Problèmes actuels du marxisme

Citation preview

PROBLÈMES DU

ACTUELS

MARXISME

«

INITIATION

PHILOSOPHIQUE

»

Comité de patronage : ALQUIÉ

(Ferdinand), Professeur à la Sorborme.

(Gaston), Membre de l'Institut, Professeur honoraire à la Sorborme. t B A S T I D E (Georges), Correspondant de l'Institut, Doyen honoraire de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Toulouse. G O U H I E R (Henri), Membre de l'Institut, Professeur honoF BACHELARD

raire à la Sorborme. (Léon), Professeur honoraire à l'Université de Lyon. M O R O T - S I R (Edouard), Professeur à l'Université d'Arizona (Etats-Unis). R I C Œ U R (Paul), Professeur à l'Université de Paris-Ouest. HUSSON

t

(Joseph), Professeur honoraire aux Facultés catholiques de Lyon.

VIALATOUX

//Il

SUP I N I T I A T I O N

PHILOSOPHIQUE

Section dirigée par Jean LACROIX

32

PROBLÈMES ACTUELS

DU MARXISME par

HENRI LEFEBVRE Professeur à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris-Ouest

PRESSES

UNIVERSITAIRES

DE

FRANCE

108, Boulevard Saint-Germain, Paris 1970 V

D U MÊME A U T E U R Nietzsche, Editions Sociales Internationales, 1938. Le marxisme, collection « Que sais-je ? », n° 300, Presses Universitaires de France, 1948. Pour connaître la pensée de Lénine, Ed. Bordas, 1957. Critique de la vie quotidienne, vol. I : Introduction, 1958 ; vol. II : Fondement d'une sociologie de la quotidienneté ; Ed. L'Arche, 1961. Introduction à la modernité, Editions de Minuit, 1962. Marx,collection «Philosophes »,Presses Universitaires de France, 1964. Métaphilosophie, Editions de Minuit, 1965. La proclamation de la Commune, Gallimard, 1965. Sociologie de Marx, Presses Universitaires de France, 1966. Le langage et la société, collection « Idées », Gallimard, 1966. Position : contre les technocrates, Gonthier, 1967. Le droit à la ville, Anthropos, 1968. La vie quotidienne dans le monde moderne, collection « Idées », Gallimard, 1968. L'irruption : de Nanterre au sommet, Anthropos, 1968. Logique formelle et logique dialectique, réédition avec une préface nouvelle, Anthropos, 1969. Du rural à l'urbain, Anthropos, 1970. En collaboration avec Norbert GUTERMAN : Morceaux choisis de Karl Marx, collection « Idées », Gallimard, 2 vol., 1964. Cahiers de Lénine sur la dialectique de Hegel, collection « Idées », • Gallimard, 2 vol., 1967. Morceaux choisis de Hegel, collection « Idées », Gallimard, 2 vol., 1969.

Dépôt légal. — i r e édition : I e r trimestre 1958 4 e édition : 2 e trimestre 1970 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays © 1958, Presses Universitaires de France

AVANT-PROPOS D E LA PREMIÈRE

ÉDITION

Comment « initier » un lecteur au marxisme à partir de ses problèmes actuels ? Logiquement, pédagogiquement, historiquement, l'ordre contraire ne s'imposet-il pas : rappel des éléments de la philosophie, de l'économie politique et de la politique marxiste, puis exposé de leurs transformations, de leurs applications, de leurs problèmes, jusqu'à l'actualité ? L'objection serait valable pour une doctrine spéculative, expression de la sensibilité ou des attitudes intellectuelles d'un homme individuel. Or le marxisme a représenté dès le début un fait historique, une force sociale. Chacun sait aujourd'hui que l'U. R. S. S. et la Yougoslavie se réclament officiellement du marxisme, que pourtant de grandes divergences ont amené des désaccords et même des tensions entre ces deux pays. Qui n'a entendu parler de Staline et de ce qu'on nomme couramment « stalinisme » ? Il ne s'agit pas d'une philosophie d'école, mais d'une doctrine efficace, d'importance mondiale (qu'on le déplore ou que l'on s'en réjouisse). Elle se mêle aux événements, à l'actualité, à la vie. Ses problèmes actuels ont des aspects accessibles à tous. Nous pouvons donc commencer par discerner et poser explicitement quelques-uns de ces problèmes. Ensuite, nous reviendrons

8

PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

en arrière dans l'histoire, vers l'œuvre de Marx, pour essayer de comprendre comment elle arrive à nous à travers cette histoire, avec ses péripéties multiples. Gardant l'actuel comme axe de référence, nous tenterons de restituer l'authentique pensée de Marx, contre les interprétations contestables, qui serviront ainsi à la révéler. Ce sera peut-être une méthode d'initiation plus vivante (plus objective aussi) que les méthodes habituelles. Elle échappera au principal danger qui menace la pensée marxiste (comme d'ailleurs toute pensée, dès qu'elle est exprimée, formulée et agissante) à savoir la scolastique. Cet avantage n'ira pas sans risques ni sans inconvénients. L'histoire du marxisme se mêle à l'histoire contemporaine. De sa complication, de son accélération bien connue, il représente incontestablement l'une des raisons. Pour accomplir notre programme, nous devrions écrire une série de gros ouvrages. Ici, nous ne pourrons guère que circonscrire l'essentiel, indiquer les directions, en insistant sur les questions proprement philosophiques, en négligeant les autres et notamment les questions spécifiquement politiques. Le lecteur attentif pourra découvrir, chemin faisant, comment et pourquoi cet ordre d'exposition correspond à la méthode comme aux exigences les plus profondes de la pensée marxiste. Rien de plus incompatible avec la pensée de Marx que de la séparer de son développement. Comme aussi de la réduire à ce développement historique et pratique... (i). (i) M. R U B E L , dans son livre récent : Karl Marx, essai de biographie intellectuelle tourne tranquillement le dos aux problèmes vivants. S'efforçant de « réhabiliter » Marx (p. 14) et de découvrir

AVANT-PROPOS

9

Faut-il ajouter que les opinions émises ci-après n'engagent que l'auteur ? Au surplus, la pensée marxiste dégagée de la scolastique ne peut pas ne pas perdre un prétendu « monolithisme ». Il n'est pas exclu aujourd'hui que des écoles différentes ne se manifestent au sein du marxisme (i). Ajoutons cependant, pour prévenir dans la mesure du possible les malentendus, que les critiques ici apportées des thèses du marxisme « officiel » représentent ce que Lénine nommait une critique de gauche. Et non point une « critique de droite » comme certains le croiront ou feindront de le croire... dans sa vie les < motivations > de sa démarche révolutionnaire, il sépare la pensée < marxienne > du marxisme. Il en vient à définir cette pensée • marxienne > par une vocation éthique. Or nous venons que le moralisme représente une ligne de dégradation de la pensée marxiste officialisée. (i) Pour illustrer cette affirmation : dès maintenant, on constate dans l'esthétique inspirée du marxisme deux tendances. I/une vers un néo-classicisme, fondé avant tout sur l'étude de romans, d'œuvres picturales. I/autre vers un néo-romantisme, fondé sur l'étude de la musique, de la poésie, du théâtre. I durable des grandes œuvres d'art ? Tel est du moins le sens d'un grand nombre de textes marxistes.

STALINE ET L'INTERPRÉTATION STALINIENNE

125

se susbtitue aux exigences de la connaissance objective. En fait donc, la pensée marxiste se trouva tirée en arrière vers des positions prémarxistes et même préhégéliennes. Le culte de la personnalité couronne cet ensemble, dont le « système » idéologique et politique — avec les réserves indiquées sur le sens de ce terme — n'était qu'une parcelle. Le critère moral de fidélité, de confiance, de dévouement inconditionné, devint prédominant. La pensée marxiste perdit ainsi la dimension profonde : la nonsoumission au réel existant — la critique implacable et sans compromission — la critique de l'État, de l'histoire, du fait accompli. Et l'on dut assister à ce stupéfiant paradoxe : la canonisation du non-contradictoire, considéré comme idéal réalisé dans le socialisme soviétique, dans l'homme nouveau, dans le « système » idéologique et politique. Et cela sous couvert de la théorie d'après laquelle il n'y a pas de vie, pas de mouvement, pas de fécondité sans contradictions ! L'idéologie se situait au pôle opposé à la connaissance dont elle empruntait le vocabulaire. Et c'est ainsi qu'une grave « erreur gnoséologique » a été commise ; on a simplement abandonné l'idée fondamentale du marxisme : le rôle moteur des contradictions ; on a oublié que les contradictions réelles doivent s'aiguiser (pour les résoudre par la conscience critique et autocritique), et non se dissimuler. Et l'on nommait « marxisme-léninisme », officiellement, cet abandon du marxisme vivant.

CONCLUSIONS

Le marxisme, disions-nous au début, ne serait mis en question dans son ensemble que si ses difficultés et problèmes échappaient à sa propre méthode d'analyse. Nous avons tenté de montrer le contraire. Notamment la grave crise de l'objectivité signalée dans la pensée marxiste a des raisons objectives, lesquelles relèvent de l'analyse marxiste, analyse ébauchée ici. Nous dirons plus : seule la méthode d'analyse marxiste peut rendre compte de ces faits, que l'on cherchait à dresser contre elle jusqu'ici. Nous n'avons donc pas besoin jusqu'ici et jusqu'à maintenant, de recourir à l'hypothèse extrême envisagée : le doute méthodique. Nous parvenons à une première conclusion, d'une très grande importance. Le marxisme relève de ses propres catégories. Il se transforme en fonction des conditions historiques et sociales. Il se développe à travers des contradictions objectives dont certaines, les plus essentielles sous cet angle, sont ses contradictions. Aujourd'hui le marxisme vivant commence par l'analyse objective de ces contradictions. Il se continue par l'examen critique des excroissances, superfétations, exagérations, greffées sur l'arbre vivace. Dans le domaine politique il s'agit d'abord d'établir l'histoire de l'État socialiste, de son activité intérieure et extérieure (militaire et diplomatique). Cette histoire ne met pas en cause

128

PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

son caractère socialiste, mais le caractère surérogatoire de l'appareil d'État, de l'idéologie d'État, de la propagande d'État, des raisons d'État, etc. Cette analyse s'accompagne nécessairement d'une étude critique de la pratique d'État dans le domaine économique (planification), dans la vie sociale et culturelle (réduction de la culture à une certaine forme de la conscience politique et à l'idéologie d'État), dans l'histoire (déformations et même falsifications de l'histoire). Dans le secteur de la philosophie, il nous semble que la pensée marxiste doit et peut se renouveler en faisant une cure d'historicité, aucune affirmation ne se détachant de l'étude d'un contenu concret. Lorsque Marx et Engels se proposèrent comme tâche immédiate de purifier des éléments idéologiques la connaissance, ils écrivirent : Nous ne connaissons qu'une seule science, l'histoire (Idéologie allemande, trad., p. 153, t. V I des Œuvres philosophiques). Loin de nous l'idée de rejeter en bloc la « gnoséologie » déjà élaborée. Mais il faut en voir les limites et les abus. Il faut éliminer définitivement le matérialisme vulgaire de la chose isolée, plus proche du matérialisme du XVIII6 siècle que de la pensée dialectique concrète. Il faut surtout réfuter cette thèse implicite ou explicite, d'après laquelle tout serait dit dans ce domaine, le système étant achevé. L'hypertrophie des exposés dogmatiques sur la théorie de la connaissance, sur la matière, sur les lois de la dialectique prises isolément et formellement, a eu des raisons historiques. Admettons que ces thèses représentent l'armature et le squelette du matérialisme dialectique. Il faut bien convenir qu'on a transformé ce dernier en un monstre effrayant et morne : autour de ce qui lui reste de chair, il exhibe triomphalement son énorme ossature desséchée.

CONCLUSIONS

129

La théorie marxiste et léniniste des concepts et problèmes philosophiques, des postulats, et de l'objectivité approfondie, réclame un exposé d'ensemble qui mette à nouveau en lumière le double aspect du développement de la philosophie et de la r-nnnnjQgqn^ ; historique et théorique, catégorique et problématique. Ceci suppose évidemment que l'on reprenne l'histoire de la connaissance, en évitant les erreurs commises et les unilatéralités. La théorie du concept doit dépasser à la fois l'objectivisme du concept isolé et le subjectivisme de la réflexion sans concepts. La formation des concepts universels (ceux de la philosophie) et des concepts spécifiques (ceux des sciences parcellaires) n'a pas suivi un mouvement interne et continu, comme le pensait Hegel. Elle a suivi un mouvement accidenté, discontinu, avec des « blocages », des arrêts, et des bonds, sans que l'on puisse la réduire à l'histoire générale ou à l'histoire économique. Les postulats philosophiques, notamment, ont suivi un développement complexe, avec une certaine continuité depuis les débuts de la philosophie jusqu'à leur confrontation moderne. Cette continuité relative ne doit pas rejeter dans l'ombre le caractère inégal et accidenté de leur développement. Les deux postulats ne se sont pas développés en même temps, du même pas, et du même rythme, avec la même profondeur et la même cohérence au même moment. Leurs courbes diffèrent et différeront. La pensée marxiste doit se garder des glissements d'une sphère dans une autre, ou d'un plan sur un autre plan : du philosophique au politique et inversement; du philosophique aux sciences particulières et inversement. Elle se doit d'autant plus d'éviter les fusions et confusions dans un « système ». Prenons un exemple. H. L E F E B V H E

5

130

PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

De quel droit certains marxistes affirment-ils que le déterminisme physique est seul conforme au matérialisme dialectique ? De quel droit critique-t-on en ce sens rindéterminisme physique et considère-t-on comme « science marxiste » la physique déterministe ? Dialectiquement, dans la sphère de la philosophie, le déterminisme ne se conçoit pas sans la contingence, ni la nécessité sans le hasard. L'étude des connexions entre les catégories universelles — la logique dialectique, sphère propre mais subordonnée à la philosophie — montre que le concept de nécessité enveloppe celui de hasard, et réciproquement. Il peut donc y avoir loi de hasard, et loi nécessaire. Vraisemblablement donc, l'hypothèse déterministe a eu et aura dans l'étude de la nature matérielle une fécondité limité ; elle mène jusqu'à la constatation du hasard et à la recherche de ses lois ; réciproquement l'étude des résultats expérimentaux et des lois spécifiques en dégage axiomatiquement le principe du déterminisme. Après quoi l'étude du hasard, à partir de l'hypothèse indéterministe, a eu et aura sa fécondité limitée ; elle ramènera à l'étude de la nécessité. La science physique, en tant que science spécifique, avance sans doute dialectiquement, les contradictions des concepts se mêlant — d'une façon que seul dégagera l'avenir de la science — aux contradictions objectives. Une telle affirmation n'est elle-même qu'une hypothèse tirée des concepts philosophiques, que seule peut vérifier l'histoire de la science et son étude. Ainsi la critique philosophique matérialiste peut s'en prendre à la prétendue « dématérialisation de la matière » parce que cette thèse philosophique absolutise rindéterminisme et arrête la recherche. Elle n'a pas le droit de lui opposer l'absolutisation du déterminisme. La science spécifique (ici la

CONCLUSIONS

131

physique) relève d'une critique philosophique portant sur les unilatéralités de la recherche, sur les interprétations qui l'entravent et bouchent l'horizon. Elle ne peut consacrer une unilatéralité en proclamant au nom du matérialisme la primauté d'un seul concept (ici celui du déterminisme). Il est d'ailleurs possible et même certain que des tendances coexistent au sein d'une même science spécifique, se réclamant les unes de tel concept et les autres de tel autre concept pris comme hypothèse de travail. Il n'est même pas exclu que des tendances opposées se réclament — à tort ou à raison — du matérialisme dialectique (1). Les philosophes matérialistes ne semblent pas avoir encore pris conscience du danger qu'ils courent en « absolutisant » sans précaution des affirmations particulières, concernant soit la matière, soit la méthode, soit les lois de la dialectique. Ces lois ne peuvent passer que pour une analyse du devenir qui brise son unité. Et c'est pourquoi la « gnoséologie » distingue plusieurs lois : celle de l'interaction entre les « choses » et les processus déjà distingués par une analyse concrète; celle des rapports entre quantité et qualité ; celle du bond qualitatif à un moment donné ; celle enfin des contradictions comme raison du devenir. Mais ces lois en tant que lois, et comme toute loi, ne peuvent être que relatives, approximatives, saisies dans un contenu concret. Veut-on les généraliser ? les universaliser ? On sort des contenus concrets et des sciences spécifiques. On passe dans la sphère de la philosophie, (1) C'est ce qui arrive aujourd'hui. Il puriste, en France et ailleurs, deux courants ou deux écoles de physique « matérialistes », l'une ramenant les processus quantiques à une causalité de type mécanique, l'autre expliquant leur caractère statistique par les Interactions d'un ensemble d'éléments matériels.

132

PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

passage que nous savons nécessaire ; mais alors on postule l'universalité, la nécessité, l'objectivité des déterminations de la dialectique. Et ces déterminations deviennent objets de discussion, de contestation théorique. Nous connaissons l'erreur qui consiste à prendre le postulat pour une vérité absolue se suffisant à elle-même, alors qu'il en est précisément le contraire. L'objectivité absolue de la dialectique, nécessairement postulée par le matérialisme dialectique, ne peut pas ne pas être sans cesse remise en question, en tant que thèse philosophique. Il faut alors montrer concrètement cette objectivité dans chaque cas, dans chaque contenu, en partant de ce contenu spécifique sans y introduire du dehors un schéma dialectique. La vérité est toujours concrète, tel est le principe le plus élevé de la dialectique. (Insistons bien : la vérité, c'est-à-dire la connaissance. Si l'on dit : le réel est concret, ce n'est qu'une tautologie.) Hegel et Marx n'ont cessé de répéter que chaque négation et chaque contradiction ont leur caractère concret, déterminé, donc nouveau, imprévu, spécifique. Il convient donc de cesser les déductions logiques à partir de schémas dialectiques préfabriqués. Rien de plus pernicieux pour la dialectique que cette tentation logique, tentation de la facilité. Elle mène à légiférer du dehors, au nom de la dialectique, sur les connaissances. Sous cet angle encore, la pensée dialectique doit se renouveler en se retrempant dans l'histoire et l'étude de contenus concrets, le mouvement du contenu prenant forme dans et par la pensée qui le réfléchit et l'expose. La philosophie marxiste ne se schématise pas en quelques affinnations systématiques, ou bien en une méthodologie canonisée. Elle déborde une histoire de la connaissance et plus encore une histoire soumise à un schéma. Elle comporte plusieurs degrés. Au degré infé-

CONCLUSIONS

133

rieur elle reprend la logique formelle, théorie de la cohérence du discours intelligent, du concept pris isolément et de son mouvement. Cette logique ne se réduit pas à une grammaire de la pensée, ni à une première et grossière approximation. En tant qu'exigence de cohérence et de rigueur formelle, elle va plus loin ; et rien ne prouve qu'elle soit immuable. La logique dialectique, au degré plus élevé, examine l'usage rationnel des catégories de la pensée, leurs connexions théoriques (essence et phénomène, continu et discontinu, quantité et qualité, etc.) et les conditions qui permettent à la réflexion de les retrouver dans des contenus concrets. Pas plus que la logique formelle, la logique dialectique n'est immuable. Elle peut donc découvrir de nouvelles catégories, ou de nouvelles connexions théoriques. Indiquons ici que, contrairement aux interprétations courantes, la logique dialectique ne représente pas le concret par rapport à la logique formelle qui serait abstraite. La logique dialectique est formelle à sa manière et sur son plan ; elle n'étudie pas des contenus mais des formes de la pensée. Quant à la logique formelle, elle est concrète à sa manière ; elle étudie les conditions dans lesquelles la réflexion correspond à des réalités (objets ou produits) relativement stables ou consolidées. Les deux degrés de la logique sont en un sens formels, en un sens concrets. Ce qui exige une définition précise de la forme (concept qui se retrouve en esthétique, en morale, en science du droit, dans une confusion inextricable). Il est clair que l'on ne peut philosophiquement séparer la forme dans la pensée du pouvoir redoutable de l'analyse, ce pouvoir négatif qui brise et tue le contenu pour chercher à le reconstituer et à l'exposer dans son ensemble. C'est une des erreurs du matérialisme sommaire que de voir la forme sortir

134

PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

du contenu comme un simple « reflet ». Ce matérialisme ne parvient à comprendre aucun des aspects et des « types » de l'abstraction et de la forme. L'analyse et la réflexion ont un pouvoir beaucoup plus grand et plus difficile à manier, qui est aussi le pouvoir de la forme. Celleci a une fonction ; son élaboration comporte un moment subjectif; et c'est à travers la rupture du contenu qu'émerge une structure formelle réfléchissant la totalité du contenu. Enfin, au degré le plus élevé, vient la théorie proprement dite du matérialisme dialectique : théorie des concepts philosophiques, des problèmes, des postulats, de leur double aspect (catégorique et problématique). Sur ce plan, à ce niveau, le philosophe examine et critique les interprétations des résultats obtenus par les sciences parcellaires et spécifiques ; ce qui implique un va-etvient perpétuel entre les concepts universels (philosophiques) et les concepts des diverses sciences. Chaque science exige une analyse diversifiée et chaque connexion a un caractère concret. Il est certain par exemple que le lien des sciences sociales avec la philosophie et la prise de position philosophique, avec la pratique et la lutte de classes (donc avec la lutte politique) diffère des connexions qu'ont avec la philosophie et la pratique les sciences de la nature. L'on ne peut définir le matérialisme dialectique ni comme une science à part, ni comme une science des sciences ; ni comme une philosophie des sciences. Encore moins comme une « idéologie scientifique ». Bien qu'en un sens profondément nouveau, il reste une philosophie. La philosophie marxiste (ou le marxisme philosophique) conservant une sphère propre, il peut reprendre les concepts spécifiquement philosophiques, celui d'aliénation notamment (ou celui, encore plus complexe et plus difficile à manier, d'< homme total »). Ces concepts ne peu-

CONCLUSIONS

135

vent plus se prendre in abstracto, mais seulement s'étudier dans la diversité de leurs formes concrètes, se retrouver en réfléchissant sur des contenus : la société capitaliste et la structure de l'individu dans cette société, la société socialiste et ses contradictions, etc. Marx a défini une tendance profonde — une aspiration — de l'individu vers l'épanouissement total. L'individu ou si l'on veut la « personnalité » a dû passer historiquement par la scission, la dispersion, l'aliénation aux formes multiples. Comme la société entière, l'individu retrouvera une unité sur un plan supérieur, en résolvant des contradictions, en dépassant l'individualité parcellaire, limitée, scindée (en « privé » et « public »). Ces thèses doivent se retrouver et se montrer dans le concret. La réflexion philosophique persiste, mais se transforme. Ainsi l'humanisme peut revenir en pleine lumière et reprendre sa place au sommet de la philosophie et de la critique révolutionnaire du réel. Cet approfondissement et ce renouvellement de la pensée dialectique ne peuvent pas ne pas avoir des conséquences dans des domaines jusqu'ici presque stérilisés : éthique, esthétique. Mais ces perspectives débordent notre exposé. Il suffit ici de les signaler, en fonction du rôle de la philosophie et du philosophe : la lutte sans défaillance contre toute aliénation qui restreint la participation croissante de l'individu à l'ensemble des pouvoirs de l'homme social. Ce qui ne peut s'accomplir sans aiguiser à neuf le tranchant de la critique dialectique. Si difficile, si dangereuse même que soit cette mission attribuée au philosophe, il nous fallait l'indiquer pour rendre à la philosophie en général, au philosophe marxiste en particulier, un sens et une mission. Avec cette réaffirmation réfléchie et délibérée se conclut ce petit livre et se termine ici notre tâche.

TABLE

DES

MATIÈRES

AVANT-PROPOS DE LA PREMIÈRE ÉDITION

7

AVANT-PROPOS DE LA DEUXIÈME ÉDITION

II

CHAPITRE PREMIER. — Quelques problèmes —

13

II. — Retour à la source : Marx...

49



III. — Engels

97



IV. — Lénine

102



V. — Staline et l'interprétation stalinienne du marxisme

CONCLUSIONS

119 127

1970. — Imprimerie des Presses Universitaires de France — Vendôme (France) Ë D I T . N° 31 203

IMPRIMÉ BN FRANCE

IMP. N° 2 1 6S3