Quand l’innocence avait un sens: Chronique d'une famille juive d'Istanbul d'entre les deux-guerres 9781463233396

Memories of Lidya Kastoryano, a member of a Jewish family living in Istanbul, in connection with the turbulent years fro

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Quand l’innocence avait un sens: Chronique d'une famille juive d'Istanbul d'entre les deux-guerres
 9781463233396

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Quand l'innocence avait un sens

Les Cahiers du Bosphore

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Les Cahiers du Bosphore is a series published by T h e Isis Press, Istanbul. Gorgias Press is joining with Isis to make these titles readily available in the western hemisphere.

Quand l'innocence avait un sens

Chronique d'une famille juive d'Istanbul d'entre les deux-guerres

Lidya Kastoryano

% gorgia* press

2011

Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by Gorgias Press IXC Originally published in 1993 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of Gorgias Press LLC. 2011

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ISBN 978-1-61143-719-5 Reprinted from the 1993 Istanbul edition.

Printed in the United States of America

J'ai débuté mon récit dans la surprise et la souffrance d'apprendre mon fils malade. Il a été publié dans la douleur de sa mort. Je le dédie à la mémoire de mon fils mon chéri mon grand qui a eu le malheur de vivre "ce que vivent les roses, l'espace d'un matin". L.K.

1 Une journée plutôt chaude s'annonce ce 9 juin 1931, si l'on considère la légère brume rosée qui entoure tant la Corne d'Or que le bout du Bosphore qu'on aperçoit de la cuisine du très grand appartement situé à Totonya, où vit un des plus importants notables juifs d'Istanbul, Mr. Kemal Dekalo, commerçant à Tahtakale, dans un quartier résidentiel des plus chics où résident la plupart des juifs fortunés et connus de la communauté israélite, séfarade aussi bien qu'ashkénaze de la ville. Kemal était son prénom à la turque et il le préférait à son prénom juif, Samuel, car cela lui donnait plus de contenance, et surtout cela impressionnait plus ses relations d'affaires ainsi que ses amis turcs musulmans et bulgares; Les deux servantes ainsi que l'imposante cuisinière Sultana, étaient toutes trois habillées d'uniformes semblables et de tabliers blancs impeccables. Celui de Sultana était bien plus grand et large comme cela convenait à sa propre circonférence. Elles chuchottent entre elles en prenant bien garde que la porte de l'immense cuisine soit bien fermée. "Dieu, qu'elle est bruyante et douillette madame Rebecca Eskenazi, l'aînée de monsieur Dekalo... elle hurle comme si c'était la première fois qu'elle enfantait... elle en est pourtant déjà à son troisième... elle devrait en avoir l'habitude et supporter avec plus de silence ces maux si familiers... toutes les femmes passent par là". Son mari le pauvre monsieur Salamon Eskenazi, de tempérament si doux et gai, ne sait à quel saint se vouer avec ses deux fils entre les jambes. Il sort, il

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entre, tâche de calmer sa femme, retourne à la cuisine, pince la cuisse de la jeune soubrette, outrée de ce geste inattendu, toute rouge de honte. Comme toujours il allume cigarette sur cigarette, pour calmer son impatience et retourne au salon. Mais toujours rien à part les cris stridents de sa chère épouse Rebecca. Elle a toujours été nerveuse, dépressive et excessivement gâtée. Jamais il n'a pu lui inculquer ce courage et ce fatalisme ainsi que l'optimisme sans limite dont sa nature à lui, Salamon, est dotée. A travers la fumée de sa cigarette et en attendant dans ce grand salon meublé d'avantage à la manière bulgare, Salamon se souvient avec attendrissement et respect des divers accouchements de sa propre mère, Mazal Eskenazi, là-bas à Burgaz en Bulgarie, dans une toute petite maison. Saadi, son propre père était une bien brave personne, caporal et intendant de l'officier Kemal Dekalo. Les trois frères Dekola, Kemal, Jacques et David, bien installés, comptaient parmi les personnalités de Burgaz, avec assez d'avoir et de biens. Kemal, l'aîné, un jeune homme pas très grand, cheveux ras, mais au regard perçant et intelligent, une petite moustàche, un caractère fort et difficile, était fou amoureux de la demoiselle Zimbul Samuel Behar, mais celle-ci est invalide, presque aveugle. Elle est cependant d'une douceur et d'une gentillesse sans mesure. Kemal Dekalo voudrait bien l'épouser mais il y a sa propre sœur, Mazal qu'il faut bien marier d'abord. C'est comme cela que les choses se passaient dans les familles juives d'Orient : on marie les filles et puis les frères qu'ils soient plus âgés ou plus jeunes. Un soir il réunit toute la famille dans le salon. Nona (la grand-mère), sa mère, vieille femme aux yeux d'un bleu profond merveilleux, avec une grosse natte blanche descendant presque jusqu'aux genoux, un mouchoir noir couvrant sa tête ; vieille d'apparence mais très vive, observatrice malgré sa grande ignorance, elle est très fière de sa belle progéniture. Kemal et David, tous deux bruns aux yeux marrons foncés se ressemblent, ils sont le portrait craché de leur défunt père, mais Jacques et la petite Mazal, les deux benjamins de la famille, eux sont à son image à elle, les mêmes yeux bleus, vifs, brillants et rieurs, de vrais slaves, les dents bien espacées, genre tout à fait Bulgare. Avec des points d'interrogation dans la tête, chacun s'installe dans le salon. Deux gros fauteuils couverts de velours de Gènes vert ayant pour motif de très grandes fleurs aux tons plus foncés, ainsi qu'un grand canapé en velours vert bouteille s'accordant parfaitement aux autres meubles, formaient un coin de salon, complété par un buffet marron dans le style rustique avec une table entourée de six chaises dans le même style — le tout garnissait harmonieusement ce salon à



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l'entrée, situé tout près de la cuisine, pièce aux dalles noires et blanches et où la Nona faisait semblant de s'affairer. Tout yeux et oreilles elle suit son aîné du regard et cherche à deviner à l'expression du visage ce qu'il dira. Le voici allant vers la table, tirant sa chaise et s'asseyant à la place de son père qu'il remplace à titre de Bohor — l'aîné— depuis la disparition de ce dernier. "Que pensez vous de Saadi Eskenazi" ? dit-il en s'adressant à tous à la fois de sa voix autoritaire d'officier, "un charmant jeune homme n'est ce pas ? Il est aussi très beau avec sa taille imposante, ses yeux marrons foncés, presque noirs, aux regards vifs. Il est vrai qu'il n'a pas grande fortune, mais il peut la faire à l'avenir. Si notre charmante jeune sœur Mazal lui apporte une petite dot rondelette, il pourrait s'installer à son compte, faire un petit commerce pour débuter, et bien mener sa barque. Il est juif, un des nôtres et je crois que c'est un bon soldat bulgare, selon moi il a ma sœur en grande sympathie. J'ai décidé de les fiancer le plus tôt possible, mais n'ayant pas voulu agir en égoïste et despote, j'ai voulu aussi avoir votre accord". Mazal, jeune fille mignonne, aux jambes un peu fortes, avec un teint laiteux de blonde, des yeux d'un bleu profond, une fossette au menton et deux nattes épaisse couleur blé entourant son visage, regarde son aîné avec respect, peur et étonnement. Ses yeux anxieux cherchent la Nona. Elles savent bien toutes les deux qu'elles n'ont pas voix au chapitrc*., mais la jeune Mazal veut bien quand même être rassurée, par le regard doux et approbateur de sa mère. Nona, affairée avec son fourneau qu'elle ne veut pas laisser éteindre, réfléchit : "Sadi est vraiment gentil mais il a une situation médiocre. Malgré les promesses de son fils aîné, par ces temps difficiles ce jeune couple parviendra-t-il à joindre les deux bouts ? Mais Barouh a Shem, c'est la volonté d'Adonay, et puisque Kemal approuve ce mariage, il faut dire Mazal Tov et bon avenir, Amen". A cette même heure Saadi Eskenazi, orphelin, n'ayant que deux sœurs aînées, deux belles femmes, corpulentes comme on l'était en 1880 en Bulgarie, méditait aussi sur son avenir. Il savait bien que sa sœur aînée Clara était bien plus préoccupée par l'avenir de sa cadette Perla que par celui de son frère. Saadi, c'était un homme, il travaillait chez les Dekalo et peut-être qu'il finira par épouser la demoiselle Mazal. Pourquoi pas au fond ... beau comme il l'est avec son sourire doux et espiègle qui illumine un visage sévère, il pourrait bien impressionner la demoiselle en question.

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Il se le disait bien : "ne broyons pas du noir. Dieu est grand, il pensera sûrement à l'orphelin que je suis et tâchera de me procurer un bel avenir ; béni soit son nom". Les Dekalo étaient pieux. Il y avait chez eux trois lohsas (service de plat, fourchettes, couteaux, verres à eau et vin) : une lohsa pour les fromages, l'autre pour la viande et le poisson et une troisième qu'on ouvrait seulement une fois par an, la lohsa de Pâque. Pendant les huits jours de la Pâque juive aucune goutte de lait, ni un morceau de fromage, rien de semblable ne rentrait dans la maison excepté une grande rondelle de Cashcaval appelé Kasher que Kemal Dekalo faisait faire spécialement pour ces jours-là. A Pâque, les deux autres lohsas étaient sous clé, car la moindre erreur causait des drames. Kemal était si strict à ce sujet qu'un jour ses deux frères et sa mère avaient été obligés de cacher Mazal qui avait déplacé sans le vouloir une assiette de viande contre une assiette de fromage. La visite au temple les jours de Sepher (lundi et jeudi), les prières journalières ainsi que le Tephillim étaient de rigueur. Le vendredi soir —noche de Shabbat— la maison avait un tout autre aspect. Kemal, grand seigneur et généreux à la fois aimait les choses en grand, et les Pronsos de Noche de Sabbat étaient toujours un vrai régal pour les yeux comme pour les palais fins des gourmets. Il y avait toujours beaucoup d'invités à table. Salamon Eskenazi avait déjà terminé son paquet de cigarette, perdu dans ce passé qui semblait encore si proche, quand quelqu'un lui touche le bras : c'est l'accoucheur Fresco qui vient du chevet de sa femme Rebecca : "que veux-tu cher ami, ta femme n'est guère coopérative, elle ne nous aide pas assez. Il faudra encore un peu de temps avant que le bébé n'arrive. Je suis sorti de la chambre pour rassurer les présents. Ne vous inquiétez pas cela peut durer jusqu'au soir ; je me rends auprès d'elle avant qu'elle ne se sente abandonnée". Salamon sourit, il connaît Rebecca son épouse, il sait comment elle est douillette et "Houchi Mana", l'ayant aimé depuis toute petite comme cousin, et maintenant en tant que mari, il lui passe tout. En attendant encore une cigarette et nous revoici dans le passé. Le mariage de Mazal Dekalo et Saadi Eskanazi avait été une cérémonie toute simple en famille. Voilà la jeune mariée bien casée, pas très loin de la maison paternelle. Nona ainsi que les deux belles-soeurs Eskenazi veillèrent à faire marcher ce foyer. La seule chose qui dérouta les deux familles a été Mazal



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elle-même : elle eut des bébés successivement tous les onze mois. Ducca la première née, et puis un bébé qui mourut en couches, ensuite Salamon en 1897, suivi de Nathan, Luna, Perla, Eliezer, Izaac, Marco, deux mort-nés et puis le petit Albert ; il fut difficile à élever et à nourrir, tout ce petit monde. Et les années passant, les bruits de guerre se firent entendre. Le sublime Empire ottoman perdait de son faste et de sa grandeur. Partout éclataient des émeutes et des révolutions. Kemal en tant qu'officier et Saadi furent enrôlés dans l'année. Kemal avait entre temps épousé la demoiselle de ses rêves, la riche Zimbul Samuel Behar, qui eut pour enfants Rebecca, Eliezer, un mort-né et en dernier lieu Victoria. Les enfants Dekalo, très imbus d'eux-mêmes, ont toujours préféré fréquenter les cousins Saul, Naphtalie etc., frère et sœur de Zimbul Dekalo. Surtout Rebecca, qui pendant longtemps a été la seule fille de ce côté de la famille. Son oncle Nissim, frère aîné de Zimbul et sa femme Rose Samuel Behar, n'ayant jamais eu de fille l'ont gâté bien plus qu'ils n'ont jamais gâté leurs trois fils Joseph, Moche et Sami. Ce qui fait que déjà en Bulgarie, un légèr froid régnait entre les familles Eskenazi et Dekalo. Rebecca, gâtée par ses parents, chérie et choyée par ses oncles et tantes maternelles, dédaignait ses cousins Eskenazi et les regardaient de haut. Elle était snob de naissance et se croyait quasiment de sang royal. Zimbul Dekalo avait le loisir, avec ses sœurs et belles-sœurs, de passer d' agréables après-midis : elle n'avait aucun souci d'ordre pécuniaire. Toutefois, sa mère et toute la famille tremblait pour elle, sa cécité ayant augmenté à la suite de ses accouchements. Tandis que la pauvre Mazal devait trimer dur avec le mari parti à l'année pour élever cette nombreuse progéniture. Bouca, la fille aînée des Eskenazi, n'était pas spécialement belle—des cheveux frisés, un visage rond, des lèvres épaisses, mais des yeux bleus aux regards très intelligents, à l'expression dure. Elle était vive, trop mûre pour son jeune âge, travailleuse assidue, très habile et capable de ses mains. Très vite, elle apprit à aider sa mère à la seconder pour élever ses frères et sœurs. Elle apprit à coudre et à tailler des habits pour les familles Dekalo etSamuel. Elle fut un grand support, un pilier, surtout pécuniairement, pour sa pauvre mère, courbée sous ce dur labeur et paraissant bien vieille malgré son jeune âge. Salamon, le troisième enfant de la famille, —le futur gendre des Dekalo— tout à fait son père Saadi, d'une intelligence rare, pour un enfant de son âge, aux yeux couleur noisette, une épaisse chevelure noire, une grande bouche au sourire _ H —

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charmeur et excessivement doux, était le [dus beau, celui qui avait le plus de sexappeal dans la famille Eskenazi. Il aimait bien plus l'aventure que l'école où on l'envoyait de force. Perspicace de nature, il ressentit la différence du mode de vie de sa famille et de celle de ses oncles. Il en fut marqué dès son jeune âge. Il était très ambitieux, il voulait briller, faire preuve de grandes capacités, gagner beaucoup d'argent, ne plus être servile, ni se sentir inférieur à qui que se soit. Tout en lui se révoltait contre le sort de ses parents. Il fallait qu'il perce mais dans sa jeune intelligence, il ne savait comment s'y prendre, ni que faire avec tous ces frères et sœurs qui l'entouraient et que Dieu ne faisait que prodiguer à la famille Eskenazi. Tout l'angoissait, il pressentait une misère future dans une famille si nombreuse, la chose pouvait arriver et il en avait honte. Il n'avait pas un instant de libre pendant lequel son esprit vagabond aurait pu vaguer dans les nues infinies de sa fertile imagination. Avec Bouca, dictatrice à ses côtés il ne rêvait que de s'évader un jour de ce nid d'amour trop peuplé et trop bruyant à son goût. Par contre son frère Nathan—le chou-chou de la famille, était studieux et brillât en classe. Tout comme sa mère Nona Dekalo, Mazal sentait ce fils bien à elle. C'était son portrait, avec ses yeux du même bleu, la même couleur de cheveux blonds frisés, très différent de son aîné, Salamon, mais avec quand même un certain air de famille que tout les enfants avaient. Elle ne savait pas pourquoi elle le sentait plus proche, c'était plus fort qu'elle, en son for intérieur c'était son préféré. Perla et Louna, tout comme Nathan, étaient bûcheuses et bonnes éleves en classe. Bouca insistait pour parfaire leur éducation à tous en trimant plus fort encore. Elle voulait que les jeunes réussissent et soient brillants à l'avenir. Elle était si fière que les cadeaux qui arrivaient de plus en plus souvent de ses oncles David et Jacques Dekalo, toujours célibataires, la blessait, la diminuait à ses propres yeux — elle se sentait comme une mendiante vis-à-vis d'eux. Son cœur se brisait et elle leur en voulait de ces présents. Mais voyant sa mère Mazal si contente et heureuse d'être choyée par sa famille, il ne restait, à la jeune Bouca que d'enfeimer ses ressentiments, griefs et blessures, au plus profond de son âme. Son enfance la marqua profondément. Toute sa vie elle fut forte comme un homme. Elle contribua beaucoup par la suite à la formation d'un très grand commerce en Algérie avec son mari et ses beaux-frères. En 1910 David Dekalo se décide à quitter le lieu de sa naissance, la charmante petite ville de Burgaz. Il était le plus instruit, le plus capable et le plus — 12 —

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brillant des enfants de Nona Dekalo, et cette dernière étant morte, dans le courant de l'année, il pensa que plus rien ne le retenait dans ces lieux. Sa sœur Mazal dans la misère, le bouleversait assez. C'est un grand sentimental, il se sent de trop dans cette maison paternelle sans sa chère mère. Et puis il faut aussi penser et aider, en s'éloignant de là, son frère aîné Kemal, chargé d'une famille, pas aussi nombreuse que celle de sa sœur, mais chargé quand même de responsabilités. Tous cherchent à maintenir leur situation telle quelle. Les temps se faisaient difficiles et pécuniairement, tout le monde avait du mal à joindre les deux bouts. David pense que tout comme lui son jeune frère Jacques aussi a des scrupules et se sent mal à l'aise dans le foyer de leur aîné. Il réussit à convaincre ce dernier de le suivre, d'aller s'installer à Constantinople, la capitale ottomane qui est selon tous ceux qui ont eu la possibilité d'y séjourner, une ville abondante en rêves réalisables, en richesses infinies et où, selon la légende, les rues regorgent de livres-or et argent. Tous les deux frères pensent à s'organiser de manière à travailler vaillamment et intelligemment, pour parvenir à amasser de l'argent et faire fortune en très peu de temps avec l'aide de Dieu. Kemal, l'aîné réunit toute la famille au complet, afin de souhaiter aux deux jeunes gens bon avenir. Tête couverte, il prie, et tous avec lui, afin que Dieu soit avec eux, et les aide dans leur pays d'exil et dans leur nouvelle existence en Turquie. Les deux benjamins de la famille font le serment de faire venir toute la famille, tous sans exception même celle de Mazal, à Constantinople aussitôt leur réussite réalisée, ce dont aucun des trois ne doute. Salamon, que l'émotion faisait fumer plus que d'habitude, était en train de finir son second paquet de cigarettes. "Cette charmante épouse à moi qui n'accouche toujours pas", se disait-il, le ballon du sommet de la tour de Galata, est déjà tombé au bas de la corde, indiquant qu'il est midi passé, car le ballon descend à midi tapant. On s'affaire à la cuisine. Sultana, la cuisinière rouspète ; elle marmonne, elle ne sait plus à quel saint se vouer, vogue dans la vaste cuisine ; houspille les deux jeunes servantes car elle ne sait pas du tout quel menu préparer et surtout pour combien de convives. Tout le monde est tellement pris par l'accouchement, elle n'arnve à joindre aucune de ses dames pour leur demander leur avis afin d'être prête à servir le déjeuner au moment voulu. "Je suis sûre que c'est une fille, se dit-elle, je parierai même de la chose avec tout le monde, ce bébé arrive en se faisant trop désirer". Salamon, qui est entré à la cuisine, juste à ce moment-là, pour rappeler aux servantes de nourrir ses deux fils, Sandro qui a 5 ans et — 13 —

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Sami—handicapé mental—de un an et demi, entend la réflexion de la corpulente cuisinière. "Jamais, tu entends, jamais ma femme n'accouchera d'une fille, lui ditil, j'en sais quelque chose, elle enfantera encore d'un garçon". Laissant là les deux petits aux bons soins des trois servantes, il retourne au salon, reprend sa place, allume sa cigarette et observe son entourage attentivement. "Que c'est drôle, comme la vie est faite d'imprévus, qui aurait dit que ses deux oncles auraient réussis si bien, en si peu de temps. Il est vrai que les habitants d'Istanbul disent qu'un immigré réussit bien plus vite et plus facilement à accumuler une grande fortune, car il trime bien fort et avant de se faire un milieu, son ambition le pousse à faire grosse fortune. Le Juif né à Constantinople, tout comme les §ehzades ne se donne pas la peine de travailler si vaillamment ni si assidûment, mais cela ne l'empêche pas d'être en grande admiration devant ces deux frères, émigrés bulgares, qui, grâce à leur labeur, leur hardiesse et leur habilité, sont bien parvenus. L'après-guerre aidant, dans un pays où l'on avait besoin de tout importer, la chose a été facilitée par leur connaissance de plusieurs langues étrangères. Ils ont réussi à passer de très grands contrats avec les fabriques de piles ainsi que des coutellerie allemandes. On les appelait messieurs "Poker Play", nom de la lame à raser dont ils avaient la représentation. Kemal Dekalo fut blessé durant la première guerre mondiale, il retourna à Burgaz et aussitôt que possible, il put avec sa famille au complet, quitter les lieux de son enfance et rejoindre ses deux jeunes frères. Chose promise chose due voici les trois frères associés. Ce n'est pas en vain que l'on dit que l'union fait la force. Avec l'adjonction de l'aîné dans la firme, celle-ci devint l'une des plus importantes maisons de commerce de Tahtakale. Malheureusement le sort ne fut point aussi clément pour leur beau-frère Saadi Eskenazi, lui aussi blessé mais gravement, et qui mourut sans avoir revu sa si nombreuse progéniture, sans même apprendre que sa femme Mazal, attendait encore un bébé conçu un soir de permission. Est-ce l'ironie du sort ou le mauvais coup du Dieu de la guerre ? Salamon revoit ces jours-là. Il se remémore la sourde révolte qui gronda en lui envers ce sort si injuste et cruel à ses yeux. Il revit avec émotion, avec ironie et un peu de fierté le petit ballot de vêtements ainsi que le petit magot économisé sur les étrennes qu'il avait reçu de ses oncles durant sa jeune existence et avec lesquels sans prévenir ni se faire voir de personne à l'âge de 16 ans il prit la poudre d'escampette. Il se dépêcha de disparaître des lieux avant d'être récupéré par

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sa sœur aînée Bouca. Il sauta dans le premier train qu'il rencontra vers une direction inconnue. Cela n'avait guère d'importance n'importe quel pays aurait fait son affaire, pourvu qu'il y eut des kilomètres entre lui et Burgaz. Enfin, son âme vagabonde est heureuse, il se sent libre comme le vent joyeux d'être parvenu enfin à ses fins. Car la fuite de celte maison paternelle, qui pour lui, surtout après la disparition de son père qu'il chérissait plus que tout au monde, avait pris l'aspect d'un cauchemar continuel, dont il voulut à tout prix se défaire, cette fuite dans son intelligence d'adolescent c'était la Victoire absolue, une guerre gagnée contre tant d'années de défaite, de misère et d'ennui qu'il avait dû subir pour être à la hauteur de la famille. Comme toute jeune personne de son âge c'était la révolte contre la famille qui l'emporta. Sa première rencontre avec l'inconnu fut la ville de Lyon. Les Français étant les adversaires des Bulgares, l'internèrent. On l'emmena dans un camp à Marseille. Il connut toutes sortes de misères, fit n'importe quel travail, pour lui transporter des morts, les enterrer, les lancer à la mer ou dans un four crématoire, était jeu d'enfant. Salamon revoyait comme dans un cauchemar, les dures années qu'il avait traversées. Ces années de camp l'avait endurci, ce n'était guère une vie normale qu'il vivait mais une vie de chien et cela dura quatre ans. Ces épreuves firent de lui un homme fort au vrai sens du mot, courageux, vaiilant. On l'aima beaucoup à Marseille ; en tant que benjamin du camp il était plus gâté que tous les autres. Très sympathique, vif intelligent, il apprit de ses camarades de malheur de divers pays, très rapidement le français, l'allemand, le grec, et le turc. Son étemel optimisme et son infinie confiance en sa jeunesse, lui faisait entrevoir un avenir brillant, même dans ce camp pourri, ce camp de malheur. Il était convaincu que la réussite l'attendait dans un avenir très proche. Il était sûr de devenir un très fameux commerçant lui aussi, et de réussir presque autant que ses oncles. A la fin de la guerre vers 1920 il monte à Paris la capitale du monde. I.es femmes sont sensibles à ses charmes, il sut en profiter au maximum et se laisser vivre. Il voltigea comme un papillon de l'une à l'autre, dépensant tout ce qu'il gagnait, car par atavisme il avait le sang de son oncle Kemal dans les veines. Il aimait les choses en grand, il était très généreux, fin gourmet, avec des manières de grand seigneur. Un vrai gentleman à la Don Juan. En 1922 à Paris, par un simple hasard, Salamon rencontre son frère Nathan que l'oncle Kemal Dekalo a envoyé en France, pour qu'il perfectionne sa connaissance du français. On aurait dit que c'était de rigueur dans la famille, tous — 15 —

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ceux de la nouvelle génération, instruit ou pas étaient polyglottes, Nathan en plus avait fait des hautes études. Il avait fini le gymnase, diplôme qui en Bulgarie donnait accès à l'université. Les deux frères étaient comme deux étrangers, la vie les avait séparés, le hasard les réunit. Le jeune en voulait énormément à Salamon son aîné, de les avoir quittés, de ce départ clandestin qu'il avait prémédité dès son bas âge, de toutes les larmes versées par sa pauvre mère Mazal en découvrant l'escapade de son fils qui aurait dû être le chef de famille après la mort de leur père, Saadi. La rencontre entre les deux frères fut glaciale. Ils s'assoient au café, comme on a l'habitude de le faire à Paris, et bavardent. Salamon est curieux de savoir le dénouement du sort des siens. C'est comme cela qu'il apprend que ses oncles, ayant tenu leur promesse faite à Burgaz, ont fait venir leur unique sœur et ses dix enfants, à Constantinople. Les jeunes allaient en classe. Bouca est fiancée à Conorte Romi ; ils ont flirté et le jeune homme est très content et heureux d'avoir rencontré une femme à poigne. N'ayant pas de situation stable, les deux amoureux projettent d'aller s'installer en Algérie après leur mariage, qui devra avoir lieu sous peu. Luna, jolie brune au nez retroussé, à la chevelure épaisse, est courtisée par son coiffeur M. Levi, cela a l'air assez sérieux entre eux. La plus rebelle de toutes c'est Perla, qui vit avec des remords continuels, elle s'accuse d'avoir causé la mort de son frère dernier-né à Burgaz, celui que Mazal accoucha après la mort de son époux Saadi. Selon elle il a glissé du berceau qu'elle balançait afin de l'endormir. Le sol en marbre brisa la colonne vertébrale du bébé et causa sa mort soudaine. Dans son for intérieur, malgré son jeune âge, Perla se sentit responsable de cette disparition, et les effusions et les marques de sympathie que lui prodiguèrent tous ses parents et les amis de famille ne lui firent oublier son remord qui la poursuivit toute sa vie. C'est la conversation qui a lieu entre les deux frères assis sur la terrasse d'un des cafés des grands boulevards de Paris. Nathan ne révèle rien de sa propre vie, mais prononce tout le temps le nom de sa cousine Rebecca, fille aînée de l'oncle Kemal. Salamon devine le penchant de son cadet pour cette jeune cousine qu'il a perdue de vue depuis tant de temps. Rebecca a 13 ans mais paraît bien plus que 15. Elle a un charmant minois, elle est jolie avec un nez grec, un teint de lait, des yeux langoureux, une chevelure noire jade, épaisse et brillante. Elle a le corps de sa tante Mazal, légèrement grassouillette mais elle est adorable comme tout.

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Soudain, après cette rencontre Salamon, pris de nostalgie pour la famille, et surtout pour la vieille, nom qu'il donna à sa mère pendant toute sa vie, décide de retourner de nouveau au bercail à Constantinople. L'affaire de Tahtakale avait prit une très grande envergure. David Dekalo, était devenu malade. Une mélancolie inguérissable dont on n'a jamais pu savoir la provenance, le tenaillait depuis quelques temps. On ne sut ni comment ni pourquoi cet homme charmant eut cette malchance, on s'imagina que la chose fut provoquée par un chagrin d'amour platonique et que la dame de ses rêves flirta sous ses yeux avec son meilleur ami et l'épousa par la suite, sans que jamais David très pris par ses affaires, eut le temps de se prononcer et de lui déclarer ses sentiments sans doute assez profonds. Le coup fut dur, la vie aussi l'avait été, car il est vrai qu'ils sont parvenus au sommet et que leur réussite est éminente, mais il a fallu (rimer très dur. D'un tempérament plus doux et renfermé que ses deux frères Kemal et Jacques, la vie le marqua plus facilement et laissa en lui des marques profondes. Il s'enterma dans un mutisme dangereux. Ses frères firent de leur mieux pour le soigner, le raisonner mais ne parvinrent guère à le guérir. Il mourut très jeune dans une clinique psychiatrique à Vienne. Dans l'affaire de Tahtakale on avait besoin de jeunes éléments actifs, Salamon très vite sous la surveillance de ses deux oncles, ainsi qu'avec leurs bons conseils y mit du sien, se donna corps et âme au travail. Nathan aussi est avec eux Mais lui étant le plus instruit s'occupe surtout des affaires d'import- export, ce qui fait qu'il est souvent absent. Rebecca tomba amoureuse de son grand cousin Salamon presque dès la première fois qu'elle le vit. Il lui apparut comme un Apollon beau, fort, viril ... l'homme dur qu'était devenu Salamon avec tant d'années difficiles derrière lui. Avec son sourire charmeur et ses gestes câlins, il sut séduire sa cousine. Malgré la contrariété de son sévère père Kemal, et l'interdiction de le revoir, Rebecca fit tant et si bien qu'elle l'épousa à peine ses 17 ans révolus. La vie, un roman pensa Salamon en écrasant encore une de ses fameuses cigarettes : "Nathan m'en a toujours voulu d'avoir épousé Rebecca, mais grâce à Dieu il s'en est bien remis. Il est sur le point de se marier avec Rachel Benbassat, une charmante et très fortunée demoiselle de Bulgarie. Mes sœurs sont bien. Malheureusement la pauvre Luna est morte de tuberculose quelques temps après son mariage avec M. Levi. La disparition de cette fille adorée courba le dos de la vieille un peu plus ; et maintenant elle est aussi menacée par le parkinson, ce qui — 17 —

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n'arrange pas du tout les choses, il faudra la soigner. Je ne sais si Eliezer, mon frère a bien ou mal fait de s'ctre laissé embobiner par cette jeune fille grecque Caliopie, que son ami Isaac Chackim lui a présentée. On dirait que tous les deux finiront par épouser ces deux sœurs goy. Celui qui sera le plus furieux et qui en voudra à son neveu jusqu'à la fin des temps sera sûrement Papa Kemal, pieux croyant comme il est." "J'en ai assez d'attendre ; que j'aille voir ce qui se passe avec Rebecca, cela a l'air de ne pas vouloir finir, ce bébé semble ne pas vouloir naître". Il s'achemine vers la chambre à coucher de ses beaux-parents. Tout à coup il entend un cri, un cri strident, le cri d'un enfant plus que sain. Grâce à Dieu. C'est enfin fini. Il court pour demander des nouvelles de son ... selon lui, troisième fils, quand on lui annonce la naissance de sa fille ce 9 juin 1931 vers 5 heure de l'après-midi. Salamon est terriblement désappointé, "ouaille de mi", s'écrit-il en judéoespagnol, il faudra remplir un gros tonneau comme tire-lire et commencer dès aujourd'hui à amasser la dot de la mioche. Kemal et Zimbul sont très heureux car après deux garçons, surtout après le petit Sami malade, ils désiraient bien une fillette. C'est plus doux à pouponner. Eliezer Dekalo, l'oncle maternel se déclare le fiancé attitré de la nouvelle-née. Victoria, sœur de la jeune accouchée, douce et vive comme sa mère et très intelligente comme son père, s'estime très heureuse d'avoir une petite nièce. Mazal Eskenazi est très contente et heureuse ; aussi remercie-t-elle le bon Dieu de lui avoir donné une fillette. Il y a quelques mois seulement qu'elle vient de perdre sa fille Louna et voilà que le Bon Dieu lui en donne une autre. Qu'elle ait longue et douce vie. Amen ! A l'unanimité on décide d'appeler le bébé Louna. Mais Rebecca, snob comme toujours s'écrie qu'elle trouvait le nom très commun et pas européen du tout, et puisque le monde va vers la modernisation il est préférable qu'elle soit nommée Lidya. C'est donc sous les lueurs du soleil couchant que le bébé reçut son nom, après quelques vaines discussions. Elle pleurait sans cesse et poussait des cris vraiment stridents. Salamon en était tout étonné, car les deux autres ne l'avait guère habitué de la sorte. C'est pour cela que toute sa vie durant par la suite elle

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entendit son père lui répéter "Ma petite chérie on a du t'ouvrir les cordes vocales et le gosier avec une clef anglaise." Sultana, la cuisinière, assise sur son tabouret de cuisine, face à la tour de Galata, jubilait. "Que j'ai été bête et naïve de n'avoir pas parié 10 livres turques— une somme en ces temps là—avec M. Salamon, je les aurais gagnées sans aucun doute. Car j'étais persuadée que Madame Rebecca aurait eu une fille".

2 "Suzanne, Sara, Sultana", une voix de stentor criant à tue-tête, fait accourir ces trois pauvres servantes de la maison Dekalo. Les deux jeunes, bien plus sveltes que la cuisinière, changent le plus vite possible leur tablier de travail, afin de paraître devant leur maître en tablier blanc, connaissant la minutie presque maniaque de Mr. Kemal. Elles se pressent d'accourir au salon car, de la cuisine située près de la porte d'entrée, au salon où se trouvait toute la famille ainsi que les convives, il y a un bon bout de corridor à traverser. Face à la cuisine est située la chambre de Mr. Eliezer le fils de la maison. On pense qu'on tâchera d'annexer une pièce de l'appartement d'à côté où habite le Dr. Naum, oto-rhinolaryngologiste. Les Naum ne sont que deux personnes dans un si grand appartement et c'est avec plaisir qu'ils se sont offerts à céder la chambre contiguë à celle d'Eliezer pour y faire un grand et spacieux boudoir au cas où ce dernier, penserait à se marier — ainsi la cohabitation avec ses parents se simplifierait de beaucoup. Personne à cette époque ne pensait quitter après ses noces, le foyer paternel ; surtout si on était garçon unique, le seul descendant de la famille Dekalo. Kemal aurait froncé méchamment ses gros sourcils et élevé drôlement sa grosse voix. Sa bru devrait être là pour assister Zimbul sa bien aimée, car tous les efforts pour améliorer sa vue, tous les soins, tous les voyages et fameux médecins qu'ils ont été consulter et toutes ces énormes sommes dépensées n'avait donné aucun résultat. Elle perdait sa vue de plus en plus. Donc il n'était guère question pour Eliezer de pouvoir un jour aller vivre ailleurs. Ce n'était pas la même chose pour leur plus jeune fille Victoria, les filles en se mariant dépendent

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(le leur futur époux et l'éloignement du foyer paternel est une chose tout à fait naturelle. La fille de la maison, Victoria avait une chambre toute claire, ayant vue sur la tour de Galata, près de la salle de bain. Entre la chambre de Victoria, et celle de ses parents était située une chambre d'amis. Le long couloir se terminait dans le petit salon quotidien. Les Dekalo, eux avaient leur chambre à coucher en antichambre du dit salon. La plus importante, l'énorme pièce de cet énorme appartement était le Salon Turc contigu à la chambre d'Eliezer. Les meubles, chaises, fauteuils, la table ronde, ainsi que les deux colonnes, le tout était en marqueterie sertie d'écaillés. "Vous voici donc, mes demoiselles, réprimande le maître de céans d'une voix sévère et glaciale, car Kemal aimait à se faire respecter et semer la terreur auprès du personnel était son fort. Je vous prie d'aller le plus vite possible, nettoyer et arranger, notre chambre à coucher où vient de naître ma première petite-fille. Vous savez très bien que votre maîtresse n'est à l'aise qu'en arrangeant elle-même ses propres affaires. Veuillez voir si l'accoucheur et la nurse qui l'aident ont terminé de pouponner et emmailloter le bébé, si tout est en règle avec Madame Rebecca. Préparez aussi la chambre d'amis, afin d'y transporter ma fille et le bébé. Mr. Salamon, Mr. Eliezer et la nurse vous aideront à effectuer le déménagement. J'exige que notre chambre soit disponible avant la tombée de la nuit". Contredire les ordres de Mr. Dekalo équivaudrait à être licenciée sur place. Perdre une place pareille n'aurait guère convenu à ces braves filles. La paye était bonne, les pourboires abondants avec tout ce va-et-vient quasi-quotidien de tant de parents et amis qui remplissaient la maison de leur maître. Ne parlons pas de la nourriture ! Elle était excellente. Nissim et Albert, les fiancés respectifs des deux servantes Sara et Suzanne, ainsi que Zacharia le mari de la grosse cuisinière Sultana pouvaient faire le même festin à la cuisine comme à la table des patrons. Car il faut préciser que dans plusieurs autres maisons de riches on séparait la nourriture des maîtres de celle de la domesticité. Un usage pareil était plutôt rare. Avec Mademoiselle Victoria prise par l'amour des études, qui ne prêtait attention à rien, Eliezer fils à papa par excellence, volage et lunatique, Madame Zimbul qui 11e voit rien à cause de sa cécité tout l'entretien de la maison, tous les achats alimentaires, tout passait entre les mains des trois servantes et tout se faisait à la cuisine. Le plus ennuyeux était la surveillance de Madame Rebecca qui, habitant assez près, au passage Salti, venait trois à quatre fois par semaine les surveiller. —

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Le passage Salti appartenait à un ami de Kemal, commerçant juif . On avait parmi les jeunes femmes et les jeunes filles, l'habitude de l'appeler saltype car ce monsieur d'un certain âge adorait pincer n'importe quelle cuisse féminine, qu'il trouvait à sa portée, ses amis l'avaient surnommé Mr. toca-toca (touche touche) en judéo-espagnol. Mr. Salti eut quatre épouses. Il avait été capable, par son insatiable libido d'en enterrer trois. Il vécut très vieux, malgré la crainte de ses amis, qui pensaient le contraire car le connaissant ils pensaient que sa quatrième épouse l'épuiserait. Quoique immensément riche, il ne put jamais jouir de son avoir car Mr. Salti aurait pu incarner très facilement l'Harpagon de Molière. Du passage Salti, venir assez souvent et surtout à l'improviste chez ses parents était pour Rebecca, un jeu d'enfant. Nos trois servantes n'aimaient pas cette surveillance. Avec ses remarques Rebecca très perspicace et sévère n' épargnait aucune des trois. Elle était bien la fille de son père et aimait être obéie sur l'heure. "Avec son troisième accouchement et Samico, cette surveillance assidue, cause de notre inquiétude, s'atténuera très bientôt" se dirent nos trois larrones. "Elle n'aura pas trop de temps pour venir fourrer son nez dans nos affaires". Aussitôt dit aussitôt fait, voici Rebecca dans la chambre d'amis, Salamon l'ayant transportée avec grand amour malgré sa déception d'avoir eu une fille. Le lit tout blanc au drap brodé, fait main, venu d'une des plus grandes maisons de trousseau, la Maison Eskenazi, sur la rue de Pera, avec le couvre-lit posé du côté rose (car il est double face), honorant l'arrivée de bébé Lidya. Dans un berceau en tulle, emmaillotée comme un sac de farine, on apercevait seulement du bébé la tête couverte d'un petit bonnet brodé. Les bébés turcs, comme bulgares devaient être emmaillotés très fort, jambes et bras à l'intérieur du piqué, prisonniers dans leurs mouvements, très différents des bébés actuels à qui on met un pyjama en éponge et qui bougent comme poisson dans l'eau. Salamon emmène Sandro et Sami dans la chambre de leur mère afin de leur présenter leur jeune sœur. Sami, incohérent, au courant de rien n'a aucune réaction, mais Sandro, l'aîné, la regarde avec ses yeux marrons langoureux, son visage pâle, maigre et allongé "comme si un Sami n'était pas suffisant se dit-il, voila qu'on me donne aussi une Lidya ; mais celle-là a l'air terrible, elle est boulotte, a un cri strident, pas du tout comme lui ni Sami quand ils sont nés"... Le même accoucheur Fresco l'attrape et le lui dit : "Toi mon cher petit tu pesais quatre livres quand tu es né, et tu étais si fluet qu'on t'a cru mort. C'est en poussant un petit miaulement bien terne, au moment où un oncle furieux te prit —

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avec force, que nous avons compris que tu vivais. On t'a couvé dans du coton en plein mois de juin (le 21) c'est ainsi que nous t'avons sauvé la vie. Mais tu as l'air bien fluet malgré tout. C'est Sami le plus beau de vous tous ; un beau bébé, gros, joufflu ... vrai bébé carte-postale, mais malheureusement il y a quelque chose qui cloche en lui". "Cela est dû au forceps ou à l'union consanguine bien sûr dit Kemal Dekalo qui entendit la conversation. J'ai bien cherché à empêcher ce mariage entre cousins, mais la tête de Bulgare de fille que j'ai n'a rien voulu entendre. Il lui fallait sans faute son Salamon... Maintenant il est trop tard pour agir. A propos d'agir se dit-il, il faut que je fasse une réunion avec mon frère Jacques et que nous remettions tous les sujets d'avenir sur le tapis". Sur ce, le dîner du soir est annoncé par Sultana la cuisinière. Ils entourent la longue table de la salle à manger et après dîner, tout doucement tout rentre dans l'ordre. Salamon part avec ses deux fils chez lui dans son appartement au passage Salti. Il venait d'engager une nouvelle dada, dada Flore, une dame arménienne bien en chair et forte comme un hercule qui s'occupe pour l'instant de Sami et plus tard des deux benjamins à la fois ; lui-même s'occupe de coucher Sandro. I .'infirmière engagée pour veiller sur Rebecca et sa nouvelle-née, prend son siège près de la lohusa. Les jeunes gens de la maison aussi se retirent dans leurs chambres respectives. Mazal et ses enfants sont rentrés chez eux. Elle habitait aussi assez près, juste à Altinci Daire, face aux Petits-Champs, près de la synagogue Knesset Israël (bien plus tard on construira tout près, Neve Shalom, la plus grande synagogue d'Istanbul). L'immeuble s'appelait Apollon ; dans le hall se trouvait une grosse horloge, avec un cadran aux chiffres romains qui a toujours beaucoup impressionné Lidya. Mazal se souvint de ses anciennes habitations à Istanbul. Ses frère l'avaient à son arrivée de Burgaz, installée à Kuzguncuk, du côté d'Uskudar, dans un ancien immeuble avec vue sur mer ; mais être éloignée de ses frères la déprimant, Kemal la fit venir à Apollon Han. Tout comme en Bulgarie, Kemal aime avoir sa famille autour de lui et pouvoir accourir en tant qu'aîné pour les secourir au plus tôt. Jacques a fait exception à la règle. Après son mariage avec Mademoiselle Lucie Mefano, il a été habiter Osmanbey, nouveau quartier résidentiel vers le haut de la ville à 30 minutes à pied de Galata-Tunel. Toutes les amies de la jeune mariée Dekalo habitaient aux alentours. "Drôle de type mon frère ; quelle idée de s'éloigner tellement du quartier juif des synagogues. Il est vrai que le tramway §i§li-Tunel nous laisse là tout près. Je crois que Lucie, instruite et trop moderne ne nous trouve pas assez bien, elle nous trouve vieux jeu pour sa savante personne. Par contre ses parents sont charmants. Madame

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Mefano, ainsi que son mari viennent souvent nous voir et on fait si bon ménage avec eux. On joue aux cartes, le konken, une bonne pastra, ils s'amusent beaucoup avec Zimbul, on joue à la tombola et au domino, je suis très heureux que mon épouse les aime bien". "Jacques et Lucie ont deux fillettes : Becky et Yvette. Deux jolies fillettes, un peu menues pour leur âge ; et quelle idée a eu Lucie de se faire avorter de ce garçon que nous désirions tous tellement ; un second Eliezer Dekalo était nécessaire dans cette affaire prospère et grandiose". "Je ne peux plus garder Salamon avec nous se dit-il. Toutes ses économies aidant et nos cadeaux de Jacques et de moi... on fera en sorte qu'il ouvre un magasin de quincaillerie pas très loin de chez nous à Tahtakale. Il est vif et débrouillard, je pense qu'il parviendra bien et saura nourrir sa petite famille". Kemal continue à penser, "Nathan se mariera bientôt, il touchera une bonne dot et s'installera à son compte à Barnatan Han, je suis sûr que ce sera celui qui réussira le mieux dans l'export-import car il est le plus rusé et le plus instruit de mes neveux. Il n'aura pas à penser où habiter car le frère de Rachel, Sami Benbassat leur a déjà acheté une petite maison à Pangalu, une rue latérale qui descend vers Dolapdere et pas très loin de l'école Notre-Dame-de-Sion. Il me reste le souci de Perla, se dit Kemal Dekalo, elle est fiancée à un juif allemand, elle partira bientôt le rejoindre à Rio de Janerio, il faudra penser à lui pourvoir une jolie dot aussi. Mazal a l'air embêtée à cause du parkinson, elle n'arrive plus à se déplacer facilement ; il faut se dire que Calliopie, la Gregha l'aime bien. Quelle idée a eu Eliezerico, le petit Eskenazi, il aurait pu épouser une jeune fille de bonne famille juive. Cela aurait pu être facile avec son charme et ses yeux bleus vifs et rieurs. D'où est sorti ce turco d'ami, qui lui présenta cette jeune fille grecque. Il est venu demander ma bénédiction, j'ai dû la leur accorder malgré moi. On ne peut rien contre l'Ecriture Sainte et la volonté de Dieu. Avec le cadet de ses beaux-frères il a ouvert un magasin de disques gramophone à Totonya, tout près de la maison ; cela a l'air de marcher. Il ne reste qu'Izak et Marco, les deux benjamins... on continuera à les aider. Puisque Dieu nous a donné tant de prospérité, c'est peut-être les âmes de Nona, ma mère et David, mon frère qui veillent sur nous. Il faut bien que je fasse mon devoir envers ces orphelins, car je me sens responsable du sort de ma sœur, au fond c'est moi qui l'ai poussé à épouser Sadi."

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Zimbul est déjà couchée. Kemal la rejoint dans sa chambre aux meubles vert foncé : un bahut avec marbre à plusieurs tiroirs surmonté d'un énorme miroir en bois de rosier ; une garde-robe verte tout au long du mur et deux petites commodes de chaque côté du lit ; une cuvette avec sa cruche en faïence, pièce venue spécialement de Vienne où Eliezer Dekalo avait été parfaire son éducation. Ce dernier étant un élève médiocre, pas du tout comme Victoria sa soeur cadette, son père l'envoyait presque chaque été, deux à trois mois à Vienne, pour qu'il apprenne l'allemand, langue considérée comme prestigieuse à l'époque, et un peu de français. Kemal n'acceptait pas dans son for intérieur qu'Eliezer fut un fils à papa. Il voulait en faire un lion bien plus féroce que lui-même. Près de la cuvette, on apercevait une brosse à raser accrochée ainsi que tout l'accessoire en argent nécessaire au rasage, car Kemal adorait faire sa toilette dans sa chambre face au grand miroir. S'asseoir sur le fauteuil devant la fenêtre, tout en dégustant un café turc sucré et fumer une cigarette, pour suivre le mouvement de la rue était un de ses grands plaisirs. Les gens qui sortaient du Tiinel, prenait la route de Totonya pour se rendre à la Tour de Galata. En tournant à droite, ils pouvaient aboutir au temple Knesset, près de l'appartement de Mazal Eskenazi, mais si on continuait à descendre tout droit en contournant la Tour on aboutissait à Yiiksek Kaldirim, et là se trouvait la synagogue la plus chic des années 1930 à 1950 la Zuifaris. Dans les rues parallèles se trouvait le temple ashkénaze ainsi que celui des Italiens. Les juifs séfarades étant de beaucoup plus nombreux, la Zuifaris où les prières les plus grandioses se déroulaient, débordait de ses fervents croyants, surtout avec ce nouveau chantre, un jeune homme à la voix d'or, Izak Maçorro. Les cérémonies du Shabbat devenaient un spectacle d'opéra, impressionnant et émouvant pour les fidèles. S'asseoir et faire son keyf matinal, suivre les gens qui montent au Tiinel, pour prendre le métro construit par une compagnie française afin d'arriver au Kôprii, traverser le pont de Galata pour se rendre à Eminônii, traverser le Misir Çarçisi, et arriver à Tahtakale. D'autres, qui, par contre descendaient du Tiinel pour se rendre aux prières matinales, certaines de ses connaissances s'acheminant vers Beyoglu, où de très nouveaux magasins comme "Au Lion", "Zaliariadis", "Menegakis", pour l'habillement et chaussures, la maison Eskenazi, maison de lingeries, la plus grande pour trousseau de jeunes demoiselles fortunées, les pâtisseries de "Lebon", de "Markiz" où se rendent ces jeunes écervelées qui ne veulent guère se donner du mal et faire leur propre pâtisserie elles-mêmes. Les marchands de quatre saisons avec leur panier sur le dos, chargés, les pauvres, comme des mulets, les menuisiers qui la plupart avaient leur atelier dans les — 25 —

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parages, surtout les marchands d'instruments de musique, un tas de bouquinistes, des étudiants venant chercher leurs introuvables livres de classe, des mendiants... ce va-et-vient perpétuel accroissait le plaisir matinal de Kemal. Zimbul entendit son mari entrer plus qu'elle ne le vit, devina sa présence dans la chambre. D'une nature très douce elle savait calmer Kemal, elle lui demanda ce qui le tracassait car avec son intuition d'infirme elle devinait toujours toutes les pensées qui traversaient l'esprit de son époux. "Zimbul, nous partons pour Burgaz dans 15 jours. Rebecca sera rétablie jusqu'alors avec l'infirmière et la dada elle se débrouillera très bien sans nous. Nous prendrons Victoria et Sandro qui est trop maigre ; le bon air marin, cet espace vert plein d'arbres et de pins dans le jardin de ton frère Nissim fera du bien à l'enfant. Il peut aussi jouer avec tes neveux qui sont tous plus ou moins du même âge. Quant à toi, tu auras l'occasion de revoir tes parents, que tu n'as pas vus depuis plus de 5 ans, depuis le mariage de Rebecca". Zimbul, très émue et contente de cette surprise embrasse son mari, et se repose sur lui dans ses bras forts et aimants comme elle l'a fait toute sa vie.

Le mois de juin à Istanbul est plutôt chaud, souvent aride, mais cette année-là il fut clément avec des soirées fraîches et des journées très agréables. Totonya n'étant point boisé, ni entouré de parc comme Altinci Daire, le vent frais soufflant soit du Bosphore soit de la Corne d'Or, faisait qu'on arrivait très bien à respirer et se sentir fort bien. Rebecca soignée comme une princesse se remit assez vite et retourna à son appartement au passage Salti avec sa nouvelle- née. Son père et son mari ont le même tempérament ; elle a toujours craint qu'il n'y ait de heurts entre eux. Tous les deux assez autoritaires et têtus, c'est sans doute un trait caractéristique propre aux Bulgares. Salamon étant complexé dès son jeune âge vis-à-vis de son oncle et de sa tante, Rebecca trouva qu'il était préférable de regagner le foyer conjugal avant que de grandes discussions n'aient lieu. Elle avait d'ailleurs acquis la promesse d'être accompagnée par sa meilleure amie, Rebecca Farhi et son mari Nisim. Rebecca Farhi s'était jurée de devenir une seconde mère pour bébé Lydia; elle avait été celle qui jubilait le plus en apprenant la naissance de la fillette. Rebecca Farhi que pendant toute sa vie, les enfants



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Eskenazi appelleront Tantine, eut d'ailleurs une grande influence sur Lydia. Plusieurs de ses gestes, de ses façons de penser, d'agir, ses manières de cuisiner ou d'entretenir son intérieur sont la preuve, quand elle devint une jeune femme, que Tantine l'avait, sans qu'elle se rende compte, formée à son image. Tantine avait toujours désiré une fillette, ayant eu elle-même deux garçons, ce qui fit qu'elle pouponna bébé tout autant sinon plus que sa vraie mère. Lydia ne se rendit compte qu'elle n'avait que deux grands frères très tard, car pour elle Joseph et Victor Farhi étaient tout autant ses frères que Sandro et Sami. Elle rendit à Tantine son amour en la considérant toute sa vie comme une seconde mère. La maison des jeunes Eskenazi, au passage Salti, était gentiment meublée. Une salle à manger en bois de noyer et marqueterie, des meubles français authentiques, un buffet ayant un énorme miroir soutenu par de grandes colonnes de teinte plus foncée, couvert de marbre rosé. Le contre-buffet de même, une grande table carrée toujours en marqueterie, soutenue en dessous par une sorte de colonne carrée assez large où, pendant toute sa tendre enfance, tant qu'elle put y rentrer Lydia se cachera, pour fuir les réprimandes ainsi que la fessée soit paternelle soit maternelle. Elle laissait s'apaiser leur courroux, blottie au fond de cette colonne, et attendait là, silencieuse, sans bouger jusqu'à ce que tout rentre dans l'ordre. Elle n'en sortait qu'une fois assurée de n'être pas punie par qui que se soit. La chambre à coucher était très belle tout en marqueterie fabriquée par une des plus grandes maison de meubles, Psalty. Un salon anglais ainsi que deux gros fauteuils similaires à ceux que Kemal Dekalo avait eu à Burgaz dans la maison paternelle, deux poêles en faïence, l'un rose pâle, l'autre couleur dorée, de toute beauté qui chauffaient au bois ainsi qu'une grosse salamandre chauffée au charbon en forme d'oeufs (ce qui, toute sa tendre enfance intrigua Lydia, ne comprenant pas comment on arrivait à modeler les charbons), le tout complétait le gentil intérieur. Rebecca constata à son retour qu'avec la nouvelle-née et le personnel on était un peu à l'étroit dans l'appartement. Les Farhi étaient sur le point de quitter le passage, ils avaient déjà loué un appartement vers le haut de la ville à Osmanbey, où il y avait très peu d'immeubles aux alentours, beaucoup de jardins et d'arbres, et surtout un air bien plus pur avec beaucoup plus d'oxygène qu'au passage Salti. "Il faut, pensait la nouvelle accouchée, que j'arrive à convaincre mon père avant d'en parler à Salamon, car mon père n'aime guère l'éloignement de sa famille. Il en veut encore à son jeune frère Jacques d'être parti habiter si loin de Galata. Ensuite il faudra amadouer mon mari et le persuader qu'il y va de la santé des enfants, et aller jeter un coup d'œil à cet immeuble encore en construction, — 27 —

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avec les Farhi, ne nous coûterait rien du tout. Ce qui sera formidable c'est d'être voisins de nos meilleurs amis. J'ai tant d'estime et d'admiration pour ce couple." Il faut avouer que Rebecca avait été transportée comme un ballot depuis ses dix ans d'une école à l'autre, tout d'abord une école primaire à Burgaz quittée à mi-chemin ; puis une école allemande pendant quelques années, une autre française. Etant de famille pieuse il lui fallait aussi apprendre les prières en hébreu, ce qui fait qu'elle fait une bonne salade mixte de tout à la fois. Fort intelligente, ayant une facilité extraordinaire pour les langues, elle se débrouilla en toutes ces langues toute sa vie. Quand quelque chose lui échappait, elle se taisait et faisait semblant de suivre les conversations des gens bien plus instruits qu'elle. Rebecca Farhi était considérée comme très instruite ayant terminé l'école de l'Alliance à Edirne, elle avait aussi travaillé comme secrétaire dans une banque nationale ; aux yeux de son amie elle était une érudite. Mr. Farhi était directeurgénéral de la succursale de la Nestlé suisse en Turquie, donc une personne cultivée. Chez eux Salamon et Rebecca rencontraient des gens de culture, des intellectuels, ses amis étaient membres de la Béné-bérith, et les réunions de la loge se faisait dans divers maisons une fois par semaine. Les Farhi emmenaient toujours les Eskenazi partout, ayant adopté le jeune couple. Tout être humain aime être un Pygmalion et ces derniers furent le Pygmalion de Salamon et Rebecca. Cette dernière sentait son moral rehaussé par ces contacts et sa personnalité se développait à son avantage. Elle commençait, avant de se rendre à ces réunions par sermonner son mari, le priant de se taire et ne pas faire de gaffes devant ces Messieurs et Dames de la Béné. Pour lui ordonner le silence elle avait l'habitude de répéter toujours "styga Salamon" (tais-toi Salamon, en bulgare). Même des années plus tard, ce "styga Salamon" resta légendaire dans la famille et entre les amis des Eskenazi. Laissons donc Rebecca vaguer à ses besognes quotidiennes. Victoria, sa sœur, tout au contraire de son aînée était arrivée à Istanbul en bas âge. Elle fit ses études primaires, secondaires et même son lycée à Notre-Dame-de-Sion, école par excellence pour les jeunes filles de bonne famille. Sion avait l'habitude de former des demoiselles très instruites surtout en littérature française et étrangère. Les mathématiques et les sciences étaient moins importantes car les demoiselles de Sion devaient savoir converser, traiter de n'importe quel sujet, se mouvoir dans n'importe quel milieu, riposter du tac au tac avec aisance, humour et agilité. Victoria, très bonne élève, appliquée, était plutôt silencieuse et calme ; marquée par la cécité de sa mère, elle était d'un grand —

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réconfort pour cette dernière. Les Mères de Sion l'avaient en affeciton. Victoria était fine, avec le sourire adorable de sa mère et les yeux fori intelligents de son père. Elle jouait du piano et était l'enfant préférée de Kemal et Zimbul. Elle fut très contente de la décision de ses parents de ce voyage en Bulgarie, projeté pour fin juin. Elle accepta de s'occuper de Sandro, son neveu préféré, enfant docile et malléable.

3 La gare de Sirkeci, située non loin d'Eminonii, était assez encombrée par ce jour de fin juin. Quand les Dekalo déjà en retard, se mirent presque à courir sur les quais, le wagon-lit à la porte ouverte attendait les derniers arrivants. Salamon et Eliezer se pressaient bien plus que nos voyageurs, surtout Eliezer s'emportait, s'énervait, étant d'un tempérament bien plus émotif que son beau-frère. Rebecca, pas tout à fait remise de ses dernières couches, il fallait bien qu'elle attende ses 40 jours, car il est dit : "attendre et faire attention pendant 40 jours après les couches est de rigueur". Pendant quarante jours le tombeau de la lohusa est ouvert et cette dernière ne retrouvera pas ses forces avant ce délai. L'angoisse qui tenaille tout le monde trouve fin dans un grand soupir quand les deux beaux-frères voient leurs parents installés et en train de saluer par la fenêtre du wagon-lit. Le sifflet strident du train annonce le départ et le mouvement, lent tout d'abord, des roues emmène les voyageurs vers leur destination : Burgaz, en Bulgarie. Burgaz est une petite ville toute verte située au bord de la mer Noire. Zimbul est émue, et son époux voit à son sourire qu'il a bien fait de mettre son projet à exécution. Avertis par un télégramme, les familles Samuel, Saul, Naftali, Palti, tous les frères et sœurs, neveux, nièces, jubilent et se font une fête de revoir Zimbul. Elle avait l'habitude de leur rendre visite chaque année, pour prendre avec eux ses cures thermales. Depuis les fiançailles de Rebecca elle s'était faite rare, car son aînée une fois mariée, eut son fils neuf mois plus tard et puis ainsi de suite. Nisim Samuel Behar chez qui devaient séjourner les arrivants d'Istanbul, fit préparer les deux plus belles chambres du second étage. Il possédait

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une très grande maison de campagne à deux étages, entourée d'un très grand et beau jardin. Rosa, sa femme, aidée par deux vaillantes servantes bulgares, préparait le déjeuner familial. Toute la famille était fort curieuse de voir la métamorphose de Victoria : la chrysalide a dû devenir papillon, et Sami Samuel, le dernier-né des Behar voulait bien faire la connaissance de Sandro, son aîné de quelques années seulement. Il était curieux de rencontrer le fils de Rebecca, qui pour lui et ses frères était la fille unique de sa mère Rosa, et la sœur aînée de tous trois. Nissim et Rosa Samuel ainsi que Nona Benaroya, mère de Rosa étaient très fiers de leurs trois fils. L'aîné, Joseph, malgré son jeune âge, 20 ans, était un génie. Il avait fini son gymnase très tôt et était déjà à l'université. Il suivait des cours pour être notaire ou avocat ; il était brillant. Connaissant à la perfection le français, l'anglais et l'hébreu. (Dans la loi hébraïque de ces années-là, le jeune homme qui devait faire son bar-miztva devait connaître à fond ses prières et les réciter, mais aussi les comprendre en le faisant) Il tâchait aussi d'apprendre l'allemand par ses propres moyens, car son rêve était de devenir un avocat international, et son professeur à Varna trouvait en lui un futur grand homme que la Bulgarie serait fière de porter en son sein. A Burgaz, les relations entre différentes communautés étaient très amicales. Il n'y avait aucune différence de religion. Joseph n'était pas spécialement beau avec une touffe de cheveux frisés sur un front énorme, un visage rond, des yeux qui dominaient et donnaient l'impression de tout voir, et des oreilles qui étaient capables de suivre toutes sortes de conversations à la fois. Des lèvres fines et un menton assez ferme terminaient ce visage mâle, intéressant. Il tenait beaucoup à être connu, célébré. Très bon causeur, il pouvait facilement captiver les gens grâce à ses conversations et son savoir. Il pratiquait son métier d'avocat avec une maîtirse parfaite. Le second, Mose, plus jeune que Joseph était sympathique. Un peu plus grand de taille que son frère, il était sur le point de terminer son gymnase et pensait devenir un comptable de haut niveau. Sami, le cadet encore à l'âge ingrat, s'annonçait aussi brillant que les deux autres. Il faisait ses études secondaires et avait une admiration spéciale pour son frère aîné ; il l'avait pris comme modèle et espérait le suivre pas à pas. Une impatience, une nervosité inhabituelle régnait dans le jardin des Samuel. Tout le monde accourt vers la petite porte du jardin pensant que chaque auto qui passait ou chaque calèche, plus fréquentes à cette époque que les premières, amènerait les arrivants. Enfin les voici. On rit, on pleure, on s'embrasse. "Que c'est bon de se revoir ! Ma$allah, tu es magnifique Zimbul, une — 31 - -

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vraie princesse, et toi Kemal on te dirait un lord !" "Victoria, mignonne comme tout, elle est bien plus fine que Rebecca, et Sandro, ce pauvre chéri pourquoi si fluet. Ici avec les kebap cita, on l'enverra avec plusieurs kilos de plus. C'est son père qui va être content de le revoir plus en chair à son retour." L'émotion se calme après les premières heures. Un bon déjeuner suit. Tous chacun parlent à la fois, c'est l'habitude dans la famille, chacun veut placer son mot en premier. Sandro, ahuri et fatigué, dort. Victoria, sa tante avec Joseph son grand cousin le portent dans la chambre et le couchent. Il n'a guère dormi de la nuit, ne s'étant pas accoutumé aux bruit du chemin de fer ni au bruit du wagon. Tel fut le premier contact de Victoria et de Joseph. Cette rencontre fut tout à fait comme celle de Rebecca Dekalo avec Salamon Eskenazi : il y eut le coup de foudre entre ces deux jeunes gens. Joseph touché par la grâce et la douceur de Victoria s'occupa de sa jeune cousine tout au long du séjour de son oncle et de sa tante à Burgaz. On pouvait dire qu'il l'avait accaparée. L'instruction ainsi que leur brillante intelligence les attacha l'un à l'autre, doucement mais fermement. Il faut avouer que l'été, saison propice aux idylles, aide à précipiter les histoires d'amour. C'est ce qui arrivera peut-être au jeune couple ? Il était déjà trop tard, et les deux jeunes cœurs étaient déjà assez enflammés par la flèche du petit dieu Amour, quand Kemal Dekalo, perspicace, se rendit compte de la chose, mi-août. Il fut très contrarié, furieux même, ne voulant plus entendre parler de mariage entre cousins germains ; il aurait de beaucoup préféré un étranger, un sang nouveau. Un Sami Eskenazi dans la famille était plus que suffisant. Ce qui le peinait le plus c'est qu'il aimait beaucoup Joseph, bien plus que Salamon, il le trouvait intelligent et instruit, il pressentait et prédisait un avenir hors du commun à ce neveu prodige. L'avoir pour gendre l'aurait comblé, mais c'est la question de parenté qui le faisait hésiter et plus que tout, l'effrayait. Malgré son appréhension il ne fit semblant de rien et ne mit même pas Zimbul au courant ; "finissons notre séjour ici, et une fois à Istanbul, je suis sûr que tout rentrera dans l'ordre" se dit-il. "Il faut aviser Eliezer pour qu'il présente à sa sœur plusieurs jeunes hommes de ses amis, et au fond pourquoi s'en faire tellement ; c'est peut être une passade, un léger flirt d'une saison d'été". La seule chose qu'oubliait Kemal était la ténacité caractéristique des Bulgares que possédaient ses trois enfants. Les vacances finirent dans une grande émotion amoureuse pour Victoria, dans l'angoisse pour Kemal ; seuls Sandro et sa grand-mère, au courant de rien hurlent la tristesse de quitter Burgaz où ils ont passé un été magnifique. L'enfant, gâté, choyé, pouponné, appréhendait son retour car chez lui il était l'aîné ; il y avait deux autres, les petits qu'il fallait dorloter. Il savait que ses parents l'adoraient, mais c'est une autre sensation que d'être enfant unique comme il l'a été chez les Samuel pendant un mois.

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De retour à Totonya, la vie reprit son train-train quotidien. Victoria retourna à Sion pour finir le lycée et Joseph à son université en Bulgarie. Les deux jeunes gens aussi tenaces l'un que l'autre s'étaient promis de s'attendre, et malgré tous les obstacles de s'épouser ; tout cela après avoir amadoué papa Kemal, car leur amour ne s'éteignit pas au contraire, il augmenta de jour en jour. Pour la jeune fille il était facile d'être fidèle à son amoureux car la communauté veillait sur elle. De plus les événements en Bulgarie précipitèrent leur mariage. De fait, Joseph en Bulgarie, pressentit avec son extrême clairvoyance et son flair inné qui ne le trompa jamais, un mouvement antisémite dans toute l'Europe. C'était surtout en Allemagne, mais peut-être que ses professeurs allemands le lui firent sentir sans s'en rendre compte. Les trois frères Samuel, fervents sionistes suivaient tous les pogrom russes depuis le temps des tsars, d'après ce que leur racontait leur Nona Benaroya, leur grand-mère maternelle. Ils allaient chercher les Juifs en fuite qui, pour se rendre en Palestine, faisaient quelques fois des détours par la Bulgarie, passaient par la Turquie pour aboutir ensuite à Tel-Aviv ou à Jérusalem, alors sous mandat anglais. L'état d'âme, la misère, la frayeur de ces fuyards tenaient les trois frères sur le qui-vive. Joseph décida d'aller faire son doctorat à Jérusalem, et essaya de persuader ses frères de le suivre, mais n'arriva pas à convaincre ses parents, car il était très difficile pour Nissim et Rosa de quitter leur coin, leur nid, leurs affaires prospères, leurs coutumes et leurs habitudes... en un seul mot toute leur vie. Ils disaient que le Juif donne tout, dans la mesure de ses possibilités pour la Palestine mais n'abandonne pas facilement sa vie quotidienne. Cela Joseph le savait. Il mit Victoria au courant de sa décision, et la pria d'être prête à l'idée de monter à Jérusalem avec lui. Kemal Dekalo, comprit que pour rien au monde sa fille ne renoncerait à son attachement pour son charmant cousin. Il courba la tête et les fiança malgré lui. Il décida de faire le mariage avant leur départ, pendant le passage de Joseph en Turquie. Que faire, c'est la volonté de Dieu : Bindico al ke le plaze. C'est lui qui guide les pas de ses sujets. Il ne reste qu'à prier pour que ces deux aient des enfants normaux. I.es fiançailles durèrent très longtemps. Les va-et-vients entre parents bulgares et turcs devinrent plus fréquents. L'appartement de Totonya conserva son air de fête. En 1934 certains mouvements en Trace contre les Juifs de cette région firent précipiter le mariage de la cadette des Dekalo. Bébé Lidya avait trois ans ou un peu plus. Le trousseau était préparé chez les plus grands couturiers, Stangali, la lingerie chez Madame Eskenazi. Il y avait grande effervescence. On habilla Lidya en petite mariée et Sandro en frac avec chapeau cylindre. La robe de mariée de satin-duchesse de Victoria était une splendeur, avec une traîne qui paraissait infinie à la petite. Heureusement son frère était là pour l'aider à la tenir. Lidya se — 33 —

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plut énormément dans sa robe blanche, sa guirlande de fleurs laissant échapper ses grosses bouclettes sur ses épaules. Le tout faisait ressortir le petit visage rond au nez retroussé. Elle se trouvait très belle et dans sa petite tête elle imagina être elle-même la héroïne du jour. Ce qu'elle ne comprit jamais, c'est pourquoi sa tante Victoria chérie qui jouait si souvent avec elle, la gâtait, la choyait, devait partir si loin: elle n'arrivait pas à analyser ses sentiments pour Joseph qui lui ravissait sa jeune tante et l'éloignait d'elle. Elle se demandait quand et où elle la reverrait. Le mariage grandiose eut lieu à Zulfaris et la réception qui suivait à Totonya. La fête fut joyeuse, on but et l'on dansa jusqu'à l'aube. Le couple quitta Istanbul quelques jours après et partit en bâteau vers leur pays, leur destin. Ils s'installèrent à Tel-Aviv. Us eurent très tard, car Victoria fit plusieurs fausses couches et grossesses extra-utérines, deux enfants ; deux génies. Ceci satisfit Kemal qui appréhendait tellement cette union. Leur fille, Vardina est actuellement juge à Tel-Aviv, et leur fils Michael professeur de physique nucléaire au centre Weismann. Joseph est un grand avocat, juge suprême de la cour de cassation, une importante personnalité du barreau israélien. Victoria mourut jeune, très fière de sa famille, ne désirant jamais quitter Joseph, son premier amour qu'elle adora toujours jusqu'à la fin de sa vie.

4 Le départ de ses parents pour la Bulgarie avec sa sœur et Sandro, fin juin 1931, allégea la peine de Rebecca qui avait beaucoup de choses à faire. Elle devait se préparer au mariage de Nathan, son beau-frère, très fâché avec elle, lui en voulant encore de son choix, bien qu'il eut plus de 5 ans qu'elle était mariée à Salamon. N'ayant pas de père, les Eskenazi considéraient leur aîné, Salamon comme tel. En vérité toute la famille, même le futur marié aurait aimé davantage que ce fut Boucca et Konotre Romi qui lui couvrent la tête, "etchar talled", pendant la cérémonie du mariage. La lettre d'Algérie, fit comprendre à toute la famille qu'ils n'arrivaient pas à se dégager de leur commerce et aussi que Boucca attendait son second bébé. Ayant eu, comme Victoria, des difficultés à garder ses bébés, Boucca trouvait plus prudent de ne pas effectuer un si long voyage, et Maurice son aîné était encore trop petit. Revoir la famille après la mort de Luna et le départ de Perla l'aurait émue et troublée, il était préférable d'attendre qu'elle fut moins vulnérable, plus forte, pour les rencontrer. Ce n'était donc que partie remise et on décida que Rebecca et Salamon avec Mazal seraient les parrains du mariage de Nathan etRachel. Le mariage au temple en Turquie, s'effectue de la façon suivante : les parents, des deux côtés, accompagnent le couple sous la coupole devant le tabernacle, durant la cérémonie accompagnée de prières. On couvre la tête des mariés avec le châle de prière, le talled, que les parents respectifs tiennent de chaque bout, face à l'assistance, quand il s'agit d'un mariage sépharade. Les personnes présentes sur la teva, tournent le dos à l'assistance seulement quand on

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ouvre le tabernacle, qu'on tire les rideaux de velours brodés, de couleur pourpre en général, qui contienent les sephers avec les têtes en argent. Du côté du marié, on donne la clé du tabernacle pour ouvrir la porte au moment propice, lors de la cérémonie, à la personne la plus âgée et la plus considérée de la famille. C'est un des plus grands honneurs qu'on puisse faire à cette dernière. Quand le grand-rabin assiste, parfois au mariage, soit pour représenter l'institution soit comme ami de la famille, alors cet honneur lui est accordé à l'unanimité des deux familles. C'est la personne, qui détient la clef, qui la lui remet, avec grand cérémonial, comme pour prouver à son Eminence, qu'il est le plus digne de tous, pour accomplir cette action. Sachant très bien que, dans ce mariage, ouvrir le tabernacle, incombera à son père, l'aîné de toute la famille, Rebecca coquette de nature, avait envie d'être très élégante. Elle désirait avec son chic éclipser les autres dames. Elle connaissait bien la petite communauté des Juifs bulgares dont faisait partie Rachel Benbassat et sa famille. La sœur aînée, Suzanne Matalon était la mère de lait de son Sami. Henrik, le premier-né du couple, était de quelques jours l'aîné de son second. La jeune dame Eskenazi étant très dolente après ses couches, Suzanne prit Samico en pitié et l'allaita assez longtemps. Jusqu'au jour ou Nissim Farhi, fit venir de la poudre de lait de la Nestlé suisse, pour le nourrisson. Avec tous les nouveaux cercles d'amis qu'elle venait d'acquérir, au passage Salti elle voulait briller et faire parler d'elle-même. Son troisième accouchement étant encore trop récent, elle n'avait pas eu assez de temps pour visiter les couturières, ni se renseigner sur les derniers cris de la mode. De nature plus nerveuse, impatiente, elle était en train d'en faire une dépression, Sultana, la cuisinière qui l'aimait bien, Rebecca étant l'être le plus généreux qu'elle avait jamais connu sur terre, lui présenta sa nièce, Sara qui promit de faire de Rebecca un mannequin sorti des magazines de mode, de lui coudre la plus belle robe de sa vie. Rebecca très contente d'être servie à domicile adopta Sara qui fit comme prévu un chef d'oeuvre. Pour un coup d'essai ce fut, l'unanimité, un coup de maître. Sara devint par la suite une des plus fameuses couturières d'Istanbul. On la surnomma Sara la prêta, à cause de son teint basané, ses cheveux noirs couleur de jais, et sa coiffure à la mexicaine. Cette dame eut un seul fils qu'elle perdit dans un accident de circulation, pendant qu'il apprennait à conduire la voiture que sa mère lui avait offerte, pour ses 20 ans. Depuis lors Sara, maudissait ceux qui lui

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attribuaient l'épithète de prêta, prétendant que le mot qui veut dire noir lui avait empoisonné la vie pour toujours. En plus des préparatifs du mariage, Rebecca après maintes discussions sur l'inconfort de sa demeure au passage Salti, arriva à convaincre Salamon de changer de quartier et voir l'appartement de leurs amis les Farhi à Osmanbey. L'emplacement plut à Salamon et le quartier aussi. C'était un peu plus isolé qu'au passage, assez éloigné du Tùnel, mais on respirait mieux. "Rebecca n'a pas tort se dit-il, les enfants se rempliront les poumons d'oxygène dans ces parages, la nature environnante est bien plus arborisée, qu'au passage. Il prit l'appartement No. 4 dans le même immeuble que ses amis. Au retour de Burgas, Kemal et Zimbul apprennent la nouvelle du transfert, mais, étant très pris avec la question de Victoria et son idylle, ils ne sont pas aussi fâchés que l'appréhendait Rebecca. Prévoyant l'avenir on inscrivit Sandro à l'école Sainte-Jeanne-d'Arc, située à Bomonti, pas très loin de leur nouveau logement, pour quelque temps, jusqu'au déménagement. Victoria se chargea des allées et retours de Sandro depuis le passage Salti. Il serait facile pour elle, depuis Notre-Dame-de-Sion, située à Pangalti de faire la trotte jusqu'à Bomonti. Sandro, bon enfant, silencieux, rendu timide par les successifs accouchements de sa mère, commença donc ses études directement en français chez les pères jésuites, dès la maternelle. Vers la fin 1931, l'appartement presque fini recevait ses locataires respectifs. Il manquait beaucoup de choses : la porte intérieure, la rampe de l'escalier, mais tous ces jeunes couples sont curieux et pressés d'emménager. Les premiers habitants sont les deux familles amies, qui avaient loué bien avant les autres, les appartements Nos 4 et 8 qui sont terminés, donc habitables. Voici enfin les Eskenazi avec les trois enfants et le personnel à Osmanbey. L'immeuble n'a pas encore de nom, on pense qu'on le nommera d'après le nom de la fille du propriétaire, §ukraniye. Dada, nurse... nombreuse progéniture, il fallait choisir, sans faute le premier étage, car il est difficile de descendre poussette et landau en même temps d'un étage plus haut. D'autres immeubles, plus modernes avaient l'ascenseur, chose presque inexistante à Istanbul en 1931. Le concierge, Ali Efendi et sa femme, habitent la loge de l'entrée : jeune couple ayant un garçon de l'âge de Lydia, Ihsan. Miirvet Hanim, la femme du concierge qui rêvait d'avoir une fillette se prit d'amour pour la patatouchka et se chargea de devenir sa nourrice. Tout le monde en fut enchanté car elle fut une aide

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bénévole, et la vie de Rebecca, avec des quasi-jumeaux s'en trouva allégée de beaucoup. Miirvet Hanim, comme l'appelaient tous les locataires, était une très belle femme, beauté typiquement turque au teint bazané, cheveux foncés, yeux noirs, une grande bouche et un nez plutôt long, dans un visage oval. Elle tâchait par tous les moyens de se moderniser. Habillée en tailleur, robe, jupe et chemisier, tête découverte, (sans le fichu traditionel), cette façon de se vêtir, d'agir contrariait énormément Ali Efendi, et le mettait hors de lui. On aurait pris Murvet Hamm facilement pour une des dames locataires de l'immeuble. C'est d'ailleurs ce à quoi elle aspirait le plus dans sa misérable vie. Elle voulait faire sentir à tout le monde, combien sa condition de concierge n'était pas faite pour elle, combien ce statut de portière, lui sayait peu. Son mari qui était très croyant voyait la chose d'un très mauvais œil, il traitait son épouse d'originale aux mœurs bizarres. La vie lui donna raison car elle le quitta après 20 ans de mariage, d'une façon soudaine, très inattendue, sans l'avertir, ni laisser aucune trace. Il languit après elle, la fit chercher par ses parents, les agents de police, mais ne parvint à la retrouver. A la fin il finit par accepter son sort. Il divorça, la loi lui accordant le droit de le faire après tant d'années, et épousa une femme pieuse comme il l'avait toujours désiré. La nouvelle Hanim faisait ses prières cinq fois par jour et on pouvait très difficilement solliciter son aide pour n'importe quoi. Elle était du genre à se faire prier pour tout. Ihsan, jeune homme, traversa des moments difficiles, car d'une mère ultra moderne, à la nouvelle que lui offrit son père, il y avait un monde de différence. La transformation du mode de vie fut brutale. Il trouva un répit en se mariant très jeune à son tour. Mais il divorça aussi. A tour de rôle dans le courant de l'année 1932, tous les appartements reçurent leurs locataires. Au rez-de-chaussée, pour un très court laps de temps, il y eut une famille grecque dont Lydia ne se souvient guère, ainsi que les Asa. Madame Asa, une charmante personne, au type nordique, blonde aux yeux bleus, Toledo de son nom de jeune fille, avait épousé Monsieur Asa. Ce dernier mourut assez jeune, laissant Suzanne, sa femme éplorée, seule avec ses deux fils, Albert et Léon. Logeaient aussi avec eux, deux demoiselles Asa, ses belles-sœurs qui

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l'aidèrent à élever les deux orphelins. Toutes travaillaient afin de contribuer au budget de la famille. Mademoiselle Kalo Asa, était presque naine et très peu dotée par la nature. Elle était une sorte d'infirmière, qui faisait des piqûres aux gens de l'immeuble, soignait les malades, les veillait moyennant finances. Ce qui fait que tous les enfants l'évitaient et l'avaient prise en grippe. Ils pensaient à la piqûre probable, en la voyant apparaître chez eux. L'aînée des demoiselles Asa, que l'on pouvait facilement traiter de vieille fille, venait de se fiancer avec un des plus riches veufs d'Istanbul, Monsieur Kaldan, personne très instruite et ayant beaucoup d'allure ; dans l'immeuble on l'appelait l'aristocrate ; elle était très heureuse et contente d'avoir trouvé son âme sœur car elle même était très instruite et bien de sa personne malgré son âge plutôt avancé. Tout le No. 2 de §tikraniye, se préparait pour le mariage. On pensait qu'il serait célébré, en petit comité, simplement, sur la demande des fils et filles de Monsieur Kaldan, chez les Asa. On espérait que la situation pécuniaire de ces derniers s'améliorerait de beaucoup, car la future mariée adorait ses neveux, qu'elle considérait comme ses propres enfants. Ils furent les premiers à quitter l'appartement ; la nouvelle Madame Kaldan désirant les avoir tout près d'elle. Son mari possédait déjà un appartement très bien installé à Ayazpaça, quartier des plus huppés d'Istanbul ; savoir ses neveux à Osmanbey l'ennuyait. Sur l'insistance de la tante ils s'installèrent à Talimhane, Taksim, qui après Altinci Daire et Kuledibi, avait pris une grande importance pour les Juifs de la classe moyenne dite esnaf. Albert, trop âgé pour continuer à fréquenter tous les jeunes enfants de l'immeuble, ne revint pas souvent, mais par contre Léon le cadet, très ami avec tous, sera présent la plupart du temps parmi eux. Au premier, les Eskenazi, nos héros. Vis-à-vis d'eux l'oncle du propriétaire, arrivé de Trabzon, Nihat Bekiroglu, avec ses fils (Lidya ne se souvient pas avoir aperçu des filles). Le plus jeune Nermi, du même âge que les petits, tâcha de s'introduire dans le cercle, devint bon ami de Victor Farhi. Il n'oublia jamais sa voisine, car plus tard un jour, en négociant avec le fils de Lidya, il lui trouva une certaine ressemblance, l'interrogea sur sa famille. Il lui demanda très discrètement s'il était le fils de Lidya ? Comme le jeune homme,

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ahuri, lui répondit que oui, il se présenta et le pria d'embrasser la camarade de jeu de sa tendre enfance. Pourtant dans une conversation, entre les deux bonnes amies, les deux Rebecca, comme les nommait tout le quartier, la petite crut comprendre qu'avant Nihat Bey, en face d'eux, logeait une famille Guéron, dont la fille aînée Lisa avait épousé Moise Haskiya, parent éloigné de tantine Farhi, jeune homme jovial, connu dans toute la ville pour ses anecdotes grivoises, et sa bonne humeur permanente. Lisa, très amie des deux Rebecca venait souvent voir ses parents, son frère et ses deux sœurs. Dans leur commérage, les deux voisines critiquaient la mésentente entre les deux demoiselles Guéron, qui n'arrivaient pas à se partager le prétendant de la seconde des filles de la maison. La cadette, plus alerte et vive parvint à ravir le fiancé de sa sœur, et se fit épouser par lui. Elles chuchotèrent pour ne pas se faire entendre des enfants qui jouaient là, tout près, que la pauvre abandonnée, avait perdu la tête, qu'on avait dû la faire soigner à l'Hôpital Français, pour ne pas l'enfermer à La Paix. Les deux Rebecca auraient bien aimé savoir ce qui est advenu de la malheureuse jeune fille qu'on a presque internée. Tout cela provoqua un grand drame de famille dans l'appartement No 3. Lidya ne sut jamais si cela fut une des causes pour laquelle ces gens-là quittèrent l'immeuble contre leur gré, car ils s'y plaisaient énormément avec tous leurs relations et leurs amis, ou s'ils changèrent de quartier, en ayant trouvé un meilleur logis ailleurs ? Au second étage, au No 5 les Kastro, une dame veuve avec ses deux fils Emmanuel et Ton. Ses parents accompagnaient très souvent la veuve, afin de l'aider moralement à élever ses deux petits. Un très grand nombre d'enfants avait ainsi intégré le cercle de jeunesse. Au No 6, les Alaton, famille juive originaire d'Ankara, avec quatre enfants ainsi que la grand-mère paternelle, selon la tradition ottomane d'avoir la belle-mère à la maison, pour diriger la jeune épouse. Au troisième, une famille grecque karamanli Sava Elefteriadis, le seul couple sans enfant. Pourtant mari et femme, toute leur existence, furent enchantés d'être entourés de tant de jeunesse, avec tous leurs amis respectifs, qui remplissaient les escaliers de l'immeuble quotidiennement ; ils se sentaient très souvent ahuris, perdus, dans ce tourbillon, ce tumulte interminable, parmi cet essaim de jeunes bruyants, mais jamais ils n'ont élevé la voix pour faire une remarque quelconque; on aurait dit qu'ils partageaient leurs émois et, avec eux, revivaient leur enfance. _40 —

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Au même étage tante Rebecca Farhi. Au dernier une famille Bencoen, ayant tout comme les Eskenazi, une fille et deux fils. Le No 10 était habité par les Barouch. Alvine, la maîtresse de maison, était juive allemande, parlait le français avec un charmant grasseyement, l'allemand, le yiddish, le grec et un peu de turc. C'était la plus svelte, la plus mince et la plus européenne des dames de l'immeuble Çukraniye. Les Barouch avaient une fille unique, Dolly ; toute sa jeunesse Lidya se demanda, étant très ignorante sur les jeux du sexe pourquoi sa grande amie n'avait pas comme elle, ni frère ni sœur. Comme tout le monde s'installa presque en même temps, tous les voisins formèrent dès les premiers jours une grande famille. Ceci dura de très longues années. Certains partirent comme les Asa, la famille greque du rez de chaussée et les Guéron. Ils furent remplacés par les Finz et les Avigdor. Leurs enfants se joignirent à ceux de l'immeuble et continuèrent à se fréquenter, même bien longtemps après leurs mariages respectifs. Tous les oncles et tantes, mariés ou célibataires, les Decalo au complet, même le sévère et intransigeant Kemal Decalo avec Zimbul, adoptèrent l'immeuble, trouvèrent beaucoup de plaisir à venir chez leurs enfants au §iikraniye. Chaque visite équivalait à une grande fête. Ceux qui aimaient jouer aux cartes, se payaient une partie de bezigue, plusieurs tables de poker se formaient avec des observateurs tout autour. D'autres encore bavardaient. Ces soirs-là on envoyait tous les enfants dans un des appartements disponibles, où une ou deux servantes étaient désignées pour les servir tout en les surveillant. Partout on entendait des chants, des cris, des rires, quelque fois des pleurs, car il arrivait aussi que l'on se chamaille entre tant de petits. Chose tout à fait normale dans une si grande et nombreuse famille, formée d'enfants très divers. Mais l'immeuble, nouvellement inauguré avait acquis grâce à tous, une âme bien vivante, jeune comme l'était sa construction, bruyante comme l'étaient ses locataires. La joie de vivre éclatait de partout. Les années passèrent de la sorte, Lidya était devenue une petite fille, très vive, gaie, joviale. Elle avait le don de faire ressentir sa joie de vivre autour d'elle. Avec ses boucles chatain clair, elle était le portrait craché de son père. Elle n'était pas belle, mais très gracieuse. Sa nature affectueuse, démonstrative, son — 41 —

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jargon, son interminable babillage, firent de sorte que Salamon qui ne désirait guère une fille, se mit à adorer ce petit bout qui l'avait surnommé papouchelem (mon tout petit papa à moi) dans son jargon à elle. Lidya adorait Salamon qu'elle trouvait et a continué de trouver le plus beau des hommes qu'elle ait connu, le meilleur de tous les pères au monde. Elle était capable de discerner, par les bruits de ses pas l'arrivée de son père fatigué ; elle accourait aux escaliers, l'étouffait de ses embrassades, le prenait par la main, l'entraînait dans le corridor. A peine assis sur le tabouret, elle lui enlevait les souliers, les transportait en les chaussant à ses petits pieds. Elle culbutait, trébuchait, tombait, n'arrivant pas à trouver son équilibre en voulant faire des prouesses et marcher avec ces énormes choses aux pieds. Elle se relevait en riant aux éclats, très contente dé ses exploits acrobatiques. Lidya s'acheminait de la sorte, vers la chambre à coucher de ses parents, cherchait les pantoufles, les transportait aussi vite que ses petits pas le lui permettaient. Elle chaussait elle même les pieds de son père afin de le voir décontracté, reposé après les fatigues de la journée. Elle s'imaginait voir son père, dans le très grand magasin qu'il venait d'ouvrir au No 10 de Tahtakale. Il avait pour la première fois après avoir signé le bail habituel, emmené ses deux benjamins pour l'inaugurer. Car au fond Salamon était assez supertitieux. Il croyait à la bonne chance de sa fille qu'il disait être née sous une très bonne étoile, et aussi à la grande "azlaha", que Dieu lui avait envoyée avec son second fils Sami. Le couple Eskenazi avait gagné 10.000 livres turques à la loterie nationale, peu avant la naissance de ce dernier. Salamon pensait d'ailleurs, que sa naissance à l'hôpital Manara à Çi§li, avait été une des cause de son anomalie, le docteur n'ayant su employer les forceps au bon moment, ivre sôul comme il l'était. Sans cet argent Rebecca aurait accouché à la maison et peut être que rien de cela ne serait arrivé ? "Kathe embodio ya kalo", lui disaient ses amis, "Todomodo de azlaha para bueno", étaient les mots de son beau-père. Mais le couple était sûr que le mauvais œil, "el nazar negro", les avait atteint. Ne pouvant arrêter ni tracer le destin, il vaut mieux ne pas trop s'attarder sur le passé. Au fond de lui même, il savait très bien que son Samico était très "ugurlu". Lidya se souvient encore, gourmande comme elle était, des très bonnes iokmas, tulumbas et kaymak qu'elle avait dégustés dans la nouvelle boutique de son père pour la première fois de son existence, car Rebecca tenant à sa ligne n'acceptait pas que son époux apporte des douceurs pareilles à la maison. — 42 —

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Arrivés devant la porte du magasin, Salamon remit à la petite des dragées ainsi que des sous d'une piastre et de yiiz para, afin qu'elle les lance dans ce très grand espace, le nouveau lieu de travail de son père chéri. Elle les lança tout comme le paysan aurait lancé les semences dans son champ labouré. C'est de coutume en Orient, de faire de la sorte. Parmi les Juifs sépharades surtout, pour que l'affaire soit prospère et fructueuse, on donne aussi de la levure de pain, non cuite ainsi qu'un œuf pour que les lieux soient toujours pleins de marchandises à vendre. Les bonbons et le sel sont les symboles de gains fructueux et plaisants ainsi qu'un miroir pour que tout soit répété à l'infini. Juste après cette cérémonie qui parut grandiose à Lidya, des amis de Salamon vinrent, bien que ce soit un dimanche pour souhaiter un "ugurlu ve kademli', car il était pour eux un ami qu'ils aimaient bien. Le premier qui fit son entrée fut Albert Karmona, de qui sans savoir pourquoi la petite eut peur pendant toute sa tendre enfance. Actuellement, elle est bonne amie à la cadette de ce monsieur ; ensemble, elles rient de bon cœur de cette très curieuse sensation enfantine de frayeur que lui inspirait le père de cette dernière. Lidya aimait danser, sautiller, se cacher dans les coins les plus impossibles de la maison. Gaie comme un pinçon, bavarde comme une jeune pie c'était le boute en-train, l'enfant la plus recherchée, dans les trois familles Eskenazi, Farhi et Decalo. Avec son babillage des plus entraînants, elle s'était fait une place irremplaçable dans leur vie. Kemal et Zimbul, exigeaient de l'avoir tous les weekends. Salamon l'emmenait chaque samedi, dès son retour de la prière du Sabbat, tout d'abord voir la vieille, comme il eu avait l'habitude, prise en France, d'appeller sa mère Mazal. D'une pierre deux coups, puisque l'on prenait déjà les voitures pour descendre jusqu'au Tiinel, mieux valait en profiter, ainsi la petite pouvait satisfaire ses deux grand-mères. Lidya aimait bien sa grande-mère paternelle, mais comme il y va dans la loi de la nature, elle se plaisait bien plus chez elle à Totonya, dans le foyer de ses grands-parents maternel. (Elle constatera en devenant grand-mère à son tour, qu'elle était bien plus aimée et adulée par les enfants de sa fille que par ceux de son fils.) En 1934, juste après le mariage de Victoria Decalo, avant son départ définitif pour la Palestine, Rebecca et Salamon donnèrent une grande réception en — 43 —

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l'honneur des jeunes mariés. A Istanbul, parmi les Juifs, il y a certains usages et coutumes qu'on applique tant que l'on peut. Il existe plusieurs cérémonies qui vous obligent à recevoir, amis et parents. Avant les fiançailles on reçoit surtout les parents, des deux côtés, les "cossuegros", pour faire connaissance, ensuite arrivent pour la fête, amis, relations, parents, connaissances, relations d'affaires invités par les familles. En général cela se fait dans un local. Si l'on est plus pieux, on fait une petite fête, avec rabbin, pour passer la bague au doigt. Sans cela un des grands de la famille se charge de la chose. A la veille du mariage on se réunit en général, chez la novya, après la teffila, et on lui chante des chansons comme "Eya es alta como el pino, arelumbra el oro fino". Par contre les amis du novyo l'emmènent pour la dernière fois enterrer son célibat. Le jour des noces, pauvres comme riches, font un banquet à la mesure de leur budget. Quelques temps après le mariage, commencent parmi les parents, amis et relations du couple, des invitations sans fin ; c'est un signe d'honneur que de les avoir parmi eux. Si la chose n'est pas possible le soir alors les dames s'arrangent pour le faire à midi, matinée de dames. Avant l'arrivée du bébé au cinquième mois de grossesse, grand événement, on invite après-midi les dames, le soir toute la famille, pour couper la chemisette du bébé à naître. La chemisette est coupée avant la tombée du soleil par une jeune parente en possession de ses deux parents, toujours unis. La jeune fille en question, remplit le tissu à tailler avec des bonbons, se charge de le coudre, le broder, de l'apprêter avant l'arrivée du futur enfant afin de le lui passer à peine sortie des entrailles maternelles. On considère cette chemisette comme porte-bonheur, car selon la tradition le bébé aura longue vie, joyeuse et douce existence avec ses deux parents réunis. En général, toutes ces réunions et fêtes sont considérées comme des rites et n'ont rien à voir avec les "fixes" de jeux, de broderies, actuellement de scrables, ou dé commentaires bibliques. C'est en général comme cela que les dames organisent leur journée, les femmes qui travaillaient, étant considérées comme à plaindre et très mal vues dans les années 1930. L'homme turc doit savoir pourvoir à lui tout seul aux besoins de la famille. La femme est bonne au foyer. Pour cette réception donc, Rebecca réunit toutes ses amies, surtout celles de sa tendre enfance, étant arrivee à Constantinople à 10 ans. Ses premières relations furent les Rousso, les Sadaka, les Varon. Les deux cousines, toutes les deux ayant le même nom et prénom, Rebecca Rousso, étaient avec elle depuis toujours. L'une d'elle avait épousée Pepo Sadaca, ami intime de Salamon. Les deux couples s'étaient fiancés presque en même temps, se souvenant avec gaité et émotion des jours où ils allaient en cachette chercher les jeunes demoiselles pour — 44 —

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flirter. Combien tous les quatre étaient émus, amoureux. Flirter n'est pas le mot exact, en un sens, car on ne le faisait pas ouvertement, dans certains milieux surtout avec un père comme Kemal. La seconde Rebecca Rousso n'était que fiancée. Elle ne pouvait suivre le même train de vie que ses deux amies mariées. Les Sadaka eurent une fille, Regine, un peu plus âgée que Lidya avec qui elle est amie depuis toujours ; très liées elles se voient encore très souvent. Régine a eu un frère Isaac, de très petite santé qui mourut jeune tout comme son père, Pepo. Rebecca, dans l'intérêt de l'affaire prospère que laissa son époux épousa le mari de sa défunte belle-sœur, la sœur de Pepo, Mr. Varon. Cela ne défit guère l'amitié des deux mamans. Tout dernièrement, les deux vieilles amies firent ensembles, dans la maison de campagne de Lidya, un desaillouno de Sabbat, elles se mirent ensemble à chanter des cantiques bibliques. Se souvenant encore de leur tendre enfance, mais au fond très heureuses, toutes les deux d'être en vie, bien portantes plus ou moins malgré leur âge avancé. Rebecca Varan vient de mourir l'été 1991. Tantine Farhi prit les enfants Eskenazi chez elle pour cette soirée à laquelle ne devait assister que la jeune génération de la famille, avec tous les amis au complet. On défit les lits de toutes les chambres à coucher, on décora le No. 4 de §iikraniye comme pour le jour de l'an. Les amis d'Eliezer "les célibataires endurcis" étaient aussi présents. Marco Toledo, le frère de tantine Farhi, Marco Barouch et David Altaras qui taquinait toujours Lidya, connaissant l'admiration et l'amour de cette dernière pour son oncle. Leur grand ami Salamon Badi venait de se fiancer avec une très belle jeune personne, Claire, que la petite admira, lui trouvant de très beaux yeux d'un bleu comme elle n'en avait jamais vu jusqu'alors. C'étaient eux deux qui cajolèrent l'enfant ce soir-là. II y avait plein de monde dans cette soirée dansante. Elle commença pourtant par des chuchotements, suivis d'un morne silence. On parlait des mouvements antisémites en Thrace, de tous les Juifs qui ont été obligés d'abandonner leur bien, leur travail et de fuir la région clandestinement. Salamon ayant eu un peu de raki, comme apéritif, leva son verre : "On est Istanbul, réunis surtout pour fêter nos deux tourteraux, Victoria et Joseph, ce n'est guère le moment de parler de ces choses vilaines et peu plaisantes. Il faut danser jusqu'au matin. Il faut envoyer nos jeunes amoureux en grande pompe et avec gaîté. Ils doivent conserver un souvenir très agréable de la soirée, car un rude

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avenir les attend en Palestine. En fait la situation actuelle et les événements du jour, leur donne raison d'avoir pris une telle décision." Les enfants assistèrent à la fête jusqu'à 7.30. Ils étaient cajolés, embrassés, et voulaient bien prolonger leur présence, mais les vigilants bras de dada Flora, les empoignèrent et les emmenèrent coucher au No 8. Ils continuèrent la fête làhaut avec Joseph et Victor. Le sommeil les emportant, ils plongèrent dans des rêves dorés sur leurs lits de hasard pour ce soir-là. Lidia gardera un très beau et émouvant souvenir de cette fête d'adieu. Elle reverra très peu sa jeune tante par la suite, mais se rappellera toujours de son charmant et doux sourire.

5 Après le mariage de leur cadette, Kemal et Zimbul se sentirent très tristes et trop seuls. Car on a une drôle de sensation quand on marie le ou la dernièrené(e). On respire les airs de la vieillesse ; on s'imagine les entendre autour de soi. Plus d'enfants sortis de vos entrailles que vous avez nourris de vos seins, avec tant d'amour. Plus de bébé à pouponner, à dorloter. On ressent un certain vide dans la maison, d'autant plus que Victoria avec son piano, ses leçons récitées à haute voix tout le long du couloir et de l'appartement, avec ses nombreuses amies, les avait habitués au bruit, au brouhaha continuel. Zimbul, n'ayant pas la vue claire, appréciait cela plus que tout. Pour elle tout bruissement, tout son entendu, équivalait à une chose perçue avec ses yeux et cela lui faisait oublier sa cécité et la faisait vivre dans la joie. Il fallait, se dit ce vieux couple, que l'on persuade Eliezer de se marier. Qu'on lui cherche une âme sœur et qu'on tâche de le marier. Ce dernier a beaucoup de prestance. Jeune, volage et généreux, il aimait les voyages, papillonnait de femme en femme et n'avait pas du tout envie de renoncer au célibat. Chaque soir c'était la noce. La vie lui paraissait bien agréable ainsi ; à quoi bon se charger d'une famille ? On a tout le temps devant soi et puisqu'il faudra un jour aboutir à ça... maintenant profitons au maximum de tout : les minées de jeunesse sont éphémères et si vite envolées. Eliezer Decalo était depuis sa naissance, le fiancé attitré de son unique nièce Lidya, qu'il choyait et gâtait énormément. Elle possédait, grâce à lui, les

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plus belles poupées au visage de porcelaine, toutes importées de Vienne avec leur garde-robes au complet. Les plus fameux chocolats suisses, des sucreries diverses quelques fois même, de très belles robes offertes par Eliezer, faisaient le bonheur de la petite. Salamon de son côté, faisait de l'importation de jouets du Japon et de l'Allemagne et comblait lui aussi ses enfants autant que possible. Les enfants Eskenazi possédaient de merveilleux jouets que tous les autres enfants de l'immeuble enviaient. Sandro et Lidya savaient apprécier ces jouets à leur juste valeur et c'est avec grand amour qu'ils les protégeaient et les gardaient. Il n'en allait pas de même de Sami qui arrivait à peine à parler, faisait du grabuge, mettait tout en pièces et créait des drames à la maison. Dada Flore les éleva jusqu'à l'âge de trois ans. Elle fut remplacée par une gouvernante juive Dora Bonfil. C'était une personne de très bonne famille, aux moyens restreints, qui, pour accroître le budget familial, s'employa chez les Eskenazi. N'ayant pas eu d'enfants elle-même elle s'attacha à nos trois petits héros et les soigna comme une vraie maman, cœur et âme. Elle leur apprit un français parfait et un peu d'espagnol, pour qu'ils puissent converser avec les grands-parents. Elle aida Sandro en classe, et grâce à elle, il fut toujours un des premiers. Elle sortit les enfants du cercle de l'immeuble, leur fit fréquenter divers milieux. Avec sa sœur Ermoza, gouvernante chez la famille Abuaf, les enfants Eskenazi acquirent un deuxième foyer. Surtout Lidya était spécialement gâtée et pouvait faire des siennes. Tous ses caprices étaient exécutés à l'instant. La grosse cuisinière des Abuaf, Marie Lea, avec son fils naturel venu de j e ne sais où, qui appelait Madame Abuaf, maman et sa propre mère, Léa, savait préparer spécialement pour Lidya, des plats montés d'un goût extraordinaire. Léa prenait un grand plaisr à recevoir la famille Eskenazi, sa plus grande joie était de faire assoir la petite et son fils sur les hauts tabourets de l'immense cuisine et de les voir se barbouiller en dégustant ses spécialités préparées avec tant d'ardeur. Elle s'écriait avec une voix stridente "oh salud lo bueno miyo, salud i beraha." Très vieille, elle vient encore voir Lidya qui, en souvenir de son enfance la gâte pour Pâque et Rochashana. Le français devint, grâce à Dora, la langue maternelle des enfants. Rebecca et Salamon gardèrent l'habitude de parler bulgare entre eux et avec les Decalo, pour discuter et très souvent pour se disputer, sans attirer l'attention des enfants. Seul Sandro apprit cette langue gutturale, trop bizarre et difficile pour Lidya. En 1936, lorsque Lidya avait 5 ans, on l'inscrivit ainsi que son frère Sami, à §i§li Terakki, à Ni§anta§, près de l'immeuble de l'oncle Jacques. Personne à la — 48 —

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maison ne parlait la langue du pays, excepté Salamon. Il ne la parlait pas assez couramment, mais l'employait quotidiennement dans son commerce. Ce dernier pensa qu'en habitant Istanbul, il était de son devoir de la faire apprendre à la perfection à ses enfants. De toute façon, selon la loi, ils étaient obligés d'aller dans une école primaire turque. Mais cette loi pouvait ne pas être appliquée à ses propres enfants car ils étaient de sujétion bulgare ; d'ailleurs Sandro allait à l'école française dès le début. Salamon emmena les deux cadets lui-même à l'école pendant assez longtemps pour qu'ils apprennent à aimer leur école, ne se rebiffent pas à l'idée d'aller en classe. Pour rendre aussi la chose plus attrayante, chaque matin il les emmenait tout d'abord chez Barba Yorgo, le magasin de quincaillerie à l'angle de Rumeli. Barba Yorgo était un client de Salamon. Le magasin sentait le moisi, la poussière, les épices, tout à la fois. Barba Yorgo, grec karamanh, à l'apparence imposante, portant redingote noire élimée, avec le kôsteki et la montre à gousset, des souliers vernis usés, une chemise à col cassé, une cravate datant qui sait de quand ? Un crâne dégarni, une moustache fine et blanche, une barbe grise complétaient cet intéressant visage. De gros sourcils en broussaille surmontaient deux yeux marrons foncés, aux regards sévères et durs. Cet homme tel qu'il était intimidait énormément les enfants. Par contre le neveu de sa femme, Yordan, enfant que le vieux couple avait dû adopter n'ayant pas eu de progéniture euxmêmes, était gai, jeune, jovial. Beau à sa façon, avec comme seul défaut aux yeux des petits, une énorme protubérance au cou, sans doute un goître mal soigné, qui donnait l'impression à tous ceux qui le voyaient, que la tête du jeune homme allait de travers. La tante Elie, était un phénomène à part. Courbée en deux, portant toujours un petit bonnet de dentelle sur ses cheveux châtains poivre et sel, de magnifiques yeux bleus pétillants d'indulgence, un tablier noir sur robe marron longue jusqu'aux pieds, toujours le balai en main pour chasser la poussière qui entrait sans fin de partout, le portail des deux entrées principales étant au ras du sol au même niveau que le trottoir. Elle aimait énormément les enfants qui le lui payaient bien. Depuis ce jour-là jusqu'à la fin de l'école primaire et même plus tard, Lidya se rendit tous le jours à la boutique. Elle adorait acheter des babioles, des crayons de marque, stylos, cahiers, encre, taille-crayons extraordinaires. Elle achetait même du mastic car à l'époque il n'existait pas de chewing-gum. Dans le désordre de cette boutique, on pouvait trouver toutes sortes de choses, même des bonbons acidulés gardés dans de gros bocaux. Il arrivait souvent à la fillette, de ne pas pouvoir payer comptant. Une fois il lui arriva de s'endetter jusqu'à deux livres et demi. C'était à l'époque une somme énorme. Son frère Sami faisait de même et papa payait toujours sans rien dire. Pourquoi ne — 49 —

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ferait-il pas de même pour elle ? Quelle peut être la différence ? Lidya pourtant se trompait : au su de cette énorme dette elle reçut une bonne fessée de sa mère et fut terriblement réprimandée par son père. Cela lui mit la puce à l'oreille. Depuis lors elle ne rentra plus chez Yoidan sans avoir la somme nécessaire en main. Sami eut des difficultés à s'adapter au milieu scolaire et Lidya, pour la première fois de sa jeune existence eut honte d'avoir un frère comme Sami. Elle ne se rendait pas compte, ne réalisait pas ce qui les séparait, mais dans sa petite intelligence, elle voyait bien que quelque chose clochait en lui. La jeune Eskenazi, malgré toute sa bonne volonté, n'a jamais pu communiquer avec sa mère Rebecca, qui la rebrouait assez souvent et n'avait jamais assez de patience pour écouter sa fille jusqu'au bout. De caractères très peu similaires, plutôt opposés, elles n'avaient presque rien en commun, si ce n'est le lien de famille qui les attachait. Le soutien et le bon conseiller de la petite a toujours été son père et très souvent sa tante Farhi qui la suivait de près. Elle lui prodiguait tout son savoir et n'épargnait guère les bons conseils ; elle influença toujours favorablement la fille de sa meilleure amie, que d'ailleurs elle considérait comme sienne. Lidya rendait bien son affection à sa tantine, mais elle n'aimait pas le mari de cette dernière car il la pinçait souvent et elle détestait cela. Prise d'une retenue involontaire, elle n'arrivait à avouer à personne combien ce monsieur l'intimidait. Même à cinq ans, boulotte et grande, elle paraissait bien plus que son âge. Rebecca avait peut-être ses raisons d'être plus vulnérable et nerveuse à l'époque. Le problème de Sami devenait assez embarrassant. Kemal et Zimbul qui devaient entreprendre un voyage en Europe, et à Vienne pour opérer les yeux de l'aveugle et voir l'oncle David qui faisait soigner sa dépression, et de là se rendre auprès de Victoria après laquelle tous les deux languissaient beaucoup, promirent à leur fille aînée de chercher aussi un bon institut en Suisse pour Sami, un endroit sérieux où il serait rééduqué. La Turquie ne possédait pas une école ou une clinique de rééducation pour enfants handicapés. Rebecca semblait plus calme après la promesse de son père ; elle savait que Kemal aurait fait de son mieux et trouverait l'institut, le meilleur. Ils avaient rendez-vous à Vienne avec un des plus fameux oculiste du monde, qui leur faisait des promesses quasi miraculeuses au sujet de la vue de Zimbul. Le voyage serait assez long et Eliezer détestant la solitude, trouva la maison paternelle trop vide, donna un congé payé aux deux soubrettes et à Sultana la cuisinière, (la famille — 50 —

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tenait surtout à cette dernière, car tous les membres de la famille, grands comme petits, étaient habitués à ses mets savoureux). Il préféra aller s'installer pour ce long laps de temps, chez les Eskenazi. C'était bien plus amusant et l'atmosphère bien plus agréable dans l'appartement de sa sœur. L'appartement de Totonya fut clos pour un certain temps. On emménagea le salon comme chambre à coucher, ce fut sans qu'il s'en doutât, un pas vers la fin de son célibat. Celle qui fut le plus contente de cette nouvelle situation fut certainement la petite. Elle était aux anges d'avoir son oncle chez eux, le fiancé de ses rêves ; c'est ainsi qu'elle le nommait, ne réalisant pas que même une enfant de cinq ans pouvait avoir un penchant pour le sexe opposé. Comblée de joujoux et de n'importe quelle douceur et sucrerie dont elle était friande, il n'y avait d'enfant plus ravie et heureuse que la petite dans tout §ukraniye. Jusqu'au jour où prise d'une intuition indéfinissable, (sa nature intuitive la poursuivra toute sa vie) elle pressentit un éloignement involontaire chez Eliezer, son oncle, le fiancé de ses rêves d'enfant. La veille, pendant qu'elle installait la chambre de son frère, tantine Farhi vint chuchoter certaines choses à l'oreille de Rébecca. Les deux amies ainsi que Salamon qui, par hasard se trouvait encore à la maison, se mirent à discuter avec volubilité, en allemand, langue que tous les trois possédaient assez bien, afin que les enfants présents dans la chambre ne les comprennent pas. Après maints signes de tète de dénégation ou d'approbation, ils décidèrent de préparer un petit festin entre les deux couples amis et les Salfati, parents éloignés de Nessim Farhi originaires tous les deux d'Edime. Les Salfatis habitaient encore la Thrace et avaient une jeune fille de 18 ans à marier. La jeune demoiselle, par prudence, et peut être par frayeur, vu tous les événements de Thrace, avait été envoyée parfaire ses études en français à Sofia. Ayant terminé Notre-Dame-de-Sion en Bulgarie, elle parlait le bulgare tout aussi bien que le français et l'espagnol. Tantine remarquablement intelligente, jugea que cela faciliterait beaucoup les relations entre les parents d'Eliezer et si cela était faisable, ceux de la future bru et de la famille Decalo. C'était pensait-elle, Zimbul qui serait heureuse de cette combine. On prit donc la décision sur le moment même d'organiser une petite réception où l'on tâcherait de mettre en contact les deux jeunes gens comme si c'était le hasard qui les aurait fait se rencontrer. Quelques jours après le déménagement d'Eliezer à Osmanbey, Rebecca, Salamon et Eliezer montent chez les Farhi. Le jeune homme n'est au courant de rien ; pour lui, aller dîner ou déjeuner chez les bons amis de sa sœur était — 51 —

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monnaie courante. Ils passèrent tous ensemble une soirée très agréable, enchantés les uns des autres. Inès Salfati, une jolie jeune fille plutôt menue, avait une beauté classique. Petite bouche, dentition superbe, beau sourire, petit nez, yeux marrons au regard un peu froid, le tout entouré d'une très belle chevelure châtain clair. Dans l'ensemble un minois très agréable à regarder. Eliezer aimait le teint laiteux et Inès le possédait. Il fut fasciné et en son for intérieur il trouva la jeune fille très attrayante. Ce qui lui fit aussi grand plaisir, et qu'il approuva, fut le fait qu'elle parlait bulgare à la perfection. Un très bon point pour la donzelle et il se dit "elle pourra très facilement être adoptée par mes parents et communiquer avec eux dans leur langue maternelle". Inès, elle aussi fut très impressionnée par ce grand jeune homme, au thorax énorme, qui lui semblait être le symbole de la virilité et d'une vitalité extraordinnaire. Etant d'Edirne, petite ville près de la frontière bulgare, venir vivre à Istanbul était pour elle un rêve grandiose, presque inaccessible. Si l'on prend en considération la fortune de la famille Decalo, elle se serait pour peu prise pour Cendrillon. Pas que la famille Salfati fut peu fortunée, ou bien manquât de biens, pas du tout. C'était des notables dans leur propre ville, et les deux frères d'Inès (près de vingt ans la séparant du plus jeune) étaient bien établis et très connus à Edirne. Seulement depuis 1934, l'année des troubles de Thrace, la plupart des familles juives ont dû quitter, bien malgré eux, leur ville natale en y laissant tous leurs biens immobiliers, leurs avoirs et leur travail, transportant clandestinement avec eux dans les grands kuçaks, tout ce qu'ils pouvaient : des livres en or ou en argent, des bijoux de valeur des brillants. Dans les corsets guêpières des dames, on entassait le plus d'argent en papier possible, quelques fois même les cachecorsets des enfants étaient des cachettes imprévues. On chuchota en parlant de cette affaire épineuse pendant ce diner, en faisant bien attention de ne pas être entendus des enfants. On disait que ce sont les autorités du pays qui ont forcé, obligé tous ces pauvres gens à tout abandonner. Salamon raconta combien il était énervant, dégradant même de voir traîner à Sirkeci, sur son chemin en allant au travail à Tahtakale, toute ces familles rappelant les fuyards des pogromes russes, presque comme des mendiants, pleurant souvent pour un bout de pain. Tous ces gens avaient dû être considérés comme de grands seigneurs, comme des notables de la ville. Salamon ajouta, — 52 —

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comment en voyant ce grand désastre, Marco, son plus jeune frère ainsi qu'un très grand nombre de ses amis prirent la décision immédiate de quitter le pays un moment plus tôt. Ils allèrent s'intégrer dans le mouvement sioniste qui bouillonnait, petit à petit en Palestine à cette époque. Avec tous ces départs des jeunes, Istanbul avait l'air d'être prise d'une frénésie, d'une crise de folie contagieuse. C'est, pensa-t-il dans son for intérieur, dans cet état d'esprit que les Salfati prièrent Rebecca Farhi d'intervenir pour marier Inès. Si cela pouvait avoir lieu, ce serait un grand soulagement pour ces gens trop âgés, pour avoir une fille de cet âge, pour ces gens qui tremblent de peur, qui ne sont même pas sûrs de leur propre sort et de leur avenir. Inès et Eliezer, après cette première rencontre, se mirent à se fréquenter et leurs sorties se firent plus nombreuses et de plus en plus intimes. Ils se plurent, cherchèrent à se connaître, décidèrent de se promettre, mais voulurent attendre le retour de Kemal et de Zimboul pour annoncer leur fiançailles. Tout le monde fut heureux, excepté Lidya qui sentit un éloignement de la part de celui qu'elle appelait son fiancé, son grand amour. Eliezer s'efforça de ne pas peiner sa petite nièce, il continua à la combler toute sa vie. *

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Mazal Eskenazi aussi était malheureuse mais pas pour les mêmes raisons que Lidya. Elle se leva un matin et se rendit compte que son fils Marco était parti pour la Palestine avec plusieurs dizaines de jeunes gens, entre autres un certain Vitali, frère de Moiz Kastoryano que Lidya était prédestinée à épouser plus tard. Après le départ de son jeune fils Marco, Mazal s'affaiblit encore plus, et sa maladie, le parkinson, augmenta ; ses tremblements devinrent plus fréquents. Il est vrai que Rachel et Rebecca tâchaient de venir la voir et l'aider dans la mesure du possible, autant que leur "précieux" temps leur permettait de le faire. Isaac, le seul fils qui fut près d'elle, écrivit à sa sœur Perla, qui après son mariage avec un juif allemand, avait émigré en Argentine afin de faire fortune. Ils étaient très heureux et fort amoureux l'un de l'autre. Ils eurent un petit garçon. Ne pouvant pas le nommer du nom du père de son mari, Perla profita pour nommer son — 53 —

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héritier du nom de son père à elle, mort si jeune. Saadi était un très beau bébé aux yeux verts, aux cheveux blonds dorés et au teint basané digne d'un petit sud américain. Au reçu du message d'Isaac, son frère, Perla demanda l'approbation de son mari pour aller voir sa mère, la vieille, comme on l'appelait entre frères et lui présenter son fils, la huitième merveille du monde à ses yeux. Elle était pour la première fois de sa vie très heureuse d'être bien vivante. Son mari l'adorait, il était parvenu en un très court laps de temps à faire une grande fortune. Grâce à son foyer elle tâchait par tous les moyens d'oublier son enfance pénible en Bulgarie. Mais elle voulait aussi consoler sa mère, alors elle pria gentiment son époux de lui prendre une cabine dans le premier paquebot pour l'Europe, jusqu'à Marseille et de là on se rendrait par le train pour Istanbul. Mais quelque chose d'assez bizarre arriva ; son mari, pris soudain d'un pressentiment lugubre la prit dans ses bras et la pria de ne pas le quitter : "Je ne veux pas que tu partes. Je te prie d'abandonner ce projet. Quelque chose au fond de moi me souffle qu'une fois partie, un très grand malheur nous arrivera et j e ne te reverrai plus jamais. Tu ne pourras pas retourner. Notre doux foyer s'effondrera comme un château de cartes". Perla, très belle femme aux yeux verts comme ceux de sa mère, à la chevelure blonde épaisse comme celle de sa grand-mère Decalo, se mit à rire aux éclats aux sinistres prédictions de son mari chéri : "Quelle drôle d'idée que tu as, là tu t'imagines des choses inexistantes comme si tu ne sais pas combien j e t'aime et combien je tiens à être toujours avec toi et Saadi, jusqu'à la fin des temps. Je ne serai absente qu'un mois, peut-être deux, le temps d'embrasser les miens, et j e serai de nouveau ici dans tes bras. Pourquoi veux-tu que j'abandonne tout ce bien-être que tu me donnes, toute cette vie comblée d'amour que j'apprécie plus que tout". Malgré les instances de son conjoint, elle prit le bateau en route pour Marseille, et puis traversa la Bulgarie en train, arriva en Turquie, sa destination. Elle serra son fils bien fort contre elle, en lui montrant le pays de sa naissance, avec malgré elle, une pointe de nostalgie dans son cœur. A Istanbul elle fut reçue princièrement. Toute la famille s'empressa de venir la voir et de faire la connaissance du prodigieux neveu. On la gâtait, on la fêtait partout et elle, toute contente et fière, se pavanait. Mazal était très heureuse de les voir autour d'elle. Dans son for intérieur, très fière d'avoir le jeune Saadi pour petit-fils, elle le trouvait plus beau que tous ses petits-enfants à la fois. — 54 —

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Un mois passa en un clin d'œil dans la joie et dans le bonheur complet. Le mauvais destin de Perla, comme l'avait pressenti son mari arriva au début du second mois. Un jour que la vieille et sa fille étaient affairées à la cuisine, laissant le petit avec ses nouveaux jouets au milieu du salon, ce dernier monta sur le minder, se pencha par la fenêtre ouverte afin d'interpeler le commis épicier qui, quotidiennement lui apportait des bonbons. C e dernier les mettait dans le panier que sa grand-mère tirait vers elle au troisième étage. Mais perdant l'équilibre, il tomba et mourut sur le coup. On transporta Perla, folle de douleur, à l'hôpital de la Paix, hôpital français dirigé par les bonnes sœurs de charité. Elle y séjourna assez longtemps inconsciente, ne pouvant comprendre comment et pourquoi la sinistre prédiction de son mari se réalisât de la sorte. Elle ne retourna jamais auprès de lui. Lidya ne sait toujours pas si le malheureux fut mis au courant de la mort de son fils, où s'il imagina un abandon volontaire de la part de sa femme. Cette tante fut une des personnes les plus malheureuses de toute la famille. Après sa guérison, elle alla rejoindre son jeune frère Marco en Palestine, espérait que de nouveaux horizons la remettraient d'aplomb. Très longtemps on la considéra comme folle ; elle ne l'était pas. Plus intelligente que tous, mais brisée par la vie elle traîna longtemps à Tel-Aviv. Elle retourna bien longtemps après la mort de sa mère à Istanbul. Pour ne pas ennuyer ses proches avec des questions pécuniaires, elle voulut s'employer comme gouvernante ou comme dame de compagnie ; ce que ni les Decalo ni les Eskenazi n'acceptèrent, considérant cela comme dégradant. Perla ne voulut plus décoller de chez sa nièce Lidya, déjà mariée et ayant deux enfants à cette époque. Perla trouvait une ressemblance entre son fils défunt et le bébé de sa nièce. Mais elle insista surtout pour soigner son neveu Sami, de retour de Suisse. Rebecca, très soupçonneuse, interpréta mal la chose, pensant qu'elle se serait imposée chez elle en voulant s'occuper du jeune malade. Bref, bon gré, mal gré, on la renvoya en Israél et elle partit le cœur brisé contre toute la famille. Elle rencontra, par hasard un certain monsieur Kassouto, un veuf américain, qui l'épousa, la trouvant belle femme malgré son âge avancé. Il l'emmena à New York. Ils y vécurent plutôt bien pendant quelques années. Puis un beau jour, le monsieur qui avait su camoufler si bien son mauvais caractère, se mit à battre sa femme en la traitant de folle. Perla le poursuivit en

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justice et eut gain de cause. Le mari condamné d'après la loi américaine, dut lui céder l'étage où ils habitaient et lui verser une pension alimentaire honorable. Perla, mûrie par toutes ces mauvaises expériences, vive et svelte comme elle a su se conserver, se fit garde-malade dans un asile de vieillards de juifs bulgares aux Etats-Unis. Plusieurs d'entre eux se rappelaient des Decalo et de leur famille. Elle fut gâtée par des pourboires princiers, se fit une très bonne fortune en dollars. Elle vit toujours à New York, mais complètement sclérosée, ne se souvenant même pas de sa nièce Lidya qui alla lui rendre visite. La seule personne qu'elle n'oublie guère, c'est le frère de Lidya, Sandro qu'elle a désigné comme son seul héritier ; peut-être à cause de la similitude de nom avec son fils qu'elle n'a jamais pu oublier... même dans cet état-la. Il est vrai que Sandro qui avait émigré après la faillite de Salamon au Canada, à la première occasion avec son père qui alla lui rendre visite à Montréal se rendit en famille auprès de cette tante qui alors était en pleine forme. Les retrouvailles des deux frères furent émouvante. Salamon supplia Perla de surveiller même par téléphone son fils de très près, de lui servir de seconde mère dans ce continent lointain, à l'autre bout du monde par rapport à la Turquie. Ce que la pauvre tante fit et fait toujours malgré son état sclérosé.

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6 Eliezer Decalo, adorait, ce mot est peu fort pour exprimer ses sentiments, il idolâtrait ses parents. Il présumait que l'intervention faite à sa mère avait dû les rendre tous deux vulnérables et nerveux. Eliezer savait que ses parents n'auraient pas manqué de rendre visite à son oncle David, soigné depuis sa dernière dépression dans le plus grand hôpital de Vienne. Son père lui avait écrit, combien il était peiné de voir son jeune frère dans cet état. L'intervention de Zimbul n'ayant pas réussi comme il se l'était imaginé, son fils comprennait très bien son état d'âme et partageait son désarroi. Il cacha donc sa rencontre avec Inès, se promettant d'écrire en Palestine à Tel-Aviv, où le vieux couple devait se rendre pour la convalescence de Zimbul. Là, près de leur fille Victoria, la nouvelle les aurait surprit agréablement, sans trop les émouvoir. C'est donc là que le vieux couple Decalo apprit la bonne nouvelle. (Dernièrement, l'été passé, pour la fête de Roch a chanah, Lidya invita à Btiyûk Ada, ses tantes et cousins de passage à Istanbul.) Tante et nièce adorent bavarder ensemble ; elles se remémorent le bon vieux temps. Lidya confia à Inès qu'elle écrivait ses mémoires d'enfance ; et en éclatant de rire lui avoua combien elle avait été jalouse de la fiancée de son oncle. Inès se mit à sourire à ce souvenir se rappelant combien la petite fut récalcitrante à leur première rencontre, car Eliezer l'avait mise au courant que la fillette se considérait comme sa petite fiancée.

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Lidya la pria de lui narrer, comment elle, Inès accepta de venir voir Eliezer à Istanbul. Inès, les yeux mis-clos entre larmes et sourire lui décrivit les scènes à Edirne. Un jour à Edirne ayant été aider ses frères pour certaines factures et petites écritures dans le bureau familial ; Mr. Joseph Farhi le beau-père de tantine Farhi, vint bavarder, à l'un de ses retours d'auprès de ses enfants, avec son ami intime Mr. Nissim Salfati. Joseph était un vieux colosse jovial, au ventre proéminent, le crâne chauve avec une moustache énorme au milieux du visage, type d'antan excessivement volage, adorant taquiner les jeunes femmes et les filles. On avait l'habitude de le considérer comme un grand fainéant en la ville et personne ne le prenait en considération même quand il parlait sérieusement. Celui-là, il n'est bon que pour coucher ou courir les jupons des tziganes d'Edirne disait-on avec un certain dédain. Il avait épousé en secondes noces une vieille fille, Fortunée, parente lointaine de sa bru Rebecca. Ses filles et fils étaient tranquilles, au sujet de leur père, le sachant très bien soigné, par une dame très menue peut être mais excessivement intelligente et instruite. Les Farhi ainsi que les Alboher, nom de la sœur de l'oncle Farhi, faisaient souvent venir leur père et Fortunée à Istanbul. Fortunée avait une nièce qu'elle considérait comme sa fille. Le mari, l'avocat Smill était un membre très considéré de la Béné beritli de l'époque. Ses deux fillettes furent des amies intimes des petits Farhi et Eskenazi, ainsi que de Nelly Alboher, très souvent présente parmi les enfants dans l'immeuble. Le vieux couple Farhi, donc passait une grande partie du très rigoureux hiver de Thrace à Osmanbey. Ils étaient appelés grands-parents par les jeunes Eskenazi, les deux familles n'en faisant plus qu'une seule. C'est là que le vieux Joseph vit Eliezer s'installer chez sa sœur. Soudain une lueur fit déclic dans son esprit. La jeune Inès, fille de son meilleur ami Nissim Salfati, ferait une très bonne épouse pour ce jeune homme, très bonne idée se dit-il surtout en ce moment — l'assimilation se fait de plus en plus intense à Edirne, il y a dirait-on invasion de beaux officiers turcs, ils se pavanent avec leurs élégants uniformes. Le départ de nos jeunes gens juifs, pour la Palestine, a laissé le champ libre à ces nouveaux arrivants. J'aime Nissim, je ne voudrait pour rien au monde voir sa fille mariée à un goy et la famille dans la détresse morale.

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C'est dans cet esprit pour proposer le prince charmant Eliezer Decalo, qu'il avait fait ce jour-là une entrée sensationnelle dans les bureaux des frères Salfati. Une entrée qui attira même l'attention de la jeune Inès. Papa Nissim très vieux jeu était furieux ; il traita son ami de "vasillo grande", lui lança un juron et lui tourna le dos. Sa fille, son bijoux le plus précieux était à ses yeux trop jeune et trop belle pour être mariée par proposition. De plus, aux dires de ce grand ours, ce jeune homme ne se donne même pas la peine de venir à Edirne, il faut lui mener la demoiselle jusqu'à ses pieds. "Allons ouste, espèce d'ours, sors d'ici avant de me mettre en colère, interpelle-t-il son ami. Tu agis comme si j'ai un souillon pour fille. Tu sais très bien que pour moi mon Inès c'est un brillant bleu blanc". Les deux frères aînés de la jeune fille, tout au contraire de leur père, prirent en considération les dires du vieux Farhi, Ils calmèrent le courroux paternel, lui promirent d'aller à Istanbul, avec leurs épouses respectives, car les femmes avec leur commérages apprennent bien plus de choses qu'un homme sur le marché ; d'enquêter très sérieusement et de tâcher de prendre le plus d'informations sur ce prince comme l'appelle avec grande ferveur le vieil ami de leur père. Aussitôt dit aussitôt fait. Les deux jeunes Salfati rentrèrent très impressionnés, avec les meilleurs références possibles et immaginables. Ils pressèrent leur père et mère d'emmener Inès comme convenu, dîner chez Rebecca Farhi à Çukraniye. Ce fut ainsi qu'eut lieu la première rencontre, du jeune couple Decalo. "Eh bien, tante, dit Lidya, qu'a été la première réaction de l'oncle, car je sais qu'il était d'un temperament assez fougueux et impatient, Dieu ait son âme"? Inès répondit à sa nièce : "A peine le dîner fini, il n'attendit même pas que tantine Farhi serve le café, puisqu'il faut que nous fassions connaissance eh bien partons d'ici et un moment plus vite" dit-il à la jeune fille abasourdie. Il l'aida à mettre son manteau, et en taxi, très rares étaient ceux qui se promenaient en taxis alors, Eliezer l'emmena prendre café et gâteaux au Parle Otel à Ayazpaça. La pergola de l'hôtel était fameuse et très fréquentée par les jeunes des parages pour leurs rendez-vous galants ; de vieux messieurs avec leurs maîtresses ou avec des putains respectables, des five o'elook d'affaires, des rencontres amoureuses entre jeunes étudiants ; tout se faisait dans le jardin, les flirts venaient cacher leurs idylles dans le fond entre les feuillages des arbres, qui — 59 —

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camouflaient si bien les choses. Endroit idéal pour couples amoureux, surtout les lycéens n'ayant qu'un très strict argent de poche et ne pouvant s'éloigner de Taxim, emmener les jeunes filles de leur rêve ou celles plus maniables et plus faciles, sur le Bosphore. "C'était la première fois que je me rendais à la Pergola, ce fut aussitôt pour me promettre à ton oncle" dit Inès en souriant avec une larme cachée au fond de ses paupières. "Sais-tu tante, dit Lidya, cela a été aussi mon cas onze ans plus tard. C'est à la Pergola que nous nous sommes promis mon mari et moi." Emues toutes les deux, elles restèrent songeuses jusqu'à l'arrivée de la famille. Eliezer était pour la première fois de sa vie heureux et content, il avait eu des escapades qui n'avaient guère plues à son père, cette fois il était persuadé d'avoir fait un très bon choix. Inès en un mot était charmante, elle avait compris de suite son tempérament fougueux et très jaloux ; elle sut, avec sa douceur naturelle, l'amadouer dès leur second contact. Elle sut calmer sa fougue, sans toutefois céder à ses pressants et interminables désirs, le priant gentiment d'attendre le jour du mariage, pour consumer l'hyménée. A l'époque on aimait bien se marier vierge, porter dignement la fleur d'oranger. Les jeunes filles volages étaient très mal vues, indignes d'être frequenter. On leur collait de suite le cachet de légères. Kemal et Zimbul avaient décidé de retarder leur retour pour avoir une plus longue et tranquille convalescence. Tous les deux savaient très bien que l'intervention avait été vaine. Les souffrances de son épouse accablaient Kemal qui tâchait de se reprendre à Tel-Aviv auprès de Victoria. Il se sentait très bien dans cette ville où il projetait de finir ses jours ; sa femme, tout-à-fait d'accord, trouvait la Palestine plus moderne avec une vie moins trépidante qu'à Istanbul. La surprise des fiançailles de leur fils les émut. Ils décidèrent de rentrer plus tôt que prévu à Istanbul. Maintenant il fallait se hâter, activer les préparatifs de mariage. Connaissant l'instabilité de leur fils, ils préféraient le savoir casé un moment plus tôt. Ils reparlèrent avec le Dr. Naum, laryngologue ami et voisin de palier, le priant de leur céder comme promis, les deux chambres contiguës à celle du jeune homme ; car Naum les taquinait toujours en leur disant que l'on ne pourrait jamais marier cet instable Eliezer. Le jour des fiançailles, il les offrit lui-même —

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sans se faire prier. Les travaux commencèrent à Totonya. La chambre à coucher s'agrandit, on y annexa aussi un merveilleux petit boudoir. La chambre à coucher commandée chez Psalty, un des plus grands fournisseur de meubles de Beyoglu était ravissante. Style Marie-Antoinette, en laqué blanc patiné, les panneaux sculptés de paniers ressortis, pleins de fleurs roses et bleues pâles ; un petit salon recouvert de satin rose avec son reposoir, style Madame Récamier. Le grand magasin d'ameublement Salti Franco, des amis inséparables de l'oncle Jacques, situé dans la grande rue de Pera, promit de faire des merveilles de rideaux. Des toiles françaises d'une finesse extraordinaire, ainsi que des voilages brodés d'une simplicité rare recouvrirent les fenêtres avec des voilages brodés par la maison de lingerie Eskenazi. Une galerie en velour couleur bois de rose, deux lourds rideaux frangés des deux côtés, soutenus par des cordelières en soie de même teinte complétaient la décoration de l'immense chambre. Un couvre-lit en tafetas double face, bleu de l'un et rose de l'autre, capitonné et brodé fait toujours par la maison Eskenazi recouvrait le lit princier. Une très belle poupée, une marquise aux boucles blanches, à la robe rose de même tissu que le couvre-lit était gracieusement assise au milieu du lit, ainsi qu'une superbe boîte capitonnée en bleu au chevet. On avait l'impression, que la marquise se penchait vers son sachet pour récupérer son mouchoir brodé. Lidya s'imagina être dans un musée, dans un petit château, quand elle se rendit chez ses grands-parents après l'installation complète, tous les petits détails y étaient le jour de l'exposition du trousseau. Celui d'Inès, conseillée par la très coquette Rebecca était somptueux, princier ; Inès très respectueuse, envers sa grande belle-sœur se laissait guider par elle. Ce fut entre elles toujours une très bonne entente. La société musulmane, les dames de la haute sphère turque, venaient très souvent acheter les déshabillés et de la très fine lingerie de maison chez madame Eskenazi ; pendant les essayages d'Inès, les brodeuses adoraient raconter, pour se rendre intéressantes auprès des clientes juives, les potins des autres. C'est comme cela que les deux belles-sœurs, avaient rencontré la maîtresse d un diplomate, son ex-épouse, la devançant de très près. Les Greques que les ministres X et Y lorgnaient se vantaient de cela en le criant dans leur langue maternelle, à tue-têle. Ce qui fait que nos deux belles-sœurs adoraient se rendre aux essayages à temps ; elles remplissaient leur sac à potins qu'elles racontaient en brodant un peu dessus à toutes leurs amies. Ainsi le milieu juif se faisait une toute petite idée sur la vie des dames musulmanes. On savait les jeunes députés très hommes du monde, très beaux, et très volages.



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Totonya était méconnaissable. Avec tous les murs recouverts de nouvelles tapisseries, les meubles nouveaux, une atmosphère jeune et agréable avait remplacé les anciens lieux. Lidya fut contente de retrouver le vieux gramophone qu'elle adorait manipuler ; avec Kemal elle se mettait à chanter "ah Cinganelera" en voyant ce changement radical, elle pensait ne plus jamais revoir son joujou favori. On arrangea autant que possible la cuisine, renouvelant les marbres et faïences mais le tabouret que la petite employait pour atteindre la fenêtre et observer la balle en haut de la tour de Galata descendre brusquement juste à midi et une minute était toujours là à sa disposition. Ce fut pendant ce séjour que Lidya fit connaissance avec les stigmates de la vieillesse. Un soir elle vit sa grand-mère oter son râtelier, elle en fut fort étonnée. Tachant mais en vain de déplacer ses propres dents, ne parvenant pas à le faire, elle fut furieuse, courut prier Zimbul d'enlever ses dents. Sa grand-mère fit semblant de se fâcher, mais malgré tout entra dans le jeu de l'enfant. Depuis lors le moment le plus amusant pour Lidya était celui où elle parvenait, après maintes prières, à faire oter son râtelier à sa grand-mère (elle ne pouvait imaginer alors que ses propres petitsenfants lui demanderaient la même chose.). Le mariage des jeunes Decalo fin 1937, fut le plus grandiose de l'année. Cela faisait déjà plusieurs années que la famille était installée à Istanbul, leur renommée courait déjà partout. Toutes les communautés juives séfarades, andrinopolitaines, des Dardanelle, bulgares, istanbouliotes ; tous les habitants et voisins du passage Salti, de l'immeuble §iikraniye avec toutes les relations, les amis de jeunesse d'Eliezer, ainsi que les Eskenazi, tout ce monde assista à la cérémonie nuptiale. Le temple Zulfaris débordait de fleurs et regorgeait d'êtres humains. La foule était en attente, même sur les trottoirs, afin de pouvoir dire qu'on avait assisté au plus riche mariage de l'année. Inès était ravissante, Lidya un peu triste d'autant plus que l'on ne l'avait pas laissée tenir la traîne. Elle était trop grande pour ses six ans. Pour les petites mariées on choisit donc Renée Salfati, nièce d'Inès et Maguy Eskenazi, toutes deux petites poupées blondes et mignonnes. La réception, fut digne des mille et une nuit. Les festivités durèrent 40 jours et 40 nuits. Toute la famille au complet se réunit pour un toast au Champagne, avant l'arrivée des invités. On souhaitait beaucoup de bonheur et beaucoup d'enfants, plusieurs petits Decalo, car il n'y avait qu'Eliezer pour continuer la dynastie. L'ex-petite fiancée, se mit dans sa petite tête d'enfant à réfléchir intensément : comment est-ce que le bon Dieu savait qu'Inès venait de se —

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marier ? et lui accorderait des bébés ? Elle, Lidya adorait les bébés. Quelle est la raison de ne pouvoir en avoir elle-même maintenant et jouer avec des poupées vivantes ? Une certaine pudeur l'empêcha de poser la question immédiatement à son entourage. Mais quand Salamon, voyant le désarroi de sa fillette, pensant qu'elle était jalouse d'Inès et, connaissant ses sentiments pour son oncle, la prit dans ses bras pour l'embrasser, là, blottie contre son épaule elle se hasarda, à lui poser la question, tout doucement en sourdine. Salamon pris au dépourvu, éclata de rire. Toute l'assistance se tournant vers eux, en bulgare, entre deux éclats de rire il reprit la question de la petite. Elle fut caressée et adulée plus que jamais ayant mis une note d'allégresse dans la famille, mais ne reçut jamais de réponse à sa question même évasive, puisque tout le monde riait. Lidya, qui insista pour coucher chez ses grands-parents, constata que les jeunes mariés passèrent toute la semaine à Totonya, elle pensait qu'ils seraient partis en lune de miel, demanda avec sa curiosité enfantine, la cause du retard de ce départ. Kemal lui expliqua que les sept jours de la houppa sont très importants, pour les jeunes mariés ; le samedi qui suit le jour des noces, on doit sans faute emmener le marié, le fêter, le chanter, le bénir au temple ; cela devait être fait pour Eliezer, avant qu'il ne se rende en Europe avec sa jeune épouse. En parlant avec Salamon, elle avait aussi entendu Rebecca lui dire que son père exigeait que la première nuit fut consumée par le jeune couple dans leur chambre à coucher afin qu'il y ait grande "azlahha," et nombreuse progéniture dans la famille Decalo. Viktoria et Joseph arrivèrent un mois plus tôt pour être présents au mariage de leur frère. Le jour du départ de son fils pour sa lune de miel ; Kemal très généreux offrit aussi un voyage à chacune de ses deux filles. Ce fut un départ collectif en famille. Les Eskenazi se séparèrent des deux autres couples et continuèrent jusqu'en Allemagne, car pour Salamon cela fut une occasion d'aller rendre visite aux fabriquants allemands, d'arranger des contrats et de nouvelles combinaisons. Pressé par Rebecca, en même temps ils auraient fait un saut en Suisse pour chercher un institut propice convenant à leur second, Sami. Lidya grandissant, Rebecca très clairvoyante, malgré son peu d'instruction, pressentait les difficultés à venir. Sandro n'était pas aussi dérangé par la présence de son jeune frère, il le fut bien plus, pendant son enfance, ne pouvant communiquer avec ce très beau mais drôle de bébé, muet comme une carpe, et qui poussait des grognements au lieu de paroles, de plus il avait toujours les yeux inexpressifs fixés au plafond. Mais la petite avait commencé à poser beaucoup — 63 —

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trop de questions. Tenace comme elle l'était, elle désirait recevoir des réponses nettes, pas évasives comme celles que lui donnait sa mère. C'est dans cet esprit que les Eskenazi se rendirent en Suisse, ayant obtenu par les amis de Jacques Decalo le nom d'un très grand médecin le Dr. Benault, originaire de Turquie. Ce dernier fut assez optimiste. Il les présenta à une demoiselle Hammerlin, directrice d'un institut pour enfants retardés qui les assura pouvoir, si non guérir, du moins, mettre le petit sur un bon chemin pour l'avenir. Mari et femme, plus tranquilles quand à l'avenir de leur second, décidèrent de l'emmener un moment plus tôt en Suisse. Pendant que nous y sommes, dit Salamon à sa femme, que dirais-tu si nous allions voir ma sœur Boucca installée depuis quelque temps à Lyon ? Cela ne doit pas être très loin d'ici en train ! C'est tante Mazal ma belle-mère qui sera heureuse, se dit Rebecca et elle adhéra sans objection au désir de son mari. Dans le train les emmenant vers Lyon, Salamon se mit à rêvasser, les yeux mi-clos. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait revu son aînée. Depuis son départ pour l'Algérie quelques temps après son mariage. Elle n'avait même pas pu venir pour les funérailles de la pauvre Luna, que pourtant elle chérissait beaucoup. Il se revoyait de retour de Paris s'acheminant vers la petite maison dans les hauteurs de Kuzguncuk, maison où les avaient installés les frères Decalo quand toute la famille émigra à Istanbul. Salamon savait très bien que Natan ne le portait pas trop dans son cœur, mais appréhendait sa rencontre avec Boucca. Il se souvenait d'elle comme une petite jeune fille fluette, mal nourrie mais très tenace et persévérante. Elle avait su prendre le dessus sur les malheurs consécutifs, qui s'étaient abattus sur la famille Eskenazi ; avec sa poigne solide elle avait plus ou moins combattu leur triste sort et arrivait à joindre les deux bouts. Certainement l'aide des oncles n'était jamais de refus, bien qu'elle se sentait frustrée dans son amour-propre par cette protection permanente. Boucca le reçut avec le sourire et agit comme si de rien n'était, comme si son second venait de quitter la maison la veille. Tranquillisé par cette attitude, Salamon la respecta et l'aima plus que tous les autres. Il se mit au labeur avec beaucoup plus d'ardeur. Il fallait bien seconder Boucca. Ses deux autres sœurs le connaissant très peu, le craignaient, le respectaient, le considérant comme un père. Il se souvenait encore de la première fois, où il rencontra Conorte Romi. Ce grand jeune homme brun au teint foncé aux yeux noirs, à la chevelure touffue et frisée lui fit une mauvaise impression. On l'aurait pris facilement pour un "kiilhanbey", le fez de travers, la veste, sur — 64 —

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l'une des épaules et le gilet ouvert, la cigarette sur la lèvre, à toiser les gens drôlement, tout en faisant tourner son tespih entre ses doigts. C'était à un de ses retours de Tahtakale, ayant pris un bateau plus tôt pour arriver à Uskiidar, qu'il vit sur le littoral un couple en train de se promener la main dans la main, une silhouette colossale près d'une toute menue, qu'il semblait presque écraser. Dans la pénombre, Salamon crut reconnaître la robe de sa sœur. Sans se faire voir il les suivit de loin. Venu de Paris il savait très bien le comportement des jeunes gens qui flirtent, il était expert dans la matière, il était connu à Paris comme le jeune Eskenazi, aux désirs infinis jamais assouvis, mais il n'aurait jamais permis que cela s'applique à l'une de ses sœurs. Surtout avec l'oncle Kemal, il valait mieux ne pas blaguer sur ce sujet. Il attendit le retour de Bucca au domicile familial, et très amicalement lui demanda qui était ce monsieur. C'était un originaire de Kuzguncuk, habitant pas très loin de chez eux. Fils d'une famille modeste, elle l'avait rencontré pour la première fois avec son jeune frère, Jacques, au marché où des paysannes et des paysans viennent proposer leurs marchandises à un prix dérisoire ; plusieurs des maîtresses de maison peu aisées, dans les années 1920, s'y rendaient deux ou trois fois par semaine pour se pourvoir à meilleur marché. Boucca qui se considérait comme le "balabaii" des Eskenazi prenant les jeunes avec elle, remplissait des filets pour toute la semaine. Tout d'abord elle ne fit guère attention à ce jeune homme à l'apparence de "banabak", avec des manières désinvoltes qui semblaient dire : je suis prêt à cogner n'importe qui m'ennuie ; la veste sur l'une des épaules, le tespih en main, l'exemple même du "kiilhanbey", qui la dévisageait avec un certain intérêt. Ce n'est qu'à l'apparence de son jeune frère que l'on pouvait comprendre que c'était un Juif. Voyant l'indifférence de Boucca toujours pressée, il la cogna, comme par mégarde, lui pinça la cuisse un peu plus fort que la normale ; la surprise fit tomber un des filets de la jeune fille outrée par un tel comportement ; très amusé, le monsieur s'excusa en ladino, voulut calmer son courroux. Il lui proposa de la rencontrer car il était très intrigué par cette jeune personne, qui semblait porter un très lourd fardeau sur ses frêles épaules. Les jeunes filles, les femmes volages de son quartier il les avait déjà toutes possédées, soit par son charme, soit par sa virilité, soit par la force, car il savait très bien que les donzelles avaient un peu peur de lui. Aucune n'avait eut la réaction de Boucca ; en général, les mijaurées, se pressaient plus contre lui, comme si elles quémandaient ses caresses. Mais celle-là avait l'air de n'avoir pas froid aux yeux. Comme réponse elle l'avait toisé froidement avec un regard glacial au fond de ses

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yeux d'un drôle de bleu. Pour la première fois il sentit en cette femme, un caractère similaire au sien. Il se jura de l'obtenir. A partir de ce jour-là, Boucca fut suivie par Conorte. Elle le trouvait fainéant le voyant très souvent au café du coin, en train de jouer une partie de trictrac, ou une partie de pastra, tout en fumant un narguilé. Mais il faut avouer que la cour rude mais assidue qu'il lui faisait, ne la laissait pas trop indifférente. Il prit l'habitude de la relancer à chaque jour de marché, elle finit par lui adresser la parole, lui suggérant de vendre les tabliers, les robettes de cuisine, les petites choses qu'elle confectionnait au lieu de ne rien ficher à longueur de journée. Pour la posséder et prouver qu'il était le plus fort il accepta les propositions de la jeune fille. Il lui donna son adresse la priant de lui apporter la marchandise chez lui, là tout près de la maison des Eskenazi. Boucca qui avait toujours agi en chef de famille ne dit rien à personne, très contente d'avoir trouvé un placier, sans aucune aide surtout sans celle de ses oncles. Elle se hâta de confectionner beaucoup de choses en peu de temps, les porta chez les Romi. Conorte était content : il allait vendre ce premier lot, le plus vite posible et au troisième il se promit de l'emmener tout droit au lit et même de posséder de force cette petite Bulgare. La chose fut plus difficile qu'il ne le crut. Il s'habitua à travailler, à faire le vendeur. Quelques mois plus tard Boucca ayant terminé sa besogne tard dans la soirée, elle s'obstina à porter elle-même le ballot chez Conorte. Elle se savait très forte de caractère, très sûre d'elle ; il ne pouvait rien lui arriver de mal. Celui-ci aimait bien boire un petit raki, quelquefois même plus avec son "akçamcilik". Ce soirlà ses parents avaient été rendre visite à son oncle à Balat, et lui tout seul projetait de se rendre au café, quand la porte sonna et Boucca fit son entrée pour lui livrer le lot de marchandises à vendre le lendemain au bazar. Déjà ivre avec la boisson absorbée, et aussi de joie de voir enfin la jeune fille à sa portée, il se fit charmeur, la combla de compliments loua son courage et sa persévérance, Boucca très peu gâtée par son sort en fut rouge de plaisir, très flattée dans son amourpropre. Elle se hasarda à s'assoir près de Conorte sur le sofa, lui ancien zampara s'approcha tout doucement d'elle. Il commença par lui caresser la main, voyant la jeune fille fléchir, il la saisit dans ses bras, se mit à l'embrasser avec fougue. Sans savoir ce qui lui arrivait, ni comment cela fut fait, elle se trouva dans le lit avec ce colosse, elle avait dû s'attacher à lui pendant tout ce temps car elle ne fit rien pour riposter. Une heure plus tard elle rentra tout honteuse à la maison en faisant attention de n'être vue par aucun membre de sa famille. Elle avait honte d'avoir cédé. Qui sait combien, le jeune homme allait se payer sa tête, se pavaner, raconter à tort et à travers comment il avait obtenu la jeune Bulgare. Une de ses connaissance ne faisait que lui dire combien il était coureur. Ce ne fut guère le



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cas, car Conorte fut très touché et fier d'avoir dépuceler Boucca. Il se mit à l'aimer, promit de s'assagir, de gagner un peu plus et de la demander en mariage à ses oncles qu'il savait très riches. C'est d'ailleurs le soir de cette décision que Salamon les avait aperçus de loin. Connaissant très bien ses semblables masculins, il préféra mettre ses oncles au courant. Les deux frères Decalo accélérèrent les préparations du mariage ; à eux trois, car l'oncle David vivait encore, ils comblèrent la jeune fille qu'ils admiraient pour sa bravoure, et donnèrent une dot rondelette à Conorte. Il fut très amoureux de sa vaillante épouse, mais Boucca ne fut jamais tout à fait heureuse, à Istanbul, se sachant redevable à ses parents riches. Quelques temps après leur mariage, après les fiançailles de Salamon avec sa très riche cousine Rebecca, sachant Natan capable et en route pour la fortune, elle se mit à ennuyer Conorte pour partir quitter le pays et vivre enfin sa propre vie pas celle des siens. Le pays qui leur parut le plus propice fut l'Algérie. Tous deux savaient un peu le français, le ladino leur servirait d'espagnol. Conorte avait apprit l'arabe dans les quelques classes qu'il avait faites à Kuzguncuk. Le pays était assez sousdéveloppé, Boucca était devenue experte dans la confection, elle allait se perfectionner encore plus, là-bas avec le matériel français elle était sûre d'avoir encore plus de succès. Il fallait aussi pouvoir emporter une partie de la dot, afin d'avoir un beau magasin. Surtout elle voulait élever ses enfants futurs loin d'Istanbul qui pour elle, représentait la ville de ses cauchemars de son amourpropre et de son orgueil écrasés. Conorte ne la comprenait pas trop, tout en l'appréciant énormément. Ils décidèrent donc de quitter le pays après le mariage de Salamon. Mazal était assurée, ainsi que ses jeunes frères et sœurs. Par contre ils emmenèrent avec eux le jeune Jacques Romi et sa fiancée et arrivèrent en très peu de temps à l'apogée des affaires en Algérie. Les Romis eurent deux garçons Maurice et bien plus tard un petit Saadi. La rencontre entre frère et sœur fut émouvante, Lidya ne se souvient pas très bien du récit que lui ont fait ses parents de cette rencontre, mais elle possède une photo de toute la famille Romi et de ses parents à elle, avec une très grande voiture, ce qui démontre que la situation à Lyon ne devait pas être pitoyable, que Boucca avait su remonter la pente avec son inébranlable volonté, ce dont Salamon connaissant sa sœur, n'avait jamais douté. (Lidya fit connaissance avec cette tante en 1950 après son mariage. Boucca revint à Istanbul se sachant très malade, condamnée, elle voulut revoir les lieux — 67 —

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de sa jeunesse ne se hasardant pas à aller jusqu'en Bulgarie. Elle était toujours "cavucha" (adjudant) comme l'avait surnommée Rebecca. Par contre Conorte était toujours le gai "kiilhanbey", aimant la bouteile, la bonne chère, la vie. En famille on les emmena dans une taverne à Biiyùkada. Sans doute parce qu'elle se savait assez malade Boucca fut morose, tandis que Conorte se joignit à tout le monde pour chanter en chœur une très vieille chanson qui lui rappelait sa tendre adolescence. C'était émouvant de voir les larmes remplir les yeux de cet homme qui semblait avoir une grande nostalgie de son pays d'origine. Boucca mourut en 1951. Conorte vécut près de ses deux fils à Lyon, rencontra dans ses vieux jours une dame américaine avec qui il acheva le cours de ses jours. Il est mort récemment, son jeune frère Jacques le suivit de très près.) Salamon et Rebecca ravis de ce voyage offert par leur père retournèrent très contents. Ils projetèrent de se rendre un moment plus tôt en Suisse pour emmener Sami. Les deux amies et voisines cette année-là n'eurent pas trop le temps de se voir. Les Farhi partirent avec leurs deux fils pour la Suisse, invités par la Nestlé. Cela pouvait passer inaperçu, si ce n'est qu'il y eut un fait très important qui marqua la petite Lidya, à leur retour. Elle s'étonna de voir Victor Farhi habillé en fillette. Elle était persuadée que tout ce qu'il portait, tantine l'avait acheté pour elle. Elle le réclama, avec sa franchise habituelle, qui toute sa vie la poursuivra et même lui jouera certaines fois de très vilains tours. Le jeune garçon, ironiquement refusa de se débarrasser des vêtements et de les lui donner, prétextant que le tout était apporté pour une cousine lointaine. Comme les deux benjamins des familles respectives avaient l'habitude de se chamailler et d'en venir aux mains, la discussion naissante aurait pris une tournure dramatique sans l'intervention de tante Farhi. Elle déshabilla son cadet et fit essayer le tout à la petite ; une robe vert clair avec col et empiècement tout brodés. Lidya était aux anges ; jamais jusqu'alors elle n'avait porté une robe verte, sa mère se jurant de l'habiller en marron ou bleu marine et si cela était possible en noir, pour la faire paraître plus mince. Elle s'empressa de mettre par dessus le manteau en lapin et son capuchon. Se sentant belle comme une princesse, même boulotte, elle embrassa très longtemps sa seconde maman. En septembre 19371.idya entra en classe, à l'école §i§li Terraki à Ni§anta§ où, avec son frère Sami ils avaient fait la maternelle un an auparavant. L'hiver en cette année-là arriva très tôt, fut assez rigoureux, la petite se souvient des chutes de neige, combien il lui élait pénible de faire le trajet à pied depuis -

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Osmanbey, cela faisait une bonne trotte, un bon bout de chemin. Durant le parcours tous les jeunes piétons aimaient patauger dans les flaques d'eau, les monticules de neige. Ce qui fait qu'on arrivait mouillé jusqu'aux fesses; soit à l'école soit à la maison. Les classes chauffées par un poêle insuffisamment alimenté, étaient froides. A peine arrivés on enlevait les gros collants en laine rèche, pour les mettre à sécher autour du poêle. Le plus grand plaisir des petits était de voir la vapeur embuer les vitres de la classe, ils aimaient bien plus s'amuser à faire des dessins sur les vitres que de s'appliquer à entendre les explications de la maîtresse de classe. Le froid engourdissant les membres, il était difficile d'être attentif pendant des heures. Pour les allers et retours il fallait suivre la grande rue Rumeli car les rues latérales étaient mal fréquentées. Etre chez soi avant la tombée de la nuit était de rigueur. C'était toujours, surtout la première année de classe, avec grand émoi et joie d'être de retour à la maison, délicieux de s'assoir par terre autour du poêle en faïence, face au doux feu pétillant, d'entendre les crépitations des flammes, de suivre le mouvement des bois noircis en train de s'embraser. D'être là bien au chaud, de sentir ses membres rigides de froid se ramollir, plonger dans une légère torpeur, provoquée par la douce chaleur des flammes, de se laisser aller à une douce nonchalance, avant de gloutonner une brioche chauffée au four et boire une tasse de chocolat bouillant, Nestlé bien sûr, cadeau pour tous les enfants de l'oncle Farhi. Le tout était rationné pour Lidya qu'il fallait sans faute faire maigrir. Devant elle les quatres autres comme pour la faire rager s'en donnaient à cœur joie, exagéraient même. La petite quittait alors la pièce, les larmes aux yeux et allait droit dans sa chambre, s'appliquait à ses leçons. Elle était studieuse, attentive. Elle le fut toute la durée de sa vie scolaire. Elle n'aimait guère à être réprimandée ni par ses maîtres ni par sa mère. Elle avait beaucoup de peine chaque fois quelle voyait Rebecca battre Sandro avec le carnet de notes qu'elle ne trouvait pas digne de son fils, quand très rarement, par hasard, ce dernier apportait une note au dessous de la Moyenne. Elle pensait que le cas pour elle aurait été bien plus grave, car au fond Sandro c'était le préféré, elle pouvait observer en cachette combien sa mère souffrait en agissant ainsi avec son fils chéri, le prince héritier, le seul descendant mâle dans toute la famille Eskenazi. Sami ne pouvait être pris en considération, il ne comptait guère. Elle, c'était une fille. On la considérait comme un garçon manqué, mais ce n'est pas la même chose. Dans les milieux sépharades, comme ashkénase, les filles c'est bon pour être mariées le plus tôt possible ; trop d'instruction nuit ! une école secondaire était amplement suffisante. Les dames avaient l'habitude de se raconter une anecdote à ce propos. Leurs amies chrétiennes et grecques étaient tout à fait du même avis. Elles — 69 —

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allaient partout chercher des rues qui se croisaient à angle droit et posaient au milieu du croisement un grand cierge pour que Le Tout Puissant exchausse leurs vœux et trouve un gentil mari pour leur Fille. Dans les temps antiques, disaientelles, vivait une jeune fille nommée Marie, de Nazareth. On avait eu la bonne idee de la fiancer, mais pas de la marier à temps. Dieu seul sait, tous les maux et les ennuis qu'avec son bâtard, malgré sa très bonne volonté, quoique étant de la même religion que nous, pendant des siècles elle nous a fait subir. Alors il est préférable de n'avoir qu'une seule Marie, plusieurs nous coûteraient beaucoup trop !!! Malgré cela Lidya était plus courageuse que tous les enfants de l'immeuble. Si par hasard son frère ou ses amis ne l'emmenaient pas avec eux au cinéma, elle savait très bien les rejoindre, se rendre toute seule jusqu'au cinéma du quartier, au ciné Tan à Pangalti. Très aimée, protégée par toutes les serveuses ainsi que par le directeur du ciné, elle s'armait d'un grand courage si jamais elle était ennuyée par un maniaque quelconque. Elle portait toujours sur elle une énorme épingle à chapeaux dont elle se servait pour accrocher celui qui se hasarderait à l'embêter. Si elle n'arrivait pas à s'en débarrasser alors elle allait s'adresser à ses bons amis du ciné qui lui choisissaient une place propice d'où ils pouvaient l'observer tranquillement. C'est comme cela que dès son très bas âge elle connaissait tous les acteurs et actrices de son temps. Elle avait vu tous les films, soit comiques soit dramatiques, soit policiers. Elle aimait surtout les films de Nelson Eddy et Jeanette Macdonald, les opérettes c'était son fort. Elle se hasarda même à écrire d'une écriture encore incertaine, copiée sur les journaux, à de grands acteurs leur réclamant des photos dédicacées. Elle en avait reçu plusieurs, postées en son nom qu'elle se pavanait à montrer à tous. Cette même année les voisins grecs du rez-de-chaussée ainsi que la famille Assa quittèrent l'immeuble. Les Avigdor s'installèrent au No 2 et la famille Finz au No 1. Les Assa allèrent rejoindre madame Kaldam à Ayazpa§a. Sans eux il y eut un grand vide dans le cercle de jeunesse ; car l'aîné, Albert très ami avec ses cousins les Toledo bien plus âgés que les autres faisaient beaucoup de va et vient, de bruit. Tous connurent Lidya bébé. (Plus tard, Victoire, l'aînée des Toledo fut la directrice générale de la firme du mari de Lidya pendant 32 ans. Lidya qui aimait sa petite mademoisellica, la taquinait toujours en l'appelant madame Kastoryano numéro un, puisqu'elle trouvait que Victoire voyait son époux toute la journée, un plus grand nombre d'heures qu'elle même. Cela les faisaient rire tous les trois mais rougir mademoisellica. Elle ne se maria jamais malgré toutes les tentatives de ses trois frères. Elle travaillait avec amour et:

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persévérance jusqu'au jour de sa mort. Ce fut une jolie personne trop menue, courte de taille, un beau minois de blonde aux yeux bleus. Pour elle les Kastoryano furent ses jeunes frère et sœur.) Le seul qui, après leur départ revint souvent fut Léon Assa. Fréquentant la même école, il apparaissait souvent, demandant les résultats de certains problèmes au jeune Eskenazi ; Sandro était un très bon élève malgré son jeune âge. (Bien des années plus tard, Léon charmant jeune homme un peu boulot, d'une bonté et générosité unique rencontra Lidya mariée à Biiyiikada. Ce furent des effusions fraternelles extraordinaires. Lisette qui accompagnait la jeune femme s'empressa de lui demander qui était ce monsieur ; lui avoua avoir le béguin pour lui et, demanda si cela était possible de le lui présenter. Lidya le fit aussitôt. Elle n'en crut pas ses yeux quand seulement trois semaines après, elle lut l'annonce des fiançailles de son amie dans le Journal d'Orient. Le mariage eut lieu quelques mois après. Mais le cruel destin les frappa très tôt en plein bonheur. Léon mourut en l'espace de quatre jours, sans savoir ce qui l'emporta si vite. Lisette restait désemparée et ne voulut jamais revoir Lidya. Cette dernière attendait son premier bébé. On lui cacha la cruelle nouvelle. Elle apprit la disparition de Léon tout à fait par hasard, elle en eut une peine énorme. Elle rencontra Lisette son amie pendant qu'elle promenait le bébé à Macka. Elles s'embrassèrent sans rien se dire. Depuis elles ne se sont jamais rencontrées, Lisette étant partie se remarier à Paris.) Après la famille grecque, au No 2 s'installèrent les Avigdor. Viza l'aînée des deux filles était une jeune adolescente très belle, avec beaucoup d'allure. Elle était un peu plus âgée que Sandro. La cadette, Nora, du même âge que Sami était ravissante ; elle avait fasciné Lidya qui dès leur première rencontre s'attacha à Nora, la considérait plus qu'une amie, comme une sœur aînée. N'ayant guère l'habitude d'amies féminines, elle était ravie de sa nouvelle voisine. Avec eux vivait aussi leur jeune tante Sara sœur de M. Avigdor. Tout l'immeuble adopta très vite les nouveaux arrivants et eux s'intégrèrent de suite dans la grande famille §iikraniye. La situation pécuniaire des Avigdor n'était pas très brillante. Sara travaillait pour contribuer à renflouer le budget familial ainsi que pour préparer sa dot. Elle était fiancée, c'était le grand amour. Les fillettes plus âgées adoraient faire des gorges chaudes sur la situation chaque fois que le jeune homme venait voir Sara. Lidya comprenait mal le ridicule de la situation. Il faut dire que ce fut le cruel destin de la tante Sara qui marqua désagréablement la petite dans son très jeune âge. Elle eut la révélation de la cruauté du destin, vit que la vie n'était pas

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toujours rose et agréable. Tous les romans d'amour ne pouvait avoir un happy ending. Le jour tant attendu par Sara arriva enfin, elle devait se marier à la mairie et deux mois plus tard au temple, religieusement. Juste ce jour-là, la jeune femme, émue, quitta la maison de très bonne heure, pour prendre congé pour quelques jours de ses patrons et aller se faire belle, chez son coiffeur habituel. Tout l'immeuble en effervescence s'apprêtait à passer un joyeux après-midi, en assistant au mariage à la mairie de Beyoglu, qui se trouva à Tiinel. Rebecca projetait d'aller rendre visite à sa mère après la cérémonie. Tout à coup Rosa Avigdor fit une entrée tragique chez les Eskenazi. Le frère du fiancé, en pleurs, vint prévenir les Avigdor qu'il avait trouvé son jeune frère mort au lit. Ce fut l'affaissement total. On ne savait vraiment comment prévenir Sara. Cette dernière au courant de rien, fraîche et pimpante, coiffée flou, une voilette grenat aux petites fleurs éparses sur ses cheuveux, belle, émue, digne d'une mariée, fait très gaiement une entrée sensationelle. C'était une personne boulotte, un gentil minois avec de grands yeux bleus. Elle ne comprit pas la raison du morne silence qui régnait dans le salon plein d'amis, parents et voisins. On la fit assoir, et avec ménagement on lui annonça la pénible nouvelle. Lidya n'oubliera jamais le cri, et les sanglots de la malheureuse future mariée. Le changement soudain, la décomposition de ce beau visage, les larmes sur ce teint fraîchement maquillé, le dégoulinement du fard, le barbouillement défigurant, donnant un coup de vieux et un masque d'horreur à Sara qui n'arrivait pas à comprendre l'acharnement du mauvais sort. Cette vision marqua la petite très longtemps, c'était son premier contact avec la douleur, la souffrance humaine... Pourtant le temps calme tout, la vie reprit, le calme revint à §iikraniye. Quelques temps plus lard tout l'immeuble se mobilisa pour trouver un bon parti à la demoiselle. On lui présenta un Mr. Coen, Sara l'épousa ; elle eut un fils Haim. Avec sa famille elle continua toujours à aller voir son ex-belle-famille et eux adoptèrent les Coen comme la leur, considérant Haimico comme le petit-fils qu'ils n'auraient jamais. La famille Coen séjourne actuellement en Israél. Avec la grand-mère de Nora, la petite fit aussi connaissance du caractère acariâtre que peut donner la vieillesse. Madame Neama Taranto, la maman de Rosa Avigdor, était vieille et laide, avec un grand nez crochu, des poches autour de ses yeux noirs, un regard dur, des cheveux gris mal fichus, une grande bouche désagréable. Seule sa silhouette fine était plaisante. Elle personnifiait la fée Carabosse aux yeux de Lidya. Sachant qu'elle n'était aimée de ses petits-enfants, — 72 —

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la petite Eskenazi influencée, par les dires de son amie, n'aimait guère la dame en question. Ses propres grands-mères à ses yeux étaient des princesses de rêves comparées à celle-ci. Il était vrai qu'elle empoisonnait l'existence de sa fille aînée. Elle était là à dénigrer son gendre, le dénigrant au sujet de sa situation, comparant le couple avec ses autres enfants, son fils qui était très aisé, ses deux autres gendres pas mal aussi. Les fillettes Avigdor grandissant, supportaient mal cette grand-mère rêche, désagréable. Elles se rendaient compte que la vieille avait une influence néfaste sur le ménage de leurs parents. L'atmosphère au No. 2 de §iikraniye était très souvent irrespirable à cause de la vieille. La gaité revenait, quand madame Taranto s'éloignait, selon le bon vouloir de ses deux autres filles où à la grâce de sa bru. Etait-ce parce qu'elle était veuve ? Mais Lidya pensait que sa grand-mère Eskenazi l'était aussi et impotente par dessus le marché. Cela ne l'empêchait pas de tâcher d'être souriante. Neama Taranto marqua si bien Lidya, qu'elle se jura depuis, d'être agréable avec tous dans n'importe quelle circonstance. Même si elle devait avoir les plus grands soucis et embêtements elle se jura de conserver une bonne humeur même factice, et de n'ennuyer personne autour d'elle. C'était aussi la tactique de la vieille belle-sœur de Madame Taranto, qui allant à l'encontre de cette dernière, conseillait aux fillettes d'être souples, effacées, de savoir laisser les jeunes vivre leur propre vie, se faire voir le moins possible. Comparée à la belle-sœur, cette tante des Avigdor c'était une vraie fée de bonté. Au No. 1 à la place des Assa s'installèrent les Finz. C'était un vieux couple ayant deux enfants, un fils déjà marié en possession d'une ravissante petite fille et une jeune fille Matliilde. Toute la famille était considérée comme trop âgée. Mathilde, la jeune fille ne faisait aucun effort pour s'intégrer dans le tumulte, le bruit, la dissipation de tous les enfants de §iikraniye. La seule chose qui intriguait les habitants était le flirt de la jeune Finz. Le jeune homme bien plus court de taille qu'elle, de très bonne famille, Betto Asseo, était fort amoureux de la demoiselle que tout l'entourage trouvait plutôt d'apparence glaciale. La seule chose en commun était le manque de fortune car toutes les deux familles avaient perdu tout avec ce fameux Varlik vergisi. Sachant le jeune homme employé à la firme Auer, les vieux Finz décidèrent d'aider le couple, ils proposèrent de cohabiter de manière à apporter une aide dans le faible budget du nouveau foyer. Rebecca aimait bien les Finz qui étaient apparentés à l'ex-fiancée de son oncle David. En les fréquentant elle avait l'impression de faire revivre l'âme de ce dernier, mort si jeune. Matty et Betto furent le jeune couple, qui avec Edmond Coen s'attardèrent le plus dans l'immeuble Çiikraniye. Ils étaient là même après la disparition des — 73 —

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vieux. Les enfants de la troisième génération à §ukraniye furent les leurs ; une fille, Simonette et un garçon, Jacques. Comme couple ils furent amis tant des Eskenazi que des jeunes. Ils eurent des hauts et des bas, mais leur fille morte très jeune les mit à plat. Ils quittèrent Osmanbey et furent plus tard voisins de la fille mariée de Lidya. Betto vient de mourir, Matty vit avec son fils qui ne se décide pas à se marier ; les rares rencontres dé Matty et Lidya sont touchantes, pleines de poignants et agréables souvenirs. Ce fut donc une année mouvementée que vécurent tous les habitants. Avec les nouveaux arrivants les visites rituelles battirent de leur plein. Rebecca, au début de 1938, commença à ennuyer Salamon pour emmener Sami, comme promis, en Suisse. Laissant Sandro et Lidya aux bons soins des Farhi les voici en route avec Sami pour l'institut de Mr. Asher où Mademoiselle Hammerlin l'institutrice les attendait. Comme promis, elle se chargea de la rééducation du petit pour un essai d'un an. Sandro et Lidya ne ressentirent guère l'absence de Sami, leur frère. Cela ne les dérangea pas du tout au contraire. L'immeuble pleins d'enfants, de bruits leur suffisait amplement. D'ailleurs on n'arrivait pas à jouer ni à se comprendre avec ce frère. Cela finissait toujours avec des crises nerveuses et tout était sens dessus dessous. Comme l'enfance est cruelle, les deux frères Eskenazi sentirent même un certain soulagement, avec ce départ. Ils surent très bien organiser leur vie en conséquence. Lidya se rapprocha de Nora, et Sandro de tous les garçons de l'immeuble. On pouvait tranquillement observer déjà des apartés dans le grand cercle des enfants. Viza, Liza et Becki, les aînées de leurs familles se réunissaient bien plus souvent entre elles. Quelques fois Mathilde aussi faisait partie de ces réunions. Comme il y va de la nature humaine, les jeunes filles sont bien plus développées que les garçons du même âge. Elles préféraient parler, se raconter leur béguin, leur rencontre avec des jeunes gens bien plus âgés qu'elles. Entrevoir l'avenir sous un angle brillant, est certainement ce qui est le plus naturel au monde, rêver de rencontrer le prince charmant, le grand amour de leur vie. Les garçons par contre, encore grands enfants, préféraient former des équipes de foot, de voleyball. Les dimanches matins c'est avec plaisir qu'ils se rendaient à Mecidiyekoy, dans les grandes prairies vertes pleins d'arbres frutiers, surtout de mûriers, pour jouer, se défouler de l'emprisonnement de toutes la — 74 —

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semaine scolaire. Au printemps, les fillettes aussi les rejoignaient et c'était à qui mieux mieux, cueillir des fleurs, secouer les mûriers pour obtenir le plus de fruits possibles, les jeux rituels mis à part. Lidya emportait ses poupées et son superbe landau presque aussi grand et somptueux que le landau d'un bébé vivant. Avec ses amies, c'était là qu'elle les faisait piqueniquer. A tous ces jeunes s'ajoutaient les amis des uns, les cousins des autres, ce qui faisait qu'avec tous ces outsiders le jeune cercle de §iikraniye devint énorme. Il n'y avait pas que le jeu, on s'entraidait aussi pour les leçons. C'était toujours Victor Farhi qui dépannait Lidya, malgré toutes les disputes soit orales soit quelquefois à jeux de mains dont ils avaient l'habitude. Tantine Farhi rêvait en son fort intérieur, d'avoir un jour Lidya pour bru, la voyant très liée à Joseph son fils aîné. Mais c'était avec le cadet que malgré tout Lidya s'accordait le mieux. Les Eskenazi retournèrent un mois plus tard, laissant Samico en de bonnes mains. Rebecca, fit dès son retour une énorme réception. Elle avait la spécialité de très bien recevoir ses invités, elle savait préparer des banquets extraordinaires, étant une cuisinière éméritée. Tout comme chez son père Kemal Decalo, la nourriture était abondante, les spécialités cuisinées à la juive, à la bulgare et même à la turque, étaient d'un goût extrêmement fin. Certains la trouvaient céleste, digne des palais des grands gourmets. Tout le monde adorait venir, être invité par Rebecca Eskenazi. En général personne ne manquait à l'appel. Ce soir-là après ce très bon repas, où tout l'immeuble sans exception était présent, on ne dressa pas les tables de jeu comme il était de coutume, non, pas du tout : avec des visages très graves on s'assit au salon et à la salle à manger en formant un grand cercle. Lidya eut un pincement au cœur, elle pressentit comme mue par son sixième sens, qu'à partir de ce soir-là l'immeuble aurait un grand problème et ne serait plus le bloc d'enthousiasme, de gaîté, de joie, qu'il avait été jusqu'alors. D'une voix morne, ses parents narraient les épisodes de leur voyage. Surtout ils parlaient de Hitler. Des difficultés qu'ils eurent en Allemagne soit pour séjourner à Berlin soit pour travailler à Munich et Vienne. La mauvaise foi du peuple allemand, le terrible accueil des hôtes et fabricants, ces derniers ne voulant presque pas leur vendre de la marchandise, les priant de camoufler leur nom trop "Juden" pour eux. Salamon était de nature très courageuse, il n'avait guère froid aux yeux ; il ne faut pas oublier toutes ses souffrances, tout ce qu'il — 75 —

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avait enduré pendant la première guerre mondiale comme prisonnier de guerre à Marseille. "Tout cela dit-il, me remet en mémoire les faits d'an temps. Est-ce que l'histoire se répète ?" Il resta songeur deux secondes, fut secoué par la question posée ironiquement par l'un de ses voisins :" Dis Salamon, pendant que tu y étais, pourquoi n'es-tu pas parti en 14-18 pour l'Amérique. Il y a eut une si grand exode pour le nouveau continent à cette époque-là ?" Salamon prit un air songeur. C'est vrai se dit-il pourquoi pas l'Amérique ? Pourquoi s'était-il acharné à vouloir rester en France ? Était-ce l'influence de la langue ? Car au gymnase à Burgaz on lui avait donné des notions de français, avec la facilité des langues qu'il possédait depuis sa naissance, il s'était mis très vite dans le vent et le parlait aussi couramment que la bulgare, sa langue maternelle. Etait-ce le manque d'argent ? Son avoir restreint lui permettant d'acheter un billet de train, ne pouvait le mener qu'en Europe centrale ou peut être un brin de sentimentalisme, de ne pas vouloir quitter les lieux de sa naissance, s'éloigner de ses frères et sœurs. L'idée de l'Amérique était merveilleuse ; mais le continent un peu trop lointain ; il était quasi-impossible de retourner voir la vieille, revoir la Bulgarie ? Au fond il se le demandait et revoyait son passé se dérouler comme un film sous ses yeux en un clin d'oeil. Quelle drôle d'idée de leur poser cette question ? A quoi bon revenir là dessus ? On dirait que Vitalis lui-même ne connaissait pas Paris. Ne l'appelle-t-on pas la ville-lumière ? Pour un adolescent, comme il l'était à cette époque-là, quelle autre ville aurait pu avoir un tel attrait ? Il se rappelle encore comme dans un rêve merveilleux, comment les midinettes françaises s'étaient acharnées à tour de rôle pour parfaire son éducation sexuelle. Le très bon temps de ces premiers jours passés en France, il l'avait obtenu grâce à son charme enfantin, au début, et les merveilleux moments plus tard quand il devint un beau et viril gaillard. Puis à quoi rime tout cela, le passé est bien mort et enterré, quelle idée de revenir là dessus ? Il était à Istanbul, bien marié avec trois gosses autour de lui, un très bon job, aimé de tous. Rien ne sert de remuer les cendres éteintes. Il est bien dans sa peau et il faut avouer que son âme vagabonde a du s'apaiser par la force des choses. Il est Salamon Eskenazi, notable, commerçant bien connu, très content de l'être. Pourtant le démon qui somnole en lui, murmure à son oreille, s'il était en Amérique il aurait pu devenir millionaire en dollars... Allons Salamon réveille— 76 —

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toi personne ne peut changer sa destinée. C'était écrit comme cela et c'est aux êtres humains de subir leur sort. "Ya esta escrito en la palma lo que tienne de soffrir l'aima" Salamon ayant fini de rêvasser leur raconta comment il rebroua ces salauds d'Allemands, leur disant tout ce qu'il avait sur le cœur, les traitants de bandits, d'anormaux antisémites. Les faits qui se déroulèrent marquèrent profondément Rebecca, qui tremblait de peur. Sa nature angoissée et dépressive prit le dessus tout le long de son séjour dans les villes allemandes. Elle, d'habitude si coquette adorant s'habiller dans les plus grandes boutiques de Vienne et Munich, préféra presque jusqu'au jour du retour rester enfermée, cachée, dans sa chambre d'hôtel. Elle se demandait avec angoisse comment ils pouraient retourner chercher Sami dans un an. Grâce à Dieu, continua Salamon, la France n'avait pas encore ce problème. Il faudra se mettre à la recherche de fabricants français. Eux aussi ont leur manies et aiment toiser l'étranger du haut de leur grandeur, et si on demandait l'aide des assimilés, eux alors sont pires que tous les Français à la fois. Notre jeune pays ne possède pas encore les fabriques nécessaires ni la matière première exigée par nos articles. Il faut que le tout soit importé. La communication la plus rapide se faisant avec l'Europe nous avons encore grandement besoin de tous les Européens bien que nous soyons habitués à l'Allemagne. "Tout ce que dit Salamon est très vrai, ajouta Rebecca. On a besoin de ces sales antisémites, bien que nous parlions tous un très bon français, langue étrangère dominante, en Turquie, en Orient et aux Balkans. Nous les Juifs la préférons à toutes les autres. Seuls les très peu fortunés et les illettrés ne la possèdent pas. Fortunée, ma servante actuelle a terminé l'école Béné-bérith, ayant été conventionnée par la communauté. Elle est à même de faire étudier Sandro et l'aide facilement dans ses compositions françaises, même à l'école secondaire." Tout le monde savait très bien que c'est par reconnaissance aux Eskenazi que la jeune fille était encore là, car Salamon et Rebecca promirent à Fortunée d'être ses parrains et de lui tenir le talled, la mariée étant une orpheline sans personne au monde, dès le retour du service militaire du fiancé que Salamon lui même lui avait choisi.

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Kemal et son frère Jacques avec leurs épouses respectives participaient aussi au dîner de Rebecca. Ils furent très surpris par le récit de leur aîné ; car eux avaient basé leur commerce en rapport direct avec les fabricants allemands, uniquement avec des fumes germaniques. Un grand silence régna dans l'assistance après ce récit. Les cris, les pleurs et les rires des enfants jouant dans la chambre contigue, la secoua, la réveilla du mauvais cauchemar, narré par leurs amis. Il faut avouer que l'être humain, mais specialemant le Juif, aime à jouer au jeu de l'autruche. Tout cela se passe en Allemagne, so what ? quel rapport avec la Turquie ? A Istanbul baruch a sem, rien de pareil, tout va très bien et ne dit-on pas life must go on ? Le lendemain de ce fameux dîner, Salamon apporta avec lui en rentrant le soir, une énorme boîte. La famille, très curieuse l'entoura, tâchant de découvrir ce qu'elle pouvait bien contenir. C'était un poste de radio R.C.A. qu'il venait d'acheter au magasin de son jeune frère Eliezer. Chaque soir à partir de ce jour-là on chercha à capter la voix de Londre, la B.B.C. Malgré le calme apparent de la vie quotidienne de très sombres nuages commencèrent à s'amonceler à l'horizon.

7 L'antisémitisme naissant ravageait l'Europe. Cela fit un drôle effet sur nos jeunes héros, tous les enfants de l'appartement §iikraniye. Ceux-ci, peu concernés par les questions religieuses commencèrent à se poser des questions sur la leur, sur le judaïsme. Le Barmitzvah de l'aîné des Eskenazi approchant, on engagea Rebbi Sapayo. Sandro commençait ses leçons d'hébreu ainsi que Joseph Farhi, Emmanuel Kastro, Isaac Alaton et Edmond Koen presque du même âge que l'aîné des Eskenazi. Les treize ans de chacun d'eux se suivant de très près, tous les parents, d'un commun accord, décidèrent qu'il était grand temps de leur enseigner la Thora, et de leurs apprendre à mûrir, à devenir des hommes de "Buena Ventura" mais avant tout de devenir de bons juifs. Lidya, garçon manqué, curieuse, adorait suivre les leçons de morale de religion, données à Sandro. Mais c'étaient les histoires bibliques qui l'emballaient plus que tout. Chaque jour elle se sentait devenir plus fervente juive, son caractère et son tempérament étant enclin à être trop entière. Ce n'était pas une fillette souple ; elle apprit à l'être plus tard. Elle aimait ou elle détestait ; il n'y avait pas de juste milieu en elle. Abraham, Joseph, Moise, Jacob, Salamon, David, tous ces ancêtres racontés par Rebbi Sapayo, ce passé biblique peuplèrent ses rêves d'enfant de sept ans. C'est une des raison pour laquelle elle fut marquée par la fête de Pessah en 1938. Ce fut pour elle la plus belle Pâque de sa vie, celle dont elle se souviendra tout le long de son existence.

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Comme le dit le passuk, "Todos loz que tienen ambre vengan i koman" (tous les affamés peuvent venir et se servir), cela était pour Kemal Decalo la devise de Pessah et il l'appliquait à la perfection. En ces soirs de fête, il avait toujours Zimbul, son épouse à sa droite et sa sœur Mazal à sa gauche. Une table très longue, avec son frère Jacques à l'autre bout, entouré de Lucie et de ses deux fillettes. Ses enfants étaient tous présents. Victoria sa cadette, fatiguée par une grossesse extrautérine de plus survivante par miracle, avait tenu à être présente à la table familiale. Joseph Samuel, déjà très brillant docteur en droit, professant à Tel-Aviv accepta avec joie de suivre sa femme ; il adorait prendre des vacances à Istanbul, ville pour laquelle il avait une admiration infinie. Tous les présents, avec leurs épouses et progénitures ; ainsi quTïliezer avec Caliopie la bru grecque des Eskenazi, qui à sa place se faisait toute petite pour passer inaperçue, se faire à peine remarquer par le puissant oncle Kemal. Il lui était impossible d'oublier, combien il s'était opposé à ce mariage. Toutes les difficultés faites par les rabbins, pour la convertir au judaïsme, chose qui aurait rendu son Elia si heureux afin de faire plaisir à Mr. Decalo en espérant en leur for intérieur qu'Eliezer se déferait de cet amour. Kemal du coin de l'œil observait le manège, mais habitué déjà à cette idée et sachant sa sœur très bien soignée par Caliopie, bien mieux que par ses deux autres brus et voyant la bonne entente entre les deux amoureux, il tolérait avec plaisir sa présence ce soir de fête. Les Farhi dont les parents n'avaient pu venir pour les fêtes, assistaient aussi à la prière. Il va sans dire, que les jeunes mariés Decalo ainsi que toute la famille Salfati au complet étaient là, pour faire honneur au Kosuegro qui les avaient invités si chaleureusement. Toute l'assistance était habillée de neuf des pieds à la tête, comme il était de rigueur dans la famille, pour la Pâque comme pour Roch. On prit de l'aide à la cuisine, car Sultana se faisait vieille et les deux jeunes Sara et Suzanne, mariées à tour de rôle avaient quitté les Decalo. Les nouvelles soubrettes étaient moins expérimentées, il fallait les pousser, leur montrer le boulot. Inès attendant l'héritier Decalo n'arrivait pas à trop bouger. C'était donc à Rebecca de mener les gens à la baguette. Pour ce soir de fête Kemal avait apporté d'Italie une nappe blanche, aux larges bords en dentelle vénitienne utilisée seulement à Pâque. Des services signés Limoges, pour poisson, signé Rosenthal pour la viande (car on ne mangeait guère de laitages pendant les huit jours de Pessah ni chez les Decalo ni chez les Eskenazi) d'une finesse rare composaient la lohsa de Pessah ; des verres en cristal Saint Louis brillant sous la lumière des lampes comme de rares bijoux, —

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le tout sorti pour l'occasion, du petit contre-buffet que personne n'osait toucher pendant toute l'année. Les couteaux et fourchettes en argent nouvellement astiqués et tous ces convives entourant cette splendide table, les verres de vin levés donnaient à la petite l'impression d'être dans un château des temps féodaux. Au milieu, dans deux plats de cristal la shemura, pain azyme bien plus épais que le vrai pain azyme rond et tout troué, les feuilles de céleri remplaçant les herbes amères, le vinaigre remplaçant le sang qu'avait fait couler Pharaon, l'œuf et la cuisse d'agneau, symbole de la dure traversée du désert pendant 40 ans ainsi qu'une énorme salade verte appelée lichoua. Le harossi, représentait la terre. (Rites traditionnels de Pessah, que l'aïeul, avec le même calme, le même sérieux, le même ton solennel, ne se lassait jamais d'expliquer, chaque année, aux futurs membres de la communauté juive) La grande spécialiste d'un succulent harossi était Rebecca. Elle le préparait avec beaucoup d'oranges, pommes, dattes, raisins sec, et amandes épluchées. Tous les enfants en raffolaient la pauvre femme cachait le grand bol, hors de la maison avant le retour de classe de tous les jeunes de l'immeuble. Tout cette nourriture préparée spécialement pour Pessah, posée au centre de la table, était couverte par un "milieu" en velour, couleur blanc cassé, brodé de fils d'or et d'argent. On pouvait lire dessus, écrit en lettres hébraïques, les dix commandements ainsi qu'un énorme "Shalom Pessah", surmonté d'un "chadail" couleur bleu-blanc entrelacé, symbole plus tard du drapeau israélien. C'était un "milieu" que Kemal avait trouvé, dans le bazar à Jérusalem lors de son dernier séjour avant les fiançailles de son fils. Il faut avouer, qu'avec l'approbation de Zimbul, ils rêvaient d'y retourner et comme tous les bons juifs pieux, ils désiraient finir leurs jours en Terre Promise. Prier avec ferveur devant le Mur des Lamentations, rêves plus que chimériques à cette époque (personne ne songeait alors que le peuple juif aurait pu un jour posséder un territoire, un Etat). Un jour, cette terre devra appartenir aux enfants d'Israél, comme on le souhaite à chaque fin de la Beraha de Pessah, depuis l'exode des temps de Moche, le grand prophète. La prière commençait à 7 heures du soir tapantes. Kemal, de caractère sévère, était contrarié si on tardait un peu. Tous les convives habillés impeccablement devaient être présents. Les deux soubrettes accompagnées de Sultana, toutes trois en uniforme, robes noires au col, manchettes, tabliers et bonnets de dentelle amidonné d'un blanc immaculé, assistaient aux réjouissances, assises dans le corridor. Ce n'est —

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que le troisième soir qu'elles avaient le droit de rejoindre la famille. Tout près d'elles se trouvaient trois cuvettes en porcelaine allemande avec leurs cruches assorties pleines d'eau. Car il est de rigueur de se laver les mains plusieurs fois durant la prière. Kemal se leva. Avec lui toute l'assistance. Son œil vif, au regard vigilant les observait tous à la fois, comme pour se rendre compte si quelque chose manquait ou de quelque imperfection à table. Lidya savourait ces moments solennels, car tout comme lui, elle adorait être nombreux, pour la prière ; voir cette table énorme s'allonger d'un bout de l'immense chambre à l'autre. Il prit en main un verre de Kidouche, en argent massif, incrusté de ses initiales et d'une phrase en lettres hébraiques de l'autre. Il remplit de vin kosher rouge le verre doré à l'intérieur et commença la prière. Sa voix devenait un peu plus rauque chaque année. Fumant énormément il était en train de s'enrouer un peu plus chaque jour. Tout le monde l'écoutait dans un grand silence avec respect. Sa petite-fille le dévisageait avec crainte tout en l'aimant beaucoup. Elle le trouvait trop sévère. En vieillissant il avait pris de l'embonpoint (défaut de famille). Ses moustaches ainsi que ses gros sourcils étaient poivre et sel, les cheveux presque ras. Il portait un habit bleu marine impeccable. Une grosse montre de gousset en or était accrochée au kôsteki en or aussi. Sa cravate gris foncé était retenue par une épingle en brillant. Avec son chapeau aux bords retroussés, son unique petite-fille le comparait à un aristocrate anglais. Le Kidouche fini, les servantes se précipitent, cuvettes et cruches d'eau font vite le tour des hommes car il est dit "i se lavaron las manos antes de empesar la agadah". Une fois les mains lavées on commençait la prière : Alahmanya dia halut avotenu... Chez les sépharades il est de coutume de chanter, tout le monde en même temps. Le thème du refrain a la résonnance d'une chanson à la turque. On n'a pas l'habitude de faire lire individuellement chaque passouk. Kemal surveillait régulièrement l'harmonie du refrain. Il était attentif, n'acceptait pas que l'on tourna la prière en un brouhaha cacophonique. Toute l'assistance faisait grande attention à suivre le patriarche qui les conduisait, comme un vrai chef d'orchestre. Cela rendait le chant très agréable à entendre. L'histoire était chantée d'abord en hébreu, puis traduite en ladino, langue que tous les enfants comprenaient, bien qu'ils la parlaient très mal. Cette interminable prière durait jusqu'à neuf heures du soir, tous les rites religieux accomplis, sans en omettre aucun ; on arrivait enfin au dernier you hou loulou, feuille de lichoua pleine de harossi et de bout de shemoura que l'on distribuait pendant la prière. Après avoir avalé la feuille de salade, on desservait vite, pour commencer à servir le dîner. Les minas et —

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ezfongos (soufflets aux épinards et aux poireaux) faisaient leur apparition. Mais les enfants rêvait de la mina que faisait Zimbul, un mélange d'oeufs, de farine de matzah, de bouts de foie de poulets, des olives spécialement ébouillantées pour la pessah, des bouts d'oeufs durs, de la pâte de shemura mouillée, le tout mis au four avec jus de poule, devenait un cake salé, dont les jeunes raffolaient. Les beignets (bourmouelicos) suivaient de près. Ceux qui aimaient cela pouvaient les saupoudrer de sucre. Mais le cri de joie était réservé, aux œufs durs brunis pendant la cuisson avec écorces d'oignons secs et café. Ils devaient arriver à table avec les écorces non félées, tout brillants car on les enduisait d'huile pour les faire tout luisants et beaux à voir. Kemal ne voulait pas que ses petits enfants aient l'occasion de trouver les œufs de Pâque peint en diverses couleurs plus beaux. Alors, c'était la bataille générale, pour la gloire de celui qui l'emporterait en cassant avec le sien, les œufs des autres. C'était gai... c'était joyeux... c'était bruyant... mais avant tout c'était vivant. Après le bon dîner pascal, il fallait finir de lire la suite de la prière. On terminait en chantant la chanson "La kavretika ke me merko mi padre por doz levanim". Et aussi: "Uno ez el Kreador baruhu baruh Shemo". Tout cela Lidya l'entrevoyait à demi-endormie sur le canapé du salon, car la fête finissait assez tard dans la nuit, l'innocent sommeil de l'enfance accaparait la petite bien avant cette fin. Les deux premiers soirs, il était de rigueur de les fêter à Totonya. Mais les soirées suivantes et les deux dernières les oncles paternels avaient l'habitude de venir chez les Eskenazi, dans l'immeuble, par respect pour l'aîné de la famille ; Salamon. Les mêmes refrains d'amusements de chants de jeux, cris, gaités reprenaient à §iikraniye avec tous les voisins. On aurait dit que les sombres prédictions, qui s'annonçaient dans les cieux d'Europe, se dispersaient à Osmanbey comme par enchantement. Le ménage des Eskenazi, semblait aussi bouger un peu ; de légers tremblements de terre se faisaient sentir Salamon ayant pris de nouvelles habitudes que Rebecca n'approuvait guère. L'annonce de l'antisémitisme, en Allemagne Fit prendre des décisions commerciales différentes aux firmes Decalo et Eskenazi. Kemal décida de camoufler l'importation , de s'associer avec des firmes musulmanes de manière à — 83 —

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ce que les noms trop "Juden" ne se fassent pas sentir par les fabricants. Jacques Decalo proposa son ami Dursun et son associé, Eçref. Ces combines furent par la suite, cause de plusieurs disputes familiales. Jacques et son neveu Salamon, de même tempérament, et de même caractère, furent enchantés de suivre leur nouvel associé même dans leur vie privée. Dursun, le vrai aga turc, laissait son épouse à la maison et continuait sa vie quotidienne hors du foyer. Pour lui et son associé, fréquenter les bars les pavillons, les maisons closes, étaient des choses tout à fait naturelles, une seconde vie en quelque sorte. Les affaires avec leur associés juifs prospérant, ils entraînèrent l'oncle et le neveu dans leur style de vie. Cela Rebecca ne l'appréciait et ne l'approuvait guère. C'était depuis lors à la maison des scènes terribles, des disputes infinies en bulgare afin que les enfants ne comprennent pas un mot à toute cette histoire. Lidya était peinée, elle aimait l'harmonie, la bonne entente, la paix plus que tout. Ce genre de scènes la mettait mal à l'aise. Elle se sentait alors terriblement malheureuse et déchirée. Elle ne comprenait pas pourquoi sa mère piquait ces crises nerveuses, pleurait à longueur de journée. Elle pensait que Rebecca languissait après son jeune frère Sami. Adorant Salamon elle tâchait de prendre toujours son parti. Ce n'est qu'actuellement qu'elle réalise que sa mère avait entièrement raison. Dursun bey avait une dentition tout en or, signe de grande richesse en Anatolie du nord. Lidya qui avait une aversion spéciale pour ce genre d'étalage, ressentit une grande antipathie pour cet individu et plus tard pour n'importe quel être portant une dentition en or. La femme de ce monsieur était une charmante paysanne, tête couverte, très religieuse et ponctuelle dans ses prières. Elle n'arrivait à suivre l'ascension de son mari, ni ses rapports avec la société des nouveaux riches. Elle digérait difficilement cette colossale fortune qu'en très peu de temps son mari venait d'accumuler. De plus pour comble de malheur elle n'arrivait pas à enfanter. Dursun bey l'aimait bien. Il était superstitieux et était persuadé que son épouse lui portait chance et prospérité. Par contre sa belle-sœur mariée quelques mois après eux avait déjà enfanté six fois. Pauvre comme Job, le couple trimait dur pour arriver à nourrir cette nombreuse progéniture. Les Dursun sachant encore une fois la cadette en voie de famille allèrent à Trabzon, lui faire une brillante proposition. Ils étaient prêts à arrondir le budget de leur sœur, à leur acheter une maison avec quelques terrains, — 84 —

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si cette dernière consentait à donner à son aînée le bébé qui naîtrait. Ils adopteraient le nouveau-né ; ainsi le monsieur sachant sa moitié comblée et heureuse de s'occuper, se sentirait plus libre dans ses actes. Il s'était engagé à financer une des plus grandes boîtes de nuit, un des plus grand music-hall de la ville d'Istanbul, qui existe encore de nos jours. Sa table en première rangée était toujours à sa disposition, il était reçu comme un roi, ce qui fait qu'il savait entraîner aussi ses amis au moment voulu, les épater par tout le faste des réceptions et aussi des entraîneuses, ainsi que le fascinant show du fastl heyeti. Le bébé naquit, Madame Dursun se mit au lit, pour faire semblant d'en être la vraie mère. La fillette était très belle. Certainement les Decalo comme les Eskenazi allèrent lui rendre visite. Ils passèrent une très belle journée au bord du Bosphore, dans le konak de leur associé, à Kandilli. La fillette grandit richement, élevée par des nurses éméritées. On l'envoya dans les meilleures écoles. Malheureusement en grandissant, adolescente, son père adoptif tomba follement amoureux d'elle. La considérant comme son bien, sa propriété, l'ayant payée d'une grande fortune dès sa naissance il en fit clandestinement sa maîtresse. Son associé, parent éloigné de son épouse, furieux ébruita cette liaison. La petite par respect pour celle qu'elle considérait comme sa mère et ayant très peur des qu'en-dit-on, se tut très longtemps. Dursun la maria à 17 ans avec le neveu de son associé. Elle eut un garçon, divorça très peu de temps après. Elle se remaria avec le fils d'un très riche pâtissier. Elle se sépara de ce dernier aussi ; elle fût une fille exemplaire aux petits soins de ceux qu'elle considérait comme ses parents et bienfaiteurs. Après la mort du couple Dursun, elle fit venir sa vraie mère, impotente, auprès d'elle, la combla avec amour pour lui faire oublier le sentiment de culpabilité que la vieille avait eu, en la cédant à sa sœur aînée, aida ses frères, ayant héritée de ses parents adoptifs une fortune colossale, que d'une part elle devait aussi, à l'association avec les parents de Lidya. Salamon comme pour se faire pardonner ses escapades, proposa à sa femme d'aller faire une cure en Bulgarie. Rebecca profitant du séjour de sa sœur Victoria à Istanbul pour l'aider avec Sandro et Lidya emmena aussi sa mère Zimbul avec eux, laissant les messieurs célibataires pour quelques temps. Les voici donc tous chez l'oncle Nissim et la tante Rosa. Pour Lidya ce fut la découverte Bien qu'elle eut déjà fait quelques courts séjours à Burgaz, au pays natal de ses parents, sa mémoire lui faisait défaut, car

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elle était très jeune à l'époque. La seule chose qu'elle arrivait à entrevoir vaguement c'était le jardin d'une très grande pension où ils avaient passé tout un été avec Mme Dora et son frère Sami, qui était alors parmi eux. Pendant ce séjour les deux jeunes Eskenazi s'en donnèrent à cœur joie avec les kebabtchitas, succulentes petites boulettes que seuls les Bulgares savent si savoureusement préparer. Tous deux devinrent gros et joufflus. Cela ne plus guère à leur mère. Elle, très coquette, était toujours sur ses gardes et tâchait de se maintenir et de conserver sa ligne. Ds eurent un très agréable séjour pour un début d'été. L'absence de leur frère ne les dérangeait pas du tout. Ils se baignèrent dans la mer Noire, dans des plages séparées pour hommes et femmes. Car la Bulgarie tout comme la Turquie était assez puritaine. Les cousins leur firent visiter les églises et temples aux alentours, Sandro étant à même de pouvoir comprendre et apprécier les explications données par ses grands amis. Ils passèrent aussi à Sofia. Lidya fut très impressionnée par l'avenue aux brillantes pierres jaunes, savonnées par des balayeurs de rue chaque soir, d'une propreté inouïe, et qui aboutissait à la cour de l'église au dôme en or. Sandro et Rebecca se glorifiaient d'avoir même aperçu, en faisant leurs courses à Sofia, le roi Boris dans sa calèche, s'acheminant vers le palais royal. En famille, ils firent la tournée de tous les parents à travers le pays ; se rendirent à Varna ; accompagnèrent leur mère dans sa cure thermale. Ils plongèrent dans un bassin d'eau chauffée, passèrent des moments très agréables avec tous les jeunes, dans une chaude atmosphère familiale inoubliable. Au retour en wagon-lits, Lidya oublia sa poupée bulgare dans le wagonrestaurant quand s'effectua le changement habituel à la frontière. Elle pleura tout le long du parcours jusqu'au retour à Osmanbey. Elle y tenait à cette poupée, plus qu'à toutes les autres, elle avait le pressentiment qu'elle ne retournera jamais plus à Burgaz, la petite ville qu'elle avait beaucoup aimé. Elle savait qu'elle ne reverrait jamais la maison de son oncle Nissim, le grand escalier intérieur qui la menait tout droit au grenier. Là, dans la mansarde, où elle adorait faire grand remue ménage parmi les choses entassées, oubliées par les habitants des lieux, sous l'oeil attendri de la mère de tante Rosa, une petite dame âgée avec une grosse natte blanche sous une écharpe noire. Une dame pétillante d'esprit qui prenait un malin plaisir à la faire bisquer, la fâchant au point de la faire pleurer. Puis comme pour se faire pardonner elle lui offrait joujoux, bonbons, poupées etc...

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1938 fut la dernière année de plein bonheur à Istanbul. Kemal Atatiirk mourut le 10 novembre de cette année-là, cela rendit toute la nation malheureuse. Elle fut en deuil bien longtemps. Lidya assista aux obsèques grandioses du chef d'Etat, étant invitée avec ses parents, chez une relation d'affaires de Salamon à Be§ikta§, près du palais de Dolmabahçe. Son père lui raconta, en route pour Be§ikta§, comment toute petite à Florya, sur la plage, Atatiirk ce grand homme, avec son garde-du-corps, faisait son footing quotidien depuis sa villa présidentielle, située non loin de là, et la trouvant potelée et très espiègle en train de jouer avec le sable, il la prit dans ses bras et lui donna une bise. Mais Lidya, sermonnée par ses parents et sa demoiselle Dora de ne pas se laisser embrasser par qui que ce soit avait poussé des hurlements. Ataturk avait éclaté de rire, lui avait pincé la joue. Il la déposa sur le sable et continua sa promenade, sans attendre Salamon qui se hâtait vers eux pour excuser la petite. Lidya voulut bien faire un effort, se rappeler de cela mais sans doute à cet âge, elle avait dû être plus attirée par le sable et la mer, ne connaissant rien au passé historique de son pays, sauvé de l'occupation étrangère, par ce grand homme. Actuellement en classe ayant acquis des notions sur la formation de l'Etat, les bravoures de Mustafa Kemal, tous ses efforts surhumains pour arriver à former la Turquie moderne, elle ressentit beaucoup de peine de sa mort prématurée. Elle fut très impressionnée par le corbillard couvert du drapeau posé sur un canon, entouré de ses mehmetciks, par cette foule en délire, cette cohue affolée, les hurlements, les pleurs qui suivaient la dépouille héroïque de si près. Ils arrivèrent à suivre en grande partie, la cérémonie par la fenêtre et le balcon ayant vue sur la grande rue de Be§ikta§. La maison était en bois, aux fenêtres ornées de losanges comme celles qu'on avait encore l'habitude de voir à Istanbul à cette époque. Elle était très belle. C'était la première fois que la petite visitait une demeure, un lieu pareil. Pour elle on ne pouvait habiter que dans des appartements en béton, une habitation en bois ne pouvait se trouver en pleine ville. On lui expliqua que c'était une maison romantique, une de celles qui encore faisaient le charme de l'ancienne ville, laissant écrivains et poètes songeurs devant ces mystérieuses fenêtres ornées de la sorte. L'assistance surchargeant les lieux, le propriétaire, Kemal bey eut peur de voir son balcon s'effondrer. On sut plus tard qu'il y eut plusieurs morts et blessés, écrasés par la marée humaine en délire. Ce

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fut une journée interminable. Lidya se rappelle avoir été portée endoraiie, dans les bras de son père, n'ayant pu circuler dans les rues jusqu'à très tard dans la nuit. Pendant plus d'un mois en classe, il y eut des cérémonies de deuil à la mémoire du grand homme. Le souffle de joie qu'il avait toute sa vie voulu faire régner sur sa Turquie moderne, sembla se ternir, s'affaiblir presque disparaître avec sa mort... Malgré tout life must go on... Dans la famille, les grandes préparations pour la barmizvah de Sandro furent devancées par l'accouchement d'Inès. Les Decalo eurent un très beau bébé, tout blond aux yeux bleus, avec de charmantes fossettes. On engagea de suite, une nurse, dada Katina, grecque d'Anatolie (karamanlida). La circoncision au bout de huit jours, eut lieu à l'hôpital français à Elmadag. Kemal était très heureux, assis sur la chaise, il reçut le bébé porté par Zimboul, suivie de très près par Rebecca, s'inquiétant de la cécité de sa mère, afin d'effectuer le rite traditionnel du berith milah, premier signe du judaïsme dans la vie d'un nouveau-né. Au bout d'un mois, on fit le pidion, cette grande fête très joyeuse, cette cérémonie priviligiée, consacrée seulement aux premiers-nés, à condition de n'être ni Levi ni Coen, de ne pas être veuve, de n'avoir pas fait de fausse couche, ni de césarienne pour enfanter. C'est en général une cérémonie très amusante. Les nouveaux parents s'habillent en mariés. Les rabins prennent le bébé et douze cuillères en argent. Il est de rigueur de demander pendant le pidion, après de longues prières et bénédictions pour tous les trois, si les mariés désirent avoir l'enfant ou les cuillères ? Eliezer que la question amusait énormément répondit désirer l'argenterie. Lidya, qui ne comprit pas l'esprit humoristique de son oncle, hurla, trépigna, insistant pour avoir son petit cousin. Qu'est-ce-que les cuillères viennent faire dans toute cette histoire ? Kemal devait penser comme elle. Ses grands-parents étaient si contents de bercer un nouveau-né, sept ans après Lidya. Surtout que c'était un petit Samuel Decalo, le futur prince héritier de la famille. Tout le monde se mit à rire au cri de détresse, poussé par Lidya et la cérémonie se déroula dans la joie et comme toujours la réception fut parfaite. En mars 1939, quelques mois avant les treize ans de Sandro, le jeune adolescent eut une crise d'appendicite aiguë. Le docteur Barbout, voisin de quartier des Decalo, une des plus grandes somnités chirurgicales du pays, très aimé par la communauté juive, le prit en main, sans promettre de le sauver mais jurant de faire de son mieux pour le faire vivre malgré la gravité de la péritonite déclarée. —

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Toute la famille très liée, se surpassa pour soutenir les Eskenazi dans leur détresse morale. Sandro fut opéré à l'hôpital français, pendant quelques jours on eut peu d'espoir. Il devint le chouchou des sœurs de charité, le rescapé de l'étage réservé aux messieurs. Dieu l'épargna. L'enfant chéri, la joie, la grande fierté de Rebecca se remit tout doucement. Pour le jour du barmitzvah, il était tout à fait guéri, c'est en bonne santé et avec encore plus de gaîté de le savoir sain et sauf que l'on fêta le fameux jour. L'événement tant attendu arriva enfin. La cérémonie eut lieu au temple de Si§li, dans la matinée, le dezaillouno à Osmanbey chez les Eskenazi. Toute la famille était très fière de leur aîné. Sandro fit un très beau discours, sut très bien lire la Thorah. Rebbi Sapayo était très content de lui, le déclarant le meilleur de ses élèves. Il reçut des milliers de cadeaux, car presque toute la ville était invitée chez les Decalo à Totonya pour la soirée donnée en cet honneur. On avait pensé engager les salons de Tokatliyan, la fête étant offerte par Kemal que le propriétaire connaissait bien, mais après maintes réflexions, on trouva le moment peu propice pour des étalages de gaîté. Avec la guerre que l'on présentait et tout ce qui se passait en Europe les esprits étaient trop préoccupés et pas optimistes du tout. La plupart des invités avaient des parents soit en France soit en Allemagne. Alors Kemal trouva plus sage de fêter l'événement chez lui. Pour ne fatiguer personne on eut recours à des traiteurs, qui se chargèrent de tout faire. Avec un nouveau-né, cela simplifia énormément les choses. La pâtisserie Lebon, la plus belle sur la grand rue de Pera, près du Tiinel, le plus grand pâtissier des années 30 était chargé de pourvoir le buffet et de confectionner l'énorme gâteau anniversaire à trois étages, tout blanc. D'ailleurs dire Lebon équivalait au plus chic endroit de Beyoglu. Tous les gens respectables, se fournissaient chez lui. C'était très mondain de s'y rendre pour le five o'clock tea. Il est vrai que de l'autre côté du trottoir, se trouvait la pâtisserie Marquise, qui avait les plus succulents chocolats de la ville, mais la maison avait aussi la renommée d'avoir des propriétaires antisémites, qui disait-on, collaboraient avec les Allemands, ayant une grande admiration pour Hitler. On disait même qu'ils préparaient les listes des Juifs demeurant dans la ville. Quand Lidya apprit cela, fervente juive comme elle l'était, elle ne remit jamais plus les pieds chez Marquise bien qu'elle convoitait très souvent ses chocolats. Aller chez Lebon avec ses parents, par contre, faisait ses délices. Elle aimait bien le vieux propriétaire qui était, d'après des on-dit, demi-juif par sa mère. Il aimait beaucoup les enfants, faisait bénévolement des dons aux œuvres sépharades à la mémoire de sa défunte mère. Toute famille peu aisée était sûre de recevoir gratis les douceurs et gâteaux offerts par la grande

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pâtisserie, afin d'égayer les enfants le jour de Pourim. Les deux communautés juives l'avaient adopté comme pâtissier et traiteur. Lidya eut une petite pointe de jalousie. Pourquoi n'était-elle pas née garçon ? Ce n'est que depuis très peu de temps que l'on fête les bar mitzvah pour fillettes. Pressentant le désappointement de leur fille, les Eskenazi la comblèrent, lui firent cadeau d'un petit bracelet. On l'habilla comme une petite princesse. Elle dansa, s'amusa follement ce soir-là car la fête était des plus réussies. Elle aida Sandro à éteindre les bougies du gâteau. A part Rebecca personne ne fit allusion à Sami Eskenazi. Après le barmitzvah, mi-juin, les familles Decalo allèrent en villégiature à Biiyiik Ada, Kemal loue à la Villa Régina, pension dirigée par une famille juive, très regardante sur le kasher et treffa, quatre chambres. L'une était en antichambre pour bébé Sami, et sa dada et l'autre pour Sandro, Lidya, ainsi que Dora qui vint dépanner les Eskenazi, partis pour chercher Sami, en Suisse, chose qu'ils ont retardé de plus d'un an et demi. Salamon s'était mis en tête de faire certaines combinaisons d'affaires avec la France et si encore l'Allemagne voulait des Juden, comme ils disaient si méchamnent, avec le pays du Fiihrer-fou. Les filles de Jacques Decalo, étaient déjà en âge de se fiancer, mais trop menues elles refusaient certains jeunes gens, trop grands de taille, trop beaux pour elles. Peut être était-ce le contraire ? Personne n'aurait pu rien dire. Eliezer, le grand cousin, les aimait comme ses propres sœurs, avec Inès ils décidèrent de trouver sans faute dans le courant de cet été, un jeune homme qui conviendrait à l'aînée, Becki. Les bons amis de Kemal et Jacques, Corinne et Jacques Eskenazi leur parlèrent vaguement d'un certain Kino, qu'on pouvait rencontrer à la Auer à Bankalar caddesi ; le jeune homme travaillant là depuis quelques temps. Isaac Alfandari, que dans l'intimité on nommait Kino, jeune homme d'une brillante intelligence, instruit, par coïncidence plutôt menu, de taille très moyenne, surtout chose à laquelle Eliezer fit grande attention, de bonne famille, attira l'attention du seul descendant, de la dynastie Decalo. Il demanda l'avis d'Inès, car depuis son mariage cette dernière était devenue très bonne amie avec les cousines. Inès ayant approuvé la chose, on invita Becki Decalo à passer un weekend à Biiyiikada, prétextant que le grand-oncle avait la nostalgie de sa nièce.

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Eliezer avait le don de très bien organiser les choses, de savoir mettre ses convives à l'aise. Pour l'intrevista, tout d'abord il suggéra de faire le tour de l'île en calèche. La première invitée fut certainement sa petite fiancée. Ce qui fait que Lidya sans le savoir fut présente, fit partie de cette entreprise. La petite fut ravie d'être près du cocher, chose dont rêvait tous les enfants de l'île, de prendre le bon air des pins, de boire une gazeuse à Luna park, beau café aux tables et chaises en bois où, la jeunesse allait danser, et très souvent piqueniquer les soirs de pleine lune. Comme à la Pergola, à Ayazpaça, c'était aussi le jardin des flirts et des amoureux. Juste en face se trouvait une toute petite allée toute étroite, sablonneuse où seulement un couple enlacé pouvait passer. Il est encore de nos jours appelé "le chemin des amoureux." Lidya était enthousiaste d'être en plein air, courant d'un bout du café à l'autre, pendant que les autres attendaient leur café ; le cocher, son grand ami du jour, pendant cette courte étape, désaltérait les chevaux, échauffés par tant de randonnées quotidiennes ne se rendit même pas compte du manège. Elle embrassait son oncle, le remerciant de l'avoir emmenée. De retour à la villa Regina, le couple Decalo s'habilla, se fit beau tout comme la jeune cousine. Ils avaient décidé d'aller dîner chez Faço, restaurant très fréquenté, avec musique grecque, bouzikis et guitares. On en retournait toujours très gais. Les deux jeunes gens firent plus amplement connaissance durant ce dîner. Ils se plurent. Becki était très sympathique, elle pétillait d'intelligence, avait une conversation entraînante. Quand ses amies se hasardaient à lui demander quel acteur elle aurait souhaitée épouser, elle répondait avec son charmant grasseillement, ni Tyrone Power ni Clarc Gable, mais Mickey Roney, qui, petit comme son père aurait pu faire un mari idéal pour elle. Habitant Suadiye pour la saison estivale, les rencontres entre les futurs eurent lieu sous l'œil vigilant de Corinne Eskenazi (pas du tout parente à Lidya) à la plage de Suadiye. Cette dernière camouflait sa surveillance, faisant semblant de prendre le soleil sous un grand parasol couleur mauve qui attirait l'attention bien plus qu'elle ne le pensait. Les voici fiancés au bout de quelques semaines. Les Eskenazi, grands amis de leur oncle, furent très contents, on les attendit pour fêter les fiançailles. Le trio Eskenazi, rentra tout juste avant l'ouverture des classes, début septembre. Sami, avait appris le français, l'allemand et l'italien en Suisse. Il était plus intelligent que la moyenne des enfants retardés de son âge. Lidya reprit l'école avec plaisir, mais en classe, la néfaste influence de la guerre se fit tout

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doucement sentir. Etant la seule fille juive en classe dans sa section, elle n'eut que des amis garçons parmis ses coreligionnaires. Cette année-là fut la dernière de plein bonheur à Istanbul, peut-être même dans tout le monde. La situation critique divisait la bonne entente entre les peuples. L'intérêt divisait la famille Decalo si unie depuis son émigration de Bulgarie. L'immeuble aussi perdit sa gaité de vivre, sous l'influence du souffle de la guerre qui, à pas de géants anéantissait l'Europe. Rebecca depuis son retour, n'était pas très tranquille avec Sami, tout le temps sous ses pieds. Elle n'avait plus un moment de répit avec le garçonnet qui avait grandi, ni un moment de libre pour voir ses amies, continuer sa vie quotidienne. Ayant grandi en plein air dans les montagnes et vignes vertes de la Suisse, Sami étouffait à Osmanbey, s'ennuyant quand ses frères n'étaient pas là, ne les laissant pas étudier à leur retour de l'école. Il allait mendier dans les rues, se chamailler avec les passants les assaillant de jurons qu'il avait appris de son père, quand celui-ci pour faciliter la tâche de sa femme l'emmenait au magasin. Sami en cachette l'écoutait et répétait les mêmes jurons à la maison. Rebecca, snob comme elle l'était, avait honte de tout le quartier ; pourtant Sami était le privilégié de tous. Elle s'arrangea pour ennuyer Salamon le plus possible, piqua des crises, afin de convaincre son époux de ramener le jeune enfant chez Mr. Acher. Les temps étaient difficiles, les importations impossibles à réaliser. Salamon avait le don de combiner des affaires ; avec sa bonhomie innée, il savait embobiner les plus grands commerçants de la ville et les convaincre malgré eux d'importer n'importe quoi. Tout Tahtakale l'adorait du plus petit marchand ambulant jusqu'au plus grand commerçant. On l'appelait le père de Tahtakale. Il avait un language spécial, rien que lui pouvait se permettre de lancer des jurons à tort et à travers. Chaque matin c'était devenu un rite, dans toute la place de commerce de Tahtakale, de se rendre tout d'abord au No. 10 pour entendre le juron rituel, que Salamon, lançait selon son humeur du jour. Tous partaient en s'esclaffant de rire, s'acheminaient de bonne humeur vers leur bureau. Tous, sans exception, avaient par supertition la conviction d'avoir une très bonne journée après cela. Le juron de leur ami était leur fétiche journalier. S'il arrivait, rarement d'ailleurs, que papa Eskenazi soit de mauvaise humeur et pas du tout enclin à blasphémer, ils s'acharnaient pour l'exciter, et ne quittaient pas les lieux sans — 92 —

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avoir entendu Salamon, énervé par leurs insistances, lancer son premier juron, soit en turc soit en français. Alors on aurait dit qu'une étincelle de joie avait éclaté et tout le monde se dispersait joyeux et content. Mais il n'en était pas de même à la maison. Rebecca niait toujours la chose, quand on lui rapportait les faits par hasard. Il faut avouer que, depuis le retour de Sami c'était l'enfant qui le lui disait plus que les autres. Au bercail c'était un vrai Mr. Eskenazi, très sérieux, poli, un père de famile exemplaire. Rebecca était très sévère la-dessus et tenait à ce que ses enfants aient une éducation parfaite. (Quelque semaines auparavant, Lidya avait rendu visite à sa grande cousine Yvette Decalo Coronel, la cadette de l'oncle Jacques. A elles deux, elles analysèrent les caractères si similaires des deux papas. Comment par un curieux hasard tous les deux épousèrent des femmes adjudants qui tâchèrent de parfaire leur éducation. Tous les enfants de la famille, devraient remercier le Bon Dieu de leur avoir accordé des mamans comme elles). Ce qu'elles sont devenues actuellement, toutes les deux le doivent à leurs mères respectives. Lucie Decalo, était une vraie lady, instruite, de très bonne famille ; sachant toujours choisir ses fréquentations parmi le meilleur milieu d'Istanbul. Elle a su initier sa nièce Rebecca, qui l'avait en grande estime et tâchait de l'imiter sur tous les points. Sans elles, avec le genre de relations que nos joyeux oncles et neveux aimaient à fréquenter, qu'en serait-iî advenu des enfants des deux familles ? N'arrivant pas à échapper à la plaidoirie journalière persistante, aux scènes aux crises sans fin de Rebecca, Salamon lui promit de ramener en Suisse Sami après Pessah. Voici donc Sandro et Lidya, laissés aux bons soins de leur gouvernante Dora, à qui on eut recours après le départ des parents au mois de juillet. Ils étaient assez grands et pouvaient se mouvoir plus facilement, surtout à Biiyiik ada. L'île n'avait pas toutes les commodités voulues. L'eau manquait tout le temps. Il fallait attendre les grandes pluies d'été, pour avoir les puits pleins. Un des plus grands plaisirs des enfants, à part les bains de mer, et les tours en calèche, était de remplir des baquets d'eau en maillot de bain, dans la rue pendant ces déluges. C'était une sorte de course à qui aurait rapporté un plus grand nombre de baquets à la pension Behar, la villa Regina étant complète cet été là. Puis on se séchait à toute vitesse, on se cachait des grands-parents, afin de ne pas être réprimandés si par hasard on attrapait un rhume sous cette trombe d'eau envoyée par les cieux.

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Le mariage de Becki Decalo eut lieu au retour de villégiature à Ni§anta§, à Marmara Apartimani, tout aussi grand et somptueux que celui de Kemal à Totonya. Le salon que Lidya aimait le plus chez sa tante Lucie était celui incrusté de nacre. Elle s'imaginait mouvoir dans un très riche harem, quand par hasard elle rentrait dans ce salon là. Tantine Farhi, qui servit de maman, après les vacances, aux enfants Eskenazi, s'occuppa de les habiller, pour la circonstance, les emmena au mariage et à la fête donnée par la suite. Lidya n'arrivait pas à éprouver le plaisir habituel durant ce mariage car elle était pleine d'appréhensions. Cela faisait trop longtemps que ses parents étaient partis pour ramener Sami en Suisse, surtout que depuis plus d'un mois on était totalement sans nouvelles d'eux. Les Allemands, avaient occupé une grande partie de l'Europe. Avec Salamon trop courageux, qui voulait quant même se rendre en France et en Allemagne, pour combiner de nouvelles sources d'importation, avec aussi cet esprit du nazisme qui bouleversait les pays où ils devaient se rendre, toute la famille s'inquiétait sur leur sort et ne savait plus à quels saints se vouer. Septembre touchait à sa fin quand on vit enfin arriver les Eskenazi. Ils racontèrent la frayeur qui les avait tenaillé tout au long de leur séjour en Europe après avoir laissé Sami en Suisse. Salamon a dû faire plusieurs plans différents, ne sachant comment atteindre la Bulgarie, pour parvenir par Edirne. Ils parlèrent de l'état lamentable de l'Europe et surtout le destin incertain des Juifs des pays, occupés. Tout l'immeuble respira bien plus tranquillement, avec le retour des Eskenazi. Il reprit un semblant air de fête, mais rien n'était comme par le passé, la folie mondiale étant malheureusement communicative. Pourtant on était très heureux d'être en Turquie. Le nouveau président de la République, était disait-on un très grand politicien, très rusé et intelligent. Un événement heureux à Istanbul, pour la famille fut la naissance du second fils du jeune couple Decalo, un bébé aussi brun que l'aîné était blond, beau, joufflu et batailleur. Inès faisait très bon ménage avec ses beaux-parents et eux l'aimaient, l'estimaient tout autant que leurs deux filles. Eliezer était très heureux. Cela ne l'empêchait pas de faire quelques escapades qu'il effectuait surtout pour se prouver qu'il appartenait au sexe fort. Pourtant il adorait sa femme et sa famille. La bonne entente de son épouse avec ses parents le rassurait, il se félicitait de s'être laissé — 94 —

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convaincre par sa sœur Rebecca et son ami Farhi. Les Eskenazi, grands comme petits, aimaient et appréciaient beaucoup Inès, qu'ils savaient calme et pondérée tout à fait l'opposé de son fougueux époux. Chaque fois que le jeune ménage venait dans l'immeuble c'était la fête. Lidya aimait beaucoup Samico Decalo, mais Nisso le second avait sa préférence avec ses grands yeux noirs, son teint basané, ses cheveux bouclés, il s'excitait chaque fois qu'il voyait sa cousine, et elle, ravie de cet enthousiasme, le prenait dans ses bras et l'étouffait avec ses embrassades. A la fin de cette même année naquit à Tel-Aviv Vardina Samuel. Kemal et Zimbul, très heureux de voir leur cadette enfin maman — Victoria ayant eu plusieurs fausses couches et grossesses extrautérines— partirent tout joyeux, pour faire connaissance avec la nouvelle-née. Pendant ce séjour ils trouvèrent la Palestine transformée, embellie, ils étaient attirés par le côté mystique, par l'écriture biblique et ne dit-on pas que vivre sous les cieux de la Palestine c'est vivre comme les patriaches, la religion étant partout. Ils furent aussi rassurés de voir Vardina, un bébé très vif, bien portante, car les appréhensions de Kemal au sujet du mariage entre cousins le tenaillaient toujours. Il était peiné chaque fois qu'il voyait les yeux larmoyants de Rebecca quand il demandait des nouvelles de la Suisse. Au retour ils avouèrent à Jacques avoir pris la décision de vieillir en retraités près de leur cadette. Jacques Decalo respecta la décision de son aîné, de son associé. Avec son gendre dans l'affaire ainsi qulïliezer, secondés par plusieurs nouveaux éléments jeunes, l'affaire avait pris un très bon élan, et prospérait de mieux en mieux. Kemal, avait bien le droit de se reposer, depuis le temps qu'il avait trimé pour toute la famille, remplacé leur père, avec la guerre, toute la marmaille Eskenazi et l'affaire montée par David qu'il a fallu surveiller et poursuivre soit pendant sa maladie soit après sa mort. Mais plus que tout, la fatigue des années, l'approche de la vieillesse. On ne peut avoir été et être... Les enfants insouciants, joyeux, quelquefois même cruels, grandissent, deviennent malgré eux, sans s'en rendre compte les parents désemparés face aux problèmes de l'existence. C'est à leur tour de vivre les affres, les émotions, les difficultés ainsi que la sourde angoisse du long parcours qu'est la vie. C'est en trimant dur sur ce chemin épineux, pour donner à leur tour à leur progéniture le bien être habituel, traditionnel, qu'ils ont vu autour d'eux depuis avant même leur naissance.

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Sans jamais prêter attention, ni avoir la moindre idée de tout le mal, des difficultés qu'une génération avant eux, celle des parents a dû surmonter pour les élever, pour arriver à ce niveau. C'est la roue qui tourne, c'est la vie. Jacques, prenant tout cela en considération, consentit. La procédure de la séparation de biens ainsi que la dislocation de l'ancienne firme formée tant d'années auparavant, commença amicalement Au fur et à mesure qu'il retirait son capital, Kemal achetait une très belle villa à Suadiye, côté asiatique d'Istanbul, pas loin de celle de son jeune frère. Superbe maison, nouvelle construction, avec un immense jardin devant et un verger déjà cultivé à l'arrière. Tant qu'il serait en Turquie il aimait avoir de l'espace et peut être même s'occuper un peu du potager, faire du jardinage, remplir sainement ses vieux jours. Kemal n'était pas le genre d'homme à vivre sans occupation ; même retraité, il devait se démener, avoir un hobby. Il voulut aussi rassurer son fils Eliezer, il acheta quelques terrains à Biiyukada, pensant qu'un jour les jeunes trouveraient la vie de Suadiye très monotone et solitaire. Après cette acquisition, les Eskenazi aussi prirent l'habitude de passer leurs vacances d'été dans la maison estivale à Iskele Yolu, Suadiye.

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8 Pendant ce temps Hitler le dictateur, le petit bonhomme aux moustaches noires, à la mèche brune sur le front, à la voix de stentor, Hitler le fou, tout comme dans le film de Charlie Chaplin, bouleversait le monde et semblait jouer avec le globe terrestre comme avec un ballon de football. Les Juifs bulgares, si fervents patriotes, si heureux dans leur patrie furent obligés de quitter Sofia, Varna, Burgas en pleurs et pleins de regrets. Tout doucement tous les trois mois, il y eut des arrivages de cousins inconnus, de tantes, d'oncles et de relations, des Dekalo, des Eskenazi, des Benbasat que Lidya avait connus lors de ses courts séjours en Bulgarie. Les quartiers où habitaient différents membres des familles Dekalo, Eskenazi (Totonya, Osmanbey, Pangalti), la maison de Natan et Rachel, furent envahis par cette foule désemparée. Tout d'abord arrivèrent deux cousins de Rebecca, Moche Samuel, frère de l'oncle Joseph et Sami Shaul. Ils séjournèrent plus d'une dizaine de jours à Istanbul chez leur chère tante Zimbul. Kemal Dekalo, très impressionné par ce grand tumulte, ces va-et-vients, les reçut royalement et fit tout son possible pour les gâter et leur faire vivre même pour un très court laps de temps, une existence quasi-royale. Tous se joignirent pour les habiller, les promener et tâcher de leur faire oublier leurs pénibles épreuves dues soit à l'arrachement du pays natal, soit à la fuite soudaine qu'ils durent entreprendre. On les emmena dans les meilleurs restaurants sur le Bosphore, où l'on mange les poissons les plus savoureux du monde. On les combla de cadeaux, on leur offrit

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plusieurs chèques bancaires et on les envoya par voie ferrée en Palestine. Ces deux jeunes gens furent suivis de très près par des sœurs, frères, beaux-frères et des parents proches de Zimbul et Kemal Dekalo. Tous passèrent par Totonya, qui devint un très doux refuge momentané pour ces gens attristés par leur terrible sort, ces expatriés malgré eux. C'est toujours difficile de se déraciner, surtout à un âge avancé. Ne les connaissant pas trop, n'ayant qu'une très vague idée de leur existence antérieure, Lidya ne fut pas tellement émue. Elle ne fut secouée et très impressionnée qu'à l'arrivée des Samuel, chez qui elle avait vécu, qu'elle connaissait et aimait bien. Ils arrivèrent à Istanbul en dernier. Oncle Nissim, s'étant entêté à ne pas quitter Burgaz, lieu de sa naissance, de son heureuse existence. Laisser là son foyer, sa maison natale, son affaire montée avec tant de minutie, tant d'amour et tant de perséverance, lui paraissait suicidaire. Il ne parvenait pas à croire que les Bulgares qu'il aimait tellement, pouvaient lui vouloir du mal. Il se sentait aussi bulgare que tous ses voisins. Leur arrivée s'effectua dans de très mauvaises conditions. Ce fut une fuite clandestine et, c'est dans un état d'âme pitoyable, pleine de détresse, que la petite revit les Samuel. Sami Samuel, jeune homme fougueux, avait l'âge propice à la révolte. Il était plus sioniste, plus emporté que tous les autres jeunes gens qui étaient passés en coup de vent par la Turquie. Il sut, par ses récits, influencer, subjuguer l'esprit de la petite. Le jeune cousin faisait ses études de droit. Il savait, tout comme son frère aîné Joseph, persuader son auditoire en parlant avec fougue et fort bien. Sami fit cadeau à Lidya d'un grand bouton en forme d'étoile de David de couleur jaune et noire, dont le port était obligatoire pour tous les Juifs d'Europe, dans n'importe quel pays du grand continent. Il expliqua à Lidya que les Juifs étaient obligés d'épingler ce fameux bouton sur les vêtements afin d'être distingués des autres citoyens dans l'immensité des foules, des peuples. Ce bouton au double triangle superposé marqua la petite adolescente pour toute sa vie. Elle commença à détester les Allemands. Au fond de son petit cœur si confiant et aimant en général, elle souffrait terriblement de ressentir cette haine. Car c'était une enfant qui avait de la place pour aimer tout le monde, elle tâchait de découvrir le beau et le bon dans toute chose et dans tout être humain. L'idée de tant de cruauté, de tant de bassesse, de méchanceté ; d'un univers si mauvais si égoïste, si cruel, dépassait de beaucoup les pensées profondes de l'enfant. Cette haine de Hitler le grand fou, la poursuivra toute sa vie. Cette haine avait même rendu Lidya malade, lorsqu'elle se rendit, plus tard lors de ses voyages à Munich — 98 —

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et à Vienne. Elle trouva les gens antipathiques, leur langue gutturale et affreuse. Même quand ses aînées ashkénazes parlaient le Yiddish, elle leur cherchait querelle malgré elle : "comment osez-vous parler ce dialecte maudit, la langue de ces salopards". Quand elle rencontra, à Munich, des Juifs rentrés d'Israél pour se réinstaller en Allemagne, elle ne put s'empêcher de les apostropher violemment. Sami Samuel éveilla en elle l'attention en lui faisant divers récits sur le comportement antisémite des gens. Il lui raconta tout ce qu'il avait enduré en Bulgarie et comment il était arrivé à s'évader. La seule chose qu'il admettait est que les Bulgares n'avaient pas massacré leurs concitoyens juifs ; ils s'étaient même couchés devant les trains qui devaient les transporter vers les camps de concentration ; ils les ont même aidés à partir après s'être appropriés de tous leurs biens. Mais on a eu la vie sauve, dit Sami Samuel, et la vie est un don merveilleux. Tout être humain doit combattre très souvent stoïquement pour pouvoir la conserver. Ce cousin fut plus tard un héros de l'Irgoun ; en plus il a fait partie d'un groupe de combattants pour obtenir la Terre Promise. Il vit à Tel-Aviv et est aussi considéré que son frère Joseph. Il fait toujours partie de l'Irgoun et chaque année il retrouve ses camarades de combat dans un grand dîner. C'est avec plaisir et joie qu'ils se remémorent leurs activités et prouesses durant les difficiles années 1945-48, et combien ils tiennent à la Terre Promise. Lidya s'éveilla de son doux sommeil aux rêves toujours roses et dorés. Elle n'avait jusqu'alors ni pressenti ni aperçu et ne savait guère ce qu'était l'antisémitisme jusqu'à ce qu'elle en eut senti sur elle-même la mauvaise haleine. Ce fut un mauvais réveil, elle se rendit compte par la suite, qu'on l'appelait assez souvent "sale juive", "joupine" ou "chienne juive". Elle se défoula le plus qu'elle put en distribuant des coups de poing et de pieds à tous ceux qui osaient l'interpeller de la sorte. Rebecca, sa mère, ainsi que sa tantine Farhi avaient beaucoup de peine, car elles trouvaient la petite trop masculine, un vrai garçon manqué. Son langage aussi laissait à désirer ; elle blasphémait en turc, employait un tas de gros mots appris à l'école, tandis que Sandro son frère ne savait que dire "imbecile" ou "idiote". Salamon s'amusait follement et ne faisait que répéter que les rôles devaient être inversés : il aurait dû avoir Sandro pour fille et Lidya pour garçon. Les deux bonnes amies commencèrent à la féminiser. Elle eut droit aux leçons de ballet avec Madame Arzumanov, une dame russe blanche, qui devait lui enseigner — 99 —

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la grâce dans les mouvements et une façon délicate de marcher. Ce petit bout adorait se laisser vivre, elle n'aimait guère les contraintes, malgré les avertissements pressants et incessants de sa mère elle se trouvait fine et très svelte dans son embonpoint naturel. Pour adoucir son caractère qui, influencé par les événements qui la dépassaient, commençait à devenir agressif, on lui donna aussi des leçons de piano. Elle détestait Bach. Le compositeur qu'elle adorait et qu'elle voulut jouer dès sa première leçon était Chopin. Quand on lui expliqua que c'était totalement impossible, elle subit ces leçons avec ennui, dans le seul but d'arriver un jour à jouer les valses de celui qu'elle appelait son mari du 19ème siècle. Le vent de la guerre continuait à souffler, mais un nuage orageux fit ravage dans la famille. Kemal à demi-retraité s'ennuyait et languissait après sa fille Victoria, la sachant enceinte encore une fois ; il rêvait avec Zimbul d'être près d'elle et cette fois pour toujours. Jacques son frère, qui fumait énormément, tout autant que lui, eut des attaques d'asthme aiguës. Tous deux s'absentaient de plus en plus du magasin de Tahtakale. Les deux jeunes, Alfandari et Decalo, de tempérament batailleur, commencèrent à ne plus trop s'accorder. Car quand l'intérêt entre en jeu, tous les deux voulaient être maîtres absolus dans le travail. Les failles se firent sentir très vite, le mur de la bonne entente se lézarda comme dans un grand tremblement de terre. Pour protéger chacun qui son fils, qui son gendre, les deux frères si unis se lancèrent dans un cruel duel de paroles. Kemal optait pour Eliezer qu'il jugeait, par droit de naissance, plus propice, vu qu'il était l'héritier direct des Decalo. Mais Jacques avançait que son gendre, l'époux de son héritière, avait tout autant que son neveu, voix au chapitre et pour rien au monde il n'accepterait qu'Izak Alfandari revendique des droits dans une si importante affaire. Les deux frères, plus âgés, aigris par les dures années d'intense labeur, susceptibles vinrent à se dire des paroles peu plaisantes. La séparation qui avait commencé si gentiment et avec grande douceur prit une tournure dramatique. Ils se fâchèrent pour ne plus se parler, ni se voir, même se fuir le plus possible. Mazal, la jeune sœur qui les aimait tout autant l'un que l'autre, ainsi que Zimbul avait beaucoup de peine de cet état de choses. Toutes les deux n'avaient jamais adopté Lucie, leur belle-sœur, bien trop moderne pour elles. Cette dernière étant beaucoup plus jeune et ayant un caractère trop fort, avec beaucoup de poigne, n'avait jamais fait le moindre effort pour s'accorder avec ses belles-sœurs. — 100 —

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Lucie avait adopté Rebecca et Salamon qu'elle trouvait plus près de Jacques et de sa précieuse personne ; ce qui n'était pas fait pour atténuer le désappointement et la peine des deux autres daines. A leur façon, toutes les deux aimaient Jacques dont la santé laissait à désirer. A quoi bon tous ces drames pour des sous, pour l'intérêt qui, de tout temps règne en empereur dans ce sacré monde falsifié par tant de vanité. Est-ce admissible que le proverbe français "l'argent fait la guerre" soit à tel point exact et parvienne à séparer deux êtres tellement liés dès leur tendre enfance, pour qui tout était commun et qui n'avaient rien de séparé ni de caché l'un pour l'autre. Mazal, la pauvre sœur, pensait que c'était sa mauvaise étoile à elle qui influençait son destin ainsi que celui de ses deux frères. Elle fit le triste bilan de son existence. Tout d'abord Sadi, mort si jeune, ensuite le nouveau-né qu'elle voulut tellement garder en souvenir de son défunt mari, Luna morte si jeune, elle aussi après son mariage, son frère David, la séparation d'avec Perla, d'avec son aînée Boucca et son cadet Marco, la mort du petit Sadi, le fils de Perla tombé par la fenêtre. Tout cela était écrit dans le ciel, mais cette brouille, cette mésentente, à son âge avancé, à demi-impotente comme elle était devenue dernièrement, la bouleversait énormément. Elle songeait combien elle avait été contente quand ses frères la firent venir à Constantinople avec toute sa grande famille. La belle maison qu'ils louèrent pour elle à Kuzguncuk, sur une très belle colline, avec vue sur la mer. Combien ce changement lui fut d'un grand secours et lui remonta le moral qu'elle avait si bas à cette époque-là. Comme tous les trois avaient été gentils avec elle et venaient la voir régulièrement. Chaque été, une fois par mois, pour un weekend prolongé, ils partaient tous ensemble pour Polonezkoy. Toute la famille s'embarquait dans des voiturettes en forme de demi-boîte capitonné de coussins et de minders, attelées de deux gros bœufs ruminants, bavants tout le long du chemin, s'acheminant pendant des heures à pas de tortue, gaiement, vers la pension de Madame Vanda, appelée par tout le monde Vandouchca, une dame russe ou roumaine, personne ne le savait au juste. On installait Mazal attentivement sur les coussins car on savait combien elle était souffrante et qu'un si long parcours de plusieurs heures pouvait l'ankyloser. Malgré tout c'était un chemin fort agréable. Le temps passait assez vite. La traversée par les vertes prairies, pleines de fleurs champêtres, de coquelicots, de marguerites, la bonne senteur de foin qui embaumait l'air quand on s'éloignait de la ville, le tout —

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apaisait l'assistance et l'égayait en même temps. On bavardait facilement d'une voiturette à l'autre, quelques fois on s'arrêtait pour échanger les partenaires ; Mazal avait l'opportunité de voyager avec tous à la fois. Elle se remémora l'immense plaisir qu'elle éprouvait durant cet précieux weekend à Polonezkôy dans la pension de Vanda. La pension était dans un état primitif, même très primitif peut-on dire, sans aucune commodité, avec les toilettes en pleins champs, un village des temps passés. Mais les champs plein de vergers aux infinis arbres fruitiers, un plaisir à part, un délice spécial de cueillir ces beaux fruits et d'y mordre à pleines dents — abricots, pêches, coings, pommes, cerises et griottes — de laisser dégouliner le succulent jus tout autour des lèvres. L'air était sublime et fin. Se réveiller le matin au son des cris de la basse-cour, des beuglements des vaches et des cochons était aussi très agréable. On se levait entrés bonne forme. On descendait bien vite boire le lait trait à l'instant même, gober les œufs volés sous la mère poule couveuse qui hurle de douleur à l'approche de tout être humain. Le lait et le fromage étaient frais et lui rappelait son enfance en Bulgarie, à Burgaz dans sa maison natale. Elle pensait que Vanda ainsi que ses amies polonaises donnaient au village l'aspect d'un lieu slave où on pouvait converser dans toute sorte de dialectes slaves (russe, polonais, roumain bulgare) avec tous les pensionnaires et habitants de ce charmant endroit dans un petit coin perdu de la Turquie. Les jeunes, en cachette de Kemal, sévère sur le sujet de la viande cachère, faisaient griller des poulets, des poussins et mangeaient tout cela avec les mains en plein air ; cela donnait une satisfaction spéciale aux jeunes. On passait des heures merveilleuses en formant un grand cercle de famille le soir à la belle étoile, en plein champ, à chanter, à bavarder tard dans la nuit Quand le clair de lune était de la partie, on avait l'impression que mille ampoules diffusaient leur brillante lueur sur cette étendue infinie. Et Mazal alors fermait ses yeux, se revoyant enfant d'abord, jeune fille ensuite, heureuse avec Nona Decalo dans sa maison paternelle à Burgaz. Ceci était d'un très grand réconfort pour elle, c'était un échappatoire au douloureux roman de sa vie, c'était le but qui illuminait sa semaine, son mois, sa routine monotone. Et voila que l'intérêt, qui est peut-être plus fort que n'importe quel sentiment au monde, ce maudit intérêt met soudain fin à toutes ces belles heures qu'elle avait l'habitude de passer avec ses frères. Connaissant le caractère très similaire des deux frères, elle prévoyait l'irrémédiable. Elle se sentit désemparée.

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Rebecca et Salamon eurent beaucoup de peine et restèrent neutres autant qu'ils purent l'être. Lidya vit se disloquer l'union de cette charmante famille si unie dans la vie, depuis leur émigration et elle en eut une peine énorme. Adieu les belles fêtes pleines de joie et les belles tables de la Pâque. Ainsi puisque le vent de la guerre soufflait partout dans le monde, il souffla aussi dans la famille. Mais la vraie casse et fâcherie à mort eut lieu en 1942-1943 après le Varlik Vergisi. L'année 1940 passa sans histoires, exempte de grandes privations alimentaires. Le pain était rationné. La bourse noire battait son plein dans le pays. Celui qui savait et pouvait payer n'était privé de presque rien, mais les autres souffraient énormément. Lidya se rappelle avoir vu des gens ramasser des mégots de cigarettes pour fumer, des restes de pain rassis pour manger. Elle avait beaucoup de peine, c'était une grande romantique et pour elle la vie devait être comme quelques années auparavant, tout en rose. Les Bar Mitzvahs furent réduits à leur plus simple expression. Pas de banquets, pas de grandes fêtes ni réceptions. Un simple discours et un simple petit déjeuner dans l'immeuble. Comme tous les habitants de chaque appartement étaient fort bons amis, on mettait à la disposition de la famille du jeune homme deux ou trois paliers et ainsi la famille était à même de recevoir amis et parents. Chacun contribuait à orner la table en offrant son carnet de pain comme son carnet de sucre afin que le souvenir de ce jour-là fut joyeux et agréable, et innoubliable au futur jeune homme. Au début 1941 il y eut un grand bouleversement dans l'immeuble. Tous les amis de Salamon furent appelés sous les drapeaux. Mais ironie du sort, cela Lidya le sut plus tard, cette armée fut composée seulement de minoritaires. Elle s'imaginait que la guerre battant son plein dans le monde, le gouvernement désirait renflouer ses forces. De voir les gens de cet âge, crâne rasé, uniformes foncés pas comme ceux de vrais soldats, des bottes mal formées, la faisaient rire. Dans l'immeuble presque tous les papas étaient sujets turcs, seuls Salamon et son ami Pardorokes étaient étrangers ; ils avaient conservé leur belle chevelure brune. Lydia riait et s'amusait de la chose car l'enfance égale l'insouciance, l'inconscience et la confiance dans l'avenir. Comment pouvait-elle prévoir que ce qui arrivait aux papas de ses amis étaient un de ces sales tours machiavéliques que le nouveau président de la République avait sorti de son sac. Il avait exigé d'appeler 20 classes de 25 à 45 ans parmi les minoritaires. Dans les bribes de conversations saisis ici ou là, Lydia voulut comprendre qu'il soutenait les Allemands, qu'il les portait dans son cœur et dans sa cervelle ; on le disait très germanophile. Elle avait l'impression qu'il approuvait les projets diaboliques de Hitler, elle entendait — 103 —

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des chuchotements sur son compte comme quoi il était assez intelligent pour rester neutre dans cette bataille et essayer d'attendre en veilleuse. On disait qu'il voulait briser l'élan de ses minoritaires, qu'il trouvait riches et grands brasseurs d'affaires. Personne ne savait ce qu'il avait l'intention de faire de ces personnes qu'il venait de réintégrer dans l'armée. Beaucoup de bébés naquirent pendant l'absence de leur papa, comme Stella dans l'immeuble à côté. Lidya se souviendra toujours de la rencontre de la fille et du père au retour de ce dernier. Chez les Eskenazi tout continuait comme par le passé, mais l'immeuble était triste et silencieux. Les mamans arrivaient difficilement à dompter leur progénitures ; sans un homme à la maison la discipline était peu appliquée, "quand le chat n'est pas là, les souris dansent"... c'était le cas. Joindre les deux bouts et les fins de mois étaient difficile et pénible. Ne travaillant pas à cette époque-là, elles ignoraient le monde extérieur et n'étaient point habiles pour diriger les affaires du mari, car elles avaient l'habitude d'attendre tout soutien moral et pécuniaire de lui. Leur devoir était à la maison : cuisine et entretien de l'intérieur, et l'absence de leur mari leur pesait énormément. Rebeccâ et Salamon accueillaient souvent les femmes de l'immeuble, et avec un semblant de gaîté, tâchaient d'adoucir l'attente interminable de ces familles. Ces événements précipitèrent le départ de Kemal et Zimbul Dekalo en automne 1941 ; les voici parti pour Tel-Aviv auprès de leur fille Victoria. Ce fut la dernière fois que Lidya vit Zimbul, elle la pleura énormément car elle aimait beaucoup sa grand-mère. Aller à Totonya sans eux paraissait sinistre et bizarre. Bizarre ainsi que sinistre aux yeux de l'enfant Lidya étaient les physionomies que les crânes rasés de ces soldats avaient fait apparaître. En commençant par le No 9. Monsieur Cohen était en vérité un homme grand de taille aux cheveux bruns frisés et une moustache épaisse. Dégarni de ce système pileux la petite faillit ne pas le reconnaître. Mais, gros fumeur, il avait une voix spécialement gutturale et un charmant sourire. Il avait une certaine façon assez drôle de tenir sa cigarette ayant un pouCe plus gros que la normale, en forme de tomate. Ce qui le faisait remarquer pendant une partie de cartes, c'était la façon spéciale et caractéristique de tenir le paquet et de le distribuer. Ce gros pousse proéminent attirait dans son mouvement saccadé l'attention des enfants quand par hasard ils entraient dans la salle de jeu pour aider leur mère à ramasser les cendriers pleins de cendres et de mégots. Ce fut à ces stigmates qu'elle reconnut — 104 —

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quand même cette charmante personne tellement transformée. Moise Cohen était connu par tout le monde comme une personne sympathique, aimable, sérieuse, pondérée, tout le contraire de sa femme. Sa femme, Sara Cohen était agréable, d'un naturel toujours gai, d'un je m'enfichisme rare pour une personne de cet âge ; un peu flirteuse et terriblement ignorante. C'était plus fort qu'elle, elle adorait ignorer les difficultés : pour elle il fallait toujours prendre la vie du bon côté. Sa meilleure devise était "mais quelle importance cela à-t-il ? on finira par mourir un jour ; ça ne fait rien, tâchons de la vivre cette satanée vie aussi intensément que nous pouvons le faire [mo lo gosaremos ijikas ay mourir]". Sa fille Lisa lui ressemblait beaucoup et aux yeux de sa mère elle était la jeune fille de l'immeuble qui avait le plus de succès et celles qui était enviée par tout les parents des autres demoiselles. Sa mère était très laxiste avec Lisa ce qui facilitait énormément ses fugues amoureuses. Papa Cohen, comme son second Edmond, fulminaient devant cette très drôle de philosophie de la mère et de la fille. Edmond rageait très souvent en son for intérieur envers ces deux dames, mais tant que le père était présent et chef de famille il ne lui restait que d'être un silencieux observateur, et d'étouffer en lui toute sa sourde rage. Il pensait en se chamaillant souvent avec son aînée qu'il aurait pu la diriger dans le droit chemin. Il avait beaucoup de peine et une certaine honte des propos pleins de sous-entendus que ses amis irréfléchis ou pas, lançaient dans la conversation en parlant de Lisa. Aussi fut-il dérangé de certains regards pitoyables que lui lancèrent les autres résidents de l'immeuble après le départ de son père bien-aimé. C'est Edmond qui se chargea donc, malgré son jeune âge d'interdire les sorties de sa sœur et de maintenir l'ordre dans la famille, son frère Jacques étant trop jeune à l'époque. Très souvent on entendait des cris de disputes venant du palier No 9 ; on savait que c'était la bataille entre Lisa qui continuait à vivre sa vie et faire à sa tête et Edmond qui cherchait à l'opposer. Sara, prise entre deux feux, tâchait de camoufler les fugues amoureuses de sa chère fille, ce qui mettait le jeune homme hors de lui. Soit par honte soit par un complexe involontaire, Edmond se fit plus rare dans le cercle des enfants de §iikran. La vie le mûrit plus vite que tous les autres. Il devint nerveux, plus renfermé que ceux de son âge. Tout en étant un très beau jeune homme il acquit une âme de vagabond et fut un très mauvais élève. Ce qui fit que Rebecca qui, de tous ses moyens poussait son fils Sandro vers de grandes études, n'approuvait pas les relations de son fils avec ce "chenapan d'Edmond" comme elle avait l'habitude de l'appeler à l'époque. Car elle pensait que la paresse peut être communicative. C'est une chose qu'Edmond reproche toujours à Madame Eskenazi. De nos jours il est un des plus riches notables de la ville avec des entreprises partout dans le monde. Il apporte une grande aide à la communauté sépharade d'Istanbul, il a fait réparer trois temples à Kuzguncuk, — 105 —

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lieu de naissance de ses parents, ils les a nommé Temple Sara Cohen, l'autre, Moise Cohen et le troisième il se l'est dédié à lui-même. Il a aussi fait faire tout un pavillon pour pulmonaires dans le grand hôpital Çapa et a été très fier de paraître avec tous les médecins ainsi que les plus hauts fonctionnaires de la ville à la télévision. S'étant marié plutôt jeune avec une situation très médiocre à l'époque, Edmond cohabita très longtemps avec Sara et Moise ce qui fit qu'avec Mathilda Fintz, Edmond et sa femme ainsi que leurs enfants respectifs, se perpétua la troisième génération de §iikraniye Apartmam. Edmond a trois enfants, deux filles et un garçon tous mariés à leur tour et ont des enfants. Quand ils se rencontrent avec Lidya ils aiment bien se rappeler le passé, ils en parlent avec nostalgie et grande émotion. La conversation se déroulait quelque fois sur le passé de Lisa. Comme, sans le savoir elle-même, cette dernière joua un grand rôle dans les fiançailles de Lidya. On aurait pu prendre la vie de Lisa comme un roman amusant plein d'imprévus. C'était une jolie brune au teint liaiteux, légèrement potelée, très agréable à voir. Elle était renommée dans toute la ville pour sa légéreté et sa nature flirteuse. Après le départ de son père avec les vingt classes, elle fit connaissance d'un jeune juif arabe d'Antioche, Chaillà Kiboudi. Nouvellement arrivé à Istanbul d'Anatolie, il se laissa séduire par ses nombreux charmes, tomba follement amoureux d'elle et la demanda en mariage dès leur troisième rencontre. Edmond fut ravi et fou de joie. Il s'arrangea pour aviser son père, au plus tôt, et tous deux d'un commun accord accordèrent la main de Lisa à Chailla. Son jeune frère pensa qu'une fois fiancée, elle serait plus sage et plus facile à surveiller. Il vit en son beau-frère une sorte de bouée de sauvetage. Les Kiboudi, simples provinciaux, Juifs fervents à l'aspect yéménite se glorifièrent de voir leur fils fiancé selon leur petit esprit à une demoiselle Cohen, une sépharade d'Istanbul. Le père Kiboudi désirait déjà depuis longtemps venir s'installer à Istanbul. Ayant fait grande fortune et étant une personne éveillée, grand brasseur d'affaires, très bien secondé par son aîné, il décida qu'il était grand temps d'aller s'installer dans la plus belle ville de Turquie. Il arriva un beau jour afin de faire connaissance avec la belle-famille Cohen, il amena avec lui sa femme et ses douze autres enfants. Tout l'immeuble fut abasourdi de voir pénétrer chez les Cohen au No 9 une bande de marmaille de tous les âges. La façon dont le père de Chailla faisait l'appel et énumerait tous les noms écrits sur un papier, les oubliant très souvent lui-même à chaque début de repas était devenu une anecdote fort amusante, d'ailleurs. Un soir il y eut un très grand remue-ménage dans l'immeuble. Sara Cohen courait de tous côtés. Elle ameutait les messieurs ainsi

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que les jeunes garçons afin de l'aider elle et le beau-père de sa fille, à retrouver deux des plus jeunes de la famille des Kiboudi qui n'avaient pas répondu présent à l'appel du soir. Les deux gosses, enfants venant d'Anatolie, hypnotisés par les brillantes lumières des vitrines, les grosses affiches des cinémas, les magasins pleins de si belles choses pour eux si paysans, ils s'acheminèrent extasiés, en lèches-vitrines depuis Osmanbey jusqu'à Beyoglu. Tard dans la nuit le groupe de messieurs, dont Salamon faisait partie, découvrit les deux mioches effrayés, en pleurs, au karakol du Tiinel. Après avoir été durement sermonnés par leur père, ils retournèrent se cacher sous les jupes de leur mère qui les mit vite au lit afin d'éviter la bastonnade que le père de famille s'apprêtait à leur donner. Cette aventure devint légendaire, et rendit la famille Kiboudi populaire dans tout le quartier. Chailla, terriblement ambitieux, ne se contenta pas des possibilités de travail à Istanbul. Il était très attiré par l'Amérique latine. Un beau jour après avoir promis à sa fiancée adorée de revenir le plus vite possible la chercher, il partit et ce fut en vain que l'on attendit son retour. Lisa était bien plus âgée que Lidya. Elles n'avaient rien de commun en dehors du voisinage. La jeune fille joua sans le vouloir un très grand rôle dans les fiançailles de la petite. Car le futur fiancé de Lidya, fut abasourdi et révolté de voir une jeune personne aussi naïve, une enfant novice et fraîche, inexpérimentée de choses pourtant si naturelles de la vie, fréquenter une messaline savante, et aller se baigner ensemble à Biiyukada. Avant la nuit tombante il était sûr que tout le monde à l'unanimité aurait jasé après elles. Ne les sachant pas voisines depuis tant d'années, il se fit un devoir de mettre la puce à l'oreille de la petite. On venait tout juste de les présenter et Lidya était la nièce de Eliezer Decalo, le locataire de son père pour cet été des maisons situées au Çmar. Ce fut le point de départ de l'attachement de la jeune enfant envers ce jeune homme, bien plus âgé qu'elle. Elle crut voir dans sa jeune imagination dans l'intérêt soudain qu'il lui prodiguait, un signe de sympathie, de protection, en voulant, en un sens, lui interdire d'aller se baigner avec Lisa que tous ses amis connaissaient très bien et de très près. La sœur d'Edmond se maria bien plus tard que Lidya avec Maurice Arditi, eut deux garçons dont l'un devint hippy et mourut à Katmandou. Par un pur hasard, pendant un de ses voyages en Amérique latine où est installé son jeune frère Jacques, elle rencontra Chailla Kiboudi qui, multimillionnaire la reçut chez lui et lui fit vivre pendant une semaine un séjour de rêve, de princesse. L'exfiancé, faillit après divorcer de sa femme. Lisa vient de divorcer après tant d'années et continue de vivre à Londres. — 107 —

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Quant à Jacques Cohen, le benjamin de la famille, il eut aussi une vie très mouvementée. Très jeune, il quitta le domicile paternel, et fervent sioniste il partit quasi-clandestinement en Israël. Il s'enrôla dans la marine, participa à plusieurs batailles, soit pour la libération de l'Etat d'Israél, soit après. Il survécut tout à fait par hasard, ayant échangé sa place avec un autre marin, dans un bateau d'assaut. Celui-ci insista avec persuasion afin d'effectuer cet échange. Il voulait sans faute être près de son cousin. Jacques, bon enfant, accepta plus facilement que les autres marins. L'embarcation des autres fut attaquée, tous périrent ; tandis que celle du jeune Cohen retourna saine et sauve à Tel-Aviv. Cela marqua le jeune homme, le décida à quitter le pays. Il vint se reposer pour quelques temps chez ses parents, à Osmanbey. Sara et Moise furent fous de joie et bénirent mille fois le bon Dieu tout puissant de leur avoir préservé, par pure coïncidence leur jeune fils. Mais ses sentiments sionistes furent plus forts. Il retourna à Tel-Aviv, rencontra son épouse, une jeune fille toute blonde, en contraste avec lui, qui était brun, frisé comme son père. Us vécurent encore quelques années en Israél, mais par la suite ils se rendirent à San Diego de Chili, eurent deux fillettes, et y firent fortune. Ils vinrent voir leurs parents à Istanbul. Après le décès de Moise, Jacques renonça à jamais à revenir en Turquie. Ayant ses beaux-parents en Israél, on dit qu'il s'y rend encore quelques fois et avec plaisir se souvient de ses anciens exploits, de son ancienne fougue. Moise et Sara furent les meilleurs amis des Eskenazi. Bien que devenus immensement riches grâce à leur fils, ils soutinrent leurs amis dans leurs jours difficiles après la faillite de Salamon. Sara dans son ignorance, fut d'un grand support moral pour Rebecca. Avec ses fautes de français (comme grillages au lieu de grillade), sa bonhomie naturelle, très souvent elle remonta son amie et voisine. Lidya l'aimait beaucoup, la prit souvent en exemple, dans sa philosophie de prendre la vie du bon côté. Moise mourut le premier, Salamon le suivit un an après. Sara leur survécut quelques années. Au No 10, Monsieur Barouch était grassouillet avec de grosses lunettes aux verres épais de myope. Le crâne rasé, il était méconnaissable. Dans son visage on ne voyait que ses lunettes et rien d'autre. Sa femme Alvine, la juive allemande de l'immeuble se sentit désemparée par ce départ obligatoire de Joseph. Elle dut cohabiter avec sa belle-sœur et sa propre mère Madame Lehman. La situation n'était pas brillante au No 10. Le jeune frère d'Alvine, régisseur de film

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en Espagne, parvenait à gâter, en s'arrangeant n'importe comment, sa sœur et sa mère. Malgré cette malheureuse guerre, Alvine, grâce à son cadet ne manqua de rien. Même après le retour de son mari la chose continua à aller ainsi. Le découragement des appelés ainsi que le Varhk fit de Joseph Barouch un être passif, sans grande ambition. S'appuyer sur son jeune beau-frère multimilliardaire lui convint, il se laissa vivre. Sa femme le lui reprocha toute sa vie, mais il fit toujours la sourde oreille. Sans doute Dolly leur fille fut-elle impressiotiée par cela pendant sa tendre jeunesse : elle refusa toujours de se marier et même de rencontrer des jeunes gens. Mais enfin, un beau jeune homme aux grands yeux bleus sut l'amadouer et elle l'épousa en se demandant toujours comment elle avait dit oui à la mairie. Alvine resta jusqu'à sa mort très amie de Rebecca, la consola énormément à la mort de Salamon. Lidya se souvient d'elle avec amour et respect. Elle vient de mourir. Sa fille Dolly est mariée à Moise Fresco, Elle a deux enfants, un fils marié, médecin à Istanbul ainsi qu'une fille. Elle vit à Londres, elle est par hasard voisine de Lisa, comme dans leur enfance. Chaque jour de l'an Rebecca reçoit une carte de bons souhaits de Dolly. Elle ne cesse de répéter à Lidya combien ce geste lui fait plaisir et la touche et combien la délicatesse de la petite Barouch lui relève le moral. Mais celui qui impressionna le plus tous les enfants de §ukraniye, fut Monsieur Vitali Alaton, au No 6. C'était une personne très blonde au teint pâle blanchâtre avec de très grands yeux d'un bleu délavé, aux regards terriblement sévères. Le voir sourire était chose rare. Il possédait une chevelure touffue, épaisse, toujours coiffée en broussaille vers le haut. Un grand front ridé, très peu dégarni, on aurait dit que cette touffe sur ce grand front était là pour adoucir cette physionomie plutôt rude aux regards durs. Une fois le crâne rasé, la dureté des traits fut plus flagrante, mettant très mal à l'aise les plus jeunes enfants de l'immeuble. Des années plus tard, Lidya se souvient qu'elle n'aimait pas beaucoup aller appeler monsieur Vitali, quand son père l'envoyait au No 6 pour l'inviter à faire une partie de bezigue ou de tric-trac. Pourtant elle était chaleureusement accueillie par toute la famille. La vieille mère Alaton l'aimait beaucoup et la taquinait souvent en lui disant qu'elle l'aurait pour petite-fille rêvant de la faire épouser l'un des ses petits-fils. La sœur du maître de céans était grande amie de Rebecca, et — 109 —

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son mari Monsieur Benroubi très ami à Salamon. Ils ne pouvaient se passer les uns des autres. Tous les deux couples faisaient partie ainsi que les Farhi de toutes les grandes réceptions. Madame Lisa Alaton, était une femme charmante, un peu forte, une épouse soumise, une mère exceptionnelle. Etant originaire d'Ankara, bien que juive, elle avait la souniission ainsi que l'apparence d'une épouse musulmane. Elle n'était pas comme les autres dames de l'immeuble, pas du tout. On n'aurait jamais vu une insubordination en elle, elle donnait l'impression de baisser la tête et d'accepter toute sorte de remarques acerbes de la part de son mari, sans jamais oser élever la voix ou même suggérer quoique ce soit. Lidya trouvait qu'elle n'était pas assez moderne. Elle avait assisté très souvent à des disputes entre ses parents, à des discussions animées entre l'oncle Farhi et Tantine, la voix de Madame Avigdor était assez stridente quand elle réprimandait son mari, quand quelque fois elle couchait chez son amie Nora, mais cela n'aurait jamais pu avoir lieu chez les Alaton. Ce n'est que bien plus tard, après son mariage que Lidya sut que le pauvre Vitali Alaton était sujet à une dépression continue. Après un an et demi de service militaire, des vingt classes, il dut aller aussi à A§kale, n'ayant pu payer son impôt sur la fortune. Quarante-quatre mois de vie impossible. Comment une enfant aurait-elle pu deviner cet état d'âme ? Les enfants Alaton eux-mêmes se soumirent sans contrainte, sans aucune révolte, sans élever la voix, aux désirs, soit justes soit injustes de leur père. Cela fit que sans le vouloir ils s'éloignèrent du grand cercle d'enfants de l'immeuble. Lidya perdit de vue les Alaton. Le seul contact avec la famille, elle l'a gardé grâce à Madame Benroubi qui est toujours grande amie de Rebecca. Elle rencontre rarement le fils aîné Isaac, propriétaire d'un très grand holding, mais quand ils se voient c'est très chaleureusement qu'ils se saluent même de loin. La fille aînée Beki fut fiancée à un monsieur Elnekave, dont la sœur actuellement est bonne amie de Lidya. C'était le grand amour et cela faisait plaisir à tout l'immeuble de voir comment le jeune fiancé montait deux à deux les marches des escaliers afin de revoir sa promise un instant plus tôt. Les petites de §iikraniye rêvaient qu'un jour elles trouveraient elles aussi quelqu'un d'aussi fougueux. Mais on ne sut jamais pourquoi il y eut rupture. On chuchotait en cachette que le père y était en quelque sorte, le fautif. La jeune fille fut terriblement malheureuse, elle épousa malgré elle le frère d'une cousine par alliance, un juif allemand. Elle ne fut guère heureuse, eut trois fils et vit actuellement séparée, mais pas divorcée à Tel-Aviv. Ironie du sort, l'ex-fiancé ne se maria jamais. Il vit actuellement à Paris. Bonjour, le troisième de la famille, marié, vit en Suède. Et la toute petite Rachel, qui était le plus beau poupon de



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§iikraniye, est déjà grande-mère ; elle a un fils et une fille et dirige avec son mari, un magasin à l'hôtel Hilton d'Istanbul. Le palier le plus chanceux fut, peut-on dire, le troisième ; car étant les aînés de l'immeuble, l'oncle Farhi ainsi que son voisin de palier Monsieur Sava Eleftiriadis ne partirent pas avec les vingt classes. Etant tous les deux de très bons employés, l'oncle, directeur de la société Nestlé, et Monsieur Sava dans une firme dont le propriétaire était musulman, ils eurent une taxe d'impôt dérisoire. Albert Avigdor, le père de Nora partit mais retourna avant les autres, souffrant d'un emphysème aigu. Quant aux Finz, le papa était trop vieux, pour aller au service militaire, mais il se ruina complètement pour payer son impôt, ce qui le rendit très taciturne dans ses vieux jours. Telle était la situation de l'immeuble, après le départ des grands-parents de Lidya pour Tel-Aviv.

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Les études des classes primaires prenaient fin cette même année. Tous les élèves de cinquième se préparaient aux examens, afin d'obtenir à la fin de l'année scolaire, le brevet élémentaire. Lidya étant très studieuse et très assidue, enferma en elle la sourde douleur causée par le départ de ses grands-parents et se donna corps et âme à ses études. Avec la guerre qui de tout côté anéantissait le monde, on aurait dit que Satan lui même, prenait un plaisir monstre à distribuer des malheurs à travers le globe terrestre. Il y eut le tremblement de terre à Erzincan. L'école payante, une des plus huppée de la ville, récupéra une vingtaine d'orphelins dont elle se chargea bénévolement. Elle devait parfaire leur éducation jusqu'à la fin du lycée, remplacer auprès d'eux les parents qu'ils avaient perdus de façon si soudaine et cruelle. Viktor Farhi, qui poursuivait ses études secondaires dans la même école, avisa les Eskenazi que la direction demandait de l'aide pour ces rescapés ; avec les Farhi les deux familles remplirent une grande valise et l'envoyèrent avec les enfants ; cela fit bonne impression et réconforter les orphelins fit plaisir à tous. Voyant sa fille grandir de façon sauvage et plutôt masculine, Rebecca très collet monté, ainsi que tantine Farhi décidèrent que des leçons de piano avec Moise Franco feraient beaucoup de bien à la petite. Mais au mois de mars, par une belle journée du début du printemps, Lidya qui, en général, jouait au footbal ou à la balle au camp, et encore plus au voleyball avec les garçons de sa classe

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dont elle se souviendra toute sa vie, décida d'abandonner son tempérament de garçon manqué, de faire plaisir à sa mère, de devenir un peu plus féminine. Elle rejoignit le groupe de fillettes qui sautait à la corde, voulut faire de même, mais étant plutôt gauche et un peu plus corpulente, elle tomba sur l'allée en gravier et se cassa un bras. Née et élevée en Orient, en bonne orientale elle était superstitieuse et avait très peur du mauvais oeil. " Ayin raaz" était aussi écrit dans la Bible, elle ne trouvait rien d'anormal d'avoir peur du nazar, comme on l'appelait en turc. Pendant qu'elle cherchait à se relever avec sa main valide, elle se souvint comment dans sa tendre enfance, chaque fois que l'on faisait allusion à son embonpoint elle devenait malade, avec de grandes fièvres intestinales et des indigestions à n'en plus finir. Dès lors elle avait pris l'habitude de riposter, qu'elle était nourrie "helalinden" par son père et qu'elle fut grassouillette ou pas ne concernait quiconque que sa précieuse personne. Le fait est que malgré cela, le soir même elle était fiévreuse et malade. C'est ce qui arriva ce même jour avant de s'être fracturé le bras. Son professeur de classe Atiye hanim, s'était écriée ironiquement "ma grassouillette tu t'es décidée à sauter à la corde et à abandonner tes camarades garçons ?" et paff ! voici Lidya par terre. Elle était très fière, avait beaucoup d'endurance, à ce point de vue elle ressemblait à son père, physiquement comme moralement ; elle ne versa pas une seule larme malgré son énorme douleur, mais d'un ton glacial fit comprendre à la dame qu'elle n'arrivait pas à se relever en s'appuyant sur son poignet. On fit chercher le médecin de l'école. Il arriva de suite, confirma les dires de la petite, lui banda le bras délicatement, et on l'envoya à la maison, avec l'huissier de l'école. Lidya sut cacher son état sous son tablier noir jusqu'au soir, ses parents étant ce soir là invités à un cocktail. C'est son père qui aperçut le premier le bras bandé de sa fillette. On l'emmena tard dans la nuit, chez le docteur Barbout, grand ami de familles Eskenazi et Decalo depuis la grave opération de Sandro. Il constata, tout comme le médecin de l'école, une assez mauvaise fracture au bras et au poignet. Il donna aux Eskenazi, rendez-vous à l'hôpital juif de Balat, construit par la communauté sur les bords de la Corne d'Or. On ne pouvait atteindre le docteur qu'à Balat après les sept heures du matin. Il y prodiguait ses soins bénévolement et tout l'hôpital était à ses ordres ; c'est lui qui le dirigeait avec des jeunes médecins bénévoles aussi ainsi que des jeunes filles et des dames de la communauté qui venaient quotidiennement offrir leurs soins. Cela est valable encore maintenant. C'est donc comme cela que Lidya prit conscience de l'existence de l'entraide dans la communauté, et découvrit ce côté d'Istanbul qu'elle ne connaissait guère, ainsi que l'hôpital dont elle entendait souvent le nom sans savoir où il était situé. On lui emplâtra le bras, et en taxi on l'envoya avec ses

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parents à Osmanbey. Malgré son indisposition elle fut heureuse d'avoir fait connaissance avec la Corne d'Or. Elle se rendit en classe une semaine plus tard, bénissant le Bon Dieu d'avoir le bras gauche et pas le bras droit sous plâtre. Avec sa main valide elle pouvait continuer à écrire et suivre sa classe facilement. Rebecca avait beaucoup de peine de voir sa fillette dans cet état. Sandro était trop pris par ses leçons, Joseph Farhi aussi, il n'y avait que Tony Farhi qui l'aidât de temps en temps. Ne connaissant pas un traître mot de turc, elle se décida à engager une jeune personne qui pourrait aider Lidya dans ses leçons ainsi que dans la couture, leçon obligatoire en classe de cinquième pour les filles, comme pour les garçons. Avec son bras invalide il était difficile pour elle de tirer l'aiguille. On engagea une charmante jeune fille, Mademoiselle Berthe Jabes jeune personne exquise, douce, et très belle. Sandro et Lidya trouvaient qu'elle ressemblait à l'artiste Lana Turner, Sandro était amoureux d'elle et très jaloux du fiancé qui faisait son service militaire depuis déjà deux ans et qu'elle attendait avec impatience. Avec le petit cadeau qu'elle recevrait de Rebecca elle espérait enjoliver son trousseau. Il y avait aussi deux universitaires qui venaient aider tant Sandro que Lidya, Monsieur Haravon et Monsieur Behar. Tous deux faisaient leurs études de droit. Des années plus tard ils furent amis ainsi que collègues, l'aidant dans ses activités à la Misne (œuvre de charité). Lidya les taquina toujours en les appelant mes profs. Elle finit l'école primaire avec injustement "mention bien", Atiye hanim ne la portant pas trop dans son cœur. Après tous ses efforts elle espérait une meilleure mention. Comme les temps étaient propice à la langue française, on l'inscrivit pour l'année 1941-1942 à Notre-Dame-de-Sion à Altm Bakkal, Pangalti en face de la caserne de Harbiye. Rebecca, depuis le départ de son cadet Sami pour la Suisse avait pris l'habitude de se mouvoir librement, de rencontrer ses amies, d'organiser ses fixes de jeu ou ses sorties journalières, ses rendez-vous chez les couturiers, chez les modistes etc. Elle décida de mettre sa fille pensionnaire. Elle connaissait très bien l'école, les mères de Sion l'aimaient bien. Elle les avait connues à travers sa jeune sœur Victoria, dont toute l'école avait gardé un très bon et doux souvenir. Victoria ne les avait pas oubliées non plus ; elle leur envoyait des chapelets en ivoire achetés à Jérusalem et venait les voir à chacun de ses voyages à Istanbul. Rebecca pensait que Lidya serait la bienvenue à Notre-Dame-de-Sion. — 114 —

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Rebecca avait la conviction que les mères de Sion, avec leur doctrine et leur discipline, seraient bien plus capables de former le caractère de la petite, mieux qu'elle-même. Car elle pressentait chez sa fille une très grande ressemblance avec Salamon, son père. Elle savait combien celui-ci était indépendant, aimait faire à sa tête, et, comme tout Bulgare, était tétu, tout comme elle-même d'ailleurs. De plus Lidya était assez tenace et autoritaire, de ce point de vue elle ressemblait plutôt à sa mère. Donc compte tenu des différents aspects du caractère de la petite, pour l'empêcher de prendre le large, comme son père l'avait fait, Rebecca avait trouvé l'idée de la mettre en pension. Pour le moment, la petite était une bonne pâte, maléable, aimant beaucoup les études, elle se serait soumise avec plaisir à la stricte discipline de l'école. Son apparence physique était très développée, elle pensa qu'elle ne serait pas dérangée par des "maniaques", dans ses allées et venues d'Osmanbey à Harbiye. A cette époque comme d'ailleurs à toute époque, des maniaques sexuels pullulaient dans les rues, mais ces dernières étaient bien plus désertes que de nos jours. Rebecca se souvint encore de sa fille revenant un jour du cinéma, ahurie, effrayée, mais à la fois amusée. Elle voulut bien l'interroger sur le champ, mais elle ne put le faire car elle tenait à garder ses distances avec la petite et elle savait très bien que rien n'empêcherait sa fille de narrer le fait à son frère Sandio. La chose se déroula tout à fait comme elle le prévoyait. Lidya se mit à raconter à Sandro, avec volubilité ce qui venait de lui arriver. Au retour du cinéma Tan, un homme avec un large imperméable la dépassa en la cognant. Il la devança puis se retourna brusquement, l'imperméable grand ouvert qui mettait en avant son énorme sexe, sur lequel il avait accroché avec un ruban bleu, un grand nazarlik, et une cloche qui tintait toutes les fois que l'individu voulait faire peur à l'enfant. Ne s'attendant guère à une pareille chose, Lidya prise de frayeur se mit à hurler. Tous les fournisseurs des Eskenazi, Mr. Komninos le pâtissier, les deux frères Pinhas de la grande mercerie, Mr. Acemian le propriétaire du four de Pangalti, tous accoururent, et au vu de la scène, accablèrent l'individu tout en se retenant de rire. Mr. Komninos offrit une limonade à Lidya pour la calmer. Très intriguée par cette histoire, la petite fille se précipita pour rentrer chez elle et demander des explications à Sandro. Pour lui faire accepter l'idée de l'internat, Rebecca sut amadouer sa fille en lui promettant monts et merveilles. Elle lui fit un trousseau merveilleux, digne d'une fiancée, draps et chemises de nuits brodés, des sous-vêtements et mouchoirs avec ses initiales, et des petites bêtises qui emballèrent l'enfant. Lidya en voyant tout cela s'imagina être une personnalité, un être à part. La désillusion fut rapide — 115 —

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et cnielle pour la petite car au cours des premières semaines elle fut malheureuse comme les pierres. Elle écrivit une lettre à son père, s'adressant seulement à lui ; elle savait que seul Salamon pouvait la comprendre. Elle cacha la lettre dans son bas afin de la lui donner en cachette de sa mère. Mais l'œil perspicace et vigilant de Rebecca l'aperçut bien avant l'arrivée de son mari. Lidya eut droit en plus à quelques taloches de la part de sa chère maman. Elle aimait l'école, mais elle trouvait la vie de pensionnaire sinistre. On les réveillait à six heures du matin en sonnant la cloche sous les oreilles des enfants endormis, ou à demi-réveillés une énorme cloche jaune qui faisait éclater les tympans de ces jeunes adolescentes. Se lever, faire sa toilette dans ces matinée glaciales en plein hiver était un vrai calvaire. Chaque soir en se couchant très tôt, selon le règlement du pensionnat, elle se mettait à pleurer à chaudes larmes en entendant le ding-dong des tramways et les claxons des autos. Dans son imagination elle pensait que ses parents passaient par là en la laissant volontairement derrière ces murs gris et sinistres. Il fallait être prête à 6h30 pour aller à la salle d'études réviser les leçons ou les terminer. Lidya était plutôt lambine et devait se forcer énormément pour arriver à finir ses devoirs journaliers. Afin de parvenir à être à point, elle sacrifiait très souvent son week end et devançait la semaine pour n'avoir qu'à reviser le tout pendant les études à l'école. A 7h30 on descendait prendre le petit déjeuner dans un réfectoire immense, glacial et lugubre. La petite rêvait alors avec nostalgie, aux tables dressées auprès du poêle, à la douce chaleur qui émane du bois sec, et aux tendres baisers matinaux qu'elle avait l'habitude de donner à son père. Mais une fois en classe, l'aspect des choses changeait. La journée était belle. Elle aimait beaucoup le français, langue qu'elle essayait de perfectionner, et tâchait de ne rien laisser échapper. Elle emmagasinait le tout. Etant polie, soumise et respectueuse de nature, elle le fut avec les mères, les professeurs aussi. Elle eut droit chaque semaine au prix d'honneur en discipline ; une grosse barette couleur dorée. La barette d'application (pour les leçons) était couleur argent. Lidya l'avait tantôt fine, lorsque ses notes dépassaient 7 (sur 10), et aussi large que la dorée quand elle avait une moyenne au dessus de 8. Chaque mois les grandes assemblées générales faites dans les salles de réception situées à l'annexe de la grande bâtisse principale, étaient à ses yeux d'enfant, spectaculaires. Pour l'occasion qu'on considérait comme une grande fête solennelle, on enlevait les tabliers (obligatoires chaque jour de la semaine sans quoi on était réprimandé), on portait son plus beau col brodé de valencienne, on devait avoir ses souliers

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vernis, reluisant de propreté et des bas noirs pour les grandes, et blancs pour les plus petites classes. Chaque classe avait sa couleur ; le port de la barette ainsi que la ceinture indiquant la couleur de la classe était obligatoire. Lidya était en seconde préparatoire, connaissant le français et le parlant couramment, mais ne sachant ni le lire ni l'écrire, elle était obligée de suivre cette classe afin de parvenir à bien comprendre, et entreprendre plus facilement les études secondaires à venir. Il existait une première préparatoire pour les enfants ne connaissant pas la langue. Leur couleur était le vert pâle. Lidya était en classe rose pâle. La couleur de la sixième classe était vert foncé, celle de la septième, bleu foncé, et celle de la huitième, couleur brique, la neuvième classe qu'on avait annexée par la suite avant la fin des études secondaires, était de couleur bleu clair, les dixièmes multicolores, les onzièmes, violettes rayées de blanc, et les douzièmes, les plus considérées de toute l'école, qui avaient la responsabilité des jeunes classes et même le droit de les punir, bref les préfettes de Sion avaient des barettes violettes. Il y avaient aussi des classes préparatoires (des spéciales) pour celles qui arrivaient après avoir fait des études dans des écoles soit turques, soit anglaises, soit allemandes, et qui venaient apprendre la langue que l'on considérait comme la plus aristocratique de l'époque, le français. La couleur de cette classe était le blanc. On reconnaissait ainsi les élèves dans toute l'école à la couleur de la ceinture, car les jeunes filles dissipées étaient souvent privées de barette. C'est par la couleur que l'on s'identifiait L'assemblée générale de tous les mois prenaient ces jours-là l'aspect d'une ruche remplie d'un essaim de jeunes abeilles. Sion avait aussi son école primaire pour les enfants de sujétion étrangère, mais Lidya ne l'ayant pas faite, ne prêta guère attention à leur couleur ; elle les vit pour la première fois à l'assemblée, car l'école primaire était située dans le bâtiment où les réunions avaient lieu. Chaque classe avait sa place ; les grandes de taille assises dans les rangs du haut et descendant en crescendo vers les plus petites en bas. C'était beau à voir. Toutes les têtes quasi-similaires, car le port de filets en laine était obligatoire afin de cacher les cheveux ; on ne discernait que les élèves qui portaient des lunettes des autres. Ce qui attirait les regards était la couleur des barettes et dès ceintures. Toutes à la fois donnaient l'impression d'un bouquet immense aux multiples fleurs de diverses couleurs vives.

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A chaque assemblée, chaque mère présentait à tour de rôle, les meilleures élèves du mois ainsi que les plus sages et les plus dociles. Notre mère, directrice générale du couvent, que l'on disait être une princesse authentique, Mère JeanBaptiste de Sion, descendante directe de la famille (tes Bourbons, d'un port hautain et d'un geste solennel, remerciait les demoiselles, leur adressait un gentil mot, très souvent les embrassait, et épinglait elle-même les prix : récompense attribuée aux efforts effectués pendant ces trente jours. Les jeunes filles et les enfants, au reçu des attestations habituelles, baisaient la main de la révérende mère et retournaient à leur place. Ces bonnes élèves avaient droit aussi aux couronnes couleur rose pour le prix d'excellence et blanc pour le prix d'application. C'était quelque fois la sous-directrice qui accomplissait ce dernier acte. Les élèves dissipées, insubordonnées, celles de mauvaise foi et paresseuses étaient, au contraire privées de barettes. Elles avaient le droit de se rattraper le mois suivant. Il y avait certainement plusieurs élèves à qui la chose arrivait. Mais celle qui avait impressionné le plus Lidya fut Yvonne Keribar ; très belle adolescente, un peu potelée, avec des yeux couleur myosotis, un charmant sourire, une fossette assez creuse au menton, des cheveux frisés noirs, brillants et très foncés. Elle s'avançait chaque mois, régulièrement, avec une attitude désinvolte, pour aller remettre sa barette à la supérieure. Tout au long du parcours elle murmurait : "je m'en fous" d'un ton et d'un air qui semblait narguer toute l'assemblée. Lidya la suivait d'un air abasourdi et très étonnée par cet air effronté de la demoiselle. Lidya ne pouvait pas prédire en la regardant, que plus tard cette même Yvonne allait être le flirt, le seul grand amour et l'épouse de son frère Sandro. Lidya n'oubliera jamais sa grande joie et sa douce émotion, quand elle reçut pour la première fois, les deux prix, les deux couronnes à la fois, trois mois après le début de l'année. A l'école primaire il n'y avait rien de pareil ; les Européens savaient stimuler les jeunes. Rouge de plaisir, le samedi d'après, elle accourut à la maison, se pelotonner sur les genoux de son père, et avec un geste cornélien comme si elle venait de conquérir le monde, posa une des couronne sur la tête de Salamon et l'autre sur la sienne. Le père garda son sérieux, se mordait, les lèvres pour ne pas éclater de rire, sachant très bien que même un sourire aurait vexé la petite. Il entra dans le jeu de l'enfant et la récompensa en l'emmenant au cinéma le dimanche matin avant de la laisser au pensionnat à midi. Rebecca aussi aimait exhiber les prouesses de sa fille avec fierté.



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Ces belles assemblées scolaires furent de courtes durée, avec le Varlik qui abolit tout. Ce impôt de malheur eut aussi son influence néfaste à l'école même. La nouvelle directrice turque Nuriye hanim mit la discorde dans le pensionnat en mettant fin à cette charmante matinée d'assemblée que toutes les adolescentes studieuses et assidues attendaient avec impatience. Notre mère partit et fut remplacée par une plus jeune et bien plus moderne, mère Solangia. On ne permit de faire une réunion qu'une seule fois dans l'année, le 20 janvier, jour de la fondation du couvent à Istanbul. A cette occasion on avait l'habitude de faire du théâtre, de réciter des poésies, de faire jouer, grâce à de gros spots le jeu d'ombres sur une toile bien tendue au milieu de la salle. Une fois Lidyajoua le rôle du chat dans une ancienne chanson française : "Mon père m'a donné un mari ; mon Dieu quel homme, quel petit homme ; Mon père m'a donné un mari, mon Dieu quel homme qu'il est petit". Etant l'enfant la plus développée et corpulente de sa classe (seconde spéciale), dans ce jeu d'ombre, elle fit avec son masque de chat sur le visage, un gros et gras minet. Illuminée par les spots arrières, elle apparut immense sur la toile. Toute l'assemblée éclata de rire quand elle mit sa main gantée en forme de patte sur le soi-disant petit mari prit pour une souris, représenté par une des plus menues fillettes de l'école. Lidya se remémore ces doux moments et tous ces mois d'assemblées avec grande nostalgie ; bien qu'on n'aimait pas à cet âge-là être à l'école, se donner du mal pour étudier, aujourd'hui avec ses amies de classe on parle de ces temps passés avec plaisir, nostalgie et un certain regret. D'un commun accord elles pensent que toutes aimeraient, avec leur expérience actuelle, revivre les années d'an tan. Une seule chose cette année-là peinait Lidya, sa mère exigea d'elle de rentrer au pensionnat dès le dimanche à midi. Il est vrai qu'elle n'avait pas trop le droit de se plaindre, car on les emmenait, avec les autres pensionnaires qui, elles étaient dans l'impossibilité de quitter le pensionnat, venant de diverses villes d'Anatolie, faire des promenades extraordinaires en bus ou en bâteau, la plupart du temps sur le Bosphore, au châlet Notre-Dame-de-Sion à Tarabya, lieux appartenant aux bonnes sœurs françaises par vertu des capitulations. Le châlet est entouré, même actuellement, d'immenses forêts de pins et sapins, de vergers aux multiples arbres fruitiers. Les fillettes y faisaient des promenades, des excursions extraordinaires, inoubliables. Elles grimpaient avec plaisir en cherchant à se — 119 —

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dépasser les unes les autres jusqu'au point le plus haut des collines environnantes. Arrivées au point culminant de la montagne elles avaient l'opportunité d'admirer un des plus beaux tableaux de la nature, une vue sur la mer inoubliable, féerique, éblouissante. C'est pour ce très beau paysage d'ailleurs que plusieurs ambassades avaient choisi Tarabya comme résidence d'été. Les garden-parties données dans les jardins étaient grandioses, inoubliables. Pendant les soirées de clair de lune, en pleine saison d'été on a l'impression de se mouvoir tout près d'un plateau d'argent atique, légèrement noirci, pleins de scintillements de pierres précieuses ; impression donnée par le reflet des étoiles sur la mer. Le léger bruit du clapotis marin complète le charme de la soirée. Chaque fois qu'elle se rendait au chalet, Lidya rêvait être une personne d'une certaine importance invitée dans ce milieu mondain. Le plus drôle était de penser, que la côte d'en face appartient à un autre continent, l'Asie, et elles, les fillettes se mouvaient au chalet en Europe. Chose qui passe tout à fait inaperçu pour les habitants d'Istanbul, mais qui émerveille tous les étrangers. Malgré ces très belles promenades et toutes ces nouveautés que la petite découvrait pendant les weekends au pensionnat, chaque dimanche soir elle était cafardeuse, les études lui semblaient interminables et pénibles. Lidya aurait de beaucoup préféré passer deux nuits à Osmanbey, mais Rebecca, plus libre de ses actes et sorties dominicales, avait exigé cela. Salamon était tout comme sa fille, malheureux de cet éloignement, d'être séparé de son bavard petit pinson comme il surnommait sa fille. Le tapage, la présence même de la petite lui manquaient beaucoup. Un dimanche soir, après une très belle journée de promenade, au retour des toilettes, dans le dortoir quasi-solitaire de l'école, Lidya trouva une des rares pensionnaires qui comme elle rentrait ce soir-là, habitant sans doute la côté asiatique d'où il était difficile d'être à l'heure le lundi matin. La demoiselle la reçut avec des caresses, la cajolant, faisant de très drôles de propositions à la petite, trop naïve, n'ayant aucune connaissance des laideurs de la vie, complètement inexpérimentée sur le sujet du sexe, pourtant chose très naturelle dans la vie courante. Donc la façon d'agir de sa compagne, ainsi que les propositions doucereuses, choquèrent Lidya, qui malgré sa grande naïveté, mue par son instinct naturel, réalisa que la chose ne collait pas, que ceci n'était ni clair ni net. D'un tempérament bonnasse elle ne voulut en aucune façon causer du tort à cette compagne de dortoir, elle fit semblant mais assez bruyamment, afin d'attirer l'attention de la sœur surveillante, logée tout au bout du dortoir, d'être indisposée, d'avoir des nausées. Elle parvint à ses fins, attira l'attention de la sœur qui alluma — 120 —

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sa lumière, éloigna la malveillante adolescente hors de son lit. À l'arrivée de l'assistance près des lits des fillettes, l'incident était clos sans aucune conséquence désastreuse. Il faut avouer que le fait marqua l'enfant qui commença à se poser certaine questions. Lidya au prochain weekend raconta à, sa drôle d'aventure à son frère Sandro. Le sachant plus proche de sa mère, elle était persuadée qu'il l'aurait aussitôt mise au courant La semaine d'après comme pour lui faire oublier sa mésaventure, Sandro plus charmant que jamais l'emmena voir le film Dr. Jeckyl et Mr Hyde, elle fut terrifiée, passa un dimache soir malade avec des vomissements affreux dans le dortoir. Elle se souvient très bien de ce dimanche soir car ce fut le dernier qu'elle passa à l'école. Voyant la chose s'aggraver, on changea de tactique, on préféra la garder le dimanche soir à la maison en famille. Cette combine la satisfaisait ; elle avait le temps d'aller voir ses cousins, d'aller jouer avec eux, et plus rarement coucher dans la maison natale, qui n'était plus celle de ses grands-parents. Son oncle Natan ainsi que sa femme Rachel la reçurent souvent, elle jouait aussi avec sa cousine Meguy, celle que l'on surnommera Meguy la grande car tous ses oncles Eskenazi eurent des filles qu'ils appelèrent du même prénom. Lidya aimait beaucoup la maison de sa tante Rachel. Ce n'était pas un étage mais une villa dans un jardin, les fillettes avaient de l'espace vital. Tante Rachel habitait tout près de Sion, Meyva sokak No 5. Lidya ne comprenait pas quelque fois pourquoi sa tante avait les yeux tristes, alors Rebecca lui disait qu'eux aussi avaient eu un petit Sandro, qui a été très malade, que l'on a emmené partout en Europe afin de le sauver, mais que l'on a dû enterrer à Paris car ce fut là que la mort le saisit. Le sort de Rachel, malgré sa grande richesse fut triste. Elle persévéra afin d'avoir encore un enfant, elle ne voulait pas que sa fille soit unique. Elle avait près de 40 ans quand elle eut une fillette merveilleuse, que Lidya n'oublia jamais. L'ayant accouchée pendant un black-out à la lueur de bougies, elle fut prise de peur, eut la jaunisse, et le bébé aussi. Les temps élaient difficiles, temps de guerre, on ne put ni soigner ni guérir le bébé. Lidya croit se rappeler que la fillette ne vécut qu'un mois. Elle se rappelle encore les pleurs de Rachel que ses belles-sœurs et cousines cherchaient à consoler de leur mieux. Etant en pleine saison d'été cela se passait à Bostanci, dans une maison de campagne en bois avec un jardin énorme. Rebecca avait l'habitude de dire qu'elle y avait séjourné et avait fêté le premier anniversaire de Lidya, ayant cette même année pour faire plaisir à son mari, pris sa belle-mère Mazal ainsi que son jeune beau-frère Isaac avec eux pour la saison-estivale. Malgré la très grande différence de mode de vie et le très grand écart de caractères, Natan et Rachel restèrent mariés —

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assez longtemps. Il faut dire qu'ils ne se sont jamais très bien accordés. Rachel rêveuse et renfermée, que sa précoce sourdité faisait vivre dans un monde à part, aimait lire, s'occuper de l'asile des vieillards, œuvre israélite se trouvant à Haskôy. Elle aimait énormément ses vieux ; elle était très considérée ainsi qu'appréciée par ses collègues. Tous ses amis étaient très différents de ceux de Rebecca et Salamon. Ils n'aimaient guère le jeu, trouvaient le couple original, mais préféraient entre eux deux, soit dit en passant, de beaucoup Rachel. Ils bavardaient, faisaient du jogging, des excursions, emmenaient leurs enfants avec eux. Lidya avait une secrète admiration, beaucoup d'estime et d'amour pour sa tante qu'elle considérait comme parente proche, bien plus que son oncle, car Natan avait toujours le visage acerbe, de tempérament excessivement coléreux, cognait sur les tables dès qu'on proférait une idée ou une suggestion contraire à la sienne. Lui aussi aimait la lecture. Seule sa fille, la grande, savait le dérider, le faire sourire, il savait tout lui pardonner, même d'avoir mis en lambeaux une robe de bal de sa mère, le soir même d'une réunion très importante. Il aimait aussi, aux dires de ses connaissances, les midinettes de Soho à Londres. Pourtant il était le préféré de Mezel sa mère, chose que Lidya ne put jamais comprendre, trouvant Salamon beaucoup plus doux et tendre envers tout le monde. Il faut admettre pourtant que Natan fut toujours près d'eux, à les soutenir dans n'importe quelle situation, moral comme pécuniaire pendant de très longues années. Rachel fut pour elle une confidente, une conseillère, une amie. Elle arrivait à s'épancher avec elle plus facilement qu'avec sa propre mère. Sa tante, elle, la considérait comme une fille aînée. Natan mourut le premier pendant un de ses voyages à Londres, quelques années après Salamon. Rachel étrenna l'appartement qu'ils avaient acheté pour leurs vieux jours, seule. Elle mourut deux ou trois ans après son mari. On peut dire donc que c'est avec la plus grande joie, qu'à partir de ce week end-là, la petite se rendit en classe. Toute la semaine être pensionnaire lui parut bien plus supportable que les mois passés. Cette même année elle découvrit l'existence de Noël et l'importance du jour de l'An. Des choses inexistantes à l'école primaire. Un seul jour de congé pour la fin d'année leur paraissait suffisant. Pendant son séjour au pensionnat on l'emmenait quelquefois visiter la chapelle de l'école. Lidya dut s'avouer à plusieurs reprises, qu'elle était terriblement impressionnée par tout ce faste, ces cérémonies grandioses, les dômes dorés, les belles croix en argent massif et en or, par ces belles icônes aux visages angéliques. Deux tantes d'une de ses camarades de classe, deux demoiselles Kannetti s'étaient converties et avaient coiffé le voile toutes les deux sous le nom de sœur Joëlle et Marie quelque chose que Lidya ne —

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se remémore plus. Elles se faisaient une joie ainsi qu'un devoir de convertir les jeunes en leur faisant des récits paradisiaques. Ayant observé Lidya, enfant bien sage, soumise, naïve, bonne, plutôt ignorante des choses de la vie, toutes deux s'acharnèrent à la convaincre afin de la convertir au christianisme, d'autant plus qu'elles connaissaient très bien la famille, ayant terminé leurs études avec Victoria Decalo. (Lidya se souvient d'une conversation entre les deux amies sur l'influence de ces deux demoiselles qui avait failli contaminer la jeune Decalo) Lidya rencontra la Mère Joëlle, bien des années plus tard, à un moment très dur et angoissé de son existance ; le jour de la séparation avec sa frère, car Sandro partit pour de bon s'installer au Canada. Une voix l'interpella en ladino l'appelant par son nom de jeune fille ; surprise, la jeune femme se retourna pour voir qui pouvait s'adresser à elle si intimement dans un lieu public. Elle fut abasourdie de voir une mère en uniforme de Sion. Ce n'est que quand elle l'embrassa et qu'elle la pria de passer ses meilleurs bises à ses tante et mère que Lidya se souvint de l'ex-demoiselle Kanetti. Ce que les deux novices, ne pouvaient jamais imaginer c'est que la petite dormait presque toujours avec le bouton jaune, l'étoile de David offert par le cousin bulgare, le fervent sioniste. Malgré tout assister à une messe de Noél lui fit plaisir. Avide de nouveauté, elle considéra cela comme une chose inouie. La messe fut dirigée par Mgr. Roncalli, qui plus tard sera connu comme le bon pape Jean XXIII. Vers le mois de mars la fête de Pourim approchant, elle eut des pincements de cœur. Cela devait être le premier, loin de ses grands-parents. Elle était habituée à être comblée de sucreries rituelles de pourim, les chandails, les ciseaux, les cœurs en sucre rouge et blanc qui étaient les délices de la fête. Pressentant le désarroi de la petite, Eliezer Decalo, remplaça très bien son père. Rebecca et Salamon ouvrirent leur salon, et toute la famille à partir de cette fêtelà commença à se réunir chez les Eskenazi. Les frères Eskenazi se firent un devoir d'emmener à tour de rôle Mazal devenue presque impotente après le départ de Kemal, à Osmanbey. Ce n'était que pendant la journée que Salamon, Rebecca ainsi que Rachel et Natan emmenaient les petits Eskenazi faire les souhaits de bonne fête à leur grand-mère paternelle, cela en coup de vent car le monde ne manquait jamais d'envahir la maison d'Osmanbey. Pour Pâque il va sans dire que le rite habituel prit place à Çûkraniye, pas aussi fastueux que chez les Kemal Decalo, mais aussi amusant et bruyant. Les deux bébés Decalo avaient grandi, tout comme les fillettes Eskenazi. La maison fut pleine de nouvelles pousses. Les vacances de Pâque finies, Kemal vint pour un bout de temps. Cela fit plaisir à ses enfants de le revoir parmi eux. Pourtant, il y eut un froid entre sa — 123 —

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petite-fille et lui, ayant insulté Salamon son père, devant elle pour faire, par contre, les louanges de son gendre Joseph ; Lidya qui adorait Salamon, prit la chose du mauvais côté et osa tenir tête au patriarche, en insinuant que Salamon était supérieur à tous, même à lui Kemal. Ce dernier ne s'attendant guère à une réaction pareille de la part de sa petite-fille fut pris de foreur et la gifla. Ce fut une chose inattendue et cela la petite ne l'oublia jamais. Lidya cette année-là finit sa classe brillament et eut droit à un bon été Elle était contente de pouvoir vivre sans la contrainte du réveil. Elle put se réveiller quand bon lui semblait comme pour se venger de la discipline du pensionnat. Rebecca pour lui faire plaisir, accepta d'aller cohabiter avec son frère Eliezer, dans la grande et belle demeure de Suadiye. Les Eskenazi retardèrent leur départ pour la campagne de quelques jours, ayant engagé une couturière à la journée pendant plus d'une semaine, pour compléter les garde-robes d'été. Tout était magnifique, la température fort agréable, on avait commencé même les bains de mer, la plage de l'hôtel Suadiye était pleine. Lidya qui reçut une bicyclette de marque française, de son ex-fiancé et oncle comme cadeau soit d'anniversaire, soit pour le bulletin brillant de fin d'année, voulut l'étrenner sans faute, à peine arrivée à la campagne, promettant à sa mère de bien pédaler afin de faire fondre ses graisses, d'être plus mince pour ses onze ans révolus. L'homme propose, Dieu dispose dit-on, ce fut le cas de le dire. Elle cogne, pendant son court parcourt: jusqu'à la plage une petite pierre quasi-invisible, dégringole de sa bicyclette, l'engin tombe sur sa jambe. Avant même d'avoir pu se relever, entre le sol, la pierre et le poids du fer, elle fait une facture terrible. Des voisins l'emmènent à la. maison. Par acquit de concience on lui fait aussi un sérum antitétanique. Après une nuit atroce où Salamon son père la porte d'un lit à l'autre, la promène à travers la maison, la revoici sur mer, en moteur directement à l'hôpital de Balat Le docteur Barbout la sermonne, se fâche après elle. La fracture est plus grave que l'on ne pense. Il opère pendant plus de trois heures et avec beaucoup d'efforts il arrive à remettre les os en place. Elle a un plâtre lourd au possible, par ces temps de plein été cela est difficile à supporter. Au premier abord elle est désespérée Mais d'un naturel optimiste elle prend la vie du bon côté, fait connaissance avec tous les jeunes gens stagiaires en médecine, devient bonne amie avec eux. C'est la malade la plus populaire de l'hôpital. Elle fait connaissance avec Jacques Zonana, le flirt attitré de sa camarade de classe et amie d'enfance Lica, Malgré son jeune âge on parle de les fiancer, car... Lidya ne comprend pas le pourquoi des chuchotements de Rebecca et tantine Farhi (elle avait été violée par le jeune homme, et ses parent se sentaient obligés de la marier). Et puis il y avait ce jeune couple très amoureux, le Dr. Acchiotte et Allégra Yeroham une nurse — 124 —

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bénévole ; les fiançailles étaient proches. Ils promirent le premier bonbon à Lidya. Le Dr. Toledo lui remettait chaque soir un cachet pour calmer les douleurs. Rebecca Vit sa fille en faire une habitude ; elle pria après quelques jours le Dr Toledo de ne plus donner le calmant à la petite, on lui fit des cachets en sucre qui ne furent guère efficaces. Il y avait le Dr. Mico Hayom, bon ami de Sandro, le Dr Benatar, le fils d'un ami de Salamon, avec qui ils avaient l'habitude de faire des séances de poker. Et aussi le jeune Dr. Benhabib qui Élisait son apparition dans la chambre, trois à quatre fois par jour, pour lui faire une cour discrète et assidue, Lidya ne se rendit jamais compte de la chose mais cela n'échappa pas aux yeux de tantine Farhi, présente presque chaque jour à ses côtés, qui le lui dit bien plus tard. Temps de guerre avec toutes ces restrictions, l'hôpital de Balat avait beaucoup de mal à joindre les deux bouts, à nourrir ses malades convenablement. La secrétaire fait savoir la chose à Rebecca qui aussitôt charge Salamon de faire une quête à Tahtakale. On ne pouvait jamais rien refuser à Salamon qu'on nommait le père de Tahtakale ; tous les commerçants accourent à la réunion faite dans le bureau du No 10. Il arrive à réunir une somme assez importante pour relever le budget de Balat. On le considère comme le héros du jour, de la semaine même. (Actuellement son nom est écrit sur le mur au dessus des marches par reconnaissance pour son geste d'alors.) Il vient voir chaque jour sa fille qui est obligée de séjourner là pendant plus d'un mois. Ayant été vaccinée contre le tétanos, Lidya fait une allergie où elle faillit trépasser. C'est grâce à ses jeunes amis médecins qui l'ont secourue aussi vite que possible qu'elle a pu survivre. Ils se sont acharnés avec un zèle fou, et sans doute possédait-elle un cœur assez fort qui a tenu bon. Après lui avoir changé le plâtre pour un plus léger, la voilà en route pour Suadiye. Très vite elle regretta son hôpital, car par ces beaux jours ensoleillés on préférait de beaucoup aller se baigner au lieu de lui tenir compagnie. Le plus ennuyeux était ces énormes piqûres de calcium, qui la rendirent corpulente pour le restant de ses jours. Il faut avouer que la cuisinière Rachel qui a remplacé Sultana, la gavait de douceurs, de gâteaux, de biscuits, à longueur de journée. Au déjeuner du shabat, son oncle et son père la soulevaient pour la porter à table et là devant tant de friandises, de caviar, de fruits du verger, de brioches et gâteaux préparés par Inès, elle ne pensait guère au régime, elle s'en donnait à cœur joie tout comme l'aurait fait Pantagruel et Gargantua. Même sa mère, qui pourtant s'en faisait énormément, n'avait pas le cœur à lui faire une remarque. "Qu'elle guérisse, le régime je m'en charge après" pensait-elle en son for intérieur. — 125 —

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Tantine Farhi venait régulièrement lui tenir compagnie. Elle lui lisait les livres de Max du Veuzit et de Delly. La petite était enchantée car en plus, tantine lui racontait aussi les histoires des derniers films et elle savait si bien les présenter que pour Lidya c'était comme si elle les avait vus. Rebecca Farhi était très habile de ses mains , elle savait broder, tricoter, dessiner, coudre à la perfection. Profitant de l'immobilité de la petite elle l'initia aux travaux manuels d'aiguille, lui apprit à broder et à coudre. La petite fit de très beaux tableaux en tapisserie, elle les garde en souvenir de ces mois pénibles. Salamon et Eliezer s'entraînaient à jouer au bezigue. Ils aimaient tout en jouant, tenir compagnie à la petite invalide. Ils s'en donnaient à cœur joie devant la petite ce qui fit que Lidya très douée pour les jeux de cartes, l'apprit aussitôt, en le suivant attentivement, et un après-midi elle leur proposa de jouer avec eux. Ils pensèrent lui faire plaisir mais furent abasourdis en voyant qu'elle le jouait aussi bien qu'eux. Nora et Bettine, les deux cousines aussi venaient voir Lidya. Pour qu'elle change un peu de décor, le jardinier et son fils la portaient jusqu'au jardin et elles prenaient leur goûter, avec leur limonade sous le saule pleureur, près de la piscine qui ornait et embellissait la façade de la villa. Il faut avouer que la nièce de tante Inès, Beki, qui séjournait avec eux pendant une partie de l'été, faisait aussi de son mieux pour amuser Lidya. La trouvant trop enfant et naïve elle tâchait de lui donner des leçons sur la vie sexuelle, que la petite n'écoutait guère. Fin août on lui enleva le plâtre, commencèrent alors massages et bains chauds. On la rééduqué, on lui offrit à marcher en poussant une chaise. Un soir elle fut prise de douleurs abdominales atroces ; plus elle se plaignait et pleurait, plus sa mère et sa tante riaient aux éclats. Elle se fâcha terriblement d'être prise ainsi à la légère. Sa tante Inès calma son courroux en lui expliquant que s'étant trop développée au lit, elle était sur le point de devenir demoiselle. Bref le reste des vacances trop courtes pour Lidya passèrent trop vite. Elle fut remise pensionnaire sur sa demande, ne pouvant encore très bien marcher sur sa jambe cassée. La classe de sixième, vert foncé, lui plut davantage, elle se sentit bien plus décontractée que l'année précédente. Etant bonne élève on la prit en classe de latin. Elle en était très fière, les mères de Sion lui trouvaient une énorme ressemblance avec sa tante Victoria.

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Les élèves de sixième s'aperçurent de suite, quelques jours seulement après la rentrée des classes, que leur enseignante, Mère Marie était terriblement sourde. Femme remarquable, elle ne laissait rien paraître de son infirmité, sachant très bien lire sur les lèvres de ses élèves, elle trouvait toujours au bon moment l'élève qui se hasardait à souffler. Les petites, poussées par les paresseuses redoublantes, apprirent très vite à parler et à souffler sans remuer les lèvres. Ainsi un jour une de leur camarades, Asuman Ortaç, enfant chétive, presque maladive, fille du grand écrivain Yusuf Ziya Ortaç, fut appelée au tableau noir et interrogée sur le verbe "acquérir", verbe assez difficile à conjuguer. Voyant le désarroi d'Asuman, toute la classe d'un commun accord se mit à conjuguer pour lui souffler l'ortographe juste, et cela sans bouger les lèvres. La malheureuse Mère regardait avec persistance, les sons y étaient, les lèvres immobiles. Elle se hasarda à dire qu'elle entendait un petit chuchotement, tandis que toutes hurlaient et le brouhaha pouvait s'entendre même hors de la classe. Le tumulte amusait les dissipées ; tout le monde riait, c'était la cohue. Tout à fait par hasard en ce même moment, notre Mère supérieure fit une entrée inattendue. Son seul regard suffit à faire frémir les jeunes filles de la classe. Toutes ces demoiselles furent punies pendant une semaine. Ce fut la première fois que Lidya fut privée de barette et comme l'union fait la force, toute la classe dut venir écrire 500 fois le samedi après- midi, "je ne dois pas souffler mes leçons en classe". Depuis, deux jeunes dames, mademoiselle Rose ainsi que Mademoiselle Marcelle assistèrent à tour de rôle à chaque leçon de mère Marie. Il n'y eut plus de dissipation. (Encore quelquefois quand elles se rencontrent au Cercle d'Orient, Asuman et Lidya conjuguent ensemble le verbe acquérir qu'elles ne sont pas près d'oublier, en éclatant de rire). L'adolescente devait s'avouer qu'être pensionnaire en classe vert foncé était bien plus amusant et décontractant que l'année précédente. Vers fin novembre, un samedi, elle se sentit très mal avec des crampes affreuses à l'abdomen, elle pensa avoir la dysenterie, quitta la classe avant la fin de la dernière leçon, accourut en pleurs à la maison. Ida la soubrette à cette époque des Eskenazi reçut la petite, la soigna avec des sourires et des paroles pleines de sous-entendus. Ouvrant la porte à Rebecca qui avait été faire des courses elle demanda son pourboire à cette dernière, car Lidya n'avait pas la dysenterie, c'était seulement qu'elle était devenue jeune fille. Le soir même il y eut grande fête en cet honneur, mais Lidya eut honte, alla s'enfermer dans sa chambre pendant que son père remplissait des coupes de Champagne. Elle n'eut même pas le courage de demander à ses parents pourquoi être demoiselle avait tant d'importance puisque toutes les fillettes devaient l'être — 127 —

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un jour ? (C'était comme cela que les choses se passaient une cinquantaine d'année auparavant). Elle ne le sut que juste après ses fiançailles ; elle n'était pas bête mais ne prêtait guère attention aux choses de la vie, et surtout le côté sexuel ne l'intéressait pas du tout. Elle se disait toujours "Que sera sera", le jour venu il y aura sans faute une bonne âme qui la mettra au courant de tout. Le mois de décembre, second Noél à l'école française, tandis que les enfants se préparaient à avoir d'agréables vacances ; ce même mois de décembre 1942 fut le mois le plus sinistre de l'existence de tous les minoritaires turcs. Ils reçurent le coup de massue qui anéantit plusieurs d'entre eux et mit à plat les autres. Tour machiavélique très bien préparé par Mr. Saracoglu, premier ministre de l'époque, sur l'ordre du président Ismet Paça. A eux deux ils appliquèrent à ces pauvres malheureux, l'impôt sur le revenu ; le fameux Varhk Vergisi. Ils surent si bien manipuler les ficelles de ces êtres devenus pantins entre leurs mains, qu'en très peu de temps, les familles les plus unies devinrent, grâce à ce malheureux intérêt, des ennemis jurés. Des frères, qui s'adoraient et se respectaient devinrent des mouchards, qui se dénonçaient soi-disant pour sauvegarder leurs propres intérêts. Ils jouèrent au jeu des ficelles, avec grande virtuosité, avec un sourire hypocrite et malin sur leurs faces, faisant comprendre à ces pauvres loques humaines pleines de désespoir, tout le plaisir qu'ils prenaient à être aussi malins. Des portefaits devinrent riches, des vauriens furent capables d'acheter les avoirs et immeubles de ces pauvres misérables à des prix dérisoires. Ces messieurs, ces grands commerçants tellement connus sur le marché devinrent de gros zéros ; malgré toute leur bonne volonté de vouloir payer cette taxe qu'ils savaient être favorable au budget du pays si seulement mille livres manquaient, une miette minime, sur une somme colossale de 500.000 milles, ces messieurs étaient envoyés comme des malfaiteurs à A§kale, au fin fond de l'Anatolie. Ils se demandaient très souvent pourquoi parce qu'ils se nommaient, Albert, Joseph, Vitali, Marco ou Mordo ils étaient taxés, bien plus que leurs associés musulmans. Tous ces notables minoritaires se disaient turcs comme les autres. Ils ne comprirent jamais pourquoi et comment leurs amis d'hier, leurs collaborateurs ne firent rien pour leur venir en aide pour les protéger de cette visible injustice. Plusieurs moururent le cœur brisé. Un père assez âgé se sacrifia, exigea de partir à l'enfer, à la place de ses trois fils nouveaux mariés. D'autres endurèrent le martyr serrant les dents de rage se promettant de quitter le pays aussitôt rentrés. On assista à des scènes tragi-comiques. Une malade âgée s'accrochait à son lit — 128 —

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qu'elle ne voulait céder à aucun prix, trouvant le plancher trop dur pour calmer son corps endolori. Un monsieur arménien, immensément riche, mis à plat du jour au lendemain, qui pleurait, languissant, après certaines poésies qu'il avait composées, oubliées dans le tiroir de son secrétaire, style empire, avec les miniatures de la famille impériales incrustées, meuble valant même alors, son pesant d'or. Ce pauvre diable pleurait ses poèmes perdus au lieu de se débattre d'avoir été obligé de se séparer à son corps défendant, de ce meuble de si grande valeur. Les enfants de l'immeuble, insouciants, éclataient de rire, les grands se racontaient ce fait si triste en réalité, mais pour eux si incompréhensible, si inconcevable. Inconcevable aussi fut pour les enfants au retour des vacances du jour de l'an, de ne plus avoir d'assemblée, et d'apprendre que leur mère supérieure avait été priée de quitter, l'école ; ayant sans doute protesté contre le Varlik vergisi dont l'école fut aussi frappée. Ce n'est qu'alors que les enfants commencèrent à réaliser combien les scènes environnantes étaient écœurantes et épouvantables. Tous ces objets de grande valeur, même morale pour certains, objets auxquels on s'attache, et conserve avec attention et amour, qui portent des souvenirs accumulés par des générations, le tout arraché brutalement, avec une certaine impression de méchanceté. Du jour au lendemain, plusieurs appartements de l'immeuble §iikraniye furent vidés. Les Eskenazi ne furent pas aussi lésés que bien d'autres de leurs voisins, étant de sujétion étrangère, ils furent taxés au minimum, ne furent guère dérangés par les autorités. Profitant de cet état de chose, un énorme va-et-vient d'entraide s'instaura dans l'immeuble d'Osmanbey. Toutes les familles épargnées cachèrent les bijoux, objets anciens de grande valeur, meubles antiques, tableaux, et tapis persans ou russes catalogués à des prix inestimables. Plusieurs jeunes couples nouvellement fiancés, durent rompre, les papas des jeunes files étant dans l'impossibilté de donner la dot promise au jeune homme. Mais le cas le plus caractéristique, fut le cas des Pardoroques, amis intimes de la famille. Jacques le fils, venait de se marier à la mairie avec une demoiselle Paralli. Sans doute l'entente n'était pas très bonne et le manque de dot donna une bonne occasion de séparation. Le papa Salamon Pardoroques était furieux contre son fils, car lui aussi avait une double vie ; tout le monde le critiquait, et lui endossait la raison de cette rupture. Madame Pardoroques, charmante personne âgée, souffrante, avait trouvé la solution pour bien mener sa barque, en hébergeant sa sœur Lucie chez — 129 -

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elle. Plus jeune et plus énergique que son aînée elle fit partie du foyer et partagea aussi Salamon. La face du foyer était sauvegardée, tout le monde heureux et content. Mais le divorce forcé remit la question sur le tapis et le monde des amis et connaissances découvrit la vérité, semée à tout vent par la famille Paralli. Lidya se souvient encore comment Salamon et son neveu Vitali Pardoroques, venaient pour faire du bezigue avec son père qui, à sa manière très sympathique, consolait le viel ami de la famille. "Tu agis mon cher ami comme dans la Bible où on disait : n'avons-nous pas le droit d'avoir un harem avec au minimum quatre épouses ? toi tu peux t'enorgueillir de n'avoir qu'un demi-harem ! à quoi bon t'en faire des qu'en-dit-on" ? Tout comme des fiançailles rompues il y eut aussi quelques uns qui furent forcés. Lidya vient d'apprendre cela tout récemment. Elle connaissait très bien Jacqueline Anavi depuis son enfance ayant fréquenté la même école qu'elle, cette dernière était son aînée de quelques années, mais ne connaissait pas l'exacte histoire de son mariage. Plus d'un mois auparavant, Jacqueline qui est devenue voisine de palier de Lidya, vient pour prendre le café matinal, pour bavarder, pour, comme on dit en ladino "Kitar al rey para azer suvir el vezir" (détrôner le roi pour le remplacer par son premier ministre.) Les deux amies bavardaient de tout et de rien. A elles deux elles se mirent à chercher un mari pour une jeune veuve. Amie de l'une, parente du mari de l'autre. Elles tombèrent d'accord sur un monsieur de 65 ans qu'elles trouvèrent très assorti à la dame. Lidya prétendait que le soi-disant prétendant ne se remarierait jamais car, malgré son divorce, elle le croyait encore très attaché à son épouse, mère de ses deux enfants qui le quitta pour un notable d'Istanbul. "Cela est matière à réflexion dit Jacqueline, je n'ai jamais pensé de la sorte". Sur ce, le mari de Lidya qui était présent au salon, se souvint des fiançailles de leur voisine avec le frère de ce monsieur ; combien toute la ville à l'époque avait trouvé cette alliance très mal à propos. Jacqueline se mit à rire, avec son charmant sourire qui parut plein d'amertume à Lidya. Elle leur conta le fait. Mr. Anavi et son frère possédaient une firme centenaire, très bien installée à Istanbul, presque la seule firme d'articles de peintures pour bâtiments et constructions, représentant la peinture "Ripolin" française, des gens immensément riches depuis toujours, qui devinrent, avec le Varlik, un grand zéro.

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Comme aurait dit Corneille "Œuvre de tant de jours, d'années, en un jour une seconde même, effacée." Les deux frères très fiers, très bien connus dans le milieu des affaires ainsi que dans la société turque, habitaient Moda un des quartiers résidentiels les plus huppés, ils s'imaginèrent, qu'en payant et en déclarant tout leur avoir honnêtement, ils auraient été épargnés. C'est ce qu'ils firent. Mais pour seulement 1000 livres turques manquantes dans une somme colossale, ils furent quant même envoyés à A§kale. Ce fut la dégringolade complète. La famille se trouva sur les planches au vrai sens du mot. Même pas de quoi manger, ni une seule paire de bas à porter. Habitant le côté européen en hiver, Albert Anavi, le fils de la famille faisait ses études, à l'école Saint-Michel. Camarade de classe de Sandro, ils rivalisaient souvent pour la place d'honneur au palmarès. Mais il faut avouer que rivaliser avec Anavi, était chose quasi-impossible ; car il était l'élève le plus brillant des deux sections et même le possesseur de la plus haute moyenne en notes de toute l'école. Il fut de suite adopté par les pères. Madame Anavi, voyant tous les immeubles, et tout le reste s'envoler décida d'aller s'installer à Moda, appartement qui lui appartenait, que le gouvernement ne put lui prendre, tout en la laissant aussi sans presque rien. Ayant grandi à Moda, Adèle Anavi était aimée et considérée de tous. Ses amis musulmans lui cachèrent son piano et aussi certaines petites choses élémentaires. Albert, grâce à ses références extraordinaires, et l'appui des frères de SaintMichel, fut transféré à Saint-Joseph, école française se trouvant à Moda. Il continua et finit là ses études, protégé par tous les professeurs de l'école. Jacqueline, elle fréquentait Notre-Dame-de-Sion. Jeune fille d'une beauté à couper le souffle, très bien éduquée, studieuse, brillante en classe, elle fut adoptée par l'école. Elle finit le lycée en pensionnaire, car elle n'aurait pu faire le trajet depuis Moda, en raison de la distance. (Lidya crut comprendre malgré les sousentendus de sa charmante voisine que les mères de Sion ont veillé jusqu'à la fin de ses études à ce que la jeune fille ne manque de rien. Les plus âgées parmi les nonnes du couvent se souvenaient d'Adèle Anavi comme d'une très bonne élève. Elle se firent un devoir d'aider la famille d'une de leurs anciennes.)

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Madame Anavi, grâce à son piano sauvé, put donner des leçons. Avec des leçons de français, que lui procurèrent les deux écoles françaises, elle arriva plus ou moins difficilement à joindre les deux bouts. Jacqueline avoua qu'ils parvinrent à tenir le coup, grâce aux fournisseurs grecs. Celui-ci ne demandèrent jamais à être payés. Ils disaient toujours Mr. Anavi nous remboursera avec nos bahchiches en plus, surtout ne vous en faites pas. C'est dans cet état, qu'un an et demi plus tard, Mr Anavi père retourna d'A|kale. Il fut très difficile pour lui de repartir, de remonter la rude pente de la vie commerciale. Il avait été écrasé sous le trop lourd fardeau du Varlik, et bien qu'il se débattit comme un lion, il ne put jamais atteindre le statut passé. La vie continua malgré tout, Jacqueline par un très beau jour d'été âgée de 17 ans, alla danser avec ses jeunes amies et ceux de son frère à Lunapark. Le Varlik paraissait loin, la vie devant soi, pleine d'espérance et de joie. Cela est le rêve de tous les jeunes de son âge. Ce même jour trois amis, bien plus âgés que cette bande de jeunes qui faisaient un potin extraordinaire, attablés pas loin de là s'amusaient à voir cet essaim danser. L'un d'entre eux attiré par la beauté de la gracieuse jeune fille insista, auprès des deux autres pour apprendre son nom. Il attira l'attention de Moise son ami intime, qui sembla aussi frappé, sans pourtant rien en laisser paraître. Le troisième reconnaît la jeune fille, étant lui même apparenté au mari de la tante, la sœur de madame Anavi. La jeune fille complètement inconciente de tout ce qui se trame, quelques tables plus loin s'amusait follement et cherchait à profiter au maximum des beaux moments de la journée. Le lendemain, son oncle Jacques, mari de la tante Linda, arrive à l'improviste chez ses frères. Il ne sait comment entreprendre la conversation. Il est chargé par Moise, qui a aperçu Jacqueline la veille, de demander la main de la jeune fille. "Il ne veut absolument rien, il a eut le coup de foudre, il est emballé par ma jolie nièce, vous devez savoir, que ce sont des parents à nous des Dardanelles. Des gens d'une richesse fabuleuse ; dépourvue de dot comme elle est, je trouve cette demande extraordinaire pour nous tous".

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C'est aussi ce que pensent les Anavi, ils sont pris au dépourvu. Les temps sont difficiles, caser leur fille comme ils auraient aimé le faire est devenu un rêve impossible ; puisque c'est un si bon parti, un jeune homme qui a fini l'université, donc assez instruit, pourquoi ne pas les présenter, on verra par la suite ce qui adviendra. Ainsi fut fait, la jeune fille se trouva à son coip défendant, promise au monsieur. Celui qui fut furieux, fut le mari actuel de Jacqueline, celui qui l'avait aperçue le premier. Il paria avec le troisième ami présent le jour de la première rencontre à Luna park à Bûyiik Ada que ces fiançailles seraient rompues très bientôt et que la demoiselle en question l'épouserait lui. Certainement il fut traité d'original dans toute la ville. Mais son pressentiment s'avéra exact. Jacqueline fit de son mieux pour s'adapter à sa belle-famille, de charmants bourgeois des Dardanelles. Un beau-père par trop volage, qui prenait plaisir à embêter le sexe féminin, sans faire exception même avec ses propres brus, geste qui choqua la jeune fiancée qui ne remit jamais les pieds chez ses beaux-parents. Une semaine manquait pour le mariage à la mairie ; les deux beaux-frèies, Albert et Moise, eurent une grave discussion. Le fiancé fit venir l'oncle Jacques et exigea des excuses, chose que le très fier héritier Anavi n'eut guère l'intention de faire. Moise soi-disant offensé voulut rompre, Jacqueline folle de joie accepta de suite. La prédiction de l'ami se réalisa donc. Les fiançailles forcées pour cause de ce malheureux Varlik prirent fin, au grand contentement de la jeune fille. Mais Nisso, l'ami de Moise, attendit quelques semaines, invita la jeune fille au pavillon du Park Otel. Directement, sans aucun détour il sollicita sa main, sans dot ni trousseau, car lui dit-il, elle l'avait emballé, depuis le premier jour qu'il l'avait aperçue à Buyuk Ada. Il fut plus gentleman, laissa à la jeune personne le temps de réfléchir, de s'habituer à lui et finit par l'épouser, presque malgré elle ? Tout en l'écoutant, les yeux mis-clos, Lidya réfléchissait : Est-ce-que sa charmante voisine aurait épousé son mari si le Varlik ne les avait mis dans ce pétrin ? Cela seul le Bon Dieu le sait. La seule chose visible est de constater qu'elle est heureuse et a fait malgré tout un bon choix. Moise l'ex-fiancé, se lia peu après la rupture, avec une camarade de classe de Lidya, une folichonne de quelques années son aînée, dont les parents furent aussi ruinés par ce sale impôt. — 133 —

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Ce fut un des cas de fiançailles, forcés du fameux Varlik vergisi. Les communautés juives, sépharade, comme ashkenase, grecque, arménienne se disloquèrent. On aurait dit des joujoux que l'on casse pour leur enlever tous les ressorts ; nos deux politiciens, avec grande maestria laissèrent tomber enfin les ficelles sur ces pauvres minoritaires devenus marionettes entre leurs mains. Au retour d'Açkale les plus jeunes déportés crânèrent jusqu'au bout, se jurèrent de faire une plus grande fortune, encore de s'enrichir et de vivre comme Crésus, pas chichement comme les Juifs avaient l'habitude de vivre dans les années 1940. Certains réalisèrent de grands coups et quittèrent le pays pour de bon. D'autres par contre gardèrent la peur, et malgré leurs efforts ne purent jamais rien entreprendre, ils moururent dans la médiocrité. Un "Readers Digest" du mois de février ou mars 1943 narra le fameux Varlik écrivait : "On leur prit tout ne leur laissant que leurs yeux pour pleurer." Après le Varlik Kemal et Jacques Decalo s'entretuèrent. Jacques fervent turcophile, avait changé de sujétion, était devenu citoyen turc. Il fut taxé énormément comme minoritaire. Kemal déjà retraité, depuis plus d'un an, vivant à Tel-Aviv, ne voulut en aucune façon contribuer à payer sa part d'impôt. La firme disloquée n'appartenait qu'à son frère. C'est de sa faute si on le taxa si fort. Il n'avait qu'à rester bulgare. Eliezer et Kino Alfandari envenimèrent les discussions. Lidya se rappelle les querelles, les va-et-vients, combien l'atmosphère dans la famille était lourde et désagréable, son oncle chéri, surexité, nerveux. Combien de choses regrettables furent dites entre frères, cousins, oncles et neveux. Après tout cela Eliezer quitta le grand magasin paternel, alla former plus loin, toujours à Tahtakale, une nouvelle firme, emmenant avec lui le comptable en chef de la firme Decalo, Salamon Badi, ami intime des Eskenazi, et Marco Barouch, employé chez son oncle, mais son ami intime depuis sa jeunesse. Il coupa complètement les ponts avec ses cousines et son oncle. Son père depuis Tel-Aviv lui donna son approbation et fit de même. Les Decalo furent souvent furieux après Rebecca et Salamon, qui eux, tout à fait neutres dans cette question d'intérêt, continuèrent à être en bon termes avec cousines, tante, et l'oncle Jacques, que tous deux chérissaient profondément. — 134 —

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Ce qui marqua Lidya durant toute son existence fut de voir comment le Varlik vergisi sut mettre fin à une union de famille, qu'on aurait cru inébranlable. Jacques Decalo mourut, très jeune à 58 ans, fumant énormément, ses poumons et son cœur flanchèrent trop tôt. Ses derniers mots furent ; " Il faut toujours être doux avec tout le monde, et avoir son mot doux pour n'importe qui." Etait-ce le cri du cœur car il avait eu beaucoup de peine de cette rupture de famille ; il est mort ébranlé par cette fâcherie, qu'il ne voulut jamais admettre dans son for intérieur. Kemal Decalo lui, revint à Istanbul en 1953, après le décès de son épouse adorée. Il avait promis à sa douce Zimbul, d'aller se recueillir sur le tombeau de son frère et de sa sœur ; d'aller faire connaissance avec ses arrières-petits-enfants ; le garçon et la fille de Lidya et la fillette de Sandro. Cette promesse accomplie, il s'était juré d'aller la rejoindre. Car disait-il, Zimbul m'attend dans l'au-delà et déjà trois mois sans elle me paraissent comme des siècles. Kemal ne put tenir parole, ne put se rendre sur le tombeau de ses frères et sœur. Car après avoir vu ses arrières-petits-enfants, avoir grondé Lidya d'avoir emmené les bébés deux jours consécutivement car lui a-t-il dit, tu retardes mon départ auprès de ta grand-mère d'un jour, il fallait venir avec tes deux bébés à la fois ; chose que Lidya prit à la légère, mais qui la fait frémir chaque fois qu'elle y songe. Il mourut en dormant, couché dans le lit de Rebecca, juste après le départ de Lidya avec sa fille Riva pour Buyiik ada. Sa promesse d'aller décrire les arrières-petits-enfants à sa femme fut ainsi accomplie. Toute la famille fut très secouée et émue par ce grand amour du vieux couple que la mort même n'a pu séparer. Eliezer qui séjournait en Israël depuis 1951, vint chercher le corp de son père et l'emmena à Tel-Aviv, auprès de sa compagne de vie. Dans ce chaos diabolique on ne savait plus s'il fallait remercier Mr. le Président înônû, de n'avoir pas fait la guerre, ce qui sauva la vie aux Juifs, ou s'il fallait le vouer aux géhennes pour avoir laissé ses minoritaires dans la dèche, la gène, la misère noire, en leur appliquant un impôt injuste. Lidya ne sut jamais ce qui devait être, car dans sa petite tête on ne pouvait aimer quelqu'un qui est arrivé à provoquer tant de malheurs. Pourtant, comme s'il voulait se faire pardonner, Inônu donna l'ordre de recevoir dEurope toutes les familles juives qui avaient conservé leur nationalité turque. Plusieurs retournèrent indemnes, ils furent logés chez des parents, — 135 —

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plusieurs séjournèrent à Biiyiik Ada, été comme hiver, bien contents d'être vivant dans ce chaos meurtrier qui englobait le monde. Ces rescapés ont toujours béni Inônii de les avoir sauvés des fours crématoires. Des années plus tard on discute toujours de ce sujet. Si certains remercient le président d'alors, d'autres l'envoient avec joie et plaisir en enfer.

10 Jupiter s'ennuie au haut des cieux. Il veut, sans doute punir le pauvre Atlas, lui envoyant, avec un sourire ironique, la boîte de Pandore que pourtant il gardait bien cachée. Atlas, fatigué, accablé par tout le poids du globe terrestre sur ses épaules, semble s'affaiser de plus en plus sous l'avalanche des malheurs expédiés de l'Olympe. S'il avait la force d'Hercule, il s'arrangerait pour briser le vase et libérer l'espérance que les gens de la terre attendent avec tant de triste patience. C'est ce que pensait. Lidya le jour de l'ail 1942-1943, car comme si le varlik ne suffisait pas pour les adultes voici aussi l'histoire d'un certain bateau appelé "Strouma" ! Personne n'avait envie de réveillonner même pas d'ouvrir la bouche pour parler. Pourtant la petite avait invité toutes ses amies au complet pour réveillonner chez elle. Elle louait tellement l'animation de §ükraniye que toutes voulaient la partager ne fusse qu'un soir. Elle fut obligée de décommander car les Juifs portaient encore le deuil de ces malheureuses victimes du nazisme qui, pensant pouvoir échapper à leur triste sort, se sont mis de même que le juif errant de la Bible, à traverser les mers et divers continents afin de trouver refuge dans l'un des pays prêchant la paix et les droits de l'homme. Aucun ne les reçut. Après une course infinie et sans but, il vint sombrer avec tous ses passagers, dans les eaux territoriales turques, tous engloutis dans les flots de la mer. Elle ne prêtait jamais grande attention à ce qui se passait autour d'elle surtout côté politique ; elle avait l'habitude de vivre dans son petit monde à part ; elle était turque, aimait son pays ; sa ville qui, pour elle était la plus belle au monde. Elle

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fut peinée, abattue, dépassée, par ce sinistre événement ; surtout qu'il ait eu lieu ici, dans sa mer, dans sa ville. Les présidents des communautés, Mr. Brod pour les ashkenases, commissionnaire bien connu sur place, qui négociait aussi très souvent avec Salamon, ainsi que Mr. Karako, président des sépharades très ami de la famille, firent de leur mieux, s'adressèrent aux autorités, promirent monts et merveilles, afin éviter ce malheur ; mais ils ne parvinrent à rien. On ne put sauver qu'une femme enceinte, qui enfanta un garçon à Istanbul ; elle fut expediée clandestinement, en Palestine comme un objet duquel on devait se défaire un moment plus tôt. Le bâteau sombra donc, sous les yeux de tous les parents des victimes, agglomérés sur le rivage, dans le port d'Istanbul, dans le froid et la neige. Tous attendant avec anxiété, espérant jusqu'à la dernière minute, que les chefs de toutes les communautés, même chrétiennes, seraient parvenus à amadouer les autorités ; en transit, par voie ferrée on tentait de faire passer tous les Juifs du "Struma", vers la terre promise. Pourtant rien n'eut lieu. Les synagogues se remplirent sans fin, les eskavas infinies affligèrent les Juifs. La tristesse et la mauvaise humeur régnait partout. Lidya se souvient encore des conversations de sa mère avec Judith Karako, la femme du président, Louise Inselberg sa sœur et l'amie intime de Rebecca, menées en sourdine, pendant que la petite jouait insouciante, avec les deux fillettes Inselberg. Rebecca aimait bien se rendre à Istiklal caddesi, à la galerie de cristal que possédaient les deux frères Karako, un des plus somptueux magasin de l'avenue, pour renouveler ses service de table et de verrerie, cassés si souvent par les soubrettes et les enfants. Après ses achats, avec les deux sœurs, elles allaient souvent prendre le thé chez Lebon. Les Karako très considérés dans toute la Turquie furent très déçus de leur échec avec le "Struma". Il est bon, pensa l'adolescente que le Barmitzvah de Victor Farhi ait déjà eut lieu et que Sami mon frère ne soit pas là. Car depuis décembre tout est lugubre et sombre, personne n'a envie d'ouvrir la bouche même pour souhaiter un simple bonjour. Les jeunes ont mûri d'un coup. Est-ce cela ce que l'on appelle la vie ? Où sont les joies les gaîtés, les bonheurs journaliers, que nous promettent les mères de Sion ? — 138 —

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C'est sans doute à nous de les découvrir, tout au long de cette difficile existence, de jouir des plaisirs quasi-éphèmeres, comparés à tant de catastrophes dont regorge la terre. C'est à tout cela que pensait Lidya. Il y avait des changements qui s'effectuait en elle. Tout autour ses amis d'enfance avaient changé d'apparence ; c'étaient désormais des demoiselles et des jeunes messieurs. Elle ne savait plus s'il fallait apprécier cela ou au contraire se révolter ? Grandir, mûrir lui paraissait chose très difficile à supporter. Le jour de l'an 1943 fut morne, ennuyeux. Lidya priait presque pour que le congé prolongé de Noél finisse un moment plus tôt. Les gaies soirées de l'immeuble avaient disparu. Les garçons prenaient des airs de supériorité. Ils ne daignaient plus jouer ni converser avec les cadets. Certains s'enfermaient pour fumer, d'autres pour faire des niaiseries dignes de leur âge ; ce qui fait que la salle de bain était continuellement occupée. L'âge ingrat avait transformé leur visage, le teint lisse enfantin était remplacé par des boutons dits de jeunesse. Tous sans exception avaient enlaidis énormément. Parmi eux, Lidya trouvait son frère aîné Sandro le plus beau, le plus distingué, le plus racé. Il avait les manières de grand seigneur tout en étant très désagréable avec sa jeune sœur. Ils avaient pris l'habitude de s'entretuer quotidiennement. Il causait très bien, avait un timbre de voix très plaisant, pas comme celui de ses amis mi-enfantins, mi-mûrs. Ses yeux langoureux faisaient rêver plusieurs jeunes filles de son âge. Elles désiraient bien l'avoir pour cavalier ou flirt. Mais l'aîné des Eskenazi était timide et pudique ; sa nature renfermée l'empêchait même s'il le désirait ardemment, d'aborder ces belles donzelles. Un soir de froid intense en plein mois de mars, tout l'immeuble fut réveillé par des cris de terreur. La toiture de §ukraniye brûlait. Dans les terrasses, les buanderies et chambres de débarras individuelles, l'incendie faisait des ravages. Les habitants du dernier étage, les Bencoen et les Barouch furent les premiers à quitter les lieux et chercher refuge dans les étages d'en bas. Le cri strident des sirènes des pompiers résonne encore aux oreilles de Lidya. Il y eut des trombes d'eau, tous les étages sans exception furent innondés ; il y eut interruption de courant, et après un très long moment on arriva à éteindre l'incendie. La première impulsion de Lidya fut de prendre son sac d'école et de chercher le bracelet qu'elle avait reçu pour les 13 ans de Sandro. Rebecca prise de peur sursauta quand le téléphone sonna en pleine nuit. C'était son amie Sara Assa habitant juste en face, — 139 —

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sur Rumeli Caddesi. qui lui demandait de lui envoyer les enfants. Veuve depuis très peu de temps elle n'arrivait pas à se remettre de la mort de son époux, veillant très tard dans la nuit, prise de migraines insoutenables, et d'insomnies qu'aucune pilule n'arrivait à calmer ; elle fut une des premières à constater les flammes de la toiture de l'immeuble de son amie. Sara et sa sœur Rachel étaient des amies de Rebecca depuis très longtemps, car leur papa Mr. Saporta était très intime avec Kemal Decalo. En plus le mari de Rachel, Mr. Romano était toujours présent dans l'immeuble, car apparenté aux Assa du No. 2. Ce qui fait que Lidya se sentait très à l'aise avec la famille. Mais depuis que Mr. Assa était mort jeune, laissant une veuve éplorée, désespérée, la petite était drôlement impressionnée, en pénétrant chez eux. Elle avait une appréhension ainsi qu'une peur terrible de la veuve, spécialement parce que tel était son statut. La petite pensait souvent que la mort était une chose terrible à supporter. La veuve Assa était la seconde personne proche qu'elle connaissait ayant perdu son mari et sans le savoir dans son for intérieur elle repoussait l'idée de cette chose affreuse que peut être un décès. Rebecca répétait très souvent combien elle admirait le couple Assa très bien assorti, tous deux très instruits et pouvant s'entendre sur n'importe quel sujet. Sara devait ressentir un vide énorme. La petite Eskenazi se sentait génée vis-à-vis de son amie Nelly, et trouvait que Rubby le fils de la maison était trop jeune pour en devenir le balabait. Elle avait honte de prononcer le mot papa devant les deux jeunes. Mais ce soir-là elle s'installa chez eux pour quelques jours, partageant la chambre de Nelly. La complète harmonie, le calme, l'entente parfaite entre ces trois êtres frappa Lidya. Ruben avait de très beaux gestes à l'égard de sa sœur et conversait avec elle comme avec une bonne amie, pas du tout comme Sandro et elle. Sans doute le manque de papa l'obligeait à être tel qu'il était ? Lidya ayant son père adoré, ne tenait pas à être cajolée par son frère. Elle savait très bien qu'elle était la préférée de Salamon. Nelly et Ruben grandirent avec les enfants Eskenazi. La petite Assa, de genre boulotte tout comme Lidya, eut une vie rangée. Elle étudia à l'école anglaise, fit du piano ; le moment venu on la présenta à un jeune avocat Mr. Behar qu'elle épousa. Tandis que la vie de Rouben fut digne des romans best sellers américains. Le premier cercle de jeunes était un cercle assez étendu, avec, comme adhérents les jeunes gens des meilleures familles d'Istanbul. C'était ce à quoi on — 140 —

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faisait grande attention, car il fallait avoir de très bonnes fréquentations. Pendant quelques mois ils s'amusèrent, dansèrent, picniquèrent, invitèrent même leurs jeunes sœurs respectives, enchantées d'être avec eux et leur groupe. Puis le sentiment amour l'emportant, chacun se choisit un flirt. La chose prise à la légère au début, devint très sérieuse au bout de quelques temps. Rebecca était enchantée de voir son fils avec la petite Keribar, Sara l'était aussi : son Ruben avait choisi une jeune demoiselle, cousine de ce Sami, digne de lui, et de la famille. Mais il était plus difficile de promettre mariage pour le jeune Assa, car lui dans ses projets voulait avant tout marier sa jeune sœur ; tenace dans sa décision, il ne put épouser le grand amour de sa jeunesse. La jeune fille fut harcelée par ses parents, fut obligée d'accepter d'épouser un monsieur déjà mûr, prêt à l'hyménée et aux abois pour découvrir un moment plus tôt la jeune fille de bonne famille. Ainsi s'estompa le souvenir du grand amour de Ruben. C'était un jeune homme d'une intelligence machiavélique très porté sur des affaires commerciales inconcevables, des importations irréalisables. Mais pour lui rien n'était impossible. Il devint en très peu de temps un importateur de renommée mondiale, acquit une fortune colossale. Après le mariage de Nelly, content de lui même il pensa enfin à se caser, à fonder un foyer. Il avait des visées sur une très jolie jeune fille qu'il avait entrevu, Renée Salfati la nièce d'Inès Decalo. Il étudia le cas avec sangfroid, fit savoir sa décision à sa mère. Sara aussitôt, se mit en contact avec Rebecca, ensemble elles décidèrent de mettre Eliezer et Inès au courant. Lidya déjà mariée à l'époque apprit vaguement la chose. Elle était persuadée que Renée Salfati, sa parente par alliance, n'aurait jamais accepté cette proposition. Car tout le monde savait parmi la jeunesse, que la petite nièce était sur le point de se fiancer avec son flirt, fils d'une amie de Rebecca, par dessus le marché, neveu d'une voisine amie intime de Sara Assa. C'était un si beau couple qu'il était impossible de ne pas les remarquer. Pour la génération des jeunes Eskenazi, un peu vieux jeu, plus respectueux envers les parents, cette petite s'exposait partout, sans se gêner en rien, embrassades dans les taxis, chose qui était à l'époque un sujet de grandes critiques surtout de la part du très jaloux oncle Eliezer. Mais il fallait mettre ses beaux-frères au courant et s'étaient à eux de décider pour le mieux. Toute la ville eut un grand choc, quand on apprit que Ruben se fiançait avec la petite Salfati. Il était avéré que la nouvelle fiancée, était une personne avide, ambitieuse, arriviste, que pour elle la poche l'emportait sur le dit amour. — 141 —

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Elle était plus moderne sans doute elle pensait plus comme une américaine que comme une orientale. Celui qui faillait perdre la raison fut le pauvre flirt abandonné du jour au lendemain et se morfondant d'avoir été pris pour un imbécile jusqu'à la dernière seconde. Ses amis firent de leur mieux pour le consoler. Il faut avouer qu'il s'en remit très difficilement. Mais sa bonne étoile l'emporta. Il rencontra après son service militaire, une jeune fille immensiment riche, la petite Ozsinai, follement éprise de lui. Ils se marièrent et partirent fonder une très belle famille dans le jeune État d'Israél. Ruben épousa Renée Salfati, mariage extraordinaire, grandiose. C'est Eliezer Decalo qui fut très fier et heureux d'avoir ce génie du commerce comme neveu. Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse, dit un proverbe français. Il fut très à propos pour le jeune Assa. Il a dû avoir une faille, dans une de ces fameuses importations, Lidya ne se souvient pas très bien, étant très occupée à l'époque à élever ses bébés. Ruben fut arrêté et interné du jour au lendemain. La mauvaise humeur et un sentiment de stress régna dans toute la famille. Rebecca se fit un devoir d'aller consoler son amie Sara Assa ainsi qu'Angèle et Léon Salfati, les frères de sa belle-sœur Inès. Les liens de famille ont une très grande importance dans la famille Decalo. Pour sauver Ruben de l'inculpation, le mari de Nelly, avocat lui même, suggéra de s'adresser au maître le plus fort dans ce domaine, le plus célèbre, ayant une renommée mondiale. Maitre Mizrahi avec son inébranlable plaidoirie ferait grand effet et mettrait le jeune homme en liberté un moment plus tôt. Tout était très bien combiné, oui mais un grand et très étonnant mais ... Mr. l'avocat, marié à une des plus célèbre dames de la communauté juive, connu pour ses escapades amoureuses tolérées par les siens qui les attribuaient au démon de midi, tomba follement amoureux de Renée, femme plus jeune que ses propres enfants ! Machiavéliquement égalant Ruben il proposa un échange au détenu, déjà affligé par son sort : Une bonne défense pour mise en liberté, contre son épouse. Ruben, abasourdi, par une telle audace refusa catégoriquement, étant lui même très épris de la jeune femme. Toute la famille s'attendait à tout mais à cela — 142 —

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et de la part du défenseur, jamais ! C'était d'autant plus inconcévable que c'était une proposition faite par un coréligionnaire. En Orient on est très solidaire quand on fait partie d'une même communauté. Mr. Mizrahi, diabolique personnage, fit une si bonne défense contre son client que le détenu fut condamné, presque à perpétuité... Le caractère arriviste de Renée, face à cette situation, reprit le dessus. Elle avait bien pu laisser tomber son flirt malgré son grand amour pour lui, pourquoi pas ce mari ! Son mari en prison, la situation devenait précaire pour elle habituée au grand luxe et à la présence d'un homme ? L'avocat était vieux, il est vrai mais sa fortune colossale... Alors à quoi bon attendre indéfiniment ? Elle serait madame Mizrahi, et comme la communauté est simple, l'incident sera facilement oublié, et elle revivra comme avant, riche et adulée. Ruben bien malgré lui, dut rendre sa liberté à cette jeune écervelée. Au fond il pensa qu'elle aurait pu attendre longtemps, si elle l'aimait vraiment ? Mais vouloir épouser l'avocat le mettait hors de lui et rendait Sara, sa mère malade. Personne n'arrivait à placer un mot ni à proférer une consolation, toute la ville avait avalé sa langue dépassée par le triste sort du jeune homme. Maitre Mizrahi, divorça lui même de son épouse Annie, pour épouser la charmante nièce d'Inès. Les Salfati ne surent comment cacher leur honte, leur gêne, de savoir leur fille mariée à un monsieur plus âgé que son propre père. Ils retournèrent pour quelques temps vivre à Edirne leur ville natale. Bien plus tard quand tout fut tassé, ils vinrent s'installer pour toujours à Istanbul. Le plus outré dans cette affaire fut Eliezer Decalo. Sa mentalité de chef de famille, d'union entre mari et femme, son caractère intransigeant et très jaloux, ses vues bornées, lui fit bannir cette nièce de la famille. Il défendit à Inès de la voir. Ruben vécut assez longtemps en prison. Tous les détenus comme les gardiens très impressionnés par le triste destin du jeune homme, le proclamèrent le prince des prisonniers. Son drame de famille, mit hors d'eux tous les truants qui se proposèrent à tour de rôle, dès leur peine purgée, d'aller tuer le salaud d'avocat et la salope de putain. (Kaltak orospu comme ils l'appellaient entre eux.)

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Pour l'homme turc, l'honneur est mis en jeu quand il est trahi par son épouse, seul le sang versé, la vendetta accomplie peut calmer son courroux. Mais le jeune détenu, plus pondéré, civilisé, pensant surtout aux conséquences d'un pareil meurtre, les pria de s'abstenir. Il fut dorloté, gâté, mis provisoirement en liberté quelque fois par semaine. C'était la personne la plus respectée et adulée de la prison de Sultan Ahmet, à Istanbul. Un beau jour, on ne sut jamais comment, il s'évada, aidé de l'exterieur (sans doute par des associés très puissants qu'il avait eu dans le passé qui, pris de remords voulurent sans faute se racheter et payer ainsi leur dette de l'avoir laissé interner et pris comme cible.) Il fut conduit à îzmir dans un camion de blé, de là par moteur de pêcheur, dans une île grecque. Caché pendant quelques temps à Athènes, il arriva à se procurer une place dans le El Al et le voici à Tel-Aviv. Eliezer et Inès vivaient déjà en Israél n'ayant pas voulu laisser les vieux Decalo seuls, préférant élever les enfants en fervents patriotes à l'égal des enfants Samuel, (brillants dans tous les domaines) ; ils s'installèrent près d'eux en 1951. Ruben fut recueilli, par son ex-oncle. Le couple Decalo le soigna, le gâta, comme si en leur for intérieur, ils voulaient se faire pardonner l'infidélité de leur volage nièce. Ruben vit actuellement à Tel-Aviv. Il a su après plusieurs hauts et bas, se refaire une brillante situation, de nouveau atteindre l'apogée dans les affaires. Il s'est remarié avec une charmante israélienne, bien plus jeune que lui et a deux charmants enfants. Sa mère Sara est enfin heureuse et calme, elle vit tout près d'eux en Israél. Lidya la rencontre à Istanbul, quand elle vient séjourner auprès de sa fille Nelly. Elle a plaisir à la savoir enfin contente de vivre. Renée est restée mariée avec Maître Mizrahi. Elle a eu deux garçons, une vie impossible. Un mari, difficile, gâteux, malade. Les enfants du premier mariage n'ayant pu lui pardonner son acte, elle dut aussi faire face aux bâtons mis sur sa route par eux. Parmi ses amies de jeunesse on chuchotte qu'elle a payé le mal qu'elle a fait à son premier époux. (Elle vient récemment de perdre le vieux, toute la ville prétend que c'est maintenant qu'elle respirera librement et peut-être, qu'elle incarnera à la perfection la veuve joyeuse de la fameuse opérette.) Toute personne qui n'aurait pas assisté à toutes ces péripéties, aurait pu jurer lire le roman d'un de ses auteurs favoris.

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Le soir de l'incendie fut la première fois où Lidya eut de l'insomnie. Elle était drôlement impressionnée d'être là. A l'aube, elle fut choquée de voir l'aspect de leur immeuble. La très belle terrasse découverte était toute noire de suie. La buanderie, avec ses deux grandes cuvettes en marbre où l'on faisait la lessive, le chaudron où l'on faisait bouillir le linge blanc, avait fondu avec la chaleur des flammes. Les larmes aux yeux, Lidya se mit à rêvasser aux jours de grande lessive. Pendant deux jours, Victoria la lavandière, trimait depuis les 5 heures du matin, pour allumer la chaudière faire flamber le bois, afin de chauffer l'eau. Rebecca amassait plus de 20 draps, nappes et couvre-lits que l'on lavait au savon, à l'eau de javelle, qu'on laissait reposer à l'eau de cendres, et en été avec la belle saison, on faisait boullir le tout dans la chaudière. Le petit linge était lavé dans de grands baquets en cuivre étamé, dans la salle de bain à l'étage ; même on les passait à l'eau froide dans la baignoire le dos courbé. Lidya comprend maintenant, pourquoi la pauvre Victoria se mettait en colère, quand dans sa tendre enfance elle adorait se perdre parmi ce linge, ces draps qu'elle faisait ressembler à de très belles robes de bal, suspendues au grand air, dégageant, balancés par le vent, une délicieuse odeur de savon, de propre. La lavandière harrassé était effrayée, car recommencer pour elle aurait été tuant. (Aujourd'hui même, Lidya rêve de cette odeur de propre, qu'aucune machine à laver au monde n'est capable de donner au linge.) Au côté opposé à la buanderie se trouvaient les grandes chambres de débarras. Chaque appartement avait la sienne. On avait l'habitude d'entasser le surplus de tout, la lingerie, la literie prête à être lavée, était gardée là-haut dans des bahuts. Les jeunes filles avaient leur trousseau, brodé par elles mêmes, dans de très belles malles achetées avec grand soin et emportées avec amour dans le futur foyer conjugal. Depuis le Varlik, plusieurs des habitants y avait entassé clandestinement les choses pliables comme tapis, petits guéridons, argenterie transportable etc..., effets dérobés aux autorités au moment de la prise des biens. On rechercha longtemps la cause de l'incendie mais on ne découvrit jamais rien. Tous les cohabitants soupçonnèrent très longtemps le portier d'être de connivence avec les voleurs. Car il était le seul à savoir les biens précieux cachés dans les chambres. On pensa que les voleurs vidèrent tout d'abord les lieux, et puis incendièrent l'endroit. Les habitants ne pouvant revendiquer leurs biens perdus qui logiquement étaient sensés ne pas exister ; l'incident fut clos et il n'y eut que le toit qui fut endommagé. Ce fut très drôle qu'aucun autre endroit ne brûla, comme si des personnes présentes commencèrent à éteindre le feu bien avant l'arrivée des pompiers.

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Comme si le service militaire forcé, l'impôt sur le revenu, ne suffisaient pas à ennuyer les gens, le feu mit le point final au budget de plusieurs locataires. Même les enfants, dans leur insouciance furent ébranlés. Privés de lumière pendant très longtemps, ils s'entretuèrent, les grands frères s'attribuant le droit d'aînesse, obtenaient la meilleure lampe à gaz, la meilleure chambre et la meilleure table pour étudier. Le monde était un enfer, lieu de mésentente, de disputes, de meurtres ; l'immeuble §iikraniye, sous cette néfaste influence, devint pessimiste morose. Le No. 3 au même palier que les Eskenazi se vida après ce désagréable incident. Le propriétaire Mr. Bekiroglu et sa famille préférèrent l'immeuble contigu, qui appartenait à son frère aîné. Il était mieux situé faisant angle avec Rumeli cad. On loua donc le No. 3 à une famille Behare, parents d'Inès, bons amis des jeunes Decalo. La famille était composée d'un couple âgé, de deux fils, l'un marié et l'autre célibataire, fiancé à la nièce du gendre de la maison. Les gens rigolaient de savoir tante et nièce futures belles-sœurs. On ne sut jamais ce qui arriva mais le mariage en question n'eut pas lieu. On commença à voir venir la fille seule sans son mari, qui disait-on, était terriblement fâché avec son beau-frère à cause de ces fiançailles rompues, rupture attribuée au montant de la dot. C'était madame Behare la vieille qui avait beaucoup de peine car comme elle le proclamait tout le temps, elle aimait bien son gendre. Pour garder les bonnes manières et faire honneur à l'hospitalité tous les voisins allèrent leur rendre visite et à tour de rôle les reçurent. Cela ranima lejr anciennes habitudes. Le printemps fit oublier les soucis. Le renouveau de la nature donne la sensation d'un éclat joyeux, qui fait renaître toute sortes de choses. L'insouciance de la jeunesse l'emporta sur tous ces faits détestables. Les adolescents avec la sève montante reprirent leur joyeuse vie d'antan. Le premier avril, Sandro fit une farce à Inès. Il lui téléphona, transformant sa voix grâce à son mouchoir mis devant sa bouche ; lui faisant des déclarations d'amour à tout casser, la pressant sans faute de lui accorder un rendez-vous urgent, sans quoi il aurait été jusqu'au suicide par amour pour elle. A la maison chez les Eskenazi, tous éclataient de rire. (Rebecca s'apprêtait à mettre sa guêpière). Inès — 146 —

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prise de peur, raccrocha le téléphone au nez de son soupirant. Car elle connaissait très bien la jalousie féroce de son époux. Une quinzaine de minutes après elle chercha sa belle-sœur, pour lui narrer le fait. Rebecca, en train de boutonner sa guêpière, voulut se précipiter pour rassurer Inès. Dans sa hâte elle fit tomber les lacets du corset, son pied fut pris dedans, et demie-nue, en train de harceler son fils, elle arriva à l'appareil, pour confirmer à la jeune femme la farce de Sandro. Ce fut le festival pour les enfants de l'immeuble. Victor Hugo n'a-t-il pas dit "une journée sans soucis est une journée de gloire" ? Pour les adolescents se furent quelques heures sans soucis qui les mirent pour assez longtemps dans la gloire de la joie. L'été arriva et avec lui, un très bon bulletin pour Lidya. Elle s'était juré de prendre sa revanche sur l'été passé, abominable souvenir de sa jambe cassée. Elle se baigna à longueur de journée, dans sa mer bien-aimée, la Marmara, qui a l'apparence d'un beau lac. L'eau peu salé, pas trop froide donne la sensation d'un gant de velour, qui vous caresse partout avec volupté. Depuis Suadiye elle fit plusieurs excursions à Buyiik Ada à son amie intime Nora passant l'été chez son oncle, dans une très belle villa au Nizam. En cours de route, depuis Osmanbey à l'école, elle s'était liée d'amitié avec Renée Pensoy, jeune enfant délicate et fluette, sa cadette de deux ans. Elles ne se séparèrent plus jusqu'au jour du mariage de Lidya. (Renée continua ses études en Europe, se maria avec un jeune homme Hatem. On s'aperçut après son mariage que son cœur était malade. Elle fut une des première à vouloir être opérer, mais ne survécut pas à l'intervention. Bien qu'elles se furent perdues de vue, elles avaient continué très longtemps à se téléphoner. Sa mort ébranla terriblement sa compagne de route.) Les Pensoy en été, logeaient à Fenerbahçe, une vieille maison en bois entourée de grands vergers. Lidya étant l'aînée, se rendit très souvent auprès de sa jeune amie. Rachel Pensoy l'avait adoptée comme une seconde fille dans la famille. Les fils de la maison, Jacques, Isaac et Remi étaient amis et camarades de Sandro à l'école St.-Michel. Mr. Pensoy, personne remarquablement intelligente et immensément riche, avait un seul défaut : il était excessivement pingre. Originaire des Dardanelles, ayant sans doute, vécu des jours difficiles pendant des années il tenait à avoir quelques assurances pour ses vieux jours. Il était terriblement turcophile, il avait changé son nom et ceux de ses fils. C'est ainsi que Jacques devint Ya$ar, Isaac Izzet, et Remi Remzi. Lui même se fit nommer Bedri au lieu de Bension. Ils avaient tous les quatre pris l'habitude de rabrouer

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quiconque les interpellait avec leur prénom passé. Tous aimait bien Lidya et elle avait trouvé une chaleur sincère et amicale, chez eux. (Un jour avec ses deux bébés, Lidya se rendit chez une de ses nouvelles relations d'après mariage, à Bûyûk Ada. Il s'est avéré que Mme. Pensoy était une voisine, partageant le même jardin avec sa copine. Elle interpella Lidya, prit les enfants dans ses bras, appela son mari et lui dit "Regarde Bension notre fille aînée nous a amené ses bébés ; qu'ils sont adorables". Lidya fut très touchée de cette interpellation. Ce fut la dernière fois qu'elle rencontra cette dame. Elle apprit sa mort soudaine à la sortie de chez son médecin où elle s'était rendue pour un contrôle, et se faire faire un electro-cardiogramme... À une fête d'anniversaire d'une des cousines de Bettine qui fréquentait l'école anglaise, elle avait rencontré Lisette Galin, fille d'un célèbre avocat, avec qui elle se lia d'amitié plus qu'avec les autres présentes ce jour-là. Les Galin l'invitaient souvent à venir piqueniquer avec eux. C'était des gens d'un milieu tout à fait différent de celui de ses parents. Parmi les fréquentations de ces gens, il n'y avait qu'avocats, médecins, ingénieurs, architectes etc... Lidya éprouvait beaucoup de plaisir à converser avec eux, elle était intéressée par ce qu'on lui expliquait, retenait tout, ayant un esprit vif, surtout une très bonne mémoire. Mais elle fut peinée de découvrir l'ignorance, le peu d'instruction de ses parents. La futilité de leur vie, toutes ces heures passée à jouer aux cartes, ce babillage peu intéressant de robes, de bonnes, ou ces racontars absurdes, ces commentaires sur n'importe quelle réception, lui mirent la puce à l'oreille. Elle se jura alors qu'une fois mariée elle ferait le contraire, trouverait des horizons nouveaux, s'acheminerait vers des distractions plus intéressantes. (Mais mariée elle continua le même train de vie que ses parents. Il ne faut jamais dire : fontaine je ne boirai pas de ton eau !). Toute sa vie Lidya s'arrangea à ne jamais leur faire sentir leur ignorance. Elle les adorait et les trouvait très bien pour le peu de savoir qu'ils avaient. Salamon avait un esprit très vif. Elle était sûre de recevoir la réponse exacte à n'importe quel problème de maths, posé à son père, sans jamais cependant avoir la méthode à suivre. Le résultat était juste, de cela elle était plus que certaine. C'était à la petite de chercher en partant de la réponse donnée, les opérations à faire. Son père était perspicace, avait des visées très justes. Sa fille prenait toujours ses conseils en considération, elle pouvait traiter avec lui de n'importe quel sujet, ils avaient beaucoup d'affinités. Elle était plus distante avec Rebecca sa mère. — 148 —

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Pourtant cette dernière était main de fer sous patte de velours. Elle savait la surveiller, sans le lui faire sentir. Elle exigeait de l'emmener avec elle aux cures thermales, pour l'avoir sous les yeux. Ne pouvant plus aller en Bulgarie, elle avait pris l'habitude de se rendre à Yalova où Atatiirk, avait fait faire un hôtel très luxueux, et lui-même s'était fait construire une habitation présidentielle juste en face. Les bains thermaux, étaient le heu des gens très chics, on y rencontrait des personnalités. On avait l'honneur d'être massé par le masseur du Gazi. Rebecca disait se trouver très bien après les 21 bains rituels ! Lidya restait très souvent les dix premiers jours avec elle, puis Salamon venait rejoindre son épouse. Sandro se trouvait très bien soigné par tantine Farhi, pendant ce long laps de temps. Les week-ends, Eliezer et Inès faisaient leur apparitions, les promenades à pieds ou en taxi, étaient les plus grandes distractions des lieux. Le soir après le dîner, on transformait la salle à, manger, on faisait danser les jeunes commis, les folklores de leur patelin. Cela intéressait beaucoup la petite, qui elle aussi à l'école turque avait appris à danser le zeybek. Très souvent des acteurs connus faisaient des sketches et des chanteurs de musique régionale mettaient un entrain fou et réanimaient cet endroit endormi. Lidya s'était liée d'amitié avec un petit garçon tout blond, Semih Bayar, dont la mère était aux yeux de la petite, une des plus belles femmes qu'elle avait jamais vues. Rebecca au fond avait raison ; car Nora plus âgée que Lidya était embêtée par son cousin, qui cherchait à la tripoter n'importe où, surtout quand il se savait seul, sans ses parents aux alentours. Nora se plaignait à son amie, se demandant comment faire, pour le dissuader de l'ennuyer, sans toute fois se faire remarquer par son oncle et sa femme. Lidya plus masculine, lui conseillait de lui coller des coups de pieds. Mais ses amies éclataient de rire à ces suggestions, car elles étaient déjà bien plus féminines que la petite boulotte, encore trop enfant ; sa mère pressentant cela préférait l'avoir auprès d'elle, le jour viendra où elle aura son réveil et comme ses amies, commencerait à se plaire avec le sexe opposé. Pour Lidya s'amuser voulait dire danser, chanter. Elle avait appris à danser le swing, adorait la musique de Glen Miller connaissait toutes ses chansons par cœur, avec leur signification ; grâce à cela elle se mit à parler anglais avec une grande facilité. C'est à cela que Rebecca tenait plus que tout. Car elle était au courant que, parmi la jeunesse il y avait des jeunes qui faisaient la propagande de Theodore Hertzel, des révoltés, des passionnés, des idéalistes qui quittaient le domicile familial, pour se rendre en Palestine, aider à former l'État d'Israél. Très — 149 —

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mère poule, séparée déjà d'un fils malade, elle ne tenait guère à voir ses enfante faire partie de ces idéalistes. Peut-être que Sandro déjà épris n'aurait pas payé grande attention à ce mouvement sioniste ; mais elle ne pouvait jurer de rien avec sa Lidya, fougueuse et trop indépendante, comme son père. Si elle avait eu vent de la chose, Rebecca en était persuadée elle aurait suivi les autres sans aucune hésitation. Alors mieux vaut qu'elle aime la danse et la chanson, comme cela, elle, sa mère dormirait en paix. Grâce à Dieu dans l'immeuble, aucun enfant ne prête encore attention à cette propagande. Pour apprendre les choses naturelles de la vie à la naïve Lidya, il y eut Beki Salfati, la nièce d'Inès, l'unique fille du frère aîné, qui chaque été cohabitait avec la petite Eskenazi à Suadiye et aussi une amie géorgienne, Sara. A elles deux elles dirent à la petite comment on fabriquait les bébés ! Car Sara du même âge qu'elle, venait d'avoir un petit frère ; les relations entre hommes et femmes ? Chose totalement inconcevable pour notre trop naïve adolescente. Furieuse, en pleurs elle alla se confesser à son aîné, Sandro. Le pauvre jeune homme voyant le grand désespoir de la petite, nia calmement le fait. Car disait-il "idiote, si tel est le cas alors tout le monde aurait eu plusieurs enfants. Mais Dolly Barouch est fille unique donc, conclusion, les choses ne se passent pas comme cela". La logique plut à l'enfant qui oublia l'incident totalement au bout de quelques temps Il faut avouer que l'on était bien moins éveillé qu'actuellement ne le sont même les tout petits. L'école reprit en septembre, en classe bleue foncé avec comme professeur Mère Ernestine, menue personne, âgée pour être encore enseignante, (mais par temps de guerre il était impossible de faire des transferts de professeur. On se contentait de ce qu'on avait sous la main) aux immenses yeux bleus. Un peu sclérosée, entichée de plantes, que l'on pouvait apercevoir à chaque coin de la classe. Mais dans toute cette forêt, elle avait sa plante préférée : Princesse Juliana, tout comme la reine de Hollande, étant hollandaie elle, même. Chaque éclosion de feuille, dans cette immense plante était accueillie en classe, par des exclamations de joie et de bonheur, car toute élève interrogée avait droit à un 10 sur 10 en l'honneur de la nouvelle même, soit en français soit en botanique, leçons que la sainte mère Ernestine, professait le plus. Les redoublantes, de vraies jeunes filles de 14 ans et plus, se regardaient ironiquement à chaque explication d'ovulation du pollen, cela n'échappait pas aux yeux de l'enfant qui commença à se poser des questions sur la vérité, apprise en été.

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Par contre on avait peur de la sainte mère quand elle se mettait en colère. Elle ouvrait grands ses yeux et s'écriait "mesdemoiselles regardez moi droit dans mes yeux bleus bleus" A chaque fois, c'était un éclat de rire fou de la part des grandes, par contre les jeunes étaient très impressionnées, Lidya plus que toutes, n'aimant guère être privée de barette. On aurait dit que les nazis s'arrangeaient toujours pour empoisonner la période des fêtes chrétiennes. Mi-janvier, un sombre jour de froid intense, pendant la leçon de morale, adressée seulement aux adolescentes juives Notre Mère supérieure fit une entrée théâtrale, elle venait leur dire au revoir, la directrice turque l'ayant obligée à démissionner. Mais elle insista surtout pour leur narrer l'histoire de 75 petites juives polonaises, qui se donnèrent la mort en avalant le poison pour rat, afin de ne pas céder, aux désirs des barbares officiers nazis, qui se faisaient grande fête de dépuceler, les belles youpines, leur proie humaine. Elle leur fit savoir le désir du grand rabinnat, de jeûner un jour en leur mémoire pour la paix de leurs âmes. Toutes les élèves israélites, toutes sans exceptions, des plus jeunes aux plus grandes, d'un commun accord, le lendemain de ce jour néfaste jeûnèrent. Elles furent invitées à aller prier à la chapelle de l'école. L'archevêque (le futur pape Jean XXIII) fit une messe spéciale, monta sur la chaire, parla longuement et pria avec toute l'assistance juive, pour l'âme pure de ces 75 martyres. Dieu étant partout, les demoiselles frissonnèrent, sentirent le souffle mystique, communièrent âme et cœur dans ce triste moment solennel. (Des années plus tard au cours d'un de ses voyages en Europe, Lidya insista pour passer par Rome. Elle adorait se rendre au Vatican, admirer la beauté des lieux. Le dimanche tout à fait par hasard, ils tombèrent, avec son mari sur une cérémonie religieuse, grandiose, qui avait lieu dans la grande chapelle. Très intrigués ils demandèrent la raison de cette messe faite avec tant de pompe. On leur répondit que c'était la messe de la canonisation du bon pape Jean XXIII. Lidya eut un drôle de pincement au cœur. De se trouver là ce même jour lui parut comme un signe du Ciel, comme si Dieu voulait qu'une jeune élève de Sion qui avait assisté à tant de beaux gestes fait par le bon pape pendant qu'il était nonce à Istanbul soit là présente et le remercie de tout son cœur, assistant à la dernière cérémonie la plus grandiose faite pour ce grand homme.) L'antisémitisme, que l'on n'avait jamais ressenti à l'école française, s'éveilla parmi les professeur, sympathisants des Allemands, après ce sinistre jour. Ils commencèrent à harceler certaines élèves, surtout celles qui avaient un — 151 —

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visage typiquement sémite. Rosa Mizrahi, rousse aux grosses lèvres, aux joues rouges avait l'air très typé. A chaque leçon, on lui posait la même question, "estu turque ou juive ?" Elle obtenait un zéro pour n'importe quelle réponse. Elle en eut tellement assez, en fit une dépression et abandonna l'école après le premier semestre. Toutes ses camarades israélites furent prises du même effroi, et si elles étaient interrogées de la même façon que devraient-elles répondre ? C'est Lidya qui sans le savoir sauva la situation. Quand le professeur l'interpella d'un ton ironique, plein de sarcasmes, en appuyant sur chaque syllabe de son nom, Lidya spontanément, dans un souffle, sans trop réfléchir, lui répondit être sujet bulgare, de religion juive. Mais, ajouta-t-elle, depuis la guerre ses parents avaient renoncé à rester bulgares, étaient actuellement sans sujétion ; elle, Lidya au moment de ses 18 ans deviendrait turque étant née à Istanbul, et surtout adorant sa ville natale. Toute la classe partit d'un fou rire de voir le désappointement sur le visage de la bonne femme, car elle ne put proférer un traître mot et dut continuer son interrogatoire sur le sujet de la leçon. Le 20 janvier, l'anniversaire de la fondation de l'école Notre-Dame-de-Sion à Istanbul se fêtait en grande pompe et emphase. Celui de cette année là fut le dernier où toute l'école se rassembla dans les salons où avait lieu l'assemblée générale, le dernier dont toutes les classes gardèrent un très bon souvenir. Les années suivantes, chaque classe fêta cet anniversaire individuellement. On dit au revoir à la mère supérieure, qui fut peu après remplacée par mère Solongia, celleci étant loin d'avoir la même allure solennelle que la révérende mère JeanBaptiste. Le printemps arriva, mais la guerre était toujours là. Sandro avait fini l'école française brillamment il était en préparatoire au collège américain. Sa mère bavait devant lui, elle était surtout très fière de ses fréquentations. Il s'était fait un nouveau milieu avec les jeunes gens les plus riches et cotés de la société d'Istanbul. Il était devenu le président des jeunes de l'œuvre Or-a-Haim. Très doux de nature, il était aimé de tout le monde. Loni Keribar, un de ses amis du collège, l'invita à une fête donnée pour son anniversaire. On ne sut jamais s'il le fit avec une arrière-pensée dans sa jeune tête. Sa charmante cousine Yvonne, l'adolescente privée de barette à chaque assemblée générale, qui avait tellement marqué Lidya, fréquentait un jeune Italien. La chose était très mal vue de la part de la famille Keribar, ancienne famille juive d'Istanbul, faisant partie de la haute société. Esther sa mère ainsi que Henri, dit aussi Hayri, son père prièrent l'aîné des neveux de la famille de remédier à cela, sans que la petite ne se doute de rien, car étant d'un caractère plutôt tenace, elle était capable de n'en faire qu'à sa tête. — 152 —

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Lony donc, insista pour avoir Sandro parmi eux ce jour-là. Sandro grand timide ne voulait pas s'y rendre, ce n'est que sur les instances de Rebecca qu'il céda. Elle faisait tout son possible pour vaincre la timidité innée de son grand. Yvonne, aussi li'avait guère le cœur léger en se rendant chez son cousin. On lui cassait déjà assez les pieds à la maison, ouf quand est-ce qu'elle arrivera à n'en faire qu'à sa tête ? Elle était devenue une superbe jeune fille aux yeux myosotis, sa silhouette encore mi-enfantine ne s'était pas défaite tout à fait de son très léger, presque imperceptible embonpoint. Une fossette au menton ainsi que ses épais cheveux noirs de jais frisés, embellissait encore cette charmante figure. Toutes ses amies entre elles la surnommaient Elisabeth Taylor. L'un géné d'être là, l'autre furieuse de ce que l'on intervienne dans ses affaires de cœur, tel était l'état d'âme des deux jeunes gens quand le cousin les présenta l'un à l'autre. Ce fut pourtant le coup de foudre entre les deux. Sandro en perdit son latin et Yvonne la tête. Elle ne s'attendait pas à trouver Sandro si beau, si tendre et avenant. Ainsi donc naquit le grand amour qui durera et qui (maçallah) dure encore de nos jours. Toutes les deux familles, Decalo comme Eskenazi, mis au courant par les racontars, les commérages, les on-dits, apprirent très vite le choix amoureux de leur préféré, de leur prince. Ils étaient très contents et fiers. Bravo Sandrico Pa§a, quel choix extraordinaire, une des meilleures familles, la crème d'Istanbul. Notre garçon est né sous une bonne étoile. Barouch a Sem. Les coups de téléphones les conversations en bulgare entre les frères et les belle-sœurs battent leur plein. Rebecca, superstitieuse cherche à cacher la chose à son amie Farhi, elle a peur du mauvais œil. Par hasard quand sa voisine lui pose la question elle a une réponse évasive, vague. Lidya ne comprend pas l'importance du fait, la raison de cet excitation chez sa mère. Une copine tout le monde en a, so what ? Nora sa voisine et amie ne lui dit-elle pas qu'on lui fait la cour, Bettine sa cousine de même. Peut être cela est-il plus important pour un fils que pour une fille ? En tout cas la petite prenait la chose à la rigolade. Chez les Keribar la réaction n'était pas tout-à-fait la même. Esther très snob, imbue d'elle même, aurait préféré le fils d'une de ses amies, de son milieu, un Burla, un Alguadiche, un Danon, un Modiano ; et qui est ce fameux petit Eskenazi ? Hayri, lui fataliste, ne payait pas trop attention à ce fait. Comme si déjà tout était dit et fini. Attendons voyons, le jeune homme n'a que 18 ans, qui

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nous dit que cela tiendra jusqu'à la fin. Il connaissait bien Saiamon, était un de ceux qui allaient l'entendre faire des kiifiir, et partait en riant de là. De braves gens, et comme dit Lony son neveu, il vaut mieux un jeune homme juif que ce fameux Italien dont s'était entichée sa fille aînée. Eliezer les connaissait tous, il fallait les amadouer, les embobiner, en faisant étalage de leur avoir, mettre Sandro en valeur. Il était prêt à tout offrir à son neveu. Bientôt le 23 avril. On se prépare donc pour la parade. Elle a toujours lieu place Taksim, autour du monument, symbole de l'indépendance. Toutes les petites classes jusqu'à la neuvième déposent des couronnes aux pieds du mausolée. Lidya l'avait fait depuis la troisième classe à l'école §i§li Terraki, elle pensait qu'il était bien plus agréable de parader quand il fait beau, car on était toujours très légèrement vêtus pour la cérémonie. Cette année-là elle n'allait pas parader, car ils allaient tous les jeunes, fêter l'anniversaire d'Yvonne à Suadiye. Yvonne est née le 29 avril. Sa mère n'aimait pas trop recevoir la jeunesse ; ayant des pièces antiques de grande valeur, des tapis persans rares, inestimables, elle était dérangée à l'idée même d'avoir cette cohue, cet ensemble de jeunes tout le temps en train de trépigner, bouger, mettre du désordre chez elle. Elle refusa de fêter l'anniversaire de sa fille à Ayazpasa. Sandro, peiné de voir sa dulcinée attristée, osa, avec l'audace qu'ont quelquefois les très timides prier Eliezer, l'oncle-gâteau, de lui prêter la maison de Suadiye, abandonnée en hiver. Inès et son mari s'exécutèrent avec grande joie. Ils ordonnèrent au jardinier de nettoyer la villa, d'arranger les allées, de planter des fleurs, de renouveler la pelouse, de faire peindre le bassin d'eau, de veiller à ce que les jets d'eau fonctionnent sans interruption. La seule chose qui différa fut la date, car le 29 tout le monde était en classe. On choisit donc de faire la fête le 23 avril. Lidya fut enchantée de ne pas se réveiller avec les coqs, pour assister à la parade annuelle. Tous les voisins de l'immeuble furent invités. La jeunesse se donnait du bon temps tous à la fois. Nora, Bettine, Victor, Joseph, Renica Pensoy et ses frères, tous participaient à ce joyeux festin. Eliezer très à la hauteur offrit même les frais du traiteur à son neveu. Les tables d'antan furent dressées. Lidya se crut dans un rêve, dans le gai passé de sa tendre enfance. On apporta un tourne-disque, on dansa aux sons de Harry James, Glenn Miller, Duke Ellington, Count Baisie, Benny Goodman etc... Les romantiques, les couples, allèrent flirter, loin des yeux, dans les coins et recoins du verger et du potager. Les autres se défoulèrent — 154 —

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sur la terrasse. Lidya voyant son amie Renée assise ainsi que ses frères, les invita à danser, fut en sorte leur professeur de dance. Car malgré son embonpoint, elle était très svelte, savait s'adapter à n'importe quel rythme de musique. Elle était déjà celle qui avait enseigné, n'importe quelle dance, à toutes ses amies pendant les anniversaires et les fêtes entre fillettes. (Dernièrement, au cours d'une visite de condoléances, elles se sont rencontrées toutes après plusieurs années. Elles se mirent à parler avec nostalgie, des réunions passées. Combien Lidya se fatiguait à leur apprendre le swing, la roumba, le slow, la raspa et le tango. Combien on rigolait d'être gourde et gauche. On arriva à conclure que malgré tout, l'enfance était la période la plus belle.) L'incident le plus comique ce jour-là fut le fait de David Coen, jeune homme espiègle, fort sympathique, ami de Sandro. Il se barbouilla les lèvres avec le bâton de rouge volé à sa sœur Flora, qui était à l'époque la plus belle rouquine d'Istanbul. Lidya ne se lassait jamais de l'admirer sans fin. La jeune fille le lui rendait bien elle adorait lui pincer ses joues plus que joufflues. Notre jeune clown bien barbouillé, alla embrasser sur la bouche, le front, la joue, tous les jeunes hommes qui flirtaient, laissant des marques profondes. Il y eut plusieurs jeunes filles qui firent la moue et se chamaillèrent avec leur flirt, ne pensant jamais que c'était l'espiègle David, qui leur avait joué ce mauvais tour pour amuser l'assistance. Ce fut une fête inoubliable, dont encore on reparle avec Flora et David. Ce fut aussi le dernier été passé à Suadiye ; car les années suivantes, les Decalo préférèrent aller à Bûyûk Ada pour la saison d'été. Comme cela ils se seraient éloignés, tout à fait, des parages où séjournait l'oncle Jacques et les cousins, qui encore de nos jours ont leur villa à Suadiye, juste en face de l'ancienne maison de Kemal Dekalo.

11 Le son strident de la cloche fait sursauter les jeunes demoiselles de la classe bleu foncé. Elles suivent la leçon à demi-somnolentes, sous les rayons du soleil qui pénètrent à travers les austères fenêtres de la maussade bâtisse de l'école de Sion. Les explications données par mère Ernestine, d'un ton monotone, ses yeux bleus, grands ouverts ne semblent guère les intéresser. Elles sont bien loin, plongées dans d'autres problèmes, en train de rêvasser. L'annonce de la récréation, la plus longue de la journée, les secoue. En une seconde toutes sont déjà prêtes à descendre dans la cour afin de se dépenser et profiter au maximum, de ce semblant de soleil de printemps. Toutes les classes sont présentes. Les éleves courent, jouent au ballon, au volley bail, à la balle au camp etc... D'autres plus grandes se recherchent pour se raconter, à voix basse, véridique ou imaginaire, leur dernière conquête dans telle ou telle réunion du samedi ou du dimanche. Lidya aime jouer au volley bail. Elle a la spécialité de faire un très bon service. Tout le team l'adopte car toutes savent que grâce à cela on a souvent le dessus sur les adversaires. La voici donc devant le filet bien tendu. Il faut profiter de ces 20 bonnes minutes. Elle prépare son poignet, soulève le ballon, frappe bien fort, lève la tête pour suivre fièrement l'envol de la balle, sa prouesse... Au lieu du ballon, elle aperçoit au loin au dessus du clocher de l'église, une nuée noire, mouvante. Une horde tumultueuse, jacassante, qui s'avance vers le bout de ciel bleu, aperçu de la cour de l'école. C'est une volée d'oiseaux migrateurs, annonçant enfin le printemps. Tout l'attroupement, comme d'un commun accord

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se met à tourbillonner, à plusieurs reprises sur la tête des fillettes. Nos sportives en oublient leur jeu, suivent le ciel attentivement. Une des cigognes, avec un gracieux tire d'aile digne d'une ballerine, rompt le cercle, s'éloigne de la ronde, se dirige en battant harmonieusement l'air, sous les yeux émerveillés des élèves, vers le Bosphore. C'est sans doute le chef de bande. Tous les autres oiseaux se mettent en rang, forment des triangles, à tour de rôle, interrompent leur tourbillon pour suivre attentifs, obéissants comme de bons soldats, avec un vol lent et gracieux, la première séparée du groupe. Que la nature est belle, ordonnée ! On dirait qu'elles se hâtent d'aller retrouver leur nid délaissé l'automne dernier. Les cris de joie remplissent la cour, les fillettes folles de joie d'avoir vu les premières annonciatrices de la belle saison, font des rondes. Car en Orient, on présume qu'il est de bon augure d'apercevoir les premières cigognes. Lidya est heureuse, car elle aime le printemps, elle espère, optimiste comme elle l'est, qu'avec la belle saison tout s'arrangera, ira pour le mieux. On venait d'avoir un hiver rigoureux, dur, difficile, surtout triste au possible. Il était permis à tous d'échafauder d'agréables chimères. "Quel esprit ne bat la campagne ? Qui ne fait châteaux en Espagne ?" Le premier mai, en septième, fut spécial. Toute la classe à l'unanimité décida d'aller piqueniquer, dans la villa d'une de leur camarade à Salacak. Cela aurait été une découverte pour Lidya, qui ne connaissait pas ce côté du Bosphore. Elle avait l'habitude avec ses parents, dans son enfance, avec toute la famille, de piqueniquer sur le côté européen du Bosphore. Elle avait été souvent à Tarabya, Sariyer, Buyiikdere, Hunkar, Circir. Même à Kilyos, plage située sur la mer Noire, avec la camionette d'Hliezcr Decalo. Ce 1 er mai la ramena dans le passé. Elle se revit à Hunkar dans ce petit café que la famille louait pour eux, ainsi que tous leurs amis pour la journée. On s'y rendait avec Sultana, les deux soubrettes, l'employé du magasin, la voiture pleine de victuailles. Les voitures particulières et les taxis emmenaient tout le monde, la famille suivait de près. Arrivés au jardin, les servantes se mettaient à l'œuvre, préparaient la table, étalaient tout ce que l'on avait apporté. Les enfants se défoulaient, grimpaient sur les collines environnantes, à la recherche de tortues, qu'ils adoraient tourmenter pour se prouver qu'ils étaient plus forts que la carapace de la bête. Ce jeu stupide et cruel les amusaient énormément. Les crapauds sautillants, les faisaient courir, car chacun d'eux voulait sans faute en attraper un par la queue. On dressait des hamacs, entre deux arbres pleins de - 157 —

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feuilles vertes, nouvelles pousses du printemps, pour ceux qui aimaient faire une légère sieste. La trop bonne nouriture, donnait lieu à une douce torpeur ou bien était-ce le printemps ? Jacques, Kemal, Salamon et bien d'autres adoraient faire des parties de tavla. Des tziganes, avertis par les cris des enfants dans les montagnes, faisaient leur apparition avec un semblant d'orchestre et des chansons à la turque que les plus âgés aimaient à entendre. On aurait dit qu'ils avaient le mot de passe entre eux. Car de suite, après les chanteurs on voyait arriver les tziganes éleveurs d'ours, avec leur tambourin en main aux sons duquel ces encombrantes bêtes se mettaient à danser lourdement, leurs gestes gauches et maladroits, leur attitudes idiotes faisaient les délices des enfants qui chantaient un refrain appris dans leur enfance, destinée à toute personne qui danse sans sveltesse, (Baya mi lonso que ya baylo). En un clin d'œil, il y avait déjà un "fasil heyeti". Les plus âgés de l'assemblée, fredonnaient avec les chanteurs. A l'époque, Lidya n'aimait pas beaucoup ce genre de musique, en avançant en âge elle adore les chansons à la turque tout comme l'aimaient ses ancêtres. On venait, soi-disant pour boire de la bonne eau. Mais il arrivait la plupart du temps de finir un nombre infini de boutelles de raki. Vers les trois heures de l'après-midi tout comme dans un salon de l'appartement, on dressait les tables de jeux. Mais le poker n'était joué qu'à la maison. Personne dans la famille ne se donnait la peine d'apprendre le bridge. Les gens trouvaient qu'il y avait assez d'embêtements au travail ; à quoi bon une association au jeu ? Chacun pour soi et Dieu pour tous. Le jeu individuel est toujours le meilleur. Le komkam, le bezigue, la pastra est bien aussi amusant. Le temps passait, il filait très vite. A cinq heures, le thé était servi par le propriétaire du jardin. Les samovars et narguilés étaient de rigueur. Tante Farhi, Inès, toutes les dames étalaient les friandises faites par elles, de leurs propres mains. On servait un goûter fabuleux. En plein air on engloutissait cela avec plus de facilité. Vers les sept heures du soir avant la tombée de la nuit, les voitures venaient ramener chacun à son domicile respectif. Les enfants partaient à regret, en espérant refaire ce piquenique plus d'une fois par an, soit à Hunkar soit à Circir. Ils priaient surtout qu'il fasse toujours beau le premier mai, pour voir leur rêve s'exhausser. Lidya revoyait tout cela, comme une photo surgie du fin fond de sa mémoire, pendant qu'elle emmenait, Mère Ernestine à Salacak, ayant été désignée par la classe, qui la considérait comme la meilleure enfant, de chaperonner la bonne Mère. Les yeux pleins de larmes refoulées, elle ressentit une grande nostalgie pour ses grands-parents ainsi que pour les très beaux jours passés... — 158 —

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Ce premier mai fut pourtant magnifique. Elles dansèrent, jouèrent au jeu de charade, firent un goûter extraordinaire, préparé par la maman de leur camarade de classe. Les fillettes furent fort étonnées, très amusées de voir Mère Ernestine, engloutir à table, gâteaux, biscuits, douceurs, friandises comme toute personne normale. Jusqu'à ce jour là on n'avait jamais aperçu une religieuse en train de manger, c'est la raison pour laquelle on s'imaginait les mères toujours privées de toute sorte de nourritures savoureuses. Avant le départ on décida de jouer à cache-cache. Lidya arriva sur le balcon de l'étage supérieur, et là, penchée sur la balustrade, elle regarda bouche bée, le spectacle grandiose, magnifique qui s'étendait sous ses yeux. Les ondes bleu clair et foncées, le scintillement doré sur la Marmara, au loin les silhouettes des minarets flamboyants, spectacle magique au crépuscule. Le feu rouge qui descend tout doucement en embrassant les eaux de la Corne d'or, juste au début du détroit du Bosphore, les rides, le clapotis lointain, le son des vagues battant le parapet de la tour de Léandre, provoquées par une légère brise qui effleurait les cheveux de la petite en extase, devant ce beau tableau. Elle ressentit en elle une soif inassouvie, une admiration infinie. Elle savait très bien que plusieurs auteurs poètes avaient décrit Istanbul. Mais elle était persuadée qu'aucun d'entre eux n'a aimé sa ville, comme elle d'un amour aveugle, allant jusqu'à la personnifier comme une bienaimée éternelle. Ce sentiment se renouvelait, (même actuellement) à chaque traversée effectuée sur la Marmara dans n'importe quelle direction. Sa découverte ce jour-là fut la tour de Léandre, qu'elle n'avait jamais eu l'occasion d'observer de si près. Sur cette note de gaîté, on retourne à la maison, grisés par le bon air marin, les senteurs des arbres en fleurs éblouis par la beauté et les couleur de la nature en cette saison. Dieu a créé la nature parfaite. Pourquoi n'a t-il pas voulu donner la même perfection à l'être humain ? D'un commun accord, de retour à §ükraniye, tous les jeunes décidèrent, malgré la guerre et ses ignominies, les anxiétés du "Struma", le "Varlik" et même le feu, malgré tout et contre tout, qu'il est bon d'être jeune de vivre avec optimisme, d'envisager un avenir clair, brillant, beau, comme l'est la nature, créée par Dieu. Les cigognes aperçues ne sont-elles pas là pour annoncer la paix tant desirée ? C'est le vœu de toute l'humanité, car la guerre a déjà trop duré. Ce même soir, la radio R.C.A. par la voix de Londres annonce une défaite de l'armée allemande. Lidya, à demie-endormie, ne se souvient plus laquelle. Elle — 159 —

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se réveille un peu aux applaudissements, car la radio vient d'annoncer, aussi, qu'inônu a déclaré la guerre à l'Allemagne. Un souffle d'allégresse passe dans le monde des minoritaires. Ils espèrent enfin ne plus être coincé par l'État, comme ils l'ont été tout au long de ces années de guerre ! Le printemps est, dit-on, une saison néfaste pour certaines personnes âgées. Il le fut pour Mazal Eskenazi, qui s'éteignit tout doucement courbée en deux, après avoir souffert plusieurs jours. C'était la première fois que Lidya voyait le deuil dans la famille. Il y avait eu la mort de l'oncle David, déplorée par tous, mais n'ayant que des frères et pas de progéniture, elle était passée presque inaperçue, les funérailles ayant eu lieu à Vienne, là où il vivait depuis un très long moment. Il y eut maintes discussions, car Isaac, le seul fils, célibataire endurci, insista pour accomplir les rites des sept jours, chez eux à Apolon Han, là où sa mère vécut et mourut . Chez les judéo-espagnols les sept jours de deuil, sont de rigueur. Les Juifs originaires d'Istanbul ont des mœurs différentes de celles qui viennent d'ailleurs. Ils observent les sept jours puis les quatre semaines et font la prière chaque mois jusqu'au bout de l'année. Tandis que les Bulgares observent les sept jours, puis le mois, pour finir ils font les prières à la fin de l'année. Si le défunt est jeune ils ajoutent le dixième mois. La veille de l'enterrement, des amis de la famille apportent les cravates et bas noirs que porteront les avel'im. En général la cérémonie a lieu à la synagogue, puis on va à Arnavut Koy, aux cimetières (Il y en a trois pour sépharades, juifs allemands et italiens) pour l'enterrement. Le kidouch est fait dans le petit temple, juste à la porte du cimetière. Au retour, tout le monde se rend au domicile du défunt. On fait la kiria à tous les proches du disparu. On refait une longue prière, on se remémore tous les morts dans la famille, on fait les eskavas. Après, une très grande table est dressée où doivent prendre place les avel'im. On sert des œufs durs, des borekitas, des olives noires, des fromages, des raisins noirs, des biscottes au raki, des amandes et du raki comme boisson. La table desservie, les uns restent pour tenir compagnie à la famille, d'autres s'en vont. Les très croyants, s'assoient par terre pendant les sept jours, les autres, plus modernes dans leur façon d'agir, prennent un canapé pendant toute la semaine ;

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personne en dehors d'eux n'a droit à s'asseoir. Les prières selon la volonté se font soit à la maison soit à la synagogue. En Orient, les amis et lointains parents ont l'habitude d'offrir un dîner à la mémoire du défunt car les avel'im ne doivent rien faire que s'assoir pendant les sept jours traditionnels. Chaque soir c'est l'un de ces étrangers qui prépare le repas pour toute l'assemblée en deuil. Cela pendant toute la semaine. Le matin du septième jour a lieu le korte, on fait la prière matinale, après la table de rigueur, les proches emmenent les avel'im au hamam. Lidya eut beaucoup de peine, mais elle était bien plus habituée à sa grandmère maternelle qu'à la pauvre Mazal. Le seul souvenir qu'elle gardera d'elle sera une machine à coudre, datant de 1900 que la pauvre immigrée avait achetée pour sa fille Luna qui l'a très peu employée. En son souvenir elle désira toujours en faire cadeau à sa première petite-fille qu'en son for intérieur elle appela toujours Lunica. Après la semaine, tout entra dans l'ordre pour tout le monde comme si de rien n'était. Le seul qui fut très désemparé fut Isaac Eskenazi qui cherchait sa mère partout. Il en fit presque une dépression. Toutes les belles-sœurs se firent un devoir de lui trouver une fiancée. Chose à laquelle on n'avait guère prêté attention jusqu'à la disparation de Mazal. On savait qu'il avait eu une petite aventure avec une jeune grecque mais lui dans l'obligation de se trouver toujours en contact, en bon termes avec l'oncle Kemal, a dû mettre fin à ses sentiments peut-être sincères à ce moment-là. L'exemple de son frère Eliezer lui servait de leçon. Pour être plus à l'aise et donner plus de bien-être à sa chère maman, il était obligé de renier ses sentiments. Rebecca plus femme du monde, avait connu une demoiselle Ovadya, personne cultivée, ayant vécu quelques années en France. Comme âge elle convenait très bien à son beau-frère qu'il fallait ausi rendre un peu plus présentable et mondain. Car toute la famille le trouvait un peu rustre, n'ayant pas eu trop la possibilité de s'instruire. Il fallait qu'il gagne sa vie, il était toujours à la disposition de ses frères qui le traitaient malgré eux comme un subalterne. C'était le plus laid de la famille, et on aurait dit qu'il faisait exprès de le paraître encore plus, ne cessant jamais d'avoir une cigarette collée aux lèvres. Il était capable de parler, courir, marcher et même parler, la cigarette collée à sa lèvre inférieure. Ses dents de devant toutes jaunies par le tabac, accentuaient sa laideur, le rendait plus antipathique aux yeux de tous. Sa nièce se demandait souvent

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comment il faisait pour manger ? Sa démarche aussi était lourdaude, ce qui faisait qu'on le traitait de pied-plat. Rebecca, pour les présentations, organisa une petite réception, les mit en contact. Cela marcha bien pendant quelques semaines, mais sans doute qu'Isaac se sentit trop simple aurès de la demoiselle, il la quitta brusquement. Sa grande belle-sœur voulut remédier à la chose et le mettre devant un fait accompli ; elle cacha la promise, mademoiselle Ovadya et fit venir Isaac afin qu'ils aient une explication car la jeune femme était vraiment contente d'être à Istanbul auprès des siens et d'avoir trouvé un homme pour se marier, tout en sachant que cela était en un sens une mésalliance. Mais forte de caractère, elle se promit de travailler à rendre plus fin son futur mari. L'homme propose mais Dieu dispose. Isaac bien, déterminé à ne pas se laisser faire arriva inconscient chez Rebecca. Ce dont Lidya se souvient surtout, c'est la façon impulsive, la dégringolade, dans les escaliers de son oncle, aussitôt qu'il aperçut la jeune femme ; les cris d'appels de la demoiselle résonnent encore aux oreilles de la petite. "Isaac, viens, on est des êtres civilisés, voyons". Elle prêchait dans le désert car le jeune homme avait déjà disparu depuis longtemps. Bien des années plus tard, après le mariage de sa nièce Lidya, il fit la connaissance d'une demoiselle Inès Saban qu'un commerçant ami de Salamon, Mr. Cerasi lui présenta. Elle lui plut beaucoup. Ils furent fiancés pendant quelques temps. Mais un beau jour elle le quitta, sans explication. Les bellessœurs intriguées s'informèrent et découvrirent que la demoiselle en question, s'était servie du pauvre Isaac afin de faire décider celui qu'elle aimait, à l'épouser. Grande déception ! Il se décida donc à rester célibataire. Mais il se maria quand même, des années plus tard, ne fut guère heureux en ménage. Il eut, tout comme son frère aîné Salamon, vers les 55 ans, des revers de fortune et toute sa vie trima énormément pour subvenir aux besoins familiaux. Sa seule consolation fut sa fillette qu'il adora, sa petite Meguy. Il la fiança, arriva à la marier et mourut un peu après. Sa fillette est aussi jeune que la dernière-née de sa nièce Lidya. Les années avançant, les rôles changèrent. On avait l'habitude d'aller rendre visite à Kemal Decalo, maintenant l'aîné de la famille, le trait d'union entre tous était Salamon Eskenazi. Mazal disparue, Eliezer Eskenazi, le mari de Caliopie ne voulut pas que sa fille Meguy perde le contact avec sa famille, car sa femme avait de nombreux frères et sœurs. Avec l'hostilité de l'oncle Kemal, il n'était pas parvenu à convertir, malgré toute sa bonne volonté et son infini désir, son épouse au judaïsme tandis que lui tenait à élever sa fille dans la religion juive. Le contact avec ses cousins Eskenazi et Decalo était très important à ses yeux. C'était la seule des jeunes cousines qui chaque samedi matin était emmenée à la synagogue, —

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et qui portait au cou une chaîne en or avec une très grande étoile de David au bout. Sa mère insistait pour qu'elle obéisse à son pere, lui citant très souvent l'exemple de sa belle-mère Mazal ; toutes les souffrances endurées par la vieille ainsi que tous les bons conseils que de son vivant elle prodigua à sa bru grecque. Elle l'avait aimée plus que sa nièce, et Rachel. La situation précaire de Eliezerica l'avait obligée à les héberger auprès d'elle quelques années durant. Mazal conseilla Caliopie, de faire de très grandes économies mais de ne jamais chercher à gagner plus que son époux, pour ne pas l'inciter à la paresse. §iikraniye devint donc, le lieu de rencontre de toute la famille, chaque dimanche matin. Eliézer et Inès ainsi que les deux garçons déjà assez grands faisaient aussi leur apparition. Inès était un peu pâle ces derniers temps, on chuchotaient que peut-être elle attendait un troisième bébé, et l'on souhaitait une fillette qui porterait le nom de Zimbul. (Meguy la grecque comme on l'appelle dans la famille, la fille d'Eliezer Eskenazi et sa grande cousine Lidya se rencontrent très souvent, elles bavardent longuement et les anciens souvenirs revivent. Meguy lui raconte combien elle avait été impressionnée par leur voisine Sara Coen qui se hasardait à descendre un dimanche matin chez les Eskenazi en peignoir, terme négligé, le décolleté assez osé aux yeux de la petite. Elle se souvient de plus de Lidya toujours en short blanc, la raquette de tennis en main, pour se rendre à l'appartement de Maçka Palas où se trouvaient les courts de son professeur Mr. Godorevski. Elle tenait très mal sa raquette, l'index en l'air, le monsieur russe-blanc avait l'habitude de l'appeler "mademoiselle index" ; soit en train de faire sa gymnastique, les mouvements enseignés par Madame Alexanderson, qui exigeait de la boulotte certains exercices, appris dans son salon et répétés à longueur d'heures à la maison ; ou soit au ballet avec Madame Arzoumanof, dame très gracieuse dans ses mouvements, qui la rabrouait tout le temps à cause de sa démarche lourdaude et masculine. "Je suis là pour vous apprendre la grâce, mademoiselle Eskenazi", et pat elle lui tapait sur le dos, le buste, lui soulevait le menton, lui apprenait à marcher sur la pointe des pieds elle lui apprenait à voltiger au lieu de marcher comme des harnais ce qu'elle lui répétait à chacune des leçons. Elle avait dû abandonner, à regret, après sa jambe cassée ; signes qu'on cherchait par tous les moyens possibles et imaginables à faire maigrir l'aînée des cousines.) Toutes les nièces et neveux adoraient l'oncle Salamon qui, très gai, optimiste de nature, avait de charmants gestes et un mot doux pour chacun d'eux.

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Cet été-là, Rebecca dut envoyer Lidya pour deux mois de vacances du camp américain à Caddebostan. La maison paternelle de Suadiye ayant été vendue par son frère, elle ne voulait pas envoyer sa fille à Biiyiik Ada, pensant que le propriétaire trouverait à redire. Car très souvent on spécifie le nombre de personnes qui résideront, avant de signer le contrat de location d'un logement. Rebecca très fine ne voulait pas mettre Eliezer dans l'embarras. Elle-même sans personel, depuis tous ces malheureux incidents, ne se voyait pas la force de courir après la petite à longueur de journée, pour lui trouver des plages favorables aux bains de mer. Istanbul avait commencé à se surpeupler et aller en train à Florya, plusieurs fois par semaine était devenu presque impossible et très fatiguant. Lidya très développée pour son âge était continuellement taquinée, tout le long du parcours, par des individus louches et cela n'était pas accepté par sa mère. Conseillée par une cousine de son-beau-frère Joseph Samuel et sa très bonne amie depuis la Bulgarie, Esther Benaroya qui trouvait l'idée intéressante, elle installa Lidya au camp. Cela ne fut pas difficile de s'adapter à la vie du camp, car ayant été pensionnaire Lidya avait acquis déjà l'habitude d'être loin de §iikraniye. Les nombreuses activités, les gymnastiques sur terre et en mer, le tennis, les courses de natation, les leçons d'anglais, de couture, de danse moderne n'étaient pas pour déplaire à la petite Lidya. De plus elle se fit plusieurs nouvelles relations, des amies de partout et aussi d'Izmir. (Après son mariage pendant sa première grossesse, étant obligée de rester allongée elle dut cesser ses activités dans la communauté. On lui envoya pour la remplacer une jeune dame. Elle firent connaissance, se dévisagèrent puis tout à coup toutes les deux s'écrièrent d'un commun accord. Perla Haim d'Izmir, mariée à un certain Mr. Duenyas. C'étaient les noms changés par les mariages respectifs qui les avaient toutes les deux déroutées. Le camp... Depuis elles sont encore de très bonnes amies qui peut-être ne se fréquentent pas trop mais s'aiment bien.) Au camp, il était réglementaire, de coucher 15 jours dans les tentes au jardin, 15 jours dans la villa, vieille maison en bois, délabrée. C'était son tour de loger dans la villa, quand un soir il y eut un déluge effroyable. Les jeunes filles des tentes entrèrent mouillées jusqu'aux os. Lidya voulait bien prendre dans son lit ses deux bonnes amies Leyla Benzonana et Zita Tziaves, mais étant toujours assez boulotte elle ne put abriter que Leyla, enfant fluette et mince, qui tout comme elle, avait été élevée par la dada Flore. Zita dut coucher sur le plancher. Malheureusement cette dernière contracta des rhumatismes dont elle souffrit pendant longtemps. Pour la première fois Lidya s'en voulu d'avoir de

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l'embonpoint, car sans cela, elles auraient pu être à trois dans le même lit ; et Zita n'aurait rien eu du tout. (Dernièrement, Zita, qui vit en Italie, devenue une dame très connue, qui a plusieurs activités intéressantes, à Milan, et Lidya se sont rencontrées 45 ans plus tard. Elles ont déjeuné avec deux autres dames dont l'une, la petite-fille de la maison de lingerie Eskenazi, Beki Hasson, est une très bonne amie actuelle de Lidya ; les parents se connaissant de longue date, ellemême fut présente au camp en même temps que les deux anciennes amies. Becki et Zita, toutes deux se rappelaient leurs flirts de jeunesse, (Lidya étant déjà mariée à l'époque) très copine de tous ces mêmes jeunes garçons, Lidya revit pendant ce récit, l'année de ses 15 ans, et combien ses petits copains avaient été abasourdis en la voyant se fiancer si jeune ! Leyla, qui vit toujours dans cette ville, connut un jeune médecin, ami de jeunesse de Lidya, dont elle tomba follement amoureuse, pendant qu'il lui donnait des leçons, pour arrondir son budget d'élève en médecine. Tenace elle tint bon et parvint, malgré le jeune homme à l'épouser. Ils se rencontrent rarement. C'est toujours de la dada Flore qu'elles reparlent. Après cette grande pluie, Rebecca remercia mille fois le Bon Dieu d'avoir protégé sa fille. Il est vrai qu'elle trouvait la petite topacika, plus svelte, souple et peut être un peu mincie, mais la santé avant tout. Et puis à quoi bon s'en faire tellement ? La cadette d'Esther Benaroya, cousine germaine de son beau-frère Joseph Samuel, Lina, aussi boulotte que sa Lidya ne venait-elle pas de se fiancer avec Emest Rodrigue ? En l'apercevant dans le camp, ne lui a-t-elle pas dit en riant "Madame Eskenazi, ne vous ne faites pas tellement, j'ai trouvé un charmant mari. Lidya en trouvera sûrement plus d'un". Lina fut heureuse, avec son époux. Elle eut trois enfants. Très jeune, après son troisième, elle eut un cancer à la gorge. Lidya ne pouvait concevoir que Dieu puisse être aussi peu clément envers un tout petit bébé, et, comme la maladie était assez peu répandu dans le milieu fréquenté par la famille, à Istanbul, tout le monde fut très impressionné par ce fait. Malheureusement elle mourut jeune, laissant sa mère éplorée. Cet été-là la famille Eskenazi après les vacances, fêta les fêtes du jour de l'an à Bûyiik Ada avec Inès et Eliezer. Tous en leur for intérieur, regrettaient la belle maison de Suadiye vendue récemment. Mais unanimement ils convinrent que le petit temple de l'île était bien plus beau et accueillant, que celui où ils se rendaient à Kadikôy. (Actuellement un immense immeuble a été construit à la — 165 —

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place de la belle villa du grand-père Decalo. Il est difficile d'imaginer que c'était-là une des plus belles demeures de Suadiye.) L'automne amena enfin la paix. Car depuis le 6 juin le débarquement des alliés en Normandie, l'armée allemande subissait des défaites continuelles. Dans l'immeuble déjà habitué à vivre avec l'idée des batailles, la paix ne fit aucun changement. L'âge de certains jeunes ayant avancé, des idylles se nouèrent, des fiançailles s'annoncèrent. Viza, la sœur ainée de Nora, très belle mince, avec une superbe chevelure auburn tombant sur ses épaules, venait de se fiancer avec David Ojalvo. Depuis son très jeune âge elle avait eu tout d'abord le béguin pour lui et puis un amour fou. Tout le monde à Osmanbey, savait qu'il y avait belle lurette qu'ils flirtaient. La famille Avigdor était très contente, car Viza avait beaucoup d'amies turques et dônmes ; elle aurait pu jeter son dévolu sur le frère de l'une d'elle. D'autant plus que son amie, la plus intime Sermin, brune au teint basané, aux yeux noirs, au regard dur, portait avec orgueil dans son bracelet à breloques, une croix gammée qu'elle exposait avec fierté. Les plus petites étaient furieuses chaque fois qu'elle remuait son bras, comme pour les provoquer. La petite Eskenazi, très impressionnée eut Sermin en grande antipathie toute sa vie. Mais tout comme Lidya avec Sandro, Nora aussi avait des discussions continuelles avec sa grande sœur. Sermin, en plus, avait deux frères très beaux qui eux aussi avaient plaisir à faire des apparitions à Çiikraniye. Les familles en possession de filles n'appréciaient guère ces apparitions. Le seul être sceptique, dans cette affaire de fiançailles de Viza fut son oncle maternel Mr. Taranto. Connaissant David et ses sœurs, comme coureurs de dots invétérés il doutait fort de ce très bel homme. La différence d'âge était assez prononcée entre les deux jeunes gens. Aurait-il épousé sa nièce sans le sou ? Il voulait épargner une déception à sa nièce préférée qui était l'aînée de toutes. Le temps lui donna raison. Pourtant on commença à préparer le trousseau de la jeune fiancée avec Elisso, jeune demoiselle grecque, typique très imbue de sa personne, grondant son aide, la traitant comme du poisson pouri. Mais elle était très habile de ses mains et quand on l'aidait comme le faisait Rosa Avigdor et sa fille Viza, elle était capable de confectionner de très beaux vêtements en peu de



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jours. C'était la couturière attitrée de la jeune sœur de Rosa, Esther Ciprout. Elle devint celle de tout l'immeuble §ukraniye. Car au retour d'A§kale après le Varlik, Mr. Nissim Ciprout se promit de devenir très riche, et de dépenser tout ce qu'il gagnait. Jusqu'alors on traitait le juif de pingre, après le Varlik on ne pouvait guère le traiter de tel, car le juif se mit à dépenser, comme pour prendre sa revanche sur le passé avec une frénésie inouïe. On pouvait le voir partout, il était capable d'emprunter pour dépenser au delà de ses possibilités. Toutes les dames possédaient un manteau en astrakan, très moderne à cette époque-là, et les musulmans s'imaginaient que c'était un vêtement imposé par la Bible aux femmes juives. Nissim, devint, comme il se l'était promis riche, en très peu de temps, et tâcha de dépenser le plus possible le fruit de ses efforts... Son épouse et sa fille Bettine commencèrent alors à fréquenter les plus grands couturiers de la ville, entre autres Sara Malki, devenue fameuse, dans toute la Turquie, ayant fait de très grandes enjambées vers la célébrité, ayant atteint en un sens, l'apogée dans la couture, depuis le mariage de Natan et Rachele. Elisso, donc confectionna une grande partie de la garde-robe de la grande fille des Avigdor. Mais comme prédit par l'oncle, David n'épousa pas Visa. Forcé et poussé par sa grande sœur, il épousa sa cousine, Jenny Alyanak, qui était considérée à Istanbul comme une "tombul teyze" tellement elle était grassouillette. Mais une très douce et charmante personne, auréolée d'une dot, pour l'époque, fabuleuse. La désillusion aigrit Visa. Elle commença à faire à sa tête, personne chez elle n'arrivait à la raisonner. Plus tard elle fit connaissance d'un Karl Mayer qui lui non plus ne l'épousa pas. Madame Avigdor en correspondance intime avec une de ses tantes installée en France, écrivit les déboires de son aînée en se lamentant, et peut-être la priant d'inviter la jeune fille dans la ville-lumière. Madame Toledo, immensément riche, avait elle aussi son problème. Son fils célibataire quasi-endurci, ne se décidait guère à se marier. Il était entiché à sa manière des petites Françaises, ce qui n'était pas fait pour plaire à sa mère. Travaillant aussi avec l'Amerique latine il n'arrivait pas à se décider où s'installer. Ayant survécu de justesse au nazisme, il était un peu découragé et se remettait difficilement des affres et des horreurs vécues jusqu'alors à Paris. Il ne savait s'il fallait quitter l'Europe et enfouir le passé et tout cela dans l'oubli, ou rester là, et continuer son existence. L'Amérique latine l'attirait. Mais, il y a toujours des mais, il fallait aussi penser à sa mère qui se faisait vieille. — 167 —

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Au reçu de la lettre de sa nièce, Madame Toledo, eut une idée brillante. Si la jeune Viza était aussi ravissante que le disait Rosa, peut-être parviendrait-elle à plaire à son fils Ricardo, au fond pourquoi pas ? La différence d'âge pouvait être un problème, mais son fils n'était pas beaucoup plus âgé que ce fameux David. Le jeu valait la chandelle, elle se décida à faire venir la jeune fille à Paris, à arranger la rencontre avec son fils, comme le fait du hasard et l'avenir ferait le reste. Visa, désabusée, ennuyée par ce fou à lier de Karl, pour une fois prit en considérations la proposition de sa mère de se rendre à Paris auprès de la grande tante afin de lui tenir un peu compagnie, pendant les nombreuses absences du fils Ricardo. Elisso s'installa une fois encore dans l'immeuble. Rebecca Farhi, qui savait aussi très bien coudre, aida son amie et voisine. Rebecca Eskenazi, pas du tout habile de ses mains, aida à sa manière, à préparer quelques repas et goûters. Au bout d'une quinzaine Visa partit pour Paris. Elle fit connaissance du cousin germain de sa mère. Ils se plurent et au bout d'un très court laps de temps, se fiancèrent et se marièrent. Seule témoin, la grande-tante, la future belle-mère. Les Avigdor ne purent assister à la cérémonie. Ils reçurent plus tard une très belle photo de la mariée où l'on voyait malgré tout, les larmes, qu'elle n'avait pu cacher dans ses yeux. La plus heureuse dans toute cette histoire fut la grande-tante de voir son fils casé avec une juive et surtout venant du cercle de sa famille digne de porter son nom. Visa revint rarement à Istanbul, avec ses enfants. Elle en eut trois, deux garçons et une fillette. A son premier retour, elle passa par le magasin de David, ils se revirent avec émotion, bavardèrent comme de vieux amis. Cela était sans doute une habitude européenne, américaine, car le cercle des dames turques en fut abasourdi, fort étonné. Son dernier voyage, elle l'effectua avec son mari, et ses trois enfants. Ricardo ressemblait tout à fait à son cousin Mr. Taranto. Le couple, s'acheta un grand nombre de disques, du fameux chanteur Zeki Muren. Lidya et Nora furent très étonnées de cet achat, car chaque fois, dans leur enfance, qu'elles fredonnaient par hasard une chanson populaire à la turque, Visa les rabrouait, les grondait et leur fermait la radio au nez. En riant Visa, leur dit que la nostalgie du pays était pour beaucoup dans cette acquisition. C'est avec plaisir, presque avec amour et grande nostalgie, qu'elle se mettait à les écouter à Rio de Janeiro. (Ricardo mourut le premier, Lidya apprit récemment que sa femme le suivit un ou deux mois après, trop jeune pour mourir si tôt. C'est —

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Nora, sa sœur, qui dans une réunion, au mariage de la fille de Meguy la grecque, mit Lidya au courant de la disparition de sa sœur. La chanson qui dit "la vie sépare ceux qui s'aiment", peut très bien s'appliquer à ces deux sœurs.) Les autres fiancées de l'immeuble étaient Beki Alaton et Lisa Bencoen. On pensait avoir de beaux mariages en perspective... (Ironie du sort aucun de ces projets ne se réalisa... La première mariée de l'immeuble fut celle que l'on s'attendait le moins à voir mariée, parmi la jeunesse Lidya ayant acquis la renommée d'endormie). Ce fut la petite Eskenazi...! et les autres la suivirent de très près bien que ses aînées de bien des années. Pendant son séjour au camp américain, dans l'appartement il y eut d'autres cercles d'amis mixtes qui se formèrent. Ceux qui n'avait ni l'habitude ni les moyens de passer l'été aux îles ou dans des villégiatures, se groupèrent pour pouvoir s'amuser, aller tous ensemble se baigner ou piqueniquer pendant la belle saison. Il faut bien que jeunesse et vacances d'été se passent agréablement ! Edmond Bencoen était celui qui avait le plus d'amis parmi la jeunesse en dehors de l'immeuble. Il était devenu un très beau jeune homme, bien plus mûr que tous les autres, aux regards coquins, il plaisait beaucoup, mais n'avait pas le savoir ni la façon galante et prenante du beau parler comme Sandro. Isaac Alaton, était aussi blond qu'Edmond était brun, Manuel Kastro, plutôt menu au physique très quelconque mais très gentil et bon causeur, les deux cousin Angel, Elyo et Mimi formaient le côté mâle des adhérants du cercle d'amis. Pour commencer ils invitèrent Nora, déjà quinze ans révolus, très belle avec son visage de poupon encore mi-enfantin mi-demoiselle, Bettine, du même âge que Lidya mais qui était bien plus préparée et mûre que la petite Eskenazi, les cousines de Bettine ; elles étaient nombreuses les amies des unes et des autres et on arriva à former un énorme groupe. A l'automne commença l'ère des parties... Lidya de retour, fut aussi invitée en premier par Isaac Alaton. Curieuse, elle accepta, sa mère poussa même au début, tous étaient camarades, bons amis, on dansait sans aucune arrièrepensée. On jouait à des jeux intéressants, charades, colin maillard, concours de danse etc... et l'atmosphère était très agréable, on s'amusait follement surtout si on aimait bien danser. Après 3 ou 4 fois les réunions changèrent de nature, les apartés, les couples, les flirts, se formèrent. Nora tomba follement amoureuse d'Elyo Angel. Bettine qui avait le béguin pour Edmond changea, et jeta son — 169 —

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grapin sur Mimi Angel, cousin d'Elyo. Deux cousines pour deux cousins, cela s'accordait bien. Mimi avait plaqué pour sa nouvelle dulcinée Joya, qui désesperée, ne savait comment se consoler. (Cette dernière eut une fin tragique, dans un accident d'avion à Hermenonville en France, avec l'homme qu'elle avait épousé et sa bru, le trio ayant été faire le trousseau de la jeune fiancée. Joya n'ayant pas eu de fille adorait sa jeune bru et voulait la combler même avant la cérémonie de mariage.) Dans ce cercle, les choses se passaient un peu plus crûment, plus ouvertement que dans le milieu que fréquentait Sandro. Ou bien est-ce que le grand frère surveillait les choses, afin de ne pas choquer sa sœur qu'il savait très pudique et enfant, Lidya ne saurait le dire ? Mais la petite trouvait le niveau social des amis de son aîné de beaucoup supérieur, à celui où elle avait été invitée. Formé déjà depuis plus d'un an on appelait Sandro et ses amis le groupe des mariés. Presque tous s'épousèrent entre eux. Il y eut quelques exceptions comme Ruben et son flirt Tica. C'était le seul couple que Lidya vit se dévergonder devant ses yeux un jour que la partie avait lieu chez ses parents. Elle fut offusquée et très impressionnée. Elle se jura qu'aucun homme oserait jamais avec elle, ce que Rubin avait osé avec Tica, à moins que, puisque telle était la vie, ce ne soit son mari. Elle se rappelle avoir accouru raconter le fait à Nora, qui en riant lui dit qu'il fallait qu'elle s'habitue à ces choses-là, faits naturels de l'avenir d'une jeune fille ... C'est alors qu'elle se rendit compte, que son rêve serait d'épouser un homme bien plus âgé qu'elle, qui saurait lui donner la considération, le respect et aussi l'amour. Pas comme tous ces jeunes gens fougueux, que l'amour selon elle rendait plutôt grossiers, vulgaires. Un jour en rentrant de l'école, un blanc-bec inconnu, lui barra le chemin, l'empêcha de pénétrer dans l'immeuble. Elle se débattit, tâcha poliment de demander son chemin, et voyant l'obstination de l'individu, elle flanqua son sac d'école assez lourd sur le type. Celui-ci lui cogna le menton, elle lui donna un coup de pieds, et cria si fort que le salaud déguerpit aussi vite qu'il put. Elle interpela Ali Efendi, le portier qui, au lieu de la protéger, se mit à rire et fit semblant de rien. Lidya poursuivit le jeune homme, rouge de rage, alla même se plaindre à un agent de police le priant d'intervenir et de punir le vaurien. L'agent lui répondit, froidement qu'il aurait bien aimé être à la place du fuyard et la taquiner... ! lui-même. Lidya abasourdie par une telle réponse, furieuse contre le — 170 —

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portier de Çùkraniye, ayant perdu sa crédulité naturelle ainsi que la confiance en n'importe quel homme, se promit de ne compter que sur elle même et de se promener, comme dans son enfance, avec une énorme épingle à chapeau, instrument qui l'avait si bien protégé tant d'années au cinéma, dans l'obscurité. Cet événement n'arrangea guère son point de vue envers le sexe opposé, elle préféra être loin des garçons, des parties où l'on jouait des jeux qu'elle n'approuvait pas trop. Dès lors elle accepta les invitations des cercles à leurs début, où l'on s'amusait sans arrière-pensée. A peine s'apercevait-elle des apartés, elle tirait sa révérence et attendait des débutants. C'est à cause de cela que l'on la surnomma "la sœur de charité Lidya", la jeune fille la plus endormie parmi les jeunes de son âge... Ses meilleurs copains sans arrière-pensée furent quand même les Farhi et aussi les Castro, car à leurs yeux, elle était toujours la petite topacika qu'ils avaient connue bébé.

12 Une légère brise souffle entre les feuilles jaunies des arbres couvrant l'allée de Harbiye, celle qui sépare la grande caserne de l'école. Les feuilles mortes dont le sol est jonché, crissent sous les pas de l'essaim de jeunes filles, pas pressées de tout, au contraire faisant exprès de retarder leur entrée, en ralentissant leur pas autant que possible. La grande porte de la cour est déjà fermée depuis un bon moment, ces demoiselles ont recours à la porte de l'entrée principale. À la loge vitrée, sont assises deux sœurs ainsi que deux mères, pour surveiller avec vigilance les rentrées suivies de ces jeunes écervelées. Elles cherchent, plutôt en vain, de faire régner le silence, à cette horde de demoiselles de tout âge qui s'achemine vers les escaliers qui les mènent au haut au premier étage où sont situées les classes, une escalade bruyante et désordonnée au possible. Les maîtresses sont clémentes pour le premier jour car elles savent très bien que c'est le cœur gros, quelquefois même les larmes aux yeux, que la plupart des élèves font leur apparition obligatoire ; laissant dehors une très belle matinée de septembre, pour se rendre à l'abattoir comme elles avaient surnommé le couvent. Cela n'était pas le cas pour Lidya ; il est vrai qu'elle avait certains regrets et avait trouvé que la belle saison et les vacances s'étaient déroulées trop vite à son gré. Mais elle avait eu un très bel été pour la première fois depuis deux malencontreuses années. Elle avait pu se donner à cœur joie à tous ses sports favoris, la natation et les belles promenades à pied. Elle adorait la nature, surtout Biiyiikada ; elle trouvait que Dieu avait doté l'île d'une beauté paradisiaque, avec

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les pins sur les collines et les rayons de soleil qui faisait scintiller sa mer, la belle Marmara. Pourtant, quelques rares nuages, se promènent dans le ciel bleu ce matin de la rentrée comme des enfants obéissants, qui rappellent à ces estivants d'hier qu'ils n'oublient pas les prochaines pluies automnales. La guerre avait pris fin, enfin. Mais on continuait à parler des atrocités dans les camps allemands, des prières, des jeûnes qu'on avait effectués en souvenir des martyrs. La jeunesse l'emportant comme toujours d'ailleurs les demoiselles de huitième, pensaient chacune à sa manière, à des choses bien plus gaies, à un avenir plus brillant, plus heureux, plus joyeux. En ce moment, leurs flirts d'été, leurs jeux de l'amour, leurs amourettes de plein été les préoccupaient bien plus que tous les soucis d'après-guerre. C'est sur cette note que lentement la classe se remplit. On ressent l'émotion des retrouvailles, on s'écrie, on s'exclame on s'apostrophe gaiement. On taquine Lidya sur son embompoint éternel, sachant combien elle était je m'enfichiste à ce sujet. Un brouhaha énorme règne dans la classe. Les couvercles des pupitres claquent, les sacs sont lancés un peu à la-je-m'enfous. Les redoublantes s'entassent sur un seul banc pour se raconter leurs idylles, leurs éternels secrets, leur rencontre éphémère du prince charmant d'été. Tout le monde est gai, joyeux. Mais Lidya voit une tristesse infinie sur le visage d'une de ses bonnes amies Colomba Levi. Elles se connaissaient depuis longtemps, car les familles se fréquentaient entre elles, Madame Levi étant apparentée à Tantine Farhi. Tout comme Lidya, Colomba avait aussi un frère retardé. C'était une belle adolescente brune, mince, possédant une dentition parfaite, la plupart du temps souriante. Mais ce jour-là Lidya vit une grande ombre de tristesse sur le visage de la fillette. Elle apprit à grand regret que les Levi venaient de divorcer, chose excessivement rare à cette époque-là surtout dans les familles juives. Ce divorce, le déchirement continuel entre le père et la mère, avaient rendu la petite taciturne, nerveuse, dépressive. (Malheureusement Colomba ne se remit jamais de ce coup-là. Elle se suicida à vingt cinq ans. Lidya — 173 —

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était mariée depuis plus de huit ans à l'époque, elle rencontra toute l'ancienne classe en pleurs à la sinagogue, toutes pestant contre l'inconscience du père qui avait quitté sa femme et son fils malade sans raison plausible, acceptable. Lidya se rappelle comment tous les amis de l'oncle de la défunte Mimi Toledo avait empêché le jeune homme de devenir criminel, il s'était littéralement jeté sur Monsieur Levi pour l'assommer. Après Léon Assa c'était la seconde personne très jeune qui disparut des horizons de la vie d'Istanbul. Bien des mois plus tard, tantine Farhi raconta que la cause du divorce des Lévi était une simple lettre de doléances de madame Lévi à son beau-frère habitant Lausanne.) Toute la classe acclama l'entrée d'Irma Verter, élève spécialement brillante en maths, que toutes, sans exception, harcelaient pendant les examens pour qu'elle leur fasse parvenir les résultats des problèmes. Elle se prêtait à la chose en souriant, et ne refusait pratiquement jamais. Tout le contraire de Rosie Behar, aussi très bonne élève, amie de famille de Lidya, qui très stricte sur les principes de la morale, critiquait Irma et ne montrait rien à personne. Dans ce tumulte, ce bruit infernal, cette cohue, personne n'entendit ni prêta attention à l'entrée de la mère chargée de la huitième, mère Dilecta. Toute la classe sursauta, très surprise en entendant une voix assez forte un ton sec dire, "Bonjour mesdemoiselles un peu de calme et de silence, s'il vous plait" Cette apparition survenue tout à coup sur le pupitre à côté du tableau fascina Lidya. Elle eut le coup de foudre, tomba amoureuse de son professeur à première vue. Elle ne pouvait concevoir qu'une religieuse puisse être aussi belle. Blonde avec des yeux bleu perçant, un nez retroussé un peu large, une grande bouche qui en parlant allait un peu de travers du côté gauche, avec une dentition espacée. Une silhouette à faire rêver une star de cinéma, mince, svelte, excessivement gracieuse. Au premier abord elle paraissait très douce, mais on sentait en elle une main de fer dans un gant de velours. Sur ce bonjour ironique du professeur le silence se fit soudain en classe, tous les yeux braqués sur la mère. Lidya constata être une des seules dans la classe à s'être éprise si soudainement de mère Dilecta, car autour d'elle, plusieurs redoublantes la fixaient avec des yeux haineux et un mauvais sourire hargneux sur les lèvres. Tout le contraire de la professeur, qui à la découverte de ses ancienne connaissance les toisaient tout en les glaçant avec son sourire ironique. Ce petit duel de regards n'échappa pas à la petite jeune fille, mais rien de tout cela ne l'empêcha d'aimer et de toujours admirer et apprécier mère Dilecta toute sa vie. Sa — 174 —

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diction était parfaite, elle possédait un français extraordinaire ; étant originaire d'Alsace, elle parlait aussi parfaitement bien l'allemand. À peine assise sur le grand bureau elle fit l'appel quotidien, afin de faire connaissance avec les nouvelles venues de septième, les élèves de mère Emestine. Quand les regards de mère Dilecta rencontrèrent ceux de Lidya pleins d'admiration, toute rouge d'émotion, elle sourit plutôt gaiement. Elle était très montée sur les principes, aimait la discipline. Pour bien apprendre il faut d'abord apprendre à écouter ; cela se fait, disait-elle, avec une tenue droite et impeccable. Une tenue à dos courbe apporte le sommeil, c'est pour cela que la plupart du temps on avait une grande règle dans le dos entre les deux bras. Chaque matin, en haut du tableau noir était écrite une devise de morale ou un dicton d'un personnage fameux, que toutes devaient noter sur un petit carnet qu'elle demanderait à voir un jour par surprise et gare si le tout n'était pas inscrit, cela pourait, leur dit-elle, leur jouer de mauvais tours. "Je ferai de mon mieux pour vous enseigner un très bon français, si vous écoutez bien et faites un peu attention ; j'ai toujours dit que les jeunes sont des entonnoirs qui engloutissent tout sans s'en rendre compte. Vous verrez qu'à l'avenir vous utiliserez un savoir incrit dans l'inconscient, dans un français quasi parfait. Cela vous fera plaisir ; je suis sûre qu'alors vous vous souviendrez de mère Dilecta." Elle leur expliqua longuement l'importance pour ces demoiselles de Sion de la littérature, de la poésie, sachant pertinemment que dans les autres écoles de religieuses les maths passaient au premier plan. Elle insistait "Vous devez mesdemoiselles savoir entretenir une conversation dans n'importe quel milieu et circonstance, et surtout briller, par votre facilité de parole et votre savoir, et être à la hauteur de l'école que vous fréquentez. " Le même jour, il y eut quelques professeur qui firent aussi leur apparition, entre autre le professeur de turc, Mûnire que presque toutes les élèves juives détestaient ayant encore dans leur mémoire le sale tour que la chipie avait joué à leur camarade de septième Rosa Mizrahi, la harcelant à tout bout de champ au sujet de sa religion. Pourtant Miinire avait pris en grippe Lidya, qui par sa réponse avait fait éclater de rire toute la classe crispée par le désarroi de la pauvre Rosa. Il y eut donc un genre de hargne, de la part du professeur, qui un jour traita l'adolescente de chien enragé. Cela mit Lidya hors d'elle. Elle lui répondit

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impertinemment ; ce qui lui causa d'être privée de barette, et de recevoir un beau

zéro. Les premiers mois Lidya fut classée parmi la première moyenne, car le niveau de la classe était très fort. Les élèves qui avaient fait l'école primaire à Sion l'emportaient sur les autres. Pour mieux étudier, l'enfant transportait tous ses livres, un sac lourd au possible. Elle aimait étudier très tard dans la nuit ce qui causait de grandes querelles entre Sandro et elle, lui voulant dormir, car ils partageaient la même chambre, et lui éteignait la veilleuse, et elle voulant continuer, la rallumant à chaque fois. Un jour de décembre, peu avant la fin du premier trimestre, Renée et Lidya avec son sac lourd comme toujours, s'acheminaient vers la maison. Soudain Lidya fut prise d'un malaise. Ne comprenant pas ce qui arrivait à sa grande amie, Renée l'accompagna jusqu'à Çukraniye. Rebecca absente, s'affola à son retour en trouvant sa fille alitée. On fit venir de suite le Dr. Barbout, qui soupçonna une crise d'appendicite et une forte infection. Les antibiotiques n'existant pas en cette époque lointaine, il fut difficile de vaincre l'infection. A peine un peu remise on fit venir une somnité chirurgicale Mim Kemal, qui l'osculta chez les Farhi pour ne pas froisser le docteur Barbout. Après un moment celui-ci confirma les dires de son confrère. Chance ou malchance, revoila Lidya à l'hôpital, mais cette fois-ci, l'hôpital français Pasteur, entourée des bonnes sœurs de charité qui l'avaient connue toute petite, se souvenant encore de Sandro, comme le rescapé de la péritonite aiguë de ce temps-là. Salamon ainsi qu'Eliezer, exigèrent d'avoir pour leur petite chérie, la plus belle chambre de tout le bâtiment avec véranda, vue sur mer, face à Ûskiidar. Salamon et Sandro devaient venir la voir chaque soir après le travail. La chambre fut prise en photo par un journaliste et paru dans un magasine populaire français en 1946, ce fut la consolation de Lidya de se voir dans une revue française. Sa convalescence fut de courte durée. Après la visite de son mari et de son fils, Rebecca faisait le tour de l'hôpital pour visiter des connaissances qui s'y trouvaient : il y avait Monsieur Taranto, cousin germain de Rosa Avigdor, amputé de la jambe cangrenée, causée par le diabète. Sa seconde épouse, angoissée aimait beaucoup la compagnie de Rebecca et ne faisait que la demander.

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II y avait aussi Madame Bea Pardo, parente de Farhi, qui souffrait d'un genre de rhumatisme au genou et bougeait difficilement. Madame Bea aimait Lidya et venait souvent la voir, quelques fois accompagnée de ses deux fils. L'aîné, ingénieur était marié ; le cadet était célibataire. La jeune adolescente était curieuse de ne jamais voir paraître Monsieur Pardo. Sur sa demande Madame Bea lui raconta sa vie. Très jeune à Edime, Bea épousa Izak Pardo, très bel homme, tandis qu'elle même était plutôt passable. Lui mondain, elle aimant ses fourneaux, le ménage, la bonne cuisine et élever ses deux fils comme toute mère juive. D'une instruction médiocre, elle n'a jamais voulu accompagner son mari dans ses voyages, même son déplacement à Istanbul lui parut excessivement difficile, n'ayant jamais pu s'habituer au trépinement de la grande ville. L'été, elle préférait passer les soirées chaudes à la terrasse de son appartement d'hiver plutôt que d'aller à la campagne. Monsieur Pardo était fournisseur pour couturiers de bonne réputation. Les dames de la haute couture lui faisaient la cour. Bon père plus que bon mari, il ne faisait pas attention aux avances faites par les "garces" "las bandidas" comme les appelait Madame Bea, jusqu'au jour où il connut Ofsan, fameuse couturière arménienne, qui avait fait sa réputation avec ses costumes et ses manteaux. Elle parvint à le séduire. Très belle brune au teint laiteux, légèrement corpulente, ils formaient un beau couple, la tentation fut très forte, il tomba amoureux. Il camoufla son jeu bien longtemps. Son jeune fils, en âge de travailler avec lui, le surprit. Il tâcha par tous les moyens de "moderniser" sa mère trop "vieux jeu" pour son père. Enfin révolté, il insista pour que le divorce ait lieu en sauvegardant les intérêts de sa mère, bien entendu. Monsieur Pardo épousa Ofsan. Le nouveau couple eut des intentions amicales envers la mère des enfants. Ce sont, disait elle-ci, eux qui se sont chargés de trouver les meilleurs médecins et gardes-malades pour qu'elle ait les meilleurs soins à l'hôpital "même mes caleçons en laine, c'est Ofsan qui me les achète à Paris" disait-elle. Elle répétait tout le temps en remuant la tête, ses rares cheveux gris tout frisés s'échappant, insubordonnés, de son mince chignon, "Lidya Lidya, mira ver de topar un marido bueno antes de ser ermoso, ke poueda accordarse kon ti. Kuando son différentes, dospoues de casar, s'enfacian presto. Mira ke sepas ke esto ez muy zor, hanumika. No puedo avlar mal de mi marido, es buena personna, ma yo no era para el. Ke se aze este modo ez la vida parese". La jeune enfant fut très impressionnée par ce récit, son admiration pqur les deux fils de la dame fut énorme. Ils ne laissèrent jamais tomber Bea, au contraire. — 177 —

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ils la soignèrent comme une reine jusqu'à la fin de sa vie. Le jeune fils Pepo, se maria assez tard, ce qui rendit sa mère fort heureuse, il eut deux enfants, une fille et un fils. Il perdit son épouse très tôt. Lui même la suivit de très près, mais Lidya était contente de savoir que son amie Bea ne vit que les beaux moments de la vie de son cadet. L'ingénieur avait déjà deux fils, il vécut assez heureux, il vient de mourir il y a quelques mois. Cinq jours après l'intervention, pendant que Rebecca faisait sa tournée nocturne, et que l'opérée dormait profondément, il y eut un remue-ménage extraordinaire, un vacarme insupportable, dans les couloirs de l'hôpital Pasteur. Ces cris surprirent la convalescehte à dèmi-endonnie, et la firent sursauter. Spiro, le garde de nuit grec, ivre était entré dans la chambre de Lidya, profitant de l'absence de la maman afin utiliser la sonnerie pour faire venir auprès de la fillette sa petite amie. Sa supercherie était extraordinaire car la nurse pensa que c'était la malade qui persistait à sonner sans fin. Mais Rebecca aux aguets, vit sortir Spiro d'auprès de sa fille, elle fut prise de peur, pensant même au pire, à un viol peu probable il est vrai, mais quand même elle insista pour quitter l'hôpital à la minute même. Les bonnes sœurs accoururent, la priant d'attendre le lendemain matin ainsi que l'avis du médecin. Affolée elle ne voulut rien entendre, quitta les lieux tard dans la nuit. Cinq jours de convalescence, pour une enfant grassouillette, fut une trop courte durée pour la guérison complète ; quelques jours plus tard Lidya fut prise de frissons avec une fièvre très élevée. Le même jour Salamon son père fut pris d'une crise de strangulation, car il n'avait jamais cesser de fumer quatre paquets de cigarettes par jour, cela depuis sa tendre adolescence. Tous les membres de la famille eurent très peur, ne sachant qui soigner en premier. Rebecca Farhi, réveillée par un coup de téléphone de Sandro descendit, en robe de chambre, aussi vite que possible auprès de ses amis, secoua Rebecca qui, affolée piquait une crise nerveuse, envoya Sandro chercher le médecin de quartier, Ibrahim §iikrii, téléphona avec sang-froid au Dr. Barbout qui accourut de suite. On prit soin tout d'abord de Salamon. On lui injecta de l'huile camphrée, on apaisa la crise, on le coucha et puis les deux médecins prirent la petite en main. Lidya qui croyait son père mourant, pleurait à chaudes larmes. On la piqua avec une seringue énorme, lui fit une ponction ombilicale. Du pus jaillit comme d'un volcan de la plaie encore non cicatrisée. Barbout voyant cela, aidé par les Farhi, l'emmena, pour l'opérer de nouveau à l'hôpital Pasteur. Rebecca n'étant pas en état d'accompagner sa fille, obligée de rester auprès de son mari assez grave ce soir-là ; ce fut sa

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tantine qui l'accompagna à la salle d'opération pour une intervention excessivement grave, une péritonite aiguë. Le réveil cette fois-ci fut plus désagréable que la première fois, son ventre tout tailladé avec trois gros drains le traversant. La voila clouée au lit pour plus de sept semaines. Mais sa chambre était au second étage, celui des accouchées. Pour la distraire les nurses lui amenaient tous les nouveaux-nés, avant même de les porter auprès de leurs mères. Lidya n'oublie jamais comment sa tantine lui servit de mère pendant toute cette période, mais il faut avouer qu'elle fut très heureuse de voir venir son père et sa mère. Salamon était tout à fait remis de sa crise, provoquée par la nicotine. On lui défendit catégoriquement de fumer, mais toute sa vie il n'en fit qu'à sa tête et ne cessa presque jamais d'avoir sa tétine aux lèvres. Cause d'infinies discussions entre mari et femme. Pendant ce long séjour, Eliezer Decalo son oncle vint la voir souvent, il lui offrit comme cadeau de consolation, une très belle montre Vacheron tout en or que Lidya porta avec joie, Inès fit une ou deux rares apparitions car elle attendait son troisième bébé et sa grossesse s'annonçait très pénible. Comme la vie continue, Yvette Decalo, la cadette d'Oncle Jacques, se fiança avec Mr. Victor Koronel, ami d'enfance de Rebecca, et frère d'un ancien flirt de Salamon. Rebecca s'était déclarée très jalouse d'elle dans le passé. Les cousines ayant beaucoup d'estime, d'amitié, et aussi un certain respect pour le grand cousin de la famille vinrent rendre visite à la petite et annoncer la bonne nouvelle à Rebecca. Lidya resta bouche bée, fut émerveillée, enthousiasmée par le fiancé élu. II était beau comme un apollon, bon causeur, gai, souriant en un seul mot magnifique. La petite l'adopta de suite ayant eut presque le coup de foudre pour lui et le surnomma ; mon très beau cousin. Elle regretta énormément de ne pouvoir assister au mariage, étant toujours alitée. Pour ce jour-là on pria Madame Taranto, Madame Bea et une garde de veiller sur la malade, car toute la famille excepté Eliezer (fâché à mort avec ses cousins) devait assister au beau mariage. Quand elle se sentit un peu mieux, ses camarades de classe, à tour de rôle, lui apportèrent les devoirs et leçons. Mère Dilecta aussi vint la voir à deux ou trois reprises. Lidya put facilement suivre les leçons de français, mais les maths, la physique et la chimie lui parurent du chinois. Pour qu'elle ne redouble pas automatiquement à cause d'une absence prolongée, ses parents la remirent

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pensionnaire. Elle coucha dans le revir, petit hôpital avec trois ou quatre lits dans Sion même ; l'hôpital était surveillé par sœur Lucienne, nurse pharmacienne, à moitié médecin. Mère Dilecta fit comprendre à Rebecca que Lidya pourrait redoubler ayant manquée si longtemps. Mais madame Eskenazi tenace et fière comme elle l'était fit presque l'impossible pour que sa fille arrive à rattraper le niveau de sa classe. La sachant très bonne élève, elle la bourra de leçons particulières. Lidya soutene par sa mère parvint en très peu de temps à se mettre au même diapason que les autres. Ayant très bonne mémoire elle arrivait à apprendre toutes les leçons par cœur, et obtenait la bonne note souhaitée le jour même. Mais toute sa vie elle eut une lacune dans la branche des sciences. Les mois de mai et juin arrivèrent bientôt, elle passa de classe de justesse. Etant jeune on ne réalise pas qu'un souci ou malheur n'arrive jamais seul. Lidya se remit, mais la famille ne cessa de trembler pour Inès qui à l'encontre de ses deux premières grossesses supporta très mal son troisième bébé. Aucun accoucheur, même parmi les plus fameux ne comprit rien à ce qui arrivait à la jeune malade ; elle dépérissait à vue d'œil. Eliezer était comme fou. Rebecca encore sous le choc des maladies des siens, ne savait plus à quel saint se vouer. Remplaçant madame Salfati, la mère d'Inès, décédée récemment, elle accourait quotidiennement, auprès de sa belle-sœur, dirigeait la maison de son frère comme par le passé elle avait dirigé celle de ses parents. Madame Voucino la gouvernante française s'occupait très bien des deux garçonnets, qui n'arrivait pas à comprendre la raison de tout ce remue-ménage ce stress dans le grand appartement de Totonya ! Ce fut à nouveau le Dr. Barbout, le sauveur des familles Eskenazi et Decalo, qui avec certains sérums, nouveaux procédés, qu'il Fit venir d'Europe, remit la jeune femme d'aplomb. Au mois de juin Eliezer ayant repris à Biiyiik ada la maison de Naki bey, Rebecca aida la convalescente (qui conserva le bébé malgré tout) à s'installer. Il lui laissa Lidya pour lui tenir compagnie. Eliezer fit aussi venir sa nièce Beki Salfati, dTïdirne. A elles deux elles allaient aider la gouvernante et s'occuper de Samico et Nisso enfin rassurés et très contents de voir leur mère en parfaite santé. Sans doute l'arrivée du futur bébé influença drôlement Nisso, car un an plus tard, Inès et lui partirent seuls voir Kemal Decalo à Tel-Aviv. —

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Cet été fut une période de grands changements dans la simple vie de Lidya. Ce dont l'adolescente ne s'était pas rendu compte, pendant tout le long de sa convalescence, était sa transformation physique. Car au lit pendant tant de semaines elle s'était métamorphosée. Sa rondelette silhouette avait pris des formes. Large de carrure, avec des petits seins bien en place, une taille plutôt fine. Seules ses hanches et ses cuisses étaient restées bien remplies. Mais avec une guêpière très bien confectionnée par sa corsetière Saroula qui avait son atelier au Tunel, Lidya paraissait très fine. D'ailleurs le port du corset lui fut obligatoire pour soutenir son ventre tailladé avec quelques cicatrices assez profondes, reliques de ses deux opérations. Saroula l'aimait beaucoup, elle avait fait de la jeune fille son chef d'œuvre : "Regardez la petite Eskenazi, comme elle parait mince, quelle belle silhouette elle a acquis grâce à mon savoir-faire et mon extraordinaire outil importé de Paris". Elle répétait cela à toutes ses clientes qui venait se corseter chez elle pour la première fois. Des années plus tard, elle taquinait Lidya jeune mariée : "Regarde, lui disait-elle, tu seras belle et mince dans la rue et les réceptions, grâce à mes chef d'oeuvres. Mais que tu sache Lidyca, que les hommes aiment les femmes minces et agréables à voir dans la rue ; mais adorent 'entradikas en karnes' dans le lit. Ne te tue surtout pas avec des régimes impossibles et infinis, écoute Saroula et tu seras heureuse toute ta vie." Le premier qui se rendit compte de cette métamorphose fut son ami d'enfance, Victor Farhi. Il accepta plus volontiers ainsi que plus souvent de l'accompagner au ciné à Beyoglu. Joseph par contre semblait la fuir. Ce dernier avait beaucoup changé ces derniers temps. Les relations de Lidya avec son amie de toujours Nora, aussi s'étaient un peu refroidies, car Nora s'était éprise très fort de son flirt Elyo. Pourtant Rosa Avigdor sa mère, effrayée par son experience précédente, celle de sa grande fille Visa, voyait tout cela d'un assez mauvais œil. Elle tâchait de tenir les reines plus fermement, ne permettant à sa cadette qu'une seule sortie dans un seul parti par semaine. Ce qui fait que les sorties au ciné le samedi après-midi reprirent comme dans le passé, dans leur tendre jeunesse. L'amie et camarade de classe de Nora, Vivette Mizrahi se joignait à elles comme toujours. Cette dernière était en même temps la fille adoptive de sa tante, Madame Fortunée Castro (couple sans enfants)



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belle-sœur de Rosa Castro, voisine des Eskenazi à §iikraniye, habitant au No 5. Mano et Tony Castro aimaient beaucoup leur oncle Saul mais ne portait pas sa femme dans leur cœur, madame Castro adorant sa nièce et tremblant pour elle. Les neveux, orphelins eux aussi ne comptaient pas pour elle. La jeune Vivette, séjournait bien plus souvent chez elle que chez sa mère, une charmante personne, une veuve éplorée habitant Ortakôy. A chaque sortie la tante priait Nora et Lidya de faire goûter sa petite chérie, qui par rapport aux deux autres, était quasi-chétive. Donc, après le ciné, il était de rigueur de passer manger un gâteau soit chez Hay life, soit chez Tadlan, (Monsieur Comnimnos était grand ami de la famille Eskenazi), soit chez Yordan, dont les deux fils étaient des camarades de classe de Sandro, et plus tard chez înci à Beyoglu. Cela faisait chic. On rencontrait toute la jeunesse, beaucoup de connaissances et certainement, comme par hasard Elyo faisait d'assez fréquentes apparitions. Celle qui était furieuse de ces rendez-vous chez le pâtissier, c'était Rebecca, car pendant que Vivette finissait un seul gâteau, Lidya sa fille, en engloutissait trois et cela n'était guère pour lui faire plaisir. A chaque retour il y avait une discussion infinie, sur le sujet ; toujours le même, la silhouette de Lidya. Ce qui la peinait c'était de voir ses amies se rarifier autour d'elle. Car à leurs manières, toutes les petites jeunes filles aimaient être entourées par le sexe opposé. Le cas n'était pas tel pour Lidya qui les aimait tous énormément ; qu'ils fussent filles ou garçons pour elle cela n'avait guère d'importance c'étaient des amis, un point c'est tout. Le cadet des Farhi saisissant la chose, l'abordait comme un frère, leurs relations s'améliorèrent. Ils continuèrent à se chamailler, mais un peu moins chaque jour. Victor était devenu un beau jeune homme, un peu pédant, super intelligent, gai, la parole facile et surtout d'un tempérament heureux. Il n'eut jamais de complexe au sujet de la situation pécuniaire médiocre de son père, en tant que directeur à la Nestlé. Il eut l'intelligence de ne jamais se comparer à Sandro, qui menait la vie d'un jeune prince, dépensant autant qu'il voulait, gâté et choyé par toute la famille. Avec son argent de poche, restreint, sans doute, le cadet des Farhi parvint à suivre son grand ami. Il sut se faire accepter dans le nouveau milieu du jeune Eskenazi, on l'invita très souvent dans les différents cercles de jeunes de l'immeuble. —

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Lidya ne se souvient pas s'il avait eu une petite amie. Victor terriblement ambitieux, voulait sans faute continuer ses études aux Etats-Unis, étant le plus brillant élève de sa classe. Ce qui mettait depuis son jeune âge la petite voisine hors d'elle, c'était de savoir qu'il ne se donnait jamais la peine d'étudier ni d'ouvrir un livre de classe quelconque. II traitait Lidya de gourde, se moquait de la voir trimer, se dépenser avec tout d'ardeur pour réussir. Pourtant, dessinant très bien il se proposait souvent de l'aider à faire les dessins compliqués, ainsi que ses cartes géographiques. Lidya était très contente d'avoir Victor pour cavalier. Tout le monde dans l'immeuble voulait leur attribuer un flirt sérieux, un grand amour, ce n'était guère le cas, il n'y eut jamais rien qu'une très grande amitié entre eux. Ils furent toujours de très bons amis. Un jour pendant un piquenique, où tous les habitants de §iikraniye étaient présents, une tzigane diseuse de bonne aventure, les voyant en train de jouer au bezigue, croyant elle-même que c'étaient des amoureux, voulut leur lire, dans la main, les traces de leur avenir qu'elle imaginait commun. Lidya se fit nommer "sorma geç". La dame très sérieuse, lui prédit des fiançailles avec un énorme gâteau que l'on aurait beaucoup de difficulté à faire entrer par la porte et cela au plus tard dans deux temps ; deux mois ou deux ans. Rebecca, qui par hasard prêta attention aux commentaires de la diseuse de bonne aventure, commença à soupirer, car elle pensa à son fils, qui voudrait bien se caser dès la fin de ses études, il ne manquait à Sandro, qu'une seule année au collège. Salamon n'était pas tout à fait d'accord, trouvant que son fils était encore trop jeune. Personne, même pas Lidya ne pouvait prévoir que les prédictions de la tzigane devaient concerner la petite, et pas du tout comme l'avait pensé Rebecca, son fils aîné. Victor fut cavalier d'honneur au mariage de sa jeune amie, avec Sandro qui à l'entrée du temple, suivant la mariée et son père, escorta Rebecca et lui Megguy la grande, la fille de Natan. Comme prédit, le cadet des Farhi, finit brillament son collège à Istanbul, qu'il quitta en 1949 pour continuer ses études à Cleveland, Ohio. Il devint professeur à l'université, se maria une première fois, très jeune. Il eut trois enfants, perdit un fils âgé de 13 ans d'une leucémie aiguë. Peu avant la mort de leur enfant le jeune couple Farhi vint à Istanbul ; car Victor, nostalgique, voulait montrer à son épouse les lieux de sa naissance, ainsi que tous ses anciens amis et tous ses parents. La rencontre des deux anciens voisins fut émouvante, ils s'embrassèrent longuement. C'était si bon de retrouver ses amis d'enfance surtout celle qu'il avait — 183 —

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toujours considérée comme sa jeune sœur, la fille du No. 4 et celui du No. 8 en même temps. De retour en Amérique auprès la mort de son fils, il divorça de son épouse. Actuellement, il est remarié, souffre du cœur, vit toujours à Cleveland. Sa fille aînée est devenue une somnité médicale, elle traite la leucémie, en souvenir sans doute du jeune frère perdu à cause de cette maudite maladie. En 1988, Lidya qui se trouvait à Boston pour soigner son propre fils de la même maladie, eut la très agréable surprise d'entendre Victor l'appeler. Au téléphone ils ont bavardé longuement comme s'ils étaient tout près l'un de l'autre. A la grande satisfaction de Lidya, il lui dit que sa façon de parler lui rappelait Rebecca Farhi sa mère. Il pleurait presque au bout du fil en lui disant combien était grande sa nostalgie pour son pays d'origine, comment en parlant avec elle, tous les tendres souvenirs, enfouis dans l'oubli volontaire, remontent à la surface. Combien il regrettait, en vieillisant, de n'être qu'un émigré, loin des tombeaux de ceux que l'on a toujours aimés. Il lui avoua aussi, qu'il était peiné de savoir ses parents séparés, après leur mort, sa mère étant enterrée à New York, et son père à Arnavutkôy à Istanbul. Tout au contraire de son cadet, Joseph Farhi, eut une adolescence malheureuse. Se comparant à Sandro, dont il avait l'habitude d'être l'ami le plus intime pendant toute leur tendre enfance, il se sentit abandonné, comme repoussé par lui, en grandissant. Ce n'était guère le cas, mais il ne sut ni ne put adopter les nouvelles relations du jeune Eskenazi. Il devint irritable, nerveux, taciturne en un mot misanthrope. On le vit de moins en moins parmi les enfants de l'immeuble. La situation stable de directeur de son père semblait l'accabler. Voir sa mère compter, faire un budget, être raisonnable dans les dépenses, et cela, à longueur de temps, le mettait hors de lui. La pensée de leur statut, comparé à celui des Eskenazi, lui faisait broyer du noir, augmentait son infinie irascibilité. Rebecca Farhi était une personne très raisonnable, fort clairvoyante, fine. Connaissant très bien son aîné, le devinant à la perfection, elle sut avec grande délicatesse camoufler les choses. Elle s'efforçait par tous les moyens d'amadouer, Joseph, de l'adoucir et de le rendre aussi sociable que son cadet. Rebecca Eskenazi de son côté, se rendant compte de l'état d'âme du fils de sa très bonne amie, forçait son fils Sandro à faire accepter Joseph parmi les jeunes qu'il fréquentait. Le brave Saudro voulant faire plaisir aux deux bonnes — 184 —

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amies faisait de son mieux, mais c'était Victor Farhi que les amis préféraient en général. Cela rendait les bonnes amies ainsi que l'aîné des Farhi encore plus malheureux. Cet état de chose, influença en mal les bonnes relations ainsi que la grande amitié qui régnaient depuis toujours entre les deux Rebecca. Des discussions involontaires s'en suivirent, une faille, une certine froideur s'installèrent entre les deux familles. Lidya s'aperçut de cela, sentit ce froid, au retour de l'hôpital, après les sept semaines d'absence. Joseph eut à Istanbul, une vie pleine de contrariétés. Il finit ses études en même temps que son jeune frère, partit au service militaire, comme officier de réserve, fut dégradé. Lidya n'en sut jamais la cause réelle qui à l'époque avait peiné énormément sa tantine, celle qu'elle considérait comme sa seconde mère. (Les enfants Eskenazi étaient déjà mariés depuis un bon bout de temps). Très peu de temps après il perdit son père, qui mourut d'un cancer au cerveau, très bien soigné par la Nestlé, qui l'envoya être opérer en Suède. L'opération réussit mais le malade est mort. C'était le cas de le dire pour Nissim Farhi. Rebecca veuve, dut faire face à la vie avec une pension alimentaire mensuelle quasi-dérisoire accordée par la Nestlé à la veuve de son directeur. Le jeune frère Marco Toledo tâchait d'adoucir le triste sort de son aînée, mais très fière, Rebecca Farhi tâchait d'accepter cela le moins possible. Tout cela Joseph ne le trouvait pas de très bon goût. Sur les prières de Rebecca, les gendres de l'oncle Jacques Decalo embauchèrent Joseph, qui n'arrivait pas à se placer malgré ses très bons diplômes. La chose fut dure à accepter par le jeune homme, son caractère s'aigrit et cet état de chose lui donna une terrible complexe d'infériorité. Il y eut maintes propositions : on lui présenta plusieurs jeunes filles. Entre autres la nièce de tante Lucie Decalo, assez jolie mais dépourvue de dot. Dilber, poussée par sa famile, et surtout par sa grande-tante, par les cousins qui appréciaient beaucoup Joseph au travail, trouvant que les Farhi qu'ils connaissaient de très longue date, conviendrait très bien aux Mefano, accepta de l'épouser. Mais l'aîné des Farhi ne trouva pas le bonheur désiré dans cet hyménée. La jeune mariée eut la méningite peu après son mariage. Tantine Farhi la soigna comme la prunelle de ses yeux, mais rien n'y fit. Ce dernier fait le dépassa. Alors prenant en considération un ancien dicton judéo-espagnol qui dit "Troca kazal troca Mazal". il partit pour les Etats-Unis, à New York.

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Là aussi à ses débuts la malchance de ce jeune homme ne le quitta pas. Il voulut se rendre au Canada pour un weekend. Les autorités américaines, l'empêchèrent de rentrer à New York. Il faillit être expulsé du nouveau continent. Mais il tint bon. Il alla trouver la communauté juive, la loge de la Béné-bérith, leur dit être fils de béné bérith en Turquie, et que ces messieurs étaient obligés de le garder et de l'aider. Il faut avouer qu'il avait la plume facile ; ayant rédigé une lettre extraordinaire, sa demande lut acceptée et il arriva à rester en Amérique. Joseph cherchait du travail, pour pouvoir faire venir Dilber auprès de lui. Mais au lieu de cela il reçut un avis d'avocat le prévenant que son épouse lui demandait le divorce. Sur ce il rédigea une lettre à sa chérie, comme il l'appelait. Cette lettre extraordinaire fit pleurer tous les habitants de l'immeuble ; mais n'ébranla pas la ferme décision de Dilber de divorcer malgré tout, prétendant avoir été forcée par ses parents à ce maudit mariage. Joseph contre son gré dut accepter de divorcer. On aurait dit que le coup du destin n'attendait que cette décision pour se tranformer aussitôt. Tout changea en sa faveur, sa vie prit une tournure heureuse. Il rencontra une jeune américaine juive qui tomba amoureuse de lui. Fort de cet amour il reprit confiance en sa personne, ses complexes semblèrent s'évaporer, il reprit une grande assurance, et confiance en sa personne qu'il croyait écrasée par la société. Dilber son ex-épouse tâcha d'entraver les fiançailles de son ex-époux avec la demoiselle américaine, mais ne parvint pas à ses fins. Joseph épousa la jeune américaine ; à eux deux la lutte pour la vie fut fructueuse, ils firent une grosse fortune, eurent une fillette, actuellement mariée et mère d'un petit garçon. Une fois satisfait et pleinement heureux, il fit chercher Tantine Farhi à New York. Elle quitta Istanbul bien malgré elle, très malade, souffrit énormément de solitude, après avoir vécu dans un immeuble comme §iikraniye cela était tout à fait normal. Elle ne demanda jamais aucun secours pécuniaire à ses deux fils, ayant su se satisfaire avec sa pension de veuvage jusqu'à la fin de ses jours. (Lidya de passage à New York bavarda longuement avec elle par téléphone, voulant garder l'image de sa tantine vaillante, foite, face à toute sorte d'événements ; elle n'eut pas le courage de garder d'elle l'image d'une personne déchue, transformée par toutes les maladies qui l'avaient accablée en ses vieux jours. En riant Rebecca Farhi lui donna raison, ne lui donna même pas son adresse pour que sa fille comme elle avait l'habitude de l'appeler ne se hasarde à venir la voir).

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Elle mourut en Amérique, assez âgée en 1987. Joseph et Lidya se parlèrent, la dernière ayant obtenu son numéro de téléphoné par son frère cadet. L'été 1946, celui qui suivit la fameuse huitième classe, à Bûyuk Ada, avec pour chaperon Beki Salfati, fut une période pleine de nouveaux événements pour la jeune fille qu'était devenue Lidya. Elle fit sans le savoir son entrée dans le monde. La nièce d'Inès, plus âgée qu'elle, fréquentait un jeune dentiste, originaire d'Edirne. Elle s'était fait avec ses amis un milieu de jeunes universitaires, que Lidya considérait comme des grands. Des visages tout à fait inconnus d'elle, des gens qu'elle voyait pour la première fois. Au Platano, Çinar meydani, se trouvait une pension Cario, gérée par une famille juive. Celle-ci permettait aux enfants de ses locataires, à condition qu'on fut juif de se réunir, pour bavarder, danser, discuter, faire des partis (C'est d'ailleurs dans cet esprit que plus tard la jeunesse juive forma un club, le Yildinm, pour être entre eux) et cela deux ou trois fois par semaine pas plus pour ne pas déranger les pensionnaires d'un certain âge. Beki était très contente de cet état de choses, mais connaissant tout comme Lidya l'intransigeance de l'oncle Eliezer, elle prétendait aller rendre visite à ses amies habitant la pension et emmenait la jeune Eskenazi avec elle. Lidya fit connaissance de beaucoup de jeunes. Il y en a eu qui furent impressionnées par elle, mais à part la danse elle ne trouvait rien d'intéressant à faire. Elle se lia d'amitié avec deux jeunes filles Levi et leur jeune frère Albert. Il y avait aussi un jeune homme du nom de famille Mano, petit-fils du grand rabbin de l'époque Rafaël Saban. Ce jeune adolescent était silencieux, timide, et se tenait toujours à l'écart de tout le monde. Lidya sut se lier d'amitié avec lui ; ils trouvaient toujours des sujets de conversation assez intéressants, elle lui apprit à danser. Certainement cela donna lieu à des soupçons et permit à l'assistance de jaser sur eux, mais tout les deux, bons amis s'en fichèrent littéralement. Le jeune Mano, avec sa famille et son vénérable grand-père, habitait aussi au Çinar Meydani, une maison qui faisait le coin. Les volets vert délavés, ébranlés ; des murs pas peints, genre de maison délaissée. Elle était visiblement habitée mais elle donnait l'impression d'être mystérieuse. Cette habitation avait toujours attiré l'attention de Lidya. Chaque fois qu'elle passait par là, elle ne sait pourquoi quelque chose vibrait en elle, la faisait s'arrêter et lever les yeux pour dévisager les lieux. Elle s'en voulait de le faire mais continua malgré elle, comme

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mue par une force, à chacun de ses aller-retours en s'acheminant vers le Maden, pour rentrer chez elle. Son amitié avec le petit-fils du grand rabbin fut de courte durée. Mr. Mano le père, était un malade dépressif, névrosé, qui s'était mis en tête de se suicider. Sa femme ainsi que le saint homme, son beau-père le surveillaient à tour de rôle de très près. Le jeune homme disait que sa mère couchait la main liée à celle de son mari pour se réveiller au cas où il se levèrait la nuit. On ne sut jamais comment il arriva à détourner tant de stricte surveillance, il profita d'un court moment d'absence de son épouse, pour quitter l'île ; il alla s'asphyxier au gaz dans leur domicile d'hiver à §i§li. Depuis lors Lidya n'a jamais revu le jeune homme. Ce triste événement bouleversa les réunions de la pension Cario. Mais la cruelle, l'insouciante jeunesse l'emportant, on se remit très vite à la danse. Peu après on commença à voir parmi les jeunes, deux jeunes gens arrivés de Belgique, ceux que la sujétion turque sauva du néfaste fléau nazi ! C'étaient des amis de Daniel, le jeune homme qui cherchait à courtiser Lidya : Isaac et Albert Kastoryano. Un samedi Albert vint très gentiment, inviter Lidya à danser et à la manière civilisée européenne, il se présente. Les deux choses qui impressionnent la jeune fille c'est le français parfait du jeune homme, mais aussi son nom de famille, le trouvant trop inconnu et surtout beaucoup trop long. Albert mi-faché, mi-ironique lui repond : "Mademoiselle Eskenazi est-ce-que votre nom est plus court par hasard ?" Lidya réfléchit un quart de seconde : c'est vrai il est tout aussi long. Mais n'ayant jamais sa langue en poche et ayant la répartie facile elle lui dit : "Il n'est pas court, il est vrai mais il est bien plus courant dans la sphère sépharade de notre pays !" Ironie du sort, comment Lidya pouvait-elle prévoir, qu'un an juste après l'été 1947 elle aurait habité la maison du coin qui l'intriguait tellement. Que le propriétaire des lieux s'appelait Mr. Kastoryano, sans doute apparenté de loin à ses amis belges ; et que elle, Lidya Eskenazi, serait devenue Kastoryano en épousant le fils du propriétaire. Plusieurs années plus tard, elle rencontra Albert à l'hôpital Pasteur. Son frère Isaac déjà marié venait d'avoir un fils. Lidya soignait sa belle-mère alitée depuis longtemps, gravement malade. Ils se cognèrent dans le corridor, se retournèrent, pour s'apostropher très agréablement surpris de se revoir — 188 —

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par hasard après tant d'années. Lidya félicita les nouveaux parents, fit connaissance de la compagne d'Albert, Fifi, et se mit à rire aux éclats. — Dis Albert, lui dit — elle, sais-tu qui je suis ? — Espece de Gourde, tu es Lidya Eskenazi, je t'aurais reconnue n'importe où. On dirait que tu as changé énormément. — Non, non tu ne saisis pas ce que je veux dire ; sais-tu qui je suis devenue, par mon mariage ? — Aucune idée, ma chère, on s'est perdu de vue depuis longtemps. J'ai entendu dire que tu t'es mariée à 17 ans, mais je n'ai jamais su avec qui. — Eh bien, tiens-toi bien, je suis madame Kastoryano, tout comme toi, mon cher. Albert part d'un éclat de rire retentissant, lui dit dans un turc grassaillant : "Giilme komsuna gelir basina. Cela me fait grand plaisir. Il y aura peut-être un jour quelqu'un qui se payera ta tête, comme tu l'avais fait à notre première rencontre avec moi. Welcome au club Kastoryano." (Actuellement Fifi est une bonne amie de Lidya, elles ont deux fois par semaine des parties de jeu de cartes, et par tous les moyens Fifi s'acharne à dérider et égayer sa grande amie.) Cet été-là Lidya fut donc très courtisée. Mais toujours trop naïve elle ne prêta guère attention à personne. Elle rêvait, comme les jeunes du moyen âge, prise sans doute dans l'engrenage de la littérature française, au prince charmant, ou au chevalier servant. Son père était très fier d'elle, car elle racontait tout à la maison. Salamon disait à tous ceux qui voulaient bien l'entendre que sa fille était spéciale. Laissée même au milieu d'un régiment, elle en sortirait indemne. Il enviait déjà l'homme qui l'épouserait. Rebecca faisait des apparitions suivies, à Biiyiik ada, tremblant pour la santé de sa belle-sœur. Salamon se portait bien, mais fumait toujours énormément. Eliezer lui, était très pris et occupé ; soit avec ses affaires soit avec un mouvement patriotique juif qu'il appuyait de toutes ses forces et moyens. Chez les Decalo le milieu d'amis, les fréquentations avaient changé. Il était facile — 189 —

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de rencontrer des consuls, comme Mr. Dinar, Mr. Abravanel. Plusieurs membres de la loge de la Béné, Abraham Mayen, les Kamhi et un tas de jeunes gens faisaient acte de présence. Un jour, fin août, un certain Boucco, cousin éloigné des Decalo, vint de Tel-Aviv. Grande réception. Ses récits sur la Palestine, éveillèrent un très grand sentiment de patriotisme dans le cœur de Lidya. Autour d'elle des jeunes gens de dix à onze ans ses aînés, entouraient l'arrivant et les discussions qui s'ensuivaient émouvaient énormément la petite. Rebecca, prise de peur chercha de suite à éloigner sa fille des lieux, surtout quand le cousin lui suggéra avec l'intonation gutturale bulgare "Rebecca, Rebecca ez ijas como Lidya ke tenemos menester para formar el futur estado de Israël. Eya poude azer se una cosa mouy grande et importante para mozotros." Ce fut une des raisons pour laquelle la petite ne termina pas ses vacances à Biiyiikada. On la garda sous stricte surveillance jusqu'après le départ du fameux cousin. Seulement alors sa mère lui permit d'aller se baigner avec Lisette Galimidi. Elles se rendaient à Fenerbahçe, chez Eli Behmoras, bon ami de Lisette, et c'est de leur maison de Fenerbahçe que tous les trois allaient se baigner en maillot à la plage contiguë. Plus tard Eli devint médecin interniste, et épousa la jeune Leyla Benzonana, la fluette fillette que Lidya avait prise dans son lit le soir de la forte pluie au camp de Caddebostan. Très souvent, elle accompagnait Nora, elles se rendaient auprès de Bettine à Caddebostan. Madame Esther Ciprout habitait la même villa avec sa belle-sœur Fortunée. Bettine, était bien plus émancipée que les deux amies ; se fardait déjà depuis un bon bout de temps et insistait pour farder Lidya. Bettine fréquentait beaucoup de jeunes gens musulmans, bon amis de quartier, et camarades de classe de la High-school. Les deux voisines, se mirent aussi à les fréquenter. Cela n'était pas pour plaire à Rebecca, qui avait élevé sa fille plus réservée, donc elle sermonnait sa fille plus que jamais. Cette dernière pour éviter cela s'échappait chez la grande madame Ciprout. La fille mariée de la famille, avait une fillette adorable qui ressemblait à l'artiste Heidy Lamar, la jeune enfant qui adorait les bébés montait très souvent pour admirer la fillette. Beki, la maman du bébé qui toute sa vie avait été boulotte et forte consolait Lidya sachant combien Rebecca harcelait sa fille à ce sujet. "Crois-moi lui disait-elle tu trouveras un aussi bon mari que mon Isaaeo. Fais la sourde oreille à ta mère". Madame Suzanne la bellesœur de Beki appuyait les dires de la jeune femme. C'est là que la jeune Eskenazi rencontra aussi celle qui deviendrait plus tard sa meilleure amie, Yvette Danon, nièce de Beki.

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Actuellement toutes les trois avec Beki rigolent énormément, car Yvette s'entête à appeler "tante" sa très jeune tante, et Lidya qui a toujours connu Beki Ciprout, pour rigoler l'a surnommée tatochca. Beki, elle, pince sans rire éternel est très contente, si jeune, d'avoir des nièces quasiment de son âge. Quand Rosa Avigdor arrivait à convaincre les deux Rebecca de l'accompagner chez Esther, les fillettes étaient très contentes car on avait le droit de s'attarder, de prolonger le bain de mer et les jeux sur la plage. Rebecca Eskenazi était très anxieuse depuis quelque temps. Cela faisait huit ans qu'elle était séparée de son fils Sami et ce dernier lui manquait beaucoup. Salamon, sans sujétion, apatride depuis la fin de la guerre ne pouvait pas voyager facilement. Il priait tous ses amis de Tahtakale qui devaient se rendre en Suisse, de passer à l'institut Saint-Barthélemy pour avoir des nouvelles de Samico. Les Cerasi qui aimaient beaucoup Salamon acceptèrent de faire un détour de Genève à Lausanne pour visiter le jeune handicapé. Sami avait grandi, appris plusieurs langues, acquis un don charmeur qui trompait toujours ceux qui l'abordaient, et faisait dire à tous "mais ce jeune homme n'a rien du tout". Les visiteurs constatèrent à regret que le jeune homme n'était pas très bien soigné, que malgré la somme énorme que l'on envoyait, avec tant de difficulté, l'institut l'employait comme nurse pour les plus malades que lui. Il labourait la terre, et avait attrapé un glaucome aux yeux. Ce n'est qu'aujourd'hui que l'on pense que c'était une façon saine de calmer les crises nerveuses du jeune homme. Mais à l'époque toutes les fréquentations des Eskenazi étaient révoltées. "Tant de dépenses pour aboutir à des soins pareils, c'est un crime". Après les Cerasi ce fut le tour des Barbout d'aller rendre visite à Samico. La jeune madame Barbout n'étant autre que Berthe Jabès, la jeune fille qui donnait des leçons particulières à Lidya enfant. La jeune femme s'était mariée enfin après tant d'années d'attente. Malheureusement elle eut un premier-né mongolien, une fillette Paula. Le monde de Berthe s'effondra, ne trouvant pas de raison valable, n'étant apparentés elle et son mari, au sort du bébé. Elle se souvint alors de Sami, alla voir Rebecca pour lui demander des renseignements sur l'institut en Suisse. Rebecca voyant le désarroi de la jeune dame, la conseilla comme une sœur aînée, de placer la petite là-bas. "Il faut sauver ton foyer, tu dois épargner à tes futurs enfants, ce fardeau. Car je sais, chère Berthe que même la vue de ce petit être chéri, brise le cœur d'une mère."

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Les Barbout pleins d'espoir se rendirent auprès de Sami. Ils le trouvèrent en plein labeur dans les champs, les yeux malades. Sur ce Berthe se jura de ne jamais abandonner sa fillette. Etant très fine et délicate, elle n'avoua jamais à Rebecca l'état piteux dans lequel elle avait trouvé Sami. L'oncle Farhi, partit pour Genève, invité à un séminaire de la Nestlé ; les Eskenazi furent très contents et bien plus rassurés, car ils étaient sûrs de pouvoir se baser sur le rapport qu'il leur donnerait à son retour, les rassurant ou les mettant sur leurs gardes au sujet de leur second. Ils avaient en lui une confiance démesurée, tout comme en un grand frère. Nissim Farhi aimait le jeune Eskenazi qu'il avait vu naître, comme son fils. Il prit la permission du directeur de l'école, le garda auprès de lui, tout le long de la durée du séminaire, il emmena le jeune homme à l'hôtel, l'habilla convenablement, et finit par dire à ses amis dès son retour ; "Samico est devenu assez beau, il a acquis de très bonnes manières, on lui a enseigné assez de savoir, mais il conserve toujours son petit défaut de fabrication." Le récit de leur ami calma l'inquiétude des parents. Les Eskenazi prirent la résolution de garder leur second fils pour quelques années encore loin d'eux. Car ils pensaient n'avoir pas le droit d'entraver l'avenir de leurs deux autres enfants. Après leurs mariages respectifs, ils auraient plus de temps libre, surtout plus de patience pour se consacrer à leur fils. Les apparitions, à intervalles mais quand même assez suivies des familles amis de ses parents, comblèrent Sami qui se sentait abandonné, délaissé depuis le début de la guerre. Il reprit confiance, et comprit que ses parents n'arrivaient pas à venir le voir. Il se calma un peu, se mit à attendre avec impatience le moment ou avec ses parents il pourrait retourner, pour toujours, auprès des siens à Istanbul. L'été 1946 fut donc assez bien rempli, car Lidya avec ses nouvelles relations élargit énormément son cercle. Tout le contraire de son grand frère Sandro, qui semblait restreindre le groupe de ses amis, pour ne conserver que quatre à cinq couples. Ils avaient l'air de ne vouloir ni recevoir ni rencontrer d'autres gens. Leur étrange comportement faisait réfléchir la jeune adolescente, était-ce cela le sentiment appelé amour ? Ne pouvait-on aimer et fréquenter tout le monde en même temps ? Elle avait eu le béguin pour deux jeunes hommes mais elle ne pensait pas que cela pouvait être appelé amour.

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Chez les Decalo à Totonya, tout était entré dans l'ordre. Inès avait mis au monde une superbe petite fille, qu'ils nommèrent Ziva diminutif de Zimbul. Eliezer était fou de joie. Il était content de faire revivre le nom de sa mère adorée. La jeune accouchée était tout-à-fait remise, fraîche et pimpante. Sa grossesse qui fut un cauchemar pour toute la famille fut du coup complètement oubliée, avec l'arrivée du bébé. Par hasard on retrouva dada Katinaqui avait élevé le grand frère Sami. Quelque temps après, Eliezer et Inès se rendirent en Palestine à Tel-Aviv auprès des grands. Ce fut alors que germa dans l'esprit d'Eliezer, l'idée de s'installer auprès de Kemal et Zimbul, qui se faisaient déjà vieux, et d'élever sa jeune famille dans un jeune pays naissant. Mais tout cela était encore assez loin et rien qu'une étincelle, un projet. Les Eskenazi ne voulaient même pas penser que cela pourrait se réaliser un jour.

13 Revoici l'automne ; septembre, la rentrée des classes. On ne savait pas très bien qui aurait été le professeur, car la neuvième était la classe de l'épuration : la huitième comptant plus de 40 élèves s'était évaporée et n'avait laissé place qu'à peine vingt jeunes demoiselles. Il y avait aussi quelques nouvelles venues des classes blanches, parmi lesquelles Lidya eut l'agréable surprise de retrouver Nihal Gizer sa camarade d'école primaire. Les deux amies furent très heureuses de se revoir et de continuer en un sens leurs études ensemble. Elle constata que tout en aimant beaucoup Nihal, elle avait perdu le contact et la grande amitié d'antan. Le dicton qui dit "d'autres temps autres mœurs" était donc vrai ; quatre à cinq ans de séparation avaient creusé une faille dans leur amitié. Dans l'attente de la première leçon, Mère Dilecta fit son apparition ; elle leur dit qu'elle continuerait à être le professeur des deux classes car la Mère destinée à la neuvième n'était pas arrivée, que les vingt demoiselles de cette classe étaient assez sérieuses et consciencieuses pour savoir se contrôler ; toutes sans exception l'aideraient à maintenir l'ordre et assuraient le bon exemple pour la huitième et l'élite de la neuvième. La plupart des regards se tournèrent vers Lidya car ses camarades savaient très bien la grande admiration de cette dernière pour Mère Dilecta. Il faut avouer qu'avec sa poigne et son don de persuasion extraordinaire, la Mère fit de la neuvième, cette année-là une classe à donner en exemple à tout Sion. De temps en temps leur préfète, une élève de douzième

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venait les surveiller, mais la plupart du temps elles surent diriger elles-mêmes leurs affaires. Leurs préfètes, deux sœurs, Raymonde et Phèdre Djadic étaient des Karaïtes. Lidya pensait que c'étaient des Juifs, mais on lui dit que ce n'était pas le cas. Jusqu'à ce jour-là elle ignorait même l'existence d'une autre secte de Juifs. Elle connaissait les ashkenases, les sépharades, même les dônmes, et voici qu'elle rencontrait des karaïtes. Ces jeunes filles parlaient plus le grec que le ladino. Curieuse, elle demanda la raison de cette différence à ses parents, ne reçut jamais de réponse à ses questions et très vite oublia la chose. Pourtant l'une des deux sœurs, la plus jeune, fut très désagréable avec elle voulant lui imposer son autorité de préfète, un jour de tempête. Le chapeau de Lidya, dont le port était obligatoire dans la rue, s'envola et alla flotter dans une mare de boue ; certainement il n'était pas question de le remettre tel quel sur la tête. Mais Raymonde, qui voulait se donner une certaine importance et entrer dans les bonnes grâces de sa mère de classes Consuelo, enseignante d'anglais dans toute 1 école, apostropha rudement Lidya et lui ordonna de remettre son chapeau. La jeune adolescente se mit à rire pensant que la préfète se payait se tête ; elle répliqua en riant que pour rien au monde elle ne le remettrait avant de l'avoir nettoyé à fond, elle était bien décidée de ne pas salir ses cheveux. Une discussion assez injuste s'ensuivit, mère Consuelo, très fière de ses douzièmes fut vexée ; à la première leçon d'anglais, elle toisa Lidya du regard, la fit lever et devant toute la classe, la gronda, la priva de trois notes à la fois, pour insubordination à la préfète. L'enfant hors d'elle voulut se défendre, à chaque mot proféré, elle eut une note en moins. A la fin, hors d'elle elle s'écria" but mother this is not fair it is not right". Mère Consuelo très froidement lui répondit, "you have to know my child, that mother is always right". (Cette scène poursuivit Lidya toute sa vie. Quand ses enfants s'obstinaient à ne pas lui obéir pensant qu'elle était dans son tort, elle leur répétait les paroles de mère Consuelo.) Une activité intense, des études plus profondes et sérieuses commençaient pour toutes. Le niveau de la classe était plus que bon. Lidya dut mettre des bouchées doubles pour rattraper ses deux mois d'opération. Elle fut tout le temps classée parmi les cinq premières, ce qui fit dire à mère Dilecta, "faites comme Lidya 94, enlevez votre appendice et votre intelligence et votre esprit se développeront davantage". Noél et le jour de l'an de cette année-là furent plus gais. Les habitants de l'immeuble, les parents bien sûr, furent invités à réveilloner chez les Decalo. La — 195 —

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réception brillante, bruyante, mondaine et très réussie, fut une des premières après la guerre. Tous les amis du jeune couple, devenus entre-temps des notables, arrivés à l'apogée de leur vie professionnelle, tous des jeunes à admirer car partis de zéro, assistèrent à la fête. Presque toute la loge des Béné-Bérith certains consuls tels que Abravanel (du Portugal), Dinar (d'Espagne) et Elyasar (du futur Israél), beaucoup de jeunes gens engagés avec Eliezer dans ses nouvelles activités communautaires étaient aussi présents. Le jeune Hazday Sadaka était son bras doit. Bon causeur, polyglotte, vif ils faisaient bonne équipe avec son aîné Decalo, à eux deux ils menaient leur projet vers son but. Hazday avait fréquenté le collège américain et l'avait terminé brillamment, mais avait été obligé de seconder son père au travail juste après, car en Turquie, des études poussées étaient assez rares. On avait l'habitude de dire que la meilleure école était Marputcular et Tahtakale. Plusieurs papas étaient furieux après leur enfants qui devenaient médecin. Pour eux les affaires dorées seules comptaient. Ce soir-là, les bruits couraient que Hazday se fiançait avec Régine Sadaka, amie de Lidya. Lidya se rappela avoir rencontré pour la première fois ce jeune homme le soir où elle se cassa le bras. Hazday était dans le cabinet de consultation du Docteur Barbut pour accompagner son ami Eli Benezra qui s'était fracturé l'épaule au collège, lors des manifestations de Thanksgiving. Voyant Lidya en larmes, il avait tâché de dérider la petite avec des plaisanteries et des histoires drôles pendant cette interminable attente. Quand sa mère lui annonça les fiançailles de Régine et de Hazday, Lidya fut surprise car elle savait que Hazday flirtait avec une autre camarade, Rosette. "Qu'est-ce que c'est que ces tours de valse" se dit-elle "si c'est ça l'amour, je m'en passe". Elle décida que l'amour était un éblouissement, qui tantôt durait toute une vie, tantôt s'éclipsait en un rien de temps. Au fond, pensa-t-elle, Régine n'avait pas fait son apparition en classe depuis plus d'un mois. Elle avait une crise, d'appendicite et avait dû être opérée d'urgence. Cette proposition qui a tant emballé ses parents avait sans doute eu lieu pendant sa convalescence. Les Orientaux, tous, préféraient marier leurs filles jeunes, 17-18 ans étant la bonne moyenne. La question est de ne pas dépasser les 2 ans, après c'est fichu. La jeune fille acquiert une certaine force de caractère et, il est difficile de la décider au mariage imposé. Entre les deux familles Sadaka, originaires des Dardanelles, peut-être parentes éloignées, c'était en un sens la meilleure combine. — 196 —

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La réception du jour de l'an battait aussi son plein chez les jeunes Eskenazi à §ukraniye apt. Sandro et Yvonne donnaient une party. La chose avait été combinée avec Rebecca sa mère qui l'avait même caché à son mari. Salamon faisait semblant de ne rien savoir mais était au courant de tout. Lidya y participa aussi mais fut renvoyée avant minuit. Nora n'était plus près d'elle. Son idylle avec Elyo étant assez avancée et devenue sérieuse, elle avait la permission de réveillonner avec lui et de s'éloigner de §iikraniye. Lidya se sentait seule dans cette foule de jeunes couples. Elle monta chez les Farhi, s'étendit avec un livre sur le canapé, attendant la fin des effusions amoureuses qui devaient avoir lieu au No 4. Vers les deux heures du matin, elle refit une apparition, fit quelques tours de danse et alla discrètement se coucher. Ce fut la première année où chaque classe fêta le 20 janvier, jour de Sion, sans assemblée générale. Seules les huitièmes et neuvièmes, ayant le même professeur se rassemblèrent. Les classes contiguës dans le même corridor, eurent un trafic intense, un va-et-vient bruyant, amusant. Même l'intransigeante sousdirectrice turque n'eut pas le droit de proférer, ni de faire aucune remarque acerbe comme elle en avait l'habitude ; le regret général était de n'avoir plus notre mère qui avait quitté Sion l'année précédente. Le premier trimestre passa rapidement. C'est drôle, pensa Lidya, on a dû grandir car chaque année les vacances trimestrielles étaient attendues avec grande impatience (les sages de la famille avaient l'habitude de dire que "ce n'est qu'après un certain âge que le temps s'envole", mais pour un enfant il est toujours lent). C'est vrai que Lidya avait grandi ; les jeunes bob-style comme on les appelaient à l'époque, accoudés sur la ballustrade de la station de Mobil, qui barraient le chemin des demoiselles de Sion, avaient aussi commencé à lui lancer des regards appuyés. Elle les connaissait tous : §akir Sabuncu, Mahmut Kefeli, Ayhan (jeune homme interne à §i§li Terraki) Siret Ômer (leur voisin par la claire-voie), Sabri (le plus beau de tous - cheveux blonds et grands yeux marrons) tous amis d'école de Tori Farhi ou camarades de Sandro. Mais comme pour protéger leur "fille", les kabadayi juifs comme Liko Haskiye, le jeune Kozi, Léon Asa, Rafaël Kohen, se plaçaient en face, près de la pharmacie Pertev. Lidya étant la jeune sœur de Sandro, elle était considérée par Liko et Léon comme leur jeune sœur aussi. Les bob styles se contentaient seulement de lui barrer le chemin et de l'apostropher par des mot comme "ah bak bu da fistik oldu", "lokum". Les premiers temps elle ne se rendait même pas compte que c'est à elle qu'on — 197 —

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s'adressait. Mais par la suite elle dut changer son cours de route et passer par §air Nigar, voulant éviter des querelles entre les deux clans. Seul S abri fut tenace et la harcela longtemps lui chantant "give me five minutes more, only five more", voulant par tous les moyens attirer son attention. Un soir après que Lidya fût fiancée, Sabri l'aperçut de loin dans un night-club. Ivre il fit l'impossible pour passer par là où les fiancées étaient attablés. Il trébucha sur elle comme pour l'enlacer, ses amis ainsi que le fiancé le retinrent de justesse : ce fut la cause de la première dispute du jeune couple. Pour Lidya il n'y avait que deux jeunes gens qui l'impressionnaient, l'un était étudiant en médecine, ami intime de Hazday, Albert Duenyas. Il donnait souvent des conférences sur le judaïsme ; ses discours portaient sur les dangers de l'assimilation. Les parents fermaient difficilement les yeux lorsqu'on se mairiait avec des chrétiens, qu'on arrivait à convertir ; mais on faisait comprendre qu'il serait impardonnable si on s'engageait avec des musulmans... d'où l'importance des conférences de Duenyas dans le milieu. Lé second jeune homme était un camarade de Sandro, Momo Sisa. Elle le trouvait plus sérieux que les autres et même séduisant. Au printemps, les fêtes de Pâque sont célébrées chez les Eskenazi. Les jeunes cousins, très heureux de se revoir tous, font des désordres monstres dans la maison. Rebecca, heureuse d'avoir la progéniture à la maison n'élève même pas la voix. C'est fête, il faut être décontracté. Mais elle est pensive car elle se rend compte que son frère veut aller rejoindre ses parents en Palestine. Cette idée ou idéal faisait voyager les Decalo. Inès laissait les enfants aux bons soins de la demoiselle, Madame Voucino, le bébé Ziva avec sa dada Catina ; la cuisinière se chargeait de les nourrir et Rebecca de les soigner de temps en temps. Les jeunes Decalo partirent juste après la Pâque. Kemal et Zimbul furent très heureux de les avoir près d'eux. Le lien et l'amitié entre Eliezer et sa jeune sœur Victora Samuel s'accentua. Les deux couples se promenèrent à travers la Palestine et rêvèrent du futur État d'Israël. A son retour Eliezer ne voulut plus relouer la maison de Naki Bey au Maden, à Biiyiik Ada. Il pria Rebecca de venir visiter la maison des Kastoryano au Platano. Eliezer avait fait connaissance lors de son séjour à Tel-Aviv d'un jeune homme, invalide de guerre que son père avait adopté. Tout le monde savait que Monsieur Kastoryano avait des difficultés après le Varlik ; il louait ses — 198 —

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maisons à Biiyiik Ada pour arrondir son budget et envoyer de l'argent à son fils malade, en Palestine. Rebecca, sur la demande de son frère, alla visiter la maison. Elle la trouva assez vaste et aérée et la loua de suite. Elle ne pouvait prévoir que cette demeure, la maison mystérieuse au coin du Çmar, la même maison blanche qui sans savoir pourquoi avait intrigué Lidya depuis son enfance, serait plus tard une des adresses permanente de celle-ci. Comme tous les ans au début avril, Sandro se demanda où il allait fêter l'anniversaire d'Yvonne. Problème annuel, car Madame Keribar était toujours intransigeante contre cette jeunesse trépidente et tapageuse. Maîtresse de maison accomplie, ses meubles et ses bibelots étaient pour elle des bijoux, qu'elle entretenait avec grande passion et une méticulosité rare pour une personne si mondaine. On eut recours à nouveau à Eliezer, comme chaque année d'ailleurs, qui donna à son neveu le clef de la maison Kastoryano. Tous les jeunes d'accord, décidèrent de fêter l'anniversaire d'Yvonne le 1er mai au lieu du 29 avril. Plusieurs groupes se joignirent au groupe des mariés comme on appelait celui de Sandro. Nora, Bettine, Lidya, l'appartement, les amis, on devint une cinquantaine. Lidya était heureuse comme tout, cela la faisait retourner à plusieurs années en arrière, tout le monde s'amusait à la fois. On prit un des premiers bateaux à Eminonii afin d'arriver tôt à l'île des Princes. Le temps était superbe. On aurait dit qu'il prenait part, voulant participer à ce beau jour de congé. Les jeunes filles avaient préparé des sacs de piquenique. A la sortie du bateau, les couples se précipitèrent à quatre sur des calèches, pittoresques moyens de transport de l'île. Les plus jeunes préférèrent aller à dos d'âne à Açiklar, lieu du piquenique. Lidya avait toujours peur de monter à dos d'âne, mais elle fit comme tout le monde, et c'est dans une cohue, un tumulte de joie et de gaîté, de bruit infernal, de cris, de peur à chaque trébuchement de l'animal que l'île vit passer cette grande foule ce jour-là. On arriva en chantant au café A§iklar, qui n'avait pas bougé d'un pouce. Aucun changement ne s'était effectué dans le jardin, la chaise en bois cassé, la table trébuchante étaient là à la même place, bien des années plus tard. C'était Barba Yani, le gérant du café qui fut heureux ; il prépara des samovars, des bières, des fruits pressés. Il fit des boreks aux briques, des omelettes. Tous s'y jetèrent avec grand appétit. Le bon air, la jeunesse, la bonne — 199 —

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compagnie aidant, très vite ils vidèrent le buffet. Après s'être défoulé, en jouant à cache cache dans la forêt de pin, le moment est venu d'aller à la maison pour commencer le party et danser au son d'un tourne-disque d'Eliezer qui fonctionnait avec les piles "diament" de l'oncle Jacques. Tous ensemble ils pénétrèrent d'abord à l'étage d'en bas et puis en haut. Un va-et-vient perpétuel dans la maison commença. Les propriétaires Kastoryano en furent ahuris. Cela mit de très mauvaise humeur leur jeune fils, car lui, paraît-il, n'avait jamais le droit de faire venir ses amis ; quand ils venaient, c'était en cachette. Pour Lidya ce fut le tournant de sa vie. Un moment crucial, mais elle ne se rendit compte de cela que quelques mois plus tard. Ses amis assoiffés la prièrent de demander de l'eau à boire à la propriétaire. Elle le fit à plusieurs reprises quand elle entendit une voix venant de l'appartement d'en face "terkos babam terkos, laissez-les boire de l'eau du robinet maman". La jeune adolescente remercia la dame et remplit le verre d'eau du robinet. Madame Kastoryano voulut prendre la jeune fille du bon côté pour qu'elle ne soit pas froissée par les propos de son fils. Elle l'interpella "Hanoumica, hanoumica, est-ce que c'est toi la nièce de Monsieur Decalo, je te croyais plus âgée ; quel âge as-tu ?" Lidya répondit "j'aurai 16 ans le mois prochain, c'est bien moi la nièce de Monsieur Decalo". Alors, reprit la dame, tu nous excuseras mon enfant car on a de l'eau potable seulement pour deux jours. Mais l'eau dy robinet aussi est assez bonne, je pense qu'elle coulera tout le temps que vous serez là". Elle caressa la joue de la petite, rentra chez elle, une maison à deux étages, nouvellement construite dans le jardin de la maison blanche. A tour de rôle par la suite, sortirent de là une très jolie dame brune enceinte avec son mari au visage poupon qui s'approchèrent de Lidya en lui demandant si elle était la fille de Salamon Eskenazi car disaient-ils, "vous lui ressemblez tout à fait". L'homme s'appelait Léon Simon ; il présenta sa femme Rachel, tout en disant l'estime qu'il avait pour Salamon son père. Peu après eux, Lidya vit sortir de là trois messieurs. En comparaison des amis de Sandro, ils avaient l'air assez âgés, l'un était plutôt brun, mince et menu, l'autre blond et très beau qui faisait penser à un acteur allemand Gustave Freulich, et puis un petit chauve grassouillet. Tous les trois semblaient envier la liberté d'action, les danses, le bruit et la joie des gens du party.

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Lidya, prise par l'amour de la danse oublia très vite cet incident et ces gens. Accompagnée par tous les jeunes de l'immeuble d'Osmanbey, elle se permit de s'attarder à Biiyuk Ada ; ils rentrèrent par un bateau tardif, les voisins se chargèrent de Nora et de Lidya et de toutes les jeunes filles présentes tandis les cavaliers du "groupe des mariés" accompagnaient leurs dulcinées.

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14 Le premier mai était déjà bien loin, les grands examens pour le bachot élémentaire étaient tout proches. La classe de neuvième était assez anxieuse. Il ne manquait que quinze jours pour la fin des cours, puis devaient commencer les interrogatoires écrits et oraux. Lidya s'acharnait plus que toutes les autres, car elle avait toujours une lacune dans certaines branches. C'était la veille de l'examen de physique, le vingt mai, quand mue par un pressentiment, une force intérieure inexpliquable, elle prêta l'oreille à la discussion fort animée, faite en bulgare, qui avait lieu entre ses parents. La jeune adolescente ne connaissait pas un traitre mot de cette langue si familière aux siens ; pourtant ce soir-là comme par miracle elle comprit tout le dialogue, elle traduisait mot à mot tout ce qui était en train de se dire entre son père et sa mère. Cela l'ahurit. Etait-ce un signe du ciel, de son destin ? Elle ne le sut jamais. Mais en éclatant de rire elle demanda à son père qui était le monsieur en question qui venait la demander en mariage. Salamon et Rebecca furent pris de court, On aurait dit qu'ils avaient avalé leur langue. Les deux à la fois s'écrièrent ; "comment as-tu compris notre conversation. Tu ne sais pas le bulgare, tu n'as jamais rien compris à cette langue gutturale comme tu dis en te moquant d'elle si souvent. Qu'est-ce-qui t'arrive ce

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soir ?" La petite, génée par les remarques de ses parents, mais amusée malgré tout, leur dit avoir saisi qu'il y avait une demande en mariage pour elle. Salamon connaissant la ténacité de caractère de sa fille se fit un devoir de lui narrer le fait. Dans la matinée de ce même jour, Léon Simon qui avait l'habitude d'acheter de la marchandise à Tahtakale, fit une entrée théâtrale au magasin du No 10. D'un ton solennel il dit "Mr. Eskenazi je viens de la part de ma tante Victoria Kastoryano te demander la main de ta fille, pour mon cousin Moise. Nous avon vu la jeune personne en question le premier mai. Elle nous a emballés tous. Mes intentions sont sérieuses et bonnes." Salamon qui considérait ce jeune homme comme un grand "vazillo", un bon à rien, n'arrivait pas à retenir ses fameux jurons. Il les fait pleuvoir l'un derrière l'autre sur le pauvre Léon. Comment osait-il seulement prononcer le nom de sa fille, sa chérie qui n'avait même pas seize ans. Qui avait osé lever les yeux sur son bijoux le plus précieux, sa fille bien-aimée ? Est ce que l'on se moquait de lui ? Il sait sa Lidya sérieuse comme tout, sans aucun flirt. D'où est sorti ce monsieur avec cette absurde demande ? Il chassa le pauvre Simon, avec presque un coup de pied au derrière. Malgré toutes les insistances de ce dernier, jurant sur tous les dieux et allant même jusqu'à embrasser la Mesousa pour convaincre Salamon de ses bonnes intentions, rien ne fit fléchir le père en colère. Pourtant il y pensait encore en rentrant chez lui, puisque sans même enlever son chapeau ni ses chaussures, ce fut la première chose qu'il dit à sa femme et que tout à fait par coïncidence Lidya devina. La petite en éclatant de rire s'assit sur les genoux de son père comme elle aimait toujours le faire depuis sa tendre enfance. "Papa lui dit-elle, j'ai bavardé avec madame Kastoryano, mais je n'ai même pas vu son fils. Il y avait trois messieurs, à part ce Léon et sa femme mais je te jure que je ne sais pas du tout lequel des trois il était. Donc ne t'en faits pas du tout. C'est très flatteur pour moi, mais en ce moment je suis très prise avec mes examens pour penser à ces bêtises-là". Pourtant il y eut un déclic en elle. Elle réalisa qu'elle avait grandi, qu'elle attirait l'attention, qu'elle pouvait aussi plaire ; très bientôt son tour de trouver un ami arriverait.

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Vers le début du mois de juin, les Decalo installés à Biiyiïk Ada l'invitèrent à venir se prélasser avant les finales de géographie et de littérature turque. Elle fut heureuse de recevoir cette invitation, l'accepta avec plaisir. Elle prit son maillot de bain avec elle car chaque année elle commençait ses bains de mer mi-mai mais cela lui avait été totalement impossible cette année-là. Arrivée au Çmar dans la cour de la maison, elle vit Franca, la nouvelle gouvernante de ses jeunes cousins, en même temps parente à la belle-mère d'Inès. Mr Salfati veuf s'était remarié sur les instances de ses fils. Dada Catina avec sa petite cousine Ziva dans les bras, ainsi que la cuisinière de la maison en grande discussion avec une jeune personne, qui était l'aide de la propriétaire. Lidya se rendit compte qu'on discutait à son sujet, car à peine apparue tout le monde d'un commun accord se tut. La jeune aide, Becky, la toisa drôlement et rentra chez elle brusquement. Inès et Eliezer l'emmenèrent en calèche, puis au restaurant Faco très en vogue à l'époque. Ils s'excusèrent en lui disant qu'elle allait être obligée de veiller seule ce soir-là-ayant invité leur bande d'amis chez eux. Lidya enchantée de veiller pour pouvoir reviser certains chapitres, s'assit à la terrasse de l'entrée à la lueur d'une faible lumière électrique. Elle était profondément plongée dans son livre, quand Madame Kastoryano fit une apparition soudaine. - Bonsoir mon enfant, tu es venue pour le weekend ? - Oui madame. - Que fais tu ? tu étudies déjà depuis un très bon moment, tu vas te fatiguer les yeux avec une si faible lumière. Allons viens faire un petit tour avec nous. Cela te changera les idées. Il faut laisser le cerveau se reposer de temps en temps. Si cela te gène j e peux demander la permission à ton oncle. Eliezer, attiré par la conversation apparut à la porte. Après un chaleureux bonsoir, la propriétaire de ces lieux fit la même proposition à l'oncle qui accepta de bon gré. A peine dans la cour, Lidya se vit entourée d'un monsieur âgé, très bel homme, aux cheveux tout blancs, imposant, d'une vieille dame très âgée, sœur aînée de Madame Kastoryano. On lui présenta le fils Moise, la jeune fille se mit à rire malgré elle. C'était le jeune homme mince de taille moyenne qu'elle avait

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vu quitter la maison le jour du fameux party. Ses yeux l'impressionèrent, ils étaient gris vert foncé entourés de très longs cils. Puis un autre jeune homme, plutôt chauve au teint mat et très brun se présenta, Moise Elnecave, frère de Rachel Simon, neveu de la propriétaire. Près de lui sa femme, un être frêle et chétif, enceinte de quelques mois. Elle s'accrochait au bras de son époux comme pour l'accaparer pour elle toute seule. En route pour le débarcadaire, ils furent rejoints par les Simon, et tous à la fois prirent la route du Maden ; car ceux qui connaissent l'île savent très bien que le vent est plus frais de ce côté-là que du côté du Nizam. Après quelques pas, Moise Kastoryano ainsi que son cousin Meusy, (pour le séparer de son homonyme), lui demandèrent son âge. "J'aurai 16 ans le neuf du mois ; mais je n'aurai pas le temps de le fêter, les examens finissant bien après cette date". Le jeune homme sourit, se retourna vers sa mère en disant, "je t'avais bien dit que c'est une enfant". Chemin faisant on effectua certains achats. Meusy acheta des biscuits meringués qui sont nommés à Istanbuul des biscuits-baisers. Il commença exprès, à jouer sur les mots, parla de baisers collants, à double sens, mais l'innocence de l'adolescente le désarma très vite. On se promena jusqu'à la villa Rifat. En route, deux chatons s'accrochèrent aux pas des piétons. Par une drôle de coïncidence, l'un suivit Lidya et l'autre Moise. La vieille tante s'écria en espagnol : "Moisico cela est un signe du Bon Dieu, je te le prédis et tu verras cette jeune fille c'est ta kostilla, ta moitié." Madame Kastoryano, détourna la conversation, prit la petite par le bras la sentant assez génée tout à coup. C'était une personne assez fine, elle engagea pour dissiper l'embarras de l'enfant la conversation sur le bain de mer du lendemain. On arriva au Çinar. Meusy Elnecave et son épouse, ainsi que les Simon quittèrent la compagnie, habitant pas loin de là. Eliezer attendait sa nièce, tous deux remercièrent la dame ; et la soirée prit fin. Ce n'est qu'après ses fiançailles qu'elle apprit la raison pour laquelle elle fut invitée à cette randonnée ce soir-là. Becky, l'aide des Kastoryano était rentrée furieuse chez eux, après la discussion avec le personnel des Decalo. Ironiquement elle posa la question à son — 205 —

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jeune maître. "Mr. Moise, le personnel de vos locataires d'en face, les Decalo, depuis la gouvernante jusqu'à la cuisinière sans oublier la dada, prétendent que vous avez demandé cette jeune personne qui est venue pour le week-end, la nièce, en mariage. Vous connaissant très bien, je les ai prises pour des écervelées et me suis gentiment moquée d'elles. Mais toutes les trois ont insisté. La dada outrée à même ajouté, avec son accent de grecque karamanli ; Sizin bey kormu, bizim kizimiz hala bebek", car dada Catina qui avait aussi élevée Samico Decalo connaissait Lidya toute petite. Moise, lui aussi fut étonné et ahuri et demanda des explications à sa mère, qui lui narra comment elle avait parlé avec Eliezer d'une nièce. Car lui expliqua-telle, quand Eliezer à son retour d'Israél vint lui donner des arrhes il apprit que le vieux couple avait un fils célibataire. Il fut enchanté ; dans sa tête il projetait déjà de présenter au monsieur sa nièce Becki Salfati, en âge de se fiancer. Il savait très bien qu'elle posait déjà des problèmes à ses parents à Edirne, tout à fait les mêmes problèmes que dans le passé. A Edirne les jeunes gens juifs se faisaient de plus en plus rares, et on tremblait de voir la jeune Salfati s'éprendre d'un jeune goy. Eliezer Decalo était ferme dans ses décisions et n'aimait pas du tout que l'on le contredise dans ses projets, même si ceux-ci n'avaient pris forme que dans son imagination. Il s'était mis en tête de réaliser ce projet de mariage un moment plus tôt, le destin moqueur voulut que l'on se trompe de nièce à son détriment. C'est Madame Kastoryano qui se méprit sur les jeunes filles et donna lieu à grande confusion. C'est avec elle que son locataire avait parlé et lui avait touché un mot sur cet éventuel projet. Elle avait entendu nièce, elle se méprit en voyant Lidya. Elle l'avait prise pour Becky. Sur ce, le jeune homme insista pour que l'on invite Lidya à cette randonnée nocturne. Au fond que ce fut celle-là au lieu de l'autre ne le dérangeait guère. Il avait bien le droit de vouloir faire connaissance avec la personne dont on lui avait dit être le soi-disant prétendant ! Cette promenade fut faite donc à titre d'analyse... Le samedi matin, réveillée la première et ayant déjeuné en vitesse elle était fort heureuse de voir un soleil brillant et radieux. Elle s'apprêtait à aller se baigner à Yiiriik Ali. Un petit bateau des lignes maritimes faisait alors la navette entre le débarcadaire et la plage. Nonchalante, s'étant promis une journée de plein repos, Lidya descendait vers le débarcadaire, quand Elise Coen, leur voisine de Çiikraniye l'apostropha de loin ; "Ey, où-vas-tu comme cela ? as-tu l'intention de

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te baigner ? magnifique ! attends-moi, j'arrive". La jeune adolescente qui connaissait Elise depuis presque toujours fut contente de trouver une compagnie, une amie. Elle savait sa voisine volage mais se savait elle-même pondérée et sérieuse. Celui qui fut abasourdi de les voir partir ensemble à la plage, de les voir bavarder si intimement fut Moise, qui matinal lui aussi, était descendu acheter des boreks au petit four de lUe, afin de déjeuner avec un bon thé face à la mer dans le café du coin. Il s'approcha de la petite et avec un air soi-disant indifférent, l'apostropha. - Bonjour mademoiselle Eskenazi, beau temps tout à fait propice pour un bain de mer. Vous vous rendez à la plage ? - Oui certes, il faut bien que je profite un peu, cela m'aidera à mieux supporter mes examens. - Et vous allez à la plage avec Elise ? - Oui pourquoi - Oh rien. Est ce que vous la connaissez ? - Bien sûr voyons. C'est la fille des Coen, nos voisins d'immeuble à Osmanbey. A Çukraniye tout le monde a grandi ensemble. Nous tous, les jeunes, nous faisons une grande famille. Elise est comme ma grande sœur. Moise voyant combien la petite innocente et pure ne comprenait rien, ignorant le rôle de messaline de sa grande voisine Elise, sourit avec indulgence, et lui dit : "Ecoutez Lidya, vous permettez que je vous appelle ainsi ? bon alors faites grande attention, je vous conseille comme un grand frère ; Elise vous présentera un tas de jeunes hommes, mais ne perdez pas votre sérieux, je suis sûr que vous ne prendrez aucune de leurs avances en considération, ni les flatteries au sérieux. Je sais que vous n'êtes pas comme votre voisine et j'aurais beaucoup de peine si on vous considère comme bonne amie à elle. Sur ce, bon bain, et surtout prêtez bonne oreille à mes conseils. Vous êtes une charmante jeune fille."

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On ne peut pas dire que Lidya ne fut pas ahurie et étonnée par cette longue tirade. Plus elle y pensait et plus elle sentait quelque chose remuer en elle. Elle sentit comme un déclic dans sa tête. Elle réalisa que ce que son père avait dit était donc vrai. Elle avait été demandée en mariage et le monsieur en question la mettait en garde contre les côtés laids de la vie. Oh ! voilà quelqu'un qui lui plaisait, pas du tout comme les autres jeunes gens qui cherchaient à l'incommoder. Il savait parler et charmer son esprit, lui mettre la puce à l'oreille, gentiment, sans la blesser. Ce fut ce jour-là qu'elle commença à s'éprendre de Moise. Comme prédit par celui-ci, Elise lui présenta une horde de jeunes hommes à la plage. Très vite, elle fut entourée par une trentaine d'entre eux qui, curieux, surpris, examinèrent Lidya de près. "Où est-ce que notre Elise a découvert cette enfant ? Elle a l'air assez innocente, amusante et naïve au possible. Une des nouvelle pousses de la saison nouvelle, sans doute ; jeune frimousse agréable à regarder. Etait-elle aussi gourde qu'elle voulait paraître ou par trop naïve et enfant ?" Ils pensèrent que près de notre messaline elle changera assez vite. Chacun d'eux voulait lier amitié. Tous de vieux renards assoiffés, cherchèrent à amadouer la petite en la comblant de compliments. Lidya s'amusait en son for intérieur. "Heureusement Mr. Kastoryano m'a mise en garde ; une autre que moi aurait facilement perdu la tête et se serait prise au sérieux après tant de flatteries venues de tant de gens à la fois". Elle pensa : "Si j e le rencontre, au retour de la plage j e lui décrirai le tableau de cette matinée, et le remercierai de m'avoir mis la puce à l'oreille". Elle n'eut pas à le chercher, elle le renconta aux environs de 18 heures sous la montre du débarcadaire, lieu où se réunissent tous les jeunes de 111e. Moise vit Lidya très entourée. Elle accourut vers lui pour le remercier, lui dire combien il avait eu raison de la prévenir. Dimanche aussi passa de la sorte. Lidya partit pour continuer ses examens avec la flèche d'Eres plantée au cœur. À l'école tout se passa très bien ; elle eut son brevet avec mention bien et, ouf ! le droit de passer un bon été. Renée Pensoy, sa jeune amie et compagne de route, constata très vite le changement survenu à son amie. C'était d'ailleurs la seule à qui Lidya arrivait à faire des confidences, à s'expliquer librement. Certes, elle n'avait pas de secret



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pour son amie Nora non plus ; mais plus âgée que la petite Eskenazi, plus expérimentée aussi, puisqu'elle flirtait déjà depuis plus de deux ans, surtout bien plus réaliste, elle traita son amie de rêveuse. Salamon et Rebecca aussi pressentirent le changement de leur fille. Cette dernière ne leur cacha rien, n'ayant rien à cacher ; elle les prit comme confidents. Ils pensaient que ce sentiment aurait été passager, car l'été donne l'impression d'être amoureux, sinon on allait voir par la suite comment arranger les choses. Pour le moment rien ne sert de précipiter les faits. Celui qui fut furieux après elle fut son oncle Decalo, que pourtant la petite aimait beaucoup. Il se sentit frustré et terriblement contrarié car ses desseins n'avaient pas abouti comme il le souhaitait ! Salamon ainsi que sa sœur avait beau lui dire que personne n'était coupable, qu'ils n'auraient en rien voulu entraver ses desseins. Ce n'était que la destinée, le sort de leur fille d'avoir rencontré la famille Kastoryano en premier. Dans l'immeuble aussi une bombe aurait fait moins d'effet que le retentissement de la demande en mariage de Lidya, certes ébruitée avec fierté par Rebecca. Inconnu de tous les jeunes de l'immeuble, très vite on appela Moise, "Le Vieux". La différence d'âge avec Sandro et ses amis ainsi qu'avec tous les jeunes voisins était à peu près de huit à neuf ans. Pour Lidya ils disaient en rigolant qu'il pourrait être son père. Sara Coen écoutait avec ironie ainsi qu'Elise sa fille, toutes ces rumeurs qu'elle jugeait ridicules, connaissant très bien le candidat depuis sa tendre enfance, le trouvant plus à propos pour sa fille que pour cette petite insignifiante de Lidya. Rebecca Failli fut désagréablement surprise, pour elle, la topacika était encore un bébé. Victor son jeune fils n'en revenait pas de tous ces racontars. Le plus étonné de tous était Sandro. Il ne faisait que répéter à Yvonnica : "ma sœur, une originale, quelle idée de s'enticher de ce célèbre inconnu ? Bon Dieu quand j'ai tant d'amis convenant mieux à son âge que ce type-là". Yvonne lui répétait : "Sandroulo ne parle pas de la sorte, mes parents connaissent très bien la famille Kastoryano, qui est originaire comme eux de Kadikôy. Nos deux aïeuls ont des immeubles contigus. Mes grands-parents avaient l'habitude de les fréquenter, parlait d'eux comme de gens 'comme il faut', élites de la société juive de la ville. Un des cousines à papa est mariée à son — 209 —

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cousin. Au fond tu dois être content et fier qu'elle se soit entichée de quelqu'un de bien. Cela pouvait être aussi un vaurien. A son âge le cœur ne connaît pas de raison." Sandro l'écoutait attentivement et bien malgré lui donnait raison à sa chérie. C'est donc dans cet état d'esprit que le mois de juin surprit les Eskenazi. Mi-juin, Eliezer les pria de venir cohabiter avec lui à Buyiik Ada en leur annonçant le départ d'Inès avec Nisso pour Israél. Lidya ne sut jamais la raison de ce départ au beau milieu de l'été ; mais le fait est que cela obligea toute la famille à s'installer au Çinar dans la maison Kastoryano, avec le restant des Decalo. Tout le système des chambres changea. Salamon et Rebecca s'installèrent dans la chambre du coin. Dans une pièce contiguë assez vaste, Lidya, Sami et sa gouvernante Franca. La petite chambre du fond fut aménagée pour bébé et sa dada. La grande pièce, le salon, devint le soir un dortoir pour Sandro et Eliezer. La plus heureuse de tous était certes Lidya qui pensait rencontrer tout le temps son prince charmant. Mais elle désenchanta très vite car étant un peu dans la gène, Salomon Kastoryano s'était décidé à louer l'étage où il pensait séjourner tout l'été. La maison fut louée à deux couples cousins, Maurice Romano et sa jeune épouse Zelda, ainsi qu'une cousine mariée à un chrétien. Choc pour la famille Decalo très puritaine et croyante. Mais elle apprit très vite que Moise était dans l'île, ayant loué une chambre avec son ami Nisso Abeni, tout près de là où Lidya se rendait pour étudier son piano. La joie de celle-ci fut de courte durée. Elle rencontra le jeune homme tout le temps avec des demoiselles grecques ou autres et ne comprit pas la raison de la douleur qu'elle ressentait en elle. Elle se raisonnait, pensant que c'était très normal qu'un jeune homme de l'âge de Moise agisse de la sorte et elle se consolait en pensant qu'au fond ce n'est qu'à elle qu'il tenait. Mais un fait lui fit comprendre qu'elle était dans son tort. Le coup fut très dur à avaler. Le jour où elle alla chercher son diplôme à l'école, tout à fait par hasard ils se rencontrèrent sur le bateau de retour. Moise lui proposa de faire la traversée ensemble. Depuis Sirkeci à Buyiik Ada cela durait plus d'une heure et demie. Le jeune homme lui fit des confidences inattendues. Lidya ayant demandé comment se portait sa mère, il lui avoua que cette dame n'était pas sa vraie mère mais sa

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belle-mère. Cela étonna la jeune fille qui croyait la charmante dame la vraie maman de Moise. "Non, lui avoua-t-il, c'est la femme de mon père. Je l'aime bien car elle l'a épousé quand j'étais tout petit. J'ai perdu ma mère quand j'avais 6 ans, Mais ce n'est pas la même chose, n'est-ce-pas Lidya ?" La jeune fille avait les larmes aux yeux, elle était terriblement émue par ces aveux. Son cœur fondait ; quelle drôle de sensation ? "Si tu veux, continua Moise, viens demain après-midi vers les cinq heures à la sortie du bateau, je te montrerai les photos de ma vraie mère". Puis ils continuèrent à bavarder de tout et de rien. Arrivée au Çinar on aurait dit que Lidya avait des ailes, elle voltigeait dans les nuages. Elle ne sut comment attendre le lendemain. La matinée s'étirait en longueur on aurait dit que les heures ne voulaient pas passer. Enfin voila cinq heures ! L'arrivée du bateau est proche. Elle accourt au débarcadaire, la foule se déverse déjà à son arrivée, il lui semble apercevoir Moise de loin comme s'il cherchait à l'éviter. Mais étant très droite de caractère, très dobra, elle s'en voulut d'une pareille idée. Elle ne devait pas penser un seul instant que le jeune homme aurait pu se dérober, la plaquer là, ne pas être paroliste, ne pas apparaître au rendez-vous donné la veille. Pourtant ce fut ce qui arriva. Elle attendit encore un bon moment puis aperçu au loin Vitali Karaso, le beau blond, ami intime de Moise, au début de la montée. Avec le courage des naïves et des timides elle l'aborda lui demanda pourquoi Moise l'avait évitée ? Vitali, désarmé par tant de jeunesse et de naïveté tâcha de trouver mille raisons à son ami. Elle ne fut guère convaincue. Lidya, très bonne élève, comprit bien vite la leçon. Le monsieur s'était moqué d'elle, l'avait prise à la légère. Toute sa vie elle n'oubliera jamais les mauvais et douloureux moments que cette désillusion lui causa en cette fin d'après-midi ! Elle sut jouer très bien la comédie, camoufla, sa douleur et ses larmes toute la soirée, personne ne comprit rien, n'eut vent de son énorme chagrin. Mais le soir, elle pleura tout son soûl. Son jeune cousin ne comprenait pas la peine de sa cousine, si gaie et souriante en général. Il tâcha, tout le long de la nuit,

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jusqu'au moment ou il fui terrassé par le sommeil, de la consoler en l'embrassant et lui apportant de l'eau. La nuit porte conseil, dit-on. Elle prit cette nuit-là la ferme décision de dire à ce monsieur les quatre vérités au visage et tout ce qu'elle pensait à son sujet. Cela lui faisait encore plus de peine de l'avoir idéalisé. S'il n'avait pas voulu la voir la veille, il n'avait qu'à inventer un prétexte, à le lui dire franchement. Ne pas prendre la poudre d'escampette, la faire attendre, lui donner la sensation d'être une gourde. Le lendemain matin de très bonne heure, elle alla chercher son amie Rebia Arif, qui habitait tout près de là dans une rue latérale. Les Arif possédaient une très belle villa à deux étages dont l'un était loué à une famille Saban. Renée Saban avait deux fils, l'un du même âge que les fillettes et l'autre de deux ans leur aîné. Tous les quatre avaient le même problème, l'embonpoint. Ils décidèrent de faire le petit tour de l'île le matin, et le grand dans l'après-midi, quotidiennement afin de se débarasser de leurs kilos de trop. Par la suite, des amis des uns et des autres se joignirent et c'est un groupe très joyeux et plein d'humour qui s'engagea sur les tours de l'île. Lidya enfouit son énorme douleur au fond de son âme. Elle crâna tant et si bien que personne autour d'elle, même pas ses amis, ne s'aperçurent de l'énorme blessure qu'elle portait au cœur. Mais chose promise, chose due. Quelques jours plus tard, elle aperçut Moise avec un grand groupe s'acheminant vers le Maden pour aller danser à Belle vue. Lidya était aussi avec ses amis, elle se sépara un instant d'eux, très calmement mais d'un ton glacial et dur, apostropha le jeune homme, le priant de lui accorder une seconde. Elle lui dit tout ce qu'elle avait sur le cœur, le traitant de mal appris, de lâche, de peureux et de double face. Il n'avait qu'à lui dire franchement qu'il avait ce jour-là oublié les photos, alibi qu'elle n'était pas prête à croire d'ailleurs. Mais Moise fut abasourdi et pris au dépourvu ; il ne s'attendait pas du tout à des interpellations pareilles de la part de la petite comme il avait l'habitude de appeler. Le laissant là tout penaud, elle se sépara sur un froid au revoir. Les amis de Moise qui avaient suivi le manège de loin, trouvant leur ami, la mine défaite à son retour se mirent à rire et lui dire "eh bien mon vieux, ta petite n'a pas sa langue dans sa poche, elle t'a bien rudoyé, quand même".

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Ce soir-là aussi Lidya eut beaucoup de peine car tout ce qu'elle avait tâché d'enfouir au fond de son cœur revint à la surface. Avant ce fameux rendez-vous, elle cherchait par tous les moyens à rencontrer son prince charmant. Elle improvisait des sorties le soir malgré la défense de ses parents et l'intransigeance de son oncle. Elle persuadait Franca la gouvernante de l'accompagner pour aller chercher ses journaux favoris au kiosque du débarcadaire, "Sélection", "Confidences", "Nous deux" etc... de là elle la priait de se hasarder jusqu'au club, persuadée de rencontrer Moise au bar de l'hôtel Splendide. Même qu'un soir un des amis de Moise, Albert Hakko, l'actuel propriétaire des magasins Vakko, impressionné par sa jeunesse l'invita à danser. Eliezer qui passait par là en fit un drame et réprimanda sa nièce devant tout le monde. Ce fut la première fois qu'elle se révolta contre Eliezer, lui rappelant qu'elle avait un père qui pouvait s'occuper d'elle. Ce soir-là les larmes aux yeux elle se remémora toutes ces scènes-là... Après ce jour, elle accepta toutes les invitations avec n'importe quel groupe, des parties, des tours en bâteaux, des réunions de jeunes de la Béné Bérith. Il fallait qu'elle se distraie, qu'elle cherche à s'engourdir sans se dévergonder. Son chevalier servant fut à nouveau son ami d'enfance de toujours Viktor Farhi. Même Sandro se montrait plus gentil et avenant avec sa jeune sœur. Un soir il l'emmena aux fiançailles de la sœur d'un de ses camarades de classe Mordo Rouffana. La jeune fiancée Suzy devait devenir la femme d'un praticien assez réputé dans les milieux juifs, le Dr. Uzdil. Elle fut très adulée, très courtisée, mais plus jamais aucun jeune homme ne l'impressionna. Ils furent tous ses meilleurs amis. Elle se remit à rire comme par le passé, à s'amuser de tout et de rien. Moise même, à la voir si adulée, si entourée, se mit à douter des sentiments de la petite envers lui. L'avait-elle oublié si vite ! Ou comme tout enfant de cet âge était-ce un sentiment passager qu'elle avait éprouvé. Seuls ses parents pressentaient combien leur petite était malheureuse. Car elle maigrissait, tout en mangeant très bien. En un sens il plut à Lidya d'être amoureuse, elle n'était plus obligée d'être en régime, elle fondait à vue d'œil. À quelque chose malheur est bon se disait-elle. Sans cela le sentiment dit amour, tellement loué, adulé dans les romans, était loin d'avoir la douceur décrite. Au contraire la petite lui trouvait un goût fort amer. Un événement fort amusant cet été-là fut les oreillons de Sandro. Il les eut pour la seconde fois. Il dut être alité pour un très long bout de temps car selon les — 213 —

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anciens, les âgés de la famille, les oreillons pouvaient causer la stérilité à un jeune homme de cet âge. On chassait tout le monde les jours où Yvonne, prétextant aller voir son grand-oncle Vitali Keribar, locataire aussi des Kastoryano, habitant le rez-de-chaussée de la maison du Çinar, devait venir tenir compagnie à son Sandroulo. Seule Lidya restait avec eux. On rigolait fort à eux trois de ces on-dit. Car les Keribar qui trouvaient que cette idylle avait trop duré, tâchaient de mettre des bâtons dans les roues, et suggéraient à tout venant, que les oreillons à l'âge du jeune Eskenazi, étaient très graves et que cent pour cent il n'aurait pas d'enfants à l'avenir. Ils s'imaginaient que des propos pareils auraient pu éloigner leur fille de son flirt. Ils ne se rendaient pas compte que tous leurs vains efforts, attachaient leur fille un peu plus à Sandro chaque jour. Que le sentiment qui unissait ses deux jeunes était devenu légendaire et était donné en exemple à tous les amoureux d'Istanbul. Avec des oh, des ah, et des off... off... (cris de détresse des paysans turcs), l'été 1947 prit fin. Inès retourna de Tel-Aviv avec son fils Nisso et les Eskenazi reprirent leur vie habituelle à Osmanbey. Avec l'automne, la rentrée des classes. Les voici réunies en dixième. L'apparition de Lidya suscita des cris d'admiration, on la trouva mincie, embellie et mûrie. Elle n'avait pas revu Moise depuis la fin août. Elle tâchait de ne pas trop y penser. Peut-être que pour Yom Kipour, jour du grand pardon, elle le rencontrerait à la synagogue de §i§li. Il lui avait dit la fréquenter les jours des grandes fêtes. C'est ce qui arriva, ils se dirent bonne fête, bonjour, et au revoir, un point c'est tout. On aurait dit que tout était entré dans l'ordre, quand un jour de fin octobre, Salamon son père arriva plus tôt à la maison ; prit sa fille en particulier pour lui parler longuement. Isaac Eskenazi son jeune oncle célibataire, avait des relations d'affaires avec un certain monsieur Jacques Bensason. Il savait très bien que ce dernier était très bon ami du jeune Kastoryano, et que c'est avec son insistance que lui Jacques avait épousé une parente lointaine de Madame Kastoryano, Fortunée Rossano. Isaac ce jour-là se hasarda à demander, "Jacques, quel genre de personne est ce fameux ami à toi ?" Le ton acerbe et la mimique désagréable de son client attira l'attention de Jacques, qui le regarda étonné, et se demanda quelle relation pouvait avoir Isaac avec Moise vu qu'ils n'étaient pas du tout du même métier. L'un travaillant à Tahtakale et l'autre avait son atelier à Mahmutpaça.

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"Pourquoi, as-tu pris cet air méprisant en parlant de mon ami, mon cher Isaac, j'ai l'impression que tu lui en veux pour quelque chose que je serais très content de connaître. Car moi j'aime beaucoup Moise et je sais que c'est un jeune homme de grande valeur." Isaac lui apprit que son frère Salamon, qui était très ami et estimé par le jeune Bensason avait une fille ; il lui narra toute l'histoire du malentendu provoqué par Léon Simon et sa tante, Madame Kastoryano, soidisant chose faite indépendamment de leur fils ! L'oncle de Lidya lui répéta combien la petite était morose, et les parents attristés par cet état de choses. Jacques abasourdi, écouta avec émotion ce petit roman d'amour ; le soir il rentra chez lui et raconta la chose à sa jeune épouse. Fortunée, amie de jeunesse de Sandro, amie de jeu dès l'âge de la marelle de Lidya, avec sa bonhommie habituelle éclata de rire. Est-ce que-Lidya avait grandi tellement pour être arrivée en âge de se fiancer ? Et qu'est-ce qu'il y avait à s'en faire tellement, puisque Moise les avaient mariés, c'étaient à eux les Bensason, de pousser l'affaire et parler à Moise. A 29 ans il était déjà en âge de se marier. Et quoi de mieux que d'épouser une jeune personne éprise platoniquement de lui. Moise se trouva dans un guet-apens le jour où par hasard il passa voir son ami en allant déjeuner au restaurant Borsa." Ho§ geldin Moisico", c'est un accueil chaleureux qui lui prodigue son ami. "Je pensais moi-même, continue Jacques, aller te rendre visite un de ces jours pour te montrer la photo d'une jeune personne". Il sort de son bureau l'image d'une enfant de onze ans avec de grosses nattes et un visage rondelet. - Tu la connais ? Moise sourit en voyant Lidya enfant, en face de lui. - Bien sûr que je la connais mais elle est bien plus grande à l'heure actuelle. - Qu'est-ce qui te fait hésiter, et qu'attends-tu pour la demander en mariage puisque je constate à ton expression qu'elle te plaît, insiste Jacques. Moise répond pensif : "Elle est trop jeune et notre différence d'âge m'effraie".

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- Pourquoi cette frayeur tu as vu notre ami Celebon Hillel ; il a aussi épousé Didi Feldman, bien plus jeune que lui et nous le fréquentons et savons combien il est heureux et content. Alors, c'est moi qui irai faire la demande en mariage pour toi, d'autant plus que je connais très bien Mr. Salamon qui est adoré par tout le monde sur la place. Moise, étourdi, mais content en un sens d'être poussé par son ami réfléchit une seconde et lui dit : - Non, attends Jacques il est peut-être préférable que j'envoie mon père, cela fera plus protocolaire. Ce même jour Salamon Kastoryano alla rendre visite au papa de Lidya. Ses demandes furent multiples et infinies. La dot demandée était fabuleuse, elle dépassait de beaucoup la somme que Salamon avait réservé pour sa fille qu'il ne pensait pas marier de sitôt d'ailleurs. Très sérieusement, connaissant le bon sens de sa fille, il voulut discuter avec elle de vive voix. Lidya fut terriblement déçue, comment osait-on demander de tels chiffres astronomiques pour dot. Elle ne pouvait concevoir que le mariage était basé sur un marchandage aussi ignoble. Sa douleur endormie, se réveilla brutalement. Elle en voulut à ce grand salaud de Moise ainsi qu'à elle même de s'être imaginé avoir rencontré un vrai Monsieur. Elle s'assit sur les genoux de son père, comme dans sa tendre enfance, câline, elle l'embrassa et lui dit : - T'en fais pas Papouche, je finis mon année scolaire, puis je ferai un voyage à Paris pour m'éloigner un peu d'ici. Je vais oublier cet individu, tu verras, tu me connais assez déterminée, je le serai encore plus. Il était facile de dire cela mais c'était une chose assez difficile à exécuter. La plaie cicatrisée s'ouvrit de plus belle et la jeune fille traîna sa peine tout en tâchant de la combattre. Une quinzaine de jours plus tard au retour de classe à midi, car elle rentrait déjeuner, cela lui faisait une bonne course depuis Sion, elle trouva Rebecca —

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surexcitée. Elle accueillit en l'embrassant : "vas vite prendre une douche, arrange toi, tu iras rencontrer Moise Kastoryano à la Pergola au Park Otel d'Ayazpa§a". Lidya en resta sans voie, n'arriva pas à proférer un seul mot tellement elle fut secouée et émue. - Qu'est ce qui arrive, maman soie calme, explique-toi un peu. - Tu auras les explications tout à l'heure. A partir d'aujourd'hui tu es promise. Tu m'as rendue belle-mère très jeune. J'espère que tu seras très heureuse. Sur ce, Salamon lui téléphone : "Mon enfant, j'étais avec Moise, Jacques Bensason, Marco Coen à Borsa. Nous avons déjeuné tous ensemble. J'ai l'impression que c'est un jeune homme très bien. Il y a eu un très grand malentendu avec son père. Cela s'est arrangé. Vous allez vous revoir cet aprèsmidi. Je te connais, j'ai grande confiance en toi. En tant que père je me fais un devoir de te mettre au courant de certaines choses que je n'aurais jamais pu te dire de vive voix. C'est votre différence d'âge qui me laisse un peu pensif. Cela pourrait te causer des problèmes, côté sexuel, des années plus tard. Mais moi j'ai grande confiance en ma petite fille, je sais qu'elle ne faillira jamais à la parole donnée. C'est cette promesse que je veux de toi. Que Dieu te rende heureuse Mazaltov, bessimantov". Lidya ne comprenait rien à ce qui arrivait, on aurait dit que c'est son double qui accomplissait les gestes nécessaires pour se préparer et être à l'heure à la Pergola. Elle fut très émue de revoir Moise mais très contente en un sens d'avoir été chaperonnée par sa mère Rebecca. C'était le 26 novembre 1947. Au retour d'Ayazpa§a on acheta bonbons et Champagne. Moise les quitta pour aller prévenir ses parents. §iikraniye entra en effervescence, tout comme dans la tendre enfance de Lidya. Tout le monde se précipita au No. 4. Les voisins, grands comme petits affluèrent pour embrasser la nouvelle fiancée, la soirée commença tôt, mais finit tard dans la nuit.

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Ce sont les jeunes camarades du plein été qui furent terriblement surpris et quelques uns d'entre eux très désappointés. L'un deux,Vitali l'apostropha dans la rue pour lui crier : "tu n'es pas normale ma parole ; on ne se fiance pas à cet âge avec un monsieur bien plus âgé que soi. Tu sais en faire des surprises ! Mais malgré tout nous t'aimons beaucoup et tous nous te souhaitons tout le bonheur possible et imaginable". Le lendemain, Moise vint le soir la chercher pour aller voir le bébé des Simon, une superbe petite fille Ginette. Après ils se rendirent chez les Kastoryano où elle fut reçue comme une jeune princesse. Elle revit ses beauxparents avec plaisir mais les trouva trop vieux. Elle mit très longtemps, plus d'un mois, pour appeler son beau-père "papa", elle se trompait et lui disait très souvent au début "grand-papa". Elle se reprenait bien vite, parce qu'elle se rendait compte qu'elle peinait, sans le vouloir son fiancé, avec cette méprise. Lidya ne dit rien à personne, attendant de passer le weekend. Le lundi en classe elle entendit de drôles de propos qui la firent rire car ses camarades de classe pariaient entre elles pour prédire qui serait la première fiancée de la classe. On parla près d'elle de plusieurs personnes. Quand elle demanda : "et moi": toute la classe éclata de rire. - Toi, ma chère, tu deviendras une bonne sœur de charité. Bien amusée, éclatant de rire, elle leur dit : "tenez-vous bien mesdemoiselles, car je viens aujourd'hui pour vous distribuer des dragées. A la fin de la semaine vous lirez mes fiançailles dans le Journal d'Orient. Je ne veux pas que vous ayez de choc." Un silence incommensurable régna en classe pendant un quart de seconde. Ensuite toutes à la fois se mirent à crier, à hurler, à entourer la jeune fiancée, aucune n'arrivant à croire au fait annoncé. Le slogan du mois dans tout Sion fut : "mesdemoiselles si vous ne vous plaisez pas en classe, faites comme la petite Eskenazi, fiançez vous." On décida de fêter l'événement le 13 décembre, au Tokatliyan à Beyoglu. Quand Moise emmena sa jeune promise, au bar du Park Otel, ainsi qu'à celui du Tokatliyan afin de décider ensemble du lieu, en rentrant et voyant le



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pianiste Brolio Perez en train de chanter les mélodies modernes, Lidya s'imagina évoluer dans un autre monde, ces salles de dancing étaient comme dans les films. Quand elle avoua à son fiancé se croire dans un nuage en plein ciel, se prenant pour une star fameuse, le jeune homme éclatant de rire, tant de naïveté le désarmait. Il finit par être fier et content d'être le prince charmant de sa petite fiancée comme il avait pris l'habitude de l'appeler. Eliezer qui dut faire contre mauvaise fortune bon cœur, comme pour vouloir se faire pardonner, offrit aux nouveaux promis ainsi qu'à tous les parents respectifs des jeunes, des billets de bal, au bénéfice d'une œuvre, La Michne dont Lidya fera partie plus tard. Toute la communauté fêta la jeune fiancée car ses parents étaient très connus. La salle était pleine de bons amis de Rebecca et Salamon. Avant minuit on vendit les billets de loterie toujours au profit de l'œuvre. Le plus gros lot avait été offert par la pâtisserie Lebon. C'était, en miniature, le gâteau confectionné pour le mariage de la princesse Elisabeth d'Angleterre, un gâteau énorme à six étages, difficilement portable. Ce chef d'oeuvre fit dans la salle du Belediye Sarayi de Taksim une entrée sensationnelle. Moise avait offert deux billets à sa petite fiancée. La loterie commença. Comme le destin s'arrange à faire drôlement les choses, ce fut le billet de Lidya qui gagna le gâteau. Elle n'oubliera jamais les exclamations, les cris de joie, les applaudissements de toute l'assistance présente dans l'énorme salle. On aurait dit que les lieux s'écroulaient ; le gâteau princier pour les nouveaux fiancés de la semaine, c'est un signe de très bon augure. Ils seraient très heureux, cela se devinait déjà. Les Eskenazi eurent beaucoup de mal pour déplacer cet énorme objet. On le transporta avec une camionette. Le gâteau orna un coin de la salle à manger du No. 4 de §iikraniye jusqu'au jour de la première réception de Rebecca pour l'heureuse occasion. On ne put le terminer qu'après six réceptions d'affilée. Tout l'immeuble, surtout les jeunes de §iikraniye, eurent droit à plusieurs portions du fameux monument. Les prédictions de la tzigane voyante, faites un an auparavant, le 1er mai 1946 dans les champs se réalisèrent.

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Le récit de la vie d'un être humain, qui continue à vivre, ne peut cesser. Lidya se maria en juillet, eut trois enfants, deux filles et un garçon. Tout le long de son existence, elle constata que bien qu'ayant été très heureuse, que seuls les moments de son enfance, de sa jeunesse, jusqu'à l'instant de ses fiançailles lui appartenaient pleinement. Le monde tournait autour d'elle. La vie n'est rose que dans l'imagination de l'enfant. Plusieurs malheurs ont terrassé le monde, mais l'optimisme de l'enfance, quand on est de caractère joyeux, remonte à la surface. La jeunesse est facile à contenter, comme dans ces années-là, quand l'innocence avait encore un sens. Quand on commence à grandir et mûrir, les élans spontanés, l'infini enthousiasme commence à disparaître. L'être humain apprend à se contrôler, à faire attention au qu'en dira-t-on, ce dont il se fiche littéralement dans sa jeunesse. En se mariant la femme, la turque surtout, devient le pilier de la famille, la responsable du foyer ; quelquefois cela pèse trop lourd sur ses épaules. C'est surtout en ces moments-là que les images d'une tendre enfance se raniment dans votre tête, elles vous donne de la nostalgie et vous mettent un peu de baume au cœur. Comme la bouffée d'air pur et frais du printemps...