Quelle démocratie? [Tome 2]
 9782358210966, 235821096X, 9782358210973, 2358210978

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CORNELIUS CASTORIADIS

QUELLE DÉMOCRATIE ? Tome 2

(ÉCRITS

POLITIQUES,

1945-1997,

IV)

Edition préparée par Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay

Editions

du

Sandre

Avertissement

Ce deuxième tome de Quelle démocratie ? rassemble des textes publiés ou inédits de Cornélius Castoriadis rédigés entre le début des années 1980 et 1997. Le volume sera suivi de trois autres, dans le cadre d'une édition des Écrits politiques, 1945-1997 dont voici le plan : - La Question du mouvement ouvrier (vol. I et II) - Quelle démocratie ? (vol. III et IV) - La Société bureaucratique (à paraître en 2014, vol. V) - Devant la guerre et autres écrits (à paraître en 2014, vol. VI) - Sur la Dynamique du capitalisme et autres textes, suivi de L'Impérialisme et la guerre (à paraître en 2015, vol. VII) Nous nous sommes expliqués dans l'Avertissement du volume I sur un certain nombre de choix et sur les principes qui ont guidé cette édition. Rappelons que les notes de bas de page entre crochets obliques ou «brisés» - < > - ont été introduites par nous pour apporter des éclaircissements sur tel personnage, tel événement ou telle allusion de l'auteur, et pour renvoyer à d'autres parties de l'œuvre, l'usage des crochets carrés - [ ] - étant réservé aux ajouts de l'auteur lors des diverses rééditions.

E.E., M.G. et P.V.

L I S T E DES SIGLES DES VOLUMES E T ARTICLES DE CASTORIADIS LE PLUS F R É Q U E M M E N T CITÉS 1

OUVRAGES PUBLIÉS DU VIVANT DE L'AUTEUR SB, 1 :

La Société bureaucratique, 1 : Les Rapports de production en Russie, Paris, U G E , «10/18», 1973 (rééd. en un vol., avec SB, 2, Christian Bourgois, 1990).

SB, 2 :

La Société bureaucratique, 2 : La Révolution contre la bureaucratie, Paris, U G E , « 10/18», 1973 (rééd. Christian Bourgois, 1990).

EMO, 1 : L'Expérience du mouvement

ouvrier, 1 : Comment lutter, Paris,

U G E , «10/18», 1974. EMO, 2 : L'Expérience du mouvement ouvrier, 2 : Prolétariat et organisation, Paris, U G E , « 10/18 », 1974. CMR, 1 : Capitalisme moderne et révolution, 1 : L'Impérialisme et la guerre, Paris, U G E , « 10/18», 1979. CMR, 2 : Capitalisme moderne et révolution, 2 : Le Mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, Paris, UGE, « 10/18 », 1979. CS:

Le Contenu du socialisme, Paris, U G E , « 10/18 », 1979.

SF :

La Société française, Paris, U G E , « 10/18 », 1979.

IIS :

L'Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975 (rééd.

CL, 1 :

Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978 (rééd. «Points

«Points Essais», 1999). Essais», 1998). DG, 1 :

Devant la guerre. 1. Les réalités, Paris, Fayard, 1981.

DDH:

Domaines de l'homme (Les Carrefours..., 2), Paris, Seuil, 1986 (rééd. «Points Essais», 1999).

1. N o u s ne donnons ici que les sigles utilisés par Castoriadis lui-même, ou bien par nous dans des renvois en notes de bas de page à d'autres parties de l'œuvre.

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Q I EI.1.K D É M O C R A T I E ?

MM :

Le Monde morcelé (Les Carrefours. ..,3), Paris, Seuil, 1990 (rééd. « Points Essais », 2000).

MI:

La Montée de l'insignifiance (Les Carrefours..., 4), Paris, Seuil,

FF:

Fait et à faire (Les Carrefours...,

1996 (rééd. «Points Essais», 2007). 5), Paris, Seuil, 1997 (rééd.

« Points Essais », 2008).

PUBLICATIONS POSTHUMES FP:

Figures du pensable (Les Carrefours...,

6), Paris, Seuil, 1999

SPP:

Sur

5F:

Sujet et vérité dans le monde social-historique (séminaires 1986-

(rééd. « Points Essais », 2009). Le

Politique

de Platon

(séminaires

EHESS,

1986;

éd. P. Vernay), Paris, Seuil, 1999. 1987 ; éd. E. Escobar et P. Vernay), Paris, Seuil, 2002. CQFG, 1 : Ce qui fait la Grèce. 1. D'Homère à Héraclite (séminaires 19821983 ; éd. E. Escobar, M. Gondicas et P. Vernay), Paris, Seuil, 2004. SD :

Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997

(éd.

E. Escobar, M. Gondicas et P. Vernay), Paris, Seuil, 2005. FsCh :

Fenêtre sur le chaos (éd. E. Escobar, M. Gondicas et P. Vernay),

CEL :

La Cité et les lois (Ce qui fait la Grèce, 2) (séminaires 1983-1984 ;

Paris, Seuil, 2007. éd E. Escobar, M. Gondicas et P. Vernay), Paris, Seuil, 2008. ThFD :

Thucydide, la force et le droit (Ce qui fait la Grèce, 3) (séminaires 1984-1985; éd. E. Escobar, M. Gondicas et P. Vernay), Paris, Seuil, 2011.

QMO :

La Question du mouvement ouvrier (Ecrits politiques,

1945-1997,

I et II; éd. E. Escobar, M. Gondicas et P. Vernay), Paris, Éditions du Sandre, 2012. QD:

Quelle démocratie? (Écrits politiques, 1945-1997,

III et IV; éd.

E. Escobar, M. Gondicas et P. Vernay), Paris, Editions du Sandre, 2013.

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L I S T E D E S SIGLF.S D E S V O L U M E S E T A R T I C L E S

ARTICLES. TEXTES INÉDITS CFP :

« La concentration des forces productives » (inédit, mars 1948 ;

PhCP:

«Phénoménologie de la conscience prolétarienne»

SB:

«Socialisme ou barbarie» ( S . o u B . , n ° l , mars 1949; SB, 1,

SB, 1, p. 101-114). (inédit,

mars 1948; SB, l , p . 115-130; QMO, t. 1, p. 363-377). p. 135-184). RPR:

«Les rapports de production en Russie» (S.ouB.,

n°2, mai

1949 ; SB, 1, p. 205-282). D C I et II : « Sur la dynamique du capitalisme » (S. ou B., n" 5 12 et 13, août 1953 et janvier 1954). SIPP :

« Situation de l'impérialisme et perspectives du prolétariat »

CSI:

«Sur le contenu du socialisme» (S.ouB.,

(S.ouB.,

n° 14, avril 1954; CMR, 1, p.375-435). n°17, juillet 1955;

CS, p. 67-102 ; QMO, t. 2, p. 19-47). CS II:

«Sur le contenu du socialisme» (S.ouB.,

n°22, juillet 1957;

CS, p. 103-221 ; QMO, t. 2, p. 49-141). CS III:

«Sur le contenu du socialisme» (S.ouB.,

n°23, janvier 1958;

EMO, 2, p. 9-88 ; QMO, t. 2, p. 193-247). RPB :

«La révolution prolétarienne contre la bureaucratie»

(S.ouB.,

n° 20, décembre 1956 ; SB, 2, p. 267-338). PO I et II : « Prolétariat et organisation » (S. ou B., n™ 27 et 28, avril et juillet 1959 ; EMO, 2, p. 123-248 ; QMO, t. 2, p. 273-316). M R C M I, II et III : « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne» (S.ouB.,

n ' M l , 32 et 33, décembre 1960, avril et

décembre 1961 ; CMR, 2, p. 47-258 ; QMO, t. 2, p. 403-528). RR:

«Recommencer la révolution» (S.ouB.,

n°35, janvier 1964,

CMR, 2, p. 307-365 ; QD, 1.1, p. 113-153). RIB:

«Le rôle de l'idéologie bolchevique dans la naissance de la bureaucratie» (S.ouB.,

n°35, janvier 1964; EMO, 2, p.385-

4 1 6 ; QD, 1.1, p. 191-212). M T R I à V : « Marxisme et théorie révolutionnaire » (S. ou B., n œ 36 à 40, avril 1964 à juin 1965 ; IIS, p. 13 à 230, rééd. p. 13-248). IG :

« Introduction » (1972) à SB, 1, p. 11-61 (rééd. Bourgois 1990, p . 2 0 - 5 6 ; QD, t . l , p. 329-377).

HMO :

«La question de l'histoire du mouvement ouvrier» (1973) (EMO, 1, p. 11 à 120 ; QD, 1.1, p. 384-455).

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QUELLE DÉMOCRATIE ?

RDR :

« Réflexions sur le "développement" et la "rationalité" » (1974) (DDH, p. 131-174; rééd. p. 159-214).

VEJP :

«Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d'Aristote à nous» (1975) (CL, p.249-315).

ER:

«L'exigence révolutionnaire» (1976) (CS, p. 323-366 ; QD, 1.1, p. 541-573).

RSR:

«Le régime social de la Russie» (1977) {DDH, p. 175-200, rééd. p. 215-248).

TSCC :

«Transformation sociale et création culturelle» (1978)

(CS,

p. 413-439 ; FsCH, p. 11-39). IVP :

« Illusion et vérité politiques » (1978-1979) {QD, t. 2, p. 17-75).

SSA:

«Socialisme et société autonome» (1979) ( C S , p. 11-43; QD, t. 2, p. 79-105).

P G C D : «Lapolis grecque et la création de la démocratie» (1979-1985) (DDH, p. 261-306, rééd. p. 325-382). IF:

«Une interrogation sans fin» (1979) {DDH, p.241-260, rééd. p. 301-324).

NVE :

«Nature et valeur de l'égalité » (1981) {DDH, p. 307-324, rééd. p. 383-405).

SCSO :

«Spécificité et crise des sociétés occidentales» (1981-1982)

DT:

«Les destinées du totalitarisme» (1981) {DDH,

{QD, t. 2, p. 111-220). p.201-218,

rééd. p. 249-271). RefR:

«Réflexions sur le racisme» (1987) (MM,

p.25-38, rééd.

p. 29-46). PPA:

«Pouvoir, politique, autonomie» (1988) (MM,

p. 113-139,

rééd. p. 137-171 ; QD, t. 2, p. 253-282). APhP:

«Anthropologie, philosophie, politique» (1989) (MI, p. 105124, rééd. p. 125-148).

QD ? :

« Quelle démocratie ?» ( 1990) (FP, p. 145-180, rééd. p. 17 5-217).

DPR:

«La démocratie comme procédure et comme régime» (1994)

RC:

«La "rationalité" du capitalisme» (1997) (FP, p.65-92, rééd.

(MI, p. 221-241, rééd. p. 267-292; QD, t. 2, p. 487-510). p. 79-112; QD, t. 2, p. 627-656).

I

UNE BASSE ÉPOQUE

On trouvera dans ce chapitre divers textes de l'auteur - ainsi que plusieurs lettres -, publiés et inédits, des années 80; le titre du chapitre correspondant bien à ce que l'auteur a vu dans cette période. Les deux principaux inédits' sont « Illusion et vérité politiques » et, surtout, sous le titre « Spécificité et crise des sociétés occidentales », une partie du deuxième volume non publié de Devant la guerre que nous avons cru pouvoir séparer du reste pour des raisons qui sont données plus loin. Il nous a semblé également utile de reprendre deux articles déjà publiés et toujours disponibles dans d'autres recueils mais qui résument Us principaux éléments de la réflexion politique de Castoriadis dans ces années : « Pouvoir, politique, autonomie» (1978-1987) et un fragment de «Fait et à faire» (1989) que nous reproduisons sous le titre: * Uautonomie et les trois sphères». Nous avons aussi inclus quelques pages tirées de digressions plus directement politiques des séminaires de 1983-1987 (p. 225-246, 247-252,291-299).1 L'auteur a publié durant cette décennie, outre DG, 1 (1981), Domaines de l'homme (1986), ouvrage dont presque tous les articles des trois premières sections («Kairos», «Koinônia», «Polis») auraient pu être inclus dans le présent volume (ou dans le volume de notre édition où sera repris DG, l). Ceux où se reflète le plus directement le travail réalisé au même moment dans ses séminaires de l'EHESS sont sans doute : l'entretien « Une interrogation sans fin» (1979), où sont annoncés nombre de thèmes développés dans les années suivantes, et en particulier celui de la double naissance de la démocratie et de la philosophie en Grèce; «L'imaginaire: la création dans le domaine social-historique» 'Faut-il rappeler que, mis à part les deux ouvrages inachevés de 1978-1979 et de 1981-1983 (et outre, bien entendu, de nombreux textes ou fragments inédits comme ceux qui ont été repris dans FP et dans Histoire et vérité ou que nous publions dans le cadre de cette édition), U n'y a pas .

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POLITIQUES

transforment périodiquement leurs propres organes de métabolisation, car la nature de la matière première change. On doit constater que, malgré leur étonnante inventivité et créativité, ils auraient difficilement pu, au-delà d'un certain point, continuer de remplir cette tâche surhumaine sans le secours vital d'une foule d'enzymes d'une grande variété occupant les sites successifs de la chaîne métabolique qui va du cerveau des Partis au cerveau des électeurs : les Intellectuels de Gauche, grands, moins grands et tout petits.

L'autodénonciation de la Gauche Le phénomène est d'autant plus frappant que le partisan de la Gauche n'a besoin d'aucune source hétérodoxe pour s'apercevoir que ses chefs lui mentent constamment : il lui suffirait de les croire vraiment pour qu'il lui devienne impossible de les croire. Plus généralement, que la Gauche passe sa vie à mentir, et ses partisans la leur à se persuader qu'ils ne sont pas cocus ou qu'ils ne le seront plus à partir de demain, n'a besoin d'aucune démonstration se référant à autre chose que le discours même de la Gauche, d'aucune considération externe, d'aucune confrontation avec la réalité impliquant interprétation de celle-ci. La Gauche elle-même le dit : il suffit de mettre ensemble ce qu'elle dit aujourd'hui et ce qu'elle disait hier, ce qu'elle dit ici et ce qu'elle dit là-bas, ce qu'elle dit à tel propos et ce qu'elle dit à tel autre propos. Si la Gauche dit vrai, alors la Gauche ment. Elle se dénonce constamment elle-même. Est-ce la peine de détailler? Faisons-le quand même, puisque aussi bien l'amnésie systématique (la scotomisation sélective du passé) que le refus de regrouper les phénomènes pour en éclairer la signification (l'isolation) jouent un rôle décisif parmi les mécanismes de l'illusion de la Gauche. Commençons par les poissons les plus gros. Dirigeants russes et dirigeants chinois se traitent réciproquement de social-fascistes, d'instruments de l'impérialisme, etc. Comme les uns et les autres se prétendent, en même temps, « marxistes », il devrait être interdit de penser qu'il s'agit là de simples invectives et injures : ce devrait être des diagnostics sociologiques. Mais un pays socialiste dont les

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dirigeants sont social-fascistes ou « simplement » organes de l'impérialisme est, en théorie marxiste aussi bien qu'en simple logique, un cercle carré. Les uns et les autres disent donc, en fait, du régime social de l'autre pays que c'est un capitalisme fasciste. On n'a alors que trois possibilités logiques. Ou bien tous les deux mentent - et, dans ce cas, tous les deux disent vrai, chacun de l'autre. Comment penser en effet que les dirigeants d'un pays socialiste disent sciemment d'un autre pays socialiste qu'il est capitaliste ? Ce serait supposer que deux pays socialistes sont dirigés par des bandes d'infâmes calomniateurs - et même que toute la population de ces pays serait faite d'infâmes calomniateurs, puisque personne, dans ces démocraties de type supérieur que sont la Russie et la Chine, ne s'élève contre ces infâmes calomnies. Donc, l'hypothèse que les deux mentent conduit à la conclusion que les deux disent la vérité chacun sur l'autre : à savoir, qu'ils sont les tyrans de deux pays dont le régime n'a rien à voir avec le socialisme. La même conclusion découle immédiatement de l'hypothèse que les deux disent vrai. Dernière hypothèse : l'un ment et l'autre dit vrai (peu importe lequel). Restent alors les questions : comment, pourquoi, moyennant quoi deux régimes sociaux essentiellement identiques dans leurs grands traits (« nationalisation » des moyens de production, « plan », pouvoir exclusif du parti communiste, etc.) peuvent être, l'un socialiste et l'autre capitaliste; quel miracle ou cataclysme a produit ce renversement total, en Chine ou en Russie, en l'espace de quelques mois au début des années 1960 ; pourquoi ni les uns ni les autres ne fournissent aucune explication là-dessus. Reste aussi la conclusion inévitable que toute la Gauche occidentale ment - qui a toujours présenté aussi bien la Russie que la Chine comme des pays socialistes, et continue de le faire. Je ne parle pas seulement des Partis communistes. On n'a jamais vu, je ne dis pas même Mitterrand, mais les héros théoriques du CERES par exemple (pas plus, du reste, que les trotskistes) expliquer comment et pourquoi deux pays «socialistes» (ou «États ouvriers») pouvaient s'attaquer avec un tel acharnement, et se faire la guerre par Vietnam et Cambodge interposés faute de pouvoir se la faire directement (la faute incombant ici, sans doute et sans aucune ironie, à l'impérialisme américain: si les États-Unis n'existaient pas, il y a longtemps que les Russes auraient atomisé la Chine).

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Que dit donc leur «marxisme» là-dessus? La guerre ne résultet-elle pas de causes économiques profondes, indissociables du régime capitaliste ? Pourrait-elle être simplement l'effet de « déformations bureaucratiques» de pays socialistes? Où allons-nous, alors? Nous nous mettons en frais, nous nous mobilisons, nous amenons à grand-peine Chevènement 1 au pouvoir - et puis, patatras, Chevènement et son homologue allemand subissent quelques «déformations bureaucratiques» - et nous voilà repartis comme en quatorze. De même, P C F et PS s'accusent réciproquement d'être responsables de l'échec électoral de la Gauche en mars 1978. Le cas de figure est le même que tout à l'heure : que les deux disent VTai, que les deux mentent, ou que l'un mente et l'autre dise vrai - il en résulte nécessairement que les deux mentent. Et ils mentent une deuxième, ou énième fois, en disant chacun ce qu'ils disent de l'autre tout en continuant de parler de l'Union de la Gauche et de la présenter comme une perspective réalisable, et la seule. Et que disent-ils chacun sur les causes du comportement de l'autre? Le P C F constate que le PS «s'est rapproché du capitalisme», a «opéré un tournant à droite», etc. Belle découverte, en vérité ! Le PS constate, beaucoup plus discrètement et sur ce mode larmoyant et défensif habituel, que le P C F est resté au fond stalinien. Re-belle découverte! Mitterrand avait-il vraiment cru, entre 1972 et 1977, que le P C F avait changé essentiellement? Si tel était le cas, il faudrait lui conseiller un changement urgent de métier. Mais soyons sans inquiétude pour lui: il savait qu'il racontait des histoires. Le P C F n'est pas davantage redevenu stalinien le 23 septembre 1977 que le PS ne s'est davantage «rapproché du capitalisme» ce même jour. Et quel miracle s'est-il donc opéré pendant cette courte et lugubre Pentecôte de la Gauche qui a duré du 13 au 19 mars? Si le P C F disait vrai sur le PS du 23 septembre 1977 au 12 mars 1978 - alors, il mentait entre le 13 et le 19 mars 1978, ou l'inverse, vous pouvez à votre choix permuter les périodes. Idem pour ce qui est du PS.

1- .

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POLITIQUES

*

Les uns et les autres expliqueront - ils l'ont déjà fait - que leur soutien à l'autogestion comme forme de relations sociales ne les engage nullement à la mettre en œuvre dans leur propre organisation. Autant dire que quelqu'un n'est nullement tenu d'appliquer chez lui les principes dont il réclame l'application générale. Du point de vue du simple bon sens comme du point de vue de l'analyse sociale et politique la plus exigeante, on ne peut que rire devant une telle argumentation. Que dirait-on d'un instituteur qui se comporterait parfaitement à son travail mais apprendrait à ses propres enfant la lecture à coups de fouet ? On entend dire : la finalité d'une organisation politique n'est pas sa propre autogestion. Mais les patrons disent également que la finalité des entreprises, c'est de produire des produits, et que les rapports hiérarchiques dans la production sont un « simple moyen ». L'organisation en elle-même, nous dit-on, n'est pas un «modèle de société». Lamentables sophismes. D'abord, bien évidemment, le PCF en tant que tel est bel et bien un modèle de société : le PCF dilaté à l'échelle de la société tout entière, c'est la Russie actuelle. Ou, si l'on tient absolument à lui accorder le bénéfice du doute (mais rien n'y engage, et tout s'y oppose), la Hongrie actuelle. (Comme le PS est, à sa façon, un modèle miniaturisé partiel de la société dans laquelle nous vivons. Partiel - opposé à total: comme le capitalisme bureaucratique fragmenté où nous vivons s'oppose au capitalisme bureaucratique total établi en Russie, en Chine, dans l'Europe de l'Est, etc.) L'histoire et la sociologie de l'activité politique explicite dans les sociétés où elle a existé (soit depuis la Grèce), considérée au plan le plus profond, restent à faire. Quelques notations préliminaires : le « parti » démocratique d'Éphialte et de Périclès, le « parti » des Gracques à Rome, non seulement ne sont pas des partis au sens moderne du terme; leur rapport à la société où ils naissent et développent leur activité n'est ni rapport d'« image » ni rapport de «modèle». (Histoire vraie, lourde: création et altération des significations incarnées dans les formes d'organisation et d'activité instituées.) Et cela reste vrai dans l'époque moderne, lorsque l'activité explicite renaît avec, à peu près, le développement des

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QUELI.E DÉMOCRATIE ?

cités bourgeoises, jusqu'au xixe siècle. Les Clubs de la Révolution française, le Club des Jacobins par exemple, ne sont pas la société bourgeoise, ni une «image», ni une « miniaturisation », ni un «modèle» de la société bourgeoise (même compte tenu des conflits, clivages et antagonismes de cette société, ce que je dis est indépendant de toute interprétation du «caractère de classe» des Jacobins). Évidemment, aussi bien le parti d'Éphialte que les Jacobins appartiennent de mille façons à la société où ils sont apparus, l'« expriment », l'« instrumentent », la font changer. Mais le rapport reste un rapport de relative hétérogénéité. Pour utiliser une métaphore biologique, les démocrates à Athènes, les Jacobins en France sont à leur société respective comme la main ou tel ou tel autre organe est à la totalité du corps. Mais le PCF est un spermatozoïde de la société totalitaire qu'il vise, tend nécessairement à créer, qu'il le «veuille» ou non, qu'il le «sache» ou non. Pour améliorer la métaphore, il faudrait encore revenir aux conceptions périmées de la biologie du xvn* siècle et avant, et les combiner monstrueusement avec ce que l'on sait maintenant. On pensait autrefois que le sperme est un véritable homunculus, un minuscule être humain complet; on sait maintenant qu'il est «simplement» porteur de l'information génétique. Le PCF est les deux à la fois : il est déjà, tel qu'il est, une microsociété totalitaire - et, par les significations dont il est porteur, les modes d'organisation où elles sont incarnées, qu'il propage et par lesquels il propage ces significations, il est cellule germinale ou mieux, virale, puisqu'il ne peut vivre qu'en détournant à son profit les mécanismes de métabolisme d'un organisme hôte, et que son plein développement ne dépend pas d'une union sexuelle mais du déferlement de ses gènes sur la société - qu'il ne tue pas, mais asservit à sa propre perpétuation et expansion. Histoire qui commence avec le parti léninien-bolchevique pur, authentique, non stalinisé encore - dans une grande ambiguïté certes, que les événements se sont chargés de lever en fait dès le lendemain d'Octobre 1917 ; histoire dont Staline et le stalinisme sont pour une bonne partie des effets et non des « causes ». Lesté de la «théorie scientifique du socialisme»; se prétendant seule expression légitime possible du prolétariat ; identifiant par là même la « dictature du prolétariat » à sa propre dictature ; organisé lui-même d'après un modèle capitaliste-hiérarchique, un tel parti

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I L L U S I O N F.T V É R I T É

POLITIQUES

ne peut viser qu'un pouvoir total, et ne peut l'exercer que d'une manière totalitaire - ce qui implique qu'il doit à tout prix et par tous le moyens essayer de transformer la société à son image. (Qu'il ne puisse pas y parvenir totalement, c'est une autre question. Les patrons non plus n'ont jamais réussi à transformer les ouvriers en purs et simples écrous animés des machines.) Ce qui est la substance de l'autogestion - je ne discute pas ici ses antécédents, et ses formulations antérieures dans l'histoire du mouvement révolutionnaire - a été formulé par Socialisme ou Barbarie en France à partir de 1949, précisément en fonction de la « dégénérescence » de la Révolution russe, à partir de l'analyse du rôle joué dans cette dégénérescence par le parti bolchevique et la « fonction » qu'il s'est attribuée, les rapports qu'il a instaurés avec la population en général et la classe ouvrière en particulier (rapport de dirigeants à exécutants), la liaison plus qu'intime de tous ces traits décisifs avec sa conception de la «théorie» et sa structure organisationnelle. *

Le droit à l'erreur et la responsabilité des intellectuels1 Eh quoi, dira-t-on, les gens n'ont-ils pas le droit de se tromper? Ne vous arrive-t-il jamais de vous tromper? Que ferez-vous de tous ceux qui, de bonne foi ou autrement (et comment savoir?) ont soutenu le stalinisme et maintenant voient plus clair, ou autre chose ? Que voulez-vous : des auto-accusations humiliantes, qu'ils se couvrent la tête de cendres ? L'affirmation du droit à l'erreur - « droit » évident et incontestable, synonyme de la liberté de pensée - devient hélas, elle aussi, maintenant, la source de sophismes derrière lesquels l'arrivisme intellectuel et l'orientation selon le vent qui souffle s'en donnent a cœur joie. On a allègrement proclamé que « la responsabilité est un concept de flic» et, à présent, certains qui se sont distingués dans la démagogie maoïste la plus outrancière, la plus bête, la plus 1-

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Remontons encore plus loin. La religion païenne, ou la religion hindoue, ou les religions des sociétés archaïques, comprennent une interprétation-organisation du monde, qui ne nous intéresse pas ici comme telle, et une conception-organisation de la société. Or en aucun sens on ne saurait dire de celle-ci qu'elle est « fausse », «illusoire» ou quoi que ce soit d'analogue. (Voir IIS, première partie.) Personne ne dit, dans la religion brahmanique, aux parias qu'ils peuvent et doivent être autre chose que parias. Et les parias y sont effectivement des parias. La réalité effective de cette société est ce qu'elle est parce que la religion est ce qu'elle est. La critique, et la contestation, de cet état de choses doit venir d'« ailleurs » : il n'y a pas, ici, de contradiction interne. Certes, nous pouvons qualifier d'illusion, mystification, etc., le rapport que cette religion établit entre l'ordre social et un ordre divin, faisant de celui-ci la source et le fondement de celui-là. Mais nous sommes dehors : pour le faire, un hindou devrait casser son monde. Dans l'organisation de ce monde, ordre social, ordre cosmique, ordre divin sont unis et solidaires - et cela reste vrai pour toutes les sociétés « religieuses », archaïques ou « historiques » au sens étroit. Plus précisément : sans cette religion, il n'y a pas de réalité sociale, pas plus que de réalité tout court. Il y a, certes, énigme - pour nous - de la position de ce monde ; pas plus et pas moins, du reste, qu'il y a énigme de la position de notre monde. Mais il n'y a pas de question de l'illusion intra-sociale. Qu'appellerons-nous, alors, illusion lorsqu'il ne s'agit pas d'un phénomène purement individuel et « subjectif » ? L'institution de la société est chaque fois consubstantielle à l'institution d'un magma de significations imaginaires sociales. En les appelant imaginaires, j'ai toujours visé ce double aspect: leur création; leur indétermination. Deux faces, il est aisé de le voir, de la même chose : au sens profond, et non superficiel, l'imaginaire est créateur ; et dire qu'il est créateur veut dire que ses œuvres ne sont pas réductibles à ce qui était déjà là - donc, ni «reflets», ni «compensations», ni déductions ou produits d'une élaboration «rationnelle». Hors ces significations - et les institutions au sens plus étroit qui les incarnent - , il n'y a ni société ni réalité pour les humains. Face à elles, lorsque nous considérons des sociétés d'autrefois et d'ailleurs, nous sommes placés devant ce dilemme : malgré, encore une

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fois, ce qu'il faut bien appeler l'hypocrisie des ethnologues, nous ne pouvons pas faire mine de croire qu'elles peuvent être mises sur le même pied, en tant qu'elles portent sur la « réalité », que notre vue du monde. Nous ne pouvons pas faire mine de croire que tel rite religieux est indispensable pour la capture du gibier ou l'abondance de la moisson. Et nous ne pouvons pas, non plus, penser que nous possédons la vérité sur la réalité (fut-elle partielle) - que notre culture et notre institution de la société seraient les seules à n'inclure que des composantes « rationnelles » et « réelles », même lorsqu'il s'agit du monde « naturel ». Nous avons à reconnaître que notre Raison elle-même est une création imaginaire sociale - dont le noyau est présent dès l'origine de la société (sous la forme du legein et du teukhein) - qui se rencontre avec une strate décisive de l'existant naturel et total, mais dont l'extension illimitée est elle-même imaginaire, dans plusieurs sens du terme. La question qui se pose ici est celle de la connaissance de l'histoire, et de la spécificité - d'un certain privilège, oui - de ce segment « réflexif » de cette histoire auquel nous appartenons - l'histoire gréco-occidentale, comme on a dit. J'y reviendrai brièvement dans la troisième partie de ce livre. Pour l'instant, concluons que nous avons à opposer rigoureusement : les significations imaginaires sociales qui tiennent une société ensemble - et ce que l'on peut appeler les illusions sociales. J'appelle illusion sociale une croyance largement partagée dans une société donnée, bien que le système social dans lequel elle existe permette, en principe, aux participants de constater qu'elle est fausse : soit parce qu'elle est intrinsèquement contradictoire, au sens trivial, soit parce qu'elle s'oppose à la réalité sociale à laquelle elle se réfère telle que cette réalité peut être saisie par les moyens qu'offre l'institution existante de la société. Définition qui soulève, certes, de multiples problèmes que je ne discuterai pas ici. Qu'il suffise de dire qu'elle ne peut évidemment pas séparer au rasoir deux catégories de croyances sociales rigoureusement délimitées et toujours extérieures les unes aux autres. Mais nous pouvons trouver d'innombrables « cas purs » - qui sont tellement massifs qu'ils nous permettent d'établir une distinction décisive du point de vue qui nous intéresse : à savoir, non seulement de la connaissance de l'histoire, mais surtout de la politique conçue

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comme activité lucide visant à l'institution globale de la société. Cette distinction, c'est la distinction entre les sociétés sans illusions et les sociétés à illusions. Distinction qui inverse totalement l'idée naïve que l'homme occidental se fait de l'histoire. Les sociétés archaïques et les sociétés religieuses sont essentiellement des sociétés sans illusions. Le système de croyances et de représentations d'une société archaïque, constitutif au premier comme au énième degré de la réalité de cette société, ne fournit aucun moyen d'être mis à l'épreuve quant à sa « vérité » ou « non-vérité » relativement à un réfèrent social ou extra-social quelconque. Au contraire : le système et l'institution de la société prise in toto sont agencés de telle manière que toute possibilité de mise à l'épreuve est exclue par construction, que toute mise en question des significations posées est psychiquement, mentalement, socialement impossible (ou virtuellement impossible - elle ne pourrait apparaître que comme folie). Sans vouloir en faire un parallèle, la comparaison avec la psychose paranoïaque est ici éclairante. Une fois le postulat initial admis, tout s'explique dans le système paranoïaque, et s'explique de telle manière que tout événement y devient une confirmation du postulat. Ainsi aussi, au plan social, pour prendre un exemple facile, du moment que le postulat de la magie est admis, tout échec de la magie ne fait que confirmer la puissance de celle-ci, car il signifie simplement qu'une contre-magie plus puissante a été exercée dans le cas considéré. L'échec de telle magie n'est jamais que l'échec de tel mage particulier, dû à la puissance plus grande d'un contre-mage qui reste à trouver. Le participant à un tel système n'a aucun besoin de «se tromper» ou de se raconter des histoires pour continuer à y adhérer. Il lui faut et il lui suffit de répéter la croyance de base. De même, à la limite, même dans une religion monothéiste très «évoluée» (si ce mot ici a un sens), il n'y a pas d'illusion : dans le judéo-christianisme, une fois admis l'obscurité des voies de la Providence, le caractère insondable de la volonté divine, le « Dieu châtie/met à l'épreuve (paideuiei) ceux qu'il aime », le plus humble des fidèles et Kierkegaard peuvent se rencontrer dans la « compréhension » du sacrifice d'Abraham, de l'histoire de Job, des camps de concentration et des malheurs qui frappent les justes.

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À cet égard, lorsque Freud caractérisait la religion comme «illusion» et l'assimilait à la névrose obsessionnelle, il restait sous l'emprise (ethnocentrique) de l'idée d'un accès à la réalité possible indépendamment non seulement des «désirs» du sujet, mais aussi du système social auquel celui-ci appartient (,Zukunft..., GIFXIV, en part, la discussion p. 352 et sq.). C'est, si l'on veut continuer à utiliser l'image empruntée à la psychanalyse, pour les sociétés à illusions que le parallèle avec la névrose (en particulier et, spécifiquement, la névrose obsessionnelle) a un sens. C'est ici que l'on trouve, intrinsèquement, dénégations, rationalisations, constructions, scotomisations, isolations, annulations et tous les mécanismes dont l'ossature «logique» a été mise en lumière par Freud. Ainsi, l'idée que le Tsar a été placé par Dieu à la tête de toutes les Russies n'est pas une illusion. Mais l'idée qu'il aime tous ses sujets comme ses enfants, et que les malheurs de ceux-ci sont dus à de méchants ministres qui lui cachent la vérité, cette croyance est une illusion (et certes, soutenue dans ce cas par un « souhait », comme le demande Freud). Il se trouve que, mise en contact brutal avec la réalité lors du Dimanche sanglant de 1905, cette illusion se dissipe brutalement. Mais si cela montre qu'il s'agit d'une illusion (tandis que ni chrétiens ni musulmans n'ont jamais tiré d'une guerre perdue la conclusion que leur Dieu respectif n'existe pas), ce n'est pas une condition nécessaire : la croyance avait déjà été mise à mal, et en fait détruite, pour tous ceux qui s'opposaient au régime tsariste, et ce à partir de significations, idées, critères, représentations qui, bien que contredisant l'institution traditionnelle de la société russe, l'avaient pénétrée et rendaient... 1

2. Repères, cité , 30/12/78 . 3. du capitalisme américain, •nais la situation des immigrés en Allemagne ou en Grande-Bretagne « socialistes » (sans parler de la situation en France) ne semble pas particulièrement enviable.

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qui représente un degré supérieur de développement historique, le socialisme réel sans beurre ou le beurre réel sans socialisme ? Tout cela ne signifie pas que le capitalisme soit le socialisme, mais que la Gauche «socialiste» ne s'était jamais proposé des objectifs autres que les objectifs capitalistes, en prétendant, ou en faisant mine de croire, que le capitalisme ne pouvait pas les atteindre. Il est pratiquement impossible de distinguer vraiment les politiques effectives du Labour Party ou de la social-démocratie allemande de celles de leurs concurrents Conservateurs ou Chrétiens-démocrates. Lorsque les socialistes suédois ont, récemment, perdu la majorité parlementaire, la Droite revenue au gouvernement a constaté (ou a fait mine de découvrir) qu'elle ne pouvait modifier à peu prés rien de ce que la socialdémocratie qui gouvernait depuis des décennies avait introduit - et qu'elle n'avait aucune raison de le faire. Il n'en a pas été autrement en Grande-Bretagne depuis trente ans, où, chaque fois que les Conservateurs sont revenus au pouvoir, ils n'ont guère pu faire plus que de re-dé-nationaliser l'industrie de l'acier (devenue ainsi le ballon d'un nouveau jeu de football national). Il n'y a aucun besoin d'une « critique » à part de la politique de la socialdémocratie; il suffit de constater cette indifférenciation de fait des politiques sociales-démocrates et des politiques libérales ou conservatrices « éclairées ». Il n'y a plus aujourd'hui de politique «réformiste», ni de programme qui lui soit propre ; réformer le système, c'est le conserver - et conserver le système, c'est le réformer. Mais aussi, à un niveau plus profond: il n'y a plus, actuellement, ni véritable politique « réformiste » ni véritable politique « conservatrice ». Les deux sont réduites à une simple gestion du régime existant - et les « réformes », y compris évidemment celles qui sont « socialement progressives », font partie désormais de la routine de la gestion du régime. Gestion au jour le jour, dépourvue de la moindre imagination, faite dans un gaspillage et une irrationalité constamment élargis, piégée dans des problèmes et des antinomies devant lesquels elle ne fait que biaiser, ruser, reculer pour ne pas avoir à trancher. Les exemples sont innombrables, je n'en cite que quelques-uns parmi les plus évidents. La gestion keynésienne de l'économie, péniblement apprise par les gouvernements occidentaux pendant les dix

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ou quinze années qui ont suivi la guerre, est non pas « dépassée » devant les problèmes créés par l'inflation et la déstabilisation du système monétaire international, mais simplement désapprise pour revenir à des absurdités préhistoriques, comme le « monétarisme ». Le système d'éducation, dont le délabrement pour ne pas dire l'effondrement qualitatif va de pair avec une expansion quantitative continuée, met sur le marché des gens dont la formation a de moins en moins de rapport avec ce que l'économie « demande » et l'emploi qu'ils occuperont, s'ils en trouvent un. A échéance de quelques années, peut-être, d'une crise énergétique qui pourrait tout mettre par terre, rien, rigoureusement rien, n'est fait. Et pourtant, le système se maintient. Ses «mécanismes», tant productifs-économiques-étatiques que psychologiquessociologiques-idéologiques, exhibent une incontestable et étonnante résilience (souplesse, élasticité, adaptabilité, capacité de résorber les chocs et de rebondir). Cette résilience a toujours été masquée, aux yeux des gens de Gauche, par la mythologie marxiste présentant le capitalisme comme un édifice branlant et quotidiennement à la veille de son effondrement 1 . Il serait grand temps, pour ceux qui luttent contre le régime, de se poser la question de manière rigoureusement inverse de la manière traditionnelle ; se demander, non pas si l'écroulement inévitable du régime est pour demain ou pour l'année prochaine, mais : qu'est-ce qui a permis au capitalisme de survivre victorieusement depuis deux siècles et surtout depuis soixante-cinq ans, malgré ou plutôt à travers deux guerres mondiales, une foule de crises sociales et politiques, la perte des Empires coloniaux, une profonde dépression économique (1929-1939), une autre perturbation économique beaucoup moins intense mais intrinsèquement beaucoup plus complexe (1974-1976)? A cette question, j'ai tenté depuis longtemps d'apporter des éléments de réponse 2 ; je n'y reviens que dans la mesure où mon

1- Mythologies plus vivantes que jamais. Ainsi Althusser parle de la plus grande crise que l'impérialisme ait jamais traversée (cf. colloque Manifeto...) et J. Attali . 2 MRCM, etc. Voir la Préface de 1974 < suite tllis.>

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propos présent l'exige, et j'en profite pour souligner davantage des aspects dont le passage du temps à mis en lumière l'importance décisive. Commençons par ce qui est à la fois le plus concret et le moins familier. Le capitalisme crée et impose un type d'individu chez qui la motivation économique est devenue dominante ; et, contrairement à la mythologie marxiste, cette motivation économique, il parvient à la «satisfaire». La prodigieuse «efficacité» productiveéconomique du système (Marx, on le sait, en a été l'un des plus grands chantres) n'a cessé de se développer avec le temps. On peut la trouver misérable, si on la compare avec ce qui serait possible ; aussi, si on la juge quant à sa substance et quant à son coût véritable, en termes d'existence humaine et de destruction de la nature. Mais elle est « efficacité » dans, par et pour le système, aussi longtemps que celui-ci s'impose ; et celui-ci s'impose aussi longtemps qu'il maintient les humains dans ses termes de référence, ses « valeurs », ses pôles d'orientation. L'énorme gaspillage perpétuellement réalisé dans les usines les plus « efficaces » du monde occidental, la vie inhumaine des ouvriers collés aux machines, et tous les faits analogues que l'on pourrait aligner n'ont pour ainsi dire pas d'importance sociologique aussi longtemps que a) gaspillage ou pas, ces usines produisent chaque année 5 ou 10% de plus que l'année précédente, b) parallèlement, les revenus « réels » de leurs ouvriers sont augmentés chaque année d'un pourcentage comparable ou en tout cas non négligeable, et surtout c) ces ouvriers, comme toute la population, sont « orientés » essentiellement vers l'augmentation de leur «consommation» (et de leurs «loisirs»), parce qu'ils la souhaitent vraiment, parce qu'ils sont induits à la souhaiter, parce qu'ils ne voient rien d'autre à souhaiter de réalisable - tout cela ne pouvant pas, du reste, être séparé en catégories de motivation et de causation claires et distinctes. Combien ils sont disposés à payer cette augmentation en termes de pénibilité et d'ennui du travail fourni, cela est une question ouverte - mais, en tout cas, absolument pas «économique». De même, tin niveau de «saturation» des besoins ne peut pas être défini dans une société qui en crée de «nouveaux» à jet continu, et qui peut résorber une proportion croissante de son surplus productif potentiel dans l'extension des «loisirs». Que des «loisirs»

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c r o i s s a n t s pourraient créer d'autres problèmes est parfaitement possible ; ce n'est, en soi, nullement fatal. Panem et circenses a de multiples traductions dans les langues modernes. Il serait oiseux de v o u l o i r trouver des limites « quantitatives » à un tel processus. C'est essentiellement moyennant cette motivation que le capitalisme a pu, tant bien que mal, intégrer la classe ouvrière et le m o u v e m e n t ouvrier au fonctionnement «régulier» du régime. Et de cette intégration le marxisme (avec ses retombées idéologiques, et l'influence diffuse exercée même sur ceux qui n'en ont jamais entendu parler) a été un instrument essentiel. Il l'a été positivement, en affirmant qu'en effet l'économie était centrale. Il l'a été négativement, en affirmant que cette économie le capitalisme ne pouvait plus la faire croître et/ou que la classe ouvrière était de toute façon exclue des « fruits » de cette croissance. Il contribuait ainsi à enraciner la motivation économique dans la population, et à la détourner des vrais problèmes de la transformation sociale, en présentant celle-ci comme essentiellement réductible à l'élimination de la propriété privée et à la «planification» de l'économie. L'idéalisation, l'absolutisation délirantes de la technique et de l'organisation du travail capitalistes comme « rationnelles » en soi allaient de pair avec la visée de transformer l'ensemble de l'économie en une seule immense « entreprise » - soumise au « plan » - et avec mie analyse tout aussi fausse de l'« irrationalité » des mécanismes économiques de l'économie capitaliste « classique ».

Ces mécanismes étaient présentés - et le sont en fait toujours comme excluant, d'une manière ou d'une autre, une expansion séculaire, tant bien que mal «équilibrée» (au sens capitaliste), de la production et de l'économie capitalistes. J'ai montré ailleurs, et depuis longtemps, que ces «analyses» étaient fausses1. Brièvement parlant, 1) dans le capitalisme «classique» (rigoureusement laissezfaire), rien ne garantit une expansion équilibrée de l'économie, niais rien non plus ne l'interdit ; 2) à partir du moment où la classe ouvrière d'abord, les salariés en général ensuite, réussissent à imposer une augmentation de leurs revenus réels plus ou moins parallèle à celle de la production, les conditions sont créées pour une expansion théoriquement sans limite de la production ; 3) imposée


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au départ, cette augmentation des revenus réels devient à partir d'un moment (et en tout cas, pour la plupart des pays capitalistes «avancés», depuis la Deuxième Guerre mondiale) une politique consciemment poursuivie par le régime ; 4) la même chose vaut, en gros, pour le « plein-emploi » ; 5) l'ampleur des fluctuations économiques est considérablement réduite dans le capitalisme moderne par suite des transformations structurelles de celui-ci depuis 1945 - principalement : l'expansion très forte du secteur étatique, composante très importante et «stable» (croissante) de la demande finale ; l'indemnisation substantielle du chômage ; l'accroissement continu de la proportion des «mensuels» dans la main-d'œuvre totale ; 6) une gestion « équilibrante » de l'économie par l'État est en principe possible et a été, en fait et la plupart du temps, réalisée dans la période d'après-guerre. Sans doute, pas plus pour l'économie capitaliste que pour quoi que ce soit d'autre, les questions ne sont jamais résolues une fois pour toutes. Depuis une dizaine d'années, et encore plus depuis 1974, de nouveaux problèmes ont surgi. Ils sont dus à des facteurs nouveaux, inconnus et inconnaissables dans les analyses marxistes (et économiques) traditionnelles. (De même que si demain, comme cela n'est nullement exclu, l'économie mondiale s'effondrait jusqu'au retour à l'anthropophagie par suite de la crise énergétique, il ne faudrait pas venir raconter que cela confirmerait les analyses du Capital, cela en serait très rigoureusement la réfutation massive. Si un médecin soigne un malade pendant des années pour une tuberculose et qu'à sa mort l'autopsie montre qu'il n'a jamais eu de tuberculose mais est mort d'un cancer jamais soigné, cela n'est certes pas un triomphe du savoir médical du médecin.) Facteurs essentiellement sociaux et politiques : attitudes des populations, antagonismes des États capitalistes, irrationalités et antinomies internes de l'organisation bureaucratique, imbécillité organiquement incorporée aux gouvernements et aux gouvernants contemporains. Le principal de ces problèmes est, comme on sait, l'« inflation» (hausse des prix) mondiale, devenue manifeste depuis la fin des années 1960 et rebelle jusqu'ici à toutes les médications gouvernementales dans la plupart des pays. Or cette «inflation» est due essentiellement à la pression des salariés (et de toutes

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les couches de la population) vers l'augmentation de leurs revenus. Michal Kalecki avait prévu, dès 19421, qu'une «politique de plein-emploi» pouvait devenir la source de fluctuations économiques politiquement induites: plein-emploi -» accélération de la hausse des salaires —» hausse des prix considérée comme « excessive » -» politique restrictive du gouvernement -» diminution de l'emploi -» ralentissement ou arrêt de la hausse des salaires -* récession -» chômage -» mesures pour restaurer le plein-emploi -» plein-emploi -* reprise de la hausse des salaires, et ainsi de suite. Cette vision, prophétique pour son temps, souffre toutefois d'un défaut important : elle reste grevée d'« économisme », c'està-dire elle postule qu'il existe une relation fonctionnelle entre le niveau de l'emploi (ou le taux de chômage) et le rythme de la hausse des salaires. (L'existence d'une telle relation fonctionnelle, pompeusement baptisée par les économistes des années 1960 « courbe de Phillips », devrait être aussi normalement postulée dans toute analyse marxiste «réaliste».) Or, dans la situation d'aprèsguerre en tout cas, l'idée traditionnelle et naïve reliant le «prix» de la force de travail (le salaire) et l'état du « marché du travail » se trouve abondamment controuvée : les prétendus « mécanismes » traditionnels sont détraqués (et les gestions de l'économie qui les présupposent s'avèrent inefficaces). Les raisons en sont, là aussi, essentiellement sociales et politiques2. Sommairement parlant : -les ouvriers, les salariés et la population dans son ensemble exercent une pression constante, et en général efficace, vers la hausse de leurs revenus réels3 ; -les taux politiquement «praticables» de chômage sont devenus de loin inférieurs à ceux d'avant-guerre ; 1- 2

- J ai analysé cette situation en 1959, longtemps avant que ne se développe l'inflation, surtout sur le cas de la Grande-Bretagne: M R C M , maintenant in CMR, 2. 3 - Contrairement aux postulats de Keynes dans la Théorie générale, qui Posent que .

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-l'effet «dissuasif» du chômage sur les revendications salariales est, la plupart du temps dans la plupart des pays, très faible. (En partie, sans doute, en fonction du niveau des indemnités de chômage - lesquelles ont aussi pour résultat de limiter considérablement l'ampleur des fluctuations de la demande: pour des indemnités de chômage atteignant 80 ou 90 % du salaire, le multiplicateur d'emploi devient négligeable. En partie aussi, sans doute, à cause de changements d'attitude de la population salariée.) Le stop-go et la stagnation reflètent ces changements.Tout ce que les gouvernements savent faire, pour limiter le rythme de la hausse des prix, c'est de réduire par divers moyens (crédit, dépenses budgétaires) la demande globale, espérant par là un effet direct sur les prix et un effet indirect sur les salaires induit par l'augmentation du chômage. Mais les prix s'avèrent rigides à la baisse. L'augmentation politiquement praticable (ou estimée telle) du chômage n'a pas de gros effets sur le rythme de hausse des salaires. Par contre, la réduction de la demande (et de la production) en a sur la productivité (qui baisse, ou augmente plus lentement) par heureouvrier, et donc aussi sur les coûts unitaires des entreprises (qui continuent de monter). Pour cette raison, et surtout parce que de toute façon les prix s'avèrent rigides à la baisse, la réduction de la demande globale est résorbée par une réduction ou stagnation de la production beaucoup plus que par une baisse ou stabilisation des prix1. Cela jusqu'au moment où le même gouvernement ou son successeur se voit ou se croit obligé de changer de politique, de « relancer » la demande - et tout revient au point de départ. Tout semble indiquer qu'avec les valeurs des paramètres observées (pour ce qu'elles valent) dans les économies occidentales depuis trente ans, il n'y a pas de conditions d'équilibre au sens d'expansion sans hausse séculaire des prix (autrement dit, qu'il n'y a aucun taux de croissance positif correspondant à une hausse nulle des prix, ou encore qu'à un taux de croissance nul, impliquant une hausse continue du chômage, correspondrait encore une hausse des prix non négligeable). Mais, en tout état de cause, les économies occidentales sont plongées, depuis trois décennies, dans un processus de hausse des prix qui détruit de plus en plus 1.

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l'«illusion monétaire» («un franc = un franc») et entretient chez tout le monde - et principalement, bien entendu, chez les firmes et les financiers - des « anticipations », ou mieux des projections inflationnistes, dont l'effet est que la hausse des prix se nourrit d ' e l l e - m ê m e 1 . Jusqu'à quel point le processus peut ou pourrait c o n t i n u e r sans détruire les conditions mêmes d'une économie monétaire, cela est une question ouverte. Mais, observons-le bien, ici encore il n'y a aucune fatalité, aucune « loi inexorable ». Par exemple, des changements, passagers ou durables, de l'attitude des salariés pourraient beaucoup modifier les données de la question. Ainsi, on a observé aux États-Unis depuis dix ans des phases où les salariés ont accepté un ralentissement considérable de la hausse de leurs revenus réels, ou même leur stagnation. Et il en a été ainsi dans plusieurs pays occidentaux pendant la période 1974-1976. La grosse perturbation de 1974-1976 et la difficulté pour les économies occidentales de s'en sortir sont dues à la convergence et à la synergie de trois facteurs, en partie reliés, en partie indépendants : - l e processus inflationniste à long terme, déjà discuté; - l a crise du système monétaire international, c'est-à-dire essentiellement la crise du dollar, reflétant le déclin relatif de la puissance économique et politique des Etats-Unis ; - l a hausse brutale des prix du pétrole, d'abord, de beaucoup d'autres matières premières ensuite, fait, lui aussi, essentiellement politique. Au début de 1974, on aurait pu raisonnablement penser que la combinaison de ces facteurs et l'oligophrénie gouvernementale - désormais trait structurel et même structural du régime - pouvaient aboutir à un effondrement des économies occidentales2. Loin de cela, elles sont sorties de la perturbation, bien que beaucoup plus lentement et avec sensiblement moins de vigueur que lors des «reprises» qui ont suivi les précédentes récessions d après-guerre ; et un taux de chômage sensiblement supérieur, jusqu'ici, à la moyenne du quart de siècle 1948-1973. 1 cf. la Préface (1974) à l'édition anglaise du M R C M .

2- cf. Préface (1974).

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La Gauche parle, à ce propos, de « crise de structure » de l'économie capitaliste. Il y a belle lurette qu'elle est là, la «crise de structure» non pas de l'économie simplement mais de la société capitaliste (et de la Gauche elle-même, chair de la chair de cette société). En d'autres termes, il y a - pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'analyse «économique» classique, marxienne ou autre - irrationalité fondamentale incorporée dans le régime (irrationalité de son propre point de vue), antinomie inhérente au mode de gestion bureaucratique et constamment activée par la lutte des humains contre le régime. Cette irrationalité s'exprime, se réfracte, se multiplie et se démultiplie de mille et une manières dans tous les secteurs de la vie sociale (y compris, évidemment, dans l'économie), et ses effets se combinent, agissent les uns sur les autres, s'ajoutent les uns aux autres - et parfois se soustraient les uns des autres : il n'existe pas de machine rationnelle totalisant rationnellement les absurdités du régime et les conduisant d'elles-mêmes à une culmination explosive de l'absurde. La croyance en l'existence d'une telle machine est le trait distinctif de la religion marxiste. Ce n'est pas mon propos ici de discuter l'économie comme telle. Il n'y a pas, en particulier, de mécanismes économiques « autonomes », « auto-mouvants », à la base de la situation présente des économies occidentales. Le problème central auquel celles-ci font face maintenant - et que l'inexistence de politiques gouvernementales aggrave considérablement - est le problème de l'« inflation ». Celui-ci - de même que celui de l'instauration d'un système monétaire international prenant la place de l'« étalon-dollar» - est, comme je l'ai dit, essentiellement social et politique, non pas « économique». Ce qui rend sa «solution» pratiquement impossible, c'est la lutte sociale, les comportements des salariés en premier lieu, qui n'acceptent pas que leurs revenus - ou la hausse de leurs revenus - soient «régulés» par la politique gouvernementale. (Toutes les « politiques des revenus » mises en avant depuis vingt ans ont lamentablement échoué.) Il n'en va pas autrement, en dernière analyse, d'un autre facteur qui est peut-être apparu pendant les dernières années et qui ajoute à la confusion des économistes et « experts » de la Gauche. Lorsque l'on observe le comportement des économies occidentales depuis 1975, on a l'impression que la diminution du chômage consécutive

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à la «reprise» et à l'expansion de la demande finale a été moins importante qu'elle n'aurait «dû» l'être par comparaison avec les cycles antérieurs. La période est trop courte pour tirer des conclusions tant soit peu fermes, et, de plus et surtout, le matériel sur lequel on pourrait s'appuyer est trop fragile. (La superficialité de tous les phares économiques de la Gauche peut être constatée sur ce point aussi : ou bien ils ignorent les statistiques économiques ; ou bien, lorsqu'ils en découvrent l'existence, ils échafaudent là-dessus des raisonnements interminables, sans soupçonner que ni la structure logique ni la facture empirique des statistiques économiques disponibles ne permettent des raisonnements exacts.) Supposons, quoi qu'il en soit, qu'une telle tendance existe effectivement, à savoir : que l'on est entré dans une phase de l'évolution de l'économie capitaliste où une demande additionnelle donnée (mesurée avec le mètre en caoutchouc qui seul existe pour mesurer les pseudo-quantités économiques) peut être satisfaite avec moins de travail direct additionnel que lors des phases antérieures. Il est facile de voir que, d'une manière ou d'une autre, cela signifierait qu'on assiste à un changement des coefficients d'input au détriment du travail direct et en faveur du capital fixe. Or ce changement - l'élévation de la « composition technique », aurait dit Marx - est là dès les origines du capitalisme, et, en fait, dès les débuts de l'hominisation. J'ai souligné le mot additionnel pour montrer qu'il ne pourrait s'agir que d'une inflexion dans une évolution à long terme (et, encore une fois, en vérité perpétuelle). Et de telles inflexions, il y en a très probablement déjà eu dans l'histoire du capitalisme. (Rien n'assure, évidemment, que dans l'économie capitaliste ou dans n'importe quelle autre le rythme du «progrès» technique et celui de sa traduction éventuelle en économie de travail direct aient été uniformes dans le temps.) Et le capitalisme lui-même a représenté une formidable inflexion de ce type : là où, pendant des millénaires, le rythme moyen d'augmentation annuelle de la productivité brute du travail a été à peine Positif, et certainement de l'ordre de 1 %, il est porté par le capitalisme à 3 %, peut-être, par an. Il faut insister sur ce point car il montre, de manière élémentaire et éclatante, la distance proprement astronomique qui sépare les fables marxistes qui dominent toujours l'esprit des gens de

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Gauche et la réalité. Comme le lecteur peut le vérifier sur n'importe quelle table des intérêts composés, une quantité qui augmente de 3 % par an double au bout de 23 ans. Cela veut dire qu'au bout de 160 ans (disons, de 1815 à 1975) elle est multipliée par 128 (cent vingt-huit). Cela veut dire encore que la production anglaise, française ou américaine de 1815 pourrait être produite aujourd'hui par 1/128 de la main-d'œuvre employée à l'époque. Si l'emploi était à l'époque de, disons, 13 millions de personnes, il ne serait plus aujourd'hui que de 100 000 - et les autres 12,9 millions seraient chômeurs et ce, cumulativement, depuis 160 ans. Or, en fait, l'emploi a considérablement augmenté, et l'industrialisation capitaliste n'a pas cessé de s'étendre sur la planète. Élévation de la productivité et augmentation de l'emploi, cela veut dire une augmentation encore plus rapide de la production (de l'ordre, peut-être, de 4 % par an en moyenne) ; et celle-ci veut dire, tautologiquement, une expansion parallèle de la demande solvable. Comment le capitalisme a-t-il fait face à ce qui aurait dû amener, d'après les schémas marxistes, 128 fois son effondrement? Je ne discute pas ici les conjonctures et les médiations concrètes ; ni ce fait fondamental, que j'ai analysé ailleurs, que c'est, pour l'essentiel, le mouvement ouvrier qui a imposé au capitalisme - au départ et pendant longtemps à son corps défendant - l'orientation qui a été la condition de sa survie, jusqu'à ce qu'il la comprenne et qu'il l'incorpore. J'indique seulement les conditions expost, après coup, de ce grossier équilibre séculaire de l'économie capitaliste, et qui sont aussi les principes ex ante, pris en compte d'avance, d'une gestion étatique de cette économie. Ces conditions ne sont, en fait, que les constatations de ce qui s'est réellement passé. Ce qui s'est passé, c'est : - en premier lieu, une réduction considérable de la durée du travail. La vie de travail, qui comportait peut-être plus de 200 000 heures de travail au début du xixc siècle dans les fabriques capitalistes (commençant à 10 ans, pour des semaines de 72 heures et sans vacances autres que quelques fêtes légales), comporte actuellement moins de 100 000 heures de travail (48 heures par semaine pour 49 semaines par an, pour moins de 50 ans de vie active1) ; 1. Je parle toujours en ordre de grandeur .

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_ d'autre part, une expansion considérable de la demande solfinale - et cela veut dire, essentiellement : consommation des s a l a r i é s + consommation étatique de tous ordres. S'il se vérifiait que nous assistons à présent à une inflexion d u r a b l e des coefficients capital/travail (c'est-à-dire à une inflexion de la courbe d'élévation de la productivité brute potentielle du travail), le régime ne serait nullement désarmé devant la situation. Plusieurs voies lui seraient ouvertes - qui reviennent toutes, en fait, au même. Il pourrait diminuer la durée du travail (hebd o m a d a i r e , annuelle, ou « vitale » par l'abaissement de l'âge de la retraite) ; il pourrait augmenter plus rapidement qu'auparavant la demande et la consommation « étatiques » au sens large ; il pourrait accepter une augmentation plus rapide des salaires et revenus réels ; et, évidemment, il pourrait adopter n'importe quelle combinaison de ces mesures. L'implication serait une modification de l'affectation du produit social au détriment de l'investissement et en faveur de ses autres usages, à quoi correspondrait évidemment aussi une modification de la répartition du revenu social (qui ne serait pas fatalement au bénéfice des salariés, si par exemple la voie adoptée était l'augmentation des dépenses étatiques, ou celle de la consommation improductive des capitalistes1). Quelle serait la voie que le régime choisirait, c'est son affaire. Plus important: rien ne garantit qu'il saura choisir une voie quelconque, ou que, avant qu'il ne la choisisse, une situation explosive n'aura pas été créée. Mais les facteurs qui jouent à cet égard, encore une fois, sont sociaux, politiques, idéologiques - non pas les « lois de l'économie ». Ce qui se passe actuellement, et qu'on ne saurait décrire autrement que comme la décomposition mentale des responsables du régime (monétarisme, stagflation, stop-go, politique de l'énergie, etc.), fait penser que, dans un tel cas, les probabilités d'une évolution « irrationnelle » et disruptive seraient Plus fortes que celles d'une évolution « adaptative2 ». vable

Notons-le en passant : l'abaissement de l'âge de la retraite, la cinquième semaine de congés payés, la réduction de la durée 1

Tout cela n'implique aucune «baisse du taux de profit» .

• A preuve que depuis deux ans M. Barre fait à peu près exactement le contraire de ce qui serait à faire .

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hebdomadaire du travail, etc., que revendique la Gauche française, non seulement n'ont rien de radical et qui implique une « rupture » avec le régime, mais ce sont les mesures « rationnelles » du point de vue de la gestion du régime capitaliste, les mesures que celui-ci devrait prendre pour sa propre sauvegarde. Que celui-ci ne le « comprenne » pas encore n'y change rien : le patronat français ne «comprenait» pas non plus, en Mai-Juin 1968, qu'une élévation considérable des salaires réels ne pourrait lui faire que du bien et augmenter ses profits. La Gauche veut se présenter comme «radicale» en demandant l'abaissement de l'âge de la retraite. Le Gouvernement français, autre aspect de la comédie, après avoir « démontré » que cet abaissement entraînerait la ruine de l'économie (cf. la presse pré-électorale), commençait simultanément à l'accorder, sans bruit, dans une série de cas. La Gauche veut se présenter comme « radicale » en demandant la semaine de trente-cinq heures ou la cinquième semaine de congés payés. Elles seront accordées par le Gouvernement dans quelques années - et, si elles ne le sont pas, ce sera à cause de la myopie de Giscard. Le régime sera probablement amené, tôt ou tard, à résorber une part additionnelle de son surplus productif potentiel moyennant une extension des « loisirs ». Répétons-le : panem et circenses a de multiples traductions dans les langues modernes - voiture et finale de la Coupe de France, par exemple - , et il serait oiseux de vouloir prévoir les limites d'un tel processus. On dira peut-être : tout cela ne vaut, au mieux, que pour les pays capitalistes «développés». Mais le capitalisme s'est avéré incapable de résoudre le problème du développement du Tiers Monde - et c'est là, la Zone des Tempêtes. Je ne m'arrêterai pas sur le type de pensée bubble-gum de ce genre d'argumentation (on discute sur la question de savoir s'il y a des contradictions internes à l'économie capitaliste - et l'on vous répond que celle-ci ne peut pas résoudre les problèmes des économies non capitalistes), pour aller au plus vite au fait essentiel. Il y a ici une autre illusion à dissiper, et une autre triste nouvelle à annoncer aux penseurs de la Gauche. Le problème du sousdéveloppement est en passe d'être, virtuellement, liquidé. Liquidé du point de vue de la stabilité du système mondial de domination, s'entend. L'Europe méditerranéenne et les pays les plus

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peuplés d'Amérique latine ont dépassé le stade du «décollage», ou s'y sont pleinement engagés. Pour plus d'un milliard d'individus en Extrême-Orient (Chine, Indochine, Corée du Nord) soumis au capitalisme bureaucratique total, les questions ne se posent pas en termes de «sous-développement». Ce qui reste, ce sont le sous-continent indien (bien que les perspectives du développement capitaliste y apparaissent maintenant beaucoup moins improbables qu'il y a quinze ans), l'Indonésie, une partie des pays musulmans et la plus grande partie de la malheureuse Afrique noire : un milliard d'individus sur plus de quatre. Que leur impossibilité d'entrer dans un « développement » capitaliste (laquelle, soit dit par parenthèse, n'est pas « causée » par le capitalisme international - mais c'est là une autre question) puisse provoquer des crises internationales politiques graves, conduisant, le cas échéant, soit à l'instauration de régimes « communistes », soit à une Troisième Guerre mondiale, c'est évident. Mais si cette dernière possibilité se réalisait, elle serait causée par la lutte entre l'Amérique et la Russie pour la domination mondiale, laquelle n'est pas conditionnée par l'existence de pays sous-développés ou le sous-développement comme tel. Aussi longtemps qu'Amérique et Russie ne «veulent» pas entrer en conflit ouvert, elles pourraient maintenir à flot ces pays moyennant une modeste augmentation des subsides qu'elles leur accordent. Les gens de Gauche se révolteront contre ces considérations, avec ce pitoyable mélange d'idéologie falsificatrice et de déplacement des affects qui leur tient lieu de pensée. Mais lorsque l'on discute des conditions sous lesquelles un bagne ou un camp de concentration peut fonctionner et former un système sociologiquement stable, il est stupide de dire : il ne peut pas être stable, puisqu'il est atroce. L'atrocité de l'existence des cinq sixièmes de la population de l'Inde ne dérange pas plus le fonctionnement du capitalisme mondial qu'elle ne dérange la digestion des gens de Gauche ou de Droite (et de la classe ouvrière) en Occident, fclle ne lui est ni utile ni nuisible ; le système mondial de domination se porterait aussi bien - ou aussi mal - si demain l'Inde était effacée de la carte du monde. Et si une famine y exterminait 500 millions d'habitants sur 600, on peut être assuré que l'ordre des informations sur l'ORTF serait toujours: l)les résultats du

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Tiercé ; 2) les quarts-de-finale de la Coupe de France ; 3) le discours de MM. Barre ou Chirac à Farfouillis-les-Oies ; 4) la famine en Inde. Et aussi qu'il ne se trouverait pas 100 personnes à Paris pour aller casser les vitres de l'immeuble de l'ORTF. La politique cela consiste aussi à regarder les choses en face, et à ne pas oublier ce que l'on a déjà abondamment vu (Biafra, Sahel, Bangladesh). Pas davantage, il ne faut continuer a confondre la question du « développement » économique (c'est-à-dire du démarrage d'une production capitaliste) et la question du régime politique, ni faire dépendre celle-ci de celle-là. En Grèce, en Espagne, au Portugal, il y a pu y avoir une transition pacifique de régimes dictatoriaux ou semi-fascistes vers des régimes parlementaires libéraux. Pour des pays de « degré de développement » comparable en Amérique latine, cette transition ne se fait pas - ou se fait en sens inverse. À la question : pourquoi, dans tels cas, le régime capitaliste parvient à trouver (en dépit des rêveries « révolutionnaires » des gauchistes), réussit à établir la forme « normale », « canonique » de sa domination politique, et dans tels autres non, la réponse est historique, sociale, politique - non pas économique 1 . Nous avons vu que le capitalisme est parvenu à s'instaurer, à se maintenir, à se propager en créant à la fois, simultanément, indissociablement, une motivation économique dominante chez les individus et les dispositifs productifs et économiques qui y répondent - ce qui n'a rien à voir avec la « satisfaction des besoins », qui est une tout autre question2. Ces deux dimensions de l'institution capitaliste de la société sont littéralement inséparables, impossibles l'une sans l'autre. Marx et le marxisme, avec et sans guillemets, ont été complètement piégés par cette institution. En acceptant, en fait, l'homme capitaliste pour l'homme tout court ; en fabriquant une théorie de l'histoire qui est une extrapolation dans le passé des 1. La théorie de la Révolution permanente deTrotski est extrapolation d'un processus fictif. Voir RIB. J'en parlerai dans S M D 2. VoirVEJP < = «Valeur, égalité, justice, politique... » (1975), repris dans CL, 1>.

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et des significations capitalistes ; en projetant ces mêmes et significations dans l'avenir; en prétendant que cette m o t i v a t i o n économique était universelle et que le régime capitaliste ne pouvait pas y répondre ; en présentant, en fait, le socialisme c o m m e une affaire essentiellement économique - du moins, « au départ» - , et la politique une question de conquête de l'Appareil d'État, vu comme l'instrument permettant de résoudre de manière « socialiste » les questions économiques, ils jouaient pleinement le même jeu que le capitalisme. Qe ne parle pas ici, encore une fois, de toutes les dimensions, les facettes, les subtilités des écrits de Marx, mais de ce qui, du fait même de Marx, a formé le noyau sociologiquement et politiquement vivant et efficace de sa doctrine, et dont on peut voir et vérifier l'influence toujours écrasante encore aujourd'hui, en 1979, dans la dérisoire idéologie de la Gauche française et autre.) Ainsi, le marxisme se plaçait lui-même sur le terrain du capitalisme - et contribuait puissamment à ramener tout le mouvement ouvrier sur ce terrain ; il se plaçait sur le terrain où le capitalisme est et ne peut qu'être victorieux ; et, last but not least, il introduisait comme vérité centrale quelque chose de radicalement faux, avec le résultat catastrophique, non pas d'une « erreur matérielle », mais d'une corruption essentielle des mécanismes et des fonctionnements psychiques et mentaux de ceux qui subissaient son influence. A partir d'un certain moment, être marxiste a signifié : vivre constamment dans une dénégation complète de la réalité; refuser l'évidence de ses perceptions au nom d'un système interprétatif bouclé sur lui-même ; s'exercer constamment à raisonner faux, à déplacer les questions, à développer et à cultiver tous les mécanismes de fausse rationalisation, d'idéalisation, de scotomisauon, de répression des faits et des vérités qui menacent le système interprétatif qui sont connus dans la psychopathologie. Bref, littéralement : vouloir se rendre fou soi-même et y parvenir. Et cela est une nécessité logique, indépendante de la transformation du marxisme en idéologie totalitaire : ou bien on n'est pas marxiste, ou bien on doit affirmer : 1) que l'essentiel, c'est le développement des forces productives et 2) que le capitalisme est devenu radicalement ^capable de les développer. Sur la deuxième assertion, le marxiste n aura i t pu se rencontrer qu'avec des psychotiques. Sur la préf é r é , il se rencontre avec tous les patrons et tous les bureaucrates. catégories catégories

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Et c'est par là qu'il a puissamment contribué à l'intégration du mouvement ouvrier dans la société capitaliste (quelle que soit la «forme» de cette société). En effet, il ne peut pas y avoir d'opposition effective et radicale au capitalisme dans les domaines de l'élévation des revenus réels, ou de leur répartition. Si les revenus réels des salariés augmentent de 3,4 ou 5 % par an, si l'emploi est tant bien que mal assuré pour 95 % de la main-d'œuvre, si les gens sont vraiment piégés dans la société de consommation, si les chances de «promotion» sociale pour soi-même ou ses enfants sont non nulles - et tous ces traits sont l'essentiel du capitalisme moderne - et si c'est vraiment cela qui compte dans la vie, personne n'ira mette le pays à feu et à sang pour se partager les revenus consommés des capitalistes1, ni pour vérifier des raisonnements théoriques montrant qu'avec une autre gestion de l'économie la production pourrait augmenter considérablement sans travail supplémentaire (raisonnements qui, de toute façon, présupposent un autre type de transformation sociale que la simple élimination des trusts). Or c'est constamment sur ce plan que le marxisme a ramené le mouvement ouvrier et a voulu ramener les autres mouvements. C'est ainsi que les syndicats ont presque toujours vendu les revendications « qualitatives » des ouvriers - celles portant sur les conditions de travail, par exemple - contre des augmentations de salaire ou des avantages similaires2. Cogestionnaires du régime, ils coopéraient à l'achat de la docilité des ouvriers dans la production et dans la vie sociale en général moyennant des concessions économiques - celles que le capitalisme pouvait et voulait faire.

1. La démagogie du PCF parle tout le temps de profits. Mais les profits sont, pour la plus grande part, réinvestis, et ils le seraient tout autant si les firmes étaient nationalisées. Cf. Renault, etc. L'élimination de la hiérarchie serait autre chose, mais la Gauche n'en parle que depuis fort peu de temps . 2. Cf. EMO 1, par ex. (grèves aux USA). Ainsi, par ex., face aux étudiants, les revendications étaient surtout « matérielles », les questions du de l'enseignement, de la relation enseignants-enseignés, de l'institution scolaire-universitaire n'étaient jamais abordées, jusqu'à ce que les étudiants eux-mêmes les posent en Mai 68 ; et surtout, même après cela, la Gauche n'a pas essentiellement changé .

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De cette manière la boucle se bouclait. Entre le régime capitaliste ' les organisations ouvrières mettant en avant des revendications qui, « objectivement », assuraient la santé du capitalisme et, « subjectivement », enfonçaient encore plus les ouvriers dans l'univers mental et psycho-social capitaliste ; et les ouvriers eux-mêmes (plus généralement, les salariés), le circuit était fermé et commençait à fonctionner imperturbablement. « Si l'on a ces syndicats, on ne peut avoir que 5 % ; et si c'est 5% que l'on veut, ces syndicats y suffisent1. » Ces syndicats, quel que soit leur langage, font parfaitement bon ménage avec le régime ; les patrons savent qu'ils leur sont indispensables, et leur participation dans les mécanismes de gestion de l'entreprise comme de l'économie est très avancée dans tous les pays capitalistes modernes. Et ce rôle se prolonge dans l'espace «politique» par les partis réformistes. Explicitement intégrés au régime à l'échelle mondiale depuis 1914, ils « exercent le pouvoir », en alternance avec les partis conservateurs ou libéraux, dans une foule de pays après 1945 (Angleterre, Allemagne, Autriche, pays scandinaves, Belgique, Pays-Bas, Australie, Nouvelle-Zélande, etc.). Ils n'y ont rien changé, rien fait que leurs adversaires n'auraient eux-mêmes fait, au pis un peu plus tard. La population les appuie dans l'exacte mesure où elle en est venue à ne pouvoir concevoir rien d'autre que ce type d'« amélioration » de sa situation dans le cadre du régime établi - tout en conservant, pour une partie, de vagues représentations sur un « changement » de régime. L'opposition au capitalisme ne peut être qu'opposition à cette motivation économiste et productiviste; la «rupture» avec le regime ne peut être que rupture avec son système de valeurs, les institutions qui l'instrumentent et l'incarnent. Rupture avec le type de travail, par exemple, effectué en France aussi bien qu'en Russie, en Chine ou aux États-Unis ; avec ses conditions, ses instruments, son organisation, le genre d'objets fabriqués, etc. Et, bien entendu, le travail n'est qu'une parmi les dimensions de la vie et de l'institution de la société. Mais la Gauche française se gargarise continuellement avec la rupture » ; et fait mine d'en avoir trouvé le chemin : « Il ne s'agit 1

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L ' a u t o g e s t i o n ne se décrète pas - pas plus qu'on ne peut rendre les gens autonomes en utilisant le fouet pour les y forcer. L'autogestion ne peut fonctionner, au sens le plus matériel, le plus terreà-terre du terme, que si les gens, la collectivité concernée la fait f o n c t i o n n e r . « L'autogestion c'est pas de la tarte », comme on l'a dit1 Certes, on l'a dit surtout à propos d'une imité perdue, isolée dans l'environnement capitaliste. M a i s cet environnement n'est pas s i m p l e m e n t , seulement, principalement, l'encerclement par le « m a r c h é » capitaliste ; c'est toute la structure sociale existante : les i n s t r u m e n t s de production et ses méthodes, le mode d'organisation, les objets produits, l'éducation, les médias, l'urbanisme, etc., et surtout : les propres attitudes et comportements des individus, leur orientation, leurs fins, leurs valeurs.

Il est absurde de croire que les individus déploieront l'énergie et la créativité nécessaires pour faire fonctionner des collectivités autogérées (de quelque nature que ce soit : productives, éducatives, locales, etc.) à partir de mobiles «économiques». S'ils agissaient à partir de tels mobiles, le « mieux » qu'on pourrait attendre ce serait le fonctionnement d'une pseudo-autogestion comme un mécanisme établissant un salaire au rendement collectif sous la stricte tutelle d'une bureaucratie du parti-État (c/, encore une fois, la Yougoslavie). Ni les «avantages» économiques à court terme d'une production autogérée ne sont certains ; ni l'on ne peut négliger les effets négatifs que pourrait avoir, dans une première période, la réaction des couches qui à présent sont ou se croient « favorisées » par l'organisation bureaucratique-hiérarchique ; ni, surtout, l'on ne peut baser un nouvel ordre social sur un mobile essentiellement égoïste, qui dresse nécessairement tout le monde contre tout le monde. Pendant un temps certainement non négligeable - le temps qu'il faudra pour que la destruction de l'ancienne institution de la société devienne pratiquement irréversible, pour que les individus boivent avec le lait de leur mère la participation égale de tous au pouvoir, la certitude que la chose publique est tout autant 1 affaire personnelle de chacun, et pour que la matérialité même

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les termes étaient, dès le départ, « mauvais » - autant qu'un mot peut l'être. Ou bien ils sont tautologiques, ou bien ils sont dangereusement ambigus. Qu'est-ce que cela veut dire, être « socialiste», ou même «communiste»? Etre partisan de la société de la socialité (ou de la communauté) - et contre quoi ? Toute société a toujours été, et sera toujours, «socialiste». Comme dirait M. de la Palice, toute société est sociale ou n'est pas société. La société est toujours « socialiste » parce qu'elle est toujours agencée en vue de son maintien comme société instituée, et instituée de telle façon donnée, et qu'elle subordonne tout à ce maintien - à sa préservation, conservation, affirmation et reproduction comme telle société. La société la plus sauvagement «individualiste» est encore « socialiste » au sens qu'elle affirme et impose cette signification, cette fabrication, cette «valeur» sociale (ni naturelle, ni rationnelle, ni transcendante) qu'est l'individu. Ce qui, chez l'être humain, n'est pas individu socialement fabriqué (et la représentation dicible: je suis un individu, et tel individu, fait évidemment partie de cette fabrication, est un de ses résultats), c'est la monade psychique, à la limite du connaissable et de l'accessible, qui est comme telle radicalement inapte à la vie. Non pas à la vie en société : à la vie tout court. Car la monade psychique comme telle est radicalement folle - a-rationnelle, a-fonctionnelle. Ce fait élémentaire, même s'il a été placé au centre de notre réflexion sur le sujet à partir de Freud et grâce à lui, est connu depuis toujours et a été formulé par des penseurs aussi différents que Platon, Aristote ou Diderot. Ce n'est que moyennant son occultation que, depuis dix ans, ont pu fleurir de nouvelles variétés de confusion et de mystification - la glorification du « désir » et de la « libido », la découverte d'un désir «mimétique», et la dernière camelote lancée par la publicité de l'industrie des idées sur le marché : le néo-libéralisme pseudo-«religieux».Tous tant qu'ils sont, et quoi qu'ils disent les uns des autres, partagent le même incroyable postulat: la fiction d'un «individu» qui viendrait au monde pleinement achevé et déterminé quant à l'essentiel, et que la société - la socialité comme telle - corromprait, opprimerait, asservirait. Ou bien alors le terme socialisme est gros d'une dangereuse ambiguïté. Il semble opposer une primauté matérielle, substantive, « de valeur », de la société à l'individu - comme s'il pouvait y

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voir des « choix », des « options » pour la société et contre l'individu Au plan théorique, des idées et des concepts, une telle opposition est, je viens de le dire, un non-sens. Elle est aussi fallacieuse, et m y s t i f i c a t r i c e , au plan pratique. Elle reste prise dans la phil o s o p h i e et l'idéologie bourgeoises, dans la fausse problématique c r é é e par celles-ci. Elle devient finalement une couverture idéologique du totalitarisme, comme elle nourrit, par opposition, un pseudo-« individualisme » ou « libéralisme ». L a s o c i é t é victorienne, plus généralement celle du capitalisme c l a s s i q u e et « libéral », est « individualiste » ; du moins le proclamet-elle. Qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'elle permet à une petite m i n o r i t é des « individus » qu'elle fabrique d'opprimer et d'exploiter la grande majorité des autres « individus ». Elle fonctionne contre l'« individu » dans 90 % des cas. Et que signifie le fait que la société russe aujourd'hui est une société d'exploitation et d'oppression ? Est-ce que chaque individu y est opprimé et exploité au bénéfice de la collectivité, c'est-à-dire au bénéfice de tous les autres (et donc, aussi, de lui-même) ? Certainement pas ; chacun des individus qui composent le peuple russe n'est pas opprimé et exploité par le peuple russe, mais par la bureaucratie communiste - c'està-dire par un regroupement sociologique particulier d'individus. La société russe est une société authentiquement «individualiste» - pour 10% des individus qui la composent. Les sociétés qui fabriquent des individus serfs - c'est-à-dire à peu prés toutes les sociétés connues, à part la cité démocratique grecque et ses héritages modernes - ne les asservissent pas à la collectivité, ce qui, encore une fois, n'aurait aucun sens. Elles les asservissent à Yinstitution donnée de la société, ce qui est tout à fait autre chose. Le sauvage n'est pas asservi à la tribu comme collectivité effective ; lui et la collectivité sont asservis aux règles établies par les « ancêtres ». Le juif, le chrétien, le musulman ne sont pas asservis a la collectivité juive, chrétienne ou musulmane ; ils sont esclaves de 1 institution donnée de leur société, d'une Loi immuable et wtangible, puisque son origine est imputée à une source transcendante, Dieu 1 . En Grèce même, à Sparte, le Spartiate n'est pas

^•Voir L'Institution imaginaire de la société, p. 148-150, 293, 296, 496-498 rééd. « Points », p. 161-163, 316, 319, 536-538>.

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asservi aux Spartiates, mais à Sparte et à ce qui fait que Sparte est Sparte: non pas sa localisation géographique, mais ses lois posées comme intangibles et attribuées, pour l'essentiel, à un fondateur mythique ou mythifié, Lycurgue. L'origine mythique de la loi, comme la donation des Tables de la Loi par Dieu à Moïse comme la révélation chrétienne ou le prophétisme musulman, ont la même signification et la même fonction : assurer la conservation d'une institution hétéronome de la société en incorporant dans cette institution la représentation d'une origine extra-sociale de la loi, qui est ainsi posée comme soustraite par définition et par essence à l'activité instituante des humains. En revanche, là où il y a eu rupture de l'hétéronomie instituée apparaissent simultanément - c'est un truisme - individu autonome et collectivité autonome. Plus exactement, apparaissent Vidée politique et la question politique de l'autonomie de l'individu et de la collectivité, qui ne sont possibles et n'ont de sens que chacune par l'autre. L'individu, tel que nous le connaissons sur quelques exemples et tel que nous le voulons pour tous ; l'individu autonome, qui - tout en se sachant pris dans un ordre/désordre a-sensé du monde - se veut et se fait responsable de ce qu'il est, de ce qu'il dit, de ce qu'il fait, naît en même temps et du même mouvement qu'émerge la cité, la polis, comme collectivité autonome, c'est-à-dire qui ne reçoit pas ses lois d'une instance qui lui serait extérieure et supérieure, mais les pose elle-même pour ellemême. La rupture de l'hétéronomie mythique ou religieuse, la contestation des significations imaginaires sociales instituées, la reconnaissance du caractère historiquement créé de l'institution - de la loi, du nomos - est, à un degré aveuglant, inséparable de la naissance de la philosophie, de l'interrogation illimitée et qui ne connaît d'autorité ni intra ni extra-mondaine - comme la naissance de la philosophie est impossible et inconcevable en dehors de la démocratie 1 .

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La démocratie s'appelait aussi en Grèce, au départ, l'isonomie l'égalité de la loi pour tous. Mais qu'est-ce que la loi? La loi "est pas seulement la loi « formelle », dans les sociétés modernes . la loi au sens étroit. La loi, c'est l'institution de la société. écrite, L'égalité et la liberté - je reviendrai sur le rapport de ces deux idées - ne peuvent pas être limitées à certains domaines seulem e n t , g a r a n t i s s a n t par exemple les droits égaux de la défense de tous les individus devant les tribunaux, et « ignorant » le fonctionn e m e n t effectif de ces mêmes tribunaux qui pourrait faire - et fait e n r é a l i t é aujourd'hui, même dans les sociétés dites «démocratiques » - de cette égalité le masque d'une inégalité. L'égalité et la liberté ne peuvent pas être la liberté et l'égalité de tous de fonder, par exemple, une «entreprise» individuelle - cependant qu'en même temps l'institution effective de la société fait de ce droit une sinistre moquerie pour les quatre cinquièmes des individus. Je ne sais plus quel socialiste d'autrefois (Bellamy, je crois) constatait cette évidence : la loi interdit avec la même rigueur aux riches et aux pauvres de coucher sous les ponts. On ressort aujourd'hui (bien entendu, sans mention d'origine et en les présentant comme nouveaux) les arguments de Hayek, Schumpeter, Popper, etc., sur la «propriété privée» et la «liberté d'entreprise» comme fondements de la démocratie et de la liberté - et l'on continue d'escamoter le fait que, telles qu'elles fonctionnent dans les conditions du monde moderne, et nécessairement, propriété privée et liberté d'entreprise ne sont que le masque institutionnel de la domination effective d'une petite minorité. Ce n'est pas le fait que quelques-uns découvrent ou font mine de découvrir aujourd'hui - avec, selon les cas et les histoires individuelles, tel ou tel nombre de décennies de retard - les horreurs du totalitarisme stalinien et maoïste qui pourrait avaliser et justifier l'inégalité et la servitude, l'exploitation et l'oppression qui caractérisent les sociétés capitalistes occidentales. Ce n'est pas la reconnaissance du fait que les « droits individuels » arrachés au capitalisme par les luttes du peuple dans les pays occidentaux ne sont pas «formels» qui annule la critique de la manière effective dont ils fonctionnent dans des sociétés dominées par une minorité. Ces d droits n'ont jamais été « formels » (au sens de : vides) ; mais ils °nt toujours été partiels, inachevés - et le restent. Ils le resteront,

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nécessairement, tautologiquement, tant que la société sera divisée asymétriquement et antagoniquement entre dirigeants et exécu tants, dominants et dominés. Ce que l'on a visé par le terme société socialiste, nous l'appelons désormais société autonome. Une société autonome implique des individus autonomes - et réciproquement. Société autonome, individus autonomes : société libre, individus libres. La liberté - mais qu'est-ce que la liberté ? Et quelle liberté ? Il ne s'agit pas ici de liberté philosophique ou métaphysique : celle-ci est ou n'est pas, mais si elle est, alors elle est aussi bien absolue et inentamable chez Descartes réfléchissant dans son poêle que chez le prisonnier battu ou torturé par la Gestapo, le KGB ou la police argentine. Il ne s'agit pas d'une liberté intérieure, mais de la liberté effective, sociale, concrète : à savoir, sous un premier aspect, de Vespace de mouvement et d'activité le plus large possible assuré à l'individu par l'institution de la société. Cette liberté ne peut être que comme dimension et mode de l'institution de la société. Et l'institution de la société est ce que vise la politique au sens authentique du terme. Seul un débile ou un charlatan (notre époque fournit un échantillonnage riche de ces deux variétés dans leurs combinaisons apparemment paradoxales) peut prétendre s'intéresser à la liberté et se désintéresser de la question de l'« État », de la question de la politique. Or la liberté, en ce sens, implique l'égalité effective - et réciproquement. L'égalité conçue aussi, certes, au sens social, institué : non pas égalité métaphysique ou « naturelle », mais égalité des droits et des devoirs, de tous les droits et de tous les devoirs, et de toutes les possibilités effectives de faire qui dépendent, pour chacun, de l'institution de la société. Car, par exemple, l'inégalité (sociale) est toujours aussi inégalité de pouvoir : elle devient aussitôt inégalité de participation au pouvoir institué. Comment donc pouvez-vous être libre si les autres ont plus de pouvoir que vous ? Pouvoir, au sens social et effectif, c'est amener quelqu'un ou quelques-uns à faire ce qu'autrement ils n'auraient pas voulu, en connaissance de cause, faire. Or, comme l'idée d'une s o c i é t é sans aucun pouvoir est une fiction incohérente, la première parne de la réponse à la question de la liberté, c'est l'égalité de la participation de tous au pouvoir. Une société libre est une s o c i é t é

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, j e pouvoir est effectivement exercé par la collectivité, par une ollectivité à laquelle tous participent effectivement dans l'égalité. Et cette égalité de participation effective, comme fin à atteindre, n e doit pas rester règle purement formelle ; elle doit être assurée, tant que faire se peut, par des institutions effectives. Ouvrons ici une parenthèse. J'ai déjà dit que l'idée d'une société sans aucun pouvoir est une fiction incohérente. On serait tenté de dire qu'une société autonome viserait simplement à limiter le plus possible le champ qui relève d'un pouvoir collectif, pour élargir au maximum le champ de l'autonomie individuelle effective. Mais cela n'est qu'à moitié vrai. Il est certain que l'hétéronomie de la société contemporaine (même dans ses formes les plus « démocratiques ») implique beaucoup plus qu'une limitation indue, injustifiée, non nécessaire, elle implique une mutilation de l'autonomie individuelle - du champ de mouvement et d'activité des individus, comme du reste des diverses collectivités particulières qui composent la société. Mais il n'en découle nullement qu'une société autonome doit viser, comme une fin en soi, la disparition de tout pouvoir collectif. Ce n'est que pour ces fragments d'être humain que sont les intellectuels pseudo-individualistes contemporains que la collectivité est le mal. La liberté est liberté de faire - et faire est aussi bien pouvoir faire tout seul que pouvoir faire avec les autres. Faire avec les autres, c'est participer, s'engager, se lier dans une activité commune - et accepter une coexistence organisée et des entreprises collectives dans lesquelles les décisions sont prises en commun et exécutées par tous ceux qui ont participé à leur formation. La confusion sur le rapport de la liberté et de l'égalité vient de loin. Elle existe chez un penseur aussi profond que Tocqueville1. '•Je ne connais qu'un passage où Tocqueville pense clairement V identité egal té et ' liberté : « On peut imaginer un point extrême où la liberté e égalité se touchent et se confondent. Je suppose que tous les citoyens qui concourent au gouvernement aient un droit égal d'y concourir. Nul ne ^ e r a n t alors de ses semblables, personne ne pourra exercer un pouvoir t o u s i ^ 6 ' ' CS h ° m m e s seront parfaitement libres, parce qu'ils seront entièrement égaux, et ils seront tous parfaitement égaux parce qu'ils P 1 0 n A e n t i è r e m e n t l i b r e s » (De la démocratie en Amérique, t o m e l , vol. 2, '' Mais même dans ce passage,Tocqueville parle de « droit» égal de des 0 U j r 3 U g o u v e r n e m e n t - et ignore la question de l'égalité effective conditions d'exercice de ce droit par chacun. Voir sur les difficultés

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Marx n'a rien fait pour la dissiper, dans son mépris naïf de la question politique, qui formait l'envers de sa croyance naïve en la solution, plutôt la dissolution de toutes les questions une fois opérée la transformation des rapports de production. Cette confusion n'est possible que si l'on en reste aux acceptions les plus superficielles les plus légères, les plus formelles précisément des termes liberté et égalité. Dès qu'on leur accorde leur poids plein, dès que l'on les leste de l'eflfectivité sociale instituée, ils apparaissent indissociables. Seuls des hommes égaux peuvent être libres, et seuls des hommes libres peuvent être égaux. Puisqu'il y a nécessairement pouvoir dans la société, ceux qui ne participent pas à ce pouvoir sur un pied d'égalité sont sous la domination de ceux qui y participent et l'exercent, ne sont donc pas libres - même s'ils ont l'illusion idiote de l'être parce qu'ils auraient décidé de vivre et de mourir idiots, c'est-à-dire comme simples individus privés (idioteuein). Et cette participation - c'est évidemment un des points sur lesquels le mouvement ouvrier moderne est allé plus loin que la démocratie grecque - ne peut être égale que si sont égales les conditions sociales effectives, et non seulement juridiques, qui sont faites à tous. Qu'inversement, dans une société où les hommes ne sont pas libres, il ne peut pas y avoir d'égalité, n'a pas besoin d'argumentation ; sur ces hommes non libres, d'autres hommes exercent toutes sortes de pouvoirs, et entre les premiers et les seconds, une inégalité essentielle est instaurée. Il est affligeant de constater qu'aujourd'hui encore on puisse laisser entendre que le socialisme réalise l'égalité, mais au détriment de la liberté, qu'il faudrait donc opter pour les régimes qui préservent la liberté quitte à sacrifier l'égalité. Passons sur le sous-entendu tacite, que les régimes du capitalisme bureaucratique total et totalitaire seraient des régimes « socialistes ». Lorsque l'on discute de questions aussi sérieuses, on ne peut pas se borner à avaliser sociologiquement et politiquement la dénomination de la pensée de Tocqueville à cet égard Claude Lefort, « D e l'égalité à la liberté », Libre, n° 3, Paris, Payot, 1978, p. 211 -246 ; et F r a n ç o i s Furet, «Tocqueville et le problème de la Révolution française », Mélanges R. Aron, vol. 1, repris maintenant in Penser la Révolution française, Pans, Gallimard, 1978, p. 173-211.

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'un régime se donne à soi-même (et si on le fait, on n'a alors ^ 'à a c c e p t e r aussi l'affirmation stalinienne que la Constitution ^usse est la plus démocratique du monde - et l'argument tombe de lui-même). Mais où a-t-on vu que les régimes qui se proclament « socialistes » réalisent l'égalité ? Quelle égalité, économique, s o c i a l e , politique, y a-t-il entre la caste bureaucratique dominante en Russie ou en Chine, la bureaucratie moyenne, et les masses des ouvriers, des paysans, des travailleurs des services, des petits employés et fonctionnaires subalternes? Les régimes qui ont usurpé le terme de socialisme ne sont pas seulement « moins libéraux » (sinistre litote) que les autres. Ils sont certes aussi beaucoup plus fortement inégalitaires, et ce de tous les points de vue (y compris du point de vue économique effectif). Mais laissons de côté les autres points de vue, pour éviter des arguties secondaires : comment peut-on dire que l'égalité est réalisée dans une société où les uns peuvent mettre les autres en camp de concentration ? Quelle est cette étrange cécité (pseudo-marxiste) qui identifie l'égalité en général, et même l'égalité économique, avec l'élimination des propriétaires privés des moyens de production (et leur remplacement par une bureaucratie dominante, privilégiée, inamovible, autocooptée, autoperpétuée), et ne peut pas voir que seule la forme de l'inégalité est ainsi changée ? Etrange amnésie aussi, effaçant deux siècles, au moins, de critique sociale et d'analyse sociologique qui ont montré le caractère partiel, tronqué, détourné et détournable, et si souvent vraiment fictif et illusoire, des libertés et de la liberté sous la république capitaliste. Encore une fois, qu'entend-on par liberté ? Les sociétés capitalistes auraient-elles cessé d'être des sociétés de domination ? Si la majorité de la société est dominée par une minorité, peut-elle être appelée libre? On ne peut pas prétendre s'intéresser à la « liberté » et réduire celle-ci à un aspect limité, et essentiellement «passif», celui des * droits individuels»; pas plus qu'on ne peut réduire les «droits wdividuels » à la sphère juridico-politique étroite dans laquelle ils sont confinés dans les pays dits « démocratiques ». La liberté exige abord l'élimination de la domination instituée de tout groupe Particulier dans la société. L'institution de cette domination n'est Pas formellement «écrite» dans les constitutions modernes. Pas

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plus que la Constitution russe ne dit explicitement que la société est dominée par la bureaucratie du Parti/État, pas davantage les constitutions occidentales ne portent que la société est dominée par les groupes de capitalistes et de grands bureaucrates. Que dans le deuxième cas, aussi bien les droits individuels que le régime politique au sens étroit, comme aussi d'autres facteurs, limitent cette domination, permettent parfois de la contrebalancer ou de s'y opposer de façon efficace, aucun doute 1 . Mais ce n'est pas le sujet de cette discussion. Tout se passe comme si la soudaine « découverte » du totalitarisme russe par quelques adolescents attardés et autres melons mûrs et quelque peu passés fonctionnait pour jeter un nouveau voile mystificateur sur les profondeurs de la question sociale et politique. Et, ici encore, d'étranges complicités objectives se nouent. Le peuple russe est atrocement opprimé. Mais il n'est pas qu'opprimé. Il est aussi exploité, comme peu d'autres le sont. Là-dessus, pas plus les nouveaux et confortables champions occidentaux des « droits de l'homme » que les staliniens, les trotskistes, les cérésiens2 et les «socialistes» ne soufflent mot. Or, exploités, les autres peuples le sont aussi. Accordons, pour abréger la discussion, que la lutte pour les «droits politiques» au sens étroit précède les autres ; et supposons que, par un miracle quelconque, la bureaucratie russe soit amenée à «démocratiser» sa domination. Cela voudrait-il dire que la question sociale et politique de la Russie serait réglée pour autant ? Est-ce que la question sociale et politique en France aujourd'hui serait résolue par l'élimination des « bavures » policières et judiciaires ? Vive la liberté. Mais attention : il faut que la liberté s'arrête aux portes de l'entreprise. Pas question d'être libre dans son travail. (Pas question que ceux qui travaillent effectivement le soient ; car l'intellectuel qui disserte sur ces questions est, lui, libre dans son « travail », pour autant que sa constitution mentale le lui permet.)

1. J'ai insisté sur ce point trop souvent pour avoir à y revenir. Voir en dernier lieu « Le régime social de la Russie », Esprit, juillet-août 1978

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On continue les litanies psittaciques sur Marx fourrier du totalitarisme, etc. Mais on demeure esclave de son postulat (capitaliste) fondamental : le travail, c'est le royaume de la nécessité. Autant dire, de l'esclavage. À part cela, on raconte que l'autogestion est une forme du totalitarisme. Comment douter, en effet, qu'une chaîne de montage soit la forme la plus achevée de la république monothéiste et le terrain d'élection de la vraie liberté spirituelle ? On ne peut rien y faire d'autre, mentalement, qu'essayer de communiquer avec une transcendance introuvable. Des hommes qui sont esclaves dans leur travail, la plus grande partie de leur vie éveillée, et qui s'endorment épuisés le soir devant une télévision abrutissante et manipulatrice ne sont ni ne peuvent être libres. La suppression de l'hétéronomie est aussi bien la suppression de la domination de groupes sociaux particuliers sur l'ensemble de la société que la modification du rapport de la société instituée à son institution, la rupture de l'asservissement de la société à l'égard de son institution. Les deux aspects apparaissent avec une clarté aveuglante dans le cas de la production et du travail. La domination d'un groupe particulier sur la société ne saurait être abolie sans l'abolition de la domination de groupes particuliers sur le processus de production et du travail - sans l'abolition de la hiérarchie bureaucratique dans l'entreprise, comme partout ailleurs. Dès lors, le seul mode d'organisation concevable de la production et du travail est sa gestion collective par tous les participants, comme je n'ai cessé de le dire depuis 19471 ; ce que l'on a appelé, par la suite, autogestion - la plupart du temps, pour en faire un cosmétique réformiste de l'état des choses existant ou un «terrain d'expérimentation» et en se taisant soigneusement sur les implications colossales, en amont et en aval, de l'idée d'autogestion. De ces implications, je ne mentionnerai ici que deux, explicitées déjà en 1955-1957 dans les deux textes «Sur le contenu du socialisme» (voir plus

1. Voir les textes de 1947-1949 dans La Société bureaucratique ; Capitalisme moderne et révolution, 1 ; et La Société française.

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Q.UEI.1.K D É M O C R A T I E ?

bas, p. 67 à 222 1 ). Une véritable gestion collective, une participation active de tous aux affaires communes, est pratiquement inconcevable si la différenciation des rémunérations était maintenue (maintien que, par ailleurs, strictement rien, à aucun égard, ne pourrait justifier). L'autogestion implique l'égalité de tous les salaires, revenus, etc. D'autre part, l'autogestion s'effondrerait rapidement de l'intérieur s'il s'agissait seulement d'«autogérer» l'amoncellement d'excréments existant. L'autogestion ne pourrait s'affermir et se développer que si elle entraînait, aussitôt, une transformation consciente de la technologie existante - de la technologie instituée - pour l'adapter aux besoins, aux souhaits, aux volontés des humains aussi bien comme producteurs que comme consommateurs. Or, à cette transformation, non seulement on ne voit pas comment on fixerait a priori des limites : il est évident qu'elle ne pourrait pas avoir de limites. On peut, si l'on veut, appeler l'autogestion auto-organisation; mais auto-organisation de quoi? L'auto-organisation est aussi auto-organisation des conditions (socialement et historiquement héritées) dans lesquelles elle se déroule. Et ces conditions, conditions instituées, embrassent tout : les machines, les outils et les instruments du travail, mais tout aussi bien ses produits ; son cadre, mais aussi bien les lieux de vie, à savoir l'habitat, et le rapport des deux ; et bien entendu, aussi et surtout, ses sujets présents et futurs, les êtres humains, leur formation sociale, leur éducation au sens le plus profond du terme - leur paideia. Autogestion et auto-organisation, ou bien sont des vocables pour amuser le peuple - ou bien signifient exactement cela : l'auto-institution explicite (se sachant telle, élucidée tant que faire se peut) de la société. C'est la conclusion à laquelle on aboutit, que l'on prenne la question par le bout le plus concret, le plus quotidien (comme je le fais ici, et dans les textes contenus dans ce volume) ; ou qu'on la prenne par le bout le plus abstrait, le plus philosophique (comme je l'ai fait dans L'Institution imaginaire de la société).

1.

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La liberté n'a pas que l'aspect « passif» ou « négatif » de la protection d'une sphère d'existence de l'individu où son pouvoir-faire autonome serait reconnu et garanti par la loi. Encore plus important est son aspect actif et positif dont dépend, du reste, à long et même à court terme, la préservation du premier. Toutes les lois sont des chiffons de papier sans l'activité des citoyens; juges et tribunaux ne peuvent pas rester impartiaux et incorruptibles dans une société de moutons « individualistes » qui se désintéresseraient de ce que fait le pouvoir. La liberté, l'autonomie, implique nécessairement la participation active et égalitaire à tout pouvoir social qui décide des affaires communes. L'intellectuel Wbèraï-idiotique peut, s'il est suffisamment stupide, se croire libre en jouissant des privilèges que lui confère l'ordre social institué, et en oubliant qu'il n'a rien décidé ni quant aux camelotes qu'on lui vend, ni quant aux nouvelles qu'on lui présente, ni quant à la qualité de l'air qu'il respire ; et il peut rester dans cette idiotie jusqu'au jour où il recevra librement sur la tête une bombe H dont l'envoi aura été librement décidé par d'autres. Mais pouvoir décider n'est pas seulement pouvoir décider des «affaires courantes», participer à la gestion d'un état de choses considéré comme intangible. Autonome signifie : celui qui se donne à soi-même sa loi. Et nous parlons ici des lois communes, « formelles » et « informelles » - à savoir, des institutions. Participer au pouvoir, c'est participer au pouvoir instituant. C'est appartenir, en égalité avec les autres, à une collectivité qui s'auto-institue explicitement. La liberté dans une société autonome s'exprime par ces deux lois fondamentales : pas d'exécution sans participation égalitaire à la prise de décisions ; pas de loi sans participation égalitaire à la position de la loi. Une collectivité autonome a pour devise et pour autodéfinition : nous sommes ceux qui avons pour loi de nous donner nos propres lois. Cet aspect actif et positif de la liberté, de l'autonomie de la société, est indissociablement lié à la question de l'autonomie de l'individu. Une société autonome implique des individus autonomes - et de tels individus ne peuvent pleinement exister que dans une société autonome. Or ce que chacun fait, aussi bien à l'égard de la collectivité qu'à l'égard de soi-même, dépend à un degré décisif de sa fabrication sociale comme individu. La

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« liberté intérieure » elle-même, non pas seulement au sens de la liberté effective de penser, mais même au sens d'un « libre-arbitre », dépend de l'institution de la société et de ce que celle-ci produit comme individu. Le « libre-arbitre » ne peut jamais s'exercer qu'entre des éventualités qui sont effectivement données à l'individu et lui apparaissent comme possibles. Aucun «libre-arbitre» ne permettra jamais au sujet d'un despote oriental de penser que, peut-être, le Dieu-Roi est simplement fou, ou débile. Aucun juif de la période classique n'est « libre » de penser que peut-être tout ce que raconte la Genèse n'est qu'un mythe. Avant la Grèce, aucun membre d'aucune société n'a jamais eu, que l'on sache, la possibilité de penser : nos lois sont peut-être mauvaises, nos dieux sont peut-être des faux dieux, notre représentation du monde est peut-être purement conventionnelle. Hegel se trompait lourdement lorsqu'il disait que le monde asiatique connaissait la liberté d'un seul, le monde gréco-romain la liberté de quelques-uns. L'« un seul » asiatique - le monarque - n'est pas « libre », il ne peut penser que ce que l'institution de la société lui impose de penser. Et, si la Grèce inaugure la liberté en un sens profond, malgré l'esclavage et la condition des femmes, c'est que tous peuvent penser autrement. Pour que l'individu puisse penser « librement », même en son for intérieur, il faut que la société l'élève et l'éduque, le fabrique, comme individu pouvant penser librement, ce que très peu de sociétés ont fait dans l'histoire. Cela exige, d'abord, la création, l'institution, d'un espace public de pensée ouverte à l'interrogation ; ce qui exclut immédiatement, de toute évidence, la position de la loi - de l'institution - comme immuable, de même que cela exclut radicalement l'idée d'une source transcendante de l'institution, d'une loi donnée par Dieu ou par les dieux, par la Nature ou même par la Raison, si du moins par Raison on entend un ensemble de déterminations exhaustives, catégoriques et a-temporelles, si on entend par là autre chose que le mouvement même de la pensée humaine. En même temps et corrélativement, cela implique une éducation au sens le plus profond, une paideia formant des individus qui ont la possibilité effective de penser par eux-mêmes - ce qui, encore une fois, est la dernière chose au monde que l'être humain posséderait de naissance ou par dotation divine. Ajoutons que penser par soi-même est impossible,

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psychiquement, non seulement si quelqu'un d'autre et de nommément désigné (ici-bas ou dans le Ciel) est posé comme source de la vérité ; mais aussi si ce que l'on pense ou qu'on ne pense pas importe peu et ne fait pas de différence - autrement dit, si l'on ne se tient pas pour responsable, non pas de ses phantasmes, mais de ses actes et de ses paroles (c'est la même chose). •

La mise en question radicale de l'imaginaire institué et la visée démocratique qui étaient nées dans et par la cité antique sont reprises, à l'époque moderne, par le mouvement intellectuel et politique qui connaît une première culmination avec la philosophie des Lumières et les révolutions américaine et française du XVIIIE siècle (anticipées, en partie, par la révolution anglaise du XVIIl) . Dès le début du xixe siècle, un demi-siècle avant qu'il ne soit question de Marx, le mouvement ouvrier naissant les adopte à son tour et les élargit considérablement. Cet élargissement se traduit par le dépassement - non pas l'oubli - du champ «politique» étroit. Le mouvement ouvrier étend, dès son origine, la signification et la visée de la démocratie moyennant l'idée de la «République sociale». La critique de l'ordre institué et la revendication démocratique s'attaquent non seulement au régime «politique» au sens étroit, mais aussi bien à l'organisation économique, l'éducation ou la famille. Cela se manifeste très nettement dans l'osmose qui s'opère entre le mouvement ouvrier et les différents courants de socialisme « utopique » pendant toute la première moitié du xixe siècle et même après - aussi longtemps que le carcan marxiste n'aura pas rétréci et finalement étouffé la créativité sociale du mouvement. Au départ, et parfois aussi par la suite, Marx s'inspire du meilleur de cette création historique. Mais dès le départ aussi se fait jour chez lui la tendance rationaliste, scientiste, théoriciste qui prendra rapidement le dessus et écrasera pratiquement l'autre. Tendance qui lui fait chercher une explication globale et achevée de la société et de l'histoire, croire qu'il l'a trouvée dans le rôle « déterminant » de la production et ériger finalement le « développement» de celle-ci en clé universelle de compréhension de

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l'histoire et en point archimédien de la transformation de la société. Par là même, Marx est amené en fait - et quoi qu'il puisse continuer par moments à penser et à dire - à rétrécir énormément le champ des préoccupations et des visées du mouvement, à tout concentrer sur les questions de la production, de l'économie, des « classes » (définies à partir de la production et de l'économie) ; et, tout naturellement, à ignorer ou à minorer tout le reste, en disant ou en laissant entendre que la solution de tous les autres problèmes découlera par surcroît de l'expropriation des capitalistes. La question politique au sens large - question de l'institution globale de la société - autant que la question politique au sens étroit - le pouvoir, sa nature, son organisation, la possibilité de son exercice effectif par la collectivité et les problèmes que cet exercice soulève - sont ignorées ou, au mieux, envisagées comme des corollaires qui seront acquis dès que le théorème principal sera démontré dans la pratique de la révolution. Qu'à partir de là, Marx et le marxisme aient pu exercer une influence prépondérante (et en vérité catastrophique) sur le mouvement ouvrier de nombreux pays n'est pas l'effet simplement du génie de Marx - et encore moins de son satanisme. Le caractère central et souverain de la production et de l'économie, et la réduction correspondante de toute la problématique sociale et politique, ne sont rien d'autre que les thèmes organisateurs de l'imaginaire dominant de l'époque (et de la nôtre) : l'imaginaire capitaliste. Comme j'ai essayé de le montrer depuis 1955 (dans «Le contenu du socialisme » I et II, dans « Prolétariat et organisation », dans « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne», dans l'« Introduction » au vol. I de La Société bureaucratique, dans «La question de l'histoire du mouvement ouvrier»), la «réception», la pénétration du marxisme dans le mouvement ouvrier a été, en fait, la réintroduction (ou la résurgence) dans ce mouvement des principales significations imaginaires sociales du capitalisme dont il avait essayé de se dégager dans la période précédente. La confusion et le brouillage ainsi introduits par Marx et le marxisme dans les idées, les catégories de pensée et les objectifs du mouvement ouvrier socialiste ont été énormes dans tous les domaines (on en paye encore les conséquences - ne serait-ce que chaque fois que quelqu'un vous dit : oui, mais en Russie c'est le

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socialisme puisqu'il n'y a plus de capitalistes). Mais nulle part elle n'a été plus pernicieuse que dans le champ politique proprement dit. Je tâcherai de l'illustrer ici sur un point, particulièrement « riche » : l'idée de « dictature du prolétariat ». Nœud de mystifications presque impossible à démêler, devenu farce sinistre et macabre depuis 1917, dont j'ai commenté ailleurs un des derniers épisodes : l'« abandon » de la « dictature du prolétariat » par le PCF 1 . Marx considérait comme un de ses apports originaux l'idée qu'entre le capitalisme et le communisme s'insère une phase historique, caractérisée par la «dictature du prolétariat» 2 . Pendant longtemps, ce terme a signifié chez lui l'utilisation dictatoriale du pouvoir et de l'appareil d'État existants par le «prolétariat», aux fins de la transformation de la société. En cela, Marx restait en deçà de l'expérience historique qu'il avait sous les yeux. Il se montrait incapable de tirer la conclusion de la grande Révolution française - qui, pourtant, serait tout à fait conforme à sa propre « théorie de l'histoire » - , à savoir que la Révolution n'avait pas et n'aurait pas pu simplement utiliser à ses fins l'ancien «appareil d'État », qu'elle avait dû le bouleverser de fond en comble, qu'elle avait été marquée, dans ce domaine comme dans tous les autres, par une activité instituante extraordinaire et profondément novatrice de 1789 jusqu'à Thermidor au moins. Telle est la marche de crabe même des penseurs les plus géniaux. Il faudra attendre la Commune de 1871, la création par les ouvriers et le peuple de Paris d'une nouvelle forme institutionnelle, pour que Marx y voie la « forme enfin trouvée » de la « dictature du prolwétariat », et en tire la leçon, au demeurant évidente : que la Révolution socialiste ne peut pas simplement se servir de l'ancien appareil d'État, qu'elle doit le détruire et créer à sa place un pouvoir « qui n'est plus un État au sens propre du terme », parce qu'il n'est rien d'autre que le peuple organisé, qu'il est caractérisé par l'élection et la révocabilité permanente de tous ceux qui exercent des « fonctions » publiques, par l'abolition des privilèges des fonctionnaires, etc. Et c'est cette conception, on le sait, que

1.Voir «L'évolution du PCF», Esprit, décembre 1978 (repris dans La Société française, p. 259-294 ). 2. Lettre àWeydemeyer du 5 mars 1852.

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défendra Lénine en 1917, avant Octobre, dans L'État et la révolution. Ni Marx, ni Engels, ni Lénine ne parlent une seule seconde du Parti comme « organe » (encore moins « organe dirigeant ») de la « dictature du prolétariat ». On peut leur reprocher, précisément, d'ignorer le problème du parti et des partis - à savoir, des divisions politiques possibles et même inévitables à l'intérieur du « prolétariat». Mais non pas d'avoir, dans ces écrits, identifié le pouvoir du prolétariat et le pouvoir de « son » parti. Le changement est radical chez Lénine - et Trotski - après Octobre. Dans L'État et la révolution, Lénine expliquait que le pouvoir du prolétariat n'est rien d'autre que le pouvoir des organismes de masse, que tout appareil d'État séparé de la population doit disparaître, etc. Le terme même de « Parti » n'existe pas dans L'État et la révolution comme concept politique. Or, dès la « prise du pouvoir », la pratique de Lénine, de Trotski, du parti bolchevique n'a strictement rien à voir avec cette conception : ce qui s'installe et se consolide rapidement, c'est le pouvoir du parti unique. Il est inutile d'insister ici sur les arguties avec lesquelles Lénine et surtout Trotski ont essayé par la suite de justifier cette pratique. Dire que le parti bolchevique a été obligé, à son corps défendant, d'assumer seul le pouvoir parce que tous les autres partis trahissaient ou combattaient la révolution est un pur et simple mensonge : ni les anarchistes, ni la totalité des socialistes-révolutionnaires ou même des mencheviques ne s'opposaient à la révolution, ils s'opposaient à la politique des bolcheviques. En vérité, la « justification » du pouvoir du parti unique sera donnée clairement par Lénine deux ou trois ans plus tard, dans La Maladie infantile, avec les mêmes gros sabots que ceux de Matérialisme et empiriocriticisme : dans la société il y a des classes, les classes sont représentées par des partis, les partis sont dirigés par des dirigeants. Un point c'est tout. A toute classe correspond (« vraiment ») un et un seul parti, à tout parti une et une seule ligne politique possible - donc aussi une et une seule équipe dirigeante exprimant, défendant, représentant cette ligne. Comment donc cette position - qui prise en elle-même témoignerait soit d'une ignorance, soit d'une bêtise illimitées, qui ne pourraient certes pas être imputées ni à Lénine ni à Trotski - pourrait-elle être jamais rendue plausible? Il n'y a que deux

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manières possibles pour ce faire; les deux sont ancrées au plus profond du système marxien et illustrent une fois de plus l'antinomie qui oppose ce système aux germes révolutionnaires de la pensée de Marx qui se manifestaient encore dans sa reconnaissance du caractère novateur de la Commune de Paris. Ou bien, le prolétariat arrive à la révolution parfaitement homogénéisé, et ce non seulement du point de vue de sa « position » dans les rapports de production et de ses « intérêts », mais aussi et surtout quant à la représentation qu'il se fait de cette position, de ses intérêts, de ses aspirations, etc., cette homogénéisation comprenant aussi et nécessairement l'accord automatique ou presque quant aux moyens à utiliser pour instaurer la nouvelle société. Cela à son tour impliquerait a) que l'évolution de l'économie et de la société capitalistes réalise effectivement cette homogénéisation quant à l'essentiel (et cela, en toute rigueur, à l'échelle mondiale). À cet égard, on peut noter le clivage de la pensée non seulement des marxistes, mais de Marx et de Lénine eux-mêmes: d'une part, ils doivent insister sur une théorie de l'économie et de la société capitalistes qui garantira cette homogénéisation (en gros, la chimie sociale du volume I du Capital, qui dépose constamment le capital à l'anode et le prolétariat à la cathode). D'autre part, ils savent pertinemment que cette image est fausse (c/. les dicta du vieux Marx et d'Engels sur la classe ouvrière anglaise, ou de Lénine, dans L'Impérialisme, sur l'«aristocratie ouvrière»). Nous savons, bien entendu, qu'une telle homogénéisation n'existe pas et ne pourrait pas exister. - Mais aussi, la condition précédente n'étant pas suffisante, b) qu'à cette homogénéisation de l'« existence réelle» correspond automatiquement une conscience unifiée et adéquate. L'homogénéisation «réelle» ne servirait à rien, en effet, si des «illusions» et des «représentations fausses» persistaient. Autrement dit : il faut avoir recours à la version la plus grossière, la plus mécanique, de la « théorie du reflet » (telle, par exemple, que la pratiquait M. Garaudy avant d'avoir découvert la lumière du Christ). Ou bien, l'absurdité flagrante et la futilité pratique de ces fables étant implicitement reconnues, devant un prolétariat non homogénéisé effectivement et conservant des «illusions», des «représentations fausses», ou, tout simplement, cette étonnante et

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insupportable faculté humaine de la diversité des opinions, doit se dresser une fraction, un Parti, qui, lui, n'a ni illusions, ni représentations fausses, ni opinions, car il possède la vérité, la vraie théorie. Il peut ainsi distinguer les ouvriers qui pensent et agissent d'après « l'essence de leur être », et les autres qui ne sont ouvriers qu'empiriquement et phénoménalement, et comme tels peuvent et doivent être réduits au silence (au mieux, paternellement « éduqués », au pire, qualifiés de faux ouvriers et envoyés en «camp de rééducation » ou fusillés). Étant vraie - c'est-à-dire, d'après la conception marxienne, correspondant aux intérêts et au rôle historique de la classe prolétarienne - , la théorie (et le Parti qui l'incarne) peut passer par-dessus la tête et les cadavres des ouvriers empiriques pour rejoindre l'essence d'un prolétariat métaphysique. Les différentes «positions» des marxistes contemporains sur cette question sont faites d'une salade « dialectique » de ces deux conceptions radicalement incompatibles, salade dont le liant principal est la duplicité et la mauvaise foi. Mais considérons la chose en elle-même. Postulons (pure hypothèse) l'existence d'un marxiste qui reconnaît la réalité, qui donc admet que le « prolétariat » n'est pas effectivement homogénéisé, que, homogénéisé ou pas, il peut contenir, et contient effectivement, des courants d'opinion différents, et que la possession d'aucune théorie ne permet (ni n'autorise) de trancher entre ces opinions et de décider à la place du prolétariat et pour lui ce qui est à faire et à ne pas faire. (Tel serait, par exemple, un « conseilliste » ou un luxembourgiste : « Les erreurs d'un authentique mouvement des masses sont historiquement infiniment plus fécondes que l'infaillibilité du meilleur Comité central », qui se serait débarrassé du mécanicisme économique de Rosa et aurait les yeux ouverts devant le monde contemporain tel qu'il est.) Est-ce qu'un tel marxiste pourrait encore parler, en restant cohérent et honnête, de la « dictature du prolétariat », en entendant vraiment par là la dictature des organismes collectifs autonomes du prolétariat} Certainement pas. Et cela pour plusieurs raisons. D'abord, parce que le concept même de « prolétariat » est devenu totalement inadéquat. Il pouvait y avoir un sens à parler du « prolétariat » comme « sujet » de la révolution socialiste lorsqu'on pensait pouvoir faire correspondre à une réalité sociale massive et nette

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un concept qui n'était pas une passoire : les ouvriers manuels (ou, comme je l'ai fait pendant toute la première période de Socialisme ou Barbarie, les travailleurs salariés, manuels ou non, réduits à des rôles de simple exécution). Mais aujourd'hui, dans les pays de capitalisme moderne, presque tout le monde est salarié. Travailleurs manuels aussi bien que «purs exécutants» sont devenus minoritaires dans la population. Si l'on pense à ces derniers, impossible de parler de la «dictature de l'immense majorité sur une infime minorité» (Lénine). Si l'on parle des «salariés» en général, on aboutit à des absurdités: grands ingénieurs, bureaucrates, etc., seraient compris dans le « prolétariat », petits paysans ou artisans en seraient exclus. Il ne s'agit pas d'une discussion sociologique, mais politique. Ou bien la « dictature du prolétariat » ne signifie rien, ou bien elle signifie, entre autres, que les couches qui n'appartiennent pas au prolétariat n'ont pas de droits politiques, ou n'ont que les droits limités que le «prolétariat» veut bien leur accorder. Les partisans actuels de la «dictature du prolétariat» devraient avoir le courage d'expliquer qu'ils sont, en principe, pour la suppression des droits politiques des paysans, des artisans, des masseurskinésithérapeutes à domicile, etc.; aussi, que la parution d'une revue médicale, littéraire, philosophique, etc., dépendrait d'autorisations ad hoc à donner par les « ouvriers ». Et qui donc est « prolétaire » ? Et qui définit qui est « prolétaire » et qui ne l'est pas ? Les auteurs des textes sur la distinction entre travail productif et travail improductif dans Le Capital ? Les prostituées exerçant en maison close pour un (ex-)patron appartiennent au prolétariat (selon le critère de Marx dans les Grundrisse : elles produisent de la plus-value), celles qui travaillent à leur compte, non. Les premières auraient donc des droits politiques, les autres non. Mais hélas, sur la question précisément du travail productif et du travail" improductif Marx se contredit, et les exégètes ne parviennent pas à se mettre d'accord. Faudra-t-il attendre que le Comité central tranche cette question, et quelques autres ? En réalité, ce qui est en jeu ici est quelque chose de beaucoup plus profond que le terme de « dictature du prolétariat » ou même de «prolétariat». C'est toute la théorie des «classes», toute la souveraineté imputée à l'économie par l'imaginaire capitaliste et intégralement héritée par Marx, enfin toute la conception de

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la transformation de la société. (On en retrouve aujourd'hui la version grotesque dans les litanies psalmodiées par le CERES et autres sur le «front de classe». Quel «front», et quelle «classe»?) La transformation sociale, l'instauration d'une société autonome concerne aujourd'hui - je m'en suis expliqué depuis longtemps1 en fait et en droit la presque totalité de la population (moins 5 ou 10 % peut-être). Elle est son affaire - et ne pourra être que si la population, dans cette proportion, en fait son affaire. Mai 1968 en a fourni l'illustration éclatante, positivement aussi bien que négativement (où était donc le «front de classe» en Mai 1968?). Cela n'est pas seulement une question d'arithmétique, ni relatif aux attitudes conjoncturelles de telle ou telle couche sociale. La préparation historique, la gestation culturelle et anthropologique de la transformation sociale ne peut et ne pourra pas être l'œuvre du prolétariat, ni à titre exclusif ni à titre privilégié. Il n'est pas question d'accorder à une catégorie sociale particulière, quelle qu'elle soit, une position souveraine ou «hégémonique». Pas plus que l'on ne peut hiérarchiser les apports des diverses couches de la société à cette transformation et les subordonner à l'un quelconque d'entre eux. Les changements profonds introduits dans la vie sociale contemporaine par des mouvements qui n'ont ni ne peuvent avoir ni définition ni fondement « de classe » - comme ceux des femmes ou des jeunes - sont tout aussi importants et germinaux pour la reconstruction de la société que ceux introduits par le mouvement ouvrier. Sur ce point encore, on peut observer ce qui est devenu le caractère profondément réactionnaire de la conception marxiste. Si les marxistes de tous les bords - staliniens, trotskistes, maoïstes, socialistes, etc. - ont commencé par ignorer, puis ensuite combattre pour finalement essayer de récupérer en les vidant de leur contenu les mouvements des femmes ou des l.Voir entre autres «Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne», S.ouB. n"31, 32, 33 (1960-1961), maintenant dans Capitalisme moderne et révolution, 2, p. 47-258, et « Recommencer la révolution », S.ouB. n°35 (janvier 1964), maintenant dans L'Expérience du mouvement ouvrier, 2, p.307-365. Aussi, «La question de l'histoire du mouvement ouvrier», dans L'Expérience du mouvement ouvrier, 1, p. 11-120 .

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jeunes, ce n'est ni seulement par myopie, ni seulement par imbécillité. Ici, pour une fois, ils étaient cohérents avec l'esprit profond de la conception dont ils se réclament - non pas certes par un amour soudain et immodéré de la cohérence, ce n'est pas ce qui les étouffe, mais parce que leur existence politico-idéologique en dépend: ils existent en tant que «dirigeants» ou «porte-parole» du «prolétariat». Un marxiste est obligé d'affirmer que tous ces mouvements sont mineurs et secondaires - ou il doit cesser d'être marxiste. Car sa théorie affirme que tout est subordonné aux « rapports de production » et aux classes sociales que ceux-ci définissent ; comment quoi que ce soit de vraiment important pourrait-il procéder d'une autre source ? Or, en fait, ce qui a été mis en cause par les mouvements des femmes et des jeunes, par l'immense mutation anthropologique qu'ils ont déclenchée, qui est en train et dont il est impossible de prévoir le cours et les effets, est sociologiquement tout aussi important que ce que le mouvement ouvrier a mis en cause; en un sens même, davantage, car les structures de domination auxquelles ces mouvements se sont attaqués - la domination des mâles sur les femelles, l'asservissement des jeunes générations - précèdent historiquement, d'après tout ce que nous savons, l'instauration d'une division de la société en « classes » et s'enracinent très probablement dans des couches anthropologiquement plus profondes que la domination des uns sur le travail des autres. La transformation de la société, l'instauration d'une société autonome implique un processus de mutation anthropologique qui de toute évidence ne pouvait pas et ne peut pas s'accomplir ni uniquement ni centralement dans le processus de production. Ou bien l'idée d'une transformation de la société est une fiction sans intérêt. Ou bien la contestation de l'ordre établi, la lutte pour l'autonomie, la création de nouvelles formes de vie individuelle et collective envahissent et envahiront (conflictuellement et contradictoirement) toutes les sphères de la vie sociale. Et parmi ces sphères, il n'y en a aucune qui joue un rôle « déterminant », fût-ce «en dernière instance». L'idée même d'une telle «détermination» est un non-sens. Enfin et surtout, si le terme et l'idée de « prolétariat » sont devenus fumeux, le terme et l'idée de dictature ne le sont nullement et

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ne l'ont jamais été. Ce qui distingue, bien évidemment, Lénine ou Trotski des althussers, balibars et autres elleinsteins, c'est qu'ils ne se payaient pas de mots. Il y a une existence politique de l'homme d'Etat véritable - fut-il totalitaire - impossible à confondre avec l'inexistence politique des fonctionnaires idéologiques nécessiteux. Elle est du même ordre que la différence entre Ava Gardner et la vieille fille disgracieuse qui se consume en rêveries où elle est Ava Gardner. Lénine savait ce que dictature a toujours voulu dire et veut toujours dire, et l'a admirablement exprimé : « Pareil à un petit chien aveugle qui, au hasard, donne du nez de-ci de-là, Kautsky, sans le faire exprès, est tombé ici sur une idée juste, savoir que la dictature est un pouvoir qui n'est lié par aucune loi1. » C'est en effet le sens originaire et véritable du terme dictature. Celui qui exerce le pouvoir dicte ce qui est à faire et n'est lié par rien. Non seulement il n'est pas lié par des «lois morales», des «lois fondamentales» ou «constitutionnelles», des «principes généraux » (comme par exemple la non-rétroactivité des lois - qu'une dictature peut toujours ignorer). Mais par rien absolument: pas même par ce qu'il a lui-même dicté la veille. La dictature signifie que le pouvoir peut aujourd'hui fusiller des gens parce qu'ils se sont conformés aux lois qu'il a lui-même édictées hier. Dire que ce serait là de la part du pouvoir un comportement absurde et contre-productif de son propre point de vue ne sert à rien. Staline a passé une bonne partie de sa vie à faire exactement cela. Il ne s'agit pas de savoir si le dictateur (individuel ou collectif) pourrait juger, dans ses propres intérêts, qu'il vaudrait mieux éviter l'arbitraire. Il s'agit de comprendre que parler de dictature signifie abolir toute limite à l'arbitraire du pouvoir. L'idée qu'un pouvoir - de Staline, de Mao, du prolétariat ou de Dieu le Père - qui ne serait lié par aucune loi pourrait conduire à autre chose qu'à la tyrannie totale est absurde. La «dictature du prolétariat» impliquerait que les «organes du prolétariat» pourraient changer, en fonction et en vue de tel cas particulier, aussi bien la définition des crimes et des peines que les règles de

1. La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, dans Œuvres choisies, Moscou, 1948, Volume II, p. 431. Souligné par moi.

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procédure et les juges. Serait-il exercé par saint François d'Assise, nous avons à lutter à mort contre un tel type de pouvoir. Il ne s'agit pas, dans tout cela, d'arguties et de subtilités. Nous avons la démonstration du contraire aux deux extrémités de l'éventail humain, la monstrueuse certes, mais aussi la sublime. L'idée d'un pouvoir qui ne serait pas lié par la loi - loi « écrite », «positive» - a été, comme on sait, défendue par Platon, et cela dans une problématique qui ne saurait nullement être purement et simplement écartée. Ce que dit Platon dans le Politique, c'est qu'à la loi qui est comme « un homme arrogant et ignare », ne pouvant tenir compte ni des changements de circonstances ni des cas individuels, s'oppose idéalement l'« homme royal » qui sait chaque fois édicter et dicter ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, décider sur le cas d'espèce sans l'écraser dans la règle universelle abstraite. En ce sens, et à strictement parler, la loi n'est, pour Platon, qu'un pis-aller obligé par les défectuosités de la nature humaine et en particulier par l'improbabilité de l'«homme royal» (ou du «roi philosophe», comme il écrit ailleurs). Mais Platon est, en même temps, assez réaliste pour écrire, par deux fois, les lois de la cité qui, à ses yeux, seraient justes. Que la discussion de la loi dans le Politique ne saurait être sous-estimée ni pour ce qui est de sa profondeur ni pour ce qui est de son actualité, on peut le montrer facilement. D'abord, c'est cette discussion qui ouvre la question de l'équité, «à la fois justice et meilleure que la justice », comme l'a dit profondément Aristote ; équité qui ne saurait jamais, par définition, être assurée par la loi1. La question de l'équité est la question de l'accomplissement de l'égalité sociale effective - même dans un cadre social « statique » - entre individus toujours « inégaux » et dissemblables. Ensuite, et surtout : pour les raisons mêmes qu'indiquait Platon, jamais, absolument jamais, la question de la justice ne pourrait être réglée simplement par la loi, et infiniment moins encore par une loi donnée une fois pour toutes. La question posée par Platon - au-delà de tous les expédients «empiriques» que l'on pourrait

1. Voir « Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d'Aristote à nous», Textures, n™ 12-13 (1975), repris maintenant dans Les Carrefours du labyrinthe, Le Seuil, Paris, 1978, p. 287-290 .

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imaginer pour y répondre - fait voir la profondeur du problème politique substantif. D'une part, la société ne peut pas être sans la loi. D'autre part, la loi, aucune loi, n'épuise et n'épuisera jamais la question de la justice. On peut même dire plus : en un sens, la loi - et le droit - est le contraire de la justice ; mais sans ce contraire, il ne peut pas y avoir de justice. La société, une fois sortie de l'hétéronomie religieuse, traditionnelle ou autre, la société autonome, ne pourra vivre que dans et par cet écart ineffaçable, qui l'ouvre à sa propre question, la question de la justice. Une société juste n'est pas une société qui a adopté, une fois pour toutes, des bis justes. Une société juste est une société où la question de la justice reste constamment ouverte - autrement dit, où il y a toujours possibilité socialement effective d'interrogation sur la loi et sur le fondement de la loi. C'est là une autre manière de dire qu'elle est constamment dans le mouvement de son auto-institution explicite. Ici encore, Marx reste beaucoup plus platonicien qu'il ne le croit, aussi bien lorsqu'il met en avant la « dictature du prolétariat» que lorsqu'il laisse entendre que pendant la «phase supérieure de la société communiste» le droit («par nature inégal», dit-il) disparaîtrait, parce qu'il y aurait « épanouissement universel des individus » : l'« homme total » a simplement pris la place de l'« homme royal ». Platon comme Marx relativisent la loi donnée - en quoi ils ont raison. Ils relativisent cependant aussi la loi comme telle - et c'est là que s'opère le glissement. De la constatation évidente et profonde que toute loi est toujours défectueuse et inadéquate, de par son universalité abstraite, Platon tire la conclusion « idéale » que le seul pouvoir juste serait celui de l'« homme royal » ou du « philosophe-roi » ; et la conclusion « réelle » qu'il faut arrêter le mouvement, mouler la collectivité une fois pour toutes dans un moule calculé de telle manière que l'écart, par principe inabolissable, entre la « matière » effective de la cité et la loi soit réduit autant que faire se peut. Marx tire la conclusion qu'il faudra en finir avec le droit et la loi, en parvenant à une société de spontanéités réglées, soit que l'abolition de l'aliénation ferait resurgir une bonne nature originaire de l'homme, soit que conditions sociales « objectives » et dressage des sujets permettraient une résorption intégrale de l'institution, des règles, par l'organisation psycho-sociale de l'individu.

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Dans les deux cas - comme du reste dans toute la philosophie politique à ce jour - est méconnue l'essence du social-historique et de l'institution, le rapport entre société instituante et société instituée, la relation entre la collectivité, la loi et la question de la loi. Platon méconnaît la capacité de la collectivité de créer sa propre régulation. Marx rêve à un état où cette régulation deviendrait complètement spontanée ; mais l'idée d'une société faite de spontanéités réglées est simplement incohérente. Aristote lui rappellerait avec raison qu'elle ne vaudrait que pour des bêtes sauvages, ou des dieux. Et si l'on disait que dans la « phase supérieure du communisme » telle que la rêvait Marx le droit et la loi seraient superflus parce que les règles de coexistence sociale auraient été complètement intériorisées par les individus, incorporées à leur structure, il faudrait combattre à mort une telle idée. Une institution totalement intériorisée équivaudrait à la tyrannie la plus absolue, en même temps qu'à l'arrêt de l'histoire. Aucune distance à l'égard de l'institution ne serait plus possible, pas plus qu'un changement de l'institution ne serait concevable. Nous ne pouvons juger et changer la règle que si nous ne sommes pas la règle, si l'écart subsiste, si une extériorité est maintenue - si la loi est posée en face de nous. C'est la condition même permettant que nous la révoquions en doute, que nous puissions penser autrement. Abolir l'hétéronomie ne signifie pas abolir la différence entre société instituante et société instituée - ce qui serait, de toute façon, impossible - mais abolir l'asservissement de la première à la seconde. La collectivité se donnera ses règles, sachant qu'elle se les donne, qu'elles sont ou deviendront toujours, quelque part, inadéquates, qu'elle peut les changer - et qu'elles la lient aussi longtemps qu'elle ne les a pas régulièrement changées.

Avril-mai 1979

L'AFFAIRE NEGRI*

Il n'est pas nécessaire d'approuver les idées d'Antonio Negri, ni de sympathiser avec elles, pour dénoncer dans son arrestation et la plupart de celles qui l'ont accompagnée un scandale judiciaire mais aussi, encore plus important, une nouvelle et très grave manifestation de la corrosion continue des droits élémentaires dans les pays occidentaux. L'arrestation de Negri a été « basée » uniquement sur ses écrits. Ces écrits étaient connus et publiés de longue date; s'ils constituaient effectivement une incitation au meurtre, que faisait donc pendant tout ce temps la magistrature italienne ? N'est-il pas assez clair qu'elle n'a pensé à ces écrits qu'au moment où, dans son désarroi et sa décomposition, il lui fallait à tout prix un «coupable » ? Et, sur la fabrication par les autorités de « suspects » et de «coupables», le public italien n'est-il pas encore assez instruit? A-t-on oublié l'affaire Valpreda1 ? Negri, longtemps avant son arrestation, s'est exprimé sans équivoque sur les actes terroristes, par la parole et par l'écrit ; il a spécifiquement désapprouvé l'activité des Brigades Rouges, l'enlèvement de Moro, la violence individuelle. Mais on prétend « fonder » son arrestation sur ses écrits théoriques. Si un auteur est convaincu qu'un changement de la forme de la société est nécessaire et souhaitable ; s'il tire, de l'expérience historique et de l'analyse de la situation, la conclusion que ce changement ne pourra se faire que par une révolution, une action de la * 1. ; pour le problème en général, et l'inflation

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en Grande-Bretagne dès les années 1950, ces difficultés se sont généralisées à tous les pays industriels pendant la seconde moitié des années 1960, conduisant à une accélération continue de la hausse des prix. Les « accidents » successifs qu'ont représentés la guerre du Vietnam et son mode de (non-)financement aux ÉtatsUnis, la crise monétaire internationale de 1970, enfin la guerre du Kippour et l'embargo pétrolier les ont fait exploser. Depuis huit ans maintenant [1982], les gouvernements occidentaux ont démontré avec éclat leur impuissance face à cette situation. Les politiques appliquées ont eu, globalement, pour seul résultat de casser l'expansion et de provoquer une montée grave et continue du chômage, sans pour autant réduire sensiblement la hausse des prix. A l'inflation auto-entretenue s'est ajoutée une stagnation auto-entretenue, chacune renforçant l'autre. La paupérisation mentale absolue des milieux dirigeants s'exprime par les proclamations relatives à la faillite du keynésianisme (autant dire que notre échec devant le cancer démontre la faillite de Pasteur), la vogue du monétarisme (resucée de la vieille théorie quantitative de la monnaie, tautologie dont on sait depuis longtemps que sa transformation en théorie « explicative » est fallacieuse) ou de nouvelles inventions démoniaques, comme la supply-side économies. Combien de temps le système pourra-t-il tenir face à la montée continue du nombre de chômeurs et à la stagnation du niveau de vie de ceux qui travaillent? Les poches de pauvreté et de misère relative (et parfois absolue) dans les pays industriels, dont jusqu'ici le poids était atténué par l'expansion générale et les anticipations concomitantes (le «tiers submergé» de Roosevelt avait été successivement transformé en «quart», puis en «cinquième»), deviennent des poches permanentes et grandissantes remplies de gens sans ressources et sans espoir. Les éléments qui, dans la dislocation des valeurs et des motivations, parvenaient à cimenter, tant bien que mal, la société (les anticipations de hausse de niveau de vie et les possibilités non nulles de « promotion »/ascension sur l'échelle des qualifications et des revenus) sont en train de disparaître. Enfin, dans des économies capitalistes sans croissance, le des années 1960-1970, voir l'« Introduction à l'édition anglaise de 1974 »,

ibid., p. 234-258 .

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chômage ne peut que continuer d'augmenter de quelques pour cent de la population active par an (correspondant à l'accroissement naturel de la population, augmenté des effets des investissements labour-saving). Le deuxième domaine - que je ne peux que mentionner - est celui du complexe des problèmes désignés par les termes « énergie», «ressources non renouvelables», «environnement», «écologie ». En partie masqués à présent par la stagnation économique, ils s'aggravent avec le temps qui passe. Ici encore, les politiques sont inexistantes, ou sans commune mesure avec la gravité potentielle de ces questions. Superficialité, incohérence, stérilité des idées et versatilité des attitudes sont donc, à l'évidence, les traits caractéristiques des directions politiques occidentales. Mais comment expliquer leur généralisation et leur persistance ? Sans doute, les mécanismes de recrutement et de sélection du personnel politicien y ont-ils une part importante. Plus encore que dans les appareils bureaucratiques qui dominent les autres activités sociales, la dissociation entre la possibilité de promotion et la capacité de travailler efficacement atteint un point limite dans les partis politiques. La « politique », au sens courant du terme, a de tout temps été un métier bizarre. Elle a toujours exigé que l'on combine les facultés et capacités spécifiques requises, selon le type de régime considéré, pour «accéder au pouvoir»; et les facultés et capacités requises pour savoir utiliser ce pouvoir. En soi, l'art oratoire, la mémoire des visages, la capacité de se faire des amis et partisans, de diviser et affaiblir les opposants n'ont rien à voir avec le génie législatif, le talent administratif, la direction de la guerre ou de la politique extérieure ; pas plus que, sous un régime absolutiste, l'art de plaire au monarque n'a de rapport avec l'art de gouverner. Il est cependant clair qu'un régime quelconque ne peut survivre que si, d'une manière ou d'une autre, ses mécanismes et dispositifs de sélection du personnel politique réussissent à combiner, tant bien que mal, ces deux réquisits. Nous n'avons pas ici à examiner comment les régimes parlementaires (ou « républicains ») occidentaux ont, autrefois, résolu le problème. Le fait est

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que si, pendant cent ou cent cinquante ans, dirigeants « capables » et « incapables » ont alterné au pouvoir, rares sont les cas où l'incapacité gouvernementale a constitué un facteur d'évolution décisif. Le contraire est vrai dans la période contemporaine. On peut trouver à ce phénomène des causes sociologiques générales : vaste mouvement de dépolitisation et de privatisation, désintégration des dispositifs de contrôle et de correction qui jouaient sous les régimes parlementaires classiques, morcellement du pouvoir entre lobbies de toute sorte. J'y reviendrai plus loin. Mais il faut souligner tout particulièrement deux facteurs spécifiques à l'organisation « politique » moderne. Le premier est lié à la bureaucratisation des Appareils politiques (partis). Pour tous les partis, vaut plus ou moins la règle absolue du parti bureaucratique totalitaire contemporain : la capacité de monter dans l'Appareil n'a, en principe, aucun rapport avec la capacité de gérer les affaires dont celui-ci est chargé1. La sélection des plus aptes est la sélection des plus aptes à se faire sélectionner. Le deuxième est propre aux pays libéraux. Le choix des leaders principaux, on le sait, revient à désigner les personnages les plus « vendables2 ». Dans l'Appareil bureaucratique totalitaire contemporain, le type d'autorité n'est ni rationnel, ni traditionnel, ni charismatique, pour reprendre les distinctions de Max Weber. Il est difficile, par exemple, de discerner le charisme de M. Brejnev. Ce type d'autorité est nouveau, il faut lui trouver un nom, appelons-la l'autorité inertiale. Mais dans les Appareils bureaucratiques libéraux (ou mous), comme le sont les partis politiques occidentaux, on assiste au retour d'un type d'autorité « charismatique » : le charisme est ici, simplement, le talent particulier d'une espèce d'acteur qui joue le rôle du « chef » ou de l'« homme d'État ». (Ceci était évident longtemps avant l'élection de M.Reagan, lequel n'est, à cet égard, qu'un symbole grossi jusqu'à la platitude.) Bien entendu, cette évolution a été induite par la fantastique expansion du pouvoir des médias et des servitudes que ceux-ci imposent.

1. Devant la guerre, I, Paris, Fayard, 1981, p. 234-247 ; et les textes cités, ibid., p. 245. 2. «Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne», op. cit., p. 139 .

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Quant à la suite du processus, Kafka l'a déjà admirablement décrite dans Joséphine la cantatrice. A partir du moment où la tribu a publiquement admis que M. X est un « grand chef», elle se sent obscurément tenue de continuer à jouer son rôle : applaudir. Ces dirigeants accidentels et inéluctables se trouvent placés à la tête de l'immense Appareil bureaucratique qu'est l'État moderne, porteur et producteur organique d'une irrationalité proliférante 1 , et parmi les agents duquel l'ancien ethos bureaucratique (du grand commis ou du modeste fonctionnaire consciencieux) se raréfie. Et ils doivent faire face à une société qui se désintéresse de plus en plus de la « politique » - c'est-à-dire de son sort en tant que société.

L'évanescence du conflit social et politique Depuis des siècles, l'une des caractéristiques des pays occidentaux a été l'existence (inconnue pratiquement partout ailleurs dans l'histoire) d'une dynamique sociopolitique, produisant une émergence continue de courants et de mouvements qui visaient à prendre en charge la société, qui proposaient à la fois des modifications essentielles de ses institutions et des orientations définies des activités sociales - les deux procédant de, ou liées à, des systèmes de croyances (ou « idéologies », etc.) et s'opposant, certes, à des tendances et courants contraires. Or, depuis une trentaine d'années, on assiste à une disparition de fait de ces mouvements. Au plan «politique» stricto sensu, les partis, complètement transformés en machines bureaucratiques, n'obtiennent plus qu'un appui purement électoral de citoyens qu'ils sont devenus incapables de «mobiliser» en un sens quelconque du terme. Ces mêmes partis meurent d'inanition idéologique, ressassent des litanies auxquelles personne ne croit plus (socialistes et communistes en Europe occidentale) ou bien camouflent en « nouvelles théories » et « nouvelles politiques » des superstitions surannées (Thatcher, Reagan, etc.). Les syndicats contemporains ne sont plus que des lobbies défendant les intérêts sectoriels et corporatifs de leurs adhérents. Il y a 1. Voir les textes auxquels renvoie la note 1 p. 136.

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là quelque chose de plus que ce que j'ai depuis longtemps analysé, après d'autres, comme la bureaucratisation des syndicats. D'une part, on ne peut même plus parler vraiment d'une bureaucratie syndicale tant bien que mal «unifiée», poursuivant des objectifs propres (peu importe lesquels) ; le seul but de cette bureaucratie, c'est son autoconservation. D'autre part, il ne suffit plus de dire que ces syndicats « trahissent » les intérêts de leurs mandants ou les « négocient » en essayant surtout d'éviter les conflits avec les capitalistes et la bureaucratie managériale. Le cas échéant, ils entrent bien en conflit, mais pour défendre des intérêts corporatifs, selon une définition de ceux-ci qui transforme les différentes catégories de travailleurs en autant de lobbies. Les grands mouvements qui ont secoué depuis vingt ans les sociétés occidentales - jeunes, femmes, minorités ethniques et culturelles, écologistes - ont certes eu (et conservent potentiellement) une importance considérable à tous points de vue, et il serait léger de croire que leur rôle est terminé. Mais, actuellement, leur reflux les laisse en l'état de groupes non seulement minoritaires, mais fragmentés et sectorisés, incapables d'articuler leurs visées et leurs moyens en termes universels à la fois objectivement pertinents et mobilisateurs. Ces mouvements ont ébranlé le monde occidental, ils l'ont même changé - mais ils l'ont en même temps rendu moins viable encore. Phénomène frappant mais qui, finalement, n'est pas surprenant : car, s'ils ont pu fortement contester le désordre établi, ils n'ont ni pu ni voulu assumer un projet politique positif. Le résultat net provisoire qui a suivi leur reflux a été la dislocation accentuée des régimes sociaux, sans apparition de nouveaux objectifs d'ensemble ou de supports pour de tels objectifs. L'illustration limite en est fournie par les faits et gestes du mouvement contestataire en Allemagne. 300 000 manifestants contre les fusées Pershing ; des dizaines de milliers de manifestants à Francfort contre l'extension de l'aéroport; mais pas un seul manifestant contre l'instauration de la terreur militaire en Pologne. On veut bien manifester contre les dangers biologiques de la guerre ou contre la destruction d'un bois ; on se désintéresse totalement des enjeux politiques et humains liés à la situation mondiale contemporaine.

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La société «politique» actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d'entraver efficacement toute politique contraire à ses intérêts réels ou imaginaires ; aucun d'entre eux n'a de politique générale ; et, même s'ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l'imposer.

Éducation, culture, valeurs La question se pose de savoir dans quelle mesure les sociétés occidentales restent capables de fabriquer le type d'individu nécessaire à leur fonctionnement continué. Le premier et principal atelier de fabrication d'individus conformes est la famille. La crise de la famille contemporaine ne consiste pas seulement et pas tellement en sa fragilité statistique. Ce qui est en cause, c'est l'effritement et la désintégration des rôles traditionnels - homme, femme, parents, enfants - et sa conséquence : la désorientation informe des nouvelles générations. Ce qui a été dit plus haut sur les mouvements des vingt dernières années vaut aussi dans ce domaine (bien que le processus remonte, dans le cas de la famille, à beaucoup plus loin, et qu'il soit déjà vieux de trois quarts de siècle dans les pays les plus « évolués »). La désintégration des rôles traditionnels exprime la poussée des individus vers l'autonomie et contient les germes d'une émancipation. Mais j'ai noté depuis longtemps l'ambiguïté de ses effets1. Plus le temps passe, plus on est en droit de se demander si ce processus se traduit davantage par l'éclosion de nouveaux modes de vie que par la désorientation et l'anomie. On peut parfaitement concevoir un système social où le rôle de la famille serait minoré en même temps que serait majoré celui d'autres institutions de dressage et d'élevage. En fait, de nombreuses tribus archaïques, comme par ailleurs Sparte, ont réalisé de tels systèmes. En Occident même, à partir d'une certaine époque, ce rôle a été rempli de façon croissante par le système 1. « La crise de la société moderne » ( 1965), in Capitalisme moderne et révolution, 2, op.cit., p. 293-316 .

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éducatif d'une part, la culture ambiante d'autre part - générale ou particulière (locale : village ; ou liée au travail : usine, etc.). Or le système éducatif occidental est entré, depuis une vingtaine d'années, dans une phase de désagrégation accélérée1. Il subit une crise des contenus : qu'est-ce qui est transmis, et qu'est-ce qui doit être transmis, et d'après quels critères ? Soit : une crise des « programmes » et une crise de ce en vue de quoi ces programmes sont définis. Il connaît aussi une crise de la relation éducative: le type traditionnel de l'autorité indiscutée s'est effondré, et des types nouveaux - le maître-copain, par exemple - n'arrivent ni à se définir, ni à s'aflHrmer, ni à se propager. Mais toutes ces observations demeureraient encore abstraites si on ne les reliait pas à la manifestation la plus flagrante et la plus aveuglante de la crise du système éducatif, celle que personne n'ose même mentionner. Ni élèves ni maîtres ne s'intéressent plus à ce qui se passe à l'école comme telle, l'éducation n'est plus investie comme éducation par les participants. Elle est devenue corvée gagne-pain pour les éducateurs, astreinte ennuyeuse pour les élèves dont elle a cessé d'être la seule ouverture extra-familiale, et qui n'ont pas l'âge (ni la structure psychique) requis pour y voir un investissement instrumental (dont d'ailleurs la rentabilité devient de plus en plus problématique). En général, il s'agit d'obtenir un «papier» permettant d'exercer un métier (si l'on trouve du travail). On dira que, au fond, il n'en a jamais été autrement. Peut-être. La question n'est pas là. Autrefois - il n'y a guère - toutes les dimensions du système éducatif (et les valeurs auxquelles elles renvoyaient) étaient incontestables ; elles ont cessé de l'être. Sortant d'une famille faible, fréquentant - ou pas - une école vécue comme une corvée, le jeune individu se trouve confronté à une société dans laquelle toutes les « valeurs » et les « normes » sont à peu près remplacées par le « niveau de vie », le « bien-être », le confort et la consommation. Ni religion, ni idées « politiques », ni solidarité sociale avec une communauté locale ou de travail, avec des «camarades de classe». S'il ne se marginalise pas (drogue, délinquance, instabilité « caractérielle »), il lui reste la voie royale de la privatisation, qu'il peut ou non enrichir d'une ou plusieurs 1. «La jeunesse étudiante» (1963), ibid., p. 259-286 .

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manies personnelles. Nous vivons la société des lobbies et des hobbies. Le système éducatif classique était nourri, «par le haut», par la culture vivante de son époque. C'est toujours le cas du système éducatif contemporain - pour son malheur. La culture contemporaine devient, de plus en plus, un mélange d'imposture «moderniste» et de muséisme 1 . Il y a belle lurette que le «modernisme» est devenu une vieillerie, cultivée pour elle-même, et reposant souvent sur de simples plagiats qui ne sont admis que grâce au néo-analphabétisme du public (il en va ainsi, notamment, de l'admiration professée par le public parisien «cultivé», depuis quelques années, pour des mises en scène qui répètent, en les diluant, les inventions de 1920). La culture passée n'est plus vivante dans une tradition, mais objet de savoir muséique et de curiosités mondaines et touristiques régulées par les modes. Sur ce plan, et pour banale qu'elle soit, la qualification d'alexandrinisme s'impose (et commence même à être insultante pour Alexandrie) ; d'autant plus que, dans le domaine de la réflexion lui-même, l'histoire, le commentaire et l'interprétation se substituent progressivement à la pensée créatrice.

L'effondrement de l'autoreprésentation de la société Il ne peut pas y avoir de société qui ne soit pas quelque chose pour elle-même; qui ne se représente pas comme étant quelque chose - ce qui est conséquence, partie et dimension de ce qu'elle doit se poser comme « quelque chose ». Ce « quelque chose » n'est ni simple « attribut» ordinaire, ni « assimilation» à un objet quelconque, naturel ou autre. La société se pose comme étant quelque chose, un soi singulier et unique, nommé (repérable) mais par ailleurs « indéfinissable » (au sens physique ou

1. «Transformation sociale et création culturelle », Sociologie et Sociétés, Montréal, 1979 ; repris maintenant in Le Contenu du socialisme, Paris, 10/18, 1979, p. 413-439 . Voir aussi, maintenant, «L'époque du conformisme généralisé », in Les Carrefours du labyrinthe, III : Le Monde morcelé, Paris, Le Seuil, 1990, p. 11-24 .

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logique) ; elle se pose, en fait, comme une substance surnaturelle, mais suffisamment repérée, détaillée, re-présentée par des «attributs» qui sont le monnayage des significations imaginaires qui tiennent la société - et cette société - ensemble. « Pour elle-même », la société n'est jamais une collection d'individus périssables et substituables vivant sur tel territoire, parlant telle langue, pratiquant «extérieurement» telles coutumes. Au contraire, ces individus «appartiennent» à cette société parce çw'ils participent à ses significations imaginaires sociales, à ses « normes », « valeurs », « mythes », « représentations », « projets », « traditions », etc., et parce qu'ils partagent (qu'ils le sachent ou non) la volonté d'être de cette société et de la faire être continuellement. Tout cela fait évidemment partie de l'institution de la société en général - et de la société dont, chaque fois, il s'agit. Les individus en sont les seuls porteurs «réels» ou «concrets», tels qu'ils ont été précisément façonnés, fabriqués par les institutions - c'est-à-dire par d'autres individus, eux-mêmes porteurs de ces institutions et des significations corrélatives. Ce qui revient à dire que tout individu doit être porteur, « suffisamment quant au besoin/usage», de cette représentation de soi de la société. C'est là une condition vitale de l'existence psychique de l'individu singulier. Mais (ce qui est beaucoup plus important dans le présent contexte) il s'agit aussi d'une condition vitale de l'existence de la société elle-même. Le «je suis quelque chose» de l'individu - citoyen athénien, commerçant florentin ou autre - , qui recouvre pour lui-même l'Abîme psychique sur lequel il vit, n'est repérable et surtout ne prend sens et contenu que par référence aux significations imaginaires et à la constitution du monde (naturel et social) créés par sa société. L'effort de l'individu d'être X ou de se maintenir comme X est, ipso facto, effort pour faire être et faire vivre l'institution de sa société. C'est à travers les individus que la société se réalise et se reflète par parties complémentaires qui ne peuvent se réaliser et se refléter (réfléchir) qu'en la réalisant et en la reflétant (réfléchissant). Or la crise des sociétés occidentales contemporaines peut être, par excellence, saisie par référence à cette dimension : l'effondrement de l'autoreprésentation de la société, le fait que ces sociétés ne peuvent plus se poser comme «quelque chose» (autrement que de manière extérieure

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et descriptive) - ou que ce comme quoi elles se posent s'effrite, s'aplatit, se vide, se contredit. Ce n'est là qu'une autre manière de dire qu'il y a crise des significations imaginaires sociales, que celles-ci ne fournissent plus aux individus les normes, valeurs, repères, motivations leur permettant à la fois de faire fonctionner la société et de se maintenir eux-mêmes, tant bien que mal, dans un « équilibre » vivable (le « malheur banal », que Freud opposait à la « misère névrotique »). Pour tenter d'éviter tout malentendu ou sophisme (de toute façon inévitables) : je ne dis pas que les sociétés anciennes offraient aux humains le « bonheur » ou la « vérité » - ni que leurs illusions valaient plus que les illusions, ou l'absence d'illusions, de la société contemporaine. Je me place à un point de vue de fait: les conditions de fabrication d'individus sociaux pouvant faire fonctionner et reproduire la société qui les a fait être. C'est de ce point de vue que le valoir (Gelten) des significations imaginaires sociales est condition sine qua non de l'existence d'une société. De même qu'on ne saurait dire davantage que la crise des significations imaginaires sociales dans le monde contemporain implique, purement et simplement, une désaliénation, un dégagement, une « ouverture » de la société à sa propre question. Pour qu'une telle « ouverture » ait lieu, encore faut-il que cette société soit autre chose qu'une simple collection d'individus extérieurement uniformisés et homogénéisés. La société ne peut s'ouvrir à sa propre question que si, dans et par cette question, elle s'affirme encore comme société ; autrement dit, que si la socialité comme telle (et par ailleurs, l'historicité comme telle) est positivement affirmée et posée comme ce qui, dans son fait d'être (le Dass-seih), ne fait pas question, même s'il fait question dans son être-déterminé (le Was-sein). Or ce qui est précisément en crise aujourd'hui, c'est bien la société comme telle pour l'homme contemporain'. Nous assistons paradoxalement, en même temps qu'à une hyper- ou sur-socialisation (factuelle et externe) de la vie et des activités humaines, à un « rejet » de la vie sociale, des autres, de la nécessité de l'institution, etc. Le cri de guerre du libéralisme au début du xixe siècle, 1. Pour ce qui est de la société russe, voir Devant la guerre, op. cit., chap. rv, en particulier p. 251-264.

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« l'État, c'est le mal », est devenu aujourd'hui : « la société, c'est le mal». Je ne parle pas ici des pseudo-philosophes confus de l'époque (qui du reste expriment sur ce point, sans le savoir, un mouvement historique qui les dépasse de loin), mais, d'abord, du « vécu subjectif » de plus en plus typique de l'homme contemporain. C'est là la pointe extrême de ce que j'ai analysé, depuis vingt ans, comme la privatisation dans les sociétés modernes, et dont certaines analyses récentes ont illustré d'autres aspects sous le titre de « narcissisme ». Laissons là cet aspect, qui peut donner prise à de faciles disputes, et posons brutalement cette question : l'homme contemporain veut-il la société dans laquelle il vit ? En veut-il une autre ? Veut-il une société en général ? La réponse se lit dans les actes, et dans l'absence d'actes. L'homme contemporain se comporte comme si l'existence en société était une odieuse corvée que seule une malencontreuse fatalité l'empêche d'éviter. (Que ce soit là la plus monstrueusement infantile des illusions ne change évidemment rien aux faits.) L'homme contemporain typique fait comme s'il subissait la société à laquelle, du reste (sous la forme de l'État, ou des autres), il est toujours prêt à imputer tous ses maux et à présenter - en même temps - des demandes d'assistance ou de «solution à ses problèmes». Il ne nourrit plus de projet relatif à la société - ni celui de sa transformation, ni même celui de sa conservation/reproduction. Il n'accepte plus les rapports sociaux dans lesquels il se sent pris et qu'il ne reproduit que pour autant qu'il ne peut faire autrement. Les Athéniens ou les Romains se voulaient (et fort explicitement) Athéniens ou Romains ; les prolétaires d'autrefois cessaient d'être simple matière à exploitation à partir du moment où ils se voulaient autre chose que ce que le régime leur imposait d'être - et cet « autre chose » était pour eux un projet collectif. Qui pourrait dire, donc, comme quoi se veut l'homme contemporain ? Passons des individus au tout : la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c'est qu'elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation d'elle-même qu'elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter.

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SPÉCIFICITÉ E T CRISE DES S O C I É T É S O C C I D E N TALES

Un effondrement analogue affecte l'autre dimension de l'autoreprésentation de la société : la dimension de l'historicité, la définition par la société de sa référence à sa propre temporalité, son rapport à son passé et à son avenir. Je me bornerai ici, pour ce qui est du passé, à souligner le paradoxe dans lequel la société contemporaine vit son rapport à l'égard de la «tradition», et par l'intermédiaire duquel, en fait, elle tend à abolir cette tradition. Il s'agit de la coexistence d'une hyper-information, et d'une ignorance et indifférence essentielles. La collection des informations et des objets (jusqu'alors jamais autant pratiquée) va de pair avec la neutralisation du passé : objet de savoir pour quelques-uns, de curiosité touristique ou de hobby pour d'autres, le passé n'est source et racine pour personne. Comme s'il était impossible de se tenir droit devant le passé, comme si l'on ne pouvait sortir de l'absurde dilemme : imitation servile ou négation pour la négation, que par l'indifférence. Ni «traditionaliste» ni créatrice et révolutionnaire (malgré les histoires qu'elle se raconte à ce propos), l'époque vit son rapport au passé sur un mode qui, lui, représente certes comme tel une novation historique : celui de la plus parfaite extériorité. Pendant longtemps, elle a pu - et l'on a pu - penser que cette étrange abolition du rapport au passé venait d'une relation neuve et intense instaurée avec l'à-venir de la société. Marx, comme chantre de l'époque bourgeoise d'un côté, la réalité (une certaine réalité) de la société américaine, de l'autre, se rencontraient ici. L'intense préoccupation avec le futur, la concentration sur les projets de transformation, les altérations dont la modernité accouchait, auraient signifié (et justifié) une rupture radicale avec le passé. History is bunk (l'histoire, c'est de la foutaise), disait Henry Ford ; le Modèle T, évidemment, ne l'était pas. Cela a été vrai, pendant un temps (et reste à explorer, ce qui ne peut être fait ici). Cela ne l'est plus. Pour ce qui est de la culture substantive, l'époque de grande créativité moderne est arrivée à sa fin vers 19301. Comment donc cette société avait-elle vu son avenir ? D'autres, avant elle, avaient vu le leur comme répétition indéfinie ou comme 1. Voir les textes cités en note 1 p. 141.

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QVEI.I.F. D É M O C R A T I E ?

attente de la réalisation d'une Promesse mythique. Elle l'a vécu dans l'idéologie du « progrès » - toujours graduel (libéralisme) ou conduisant, par saut brusque, à une transformation qualitative (marxisme/anarchisme). En fait, les deux variantes (progressisme banal et progressisme « révolutionnaire ») s'inscrivaient dans la même interprétation globale de l'Histoire. Pour cette interprétation, il y avait « fatalité du progrès » (c'était aussi la position explicite de Marx et celle qui, implicitement, est requise pour qu'ait un sens l'ensemble de ses travaux). Il y avait aussi, plus profondément, nécessité que l'Histoire « fasse sens » (le rôle de l'héritage judéo-chrétien a été décisif à cet égard ; mais sa position est également consubstantielle avec la position philosophique gréco-occidentale dominante, celle de la centralité du logos devenu Raison, et Raison divine). Peu importe que ce « sens » ait été traduit en termes de « progrès » (et non plus d'«épreuve», par exemple), et finalement monnayé en espèces sonnantes et trébuchantes, accumulation des forces productives et « élévation du niveau de vie1 ». Cette représentation (critiquée, on le sait, dès le xixe siècle) a été durement secouée par la Première Guerre, puis le fascisme, le nazisme, la Seconde Guerre. L'élimination du nazisme, la phase d'expansion de l'économie capitaliste, la décolonisation lui ont encore accordé un quart de siècle de vie supplémentaire. Elle bénéficiait aussi d'un autre support: elle permettait aux Occidentaux de rester aveugles devant le fait que la «victoire sur le nazisme» avait été accompagnée par la consolidation et l'expansion considérable du totalitarisme communiste. La fatalité du progrès autorisait à traiter le communisme - ou ses traits les plus antipathiques - comme un phénomène « transitoire » et à guetter la « libéralisation » inéluctable du régime, qu'on était et qu'on reste prêts à financer. Le réveil définitif a tardé - mais il a été brutal. Les pays récemment décolonisés ne se précipitaient pas vers les délices du

1. Voir «Réflexions sur le développement et la rationalité», in C. Mendes (éd.), Le Mythe du développement, Paris, Le Seuil, 1977, p. 205-240. (Maintenant in Les Carrefours du labyrinthe, II : Domaines de l'homme, Paris, Le Seuil, 1986, p. 131-174 .)

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parlementarisme. Uhomo œconomicus tardait à y faire son apparition ; lorsqu'il y apparaissait, comme dans plusieurs pays d'Amérique latine, c'était pour condamner la grande majorité de ses frères à la plus atroce misère, sous la protection de militaires et de tortionnaires éduqués ad hoc par la « plus grande démocratie du monde». La crise de l'environnement et la perspective de la « croissance zéro » venaient miner de l'extérieur la représentation du futur comme croissance exponentielle indéfinie - avant que les chocs pétroliers et l'inflation rebelle à tous les remèdes ne le fassent de l'intérieur. L'homme occidental a pu, longtemps, regarder les sauvages comme des curiosités ethnographiques et les phases précédentes de l'histoire comme des étapes de la marche vers le bonheur contemporain ; ignorer que, sans que rien ne les y oblige, six cents millions d'Hindous continuent de vivre sous un régime rigide de castes (en même temps qu'ils pratiquent le «parlementarisme» et construisent une bombe nucléaire). Les exploits d'Idi Amin et de Bokassa en Afrique; l'explosion islamique en Iran; les tribulations du régime chinois; les massacres cambodgiens et les boat-people du Vietnam ont quand même fini par ébranler sa certitude de représenter la réalisation de la finalité innée de l'humanité entière. S'il avait compris quelque chose à ce qui se passe en Russie et dans les pays qu'elle a asservis, à l'invasion de l'Afghanistan, à l'instauration d'une dictature militaire en Pologne « socialiste » et « populaire », il aurait dû se rendre compte que la société dans laquelle il vit ne constitue qu'une très improbable exception dans l'histoire de l'humanité comme dans sa géographie contemporaine. Cette remise en cause de l'« universalisme » apparent de la culture occidentale ne pouvait qu'exercer un effet en retour sur l'autoreprésentation de cette culture et l'image qu'elle pouvait se faire de son avenir. La nature de cet effet n'était pas déterminée a priori. Elle aurait pu y trouver des motifs pour soutenir plus fermement les valeurs auxquelles elle prétend encore adhérer. Au contraire, elle semble perdre, à travers cette crise, la confirmation d'elle-même qu'elle cherchait à l'extérieur. Tout se passe comme si, par un curieux phénomène de résonance négative, la découverte par les sociétés occidentales de leur spécificité historique achevait d'ébranler leur adhésion à ce qu'elles ont pu et voulu

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QUELI.E DÉMOCRATIE ?

être, et, plus encore, leur volonté de savoir ce qu'elles veulent, dans l'avenir, être1.

II. QUE SIGNIFIE S'ORIENTER DANS L'HISTOIRE ?

Ce très long chapitre VII (146 pages dans la version dactylographiée originale), dont le titre fait bien entendu écho à celui d'un opuscule célèbre de Kant, a été rédigé pour l'essentiel en 1981. Certaines annotations manuscrites donnent à penser que Castoriadis a pu en utiliser des éléments comme canevas pour des conférences ou des débats au cours des années suivantes, en particulier aux Etats-Unis. Les principaux thèmes du chapitre - spécificité des sociétés occidentales, rapports entre philosophie et démocratie -, qu 'il s'agisse ou non de parties retenues ici, sont ceux présentés par l'auteur dans divers textes de 1979-1981 repris dans Domaines de l'homme : * L'imaginaire : la création dans le domaine social-historique », « Une interrogation sans fin », «La polis grecque et la création de la démocratie », « Nature et valeur de l'égalité », «Institution de la société et religion», «La logique des magmas et la question de l'autonomie»... Ce sont également ceux que Castoriadis aurait développés dans l'ouvrage La Création humaine annoncé dans Domaines : on les retrouvera bien entendu dans les cinq volumes de séminaires de 1982-1987 que nous avons publiés.

1. Note 1995 : L'entrée de l'économie capitaliste depuis deux ans dans une phase d'expansion ne modifie pas essentiellement l'analyse qui précède. Cette expansion modérée a lieu du reste sur fond de nouvelles évolutions lourdes de conséquences. Depuis quinze ans, la profonde régression mentale des classes dirigeantes et du personnel politique qui a conduit à la « libéralisation » à tout crin de l'économie (dont en France les « socialistes » ont été les protagonistes héroïques) et la mondialisation de plus en plus effective de la production et des échanges ont eu pour résultat la perte du contrôle des États nationaux sur leur économie. Elles ont été accompagnées, comme c'était à prévoir, par une explosion de la spéculation qui transforme chaque jour davantage l'économie capitaliste en casino. Dans ces conditions, même un retour à des politiques keynésiennes, qui présupposent la maîtrise de l'État sur les échanges extérieurs et les politiques de monnaie et de crédit, n'aurait pas beaucoup d'effet. Voir aussi le Post-scriptum au « Délabrement de l'Occident », infra, p. 92-95 .

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Si certaines parties semblent suffisamment élaborées, pour d'autres il s'agit d'un premier jet, voire parfois de notes plus ou moins télégraphiques. Autant le double emploi par rapport à d'autres textes publiés de l'auteur ne nous a pas semblé rédhibitoire, autant les répétitions internes et le degré d'inachèvement formel de certains passages ne plaidaient pas pour la publication in extenso. Si nous en avons conservé des parties substantielles, c'est soit parce que certaines idées, bien que parfois reprises dans d'autres textes, nous semblaient résumées de façon heureuse, soit parce qu'il s'agissait au contraire d'aperçus ou de développements que l'on ne retrouvera pas ailleurs.

Liberté et autonomie1 Qu'il y ait pour nous question de l'orientation dans l'histoire, de la manière dont je l'entends, implique déjà une vue de l'histoire et une position face à celle-ci2. Le terme d'orientation est certes métaphorique. Nous n'avons ici ni paysage préexistant absolument à notre activité d'orientation, ni espace qui comporterait, de soi, ses directions privilégiées et ses points cardinaux. Mais pas davantage un espace homogène et isotrope, vide et neutre, aux directions équivalentes où nous pourrions établir librement nos repères et nos axes de coordonnées. Le fait même de se poser la question : quels sont les cours possibles des choses? et: cela étant donné et supposé, que puis-je et que dois-je faire, non pas quant à ma vie privée, mais quant aux affaires publiques ?, ce fait même n'est possible que dans une histoire particulière - en fait et en gros : la nôtre. Ces questions ne se posent pas et, en vérité, n'ont pas de sens pour un sujet du Pharaon, de l'Inca, de l'Empereur de Chine ou du Tsar et Autocrate de toutes les Russies - pas plus que pour un membre d'une société archaïque, pas plus que pour un Hébreu de la période classique, un chrétien de l'Europe médiévale, occidentale 1.

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qu'il décrit est la plus grande et la plus importante de toutes celles qui ont déjà eu lieu, de même qu'il met dans la bouche de Périclès la description de ce qu'il faut bien appeler un processus d'autocréation d'Athènes comme Athènes. D'autres vues comparables sont exprimées à l'époque (Protagoras, etc.), dont Sophocle aussi, dans le chant de chœur d'Antigone, se fait le porte-parole 1 . Malgré le parti pris de schématisme de ce résumé, il faut faire ici une place particulière à Machiavel et à Tocqueville - bien qu'ils ne soient, ni l'un ni l'autre, des « philosophes » de l'histoire et de la politique. Pour autant que Machiavel ait eu une «philosophie de l'histoire », c'est celle des Anciens - cf. Discours - sur la génération et corruption cyclique, bien que non répétitive, des formes de gouvernement, de la puissance, de la liberté et du bonheur des peuples. Cela s'accorde tout à fait avec sa position généralement « païenne » - cf. Discours, I, sur « l'état où nous a menés la religion actuelle », et ailleurs. Sa vue sur la religion et sur son utilité sociale-politique est parfaitement pragmatique (et l'hostilité qu'à mots à peine couverts il exprime envers le christianisme est motivée, de façon tout à fait justifiée, par le fait que le christianisme nous détourne des affaires de ce monde-ci pour diriger notre attention sur un autre : cf. Discours). Soit dit par parenthèse, rien n'est plus affreusement banal que ce qui nous est servi depuis quelque temps comme « découverte » - à savoir que l'irréligiosité des Temps modernes, depuis la Terreur jacobine jusqu'à la Russie post-révolutionnaire, a été le fourrier du totalitarisme et la suppression de toutes les barrières de la folie humaine. La phrase ronflante et stupide de l'Ivan Karamazov de Dostoïevski - « si Dieu n'existe pas, alors tout est permis» - n'est que l'écho de ce qui a été écrit, répété, ressassé ad nauseam par tous les adversaires réactionnaires de la Révolution française (que du reste Tocqueville lui-même, bien que dans une perspective différente, reprend dans L'Ancien Régime et la Révolution), lui-même répétition de ce que depuis des siècles les archevêques les plus brillants comme les curés les plus ignares affirmaient à longueur de prêche. L'histoire est par ailleurs emplie des crimes les plus horribles commis par

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les religions instituées ou en leur nom, que Dieu non seulement « permettait », mais chaque fois « exigeait ». Pour revenir à Machiavel : dans cette histoire « cyclique », il y a chaque fois, pour celui qui veut agir, une question d'orientation - plus exactement de repérage. Les temps historiques - l'état des peuples - ne sont pas chaque fois les mêmes, on ne peut pas par exemple instaurer une République véritable n'importe où et n'importe quand - cf. Discours ; celui qui s'entête à méconnaître ce que nous appellerions « la phase que traverse l'histoire de tel peuple » se condamne à échouer ou à faire le mal. Pour le lecteur des Discours, la préférence de Machiavel pour une société où règne une loi juste et sa valorisation de la liberté sont évidentes. Mais tout compte fait, à travers les détours sinueux des Discours et encore plus en prenant en considération Le Prince, si la question de savoir quel est le Bien pour Machiavel prête à discussion, celle de savoir quel est, dans l'histoire, le Mal absolu n'en souffre aucune : c'est un État débile, sans force ou à fausse force éphémère. Il se trouve qu'un excès d'injustice - ou des injustices « gratuites » - mine la force de l'État. Comme Machiavel est plein du sentiment de l'indéterminé et de l'imprévisible dans l'histoire - la Fortune - , il est clair que pour lui le champ ouvert à l'action politique est immense, même si, encore une fois, il est tout autant essentiellement limité par le fait que l'on ne peut pas aller contre son temps (c/ Discours). Et cette action, bien évidemment, peut et doit être guidée par ce « savoir » sui generis que Machiavel ambitionne de produire. (Art plutôt que savoir, mélange de principes, préceptes, exemples en même temps qu'appel perpétuel à essayer de s'y retrouver dans chaque cas concret.) Mais cette production est reproduction: à considérer l'essentiel, l'histoire a déjà produit l'exemple chaque fois nécessaire, et même plus. Malgré sa « cyclicité », elle a déjà produit le paradigme par excellence de la République - Rome - , dans l'histoire de laquelle on peut puiser toutes les leçons nécessaires, y compris même celles qui permettraient de faire mieux (c/ Discours, avec les considérations post mortem sur ce que les Romains auraient pu et dû faire pour ajourner la décadence de la République) ; et cette « cyclicité » n'empêche pas les Républiques contemporaines - Florence ou Venise - d'être de mauvaises copies du prototype - comme, plus généralement, tous les contemporains

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QUELI.E DÉMOCRATIE ?

de Machiavel de rester inférieurs aux modèles anciens - ce qu'ils auraient pu, peut-être, éviter s'ils en avaient étudié suffisamment l'histoire (idée qui revient tout le temps dans les Discours). Et il n'y aurait aucun intérêt à poser la question - critique « extérieure : d'où vient donc Rome, et que « répétait »-elle ? L'histoire n'a pas de créativité. Situation en un sens tout autre chez Tocqueville. Pour celui-ci, il y a à la fois de toute évidence une « valeur » suprême : la liberté, et un problème politique véritable - bien qu'inscrit dans un mouvement invincible et incoercible de l'histoire, et en fait produit par celui-ci : le mouvement vers l'« égalité » - ce qu'il appelle l'« égalité des conditions », terme du reste plus qu'obscur et problématique - , grand «fait» dont on peut circonscrire dans tel ou tel autre cas les conditions d'apparition - bien que la différence essentielle de ces conditions d'apparition (situation des colonies de la NouvelleAngleterre et leurs traditions, d'une part - travail «égalisateur» et «nivelateur» de l'Ancien Régime et de la Monarchie, en France) tende à montrer que l'effet transcende ses «causes» (comme le montre aussi le fait que les «autres pays», et non seulement l'Angleterre bien sûr, mais aussi ceux du Continent, témoignent de sa puissance incoercible) (cf. L'Ancien Régime et la Révolution). La «source» de ce grand fait reste ainsi inconnue - il y a, chez Tocqueville, des allusions à la Providence, et aux desseins de la volonté divine qui, étant donné ce que l'on sait de sa foi, ne sont certainement pas des clauses de style ; encore plus, il n'est ni le premier ni le dernier à croire que la passion de l'égalité est profondément reliée à la religion chrétienne. Ce grand fait crée le problème politique des Temps modernes : la conciliation de la liberté et de l'égalité. En effet, ce que Tocqueville appelle la « démocratie» (et qui est en réalité l'état de société où prévaut l'« égalité des conditions », c'est-à-dire, en réalité encore, l'absence d'« aristocratie ») peut se réaliser sous deux modes exactement opposés, celui qui réalise autant que c'est possible la liberté, la démocratie libérale, et celui qui la supprime totalement, la «démocratie despotique ». Entre ces deux modes, il y a bien évidemment une question de choix - la réponse étant, pour Tocqueville, évidente : « celui qui cherche dans la liberté autre chose que la liberté elle-même n'en est pas digne », écrit-il - et il y a aussi exigence, et possibilité,

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d'action : De la démocratie en Amérique essaie précisément de montrer comment les institutions américaines, et tout particulièrement l'autogouvernement communal, le refus de la « centralisation administrative » (qu'il oppose à la nécessaire « centralisation gouvernementale»), permettent non seulement de concilier, mais de faire travailler l'une pour l'autre égalité et liberté. Il est frappant de constater combien, pour cet homme « mélancolique », comme l'appelle J.-P. Mayer1, et dont l'action politique a été, objectivement, marginale, les articulations de la question politique sont, en fait, claires. Il y a un grand fait historique irrésistible, la tendance vers l'égalité, qu'il est même superflu de commenter du point de vue de sa «valeur» (des notations nostalgiques, ici et là, laissent clairement comprendre que si Tocqueville ne «juge» pas cette tendance, ce n'est pas parce qu'il l'épouse, mais parce que tout jugement serait «vain» devant un fait aussi massif). Il y a l'ambiguïté, de ce fait, plus même: l'exact équilibre des possibilités contraires qui s'y trouvent en gestation ; il y a son choix pour l'une et contre l'autre de ces possibilités, au nom de la valeur absolue de la liberté ; il y a enfin l'action instituante à entreprendre pour favoriser cette possibilité et s'opposer à l'autre. Dire que Tocqueville, qui n'est pas « philosophe », n'élucide pas les présupposés et les implications de ces faits et de ces valeurs ni ne s'interroge sur eux, serait, ici encore, superflu et « extérieur ». (On reviendra plus loin sur ce qui est quand même la confusion de Tocqueville sur le rapport entre « liberté » et « égalité » et l'étonnante affirmation de la possibilité de l'égalité universelle dans l'esclavage universel. Comme s'il pouvait y avoir un César - pur individu.)

Un deuxième type d'occultation Dans un deuxième type - que l'on pourrait appeler « éthique » ou «utopique» - , le centre de gravité véritable, l'origine de la motivation, l'intérêt et la passion véritable de la pensée se trouvent 1.

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Ql'EI.I.K. D É M O C R A T I E ?

en général (l'exception la plus notable étant comme on le sait le Japon, pour des raisons qui me paraissent en partie intelligibles) à y « implanter » ses propres significations imaginaires sociales et ses institutions effectives (par opposition aux institutions comme façade), bref, à y créer des « hommes capitalistes » (des hommes incarnant la mentalité capitaliste, y compris antinomiquement : capitalistes et ouvriers) .Y parviendrait-elle si on lui laissait encore quelques siècles ? La question est multiplement sans intérêt, en particulier dans la « conjoncture » mondiale présente. Mais pas davantage n'est automatique le «développement politique» - que le «développement économique» se soit réalisé ou pas. Pas plus que l'« homme faustien», l'« entrepreneur schumpétérien » ou l'ouvrier luttant contre l'exploitation par des moyens tout aussi économiques ne sont des fatalités inscrites dans les gènes humains - pas plus ne le sont le citoyen démocratique ou le prolétaire révolutionnaire. Ni l'industrialisation n'impose fatalement le libéralisme politique, ni la «prolétarisation» n'impose l'apparition d'un mouvement ouvrier socialiste autonome. Ces illusions, partagées, encore une fois, par le libéralisme et le marxisme, reposent sur une mésinterprétation radicale et essentielle de l'histoire européenne (de l'Europe post-médiévale), qui continue du reste à régner. Etrangement en apparence - mais pas du tout quant au fond - , à la base de cette mésinterprétation il y a la confusion (l'identification directe et immédiate) de l'économique et du politique. (Que cette identification prenne la forme de la réduction de l'un à une simple conséquence nécessaire de l'autre, ou même des deux à un troisième principe - la « liberté », par exemple - dont on pourrait les dériver, est indifférent à ce niveau de la discussion.) L'évidence historique est là, aveuglante : ni la démocratie n'implique le capitalisme, ni le capitalisme n'implique la démocratie (ou même le «libéralisme»). Il n'y a pas de terme plus malheureux (ou de notion plus fausse), nous l'avons dit, que celui de « révolution bourgeoise-démocratique » - où par « bourgeois » on entend : « capitaliste ». La démocratie, pour autant qu'elle existe, la libéralisation des régimes occidentaux ont été conquis par les luttes du peuple contre les couches dominantes - y compris capitalistes ; ou bien ont été finalement acceptées par celles-ci lorsqu'elles ont compris qu'elles pouvaient fort bien s'en

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accommoder et même en tirer profit. La «logique immanente» du capitalisme n'a rien de «libéral», ou de «démocratique», il n'y a qu'à regarder le lieu où elle se réalise le plus purement - l'usine - pour s'en convaincre. Historiquement, le proto-capitalisme naît le plus souvent en coopération et symbiose avec la Monarchie absolue ; là où il en va autrement (dans les villes où la simple bourgeoisie est «transcendée» par un développement vraiment capitaliste), la forme politique «appropriée» qu'il se donne est l'oligarchie (« aristocratie » ou patriciat). Les « barrières de l'Ancien Régime » qu'il lui faudrait renverser pour se développer pleinement sont essentiellement les «corporations» («bourgeoises ») et ce qui peut subsister de privilèges féodaux ; mais de cette dernière tâche, la Monarchie absolue peut s'acquitter, elle l'a souvent fait - ou bien elle s'est faite d'elle-même, là ou la nouvelle couche dominante s'est formée par la fusion de l'ancienne noblesse et des capitalistes.

Le polycentrisme essentiel de l'histoire européenne Il est peut-être étonnant que l'on n'ait pas relevé jusqu'ici (sauf ignorance ou oubli de ma part), ou que, si on l'a fait, cela ne se soit pas imposé comme un grand principe de compréhension, cette autre caractéristique singulière de l'histoire européenne : son polycentrisme essentiel, ce qui apparaît comme l'hétérogénéité - ou irréductibilité réciproque - des pôles formateurs qui l'ont faite telle qu'elle a été, et qui, en dernière analyse, se sont trouvés coexister et interagir sans aucune préalable «nécessité interne». Je ne parle évidemment pas de géographie - ni de la foule innombrable de faits, facteurs ou événements qui ici (comme partout ailleurs), dans leur interminable diversité et essentielle contingence, ont incidé et coïncidé pour conditionner le déroulement du processus historique. Je parle des significations instituées, et des forces social-historiques (groupes, classes, corps sociaux) qui en ont été les porteurs. L'histoire de l'Europe post-médiévale n'est pas compréhensible, par exemple, si on veut y voir comme axe central et «déterminant» tout le reste soit le «développement des forces productives » et le triomphe du capitalisme, soit la poussée

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QUELLE DÉMOCRATIE ?

incoercible, transformée finalement en avalanche, de l'«égalité». Aujourd'hui même, les sociétés occidentales ne sont pas, du point de vue qui seul nous importe, comme régimes social-historiques, des sociétés capitalistes pures (je ne parle pas, évidemment, des restes «pré-capitalistes» qu'elles peuvent contenir). Je ne sais pas si de telles sociétés pourraient exister ; le fait est que ces sociétés, tout en étant oligarchiques, sont libérales, et cela n'est ni extérieur ni cosmétique (et pas même du point de vue du fonctionnement productif et économique du capitalisme lui-même). Ce libéralisme, encore une fois, s'il s'est avéré compatible avec le capitalisme (et même « avantageux » pour celui-ci), ne procède pas du capitalisme, n'en est pas l'effet ou le produit, il est même tout à fait étranger à sa logique profonde. Cette logique profonde est celle d'une organisation totalitaire au sens vrai du terme, comme, encore une fois, l'usine capitaliste en fournit le modèle et (à 50 %) la réalisation : la « cage de fer de l'industrie moderne », disait Max Weber. « Rationalité » et one best way définies par les dirigeants, d'un côté ; stricte obéissance de l'autre (qu'elle soit imposée ou induite par la répression, les « stimulants » économiques ou la psycho-sociologie importe peu à cet égard). La dimension libérale de l'institution de ces sociétés vient d'ailleurs, de beaucoup plus près et de beaucoup plus loin à la fois. De toute façon, elle n'aurait été ni imposée ni maintenue sans la lutte sociale (menée depuis deux siècles par des acteurs historiques qui se sont tantôt relayés, tantôt coalisés, tantôt même combattus, parmi lesquels il faut bien sûr compter en premier lieu le mouvement ouvrier, d'une part, un mouvement «démocratique» diffus (un marxiste aurait dit: petit-bourgeois), d'autre part. Le mouvement ouvrier, en particulier, a introduit dans cette lutte un élément nouveau, inconnu auparavant et ailleurs ou en tout cas qui n'a nulle part atteint cette radicalité : la contestation de l'institution donnée de la société a dépassé le champ étroitement et traditionnellement « politique » et a mis en question non pas tel ou tel résultat des dispositifs économiques et productifs existants (suppression des dettes, partage des terres, etc.) mais ces dispositifs eux-mêmes ; et il l'a fait, en créant embryonnairement de nouvelles formes institutionnelles et de nouvelles signifi-

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cations1. Cela n'était pas un résultat fatal de la condition ouvrière : la classe ouvrière s'est faite comme classe, et comme classe mettant en question l'ensemble de la société instituée. Et elle s'est faite ainsi en Europe (pour commencer, en Angleterre puis en France) et pas ailleurs. (Je veux dire qu'une fois cela créé en Europe, et connu partout, la question de savoir si la classe ouvrière indienne ou brésilienne serait parvenue indépendamment et d'elle-même au même résultat est vaine car indécidable. Mais tous les indices - y compris l'expérience présente - inclineraient à répondre plutôt par la négative.) Bref: il était plus que naïf de s'attendre à une reproduction ou répétition des traits essentiels de l'histoire européenne hors de l'aire «européenne» - que ce soit sous la forme d'apparition de républiques libérales ou de mouvements ouvriers révolutionnaires. Ni les unes ni les autres ne sont, ni ne pourraient être, des résultats de la simple « industrialisation » ; et tout aussi peu cette industrialisation pourrait résulter de la simple injection de « capital», de «technique» ou de quoi que ce soit de semblable dans des sociétés où ce magma de significations imaginaires sociales est simplement a-sensé, où le cercle vicieux entre des institutions qui ne peuvent pas fonctionner sans les hommes correspondants, et des hommes qui ne peuvent ni ne veulent faire fonctionner des institutions qui leur sont étrangères ne peut pas être rompu. C'est cette situation qui sous-tend le problème proprement politique à l'égard des pays extra-européens, problème qui est fallacieusement recouvert par prétérition lorsqu'on fait mine de croire que des questions et des réponses qui ont surgi ici seraient également leurs questions, et leurs réponses possibles. Nulle part cela ne se voit plus clairement que dans le domaine du développement industriel, et de ses relations avec la situation politique et sociale. Des innombrables aspects de ce problème, je ne mentionnerai ici qu'un seul: l'importance positive que la

1. Voir l'ensemble des textes dans L'Expérience du mouvement ouvrier, 1 et 2, et en particulier « La question de l'histoire du mouvement ouvrier » et « Sur le contenu du socialisme, III » .

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lutte ouvrière, dès le début du xix' siècle en fait, a exercée sur le développement du capitalisme. Ce développement n'est pas seulement, en général, inséparable de la situation d'ensemble des pays où il a eu lieu, Europe et Amérique du Nord. Il est très spécifiquement lié, il aurait peut-être été impossible sans les luttes ouvrières et la forme que celles-ci ont prise dans les pays européens. La résistance ouvrière à l'exploitation - après la brève phase «luddite» - s'est attaquée à la fois à l'organisation et aux conditions du travail, et à la répartition du produit. Ce faisant, elle a fourni à la fois un stimulant perpétuel au « progrès technique » appliqué, un biais spécifique à celui-ci, et un marché intérieur constamment élargi à la production capitaliste. Mais la condition pour que cette résistance puisse prendre ces formes a été inséparable des luttes ouvertes, syndicales et politiques, de la classe ouvrière - à leur tour difficilement concevables hors le cadre social et politique général, cadre tant bien que mal «libéral»1. Sans cela, cette résistance prend les formes qu'on observe depuis cinquante ans en Russie (résistance passive et sabotage) - ou, « au mieux », la forme de revendications d'un groupe de pression parmi d'autres, qui veut augmenter sa part dans le revenu national.

Trois moments : comprendre/élucider, juger/choisir, vouloir/pouvoir S'orienter dans l'histoire, au sens le plus large, s'articule en ces trois moments : - comprendre ou élucider ce qui est en cours dans l'histoire ; - juger/choisir entre ce qui se présente ; - vouloir/pouvoir quant à ce qui peut advenir. La dépendance réciproque de ces moments est évidente. Si l'on ne veut rien quant à l'histoire, on n'a pas à y comprendre quelque chose - et, en vérité, on ne peut pas y comprendre quelque chose. Plus spécifiquement, ce vouloir façonne la compréhension. Si l'on veut le racisme, on « comprendra » l'histoire comme une lutte entre les races. Si l'on veut le maintien du capitalisme, on verra dans les conflits sociaux sous ce régime des ratés, des moments 1. Cf. MRCM, et ailleurs.

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d'adaptation, des soupapes de sécurité, des imperfections inévitables - certainement pas le germe possible d'une autre société. Et ce vouloir est indissociable d'un pouvoir - lequel à la fois dépend de nous et ne dépend pas de nous, sans que nous puissions toujours être assurés de trancher cette question - , ce qui laisse toujours notre responsabilité ouverte. Une chose dépend toujours de nous, si tout le reste apparaît impossible : de mourir, ce qui peut être parfois une action avec des effets, mais aussi bien ne pas l'être. Supposons, absurdement, que tel que je suis, avec tout ce que je pense et je veux, je sois transporté quinze siècles en arrière - je suis à Lutèce, à Rome, à Constantinople en 481. Je suis un aristotélicien/stoïcien, athée, cosmopolite et ardent démocrate. Que dois-je faire ? Que puis-je faire ? Le décret de Théodose me fait obligation d'être chrétien - et le démos ne s'intéresse qu'aux luttes de l'Hippodrome entre les Verts-poireau et les Bleus, et, subsidiairement, à la persécution des monophysites. Dois-je proclamer mes idées, et me faire massacrer pour rien? Dois-je essayer de cacher et préserver le plus de manuscrits anciens possible ? Fonder une « secte », fomenter une conspiration ? Émigrer chez les Barbares, chez les Saxons pour leur apprendre à lire Aristote, ou chez les Francs ou les Burgondes, dans l'espoir d'en convertir quelques-uns à mes idées? - Supposons, plus plausiblement, que d'ici trois siècles une stratocratie mondiale totalitaire ait pu s'établir, réussi à terroriser et abrutir les populations, leur ait enlevé pratiquement toute possibilité de penser un autre état de choses, encore plus de le vouloir. (La situation de 1984, ou de tant d'autres romans d'anticipation, à commencer par Le Talon de fer, Nous autres, etc. - sans qu'il soit même nécessaire de reproduire les traits les plus extrêmes.) La survie dans ces conditions d'un ou même de plusieurs individus isolés pensant selon les lignes que j'expose ici non seulement n'est pas exclue ; elle est fort probable. (Tous les livres ne peuvent pas avoir été partout détruits.) Que devra-t-il faire? Que pourra-t-il faire? Seule une bestiale adoration des faits accomplis et de la « réalité» (se parerait-elle de considérations hégéliennes) peut écarter ce genre de questions comme « irréelles » ou « académiques ». Démosthène, ou Brutus et Cassius, n'ont rien d'irréel. Dans cette métaphore, la question de savoir si l'on est le premier ou le

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dernier Brutus, Harmodios et Aristogiton plutôt que Callisthène, n'est pas rigoureusement décidable 1 . Dans un de ses derniers écrits, Trotski, envisageant la possibilité que la Deuxième Guerre mondiale se termine sans révolution, concédait qu'alors le fascisme d'une part, le stalinisme d'autre part se seraient avérés (après coup) préfigurer une nouvelle phase historique, celle de la barbarie, et ajoutait : Il serait évident, dans un tel cas, que nous ne pourrions plus lutter pour le programme socialiste, et qu'un nouveau programme minimum pour la défense des exploités serait à l'ordre du jour 2 . Merleau-Ponty écrivait à peu près, en 1947 («Apprendre à lire») : si le nazisme avait été victorieux, la Résistance serait devenue impossible, et il aurait fallu trouver d'autres formes de lutte contre ce régime 3 . Que je cite ici ces deux auteurs ne veut pas dire que j'avalise pour ma part leur cadre théorique et leur jugement de l'époque. Je dis que rien ne garantit d'avance la correspondance entre notre vouloir politique et les possibilités effectives. Le tour de passe-passe hégélo-marxiste consiste ici à dire : un vouloir déterminé ne peut apparaître que lorsque les possibilités effectivement créées assurent qu'il est, en principe, réalisable. « L'humanité ne se pose que les problèmes qu'elle peut résoudre. » C'est, de toute évidence, outrageusement faux à l'échelle de l'humanité. C'est encore plus faux à l'échelle de l'individu. Bien évidemment, on peut être «en avance» sur son époque comme on peut être « en retard » sur elle. Et les « marxistes » aujourd'hui prouvent qu'on peut être tout à fait à côté. On peut se penser « en

1. . 3. Je ne peux pas passer d'une théorie de l'être à ce qui doit être fait, déjà pour cette raison première : que la théorie de l'être me dévoile l'être comme à-être, comme création. Et, beaucoup plus fortement, je ne puis passer d'une ontologie anthropologique, d'une considération de l'être de l'homme ou de la nature humaine à une politique, ni à une éthique, car cette théorie me dévoile l'être humain, l'être social-historique, comme autocréation, et création continuée - et qu'elle se dévoile elle-même comme un moment de cette création. Autrement dit, qu'elle me montre non seulement l'« enracinement » historique, mais la création historique des mondes de significations (dont les « valeurs » font chaque fois partie), lesquels, sans être complètement hétérogènes, ne «conduisent pas» sociales) autres. Et le problème que nous nous posions revient à ceci : pouvons-nous, et moyennant quoi, et à quelles conditions, « comparer » des créations autres, les évaluer, pour parvenir à juger/choisir entre elles ? (Remarquons, encore une fois, les facilités et les issues fallacieuses que s'offrent, sur ce point, les conceptions traditionnelles. S'il y a une « nature humaine» substantivement déterminée, sont (plus ou moins) bonnes les sociétés qui (plus ou moins) s'y conforment - ou favorisent son « développement», etc. - et mauvaises, celles qui sont contraires à la nature humaine. Comment donc des sociétés humaines contraires à la nature humaine peuvent-elles en venir à être? Et, s'il s'agit d'une «nature», pourquoi faut-il l'« aider », et comment pourrait-on jamais le faire ? - Ou bien il faut introduire un roman de corruption; ou bien briser l'unité des deux moments indissociables de l'idée aristotélicienne de nature: poussée immanente, et ôs epi to polu, dans le plus grand nombre de cas, de chaque être à réaliser la norme qui fait de lui cet être-là, et continuer d'appeler « nature » une idée kantienne par définition et par essence impossible à réaliser.) Le seul philosophe qui ait abordé une question analogue est Kant, dans la Critique de la faculté de juger-, et ce n'est évidemment pas un hasard si le plus important philosophe politique de notre siècle, Hannah Arendt, s'orientait vers la fin de sa vie vers la théorie kantienne du jugement, pour y trouver une réponse à des questions politiques fort proches de celles que je pose ici.

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nécessairement les uns aux autres, qui sont en fait en lutte entre eux (tantôt ouverte, tantôt tacite), que l'idée même de leur «réconciliation » (par « synthèse dialectique », syncrétisme, coexistence pacifique, aficionadisme universel du «différent» ou tout ce que l'on voudra) n'appartient, à la rigueur, qu'à un seul de ces mondes (les autres l'ignorant ou la combattant violemment) - de même que l'idée que tous les différends peuvent être résolus par la discussion rationnelle entre êtres raisonnables. Et, bien entendu, je ne peux attacher aucune valeur à la création comme telle. Le raisonnement : l'homme - tout homme - est capable de créer, donc il faut que l'institution de la société libère le plus possible cette capacité, est un simple paralogisme - et cela à plus d'un titre. D'abord, il n'y a pas et il ne peut pas y avoir ici de « donc » ; ce « donc » recouvre l'affirmation, la prémisse implicite : la création comme telle vaut, et il faut le plus de création possible. L'idée que la création comme telle vaut - c'est-à-dire finalement que l'être comme tel vaut - est, à strictement parler, privée de sens. Et l'idée que toute création « vaut » est carrément fausse. En vérité, c'est même plutôt le contraire : c'est parce qu'il y a création qu'apparaissent des choses - des créations - qui «valent», mais aussi tout autant des créations qui «valent» négativement. C'est parce que l'homme est créateur qu'il a pu créer des chefs-d'œuvre, mais aussi des monstruosités 1 . La nature humaine est à certains égards bien définie, quant à ses possibilités, et par exemple entre autres par ce trait spécifique, et bien universel chez les humains, et bien spécifique parmi les autres espèces vivantes : l'homme est le seul être vivant capable de meurtre intra-spécifique «gratuit». Donc, il faudrait que l'institution de la société libère le plus possible cette capacité, pour développer le plus possible cette virtualité spécifique et unique de la nature humaine ? Il en va de même lorsque l'on dit, avec Hannah Arendt, que l'homme est l'être qui « se révèle par l'action et la parole2 » et que

1. Voir «L'exigence révolutionnaire» in Esprit (1979), repris maintenant in Le Contenu du socialisme . 2.

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l'on pense pouvoir en tirer des conclusions politiques - notamment en faveur de la démocratie la plus directe, la plus participative possible. On peut être parfaitement d'accord avec aussi bien la prémisse que la conclusion - et récuser totalement la pseudo-inférence de l'une à l'autre. Malgré la juste critique de la « philosophie politique » par Hannah Arendt, on peut noter que finalement, ici aussi, cette pseudo-inférence aboutit à déplacer de la politique vers la pensée la charge de la responsabilité. Car finalement la démocratie serait alors le régime le plus approprié, le plus conforme à cette essence de l'homme dégagée par la pensée : être qui se révèle par l'action et la parole. Je passe ici sur d'autres remarques critiques qui pourraient être faites - et qui l'ont été1 ; par exemple, que l'homme « se révèle » tout aussi bien par Y œuvre (work), qu'elle soit « technique », artistique ou autre, que par la création de mythes, de religions - ou de théories et d'oeuvres de pensée ; qu'il ne s'agit pas de « révélation » mais d'autocréation, du se faire être tel... ; qu'effectivement la « sélectivité » historique que l'on reproche à Hannah Arendt aboutit à recouvrir le fait que l'action et la parole politiques, considérées par elle comme les « révélatrices » par excellence de l'être humain, n'ont existé - n'ont été créées - que depuis un laps de temps relativement infime, et pour quelques régions historiques seulement, que donc en faire le trait essentiel de l'être humain masque simplement un choix fait dans l'histoire pour une certaine histoire contre les autres histoires; et que, finalement et surtout, posée ainsi, la question laisse sans recours devant les problèmes politiques précisément les plus aigus. Quelle action et quelle parole ? Hitler, Staline et leurs partisans ne se « révélaient-ils » pas par leur « action » et par leur « parole » ? Que si l'on dit que leurs systèmes ne permettaient qu'à eux-mêmes ou à quelques-uns seulement de se «révéler» et l'interdisaient à tous les autres, on n'échappera pas à la nécessité de a) introduire une lourdissime prémisse supplémentaire, si l'on veut continuer à soutenir une thèse politique à partir de cette idée, la prémisse « universaliste » : il faut que tous puissent se révéler par l'action et la parole, prémisse pour le moins problématique et qui aurait besoin de «fondation» pour elle-même, et b)affronter la

1. Voir, par exemple, dans Hill

Notes sur le jugement!choix entre institutions de la société Comment juger/choisir entre cultures, entre institutions de la société? L'illusion que l'on puisse ne pas avoir à le faire, on ne peut même pas dire qu'elle n'est possible que pendant des périodes de tranquillité historique. Car, comme déjà dit, c'est le même problème qui se pose à l'intérieur d'une société, dès que la question politique est soulevée, comme elle l'est en Europe depuis des siècles. Et il est impossible de demeurer, dans les circonstances historiques présentes, dans l'état de schizophrénie qui résume la «pensée» occidentale d'aujourd'hui, si du moins l'on met ensemble ses affirmations - qu'elle prend soin de ne pas faire

1. Notamment Mary McCarthy, in Hill.

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SPÉCIFICITÉ ET CRISE DES SOCIÉ TÉS O C C I D E N TALES

communiquer. D'une part, il va de soi pour elle que la « démocratie», les «droits de l'homme», etc., sont, non pas des «opinions», mais des valeurs universelles pour tous, partout et toujours. D'autre part, il va également de soi qu'on n'a pas de jugement à porter sur l'infanticide des filles, le cannibalisme, les réducteurs de têtes, les sacrifices humains des Aztèques, les lapidations, flagellations, mutilations prescrites par la loi mosaïque ou coranique. Pourquoi donc les régimes khomeiniste, nazi ou stalino-brejnévien ne représentent-ils pas eux aussi simplement des cas ethnographiques intéressants ? A un premier niveau - qui correspond à la quasi-totalité de l'histoire et des institutions de la société - , toute société (« culture ») se pose comme le centre du monde, détentrice de la seule façon de vivre « vraiment humaine », ou « bonne », et traite les autres en conséquence (en général, agressivement). Cela inclut l'absence (également générale) de toute curiosité, de tout désir de savoir (autre que fonctionnel et instrumental) portant sur ces autres (absence si fantastiquement frappante lorsqu'on lit l'Ancien Testament : la seule information que celui-ci fournit sur les non-Hébreux, c'est qu'ils adorent de faux dieux et vivent dans l'abomination). En première approximation, on peut dire que presque toutes les cultures humaines sont identiques sur ce point, qu'elles traitent toutes les autres cultures comme inférieures, sinon abominables. La rupture s'opère, sur ce point aussi, avec la Grèce, et cela dès Homère (qui, comme on le sait, non seulement traite les Troyens sur le même pied que les Grecs, mais fait d'Hector la figure la plus élevée, la plus noble, la plus injustement condamnée de toute Y Iliade). Elle est pleinement consommée avec Eschyle (Les Perses) et Hérodote. Cela n'empêche pas les Grecs ni de priser par-dessus tout leur propre mode de vie (défini essentiellement par la liberté : Eschyle, Perses, vers 240-245), ni de le défendre par les armes, ni finalement de se battre contre les autres ; mais à cela il ne se mêle aucun mépris culturel - et, là où ils rencontrent des cultures importantes sur les plans qui, pour eux, comptent le savoir, l'organisation politique - , ils en sont fascinés et même obsédés : c'est le cas de l'Égypte et de la Perse. Après la conquête d'Alexandre, les peuples conquis sont laissés tranquilles pour ce qui est de leurs croyances et de leurs coutumes; l'hellénisation

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du domaine d'Alexandre sera le fait de ces peuples conquis euxmêmes, non pas forcée par les États des Diadoques. La seule, malheureuse et fatale, exception sera celle d'Antioche IV Épiphane avec les Juifs (sans laquelle peut-être le christianisme nous aurait été épargné). Satanisme de l'histoire (ou, pour les Juifs, signe supplémentaire de leur élection divine). Pour l'essentiel, les Romains suivront la même attitude (les Juifs, ici encore, formant exception ? Non : ils n'ont pas été persécutés pour leurs croyances, ils ont été battus dans une guerre d'« indépendance » et n'ont pas été traités plus mal que les Carthaginois). L'« universalisme » chrétien sera, bien entendu, universalisme sur le papier, pour l'autre monde, et au bénéfice exclusif des chrétiens (ou des hommes en tant qu'ils ont la possibilité de devenir chrétiens). Ceux qui, ayant eu connaissance de la «bonne nouvelle», persistent dans leurs croyances antérieures sont, du seul point de vue qui compte - celui de l'éternité - , voués à la damnation perpétuelle. Dieu ne tolère pas les « différences ». Mais la philanthropie chrétienne - opposée à la cruauté chrétienne - étant sans bornes, on fera tout ce qu'on pourra pour sauver ces malheureux incroyants des flammes éternelles : on les évangélisera de force, ou bien on les brûlera ici-bas. C'est en fonction de son propre mouvement et à nouveaux frais, à l'encontre du christianisme, que l'Europe redécouvrira, à partir de la Renaissance, l'idée que l'altérité des cultures ne se laisse pas réduire à l'opposition entre la «vérité» et l'«abomination» ou la «sauvagerie». (Sans doute, comme cela est manifeste chez Machiavel, le paradoxe fondamental que contenait l'« humanisme » de la Renaissance : avoir à reconnaître dans les œuvres de la Grèce et de Rome des « modèles » supérieurs pour une civilisation qui avait bénéficié de la « révélation », a dû beaucoup jouer pour relativiser les croyances et assouplir les attitudes.) Ce n'est pas ici le lieu de retracer l'histoire ultra-complexe du mouvement qui, depuis les humanistes et Montaigne jusqu'au grand XVIII6 siècle, a ébranlé les naïves certitudes sur la supériorité de la culture européenne puis mené à la constitution de l'ethnologie « scientifique », comme des «philosophies de l'histoire» relativistes. Mais deux remarques doivent être formulées.

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La première, c'est qu'il s'agit là d'un mouvement d'idées qui n'exerce guère d'influence sur la pratique des sociétés européennes à l'égard des «autres». Et je ne parle pas ici de la conquête «politique» (colonisation), ni même de l'extermination physique, immédiate ou détournée, des autres peuples. (Si les Espagnols ont mené à bien, pour l'essentiel, l'extermination des indigènes pendant les cent ou cent cinquante premières années de la conquête, les Américains ont accompli pour l'essentiel le massacre des Indiens pendant le xixe siècle.) Je parle de la (pseudo-) acculturation forcée, directement ou indirectement opérée la main dans la main par les missionnaires, les fonctionnaires et militaires coloniaux et les hommes d'argent. Le mouvement « spontané » des autres peuples vers une sorte d'assimilation de certains traits de la culture européenne - ce qu'on pourrait appeler la phase « européistique » de l'histoire mondiale - ne commence en fait qu'après la Deuxième Guerre mondiale, et surtout après leur accession à l'« indépendance » politique. La deuxième, c'est que même dans ce mouvement d'idées - et abstraction faite des combats justes, et parfois héroïques 1 , menés à l'intérieur du monde européen contre les horreurs de la conquête coloniale - la question que faisait surgir le fait de la diversité des cultures, une fois le mythe commode d'une infériorité « intrinsèque » (raciale ou autre) des non-Européens dépassé, a été déformée par le cadre d'idées (de schèmes imaginaires) dans lequel elle a été presque toujours posée. La plupart du temps, bien sûr, la reconnaissance de l'« égalité » des autres peuples ne signifiait que la reconnaissance de leur égale possibilité, une fois bien éduqués (par les missionnaires, les fonctionnaires libéraux ou les usines capitalistes), d'accéder à la culture européenne - «vraie» ou «supérieure». Cela est allé de pair avec toutes les constructions de l'histoire universelle comme «progrès» - des plus vulgaires aux plus subtiles - , dans lequel il se trouvait que certains peuples (la plupart) avaient pris du retard, qu'ils allaient maintenant pouvoir combler en se « civilisant » de gré ou de force. (La

1. Combats qui commencent en un sens dès le XVIe siècle, avec la fameuse controverse de Valladolid sur l'esclavage des Indiens. [Annot. manuscr. : laquelle invoque le droit < illis.>, non pas le christianisme.]

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situation philosophique, comme toujours, reste la même si l'on inverse les signes, et l'on voit dans cette histoire universelle une décadence ou déchéance progressive ; on sait que cela a été plus rare.) La réaction, qui s'est manifestée très tôt [Annot. marg. : au moins depuis Rousseau], mais qui n'a acquis une certaine force et audience qu'au xx e siècle, contre l'idée naïve ou même élaborée du « progrès », en a été, en général, la simple négation. Indépendamment d'elle - mais sans doute souterrainement nourrie par la même composante de l'esprit du temps - a grandi l'idéologie professionnelle de l'ethnologie, à laquelle il n'a pas fallu beaucoup de décennies pour passer des affirmations, incontestables, de l'égale dignité de toutes les cultures, de l'égale « valeur » et capacité des êtres humains, de la dénonciation du sociocentrisme européen comme bien entendu de l'impérialisme blanc, à celles de l'« égale valeur » sans phrase de toutes les cultures, de l'équivalence essentielle entre psychanalystes et chamanes ou médecins et sorciers/ guérisseurs, ou du caractère simplement ethnographique de la Raison occidentale. Affirmations privées de sens au plan scientifique (personne ne demande à l'ethnologue une « évaluation » des différentes cultures, qu'il est, qua ethnologue, sans le moindre moyen de faire ; tout ce qu'il peut dire, c'est que les Aranda ont la même importance comme objet de savoir que les Romains) et, comme je l'ai déjà répété ad nauseam, une fois reconnue leur valeur polémique, absurdes au plan politique et désespérément naïves au plan philosophique (car elles devraient faire, si elles étaient cohérentes, de l'ethnologie elle-même une curiosité ethnographique qui a fleuri dans la culture européenne pour des « causes » que l'on s'évertuera peut-être à expliquer, mais qui ne lui confèrent pas une crédibilité plus grande que celle de la divination par osselets).

Notes sur le « schème du progrès » La première chose qu'il faut dire, c'est que, aussi bien le schème du progrès (de même que sa négation/inversion en schème de la régression) que l'idéologie de l'égale «valeur» de toutes les cultures et de toute les formes d'institution de la société ne sont

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que deux manières d'esquiver la question politique et la responsabilité qu'elle engage. Le schème du progrès (ou de la régression) nous décharge de nos responsabilités en les transférant sur tin procès historique indépendant de nous. L'idéologie de l'équivalence universelle supprime purement et simplement la question de la valeur des institutions et la question politique (en vérité, elle est faite pour cela). La deuxième, c'est que non seulement la catégorie du «progrès » mais aussi bien sa critique habituelle sont courtes. De toute évidence, quelque chose est laissé de côté si l'on affirme qu'il y a équivalence essentielle entre Lucy et Madame Curie ou Hannah Arendt, entre l'homme de Cro-Magnon et Bach ou Hilbert (ou que les seconds nommés sont «supérieurs» aux premiers). L'idée de progrès, de même que sa négation, présuppose bien évidemment un critère (ou système de critères) relativement auquel il y aurait (ou il n'y aurait pas) progrès. Et c'est à c'est égard que la confusion, ou les fausses certitudes, régnent. Il faut sans doute, d'abord, éliminer de la discussion les « capacités» ou «facultés» de l'être humain. Pour ma part, j'ai toujours pensé que celui qui a le premier inventé le tissage ou déterminé, tant bien que mal, les solstices et les équinoxes possédait plus de génie qu'aucun inventeur, mathématicien ou physicien dont nous connaissons le nom. Et sans doute, pour actualiser Lucrèce, le courage psychique de celui qui le premier lança un morceau de bois sur les flots et monta dessus était de loin supérieur à celui de nos astronautes assistés par des foules de techniciens et d'ordinateurs. Et je trouve, dans la foule des grandes inventions et novations du néolithique, un aspect de novation absolue et, si l'on peut dire, d'iramotivation rationnelle rarement partagé par les innovations que nous pouvons dater. En fait, nous n'avons plus même la possibilité de faire preuve de cette qualité autre et supérieure du courage, qui est : affronter un monde inconnu. Nous pouvons encore faire preuve de courage physique ou psychique ; non pas de cet autre courage, qui sans doute a aussi marqué notre sortie de l'animalité, d'affronter de l'inconnu cosmique absolu. Peutêtre les grands explorateurs, du xv* au xvne siècle [Annot. marg. : quand on ne savait pas encore ce que «les Mers du Sud» pouvaient contenir], ont-ils été les derniers à en faire preuve. Et c'est

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ce que la littérature d'anticipation essaie de faire revivre dans la science-fiction, littérature qui apparaît au moment où la planète a été, ou semble être, banalisée. Il faut certes aussi éliminer de la discussion le bonheur, pour des raisons évidentes. Intransportable, incomparable, certain et fuyant, conditionné par les situations et indépendant de celles-ci, cherché par tous, réalisé par les circonstances les plus étranges, il échappe à toute « évaluation », en lui-même tout autant que dans les «conditions» qui le permettent ou le facilitent (voir les tentatives des philosophes, Aristote par exemple, d'en distinguer et hiérarchiser des espèces...). Ce qui est comparable - le seul candidat, prima fade, à une comparaison (et il y a comparaison toujours lorsqu'il y a «jugement/ choix», au sens où j'utilise ici ces termes: même s'agissant d'un seul cas, il y a «comparaison» avec ce que le jugement implique comme norme ou étalon) - , le seul champ sur lequel un jugement à la fois semble possible et est, en tout cas, requis, c'est celui des œuvres - par quoi j'entends aussi bien ce qu'on appelle d'habitude les œuvres de culture (la totalité des artefacts, depuis les outils jusqu'aux poèmes et aux statues) que, surtout, le type d'être humain, X'eidos réalisé et concret d'individu et de collectivité que chaque société crée et fait être [Annot. marg. : et les institutions sont « condition » de l'un comme de l'autre]. Dire cela n'est évidemment rien de plus que spécifier et préciser les difficultés, plutôt les apories insurmontables, de la question. Car, d'une part, cela nous laisse avec la question : comment comparer entre elles et juger des « œuvres » de la même espèce - des monuments et des types d'être humain (à supposer que l'on puisse vraiment donner un contenu assignable à cette expression qui recouvre un abîme); d'autre part, comme une culture est toujours un monde, dont les éléments ne sont pas « additifs », comment « faire la somme » pour pouvoir dire : au total, la Chine des Tang est préférable à l'Angleterre des Plantagenêt (ou le contraire) ? (Déplacée et dilatée ainsi, la question peut paraître à la fois exorbitante, gratuite et futile ; elle n'est cependant qu'une forme extrême de la question à laquelle les Français ont répondu, ou croyaient avoir à répondre, lors des dernières élections. Et, bien sûr, dans la réalité historique lorsque la question est posée concrètement, elle est, en réalité ou en apparence, réduite par la relative

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« proximité » et parenté des termes entre lesquels le choix politique doit être fait. Mais elle est la même dans son principe.) Et tout cela, sans oublier encore une fois ni que toute réponse que nous donnerions sera par définition, et à un degré indécidable, co-déterminée par notre appartenance à une société et une histoire déterminées, ni que la question elle-même n'a de sens, et n'aurait pu surgir, que dans notre société et notre histoire. (Pour toutes les autres, leur propre excellence unique est un postulat tellement lourd qu'il n'est même pas, en général, explicité.) Illustrons la question, ses difficultés et ses retournements (beaucoup plus dédaliens qu'on ne le laisse entendre d'habitude) sur quelques cas. D'abord, les œuvres au sens étroit - ce que Hegel appelait l'Esprit objectif. Et le cas le plus simple : les outils au sens le plus général, et ce qu'ils conditionnent: le pouvoir-faire technique. Ici, nous avons du «localement mesurable». Les rendements par hectare - ou les vitesses utiles de déplacement, ou la superficie visitable par un individu au cours de sa vie (mais Thoreau : « tout ce qu'un individu peut vraiment connaître dans sa vie, c'est six milles carrés ») - ou les poids soulevables, etc. - progrès technique incontestable depuis les premiers galets des hominidés. (L'objection : à quoi cela sert ? n'est pas recevable. Sans en faire le but de la vie, ou même une préoccupation centrale, il est inconditionnellement bon de pouvoir couvrir une distance de cent kilomètres en une heure, ou de téléphoner à un ami à San Francisco, même si l'on n'a jamais envie ou besoin de le faire.) Les objections valides sont autres. Elles concernent le «prix à payer» et, plus généralement, l'ensemble des éléments qui accompagnent le «progrès technique» moderne et qui font finalement du «pouvoir-faire» technique un impouvoir essentiel1. La destruction massive de l'environnement, la foule des effets latéraux et négatifs (et pour une large part encore et peut-être à jamais inconnus, mais dont une part essentielle, et rarement pour ne pas dire jamais évoquée, concerne les retombées anthropologiques - la mutilation et l'aplatissement de cet être humain perdu dans l'océan d'objets qui l'entourent et encore plus perdu si on l'en sort), enfin et surtout

l.Voir «Réflexions sur la "rationalité" et le "développement"», loc. cit.

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la désinsertion, l'autonomisation et la domination d'un processus de « progrès technique » sur les activités sociales, font que le bilan apparaît comme impossible à dresser. Mais même cela ne clôt pas la question. Car cela ne concerne que les résultats effectifs du changement technique tel qu'il est réalisé : non pas les possibilités qu'il ouvre. Certaines critiques modernes de la technologie - je pense en particulier à certains aspects du travail d'Ivan Illich - sont trop globales et vont trop loin. Il est certain que, pour une bonne partie (mais pas toujours facile à évaluer), les «effets positifs» du progrès technique moderne sont illusoires (et parfois jusqu'au tragi-comique) [Annot. marg. : techniques de production, cf. « Sur le contenu du socialisme, II »] : ainsi, notoirement et grâce aussi aux travaux d'Illich, pour les vitesses effectives de déplacement dans les régions urbaines modernes, ou pour la médicalisation à outrance de l'individu contemporain (l'acharnement pseudothérapeutique appartient à une catégorie voisine). Mais poussée trop loin, la critique devient absurde. Ou bien on dit que tout se vaut, et que rien ne vaut rien. Ou bien on accepte que, comme condition de tout le reste, la vie est inconditionnellement bonne - non pas comme valeur suprême, mais comme condition de toute valeur. Pour sacrifier sa vie à ce qu'on estime valoir plus que la vie, encore faut-il être vivant. Et, pour faire quelque chose de sa vie ou dans sa vie, il vaut mieux que les infirmités soit limitées ou compensées, que les souffrances physiques inévitables soient au possible limitées. Banalités extrêmes que tout cela - mais qui semblent parfaitement oubliées lorsque l'on condamne en bloc la médecine moderne, ou qu'on tend à lui dénier tout rôle dans l'allongement de l'espérance de vie1. Point n'est besoin d'aller

1. Qu'une grande partie des habitants de la Terre ne bénéficie pas des acquis de la médecine moderne, cependant que la sur-médicalisation de l'autre gaspille des ressources, c'est évident, et c'est une autre question (politique et sociale). - Lorsque je parle de médecine, j'y inclus évidemment aussi l'« hygiène » moderne - qui présuppose le savoir médical. - Les calculs d'Illich (dans Médical Nemesis) tendant à montrer que depuis le x v i i i ' siècle il n'y a eu guère, dans les pays développés, d'allongement de l'espérance de vie sont spécieux. La période choisie est arbitraire; pour être valable, la comparaison devrait être faite par référence au début

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jusqu'à ces extrémités pour reconnaître les éléments absurdes de la pensée médicale moderne, le délire de toute-puissance technique maintenant artificiellement « en vie » des organismes indéfiniment moribonds (mais pour lequel, plus encore que les principes hippocratiques conçus et formulés dans un contexte tout à fait autre, d'autres sources sont en cause, et notamment l'idée chrétienne de l'intangibilité de la «vie»), etc., ni même pour voir que les uns et les autres ne sont ni immédiatement ni facilement séparables. Ce qui échappe d'habitude à ces discussions, c'est le deuxième degré du problème : la technique est un faire et un pouvoir-faire, mais elle est aussi un pouvoir pouvoir-faire. S'il n'en était pas ainsi, nous n'aurions qu'à baisser les bras. La technique n'est certes pas «moyen» neutre, mal utilisé ou détourné des «bonnes fins» aujourd'hui, etc. ; elle fait partie de l'institution globale de la société, et, telle qu'elle est, elle est aussi porteur - un des principaux porteurs - des significations imaginaires sociales qui dominent 1 . Technique aussi bien que technologies contemporaines sont incontestablement capitalistes pour l'essentiel. Mais si nous voulons et nous devons les changer, c'est encore sur cette technologie (et même sur cette technique) que nous devrons prendre appui pour en créer une nouvelle. C'est cette même technologie qui nous offre cette possibilité, ce pouvoir pouvoir-faire, ce pouvoir sur notre pouvoir-faire technique. Et si elle peut nous l'offrir, c'est grâce à cet aspect nouveau, original, de la technique moderne: la flexibilité et universalité incorporées (elles-mêmes indissociables du développement du «savoir exact» - sur lequel je reviendrai). Vaut-il mieux avoir le choix entre un retour au néolithique et une technologie libérant la dimension poétique du travail - ou bien être condamné au néolithique ? (Vaut-il mieux avoir des jambes,

de la véritable «médecine moderne», remèdes spécifiques à maladies spécifiques basés sur une connaissance « exacte » (certes toujours imparfaite) du modus operandi des uns et des causes des autres. Cela veut dire en fait l'époque de Pasteur. - Que cela soit allé, en fait, de pair avec la victoire du faux principe : il n'y a pas de malades, il n'y a que des maladies, n'est qu'un des paradoxes de la situation, qui illustre bien la complexité de la question ici discutée. l.Voir «Sur le contenu du socialisme, II» (1957); «Technique» et IIS.

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quei.ee d é m o c r a t i e ?

ou pas ? Si quelqu'un a des jambes, et passe sa vie à faire des entrechats dans sa chambre - ce qu'il ne pourrait pas faire s'il n'avait pas de jambes - , ce n'est pas la faute de ses jambes, et ne prouve pas qu'il vaut mieux ne pas en avoir.) L'autonomie humaine ne s'incarne-t-elle pas aussi dans le pouvoir-faire, et le choix possible entre plusieurs pouvoir-faire ? (On pourra dire : ce choix - d'abord fictif ; ensuite, à quel prix ? Certes.) Au total : il y a du plus. Et le plus n'est pas le mieux. Mais il n'y a pas seulement du plus. Il y a une technologie virtuellement polyvalente - pour la première fois dans l'histoire. Cette polyvalence permet d'envisager qu'on puisse prendre appui sur elle pour la modifier. Ce n'est pas que la technique moderne est « bonne » en elle-même mais soit mise au service de « fins » mauvaises. La technique effective moderne, celle qui est réellement appliquée, est au total «mauvaise» - elle est partie intégrante de l'institution présente de la société, tant comme technique productive que comme définition et détermination des «objets» (les deux aspects étant essentiellement indissociables). Mais cette technique n'est qu'wwe des techniques que permettraient la technologie et le savoir positif contemporains. Cette possibilité a été créée par la civilisation européenne pour la première fois dans l'histoire. Si l'autonomie vaut, ce qui augmente les possibilités de choix vaut aussi, en tant que tel, inconditionnellement - de choix significatif, j'entends. Il est bon de pouvoir choisir entre le maintien de la situation présente, le retour à un âge d'abondance qui serait un âge de pierre, ou bien la transformation technique qui permettrait de rendre à nouveau un sens au travail, etc.

L E T T R E À T O N I NEGRI*

26 janvier 1982 CherToni Negri, J'ai bien reçu votre lettre du 18 janvier. J'ai été content d'avoir de vos nouvelles - et à nouveau indigné et révolté de savoir que rien ne semble devoir interrompre votre détention sans procès et sans perspective de procès, avec des accusations invraisemblables et, en fait, ridicules. Les explications que vous donnez de cette farce politico-judiciaire me paraissent tout à fait convaincantes. Bien évidemment, connaissant un peu vos écrits, je n'ai jamais cru à votre participation, de près ou de loin, à des actions absurdes et criminelles comme celles des B.R. . Je serais heureux de faire tout ce que je pourrais pour faire cesser ce scandale (bien que, personnellement, je ne dispose guère de moyens). J'ai pris contact avec Christian Bourgois etYann Moulier1, qui, comme vous le savez, déploient déjà beaucoup d'efforts ici. Je verrai très volontiers vos amis parisiens - ils n'ont qu'à me téléphoner. Je crois comprendre que vous avez la possibilité de lire - même si, ce que je comprends très bien, l'humeur ne soit pas toujours là. Dites-moi s'il y a des livres que je pourrais vous envoyer. Aussi, je présume que vous ne devez pas connaître le dernier livre que j'ai publié il y a quelques mois, Devant la guerre. Cela vous intéresserait-il ?

" D'après le double dactylographié des Archives Castoriadis. Toni Negri se trouvait à l'époque à la prison de Rebibbia, à Rome. 1.

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QUELLE DÉMOCRATIE ?

Quant aux indications de travail que vous me demandez 1 , je pense qu'elles nous sont dictées, à tous, par l'immense effondrement théorique et intellectuel qui nous entoure, et par la démonstration quotidienne de l'inadéquation de toutes les catégories de la pensée héritée à la réalité contemporaine. Avec mes salutations très cordiales.

1.

U N A U T R E RAPPORT E N T R E I N S T I T U A N T E T I N S T I T U É : L E T T R E À PAULTHIBAUD*

Paris, 30 juin 1982 Mon cherThibaud, J'ai été assez désagréablement surpris en te voyant dire, dans ton interview du Monde-Dimanche (27-6-1982), que Socialisme ou Barbarie indiquait comme direction « un hypersocialisme, une autogestion qui récusent toute institution ». Je n'ai jamais douté, et ne doute toujours pas, de ta bonne volonté et de ta bonne foi. Je suis d'autant plus navré de voir le n'importe quoi envahir finalement les milieux que j'estime et qui me sont proches. Socialisme ou Barbarie n'a jamais « récusé toute institution ». Tout au contraire : autant et plus que ma critique du stalinisme, ma préoccupation essentielle dès le premier jour, devant le destin de la Révolution russe, a été de penser les institutions d'une société socialiste. C'est exactement cela qui m'a conduit, dès 1947-48, à l'idée de la gestion collective, et qui m'a fait écrire, entre autres, le long texte « Sur le contenu du socialisme » (19551957), lequel, bon ou mauvais, correct ou faux, n'est rien d'autre qu'une longue réflexion et discussion sur les institutions d'une société socialiste : « usine du plan » (reprise aujourd'hui par Ellul), marché à souveraineté des consommateurs, Gouvernement des Conseils, etc. Ce texte, tu dois l'avoir car il est repris dans le volume de la série « 10/18» Le Contenu du socialisme que je t'ai envoyé lors de sa parution, en 1979. Dans l'Introduction à ce volume, comme aussi dans l'Introduction à La Société bureaucratique, l'évolution des idées à ce sujet est retracée, et je ne crois pas qu'elle laisse place au moindre malentendu. ' D'après le double dactylographié des Archives Castoriadis.

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QUELLE DÉMOCRATIE ?

C'est cette même préoccupation qui m'a amené à formuler, en 1964-65 («Marxisme et théorie révolutionnaire», maintenant première partie de L'Institution imaginaire...), la distinction entre l'instituant et l'institué - dont je me réjouis de voir que tu l'utilises comme si elle allait de soi. Encore faut-il comprendre d'où elle vient et où elle va, c'est-à-dire ce qu'elle vise à rendre intelligible : non seulement l'être du social-historique, mais aussi une nouvelle position de la question d'une société autonome, définie précisément désormais comme basée sur un autre et nouveau rapport entre société instituante et société instituée. Le plus drôle, c'est qu'il y avait en effet quelqu'un, à S.ouB., qui récusait constamment l'institution : c'est Lefort, qui écrivait : «La seule institution du prolétariat, c'est la révolution». Lorsqu'il a compris l'absurdité de cette position il a fait un virage à 180° et a conclu à l'impossibilité d'une transformation sociale radicale et à la pérennité de l'hétéronomie - remplaçant ainsi une absurdité ultra-« révolutionnaire » par une absurdité conservatrice. Mais le postulat reste le même : institution = hétéronomie. Je n'ai jamais pris la peine de répondre aux âneries de Lévy et autres Finkielkraut1. Tu comprendras que je me sens assez d'amitié pour toi, pour te dire tout cela comme je le pense. Cordialement.

1.

E X P E R T S E T CITOYENS*

Pour éclairer cette idée de démocratie directe, j'ai essayé de l'articuler, par opposition à des conceptions et des pratiques modernes, en trois couples de notions où sont opposées, d'ailleurs, aussi bien des idées que des réalités : peuple/représentants, peuple/ experts et peuple/État. En ce qui concerne le premier couple, je vous ai dit que l'idée de représentation est totalement absente de la philosophie et de la pratique politiques de la Grèce ancienne ; que, en premier lieu, quand il y a élection, personne ne parle des élus comme de « représentants » - ce sont des magistrats, ce qui est tout à fait différent - , car ils ne représentent personne, et qu'en outre le principe de l'élection était considéré comme aristocratique (nous disposons à ce sujet du témoignage d'Hérodote pour une période relativement ancienne). Je vous ai rappelé également que, chaque fois qu'un véritable mouvement d'auto-institution est apparu dans les Temps modernes, il a retrouvé le principe de la démocratie directe : s'il y a des délégués, ces délégués sont non seulement élus mais révocables à tout moment. Et cette révocabilité est là, en fait et en droit, dans la démocratie athénienne : tout magistrat peut, à n'importe quel moment dans l'exercice de ses fonctions, être mis en cause, pour des raisons de fond ou de forme, et révoqué. Comme toute disposition légale, celle-ci peut donner lieu à des abus. Vous connaissez le plus grave, et on en reparlera, c'est le procès des stratèges athéniens vainqueurs à la bataille navale des îles Arginuses, en 406, pendant la guerre du Péloponnèse. A leur retour, des démagogues les firent tous condamner à mort par l'Assemblée, sans respecter la procédure 1 , sous prétexte qu'ils n'avaient pas tout fait pour recueillir les cadavres des soldats * 1.

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QTEI.U. DÉMOCRATIE ?

et des marins morts pendant la bataille. Acte absolument monstrueux, comme d'autres non moins monstrueux qui commencèrent à se produire peu de temps après le début de la guerre du Péloponnèse. Hubris, crise et échec de la démocratie athénienne - et de la démocratie tout court. Enfin, révocabilité et absence de représentants ne veut pas dire, avions-nous observé, absence de tout leader. Dans une communauté politique, la question n'est pas celle de l'existence ou la non-existence de leaders, c'est celle du rapport de ces leaders avec la collectivité : dans quelle mesure garde-t-elle le contrôle de l'individu plus ou moins exceptionnel, capable de juger plus rapidement et de voir plus loin ? Je vous ai rappelé la fameuse phrase de Thucydide 1 à propos de Périclès, et en quel sens elle n'est guère acceptable. Le deuxième couple d'oppositions concerne le rapport peuple/ experts2. Dans la conception grecque, on ne saurait parler d'expertise d'une catégorie spéciale de gens dans le domaine politique. Les décisions sont prises par YEkklèsia après avoir entendu des orateurs, et peut-être même des gens censés détenir un savoir spécifique quant à l'affaire qui est discutée. Mais le juge en la matière, et donc l'expert suprême, l'expert universel, c'est la communauté politique. Autant dire qu'il n'y a pas d'expert en politique. Quand il y a expertise, tekhnè, c'est toujours par rapport à une activité spécifique, et elle est bien entendu reconnue comme telle dans son champ propre. Platon en parle d'ailleurs dans le Protagoras, où il décrit très correctement non seulement le fonctionnement effectif de la démocratie, mais aussi les idées que ce fonctionnement suppose. Les Athéniens écouteront très volontiers le technicien qui leur expliquera la meilleure façon de construire une muraille, un temple ou un bateau. Mais celui qui dirait : « Moi, je suis technicien dans les affaires de gouvernement» ne récolterait que des rires. Il y a aussi un domaine dans lequel les Athéniens reconnaîtront sans aucun doute une expertise : c'est celui de la conduite

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de la guerre, et c'est bien pour cela que les stratègoi, les chefs de l'armée, sont élus, comme furent élus les architectes responsables de la construction de l'Acropole, comme sont élus ceux qui ont à construire des bateaux, etc. Les stratègoi chargés par la cité de diriger cette affaire particulière qu'est la conduite de la guerre sont donc des techniciens, mais comme cette affaire est tout de même bien plus lourde que n'importe quelle autre, il est évident qu'ils vont jouer un rôle tout à fait à part dans le corps des magistrats athéniens. Il est vrai que, au Ve siècle, on ne peut pas avoir un poids véritable dans la vie de la cité si on n'est pas élu stratège, et Périclès par exemple sera réélu très souvent. Cela ne veut pourtant pas dire que l'année où il n'est pas élu sa parole ne porte pas ; mais la voie de cette magistrature particulière est certainement privilégiée. La situation change tout à fait au IVE siècle, ce sont alors les rhéteurs, les orateurs qui ont du poids dans l'Assemblée et jouent un rôle politique éminent ; les chefs de guerre sont pratiquement devenus des techniciens, rien de plus, qui se cantonnent dans ces fonctions et ne jouent plus de rôle politique. On peut citer beaucoup de noms : Timothée, Iphicrate, Charès, Chabrias, etc. Ce n'est absolument pas le cas au VE siècle, où les individus éminents aspirent à devenir stratèges et en général y parviennent. La question des experts et de l'expertise nous renvoie à un principe, absolument évident pour les Grecs, repris maintes fois et formulé comme tel, en particulier par Platon. Parenthèse : une fois n'est pas coutume, Aristote n'en fait pas état ; c'est d'ailleurs assez étonnant, car la chose pose un problème philosophique dans la conception de Platon - mais j'anticipe. Voici le principe : aucun expert ne saurait se juger lui-même, et le juge approprié de l'expert n'est jamais un autre expert. Le critère du bon exercice de la tekhnè, c'est évidemment son produit ou son résultat (l'arbre est jugé à ses fruits, comme on lira plus tard dans l'Évangile) ; et donc le juge de la tekhnè est l'utilisateur de son produit, et non l'expert. Platon revient souvent là-dessus, comme sur une évidence : ce n'est pas le sellier qui est juge de ce qu'est la bonne selle pour un cheval, c'est évidemment le cavalier. Le juge de ce qu'est une bonne armure, ce n'est pas l'armurier, mais l'hoplite qui va s'en servir. C'est l'évidence même, bien entendu, y compris et surtout pour les affaires de la guerre. Même les Américains en ont fait l'expérience pendant

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QliF.l.l.K D É M O C R A T I F . ?

la guerre du Vietnam. On se souvient d'un fusil automatique, le célèbre M16, dont la seule fonction semblait être de faire tuer ceux qui l'utilisaient. Les Vietnamiens, qui dépouillaient méthodiquement les cadavres américains, chaussures comprises, laissaient avec mépris les M l 6 près des corps, car c'était un fusil qui se bloquait une fois sur deux et donnait à l'ennemi le temps de tirer. Il y eut des milliers de lettres de soldats américains à leurs sénateurs, etc., qui ne servirent à rien : des experts avaient décidé que ce fusil était le meilleur. Seul l'utilisateur est donc bon juge. Et qui est l'utilisateur de tous les experts qui mettent en œuvre des tekhnai ayant un intérêt pour la polis ? C'est évidemment la polis elle-même, le corps des citoyens. A en juger du moins par certains résultats, comme l'Acropole, le choix n'était pas forcément mauvais - on peut difficilement dire que le choix de Phidias était une erreur. Je vous disais que Platon reprend ce principe, et qu'il y a là un problème pour sa propre philosophie politique. Car, finalement, toute la substance de celle-ci, c'est d'établir une epistèmè et une tekhnè de la philosophie politique comme telle. Le politique, pour lui, c'est donc celui qui est expert non pas en un sens étroitement technique, mais profond connaisseur de ce qu'il faut et ne faut pas à la communauté. Mais que devient là-dedans le « jugement des utilisateurs »? Il y a là, pour moi, une antinomie dans sa pensée. C'est une autre histoire, nous y reviendrons quand nous parlerons de la philosophie politique de Platon 1 . Il n'est que trop facile d'opposer cette vue concernant l'expertise à celle qui prévaut chez les modernes. L'idée dominante, aujourd'hui, c'est que les experts doivent être jugés par d'autres experts. C'est d'ailleurs l'un des facteurs de l'expansion et de l'irresponsabilité croissante des appareils bureaucratiqueshiérarchiques. L'imaginaire de l'expertise dit: l'expert sait, seul un autre expert peut le juger ou le critiquer. Et cette idée va de pair avec une autre, qui correspond à la pratique contemporaine et surtout à l'image que celle-ci veut donner d'elle-même : qu'il existe des experts politiques. Ce n'est pas le nom qu'on leur donnera, mais nos prétendus politiciens se présentent et sont élus en 1.

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capacité que peu de gens possèdent. La pure et simple flatterie ne suffit pas toujours, il faut parfois plus de subtilité. Or cette capacité n'a strictement rien à voir avec le fait de légiférer, administrer, conclure des traités ou faire la guerre. C'est quelque chose de tout à fait distinct. Mais prenons le cas du régime démocratique, avec ou sans guillemets, d'ailleurs. Qu'est-ce qui va permettre à quelqu'un de s'affirmer comme leader dans une démocratie? Cela va dépendre du type de régime: là où l'essentiel se joue devant l'Assemblée, comme à Athènes, le fait de bien parler, la rhétorique, sont indispensables. Mais même à Athènes, et infiniment plus dans d'autres types de « démocratie », il faut toute une série de capacités très spécifiques : savoir se faire des amis, avoir la mémoire des visages et des noms, jouer un jeu d'influences. Si vous rencontrez M.Dupont et que vous lui dites «Bonjour, Monsieur Durand », vous ne pourrez plus rattraper votre erreur, et vous risquez d'avoir à le regretter amèrement. Bref, il y a toute une série de capacités - de séduction, de manipulation privée et publique, d'influence - qui appartiennent à un certain registre des facultés de l'individu ; et puis il y a la capacité de faire des propositions politiques et de gouverner, qui par définition n'a rien à voir avec tout cela. Ce problème, qui est donc là dans tout type de régime, est l'une des sources possibles de la dégénérescence de la démocratie. C'est le cas à Athènes où, du moins à partir de la guerre du Péloponnèse, la capacité oratoire va se dégrader en ce que Platon dénoncera avec violence comme flatterie du démos. Les rhéteurs ont fait du démos un monarque absolu et flattent ses penchants, ses instincts les plus bas, dira-t-il. Le langage, l'attitude de Platon sont certes foncièrement anti-démocratiques, mais il y a là une grande part de vérité si l'on ne considère que la phase de déclin de la démocratie. Les démagogues athéniens pendant la guerre du Péloponnèse, mais aussi une bonne partie des orateurs du IVE siècle, sont des gens qui ont la capacité de persuader, de faire accepter certaines propositions grâce à leur habileté rhétorique, mais dont c'est peu dire qu'ils n'ont pas la capacité de gouverner : ils ne s'intéressent tout simplement pas - c'est le cas de Cléon, par exemple - aux affaires communes, ou plutôt, ils ne s'y intéressent que dans la mesure où ce qu'ils diront là-dessus leur permettra d'accéder au

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QUEI.l.E D É M O C R A T I E ?

pouvoir. Toutefois, il faut bien voir que le régime démocratique au sens fort du terme est celui où il devient possible de traiter le problème de cette dissociation entre habileté à parvenir au pouvoir et capacité de gouverner. Car, d'un côté, il n'y a justement pas ici d'accession à un pouvoir qui serait une instance séparée, détachée de la collectivité de façon permanente ; d'un autre côté, la capacité même de gouverner ne dépend pas de ce que peut faire un seul individu pendant trois, cinq ou sept ans - les décisions sont prises par une collectivité dont les capacités politiques sont considérablement plus grandes. Bien entendu, l'exemple d'Athènes est là pour montrer que même cela peut être perverti. Encore une fois, il n'est pas de régime immunisé contre toute dégénérescence - et personne ne peut empêcher l'humanité de se suicider. Passons au troisième couple de termes : le peuple et l'Etat. Je vous ai déjà dit à plusieurs reprises que la polis grecque n'est pas un État au sens moderne du terme. Le terme « État » n'existe pas en grec ancien, et lorsque les Grecs modernes ont dû trouver un mot, ils ont utilisé, de façon caractéristique, le mot kratos, qui en grec ancien signifie la force brute. Ce qui est en un sens assez drôle : l'État grec moderne, c'est la force brute grecque moderne... Quant au terme politeia, titre grec du dialogue de Platon que nous appelons la République, vous savez qu'il a été rendu en allemand par Der Staat. Le lecteur qui vit dans l'Allemagne de Frédéric le Grand, dans celle de Bismarck ou de Hitler, ou même du chancelier Kohi, est pratiquement condamné à ne rien comprendre à ce dont il s'agit. Même le titre latin Respublica, tout en étant moins mauvais, n'est pas exact. Le terme politeia renvoie à la fois à l'institution/constitution politique et à la manière dont les gens s'y prennent pour régler leurs affaires en général et leurs affaires communes en particulier (c'est à ce dernier aspect que se réfère le verbe politeuesthai). Que le traité d'Aristote retrouvé à la fin du xixe siècle et intitulé Athènaiôn politeia ait pu être traduit de façon presque systématique dans toutes les langues par «La Constitution d'Athènes» n'est certainement pas à l'honneur de la philologie moderne, car Aristote n'a pas écrit et n'aurait jamais rêvé d'écrire une «Constitution d'Athènes»: il a écrit une « Constitution des Athéniens ». Malentendu absolument formidable venant d'hommes à l'érudition monumentale, qui en

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l'occurrence semblaient passer à côté de l'essentiel, et ne pas avoir lu par exemple ce que Thucydide dit expressis verbis, une phrase que je vous rappelais il y a deux semaines et que Thucydide, lui, ne répète pas souvent parce que, pour lui, cela va de soi : andres gar polis, la polis, c'est les hommes. Non pas une institution, ni un mécanisme, ni même le territoire; les hommes, le corps des citoyens. Je vous ai sans doute déjà parlé de l'histoire que raconte Hérodote 1 . Lorsque Thémistocle, en opposition avec les autres chefs grecs avant la bataille de Salamine, n'arrive pas à avoir gain de cause et à imposer sa tactique, qui finalement l'emportera et lui vaudra la victoire, il déclare : nos femmes et nos enfants ont quitté l'Attique et sont là, sur l'île de Salamine, nos bateaux sont là ; nous sommes prêts à partir et à aller fonder Athènes ailleurs. Il faut bien comprendre ce que Thémistocle nous dit. Pour les cités grecques, et pour les Athéniens en particulier, le territoire de la polis est sacré. Les Athéniens sont même l'un des rares peuples grecs à se dire avec fierté autochtones. Tous les mythes et légendes des Grecs parlent de migrations, d'entrée en Grèce, les Athéniens, eux, se voulaient « nés de la terre » : quelle qu'ait pu être la véritable force de la croyance à partir d'un certain moment, ils croyaient qu'ils étaient liés à cette terre depuis des temps immémoriaux. Et pourtant Thémistocle dit : nous sommes prêts à refonder Athènes ailleurs. Ce qui revient à dire : il y a une composante territoriale dans la définition d'une polis mais ce n'est pas tel territoire qui définit essentiellement la polis, c'est la collectivité politique, le corps des citoyens. Bref, répétons-le, l'idée d'un État au sens d'une institution distincte, séparée de ce corps des citoyens, aurait été tout à fait incompréhensible pour un Grec. Il y a ici un point assez difficile, et auquel il faut faire bien attention. Les Athéniens en tant que communauté politique existent à un niveau qui ne peut ni ne doit être confondu - et qui, en fait, ne l'était pas - avec la réalité concrète, empirique, des 8 000 personnes rassemblées sur la Pnyx un jour donné. Les Athéniens savent, et ils agissent en conséquence, qu'il existe une communauté, une polis, qui dépasse toute assemblée particulière du démos. S'ils ont signé il y a cinquante ans un traité, ils continuent de l'honorer, 1.

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CiL'El.l.E D É M O C R A T I E ?

car il engage la communauté. Il y a, comme d'ailleurs dans toute société instituée, une distinction entre les Athéniens impersonnels et pérennes, si l'on peut dire, et les Athéniens en chair et en os qui sont là sur la Pnyx et qui vont prendre ou pas telle décision. La collectivité comme instituée n'est absolument pas identique à la somme empirique des citoyens présents ce jour-là à VEkklèsia, ou même des Athéniens vivant à un moment donné. Mais, en même temps, il n'y a pas de séparation, il n'y a pas de transcendance de l'État, comme on dira dans les Temps modernes, il n'y a pas de coupure radicale entre la polis des Athéniens comme entité politique et les Athéniens vivant à tel ou tel moment. Il ne servirait à rien de continuer d'analyser la chose en des termes abstraits. Essayez plutôt de réfléchir sur ces faits qui ne sont contradictoires qu'en apparence : l'exemple deThémistocle parlant de refonder la polis ailleurs ; le fait que la polis honore des engagements pris il y a parfois deux siècles. Vous verrez qu'ils ne sont pas contradictoires, qu'ils renvoient à des enchaînements de significations différents. Autre aspect du problème du rapport entre le peuple et l'État, il n'y a pas d'appareil d'État séparé de la communauté politique et qui la domine. Je vous en ai déjà parlé, et je reviendrai très longuement là-dessus. Il existe à Athènes, bien entendu, un appareil technico-administratif ou technico-exécutif très important, en particulier aux VE et IVE siècles. Nous avons vu qu'il est peuplé d'esclaves : ce sont eux qui s'occupent de la comptabilité et des finances publiques, qui conservent les archives de la cité. Ils n'exercent, en droit et en fait, aucune fonction politique. Ils auraient pu le faire, malgré leur condition. Que l'on songe au rôle de tout premier plan joué par des libertini auprès des empereurs romains ou par certains eunuques auprès des empereurs chinois. Ce n'est pas le cas à Athènes : les esclaves publics ne sont effectivement que les rouages d'un mécanisme administratif, quelle que soit l'importance des affaires dont, par position, ils s'occupent. Ils sont, bien entendu, placés sous la supervision de magistrats citoyens, généralement tirés au sort. Il n'y a donc pas de bureaucratie permanente ou, ce qui revient au même, d'appareil d'État. Cette non-séparation du pouvoir par rapport à la collectivité se manifeste aussi dans Yeuthunè, l'obligation pour chaque magistrat de rendre compte de ses activités devant un corps spécial, en

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général la Boulé pendant la période classique pour les magistratures les plus importantes. Tous ces traits définissent la metokhè, la participation de la collectivité au pouvoir; suivant la célèbre phrase d'Aristote, le citoyen est celui qui metekhei, qui participe à X'arkhè, au pouvoir1. Se pose alors la question de savoir ce qui fait l'unité de cette communauté politique. Qu'entendons-nous ici par unité ? Jusqu'où va-t-elle ? Il s'agit d'une question fondamentale du point de vue de la pensée politique, et en général tout à fait négligée. Dans le cas des cités grecques, le corps politique reçoit, si l'on peut dire, son unité comme il reçoit sa simple existence, d'un niveau qu'on pourrait appeler pré-politique2. Je ne dis pas naturel, ce niveau est bien entendu social, mais pré-politique. Ici, je me place d'un point de vue logique-transcendantal - la question quidjuris, et non la question quidfacto. Je veux dire par là qu'au moment où un mouvement d'auto-institution ou de ré-institution commence, la communauté qui s'auto-institue se reçoit en quelque sorte elle-même de son propre passé ; avec tout ce que ce passé charrie, avec tout ce qu'il comporte. D'un point de vue non pas historico-chronologique mais logique ou, passez-moi l'image, vertical, on pourrait établir des analogies avec la question, apparue aux Temps modernes, de la société civile opposée non pas à l'État - là, c'est la question telle que Hegel et Marx la posent - , mais à la société politique. Nous avons donc un donné : des gens qui vivent sur un territoire déterminé, divisés en familles, en villages, en villes, avec telles mœurs et coutumes, un mode de production, bien sûr, une religion, etc. On pourrait dire que, du point de vue de l'institution politique, tout cela est, en un sens, du matériau. En un sens seulement. Ce donné, nous l'appelons pré-politique, insistons là-dessus, en nous plaçant d'un point de vue logique et non pas chronologique, car en fait il est toujours là. Il est toujours là sauf, précisément, dans le cadre d'une société qui aurait pleinement réalisé le totalitarisme, ce qui - nous l'avons du moins pensé et espéré jusqu'ici - est irréalisable par définition, une société comme celle de 1984, où l'État a un

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QUEI.l.E DÉMOCRATIE ?

droit de regard, au sens strict, sur ce que fait Winston Smith même quand il va aux toilettes ou fait l'amour avec sa femme. Je voudrais en tout cas attirer votre attention sur ce fait important : ce qui est pré-politique est en un sens matériau du point de vue politique; et, en un autre sens, essentiel, ce n'est pas que cela : cela fait partie de la vie réelle des gens. Nous ne pouvons pas approfondir ici la question, mais la tendance à traiter tout cela uniquement comme du matériau est l'un des principaux travers de la philosophie politique. Et pas seulement de la philosophie politique. Exemple, bien entendu, un peu extrême : pour les Khmers rouges, l'appartenance des individus à une famille et le fait d'avoir un patronyme n'étaient que du matériau qui pouvait et devait être changé en fonction des objectifs politiques de l'État ; on a donc séparé les familles, imposé de nouveaux noms aux gens, déraciné et déporté, etc. Il ne s'agit pas là de philosophie politique mais de totalitarisme, dira-t-on. On pourrait discuter pour savoir s'il y a dans le totalitarisme une forme de philosophie politique, mais c'est à coup sûr une certaine forme de politique. Il y a donc ce que nous appelons une vie pré-politique, dont une partie peut être considérée comme non pertinente du point de vue de l'institution politique. Déterminer quelle est cette partie est en soi un problème énorme, qui dépend de la position politique de chacun. Prenons l'exemple de la société civile au sens que lui donne le xvme siècle finissant, c'est-à-dire pour l'essentiel la société économique. Pour les uns, elle sera vue comme non pertinente, c'est-à-dire comme n'appartenant pas à la sphère de la politique, ou comme non transformable ; pour d'autres - toute la tradition socialiste et marxiste - , elle sera considérée au contraire comme décisive. Mais l'important aujourd'hui pour nous est de voir quelle attitude adopte le mouvement de ré-institution par rapport précisément à ce qui est pré-politique au sens abstrait, logique, non temporel de ce terme. La réforme de Clisthène (508/507) nous offre un exemple extrêmement frappant - avec des dispositions tout à fait importantes en elles-mêmes du point de vue historique, mais où il y a aussi une riche matière à réflexion - de ce que peuvent être les rapports entre la sphère politique et ce donné pré-politique que le mouvement instituant rencontre. Clisthène appartient à

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une grande famille, celle des Alcméonides; mais, après le renversement des Pisistratides puis du régime oligarchique qui lui a succédé pendant quelques années, il est sans doute porté par un mouvement du démos tendant à instaurer le pouvoir de la collectivité. Celle-ci présentait alors ces divisions que nous avons appelées, du moins du point de vue du mouvement de ré-institution, pré-politiques. D'un côté les Athéniens sont divisés, comme toute cité ionienne, en quatre phulai (tribus) traditionnelles; mais ils le sont également en fonction de conflits politiques qui s'étaient développés déjà avant Pisistrate et qui ont continué après la chute des Pisistratides. Les factions qui se sont formées ont une assise géographique et, disons, socio-économique ; il y a, en simplifiant, des « partis » paysan, citadin et maritime. Clisthène (qui n'est ici bien entendu qu'un symbole, le nom que nous donnons à ce qui a été fait) renonce alors à la division en quatre tribus et en crée dix nouvelles, qui sont à leur tour divisées en trois trittyes (tiers), les magistratures se distribuant de façon égale entre ces tribus (il y aura donc, par exemple, dix stratèges). Chaque tribu est composée d'une trittye de la ville et des environs, d'une de l'intérieur et d'une autre de la côte ; aucune n'est donc de façon prédominante paysanne, urbaine ou maritime. Ce qui veut dire que, pour instaurer l'imité de la communauté politique, il a fallu briser certaines divisions traditionnelles : il ne s'agit pas de détruire ni d'exterminer, on n'envoie personne à la Kolyma, mais de mettre de côté, la vraie vie politique se passant ailleurs. La nouvelle Athènes n'est pas une coalition de groupes sociaux - paysans, marins et citadins (c'est-à-dire artisans-commerçants). Elle n'est pas non plus un conglomérat où ces groupes seraient rassemblés de force. Dans chacune des trittyes l'organisation de base en dèmes - des villages ou plutôt des municipalités - , dont chacun est d'une certaine façon une unité pré-politique, est maintenue. Les anciennes tribus ioniennes conservent certaines fonctions religieuses. Bref, l'élément pré-politique passe à l'arrière-plan mais n'est pas détruit. La communauté politique est une unité qui s'articule, elle ne peut que s'articuler: nous ne nous trouvons pas devant une masse où chacun est en rapport direct avec le pouvoir - mais les éléments anciens, sans être supprimés, s'effacent devant la nouvelle unité. Pour avoir une vraie démocratie, il faut que l'accès à chaque

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magistrature soit égal pour chaque partie de la population, mais ces parties ne sont plus « naturelles », elles ont été justement définies en vue du fonctionnement politique. La Révolution française, qui, à cet égard, est allée plus loin que bien d'autres, a fait des choses analogues : songeons aux anciennes provinces, remplacées par les départements, etc. Nous parlerons l'année prochaine de cet aspect, et de bien d'autres, de la Révolution française et de son mouvement de ré-institution de la société. Disons tout de suite que très souvent cette réorganisation du donné pré-politique en fonction des considérations politiques est d'une certaine façon trop rationnelle, trop abstraite et par là même inadéquate, et sans doute trop oppressive pour la société. Dans le cas de la réforme de Clisthène, il y a création d'un espace politique articulé qui s'étaye sur des traits pré-politiques sans se laisser déterminer par eux, sans s'y asservir. Après ces précisions sur la question de l'unité de la communauté politique, je voudrais commenter pour vous deux dispositions importantes, et où l'on voit peut-être mieux qu'ailleurs l'« esprit des lois » de l'Athènes clisthénienne - je passe sur les dispositions contre la tyrannie. D'abord, l'ostracisme (le mot vient d'ostrakon, le tesson de céramique sur lequel on inscrit un nom lors du vote). Cette disposition - qui semble n'avoir été appliquée que vers 487 - permet à l'Assemblée, sous certaines conditions, de condamner à un exil de dix ans un citoyen, sans que celui-ci perde pour autant ses droits civiques ni ses biens, la mesure n'étant d'ailleurs pas considérée comme déshonorante pour celui qu'elle frappe. La proposition doit respecter certaines formes, et la décision être prise par au moins six mille citoyens - sans que l'on sache très bien s'il s'agit d'un quorum ou du nombre de voix en faveur de l'exil, car les textes ne sont pas clairs. Mais ce qui est clair, c'est qu'il ne s'agit pas d'une mesure qu'on peut prendre sur un coup de tête. L'interprétation de l'ostracisme est assez difficile1. La plupart des auteurs pensent que la mesure visait les individus dont on pouvait craindre qu'ils ne cherchent une forme de pouvoir personnel, voire la tyrannie. Or, aussi bien dans le cas d'Aristide, ostracisé en 482, deux ans avant la grande invasion de Xerxès, que dans celui 1.

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l.Xl'I,RI S ET CITOYENS

de Cimon vingt ans plus tard, il ne saurait être question de danger de tyrannie, surtout pour Aristide. Je penche donc pour une autre interprétation, qui est d'ailleurs également fort ancienne. Lorsque l'antagonisme politique atteint un point où, à la fois par son intensité et par sa cristallisation sur deux personnes, chacune incarnant un camp, l'unité du corps politique est mise en danger, on essaiera d'y remédier en éloignant pendant dix ans le représentant de l'un des deux camps. En 482, par exemple, il y a effectivement antagonisme entre le parti de Thémistocle, qui est, si l'on veut, plus démocratique, et partisan en tout cas d'une certaine politique militaire face aux Perses, de la création d'un pouvoir maritime et de la construction d'une flotte importante, et puis Aristide, qui est sans doute le porte-parole d'une tendance plus conservatrice et rurale. Il sera d'ailleurs amnistié en 480, les différences s'effaçant face à l'ennemi. N'oublions pas que les Grecs en général, et les Athéniens en particulier, avaient de très sérieuses raisons de chercher à limiter l'intensité de l'antagonisme et du conflit politique dans la cité, compte tenu de leur redoutable penchant pour la division et le conflit interne sous toutes ses formes : dissensions, guerre civile, voire massacres réciproques. Mais la disposition la plus frappante à cet égard, surtout pour un esprit moderne, est celle qu'Aristote mentionne dans la Politique ( 1330a20), et dont je vous ai déjà parlé. Quand il faut prendre une décision sur un conflit avec une cité voisine et frontalière, les citoyens habitant près de la frontière sont exclus de la délibération. Et cela, bien entendu, parce qu'ils risquent de penser à leurs récoltes brûlées et à leurs oliviers coupés plutôt qu'à l'intérêt général de la cité : bref, parce qu'ils ne peuvent pas parler en tant que citoyens. La décision commune concerne la communauté et porte sur le général, et s'il y a des gens à qui on ne peut humainement pas demander de faire abstraction de leur particularité, ils ne prendront pas part à ce vote-là. On voit bien à quel point cette conception de la politique et du corps politique est diamétralement opposée à celle d'aujourd'hui, pour laquelle la politique n'est rien d'autre, en fait et en droit, qu'une sorte de botte où sont ficelés tant bien que mal des intérêts particuliers, et où l'on parlera de bien commun parce qu'on aura essayé de tenir compte en même temps des intérêts des ouvriers et de ceux des patrons,

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des enseignants et des élèves, des malades des hôpitaux et des étudiants en médecine, des ministres de la santé et de l'éducation, des partis socialiste et communiste, ou centriste et gaulliste, des viticulteurs et des usagers des autobus. Et voilà pour la politique. Rien de plus éloigné, de plus difficile à comprendre, par rapport à cela, qu'une conception où la décision politique doit être prise en se tenant à l'écart, à distance, autant que possible, de tous les intérêts particuliers. Il va de soi que cela n'est jamais entièrement possible, ou plutôt, que cela est tout à fait impossible quand la société est très fortement divisée entre des groupes d'intérêts. Je voudrais revenir ici à Hannah Arendt 1 . Lorsqu'elle dit que dans la politique grecque antique il y a élimination de ce qu'elle appelle le « social »2, et qu'elle voudrait généraliser ce principe, elle a à mon avis tort. En effet, dans la conception qu'ont les Grecs de la politique - et, à vrai dire, dans toute conception de la politique digne de ce nom - , la politique concerne la généralité, et la communauté ne peut permettre que les décisions soient adoptées en fonction d'intérêts particuliers, sectoriels. On peut alors dire, comme Arendt, qu'il faut donc exclure l'économique et le social du domaine du politique ; on peut aussi dire, comme je le fais - ce qui est complètement différent - , que pour éviter cette interférence si puissante des intérêts avec le domaine du politique, il faut transformer la matière sociale de telle sorte que ces divisions d'intérêts ne puissent plus déterminer essentiellement le jeu politique. Passer de la proposition : la politique n'est pas la sphère des intérêts, ou plutôt, n'est pas la sphère des intérêts biologiques - ce qui est tout à fait juste - , à la proposition : il faut donc en exclure le social et l'économique, c'est là vraiment un raisonnement fallacieux ; ou, soyons plus indulgents, un glissement logique. Car on ignore tout simplement le fait que, à partir du moment où la division des intérêts est suffisamment importante dans une société - ce qui est pratiquement toujours le

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EXPERTS E l CITOYENS

cas dès qu'on quitte les sociétés archaïques - , il est parfaitement utopique d'imaginer une sphère politique fonctionnant comme telle quelle que soit la situation dans la sphère sociale et économique. Ce problème - entrevu mais rapidement occulté, et qui est le point aveugle de la Révolution et de la première Constitution américaines - est aussi, d'une autre façon, celui de Tocqueville, mais nous ne pouvons pas développer ce point ici1. Tocqueville fait d'ailleurs de la relative égalité sociale en Amérique la condition même du jeu de la démocratie, et il voit en même temps dans l'époque moderne une tendance générale vers l'égalité des conditions... La question économique et sociale n'est pas, de fait, prise en compte dans le premier mouvement instituant des colonies de la Nouvelle-Angleterre. Arendt s'en félicite2, comme si ce n'était pas là précisément l'un des facteurs qui ont conditionné cette évolution de la société américaine que par ailleurs elle déplore. Pour Tocqueville la question est différente: il écrit en 1835-1840 (son voyage est de 1831-1832), mais même en tenant compte de ce fait il faut reconnaître que son regard est étrangement sélectif, car la différenciation économique est déjà fortement présente et a certainement une influence sur le jeu des institutions. La question, telle qu'elle se pose pour nous aujourd'hui, est celle-ci : jusqu'où doit aller, jusqu'où peut aller - et à quel prix, peut-être - la transformation de la matière socio-économique pour qu'un autogouvernement effectif de la collectivité soit possible ? En tout cas le social, au sens étroit que donne Arendt au terme (et qui n'est pas le mien, ni d'ailleurs le sens traditionnel), la réalité économique et sociale, si l'on veut, ne saurait être en aucun cas laissé de côté au prétexte que la politique n'a rien à faire avec les intérêts particuliers.

1. 2. 1.C. Castoriadis, «Marxisme et théorie révolutionnaire», Socialisme ou Barbarie, n" 36-40, avril 1964-juin 1965, repris depuis comme première partie de L'Institution imaginaire de la société, Paris, Éd. du Seuil, 1975 . Cité désormais comme Castoriadis 196465 (1975) pour la première partie et Castoriadis 1975 pour la deuxième partie; voir p. 153-157, 184-218 et la deuxième partie passim. 2. C. Castoriadis 1975, chap.vi. 3. C. Castoriadis, «L'état du sujet aujourd'hui», Topique, n°38 (1986), p. 13 sq. [dans ce volume , p. 233 et suiv.] ; cité désormais comme Castoriadis 1986.

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l'institution satisfasse certains réquisits minimaux de la psyché. Le principal parmi ceux-ci: fournir à la psyché du sens diurne, ce qui se fait en forçant et induisant l'être humain singulier, le long d'un écolage commencé dès sa naissance et fortifié sa vie durant, à investir et à rendre sensées pour lui les parties émergées du magma des significations imaginaires sociales instituées chaque fois par la société et qui tiennent celle-ci et ses institutions particulières ensemble1. Il est manifeste que le social-historique dépasse infiniment toute « inter-subjectivité ». Ce terme est la feuille de vigne qui ne parvient pas à couvrir la nudité de la pensée héritée à cet égard, son incapacité à concevoir le social-historique comme tel. La société n'est pas réductible à l'« inter-subjectivité », n'est pas un face-à-face indéfiniment multiplié, et le face-à-face ou le dos-à-dos ne peuvent jamais avoir lieu qu'entre sujets déjà socialisés. Aucune « coopération » de sujets ne saurait créer le langage, par exemple. Et une assemblée d'inconscients nucléaires serait inimaginablement plus boschienne que la pire salle des agités d'un vieil asile psychiatrique. La société, en tant que toujours déjà instituée, est autocréation et capacité d'auto-altération, œuvre de l'imaginaire radical comme instituant qui se fait être comme société instituée et imaginaire social chaque fois particularisé. L'individu comme tel n'est pas, pour autant, « contingent » relativement à la société. Concrètement, la société n'est que moyennant l'incarnation et l'incorporation, fragmentaire et complémentaire, de son institution et de ses significations imaginaires par les individus vivants, parlants et agissants. La société athénienne n'est rien d'autre que les Athéniens - sans lesquels elle n'est que restes d'un paysage travaillé, débris de marbre et de vases, inscriptions indéchiffrables, statues repêchées quelque part dans la Méditerranée - , mais les Athéniens ne sont Athéniens que par le nomos de la polis. Dans ce rapport entre une société instituée qui dépasse infiniment la totalité des individus qui la «composent», mais ne

l . C . Castoriadis 1975, chap. vi et passim; aussi, «Institution de la société et religion », Esprit, mai 1982, repris dans Domaines de l'homme Les Carrefours du labyrinthe II, Paris, Éd. du Seuil, 1986 ; cité désormais comme Castoriadis 1982 (1986).

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peut être effectivement qu'en étant «réalisée» dans les individus qu'elle fabrique, et ces individus, on peut voir un type de relation inédit et original, impossible à penser sous les catégories du tout et des parties, de l'ensemble et de ses éléments, de l'universel et du particulier, etc. En se créant, la société crée l'individu et les individus dans et par lesquels seulement elle peut être effectivement. Mais la société n'est pas une propriété de composition, ni un tout contenant autre chose et plus que ses parties - ne serait-ce que parce que ces « parties » sont appelées à l'être, et à être-ainsi, par ce « tout » qui pourtant ne peut être que par elles, dans un type de relation sans analogue ailleurs, qui doit être pensé pour lui-même, à partir de lui-même, comme modèle de lui-même 1 . Même ici du reste il faut rester attentif. On n'aurait guère avancé (comme certains le croient) en disant : la société fait les individus qui font la société. La société est œuvre de l'imaginaire instituant. Les individus sont faits par, en même temps qu'ils font et refont, la société chaque fois instituée : en un sens, ils la sont. Les deux pôles irréductibles sont l'imaginaire radical instituant - le champ de création social-historique - d'une part, la psyché singulière d'autre part. A partir de la psyché, la société instituée fait chaque fois des individus - qui, comme tels, ne peuvent plus faire que la société qui les a faits. Ce n'est que pour autant que l'imagination radicale de la psyché arrive à transpirer à travers les strates successives de la cuirasse sociale qu'est l'individu qui la recouvre et la pénètre jusqu'à un point-limite insondable, qu'il y a action en retour de l'être humain singulier sur la société. Notons, par anticipation, qu'une telle action est rarissime et en tout cas imperceptible dans la presque totalité des sociétés, où règne l'hétéronomie instituée2, et où, à part l'éventail de rôles sociaux prédéfinis, les seules voies de manifestation repérable de la psyché singulière sont la transgression et la pathologie. Il en va autrement dans les quelques sociétés où la rupture de l'hétéronomie complète permet une véritable individuation de l'individu, et où l'imagination radicale de la psyché singulière peut à la fois trouver ou créer les 1. C. Castoriadis 1964-65 (1975), l.c. et 1975, chap. vi. 2. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 148-151 ; Castoriadis 1982 (1986).

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l'institution satisfasse certains réquisits minimaux de la psyché. Le principal parmi ceux-ci: fournir à la psyché du sens diurne, ce qui se fait en forçant et induisant l'être humain singulier, le long d'un écolage commencé dès sa naissance et fortifié sa vie durant, à investir et à rendre sensées pour lui les parties émergées du magma des significations imaginaires sociales instituées chaque fois par la société et qui tiennent celle-ci et ses institutions particulières ensemble1. Il est manifeste que le social-historique dépasse infiniment toute « inter-subjectivité ». Ce terme est la feuille de vigne qui ne parvient pas à couvrir la nudité de la pensée héritée à cet égard, son incapacité à concevoir le social-historique comme tel. La société n'est pas réductible à l'« inter-subjectivité », n'est pas un face-à-face indéfiniment multiplié, et le face-à-face ou le dos-à-dos ne peuvent jamais avoir lieu qu'entre sujets déjà socialisés. Aucune « coopération » de sujets ne saurait créer le langage, par exemple. Et une assemblée d'inconscients nucléaires serait inimaginablement plus boschienne que la pire salle des agités d'un vieil asile psychiatrique. La société, en tant que toujours déjà instituée, est autocréation et capacité d'auto-altération, œuvre de l'imaginaire radical comme instituant qui se fait être comme société instituée et imaginaire social chaque fois particularisé. L'individu comme tel n'est pas, pour autant, « contingent » relativement à la société. Concrètement, la société n'est que moyennant l'incarnation et l'incorporation, fragmentaire et complémentaire, de son institution et de ses significations imaginaires par les individus vivants, parlants et agissants. La société athénienne n'est rien d'autre que les Athéniens - sans lesquels elle n'est que restes d'un paysage travaillé, débris de marbre et de vases, inscriptions indéchiffrables, statues repêchées quelque part dans la Méditerranée - , mais les Athéniens ne sont Athéniens que par le nomos de la polis. Dans ce rapport entre une société instituée qui dépasse infiniment la totalité des individus qui la «composent», mais ne

l . C . Castoriadis 1975, chap. vi et passim; aussi, «Institution de la société et religion », Esprit, mai 1982, repris dans Domaines de l'homme Les Carrefours du labyrinthe II, Paris, Éd. du Seuil, 1986 ; cité désormais comme Castoriadis 1982 (1986).

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peut être effectivement qu'en étant «réalisée» dans les individus qu'elle fabrique, et ces individus, on peut voir un type de relation inédit et original, impossible à penser sous les catégories du tout et des parties, de l'ensemble et de ses éléments, de l'universel et du particulier, etc. En se créant, la société crée l'individu et les individus dans et par lesquels seulement elle peut être effectivement. Mais la société n'est pas une propriété de composition, ni un tout contenant autre chose et plus que ses parties - ne serait-ce que parce que ces « parties » sont appelées à l'être, et à être-ainsi, par ce « tout » qui pourtant ne peut être que par elles, dans un type de relation sans analogue ailleurs, qui doit être pensé pour lui-même, à partir de lui-même, comme modèle de lui-même 1 . Même ici du reste il faut rester attentif. On n'aurait guère avancé (comme certains le croient) en disant : la société fait les individus qui font la société. La société est œuvre de l'imaginaire instituant. Les individus sont faits par, en même temps qu'ils font et refont, la société chaque fois instituée : en un sens, ils la sont. Les deux pôles irréductibles sont l'imaginaire radical instituant - le champ de création social-historique - d'une part, la psyché singulière d'autre part. A partir de la psyché, la société instituée fait chaque fois des individus - qui, comme tels, ne peuvent plus faire que la société qui les a faits. Ce n'est que pour autant que l'imagination radicale de la psyché arrive à transpirer à travers les strates successives de la cuirasse sociale qu'est l'individu qui la recouvre et la pénètre jusqu'à un point-limite insondable, qu'il y a action en retour de l'être humain singulier sur la société. Notons, par anticipation, qu'une telle action est rarissime et en tout cas imperceptible dans la presque totalité des sociétés, où règne Yhétéronomie instituée2, et où, à part l'éventail de rôles sociaux prédéfinis, les seules voies de manifestation repérable de la psyché singulière sont la transgression et la pathologie. Il en va autrement dans les quelques sociétés où la rupture de l'hétéronomie complète permet une véritable individuation de l'individu, et où l'imagination radicale de la psyché singulière peut à la fois trouver ou créer les

1. C. Castoriadis 1964-65 (1975), l.c. et 1975, chap. vi. 2. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 148-151 ; Castoriadis 1982 (1986).

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moyens sociaux d'une expression publique originale et contribuer nommément à l'auto-altération du monde social. Et c'est encore autre chose de constater que, lors des altérations social-historiques manifestes et marquées, société et individus s'altèrent ensemble et que ces deux altérations s'impliquent réciproquement. L'institution et les significations imaginaires qu'elle porte et qui l'animent sont créatrices d'un monde, le monde de la société donnée, qui s'instaure dès le départ dans l'articulation entre un monde « naturel » et « surnaturel - ou, plus généralement, « extrasocial » - , et un « monde humain » proprement dit. Cette articulation peut aller de la quasi-fusion imaginaire jusqu'à la volonté de séparation la plus affirmée, depuis la mise de la société au service de l'ordre cosmique ou de Dieu jusqu'au délire le plus extrême de la domination et maîtrise sur la nature. Mais dans tous les cas, la « nature » comme la « sur-nature » sont chaque fois instituées, dans leur sens comme tel et dans ses innombrables articulations, et cette articulation entretient des relations multiplement croisées avec les articulations de la société elle-même instaurées chaque fois par son institution1. En se créant comme eidos chaque fois singulier (les influences, transmissions historiques, continuités, similitudes, etc., existent certes et sont énormes, comme les questions qu'elles posent, mais ne modifient en rien la situation principielle et ne relèvent pas de la présente discussion), la société se déploie dans une multiplicité de formes organisatrices et organisées. Elle se déploie d'abord comme création d'un espace et d'un temps (d'une spatialité et d'une temporalité) qui lui sont propres, peuplés d'une foule d'objets «naturels», «sur-naturels» et «humains», liés par des relations posées chaque fois par la société considérée et étayés toujours sur des propriétés immanentes de l'être-ainsi du monde. Mais ces propriétés sont recréées, dégagées, choisies, filtrées, mises en relation et surtout : dotées de sens par l'institution et les significations imaginaires de la société donnée 2 .

1.C. Castoriadis 1964-65 (1975), p.208-211 ; Castoriadis 1975, chap. v.

2. Ibid.

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Le discours général sur ces articulations, trivialités mises à part, est presque impossible : elles sont chaque fois œuvre de la société considérée, imprégnées de ses significations imaginaires. La « matérialité », la « concrétude » de telle ou telle institution peut apparaître comme identique ou fortement similaire entre deux sociétés, mais l'immersion, chaque fois, de cette apparente identité matérielle dans un magma autre de significations autres suffit pour l'altérer dans son effectivité social-historique. (Ainsi: l'écriture, avec le même alphabet, à Athènes en -450 et à Constantinople en 750.) La constatation de l'existence d'universaux à travers les sociétés - langage, production de la vie matérielle, organisation de la vie sexuelle et de la reproduction, normes et valeurs, etc. - est loin de pouvoir fonder une « théorie » quelconque de la société et de l'histoire. Certes, on ne peut nier à l'intérieur de ces universaux « formels » l'existence d'autres universaux plus spécifiques : ainsi, pour ce qui est du langage, de certaines lois phonologiques. Mais précisément - comme l'écriture avec le même alphabet - ces lois ne concernent que la lisière de l'être de la société, qui se déploie comme sens et signification. Dès qu'on aborde les «universaux grammaticaux» ou «syntactiques», on rencontre des questions beaucoup plus redoutables. Par exemple, l'entreprise de Chomsky doit se heurter à ce dilemme impossible: ou bien les formes grammaticales (syntactiques) sont totalement indifférentes quant au sens - énoncé dont tout traducteur connaît l'absurdité; ou bien elles contiennent dès le premier langage humain, et on ne sait comment, toutes les significations qui émergeront jamais dans l'histoire - ce qui emporte une métaphysique lourde et naïve de l'histoire. Dire que, dans tout langage, il doit être possible d'exprimer l'idée «John a donné une pomme à Mary» est correct, mais tristement court. Un des universaux que nous pouvons «déduire» de l'idée de société, une fois que nous savons ce qu 'est une société et ce qu 'est la psyché, concerne la validité effective (Geltung), positive (au sens du « droit positif ») de l'immense édifice institué. Comment se fait-il que l'institution et les institutions (langage, définition de la « réalité » et de la « vérité », façons de faire, travail, régulation sexuelle, permis/interdit, appel à mourir pour la tribu ou la nation presque toujours accueilli avec enthousiasme) s'imposent à la psyché, par

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essence radicalement rebelle à tout ce fatras et qui, pour autant qu'il serait perçu par elle, lui serait hautement répugnant ? Deux versants à cette question : le psychique et le social. Du point de vue psychique, la fabrication sociale de l'individu est un processus historique moyennant lequel la psyché est contrainte (que ce soit doucement ou brutalement, c'est toujours d'une violence faite à sa nature propre qu'il s'agit) d'abandonner (jamais totalement, mais suffisamment quant au besoin/usage social) ses objets et son monde initiaux et d'investir des objets, un monde, des règles qui sont socialement institués. C'est là le véritable sens du processus de sublimation1. Le réquisit minimal pour que le processus puisse se dérouler est que l'institution offre à la psyché du sens - un autre type de sens que le proto-sens de la monade psychique. L'individu social se constitue ainsi en intériorisant explicitement des fragments importants de ce monde et implicitement sa totalité virtuelle par les renvois interminables qui relient magmatiquement chaque fragment de ce monde aux autres. Le versant social de ce processus est l'ensemble des institutions où baigne constamment l'être humain dès sa naissance, et en tout premier lieu l'autre social, généralement mais non inéluctablement la mère, qui prend soin de lui en étant déjà lui-même socialisé d'une manière déterminée, et le langage que cet autre parle. Dans une vue plus abstraite, il s'agit de la «part» de toutes les institutions qui vise l'écolage, l'élevage, l'éducation des nouveauvenus - ce que les Grecs appelaient paideia : famille, classes d'âge, rites, école, coutumes et lois, etc. La validité effective des institutions est ainsi assurée d'abord et avant tout par le processus même moyennant lequel le petit monstre vagissant devient individu social. Il ne peut le devenir que pour autant qu'il les a intériorisées. Si nous définissons comme pouvoir la capacité, pour une instance quelconque (personnelle ou impersonnelle), d'amener quelqu'un (ou quelques-uns) à faire (ou à ne pas faire) ce que, laissé à lui-

1. C. Castoriadis, « Epilégomènes à une théorie de l'âme... », L'Inconscient, n°8, octobre 1968, repris dans Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Ed. du Seuil, 1978 ; cité désormais comme Castoriadis 1968 (1978) ; voir p. 59-64 et Castoriadis 1975, p. 420-431 .

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même, il n'aurait pas nécessairement fait (ou aurait peut-être fait), il est immédiat que le plus grand pouvoir concevable est celui de préformer quelqu'un de sorte que de lui-même il fasse ce qu'on voudrait qu'il fasse sans aucun besoin de domination (Herrschaft) ou de pouvoir explicite pour l'amener à... Il est tout aussi immédiat que cela crée, pour le sujet assujetti à cette formation, à la fois l'apparence de la «spontanéité» la plus complète et la réalité de l'hétéronomie la plus totale possible. Relativement à ce pouvoir absolu, tout pouvoir explicite et toute domination sont déficients, et témoignent d'un échec irrémédiable. (Je parlerai désormais de pouvoir explicite : le terme de domination doit être réservé à des situations social-historiques spécifiques, celles où s'est instituée une division asymétrique et antagonique du corps social.) Avant tout pouvoir explicite, et, beaucoup plus, avant toute «domination», l'institution de la société exerce un infra-pouvoir radical sur tous les individus qu'elle produit. Cet infra-pouvoir - manifestation et dimension du pouvoir instituant de l'imaginaire radical - n'est pas localisable. Il n'est certes jamais celui d'un individu ou même d'une instance désignables. Il est « exercé » par la société instituée, mais derrière celle-ci se tient la société instituante, «et dès que l'institution est posée, le social instituant se dérobe, il se met à distance, il est déjà aussi ailleurs1 ». À son tour, la société instituante, aussi radicale que soit sa création, travaille toujours à partir et sur du déjà institué, elle est toujours - sauf pour un point d'origine inaccessible - dans l'histoire. Elle est, pour une part non mesurable, toujours aussi reprise du donné, donc sous le poids d'un héritage même si c'est sous le bénéfice d'un inventaire auquel aussi on ne saurait fixer des limites. Ce que tout cela emporte quant au projet d'autonomie et l'idée de liberté humaine effective sera évoqué plus loin. Il reste que l'infra-pouvoir en question, le pouvoir instituant, est à la fois celui de l'imaginaire instituant, de la société instituée et de toute l'histoire qui y trouve son aboutissement passager. C'est donc, en un sens, le pouvoir du champ social-historique lui-même, le pouvoir d'outis, de Personne 2 .

1. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 154 , et 1975, p. 493498 . 2. C. Castoriadis 1968 (1978), p. 64 .

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Pris en lui-même, donc, l'infra-pouvoir instituant tel qu'il est exercé par l'institution devrait être absolu, et former les individus de sorte qu'ils reproduisent éternellement le régime qui les a produits. C'est, du reste, manifestement, la stricte intention (ou finalité) des institutions existantes presque partout, presque toujours. Il n'y aurait alors pas d'histoire - et on sait qu'il n'en est rien. La société instituée ne parvient jamais à exercer son infrapouvoir comme absolu. Au plus - c'est le cas des sociétés sauvages et, plus généralement, des sociétés que nous devons appeler traditionnelles - peut-elle parvenir à instaurer une temporalité de l'apparente répétition essentielle, sous laquelle travaille, imperceptiblement et sur de très longues périodes, son inéliminable historicité'. En tant qu'absolu et total, l'infra-pouvoir de la société instituée (et, derrière lui, de la tradition) est donc voué à l'échec. Ce fait, que nous constatons simplement, qui s'impose à nous - il y a histoire, il y a pluralité de sociétés autres - requiert élucidation. Quatre facteurs sont ici en cause. La société crée son monde, elle l'investit de sens, elle fait provision de signification destinée à couvrir d'avance tout ce qui pourrait se présenter. Le magma de significations imaginaires socialement instituées résorbe potentiellement tout ce qui pourrait arriver, ne peut pas, en principe, être surpris ou pris au dépourvu. En cela, évidemment, le rôle de la religion - et sa fonction essentielle pour la clôture du sens - a toujours été central2 (l'Holocauste devient preuve de la singularité et de l'élection du peuple juif). L'organisation ensembliste-identitaire « en soi » du monde est non seulement suffisamment stable et «systématique» dans sa première couche pour permettre la vie humaine en société, mais aussi suffisamment lacunaire et incomplète pour porter un nombre indéfini de créations social-historiques de significations. Les deux aspects renvoient à des dimensions ontologiques du monde en soi, qu'aucune subjectivité transcendantale, aucun langage, aucune pragmatique

1. C. Castoriadis 1975, p. 256-259 , et 279-296 . 2. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 182-184, 196, 201-202, 207 ; 1975, p.484-485 ; 1982 (1986), passim.

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de la communication, ne saurait faire être1. Mais aussi le monde, en tant que «monde pré-social» - limite de la pensée - , bien qu'en lui-même ne « signifiant » rien, est toujours là, comme provision inexhaustible d'altérité, comme risque toujours imminent de déchirure du tissu de significations dont la société l'a revêtu. L'a-sens du monde est toujours une menace possible pour le sens de la société, le risque d'ébranlement de l'édifice social de significations toujours présent de ce fait. La société fabrique les individus à partir d'un matériau premier, la psyché. Que faut-il admirer davantage, la plasticité presque totale de la psyché à l'égard de la formation sociale qui l'assujettit, ou sa capacité invincible de préserver son noyau monadique et son imagination radicale, mettant par là en échec, au moins partiel, l'écolage perpétuellement subi ? Quelle que soit la rigidité ou l'étanchéité du type d'individu en lequel elle s'est transformée, l'être propre et irréductible de la psyché singulière se manifeste toujours : comme rêve, maladie « psychique », transgression, litige et quérulence, mais aussi comme contribution singulière - rarement assignable, dans les sociétés traditionnelles - à l'hyper-lente altération des modes du faire et du représenter sociaux. La société n'est qu'exceptionnellement - jamais? - unique ou isolée. Il se trouve (sumbainei) qu'il y a pluralité indéfinie des sociétés humaines, coexistence synchronique et contact entre sociétés autres. L'institution des autres et leurs significations sont toujours menace mortelle pour les nôtres : notre sacré est pour eux abomination, notre sens le visage même du non-sens 2 . Enfin, et peut-être surtout, la société ne peut jamais échapper à elle-même. La société instituée est toujours travaillée par la société instituante, sous l'imaginaire social établi coule toujours l'imaginaire radical. C'est du reste le fait premier, brut, de l'imaginaire radical qui permet non pas d'« expliquer », mais de déplacer la question que posent le « il se trouve » et le « il y a » du paragraphe

1. C. Castoriadis 1975, chap.v; aussi, «Portée ontologique de l'histoire de la science», in Domaines de l'homme, op. cit., p.419-455 1.

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d'interrogation relatifs aux deux significations imaginaires centrales qui ont constitué, soutenu et fait évoluer le monde occidental: soit, d'un côté, la signification imaginaire centrale du capitalisme, l'expansion illimitée de la maîtrise «rationnelle»; de l'autre, les significations imaginaires sociales groupées autour de l'idée d'autonomie et qui se sont traduites dans la réalité par l'existence même au sein des sociétés occidentales, pendant des siècles, d'un conflit social et politique, c'est-à-dire d'une lutte sur la forme et le contenu du régime et de la société. La question se pose de savoir dans quelle mesure ce conflit est aujourd'hui en train de disparaître (il est clair qu'il n'est pas là dans la rue, mais ce fait ne serait pas préoccupant en lui-même, et nous ne faisons pas ici de la météorologie politique), et s'il n'y a pas des facteurs plus profonds conduisant à une sorte d'aphanisis, de disparition du conflit social. De même, lorsqu'il s'agit des significations du capitalisme, se pose la question symétrique : dans quelle mesure cette expansion de la maîtrise «rationnelle» ne tend-elle pas, du moins en partie, à se vider actuellement de son contenu et à se dissocier de ce qui, dans la grande période du capitalisme - et indépendamment de toutes les critiques que l'on peut faire de cette signification, de sa réalisation et de ses effets - , a permis d'animer la société, en liaison avec la signification d'autonomie. En somme, les sociétés occidentales ont marché, ont fonctionné de cette manière, après tout très impressionnante: déploiement d'une technologie extrêmement puissante, croissance du savoir scientifique et création culturelle très importantes. Pourquoi ce « succès » extraordinaire ? Pour deux raisons. D'abord, parce qu'elles étaient travaillées par la poussée vers l'autonomie (chronologiquement, c'est le premier élément) : remise en question interne, mouvement explicite de contestation et de création politique, sociale, spirituelle, culturelle, qui commence dès la fin du haut Moyen Âge, longtemps avant de devenir le mouvement explicite de la révolution bourgeoise des xvne et XVIIIc siècles en Angleterre, aux Etats-Unis, en France, et, ensuite, du mouvement ouvrier. D'autre part, parce que, à partir d'un certain moment, le capitalisme y apparaît, et le régime comme régime économico-social se propose un objectif qui correspond à sa signification imaginaire centrale, l'expansion illimitée de la puissance productive - des « forces productives », disait Marx, mais

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LA Q U E S T I O N D E LA E1N DU P R O J E T DE LIBERTÉ. E T DE V É R I T É

les forces productives cessent d'être simplement des forces productives lorsqu'elles deviennent à ce degré à la fois point central de la préoccupation de la société et « modèle » sur quoi tout le reste est vu, pensé et agi. La maîtrise que le déploiement des forces productives confère au plan matériel est transférée à la totalité de la vie sociale, il s'agit désormais d'une expansion illimitée de la maîtrise comme telle - et d'une maîtrise qui se veut « rationnelle », qui a trouvé dans le monde technico-productif son modèle et qui réussit effectivement en étant « rationnelle ». Ici encore, une incidente philosophique est indispensable. Ce n'est pas la «volonté» de maîtrise comme telle qui pourrait amener les choses à se plier à elle. Les équivalences trop simples/ correspondances trop directes entre modernité et «volonté de puissance», les interprétations heideggériennes de Nietzsche, etc., sont, pour dire le moins, superficielles. Le désir de maîtrise, la volonté de puissance, etc., sont là depuis les temps les plus reculés ; ils s'expriment moyennant la magie, les conquêtes militaires, etc. (par exemple, art de la guerre en tant qu'art d'exterminer les prisonniers ou de torturer). Sous le capitalisme, la visée de maîtrise peut s'instrumenter de manière à peu près adéquate dans l'expansion de la technique, dans l'« application raisonnée de la science à l'industrie » (Marx) et dans le reste de la vie sociale. Cela ne s'arrête pas à l'industrie, ou, plutôt, le terme d'industrie couvre la totalité de la vie sociale, comme en effet lorsqu'on parle d'industrie culturelle. Pourquoi cela devient-il efficace ? La couche capitaliste, transcroissance de la bourgeoisie initiale, s'attaque à une transformation réelle dans la production et, à partir de la production, dans le reste de la société. Cette transformation, très violente initialement - « accumulation primitive », etc. - , réussit, et aboutit à un système économique viable, qui s'avère capable de satisfaire, tant bien que mal, les «besoins» biologiques, économiques, etc., qu'à partir d'un certain moment du reste, comme on sait, il s'organise pour créer lui-même. De sorte que l'on est obligé de se demander : comment doit être le monde, puisque dans ce monde il a pu y avoir un système capitaliste qui fonctionne ? En particulier : comment doit être le monde « naturel » - mais aussi le monde humain, psychique et social-historique ?

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QUEI.I.E D É M O C R A T I E ?

Je reviendrai sur ces questions. Mais auparavant il faut souligner que ce développement capitaliste ne prend pas la tangente de l'évolution vers une société d'hétéronomie totale, comme on «aurait dû » s'y attendre, ne prend pas la tangente d'un pur et simple esclavage industriel ou servage industriel - ce qui aurait été la logique immanente du capitalisme1 - parce qu'zZ se trouve (sumbainei, cela coïncide avec) que ce régime naît dans des sociétés où il y a déjà un conflit politique et social. Très rapidement, par conséquent, ni les citoyens ni les ouvriers ne se laissent faire. Et cela, loin de gêner le système, le pousse en avant2 : la lutte ouvrière, aussi bien au niveau des revendications salariales que, surtout, au niveau de la résistance aux méthodes capitalistes dans la production, a été un stimulant essentiel pour le capitalisme. Et aussi longtemps qu'elle a été là, loin d'être son fossoyeur, elle a continué d'être ce stimulant - en même temps qu'un cran d'arrêt à l'irrationalité du système. Or ce que l'on constate actuellement, c'est l'atrophie complète aussi bien des luttes politiques que de cette lutte ouvrière. Et même, où est cette classe ouvrière ? La disparition de la lutte politique et sociale a donc comme premier effet que l'irrationalité du système a désormais libre cours. L'irrationalité du système est dévoilée à partir du moment où personne ne s'oppose à son fonctionnement selon ses règles. (On peut voir dans l'incident Gary Hart 3 un symptôme de la décadence et de la déconfiture profondes du système.) C'est là le soubassement social-historique à partir duquel la question de la fin du projet de liberté et de vérité se pose, et à partir duquel nous pouvons discuter la question de la destruction ontologique, nous en servant comme d'un cas que nous connaissons de l'intérieur.

1. [Cf. MRCM (1959-1961), .] 2. [Id. .] 3.

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LA Q U E S T I O N DE LA E1N DU P R O J E T D E L I B E R T É . E T D E V É R I T É

Il y a peut-être trois interprétations possibles de cet état de choses1. - Une vue marxiste, ou marxiste améliorée, qui aurait pu être celle des trotskistes, celle de l'École de Francfort, certainement celle de la première période de Socialisme ou Barbarie, et qui est exprimée précisément par les termes: socialisme ou barbarie. Elle est actuellement reprise, pour l'essentiel, par Habermas. Elle consiste à voir dans l'histoire de l'humanité une évolution progressive: elle parvient à la phase capitaliste, mais, après la surmaturité de celle-ci, la classe dominée n'arrive pas à renverser la classe dominante. Il peut donc y avoir « destruction commune des deux classes en lutte2 ». Ce dernier point mériterait de plus amples commentaires, puisque l'idée qu'une transformation historique « progressive » ne peut avoir lieu que « si et seulement si » une classe dominée renverse une classe dominante est tout à fait discutable. (La constitution de la polis ou celle de la ville bourgeoise n'est pas un « renversement » - et l'on peut concevoir un tel renversement qui conduise à une nouvelle domination.) Notons que « barbarie » dans ce contexte ne signifie évidemment pas le retour à l'âge de

1. [Nous présupposons ici que toute vue simplement «progressiste» de l'histoire est écartée. Distinction certes entre l'ensidique

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QL'KI.I.K D É M O C R A T I K ?

domaines du legein et du teukhein, dans l'ensembliste-identitaire 1 - dans la « rationalité limitée aux moyens », dans l'instrumentalité. Au-delà, la connaissance est d'une utilité inutile : elle correspond à notre désir de savoir, lui-même une des formes de notre désir de trouver du sens - sa forme destinée à rester à jamais insatisfaite. 2. Utilité, ai-je dit, de la connaissance dans l'ensemblisteidentitaire, dans l'instrumental - autrement dit, dans et pour la technique au sens le plus large. Mais que dire de l'utilité de la technique elle-même, à laquelle, dès lors, celle de la connaissance instrumentale se trouve subordonnée ? Pendant très longtemps, la question de cette «utilité» ne s'était pas posée, pour la très simple raison que ses fins étaient ou semblaient incontestables. Lorsque la malfaisance de bon nombre de fins que «servait» la technique est devenue massivement apparente, on a commencé à mettre en avant l'idée de la « neutralité » de la technique en tant que telle; est-ce la faute du fer si on en fait des canons plutôt que des charrues ? Cette argumentation superficielle et naïve est intenable : a) la technique - une technique concrète et matérialisée, cette technique-ci - est intégralement solidaire de la totalité des formes de vie humaine, individuelle et collective, il est absurde de vouloir garder l'une et changer les autres2 ; b) la place accordée par notre époque à la technique, et l'imaginaire social qui la sous-tend - celui de l'expansion illimitée de la maîtrise « rationnelle », exprimé dans la croyance en l'omnipotence de la science et de la technique - , excluent que l'on puisse considérer celle-ci comme « neutre » et en font, en réalité, l'incarnation par excellence des significations imaginaires sociales dominantes ; c)les discussions sur la neutralité ou non de la technique se trouvent largement dépassées du fait que nous vivons depuis

1. Sur les notions de legein et de teukhein, comme de logique ensemblisteidentitaire, voir les chapitres V et VII de L'Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975. 2. Voir «"Développement" et "rationalité"» dans Domaines de l'homme - Les Carrefours du labryrinthe II, Paris, Seuil, 1986, p. 131-174 .

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CONNAISSANCE ET UNIVERSALITÉ

des décennies la réalité d'une autonomisation de l'expansion de la technoscience 1 . 3.11 est caractéristique des profondes antinomies auxquelles se heurte l'humanité contemporaine qu'elle soit obligée, étant donné sa vue du monde essentiellement «économique», de soulever la question de l'utilité de la science et de la technique - question absurde pour les hommes des âges antérieurs, puisque la technique par essence était supposée être cela même, la facilitation de la production de l'utile; et, plus spécifiquement encore, la question d'une valorisation relative et d'une hiérarchisation des recherches - ne serait-ce qu'à cause des contraintes budgétaires impérieuses - , alors que cette question a, de fait, perdu toute signification et toute possibilité de traitement rationnel dans le monde contemporain. Quels critères pourraient trancher des priorités relatives entre la recherche sur le cancer ou le sida, et l'aide alimentaire immédiate aux affamés du Tiers et du Quart Monde? 4. Malgré les mouvements qui ont eu lieu depuis un quart de siècle, une indifférence proprement pathologique entoure toujours aussi bien les risques potentiellement immenses engendrés par l'évolution de la technoscience (par exemple : génie génétique) que les destructions irréversibles et graves, peut-être critiques, infligées d'ores et déjà à l'écosystème terrestre (par exemple : destruction en cours de la forêt tropicale, élimination accélérée des variétés génétiques). 5. En même temps, l'effet combiné de la montée de l'imaginaire technoscientifique et des proclamations sur la « fin de la philosophie » (bien que le poids réel de celles-ci soit infiniment moindre que le poids réel de celle-là) a conduit à la situation paradoxale contemporaine, où les questions philosophiques sont négligées ou ignorées, alors qu'elles surgissent avec une force redoublée de l'activité scientifique elle-même et des immenses bouleversements que le xxe siècle a infligés aux constructions scientifiques classiques. Il est au plus haut point surprenant de voir affirmée de divers côtés (et moyennant les alliances les plus inattendues) la

1. Sur l'autonomisation de la technoscience, voir mon texte «Voie sans issue ? », in Albert Jacquard, éd., Les scientifiques parlent..., Paris, Hachette, 1987, p. 261-298 .

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QUEI.I.E D É M O C R A T I E ?

« séparation » radicale entre science et philosophie (ou « pensée ») - alors que les questions de fondement, de catégories, du sens de l'objet et du sens de la vérité sont constamment reposées par le travail scientifique contemporain. Il suffit de rappeler, parmi les sciences les plus « dures », la situation des mathématiques depuis les théorèmes d'indécidabilité démontrés pendant les années 1930, amenées à s'interroger, par exemple, sur ce que peut signifier (et valoir) un système hypothético-déductif dès lors que l'on ne peut ni en démontrer la non-contradiction, ni dire quoi que ce soit de rigoureux sur le choix de ses axiomes. De même, en physique contemporaine, ce n'est pas seulement la causalité qui est mise en cause (de manière, du reste, en un sens contradictoire), mais des notions encore plus fondamentales - comme la localisation et la séparabilité, l'espace et le temps et finalement la représentation même de ce qu'est un «objet physique»1. 6.Si l'on s'interroge sur l'«utilité» - ou les fins - des sciences humaines ou, mieux, des savoirs anthropologiques, force est de constater que la situation est tout à fait différente par rapport aux sciences de la matière ou de la vie : le savoir, ici, ne donne lieu à aucune « technicité » ou « efficacité technique ». Le cas de la discipline qui a nourri le plus de prétentions dans ce domaine, l'économie, le montre clairement. Il montre tout aussi clairement que, contrairement à l'opinion journalistique répandue ces dernières années, même ici il y a différence entre ignorance et compétence. Mais cette différence relève de l'«art» (au sens où l'on parlait autrefois, et l'on devrait toujours parler, d'art médical). Elle ne caractérise pas un savoir rigoureux opposé à un non-savoir, mais la présence ou l'absence de familiarité avec la chose, de flair, de tact, de jugement et, par-dessus tout, de phronèsis, de sagesse. L'«utilité», si ce terme convient ici, des savoirs anthropologiques est tout autre : elle est essentiellement philosophique et politique. Non pas que les «sciences» humaines ou sociales

1. Pour un exposé plus ample des questions philosophiques que fait surgir la science contemporaine, voir « Science moderne et interrogation philosophique », dans Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978, p. 147-217 , et «Portée ontologique de l'histoire de la science», in Domaines de l'homme, op. cit., p. 419-455 .

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CONNAISSANCE ET UNIVERSALITÉ

puissent « dire le sens » de la société et de l'histoire : la société, pas plus que l'histoire, n'« a » de sens. Société et histoire sont les espaces dans et par lesquels la création du sens par les humains devient possible. Mais de ce fait même, l'étude de la société et de l'histoire a une portée philosophique immense : elle fait voir des types d'être - comme des modes de relation des êtres - qui sont des créations inconnues auparavant ou ailleurs, indéductibles ou improducdbles à partir de ce qui était déjà là. Tout aussi grande est leur portée politique (au vrai sens du mot politique). L'émergence du projet d'autonomie, ou de liberté, ou de démocratie, dans nos sociétés, est allée de pair avec la mise en question des institutions propres à notre société - donc, aussi, avec le surgissement d'un intérêt authentique pour les institutions des autres. Cet intérêt présuppose à la fois et entraîne que l'attitude à l'égard des institutions étrangères change, que celles-ci ne sont plus vues comme absurdes, perverses ou sataniques, mais simplement comme des institutions autres. Une telle attitude présuppose aussi le désir de savoir comme tel, et le désengagement relatif à l'égard de nos propres institutions. En effet, la démocratie, qui signifie que nous nous donnons à nous-mêmes nos lois, implique aussi que nous sommes capables de les changer - donc aussi que, jusqu'à un certain point, nous pouvons les relativiser. Et cette relativisation s'appuie essentiellement sur la connaissance des lois des autres - et des lois de notre propre passé. Ce n'est pas un hasard si l'émergence de la démocratie en Grèce ancienne se trouve bientôt accompagnée par le travail de celui qui a été à la fois le premier historien, ethnologue et anthropologue - Hérodote. Comme ce n'est pas un hasard que l'autre grande tentative de l'humanité visant à parvenir à une institution démocratique de la société, en Europe occidentale, s'accompagne d'une résurrection de la véritable histoire, et de l'ethnologie - et qu'on y rencontre très tôt la tolérance et l'équanimité de Montaigne, et son indépassable ironie à l'égard de l'ethnocentrisme européen. L'« utilité » du savoir anthropologique se trouve dans cet apport à notre lucidité politique. Elle se trouve aussi dans la nourriture qu'elle peut apporter à notre phronèsis - à notre sagesse.

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4.

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QUEl.LE DÉMOCRATIE ?

le domaine humain est l'élément imaginaire: l'imaginaire instituant au niveau collectif, et l'imagination radicale de l'être humain singulier. L'histoire de la science, par exemple, est incompréhensible si l'on ignore le rôle de l'imagination scientifique. - La psyché et le social sont vos deux grands thèmes. Vous revalorisez certains acquis de la psychanalyse, tout en cherchant à ne pas vous enfermer dans une vision sommaire du social. A propos d'une phrase de Balzac sur Paris, disant : « Vous convenez toujours à ce monde, vous n 'y manquez jamais », vous dites: « Voilà la société... Du point de vue de la société, la socialisation fonctionne toujours1.» Que voulez-vous dire? L'imaginaire est la capacité de créer un monde pour un sujet. La psyché, imagination radicale, crée un monde pour elle-même - monde égocentré, a-réel, a-social, qui ne fait sens que pour elle. Mais avec un tel monde, elle ne pourrait jamais survivre. L'institution sociale établit un autre monde, celui où vivent les individus humains socialisés, organisé par les significations imaginaires sociales - Dieu, Nation, Cité, etc. - fournissant aux individus un sens pour leur vie et pour leur mort. Dans les sociétés traditionnelles, hétéronomes, les individus sont presque entièrement résorbés par l'institution de la société et les significations qu'elle porte. Mais à certaines époques - Grèce antique, Europe occidentale depuis le xiie siècle - les humains ont remis en question l'ordre social et se sont remis en question eux-mêmes. Nous sommes encore dans cette veine social-historique, sur ce sol où a émergé le projet d'autonomie sociale et individuelle. Nous sommes loin d'avoir accompli ce projet - et l'époque contemporaine semble s'en éloigner constamment. Mais un individu élevé dans une société comme la nôtre, où il subsiste quand même des germes du projet d'autonomie, peut agir d'une autre façon qu'en reproduisant ce qui est déjà là. Mais cette action ne sera rien s'il n'y a pas dans la société d'ensemble un changement, fût-il infime, faisant que ce que cet individu dit ou propose puisse être reçu, repris, élargi, transformé. Cela, on ne peut jamais le savoir d'avance, c'est là la dimension tragique de l'action. Mais cela ne nous dégage pas de notre responsabilité. D reste qu'une renaissance de la vraie 1. < « L'état du sujet aujourd'hui » (1986), MM, p. 207-208, rééd. p. 257.>

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A U T O U R DU MONDE

MORCELÉ

politique ne peut être qu'une œuvre collective, que la pensée d'un individu peut stimuler ou nourrir, mais non remplacer. - Que pensez-vous des réformes en cours actuellement en URSS ? Dans «L'interlude Gorbatchev», écrit en 1987 et repris dans La Société bureaucratique , je concluais ainsi: «Au-delà du court terme, je ne peux voir que trois issues possibles: ou bien le groupe Gorbatchev persiste avec des réformes vraiment substantielles - et, tôt ou tard, l'Appareil réagit et le destitue ; ou bien il est forcé par les réactions de la bureaucratie et l'« entêtement des faits » (comme dirait Lénine) à diluer de plus en plus ses « réformes » ; ou bien enfin, à un moment quelconque, une rupture se produit, une crise explose, les forces sociales se déchaînent et le peuple entre en scène. Une intervention ouverte des militaires devient alors presque certaine ; au-delà de ce point, la discussion raisonnable s'arrête. » Je pensais à l'époque, à tort, que les trois termes s'excluaient mutuellement. Le drôle, si l'on peut dire, c'est qu'ils sont en train de se réaliser simultanément. - Vous sentez-vous isolé dans la communauté intellectuelle ? Pas vraiment. Mais ce qui me frappe, c'est qu'on ne me critique presque jamais. Est-ce parce que c'est la mort de la critique et du dialogue? Est-ce parce que, en critiquant quelqu'un, on lui accorde une importance qu'on désire lui refuser? Ou bien - hypothèse suspecte car trop favorable pour moi - parce que l'on n'a rien à m'opposer ? *

2. «Il nous faut penser l'histoire comme création, aussi bien du meilleur que du pire... »'

- Vous avez des mots très durs envers l'époque que nous traversons. Vou dites qu'elle est « incapable de se penser comme quelque chose de positif ou '

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« QUF.I.I.F. D É M O C R A T I E ? » : D I S C U S S I O N

contemporains. Je signale ce point parce qu'il me paraît intéressant : ce qui se produit effectivement, c'est qu'il y a une mécanique qui fait que les élections tranchent entre des choix limités. D'une part, donc, je crois qu'on ne peut pas à la fois se plaindre de la politique de MargaretThatcher plutôt que des autres et considérer qu'il n'y a pas de différence entre Margaret Thatcher et ses éventuels concurrents. Mais, d'autre part, cela signifie aussi que, effectivement, ce qu'on met en cause dans les régimes électoraux, ce n'est pas le régime social lui-même. Alors je dirais : dans quelle société constituée humaine considère-t-on comme souhaitable que la totalité de l'institution de la société soit mise en cause à chaque fois qu'il y a une consultation électorale ? Est-ce que cela sera différent - là, j'anticipe un peu sur l'avenir - dans la société autonome ? J'espère que cela ne sera pas différent, sinon cela m'inquiéterait beaucoup - cela me stresserait énormément de vivre dans une société de ce genre. Je laisse de côté un certain nombre de choses du même genre, et j'en viens au présent et au bilan de cette malheureuse société contemporaine et, disons, aux signes de débilité mentale, encéphalogramme plat, etc., qui sont les siens. Moi, j'ai l'impression, premièrement, qu'il y a un événement qu'on ne peut pas considérer, sans plus, comme un événement dérisoire, qui est la chute du totalitarisme, dont nous avons déjà parlé. Et dont je dirais, quitte à indigner nos amis américains, qu'il indique que l'encéphalogramme des dirigeants du Parti républicain n'était pas totalement plat. Parce que le choix de la politique américaine ces dernières années a été, contre certains, de dire que cela valait le coup de relever le challenge de la course aux armements parce que l'URSS ne pourrait pas suivre. Et, de fait, elle n'a pas suivi. Et c'est le point de départ de l'effondrement du système soviétique, qui est dû à toutes sortes de causes structurelles, etc., mais qui, comme de bons auteurs l'avaient montré, était quand même programmé pour l'efficacité militaire, etc. Eh bien, la plus puissante, la plus riche des sociétés occidentales, avec des dirigeants politiques débiles, a fait ce challenge contre l'avis de la majeure partie de la gauche et, me semble-t-il, elle a gagné. Dans un autre cas, où là ce n'est pas des républicains mais plutôt des gens du camp inverse dans les démocraties occidentales, on voit quand même qu'il y a un certain nombre d'oppressions qui ont

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QUEl.LE DÉMOCRATIE ?

reculé ou même disparu. Il y a la fin probable de l'apartheid en Afrique du Sud... Il y a toutes ces choses-là, que j'ai tendance à considérer comme indiquant que la société contemporaine n'est pas totalement dénuée de ressources. Alors, quitte à encore une fois choquer nos amis américains, je prends un autre exemple américain encore plus choquant, c'est le fameux packing de la Cour suprême par des juges réactionnaires. C'est une chose où je n'hésite pas à dire que ce que j'ai entendu m'a beaucoup choqué, j'avais déjà vu cela dans le texte du recueil de Busino1, parce que, en l'occurrence, cela revient à dire : les juges réactionnaires en question - et ils sont réactionnaires dans leurs intentions précises, effectivement - , le résultat auquel ils veulent arriver, c'est de laisser le pouvoir à des assemblées supposées représentatives du peuple qui prendront les mauvaises décisions. Mais enfin, le fond de la doctrine de Renquist et des autres, c'est quoi? C'est que ce n'est pas le juge qui fait la loi, mais le peuple organisé à travers les instances représentatives. Or l'on peut considérer la démocratie représentative comme un pis-aller, mais en l'occurrence la doctrine que défendent actuellement les prétendus réactionnaires, c'est la doctrine que Roosevelt a imposée. Et tout le monde a considéré que c'était une victoire de la démocratie contre la Cour suprême réactionnaire dans les années trente. Et je trouve - c'est un fait que je voulais signaler parce que cela me paraît quand même très significatif-, disons que c'est une manière de considérer que comme nous sommes dans le régime représentatif on peut parler comme si on n'avait pas de travail d'accommodement des principes à faire, puisque nous ne sommes pas encore dans la vraie démocratie. Mais je ne veux pas parler trop longtemps, j'en arrive à la vraie démocratie et au futur, et à ce que cela changera ou changerait si nous étions dans la société autonome. Ce que j'ai compris en lisant le volume de Busino, c'est que nous verrions le niveau de vie des pays occidentaux s'autolimiter considérablement et descendre, si j'ai bien compris2, au niveau du Portugal actuel... Bon, je ne sais pas sur quel calcul cela se fonde, mais pourquoi pas. Simplement, de toute manière, il resterait une hétérogénéité considérable entre 1. 2.

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« QUF.I.I.F. D É M O C R A T I E ? » : D I S C U S S I O N

le niveau de vie de ces pays et le niveau de vie des pays de l'actuel Tiers Monde. Et il resterait suffisamment d'hétérogénéité pour qu'il y ait des madères à dissensus, à divergences, à conflits. C'està-dire, me semble-t-il, pour qu'il y ait matière à division en nations. Et dans ce cas-là je crois qu'on aurait peut-être des progrès importants mais on se trouverait toujours devant le même problème qui nous hante depuis la Révolution française, qui, en l'occurrence, n'est pas à mettre au discrédit du monde moderne sinon parce qu'il est peut-être trop ambitieux. Effectivement, les Grecs pensent la démocratie dans la cité, et on ne peut pas les mettre en contradiction avec leur prétention universaliste. Les modernes pensent la démocratie dans l'universel, et ils se trouvent qu'ils sont divisés en nations. Mais il me semble que, à hauteur d'homme et même dans la société autonome, nous serons divisés en nations. Ce qui signifiera qu'énormément de choses changeront peut-être mais qu'il y a quand même dans l'ensemble des tâches quotidiennes, des problèmes à résoudre, et que nous ne serons pas dans une chose différente. Et il se trouvera toujours quelqu'un pour dire: mais vous êtes en deçà de votre prétention aux droits de l'homme puisque vous avez cette division en nations. Tout cela pour dire que si la démocratie doit s'autolimiter, eh bien disons simplement qu'il doit en être de même des théoriciens de la démocratie. Ramin JAHANBEGLOO.-J'aimerais reprendre la dernière question de Philippe Raynaud par rapport à l'idée de nation et d'autonomie, et donner si possible une touche un peu, disons, non occidentale à un débat qui est vraiment ancré dans un héritage occidental, et jouer un petit peu le rôle de l'avocat du diable, même si je joue très mal le rôle de l'avocat et du diable à la fois... Et dans ce débat, le diable, ce serait plutôt les pays non occidentaux. La question que je voudrais poser à Castoriadis tourne autour du problème de l'universalité de l'autonomie. Et de savoir jusqu'à quel point le projet d'autonomie peut être valable pour des sociétés non occidentales. Est-ce qu'il y a des sociétés qui restent à l'écart de ce projet, qui, pour utiliser un mot d'Ortega y Gasset, « seraient en vacances dans l'histoire » par le simple fait qu'elles ne peuvent pas poser ce projet d'autonomie ? Hier, on discutait avec Rosanvallon, qui disait aussi que l'héritage européen est finalement l'héritage de l'humanité entière. Je suis d'accord avec cela, mais mon problème

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QUEl.LE DÉMOCRATIE ?

est : faut-il devenir occidental pour pouvoir comprendre et gérer, mettre en acte ce projet d'autonomie ? Et, à ce titre, pour donner un exemple concret, je crois qu'une société comme la société indienne pose énormément de problèmes par rapport au projet d'autonomie tel que le conçoit Castoriadis. La société indienne telle qu'on la connaît aujourd'hui, telle qu'elle a été étudiée par Louis Dumont, entre autres, n'a pas le pouvoir de penser le projet d'autonomie aujourd'hui. Et je crois que si cette société veut penser le projet d'autonomie, elle doit absolument abandonner son identité indienne d'une manière ou d'une autre. Alors elle peut penser le projet d'autonomie, mais elle ne serait plus une société indienne. De même une société islamique : on peut remplacer le Coran par Du contrat social ou bien par l'« Oraison funèbre » de Périclès, mais cela ne serait plus une société musulmane. Finalement, la question que je me pose, c'est, d'abord: est-ce que le projet d'autonomie n'est pas un projet homogénéisant? Et d'autre part, est-ce que le projet d'autonomie ne va pas à l'encontre de la diversité des cultures ? C. C.-Vu l'heure, il est impossible de répondre pleinement aux questions si importantes de Philippe Raynaud et de Ramin Jahanbegloo. Ce que je voulais dire à propos de Tocqueville sera peut-être mieux compris si j'évoque comment ceux de ma génération ont vécu l'Amérique. Nous l'avons vécue comme le pays capitaliste par excellence. Et capitalisme signifiait quand même, et signifie toujours, quelque chose. Entre autres, ce que Marcel Gauchet après Marx a exposé ici même : l'innovation, le changement perpétuel, le «rien n'est sacré, tout est profané... », l'homme créant son histoire. Mais aussi et en même temps autre chose : le très gros capital (qui n'est pas une invention des caricaturistes staliniens), les ouvriers, les ouvrières, les mineurs, Nat Pinkerton et les groupes de tueurs envoyés contre les ouvriers en grève, les fusillades à Chicago et ailleurs. Tout cela ne se passe certes pas à l'époque de Tocqueville ; mais l'époque de Tocqueville est celle où tout cela commence. Ph. R.-Tocqueville parle de l'aristocratie industrielle... C. C. - Certes, mais celle-ci ne fait aucune ombre sur le tableau de l'égalisation croissante des conditions. Le problème avec Jefferson, Philippe Raynaud a tout à fait raison, ce n'est pas qu'il est le plus gros fermier de Virginie, c'est l'esclavage. Bien entendu, Tocqueville

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« QUELI.E D É M O C R A T I E ? » : DISCUSSION

parle de l'esclavage; mais la vraie question, à mes yeux, se situe au-delà. Elle résulte de ce que tout le développement de l'Amérique en fait le pays modèle du capitalisme, devant lequel l'Angleterre a petit à petit pâli, et que ce développement échappe complètement à cette analyse de Tocqueville, ne peut pas être pris en compte par elle ou, s'il l'est, la contredit. J'ai mentionné Jackson parce qu'il représente le «moment» où quelque chose d'essentiel change dans la structure économique de la société américaine ; c'est, du moins, la thèse de Schlesinger1, qui n'a pas été à ma connaissance controuvée ou réfutée, et c'est un paradoxe historique remarquable que Tocqueville décrive un régime d'égalisation croissante au moment où celle-ci est mise en cause de façon beaucoup plus radicale... Ph. R . - C ' e s t peut-être le fond du problème, justement. C'est que le développement du capitalisme et le développement de la démocratie sont simultanés, précisément... C . C . - O u i , mais cela est votre thèse; paradoxale, comme la thèse de Finley selon laquelle le développement démocratique dans le monde ancien est allé de pair avec le développement de l'esclavage. C'est à peu près le seul point où je suis en désaccord avec Finley. Et je suis en désaccord avec vous, car vous défendez une vue purement formelle des choses. J'ai écrit, et je maintiens, que les usines Ford à Détroit en 1920 sont des microsociétés totalitaires2. Pas seulement dans la production, mais dans la vie quotidienne des ouvriers, surveillée par les policiers privés de Ford ; ils ne peuvent pas vivre en concubinage, par exemple. On fait maintenant disparaître des pans entiers de l'histoire du capitalisme, et c'est très irritant. Les ouvriers sur lesquels tire l'armée parce qu'ils faisaient grève en France, encore en 1906 - tout cela, on veut l'oublier. L'épanouissement du capitalisme permet d'en faire de petits accidents de parcours. Le capitalisme comme tel n'a rien à voir avec la démocratie. Le capitalisme s'est plus ou moins humanisé parce qu'on s'est battu contre lui. Les salaires ouvriers n'ont pas augmenté parce que les capitalistes ont fait ce qu'ils auraient

1. The Age of Jackson, . 2. Voir Keith Sward, The Legend of Henry Ford, New York, Rinehart and Co„1948.

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QUEl.LE DÉMOCRATIE ?

dû faire selon leur propre intérêt bien compris, mais parce que les ouvriers ont imposé par leurs luttes cette élévation, comme ils ont imposé la réduction de la durée du travail. Ph. R. - Et parce que dans ce régime il était possible de la leur accorder... C . C . - M a i s cela est autre chose; cela ne se passe pas «dans ce régime » : cela se passe dans un régime où il y avait déjà eu un mouvement émancipatoire. Il y avait eu la Révolution française. En Angleterre, il y avait eu les révolutions du XVIIe siècle et, avant celles-ci comme après, d'autres luttes; pendant la Révolution française, il s'y fondait les « sociétés de correspondance » ; pendant les guerres contre la France, Pitt avait constamment peur d'un soulèvement ouvrier en Angleterre ; en 1806, il y a eu l'affaire du « général Ludd », peu après il y a eu les premiers Trade Unions, puis l'immense mouvement chartiste, etc. Il ne faut pas oublier l'histoire, ni faire de la philosophie en l'air. Le capitalisme a développé la démocratie ? Non, non et non ! Les gens ont lutté pour imposer au capitalisme un minimum de démocratie. Ph. R. - Personne ne dit le contraire, vraiment personne... C . C . - M a i s vous venez de dire que ce développement de la démocratie a eu lieu parce qu'il y avait le capitalisme... Ph. R . - N o n , j'ai dit qu'ils sont simultanés et qu'ils sont à penser ensemble, ce ne sont pas deux éléments antagonistes, ou simplement antagonistes, de la culture occidentale. C. C. - « On a à les penser ensemble », cela ne veut pas dire qu'ils ne sont pas antagonistes. Dans mon organisme, il y a des milliers d'équilibres, tous dus à des antagonismes... Ph. R . - Ç a n'empêche pas que c'est votre organisme et qu'il n'y a pas deux Castoriadis. C.C.-Certes, la société n'est pas un organisme. Je dis simplement que, logiquement, le fait que deux éléments soient à penser ensemble ne veut pas dire qu'ils ne sont pas antagonistes, ni que l'un n'a pas modifié l'autre en fonction précisément de cet antagonisme. Ph. R.-Personne ne dit le contraire... C.C.-Comment donc? Même aujourd'hui le capitalisme peut parfaitement fonctionner sans « démocratie » : considérons l'Afrique du Sud, la Corée du Sud, même le Japon. Il y a une histoire de deux siècles écrite avec du sang, de la faim, de la misère et des larmes.

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« QUELI.E DÉMOCRATIE ? » : DISCUSSION

Ph. R. - Personne ne le conteste. C.C.-Peut-être, mais on l'oublie constamment. On présente la situation contemporaine comme un simple résultat organique du développement du capitalisme. C'est faux. La situation libérale est le résultat du fait que cette société contient, dès le départ, un autre projet, tout à fait antinomique avec le projet capitaliste, le projet d'autonomie. Pour ce qui est des perspectives, les prédictions n'ont pas d'intérêt, mais un exemple fait réfléchir. Dans le Parlement anglais, comme dans la Chambre des députés française sous la IIP République, il y a eu pendant longtemps de vrais débats et de vrais votes. Ce n'était pas la démocratie ; c'étaient des « représentants», ils étaient ce qu'ils étaient. Mais ils discutaient, ils votaient, ils n'étaient pas à la botte de leurs partis respectifs et du gouvernement. Il y a eu des cas où un chef politique prestigieux a été renversé par son propre parti (Gladstone, 1886). Cela est pratiquement inconcevable aujourd'hui. D'un côté, les partis sont complètement bureaucratisés ; d'un autre, ils ne jouent plus vraiment de rôle dans le Parlement. Une fois les élections gagnées, le parti majoritaire « gouverne » et « légifère » comme instrument de son chef, de son comité directeur, etc. La détérioration relativement au passé est due à deux facteurs liés. Le premier, c'est l'épuisement des gisements anthropologiques que le capitalisme a exploités. Le capitalisme a parasité l'attachement de l'ouvrier à son travail, l'honnêteté professionnelle du professeur, l'honnêteté du juge, la correction du bureaucrate wébérien idéal-typique. Il les a parasités, il n'aurait pas pu les produire. Ph. R . - C ' e s t le thème schumpétérien... C. C . - S i vous voulez, notre question n'est pas là. Pour autant que Schumpeter constatait le phénomène, il en tirait des conclusions erronées. Le deuxième facteur est que l'économie capitaliste n'a vécu que dans la mesure où elle a été combattue de l'intérieur, et l'on peut le démontrer 1 . Elle ne se serait écroulée sous

1. «Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne», Socialisme ou Barbarie, numéros 31 à 33, déc. 1960-déc. 1961, repris dans Capitalisme moderne et révolution, vol. 2, Paris, 10/18, 1979 .

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sa propre production, comme le pensait à tort Marx, que si les salaires étaient restés au niveau de 1800. Ce n'est pas ce qui s'est passé, mais, jusqu'en 1945, il n'y a pas eu de capitaliste qui ait volontairement accordé une augmentation des salaires (la «journée des cinq dollars» de Ford était une mystification 1 ).Toutes ces augmentations ont été arrachées par des grèves, et c'est cela qui a créé l'indispensable expansion du marché intérieur. Actuellement il y a un chômage important dans les pays capitalistes ; pourquoi ? Alors que depuis le temps de Marx et d'Engels (La Situation des classes laborieuses en Angleterre) la semaine de travail est passée de 72 à 40 heures, l'année de travail de 52 semaines à 50 ou moins, la vie au travail diminuant en même temps d'au moins 10%, c'està-dire que l'input total de travail par travailleur a diminué d'au moins 50%, résorbant ainsi une part considérable de l'accroissement de la productivité (l'essentiel du reste étant résorbé par l'augmentation du pouvoir d'achat ouvrier) - de 1940 à maintenant, malgré une accélération importante de l'élévation de la productivité, la semaine de travail est restée à 40 heures. La force de travail ainsi libérée a été certes résorbée par l'expansion des « services » - mais le reste nourrit les rangs des chômeurs. Un capitalisme qui s'est développé au milieu de luttes politiques et sociales qui s'opposaient à sa logique et un capitalisme qui, comme maintenant, continue son expansion sans aucune opposition significative, ce sont deux régimes social-historiques tout à fait différents. Cette évanescence des luttes sociales et politiques va de pair avec ce que j'ai appelé le changement anthropologique, et l'éclipsé du projet d'autonomie, que j'espère provisoire. Qu'est-ce qui pourrait changer dans l'avenir, à cet égard? Le point soulevé par Philippe Raynaud est très important. Ce que j'entendais, en parlant du niveau de vie moyen des pays riches vers 19302 - expression évidemment imagée - est qu'il faut comprendre que nous ne pouvons survivre dans un état stationnaire

1.Voir le livre de Sward cité . 2. Dans «Fait et à faire», in Giovanni Busino (sous la dir. de), Autonomie et autotransformation de la société; la philosophie militante de Cornélius Castoriadis, Genève-Paris, Droz, 1989 .

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(permanent) et soutenable sur cette planète que si nous acceptons une vie frugale. Cela peut être l'équivalent du niveau de vie de 1930, cela peut être plus ou moins, c'est un problème relativement concret dont la solution dépend de beaucoup de facteurs. Que si l'on parle de l'ensemble de la population de la planète, si l'on s'en soucie vraiment - comme on devrait le faire, et comme devraient le faire surtout ceux qui parlent à tout bout de champ d'universalisme - et si l'on essaie de poser la question politique dans sa dimension planétaire, on rencontre et on rencontrera des obstacles énormes - là-dessus, vous prêchez un convaincu. Mais il faut les affronter et ne pas se voiler la face derrière notre suffisance nationale, européenne ou occidentale, croire que l'on résout les problèmes en faisant cadeau à quelques pays des intérêts de leur dette ou continuer à subventionner les tyrans africains tout en sachant que l'« aide » fournie à leur pays finit dans les coffres des banques suisses. Si Philippe Raynaud veut souligner ces difficultés, il me trouvera pleinement d'accord. Tout effort de sortir du chaos actuel risque de se briser devant le mur des différences nationales, des chauvinismes, des attitudes réactionnelles. Depuis que j'existe politiquement, j'ai toujours rencontré la «question nationale » comme une question centrale. J'ai commencé ma vie politique vraiment active sous l'occupation allemande en combattant le chauvinisme des communistes grecs, pour lesquels tous les Allemands étaient, comme tels, bons à tuer. Je n'ai jamais cessé de m'interroger sur la question nationale et l'imaginaire national : on a là quelque chose de presque inanalysable, on touche par là à des aspects très profonds des mécanismes d'identification imaginaire collective. Je rejoins ainsi la question de Jamin Jahanbegloo, à laquelle j'essaierai de répondre succinctement. Je pense que le projet d'autonomie est le seul qui soit raisonnablement défendable devant des gens qui acceptent la discussion, qui n'invoquent pas une vérité révélée ou une autre autorité inquestionnable. En aval de ce projet, on peut l'argumenter très fortement. En amont, on ne peut pas le «fonder»: il dépend de la décision originaire d'être libre. Et, à cet égard, l'Inde et les sociétés islamiques sont essentiellement semblables. Dans les deux cas, la vie de la société séculière est réglée par des prescriptions religieuses - ou, plutôt,

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il n'y a tout simplement pas de société vraiment séculière. À mes yeux, c'est une tautologie de dire que sans séparation de la religion et de la politique, sans laïcisation, il ne peut être question de démocratie. Frédéric le Grand, qui n'était pas exactement un démocrate, disait que dans ses États chacun pouvait sauver son âme comme il l'entendait. Mais les vrais religieux ne l'entendent pas ainsi. Et aussi longtemps qu'ils s'en tiendront à leur volonté de régenter la vie sociale, on n'aura que de sinistres comédies, comme les « élections » en Iran. En Occident même, cette laïcisation a exigé des luttes qui ont duré des siècles. Le christianisme n'a aucun privilège à cet égard. Dès qu'il quitte son inspiration originale, qui est essentiellement acosmique, c'est-à-dire aussi apolitique, il tend inéluctablement vers la théocratie - comme le montrent les exemples de Byzance, de la Russie et, même en Occident, de la péninsule ibérique. La « chance » de l'Occident n'a été ni la reprise du droit romain, ni la redécouverte des Grecs : Byzance connaissait les deux, elle n'en a rien fait. Les Arabes connaissaient les Grecs, ils n'en ont rien fait au plan politique (et ils étaient monothéistes aussi). La «chance» de l'Occident a été, négativement, la fragmentation des pouvoirs établis (Église, féodalité, Monarchie) et les luttes incessantes entre eux; et, positivement, l'émergence de la proto-bourgeoisie. Les germes sont tombés sur un sol différent. Et, même aujourd'hui, qui oserait dire que toute sacralisation de l'État a disparu ? Certes, on ne peut pas attendre que les autres fassent en dix, et même en cent ans ce qui a exigé, en Occident, dix siècles. Mais le grave est que dans ces sociétés - Inde, Islam, etc. - on ne voit aucun mouvement endogène vers l'émancipation. Est-ce que la dimension mondiale des questions exige l'abandon des identités nationales dans ce qu'elles ont de plus important et de plus profond ? Je ne le pense pas, mais il y a là une question à laquelle seuls les peuples pourront répondre : comment intégrer de manière féconde leur tradition avec les exigences de la liberté, comment concilier les aspects de cette tradition qu'ils voudront maintenir avec une institution autonome de la société et une existence autonome des individus qui ne sont désormais concevables qu'à des échelles supranationales.

L'AVENIR D U PROJET D ' A U T O N O M I E *

Je voudrais signaler tout d'abord que je ne suis pas responsable du titre de l'exposé1. Pour des raisons qui apparaîtront immédiatement, j'aurais préféré: «L'avenir de l'autonomie». Nous vivons des années de bouleversements assez considérables, en particulier l'effondrement des régimes communistes comme pouvoir et la pulvérisation du marxisme-léninisme comme idéologie. Les gens sont désorientés, ils se demandent si nous assistons au triomphe du capitalisme, à la fin de ce qu'on appelait le socialisme - et là commencent des discussions scolastiques, pour utiliser l'expression la moins désagréable : on se demande si la Russie, c'était le socialisme réel ou irréel, et si les monstruosités qu'on a constatées en Russie sont dues à des fautes, à des déviations, à la personnalité de Staline ou à l'encerclement capitaliste. On ressort toutes les vieilleries éculées qui ont été discutées - et que moi j'espérais réfutées - dans le mouvement de gauche et dans le mouvement révolutionnaire depuis quarante ans. Comme toujours, dans cet exercice, les trotskistes se distinguent par leur originalité: ils découvrent maintenant que la Russie n'avait rien de socialiste -mais il fallait que 1991 arrive pour qu'ils le découvrent. Pendant soixante ans, ils ont soutenu que les bases du régime en Russie étaient socialistes et que la Russie était un État ouvrier, même s'il était dégénéré. Et pourquoi ? Parce que, soi-disant, la nationalisation et la planification étaient la base du socialisme. Je crois avoir réfuté ces sophismes depuis très longtemps, mais ce qui mérite

* 1. < « 0 futuro do socialismo» (l'avenir du socialisme).>

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QUEl.LE DÉMOCRATIE ?

qu'on s'y arrête, c'est : pourquoi diable les trotskistes découvrentils cela aujourd'hui? On n'a rien appris de nouveau sur la Russie : tout cela on le savait il y a 5, 10, 20, 50ans... Qu'est-ce qui s'est donc passé? Qu'est-ce qu'ils ont appris de nouveau? Eh bien, je crois que l'interprétation est très simple : ce qu'il y a de nouveau, c'est que le pouvoir s'est effondré, et c'est ce qui importe aux trotskistes. Aussi longtemps qu'il y avait le pouvoir, c'est-à-dire que le Guépéou et ses successeurs fonctionnaient, il y avait des « bases socialistes » en Russie. Je voudrais dire que, pour moi, le terme socialisme devrait être abandonné. Je l'ai abandonné depuis 1979 et je parle depuis de société autonome. Un mouvement politique n'est pas une académie qui essaie de maintenir le sens des mots du langage : qu'on le veuille ou non, désormais socialisme et communisme signifient le Guépéou et les camps de concentration ; et nous rendons très difficile notre tâche, beaucoup plus difficile qu'elle ne devrait l'être, en continuant à utiliser ce terme - le terme, pas les idées que l'histoire a irrémédiablement compromis. Je dirais, de plus, et ce n'est pas un luxe, que le terme était mauvais intrinsèquement. Pourquoi socialisme ? Est-ce que c'est la société contre les individus ? Mais cela est faux, ou même privé de sens. D'abord, une société autonome exige des individus autonomes; et en un sens une société autonome serait plus individualiste que la société actuelle. Et, d'un autre côté, dire que nous sommes pour «le socialisme », c'est-à-dire pour la société contre l'individu, ce serait comme si nous acceptions que le régime actuel est individualiste, ce qui est faux : le régime actuel est au mieux individualiste pour 5 % de la population, et même ces 5 % ne sont pas des individus, ce sont des marionnettes qui ont été dressées par le système à faire ce qu'elles font. Nous voulons une société autonome faite par des individus autonomes, et quand je dis « nous voulons », ce n'est pas seulement notre arbitraire personnel, c'est le sens des mouvements d'émancipation qui parcourent l'histoire de l'Occident depuis au moins Athènes et qui ont été repris et amplifiés en Europe occidentale avec la lutte pour les libertés communales contre les rois, les nobles et l'Église, par les révolutions du xvu£ et du xvme siècle, par le mouvement ouvrier, le mouvement des femmes, des jeunes, des différentes minorités. Une société autonome, cela veut dire

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• .'AVENIR DU P R O J E T D ' A U T O N O M I E

une société vraiment démocratique, une société où le peuple fait lui-même ses institutions et ses lois et où tous les individus sont libres et égaux. Égaux, cela ne veut pas dire que la société s'engage à rendre tout le monde capable de courir le 100 mètres en 9 secondes 9 centièmes, ni à rendre tous les individus capables de composer YAppassionata. Égaux, cela veut dire que tous ont la même possibilité effective de participer au pouvoir politique. Et il y a aussi un contenu subjectif à cette autonomie : les individus autonomes sont des individus responsables qui peuvent réfléchir, délibérer et décider. La Russie n'a jamais été cela, ni de près, ni loin, elle n'a jamais tendu à le devenir. Février 1917 était une révolution populaire, octobre 1917 était un putsch du parti bolchevique conduit par Lénine et Trotski. Dès le début, le caractère totalitaire du parti bolchevique est apparu. La Tchéka et les camps de concentration ne sont pas des créations de Staline, la Tchéka était en place dès 1918 et les premiers camps de concentration sont là en 1919 avec la pleine approbation et à l'initiative de Lénine et de Trotski, qui ont aussi pris l'initiative d'écraser la commune de Cronstadt en 1921. Dès le début, toute opposition et toute opinion différente étaient écrasées, et rapidement une nouvelle classe dominante et exploiteuse, la bureaucratie, s'est constituée autour du Parti comme noyau. L'industrialisation de la Russie a été la construction d'usines sur le mode et le modèle capitalistes, où la situation des ouvriers était infiniment pire que sous le capitalisme classique car ils n'avaient même pas la possibilité de lutter. Les grèves étaient interdites et les syndicats étaient de simples instruments du Parti. Les paysans ont été expropriés de force, décimés ou exilés en Sibérie. Les consommateurs, en tant que consommateurs, ont été asservis ; le peu qu'ils pouvaient acheter, ils ne le décidaient pas eux-mêmes, c'était décidé par ce qu'on a appelé par antiphrase le Plan, c'est-à-dire des directives irrationnelles et absurdes. Et tout le monde devait penser ce que pensait le Parti, c'est-à-dire son chef. La Russie a été toujours, depuis la prise du pouvoir par le parti bolchevique et l'installation de la bureaucratie, un capitalisme bureaucratique total et totalitaire. Le véritable créateur du totalitarisme est Lénine : déjà avec la création du parti bolchevique, qui est par nature totalitaire dès 1903, et ensuite avec le nouvel État qu'il a mis en place. Cet

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h o m m e qui écrivait L'État et la révolution, o ù il parlait de la disparition de l'État - jusqu'au 2 4 octobre, il écrivait ce livre - , à partir d u 2 6 il n'a e u de cesse d e constituer u n nouvel État plus fort que l'État tsariste.

On nous parle aujourd'hui de retourner à Marx, mais Marx n'est pas étranger à cette évolution. Marx n'était certainement pas totalitaire et, comme on l'a dit, s'il avait vécu dans la Russie de Staline il aurait été probablement exécuté. Je dirais même qu'il aurait été exécuté s'il avait vécu dans la Russie de Lénine. Mais il y a dans le marxisme des germes qui ont permis ou facilité l'éclosion du totalitarisme. Le premier de ces germes, c'est l'idée d'orthodoxie, idée monstrueuse qui n'avait jamais existé dans le mouvement ouvrier et qui a été introduite par Marx et le marxisme. L'idée d'orthodoxie contient en germe sinon le totalitarisme du moins l'idée de sainte Inquisition. Parce que si vous avez une orthodoxie, vous avez un texte où est inscrite cette orthodoxie; mais les textes ne parlent pas d'eux-mêmes, ils sont muets, il faut les interpréter. Alors les uns les interprètent ainsi, les autres les interprètent comme cela. Et s'il y a une interprétation autorisée, c'est encore un texte et il faut l'interpréter, et on n'en finit pas. Et pourtant on en finit - comment ? Il se crée une institution, qui est l'Église dans le cas du christianisme, qui possède la seule vraie interprétation des textes sacrés ; et ceux qui ne sont pas d'accord avec l'Église sont des hérétiques, des suppôts du diable, donc ils doivent être condamnés, exécutés, brûlés. Eh bien, ceux qui ne sont pas d'accord avec l'Église marxiste-léniniste sont évidemment des instruments du capitalisme, de la Gestapo et de la CIA - donc, si on peut les exécuter, on les exécute. Deuxièmement, Marx participe à l'imaginaire social du capitalisme. C'est-à-dire, comme le capitalisme - et le capitalisme est le premier régime qui pose cela dans l'Histoire - , il pense que la production est centrale dans la société, que tout dépend du développement des forces productives et que la politique et donc la démocratie est un épiphénomène de la superstructure. Quand les forces productives seront assez développées, la démocratie viendra automatiquement, comme viendra aussi la solution du problème féminin, du problème des minorités, etc. Donc, en attendant, taisez-vous et développez les forces productives. Et, troisièmement, le messianisme de Marx est aussi un

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germe du totalitarisme, parce que, au nom du règne final du communisme, du saut du royaume de la nécessité dans le royaume de la liberté, tout est permis à ceux qui savent et tout doit être accepté par les autres. Il faut en finir avec l'illusion apocalyptique : il n'y aura jamais le Paradis sur terre, il n'y aura jamais de société transparente, il n'y aura jamais une garantie politique du bonheur universel. L'objet de la politique n'est pas le bonheur, l'objet de la politique, c'est la liberté, et c'est dans cette liberté que chacun peut faire son bonheur. Il n'y aura jamais de société sans institutions, la société communiste de Marx est un mythe incohérent. Il y aura toujours un pouvoir politique : cela ne veut pas dire qu'il y aura un État au sens où il y a un État aujourd'hui, c'est-à-dire un appareil de domination séparé de la société ; mais il y aura un pouvoir politique parce qu'il y a des décisions qui doivent être prises collectivement, appliquées et sanctionnées. Toute la question, c'est que ces institutions soient décidées par tous et que tous participent au pouvoir politique ; et pour qu'ils puissent participer il faut changer la société telle qu'elle est aujourd'hui, et il faut évidemment aussi que les individus deviennent capables de développer et de réaliser leur liberté. Il faut donc en finir avec l'idée d'orthodoxie, avec l'idée d'un seul savoir scientifique ou politique. Cette imbécile de Simone de Beauvoir écrivait, en 1955 je crois1, qu'il est tout à fait normal que le Parti Communiste n'accepte qu'une vérité et que chez la droite il y ait le pluralisme des opinions, parce que la vérité est une et que les erreurs sont multiples. Je parie que cette dame ne savait même pas que cet argument était celui de saint Augustin contre les hérétiques et pour l'unité de l'Église. Il n'y a pas de science de la société et de l'histoire au nom de laquelle on pourrait imposer une vérité ; d'ailleurs, même dans le domaine des sciences, si vous imposez une vérité, vous tuez les sciences. Cela ne veut pas dire que nous sommes aveugles ; il y a une élucidation, mais cette élucidation est toujours ouverte et soumise à discussion. Deuxièmement, la politique, c'est le domaine de l'opinion, de la doxa comme disaient les Grecs, ce n'est pas le domaine de Vépistèmè, de la science. Et troisièmement, et surtout,

1.

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croire que tous les lieux de travail auraient un rôle privilégié. Mais est-ce toujours le cas ? - De toute façon, cela posait un problème que vous évoquez, qui est celui de la représentation de la totalité de la nation dans les conseils de travailleurs. En effet, c'est là une des traces du marxisme dans ce texte. Parce que dans le marxisme, les seuls dont on tient compte, à part les travailleurs, ce sont les paysans. Ce que je disais dans ce texte, c'est qu'on appelle les paysans à se regrouper volontairement en coopérative s'ils le veulent... - Sinon, tant pis pour eux... Sinon, tant pis pour eux [rires]. -Mais il y a tous les inactifs : les retraités, les malades, les personnes au foyer... Vous avez raison, c'est un vrai problème. Alors là, la réponse aurait pu être, et dans mon esprit c'était : les conseils locaux. -Mais vous écrivez qu'il faudrait qu'ils se résorbent. Je n'ai pas dit qu'il faudrait qu'ils se résorbent. J'ai dit que cela devrait être clairement le cas pour les organisations politiques. Si au bout de quelques années, dans les conseils, il y a encore des partis qui se battent entre eux, cela veut dire que la chose est en train de mal tourner. Mais je ne pense pas avoir dit que les conseils locaux devraient être absorbés, et si je l'ai dit j'ai eu tort. Et même je dirais plutôt le contraire. Car il y a le gros problème du lieu de socialisation, dont nous avons parlé. En Russie par exemple il y a eu deux catégories de conseils, les comités d'entreprise et les soviets locaux, qui étaient dans les deux cas des créations spontanées, non mises sur pied par le parti bolchevique, même si par la suite il s'en est emparé. Mais là encore, la ville, la localité était un lieu naturel de socialisation. Or avec le capitalisme contemporain, c'est de plus en plus cassé, cela éclate. Si l'on prend le cas que j'ai toujours considéré paradigmatique, parce qu'à l'avant-garde, des États-Unis, vous avez au centre de la ville des ghettos, le reste de la population vit dans des banlieues résidentielles. Les lieux de

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travail sont abandonnés dès que le travail est terminé et les gens n'habitent pas près de leur lieu de travail. À Paris, Chirac à réussi à dépeupler des quartiers enders, à en faire une ville de bureaux morte après huit heures du soir. Quand je suis arrivé à Paris, il y a une quarantaine d'années, il y avait des quartiers, et les bals du 14-Juillet, c'était des bals de quartier, tandis que maintenant c'est la Mairie qui organise quatre bals pour toute la ville. Il ne faut pas oublier ces problèmes que crée l'évolution de la société contemporaine... -Parmi ces problèmes, il y a celui de l'ouverture des économies. Aujourd'hui, elles sont ouvertes à plus de 30%... Oh oui. Beaucoup plus de 30 %... -Avec un tel ordre de grandeur, la planification ne peut plus fonctionner. Est-ce que cela voudrait dire qu 'il faudrait fermer les frontières et envisager un développement autarcique ? C'est un autre gros problème, vous avez raison de l'aborder. Je n'ai pas de réponse. Je pense effectivement qu'il est très difficile de songer à une économie un tant soit peu rationnellement orientée par une planification comme celle que j'esquissais qui soit tout à fait fermée au monde extérieur. C'est tout simplement le vieux problème du « socialisme dans un seul pays » : celui de l'extension de ce que l'on pourra créer. Une économie autarcique peut être quelque chose de tout à fait transitoire, ce ne peut certainement pas être un régime permanent. D'ailleurs, quand on parlait du degré d'ouverture, 30 % ou plus, je ne pensais pas seulement au commerce extérieur, mais à quelque chose qui n'est pas quantifiable et qui est le grand cauchemar de maintenant - même les politiciens s'en sont aperçus avec l'affaire Hoover - , c'est la délocalisation. On en est arrivé à une situation, du point de la productivité, où à la limite il suffirait de laisser produire les fermiers américains, plus quelques industries en Corée du Sud, à Taïwan, voire en Thaïlande, quelques fabricants d'ordinateurs et de logiciels peut-être au Japon, aux Etats-Unis, un tout petit peu en Europe, et puis cela suffit... On parle de la destruction de l'industrie européenne : dans le contexte actuel, elle est inévitable...

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—Mais là, vous ne parlez que de la production pour les pays industrialisés. Ils ne représentent qu'un septième de la planète ! Bien sûr, j'exagère. Mais quand je dis que les fermiers américains, plus quelques autres en Argentine, Australie, etc., feraient l'affaire, je parle bien de nourrir la population de la planète. Actuellement, en France, les paysans sont pénalisés s'ils produisent trop. Et la même chose est vraie pour l'industrie : textile, sidérurgie, etc. Quel capitaliste pourrait être intéressé par l'industrie en Europe ? Par la mécanique de haute précision, peut-être, en Europe, au Japon et aux Etats-Unis. Et si l'on parle des services, quels services ? Et qu'est-ce qu'une économie qui est de plus en plus une économie « de services » ? -J'ai une autre question qui touche à l'égalité des salaires et des revenus. Cela signifie-t-il que le Trésor public paie son salaire à chacun ? Qui assure cette égalité ? L'idée de base, c'était - et c'est toujours, dans mon esprit : une heure de travail = une heure de travail. Une heure de travail vaut par exemple un franc, et ce franc entre dans la comptabilité quand on établit le prix de vente du produit. Les producteurs touchent, disons, soixante-cinq à soixante-dix centimes par heure de travail - le reste va à l'investissement plus la consommation publique - , sauf ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas travailler (là, on entre dans le domaine de la réglementation pénale ou du traitement social). Le grand problème, ici, c'est l'agriculture. Parce que s'il n'y a pas, comme à mon avis il ne doit pas y avoir, de collectivisation obligatoire, et même s'il y a collectivisation, le problème terrible avec l'agriculture, c'est la rente différentielle. Comment peut-on mettre des gens qui sont quelque part dans les HautesAlpes sur un pied d'égalité avec les Beaucerons? Là, il y a un problème très important. Cela implique quand même un très fort sens de la solidarité sociale. -Cela implique-t-il qu'il faille salarier toute la population ? La communauté doit-elle être l'origine du salaire de chacun ? En effet, c'est bien ce que je pense : la collectivité est la source du salaire de chacun.

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-Donc, pas les entreprises ? Non. Les entreprises sont autogérées pour ce qui est de la production, des procédures de fabrication et des biens à produire. Et, bien entendu, elles doivent avoir leur équilibre comptable mais elles ne déterminent pas elles-mêmes les salaires, etc. - Une autre question, qui concerne la révocabilité des délégués. Il y a un problème que vous n'avez, semble-t-il, pas abordé, c'est celui de la compatibilité de cette révocabilité avec l'anonymat du suffrage. Pour révoquer quelqu 'un, on peut envisager des procédures de pétition, mais ces pétitions ne sont pas anonymes. Est-ce que cela ne pose pas un problème ? Pensez-vous à un moyen institutionnel qui puisse répondre à cela ? Vous avez raison de soulever cette question, mais je ne vois pas de moyens institutionnels qui puissent répondre à cela. Je pense qu'à partir du moment où la révocabilité est acceptée comme institution, le fait que par exemple 10 % du personnel ait pris l'initiative de révoquer Castoriadis ne devrait pas poser de problème. Ni de peur du côté de ceux qui révoquent, ni de ressentiment ni de haine du côté de celui qui est révoqué. Mais je ne sais pas, je suis peut-être trop optimiste. Je pense cependant que c'est une question très formelle, finalement. Parce que quand on dit dans un autre cas, pour une initiative populaire de référendum, qu'il faut trois cent mille signatures... -C'est une question différente,parce que ce qui est mis aux voix, c'est une loi, pas une personne. Cela ne vise pas une personne, mais ceux qui prennent l'initiative de cela veulent que soit votée une loi ou une disposition qui peut-être lèse pas mal de gens, ou qui n'est pas conforme à l'avis de certaines catégories de personnes ou à ce que celles-ci considèrent être leurs intérêts. Donc ils s'exposent. Je reconnais qu'il y a là un problème. Mais il est tout à fait possible qu'il soit soluble par des moyens techniques. Par exemple, on peut dire que sur l'initiative d'une seule personne on peut demander aux gens de voter sur la révocation d'une personne. -Il est probable alors que l'on voterait tous les jours! Ce à quoi je pensais, c'est peut-être à l'établissement de bureaux où l'on pourrait

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voter pour ou contre la procédure de révocation du délégué, cette dernière n 'étant mise en route qu 'à partir d'un certain nombre de votes en faveur de la procédure. Ces bureaux devraient être permanents pour conserver l'anonymat, parce que sinon toute initiation de cette procédure n'est plus anonyme. Oui, mais là il faut faire confiance aux gens de la permanence : il ne faudrait pas qu'ils disent que Barbery ou Castoriadis sont venus mettre des bulletins dans l'urne... On pourrait imaginer un système à « carte de crédit ». Vous viendriez à un « distributeur » pour émettre un certain vote. Les caractéristiques de votre carte ne seraient identifiées que par le poste central. Quand vous tirez de l'argent avec votre Carte bleue, vous n'êtes pas nommément désigné. La seule chose qu'on ait besoin de vérifier, c'est que celui qui utilise la carte a bien le droit de l'utiliser. - Une question qui rejoint ce que vous évoquiez tout à l'heure concerne la socialisation. On ne peut penser la révolution que si les individus aujourd'hui sont socialisés pour vivre dans la société révolutionnaire. D'après ce que vous venez de dire, vous semblez assez pessimiste... Non, je ne suis pas pessimiste, je dis que les présupposés qui faisaient apparaître un projet révolutionnaire collectif comme presque allant de soi ne vont plus « de soi », justement. Même dans une ville, cette socialisation ne sera pas un produit du système antérieur, elle devra être elle-même une action et une activité. - Il me semblait que le terme de socialisation renvoyait à une durabilitè, à une structuration des individus qui n'est pas celle qu'ils peuvent obtenir dans l'action. C'est tout à fait vrai. Mais là, on reste avec le constat actuel qu'il n'y a plus d'unité organique de socialisation. - Qu 'est-ce que vous entendez exactement par organique ? Organique : qui ne dépend pas d'une volonté politique explicite ça n'a rien à voir avec la biologie - , produit organiquement par la vie sociale elle-même, telle qu'elle était donnée. Le capitalisme produisait, fabriquait des entreprises et des ouvriers dans les entreprises, ou des employés de banque, peu importe, et fabriquait aussi des quartiers. Ou les hommes du néolithique ont fabriqué des villages

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et puis des villes, et dans ces villes il y avait des lieux où les gens se connaissaient plus ou moins ; plutôt plus que moins : Socrate, dans les dialogues de Platon, s'il ne connaît pas un jeune homme, demande à un autre son nom, et l'autre le sait. Il y a une distance de deux. Et cela, c'était aussi le cas dans une usine moyenne, c'était le cas dans un quartier. Ça l'est de moins en moins, ou ça ne l'est plus du tout. Donc, ces lieux de socialisation créés par le fonctionnement même de la société d'il y a encore quelques années sont laminés. Alors, qu'est-ce que l'on pourrait imaginer... -... qui puisse s'étayer sur la structuration actuelle ? Précisément, rien ne peut s'appuyer sur la structuration actuelle. Donc, si quelque chose se passe, cela devrait se passer sur une base politique, volontaire ; et qui devra s'inscrire dans une réalité permanente bien sûr, parce que cela, vous avez raison, ce ne pourra pas être quelque chose qui a lieu tous les samedis soir. -Tout ce que Von vient de mentionner vide de beaucoup un projet révolutionnaire: les conseils (même si sur ce point vous avez répondu), la planification... Non, je ne crois pas que cela vide de sens la planification : au contraire, d'une certaine façon. Cela montre simplement que si une transformation sociale peut commencer dans un pays de taille moyenne comme la France, elle ne pourra durer que si elle s'étend. Autrement, une planification du genre de celle que je décris est à mon avis absolument indispensable à l'échelle mondiale. -Est-ce que vous pensez qu'une planification comptable inspirée des matrices de Léontief pourrait résoudre ce problème ? Je n'ai jamais dit qu'elle pourrait résoudre ce problème, j'ai dit qu'elle pourrait soumettre des options de telle sorte que les gens puissent décider en connaissance de cause; et, deuxièmement, que s'il s'agissait - comme c'est constamment nécessaire - de modifier les données, il ne faudrait pas recommencer d'innombrables calculs comme des scribes du temps des pharaons, ces techniques permettraient de dire : vu ce changement de situation, les options changent, voilà les nouvelles options - qu'est-ce que vous voulez ?

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- Le passage qui m'a toujours semblé délicat dans cette éventualité, c'est l'accrochage du marché où le consommateur est souverain avec la planification. Vous parlez de trois mécanismes de sécurité. Le premier de ces mécanismes, c'est les stocks. Nous vivons dans un pays qui n'est pas la Russie, il y a partout des stocks, des matelas. Qu'est-ce qui se passe quand vous allez maintenant acheter dans un supermarché ? La caisse comptabilise ce qui est sorti et ce qu'il faut remplacer. Il suffit que ce système remonte jusqu'à l'unité de production. Si vous avez des stocks d'une semaine et que, mardi ou mercredi, vous voyez que le rythme d'épuisement est tel qu'il faut les regarnir plus que pour l'entretien normal, vous répercutez la demande accrue sur vos fournisseurs. -Mais le déterminant, c'est la planification, la décision de la planification. Non, la décision de la planification ne concerne pas la production des biens finals, mais les proportions du produit national ou social à répartir; c'est une décision, étant donné une première structure supposée au départ de la demande finale, sur les implications pour la production en amont. Une fois que la chose est lancée, les productions en amont doivent s'ajuster à la demande finale. - C'est ce qui me semble problématique. La planification est établie à partir d'une structure initiale supposée des biens finals... Vous savez combien de paires de chaussettes on consomme en France par an, donc la communauté décide que les usines qui fabriquent des chaussettes commenceront par produire à un rythme hebdomadaire qui correspond à tant de millions de chaussettes par an. - Ce sera donc vraiment basé sur des analyses de marché ? Cela, c'est le point de départ. Après, l'analyse de marché se fera d'elle-même de façon permanente. -Imaginons qu'il y ait un gros déséquilibre. Imaginons que, par exemple, les effets sur plusieurs années de l'égalisation des salaires et des revenus forment un gros déséquilibre ne nous permettant plus d'avoir de repères dans la structuration de la consommation des biens finals.

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Pourquoi est-ce que vous n'auriez plus de repères? C'est ici que s'applique enfin ce que racontent Hayek et les autres sur le marché comme mécanisme d'information parfait! À partir du moment où vous avez la souveraineté des consommateurs, vous savez quelle sera la demande finale de la population (en laissant de côté la demande publique, qui, elle, doit être déterminée spécifiquement). Vous décidez de construire tant d'écoles, on sait ce que cela veut dire pour le bâtiment et tout le reste. Et on laisse de côté l'investissement qui, lui, est une résultante de la demande finale... -Et des anticipations des entrepreneurs ? Oui, mais ici, vous n'avez pas d'anticipations, vous avez un taux de croissance (ou pas de croissance) qui est décidé collectivement. Donc, si vous avez par exemple un taux de croissance zéro, vous avez en principe un investissement brut sans investissement net, si je puis dire, c'est-à-dire que vous n'avez que le remplacement des machines usées. Cela, vous savez ce que c'est. Si la demande évolue, les ajustements sont faits au fur et à mesure, et vous avez un premier coussin, qui est le stock ; un deuxième coussin, qui est... -La variation des prix. Et le troisième coussin, qui est le plus final, et qui est l'augmentation de la production, ou sa diminution ; s'il y a des stocks invendus, vous baissez le prix, et si cela ne suffit pas, vous baissez la production. Mais le grand problème n'est pas là. Le véritable problème, à mes yeux, c'est l'innovation. - Qui ne peut pas être prise en compte ? Par définition, elle ne peut pas être prise en compte. Mais comment est-elle filtrée, mise à l'épreuve, etc.? Prenons le cas le plus bête : dans une entreprise qui fabrique des voitures, il y a une invention. Mettons (revenons quarante ans en arrière) que l'on invente la traction avant. On lance le produit. Qui va être responsable, si cela se casse la figure? Comment un produit devient-il connu (question de publicité, ou d'information) ? À partir du moment où vous n'êtes pas dans une économie statique, il y a là à mon avis, en ce qui concerne les biens finals, un problème grave. Pas pour les biens intermédiaires ou les biens de

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production, parce que là vous avez des tests qui sont, si je puis dire, immédiats. - Cela ne fonctionne pas. Cela fonctionne ou ne fonctionne pas; ou cela fonctionne mieux, cela produit trois fois plus, etc. Mais est-ce que les consommateurs voudront d'une traction avant, ou est-ce qu'ils n'en voudront pas ? Là vous avez un problème. Je le reconnais volontiers1.

1.

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O R T H O D O X I E ET HISTOIRE GRECQUE

directement exercé par les Turcs est exercé par les kotzabasides\ qui tiennent les villageois sous leur emprise. Par conséquent, nous ne pouvons pas parler non plus de vie politique pour cette période. Quand la Révolution de 1821 commence, on constate d'une part l'héroïsme du peuple, et d'autre part - presque aussitôt - l'incapacité foncière de constituer une communauté politique. Au lendemain de la prise deTripolitza (23 septembre 1821) commence la guerre civile. — D'où vient cette « incapacité foncière de constituer une communauté politique » ? Quelles en sont les causes ? Personne ne peut répondre à la question de savoir pourquoi quelqu'un n'a pas créé quelque chose à tel moment donné. La constitution d'un peuple en communauté politique n'est pas quelque chose qui va de soi, qui se donne, c'est quelque chose qui se créé. On peut simplement constater que lorsqu'une telle création est absente, les caractéristiques de la situation précédente se perpétuent, ou ne font que changer de forme. -Et quelles sont ces caractéristiques dans le cas grec ? On en repère déjà certaines dans les guerres civiles de la Révolution de 1821. On voit par exemple que le respect de la loi et la solidarité ont un caractère local, relevant d'un esprit de clocher souvent plus puissant qu'un sentiment national. On observe aussi que les positionnements et les divisions politiques tiennent plus souvent à la personne des «chefs» qu'à des idées, des programmes, sans parler des intérêts de « classe ». Une autre caractéristique encore, c'est l'attitude face au pouvoir. En Grèce, jusqu'à aujourd'hui, l'État continue de jouer le rôle de dovleti2, c'est-à-dire d'une autorité étrangère et lointaine dont on est le sujet (ragias3) plutôt que le citoyen. Il n'y a pas d'État de droit ni d'administration impersonnelle qui auraient affaire à des citoyens

1. 2. 3.

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souverains. Le résultat, c'est le règne de la corruption comme caractéristique permanente. Le règne de la corruption continue la tradition centenaire de l'arbitraire des souverains et des « puissants»: princes de l'époque hellénistique, proconsuls romains, empereurs byzantins, pachas turcs, kotzabasides, Mavromichalides, Kolettis, Diligiannis 1 ... - Vous ne voyez pas d'exceptions ? Exceptions qui se situeraient notamment aux X I X et XX siècles ? Bon, il y en a deux ou trois : Trikoupis, Koumoundouros 2 , le mouvement vénizélien3 dans sa première phase. Toutefois leurs quelques résultats ont été détruits par la dictature de Metaxas (1936-1940), l'occupation italo-allemande, la guerre civile (19461949), le rôle du palais, le régime des colonels (1967-1974), la « Pasokratie »4. Entre-temps, il y a eu le stalinisme, qui a réussi à corrompre et détruire le mouvement ouvrier et populaire naissant en Grèce 5 - nous en payons encore les conséquences. Vous me demandez de vous expliquer... Et vous, pourriez-vous m'expliquer pourquoi les Grecs, qui s'étaient fait tuer neuf ans durant pour se libérer des Turcs, ont voulu aussitôt après un roi ? Et pourquoi, après avoir chassé le roi Otto, ont-ils amené le roi Georges ? Et pourquoi par la suite ont-ils réclamé « Des olives, des olives, et Constantin pour roi6 » ? E

E

1. 2. 4.

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chantres du néolibéralisme présentent leurs aberrations comme des évidences du bon sens, que la liberté absolue des mouvements du capital est en train de ruiner des secteurs entiers de la production de presque tous les pays développés et que l'économie mondiale se transforme en casino planétaire. Cette régression n'est pas cantonnée au domaine de l'économie. Elle prévaut tout autant dans le domaine de la théorie politique (caractère devenu indiscuté et indiscutable de la « démocratie représentative» au moment même où celle-ci est de plus en plus déconsidérée dans tous les pays où elle a quelque passé), et plus généralement dans les disciplines humaines, comme en témoigne, pour ne citer qu'un exemple, l'offensive scientiste et positiviste contre la psychanalyse qui bat son plein aux Etats-Unis depuis quinze ans. L'arrière-fond social-historique de cette régression est visible à l'œil nu. Elle accompagne une réaction sociale et politique en cours depuis la fin des années 1970, dont les «socialistes» ont été en France les principaux artisans, et dont rien pour l'instant ne laisse prévoir la fin, sauf, dans un avenir vague et lointain, le caractère autodestructeur de ce nouveau cours du capitalisme. Mais même cette perspective ne pourrait offrir une consolation, car beaucoup plus que le suicide du capitalisme est en jeu, comme le montre entre autres la destruction de l'environnement à l'échelle planétaire. L'analyse critique de l'évolution présente n'en devient que plus impérative. Mais ce n'est pas l'objet principal de ce texte. Le capitalisme est le premier régime social qui produit une idéologie d'après laquelle il serait « rationnel ». La légitimation des autres types d'institution de la société était mythique, religieuse ou traditionnelle. Dans le cas présent, on prétend qu'il existe une légitimité «rationnelle». Bien entendu, ce critère, être rationnel (et non pas consacré par l'expérience ou la tradition, donné par les héros ou les dieux, etc.), est proprement institué par le capitalisme ; et tout se passe comme si ce fait, d'avoir été très récemment institué, au lieu de le relativiser, l'avait rendu indiscutable. Pour peu que l'on réfléchisse, on ne peut pas éviter la question : qu'est-ce donc que la rationalité, et quelle rationalité ? Le capitalisme pourrait se prévaloir d'un certain hégélianisme : la raison, c'est l'opération conforme à un but, disait le vieux maître de Marx. C'est

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donc la conformité de l'opération à son but qui serait le critère de la rationalité. Par là, nous serions empêchés de demander: qu'en est-il de la rationalité du but lui-même? Cette rationalité confinée aux moyens, que Max Weber appelait curieusement Zweckrationalitàt, à savoir rationalité relativement à un but supposé admis, rationalité instrumentale, n'a visiblement aucune valeur en elle-même. Le choix du meilleur poison pour empoisonner son époux, ou celui de la bombe H la plus efficace pour exterminer des millions de gens, par leur «rationalité» même, augmentent l'horreur que nous éprouvons non seulement quant au but poursuivi mais quant aux moyens qui ont permis de l'atteindre avec une efficacité maximale. L'idéologie capitaliste prétend pourtant, dans ses moments les plus philanthropiques, affirmer un but de la « rationalité », qui serait le « bien-être ». Mais sa spécificité vient de ce qu'elle identifie ce bien-être avec un maximum - ou un optimum - économique, ou bien prétend qu'il découlera certainement ou très probablement de la réalisation de ce maximum ou optimum. Ainsi, directement ou indirectement, la rationalité est réduite à la rationalité « économique », et celle-ci est définie de manière purement quantitative comme maximisation/minimisation - maximisation d'un «produit» et minimisation des «coûts». C'est évidemment le régime lui-même qui décide de ce qu'est un produit - et comment ce produit sera évalué - , comme il décide de ce que seront les « coûts » et de combien ils seront 1 . Notons que la relativité du critère ultime pour toute culture est connue, au moins depuis Max Weber, pour ne pas remonter jusqu'à Hérodote. Toute société institue à la fois son institution et la « légitimation » de celle-ci. Cette légitimation, terme impropre, occidental, renvoyant déjà à une «rationalisation», est presque toujours implicite. Mieux, elle est « tautologique » : les dispositions de l'Ancien Testament ou du Coran ont leur « justification » dans cela même qu'elles affirment - qu'« il n'y a qu'un seul Dieu, qui est Dieu », et qu'elles en représentent la parole et la volonté. Dans

l.Voir mon texte de 1974, «Réflexions sur le "développement" et la "rationalité"», repris dans Domaines de l'homme, Paris, Éd. du Seuil, 1986 , en particulier le § 4, « La fiction d'une économie "rationnelle" ».

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d'autres cas - les sociétés archaïques - , elles trouvent cette justification dans le fait qu'elles ont été données par les ancêtres, lesquels sont à révérer et honorer d'après ce que l'institution prescrit. De même est tautologique la «légitimation» du capitalisme par la rationalité : qui, à l'intérieur de cette société, sauf peut-être un poète ou un mystique, oserait s'élever contre la « rationalité » ? Ce cercle de l'institution n'est, bien entendu, qu'une instance du cercle de la création. L'institution ne peut exister si elle n'assure pas son existence, et la force brute est généralement incapable de remplir ce rôle au-delà de périodes courtes 1 . En ouvrant une parenthèse, on peut se demander ce qu'il en sera à cet égard d'une société autonome, à savoir d'une société capable de remettre en cause, explicitement et lucidement, ses propres institutions. En un sens, elle ne pourra évidemment pas sortir de ce cercle. Elle affirmera que l'autonomie sociale et collective «vaut». Certes, elle pourra justifier en aval son existence par ses œuvres, parmi lesquelles le type anthropologique d'individu autonome qu'elle créera. Mais l'évaluation positive de ces œuvres dépendra encore de critères, plus généralement de significations imaginaires sociales, qu'elle aura elle-même institués. Cela pour rappeler qu'à la fin des fins aucune sorte de société ne peut trouver sa justification en dehors d'elle-même. On ne peut pas sortir de ce cercle, et ce n'est pas là ce qui peut constituer le fondement d'une critique du capitalisme. Il faut noter que, dans la dernière période, les idéologues de service ont finalement abandonné la prétention de justifier ou légitimer le régime ; ils renvoient simplement à la faillite du « socialisme réel » - comme si les activités de Landru fournissaient une justification à celles de Stavisky - et aux chiffres de la « croissance », là où celle-ci continue d'avoir lieu. Ils étaient plus courageux autrefois, lorsqu'ils écrivaient des traités de Welfare Economies, à'économie du bien-être. Il est vrai aussi que le piteux état des ex-critiques professionnels (« marxistes » ou prétendus tels) du capitalisme permet à ces idéologues, en plein accord avec l'esprit de l'époque, de mettre de côté toute prétention au sérieux.

1. Voir mon texte « Pouvoir, politique, autonomie » (1988), repris maintenant dans Le Monde morcelé, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 113-140 .

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En tout cas, notre critique sera essentiellement immanente ; elle essaiera de montrer que, sur le plan théorique, les constructions de l'économie politique académique sont incohérentes, ou privées de sens, ou valables seulement pour un monde fictif ; et que, sur le plan empirique, le fonctionnement effectif de l'économie capitaliste n'a que peu de rapport avec ce qui en est dit dans la «théorie». Autrement dit, on fera la critique du capitalisme selon ses critères mêmes. La discussion sera groupée en quatre parties : - l a spécificité et relativité social-historique de l'institution capitaliste ; - l'idéologie théorique de l'économie capitaliste ; - l a réalité effective de l'économie capitaliste ; - les facteurs de l'efficacité productive de la société capitaliste et de sa « résilience » social-historique.

Spécificité et relativité social-historique de l'institution capitaliste Pour quelqu'un qui prend une vue en survol de l'histoire, le trait caractéristique du capitalisme entre toutes les formes de vie social-historique est évidemment la position de l'économie - de la production et de la consommation, mais aussi, beaucoup plus, des «critères» économiques - en lieu central et valeur suprême de la vie sociale. Un corollaire de cela est la constitution du « produit » social spécifique au capitalisme. Brièvement parlant, toutes les activités humaines et tous leurs effets arrivent, peu ou prou, à être considérés comme des activités et des produits économiques, ou, pour le moins, comme essentiellement caractérisés et valorisés par leur dimension économique. Inutile d'ajouter que cette valorisation est faite uniquement en termes monétaires. Cet aspect était franchement reconnu dès la fin du xviiie siècle, sinon avant. Les justifications de l'indifférence moderne devant les affaires commîmes et la politique 1 invoquent la centralité des intérêts économiques pour l'homme moderne. Saint-Simon 1. Déjà chez Ferguson (An Essay on the History of Civil Society, 1759) et Benjamin Constant (De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819).

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comme Auguste Comte seront les chantres de l'époque « industrielle» ou «positive». Les pages de Marx dans les Manuscrits de 1844 relatives à la transformation de toutes les valeurs en valeurs monétaires sont belles et fortes; elles ne tranchent pas sur l'opinion de l'époque par le contenu (voir Balzac) mais par la virulence de la critique. Mais il est caractéristique que la forte conscience de l'historicité du phénomène présente à l'époque sera rapidement occultée par les apologistes du nouveau régime, recrutés surtout chez les économistes. Cette occultation prendra la forme d'une glorification du capitalisme, présenté comme régime économique « rationnel » dont l'apparition signe un triomphe de la raison dans l'histoire et relègue les régimes précédents dans l'obscurité des temps « gothiques » (pour reprendre un mot plus ancien de Sieyès) ou primitifs. L'émergence historique du capitalisme devient, sous leur plume, épiphanie de la raison, et par là même elle est assurée d'un avenir indéfini. Comme l'écrivait Marx, « pour eux il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus ». Curieusement, ou pas si l'on pense aux avantages idéologiques de cette posture, la dénégation de l'historicité du capitalisme a prévalu chez les économistes depuis Ricardo jusqu'à maintenant. On a glorifié l'économie politique, et son objet, comme investigation de «la pure logique du choix» ou comme étude de «l'allocation de moyens limités à la réalisation d'objectifs illimités» (Robbins). Comme si ce choix pouvait être totalement indépendant, dans ses critères et dans ses objets, de la forme social-historique dans laquelle il s'exerce ; et comme si seule l'économie en était concernée (ou, respectivement, comme si l'économie pouvait se subordonner toutes les activités humaines où un choix quelconque doit s'exercer, depuis la stratégie jusqu'à la chirurgie). Cette aberration a fait florès dans la période récente, où l'on a vu proliférer des « économies » et des prétentions au calcul économique à peu près partout (depuis l'éducation jusqu'à la répression pénale). Il est clair que, dans cette perspective, les « raisonnements » de la science économique (j'écris désormais ce mot sans guillemets pour éviter la lourdeur) s'appliqueraient en droit, et même en fait, à toutes les sociétés qui ont ou auront existé.

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Sous une autre forme, ces idées ont refait surface sous la plume de Friedrich Hayek. La société capitaliste aurait prouvé son excellence - sa supériorité - par sélection darwinienne. Elle se serait révélée seule capable de survivre dans la lutte avec les autres formes de société. Outre l'absurdité de l'application du schéma darwinien aux formes sociales dans l'histoire, et la répétition de la fallace classique (la survie des plus aptes est la survie des plus aptes à survivre; la domination du capitalisme montre simplement qu'il est le plus fort, à la limite au sens le plus brut et brutal de ce terme, non pas qu'il serait le meilleur ou le plus « rationnel » - l'« anti-métaphysicien » Hayek se montre ici hégélien de l'espèce la plus vulgaire), nous savons que les choses ne se sont pas passées ainsi. Ce que l'on observe aux xvi% XVIIe et x v u i c siècles n'est pas une compétition entre un nombre indéfini de régimes dont le capitalisme serait sorti vainqueur, mais l'énigmatique synergie d'une foule de facteurs qui conspirent tous vers le même résultat'. Que, par la suite, une société fondée sur une technologie hautement évoluée ait pu montrer sa supériorité en exterminant nations et tribus amérindiennes, aborigènes tasmaniens ou australiens, et en en asservissant beaucoup d'autres, ne présente pas un grand mystère. Il n'est pas nécessaire d'énumérer ici les exemples et les études montrant que la presque totalité de l'histoire humaine s'est déroulée dans des régimes où l'« efficacité » économique, la maximisation du produit, etc., n'étaient nullement des repères centraux dans les activités sociales. Non pas que ces sociétés aient été positivement « irrationnelles » sur le plan de l'organisation de leur travail ou de leurs rapports de production. Mais presque toujours, sur un palier technologique donné, la vie sociale se déroule avec de tout autres préoccupations qu'améliorer la « productivité » du travail par des inventions techniques ou par des réarrangements des méthodes de travail et des rapports de production. Ces secteurs des activités sociales étaient subordonnés et intégrés à d'autres considérés chaque fois comme incarnant les finalités principales de la vie l.Voir mon livre L'Institution imaginaire de la société, première partie (1965), reprise dans l'édition du Seuil (1975), p. 62 , et «Réflexion sur le "développement" et la "rationalité"» (1974), art. cité.

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humaine et, surtout, ils n'étaient pas séparés en tant que « production » ou « économie ». Ces séparations sont très tardives et, pour l'essentiel, ont été instituées en même temps que le capitalisme, par et pour celui-ci. On se bornera à rappeler les travaux de Ruth Benedict sur les Indiens d'Amérique du Nord, de Margaret Mead sur les sociétés du Pacifique, de Gregory Bateson sur Bali, etc., sans oublier ceux de Pierre Clastres sur les Tupi Guarani et de Jacques Lizot sur les Yanomami. Dans la période la plus récente, c'est Marshall Sahlins (Age de pierre, âge d'abondance) qui a fourni la synthèse la plus satisfaisante de ces questions. Il ne s'agit du reste nullement des seuls «primitifs». L'anthropologie économique de la Grèce ancienne conduit à des conclusions analogues, de même que l'analyse des sociétés médiévales1. Tous les travaux sur l'émergence du capitalisme en Europe occidentale montrent fortement la «contingence» historique de ce processus, quelle qu'en soit la validité intrinsèque. Il en est ainsi de Max Weber, de Werner Sombart, de Richard Tawney, etc. Même pour quelqu'un d'aussi convaincu de la «nécessité historique » en général et de celle du capitalisme en particulier que Karl Marx, la naissance du capitalisme est inconcevable sans ce qu'il appelle, à juste titre, l'accumulation primitive, et dont il montre longuement (chapitres xxvi à xxxii du premier volume du Capital) qu'elle est conditionnée par des facteurs qui n'ont rien d'« économique » et ne doivent rien au « marché », notamment les exactions, la fraude et la violence privées et étatiques2. Un travail analogue a été accompli magistralement, pour une période plus récente, par Karl Polanyi, dans La Grande Transformation. Avant d'aller plus loin, la question se pose d'une caractérisation satisfaisante du régime capitaliste. On sait depuis au moins Marx que le trait spécifique du capitalisme n'est pas la simple accumulation de richesses. La thésaurisation est pratiquée dans beaucoup de sociétés historiques, et des tentatives de mise en valeur de la

1. Voir l'ouvrage fondamental d'Aaron J. Gourevitch, Les Catégories de la culture médiévale, Paris, Gallimard, 1983. 2. On en a une nouvelle démonstration in vivo - et in anima vili - dans le caractère proprement mafieux de la « ré-accumulation primitive » opérée par le processus de « privatisation » dans les sociétés des pays ex-communistes.

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terre sur grande échelle avec le travail servile par des propriétaires latifundistes sont également connues (notamment, près de nous, dans la Rome impériale). Mais la simple maximisation (de la richesse, de la production) n'est pas, comme telle, suffisante pour caractériser le capitalisme. Marx avait saisi le noyau essentiel de l'affaire lorsqu'il posait comme déterminants du capitalisme l'accumulation des forces productives combinée avec la transformation systématique des processus de production et de travail et ce qu'il a appelé « l'application raisonnée de la science dans le processus de production 1 ». Ce n'est pas l'accumulation comme telle, mais la transformation continue du processus de production en vue de l'accroissement du produit combiné à une réduction des coûts qui est l'élément décisif. Cela contient l'essentiel de ce que Max Weber appellera par la suite la « rationalisation » et dont il dira, correctement, que sous le capitalisme elle tend à s'emparer de toutes les sphères de la vie sociale, en particulier comme extension de l'empire de la calculabilité. Georg Lukâcs ajoutera aux vues de Marx et de Weber d'importantes analyses sur la réification de l'ensemble de la vie sociale produite par le capitalisme. Pourquoi la « rationalisation » ? Comme toutes les créations historiques, la domination de la tendance vers cette « rationalisation » est, à la base, « arbitraire » : nous ne pouvons pas la déduire ni la produire à partir d'autre chose. Mais nous pouvons la caractériser de plus près en la reliant à quelque chose de plus connu, de plus familier, et exprimé sous d'autres formes dans d'autres types d'organisation sociale : la tendance vers la maîtrise. Cela nous permet en particulier d'opérer une jonction avec un des traits les plus profonds de la psyché singulière - l'aspiration à la toute-puissance. Cette tendance, cette poussée vers la maîtrise n'est pas non plus, à son tour, exclusivement spécifique du capitalisme ; les organisations sociales orientées vers la conquête, par exemple, la manifestent aussi. Mais nous pouvons approcher la spécificité du capitalisme en considérant deux de ses caractéristiques essentielles. La première, c'est que cette poussée vers la maîtrise n'est pas simplement orientée vers la conquête « extérieure » mais vise tout autant et plus 1. La séparation du producteur et des moyens de production n'est pas absolument spécifique au capitalisme ; elle est déjà là dans l'esclavage.

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encore la totalité de la société. Ce n'est pas seulement dans la production qu'elle doit se réaliser, mais aussi bien dans la consommation, et non seulement dans l'économie mais l'éducation, le droit, la vie politique, etc. Ce serait une erreur - l'erreur marxiste - de voir ces extensions comme « secondes » ou instrumentales relativement à la maîtrise de la production et de l'économie qui serait l'essentiel. C'est la même signification imaginaire sociale qui s'empare des sphères sociales les unes après les autres. Qu'elle «commence» par la production n'est certes pas un hasard: c'est dans la production que les changements de la technique permettent d'abord une rationalisation dominatrice. Mais la production n'en a pas le monopole. De 1597 à 1607, Maurice de Nassau, prince d'Orange et stathouder de la Hollande et de la Zélande, fixe, avec l'aide de ses frères Guillaume-Louis et Jean, les règles standards pour le maniement du mousquet: elles comprennent environ quarante mouvements précis que le mousquetaire doit effectuer dans l'ordre et selon un rythme fixe et uniforme pour toute la compagnie. Ces règles seront formulées par Jacob de Ghyn dans un Manuel sur le maniement des armes, publié à Amsterdam en 1607, qui aura immédiatement une grande diffusion en Europe et sera traduit sur ordre du tsar dans une Russie pratiquement analphabète 1 . La deuxième caractéristique, c'est évidemment que la poussée vers la maîtrise se donne des moyens nouveaux, et des moyens d'un caractère spécial - « rationnel », c'est-à-dire « économique » - , pour s'accomplir. Ce n'est plus la magie ni la victoire dans les batailles qui en sont les moyens, mais précisément la rationalisation, qui prend ici un contenu particulier, tout à fait spécifique : celui de la maximisation/ minimisation, c'est-à-dire de l'extrémisation, si l'on peut forger ce terme à partir des mathématiques (maximum et minimum sont deux cas de l'extremum). C'est en considérant cet ensemble de faits que nous pouvons caractériser la signification imaginaire sociale nucléaire du capitalisme comme la poussée vers l'extension illimitée de la « maîtrise rationnelle ». Je m'expliquerai plus loin sur les guillemets.

1. Voir William H. McNeill, Keeping Together in Time, Harvard University Press, 1996, et la critique de John Keegan dans le Times Literary Supplément, 12 juillet 1996, p. 3, et 6 septembre 1996, p. 17.

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Cette extension illimitée de la maîtrise rationnelle va de pair avec, et est incarnée dans, plusieurs autres mouvements socialhistoriques. Je ne veux pas parler des conséquences du capitalisme (par exemple, l'urbanisation et le changement de caractère des cités), mais des facteurs dont la présence a été condition essentielle de son émergence et de son développement : -L'accélération énorme du changement technique, phénomène historiquement nouveau (cette constatation est banale, mais doit être soulignée). Cette accélération est portée par l'éclosion scientifique qui commence déjà avant la «Renaissance» mais s'accentue énormément avec celle-ci. Elle se transforme dans la période récente en un mouvement autonome de la technoscience. Un trait particulier de cette évolution de la technique doit être souligné : elle est, de façon prédominante, orientée vers la réduction, puis l'élimination, du rôle de l'homme dans la production. Cela se comprend, puisque l'homme est l'élément le plus difficile à maîtriser ; mais cela conduit en même temps à des irrationalités d'un autre type (par exemple, les défaillances des systèmes techniques peuvent avoir des conséquences catastrophiques). - L a naissance et la consolidation de l'Etat moderne. Le développement du capitalisme en Europe occidentale va la main dans la main avec la création de l'État absolutiste, laquelle le nourrit et le facilite à plusieurs égards. En même temps, cet État centralisé se bureaucratise : une hiérarchie bureaucratique avec « bon ordre » se substitue à l'enchevêtrement féodal plus ou moins chaotique. Cette bureaucratisation de l'État et de l'armée fournira un modèle d'organisation à l'entreprise capitaliste naissante. - D a n s les cas les plus importants (Angleterre, France, PaysBas...), la création de l'État moderne est parallèle à la formation des nations modernes. Il se constitue ainsi une sphère nationale qui, tant du point de vue économique (marchés protégés nationaux et coloniaux, commandes étatiques) que du point de vue juridique (unification des règles et des juridictions), est essentielle pour la première phase du développement du capitalisme. - U n e mutation anthropologique considérable a lieu. Le motif économique, de gré ou de force, tend à supplanter tous les autres. L'être humain devient homo œconomicus, c'est-à-dire homo computans. La durée est résorbée dans le temps mesurable, imposé

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à tous. Le type de l'entrepreneur schumpétérien, puis du spéculateur, devient central. Les différentes professions sont plus ou moins imbibées par la mentalité du calcul et du gain. En même temps, une psychosociologie ouvrière, caractérisée par la solidarité, l'opposition à l'ordre existant et sa contestation, naît et se développe, qui s'opposera pendant près de deux siècles à la mentalité dominante et conditionnera le conflit social. -Précisément, et surtout, le capitalisme naît et se développe dans une société où est présent dès le départ le conflit, et, plus spécifiquement, la mise en question de l'ordre établi. Manifestée au départ comme mouvement de la proto-bourgeoisie visant l'indépendance des communes, cette mise en question traduit finalement dans les conditions de l'Europe occidentale la reprise du mouvement antique vers l'autonomie et se déploiera sous les espèces du mouvement démocratique et ouvrier. L'évolution du capitalisme après un stade initial est incompréhensible sans cette contestation interne, qui a été d'une importance décisive comme condition même de son développement, comme on le rappellera plus loin.

L'idéologie théorique de l'économie capitaliste Ce qui passe actuellement pour «science économique» a été l'objet de tant de critiques dévastatrices, et entretient si peu de rapports avec la réalité, que s'en occuper encore peut sembler aussi anachronique et peu utile que de fouetter des chevaux morts. Mais la régression idéologique de l'époque est, comme je l'ai déjà noté, tellement grande et surtout les débris de ces « théories » surnagent encore dans tellement d'esprits confus, et pas seulement de journalistes, qu'il est nécessaire de se livrer à un exercice sommaire de récapitulation. Il y a eu une économie politique classique, qui s'achève en fait avec Marx. Mais, comme ce dernier déjà le remarquait, ce qui avait été effort d'analyse sérieuse de la nouvelle réalité sociale émergente sous ses prédécesseurs classiques était rapidement devenu, entre les mains des épigones de Smith et de Ricardo, exercice de défense et glorification du nouveau régime. Après

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une phase d'apologétique vulgaire, l'économie politique met des habits mathématiques, ce qui lui permet de prétendre à la « scientificité». Mais le caractère idéologique de la nouvelle science est trahi par son effort persistant pour présenter le régime comme à la fois inévitable et optimal. On remarquera facilement que l'une ou l'autre de ces vertus suffirait; que l'inévitable soit en même temps optimal ne peut que faire dresser l'oreille. Ici, on tentera seulement de mettre en lumière quelques postulats fondamentaux de cette idéologie, et d'en montrer soit la vacuité, soit l'irréalité. L'idée qui surplombe toutes les autres, c'est l'idée de séparabilité, qui conduit à celle de l'imputation séparée. Or, en fait, le sous-espace économique, comme tous les sous-espaces sociaux, n'est ni discret ni continu, étant entendu que ces termes sont utilisés ici métaphoriquement. Dans ses activités économiques, un individu ou une firme sont certes repérables, désignables comme des entités à part, mais leur activité sous tous ses aspects est constamment entremêlée avec celle d'un nombre indéfini d'autres individus ou firmes d'une multiplicité de façons qui elles-mêmes ne sont pas strictement séparables. Une firme prend des décisions en fonction d'un «climat général de l'opinion», et ses décisions, pour peu qu'elle soit importante, altéreront ce climat général. Ses actions, sans qu'elle le veuille ou qu'elle le sache, rendront la vie et l'activité d'autres firmes plus faciles (économies externes) ou plus difficiles (déséconomies externes), et en retour elle subira, positivement ou négativement, les effets des actions d'autres firmes et d'autres facteurs de la vie sociale. L'imputation d'un résultat économique à une firme est purement conventionnelle et arbitraire, elle suit des frontières tracées par la loi (propriété privée), la convention ou l'habitude. Tout aussi arbitraire est l'imputation du résultat productif à tel ou tel facteur de production, le « capital » ou le « travail ». Capital (au sens des moyens de production produits) et travail contribuent au résultat productif sans que l'on puisse, sauf dans les cas les plus triviaux et encore, séparer la contribution de chacun. La même chose vaut à l'intérieur d'une usine entre les différents départements et ateliers. Et la même chose vaut pour le « résultat du travail » de chaque individu. Personne ne pourrait faire ce qu'il fait sans la synergie de la société où il est plongé, et sans l'accumulation dans ses gestes et son esprit des effets

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de l'histoire précédente. Ces effets sont, tacitement, traités par l'économie politique classique comme des «cadeaux gratuits de l'histoire », mais ils ont des résultats fortement tangibles, que l'on constate par exemple lorsque l'on compare la productivité industrielle d'une population européenne et des populations des pays pré-capitalistes1. Le produit social est le produit de la coopération d'une collectivité dont les frontières sont floues. L'idée de produit individuel est un héritage de la convention/institution juridique de la première instauration de la « propriété privée » sur le sol. Ces idées, séparabilité en général et possibilité d'imputation séparée en particulier, sont les présuppositions tacites des postulats de la théorie économique. Le premier de ces postulats, explicite ou implicite même sous des formes atténuées, est celui de Yhomo ceconomicus, qui ne concerne pas seulement les individus, mais les organisations (entreprises, État - bien que celui-ci, curieusement, semble échapper au postulat de rationalité qui caractériserait tous les autres acteurs de la vie économique, sans doute parce qu'il est perturbé par des facteurs politiques). Le fait que ces corps collectifs développent des conduites, des « rationalités » et surtout des irrationalités spécifiques ne préoccupe pas les théoriciens outre mesure. Cet homme économique est un homme uniquement et parfaitement calculateur. Son comportement est celui d'un ordinateur maximisant/minimisant 1. Je notais déjà dans mon texte de 1974 cité plus haut que les responsables de la « politique du développement » commençaient à comprendre que les « obstacles au développement » étaient situés beaucoup plus profondément que le manque de capital ou de qualifications techniques. Cela a été consigné dans des rapports officiels de la Banque mondiale, par exemple, mais sans influencer les « économistes théoriques ». Du reste, même des responsables politiques « sérieux » continuent de découvrir la lune. Dans un discours récent, M. Alan Greenspan, président du Fédéral Reserve Board, avançait l'idée que l'introduction du capitalisme dans un pays était impossible si certains présupposés « culturels » n'étaient pas donnés. William Pfaff, International Herald Tribune du 14 juillet 1997 (p. 8), le cite disant qu'après 1989 (!) il avait découvert que « beaucoup de choses que nous avions crues comme allant de soi dans notre système de marché libre et supposées appartenir à la nature humaine n'appartenaient nullement à la nature, mais à la culture. Le démantèlement de la planification centrale dans une économie n'instaure pas automatiquement, comme certains le supposaient », un capitalisme de marché.

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à tout instant les résultats de ses actions. On pourrait facilement faire rire le lecteur en développant les conséquences rigoureuses de cette fiction : par exemple, que lui-même chaque matin, après son réveil mais avant de sortir de son lit, passe en revue sans le savoir les quelques milliards de possibilités qui s'offrent à lui pour maximiser l'agrément ou minimiser le désagrément de sa journée qui commence, en pondère les combinaisons et met le pied par terre, toujours prêt du reste à réviser les conclusions de son calcul à la lumière de toute nouvelle information qu'il reçoit. De même que la vue d'ensemble du système capitaliste par ses apologistes semble ignorer l'histoire, l'ethnologie et la sociologie, de même ce postulat veut ignorer la psychologie et la psychanalyse comme la sociologie des groupes et des organisations. Personne ne fonctionne en essayant constamment de maximiser/minimiser ses « utilités » et « désutilités », ses bénéfices et ses coûts, et personne ne pourrait le faire. Aucun consommateur ne connaît l'ensemble des marchandises qui sont sur le marché, leurs qualités et leurs défauts, et aucun ne pourrait les connaître. Aucun n'est non plus guidé exclusivement par des considérations d'utilité ou d'«ophélimité» personnelle; il doit choisir dans l'environnement qui lui est accessible, il est influencé par la publicité, ses « goûts » reflètent une foule d'influences sociales plus ou moins aléatoires du point de vue « économique ». Cela vaut tout autant pour les décisions des organisations. La bureaucratie managériale qui dirige les firmes non seulement a une information imparfaite et des critères la plupart du temps faux, mais elle ne prend pas ses décisions comme conclusion d'une procédure « rationnelle », elle y parvient au bout d'une lutte entre cliques et clans mus par un ensemble de motivations parmi lesquelles la maximisation des profits de la firme n'est qu'une et non pas toujours la plus importante. Le postulat de la mathématisation est évidemment consubstantiel avec la « rationalisation » conçue comme exclusivement quantitative. Les manuels et les textes d'économie politique sont remplis d'équations et de graphiques, qui sont presque toujours vides de sens, sinon comme exercices élémentaires de calcul différentiel et d'algèbre linéaire. Cette absence de sens a plusieurs raisons : -L'économie politique parle tout le temps du « capital » comme facteur de production, en entendant par là l'ensemble des moyens

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de production produits. Or cet ensemble n'est pas à vrai dire mesurable, pour de multiples raisons: sa composition est hétérogène, les évaluations des biens qui le composent aux prix du marché peuvent changer du jour au lendemain selon l'état de la demande et les anticipations de profit, les inventions techniques qui interviennent tout le temps modifient constamment la « valeur » des éléments qui le composent (des machines neuves peuvent perdre toute leur valeur si des machines plus performantes apparaissent sur le marché) ; les changements des « goûts », c'est-à-dire des modifications plus ou moins durables de la structure de la demande, modifient également la « valeur » de ces éléments. Cela n'empêche par les manuels d'économie politique, et même les prix Nobel, de parler tout le temps de « fonctions de production » et de se disputer sur leur forme mathématique la plus appropriée. - D ' a u t r e part, le calcul différentiel a affaire avec des grandeurs continues, alors que les quantités économiques sont discrètes (qu'on les prenne « physiquement » ou que l'on prenne leurs évaluations en prix courants). Les dérivées et les différentielles dont sont remplis les textes économiques sont une dérision de la mathématique. Toutes les courbes « marginales » - des coûts, d'« utilité », etc. - sont foncièrement privées de sens. Il est vrai que la même question principielle apparaît en physique quantique, où l'on utilise le calcul différentiel alors que les phénomènes ont probablement une structure sous-jacente discrète. Mais la réalité observable est quand même suffisamment «pseudo-continue» pour justifier ce traitement, et cela est du reste montré par l'efficacité scientifique des méthodes de la physique. (La même chose vaut pour les équations de la thermodynamique statistique.) On peut «interpoler» les points d'une courbe supposée à partir de valeurs observables extrêmement proches, et l'on peut donc calculer une quasi-dérivée. Mais un graphe dont seuls de rares points peuvent être déterminés exclut le traitement par l'analyse mathématique. Cela est vrai dans tous les domaines de l'économie, mais tout particulièrement s'agissant de capital et de production. Pour prendre un exemple frappant, mais nullement exceptionnel, une compagnie d'aviation qui veut augmenter sa capacité de transport ne peut le faire que par l'achat d'unités qui valent des dizaines de millions de dollars la pièce.

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-Tout cela revient à dire que la notion de fonction en économie est privée de validité. Une fonction est une loi qui relie de façon absolument rigide une ou plusieurs valeurs de la variable indépendante à une et une seule valeur de la variable dépendante. Mais, à supposer même que ces variables puissent être mesurées, de telles relations rigides n'existent tout simplement pas en économie. Il y a certes un grand nombre de régularités approximatives, sans lesquelles la vie réelle de l'économie serait impossible. Mais l'appréciation correcte de ces régularités et leur utilisation adéquate par les acteurs de l'économie relèvent de l'art, non pas d'une « science ». On peut être certain, en gros, que, si la demande d'une marchandise augmente face à une offre plus ou moins fixe, le prix de la marchandise va augmenter. Mais il est absurde de vouloir dire mathématiquement de combien il va le faire. De même, une augmentation de la demande entraînera, en général, une augmentation de la production. Mais la répartition du pouvoir d'achat de la demande additionnelle entre augmentation du prix et augmentation de l'offre (de la production) dépend d'une foule de facteurs qui ne sont pas mesurables et à vrai dire ne sont pas toujours assignables : par exemple, le degré d'oligopole dans la branche considérée, les estimations des firmes concernant le caractère passager ou durable de l'augmentation de la demande, etc. Les possibilités mêmes d'augmentation de l'offre (de la production) dans un tel cas ne sont pas vraiment déterminables a priori. La capacité de production en capital fixe n'est rigoureusement déterminée que dans quelques branches exceptionnelles (hauts-fourneaux, etc.). Pour la plupart des industries manufacturières, cette capacité peut varier presque du simple au triple, selon qu'il est ou non possible de passer du travail à une équipe au travail à deux ou trois équipes. Le degré d'utilisation du capital fixe est flou, et, à un degré moindre, la même chose vaut pour l'intensité de l'utilisation de la force de travail. Plus généralement, parler de « lois » en économie est un monstrueux abus de langage, en dehors, encore une fois, de quelques cas triviaux qui eux-mêmes ne sont pas susceptibles de traitement quantitatif rigoureux. Même dans la courte période, en économie «statique», l'état et l'évolution du système dépendent essentiellement des actions et réactions des individus, des groupes et des classes, qui ne sont pas soumises à des déterminismes fixes.

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Encore plus cela vaut pour l'évolution à moyen et à long terme. Celle-ci est déterminée pour parde par le rythme et le contenu des changements technologiques, lesquels sont par essence imprévisibles. S'ils étaient prévisibles, ils auraient été instantanément réalisés, comme le remarquait déjà Joan Robinson en 19511. Elle est d'autre part déterminée par l'attitude des firmes qui, outre d'autres facteurs «irrationnels», est motivée par leurs anticipations, dont rien ne garantit qu'elles seront correctes. Elle est enfin déterminée par le comportement de la classe des travailleurs, tout aussi peu prévisible (leur tendance à revendiquer, par exemple, et la possibilité de le faire avec succès, sont sujettes à des facteurs psychologiques, politiques, etc.). -Enfin, l'essentiel des raisonnements de l'économie académique concerne l'étude des situations d'« équilibre » et de leurs conditions de réalisation. L'obsession de l'équilibre a deux racines, toutes les deux idéologiques. Les situations d'équilibre sont choisies car elles sont les seules à permettre des solutions déterminées et univoques : les systèmes d'équations simultanées fournissent un masque de scientificité rigoureuse. D'autre part, les équilibres sont presque toujours présentés comme équivalant à des situations d'« optimisation » (marchés « nettoyés », facteurs pleinement employés, consommateurs réalisant leur satisfaction maximale, etc.). Le résultat en a été que, jusqu'aux années 1930, les déséquilibres persistants ou les « équilibres » catastrophiques ou non optimisants (les « équilibres » des marchés monopolistiques ou oligopolistiques, impliquant une surexploitation additionnelle des consommateurs, ou les «équilibres » de sous-emploi) ont tendu à être masqués ou relégués dans des notes de bas de page. On avait même réussi l'exploit (Pigou) de présenter des situations de chômage massif comme des situations d'équilibre plus ou moins satisfaisantes, en expliquant que les ouvriers chômeurs s'étaient en réalité «retirés du marché» parce qu'ils refusaient une baisse infime de leurs salaires pour trouver

l.«Notes on the économies of technical progress», dans The Rate oflnterest and Other Essays, Londres, MacMillan, 1952, p. 56 : « If future innovation were foreseen in full détail it would begin to be made at once... » L'argument se rencontre aussi dans des textes plus tardifs de Karl Popper, également pour montrer l'imprévisibilité du progrès technique.

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de l'emploi. (Ce genre d'âneries est encore en pleine vigueur aujourd'hui, lorsqu'on prétend que le chômage en Europe serait résorbé si seulement l'«offre de travail» devenait plus «flexible», c'est-à-dire si les ouvriers acceptaient des baisses de leurs salaires et autres avantages.) Or la situation permanente de l'économie capitaliste est une succession de déséquilibres changeants, ce qui a comme résultat de rendre à la fois les anticipations aléatoires et la structure existant à tout moment aussi bien du « capital » que de la demande pleine de «fossiles » Qoan Robinson).

La réalité effective de l'économie capitaliste « La question est, dit Alice, si vous pouvez faire que les mots signifient tellement de choses différentes. La question est, répondit Humpty Dumpty, qui va être le maître, c'est tout. »

Pendant très longtemps, la nouvelle «science économique» ne s'est préoccupée que des facteurs déterminant les prix des marchandises particulières dans des conditions d'« équilibre » statique. Les économistes croyaient ou faisaient semblant de croire que les mêmes facteurs qui déterminent le prix d'une marchandise « idéale » sous des conditions « idéales » (concurrence parfaite, etc.) détermineraient à peu près tous les prix (y compris le « prix du travail» et le «prix du capital»), lesquels à leur tour détermineraient tout ce qui se passe d'important dans l'économie : son équilibre global, la répartition du revenu national, l'allocation des ressources produites entre diverses catégories d'utilisateurs et d'utilisation, et - mais cette question restait dans un vague vaporeux - l'évolution à long terme. Tout cela devait, à peu de corrections près, dériver des courbes des coûts et des utilités marginaux, dont on pouvait « démontrer » à peu de frais qu'elles se croisaient toujours à des points optimaux d'« équilibre ». Que la caractéristique fondamentale du capitalisme soit le bouleversement saccadé et violent de l'économie et de la société, donc la reproduction incessante des discontinuités, ne semblait pas leur faire perdre le sommeil.

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Cette chanson continue à être murmurée sotto voce par les économistes académiques d'aujourd'hui, mais personne ne semble plus la prendre au sérieux. Sans doute cela est-il dû à ce que la fiction de la concurrence parfaite, pure et parfaite ou parfaitement parfaite s'est dissipée en fumée - j'y reviendrai plus bas - et qu'il est, même sur le papier, impossible de passer de la réalité de marchés oligopolistiques à des « équilibres » généraux optimisant autre chose que les profits des oligopoles ou, plus précisément, des clans qui les dirigent. Encore plus, la mondialisation effective de la production capitaliste, avec les différences colossales des conditions de production qu'elle fait apparaître entre pays anciennement industrialisés et pays «émergents», rend simplement dérisoire tout postulat d'homogénéité même approximative des marchés des « facteurs de production » à l'échelle de la planète. Pour la phase « classique » du capitalisme, soit jusqu'aux alentours de 1975, trois groupes de problèmes se posaient à toute analyse économique qui aurait voulu garder une pertinence relativement à la réalité et aux aspects de l'économie qui importent pour l'état et l'évolution de la société. Le premier, clairement défini par Ricardo et repris par Marx, est celui de la répartition du produit social («revenu national»). Il influence fortement l'allocation des ressources entre catégories («secteurs») de la production. Le deuxième est celui du rapport entre les ressources productives disponibles («capital» et travail) et la demande sociale effective, rapport dont dépend le plein-emploi ou le sous-emploi de ces ressources. Il est étroitement lié au troisième : celui de l'évolution de l'économie, c'est-à-dire de la croissance effective ou désirable de la production. Les trois groupes sont en communication étroite, puisque par exemple la répartition du revenu est le principal facteur qui règle la répartition des ressources, laquelle à son tour joue un rôle essentiel dans la quantité aussi bien que dans le contenu de l'investissement, et par là dans les évolutions futures de l'économie. Si l'on néglige les détails, les qualifications et les cas d'espèce, et si dans une première étape on fait abstraction du commerce extérieur (par exemple en considérant une économie mondiale supposée à peu près homogène), la réponse à ces questions est étonnamment simple. La répartition des revenus entre classes sociales et, à l'intérieur de chacune de ces classes, entre groupes

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sociaux évolue en fonction essentiellement du rapport de forces entre eux. Cette répartition règle en première approximation l'allocation des ressources entre consommation et investissement. En gros, les travailleurs consomment ce qu'ils gagnent, les possédants gagnent ce qu'ils dépensent 1 ; ceux-ci consomment une partie mineure de leur revenu et en investissent la majeure partie - ou ne l'investissent pas, auquel cas elle disparaît, en même temps qu'apparaît une situation de sous-emploi. Par là est aussi déterminée la répartition de l'investissement entre industries produisant des biens de consommation et industries produisant des moyens de production. L'« équilibre global » - l'égalité approximative entre capacité d'offre, soit emploi du capital et de la force de travail disponibles, et demande effective, c'est-à-dire solvable - dépend en premier lieu de la quantité d'investissement. Si l'on considère le total des salaires et des revenus des possédants destinés à la consommation comme donnés, il n'y aura équilibre que si les entreprises investissent de quoi éponger à peu près la capacité productive des industries produisant des moyens de production. Rien n'interdit qu'elles le fassent. Mais aussi rien ne garantit qu'elles le feront. Cela dépend de nombreux facteurs, parmi lesquels le principal est formé par leurs anticipations concernant la demande à venir de leurs produits 2 . Sur ces anticipations, peu de choses raisonnables peuvent être dites a priori et en général. De là les fluctuations récurrentes du niveau d'activité et les «accidents» qui peuvent aller jusqu'à des dépressions majeures ou des phases de forte inflation. Si l'on considère en première approximation

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