du goût, en défenseur du naturel. On peut supposer qu’il n’a pas revendiqué sa parodie pour s’assurer un minimum de crédibilité par rapport aux valeurs esthétiques qu’il proclame. Si la pièce de Lee pèche contre le bon goût, il est clair que sa réécriture burlesque, qui confine à la grossièreté de la farce, le fait aussi. À un autre niveau, l’on constate que la représentation de la pièce parodique de Colley Cibber intervient à la fin du xviie siècle ou au tout début du siècle suivant, soit à une période de mutation politique, où l’on assiste à une évolution de la

or provok’d to it, falls into this Rhapsody of Vain-glory : ‘Can none remember ? Yes, I know all must ! / […] When Glory, like the dazzling Eagle, stood / Perch’d on my Beaver, in the Granic Flood, / When Fortune’s Self my Standard trembling bore, / And the pale Fates stood frighted on the Shore, / When the Immortals on the Billows rode, /And I myself appear’d the leading God.’ » (Queens, II, p. 18) La traduction est nôtre. 18 Thomas Betterton (1635-1710), acteur anglais très réputé, souvent évoqué dans l’Apologie de Cibber. 19 An Apology for the Life of Colley Cibber, Written by himself, [1740], vol. 1, Notes and Supplement, Londres, 1889, ch. 4, p. 106-107. Nous traduisons.

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monarchie anglaise dont les pouvoirs, face au Parlement, sont limités, – la figure du souverain est donc moins sacralisée qu’au temps de la monarchie absolue. Dans le champ littéraire, l’on assiste parallèlement, à une remise en question des valeurs et à un recul de l’exaltation de l’héroïsme. C’est à peu près vers cette époque que, sur la scène française, les Comédiens Italiens ont également recours au burlesque et à la parodie, avant la fermeture de leur théâtre par Louis XIV en 1697. En GrandeBretagne, les comédies de mœurs des années 1690, très satiriques, sont loin d’être pudibondes, ce qui leur vaut des attaques de la part d’adversaires du théâtre20. Le public, certes, continue à apprécier des tragédies à sujet antique, mais l’esprit du théâtre se renouvelle et les spectateurs goûtent également les œuvres portant sur des thématiques contemporaines. La pièce de Cibber The Rival Queans, certes trop parodique et hétérogène pour être prise au sérieux, est donc inséparable de son contexte social et intellectuel. L’heure est propice à la moquerie, et parfois au rabaissement des monarques – ce que fera Jonathan Swift au livre I des Voyages de Gulliver qui met en scène le roitelet mégalomane de Lilliput (1726). Quant à la thématique des bas-fonds et du monde de l’envers, même si le tableau en est assez limité et fantaisiste, elle fait écho aux romans picaresques traditionnels21 et annonce en quelque sorte l’œuvre de John Gay et de Johann Christoph Pepush, The Beggar’s Opera (L’opéra du gueux), composé en 1728. Ce texte peu connu de Colley Cibber, qui offre une image burlesque et dégradée du conquérant macédonien, est surtout lisible comme un jeu de réécriture facétieux, dont la verve irrespectueuse vise tout autant Nathaniel Lee que son prestigieux personnage. La littérature anglaise portera néanmoins durablement les traces de cette dégradation burlesque du personnage d’Alexandre. Beaucoup plus tard dans le siècle, une autre œuvre, un opéra léger de George Alexander Stevens intitulé The Court of Alexander (1770), tire aussi des effets cocasses de scènes liées à l’ivresse d’Alexandre.

20 Par exemple le pamphlet de Jeremy Collier, A Short View of Immorality and Profaneness of the English Stage (1698) qui s’en prend de façon virulente aux œuvres tragiques ou comiques de Wycherley, Dryden, Congreve et de Vanbrugh et d’autres dramaturges de leur génération, met en cause l’indécence et l’attitude prétendument blasphématoire de ces auteurs. Les défenseurs du théâtre, tels John Dennis, répondirent à ces attaques. 21 Plusieurs romans picaresques (Lazarillo de Tormes, Guzmán de Alfarache) avaient été traduits en anglais. Daniel Defoe devait redonner une nouvelle dynamique au genre picaresque avec son roman Moll Flanders (1822).

Benoît Ab ert

La mort de Bucéphale de Pierre Rousseau : la dérision par la discordance

Comme nombre de « figures » ou de « personnages » historiques, Alexandre cumule les contradictions. Tout à la fois empereur à l’existence attestée et héros mythique dont l’origine peut remonter à Zeus comme à Nectanabus, l’Histoire rapporte que ses conquêtes se sont étendues non loin des limites du monde connu – expéditions auxquelles s’ajouteraient plusieurs voyages de nature allégorique. De même, son caractère et son comportement tels que les présentent les auteurs étaient plus qu’inconstants : tyran n’hésitant pas à mettre à mort ceux de ses compagnons en qui l’alcool ou le goût de la toute-puissance avaient pu lui faire imaginer des ennemis, il était également connu pour sa générosité, voire sa libéralité avec ses adversaires – notamment après la bataille d’Issos –, ce type de revirement étant interprétable aussi bien comme une expression de son impulsivité (et de son comportement aussi indomptable que celui de son cheval) que comme la marque d’un grand tact politique. Le lecteur s’intéressant au mythe d’Alexandre peut retrouver cette ambiguïté et ce hiatus perpétuels dans une courte pièce qui eut un succès conséquent depuis sa publication en 1749 (elle fut jouée pour la première fois à Fontainebleau devant la cour) jusqu’au début du xixe siècle mais qui a depuis disparu des programmations comme des éditions écrites : La mort de Bucéphale, de Pierre Rousseau – dit « Rousseau de Toulouse ». En effet, le fondateur et rédacteur en chef pendant une trentaine d’années du Journal encyclopédique – qui contribua par ce moyen à l’expression dans toute l’Europe des idées des Lumières – y propose une vision aussi fidèle que décalée d’un épisode marquant de la vie du conquérant : la disparition de son illustre cheval. Cette étude cherchera à examiner comment ce dramaturge aujourd’hui oublié a fait appel à une esthétique du mélange et de la discordance au service de l’effet comique, une esthétique fondée sur les ambiguïtés et les contradictions inhérentes au personnage principal et au mythe qui l’entoure – à savoir Alexandre puisque, selon la préface, « on n’a rien trouvé qui pût servir à établir le caractère de Bucéphale. […] Dans

Benoît Abert • Université de Lille-Alithila Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 249-261 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124966

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l’incertitude, on a mieux aimé se passer du personnage essentiel, que de s’écarter de la belle nature1 ».

Le rapport à l’Histoire : fidélité et décalage Si, dans sa Poétique, Aristote déclare que « l’historien nous dit ce qui s’est passé quand le poète nous dit ce qui pourrait se passer2 » – ajoutons « ce qui aurait pu se passer » –, toute pièce d’inspiration historique se trouve par nature écartelée entre les deux domaines. Rousseau ne fait pas exception à cette tradition, proposant un savant mélange entre la fidélité aux sources « officielles » et une part indéniable d’imagination et de fantaisie dérisoire – discordance mise au service du rire. La courte préface définit (et parfois sous-entend) nettement cette approche mixte voulue par l’auteur. Ainsi, Rousseau paraît inscrire son œuvre dans une perspective résolument historique – en témoignent les « recherches », manifestement nombreuses, qu’il aurait faites « chez les Anciens, pour avoir une connoissance parfaite » de la matière à traiter. Se déclarant disposé à ne pas « s’écarter de la belle nature », l’auteur reconnaît néanmoins en toutes lettres l’autorité de Quinte-Curce – cette double allégeance semblant quelque peu paradoxale eu égard au manque de véracité que l’on reproche souvent à l’auteur des Historiae et au fait que la pièce ne constitue donc, dans une perspective platonicienne, qu’une imitation au second, voire au troisième degré. Certes, la liste des personnages secondaires est fidèle à la matière historique (Arrhidée, Statira, Héphestion, Philippe – tous présents dans les récits de l’épopée d’Alexandre), et certains faits mentionnés par les biographes sont évoqués de manière effective durant la pièce, et contribuent à ancrer l’intrigue dans un cadre que l’on pourrait qualifier, au prix d’un léger anachronisme, de « réaliste » : ainsi de l’épisode du nœud gordien (v. 245) ou des soupçons entretenus contre Philippe, le médecin d’Alexandre au moyen d’une lettre de Parménion3, et que le personnage de Rousseau semble évoquer à demi-mot aux vers 173-174 : « Je tremble pour ma vie ; & dans son Medecin / Le Roi peut aisément découvrir l’assassin. » Pourtant, ce souci d’exactitude s’affiche comme profondément dérisoire : l’auteur mentionne plusieurs fois son ignorance en matière historique (« quelques recherches qu’on ait fait », « on n’a rien trouvé », « on ne sçait » – sans compter qu’« il y a apparence » mais que « dans l’incertitude […] »), il met nettement en question l’autorité des Anciens en matière de sources – « on n’a rien trouvé qui pût servir à établir le caractère de Bucéphale » –, et, à propos des techniques d’écriture d’une telle pièce, il écrit : « On a pillé des Vers des meilleurs Auteurs ; mais ils viennent si naturellement au sujet, qu’on les auroit trouvés comme eux. » Par l’envoi final faisant appel au rôle du lecteur



1 P. Rousseau, préface à La mort de Bucéphale, Paris, Cailleau, 1749, p. 1. Toutes les citations de la préface renvoient à cette unique page. L’orthographe et la ponctuation d’époque ont été conservées. 2 Aristote, Poétique, Paris, 2014, trad. P. Somville, p. 887. 3 Épisode rapporté entre autres par Plutarque, Vies parallèles, Paris, 2001, trad. A.-M. Ozanam, p. 1243-1244.

La mort de Bucéphale de Pierre Rousseau : la dérision par la discordance

éclairé (« Attrape qui peut »), Rousseau inscrit définitivement son œuvre dans une perspective bouffonne, malmenant les autorités sous le patronage desquelles il avait semblé un moment se placer. La même ambiguïté est décelable dans le traitement des personnages. La figure d’Alexandre peut globalement être qualifiée de « peinte d’après nature », ou plutôt d’après les sources4. Marqué dans l’esprit populaire par une ambition démesurée5, Alexandre ouvre ainsi la pièce par des assertions qui pourraient laisser croire qu’il s’est ravisé : « Je me flattois, Amis, qu’au gré de mon envie, Je pourrois à mes loix, voir la terre asservie, […] Je voulois, hors du monde, étendant ma fortune, Attacher à mon char le Soleil & la Lune. » (v. 3-4 et 7-8) Mais l’utilisation de l’imparfait ne masque pas que « l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits6 » ne l’abandonne jamais, au point de l’amener à une forme de mégalomanie (v. 273-274) : « Je suis Roi ; / Je dois avoir les Dieux & le Destin pour moi. » Il s’agit ici non pas d’une obligation mais d’une volonté ayant valeur d’acte – presque performative7 –, comme le confirmeront les vers 413-414 : « Nous autres immortels, nous tenons dans nos mains / Les méprisables jours des fragiles humains. » Outre son ambition, l’empereur est également connu pour son comportement impulsif et excessif. Là encore, Rousseau semble se conformer aux sources antiques le dépeignant comme « fougueux et emporté », « renâcl[ant] devant toute contrainte8 », puisqu’Arrhidée lui assène : « Je vais te retracer tous tes emportemens » (v. 378) et enchaîne par une peinture éplorée de la conduite d’Alexandre envers ses compagnons : « En est-il échappé quelqu’un à ta furie ! […] Quel prix ont-ils rêçu pour ces fameux services ! L’un sur de vains soupçons, périt dans les supplices, L’autre a vû tout son sang, au milieu d’un festin, Ce sang qu’il te vouoit, répandu par ta main. » (v. 384 et 391-394) On remarquera l’exactitude de Rousseau dans le choix des noms des personnages, puisque « Parmenion » (v. 396) et « Philotas » (v. 398) renvoient à des référents réels. S’agissant en revanche de la maturité psychologique d’Alexandre, il semble que Rousseau ait décidé de s’écarter du canon qui lui attribuait « une gravité et une grandeur d’âme au-dessus de son âge », ainsi qu’un caractère « clément et géné-



4 Il semble que l’auteur ait suivi les injonctions de Boileau sur ce point, lui qui considérait qu’« Achille déplairait, moins bouillant et moins prompt » : Nicolas Boileau, Art poétique, Paris, 1969, p. 101. 5 Ambition que l’on retrouvait un siècle plus tôt chez Dom Juan, affirmant dans sa célèbre tirade du libertin (Molière, Œuvres complètes II, éd. G. Couton, Paris, 1972, p. 36) : « Comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. » 6 Ibidem. 7 Voir J. A. Austin, How to do Things with Words, Oxford, 1962. 8 Plutarque, op. cit., p. 1230 et 1232.

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reux […] suivi d’actes d’une plus grande humanité encore9 ». En effet, le dramaturge le fait apparaître en plusieurs endroits comme résolument immature – ainsi après la tirade d’Arrhidée lui exposant ses griefs, puisque sa réaction est de prononcer en aparté (v. 409) : « Il n’a pas tort, mais moi je veux avoir raison. » L’accent tonique, placé à la césure sur un « moi » autoritaire, insiste nettement sur l’immaturité et l’égocentrisme qui culmineront trente vers plus loin devant la mort de son frère ; Alexandre, bien loin de le pleurer, continuera à pester (v. 440) : « Pour me faire enrager, je pense qu’il expire » – témoignant d’une étrange conception de la vie humaine au vu de sa réaction devant une autre mort, celle de Bucéphale (v. 359) : « La douleur près de lui m’empêche de me rendre. » Enfin, quant à ses amours, la fidélité aux sources est tout aussi ambiguë. Là où Plutarque notait que « les plaisirs physiques ne le troublaient guère » et qu’il ne s’y livrait « qu’avec beaucoup de retenue10 », Rousseau semble suivre le même chemin, puisque, lorsque l’unique personnage féminin de la pièce – Statira – lui propose de venir lui offrir « la paix avec [s]a main » (v. 38), Alexandre répond d’un ton offusqué générateur de comique (v. 42-43) : « De Bucephale on a percé le flanc, / Et l’on vient me parler de Paix & d’Hymenée ? » À l’inverse, si des préoccupations politiques ont été, d’après Plutarque, l’occasion pour le conquérant de prendre « lui-même pour épouse la fille de Darius, Stateira11 », il n’en est rien dans La mort de Bucéphale, et l’idée qu’il avait pu avoir de ce mariage s’efface rapidement de sa pensée : « J’avois du goût pour elle : Eh bien n’en parlons plus » (v. 249) – opposition factuelle nette entre récits historiques et adaptation théâtrale. La même esthétique discordante est perceptible à propos d’Arrhidée, puisque Rousseau semble s’être appuyé sur de nombreuses sources tout en prenant des libertés assez conséquentes avec elles. Ainsi ne tient-il notamment pas compte de cet élément historique majeur que constitue la succession d’Alexandre et s’écarte-t-il nettement de la « belle nature » des faits dont il se réclamait dans sa préface, Arrhidée mourant avant son frère et ne pouvant en toute logique prétendre lui succéder. Cependant, malgré cette inversion chronologique, la teneur du personnage est assez proche de celle décrite par les historiens – il manque cruellement d’envergure à la fois devant la gent féminine et devant son propre frère puisque après l’aveu d’une jalousie infantile et ridicule envers Bucéphale (« Vous nous le préferiez, & je l’en ai puni », v. 366), il perd définitivement toute contenance lors de sa mort « en tombant après avoir fait une pirouette », sans qu’Alexandre ait eu le loisir de le frapper, comme si la seule vue d’une arme avait suffi à le faire trépasser. De plus, non content d’être timoré, Arrhidée s’était rendu coupable d’un complot envers Bucéphale, donc envers les intérêts de sa propre patrie – « Il faut sur ce Cheval nous faire à tous justice » (v. 144) –, avant d’envisager de tuer Alexandre lui-même, en exposant à Philippe les termes d’un dilemme pour le moins décalé (v. 204) : « Du cheval ou du Maître on demande la vie. »

9 Ibidem, p. 1230 et 1246. 10 Ibid., p. 1230. 11 Ibid., p. 1286.

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Statira, « personnage » historique avéré, est l’objet d’un traitement tout aussi discordant. Ainsi présente-t-elle un caractère noble et assuré, plein de fierté royale – notamment lorsqu’elle expose à Alexandre les raisons de sa venue : « Mon Pere a ses raisons ; il sçait que d’un procès Deux beaux yeux quelquefois assurent le succès […] Et j’ose me flatter que ce n’est pas en vain, Que je viens vous offrir la paix avec ma main. » (v. 33-34 et 37-38) Mais Alexandre répond par la négative, ce qui est conforme à la vérité historique puisqu’une première proposition de mariage émanant de Darius et lui cédant tous les pays à l’ouest de l’Euphrate à condition qu’il ne dépasse pas l’Halys avait été effectivement repoussée. Seules les causes diffèrent : là où l’Histoire a retenu le refus par un conquérant d’une alliance qui l’aurait bloqué dans sa politique d’expansion, la pièce préfère jouer sur une concurrence grotesque entre Statira et Bucéphale, Alexandre s’exclamant (v 59) : « Auprès de lui je cours ; à regret je vous quitte. » La conséquence est que le mariage, pourtant mentionné par de nombreuses sources, n’aura pas lieu. C’est même d’Arrhidée que Statira sera pendant un instant la plus proche, lui proposant un mariage sous condition (v. 99-100) : « Si vous voulez pour vous que mon cœur s’attendrisse, / Il faut que par vos soins mon ennemi périsse. » Au-delà de l’aspect bouffon de cette proposition (l’ennemi n’étant autre que Bucéphale, la fidélité historique est ici à son plus bas niveau), on pourra repérer dans les propos de la princesse une reprise décalée d’une réplique d’Axiane dans l’Alexandre le Grand de Racine (III, 4, v. 1218) : « Dans le sang ennemi tu peux laver ton crime12. » L’effet comique provient ici du décalage entre le « répertoire » du spectateur13 habitué aux tragédies antiques (la concurrence mise en scène par Racine entre Porus, Alexandre et Taxile à propos de l’amour d’Axiane) et le duel grotesque que se livrent sous leurs yeux Statira et Bucéphale dans le cœur d’Alexandre. En définitive, aucun mariage ne pourra avoir lieu dans la pièce puisqu’Arrhidée meurt à la onzième scène et Alexandre lors du dénouement, Statira étant précédemment « sortie indignée » et ayant « pass[é] les flots sans s’allarmer » (v. 340 et 346). Philippe, le médecin d’Alexandre, est peu présent sur scène, mais ses apparitions suffisent à faire percevoir le décalage entre ce que la tradition a retenu de lui et la vision qu’en offre Rousseau. Loin de l’homme admirable capable de résister à la calomnie, le protagoniste s’avère assez vil et beaucoup moins remarquable que ce qu’en dit l’Histoire : semblant d’abord outré du projet que lui propose Arrhidée pour conquérir le cœur de Statira – « La mort de Bucephale ! Ô Ciel, qu’osez-vous dire ! » (v. 147) –, trente vers suffiront pour qu’il change d’avis et adopte un comportement digne des médecins de Molière, alliant immoralité et crainte d’être pris à son propre piège : « Mais donnez-moi du tems afin de le détruire : Pas à pas au tombeau je sçaurai le conduire ;

12 Jean Racine, Œuvres complètes I. Théâtre – Poésie, éd. G. Forestier, Paris, 1999, p. 167. 13 Voir W. Iser, The Act of Reading : A Theory of Aesthetic Response, Baltimore, 1976.

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Notre art pour de tels coups, n’est jamais en défaut : S’il a besoin du froid, j’ordonnerai le chaud. » (v. 175-178) L’hypocrisie semble le disputer à la crainte, puisque devant Alexandre, consterné de son manque d’initiative, il ne trouve d’autre réponse que celle-ci (v. 269-270) : « Je n[e] renonce pas, mais prendrai-je sur moi / Le soin de guérir seul le cheval de mon Roi ! » Quant à la morale développée dans les derniers vers, elle ne peut que prêter à sourire en de telles circonstances (v. 462-464) : « Quand on se porte bien, on se moque de nous : / Mais chacun a son tour ; plus timide qu’un lievre, / Vous me rappellerez au moindre accès de fiévre. » Enfin, concernant Bucéphale, on remarquera (outre son absence sur scène, pour les raisons évoquées dans la préface) que Rousseau le fait succomber d’une balle – un des nombreux anachronismes de la pièce – qui aurait « percé son généreux poitrail » (v. 22), alors que Plutarque reconnaît une hésitation entre les différentes sources – « selon Onésicrite, il mourut d’épuisement et de vieillesse14 ». On notera également un décalage temporel entre réalité et fiction, puisque les Vies parallèles situent cette mort « après [la] bataille contre Poros15 », alors que Rousseau choisit comme cadre l’empire de Darius – bien que « la Scene se passe où l’on veut16 », selon l’étonnante didascalie initiale.

Un mélange des genres : entre tragédie et comédie La pratique du mélange se retrouve en ce qui concerne le genre littéraire, comme l’atteste le sous-titre figurant dans la réédition de 1786 chez Jean-Baptiste Broulhiet : « tragédie pour rire et comédie pour pleurer ». Par cette appellation saugrenue, l’auteur revendique son opposition à l’esthétique classique tout en écartant d’emblée la possibilité de l’étiquette de tragi-comédie puisque le dénouement fait se succéder trois morts. S’agissant de sa problématique générale et de son intrigue, La mort de Bucéphale semble s’inscrire de façon visible dans une perspective de tragédie puisque les personnages présents sur scène sont de la plus sérieuse société – les rôles joués par Philippe, Héphestion et les gardes étant plus que limités. On notera l’évocation des « mânes des Héros » (v. 134) dans la bouche d’Arrhidée, ainsi que l’intervention de forces transcendantes – ou considérées comme telles – sur scène, notamment aux vers 431 (« Quelle invisible main arrête ma vengeance ? ») et 469-470 : « Ô Ciel ! mon pistolet vient de rater tout net. / Auriez-vous donc, grands Dieux, vuidé le bassinet ! » Ces personnages parfaitement représentatifs du genre tragique sont par ailleurs préoccupés par des thèmes canoniques, dont l’amour et la rivalité entre deux frères en quête de reconnaissance, Arrhidée s’exclamant au vers 71 : « Le cruel ! qu’avec lui j’ai peu de ressemblance ! » Le trouble des personnages s’exprime sous 14 Plutarque, op. cit., p. 1279. 15 Ibid. 16 C’est Rousseau qui souligne.

La mort de Bucéphale de Pierre Rousseau : la dérision par la discordance

forme d’oxymores – « ô victoire funeste ! » (v. 16) – ou de dilemmes, caractéristiques des situations de tragédie (v. 204) : « Du cheval ou du Maître on demande la vie. » On notera cependant que, parmi les rares éléments tragiques absents, figure la notion de fatum. En effet, les morts qui se produisent dans les dernières scènes sont pleinement contingentes : « une bale » (v. 22) pour Bucéphale, « un coup de pied » (v. 351) pour Arrhidée et « un colera-morbus » (v. 486) pour Alexandre – à moins que l’on ne considère les médecins comme des forces transcendantes présidant à la destinée humaine, comme semble le suggérer ironiquement Arrhidée : « Votre art impunement frappe d’une main sure » (v. 184), et qu’on prenne pour argent comptant l’apparente catabase à laquelle sont soumis les personnages dans la scène finale, alors qu’elle appartient manifestement au domaine de l’hallucination. Par son côté faussement didactique, la pièce feint de se situer également dans la tradition des tragédies morales inspirées par la théorie de la catharsis, selon laquelle il s’agit, « par les sentiments de pitié et de crainte […], de nous purifier », « la fable [devant] être composée de manière que […] celui qui l’entend[e] soit rempli d’effroi et de pitié par ces événements17 ». Pour atteindre cet objectif, l’auteur prend successivement les voix d’Alexandre, d’Arrhidée ou de Statira, multipliant les exclamations et les invocations aux dieux. Plusieurs tirades sont ainsi teintées de pathétique, parmi lesquelles la longue évocation par Arrhidée d’anciens compagnons morts au combat ou à cause des sautes d’humeur d’Alexandre : « Je vais te retracer tous tes emportemens, Et par un long discours terminant ma carriere, Quand je t’aurai tout dit, je quitte la lumiere. […] Où sont tous ces Guerriers, l’honneur de la Patrie ! En est-il échappé quelqu’un à ta furie ! » (v. 378-380 et 383-384) On notera dans ce début d’invocation aux morts la présence de tous les procédés d’usage de la tragédie propres à frapper et émouvoir le spectateur – de la notion de destin à l’hybris dévastateur en passant par de multiples procédés d’insistance. La trame de la pièce s’avère donc bâtie autour d’un axe d’apparence cathartique, et suit en cela les dispositions propres au genre tragique. Si l’on s’intéresse aux prescriptions formelles en usage à l’âge classique, on constatera que Rousseau choisit délibérément d’en suivre certaines et d’en ignorer d’autres – fidèle en cela à son esthétique discordante. La pièce est manifestement écrite dans le respect des canons en usage, à savoir dans un registre soutenu, usant de l’alexandrin et de l’ensemble des topoï incontournables. Les trois unités sont également respectées. L’action ne comprend en effet qu’une seule intrigue, « une et complète18 », centrée autour de la mort prochaine de Bucéphale, dont il semble difficile de pouvoir enlever une scène puisque chacune est « partie intégrante de l’ensemble19 », et à laquelle vient tout naturellement se greffer l’intrigue secondaire

17 Aristote, op. cit., p. 883 et 892. 18 Ibidem, p. 887. 19 Ibidem.

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des amours d’Alexandre et de Statira. On remarquera que « son nœud bien formé se dénoue aisément20 », Bucéphale mourant et les amours de Statira n’ayant aucune suite. L’unité de temps est également absolue, puisque la pièce – non contente de s’inscrire dans la règle des vingt-quatre heures – réussit à faire coïncider parfaitement durée de l’action et durée de la représentation, suivant en cela les recommandations de Corneille21. Quant à celle de lieu, elle est à la fois respectée (puisque le lieu est « fixe22 ») et tournée en dérision, la didascalie initiale affichant le peu d’importance de la notion. Mais c’est dans le traitement des notions de vraisemblance et de bienséance que la pièce s’écarte le plus des canons de la tragédie puisque, par ses choix dramatiques, l’auteur semble renvoyer dos à dos les deux notions, dont il prend un plaisir évident à contester l’intérêt – qu’il s’agisse de la mort d’Arrhidée (qui tombe « après avoir fait une piroüete » en déclarant un grotesque « Je me meurs » au vers 437) – ou de celle d’Alexandre, qui semble due essentiellement à un caprice infantile (v. 485-486) : « Passerai-je mon tems en regrets superflus ! / Je succombe & me meurs d’un colera-morbus. » Quant à la bienséance, ces exemples suffisent à témoigner du peu d’importance que l’auteur lui accorde, les morts représentées sur scène étant bien loin de l’austérité d’un Boileau réclamant que « Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose23 ». En réalité, les concordances entre La mort de Bucéphale et l’esthétique de la tragédie ne font que mieux mettre en évidence la volonté comique du texte. On notera que génériquement, en dépit des topoï relevés, Rousseau inscrit visiblement son œuvre dans la perspective de la parodie telle que définie par Bergson – « Transpose-t-on en familier le solennel ? On a la parodie24 » –, dont ce dernier cite trois procédés essentiels : le « grossissement », la « simplification » et la « dégradation », qui consiste à « présente[r] une chose, auparavant respectée, comme médiocre et vile25 ». La pièce se situe très exactement dans cette optique d’une « imitation d’une certaine vulgarité, non pas du vice dans son ensemble, mais de cette partie du laid qu’est le risible26 ». Un des meilleurs exemples de cette laideur bouffonne est celui du manque d’envergure de certains personnages pourtant nobles par leur origine. Ainsi Arrhidée admoneste-t-il Philippe à cause de son refus de tuer Bucéphale – « Tout est à craindre, & ton zele balance ! » (v. 159) –, mais cet emportement soudain (peu héroïque au vu de l’action à accomplir) ne s’avère qu’une reprise grotesque et emphatique de propos auparavant tenus par Statira et déjà risibles en eux-mêmes (v. 107-108) : « J’entrevois votre poltronerie ; / Eh bien, Seigneur, je vais moi-même à l’écurie. » On remarquera l’insolence et la confusion involontaire entre sens propre et sens figuré dans certaines répliques, Arrhidée répondant à une question de son frère – « Que vous a-t-elle dit de mon air conquérant ? » – par des propos situés entre

20 Boileau, op. cit., p. 108. 21 Voir P. Corneille, Discours des trois unités d’action, de jour et de lieu, Amsterdam, 1709, p. 14. 22 Boileau, op. cit., p. 99. 23 Ibidem. 24 H. Bergson, Le rire, Paris, 1900 (reprint 2007), p. 94. 25 Ibidem, p. 51 et 95. 26 Aristote, op. cit., p. 882.

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la niaiserie et l’effronterie (v. 213-214) : « Qu’avec deux pieds de plus, vous seriez bien plus grand. » Alexandre lui-même n’est en aucune façon épargné par la visée parodique. Le protagoniste, par ses multiples défauts, semble beaucoup plus humain que divin – or « il n’y a[urait] pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain », ceci expliquant pourquoi « le poète tragique a […] soin d’éviter tout ce qui pourrait appeler notre attention sur la matérialité de ses héros27 ». La pièce étant en réalité à l’exact opposé du genre tragique, cette matérialité comique et parodique d’Alexandre s’exprimera notamment par sa conception assez stéréotypée de la Femme, mais aussi par sa versatilité – « une prompte prudence / Me jette de l’amour, au sein de l’inconstance ; / J’avois du goût pour elle : Eh bien n’en parlons plus » (v. 247-249) – et son comportement puéril vis-à-vis des dieux (v. 278) : « Ne pouvant rien contr’eux, je ne me prends qu’à vous [Philippe]. » La pièce s’essaie également à la critique sociale – malgré un cadre très éloigné, de nombreux passages peuvent être mis en parallèle avec le siècle de Louis XV, en vertu du fait qu’« on ne goûterait pas le comique si l’on se sentait isolé. Il semble que le rire ait besoin d’un écho », d’une « complicité28 ». Cette dernière peut ainsi prendre la forme d’une critique de la médecine – thème qu’Arrhidée semble transposer directement de l’Antiquité au XVIIIe siècle (v. 165-166) : « La feinte est trop grossiere ; en ce siècle indigent, / Les Medecins n’ont plus d’autre ami que l’argent. » Mais c’est bien toute la société de son temps que l’auteur prend plaisir à tourner en ridicule sous le masque d’une tragédie historique : « En quel siécle nous sommes ! » (v. 63), s’exclame ainsi Statira, visant en ces termes « la Cour » (v. 102), où « de tels exemples » (v. 219) sont donnés qu’on pourrait en conclure que « tout semble permis à l’audace des hommes » (v. 308). Rousseau s’autorise en outre, dans un but satirique, différentes incursions métalittéraires constituant autant d’attaques malicieuses contre d’autres types d’écrits, notamment les vers 257 (Alexandre effectue un rapprochement entre « le froid Nouvelliste, & le mauvais Plaisant ») et 477-478 : « Eh quoi… pour augmenter l’horreur de ses tourments, / En sa présence on lit tous les nouveaux Romans. » Le lecteur constatera également une réflexion amusée sur le genre théâtral, notamment à travers le dispositif péritextuel. Ainsi l’édition originale – anonyme par ailleurs – portet-elle les références loufoques de « À Bucephalie, chez Gilles Poignard », cependant que l’« Avis au public » contient une plainte (infondée, dans un but faussement dramatique) de tentatives de contrefaçon « imparfaites, vicieuses & tronquées », sans compter une critique du métier de comédien, Rousseau considérant qu’« on se seroit battu » pour jouer le rôle de Bucéphale si ce dernier avait été présent sur scène. Enfin, le spectateur et le lecteur cultivés sont invités à repérer un certain nombre de vers, pillés « des meilleurs Auteurs » et qu’« on s’est bien gardé de […] souligner ni de […] marquer en lettres italiques » (notamment Corneille, Racine, Quinault ou Voltaire) : ces emprunts – souvent de la longueur d’un hémistiche –, outre leur aspect amusant, témoignent à leur façon de la présence chez Rousseau d’une véritable

27 Bergson, op. cit., p. 2 et 40. C’est Bergson qui souligne. 28 Ibidem, p. 4-5.

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réflexion sur le théâtre, Alexandre en venant à confier (v. 233-234) : « Car enfin il faut bien soupirer malgré soi ; / Le Poëte aux Héros en impose la loi. »

Une tonalité mixte : burlesque et héroï-comique L’analyse révèle que Rousseau a délibérément choisi d’ajouter une troisième forme de hiatus à une pièce qui n’en manquait pourtant pas, au niveau des tonalités – paradoxe d’un double niveau, La mort de Bucéphale s’articulant autour de deux notions qui, non contentes d’avoir entre elles des caractéristiques opposées, sont déjà, prises indépendamment l’une de l’autre, marquées par la dualité (celle du fond et de la forme, mais aussi du soutenu et du familier). Considéré par Boileau comme « effronté » et « bouffon29 », on s’accorde à reconnaître que « le burlesque traite avec désinvolture des faits considérés comme précieux, voire nobles ou même sacrés30 » – il s’agit donc bien par essence d’une tonalité discordante. Cette double perspective est présente en premier lieu dans les thèmes abordés dans la pièce. Si ces derniers appartiennent aux domaines les plus élevés, le traitement dont ils font l’objet par les personnages ne laisse aucun doute : c’est bien à une forme de « tragédie dérisoire », « qui renvoie à la condition humaine et à son absurdité31 », que le spectateur assiste. Il n’est que d’examiner la tournure que prennent les considérations diplomatiques dans la bouche de Statira, laquelle ne semble se faire aucune illusion sur sa valeur véritable dans l’action : malgré la beauté de ses yeux, elle est victime d’un processus de désacralisation et de déshumanisation combinées, puisque devant sa proposition et la réaction plus que négative d’Alexandre, elle est réduite à constater qu’elle « n’avoi[t] pas prévû / Qu’un Cheval dût ainsi… » (v. 45-46). La fille de Darius n’est d’ailleurs pas plus adulte qu’Alexandre dans ses réactions, perdant résolument la gravité qui devrait être sienne lorsqu’elle considère Bucéphale tour à tour comme un véritable concurrent – « Ah ! C’est ce qui m’offense : / Je ne veux plus sur moi qu’il ait la préférence » (v. 103-104) – ou comme une compensation à ses amours déçues – « Et tout cheval qu’il est, il me sera plus doux / De mourir avec lui que de vivre avec vous » (v. 113-114). Les postures et le langage souvent familiers des deux frères ne sont pas, eux non plus, de nature à hisser le propos de la pièce au niveau où il devrait théoriquement se situer. En témoigne le ton sinon grivois, du moins déplacé que l’on peut retrouver dans de nombreuses répliques : depuis « Non, le vin est tiré, Madame, il le faut boire » (v. 84) jusqu’à « Et mon cœur avec vous veut se mettre à son aise » (v. 91), en passant par « Mais près de vous bientôt mon âme apprivoisée, / S’est promise en secret une conquête aisée » (v. 95-96). Les deux frères rivalisent de crudité et de brutalité dans leurs propos32, et le travail du metteur en scène, dans une perspective burlesque, ne



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Op. cit., p. 89. N. Aboudarham, Le burlesque au théâtre, Montpellier, 2015, p. 15. Ibidem, p. 38. Le burlesque est un « art brut, certes, mais avant tout brutal » (ibid., p. 27).

La mort de Bucéphale de Pierre Rousseau : la dérision par la discordance

saurait trop mettre en valeur certains doubles sens – ainsi de la tirade d’Alexandre insistant sur les qualités de sa monture dans les vers 51 à 56 : « Que ne lui dois-je point ; Jamais une Maîtresse Ne seroit si fidelle, & n’eut tant de tendresse : Vous le verriez si-tôt que je veux le monter, Baisser sa large croupe & me la présenter ; Indomptable à tout autre, & pour moi si docile, Qu’avec lui l’éperon me devient inutile. » Dualité et mélange sont saillants également dans la construction même de nombreux vers. Il est ainsi fréquent de remarquer certains parallélismes qui ne laissent aucun doute sur le but poursuivi : celui d’un théâtre « dissonant, discordant33 ». Citons l’exemple d’un monologue d’Alexandre dressant un portrait vindicatif d’Arrhidée (v. 327-330) : « Il condamnoit en moi mon amour pour Statire ; Et j’apprens que pour elle, en secret il soupire : Voilà de mes gourmands, qui, flattés d’un ragoût, Pour le dévorer seuls, en donnent du dégoût. » La métaphore du ragoût exprime assez la volonté propre au burlesque d’effectuer une combinaison entre un thème de nature élevée et une expression familière – cette opposition, qui peut par anticipation faire penser à celle du sublime et du grotesque chère à Hugo, étant ici mise en évidence par une sorte de double distique, le second constituant une transposition par le bas de l’idée exprimée dans le premier. Autre exemple d’une telle technique : lorsque l’empereur demande, osant une nouvelle image peu flatteuse pour lui-même : « Sçais-tu qu’un Charbonnier est maître en sa maison, / Et que de mes sujets à mon gré je dispose ? » (v. 410-411), avant d’énoncer en parallèle, semble-t-il pour faciliter la bonne compréhension de sa métaphore (v. 412413) : « Nous autres immortels, nous tenons dans nos mains / Les méprisables jours des fragiles humains. » Ainsi le burlesque, « extraordinaire liberté littéraire au-delà de la contrainte de l’imitation34 », parcourt-il l’ensemble de la pièce, fidèle en cela à l’esthétique discordante que met en œuvre l’auteur. L’héroï-comique, qualifié de « burlesque ascendant » dans l’« Avis au lecteur » du Lutrin (« au lieu que dans l’autre burlesque, Didon et Énée parlaient comme des harengères et des crocheteurs, dans celui-ci une horlogère et un horloger parlent comme Didon et Énée35 ») et consistant à « parler des petites choses comme si elles étaient grandes36 », contribue également à donner au texte un aspect composite propre à la dérision. Ce sont Arrhidée et Philippe qui représentent le mieux ce décalage, tous deux se trouvant de fait inférieurs (à la fois par leur fonction et par leur faculté de



33 Ibid., p. 44. 34 Théophile Gautier, Les Grotesques, cité par N. Aboudarham, op. cit., p. 16. 35 Nicolas Boileau, Œuvres I, Paris, 1969, p. 183. 36 Bergson, op. cit., p. 95.

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raisonnement) à l’idéal de dignité que doit incarner le personnage tragique. Ainsi Arrhidée incarne-t-il un homme aux capacités presque enfantines mais voulant se hisser au niveau de son frère lorsqu’il explique à Alexandre les raisons de sa haine envers Bucéphale (v. 365-366) : « Par lui de vos exploits, le lustre étoit terni : / Vous nous le préferiez, & je l’en ai puni. » Derrière le possessif « vos », le spectateur peut tout à fait entendre « nos », et voir ainsi les véritables préoccupations d’Arrhidée : être considéré à sa juste valeur – ce qui semble assez difficile vu sa conception de la punition de Bucéphale. Il semble d’ailleurs que ses efforts stylistiques pour incarner la hauteur tragique s’avèrent vains ; force est de constater que ses compétences restent limitées, et qu’il ne peut faire autrement que de retomber dans un certain prosaïsme : « Pour te plaire, il faut être un autre Narbasane, Trahir honteusement son honneur & sa foi, Te livrer sa Patrie, assassiner son Roi, Insulter les Bourgeois, jouer dans les Cazernes, Se battre avec le Guet, & casser des lanternes. » (v. 404-408) Malgré la mobilisation des grandes notions tragiques, les deux derniers vers font retomber Arrhidée dans des références et des tournures plus proches de celles de Sganarelle – autre personnage ayant l’ambition de la belle parole – que de Dom Juan. Quant à Philippe, ses apparitions trahissent la même volonté d’élévation et de grandeur – il semble ainsi superbement désintéressé, au point d’affirmer (v. 167) : « Je vous obéirois, Seigneur, sans nul salaire. » Mais plusieurs réactions laissent percevoir sa nature versatile et sa couardise : « Je tremble pour ma vie » (v. 173), « Quel est l’homme, Seigneur, dont la main intrepide, / Oserait se prêter à ce chevalicide ! » (v. 199-200), ou encore (v. 269-270) « prendrai-je sur moi / Le soin de guérir seul le cheval de mon Roi ! » En définitive, les espoirs des personnages inférieurs d’atteindre à la dignité tragique semblent se heurter à une muraille infranchissable, et la tonalité héroï-comique est l’expression concrète de cette dualité irréductible de l’essence et de l’apparence. Sur le plan dramatique, l’action se situe également dans l’ordre du mélange entre le haut et le bas. L’épisode le plus marquant est l’agonie de Bucéphale, qui fournit l’intrigue première de la pièce. Cette action, quoique banale en temps de guerre – Alexandre est au lever de rideau en expédition contre Darius –, est mise en récit à la façon d’une épopée, à la fois par Alexandre (v. 18 : « Je perds tout, chers Amis, Bucephale est blessé »), par Statira (v. 110-112 : « Je percerai ce cœur où vous n’osez toucher, / Et mes sanglantes mains sur moi-même tournées, / Sçauront du même fer, joindre nos destinées ») et par Héphestion (v. 347-348 : « Bucephale touchoit à son heure derniere ; / Arrhidée est venu lui fermer la paupiere »). Dramatisation de l’instant, usage de l’hyperbole et de la métaphore, topoï de la tragédie : Rousseau donne aux propos de ses personnages une grandeur proprement héroï-comique, puisque en décalage « ascendant » avec les événements évoqués. Le procédé est identique lors d’une tirade d’Arrhidée faisant l’éloge de la vie quotidienne : « À d’éternels dangers nous sommes-nous offerts Pour venir dans ces lieux vous voir porter des fers !

La mort de Bucéphale de Pierre Rousseau : la dérision par la discordance

Ne valoit-il pas mieux dans votre Macédoine, Vivre comme un Bourgeois de votre patrimoine, Chanter, boire, dormir, & voir faire des nœuds, Vous seriez plus tranquille, & nous moins malheureux. » (v 241-246) La dualité entre l’essence et l’apparence est de nouveau à l’œuvre ici, puisque derrière le désir de grandeur se trouvent des préoccupations de la plus effrayante banalité renvoyant Alexandre à sa condition de mortel – loin de la figure sacralisée du héros de tragédie ou d’épopée. Concernant l’écriture de la pièce, on constate la même tentative de donner aux propos des personnages une apparence dérisoire de lustre et de maintien. Si cette volonté d’amener les idées « à s’exprimer en un tout autre style et à se transposer en un tout autre ton37 » trouve son accomplissement le plus net dans le choix de l’alexandrin, la préface et l’avis au public sont une autre manifestation concrète de cette volonté héroï-comique. Mais sur scène, c’est bien le traitement du personnage de Bucéphale qui exprime le mieux la grandiloquence propre à cette tonalité, notamment par les nombreuses personnifications – « Une bale a percé son généreux poitrail » (v. 22), « Il est d’un sang illustre, ou digne au moins d’en être » (v. 48) – qui le constituent en véritable ennemi pour les hommes d’Alexandre, le point d’orgue de la divinisation grotesque du cheval étant atteint au vers 253 : « ALEXANDRE – Bucephale est-il mort ? PHILIPPE – Il attend vos adieux. » Autant de procédés de brouillage destinés à soutenir l’efficacité comique du spectacle. Lorsque Bergson est amené à chercher quel pourrait être l’exact contraire du comique, il en arrive à la conclusion que « si donc on voulait définir ici le comique en le rapprochant de son contraire, il faudrait l’opposer à la grâce plus encore qu’à la beauté. Il est plutôt raideur que laideur38 ». Cette affirmation, quoique peut-être vraie dans d’autres circonstances, semble transcrire assez mal la forme de comique à l’œuvre dans La mort de Bucéphale. En effet, l’ensemble de la pièce est parcouru par une sorte d’ondoiement permanent – parfois léger et subtil, parfois lourd et grossier, mais toujours insaisissable. La pièce n’est pas figée, sclérosée ni pétrifiée : les alexandrins, qu’ils soient nobles ou gaillards, ondulent de façon permanente entre les personnages sur un rythme extrêmement rapide, sans silence, longue tirade ni pesant monologue – à l’exact opposé de la « raideur » et du « mécanique » de certaines mauvaises tragédies de l’âge classique. C’est cet aspect proprement vivifiant du comique que Rousseau a su mettre en œuvre dans sa pièce.

37 Ibid., p. 93. 38 Ibid., p. 22.

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De la farce à la parodie : la métamorphose d’Alexandre en Sallemandre dans Alexandre le Grand ou Le Paysan Roi, de Henri-Jean Roullaud (1751)

Depuis le xvie siècle, la vie théâtrale était très dynamique en Hollande ; les érudits n’avaient pas manqué, à la Renaissance, d’y découvrir et faire connaître les œuvres dramatiques des anciens ; comme ailleurs en Europe, on les avait traduites, on avait rivalisé avec elles. Par ailleurs, dès le début du xviie siècle, le prince d’Orange, Maurice de Nassau, avait entretenu une troupe de comédiens venus de France. Vers 1650, on commença d’apprécier particulièrement l’honnêteté de la scène française, notamment dans le cercle littéraire « Nil [volantibus arduum] » d’Amsterdam1. Ces liens avec la culture française furent renforcés avec l’arrivée des protestants du Refuge, après la révocation de l’édit de Nantes. Au xviiie siècle, l’activité dramatique en Hollande restait importante et cosmopolite. Parmi les auteurs de cette époque, Pieter Langendijk ou Langendyk (1683-1756) a composé, en néerlandais, une comédie intitulée Krelis Louwen of Alexander de Groote op het poëetenmaal (Krelis Louwen ou Alexandre le Grand au festin du poète). Cette comédie en trois actes et en vers libres a été publiée à Amsterdam en 1715, puis régulièrement réimprimée et rééditée. Un membre de la société de littérature néerlandaise de Leyde, Henri-Jean Roullaud, hollandais d’origine française – son père étant un réfugié huguenot –, a traduit la comédie en prose, en lui donnant pour titre Alexandre le Grand ou Le Paysan Roi2 ; l’épître précise qu’il l’avait fait représenter en privé, chez Géraut La Lauze : devant le succès remporté, il a publié son texte français à Amsterdam en 1751. L’auteur avait-il envie de la faire connaître au-delà des frontières de la Hollande ? Les lecteurs ne devaient pas lui manquer car on jouait souvent des pièces françaises à



1 Voir J. Fransen, Les comédiens français en Hollande au xviie et au xviiie siècle, Paris, 1925. 2 Alexandre le Grand ou le Païsan Roi, Comedie, Traduite du Hollandois de Monsieur P. Langendyk, à Amsterdam, Chez T. Crajenschot, 1751. À la fin de l’épître-dédicace « A Monsieur Geraut Lalauze », on lit la signature « H. J. Roullaud ». Liliane Picciola • Université Paris-Nanterre, EA 1586 Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand ? Alexandre tourné en dérision de l’Antiquité à l’époque moderne, éd. par : Catherine Gaullier-Bougassas, Hélène Tropé, Turnhout, 2022 (Alexander Redivivus, 13), p. 263-275 © FHG10.1484/M.AR-EB.5.124967

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Amsterdam, à La Haye. Cette comédie, plutôt adaptée que véritablement traduite, recèle un procédé de théâtre dans le théâtre qui se révèle particulièrement propice à une approche burlesque de la figure d’Alexandre alors que cette dernière inspire le plus souvent des dramaturgies tragiques. Roullaud précise dans sa préface : « Je me suis écarté quelquefois de l’original lorsque j’ai cru qu’il était nécessaire de le faire. » Cependant, d’après les traductions ultérieures que nous avons pu voir, et l’observation du texte original, l’adaptation de Roullaud semble assez fidèle au texte en néerlandais bien que le traducteur l’ait poussée plus loin encore dans le goût français que ne l’avait fait Langendyk, grand admirateur de Molière à l’instar de ses contemporains cultivés. Au reste, inversement, Roullaud a traduit en néerlandais en 1755 une tragédie de Marmontel, Aristomène, qui avait été représentée pour la première fois en France en 1749. Il convient d’abord de présenter brièvement la pièce française et son rapport au texte hollandais.

Fable et structure de la comédie d’Alexandre le Grand Pour son Alexandre le Grand ou Le Paysan Roi, Roullaud a modifié les noms des personnages de la comédie de Langendyk. Dans la pièce hollandaise, le jeune premier se nomme Ferdinand, ce qui rappelle le jeune héros de la Tempête de Shakespeare : il devient Valère chez l’adaptateur. Ce changement révèle le souci de franciser fortement la pièce en rapprochant ses personnages de types courants sur la scène comique en France, les amoureux de comédie portant fréquemment ce nom. La jeune amante Ida s’appelle désormais Lisette, comme beaucoup de servantes, notamment chez Marivaux, car on la croit d’abord de condition modeste ; Claire, sa mère chez Langendyk, répond maintenant au nom de Mathurine, qui connote la paysannerie. Dans le texte hollandais le valet s’appelait Philippin3, comme un acteur-valet français comique bien connu au xviie siècle : Roullaud en fait Crispin, ce qui évoque un autre type de valet comique, au succès particulièrement durable4 et qui se caractérise par diverses formes de hardiesse. Enfin Krelis devient Sganarelle : ainsi la comédie se place-t-elle sous le patronage direct de Molière, qui avait créé et interprété ce type ridicule, tantôt maître, tantôt valet, à la fois rétrograde et crédule. Au reste, le scénario présente des similitudes avec trois comédies de Molière : Monsieur de Pourceaugnac, George Dandin et Le Bourgeois gentilhomme. Les trois pièces s’en prennent en effet à la folie des grandeurs qui saisit certains roturiers et l’on rappellera que Dandin est un paysan, et que Pourceaugnac, s’il est noble, apparaît comme un provincial fort

3 C’était un rôle de valet fourbe, qui évolua de manière de plus en plus élégante. 4 Le rôle a été créé par Belleroche, alias Raymon Poisson (1633-1690), en 1654, puis repris par son fils, Paul (1658-1735), et son petit-fils François-Arnoul (1696-1753). Comme autrefois Jodelet, puis Sganarelle, Crispin donna son nom à des comédies : Crispin médecin, Crispin musicien (Hauteroche), Crispin chevalier (Champmeslé), Crispin rival de son maître (Lesage). Regnard fait apparaître un Crispin dans Le Légataire universel et dans Les Folies amoureuses, qui furent représentées au Théâtre national d’Amsterdam en août-septembre 1727.

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mal dégrossi ; or la folie d’un roturier paysan qui se rêve en noble est la cible la plus évidente de cette comédie de Langendyk adaptée par Roullaud. Le premier acte de la pièce fait voir une mère, Claire / Mathurine, qui se désole parce que son époux, Krelis / Sganarelle, riche paysan, ne rêve que d’acquérir « un château, des titres, de la noblesse », au risque de ruiner sa famille ; il projette même de se rendre en Allemagne pour s’y faire plus aisément chevalier. Dans cette perspective, il ne veut pas que la fille, Alinda / Lisette, que sa femme a conçue d’une première union, épouse celui qu’elle aime – sans doute parce qu’il entretient pour elle des idées de grandeur qui rejoignent celles qu’il a pour lui-même. Il se montre d’autant plus entêté dans son obsession de la grandeur qu’il s’enivre souvent et qu’il a le vin mauvais ; aussi bat-il sa femme quand elle contrarie ses projets de grandeur. On pourrait penser que c’est pour l’amener à ses vues amoureuses que Valère, jeune homme de petite noblesse, a recours à un stratagème : le théâtre. Cependant il n’en est rien car on découvre dès l’acte I que Lisette va pouvoir retrouver son vrai père, qui avait disparu depuis dix-huit ans et n’a rien d’un paysan : c’est lui et non Sganarelle qui devra donner son agrément au mariage de Lisette. En réalité, si Valère monte cette farce, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’un jeune homme qui écrit et fait représenter chez lui toutes sortes de pièces de théâtre ; par ailleurs il veut montrer sa reconnaissance à Mathurine car elle n’est pas la mère de Lisette mais l’ancienne femme chambre de sa vraie mère, à la mort de laquelle, en domestique reconnaissante, elle a recueilli la petite fille ; elle l’a élevée avec un dévouement tel qu’on se demande si elle n’a pas épousé ce rude mais riche paysan pour assurer à l’enfant une existence à l’abri du besoin. La mise en place d’un jeu théâtral a donc pour but de faciliter l’existence de Mathurine en guérissant Sganarelle de ses idées de grandeur (I, 5, p. 18) : « Je pretens demontrer à Sganarelle qu’il vaut mieux demeurer aux Champs que d’etre Roi ou grand Seigneur. » Chez les deux auteurs, le paysan, immergé dans un sommeil d’ivrogne, va être transporté dans une chambre de la maison de campagne du jeune noble, et il doit à son réveil se croire un roi, comme le lui feront croire le meneur de jeu et ses amis, qui tiennent des rôles de sujets ou d’ennemis afin de le persuader que ses rêves se sont réalisés au-delà de toute espérance ; la thérapie appliquée par Valère opérera-t-elle ? Pour saisir les objectifs réels de cette comédie, nous évoquerons d’abord les détails très soignés du dispositif précis qui facilite la figuration de Sganarelle en un grand roi, Valère ayant jeté son dévolu sur Alexandre le Grand. Puis pour apprécier pleinement la parodie des événements célèbres de la vie d’Alexandre, nous identifierons les personnages qui sont censés graviter autour de lui. Autant vaut le lecteur, ou le spectateur, autant vaut la pièce ; en plus du rire suscité par le contraste entre le rang artificiellement dévolu à Sganarelle et ses comportements habituels, qu’il conserve, tout comme son langage peu relevé, offrir au public le plaisir du déchiffrage des épisodes de la geste du grand conquérant constitue un atout qui élève la comédie au-dessus de la farce. Enfin si l’on rit bien de Sganarelle, de ce rire de supériorité qu’inspirent au public les personnages trompés, l’on rit aussi d’Alexandre, dont les faiblesses, choisies pour coïncider avec celle du paysan, sont parodiées ici sans mansuétude, le personnage de Sganarelle participant grandement de la démythification de cette

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figure historique : nous émettrons donc l’hypothèse d’une motivation spécifiquement hollandaise de la dégradation burlesque de l’image du grand conquérant.

Une mise en scène désinvolte pour des scènes ­héroï-comiques Divers moyens sont subtilement mis en place pour créer des moments de théâtre dans le théâtre qui font voir sous un assez piteux aspect un paysan déguisé en héros de l’Histoire. Chez Langendyk, le meneur de jeu, Ferdinand, poète dramatique à ses heures, recourt à d’authentiques comédiens pour jouer un tour à Krelis Louwen. Comme le poète est content de la prestation qu’ils viennent de donner, il les régale chez lui en guise de remerciement pour avoir bien servi son texte ; les rôles habituels de ces comédiens ne sont pas précisés mais, vu les costumes « persans et mauresques » qu’ils transportent, ils ont dû jouer une tragédie. Les acteurs utilisés par le Valère de Roullaud sont ses propres amis, gens de « condition », dont certains ont fait des études de droit et dont le niveau de langage approche celui de la cour selon le jardinier Thibaut. Épris de théâtre comme leur hôte, ils ont l’habitude de se réunir pour jouer des pièces diverses et s’apprêtaient visiblement à interpréter une tragédie de Valère, car, de même que Ferdinand, il est poète dramatique et leur a demandé d’apporter leurs costumes. Comme Mathurine dit attendre de lui des remèdes à la folie des grandeurs qui s’est emparée de son mari, le jeune amant répond qu’il n’est pas médecin mais que le recours au théâtre pourrait se révéler utile : tels des comédiens dell’arte, les acteurs de Roullaud / Langendyk, vont puiser dans leur mémoire et le répertoire qui est le leur la matière et les mots d’une improvisation comique. On perçoit que l’action est imprégnée de l’idée d’une possible catharsis résultant d’une épreuve dont les enjeux ne sont que superficiellement graves, et qui fait rire les spectateurs tout en étant difficilement vécue par celui qui la subit : on compte sur le théâtre pour guérir Krélis / Sganarelle, dans une « purgation des passions », telle qu’elle était alors entendue pour la tragédie, dans un sens moral5. Les deux premières scènes de l’acte II préparent à l’idée que Sganarelle jouera malgré lui le rôle de roi d’une puissance antique puisque c’est dans des habits de Grecs et d’Indiens qu’y apparaissent tous les amis de Valère qu’on avait vus en costumes modernes à l’acte I. Crispin s’exclame : « Vous avez tous bon air ; chacun ressemble à un héros de l’Antiquité. » Des demoiselles appartenant à la troupe se joignent à eux à la scène 7, mais elles ne diront mot, comme l’anonyme trompette, car elles seront danseuses ; la présence de figurants permet de produire l’effet d’une cour. Par ailleurs, les amateurs de Roullaud ou les professionnels de Langendyk,



5 Et non dans un sens émotivo-esthétique comme elle l’est maintenant depuis les précieux commentaires que R. Dupont-Roc et J. Lallot ont donnés à la suite de leur traduction de la Poétique d’Aristote (Paris, 1982).

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ne sont pas les seuls à jouer dans la farce : Thibaut / Govert, jardinier de Valère, est également sollicité, mais pour un rôle muet, celui d’un ours, et Crispin demande de tenir un rôle de médecin ; même Mathurine et Lisette interviendront, brièvement, dans le troisième acte. À cette liste, il faut ajouter un participant involontaire : le héros éponyme lui-même. Néanmoins ce n’est qu’à la scène 3 de l’acte II qu’une réplique d’Éraste nous apprendra qu’en se réveillant, Sganarelle doit se prendre pour le grand conquérant macédonien car il l’aborde en lui disant : « Ô grand Alexandre. » C’est en effet entre l’acte I et l’acte II que Valère a pensé au scénario précis. L’on comprend que, réfléchissant aux moyens de trouver un semblant de cohérence entre les souvenirs que Sganarelle peut garder des excès qui l’ont conduit au sommeil et son présent état de roi, Valère a choisi un souverain enclin à festoyer et à ne plus guère se souvenir le lendemain des actes qu’il a commis la veille, à son grand dam. Éraste, sorte de chef de troupe-adjoint, surveille d’abord ce qui se passe dans la chambre en se cachant derrière le lit à la fin de la scène 2 de l’acte II. Dans quelques moments de retour à la pièce-cadre (les scènes 1 2, 6, 9, et, partiellement la scène 5 dans l’acte II, les scènes 1, 2, 6, 7, 9 et partiellement la scène 5 dans l’acte III, la scène 10 marquant le retour au réel vers lequel on fait progressivement revenir Sganarelle), les divers acteurs commentent ce qui a été dit par Sganarelle ou par l’un d’entre eux ; ils racontent également ce qui se passe hors scène6, ils se concertent sur la suite à donner, et ils portent des appréciations sur l’adéquation entre telle réplique et le contexte créé. Chaque acteur est véritablement spectateur des autres, voire de lui-même. Le public ne se prend donc qu’à moitié à la fiction, ce qui lui assure une position en surplomb, propice au rire. Alors que, dans l’acte I, la pièce-cadre se situe devant la maison du paysan, le décor de l’acte II fait pénétrer à l’intérieur de la demeure campagnarde de Valère. Sans être un palais, cette maison du meneur de jeu est néanmoins quelque peu cossue car, en s’éveillant, Sganarelle s’exclame : « Quelle belle maison ! J’pensons être dans la chambre d’un gouverneur ou d’un roi. » À partir de l’acte III, c’est dans le jardin que se situent successivement le repas du héros berné, la visite de l’ambassadeur indien et l’attaque du « château » de Valère. Les habits sont donc des habits « Persiens, Romains, et autres » chez Roullaud ; l’expression « et autres » doit référer aux habits indiens car le costume indien de Clitandre est mentionné dès la rubrique de la scène 2 de l’acte II. Éraste signale toutefois qu’un détournement de l’aspect des vêtements est possible et qu’ils ne présenteront pas forcément la dignité attendue7 : il est d’ailleurs probable, vu le caractère généralement prêté à Crispin, que ce n’est pas sans ironie qu’il vante la ressemblance de la troupe d’amis avec les héros de l’Antiquité.



6 Langendyk respecte les unités de lieu et de jour. Dans la scène 5 de l’acte III, Crispin raconte à Valère combien Sganarelle est resté insensible aux incitations à la bravoure, se réfugiant derrière des tonneaux. Le valet cite ses beaux et vains appels à la vaillance et les réponses du paysan-roi. 7 I, 7, éd. cit., p. 20 : « Valere / Amis, avez-vous pris avec vous vos habits Persiens, Romains et autres ? / Eraste / Oui, nous avions cru repeter notre Tragedie : nous nous en servirons fort bien dans le Comique. »

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L’action nécessite aussi de nombreux accessoires, choisis pour produire de grands effets. Il faut ainsi de quoi brunir beaucoup certains visages : Clitandre, en indien, est si fort maquillé que Crispin ne le reconnaît pas tout d’abord et le voit comme un More ; or le terme More, à cette époque, ne désigne plus un Sarrasin mais l’homme noir, qu’on appelait auparavant Éthiopien : Clitandre se fera au reste traiter de « charbonnier » par Sganarelle-Alexandre (II, 10, p. 44). Il faut en plus une peau d’ours puisque Thibaut en figure un. Une trompette est indispensable : elle se fait entendre pour signaler les grands événements. Outre les vêtements royaux, les rubriques de scène (notamment au début de la scène 7 de l’acte II) précisent que beaucoup de petits objets sont présents : une pipe, une écharpe – pour faire oriental –, une couronne dont Langendyk, précise qu’elle est en sucre, un sceptre, un diffuseur de parfums, un verre de genièvre. Une didascalie interne fait comprendre que la salle est déjà équipée d’un trône. S’agit-il seulement d’un siège un peu richement recouvert, s’agit-il d’un trône de théâtre dont les comédiens amateurs se servent souvent ? Ce n’est pas toutefois dès le début de l’acte II que le paysan porte un costume de roi à la mode grecque ou persane car il ne fallait pas l’éveiller au cours de son transfert dans le manoir et de la mise en place du décor. L’habillage-investiture de Sganarelle en roi antique n’a lieu qu’au cours de la scène 7 de l’acte II, solennellement, pendant que dansent des figurantes. Dans la scène 2 de l’acte II, Éraste avait promis qu’on habillerait Sganarelle « croustilleusement » (de manière bouffonne et plaisante), ce qui suppose que l’invention est largement permise pour l’accoutrement du prétendu monarque et que le résultat en est fort fantaisiste. On ne dispose pas de costumes pour tout le monde. Ni Mathurine, ni apparemment Lisette n’en portent, mais, sur ce point, leur apparence ne diffère guère de celles des actrices des tragédies à sujet antique car ces dernières ne portaient nullement le chiton grec, appréciant au contraire d’être vêtues des robes que leur donnaient des dames de qualité8. Damis est habillé en page. Son habit contraste fortement avec les costumes à l’antique. La représentation de la fiction est donc très imparfaite mais cette imperfection est voulue et constitue une manière de s’amuser d’emblée avec l’histoire. Au reste, Crispin dépare bien plus encore le contexte antique car il arrive sur scène « en médecin », sans autre précision, ce qui suppose une longue robe noire et un chapeau à larges bords. Il prétend d’ailleurs avoir déjà aidé un prétendu Docteur Purgon9. De surcroît, le valet-médecin s’exprime comme les caricatures du métier qu’on voit chez Molière. Il devrait parler grec mais, en fait, en pédant, il ne cesse de glisser dans ses propos des mots latins ! Dans les dialogues, autres imperfections volontaires : quand il est question de batailles, c’est le lexique actuel de la guerre qui est employé par Valère, ce qui ne saurait convenir à la manière de mener un combat dans l’Antiquité, comme Clitandre le lui fait remarquer. Valère le sait fort bien, mais il tient à s’amuser aux dépens de Sganarelle tout en jouissant de la fantaisie de sa propre invention.



8 Dans la Dramaturgie classique en France, Paris, 1950, J. Scherer, apporte d’utiles précisions sur la très grande approximation avec laquelle les costumes reflétaient les différentes antiquités (p. 150-154, reprint de 1977). 9 Nom du médecin d’Argan dans Le Malade imaginaire de Molière.

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En ce qui concerne la pertinence des objets présents, si l’aiguière a bien sa place dans un repas selon l’usage antique, la pipe et le tabac constituent en revanche de jolis anachronismes, tout comme la présence d’un notaire de Babylone, dont Léandre réclame le rôle, ce qui l’amène à rédiger un acte plaisant, en date du « 7 des ides de mars de l’année 5699 » (III, 8, éd. cit., p. 58). Néanmoins, Valère et ses compagnons révèlent une connaissance assez fine de la période antique et de l’histoire d’Alexandre. Tout comme, pour les acteurs de commedia dell’arte, le répertoire comique écrit, la base historique constitue pour les acteurs amateurs une sorte de canevas à partir duquel ils improvisent et inventent, s’amusant eux-mêmes tout en apportant au public lettré le plaisir de la connivence.

Une farce composée et jouée par des érudits Les deux personnages les plus présents auprès de Sganarelle travesti en Alexandre sont Crispin, dans le rôle du médecin, et Éraste, dans celui d’Héphestion. Chez Langendyk, le valet qui tenait ce rôle se prénommait Philippin. C’était un personnage de valet rusé et prêt à toutes les manigances, récurrent dans les comédies françaises ; or, de Philippin à Philippe, qui était le nom du médecin principal d’Alexandre, il n’y a que deux lettres ! On peut supposer que si Langendyk avait ainsi nommé son valet, c’était pour expliquer en partie le cheminement naturel de l’imagination de Ferdinand vers l’histoire d’Alexandre, le serviteur lui ayant de plus demandé un rôle de médecin. Alexandre avait plusieurs médecins mais plaçait en Philippe une confiance absolue ; c’est lui qui avait sauvé la vie du roi macédonien après sa baignade dans les eaux glacées du Cydnos10 ; mais le paysan, lui, ne connaît pas l’histoire ancienne, et manifeste au contraire la plus grande des méfiances à l’égard du médecin. Il faut dire qu’il n’est nullement malade et que, tel Monsieur Purgon auprès de l’Argan du Malade imaginaire, le valet-médecin lui propose des clystères et encore des clystères, puis de la poudre de sympathie, purgative et vomitive : Sganarelle les refuse et réclame au contraire du genièvre, à la grande joie des autres acteurs. L’autre personnage omniprésent est Héphestion, incarné par Pierre chez l’auteur hollandais, par Éraste dans le texte français. Son assiduité auprès de Sganarelle correspond à l’amitié et à la fidélité de l’Héphestion historique. Chez Roullaud, le nom du comédien semble n’avoir pas été choisi au hasard puisqu’Éraste signifie « amoureux », « amant », et que beaucoup pensent qu’Héphestion et Alexandre entretenaient une relation homosexuelle. Héphestion se présente comme un homme de sang royal, élevé avec Alexandre en Macédoine. On note qu’il intervient moins dans l’acte III au moment de la bataille : c’est que le personnage historique se voyait plutôt confier des missions diplomatiques et administratives. Proche d’Alexandre, Éraste-Héphestion participe de sa grandeur et, alors que le reste du texte chez

10 Aucun des autres médecins ne savait comment le guérir. Philippe proposa un remède mais une lettre de Parménion prétendait qu’il était corrompu par l’ennemi perse et que la potion était empoisonnée. Le roi lut la lettre mais but cependant la potion ; après quoi il tendit la lettre à Philippe. Il guérit.

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Roullaud est écrit en prose, Héphestion s’exprime souvent en vers, et même en vers « alexandrins », ce qui est particulièrement adapté : « J’entendis votre voix au milieu de la nuit : J’accourus d’abord à ce bruit, Pour voir quel rêve aurait troublé Le glorieux repos de votre Majesté. » (II, 3, éd. cit., p. 28) On a affaire ici à une innovation de Roullaud car Langendyk avait composé toute la comédie en vers libres. Quand il ne s’exprime pas en alexandrins et octosyllabes, l’Héphestion de la pièce enchâssée recourt parfois à un langage poétique et digne de l’épopée homérique (II, 3, éd. cit., p. 28-29) : « A peine le Sommeil avoit couvert de ses pavots ces yeux dont l’eclat soumet tout à votre puissance que votre Majesté s’est eveillée en sursaut. » Le personnage d’Héphestion élève d’emblée le niveau de langage de la pièce ; c’est également lui qui adopte le comportement le plus révérencieux à l’égard du prétendu grand conquérant, s’adressant à lui avec des « Grand Alexandre », « Ô grand Alexandre », « Ô grand roi », « Ô grand monarque ». Entre ses expressions et les réponses de Sganarelle, le contraste est grand : le paysan estropie même le nom qu’il a reçu et qui devient Sallemandre, puis Malissandre dans sa bouche. Cet aspect cérémonieux d’Héphestion ne semble pas un comportement inventé sans réflexion par Éraste : Alexandre ayant adopté de nombreuses coutumes perses au fur et à mesure de ses conquêtes, il leur avait emprunté la pratique de la prosternation, la proskynèse, devant le souverain. Beaucoup de généraux macédoniens s’y déclaraient hostiles mais Héphestion, lui, donna raison à Alexandre. Le personnage, qui rappelle qu’il n’a jamais quitté le roi, se fait ici l’historien des conquêtes, il évoque le père d’Alexandre, Philippe de Macédoine11, Darius12, l’Euphrate, Babylone, le rôle d’Alexandre à la tête de ses troupes. Pour les détails familiaux, Crispin prend le relais, et il apprend à Sganarelle qu’il a pour épouse Statira13, que sa mère se nommait Olympe. Clitandre se présente bientôt en ambassadeur du roi indien Porus. Lui aussi, en grand homme digne de se mesurer à Alexandre, s’exprime en vers alexandrins, et ce tout au long de la scène 10 de l’acte II car il assume la dignité de sa fonction ! Sganarelle, lui, ne comprend rien à ce langage alambiqué : Éraste-Héphestion, soit spontanément, pour s’adapter quelque peu au paysan-roi, soit de manière réfléchie, pour faire preuve de la même souplesse que l’Héphestion historique, y avait renoncé peu à peu. Cette répulsion exprimée à l’égard des manières grandiloquentes de Clitandre, ajoutée au fait que, peu soucieux de dignité, Sganarelle-Alexandre reçoit l’ambassadeur indien en buvant et en fumant, prépare la rupture diplomatique avec

11 II, 3, éd. cit., p. 30 : « Le Roi des Macedoniens, qui fut privé de la vie par un Traitre, etoit le Pere de votre Majesté. Sa puissance a fait trembler Lacèdemone et Athènes. » 12 Darius III (380-330 av. J.-C.), roi de Perse, défait par Alexandre à Issos en 333 puis à Gaugamèles (ou Arbèles) en 331. Il fut assassiné par le satrape Bessos en 330. 13 Statira était la fille de Darius. Alexandre l’épousa en 324 av. J.-C.

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les princes de l’Inde. Pourtant, le contenu du propos de Clitandre était fort aimable et sonnait juste pour qui n’était pas trop ignorant de l’histoire. En effet, que ce soit par sincérité ou par habileté politique, l’ambassadeur vante la bonté et la clémence d’Alexandre : « On m’avait dit partout que le Grand Alexandre Etoit tel, que toujours on aimoit à l’entendre ; Gracieux et Vaillant ; civil et généreux ; Qui rendoit même aux Rois ce qu’il avoit pris d’eux. » (II, 10, p. 42-43) D’autres allusions devaient encore renforcer la connivence de culture historique entre les comédiens amateurs. Ainsi Crispin parle des yeux d’Alexandre-Sganarelle qui brillent comme Castor et Pollux : justement, Alexandre avait abandonné quelque temps le culte très macédonien de Dionysos pour celui des Dioscures mais, pour voir cette lumière dans les yeux du paysan, il faut vraiment beaucoup d’efforts. Dans le rôle muet de l’ours, joué par Thibaut, et destiné à dissuader Sganarelle de s’enfuir, on peut encore voir une allusion à cet ours qui avait mordu un des amis d’Alexandre : le conquérant n’avait pas été mis au courant de cette morsure et s’en était offusqué, prêt à châtier ceux qui n’auraient pas protégé l’ami attaqué. Le roi macédonien exigeait du courage des autres parce qu’il en avait lui-même ; au contraire, Sganarelle est d’emblée terrorisé… C’est pourquoi, comme prévu, les comédiens sont naturellement amenés par le comportement de l’acteur involontaire à faire finalement mentir l’histoire et, bien qu’habitués à jouer des tragédies, ils transforment celle de la vie d’Alexandre en comédie : comme on pouvait bien le prévoir, le courage célèbre du conquérant n’est pas au rendez-vous des combats en la personne de Sganarelle. Quand les Indiens sont censés attaquer son armée, Sganarelle fuit et rentre dans le château en criant (III, 4, p. 52) : « Ô mais, Morgué, si j’attrapions un boulet de Canon dans mon derriare. » Grâce à sa peur, et en acceptant les conditions de Valère après la prétendue défaite de ses troupes, le roi imaginaire diverge du modèle historique. Il évite ainsi de poursuivre la guerre, et de tomber mortellement malade comme Alexandre, le soupçon d’empoisonnement étant par ailleurs effacé : en effet, comme Crispin gagne la fonction d’échanson, celle-ci échappe au Barbier fugitivement évoqué dans la scène 3 de l’acte III et dans lequel on doit reconnaître Iolas, que certains ont accusé d’avoir versé du venin dans la boisson du conquérant. Par conséquent, les éléments qui risquaient de faire tourner la pièce vers le tragique sont éliminés.

Une parodie burlesque de l’existence d’Alexandre On rit évidemment de l’ignorance et de la bassesse de Sganarelle. Toutefois est-il la seule cible du rire qu’inspire la situation imaginée ? Rien n’est moins sûr. La désinvolture globale que nous avons notée à l’égard de l’histoire induit bel et bien un manque de révérence à l’égard de la figure antique d’Alexandre. Les raisons qu’avait Valère de travestir Sganarelle en Alexandre n’étaient pas les meilleures. Le paysan en effet ne pense qu’à boire, manger, et fumer, et Léandre ne

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s’éloigne guère de la réalité historique – sauf dans la qualification de son entourage – quand il affirme au prétendu conquérant (II, 6, p. 36) : « Sa Majesté a passé une partie de la nuit en festin avec des Princes, des Comtes, des Marquis et des Chevaliers. » Alexandre traînait en effet cette réputation d’intempérance qui l’amena même, selon certains historiens comme Quinte-Curce14, à organiser dans son armée une fête de Dionysos qui dura dix jours après la prise de Nysa ; tous les historiens notent ces excès, le plus modéré dans son évocation des beuveries étant Plutarque. Sganarelle constitue donc à peine une caricature du grand conquérant et son personnage se révèle commode pour faire rire de l’intempérance d’Alexandre sans qu’on soit gêné par la considération de son rang et de sa bravoure ; l’abaissement burlesque du roi macédonien se fait ici à proportion de l’abaissement de ses mœurs dans la réalité. En effet, Alexandre s’enivrait parfois cinq jours de suite. Par ailleurs, en même temps que le roi de théâtre mange et boit au cours de l’acte III, des danseuses s’exhibent devant lui dans une chorégraphie qui parodie probablement les langoureuses danses d’Orient dont se délectait le conquérant après ses diverses campagnes militaires en Perse : dans la mesure où ce spectacle n’est pas commandé par le paysan et semble le laisser plutôt indifférent, même s’il paraît possible d’imaginer au moins une œillade quelque peu égrillarde, c’est une image dégradée du grand guerrier qui s’impose alors, celle qu’il offrait quand il s’adonnait aux délices des banquets pour se délasser des fatigues des batailles. On sait que, pris de boisson, Alexandre devenait violent, soit en s’en prenant à des personnes, notamment des plus dévoués de ses généraux, soit en dévastant certains endroits comme Persépolis, qu’il brûla avec toutes les splendeurs de sa civilisation. Le lendemain il ne se souvenait plus de ce qu’il avait fait. C’est cette perte de mémoire de la violence qui est exploitée également dans le personnage de Sganarelle. En cela, la comédie montre qu’un ivrogne couronné est tout aussi ivrogne qu’un paysan mais que les conséquences de ses actes sont bien plus graves que celles d’un homme de peu : si, la veille, sous l’effet de l’alcool, Sganarelle s’en est pris à sa femme qui le contrariait car la violence accompagne toujours ses phases d’ivresse (« Lorsqu’il a trop bu, il me bat, et jure en desesperé », rappelle Mathurine dans la scène 1 de l’acte III, p. 47), les dégâts causés par lui se limitent à la sphère familiale. En fait, l’attitude du paysan et l’image du roi macédonien se confondent beaucoup plus qu’il ne paraît : ainsi, lorsqu’Héphestion énumère les territoires que possède Alexandre, on perçoit leur coïncidence avec les biens fonciers que possède Sganarelle mais qui ne lui suffisent pas ; l’attirance du paysan pour de vains titres de noblesse et pour la grandeur factice, ainsi que son intention de les acquérir à l’étranger, en Allemagne, projets décriés par tous parce que Sganarelle risque de perdre tout ce qu’il a gagné par son travail15, ressemble à la persistance du grand Macédonien à conquérir encore d’autres territoires pour le prestige et malgré l’avis de ses proches. Au reste, au cours de l’acte III, Sganarelle, longtemps réticent à son rôle, finit par se prendre vraiment pour ce roi antique.

14 Dans le livre VIII de ses Historiae. 15 Dans la scène 14 de l’acte III Valère explique à Argante, vrai père de Lisette : « Il s’est fourré en tête d’achepter une Seigneurie ; ce qui auroit bientot epuisé son Capital. »

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L’aspect capricieux du caractère d’Alexandre est mis en relief par Sganarelle. Ainsi Damis explique pourquoi il apporte des habits persans lors de la cérémonie de l’habillage de Sganarelle, qui constitue une investiture : « Qu’on habille sa Majesté en magnifiques habits persiens ; car hier la volonté de sa Majesté était de porter des habits à la manière des Orientaux. » Le « hier » souligne le caractère changeant des volontés du monarque. Alexandre, loin de se comporter toujours en guerrier, se déguisait, d’une certaine manière, et il se complaisait dans le luxe qu’on disait propre aux Perses. Si Sganarelle paraît ridicule dans son accoutrement, il n’est pas sûr que, de son côté, le conquérant n’ait pas été jugé quelque peu grotesque dans des habits qui ne correspondaient pas à sa culture : son entourage avait au reste beaucoup contesté qu’il se mît à adopter les mœurs des Perses ; seul Héphestion l’avait approuvé. La caricature s’élabore à partir d’une réalité avérée. Parmi la suite qui l’honore en sa qualité d’Alexandre, Sganarelle (III, 4, p. 50) remarque deux hommes. Éraste-Héphestion lui révèle que le premier, que le paysan qualifie de « manche à balai », a pour nom Parménion, présenté comme « Parmenio16 » ; et de rappeler au prétendu souverain qu’il le sert en qualité de général dans son armée. Quant au second, en lequel le prétendu roi ne voit qu’un « ramonneur », il n’est autre que Clitus, qui a sauvé la vie du conquérant ; or, justement, Clitus avait pour cognomen le Noir, afin qu’on le distinguât d’un autre, qu’on appelait Clitus le Blanc17 ! On rit de cette saillie de Sganarelle. Cependant son ignorance et son absence de « reconnaissance », stricto sensu, ne font que donner un tour naïf à des comportements célèbres d’Alexandre : si Parmenio et Clitus ne sont ici que des rôles muets, c’est sans doute parce que le conquérant, oublieux de leurs dévouements respectifs, a fait assassiner son grand général pour désaccord politique et, un soir où il était ivre, a percé d’une sarisse mortelle celui auquel il devait la vie et qui avait manifesté son indignation après avoir été traité de lâche par son roi. On peut voir dans la méconnaissance plaisante de Sganarelle un rappel de l’incroyable ingratitude d’Alexandre à l’égard des meilleurs. Si Sganarelle-Alexandre se montre ainsi ingrat à l’égard de ceux qui le méritent, il fait en revanche profiter de ses largesses un homme qui ne le mérite guère. En cédant à son prétendu médecin, qui réclame une faveur dès que le paysan s’accepte comme souverain autrement que pour profiter des repas et commander à boire, le roi de théâtre ne rétribue qu’un service d’échanson qui vient à peine de commencer mais qui prolonge une indulgence coupable ; car malgré ses grands mots, Crispin-Philippe a finalement toléré qu’Alexandre bût et mangeât à sa guise. Au cours de l’acte II, il a au fond très peu contrarié le monarque concernant la boisson : quand le paysan-roi réclame du genièvre dans la scène 6, le prétendu médecin, bien qu’il ait affirmé dans la 16 Grand général macédonien d’Alexandre, Parménion (400-330 av. J.-C) était si respecté qu’Alexandre avait fini par en prendre ombrage, d’autant plus que Parménion avait exprimé sa préférence pour un traité de paix avec Darius. 17 À la bataille du Granique (334 avant J.-C.), le premier para le coup qui menaçait son roi en coupant la main de l’agresseur ; le second semble avoir été un de ses officiers, compagnon de ses festins ; il a survécu au roi de Macédoine.

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scène 4 qu’elle rendait son corps malsain, commande pour lui de l’aqua vita, qui n’est autre que de l’eau de vie, simplement nommée en latin, comme un médicament, puis il finit par se taire devant le genièvre apporté à la scène 7 et l’on comprend pourquoi ; bref, le faux médecin nuit sans beaucoup de scrupules à son souverain, qu’il flatte sous couvert de sévérité. L’avantage accordé au quémandeur de récompenses est au reste tourné en dérision car Sganarelle lui octroie le droit d’imposer des clystères (III, 3, p. 49) : « Vous bouterez des Cliteres dans tous les derrieres de mon Royaume ; et donnerez du Chenné à tout le monde, hormis moi. » On peut penser à la faveur, quelque peu factice, qui consista, à confier à des Perses des pouvoirs de satrapes mais en leur imposant sur place des troupes commandées par un Grec. Ne peut-on voir enfin, dans ce souci obsessionnel que montre le médecin PhilippeCrispin de purger Sganarelle-Alexandre, l’idée que l’histoire mythique d’Alexandre recèle des moments bien peu glorieux dont il faudrait purifier le conquérant si l’on entend garder de lui une image idéale, ce qui paraît bien difficile ? Lorsque Clitandre se présente comme ambassadeur du roi indien Porus, Sganarelle, peu habitué aux processus de guerre propose : « Mais ne pourrions-nous pas accommoder ça à l’amiable ? », ce qui commence à dessiner le motif de la paix souhaitable. Néanmoins, par pur entêtement, le roi de théâtre laisse passer l’espoir que représente l’amour du fils de Porus, Valère, pour sa fille Lisette. Quand le mariage a finalement eu lieu, Sganarelle s’enquiert des ravages de la bataille : « […] quand on s’est battu tout à l’heure, est-ce qu’il y a eu beaucoup de monde blessé ou tué ? Je voudrais bien sçavoir ça. » Réponse : « Environ six mille hommes » (III, 8, p. 61). Le prétendu roi se réjouit d’être, lui, sorti « à bon marché » des « pattes » de l’ennemi. Quand Éraste-Héphestion, dans la scène 14, lui parle encore « de se battre et de se tuer », Sganarelle-Alexandre, sur la voie de la guérison, refuse de le faire et émet un vœu qui s’attire l’approbation : « Je voudrions que celui qui a inventé ces Batailles etiont pandus. » Ainsi se trouve critiqué, dans la bouche même du paysan-roi, le bellicisme d’Alexandre, dont l’image est loin de sortir indemne de sa réincarnation en Sganarelle. Au reste, ce dernier avait déjà posé son sceptre pour allumer du feu : si cette désinvolture à l’égard de l’emblème du pouvoir faisait rire du peu de sérieux avec lequel le paysan concevait son rang, elle faisait également réfléchir à la vanité d’un pouvoir absolu. La conclusion de la comédie est tout aussi ambiguë que l’ensemble des scènes. Éraste déclare en effet juste avant le vaudeville final : « Cet Alexandre prouve bien qu’un Sot, en tout habit decouvre sa bêtise. » L’expression est équivoque. Langendyk écrivait, lui : « Cet Alexandre justifie bien le proverbe : ‘Habillez un âne avec une robe de satin, il n’en restera pas moins un âne.’ » Il s’agissait là de la traduction en hollandais de « Asno eres, y asno has de ser » – « Tu es âne et dois rester âne » – formule qui n’est autre que le jugement porté par Don Quichotte sur Sancho Panza dans le célèbre roman de Cervantes18. Déjà, à la scène 2 de l’acte II (p. 26), Damis

18 Nous donnons ici la traduction proposée par Jean Cohen des deux vers suivants : « Men kleede een Ezel i’nt satyn ; / ‘t Zal nochtans maar een Ezel zyn », (III, 14), dans Chefs-d’œuvre du théâtre hollandais, t. 1, Hooft, Vondel, Langendyk, Paris, Ladvocat, 1822, p. 474. C’est au chapitre 28 de la deuxième partie du

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annonce une ressemblance entre Sganarelle et Sancho qui, en digne émule de son maître, croit gouverner l’île de Barataria. Se trouver objectivement placé dans la même position que Don Quichotte, bien connu pour ses rêves démesurés qui échouent devant la réalité de la vie, n’est pas très flatteur pour le conquérant macédonien, dont les rêves de grandeur peuvent aussi être taxés de folie : celle-ci apparaît d’ailleurs comme d’autant plus grande que les entreprises guerrières d’Alexandre ne visent pas, elles, à rétablir une quelconque justice. S. Bertière a montré combien les gravures satiriques anti-espagnoles publiées en France au xviie siècle s’inspiraient de la figure de Don Quichotte19 ; or les populations néerlandaises avaient de bonnes raisons de s’en prendre à l’appétit de conquête et à la cruauté des Espagnols. Ces derniers, qui avaient commencé, en 1574, un blocus de la cité de Leyde durent y renoncer en 1578, devant l’héroïque résistance de la population. En 1626, un protestant, Jacob Van Zevecote, publia une tragédie qui commémorait cette victoire contre l’envahisseur, Belegh van Leyden [Le Siège de Leyde]. Elle rencontra un si grand succès que depuis, on la représentait au moins une fois par an dans la ville, et c’était encore le cas au xviiie siècle. De surcroît, l’actrice et poète dramatique Lucrèce Van Merken consacra une autre tragédie au même sujet. Publiée avant 1774, elle a pu être représentée bien plus tôt. Elle prouve en tout cas combien l’hostilité à la volonté espagnole de domination restait vivace dans le pays. Si Alexandre le Grand ou Le Paysan Roi fait rire par ses aspects indéniablement grossiers et farcesques, dans la veine héroï-comique, parce que la vie, les manières, les aspirations et le langage de Sganarelle contrastent violemment avec le rang et les exploits qu’on lui prête, il nous apparaît que le personnage antique qu’on lui fait jouer n’est pas épargné non plus : symbole de tout grand conquérant, Alexandre le Grand constitue ici une véritable cible, atteinte dans le mille par une parodie désobligeante et désopilante, qui fait de ses actions au moins celles d’un homme ordinaire, au plus celles d’un homme inconscient et dangereux.

Don Quichotte qu’on trouve cette réflexion. L’auteur hollandais s’était déjà intéressé au personnage du plaisant chevalier errant dans une précédente comédie, intitulée Don Quichotte aux noces de Gamache. 19 S. Bertière, « La guerre en images : gravures satiriques anti-espagnoles », dans L’âge d’or de l’influence espagnole. La France et l’Espagne à l’époque d’Anne d’Autriche, 1615-1666, éd. C. Mazouer, Mont-de-Marsan, 1991, p. 147-184.

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Index des noms des œuvres et des auteurs

A Diógenes metido en la tinaja, 199-200 À un chef mal éduqué, 42, 43 n. 24 Abaye, 81 Adages, 145 Adolescence clémentine, 132 Affaires de Macédoine, 112 Agatharchide, 113 Aguilar Villaquirán, Juan de, 21, 151-159 Alexander in Babylon, 173 Alexander oder Was ist Wahrheit ?, 22, 173-181 Alexander und Anteloe, 173 n. 1 Alexander und die Könige von Morland, 173 n. 1 Alexander von Macedonien, 173 n. 4 Alexander wollte das Paradies gewinnen, 173 n. 1 Alexander, 174 Alexander. Roman der Utopie, 174 Alexandre anglo-normand ou Roman de toute chevalerie, 16, 65 Alexandre de Paris, 15, 20, 47 n. 2, 50, 56, 73, 76, 97, 98, 125-130 Alexandre le Grand ou Le Paysan Roi, 24-25, 263-275 Alexandre le Grand, 22-23, 183-193 Anabase, 107 n. 3, 197 Anábasis de Alejandro Magno, 158 n. 27 Anaxarque, 11, 110, 114, 119 Ancien Testament, 84 n. 15, 85 n. 22 Andromaque, 118 n. 66 Andromède, 161 n. 5 Angelopoulos, Théo, 16, 22-23, 183-193 Annales de la Pologne, 103 Antiquités juives, 86 n. 24, 87 n. 27 et 28, 92 n. 51

Apology for the Life of Colley Cibber, 238, 246 n. 17, 247 n. 19 Apophtegmes de rois et de généraux, 122 Aquilon de Bavière, 56 n. 34 Archédicos, 115 Aretino, Pietro, 60 Ariosto, Ludovico, 54 Aristomène, 264 Aristophane, 113, 119 Aristote, 128, 129, 133, 134, 174-181 Arlequin empereur de la Lune, 241 n. 10 Arriano,voir Arrien Arrien, 40-43, 48, 107, 120 n. 79, 158 n. 27, 197, 205, 208, 210 Athénée, 12, 18, 108-115 Aventures d’Italie, 162 n. 9, 163 n. 16, 169 n. 36, 170 Aventures, 162-172 Bachaumont, François Le Coigneux de, 162 Banks, John, 237 n. 2 Bataille d’Arbelles, 166 n. 24 Baumann, Hans, 174 Beggar’s Opera, 248 Behn, Aphra, 241 n. 10 Beil, Carl Theodor, 173 n. 4 Belegh van Leyden, 275 Beloch, Karl Julius, 179 n. 36 Berakhot, 88 n. 35 Bibliothèque de Photius, 113 n. 33 Bibliothèque du Pseudo-Apollodore, 91 n. 44 Bibliothèque historique, 107 Biedma, Fernando de, 197-207 bocángel y Unzueta, Gabriel, 221 n. 26

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Boccace, Jean, 15, 51, 53 Boèce, 94 Boiardo, Matteo Maria, 54-58 Boileau, Nicolas, 169, 251 n. 4, 256, 258, 259 n. 35 Bourdelotious, Ioannes, 153 Bourgeois gentilhomme, 264 Brant, Sebastian, 173 Buik of King Alexander the Conquerour, 16, 65-66, 73-79 Caballero de Olmedo, 198 n. 7 Calderón de la barca, Pedro, 5 n. 1, 23, 26, 28, 198, 199, 203-209, 213-226, 233-235 Callistrate, 113 Campaspe, 5 n. 1, 26 n. 41, 216 n. 15 Cañizares, José de, 27, 199, 201, 204211, 227-235 Carón, 152 Carystios de Pergame, 113 Cassius Dion, 89, 109 n. 8, 110 n. 14, 15 et 17 Castiglione, Baldassarre, 15, 58-60 Céfalo y Pocris, 198 n. 7 Césars, 118 Chamisso, 174 Champmeslé, 264 n. 4 Chanson de Roland, 55 Chapelle, Claude-Emmanuel Luillier, 162 Charès, 112 Charon, 21, 153 n. 6 Chasseurs, 184 Chronica Poloniae Maioris, 103 n. 39 Chronica Polonorum, 17, 93-103 Chronicles of England, 79 n. 46 Chronique de Dzierzwa, 102 Chronique de Grande Pologne, 102 Chronique siléso-polonaise, 102 Cibber, Colley, 24-25, 27-29, 237-248 Cicéron, 11, 14, 33-36, 51 n. 18, 61, 92, 164, 202 Cigognini, Giacinto Andrea, 26 n. 41, 216 n. 15

Cisma de Ingalaterra, 204 Cléarque de Soles, 113, 114 Clitarque, 112, 115 n. 50 Cognatus, Gilbertus, 153 Coliphizacio, 71 n. 20 Collier, Jeremy, 248 n. 20 Colonna, Francesco, 145 n. 16, 146 Comment discerner le flatteur de l’ami, 114 n. 43 Comparaison faicte entre Alixandre, Hannybal et Scipion, 131 Congreve, William, 248 n. 20 Contentio de presidentia, 132 Contre Ctésiphon, 116 n. 57 Contre Démosthène, 117 n. 63 Contre Pison, 92 n. 49 Contre Timarque, 116 n. 58 Corbaccio, 15, 53-54 Corneille, Pierre, 24, 161 n. 5 et 6, 238, 256, 257 Corpus juris civilis, 94 Cortegiano, 15, 58-60, 64 Cosmas de Prague, 102 Court of Alexander, 248 Cousin, Gilbert, 153 Coypeau, Charles, voir Dassoucy Crispin chevalier, 264 n. 4 Crispin médecin, 264 n. 4 Crispin musicien, 264 n. 4 Crispin rival de son maître, 264 n. 4 Cuatro fantasmas de la vida, 210 n. 51 Dante Alighieri, 51 n. 16, 54 n. 24 Darlo todo y no dar nada, 5 n. 1, 26, 198 n. 7, 199, 203, 204, 207, 213-226, 233 Dassoucy, 13, 15, 21, 161-172 De beneficiis, 39 De l’exil, 36, 43, 164 n. 20 De la maladie sacrée, 186 n. 6 De la tranquillité de l’âme, 120 n. 78 De la vie et des actions d’Alexandre le Grand, 171 n. 42 De sacrificis o Alexander, 155 n. 14 Debat de l’honneur entre trois chevalereux princes, 131

i n d e x d e s n o m s d es œu vre s e t d e s au t e u rs

Decameron, 51, 53 Defoe, Daniel, 248 n. 21, Degli Uberti, Fazio, 47 Deipnosophistes ou Banquet des sages, 12, 18, 108, 110, 111, 114 Démade, 119 Démétrios, 34, 36 n. 10 Description de la Grèce, 123 Deuxième livre des Maccabées, 88 Deuxième livre des Rois, 85 Devisement du Monde (Milione), 47 Dialogi mortuorum, 151 n. 3, 152 Diálogo entre Alejandro y Filipo, 21, 151-159 Diálogo entre Aníbal, Alejandro y Escipión, 153-155 Diálogo entre Diógenes y Alejandro, 154 Dialogues des morts, 21, 44 n. 26, 117-120, 125, 131-138 Dicéarque, 113 Dictionnaire universel, 163 Diodore de Sicile, 48, 107 Diogène Laërce, 33, 34, 37-38, 51 n. 18, 63, 216 Dion de Pruse, 14, 15, 43 Discours des trois unités d’action, de jour et de lieu, 256 n. 21 Discours sur la royauté, 43 Discours, 92 n. 50 Discurso de todos los diablos o infierno emendado, 198 n. 5 Dittamondo, 47, 56 Divine comédie, 55 n. 31 Dlugosz, Jan, 103 Don Quichotte aux noces de Gamache, 275 n. 18 Don Quichotte, 275 n. 18 Doni, Anton Francesco, 60 Douris de Samos, 112-113 Droysen, Johann Gustav, 173, 179 n. 36 Dryden, John, 237, 248 n. 20 Du style, 34, 36 Duendes son alcahuetes y el espíritu foleto, 234

Elegia di Madonna Fiammetta, 53 Élien, 12, 18, 108-111, 120 n. 78 Emperor of the Moon, 241 n. 10 Entrée d’Espagne, 55-56 Entrée triomphale d’Alexandre à Babylone, 166 n. 24 Entretiens, 38 Enzinas, Francisco de, 153 n. 6 Éphémérides, 111 Ephippos d’Olynthe, 111 Épictète, 38, 139 Épitomé de Julius Valère, 66, 68, 98 Épitomé de Trogue Pompée, 96 n. 10, 98, 102 n. 35 Épître aux sots, 171 Érasme, 21, 62, 145 Eschine, 116 n. 57, 58 et 59 Eschyle, 90 Escole des Princes ou Alexandre le Grand comblé de gloire et de malheurs, 168-169 Ésope, 119 Estienne, Henri, 48, 54, 56 Euripide, 118 Eusèbe de Césarée, 118 Expéditions d’Alexandre le Grand, 41 n. 21 Fables, 163 n. 12 Faits et paroles mémorables, 39 n. 16, 279 Farinelli, Carlo Maria Michele Angelo Broschi, 235 Fatouville, Anne Mauduit de, 241 n. 10 Filalete, Giorgio, dit le Turchetto, 61 n. 45 Fiorilli, Tiberio, 235 Flatteur, 114 Flavius Josèphe, 17, 86, 87, 89 n. 36 Folies amoureuses, 264 n. 4 Fortune ou la vertu d’Alexandre, 122 Francken, Frans II, 166 Franco, Nicolò, 60 Furetière, Antoine de, 163 n. 15 Gallus, 153 n. 6 Garzoni, Tommaso, 60 Gautier, Théophile, 259 n. 34

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in d e x de s n o m s d e s œ u vr e s e t d e s au t e u rs

Gay, John, 248 Genèse, 17, 82, 83, 85 n. 22 Geoffroy Tory, 20, 133 Géographie, 92 n. 52 George Dandin, 264 Gergithios, 114 Gilbert Hay, 16, 66, 73-79 Giovanni Aurispa, 19, 132 Gnomologium Vaticanum, 118, 119 n. 68, 122 Gorgias, 35 Grandezas de Alejandro, 24 n. 31, 199, 211, 214 Grote, George, 179 n. 36 Grotesques, 259 n. 34 Guarino da Verona, 54 Guerre des juifs, 89 n. 36 Gurk, Paul, 174 Guyonnet de Vertron, ClaudeCharles, 168 Guzmán de Alfarache, 248 n. 21 Hamete de Toledo, 198 n. 7 Hans Sachs, 173 Hauteroche, Noël Lebreton de, 264 n. 4 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, 179-181 Heráclito cristiano, Canta sola a Lisi y otros poemas, 198 n. 3, 206 n. 38 Hérodote, 90 n. 39 Hieroglyphica, 146 Hiéronyme de Rhodes, 113 Hippocrate, 186 n. 6 Histoire de l’Asie, 113 Histoire de la Pologne, 93 Histoire des Saxons, 100 Histoire naturelle, 5, 176 n. 21, 214 Histoire romaine, 89 n. 37 Histoire variée, 12,18, 108-111 Histoires, 113 Histoires contre les païens, 10, 97, 137 n. 29 Historia de preliis J2, 74, 76 Historia de preliis J3, 16, 65, 67 n. 4, 70 Historia regum Britanniae, 96 n. 9

Historiae, 47, 56, 250, 272 n. 14 Holinshed, Raphael, 79 n. 46 Horapollon, 146 Hugo, Victor, 178, 259 Hypéride, 115, 117 Hypnerotomachia Poliphili, 145-146 Icaroménippe, 119, 151 n. 3, 154 Icaromenippus, 152, 154 n. 6 Iliade, 39 n. 15, 197 Innamoramento di Carlo Magno, 55 Intelligenza, 47, 56 Iskander, 173 Isocrate, 119 Istorie d’Alessandro Magno, 56 Iter Alexandri ad Paradisum, 129, 130 n. 9 Journal encyclopédique, 249 Jours de 36, 184 Jugement des Voyelles, 119 Julien l’Apostat, 118 Julius Valère, 66, 68, 98 Justin, 57 n. 36, 94, 96 n. 10, 98, 102, 103 n. 35 Juvénal, 40 Kadłubek, Vincent, 18, 93-94, 96-100, 102-103 Krelis Louwen of Alexander de Groote op het poëetenmaal, 28, 264 Kyng Alisaunder, 16, 65, 66 n. 1-2, 68, 70 n. 16, 76 n. 39, 78 n. 45 La Fontaine, Jean, 163 n. 12 La Mesnardière, Hippolyte Jules Pilet de, 171-172 Laberinto del mundo, 233-234 Lambranzi, Gregorio, 235 Lando, Ortensio, 16, 60-62, 64 Langendijk ou Langendyk, Pieter, 263 Lanini Sagredo, Pedro Francisco, 23, 26-28, 198, 199 n. 8, 204, 210, 213-217, 219-220, 222-223, 225

i n d e x d e s n o m s d es œu vre s e t d e s au t e u rs

Lazarillo de Tormes, 248 n. 21 Le Brun, Charles, 166, 169, 247 Leçons sur la philosophie de l’histoire, 180 n. 35 Lee, Nathaniel, 28, 237, 246, 248 Légataire universel, 265 n. 4 Lemaire de Belges, Jean, 136 Léon de Naples, 47 Lesage, Alain-René, 264 n. 4 Lettre à Lucilius, 98 Lettres à Quintus, 92 n. 49 Libro di varie storie, 48 Life of King Henry V, 79 n. 46 Lira de las musas, 221 n. 26 Lírico discante o heroico contrapunto sobre lo más notable de la vida de Alejandro Magno, 199 Livre de Daniel, 97, 100 Livre du Chevalier errant, 20, 125, 130 Livre du Courtisan traduit par Gabriel Chappuys, 60 n. 43 Lonigo, Niccolò da, 153 Love’s last Shift, or the Fool in fashion, 241 Luciano Samosantense, 152 n. 4 et 5 Lucien de Samosate, 12, 20 n. 25, 84, 125, 130, 132, 135 n. 24, 138, 140 n. 3, 154 n. 10 Lutrin, 260 Lyly, John, 5 n. 1, 27 n. 41, 216 n. 15 Lyncée, 113, 114 n. 34 Maccabées, 82 n. 2, 86, 88, 89 n. 32-34, 97 Machiavel, Nicolas, 141 Macrobe, 94 Magistri Vincentii dicti Kadłubek Chronica Polonorum, 93 n. 2 Mann, Klaus, 174 Marivaux, 264 Marmontel, 264 Marot, Clément, 132, 133 n. 19, 166 Marsyas de Pella, 116 n. 59 Mayor hazaña de Alejandro Magno, 5 n. 1, 24 n. 31, 215 Mémoires historiques, 113 Mémorables, 113

Ménandre, 113-115 Ménippe ou la consultation des morts (Menippus seu Necyomantia), 12-13, 19, 21, 84 n. 16, 135-136, 138, 140-141 Merken, Lucrèce Van, 275 Mexía, Pedro, 214 Midrash Rabbah, 16, 82-84 Miélot, Jean, 131, 132 n. 20 Mnésimachos, 115 Mojiganga de Alejandro Magno, 27, 28 n. 42, 199, 201, 205, 221, 229-232, 234 Molière, 24, 161, 238, 251 n. 5, 253, 264, 268 Moll Flanders, 111, 248 n. 21 Moltzer, Jacob, 153 Monmouth, Geoffroy de, 96 n. 9, 101 Monsieur de Pourceaugnac, 264 Monumentum Ephesenum 92 n. 52 Moralia, 223 n. 34 More, Thomas, 140 Morgante, 55-56 Mort de Bucéphale, 249-250, 252, 254, 256, 258, 261 Narrenschiff, 173 Nativitas et Victoria Alexandri Magni Regi, 47 Navire ou les souhaits, 13, 19-20, 140 Néarque, 42 n. 23 Necyomanteia, 151 n. 3, 154 n. 6 Nibuhr, Barthold Georg, 173 Novellino, 15, 49-52, 54 Œdipus, 237 Œuvres morales, 164 n. 20 Onésicrite, 42 n. 23, 148, 254 Oracles sibyllins, 91 Orlando furioso, 56 n. 33 Orlando innamorato, 16, 54, 55 n. 25, 56-58 Orose, 10, 97, 130-131, 137 n. 29 Ovide en belle humeur de Mr Dassoucy enrichy de toutes ses figures burlesques, 170 Ovide, 94

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in d e x de s n o m s d e s œ u vr e s e t d e s au t e u rs

Pantagruel, 20, 135-137, 139, 140 n. 4 Paradossi, 16, 61, 62 n. 48 Parallèle de Louis le Grand avec les princes qui ont esté surnommez grands, 168 n. 33 Parnaso Español con las nueve Musas, 198 n. 6 Parodiae morales, 48 Pasquier, Étienne, 19-20, 136-137 Passage du Granique, 166 n. 24 Pausanias, 123 Pepush, Johann Christoph, 248 Peregrino en su patria, 201 Perses, 90 Personnalité des animaux, 109 n. 11 Philippidès, 115 Philippos, 115 Photius, 113 n. 33 Phylarque, 112 n. 31, 113 Phyllada, 183, 184 n. 3, 187 Pierre d’Éboli, 67 Pierrotin, 161, 162 n. 9 Platon, 202 Pline, 177 n. 21, 214, 222 Plutarco, 48 n. 5, 158 n. 19 Plutarque, 11, 15, 35-36, 41-43, 45, 48, 56, 114, 116 n. 57 et n. 59, 118 n. 66, 120 n. 78, 122, 164, 178 n. 30, 180, 197, 202 n. 25, 206, 207 n. 41, 210, 216, 217 n. 17, 218, 223, 249 n. 3, 251 n. 8, 252, 254, 272 Poesía. Hospital de incurables, 201 n. 16 Poétique, 178, 179 n. 24, 181 n. 38, 250, 266 n. 5 Política de Dios, 200 Polo de Medina, Salvador Jacinto, 198, 200-201 Polycleitos de Larissa, 112 Pope, Alexander, 238 Pourparler d’Alexandre, 19-20, 136 Prise de Defur and Le Voyage d’Alexandre au paradis terrestre, 130 n. 9 Prison, 21, 162-164, 169, 170 n. 39 Providencia de Dios, 209, 210 n. 51 Psaumes de Salomon, 90, 91 n. 43 Pseudo-Callisthène, 125-126, 140 n. 6

Pucci, Antonio, 48 Puget, Pierre, 166 Pulci, Luigi, 54-56 Quart Livre, 140 Quevedo, Francisco de, 13, 23, 26 n. 39, 197-198, 200-203, 205-209, 210 n. 51, 211-212, 226 n. 36 Quinault, 257 Quiñones de Benavente, Luis, 27 n. 43, 226 n. 36 Quinte-Curce, 26, 47-48, 56-57, 171, 187-198, 206-208, 210-212, 250, 272 Rabelais, François, 13, 20-21, 135-137, 139-142, 144-149, 162, 220 n. 25, 231 Racine, 230, 253, 257 Réfutations sophistiques, 98 Regnard, Jean-François, 264 n. 4 Reines de Perse au pied d’Alexandre (dit aussi La Tente de Darius), 166 n. 24 Relapse, 241 Res gestae Alexandri Magni, 66, 98, 100 n. 31 Retrato de Juan Rana, 215, 216 n. 13 Rimes redoublées, 162 Rival Kings, or, The Loves of Oroondates and Statira, 238 n. 1 Rival Queans, With the Humours of Alexander the Great, 24, 27-28, 237-239, 244, 246, 248 Rival Queens, or, The Death of Alexander the Great, 28, 237-238, 243, 246 Roland amoureux, 55 Roland furieux, 55-57 Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris, 20, 48 n. 2, 50, 56, 73-74, 76, 97, 125-126, 128 Roman d’Alexandre du PseudoCallisthène, 13-14, 16, 47, 87, 125-127 Roman de toute chevalerie, voir Alexandre anglo-normand, 65, 68 n. 10, 126 n. 3 Rosen & Porree, 174-175, 177 n. 22 Rouleau des jeûnes, 17, 82, 84, 87 n. 29, 88, 91

i n d e x d e s n o m s d es œu vre s e t d e s au t e u rs

Roullaud, Henri-Jean, 24-25, 28, 263, 267, 269-270 Rousseau, Pierre, 25, 27-29, 249-258, 260-261 Rueda, Lope de, 27 n. 43, 226 n. 36 Rustichello da Pisa, 47 Sacchetti, Franco, 15, 52, 53 n. 21, 54 Sambucus, Ioannes, 153 Satires, 40 Satyros de Kallatis, 113-114 Scarlatti, Domenico, 235 Schmidt, Arno, 13, 22, 127 n. 7, 173-181 Scolari, Domenico, 56 Secretum secretorum, 47 Sénèque, 11, 14, 39-40, 43, 51 n. 18, 98, 198 Shakespeare, 24, 78, 79 n. 46, 238, 264 Short View of Immorality and Profaneness of the English Stage, 248 n. 20 Silva de varia lección, 214 n. 4 Songe d’amours, 146 Souda, 116 n. 60, 119, 123 Spagna in rima, 55 Stevens, George Alexander, 248 Strabon, 92 n. 52 Suétone, 109 n. 8, 146 Sur la fortune d’Alexandre, 41, 42 n. 22, 45 Sur le sacrifice fait à Troie, 113 Sur les courtisanes, 113 Sur les funérailles d’Alexandre et d’Héphaïstion, 111 Sur les provinces consulaires, 92 n. 50 Swift, Jonathan, 248 Table de l’ancien philosophe Cebes, 133 Talmud de Babylone, 17, 81-82, 84, 86 n. 24, 87 n. 29 Talmud de Jérusalem, 82 Tempête, 43, 264 Thenaud, Jean, 13, 20 n. 26, 21, 139, 141 n. 11, 142-143, 145-149 Théophraste, 33, 113 Thomas de Kent, 16, 66, 68 n. 10, 69, 126 n. 3

Thomas de Saluces, 20, 126, 130-131 Thucydide, 119 Tiers Livre, 140 Timée, 94, 98 Timoclès, 115 Torre y Peralta, José Román de la, 199, 200 n. 13 Toxaris, 154 n. 6 Trecento Novelle, 15, 52, 54 n. 21 Triomphes des vertus, 142 n. 11 Troisième livre des Maccabées, 88 Trufaldines, 234-235 Truffaldino, 234 Tusculanes, 34 n. 2, 164, 202 Umsiedler, 174 Valère Maxime, 11, 38-39, 51 n. 18, 58, 120 n. 78 Vanbrugh, John, 241, 248 n. 20 Vaugelas, Claude Favre de, 171 Vega, Lope de, 5 n. 1, 24, 25 n. 31, 29 n. 46, 199, 207 n. 40, 211, 214-215, 216 n. 16, 219 n. 23, 233 Vertus de femmes (Gunaikôn Aretai), 223 n. 34 Vida de Alexandro Magno, 197 Vidas paralelas, 157 n. 19 Vie d’Alexandre, 35-36, 56, 98, 107, 114, 115 n. 41, 116 n. 57, 119 n. 66, 164 n. 20, 198 n. 1, 202 n. 24, 217 n. 14, 218 n. 21, 223 n. 34 Vie de Constantin, 118 Vies des hommes illustres, 223 n. 34 Vies des sophistes, 111 n. 20 Vies et doctrines des philosophes illustres, 34 n. 3 Vies parallèles, 197 n. 1, 216, 218, 250 n. 3, 254 Villon, François, 136 Virgile travesti, 48 Virgile, 54 Visita de Alejandro a Diógenes, filósofo cínico, 26, 198 Vitarum auctio, 151 n. 3

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Voltaire, 257 Voyage d’Alexandre au paradis terrestre, 81 n. 1, 128, 130 n. 9, 131 n. 13, 133 Voyage d’Encausse, 162 Voyage des comédiens, 184 Voyages de Gulliver, 248 Wars of Alexander, 16, 66, 70, 72-73, 76 n. 39, 78 n. 45 Wassermann, Jakob, 173

Widukind de Corvey, 100-101 Wieland, 174 Wycherley, William, 248 n. 20 Xénocrate, 11, 119, 122-123 Zamora, Antonio de, 233-234 Zevecote, Jacob Van, 275

Table des matières

Qui nous délivrera du grand Alexandre le Grand? par Catherine Gaullier-Bougassas et Hélène Tropé5

Les railleries d’adversaires et les limites de la dérision d’Alexandre

Alexandre et Diogène : dérision, morale et humour par Diane Cuny

33

Alexandre tourné en dérision dans la culture italienne du Moyen Âge et de la Renaissance par Patrizia De Capitani

47

Alexandre « enfant » face à Nicolas et Darius : variantes du rire au Moyen Âge anglais par Margaret Bridges

65

Alexandre dupé dans la littérature rabbinique de l’Antiquité tardive : un compromis entre déférence et autocensure par Maureen Attali

81

Alexandre dupé : le conquérant macédonien dans la Chronica Polonorum de Vincent Kadłubek (début du xiiie siècle) par Marcin Kurdyka

93

Ironie, intentions satiriques et jugements des auteurs

« Alexandre le Petit » : fragments d’un discours de dérision sur Alexandre dans la tradition anecdotique ancienne et à Byzance par Corinne Jouanno

107

Alexandre post-mortem et la dérision : des romans médiévaux aux premières traductions et adaptations françaises de Lucien de Samosate par Catherine Gaullier-Bougassas

125

286

ta bl e d e s m at i è r e s

Alexandre-Picrochole : variations d’un topos, de Thenaud à Rabelais (1517-1535) par Gilles Polizzi 139 Desmitificación y parodia de Alejandro Magno en la traducción castellana realizada por Juan de Aguilar Villaquirán del Diálogo entre Alejandro y Filipo de Luciano (1617) par Germán Redondo Pérez

151

Les glorieuses « rencontres » de Dassoucy dans sa dédicace à « l’Alexandre des Alexandres » : rire de Louis XIV ou rire avec Louis XIV ? par Dominique Bertrand

161

Le mythe d’Alexandre le Grand tourné en dérision par Arno Schmidt au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale par Florent Gabaude

173

Fâcheux et / ou facétieux avatars du mythe et de l’Histoire dans le film Alexandre le Grand de Théo Angelopoulos par Constantin Bobas

183

Burlesque, héroï-comique et parodie

Alexandre face à Diogène et Clitus : Quevedo et la caricature de l’empereur par Samuel Fasquel

197

Un Alexandre de plus en plus tourné en dérision : de la comédie palatine de 1651 de Pedro Calderón Darlo todo y no dar nada (Tout donner et ne rien donner) à la comédie burlesque homonyme de Pedro Francisco Lanini Sagredo (1653) par Hélène Tropé

213

La Mojiganga de Alejandro Magno, de José de Cañizares, y la tradición burlesca par Fernando Doménech Rico 227 L’abaissement d’Alexandre, ou la déconstruction burlesque du héros dans The Rival Queans de Colley Cibber (vers 1710) par Catherine Dumas237 La mort de Bucéphale de Pierre Rousseau : la dérision par la discordance par Benoît Abert

249

tab le d e s mat i è re s

De la farce à la parodie : la métamorphose d’Alexandre en Sallemandre dans Alexandre le Grand ou Le Paysan Roi, de Henri-Jean Roullaud (1751) par Liliane Picciola

263

Index des noms des œuvres et des auteurs

277

287