Pyramides: ou le principe de l'escalier 9782296570092, 2296570097

Enième ouvrage sur le problème constructif des pyramides ? Certes, mais il faut dire que celui-ci génère encore de nombr

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Pyramides: ou le principe de l'escalier
 9782296570092, 2296570097

Table of contents :
SOMMAIRE
MYSTÈRE, ÉNIGME OU MÉTHODE ?
I COMMENT ANALYSER LE PROBLÈME CONSTRUCTIF DES PYRAMIDES?
II EN QUOI CONSISTE LE VRAI GÉNIE D'IMHOTEP ?
III ÉVOLUTION MORPHOLOGIQUE ET STRUCTURALE DES PYRAMIDES ET ANNEXES
IV QUE RÉVÈLE LA PATHOLOGIE ?
V LE PROCESSUS
VI LES MOYENS
VIII LES PROCÉDÉS CONSTRUCTIFS
IX CONCLUSION GÉNÉRALE

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PYRAMIDES ou

le principe de l'escalier

Eric Guerrier

PYRAMIDES ou

le principe de l'escalier

Du même auteur

Histoire de chasser sous la mer (récit) - Arthaud 1972 Essai sur la cosmogonie des Dogon (essai) - Robert Laffont 1975 La chasse sous-marine (technique) - Solar 1980 Le principe de la pyramide égyptienne (technique) - Robert Laffont 1981 Le premier testament des dieux (essai) - Le Rocher 1981 Les dieux et l 'Histoire Sainte (essai) - Le Rocher 1982 De Bethléem à la fin des temps (essai) - Le Rocher 1983 Les pyramides - L 'enquête (technique) - Cheminements 2006 Dominici - Expertise du triple crime de Lurs (essai) - Cheminements 2007 La réparation (roman) - Cheminements 2007 Mathusalem export (roman) - Edi1ivre 2009 Que l'avenir redevienne un rivage (roman) - Edilivre 2010 Un roman d'Algérie (roman) - Les Éditions du NET 2012 *

© L'Harmattan, 2012 5-7, rue de l'Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

http://www.librairiehannattan.com [email protected] hannattanl @wanadoo.fr ISBN: 978-2-296-57009-2 EAN: 9782296570092

«

L 'évidence nuit à la démonstration.

»

Henri Poincaré

Nous sommes en effet, et c'est une des grâces de l'Histoire, des nains ju­ chés sur le dos de géants. » «

Bernard de Chartres

Pour ma femme, sans la patience de qui un tel travail n'aurait jamais pu aboutir et à mes anciens étudiants avec et pour qui j'ai beaucoup appris

mémoire est d'abord reconnaissante au grand Jean-Philippe Lauer qui m'a, il y a trente-cinq ans, aimablement reçu, ensuite à celle de mon ami et regretté collègue Pierre de Broche des Combes, plasticien et grand helléniste. enfin à celle de Robert Sagot. éminent astronome. Mes remerciements vont ensuite à Michel Baud, égyptologue, qui m'a accueilli et aidé, mais sans complaisance, à Huy Duong Bui 1 , pour les précisions qu'il m'a aimablement données, comme pour le renfort que son travail a apporté à mon hypothèse. à Gilles Donnion. pour les do­ cuments et avis qu'il m'a également transmis sans hésiter, à Gennaine Aujac, helléniste très distinguée, et à tous ceux qui ont répondu à mes questions, enfin à mon ami architecte Michel Lagrot, qui a tout relu et corrigé avec une pointe sèche. Enfin, que Jean-Pierre Houdin, Joseph Davidovits, Pierre Crozat et quelques autres, m'excusent d'avoir exer­ cé aux dépens de leurs thèses, un esprit critique indispensable en ma­ tière de méthode. 1.1a

*

X, Mines, docteur es sciences, directeur de recherche au CNRS, Académie des sciences, professeur à l'École polytechnique, etc.

MYSTÈRE, ÉNIGME OU MÉTHODE ?

«

Toute recherche est d'abord polémique» Gaston Bachelard

À quoi bon un nouveau travail reprenant, pour la énième fois, le problème constructif cent fois rebattu, des pyramides de l'Ancien Empire ? Oui ! à quoi bon, et au risque certain d'agacer d'abord le monde des égypto­ logues, et peut-être mème de lasser le public averti . . . sans parler de tous les divers techniciens, qui ont inventé, chacun, des réponses et solutions diffé­ rentes ? Et pourtant, comment se fait-il, à la [m, qu'on sache peu ou prou comment ont été bâtis tous les édifices du monde à travers l'Histoire, et que seul le chantier des grandes pyramides semble résister, et ce malgré le nombre des procédés déjà proposés, dont aucun n'obtient l'adhésion générale, très loin s'en faut ? Si cette question purement technique semble se dérober, ne serait-ce pas qu'elle est sans doute plus complexe qu'il n'y paraît ? En effet, soit la ques­ tion est mal posée parce que le problème est mal perçu, soit sa résolution fait appel à des notions peu ou mal maîtrisées. Soit les deux à la fois, bien sûr. En paraphrasant à peine Tocqueville, il apparaît qu'une idée simpliste mais fausse, s 'impose toujours face à une idée juste mais complexe. Ou alors pré­ fère-t-on s'en tenir au frisson du mystère ? Cette question de construction est traitée d'un côté par des égyptologues à la fois archéologues, et de l'autre par des architectes et divers ingénieurs, voire des amateurs. Nous désiguerons les premiers par scientifiques, tandis que nous regrouperons les seconds en techniciens. Et nous désiguerons comme amateurs, toutes sortes de gens, mème hautement spécialisés, dont les com­ pétences n'ont aucun rapport avec les questions de construction. Peut-on, sans faire preuve d'outrecuidance et sans aucune volonté de fâcher qui­ conque, avancer que, par rapport à l'ensemble de la question, scientifiques et techniciens ne sont, sauf cas particulier et moi y compris, que des « demi-sa­ vants », au sens qu'en donne Pascal.

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Ainsi, les scientifiques ne sont-ils que très exceptionnellement experts en problèmes théoriques d'ingénierie des structures, même seulement bâties en pierres. Et c'est normal, car cette attitude d'esprit ne relève ni de leur forma­ tion académique 2 , ni de leur métier sur le terrain. l\1ais, va-t-on protester, au moins quelques égyptologues archéologues n'ont-ils pas été, comme l'emblé­ matique Jean-Philippe Lauer, ou ne sont-ils pas, comme Audran Labrousse, architectes ou encore ingénieurs, donc apparemment des savants à part en­ tière. Certes oui, du point de vue de leurs cursus académiques, mais leur mé­ tier d'égyptologue archéologue n'a-t-il pas fini par prendre le dessus, autant sur le plan théorique que sur celui de la pratique ? Et, par le développement d'une démarche méthodique, on va en comprendre le pourquoi. Les techniciens (comme moi le premier) ne sont d'abord que plus ou moins avertis en matière d'archéologie et d'égyptologie. Et, à la différence des scientifiques, s'ils appliquent certaines connaissances académiques d'ordre technico-scientifique, leurs métiers ne consistent pas à pratiquer la méthode scientifique, mais à mettre leurs connaissances en jeu pour inventer des pro­ jets. Du coup, la plupart des techniciens font preuve, dans le domaine de l'ar­ chéologie égyptienne, d'un réel défaut d'expertise 3 en matière de structures, de processus de chantier, de procédés constructifs et de pathologie des constructions en pierre. Ce n'est donc pas chez eux un défaut d'inventivité technique, mais bel et bien un défaut soit de discipline archéologique, soit de diaguostic structural, soit des deux à la fois. Peut-on commencer par s'étonner qu'à de très rares exceptions près, aucun, scientifique 4 ou technicien 5, ne s'est sérieusement préoccupé, non pas des procédés constructifs, mais d'abord des principes structuraux régissant le massif des édifices de l'Ancien Empire, et pas seulement celui des pyra­ mides d'ailleurs. Qui a cherché à identifier l'existence méme de ces struc­ tures, et s'est ensuite intéressé à les décrire précisément, puis à en analyser les fonctionnements statiques et dynamiques ? Car, qui l'aurait fait, se serait déjà aperçu que, nulle part ailleurs dans toute l'histoire universelle de la 2

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S

À ma connaissance, il n'existe nulle part d'enseignement académique sur les questions structurales propres aux pyramides, dont on assimile donc, et sans autre forme de procès, les problèmes à ceux de la construction classique dans notre civilisation occidentale, c'est-à-dire depuis la Grèce jusqu'au néo-classicisme. Expertise n'est pas employé ici en lieu et place de compétence, dont il n'est pas synonyme. En effet, l'expertise désigne lllle méthode d'investigation qui s'exerce dans llll strict domaine de compétences. Toujours à ma mooeste cOIlllaissance en égyptologie, les premiers sont R.K. Lepsius, L. Borchardt, et G. Jéquier, puis aujourd'hui M. Baud, J-P. Corteggianni, J-Cl. Goyon, A. Labrousse, R. Stadelmann, M. Valloggia, etc. Comme A. Choisy, architecte et H. Strub-Rœssler, ingénieur (que nous retrouverons) ou encore le « presqu'architecte » G. Dorrnion (que nous retrouverons aussi), au contraire des techniciens qui ne préIlllent pas en réel compte l'état archéologique des structures du massif comme L. Albertelli, P. Crozat, J-P Houdin, 1. Kérisel, M. Minguez, 1. Rousseau, etc, etc, sans parler des amateurs, même spécialistes en leur discipline, comme K. Mendelsshon, 1. Davidovits et autres. -8-

construction, de la préhistoire à nos jours, on ne retrouve la mise en œuvre de tels principes structuraux 6 ? En fait, les scientifiques se montrent extrêmement circonspects sur le sujet technique. En effet, si leurs publications abordent à la rigueur quelques pro­ cessus de chantier, ils ne s'aventurent guére jusqu'aux procédés constructifs, et surtout ne s'attaquent que très accessoirement aux questions de structures. Et on les comprend. Encore une fois, ces questions ne sont pas au centre de leur formation ni de leur métier. En revanche, la quasi-totalité des techni­ ciens se préoccupe seulement d'inventer par quels procédés et éventuelle­ ment processus, les Égyptiens ont bien pu faire appel pour élever les pierres. Et, de plus, ils s'en prennent directement et exclusivement à la Grande Pyra­ mide. Sans doute selon le principe que qui peut le plus peut le moins. Soit. l\1ais faut-il rappeler que la Grande Pyramide n'est pas une construction unique et originale, émergée ex nihilo et demeurée sans suite. Elle se situe dans la parfaite continuité d'un enchaînement de chantiers commencés par Djeser, environ un siècle plus tôt. Et ce délai d'un siècle apparaît déjà assez conséquent pour qu'au moins les processus de chantier et procédés construc­ tifs aient eu tout le temps d'émerger et de se perfectionner jusqu'à atteindre, en effet chez Kheops, à certaines des plus extrêmes limites permises par les matériaux et moyens de l'époque. Mais s'en tenir à la seule pyramide de Kheops, c'est oublier aussi que l'ensemble de la séquence des chantiers s'est poursuivi ensuite sans discontinuité jusqu'à la fin de VI' dynastie, c'est-à­ dire pendant près de quatre siècles encore. Sans doute y a-t-il eu quelques aléas dynastiques et économiques. Sans doute constate-t-on certaines évolu­ tions techniques, et des différences d'un édifice à l'autre dans le parti des dispositifs intérieurs. l\1ais une analyse structurale du massif, appliquée à la séquence archéologique complète sur environ cinq siècles, de Djeser à Pepi II, montre une grande homogénéité technique dans les principes de structure comme dans les pratiques constructives. Et nous allons voir que ces niveaux conceptuels et pratiques, se retrouvent régis par un principe commun, que nous appellerons le principe de l'escalier, à commencer par le symbole reli­ gieux d'un ascenseur de l'âme du roi, qui a sous-tendu le parti morpholo ­ gique ce type d'édifice. La première erreur élémentaire de méthode consiste donc à ne poser que le probléme de la Grande Pyramide, à laquelle tous les techniciens ajoutent une seconde erreur qui est de passer directement à la seule question de savoir comment les pierres ont pu être élevées, en de telles quantités et à de telles 6

De façon académique, selon ce qu'on admet aujourd'hui dans notre corpus archéo­ logique de la construction. Car, à dire vrai, il semblerait que certains tumu/i méga­ lithiques, les pseudo-pyramides méso-américaines (mayas, toltèques, aztèques, etc) ou sud-américaines (Caral au Pérou) et encore chinoises, possèdent des structures internes de leurs massifs comparables à celles des pyramides de l'Ancien Empire. Mais, à ma connaissance, aucune investigation n'a été menée précisément en ce sens sur ces monuments, pour pouvoir en discuter sérieusement.

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altitudes. Qu'on imagine : sans roue ni grue, ni poulie, ni cabestan, ni même aucune pièce rotative, donc en l'absence d'un minimum de véritables ma­ chines de levage ! Et en effet. Mais déjà, n'est-ce pas là un état techno-lo­ gique désormais de plus en plus difficile à imaginer par nos mentalités habi­ tuées, depuis Rome et plus encore avec l'évolution exponentielle de nos mo­ dernes engins motorisés et robotisés, à ne plus rien pouvoir manipuler sans machines, de plus en plus sophistiquées et automatisées. De plus et curieusement, dès qu'il s'agit de dire selon quel processus 7 et par quels procédés 8, les pyramides (mais pas seulement elles, d'ailleurs) ont été construites, tout le monde fait comme si ces édifices n'étaient que d'énormes tas de pierres empilées en simple tas de charge, sans autre structure 9 in­ terne qu'un grand libage 10 horizontal relativement homogéne. Or, on va voir que c'est cette sorte de postulat simpliste, qui bloque la question dans l'im­ passe. Mais pourquoi contester ce postulat cause-t-il plus que de l'agacement dans le monde des scientifiques, et surtout parmi ceux qui ont aussi l'une des formations de constructeur ? Car il faut bien prendre acte que l'archéologie égyptienne n'a pas réussi à apporter une réponse académique satisfaisante, qui puisse être généralement admise et faire consensus, tout en mettant [m à une mauvaise dispute qui apparaît en fait comme plus polémique qu'un vrai débat critique, sérieux et techniquement fondé. Ainsi, « faute de mieux » , la majorité des scientifiques s'est-elle ralliée au procédé par rampes. Sans plus, ni surtout s'engager dans le détail comme le font au contraÎre les techniciens. Tout juste, chacun choisit-il le principe de l'une des multiples configurations de rampes (Fig. 1), dont nous ferons l'analyse technique en temps utile. En attendant, aucun type de rampe ne recueille un minimum d'assentiment général parmi les scientifiques. Loin s'en faut. . . Et pour cause, de simple bon sens, comme nous le montrerons également en temps utile. Au passage, comment ne pas s'étonner du peu de crédit qui est fait, à ce propos, au génie des constructeurs égyptiens. En effet, pourquoi, se montrant si hardis et in­ telligents en matière de conception et de prouesses techniques, comme nous le verrons, auraient-ils été aussi niais en matiére de processus de chantier et de procédés constructif? Ce vide académique permet à un véritable concours Lépine de se poursuivre inlassablement entre techniciens et amateurs en tout genre, pour inventer chacun son ou ses procédés de levage. Mais, nouvelle erreur de méthode, si tous font preuve d'un incontestable génie inventif, aucun ne commence par 7 8

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Voir lexique en annexe. Ibidem. Attention, on trouve trop souvent employé le mot structure pour tout et n'importe quoi, notanunent pour désigner les aménagements intérieurs tels que chambres, couloirs, etc, ce qui est llll flou de langage propre à engendrer toutes les confusions. Nous dOIlllons, en aIlllexe, me définition du mot structure en matière constructive. Ibidem. - 10 -

poser les questions dans le bon ordre, ni surtout par les envisager à partir des états et données archéologiques des massifs. Ce qui apparaît d'ailleurs comme normal, puisque le point de vue archéologique ne leur est pas fami­ lier, alors qu'inventer met à contribution à la fois leur formation, leur métier et leur plaisir. Or, dès lors qu'il s'agit de résoudre un problème archéolo­ gique, cette belle et plaisante aptitude à l'invention, devient un parfait handi­ cap agissant exactement à contresens. D'ailleurs chacun expose son inven­ tion comme une découverte, dont il est persuadé de la réalité indiscutable, alors mèrne que tous les procédés ne sont que des inventions extrèrnement diverses, comme par exemple les tunnels de Jean-Pierre Houdin ou les « sucres » mathématiques de Pierre Crozat. . . jusqu'à l'extravagance des écluses de Manuel Minguez ou du tout en béton de Joseph Davidovits et consorts.

Figures 1 Les six principaux types de configuration de rampes classiquement pro­ posés. En A et B, les deux configurations de rampes frontales se/on J-Ph. Lm/er. En C, la rampe pourpyramide à degrés se/on H. Hoischer, également admise par Lmter. En D, la rampe adossée se/on D. Arnold, adoptée par J-P Adam. En E, la rampe en­ veloppante se/on Georges Gayon 11. En F, les quatre rampes enveloppantes se/on D Dunham (A1usée de Boston). Mais il y a bien d'autres configurations, notamment avec des rampes multiples. On notera déjà que, sauf en figures A et B, les virages sont impossibles avec des traînemtx tractés par des files de haleurs. Nous y revien­ drons, bien sûr. -

Mais hélas, il y a pire : devant l'apparente résistance d'une question pourtant exclusivement technique, et ce depuis bien avant l'époque contemporaine, la pataphysique et l'ésotérisme ont depuis longtemps pris le relais. Avec eux, des affirmations purement spéculatives et indèrnontrables prétendent mettre en jeu des connaissances et des magies perdues, lesquelles auraient permis Il

Ne pas confondre Georges Goyon et Jean-Claude Goyon, tous deux égyptologues, qui sont séparés par plus d'lllle génération, et n'ont surtout aucllll lien de parenté. - 11 -

de défier les lois les plus élémentaires et les moins contestables de la Phy ­ sique. Et la question s 'en retrouve techniquement mystifiée, et drapée dans l'ombre du mystère. L'éminent Jean-Philippe Lauer lui-méme, n'a-t-il pas intitulé un de ses ou­ vrages destiné au grand public, « Le mystère des Pyramides » 12 Et il n'est pas le seul scientifique à avoir usé imprudemment de ce mot de mystère (mais n'est-ce pas sous la pression de leurs éditeurs, et à leur corps défendant bien sûr ?). Quoi qu'il en soit, de façon indirecte, n'ont-ils pas ainsi conforté la part du grand public friande de sensations, et au passage les ésotéristes, dans l'idée que l'archéologie et la technique seraient bien forcées de recon­ naître leur impuissance face à l'existence d'un mystére d'ordre technique. Or, bien sûr, il n'en est rien. Et cet ouvrage se propose de le montrer, non pas en inventant de nouveaux procédés destinés à faire preuve de ma propre créativité d'architecte, mais en reprenant méthodiquement la question struc­ turale et constructive dans l'ordre, c'est-à-dire depuis ses prémisses qui sont ici d'abord archéologiques. Immédiatement, apparaît un premier piège qui se cache dans l'emploi des mots. En effet, la réponse à une question de construction, c'est-à-dire tech­ nique, peut-elle relever du mystère ou alors de l'énigme ?

Mystère ou énigme ? Un mystère est une question à laquelle la réponse serait, par essence méme, inconnaissable à l'entendement humain, donc sans autre réponse que l'acte de foi. C'est pourquoi le mystère se trouve au cœur du mécanisme religieux. Et, bien sûr, tout ce qui relève d'impératifs religieux dans les pyramides, comme par exemple les dispositifs des chambres, recèlera toujours, sans au­ cun doute, une grande part de mystère. Mais il ne faut pas mélanger. Car, par définition même, il ne peut y avoir de mystère en matière purement tech­ nique. La technique, fruit raisonné et expérimental de l'esprit humain, ne peut relever de l'inconnaissable. Pourtant, direz-vous, il arrive qu'un pro­ blème technique résiste à l'investigation et apparaisse, du coup, comme mystérieux. En effet, et c'est par ce genre de détour que les prestidigitateurs et autres magiciens, construisent leurs illusions. Et il est vrai que ces illu­ sions résistent magnifiquement, alors même que tout le monde sait qu'il s'agit d'une savante mystification purement technique.

À la différence du mystére, une énigme est une question dont la réponse n'est simplement pas (encore) connue. Et c'est donc bien le terme qui doit s'appliquer à celles des questions constructives concernant les pyramides qui 12

Presses de la Cité - Paris 1974. Le mot est aussi employé dans le titre de l'ouvrage de Gilles Dorrnion et lean-Patrice Goidin, Les nouvemtx mystères de la Grande Pyramide, Albin Michel - Paris 1987, etc. - 12 -

n'ont pas encore trouvé de réponses académiques. Tel Œdipe confronté à la question posée par le Sphinx, pour trouver la réponse il faut donc d'abord savoir qu'elle existe, et ensuite réfléchir correctement pour la résoudre. C'est alors qu'il faut se rappeler le célèbre adage qui veut qu'« un problème non résolu provienne souvent d'une question mal posée », ou, pourrait-on rajouter, mal perçue, donc mal comprise. Et si, à propos des pyramides, c'était la manière d'envisager la question constructive qui avait en effet été mal engagée . . . dès la fin de l'Ancien Empire ?

La question aurait-elle donc été mal posée, mal perçue et/ou mal com­ prise ? Comment, de nouveau et sans outrecuidance, imaginer qu'aucun de tous ceux qui s 'en sont préoccupés, scientifiques, techniciens et même amateurs, souvent grands professionnels et hautement titrés, n'ait jamais commencé par poser correctement la question ? Et pourtant, la suite de ce travail va montrer que c'est sans doute d'abord et en bonne partie le cas, et principalement à cause d'une question de percep­ tion du problème. Car cette perception est conditionnée a priori par un consensus académique, très généralement admis et surtout répété sans exa­ men critique. Et c'est dans cette répétition, que se situe la véritable énigme concemant la construction des pyramides. Car, répétons-le, il ne peut y avoir de mystère, pas plus en cette matière que dans tout problème technique. l\1ais alors, pourquoi ces querelles d'experts qui fmissent par induire dans l'esprit public l'idée absurde que la technique serait finalement aussi subjec­ tive que n'importe quelle forme d'intime conviction ? En l'occurrence, dans une querelle de cet ordre, ce n'est pas tant la technique qui est cause, que l'ego, la réputation et la carrière de chacun des experts. Et il n'y a pas d'autre moyen de se sortir de ce genre de mauvaise querelle faussement technique, que de s'en tenir à l'objectivité des arguments de méthode, et non aux affirmations d'autorité académique et de réputation. Il est certain qu' ésotéristes et amateurs de mystère préféreront toujours continuer à considèrer la question comme insoluble de façon technique. Car le mystère est une forme indéniable de plaisir, et qui s'autoexcite indéfmi­ ment. En revanche, il est vrai que la résolution d'une énigme ne procure de réel plaisir, mais combien intense, qu'à celui qui parvient à en trouver la clé. Hélas, le plaisir d'Œdipe ne se partage guère. Et pire, le cri d'Archimède in­ supporte aux oreilles de ceux qui n'ont pas trouvé, tandis qu'il devient en­ suite un « principe » , que les écoliers apprennent sans aucun plaisir, tant il leur semble relever de l'évidence. Il est donc dommage que toute énigme ré­ solue tarisse ainsi une source de frisson ineffable. Dommage en effet, mais si on veut cerner la réalité d'un problème technique, il faut choisir son camp.

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Donc, comment poser correctement la question ? Si, de nouveau, la question n'est pas outrecuidante, pour l'introduire, mon­ trons comment la dernière des thèses 13 par rampe-tunnel intérieure, validée par la puissance informatique, à grand renfort de sponsoring et de médiatisa­ tion, se fourvoie complètement à cause d'une simple question de méthode. Et nous allons l'illustrer en voyant comment un célèbre journaliste d'investi­ gation 14, embarqué par imprudence dans cette aventure médiatique, s'y mé­ prend d'un point de vue méthodologique. Il commence par concéder honnê­ tement qu'il n'a « aucune compétence pour évaluer la pertinence d'une théorie sur l 'architecture des pyramides » . Mais déjà, peut-on faire remar­ quer que la question ne concerne en rien le domaine de la théorie (la­ quelle ?), et encore moins celui de l'architecture. Car il s'agit exclusivement d'un problème d'archéologie mettant enjeu l'ingénierie de la construction en pierre, sans aucune implication d'ordre architectural. Mais notre journaliste se dit néanmoins en mesure de juger quand il s'agit ou non d'un travail à ca­ ractère scientifique. Et d'énoncer les cinq critères qui, selon lui, fondent ce caractère.

1 � critère: « compétence reconnue certifiée des auteurs » dans le domaine concerné. Bien sûr, et c'est le moindre des préalables 15 Mais le label acadé­ mique, présomption de compétence minimale, n'est pas suffisant pour garan­ tir la validité de conclusions, pas plus que l'argument d'autorité. 2' critère: « une idée radicalement nouvelle » . Cette fois ce n'est nullement une condition nécessaire. Car 1'histoire des découvertes scientifiques montre que, justement, il suffit souvent de reposer correctement le problème et de 13

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Jean-Pierre et Henri Houdin, La pyramide de Kheops - Editions du Linteau - Paris 2003. Jean-Pierre Houdin et Bob Brier, Le secret de la Grande Pyramide - Fayard Paris 2008. Aux livres, s'ajoutent surtout le mécénat de Dassault Systèmes, des conférences et projections à la géode de La Villette, des films TV, des sites Internet, des expositions, lllle association de soutien, llll service de presse, etc, etc. Pourquoi le qualifier de « grand » ? Car, comme le disait Camus, « il n'yen a que de bons ou de mauvais », et celui-ci est llll bon, malgré ce qu'on peut penser en lisant la suite, laquelle montre seulement qu'il s'aventure ici dans llll domaine technique dont il n'est, de toute évidence, pas suffisanunent familier. En l'occurrence, peut-on préciser que, si Jean-Pierre Houdin est bien architecte, et son père grand ingénieur en ouvrages d'art, ils n'ont, curieusement et à les lire mais de toute évidence, aUCllll diagnostic ni expertise en matière d'archéologie, mais aussi d'ingénierie des structures en pierre, ni en matière de pathologie de ce geme de structures. Et que dire alors de l'égyptologue Bob Brier, spécialiste des momies ? Spécialité qui jette lllle sérieux doute de la validité de son expertise et de sa caution en matière de construction. Enfin le géant de l'ingénierie informatique Dassault Systèmes, qui a mcxlélisé et testé la faisabilité des procédés et processus de Jean­ Pierre Houdin, a mis en œuvre llll formidable outil de calcul et de simulation, mais n'a, à notre connaissance, aUClllle expertise en matière archéologique, ni même de réelle spécialité en ingénierie des structures en pierre, sans parler d'expertise en matière de pathologie particulière à ces structures. - 14 -

faire, par exemple tel Pasteur ou Darwin, des observations de simple bon sens qui avaient échappé auparavant, et comme toujours à cause d'a priori académiques trop vite et généralement admis 16

3' critère: « avoir accompli une véritable recherche scientifique pour pas­ ser de l 'intuition, essentiellement qualitative, à une analyse rigoureuse à base quantitative » . C'est ici poser le problème en des termes à la fois trop vagues en mèrne temps que limitatifs. En effet, d'abord l'intuition en matière scientifique n'est pas toujours, loin s'en faut, « essentiellement qualitative » . Ensuite, une « recherche scientifique » n'applique pas la même méthode en physique nucléaire, en archéologie ou en sociologie. De plus, la recherche scientifique ne consiste pas seulement en analyses « à base quantitative » , mais à mettre en jeu une méthode et des protocoles adaptés à chaque objet, où les analyses quantitatives ne sont que l'un des moyens éventuels. Dans le cas présent, 1'« analyse rigoureuse à base quantitative » serait représentée par la modélisation et la simulation informatiques. Or ce ne sont là que d'ex­ traordinaires moyens mathématiques de représentation et de calcul, mais en aucune façon une dèrnarche de probation archéologique. Tout juste ces outils permettent-ils de représenter, de tester et d'optimiser la faisabilité théorique d'un processus en fonction de procédés.

4' critère: « expliquer l 'amnésie collective » qui a fait oublier la technique de construction des pyramides. Est-il besoin de rappeler que l'histoire en gé­ néral et celle de l'archéologie en particulier, sont pavées d'« oublis » de ce genre. Et d'ailleurs, en quoi une explication de cette nature, relevant cette fois de la discipline historique, serait-elle un critère de reconnaissance du ca­ ractère scientifique d'une hypothèse en matière de construction ? Car, si on y regarde bien et comme on le verra, l'amnésie n'est ici pas aussi complète qu'on veut bien le proclamer. 5' critère: « prouver que les Égyptiens ont bien utilisé cette méthode » . Voi­ là bien, cette fois, le seul critère décisif en archéologie. Mais, là encore, il ne s'agit pas à proprement parler d'une « méthode >>, mais d'un type de structure, d'un processus de chantier associé à des procédés constructifs. En matière archéologique, ni les modélisations, ni les simulations informatiques, qui sont ici avancées comme quasi-preuves, ne prouvent quoi que ce soit. Elles ne font que tromper le public par la magie de la simulation en 3D associée à l'argument d'autorité mathématique. Car, en matière d'histoire et plus spécia­ lement d'archéologie, il ne faut surtout pas confondre le possible avec le pro­ bable, et encore moins avec une certitude. À ce compte, comme tous les in16

Au passage, la thèse de la rampe-trnmel intérieure dont il est question, n'est pas vraiment me idée nouvelle, car elle avait déjà été avancée, mais il est vrai avec des configurations complètement différentes, au moins par Luis Garcia-Gallo, De las mentidas de la Egiptologia a las verdades de la gran piramide - Bilbao, 1978, et Jean Rousseau, Construire la Grande Pyramide - L'Harmattan - Paris, 2001. - 15 -

grédients étaient à portée de 1'homme des cavernes, il aurait dû inventer la poudre noire . . . Bref. En matière de méthode, comme en toute matière scientifique, et au contraire de toute démarche technicienne créatrice, pour opérer une reconstitution archéologique, il faut procéder non par invention, mais par hypothèse. Et le seul critère de validation d'une hypothèse et d'évaluation de sa probabilité, réside dans sa fécondité au regard des divers contextes, constats et données. En revanche, outre la garantie donnée par la rigueur de la méthode, la certi­ tude ne peut être établie ici que par la mise au jour archéologique, c'est-à­ dire la seule vérification expérimentale qui soit possible en ce domaine scientifique particulier 17. Pour aborder de façon dite scientifique, une question technique d'ordre ar­ chéologique, faut-il rappeler qu'il n'y a qu'une seule méthode ? Et c'est sa mise en œuvre qui permet de considérer qu'une hypothèse en ce domaine est recevable ou non d'un point de vue scientifique :



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Posséder les champs de compétences adéquates, bien sûr, mais pas seulement la certification académique. Procéder d'abord à une revue critique du corpus déjà établi sur le sujet et ses contextes, ce qui veut dire, a minima, citer ses sources afm qu'elles puissent être consultées, discutées, voire contestées ou rejetées. Poser correctement le problème. l\1ais pour cela, il n'y a, hélas, aucune recette, et c'est pourquoi la dèmarche scientifique est si peu naturelle à l'esprit humain, donc si difficile sans une formation à une discipline. Et il faut commencer par se défaire, autant que faire se peut bien sûr, de tout a priori, y compris implicite, sinon inconscient. Puis surtout s ' as­ treindre en permanence au rappel de cette discipline, c'est-à-dire jeter au fur et à mesure les fausses clés, et non tenter de forcer les données, quitte à nier l'existence même d'une donnée contrariante ou, pire, à en inventer qui s'adaptent à des clés fabriquées à l'avance.

4°_ Poser les hypothèses de travail et établir précisèment les protocoles d'investigations à partir des données établies par l'archéologie et confrontées à l'ingénierie de la construction en pierre. Et, faut-il encore insister, ce ne sont pas les données qui doivent se plier aux hypothèses. Ni aucune donnée ne doit être exclue, au moins sans une discussion cri­ tique approfondie. 17

Une magnifique illustration en a été dOIlllée à MeïdoUITI, par les travaux de Gilles Dormion associé à Jean-Yves Verd'hurt. Leur hypothèse, basée sur me méthode d'analyse architectonique d'lllle parfaite rigueur, a été vérifiée par endoscopie. Chez Kheops, l'hypothèse de Dormion, bien que menée avec la même rigueur, demeure à l'état de probabilité, faute des autorisations nécessaires pour la vérifier ou l'invalider. Mais, en attendant, la fécondité de l'hypothèse demeure, et lui assure lllle bOIllle probabilité dans l'ordre de la méthodologie théorique. - 16 -



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Procéder enfin aux vérifications possibles in situ, bien que, dans le cas des pyramides, il soit difficile d'en obtenir les moyens techniques et fi­ nanciers, sans parler des autorisations. Rappelons que les nouvelles technologies non destructives qui permettent de sonder les ouvrages sans porter atteinte à leur intégrité, ne donnent que des preuves indi­ rectes, c'est-à-dire relevant d'interprétations souvent très sophistiquées et discutables. Elles doivent donc être soumises à des protocoles extrê­ mement précis, incluant explicitement l'absence d'a priori sur le choix des données, comme sur le résultat escompté. Pour que leurs interpréta­ tions deviennent une présomption de preuve, il faut, dans chaque cas, passer par une « dispute » , dans le sens que la théologie avait donné à ce genre de discussion, en y incluant l'indispensable « avocat du diable » . En matière d'archéologie, répétons qu'aucune simulation in­ formatique ne peut remplacer le constat, et encore moins le forcer, ni contredire son évidence.

Conclusion Aucun arsenal méthodologique ne suffit complètement à résoudre une énigme. Encore faut-il aussi un peu de ce qu'on appelle la chance, et qui re­ lève en fait de l'insupportable dépendance au hasard. Car personne ne sait ce qu'il s'est passé dans la tête d'Imhotep, dans celle des architectes de Kheops, ou dans celle de Champollion. Personne ne peut dire ce qui fait que certaines relations se nouent dans un cerveau plutôt que dans un autre, faisant, tout à coup, jaillir l'étincelle qui met sur la bonne voie, en menant d'abord vers la bonne hypothèse. Mais au moins, comme en toute discipline, faut-il, devant chaque difficulté nouvelle, mettre en œuvre une analyse inédite et adaptée. Ensuite faut-il de la méthode, toujours de la méthode, plus de la rigueur, et encore de la rigueur. Enfin, difficulté majeure pour l'ego de tout chercheur : ne pas hésiter à tout remettre en cause, y compris ses convictions les plus chéres, admettre qu'il a pu se tromper, et tout reprendre autrement. Rappe­ lez-vous, « Centfois sur le métier » ..

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1 COMMENT ANALYSER LE PROBLÈME CONSTRUCTIF DES PYRAMIDES?

Avant de pénétrer dans la masse de ces édifices, et de farfouiller dans leur ventre de pierre, non à la recherche de chambres cachées, mais des struc­ tures de leur massif, prenons la mesure de la démarche adéquate. C'est une démarche d'expertise qui n'a rien de commun avec celle du concepteur de tout projet nouveau. Car, répétons que ce contre-sens conceptuel et métho ­ dologique est l'un des premiers écueils sur lequel les techniciens modemes font naufrage, sans méme se rendre compte qu'ils prennent le probléme très exactement à l'envers. Parmi les scientifiques, Jean Leclant m'avait écrit que la question de l'énigme constructive concernant les pyramides, devrait trouver une réponse aussi simple et évidente que la traduction des hiéroglyphes par Champollion à partir de la Pierre de Rosette 18 Et il me rappelait le célèbre adage de Boi­ leau : « Ce qui se conçoit bien s 'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément » . Certes. Mais déjà, aucun équivalent de la Pierre de de Rosette n'a encore été mis au jour concemant le chantier des pyramides. En­ suite ce n'est pas aussi simple quand il s 'agit d'exposer une question tech­ nique, surtout inédite et beaucoup plus complexe qu'on ne le croit selon des a priori trop généralement admis sans un minimum critique. Car, comme pour les hiéroglyphes d'ailleurs, sa simple compréhension nécessite quelques bases qui, outre l'archéologie, mettent surtout en jeu la définition des prin­ cipes de structures, leurs fonctionnements statiques et dynamiques, la résis­ tance des matériaux, enfin la pathologie de ce type de construction en pierres, le tout appliqué au cas d'édifices particuliérement énormes, de plus d'un modèle parfaitement original dans l'histoire, non pas seulement de l'ar­ chitecture, mais bien de la construction 19

18 19

Peut-on rappeler, avec tout le respect dû à sa mémoire, qu'il était historien spécialiste de XXV' dynastie, mais pas archéologue de terrain ni surtout expert en construction. À la réserve près que nous avons faite en note 6. - 19 -

Et voilà justement où se situe un autre piège qui ne semble guère avoir été identifié. L'originalité des pyramides ne tient pas tant à leur forme, ni mème à leur énormité. Elle se trouve dans leurs principes constructifs qui de­ meurent, sinon pas perçus du tout, du moins mal perçus et mal identifiés, donc méconnus et mal définis, ce qui aboutit à une prise en compte erronée des données nécessaires à la résolution d'un problème constructif original. Car, à peine ce problème abordé, il apparaît immédiatement que l'adage de Boileau devrait ici s'énoncer très exactement à l'envers : comment conce­

voir clairement et énoncer aisément ce dont les mots pour le dire n 'existent même pas ? Qu'est-ce à dire ? Que déjà la simple description, purement technique, des monuments d'Égypte, et plus particulièrement des pyramides, comme surtout de leurs principes constructifs, pose d'abord un problème de langage, c'est-à-dire de vocabulaire et donc des concepts et sous-entendus qu'il véhicule.

La question du vocabulaire descriptif En effet, comment espérer comprendre des édifices ne pouvant commencer par être décrits avec un vocabulaire dont les différents contenus descriptifs en matière d'architecture et de technique constructive, ne soient d'abord connus, donc identifiables et compréhensibles par tous de façon acadé­ mique ? Car il apparaît que, sinon un véritable vide, du moins un flou important existe pour nommer correctement certains éléments et ouvrages principaux constituant au moins les pyramides. Et ces élèments et ouvrages sont non seulement uniques dans l'histoire de l'architecture et de la construction (de nouveau à la réserve près déjà faite en note 6), mais ils ne sont entrés dans le corpus de cette histoire acadèmique que tardivement, dans un chapitre pure­ ment archéologique, et de plus, propre à la seule Égypte antique. Ainsi, notre vocabulaire technique classique montre-t-il à leur sujet une vraie indigence, masquant une difficulté d'autant plus sournoise qu'elle passe très génèrale­ ment inaperçue. D'ailleurs, certains s'agaceront sûrement de ce qu'ils consi­ dèreront ici comme un simple « pinaillage » sur les mots. Pourtant la diffi­ culté est si réelle qu'elle engendre une part importante du « mystère » constructif des pyramides. En effet, en ce domaine, ce qui est innommable et indicible dévoie les questions techniques en direction de la pataphysique et de l'ésotérisme. Or la technique n'a rien à faire avec la pataphysique ni avec l'ésotérisme, et les problèmes qu'elle pose ne peuvent sûrement pas y trou­ ver la moindre résolution. Il faut donc commencer par prendre l'exacte mesure du fait que tout notre vocabulaire descriptif est issu de la géographie et de l'histoire proprement - 20 -

européennes. Plus particulièrement, tout notre vocabulaire académique de l'architecture et de la construction, nous vient de l'histoire monumentale de nos modèles d'édifices, histoire principalement fondée sur la tradition gréco­ romaine puis médiévale, renaissante et baroque, puis néoclassique. Or, au­ cun de ces modèles d'édifices ne se retrouve, même de très loin, dans l'Égypte de l'Ancien Empire. Déjà l'édifice appelé mer n'a pas, dans notre culture architecturale, de nom, donc de sens équivalent à ce qu'entendaient par là les constructeurs de l'An­ cien Empire. Ce sont les Grecs qui, deux mille ans plus tard, en ont fait une pyramide, mot qui désignait chez eux un volume géométrique à base carrée avec quatre arêtes se rejoignant en un point formant le sommet. C'est-à-dire une désignation par la seule apparence morphologique. Mais pourquoi le nom du volume géométrique en grec est-il associé au feu ? On ne sait pas vraiment. Peut-être par similitude primaire avec la forme de l'édifice qui lui ressemblait le plus en Grèce, celle du four à chaux ou celui à fabriquer le charbon de bois. Avec mastaba, on se trouve en présence d'un mécanisme similaire de trans­ position a posteriori, par association folklorique avec la forme d'un banc de pierre, littéralement « banquette » , en arabe cette fois, pour désigner les tom­ beaux de l'Ancien Empire sur plan rectangnlaire, dont on ne connaît pas le nom égyptien. Plus lourds de conséquences, le vide ou le flou ne se cantonnent pas au seul vocabulaire, mais portent forcément atteinte au contenu des mots, c'est-à­ dire aux concepts. En effet, parce que manquent les similaires dans nos réfé­ rences conceptuelles ou culturelles, donc dans notre vocabulaire moderne, la difficulté se manifeste au moment de désigner non seulement les éléments propres à l'architecture égyptienne, mais aussi les principes sous-tendant leurs structures constructives qui nous intèressent ici. Par exemple simple, le pylône formant la façade principale des temples, est propre à la seule Égypte. Bon exemple de dyslocation du vocabulaire, puis­ qu'aujourd'hui, un pylône désigne chez nous un poteau destiné à supporter un objet en hauteur ! De même, ne connaissant pas les noms des éléments constituant la corniche égyptienne, la voilà assise sur un boudin, etc. Pour prendre un autre exemple, extèrieur à l'Égypte celui-là, avec notre vo­ cabulaire issu de la charpenterie européenne, il est quasi impossible de nom­ mer d'abord les éléments des charpentes asiatiques, puis d'en décrire les principes structuraux et de donner un nom à ce modèle fonctionnel. Pour préciser encore, ce qu'on désigne simplement par coupole byzantine, voûte romane ou croisée d'ogives gothique, ne se réfère pas seulement à un style 20, c'est-à-dire à un statut d'ordre esthétique et formel, comme on le 20

Voir lexique

en annexe. - 21 -

croit communément. Chacun de ces types correspond à ce qu'on appelle un modèle structural, et celui-ci fait référence à des principes de structures constructives, bien avant de devenir une figure de style proprement architec­ turaI. De mèrne, bien que ces exemples de notre corpus architectural clas­ sique, soient tous bâtis en maçonnerie, leurs modèles constructifs obéissent chacun à des principes d'organisation statiques et dynamiques très différents. Enfin, ils englobent et sous-entendent tout un détail de références, à la fois structurales, constructives et architecturales, parfaitement définies, recon­ nues et comprises par tous dans notre vocabulaire académique. Or, force est de constater que tel n'est pas le cas à propos de l'architecture égyptienne en général, et des pyramides en particulier, pour lesquelles cha­ cun a toujours bricolé par analogie avec le vocabulaire des références clas­ siques. Les Égyptiens n'ayant laissé aucun traité d'architecture ou de construction 21 , rarissimes sont les éléments de vocabulaire ou les figurations explicites. Les quelques informations constructives dont dispose l'égyptolo­ gie nous sont arrivées par les auteurs grecs dont le premier, Hérodote, n'est passé par là que quelque deux mille ans déjà après l'Ancien Empire. Insistons sur le fait que cette difficulté de langage engendre un effet d'autant plus pervers qu'il n'est pas volontiers reconnu. Au contraire même, il est si­ non considéré comme hors de propos, du moins sans incidence sur la per­ ception et la moderne compréhension de ces édifices comme de leurs pro­ bèmes constructifs. Or, il devrait au contraire apparaître évident, notamment aux scientifiques, que ce vide référentiel empêche d'abord d'identifier cor­ rectement certains ouvrages et leurs principes de structure. Pire, un autre adage - Ce qui ne se peut nommer n 'existe pas -, a souvent raison ici de leur réalité mèrne. Et cette sorte de cécité mentale amène tout droit à nier, hélas de bonne foi, l'évidence et jusqu'à l'existence mèrne d'états archéologiques pourtant incontestables. Nous allons, au fur et à mesure, en donner des exemples et montrer les effets pervers qui se perpétuent au sujet de la ques ­ tion qui nous intéresse ici. Déjà, les pyramides ne sont pas composées, comme on peut le lire un peu partout, de deux « structures » : le massif et les dispositifs d'aménagements intérieurs (chambres, couloirs, etc). Car, à proprement parler, ces dispositifs intérieurs ne sont pas des structures. Ce sont des éléments de composition et, de plus, de nature complètement différente de la structure principale du mas­ sif. Notre objet d'expertise concernera donc seulement les problèmes struc­ turaux et constructifs posés par le massif. Nous ne nous intéresserons aux aménagements intérieurs, que lorsque ceux-ci interagiront de façon tech­ nique et significative avec la structure du massif. 21

Le premier de l'Histoire, rédigé au 1"" siècle de notre ère par le Romain Vitruve, est plutôt

llll

inventaire de techniques et de savoir faire. Le second, écrit par Alberti au

XV"siècle seulement, est vraiment le premier traité d'architecture moderne.

- 22 -

à

notre sens

l\1ais, là encore, gare aux méprises, et d'abord d'ordre etlrnologique ! Car, pour nos modernes esprits, se faire une idée pas trop inexacte de la ma­ nière dont fonctionnait l'esprit des constructeurs de l'Ancien Empire, appa­ raît de plus en plus conjectural. Paradoxalement, plus l'égyptologie avance et nous en apprend objectivement, plus, d'un autre côté, les mentalités de cette époque s 'enfoncent dans une dimension qui nous devient étrangère au plan subjectif. L'évolution de nos propres contextes teclrniques nous rend de plus en plus invraisemblables les dimensions et poids des pierres, la qualité de leur façonnage, leur charriage sur du sable, leur levage sans machines, la précision de certains de leurs assemblages, et la perfection de certaines fini­ tions. Tous les teclrniciens et amateurs commettent d'inappréciables mé­ prises à tenter de penser les problèmes conceptuels et teclrniques « à la ma­ nière de » ces antiques constructeurs. Certes, nous savons passer tous leurs ouvrages au crible de nos analyses, tout supputer, y compris tout simuler avec nos modèles mathématiques et notre armada informatique, mais nous le faisons avec notre propre perception logique et conceptuelle moderne qui, il faut s'en pénétrer, n'a plus rien de commun avec leur façon de sentir, de re­ garder, de percevoir, de concevoir, d'organiser et de travailler. l\1ais là se trouve un autre piège, extrêmement difficile à éviter, et qui guette, de façon symétrique, les scientifiques d'un côté comme les teclrniciens de l'autre, sans parler des amateurs. En effet, pour décortiquer techniquement les principes constructifs des pyramides, on peut s'y prendre deux façons : - Soit édifice par édifice existant, en les décortiquant à la façon des ar­ chéologues, c'est-à-dire pierre à pierre en l'état, puis en les comparant entre eux, avec tout ce que cette méthode comporte de difficulté à ne pas se noyer dans le sous-détail et les discussions pointues entre hyper­ spécialistes. Car cette difficulté [mit par constituer un obstacle à cer­ taine forme d'abstraction et de génèralisation qui, seule, permet de dé­ gager les principes structuraux communs. - Soit à la façon d'un cours de construction s'en tenant au seul niveau des principes, pour montrer comment le modèle génèral est structuré, et comment il fonctionne en dehors de toute histoire et archéologie de chacun des exemples existants. Pour bien saisir ce distinguo fondamental, prenons l'exemple de la nef go­ thique. Sans entrer en aucune façon dans l'analyse de chacune des nefs go­ thiques existantes, comme le ferait un archéologue, il est parfaitement pos­ sible de décrire le modèle structural commun (trame de piliers portant une ossature en croisées d'ogives, remplissage en voûtains légers, arcs boutants et contreforts extérieurs reprenant les lignes de poussées, façades en remplis­ sage non porteur, etc) et de montrer comment le modèle fonctionne du point de vue statique et du point de vue dynamique. En faisant le même travail sur la nef romane, on s'aperçoit immédiatement que la diffèrence n'est pas dans - 23 -

le style, c'est-à-dire dans l'ordre esthétique, mais bel bien dans le modèle structural et son fonctionnement, c'est-à-dire d'abord dans l'ordre purement constructif. C'est seulement pour pouvoir dire comment le modèle gothique est né, et comment il a évolué avec ses variantes, qu'interviennent l'archéologie et l'histoire. Ainsi, la compréhension et la description du modèle structural des pyramides ne relèvent pas de la discipline archéologique en égyptologie, mais d'abord d'une ingénierie concernant les questions de structures en pierre, mais avertie d'un minimum d'attendus archéologiques en égyptologie. Il faut donc et impérativement, savoir prendre en compte l'état archéologique des structures de ces édifices pour en voir les constantes. Mais hélas, la des ­ cription archéologique des massifs pyramidaux, ne serait-ce qu'à cause de leurs volumes pleins et aveugles, n'est que fragmentaire et inégale selon les pyramides, notamment en ce qui concerne les structures intemes de leurs massifs. Enfin, il faut dire, sans aucun esprit polémique, que la vision égyptologique de cette question est entachée de quelques a priori académiques tenaces, dont la mise en cause est écartée, hors de toute réelle discussion critique, comme relevant d'une sorte de crime de « lèse égyptologie » . Et, s'il n'est pas du sérail, « zozo » celui qui s'y aventure. Il nous faut donc prendre le risque et passer outre, afin de parvenir à décrire les principes structuraux des pyramides, au travers du fouillis de descriptions archéologiques souvent la­ cunaires et quelquefois contradictoires, voire carrément inexactes.

Première conclusion de méthode La question étant d'abord d'ordre archéologique, il faut prendre une certaine mesure de l'état des lieux et mettre en perspective toute la séquence de l'en­ semble des pyramides et annexes de l'Ancien Empire, depuis Djeser jusqu'à Pepi II, soit sur une durée d'environ cinq siècles. Pendant tout ce temps, pas moins de vingt-quatre grands monuments royaux vont être mis en chantier, et sauf exceptions, achevés. Ainsi, deux pyramides seulement resteront à l'état de substructures : la grande fosse anonyme de Zawiet-el-Aryan (III'IIV' dynasties), et la trace de Shepseskarê à Abousir (V' dynastie). Quatre autres demeureront inachevées : celle de Sekhemkhet à Saqqara, de Khaba à Zawiet-el-Aryan (toutes deux de la III' dynastie), puis celle de la reine pharaon Khentkaous à Gisé (charnière entre IV' et V' dynasties), et en­ fin le massif de Raneferef à Abousir (V' dynastie). Certaines pyramides serviront de carrière et méme seront quasiment démon­ tées, comme celle de Radjedef à Abou-Rawash (IV' dynastie).

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À ces pyramides royales, sont annexées pas moins de vingt-huit petites pyra­ mides (reines ou annexes), dont une bonne partie est très délabrée voire ara­ sée. Sept autres s'y ajoutent (fin de la III ' ou début de la IV' dynastie), dis­ persées entre Éléphantine, EI-Qalah, Nagada, Ombos, Seilah, Sinki et Zawyiet-el-Meïtin, qui ne recèlent ni chambres ni monuments associés. Elles sont sans doute l'expression d'une volonté de marquage du territoire par le pouvoir royal. Aux pyramides proprement dites, et bien qu'ils ne constituent pas des pyra­ mides même approximatives, il faut associer le Mastaba Faraoun de Shep­ seskaf à Saqqara-sud (IV' dynastie), et les obélisques des deux temples so­ laires d'Abousir et d'Abou-Gourab (V' dynastie), mais aussi une bonne par­ tie des mastabas de la IV' dynastie, et encore nombre d'édifices annexes. Tout au long de cette séquence, bien sûr des évolutions ont eu lieu, et des in­ novations sont apparues, surtout dans les partis d'aménagement intérieur (chambres, couloirs, etc), mais aussi dans les structures du massif, comme le passage de la pseudo-pyramide à degrés, à la vraie pyramide lisse. Derrière ces diffèrences, transparaissent des constantes significatives d'une grande homogénéité, pas seulement morphologique mais structurale. Pour notre travail, mieux que les relevés archéologiques qui concement sur­ tout les aménagements et dispositifs intérieurs, ce sont les délabrements qui permettent de voir directement des choses significatives concemant les structures intemes des massifs. Mais, hélas, les quatre plus grandes pyra ­ mides 22, justement à cause de leur bon état de conservation, cachent ce qui se passe dans leurs massifs, permettant ainsi le doute et donc toutes les élu­ cubrations invèrifiables. Heureusement, si on peut dire, quelques grandes pathologies, qui n'ont jamais été vraiment expertisées, permettent quelques conclusions significatives.

LA BASE ARCHÉOLOGIQUE Avec l'observation in situ, et après la mise en œuvre des techniques de fouille et de sauvegarde, l'archéologie consiste à établir un état descriptif aussi précis que possible des restes d'un édifice, afm de préserver un état des lieux à une date précise, par transcription et stockage des informations qui demeureront ainsi consultables, analysables et comparables. Le premier moyen passe par l'incontournable relevé, c'est-à-dire le mesu­ rage puis le dessin coté en plans, coupes et élévations. Cette technique ar­ chéologique a été formalisée au XVI' siècle seulement, lorsque le pape Léon X, Giovani de Medicis petit-fils du Magnifique, fit demande aux ar­ tistes qui, à l'époque, étaient à la fois architectes, peintres, dessinateurs, 22

Sur

l'ensemble, après Dj eser qui est assez bien conservé, le délabrement n'a épargné

que Dahchour- nord et sud, Kheops et surtout Khephren.

- 25 -

sculpteurs et graveurs, de sauvegarder la mémoire des monuments de la Rome antique. Bien sûr, chacun procédait selon son art, c'est-à-dire princi­ palement par représentations picturales ou dessins et gravures, tous en cette perspective nouvellement inventée. Seul Raphaël répondit au Pape qu'il fal­ lait procéder de façon objective, en mesurant les édifices puis en les dessi­ nant par plans cotés, coupes et élévations, sans déformation perspective, c'est-à-dire selon le mode qu'on a depuis appelé le dessin géométral 2'. L'in­ formatique permet aujourd'hui de créer toutes sortes de représentations gra­ phiques en 2 et 3D, y compris leur mise en mouvement, et aussi de faire toutes sortes de corrélations et de simulations. Mais relever l'état détaillé d'un édifice de la dimension d'une pyramide ap­ paraît immédiatement comme un labeur démesuré, semé de difficultés parti­ culières. Autant il est relativement aisé d'établir le dessin sous-détaillé des entrées, couloirs, niches, chambres et dispositifs intérieurs divers. Mais même là, les relevés exhaustifs, notamment de l'appareil des pierres, n'ont pas été faits, ou ne sont pas tous de la méme qualité. Pour la Grande Pyramide, ceux de Dormion et Verd 'hurt sont de loin les plus précis et exhaustifs. En les comparant à ceux des architectes Marogioglio et Rinaldi, sans parler d'autres relevés plus anciens, on peut se rendre compte à quel point l'objecti­ vité du dessin peut être soumise à des a priori créant de véritables cécités sé­ lectives. En revanche, faire un relevé détaillé de l'ensemble de la masse d'une pyramide s 'avére insurmontable d'un point de vue simplement pratique. Et méme le seul établissement des dimensions générales, des nivellements, de la trigonométrie des divers angles 24, comme du dessin d'appareil des faces 25, serait déjà un travail herculéen qui se heurte au grand nombre des pierres et à leur hétérogénéité. Et on imagine qu'un tel relevé ne pourraitja­ mais concemer l'ensemble des pierres constituant le massif. Il faut égale­ ment faire face au délabrement, aux difficultés d'accès, comme l' enfouisse­ ment des bases par les apports éoliens 26 et les éboulements. Tout chantier de fouille en Égypte commence par le déblaiement de milliers de m 3 de sable, de cailloutis et de blocs que, mis à part les gros blocs, le vent et les menus

23 24

La Lettre à Léon X

- Edition de F.P. D i Teodoro, traduit de l'italien par Françoise

Choay et Michel Paoli - Paris et B esançon - Les É ditions de l'Imprimeur

- 2005.

Pour l'orientation générale, les angles de la base, ceux des faces et des arêtes, on uti lise au ssi la photogranunétri e aérieIllle. Mais le travail n'a réellement été fait avec

25

précision que pour la Grande Pyramide. Par exemple, le nombre des assises formant les gradins apparents de la Grande PJ"arnide, varie d'un auteur parler

à

j'autre, de

202

(G. Goyon)

des hauteurs cotées de chacune d'elles,

à 205

(Gobert), etc, sans

qu i diffèrent sensiblement. Par

courtoisie, je ne dOIlllerai pas les références d'me publication très académique où me égyptologue dûment ti trée, dOIllle

26

115

assises de

1,75

m chacme, et qu i n'a pas daigné

me répondre qu and j e lui en ai fait la remarque pourtant de façon courtoise. Par autre exemple, peu de pyramides ont vu le périmètre de leurs bases entièrement dégagé, et celui-ci ne le demeure guère longtemps sans m impossible entretien.

- 26 -

éboulis reconstituent relativement vite comme en témoigne leur évolution sur seulement deux siècles. Du coup, l'observation attentive prend une plus grande place encore qu'à l'habitude, comme aussi la comparaison des relevés, pour repérer ceux des détails apparents qui peuvent se montrer significatifs de ce qui demeure ca­ ché ou anecdotique. C'est-à-dire que l'œil expert du scientifique comme du technicien modeme, est au moins aussi important que les relevés par cotes et dessins des parties accessibles, sans parler d'autres moyens de mesure met­ tant enjeu les nouvelles technologies, à commencer par la photogrammétrie. On sait que les fouilles sauvages de ces monuments ont commencé dès la fin de l'Ancien Empire, toutes à la recherche des entrées cachées donnant accès aux chambres, sans autre but que de mettre la main sur les trésors réels ou supposés. Partout, des démontages ou percements localisés ont ainsi été, pour la plupart, très destructifs. Ce sont, par exemple, la percée saïte 27 sous la pyramide de Djeser ayant abouti à vider le puits de construction surplom­ bant de la chambre, la percée du calife Al-Mamoun ayant ouvert la Grande Pyramide en 820, ou la fouille d'Uthrnân 28, en 1196, ayant creusé une véri­ table tranchée dans la face nord de Mykerinos 29 Il y a eu bien d'autres dé­ montages et percements destructifs, dont les derniers ont été réalisés au XIX' siècle par les précurseurs de l'archéologie moderne. Mais il faut faire la différence entre les pillages purs et simples, et le début des investigations à caractére malgré tout scientifique. De plus, dès la premiére période intermédiaire, les pyramides ont également commencé à servir de carriéres. Ainsi, plus tard, la pyramide de Radjedef a­ t-elle été quasi entièrement démontée par les Romains 30 Et plus récemment, une bonne partie des fortifications et des grands édifices arabes puis turcs du Caire, a tiré sa pierre de Gisé. Pour notre sujet, ces démontages et fouilles sauvages ont au moins eu l'avantage de mettre au jour certaines structures 27 28

XXVI"dynasti e à cheval su r les VII" et VIe siècles avant notre ère, capitale Saïs.

Al-Malik al-Aziz I mâd ad-Dîn Uthrnân, sultan abbasside d'É gypte, de

1193

à

1198,

qu'il ne faut pas confondre avec le troisième calife orneyyade de Bagdad, Othman, de

29

644 à 656. E n fait, Uthmân voulait démonter Mykerinos pour en récupérer les pierres. O n dit qu'il y renonça devant l'ampleur du travail et faute de moyens adéquats. Mais peut­ être au ssi fut-il surpris par ce qu'il trouva derrière les belles pierres extérieu res, c'est­ à-dire

llll

médiocre libage de pierres brutes ou grossièrement taillées, hétérogènes,

souvent petites, donc peu réutilisables sans

llll

considérable travail de retaille, d u

moins pour les plus gr osses.

30

Elle a sans doute été démontée à cause de ses dimensions accessibles, et de ses blocs de belles dimensions, dégrossis

ad quadratum,

conune de la qualité des différentes

roches. Ce qu i demeure de cette pyramide, outre qu'elle était construite de gros blocs assez bien équani. s, dont lllle partie de revêtement en granit, comprend surtout llll tertre naturel qui était inclus dans son massif. Selon Valloggia, le volume démonté est de l'ordre de 75

000

m3, ce qui est considérable et n'a pu être mené à bien que grâce à

la machinerie romaine.

- 27 -

intemes des massifs, et permettent certains diagnostics techniques qUi au­ raient été impossibles autrement. Aujourd'hui, le démontage est devenu rarissime, très localisé, jamais des­ tructif et toujours suivi d'un remontage à l'identique. Et, devant l'énormité, aucune mission archéologique n'a jamais même envisagé de démonter entiè­ rement une grande pyramide pour en voir la structure et en faire un relevé exhaustif, pierre à pierre, puis de la remonter en testant au passage les procé­ dés et moyens constructifs possibles à l'époque 31 Les démontages sont maintenant remplacés par des sondages, notamment par percement méca­ nique de faible diamètre pour introduction d'endoscope. l\1ais ce type de sondage demeure également très localisé 32, et ne permet d'investir qu'une zone linéaire et peu profonde au regard de la masse générale. De tels son­ dages servent surtout à vérifier l'existence de cavités inconnues, comme ceux réalisés dans le couloir horizontal de Kheops en 1986 33, ou à Meïdoum au-dessus de l'antichambre 34 On peut encore citer les petits robots rampants introduits dans les conduits dits de ventilation, de la Grande Pyramide J j . Il y a maintenant beaucoup plus sophistiqué : la photogrammétrie, la micro­ gravimétrie, le radar ou la thermoluminescence. l\1ais ces techniques sont coûteuses : d'abord en matériels, puis en nécessitant l'intervention de spécia­ listes pour en établir les protocoles et analyses, et d'autres pour manier un appareillage complexe dans des conditions d'application et de calibrage sou­ vent difficiles à mettre en œuvre. L'analyse des résultats est d'ailleurs extrê­ mement dépendante des protocoles. Ce qui signifie qu'on ne trouve ou pas que ce que l'on recherche. Il en résulte un écueil majeur : fabriquer un résul­ tat erroné en posant des prémisses inexactes, ou avec un protocole inadé ­ quat, sans parler d'interpréter l'analyse des résultats de façon inexacte sous­ tendue par des a priori. La microgravimétrie comme le radar permettent ainsi de détecter des diffé­ rences de densité dans un massif, et notamment les cavités. Mais, dans un massif aussi hétérogène que celui d'une pyramide, constitué de blocs de densités différentes, la plupart entassés sans véritable appareil, les résultats peuvent apparaître déconcertants. Et ils sont surtout difficiles à interpréter à cause de la multitude des joints, des plans d'assises et de clivage, comme aussi des vides interstitiels entre les pierres, souvent très importants, laissés 31

Les expériences d e constructi on d e minuscules pyramides, conune l e chantier NOVA mené par Marc Lelmer en

32 33 34 35

1997,

sont, du point de vue structural, du processus et des

procédés, dénuées de tout intérêt démonstratif à grande échelle. Pratiquement toujours dans lllle croisée de j oint.

Pour

G. Dormion et

P.

Goidi n, sou s mécénat d'EDF, avec le concou r s de la Compa­

gnie de prospection géophysique française.

1999. 1992/93 avec ses robots Upuaut, dans les conduits de la Reine, puis par Zahi Hawass en 2002, avec Pyramid Rover, notamment dans ceux du G. Dormion et

J-Y.

Verd'hu r t en

Par Rudolph Gantenbrink en

Roi. D'autres sont en projet ou en cou r s de réalisation.

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soit vides, soit plus ou moins remplis d'agrégats hétérogènes. À ce sujet, nous verrons comment le sondage microgravimétrique, réalisé sur Kheops en 1986- 1987, sous mécénat d'EDF par la Compagnie de prospection géo­ physique française, a pu être interprété de façon parfaitement abusive par Jean-Pierre Houdin. La thermoluminescence peut être utilisée de plusieurs façons. Elle permet principalement de déceler les rémanences thermiques, soit journalières, soit saisonniéres, soit même sur des échelles de temps géologiques. Mais, pour le moment elle n'a gnére été utilisée pour détecter la structure interne des mas­ sifs. La photogrammétrie permet de dessiner automatiquement des objets à partir de photos, laser ou radar, mais aussi l'analyse comparative de formes en 3D. Précisons enfin que, contrairement à une idée répandue dans le public, le tra­ vail archéologique n'a pas pour objectif premier de chercher des trésors, ni de dire, pour les pyramides, par quels procédés les pierres ont été mises en œuvre, ni selon quel processus, c'est-à-dire selon quel ordonnancement dans le temps du chantier, le massif et ses aménagements intérieurs ont été bâtis. Le travail archéologique sert seulement à constituer une base de données co­ hérentes, aussi exhaustive que possible qui, dans notre sujet, servira à établir un diagnostic technique et structural. Mais, en l'occurrence, ce diagnostic se base également sur l'expertise des atteintes diverses que subit tout édifice au cours des âges, et qui constituent ce qu'on appelle une pathologie.

L'EXPERTISE PATHOLOGIQUE Parmi les éléments que le travail archéologique permet de mettre au jour, la pathologie qui affecte les matériaux et les structures, apparaît ainsi d'une im­ portance capitale. En effet, en montrant comment les éléments constructifs ont réagi, la pathologie permet de révéler certains principes structuraux, cer­ tains fonctionnements statiques et dynamiques, aussi certaines modalités de construction, encore certaines impossibilités, toutes choses qui seraient indé­ celables autrement. Voici donc les principales causes de pathologie pouvant affecter les pyramides.

A) Viennent d' abord les questions liées à l' assise au sol: -

1°) Le tassement des sols. Sous le poids d'une construction, le sol, méme rocheux, réagit principalement en se tassant. Si le sol d'assise n'est pas homogéne, un tassement différentiel va se produire et pro-

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voquer des fissurations, des fractures 36 et des dislocations dans les maçonneries, qu'on nomme désordres ou sinistres selon leur gravité. Un sol peut aussi subir des mouvements propres de gonflement contraction dus aux différences d 'hydrophilie. Enfm, sur le très long terme, la tectonique générale peut également intervenir. l\1ais ces deux derniers jeux semblent généralement négligeables sur les sites d'assise des pyramides.

2°) Les mouvements telluriques. Selon leur intensité, ils ébranlent les structures, et provoquent les mèrnes désordres ou sinistres, mais pouvant aller jusqu'à provoquer des éboulements, voire aboutir à l'écroulement complet. On notera déjà un point important : les pyra­ mides ont apparemment bien résisté aux séismes depuis plus de qua­ rante-deux siècles pour les plus anciennes. Et cela tient sans doute autant à leur masse qu'à la qualité de leur maçonnerie, mais aussi et peut-être surtout, comme nous allons le montrer, au principe même de leur structure.

3°) L'affouillement des sols. Il peut être provoqué par les eaux souter­ raines, mais ce cas de figure ne concerne guère les plateaux rocheux où ont été implantées les pyramides, car les nappes phréatiques y sont inexistantes ou trop profondes. En revanche, malgré ce qu'on pourrait croire à cause du climat de l'Égypte, l'affouillement par ruissellement de surface lors d'orages souvent torrentiels, peut être très important. Témoin en est l'érosion des assises, socles et bases.

B) Ensuite, l'évolution des m atériaux: -

1°) Une évolution chimique. Principalement sous l'action de l'eau et de l'air, elle affecte en premier lieu les pierres calcaires. D'abord en po­ sitif, l'absorption du gaz carbonique de l'air provoque un durcisse­ ment par cristallisation d'un carbonate de calcium, appelé calcin. Ensuite en négatif, des dégradations sont dues à l'eau : ruissellement de pluie et humidité de l'air 37

2°) Une évolution physique. La principale est due aux descentes de charges provoquant des effets de compression qui produit le tasse­ ment. lequel peut aller jusqu'à provoquer éclatement ou mèrne broyage. l\1ais avant d'en arriver là, le tassement par compression 36

Contrairement à me tenace idée reçue, de la micro-fissure de moins d'm dixième de millimètre, à la fracture franche pouvant atteindre plusieu r s centimètres, la différence

37

n'est pas dans la dimension, mais de nature structurale (voir lexique en annexe) . A uj ou r d'hui, une nouvelle agression est importée à l'intérieur des édifices par la respiration et la transpiration des visiteurs, dont l'hlllTI idité carbonée agresse la pierre et favorise l'implantation de moisissures, dégradant les parois des chambres et couloirs, su rtout lorsqu'ils sont porteurs de dessins ou de peintures.

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produit ce qu'on nonune le fluage. C'est la déformation qui survient dans tout matériau lorsqu'on le charge. Le fluage est un phénomène interne, qui déforme la matiére comme on le voit sur tout matériau mou. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, même les matériaux les plus durs fluent sous la compression, même de façon infime. Le fluage affecte bien sûr en premier lieu les mortiers des joints tou­ jours relativement plus compressibles que les pierres. l\1ais il peut aussi provoquer l'éclatement des parois et des arêtes. Nous y revien­ drons. Ne pas confondre le fluage avec l'éboulement qui est un phéno­ mène externe tendant à dégrader les faces des volumes, et à écrêter les saillies.

3°) Le ieu de dilatation/retrait. Il concerne chaque matériau, donc élé­ ment de construction, mais il se manifeste aussi sur l'ensemble d'une construction, entre les saisons, le jour et la nuit, et aussi entre ses parties à l'ombre, opposées à celles exposées au soleil.

C) Enfin les usures, dégradations et destructions: -

1°) Les usures naturelles. Ce sont principalement la corrosion par le sable transporté par le vent, les chocs thermiques, les pluies, etc. S'y ajoute le vieillissement gènéral ou vétusté, provenant des diverses évolutions cumulées, notamment de la structure des matériaux eux­ mérnes. On peut y adjoindre les dégradations dues aux micro-orga­ nismes végétaux et animaux, moisissures, lichens, etc, puis aux ani­ maux eux-mêmes, comme les chauves-souris par exemple.

2°) Les usures artificielles. Elles sont le fait de l'homme. On a déjà cité les fouilles sauvages et l'exploitation de récupération. Il faut y ajou­ ter les graffitis, et aujourd'hui l'impact du tourisme de masse qui af­ fecte les couloirs, chambres et annexes, mais aussi provoque des usures par frottement des pieds et des mains, sans parler des prélève­ ments.

Tous ces facteurs provoquent des pathologies. Une pathologie se manifeste par ce qu'on nomme un désordre ou un sinistre, ce dernier n'étant pas forcé­ ment aussi grave que le sens conunun du mot le laisse à penser. En ce qui conceme les maçonneries, les principaux signes de désordre ou de sinistre relèvent de fissuration, fracture, éclatement, broyage, fluage, flambement, déversement, dislocation, éboulement, effondrement, écroulement, ruine, etc. Lorsque nous les rencontrerons à propos et conune nous l'avons déjà fait, nous en préciserons, si besoin est, le sens, les caractéristiques et illustra-

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tions dans les différentes formes de pathologies 38 En attendant, le travail ar­ chéologique et l'expertise pathologique vont souvent permettre d'aboutir à un diagnostic technique et structural.

LE DIAGNOSTIC TECHNIQUE ET STRUCTURAL Le diagnostic technique met en œuvre plusieurs niveaux de compétences concernant la lecture et l'interprétation des relevés, constats, observations et sondages, puis de la pathologie. Il doit permettre l'identification des diffé­ rents niveaux de principes structuraux avec ce que ces principes impliquent, débouchant enfin sur un diagnostic structural. Car c'est seulement à partir de ce second niveau de diagnostic qu'il devient possible d'éliminer ceux des processus d'ordonnancement 39 de chantier qui sont hors de propos, puis d'induire ceux qui sont plausibles, donc probables. Et c'est enfm après avoir défini un ou plusieurs processus probables, qu'il devient possible d'envisager les procédés possibles de mise en œuvre, et d'abord d'éliminer, là aussi, ceux qui sont impossibles en l'état. Or c'est justement en commençant toujours par inventer des procédés, que les techniciens ont tous fait fausse route. Car répétons que le travail de re­ constitution n'a rien de commun avec celui d'un constructeur moderne. Ce­ lui-ci conçoit les moyens de réalisation (processus et procédés) en fonction de son projet. Or, devant un objet archéologique, s'il doit bien sûr subordon­ ner son imagination technique aux moyens dont l'archéologie et l'égyptolo­ gie ont établi la plus grande probabilité, la question n'est pas de savoir com­ ment procéder aujourd'hui avec ces moyens-là. Il s'agit de chercher com­ ment les Égyptiens de l'époque ont procédé. Et cette façon de penser doit, d'une certaine façon, faire abstraction de tous les arrière-plans intellectuels, techniques et mérne culturels, qui sous-tendent la logique conceptuelle et technologique moderne. Répétons que voilà où se situe l'écueil principal sur lequel tous les projets font naufrage. En effet, on remarquera immédiatement que commencer par inventer les procédés de levage, ou mérne imaginer un ordonnancement de chantier avant d'avoir fait le diagnostic structural d'après l'état des massifs, puis le diagnostic de leurs pathologies, revient bien à prendre le problérne très exac­ tement à l'envers. Et il faut répéter que c'est justement la façon dont tous les auteurs, amateurs ou pas, ont toujours procédé.

38 39

Voir lexique en annexe. Ibidem.

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Ce point fondamental posé, avant de nous engager dans les diagnostics, il faut rappeler de façon simple, la hiérarchie et les principes de structure d'un édifice. Bien entendu, il ne s'agit ici que des structures en pierre, dites en tas de charges qui, déjà, excluent les structures en arcs, voûtes et coupoles (sans parler bien sûr des structures bois, métal ou béton armé, qui répondent cha­ cune à d'autres principes structuraux).

Importance de la hiérarchie des principes de structure D'abord rappelons la défmition du terme général de structure. Car structure est un mot relativement galvaudé. Mais, en matiére de construction, on ne l'emploie, et précisément, que pour désigner le concept synthétique qui sous­ tend toute organisation des éléments constructifs par rapport à un ou plu­ sieurs principes statiques et dynamiques. Redisons qu'à propos des pyramides, on trouve, autant chez les scientifiques que chez les techniciens et amateurs, le mot structure partout employé de fa­ çon imprécise, comme pour désigner les couloirs, les chambres et autres es­ paces intérieurs. Or, à proprement parler, répétons que ce ne sont pas là des structures mais des dispositifs d'agencement des espaces intérieurs. Or, for­ mellement, structure ne peut pas désigner ce genre d'espaces et leurs agence­ ments, mais seulement l'agencement conceptuel d'éléments constructifs. Prenons l'exemple le plus simple, celui de la maison traditionnelle. Elle est constituée de matériaux : pierre, brique, mortier, bois, etc. Ces matériaux servent à agencer des fondations, murs, piliers, poutres, planchers, escalier, toiture, cloisons, portes, fenêtres, etc. Tous ces éléments sont des structures à des degrés divers. Mais pas le séjour, ni les chambres ou les couloirs et pla­ cards, qui relèvent de l'agencement de l'espace. En y regardant d'un peu plus près, on se rend vite compte que, du point de vue constructif, le bois est une structure d'un degré conceptuel moins élabo­ ré qu'une poutre. Et une poutre est moins élaborée qu'un plancher ou une charpente. Cela signifie qu'il y a une hiérarchie de complexité et d'échelle dans les structures. Cette hiérarchie intègre donc les structures les unes aux autres en sous-ensembles, puis dans un ensemble, allant de la structure la plus simple et élémentaire jusqu'à la plus complexe et élaborée. Ainsi, nous reconnaîtrons trois niveaux de structures : les nana structures 40, les microstructures et la macrostructure.

) 0) Les nano structures. Par similitude avec ce qui se passe en chimie où les atomes puis les molécules représentent la structure de base, c'est-à-dire les « briques » avec lesquelles sont construits tous les 40

L'orthographe correcte est donc nano structure en deux mots, alors que micro et rnacrostructures s'écrivent en

un

seul mot. Cet exemple montre l'irrationalité des

excepti ons orthographiques.

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composés, on donnera ce nom de nano structures aux matériaux ayant servi à bâtir les pyramides, donc principalement aux diffé­ rentes sortes de pierre, en y ajoutant la manière dont elles sont plus ou moins taillées et façonnées, et aussi aux matériaux d'assemblage (mortiers ).

2°) Les microstructures. Les pierres constituent ici les éléments de base des microstructures qui commencent avec la façon dont elles sont assemblées, c'est-à-dire ce qu'on nomme un appareil 41 avec son j ointoiement. Le jointoiement comprend le joint lui-même et la manière dont il est traité : faces brutes ou dressées, assemblées à vif ou avec un mortier. Dans les pyramides, en dehors des divers appareils du massif, les microstructures sont constituées par des dalles et dallages, des parois et parements, des poutres et linteaux, des fausses voûtes en encor­ bellement, des chevrons et quelques autres plus particulières comme les blocs bouchons et les herses. Y sont aussi inclus des socles, et les fameux pyramidions. l\1ais nous allons voir qu'il existe une micro­ structure très importante et paradoxalement mal reconnue, que nous nommerons accrétion 42 Comme nous allons le détailler, elle constitue les degrés adossés, et non pas accolés 43, d'au moins la ma­ crostructure des pyramides à degrés et de quelques autres édifices annexes.

3°) La m acrostructure. Dans la plupart des édifices, il existe toujours un niveau plus complexe et plus élaboré que les microstructures que nous appellerons macrostructure. Celle-ci articule les microstruc­ tures selon un ou plusieurs principes généraux, donnant une configu­ ration particulière qu'on reconnaît immédiatement. Par exemple déjà cité, la nef gothique est une macrostructure qui articule des pierres (nano structures) en piliers prolongés par des arcs en ogives croisées supportant un remplissage en voûtains légers, contre-butés par des arcs-boutants extérieurs (toutes microstructures). Les murs de façade ne sont alors que des remplissages non porteurs. Ils ne participent 41

L'appareil désigne la façon dont sont assemblées les pierres. Strictement l'appareil est donc llll concept descriptif passif, tandis qu'appareillage, concept actif, ne doit

42

s'employer que pour désigner l'action de mise en œ uvre. Le terme d'accrétion ne fait pas partie du vocabulaire académique de l' architecture et de la constructi on. Il est absent des ouvrages de référence, et même de la plupart des dicti oIlllaires généraux (Littré, Robert, etc, mais voir aussi le lexique en armexe) . C'est dire la difficulté à percevoir, décrire et conceptualiser cette structure constructive,

43

pourtant courante dans l'Ancien Empire conune on va le voir.

À propos

des pyramides à degrés, on trouve souvent

accolé

en place

d'adossé.

Or

l'emploi d e ces adj ectifs n'est pas interchangeable. E n effet, du point d e vue structural

adossé est actif, signifiant que les degrés s' appu ient les uns contre qu'accolé est simplement passif, signifiant que les degrés seraient

qui est le nôtre ici, les autres, tandis

seulement conti gus, c'est-à-dire sans prendre appui les uns contre les autres.

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donc pas à la macrostructure. C'est pourquoi ils sont facilement rem­ plaçables par des microstructures à vitraux. Cette reconnaissance de la macrostructure définit en fait ce qu'on appelle couramment un style. l\1ais de nouveau et comme nous l'avons dit déjà, ce mot porte à confusion car, dans l'esprit public, car il a pris le sens d'un forma ­ lisme purement esthétique. Or le style ne caractérise pas seulement un édifice par ses éléments de décor ou de modénature 44, tous élé­ ments qui relèvent de la microstructure, mais participe à la modéli­ sation et à la reconnaissance du principe de la macro structure. En ce qui conceme les pyramides, la question de la macrostructure échappe complètement à toute interférence avec une modénature d'ordre esthétique, puisque celle-ci est absente de ces monuments. l\1ais, direz-vous, si on fait abstraction des couloirs, chambres et annexes, comment parler de macro­ structure à propos de ces énormes massifs pleins et aveugles ? À part la forme pyramidale, ce ne sont que d'énormes tas de pierres empilées . . . Halte là ! Car voilà justement le principal a priori, devenu postulat en forme de lieu commun, sorte d'ornière où tous ceux qui ont abordé le problème constructif se sont laissés embarquer à un moment ou à un autre, et surtout sans y prendre garde. En effet, cet a priori fige une image à la fois simpliste et in­ exacte, laquelle masque la macrostructure interne de ces massifs. Au mo ­ ment de proposer un processus de chantier et des procédés constructifs, tous partent d'un libage par grands lits horizontaux homogénes couvrant chacun, au fur et à mesure de son élévation, toute la surface de chaque section hori­ zontale du massif pyramidal, selon l'apparence des gradins extérieurs sous le parement disparu. Or disons tout de suite que ce premier principe simpliste (Fig. 2/A) n'est avéré dans aucune pyramide. En revanche, sept autres prin­ cipes de macrostructure ont été soit avérés, soit proposés. Afin de clarifier la manière dont se pose cette question de macrostructure, voici sommairement ces huit principes.

Les huit principes de m acrostructures possibles (Fig. 2) Voici donc les huit principes de macrostructure des pyramides (et de certains édifices annexes). lU principe (Fig. 21A) : structure du lieu commun, en simple tas de charges, monté par grands lits horizontaux recouvrant, à chaque lit, la section horizontale correspondante de la pyramide. Contrairement à ce qui est communément admis sans examen critique par une majorité de 44

Le détail morphologique d'llll édifi ce relève de trois types différents : l'architec­ tonique, la modénature et le décor. Ces différences prendront leur sens au cou r s de notre travail. Voir les définitions dans le lexique en annexe.

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scientifiques et quasi tous les techniciens et amateurs, ce premier type dé­ pourvu de macrostructure, n'est archéologiquement avéré dans aucune pyramide de l'Ancien Empire, ni aucun monument apparenté comme les mastabas et obélisques des temples solaires. C'est seulement par induc­ tion qu'on imagine ainsi la structure de celles des pyramides dont le bon état de conservation ne permet pas de distinguer la macrostructure du massif, c'est-à-dire principalement les quatre plus grandes (Dahchour­ nord et sud, Kheops et Khephren), ou alors pour celles des pyramides ou monuments où aucune investigation n'a été menée sur ce point précis.

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A

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Figures 2 Les huit principes de macrostrncture des pyramides (et certains -

édifices annexes) : en A, coupe de structure en simple tas de charge sans ma­ crostructure. En B, coupe de macrostructure à degrés adossés. En C, coupe de macrostrncture à degrés adossés et recouvrements successifs. En D, coupe de macrostructure à degrés adossés plus complément lisse. En E, coupe de macrostructure à degrés superposés plus complément lisse. En F, coupe de macrostructure à accrétions pyramidales proposée par Auguste Choisy. En G, plan de macrostructure de socle, avec ceinture de blocs et refends diago­ naux. En H, enfin, plan de macrostructure à refends, mais en briques (à par­ tir du Moyen Empire seulement).

2' principe (Fig. 2/B) : une structure à noyau émergent et degrés appa­ rents, formellement avérée chez Djeser et Sekhemkhet, mais aussi, comme nous allons le voir, dans les six petites pyramides dispersées, puis dans les deux obélisques des temples solaires de la V' dynastie. Ces de­ grés, qu'il ne faut surtout pas confondre avec les gradins du complément, apparents notamment sur les faces des grandes pyramides, sont des struc­ tures adossées (Ph. I) et non pas accolés, encore moins superposées, cha­ cune étant montée en tas de charge, bien sûr, mais bel et bien séparément.

- 36 -

Photo 1 - Le délabrement de laface

nord de Djeser laisse à découvert une structure adossée par accrétion à libage déversé (photo de l'auteur, 1979). Déjà et à elle seule, cette structure rend pratiquement impos­ sible le procédé par rampes. Du coup, son existence même, au mé­ pris du constat le plus élémentaire, a purement et simplement été niée par Georges Goyon. Elle transpa­ raft pourtant sur place et dans tous les constats, représentations et des­ criptions,

notamment

de

Lauer.

Cette morphologie sans équivoque est significative du principe de ma­ crostructure de la pyramide à de­ grés.

3' principe (Fig. 2/C) : structure à degrés adossés apparents, formelle­

ment avérée chez Khaba, mais d'Wl type différent. Le noyau d'origine, de petite dimension, est recouvert par la première accrétion, puis celle-ci par la suivante et ainsi de suite. Cette confignration permet, au moins théori­ quement, Wl agrandissement progressif et indéfini de la pyramide. 4' principe (Fig. 2/D) : structure à degrés adossés, mais masquée sous un

complément 45 lisse de pyramide véritable. Cette structure est inaugurée simultanément à Dahchour et à Meïdoum

46

Faute d'investigations sur ce

point précis - sauf par Borchardt pour la pyramide de Sahourê, V' dynas­ tie, et pour les pyramides de la VI' dynastie par Jéquier puis Labrousse notamment -, cette structure n'est pas formellement avérée dans les autres massifs des pyramides lisses, même lorsque la forme à degrés est parfai­ tement visible à cause du délabrement général. Et c'est déjà cette lacune dans les investigations archéologiques, qui permet de pérenniser le doute sur la généralisation du principe de macrostructure à degrés adossés, voire sa négation sans autre forme de procès. 5' principe (Fig.

2rE) : structure à degrés superposés sous complément

lisse, telle qu'elle semble transparaître en l'état chez Mykerinos, les reines de la IV' dynastie (sans complément), et certaines des pyramides de la 45 46

Le mot est celui qui traduit le mot grec d'Hérodote, et que nous conserverons donc . Nous y revi endrons à propos, bien sûr. Il est généralement admis que le complément a été inventé à Dahchollf-sud (la Rhomboïdale), puis qu'il a été mis en œuvre à Oahchour-nord Oa Rouge) en même temps qu'il était rajouté à MeïdoUill. Mais la discussion est possible sur cet ordre clrronologique. Bien qu'elle ne semble pas interférer avec notre sujet, nous y reviendrons.

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V' dynastie, etc. l\1ais, répétons que manquent toujours des investigations systématiques, pour avérer formellement cette superposition des degrés plutôt que leur adossement. Cependant, disons tout de suite que, si les deux types, adossement ou superposition, présentent le mérne aspect for­ mel, d'un point de vue technique, le fonctionnement statique et dyna­ mique des deux macrostructures est radicalement différent. Et nous mon­ trerons en quoi. Disons tout de suite que, d'un point de vue historique, on ne connaît pas d'exemple d'époques homogènes, stables et relativement protégées de contaminations extérieures, comme l'a été l'Ancien Empire, où une séquence constructive d'édifices d'un mérne type symbolique, fonctionnel et constructif, présente des principes de macrostructure chan­ geant en aller et retour, de cette manière. 6'

principe (Fig. 2/F) : pour mémoire, structure par accrétions pyrami­ dales successives, qui a été proposée par Auguste Choisy 47 l\1ais celle-ci est formellement démentie par tout ce que l'archéologie a pu mettre au Jour. 7' principe (Fig. 2/G) : structure à refends diagonaux, qui apparaît pour la premiére fois dans la base arasée de la petite pyramide annexe de Rad ­ jedef, puis dans celle de la pyramide de reine, répertoriée Lepsius XXIV, à Abousir, et d'un mastaba annexe 48, et encore dans les terrasses des deux temples solaires d'Abousir et d'Abou-Gourab. Disons tout de suite que ce type de structure n'est pas avéré comme macrostructure d'ensemble du massif pyramidal en élévation, et pourrait donc n'être que celle de socles ou de terrasses. Et il faut préciser que, malgré certaines apparences, elle n'a rien de commun avec la suivante. 8' principe (Fig. 21H) : structure à refends diagonaux et perpendiculaires aux faces, avec remplissage. Elle n'apparaît pas avant le Moyen Empire, et notamment dans la pyramide de Sesostris la, XII' dynastie, qui se trouve à Lisht. Précisons que la structure est en brique avec seulement un revêtement de pierre.

Au passage, on aura noté une vraie difficulté à nommer simplement de ma­ niére synthétique, sans parler d'être reconnue de façon académique, chacun des modèles structuraux que déterminent ces principes, difficulté sur la­ quelle nous allons revenir. Mais avant cela, il faut encore faire un petit tour du côté de la statique et de la résistance des matériaux. Car on ne peut sé­ rieusement espérer comprendre ce qui se passe dans ces massifs de pierre, 47 48

Auguste Choisy, L'art de

bâtir chez les Égyptiens

-

Editions Auguste Vincent - Paris

1904, p. 99. 1. K r ejci et al. aussi p.

- Abusir XII - Minor tombs - Prague 2008, surtout p. 89-97 sur L 24, et 1 6 1 -2 + 175-176 su r le curieux mastaba double L 25, qu i montre une

structure en partie à degrés.

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sans assimiler correctement quelques bases simples. Que ceux qUi savent tout cela, passent, bien sûr.

Statique et résistance des m atériaux 49 En premier lieu, on attend de toute construction, et surtout d'une pyramide qui devait défier l'éternité, qu'elle soit parfaitement auto-stable. Mais on sait que tout bouge et se transforme, mérne de façon infinitésimale et à très long terme. Rien n'est ainsi réellement d'une stabilité figée, donc définitive. En matière de construction, cela se traduit par deux fonctionnements intemes des structures : l'un statique, l'autre dynamique.

Le fonctionnement statique consiste à établir les conditions d'un équilibre aussi stable que possible. Un équilibre est dit stable lorsque, sollicité, il a tendance à revenir à sa position initiale. À l'inverse, un équilibre instable provoque des changements intemes soit jusqu'à stabilisation, mais dans une autre position, soit à l'éboulement. Pour parvenir à la stabilité, il convient donc d'équilibrer et de canaliser des diverses forces qui s'appliquent à une construction. La principale de ces forces, parfaitement constante 50, est la gravité. En construction, elle se manifeste par ce qu'on appelle la descente de charges. La descente de charges provoque principalement des efforts de corn pression qui se répartissent dans les nano structures au travers des microstructures. L'impératif de stabilité oblige donc à canaliser le poids des matériaux pour le transmettre, de façon équilibrée et aussi homogène que possible, depuis la tête de l'édifice jusqu'à son fondement dans le sol d'assise.

Le fonctionnement dynamique des forces ne s'arrête pas à la descente de charges, mérne dans les pyramides dont la seule forme apparaît d'instinct comme l'archétype mérne de la stabilité. En effet, la compression provoque tassement et fluage, provoquant des déformations des matériaux eux-mérnes, mais aussi des jointoiements comme des vides (couloirs, chambres, etcl. Outre les descentes de charges, certaines zones, mérne dans les massifs ho­ mogènes, peuvent être soumises à des poussées latérales ou obliques. Celles49 50

Voir lexique en annexe. C'est vrai en

llll

point dOIlllé. Mais la gravité varie est fonction de la distance de ce

point au centre de la terre (altitude absolue) , mais au ssi de la nature interne du globe terrestre (géologie et géomorphologie) ,

et encore de la densité des matériaux

constituant l'édifice, etc. Ce sont ces variations que mesurent la microgravirnétri e.

- 39 -

ci peuvent provoquer des déformations, mais aussi à des ripages, déports ou déversem ents. Plus rarement et ponctuellement dans les pyramides, certains ouvrages peuvent aussi subir des efforts de traction, de torsion ou de cisaillement. Ce sont là des effets dynamiques internes pouvant affecter tous les niveaux de structures. Mais, bien sûr, il peut aussi y avoir des effets dynamiques ex­ ternes résultant du climat, de tassements du sol d'assise ou de mouvements telluriques, dont les séismes. Du fait mérne de leur forme, les pyramides semblent ne devoir subir aucun effet dynamique. Mais certaines pathologies, soit par insuffisance de mai­ trise technique, soit par survenance d'aléas, soit par combinaison des deux, se sont manifestées, mettant en évidence l'existence d'effets dynamiques. Et nous allons en expertiser quelques grands exemples significatifs.

CONCLUSION du chapitre 1 Nous allons donc appliquer à notre sujet la méthode d'approche que nous venons d'esquisser, et, comme cela va apparaître, la clé de l'énigme ne se trouve pas en cherchant d'emblée comment les pierres ont pu être élevées jusqu'au sommet de la pyramide de Kheops, mais d'abord s'il est possible d'identifier le ou les principes de macrostructure régissant les massifs pyra­ midaux, bien sûr là où cette macrostructure n'est pas directement apparente. Ce travail commencera par mettre en lumière en quoi consiste le vrai génie fondateur d'Imhotep. Nous verrons ensuite comment la macrostructure qu'il a inventée pour Djeser, a évolué ou a pu changer pendant les cinq siècles menant jusqu'à Pepi II. Après ce tour d'horizon chronologique, nous verrons ce que permettent de révéler trois grands cas de pathologie : le faux « sinistre » ayant affecté la pyramide de Meïdoum, celui ayant justifié l'étaiement de la chambre haute de Dahchour-sud, et enfin celui dont seule la prévision permet de justifier la mise en œuvre du dispositif titanesque coiffant la chambre du Roi chez Kheops. Nous verrons aussi ce que peuvent suggérer les principaux inachévements. C'est alors que nous montrerons ce que le principe de macrostructure inteme du massif, peut induire comme processus, possibles et impossibles, d'ordon­ nancement du chantier. Après un rapide panorama rappelant les moyens disponibles dans l'Ancien Empire, nous proposerons enfin une méthode pour définir les principes de procédés simples pour élever les blocs, induits directement par la configura- 40 -

tion même de la macrostructure et les processus. En demeurant au niveau des principes, il apparaîtra inutile d'entrer dans le détail descriptif ou d'une configuration. Structures, processus et procédés, bien sûr compatibles avec les données de l'archéologie et de l'égyptologie sur l'état technologique probable de l'époque, ne résulteront donc pas d'une invention inédite. Ils seront vraisem­ blables d'un point de vue méthodologique, c'est-à-dire acceptables d'un point de vue scientifique. Étant entendu que toute nouvelle mise au jour archéolo­ gique peut remettre en question tout ou partie d'un tel travail. Mais c'est là la condition même de l'esprit scientifique comme de la validité des quelques certitudes qu'on peut en tirer. *

II EN QUOI CONSISTE LE VRAI GÉNIE D'IMHOTEP ?

Bien que l'ère des pyramides semble avoir surgi d'un coup, en inaugurant un modèle d'édifice entièrement nouveau, avec des teclrniques constructives in­ édites, on sait que la première pyramide n'a pas jailli complètement ex nihi­ lo. L'univers architectural et constructif de l'Ancien Empire n'est pas précé­ dé d'un désert préhistorique. Depuis l'émergence de la période dynastique avec Narrner, précédée par celle dite pré ou proto-dynastique, pas moins de cinq siècles se sont déjà écoulés avant Djeser. Et pendant cette longue pé­ riode, d'une durée identique à celle de l'Ancien Empire " , une vraie civilisa­ tion a eu tout le temps de naître et de s'organiser avec ses limites géogra ­ phiques son univers religieux, ses structures politiques, sociales, écono­ ' miques et teclrnologiques.

PRÉMICES Les principaux monuments qui en demeurent, sont des ensembles funéraires, les mastabas. Sur le plan architectural, on en connaît deux modèles princi­ paux, antérieurs à la IV' dynastie : le simulacre du palais, et une sorte de massif que nous nommerons bunker, de nouveau faute d'en connaître le nom égyptien. Bien que morphologies d'apparence très différente, ils montrent des principes de macrostructure pourtant assez proches.

Le mastaba « bunker » (Fig. 3/Al Il se présente comme un massif aux faces inclinées, avec une couverture bombée. Le massif central est soit en simple tas de charges (tout venant, cas­ sons, briques l, soit réticulé avec des caissons. Le parement, plus élaboré que le massif central, est toujours rapporté : briques enduites, sans modénature, puis peintes. 51

C'est le temps qui nou s sépare auj ou r d'hui de François 1"-.

- 43 -

Le mastaba palais (Fig. 3/B)

C'est un grand édIfice rectangulaIre, qUl reproduit la morphologIe, la otruc­ ture mtEme et la modénature architecturale du palaIs. Bâti tout en bnques, 11 eot constitué d'Ull mur de façade pénp hnque, é percé d'Ulle fausse porte, avec teute Ulle modénature à redans enduite et pemte. L'mténeur est receupé par des refends famant des compartiments eu calssms, lesquels seront remplis de tout venant, cErlams, laIssés vIdes, servant de magasms

Structure décomposée du mastaba bu"",r

décomposée du mastaba palais

A ga!K:he en A, les difforentes comp:JSantes cons/ructiws du mastaba wnhr. ri. droite en B, alles du mastaha pal{l!S dont lesflçades, sauf W1li3 flusse porte, ont re, riffi n'en limitait la longueur, nctamment par épissure. Pour haler les bateaux sur les canaux, voire surie Nil, œrlaines longururs de­ vaiffit dépassE'!" les 500 m, avec des dia­ mètres pcuvant atteindre facilemffit l'ct"dre du décimètre comme sur la pho10 XXI, et doot la résistance il la rup­ Illre dépassait alct"s plusieurs dizaines

de toones. gréement d'un d'&tcIu!JWU� à Deir-d-Bahari, XV sj"cle avant lWtre àe (PhoW E Lessing Magnum). Photo XXI - D>, n'a aucun commencement de réalité technique et encore mieux archéologique.

228 229 230

Qu'on imagine, la surface des faces de Kheops est de l'ordre de 8 hectares. Voir lexique en annexe. Outil qu'on nomme aussi ciseau, notanunent en menuiserie. On en a retrouvé de très nombreux exemplaires. - 213 -

Les manœuvres Manœuvre, contraction de main-œuvre c'est-à-dire ce qui se fait à la main, peut être compris dans deux acceptions différentes : 1 - Soit c'est un ouvrier non spécialisé adjoint aux maçons notamment, et chargée de tâches subalternes, au sens courant moderne. 2 - Soit c'est une opération de transport, élévation et déplacement des blocs, ou pour aider à leur pose. Verbe manœuvrer. Les ouvriers manœuvres ou ceux chargés des manœuvres, existaient en grand nombre, et ne nécessitent pas de discussion, sauf une catégorie bien attestée que constituent les haleurs. Ils étaient attelés en trains que nous dési­ gnerons en reprenant l'image du « mille-pattes » . C'est la biographie du chef de travaux Kaiemtjenenet, qui appelle ainsi ceux qui tractent un sphinx. Cette désignation donne une image parlante de l'attelage qu'on retrouve sur nombre de représentations 231 Si en croit Hérodote, et si on ne se limite pas à des traîneaux sur rampes, il faut bien admettre qu'il devait exister un parc de « machines » nécessaires au processus de hissage des blocs, notamment de degré en degré. Or ces ma­ chines nécessitaient des mains d'œuvre pour les mettre en place et surtout les faire fonctionner. Enfin, il fallait une maîtrise pour ordonner et diriger les manœuvres. Et il est vraisemblable que cette main-d'œuvre tout cornrne son organisation, a dû trouver son origine dans une marine fluviale déjà bien développée.

Les marins Ainsi, la marine avait-elle développé trois catégories de mains d'œuvre : les gens des chantiers navals, les marins navigants et, à terre, les haleurs sur berges et autres dockers. Or la marine a effectivement participé directement aux chantiers des pyramides, déjà en transportant les blocs, au moins depuis Anou et Assouan. Mais il est hautement probable que, s'ils n'ont pas été em­ brigadés directement sur les chantiers, ce sont les divers mariniers et char ­ pentiers de marine, qui ont au moins appris à façonner les machines de chan­ tier, comme formé les mille-pattes et les maîtres de manœuvre. Il existe d'ailleurs une catégorie de personnages parmi les « employés du pa­ lais » , qui apparaissent dans toutes les opérations de halage de barque, érec­ tion de mâts, maintien de proie comme l'hippopotame. Ces hommes sont dé­ signés par le titre khenesout, qui doit se traduire par « encordeur du roi » (se­ lon Michel Baud), plutôt que par « connu du roi » , qui est la version commu­ nément admise, mais qui n'est qu'un titre de cour. Ainsi, sur un bloc de la 231

V. Lore!, oc. - 214 -

chaussée de Sahourê

(V' dynastie),

les hommes attelés à un tractage sont-ils

désignés par aper imou, c 'est-à-dire « (les deux) équipages de bateau »

232

Certes, le mot « équipage » est-il employé aussi bien pour les bateaux que pour des expéditions au désert, également dirigées par des amiraux. Et sans aucun doute est-ce la marine, largement développée avant même l'ère des pyramides, qui avait tout naturellement donné le modèle d'organisation des groupes de manœuvre, fussent-ils devenus parfaitement étrangers à la navi ­ gation, comme nos propres troupes dites « de marine ».

L'organisation

La moindre investigation en ce domaine, montre que la construction des py­ ramides a nécessité une énorme organisation du travail et de la transmission des informations, au moins aussi extraordinaire que les prouesses techniques réalisées sur le chantier. Car, sans parler du recrutement et de la formation, il fallait tout ensemble coordonner le travail dans les carrières, le charroi des blocs et leur mise en œuvre, mais aussi toute la logistique annexe et notam ­ ment loger, nourrir et abreuver tout ce monde . . . même sommairement. Bien qu'on n'ait aucune preuve archéologique de l'organisation du chantier d'une pyramide, il est hautement probable qu'elle suivait le schéma hiérar­ chique commun à toutes les armées du monde depuis l'Antiquité : sorte de pyramide humaine basée sur l'équipe de base, cinq hommes plus un chef d'équipe, soit six hommes (Fig.

63) 233

Et la question devient de savoir combien

l'Égypte

pouvait-elle

distraire de main-d'œuvre agri­ cole nourricière et fonctionnelle, pour pouvoir l'affecter aux chan­ tiers, sans ruiner ou affamer le pays.

Car

nombre

il

n'est

apparaît pas

que

ce

directement

proportionnel à la seule popula­ tion totale. C'est une équation re­ lative, combinant démographie et productivité agricole.

Schéma d'organisation de la pyramide humaine selon Lehner (oc. p. 225).

Figure 63

-

C'est-à-dire d'abord combien un agriculteur peut nourrir de personnes. En­ suite il faut que les effectifs affectés aux chantiers soient disponibles en sur­ plus des besoins agricoles, et donc que leur affectation ne porte pas atteinte à la production, tandis que celle-ci demeure suffisante pour nourrir l'ensemble. Ce qui a induit certains à proposer que la productivité ayant cru en même 232 233

z. Hawass & M.Vemer, MDAIK 52, 1 996 p. 1 83. On trouvera un schéma semblable p. 1 65 dans mon ouvrage paru en 1981 .

- 215 -

temps que la démographie depuis la III' dynastie, et surtout pendant la IV', les chantiers des pyramides auraient été surdéveloppés en proportion, afm d'absorber une main-d'œuvre qui, sinon, aurait été mise au chômage tech­ nique par une trop forte productivité agricole. l\1ais les Égyptiens ne dispo­ saient d'aucun outil d'observation économique pour mettre en œuvre une telle politique à terme, équilibre déjà très difficile à prévoir et réaliser au­ jourd'hui avec notre armada statistique et informatique, comme en témoigne notre taux de chômage malgré tous les efforts pour l'endiguer. Elle ne peut donc être le résultat que d'une heureuse confluence du climat, de la démo­ graphie et de progrès agricoles, période qui va sans doute se terminer avec Khephren, puis se stabiliser ensuite à un niveau nettement plus modeste, avec peut-être un étiage sous Ounas.

LES MOYENS DE TRANSPORT

Il faut, au passage, tordre le cou au lieu commun qui croit que l'ignorance de la roue présente un handicap majeur pour le transport. Certes, comparé au patin de traîneau, le roulement diminue considérablement le frottement et donc la force de traction nécessaire. l\1ais le roulement n'est intéressant qu'à certaines conditions. D'abord il nécessite des voies suffisamment planes, dures et aménagées, mais aussi une bonne technologie des axes et des pa1iers. Et cette technologie va en se compliquant considérablement au fur et à mesure que les charges augmentent. Plutôt qu'inventer la roue, donc de faire des routes, nécessité qui n'était pas suggérée par les sols sableux ou limoneux souvent inondés, les Égyptiens ont préféré le flottage sur le Nil et le réseau des canaux servant aussi à l'as­ sainissement et à l'irrigation. Sur terre, ils ont seulement été induits à amé­ nager des voies foraines, en les équipant sur terrain sableux, avec des tra­ verses de bois ou de tronc de pahnier, selon une technique sans doute sirni­ laire à celle toujours employée pour charrier les bateaux à terre. Les tra­ verses sont déplacées d'arrière en avant du charroi, au fur et à mesure que ce dernier avance. Charroi qui est avéré.

Les traîneaux et bateaux Bien que les premiers blocs de calcaire ou de granit employés dans le com­ pexe de Djeser n'atteignent pas la tonne, ils sont suffisamment massifs pour avoir nécessité un charroi lourd. Ce transport passait donc par voies de terre et d'eau. À terre, les blocs étaient brêlés sur des traîneaux halés à force d'hommes, comme une abondante iconographie le montre. En revanche les - 216 -

animaux de trait ne sont pas attestés à l'époque. Un seul dessin sur une stèle d'époque tardive trouvée à Ma'ssara représente llll bloc sur un traîneau tiré par trois doubles zébus 234. Il faut rappeler que le cheval n'est pas connu en Égypte avant l'invasion des Hyksos vers 1700 avant notre ère 235, et demeu­ rera exclusivement un animal aristocratique et de guerre, tandis que les ânes, abondants, animaux de bât, sont de très mauvais animaux de trait. Quelques traîneaux seulement ont été retrouvés, mais ce faible nombre ne met pas en cause une utilisation généralisée plus que vraisemblable. Le plus bel exemplaire date de la XIIe dynastie (Fig. 64 à droite). Il montre toutes sortes d'encoches, de percements et de mortaises, induisant l'existence de pièces annexes utilisées pour certaines configurations, ou des usages diversi­ fiés, qui permettent d'imaginer des transformations possibles en « ma­ chines » simples, «faites de courtes pièces de bois ». "':' "

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