Il arrive qu'on interprète maladroitement les langues et les croyances émanant des cultures différentes du rational
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French Pages 126 Year 2018
Table of contents :
TABLE DES MATIERES
AVANT-PROPOS
INTRODUCTION
CHAPITRE I QUINE ET LE PRINCIPE DE CHARITE
CHAPITRE II DAVIDSON, CHARITE ET INTERPRETATION DU LANGAGE
CHAPITRE III
CHAPITRE IV COMMENT PENSER LE RAPPORT ENTRE LE PRINCIPE DE CHARITE ET L’IRRATIONALITE MOTIVEE ?
CHAPITRE V LA RECEPTION DU PRINCIPE DE CHARITE
CONCLUSION GENERALE
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Faustin LEKILI MPUTU est prêtre du diocèse d’Inongo (RD Congo). Il est actuellement modérateur des paroisses de Saintrysur-Seine et Saint-Germain-lès-Corbeil, au diocèse d’Evry (France).
Faustin LEKILI MPUTU
Il arrive qu’on interprète maladroitement les langues et les croyances émanant des cultures différentes du rationalisme occidental. Le principe de charité intervient comme garde-fou contre ces interprétations malencontreuses. Il préconise de présumer d’emblée que tout interlocuteur est doté d’un minimum de rationalité. Puisqu’il en est ainsi, comment articuler cette présomption avec les comportements manifestement aberrants de certains interlocuteurs ? Comment penser la coexistence paradoxale de rationalité et d’irrationalité ? Dans ce livre, nous proposons une réponse à deux volets : d’abord, en considérant que, même dans une action dite « irrationnelle », l’agent peut trouver des raisons qui la justifient. Ensuite, dans une démarche purement philosophique, nous ramenons l’irrationalité au statut d’une proposition afin de la comprendre sous un nouveau regard.
Faustin LEKILI MPUTU
PRINCIPE DE CHARITÉ ET IRRATIONALITÉ Comprendre les actions et les croyances irrationnelles PRINCIPE DE CHARITÉ ET IRRATIONALITÉ
PRINCIPE DE CHARITÉ ET IRRATIONALITÉ
ISBN : 978-2-343-13836-7
14 €
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE
Principe de charité et irrationalité Comprendre les actions et les croyances irrationnelles
Ouverture philosophique Collection dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions
Alvaro VALLS, Kierkegaard, préludes brésiliens, 2017. Amara SALIFOU, Domination technologique et perspectives de libération chez Herbert Marcuse, 2017. Pierre-André HUGLO, Essais de réalisme minimal. Relations, formes, singuliers, 2018. Miguel ESPINOZA, La matière éternelle et ses harmonies éphémères, 2017. Dalia FARAH, L’Amour : voie du bonheur chez Jean Guitton, 2017. Robert B. CARLISLE, La couronne offerte, Le saintsimonisme et la doctrine de l’espérance, Traduit de l’anglais par René Boissel, 2017. Jean-Pierre Emmanuel JOUARD, Passion de la pensée, Lecture de Heidegger, 2017. Amélie BALAZUT, Heidegger et l’essence de la poésie, 2017. Jean-Alexis AGUMA ASIMA, Le mécanisme. Langage, théorie, philosophie. Étude critique, 2017. Michèle AUMONT, La trilogie des plus larges horizons qui soient et qui puissent être, Comment ? Pourquoi ? Et vers quoi ?, 2017.
Faustin LEKILI MPUTU
Principe de charité et irrationalité Comprendre les actions et les croyances irrationnelles
© L’HARMATTAN, 2018 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-13836-7 EAN : 9782343138367
AVANT-PROPOS Ce livre tient lieu de publication partielle de notre thèse en philosophie. Celle-ci, soutenue à l’Institut catholique de Paris en décembre 2015, a pour titre : « Principe de charité et irrationalité paradoxale. Essai de philosophie analytique ». La problématique s’inscrit dans les arcanes de la pensée anglo-saxonne. Nous avons réfléchi sur la complexité anthropologique de la différence culturelle. Cette question, posée initialement dans le cadre de la sémantique post-positiviste, permet de mesurer la difficulté qui entoure la compréhension des autres cultures. Par ailleurs, notre intérêt était porté sur les interrogations suscitées par le principe de charité, un principe philosophique selon lequel, malgré la perplexité de certains énoncés et comportements, il faut leur faire crédit. Ce second aspect est au cœur du présent livre qui est une version revue et concise du texte du départ (texte de la thèse proprement dite). Comme le suggère l’actuel titre, notre but est de montrer la façon dont le principe de charité permet de comprendre les actions et les croyances irrationnelles. Nous tenons à nous acquitter de l’agréable devoir de remercier tous ceux envers qui nous sommes redevables. En premier lieu, notre évêque Mgr Philippe Nkiere, évêque d’Inongo (RD Congo). Ensuite, le professeur Ronan Sharkey qui avait dirigé notre thèse. Nous pensons également à tous ceux qui nous ont réservé un bon accueil dans les différentes paroisses lors de notre séjour en France. Merci à la maison de l’édition L’Harmattan d’avoir accepté cette publication. Faustin LEKILI
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INDEX DES SIGLES UTILISES DANS LES NOTES AL : Anthropologie logique de Quine. L’apprentissage de l’obvie AE : Action et événement CRTP : Charité, traduction radicale et prélogicité DPL : Davidson et la philosophie du langage DSPI : Duperie l’irrationalité
de
soi-même
et
le
problème
de
EVI : Enquête sur la vérité et l’interprétation FEM : Les fondements empiriques de la signification ISC : Idée d’un sens commun ITCH : Irrationalité. économique
Traité
critique
de
LDIH : Lire Davidson, interprétation et holisme LLB : Lucien Lévy-Bruhl MC : Le mot et la chose PI : Paradoxes de l’irrationalité PS : Philosophia scientiae RP : Recherches philosophiques QDPC : Quine, Davidson. Le principe de charité
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l’homme
INTRODUCTION Il convient de préciser d’ores et déjà que la charité dont il est question dans « le principe de charité » n’est pas du même registre que la charité théologale. Bien que cette perspective soit envisageable, notre intérêt actuel porte sur l’aspect philosophique. De ce point de vue, la présomption de rationalité en constitue le socle. La rationalité est un de ces termes très complexes sur lequel on peut en dire trop ou très peu mais jamais de façon exhaustive. En général, on distingue la rationalité pratique dont la vertu aristotélicienne correspondante est la phronesis, et la rationalité épistémique. Nous l’employons ici dans le sens épistémique, précisément du point de vue communicationnel. Toutefois, à la différence de la rationalité communicationnelle pragmatique préconisée par Habermas par exemple, les théoriciens du principe de charité l’inscrivent dans la dynamique sémantique en insistant sur le lien entre la rationalité et la communication. En d’autres termes, pour communiquer avec autrui, il faudrait présumer que ce qu’il dit est rationnel et intelligible. Une telle présomption peut suggérer l’idée de bienveillance envers autrui ; dans ce cas, on aurait affaire à une question éthique qui n’entre pas dans l’optique de notre approche qui se veut plutôt philosophique. A l’origine, le principe de charité était « une règle herméneutique gouvernant la lecture de certains textes jouant un rôle privilégié dans la vie des lecteurs »1. Les récents travaux de Peters CARRUTHERS dans « Tractarian semantics » étudient cet aspect herméneutique 1 DESCOMBES (Vincent), « L’idée d’un sens commun », in Philosophiae scientiae, 2002, p.152, pp. 147-161
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en maximisant l’intérêt du texte à étudier2 . Quine et Davidson (deux philosophes américains) qui en ont déclenché le débat actuel, lui ont donné une orientation sémantique. Entendez par là que face à des énoncés confus et incompréhensibles d’une langue étrangère, un traducteur (ou un interprète) peut les rendre aussi abscons qu’il le souhaite ; il peut en faire une traduction malencontreuse. Le principe de charité sert à éviter ces éventuels dérapages, il joue en quelque sorte un rôle de garde-fou. En tant que tel, sa visée première est de rendre intelligible. Autrement dit, si j’accepte que mon interlocuteur est un être humain, je dois faire foi à ses propos en les supposant rationnels. Si un locuteur commet un lapsus linguae tel que « le véhicule qui conduisait le chauffeur est verbalisé », on comprend tout de suite qu’il voulait dire « le chauffeur qui conduisait le véhicule est verbalisé ». Cette correction est un usage implicite du principe de charité. C’est dire que la locution française « il voulait dire » que nous utilisons souvent a bien un enjeu philosophique qui passe inaperçu. A l’instar de Monsieur Jourdain qui faisait la prose sans le savoir, nombreux sont ceux appliquent le principe de charité sans s’en apercevoir. L’intérêt que nous accordons à ce principe tient à ce qu’il s’attache à une des questions intéressantes de la philosophie contemporaine du langage, à savoir l’identification des conditions logiques et sémantiques des langues et croyances différentes du rationalisme occidental. Exprimé comme tel, le principe de charité relèverait d’abord des questions relatives à la traductibilité des énoncés. Quine qui a largement développé cet aspect, l’aborde dans le cadre de 2
CARRUTHERS (Peter), Tractarian Semantics, Oxford, Blackwell, 1989, P. 3. Trad. Partielle de K. MULIGAN, De Bolzano à Bennett, in VIENNE (Jean-Michel), Philosophie analytique et histoire de la Philosophie, Paris, J. Vrin, 1997, p. 79
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la traduction des connecteurs logiques (la conjonction, la négation ou l’alternation) c’est-à-dire des opérateurs qui lient deux ou plusieurs énoncés. Leur traduction obéit à des critères sémantiques spécifiques que certains ne respectent pas. Là est le problème fondamental qu’il explique à partir des énoncés des primitifs traduits sous la forme contradictoire p et non p. Il s’ensuit que le concept de « mentalité prélogique » va occuper une place centrale dans son approche. Cette question avait déjà été au centre des investigations anthropologiques bien avant Quine. Celui-ci y apporte un nouveau regard en faisant des considérations philosophico-sémantiques. Son argument fondamental est que la mentalité primitive n’est pas prélogique, c’est plutôt la traduction qui est maladroite. D’où une grande importance accordée à la traduction. A vrai dire, derrière le problème de traduction, il y a la question du sens. C’est pourquoi l’analyse de la théorie de la signification constitue l’arrière-plan pour comprendre le principe de charité. Rappelons que depuis le siècle dernier, la sémantique (théorie de la signification) est l’objet des discussions qui ont suscité le regain d’intérêt accordé à la philosophie analytique. Quine a fait une avancée significative en l’abordant par rapport à ce qu’il appelle « le mythe de la signification ». Il s’agit d’une conception mentaliste et platonisante où la signification est conçue comme une entité transcendante, extralinguistique. Influencé par son naturalisme qui rejette l’idée d’une philosophie première, Quine opte pour le continuum. Ce qui veut dire que « la connaissance, l’esprit et la signification, font partie du même univers auquel ils se rapportent, et qu’on doit les étudier dans le même esprit scientifique qui anime les scientifiques de la nature » 3. Dans cette optique, son explication de la signification est liée aux stimulations 3 QUINE (Willard Van Orman), Relativité de l’Ontologie, Paris, Aubier, 1977, p. 39
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sensorielles. La notion de la signification-stimulus, définie comme la classe de toutes les stimulations qui permettent au locuteur d’acquiescer ou non à la question du linguiste4, en est l’expression par excellence. Avec une telle conception, on comprend aisément que les états psychologiques du locuteur ne soient pas une priorité pour lui. Davidson en fera son cheval de bataille mais c’est surtout le problème de l’interprétation qui marquera son approche. Effectivement, en scrutant la traduction radicale, l’on s’aperçoit que l’idée de Quine n’était pas seulement de traduire les énoncés d’un peuple inconnu mais aussi de les comprendre, les interpréter. Mais sa préoccupation première étant d’élaborer un manuel de traduction pour les langues inconnues, l’intérêt pour l’interprétation a été relégué au second plan. Il reviendra à Davidson de focaliser l’attention sur cet aspect, précisément en l’inscrivant dans une méthode qu’il a baptisée l’interprétation radicale. A ce stade introductif, qu’il nous suffise de dire que celle-ci s’applique à des situations où l’interprète ignore les croyances du locuteur ainsi que les significations des mots qu’il utilise. Par rapport à Quine, il change aussi le point de départ de la théorie de la signification. Au lieu des stimulations sensorielles, il préconise de partir d’une certaine attitude consistant à tenir pour vrai. Ce point de départ s’explique d’abord par le fait que dans l’interprétation radicale, ce sont les croyances que l’on interprète. Celles-ci n’étant pas observables, la méthode de stimulations sensorielles est exclue de facto. Ensuite, ce nouveau point de part est applicable à toutes les situations. En effet, même dans un cas où l’on ignore la langue ou les croyances d’autrui, l’on peut présumer au moins que le locuteur tient ses énoncés et ses croyances pour vrais. Malgré ces divergences, on ne peut parler d’un clivage à 4
QUINE (William Orman), Le mot et la chose, Paris, Flammarion, 1977, p. 65
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proprement parler entre Quine et Davidson, il y a plutôt une continuité car, au demeurant, ce dernier est resté dans la filiation quinéenne. Le principe de charité suscite par ailleurs des interrogations relatives à l’irrationalité, notamment lorsqu’on a affaire à des comportements irrationnels. Le malaise est qu’en présumant la rationalité, on tombe dans un paradoxe car on aurait affaire à des comportements irrationnels-rationnels. Nous nous servirons de deux paradigmes pour illustrer ce paradoxe. D’une part l’akrasia ou la faiblesse de la volonté, qui est une action irrationnelle consistant à agir contre le meilleur jugement. Par exemple quelqu’un qui s’obstine à fumer tout en sachant que la cigarette est préjudiciable à la santé. La pertinence de l’akrasia dans notre propos est dans son aspect épistémique. Ce n’est donc pas le fait d’agir contre la bonne raison qui nous occupe, mais nous nous intéressons au fait que le concerné n’obéit pas au principe qui enjoint de se conformer à ce que suggère le meilleur jugement. D’autre part, la duperie de soi-même qui est une croyance irrationnelle dans laquelle un individu se passe des raisons pertinentes de croire. Nous pouvons citer le cas d’un malade qui, malgré les symptômes indubitables de sa pathologie, croit qu’il n’est pas malade. Il y a un paradoxe dans ces paradigmes. D’un côté , on peut les expliquer par les raisons, par exemple le fumeur a ses raisons de s’obstiner dans son comportement, et à ce titre il est rationnel ; d’un autre côté, le fait d’enfreindre son jugement épistémiquement bien considéré le rend irrationnel c’est-àdire incohérent par rapport à son propre jugement. Notre objectif est de réfléchir sur ce rapport paradoxal. Davidson avait privilégié la piste de la version faible du principe de charité qui admet la possibilité des pensées irrationnelles. L’avantage est qu’en l’adoptant, on dira que 13
la probabilité de l’irrationalité est moins élevée que celle de la rationalité. Par conséquent, l’irrationalité est tout simplement un dysfonctionnement au sein de la raison c’est-à-dire, « un échec au domicile de la raison ellemême »5. Une telle irrationalité n’est ni le manque de rationalité ni son contraire. Elle « n’apparaît que quand la rationalité est en place ». Nous allons nous focaliser sur la duperie de soi-même en privilégiant la perspective propositionnelle c’est-à-dire en la présentant comme une attitude propositionnelle. L’enjeu est qu’au lieu d’un comportement, c’est plutôt une proposition qu’on interprète. Ainsi, le recours à la charité rejoint l’exigence requise pour l’interprétation du langage. Le rapport du principe de charité et l’irrationalité sera alors sous le signe du lien entre langage et rationalité. Pour une meilleure approche, nous avons divisé le livre en quatre chapitres. Le premier présente la problématique du principe de charité chez Quine. Le second fait l’économie de l’apport de Davidson. Tandis que le troisième chapitre, tout en expliquant les deux paradigmes et leurs implications philosophiques, aborde la coexistence paradoxale de la raison et l’irrationalité. Le quatrième chapitre est une réflexion supplémentaire sous forme de réception actualisée du principe de charité ; cela offre la possibilité d’ouvrir les horizons vers d’autres usages de ce principe et ses retombées « pratiques ». Pour les lecteurs peu familiers à la philosophie analytique, ce dernier chapitre semble plus accessible et plus intéressant.
5 DAVIDSON (Donald), Paradoxes de l’irrationalité, Combras, éd.de l’éclat, 1991, p, 21
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CHAPITRE I QUINE ET LE PRINCIPE DE CHARITE L’usage du principe de charité chez Quine s’enracine dans le problème suscité par la traduction des énoncés des primitifs. Certains les ont traduits sous une forme qui les présente comme étant indifférents à la contradiction, forme p et non p, insinuant par-là que les primitifs peuvent affirmer tout et son contraire. Quine aborde la question dans une perspective sémantique où il lie la traduction à la signification. L’essentiel de sa démarche porte sur « mythe de la signification » qu’il déconstruit systématiquement. De quoi est-il question dans ce mythe ? I.1.Le mythe de la signification Le mythe de la signification concerne avant tout le concept frégéen de bedeutuung (signification). Pour rappel, Frege établit une distinction entre sens et dénotation. Le sens est ce que nous comprenons d’un mot ou d’une phrase. La dénotation est ce à quoi ils se réfèrent. Il en découle deux possibilités. L’une concerne les expressions qui ont seulement un sens sans pour autant avoir de dénotation. Par exemple, en ce vingt-unième siècle où la royauté n’existe plus en France, lorsque quelqu’un dit « l’actuel roi de France est chauve », cette expression a du sens mais elle manque de référence. Ou encore, un mot tel que « Licorne » a bien un sens mais il manque de référence réelle. La seconde possibilité est celle où deux expressions ont une même référence mais avec deux sens différents. Le célèbre exemple sur l’étoile du soir et l’étoile du matin en dit long. Les deux dénotent la planète Vénus, pourtant chacune a sa signification. L’étoile du soir signifie l’étoile qui pointe à l’horizon le soir ; l’étoile du matin signifie celle qui apparaît le matin. Qui plus est, la dénotation d’un terme singulier 15
diffère de celle d’une phrase. Un terme singulier tel que « le téléphone », dénote un objet, en l’occurrence l’appareil qui sert à communiquer avec une personne à distance. Tandis qu’une phrase telle que « je parle au téléphone », dénote une valeur de vérité, c’est-à-dire qu’elle peut être vraie ou fausse. Frege soutient également qu’un nom propre a du sens en lui-même. Un nom tel que « Obama », dès qu’on l’entend, même en dehors d’une phrase, on comprend tout de suite qu’il s’agit du premier président noir américain. Dans ces considérations, le caractère mythique consiste en ce que la signification se suffit elle-même, elle n’a pas besoin du lien à la nature ou au monde. Le mythe de la signification s’explique également comme une manière de considérer que la signification est un noyau commun à toutes les langues. Ce qui veut dire que malgré la différence entre les langues, en réalité toutes renvoient à une même référence sauf que chacune l’exprime avec des termes propres à son idiome. Ainsi, pour parler d’un même phénomène naturel tel que le « grand liminaire de la nuit », le français emploie le terme « lune », l’anglais parle de « moon », le congolais de langue lingala dira « sanza ». Ces trois idiomes expriment un noyau commun. Quine ironise cette conception en la qualifiant de mythe du musée « où les articles exposés sont les significations et les étiquettes les mots. Passer d’une langue à une autre équivaut à changer d’étiquettes »6. Il importe de relever que ce contre quoi il s’insurge est l’idée de donner un statut autonome à la signification. Effectivement, dans la vie courante, quand on demande la signification d’un mot à quelqu’un, il ne répond pas en exhibant une entité qui s’appelle « signification » mais il se sert d’un autre mot ou d’une autre expression. Il serait malveillant d’en conclure que Quine critique le fait que les mots ont des 6
QUINE (William Van Orman), RL, p.40
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significations. Il a bien pris soin de clarifier sa position en disant : « il n’entre pas dans mon intention de démontrer que le langage ne présente aucune signification. Que les mots et les phrases dont on se sert, au sens courant de ‘‘ avoir un sens’’, aient un sens, je n’en disconviens pas »7. Mais penser qu’ils possèdent une propriété qui s’appelle signification et qu’ils peuvent la transmettre aux énoncés8 est tout simplement absurde. La pointe de cette position est qu’il serait mieux de dire « les mots signifient » au lieu de dire « les mots ont des significations ». La formulation « les mots signifient » a l’avantage de mettre en exergue ce qu’ils font plutôt que ce qu’ils sont. En d’autres termes, chercher la signification d’un mot ou d’une phrase revient à savoir ce qu’ils veulent dire. Comme le dit SandraLAUGIER, l’expression française « cela veut dire » convient mieux9. C’est dire que les locutions françaises « c’est-à-dire » ou « cela veut dire » que nous utilisons couramment ont en enjeu philosophique que la routine obnubile. Au final, nous pouvons dire que Quine dénonce le fait que « la notion de signification d’une façon générale est à la fois mal fondée et superflue »10. D’où le concept de « mythe de la signification » qu’il critique par l’argument philosophique de la traduction radicale.
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-------------------------------------, « Le mythe de la signification », In Cahiers de Royaumont. La philosophie analytique, Paris, éd. de Minuit, 1962, p.139
8
LAUGIER (Sandra), « charité, traduction radicale prélogicité », in Revue de Métaphysique et de morale, n° 1/2001, p. 64 et ss 9 Ibid. 10 Ibid., p. 65
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I.2. La traduction radicale Les deux cas de traduction radicale qui nous occupent sont : la rencontre d’un peuple resté sans contact avec le reste du monde et l’apprentissage de la langue chez l’enfant. Quine s’en sert pour montrer que traduire ne consiste pas à chercher la synonymie des mots mais à les rendre utilisable et compréhensible dans une autre langue. Le problème posé dans la traduction radicale découle de la conception selon laquelle toute traduction suppose l’existence d’un manuel de traduction auquel le traducteur se réfère. Ce manuel peut être un dictionnaire ou un autre support servant de source d’inspiration. Or, dans une situation radicale, il n’y a aucun support. Comment alors s’y prendre ? Concernant le cas de la rencontre d’un peuple inconnu, Quine y répond à partir d’une hypothèse imaginée à propos d’un linguiste qui s’est retrouvé au milieu des indigènes. Soudain, un lapin passe dans la garenne, et les indigènes disent « Gavagai ». De son avis, dans un cas de figure, le linguiste ne peut savoir ce que signifie ce terme (étrange pour lui) qu’en observant le comportement verbal des indigènes. Pour cette raison, seule la méthode béhavioriste s’avère efficace. Voici ce qu’il en dit : « je tiens en outre la voie d’approche béhavioriste pour obligatoire. En psychologie, on peut ou non être béhavioriste, mais en linguistique le choix n’existe pas. Chacun de nous apprend sa langue en observant le comportement verbal des autres et en voyant les hésitations de son propre comportement observées et encouragées ou corrigées par les autres »11. Le béhaviorisme peut être métaphysique, méthodologique ou logique. Il est dit métaphysique lorsqu’il nie l’existence des phénomènes mentaux qui, 11
QUINE (William Orman), La poursuite de la vérité, Paris, Seuil, 1993, p.66
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n’étant pas observables, ne peuvent être connus qu’à travers des comportements. En revanche, lorsqu’il s’applique à l’étude du comportement observable, il devient méthodologique tout en se distinguant de la méthode introspective de l’étude du comportement. De nous jours, le béhaviorisme est évoqué sous cet angle méthodologique où prévaut l’observation des réactions à des stimuli de l’environnement. Dans cette optique, il est une approche psychologique. On lui assigne le rôle de se concentrer uniquement sur le comportement observable. En tant que tel, son but est de caractériser comment un comportement « est déterminé par l’environnement et l’histoire des interactions de l’individu avec son milieu, sans faire appel à des mécanismes internes au cerveau, ou à des processus mentaux non directement observables »12. Quine l’applique dans le domaine du langage. C’est ce qu’on a pris l’habitude d’appeler le béhaviorisme logique ou béhaviorisme langagier. Il soutient que la signification résulte de la corrélation entre les stimulations sensorielles et les énoncés. En d’autres termes, l’explication du rapport entre le langage et la signification commence par les choses physiques les plus ordinaires. Par exemple pour savoir ce que signifie la lune, il faut la regarder telle qu’elle pointe au firmament la nuit. Un mot tel que pupitre, Quine l’explique comme un objet qui « manifeste sa présence en résistant à mes pressions et en renvoyant la lumière à mes yeux »13. Ce béhaviorisme est à l’œuvre dans la traduction d’une langue inconnue. En pareilles circonstances, il serait « inapproprié de regarder très profondément dans la tête du sujet, même si c’était possible, car nous ne devons pas nous préoccuper de ses connexions nerveuses idiosyncratiques ou de
12
TARVRIS(Carol) et WADE (carole), Introduction à la psychologie. Les grandes perspectives, Saint-Laurent, Erpi, 1999, p. 182 13 QUINE (William Orman), MC, p. 60
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l’histoire privée de la formation de ses habitudes »14. Au final, Quine accorde plus de crédit à l’objectivité. Il inscrit le béhaviorisme langagier dans un contexte où le recours à l’interprète est exclu. A ce propos, il précise nettement que « la tâche de traduction radicale n’est pas une entreprise en pratique sous sa forme extrême, parce qu’on peut toujours recruter l’une ou l’autre chaîne d’interprètes parmi les habitants voisins des archipels plus éloignés. (….) J’imagine que tout recours d’interprète est exclu. (…) Je négligerai dans ce qui suit l’analyse phonétique (…) »15. La méthode béhavioriste n’est pas exhaustive. Elle contient des limites qui suggèrent de procéder autrement que par l’observation du comportement. Wittgenstein le montre bien. Il avait aussi imaginé une situation semblable à la traduction radicale en ces termes : « Supposez que vous arrivez en tant qu’explorateur dans un pays inconnu dont le langage vous est tout à fait étranger. Dans quelles circonstances diriez-vous que ces gens-là donnent des ordres, les comprennent, y obéissent, se refusent à les suivre, etc ? La manière d’agir commune à l’humanité est le système de référence grâce auxquels nous interprétons un langage qui nous est étranger »16. C’est une façon d’insinuer que la signification ne découle pas nécessairement de l’observation. Ses analyses de « formes de vie » et de « jeux du langage » le confirment en accentuant plutôt l’idée selon laquelle « la signification c’est l’usage ». De notre avis, une autre possibilité illustrant la limite du béhaviorisme est l’usage des appareils traducteurs des 14 15
Ibid., p. 63 Ibid., p. 60
16
WITTGENSTEIN (Ludwig), Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2005, & 206
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langues inconnues, comme ce fut le cas lors du procès de Nuremberg ou ce qui se passe lors des rencontres internationales à l’Onu. Certes, on ne doit pas pousser cette analogie plus loin car, avec les appareils, on touche le domaine délicat et complexe de l’intelligence artificielle. Qu’il nous suffise de dire que devant une langue inconnue, le recours aux appareils reste une des possibilités autres que la simple observation. Autrement dit, bien que Quine ait exclu les interprètes humains, les appareils pourraient servir au traducteur radical. Par ailleurs, on trouve dans les écrits de Quine lui-même quelques indices qui montrent qu’on peut se passer du béhaviorisme au sens strict. En effet, la fameuse méthode béhavioriste ne répond mieux que pour les énoncés observationnels. Tandis que pour les énoncés non observationnels, d’autres stratégies s’imposent à cause de l’indétermination de la traduction. Celle-ci veut dire que chaque traduction en cache une autre, à ce point qu’on peut en arriver à une pluralité de significations (ou traductions) pour un même mot ou une même phrase. Plusieurs manuels de traduction « peuvent être élaborés selon les principes divergents, tous compatibles avec la totalité des dispositions à parler et cependant incompatibles entre eux »17, dixit Quine. Mais, puisqu’il n’y a pas de fact of the matter c’est-à-dire ce « sur quoi le lexicographe puisse avoir tort ou raison »18, on ne peut prétendre que telle traduction vaut plus que telle autre. « Gavagai » pourrait être traduit par la lapinité, ou par une phase de lapin, etc. L’indétermination de la traduction s’apparente à l’indétermination de la référence. Dans celle-ci, « la référence objective spécifique des termes demeure 17
QUINE (William Orman), Philosophie de la logique, Paris, Aubier, 1977, p. 58 18 -------------------------------, MC, p.103
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impénétrable lorsqu’on ne dispose pas de significationsstimuli ou des autres dispositions actuelles à des comportements verbaux »19. A certains égards, on pourrait l’expliquer à la lumière de la difficulté qu’on éprouve à séparer le référent et le terme. Jean François MALHERBE se demande à juste titre comment « distinguer par gestes du gazon vert de la verdeur de ce gazon ? Quand nous montrons une étendue plantée de gazon vert, nous montrons toujours en même temps la verdeur du gazon planté sur cette étendue »20. Parmi les stratégies préconisées pour les énoncés qui ne sont pas observationnels, il y a d’abord les hypothèses analytiques. Elles consistent en ce que le traducteur répertorie les occurrences où certains comportements des indigènes correspondent avec leurs énoncés. Par exemple chaque fois qu’il y aura un lapin, il notera si les indigènes prononcent le même terme ou pas. Ce processus interviendra pour toutes les élocutions récurrentes de façon à dresser une liste de mots prononcés par les indigènes. Alors de façon conjecturale, le traducteur met en concordance certains d’entre eux avec ceux de sa propre langue 21. Ensuite, pour certifier l’authenticité des hypothèses, Quine préconise de solliciter l’assentiment ou le dissentiment des membres de la communauté pour certifier l’authenticité des hypothèses. En d’autres termes, il est question de demander aux interlocuteurs s’ils valident ou non la signification proposée. Avec ces deux notions, la traduction radicale est valorisée. Si elle ne consistait qu’à noter les correspondances sur les tablettes, elle serait un 19
Ibid., p.127 MALHERBE (Jean François), Epistémologies anglo-saxonnes, Namur, Presses Universitaires de Namur, 1981, p. 157 21 QUINE (William Orman ) , MC., p. 112 20
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argument ridicule et sans intérêt, mais en y intégrant l’aspect communautaire (la socialité), elle devient un argument pertinent et éclairant22. La signification n’est plus exclusivement tributaire des stimulations sensorielles mais elle dépend désormais de la communauté linguistique des locuteurs. Il y a là un tournant social qui va marquer la théorie quinéenne de la signification. « Le langage est un art social »23, dixit Quine. Toutefois, nous estimons que le caractère fictif de la traduction radicale affaiblit sa fiabilité. C’est pourquoi, partant de la remarquable ressemblance entre l’enfant qui apprend la langue maternelle et celui qui traduit une langue inconnue, il est plus intéressant d’évoquer le premier cas. Autrement dit, l’apprentissage de la langue chez l’enfant touche du doigts le vécu socioculturel et nous semble plus pertinent. L’expérience la plus banale montre que lors du babillage, l’enfant apprécie les réactions positives de son entourage à ses balbutiements. Il entend le mot « maman », il tente de le répéter. A force de constater que sa mère ou sa nourrice, ou un autre familier l’encourage, il est rassuré. Ainsi, lentement mais sûrement, il apprend la langue. Il importe de relever que l’enfant n’apprend pas seulement des phonèmes mais aussi, sans s’en rendre compte, tout un mode de vie qui marquera entre autres son accent, sa vision du monde, ses croyances. La signification s’acquiert de manière intersubjective. Un enfant qu’on élèverait loin d’une société ne saura pas parler ! L’observation du comportement verbal n’est certes pas négligeable, du moins elle doit être soutenue par l’appartenance à une communauté. Nous sommes d’accord avec Quine qui dit que nous acquérons le langage uniquement en 22
Vincent DESCOMBES, Les institutions du sens, Paris, éd ; de Minuit, 1996, p.330 23 Quine (William Orman), MC, p. 21
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reconnaissant le comportement manifeste d’autrui lors des circonstances publiquement identifiables 24. L’intérêt de la théorie de la signification pour notre propos porte sur son lien à la traduction. En général, traduire consiste à chercher ce que signifie un mot ou une expression dans une autre langue. Quine suggère une approche particulière qui assimile la traduction à une projection. Cette conception va déclencher le problème de la traduction des connecteurs logiques, lequel offre l’opportunité de faire appel au principe de charité. Qu’en est-il de la traduction comme projection ? I.3. La traduction comme projection La traduction est « une façon de se catapulter soi-même dans le langage de la jungle par la vitesse acquise du langage domestique. C’est une façon de se greffer des greffons exotiques sur le vieux buisson familier jusqu’à ce que seuls les greffons exotiques frappent la vue »25. C’est en ces termes que Quine définit la traduction comme une projection. Le moins que l’on puisse dire est qu’une telle conception est on ne peut plus originale. Habituellement, comme nous l’avons dit, la traduction est le passage du langue-objet c’est-à-dire celle qui fait l’objet de la traduction, au métalangage entendu comme langue dans laquelle se fait ladite traduction. Quand on traduit un texte latin en français, le latin est la langue-objet, tandis que le français en est le métalangage. Ce genre de traduction est communément appelé « exercice de version », tandis que l’inverse est dénommé « exercice de thème ». En soutenant que la traduction consiste à se projeter dans la langue d’autrui, l’on peut dire que pour Quine, « traduire, c’est 24 25
-------------------------------, RL, p.39 QUINE (William Orman), MC, p. 115
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toujours un exercice de thème et jamais de version »26. Parlà, il met en exergue l’immanence de la traduction. Appliqué dans le contexte de la rencontre d’un peuple dont on ignore la langue, il faudrait l’entendre de la façon suivante : lors de la traduction, « le lexicographe en vient à dépendre de manière croissante d’une projection de luimême, avec sa weltanchauung indo-européenne, dans les sandales de son informateur »27 . Cette immanence est judicieusement exprimée par la fameuse formule : « la traduction radicale commence à la maison »28( Radical translation begins at home). Ce qui veut dire que le problème de la traduction se pose à l’intérieur de notre propre schème conceptuel. On y reste enfermé et dépendant. Puisqu’il en est ainsi, la traduction est susceptible d’être sceptique et arbitraire. L’aspect sceptique signifie qu’il y a un doute sur la possibilité de parvenir à une véritable traduction qui soit conforme au langage objet. Il ne s’agit pas de l’impossibilité de traduire mais de la difficulté qu’on éprouve à l’évidence pour traduire fidèlement un énoncé car, en définitive, « nous nous leurrons sans doute quant à notre capacité de le concevoir ou de le dire »29. C’est l’accès à la véritable pensée du locuteur qui est mis en doute. Quant au caractère arbitraire, il signifie qu’un traducteur peut se permettre n’importe quelle traduction, tout dépend de ce qui lui semble pertinent. L’exemple de la traduction du connecteur logique de la conjonction dans les énoncés des primitifs en est très illustratif. En effet, le critère sémantique pour traduire une conjonction obéit à une certaine contrainte. Selon celle-ci, 26
GOCHET (Paul), Quine en perspective, Paris, Flammarion, 1992, p. 89 27 QUINE (William Orman), Du point de vue logique. Neuf Essais logico-philosophiques, Paris, J. Vrin, 2004, p. 49 28 -------------------------------, RL, p. 59 29 Sandra LAUGIER-SABATE, L’Anthropologie Logique de Quine . L’Apprentissage de l’obvie, Paris, J. Vrin , 1992, p.185
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on ne la peut traduire valablement que si elle « produit des composés (…) auxquels on est préparé à donner son assentiment toujours et seulement si on est préparé à le donner à chacun des composants »30. Un traducteur qui n’en tient pas compte, court le risque d’une mauvaise traduction. Quine pense que la forme contradictoire attribuée aux énoncés des primitifs en serait le cas. Pour cette raison, il en a fait une analyse remarquable qui est au centre du principe de charité. Sa cible étant principalement le qualificatif « prélogique » collé à la mentalité primitive, il nous faudrait à présent expliquer la question de la mentalité prélogique. I.4. La question de la mentalité prélogique L’anthropologue français Lucien LEVY-BRUHL (ciaprès LLB) soutient que les « primitifs » ou « les sociétés inférieures » ont une pensée mystique et prélogique. Du point de vue mystique, ils accordent une grande importance aux forces occultes et aux esprits maléfiques au point d’en faire la cause de tous les événements malheureux de leur vie. Bien plus, ils ont des croyances on ne peut plus étonnantes. A titre d’exemple, les Trumai (peuple amérindien) se considèrent comme des aquatiques capables de passer des heures sous eau sans être asphyxiés. Cela paraît être une aberration pour quelqu’un qui raisonne avec les schèmes du rationalisme occidental. Effectivement, dans la dynamique de ce rationalisme, un homme ne peut pas rester longtemps sous eau sans une réserve d’oxygène. Il s’ensuit que pour comprendre cette croyance des Trumai, il faudrait la restituer dans leur rationalité où la fonction des poumons n’est pas pris en compte. Pour qualifier ce genre de croyance, notre anthropologue a préféré le qualificatif « mystique » qui semble plus « charitable » que celui 30
Quine William), MC., p. 98
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de « irrationnelle ». Le mysticisme étant une doctrine qui explique le monde différemment du processus scientifique. Quant à la pensée prélogique, la question se pose du point de vue logico-philosophique. Elle concerne la façon dont les primitifs articulent leur raisonnement tant au quotidien que dans les circonstances particulières. Etant donné que « le point de départ des interprétations et usages de la thèse de Quine en termes de charité »31 est relatif à la pensée prélogique, nous laissons de côté l’aspect mystique pour nous atteler à la prétendue mentalité prélogique Habitué au rationalisme occidental, LLB a eu maille à partir avec celui des primitifs. Dans son intention de trouver une façon de décrire une mentalité aussi perplexe que celle de ce peuple étrange, faute de mieux, le qualificatif « prélogique » lui a semblé plus plausible. Ce terme a provoqué un tollé à ce point qu’une clarification s’imposait. Pour beaucoup de ses lecteurs, « prélogique » voulait dire une pensée qui ne tient pas compte de la rigueur du raisonnement correct, une pensée indifférente aux contradictions. Autrement dit, les primitifs pourraient dire sans vergogne qu’André est chauve et André n’est pas chauve. En langage de la logique des propositions, ce genre d’énoncé est formalisé par p et non p. En fait, c’est LLB luimême qui a prêté le flanc à ces détracteurs car, dans ses écrits, il a employé le terme « contradiction » à propos des primitifs. Son mea culpa ci-dessous nous autorise à le confirmer. Ecoutons-le : « je comprends pourquoi le mot prélogique a soulevé tant d’objections, en partie justifiéeset que mes idées n’étaient pas suffisamment mûries et élucidées. Je n’ai pas été suffisamment prudent en parlant de ‘‘ contradiction’’ »32. En guise de réparation, il s’est
31
LAUGIER (Sandra), CTRP, p. 63 LEVY-BRUHL (Lucien), Les carnets, Paris, PUF, 1998, p. 8-9
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permis de clarifier ce qu’il entend par « prélogique » en disant : « Prélogique ne doit pas s’entendre comme si la mentalité primitive « constitue une sorte de stade antérieur, dans le temps, à l’apparition de la pensée logique. (…) Du moins, la mentalité que j’appelle prélogique, faute d’un nom meilleur, ne présente pas du tout ce caractère. Elle n’est pas antilogique ; elle n’est pas alogique »33. Pour rappel, antilogique signifie la contradiction par rapport aux lois logiques, tandis qu’alogique concerne ce qui ne relève pas du tout de la logique. Les deux s’opposent frontalement à la logique. En revanche, illogique est une faute au sein la logique, notamment les fautes contre le raisonnement correct ; le sophisme par exemple est un raisonnement illogique. Prélogique n’est rien de tout cela c’est-à-dire ni antilogique, ni alogique ni non plus illogique. Il veut simplement dire que s’il faut qualifier la mentalité primitive du point de vue logique, il n’y a pas de terme adéquat mais puisqu’elle a des indices d’un rationalisme distinct du modèle occidental, le terme prélogique conviendrait mieux. Au lieu d’appliquer le septième aphorisme de Wittgenstein selon lequel, « ce dont on ne sait rien dire, il faut se taire », LLB a opté de parler en inventant le qualificatif « prélogique ». La critique que Quine formule à l’encontre de ce qualificatif ne tient pas compte des corrections apportées par l’auteur. Ce n’est certainement pas de mauvaise foi. Rappelons que le philosophe américain n’avait pas pour objectif d’étudier la mentalité prélogique proprement dite mais, il voulait relever les retombées désastreuses d’une mauvaise traduction. En d’autres termes, ce sont les 33 ----------------------------, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, PUF, 1910, p. 79
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traducteurs qu’il interpelle sur la nécessité de se conformer aux critères sémantiques, précisément ceux qui sont requis pour les connecteurs logiques. La première interprétation de la prélogicité étant celle qui s’accorde bien avec ce qu’il vise, on comprend qu’il s’en serve au détriment des corrections ultérieures qui ne lui seraient pas utiles. C’est dans cet esprit que le philosophe prend ce problème à bras le corps en critiquant la prétendue mentalité prélogique. I.5. Critique de la prétendue mentalité prélogique Commençons par préciser que ce n’est pas la mentalité primitive comme telle qui fait problème, mais la critique porte sur l’idée que l’on puisse la qualifier de prélogique. Tout va se jouer sur la façon dont les primitifs expriment leur assentiment à une phrase complexe. S’ils donnent leur assentiment seulement lorsqu’ils en font autant à ses composés, « on a là une bonne raison de traduire cette construction comme une conjonction, alors que dans le cas contraire on a une bonne raison pour ne pas traduire cette construction comme une conjonction »34. Or, nous avons signalé la difficulté de l’indétermination de la traduction à laquelle s’ajoute l’impossibilité de connaître la véritable pensée du locuteur. Le problème se complique davantage pour les primitifs parce que leur étrangeté renforce l’opacité. On n’est pas certain de rendre ce qui correspond le mieux à leur pensée. Cette situation offre l’opportunité à Quine de faire appel au principe de charité. Dans la démarche qu’il propose, l’essentiel est la conformité aux critères en usage dans la logique classique (occidentale). Celle-ci n’admettant pas la forme contradictoire p et non p, il ne faudrait pas l’attribuer aux primitifs. Quine l’exprime comme suit : « supposons qu’on prétende que certains indigènes sont disposés à accepter comme vraies certaines 34
QUINE (William Orman ) , PL, p. 101
29
phrases traduisibles dans la forme ‘‘p et non p’’. Cette supposition est absurde au regard de nos critères sémantiques »35. En français, une pratique courante enjoint de chercher une traduction pertinente lorsqu’ un locuteur dit oui et non ; on ne dit pas qu’il est tellement stupide qu’il affirme et nie la même chose. Au contraire, on présume que « la phrase qui fait l’objet de la question est comprise différemment pour l’affirmation et pour la négation »36. Ce comportement « charitable » devrait s’afficher à l’égard des primitifs. En définitive, l’attribution de la forme contradictoire aux énoncés des primitifs relève d’une traduction perverse. D’où la célèbre conclusion de Quine qui dit : « la stupidité de notre interlocuteur, au-delà d’un certain point, est moins probable qu’une mauvaise traduction »37. La critique de Quine contre l’idée que l’on puisse qualifier une mentalité de prélogique est soutenue également par l’impératif de préserver les lois logiques usuelles. Cela présuppose d’abord que les primitifs utilisent des connecteurs logiques dans leur langue ; et ensuite qu’ils en font un bon usage comme les autres peuples. Si tel est le cas, il n’y a pas de raison de leur attribuer une mentalité prélogique. Autrement dit, s’ils font bon usage des lois logiques, ils ne peuvent pas en même temps être « prélogiques ». Cet argument atteint son point fort lorsque Quine soutient par ailleurs ce qui suit : lors de la traduction, « nous attribuons à l’indigène notre logique orthodoxe ou nous la lui imposons (…). Nous incorporons la logique dans notre manuel de traduction. Nous n’avons pas à nous en
35
.--------------------------------, MC, p. 99 Ibid., p. 37 QUINE (Willard Van Orman ), MC ., p. 101 36
30
excuser. Il nous faut bien asseoir notre traduction sur quelque espèce de preuve. Que trouver de mieux ?»38. L’expression « notre logique » est assez ambiguë. Elle peut signifier « la logique qui nous appartient ». Vu du côté du rationalisme occidental, une pareille signification peut insinuer l’ethnocentrisme, c’est-à-dire une attitude condescendante à l’égard des autres, en l’occurrence les primitifs. L’on pourrait aussi entendre « notre logique » comme étant « la logique que nous partageons en commun ». Ce dernier sens, soutenu entre autres par Vincent DESCOMBES, laisse entendre que les primitifs « observent la même logique que nous et (…) ils portent les mêmes jugements que nous sur des matières qui non seulement sont à la portée de tout le monde (…), mais encore tombent sous le sens »39. Bien que Quine ne se situe pas dans une perspective du sens commun qu’on peut lire en filigrane de cette citation, nous osons affirmer que sa critique de la prétendue mentalité prélogique s’y accorde bien. A ce niveau, sa conception de la traduction comme projection (déjà expliquée) est éclairante. S’il est vrai que le traducteur se projette avec sa logique dans la langue d’autrui, l’acte de traduire est la découverte de cette logique projetée. Par conséquent, on ne peut pas attribuer une autre logique aux primitifs si ce n’est celle qu’on y a projeté soimême, à savoir la véritable logique qui n’a rien avoir avec la prélogicité. En d’autres termes, puisque notre propre logique n’est pas prélogique, celle des primitifs ne peut pas l’être non plus. A moins d’admettre que la « nôtre » est prélogique. Dans ce cas, la soi-disant prélogicité attribuée aux primitifs ne serait que la nôtre que nous reconnaissons chez eux. Cette hypothèse étant moins probable, nous
38 39
.-------------------------------------, PL, p.121-122 DESCOMBES (Vincent), ISC., p. 151
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l’écartons au profit de celle selon laquelle notre logique n’est pas prélogique. Une autre difficulté soulevée par le qualificatif « prélogique » est relative à l’universalité de la logique. Pour en saisir les tenants et les aboutissants, revenons l’anthropologue LLB qui, dans son élan de clarification, avait reconnu que les primitifs ont une logique différente de la logique classique. C’est une « logique de participation ». La citation ci-après en donne une idée. « Orientée autrement que la nôtre, préoccupée avant tout des relations et des propriétés mystiques ayant comme loi principale la loi de la participation, la mentalité des primitifs interprète nécessairement d’une façon différente de la nôtre (…). Ce qui les intéresse, c’est la vertu mystique qui rend ces individus participables (…), à la fois du tigre et de l’homme, sous certaines conditions, et par conséquent plus redoutables que les hommes qui ne sont jamais qu’hommes, et des tigres qui ne sont que jamais tigres »40. La logique de participation admet une identité ambivalente qui est telle qu’un homme peut, sans désinvolture, prétendre s’assimiler à un animal. Toutes choses égales par ailleurs, nous pouvons l’illustrer par une croyance encore d’actualité chez le peuple Sakata (RD Congo) dont nous-même nous faisons partie. Il s’agit de la croyance à la transformation des personnes en éléphant. Dans cette contrée, on croit encore de nos jours qu’une personne, tout en menant une vie normale en société, peut être transformée en éléphant par un sorcier et mener une vie animale dans la forêt. Ce qui laisse penser qu’un Mosakata (c’est-à-dire un individu appartenant à cette tribu) croit qu’une personne peut être conjointement au village et à la forêt en broutant les herbes 40 LEVY-BRUHL (Lucien)., Les fonctions mentales des sociétés inférieures, Alcan, 1910, p.104-105
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comme les éléphants. Loin de soutenir d’emblée cette croyance, nous l’évoquons pour expliciter la logique de participation. Celle-ci a un impact sur le principe de charité à partir du lien qui existe entre la logique et la communication. En effet, on ne peut communiquer avec autrui que si on sait se mettre au diapason sur les modalités de dire oui ou non. A supposer que les primitifs ignoraient le principe de non-contradiction, comment leurs interlocuteurs les auraient-ils compris, puisque nous pensons nécessairement par contradiction ? 41 « Il faut bien en effet que l’ethnologue et l’indigène s’entendent au moins sur ce que signifient « oui et non » pour pouvoir communiquer »42. Tenant compte du fait que notre anthropologue est parvenu à qualifier leur mentalité de prélogique, nous pouvons en déduire qu’il y a eu communication entre les deux parties. L’on pourrait objecter que la difficulté de trouver le vocable convenable pour qualifier leur mentalité est l’indice qu’il y a eu communication sans compréhension. Néanmoins, cette objection n’affaiblit pas la présomption de la logique comme condition nécessaire à la communication. Qui plus est, nos communications courantes regorgent d’exemples d’incompréhension, pourtant on n’en conclut pas que nous avons une logique particulière. En tablant sur le fait qu’il y a eu communication avec les primitifs, on ne peut pas soutenir qu’ils ont une logique de participation au sens péjoratif d’une logique non pertinente. Nous sommes de l’avis de Frédéric KECK qui dit : la prélogicité « prise au sérieux, rend impossible le travail de traduction d’une langue étrangère dans la langue de l’ethnologue, car elle 41
KECK (Frédéric), « Les Bororos sont des Araras ». Essai d’analyse d’un cas de prélogicité de « logique primitive », in http:// stl. Recherche.univ-lille3.fr/ Seminaires/philosophie/machereley 2003200, P.5, consulté le 3/12/2013 42 Ibid.
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annule toute possibilité de dialogue entre ethnologues et des indigènes »43. La maxime sous-jacente au lien de la logique et la communication est que chaque énoncé possède une dimension logique qui reste inaperçu. Sur ce sujet, Bertrand RUSSEL a développé une théorie intéressante des descriptions définies. Elles sont promotrices de la forme logique voilée sous la forme grammaticale dans le langage ordinaire. Reconnaître que les primitifs font usage de la logique universelle ne veut nullement pas dire qu’ils ont une connaissance pointue des syllogismes aristotéliciens. Le moins que l’on puisse dire est que, pour autant qu’il existe plusieurs rationalités, il existe aussi plusieurs logiques. Cette diversité n’interdit pas la pertinence de chacune. Avoir une conception du monde qui soit différente du rationalisme occidental ne veut pas dire qu’on est prélogique. En revanche, à l’instar de tous les autres peuples, on peut trouver quelques erreurs de raisonnement chez les primitifs, mais de là en faire une espèce de tare congénitale est on ne peut plus exagéré ! Les paralogismes cités par Aristote dans Les Réfutations sophistiques montrent que les peuples dits civilisés commettent eux aussi des incohérences ou des erreurs de raisonnement. Au final, la critique quinéenne de la prétendue mentalité prélogique n’éloigne pas du champ du principe de charité mais elle nous y introduit. Qu’il nous suffise de rappeler qu’en plaidant pour la reconnaissance de la logique chez les primitifs, Quine est bel et bien dans la dynamique de la présomption de rationalité. Bien que cette présomption ne soit pas sa première préoccupation, rien n’empêche qu’on en trouve des traces dans sa démarche. Il ne visait pas en premier lieu d’« attribuer à l’étranger une ‘‘ rationalité 43
Ibid.
34
minimale’’ (…). Il est d’ailleurs très caractéristique que le terme de rationalité ne soit presque jamais utilisé par Quine »44. Cependant, l’idée est bien présente sous le signe d’une rationalité logique. L’œuvre de Quine est fortement marquée par la perspective logique. Sans prétendre affirmer que la philosophie de Quine n’est que de la logique, celleci y occupe une place centrale. Il aborde beaucoup de sujet presque toujours d’un point de vue logique. Avant de conclure ce chapitre, nous pouvons faire deux considérations sur la critique de Quine : Premièrement, le fait de ne pas tenir compte des corrections apportées par LLB, risque d’induire en erreur un lecteur non averti qui n’aurait pas lu les œuvres ultérieures de l’anthropologue. Toutefois, nous reconnaissons qu’il ne revient pas à Quine de faire connaitre la pensée de LLB. En outre, il est surprenant de constater que lui qui préconise avec force le principe de charité n’ait pas pu se montrer charitable envers l’anthropologue. Au lieu d’une interprétation de la mentalité prélogique comme une ignorance de la contradiction, il aurait dû en faire une qui soit plus charitable. En paraphrasant sa propre formule selon laquelle la stupidité de l’interlocuteur est moins probable qu’une mauvaise traduction, nous pouvons lui rétorquer que la conception de la prélogicité comme une indifférence à la contradiction est moins probable qu’une mauvaise interprétation. A ce propos, Stanislas DEPREZ fait remarquer que Lévy-Bruhl est anthropologue et non logicien45. Sa préoccupation était de s’interroger sur l’universalité de la raison c’est-à-dire sur « une certaine manière de concevoir le rapport à l’émotion, la causalité, 44
LAUGIER (Sandra), AL, p. 257 DEPREZ (Stanislas), Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde, Rennes, P.U. Rennes, 2010, p. 86 45
35
l’espace, le temps, le sujet et l’objet et donc de penser et vivre l’identité de soi et son rapport au monde »46, et non de s’interroger sur la logique. Toutefois, en voulant qualifier la mentalité primitive du point de logique, il entre de plainpied dans le champ de la logique. Autrement dit, tout en étant pas logicien, LLB a quand même chevauché le terrain de la logique. Conclusion Quine a le mérite d’avoir relancé le débat sur le principe de charité sur des bases sémantiques. La notion de signification-stimulus l’a amené au béhaviorisme du langage. Après en avoir montré les limites, le moment était venu de signaler le recours aux hypothèses analytiques et à la socialité de la signification. Cependant, c’est surtout par l’analyse de la mentalité primitive qu’il a esquissé son approche du principe de charité. L’importance qu’il en accordé pourrait mettre en doute le caractère philosophique de sa critique et par ricochet en donner une connotation anthropologique. Ce malaise a été senti par les organisateurs d’un colloque tenu en 1998 à l’université de Nancy dont le titre est assez évocateur, à savoir : « De l’anthropologie à la logique : un principe de charité pour quoi faire ? ». Dans leur projet, il en ressort que le principe de charité n’est pas étranger aux investigations anthropologiques. Celles-ci ont été largement abordé dans le collectif « L’Usage anthropologique du principe de charité » (2002) dirigé par Isabelle DELPLA. Nous pensons que les considérations sémantiques et logiques réalisées par Quine, donnent une valeur philosophique au principe de charité. Davidson la mettra davantage en lumière par un usage systématique à deux volets : l’interprétation du langage et celle des comportements. 46
Ibid., p.92
36
Pour des raisons méthodologiques, nous les abordons en deux chapitres différents en commençant par l’interprétation du langage.
37
CHAPITRE II DAVIDSON, CHARITE ET INTERPRETATION DU LANGAGE La philosophie de Davidson accorde une grande importance à l’interprétation du langage. Celle-ci se présente comme un travail de redéscription. Cela veut dire que l’acte d’interpréter revient à rechercher le sens des mots dans une circonstance précise. Si par exemple un locuteur allemand dit « Es schneit » (il neige). Pour l’interpréter, il faudrait redécrire l’énoncé comme « un acte qui consiste à dire qu’il neige »47. Cette redéscription a un grand enjeu sémantique qui situe Davidson dans la filiation quinéenne de la traductibilité d’un langage inconnu. Là où Quine insistait sur l’indétermination de la traduction, Davidson souligne le critère de la possibilité de traduire. A ce sujet, il critique en premier lieu le relativisme conceptuel relatif à l’idée du schème conceptuel. II.1. Contre le relativisme conceptuel Le relativisme conceptuel définit les schèmes conceptuels comme des points de vue différents à partir desquels on peut contempler le cours des choses48. Sur le plan épistémologique, il en résulte une impossibilité de traduire un schème dans un autre. Selon cette logique, on ne peut pas trouver l’équivalent des schèmes de pensée d’une personne chez une autre personne qui souscrit à un autre schème conceptuel. Bref, la réalité dépend du schème conceptuel. Ce qui est réel dans un système donné est impossible de l’être dans un autre système. Pour exprimer 47
DAVIDSON (Donald), Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, Nîmes, éd.Jacqueline Chambon, 1993, p. 208 48 Ibid., p. 207
39
cette impossibilité, Kuhn et Feyerabend parlent de l’incommensurabilité des schèmes. Tandis que sur le plan langagier, le relativisme conceptuel nie la possibilité de traduire une langue dans une autre. Davidson cite notamment Whorf qui a démontré la façon dont le hopi (langue amérindienne) n’est pas inter-traduisible avec l’anglais. Dit-il, Le hopi englobe une métaphysique si étrangère à la nôtre que l’on ne peut pas le ‘‘ calibrer ‘’ et l’anglais 49. Davidson s’oppose à cette idée de l’intraductibilité des langues radicalement différentes. Son argumentation est étayée par le fait que ceux-là même qui disent que les langages différents sont incommensurables (non intertraduisibles), se servent encore d’un langage pour le dire. Quand Whorf prétend qu’on ne peut pas inter-traduire le hopi et l’anglais, il utilise pourtant la langue anglaise pour exprimer un exemple des phrases hopi. Il en est de même pour Kuhn qui utilise l’idiome post-révolutionnaire pour décrire une situation ante-révolutionnaire. Fort de ce constat, Davidson propose d’associer le schème conceptuel et le langage. Ainsi, au lieu de parler de schèmes conceptuels comme étant des points de vue différents, on ferait mieux de parler de langages différents. Ce déplacement vers le langage introduit dans sa philosophie du langage, précisément dans la problématique de traduire une langue dans une autre. En termes clairs, contre l’idée que les langages sont incommensurables, Davidson avance celle des langages inter-traduisibles. Toutefois, l’intertraduisibilité en question n’exclut pas la possibilité d’échouer. Deux cas peuvent se présenter. Soit un échec total entendu comme une impossibilité de traduire une gamme importante des phrases d’une langue dans une autre. Soit un échec partiel qui concerne des situations où l’on ne 49
Ibid., p. 268
40
peut traduire qu’une gamme insignifiante de phrases, et pas telle autre50 . Ce second cas nous introduit au principe de charité parce que ne pouvant pas la traduire, il faudrait au moins présumer qu’elle est traduisible. La difficulté à la traduire ne veut nullement dire l’impossibilité de traduction. Pour ouvrir une issue, la stratégie consiste à appliquer ce qui se passe lors de l’interprétation du langage. Dans le contexte davisonien, cette interprétation est marquée par la complémentarité de la signification et la croyance. II.2. La complémentarité de la signification et la croyance « La signification et la croyance jouent des rôles étroitement liés et complémentaires dans l’interprétation du langage »51, nous dit Davidson. Ce qui revient à dire que pour comprendre le discours d’un tiers, il faut tenir compte de ce qu’il dit même temps que ce qu’il croit. Bien que cette affirmation soit discutable, elle semble vraie dans la majorité des cas. Par exemple lorsqu’un Congolais dit : « Dada est mort parce que son oncle l’a mangé ». Le verbe « manger » est employé ici dans un sens figuré qu’on ne peut saisir qu’en tenant compte de l’arrière-plan constitué de la croyance à la sorcellerie. Si non, on se met à côté de la plaque au point de penser que l’oncle de Dada est un anthropophage. Alors que rien de tel dans la mentalité congolaise où cet énoncé veut dire que l’oncle aurait usé de sa sorcellerie pour causer la mort de son neveu. Ici n’est pas le lieu de discuter le problème combien complexe de l’existence de la sorcellerie ! Nous voulons simplement relever que dans un tel contexte, la bonne interprétation est tributaire de la croyance du locuteur. Dans cet exemple, la 50 51
Ibid., P. 270 Ibid., p. 208
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croyance s’entend dans un sens purement anthropologique de l’adhésion de l’esprit à des phénomènes aussi variés tels que la magie, la superstition, la sorcellerie, la victoire d’une équipe de football, etc. Il existe aussi une perspective sémantique où la croyance est une attitude propositionnelle. Ce concept introduit en 1919 par B. Russell52 signifie la façon dont un individu se comporte devant une proposition en tant qu’expression du monde. Il peut regretter que, penser que, croire que, etc. Ce sont là autant d’attitudes propositionnelles qu’une personne peut adopter devant une proposition telle que « l’eau de la mer est salée ». Notre attention est focalisée sur l’attitude propositionnelle de la croyance. En guise d’illustration, prenons l’énoncé emblématique « les Bororos53 sont des araras », rapporté par l’ethnologue allemand Karl Von Steinen au retour d’un périple au Brésil54. Si on ne tient pas compte de la croyance, cet énoncé paraît absurde puisque les Bororos, qui sont des êtres humains, se permettent de s’identifier aux perroquets. En revanche, en le situant par rapport à l’attitude propositionnelle de la croyance, l’énoncé deviendrait « les Bororos croient qu’ils sont des araras ». On échappe ainsi à l’absurdité. La démarche philosophique de ce processus réside dans le déplacement du niveau ontologique au niveau daxastique (relatif à la croyance). Il n’est plus question de s’interroger sur l’identité des Bororos mais sur leur attitude propositionnelle. Au lieu chercher à savoir s’ils sont des perroquets, on s’intéresse à savoir s’ils croient qu’ils sont 52
RUSSELL (Bertrand), « On propositions: what they are and how they mean? », in Problems of Science and philosophy (1919), vol 2, pp. 143 53 Les Bororos sont les membres d’une tribu amérindienne (au Brésil) 54 Von STEINEN (Karl), Unter der Natürvölker Zentralbräsiliens, Berlin, Verlagsbuschlandlung, Dietrich Reiner, 1894, P. 305-306, cité par LEVY-BRUHL (Lucien), Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan, 1910, P. 77-78
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des perroquets. La donne change mais on gagne pour l’interprétation en cherchant comment ces gens se comportent devant la proposition complétive « ils sont des araras ». Il s’avère que dans leur mode de vie, ils croient qu’ils ne sont pas des perroquets, notamment ils croient qu’ils n’ont pas des ailes et des plumes comme des perroquets. Le problème se pose autrement dans l’interprétation radicale car, il s’agit de « partir de zéro »55. Cette expression peut se confondre avec « partir de rien ». Cependant, il n’en est pas question. D’ailleurs, philosophiquement parlant, on ne part jamais de rien, mais on part toujours de quelque part ou de quelque chose. « Partir de zéro » signifie d’abord qu’à l’instar de la traduction radicale, l’interprète est face à un interlocuteur dont il ignore la langue ; ensuite, au regard de la règle d’or de l’interdépendance de la signification, partir de zéro c’est chercher un point de départ qui la contourne. Disons que, faute d’informations détaillées sur le locuteur, il est impossible à l’interprète de postuler à tout prix la fameuse complémentarité. Il faudrait un autre postulat applicable à toute interprétation et en toute circonstance. Une certaine attitude consistant à tenir pour vrai s’y prête mieux parce que, même si on ne comprend pas la langue du locuteur, on peut au moins supposer qu’il tient pour vrai ce qu’il dit. Malgré tout, cette attitude reste très complexe et entretient une ambivalence que Davidson lui-même n’a pas suffisamment éclairé, du moins d’après notre lecture ! A entendre Daniel LAURIER, les récents écrits de Davidson insistent plus sur le « préférer vrai » que sur le « tenir pour vrai ». Pour rester dans la dynamique de l’interprétation du langage dans laquelle s’inscrit notre approche, l’optique de l’attitude de tenir les phrases pour vraies nous semble plus 55
DAVIDSON (Donald), EVI., p. 212
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pertinent56. « Dire que quelqu’un tient-pour-vraie-une certaine phrase reviendrait à lui attribuer une attitude ayant un contenu propositionnel (quoique métalinguistique) spécifique »57. Entendez par-là que « tenir pour vrai » ne veut pas dire que le locuteur considère la phrase en question comme étant vraie mais seulement que celle-ci est tenuepour-vraie par le locuteur. Martin MONTMINY propose une autre interprétation dans laquelle « l’attitude de tenir pour vrai n’est pas un état intensionnel, puisqu’elle ne lie pas l’agent à un objet propositionnel. Tenir pour vraie est une relation extensionnelle entre un agent et une phrase »58. Tenir pour vrai est une attitude transcendantale car, n'ayant pas de contenu propositionnel, elle se passe des concepts linguistiques de synonymie, de signification, et constitue un état mental. De l’avis du même auteur, « un agent tient une certaine phrase pour vraie (fausse) dans certaines circonstances si et seulement si, il est disposé à accepter (refuser) cette phrase dans ces circonstances, pourvu qu’il soit sincère »59. Si cela est vrai, qu’en est-il des locuteurs qui disent des faussetés ? Contentons-nous de dire simplement que nonobstant leurs faussetés, ils disent tout de même vrai. Le fameux paradoxe du menteur en est un bel exemple. Pour rappel, ce paradoxe peut se formuler ainsi : tous les Crétois sont des menteurs. Quand c’est un Crétois qui le dit, cela sous-entend qu’il ment car en tant que Crétois il est menteur ; mais étant donné que son mensonge correspond à l’identité mensongère des Crétois, c’est qu’il dit vrai tout en mentant ! En outre, si un locuteur n’est pas sincère, n’est-ce pas une opportunité de se montrer 56
LAURIER (Laurier) et al., Lire Davidson, interprétation et holisme, Combas, éd. De l’éclat, 1994, p.151 57 Ibid., p. 152 58 MONTMINY (Martin), Les fondements empiriques de la signification, Paris, J. Vrin – Montréal, Bellarmin, 1998, p. 102 59 Ibid., p. 103
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charitable à son endroit ? Dans ce cas, il s’agirait de présumer que ses propos sont vrais, ne fût-ce-que par souci de réussir à communiquer avec lui60. L’insincérité n’est pas totalement exclue mais, en règle générale, elle est méprisable et ne mérite pas qu’on y accorde plus d’importance. Le point philosophique qui fait la pertinence du « tenir pour vrai » est qu’il est assimilable au transcendantal kantien. Car, de même que ce dernier est la condition qui rend possible la connaissance, de la même façon « tenir pour vraie une phrase » est la condition de possibilité de l’interprétation du langage. Qui parle de « tenir pour vrai », parle implicitement de la théorie de la vérité. Raison pour laquelle la théorie de l’interprétation du langage peut être considérée une enquête sur la vérité. II.3. L’interprétation du langage comme enquête sur la vérité Davidson se réclame tributaire de la théorie de la véritécorrespondance61. A la différence de la vérité logique dont l’objet est la cohérence ou l’absence de contradiction, elle s’articule autour de la relation entre le langage et le monde c’est-à-dire l’adéquation matérielle entre les mots et ses occurrences dans le monde. On dirait une variante du naturalisme quinéen dont le titre du livre « Le mot et la chose » est assez évocateur. La vérité-correspondance est la vérité en vertu des faits. Le logicien polonais Alfred TARSKI avait élaboré une théorie de la vérité qui a beaucoup inspiré Davidson. Le modèle tarskien, qu’on a pris l’habitude d’appeler la convention T (probablement en référence à l’initiale de son nom), a pour paradigme « ‘‘ la neige est blanche’’ est vrai si et seulement si la neige est blanche ». Le prédicat « vrai » n’est pas attribué au contenu 60 61
Ibid. DAVIDSON (Donald), EVI, p. 69
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de l’énoncé mais uniquement à l’énoncé ; ce n’est pas la blancheur de la neige qui est visée mais la proposition « la neige est blanche ». Tarski se situe sur le plan purement formel des langues formelles des logiciens. Davidson change de perspective en étudiant les langues ordinaires (naturelles) et en assignant la vérité non pas à l’énonciation mais à ses circonstances 62. Dans une certaine mesure, nous pouvons dire que la théorie de la vérité-correspondance est proche de la théorie humienne soutenant que les idées sont les produits des impressions. Une autre manière d’expliquer la vérité-correspondance consiste à la circonscrire relativement à la notion de la triangulation. Au départ, ce concept était utilisé en géométrie et trigonométrie pour mesurer la distance à partir d’un point de référence. Davidson l’a introduit en philosophie du langage. La particularité ici est qu’au-delà de la relation entre le langage et le monde, il met en exergue les croyances. Il y a une triangulation entre les croyances du locuteur, le langage et l’environnement. C’est la trilogie langage-pensée et monde ou réalité qui est ainsi soulignée. Les trois sont respectivement des angles d’un même triangle. Dans le cadre de la théorie de la vérité, la triangulation est doublement efficace. D’un côté, contre le subjectivisme qui guette tant le locuteur que l’interprète, elle propose une attitude intersubjective qui est telle que personne ne peut prétendre être plus dans la vérité que l’autre. Dans ce sens, la triangulation s’inscrit en faux contre la première personne, ou pour dire mieux, contre la validité du point de vue d’une seule personne. D’un autre côté, contre l’éventuel scepticisme , la triangulation met en place une stratégie qui éloigne le doute. Elle garantit la vérité dans une situation où deux individus sont en présence d’une même donnée empirique. Les deux se mettent 62
Ibid., p. 297
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d’accord sur base des événements ou des objets saillants dans le monde63 . La triangulation joue aussi un grand dans la signification des mots. Cela veut dire qu’en reliant le locuteur et le monde, elle détermine le contenu des pensées et des mots du locuteur64. Autrement dit, comme chez Quine, la signification dépend du monde extérieur. C’est dans cette logique que se situe la critique du conventionnalisme, théorie qui considère les significations des mots sont des conventions. La critique formulée par Davidson est la suivante : si les choses fonctionnaient dans le sens soutenu par cette théorie, un énoncé tel que « le camion qui conduisait le chauffeur est verbalisé » devrait être interprété tel quel. Or, le sens commun requiert qu’on l’interprète comme si c’était « le chauffeur qui conduisait le camion est verbalisé ». Cette reformulation plus plausible laisse entendre que la signification n’est pas conventionnelle. S’il en était ainsi, on aurait dû comprendre qu’on verbalise le camion. Ce qui serait insensé ! A vrai dire, Davidson ne doute de la pertinence de tout le conventionnalisme. Il se contredirait lui-même car, la version revue et corrigée d’une phrase absurde est encore une façon de suivre la convention, de se conformer aux règles grammaticales. Sa critique n’est valide qu’en la restituant dans le contexte précis de la vérité-correspondance où prime le rapport aux faits. Cette critique rejoint la problématique de notre réflexion en ceci : la correction d’une anomalie langagière s’effectue avec « un arrière-plan de croyances communes »65. Cela offre l’opportunité d’étendre l’usage du principe de charité aux croyances. 63
DAVIDSON (Donald) et al., p.48 AKISSI (Gbocho), “ Le monisme anomal de Davidson », in Revue CAMES, série B, vol 03-n° 002, 2011, p. 22 65 DAVIDSON (Donald), EVI, p. 286 64
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II.4. L’extension du principe de charité aux croyances Partant du fait que les impropriétés du langage sont corrigées sur base des croyances que nous partageons avec les autres, « la seule possibilité qui s’offre à nous au départ est de présupposer un accord général sur les croyances »66. Isabelle DELPLA a raison de dire que « deux personnes ne peuvent avoir des croyances sur le même objet que si elles s’accordent dans l’ensemble sur les propriétés de cette chose »67. La présupposition de l’accord des croyances est déjà une première étape de la charité interprétative. Précisons qu’il ne s’agit pas de faire disparaître le désaccord, mais de montrer que le désaccord aussi bien que l’accord reposent sur le socle d’un accord massif. La seconde étape de cette charité est celle d’attribuer un maximum des croyances vraies à l’interlocuteur68. Cependant, la maximisation est un idéal confus. En plus, elle est marquée par une sorte d’indétermination parce qu’on ne sait pas à partir de quelle quantité commence le « maximum ». Quand peut-on prétendre qu’on a atteint le maximum des croyances ? Pour ces raisons, un changement de perspective s’impose. Au lieu d’un maximum des croyances vraies, le mieux serait « de rendre aussi similaires que possible l’ensemble de croyances de l’interprète et de l’interprété »69. La similarité des croyances devient l’argument fondamental pour expliquer le principe de charité. Cela signifie que si l’interprète croient au départ qu’il a des croyances semblables à celles du locuteur, il devrait « charitablement » présumer que les 66
Ibid. DELPLA (Isabelle), Quine, Davidson. Le principe de charité, Paris, PUF, 2001, p.99 68 ENGEL (Pascal), Davidson et la philosophie du langage, Paris, PUF, 1994, p. 78 69 ENGEL (Pascal), DPL, p.78 67
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siennes étant vraies et rationnelles, celles du locuteur le sont nécessairement. En tablant sur la similarité, ne court-on pas le risque d’un nivellement des cultures et des croyances au détriment des leurs différences ? « N’efface-t-on pas d’un coup de gomme magique les différences culturelles, lesquelles sont largement fondées sur des différences de croyances ? »70 C’est en fait l’« altérité ethnique » qui est mise en question parce qu’à force d’insister sur la similarité des croyances, on postule implicitement que « quelles que soient les différences de croyance entre moi et autrui (ou entre nous et eux), il n’y a pas d’altérité radicale, en tout cas pas d’altérité culturellement radicale »71. Si cette altérité n'existait pas, l’accord serait facile, l’interprète comprendrait d’emblée son interlocuteur étranger dont il ignore la langue. L’expérience montre plutôt que l’accord ne s’obtient pas facilement, il ne surgit qu’au terme d’un processus. Il importe de prendre en compte les différences de croyances. Néanmoins, cette parenthèse sur les différences n’affaiblit pas la pertinence de la similarité des croyances dans l’interprétation du langage. Dans ce qui suit, nous considérons que la charité interprétative dans le contexte davidsonien se résume en la présomption de la vérité et la rationalité des croyances. II.4. 1.La présomption des croyances vraies Les principaux arguments en faveur de la présomption de la vérité des croyances sont la cohérence et l’interprète omniscient.
70
LENCLUD (Gérard), « Pourquoi il faut traiter autrui à l’égal de soimême », in Philosophia Scientiae, 2002, vol. 6 Cahier 2, p.84 71 BAZIN (Jean), « Si un lion… », Philosophia Scientiae, Op.cit. p, p.131
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La cohérence dont il est question s’explique mieux à la lumière de l’holisme qui traverse toute la philosophie de Davidson. On pourrait affirmer qu’il n’y a presque pas d’articles où il « ne fait pas au moins allusion au caractère holiste de la signification et des attitudes intentionnelles »72. Cependant, il ne le définit pas de façon précise. Nous osons parler d’un amalgame de plusieurs holismes. Premièrement parce que par rapport à l’holisme sémantique de Quine, on trouve chez lui aussi une allusion à l’interaction nécessaire entre les phrases. Ensuite, il évoque une interaction entre les états psychologiques du locuteur. Le tout forme un holisme psycholinguistique où les phrases et les états psychologiques s’enchevêtrent. Pour justifier la cohérence, nous nous situons relativement à ce qu’on a pris d’appeler l’holisme de la croyance. C’est une approche globale des croyances. Cela veut dire que toute croyance se trouve toujours et déjà dans une trame d’autres croyances. Pour reprendre les termes même de Davidson, dirions qu’« une croyance a besoin d’autres croyances pour avoir un contenu et une identité, mais aussi toute autre attitude propositionnelle singulière dépend d’un monde semblable de croyances »73. Comme on peut le constater, l’allusion à la similarité des croyances revient de nouveau. Mais la cohérence découle plutôt des liaisons épistémiques qui s’établissent entre les croyances. Ce sont elles qui expriment en faveur de leur vérité. Elles ne sont pas de même type que les liens tissés dans une toile d’araignée par exemple. Ceux-ci constituent une simple cohésion, alors que les liaisons entre les croyances sont notionnels. Une liaison notionnelle se distingue d’une liaison relationnelle74.
72
LAURIER (Daniel) et al., « Holismes », Op.cit., p. 147 DAVIDSON (Donald), PI, p. 67 74 I. DELPA, QDPC, p. 99 73
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Du point de vue relationnel, quelqu’un peut croire un aspect d’un phénomène tout en ignorant les autres aspects. Par exemple, un individu peut croire qu’il y a un soleil sans pour autant connaître son impact sur l’évaporation qui est à l’origine des nuages et de la pluie. Le point de vue notionnel signifie qu’on ne peut fixer l’objet des croyances qu’en le mettant en liaison avec les autres croyances du locuteur75. Dans l’exemple précédent, cela veut dire que pour croire qu’un nuage passe devant le soleil, il faut croire à un infini d’autres facteurs tels qu’il y a un soleil, que les nuages proviennent de la condensation de la vapeur d’eau contenue dans l’air, et cela provoque la pluie, etc. C’est de façon notionnelle que la cohérence entre les croyances conduit à la présomption de leur vérité. Comme le dit Davidson, « la cohérence qui rattache un grand nombre de nos croyances les unes aux autres suggère que, par le fait même, elles sont vraies »76. Certes, on peut trouver quelques croyances cohérentes qui soient fausses. Cela n’est possible que si on la détache de la trame d’autres croyances, c’est-à-dire un cas en dehors de l’holisme de la croyance. Tandis que dans la perspective holiste, une erreur massive est exclue. La présomption de la vérité, comme d’ailleurs celle de la rationalité des croyances, n’est pas normative mais uniquement méthodologique. Elle sert à guider les premiers pas de l’interprétation77 tout en restant révisable. D’où le statut dynamique du principe de charité car tout en présumant la vérité, on ne la tient pas pour un acquis.
75
Ibid. DAVIDSON (Donald), « La théorie cohérentiste de la vérité », cité in AUCOUTURIER et al., Philosophie du langage, Paris, J. Vrin, 2009, p.432 77 ENGEL(Pascal), DPL Davidson et la philosophie du langage, Op. cit., p. 79 76
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L’autre argument en faveur de la vérité des croyances est celui de l’interprète omniscient c’est-à-dire un interprète qui sait tout. Il s’inscrit dans le prolongement des croyances similaires. En effet, supposons qu’il y ait un éventuel interprète non humain qui devrait interpréter les croyances d’autrui. Selon Davidson, cet interprète « attribue des croyances à autrui, et interprète leur discours sur la base de ses propres croyances, comme nous le faisons tous »78. Autrement dit, il devrait lui aussi procéder de la même façon que les interprètes ordinaires c’est-à-dire présumer que les croyances d’autrui sont semblables aux siennes. Etant omniscient, il n’y a pas ni erreur ni fausseté en lui. Et comme il attribue ses croyances à son interlocuteur, il ne peut que lui en attribuer celles qui sont vraies. Pour autant qu’il procède de la même façon que nous, « il trouve forcément tout l’accord nécessaire pour que ses attributions et interprétations tiennent debout »79. Avec un pareil interprète, la présomption de la vérité des croyances est assurée. Jean GREISCH le compare à la figure du nomothète dans le Cratyle de Platon80. Le qualificatif « omniscient » peut facilement faire penser à Dieu en tant l’Omniscient par excellence. Mais cette interprétation penche plus vers une perspective théiste qui reste envisageable ! Néanmoins, Dieu n’aurait aucun intérêt à interpréter les humains. Ce sont ceux -ci qui ont besoin d’interpréter sa parole et ses oeuvres. Encore moins, il n’a pas besoin de présumer une similarité des croyances pour comprendre un humain. S’il avait des croyances, elles ne seraient certainement pas similaires à celles des hommes. Sans prétention d’engager une discussion sur l’omniscience divine, disons simplement que Davidson avait imaginé cet 78
DAVIDSON (Donald), EVI, p. 292 Ibid. 80 GREISCH(Jean), Le Cogito herméneutique. Herméneutique philosophique et héritage cartésien, Paris, J. Vrin, 2000, p. 119 79
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argument pour étayer la présomption de la vérité des croyances. Un pareil argument ne pouvait que susciter des réactions tous azimuts. Martin MONTMINY fait remarquer deux prémisses douteuses. La première est qu’il n’y a aucune raison que le fameux interprète omniscient procède de la même façon que les interprètes « humains ». La deuxième est l’idée selon laquelle les dispositions verbales des animaux ne sont pas assez développées pour exprimer un système suffisamment riche des croyances ; il se pourrait que l’interprète omniscient adopte la même attitude envers les humains81. De notre humble avis, cet argument transcendantal n’a de sens que pour étayer, tant soit peu, la présomption de la vérité. A la suite d’Isabelle DELPLA, disons que « l’argument de l’interprète omniscient présuppose, plus qu’il ne démontre, que nos croyances sont globalement vraies »82. Les sceptiques pensent que la présomption de la vérité est une pétition de principe pure et simple. En effet, si le but visé est de prouver la vérité des croyances, et que par ailleurs pour y parvenir il faut présumer qu’elles sont vraies, on tourne en rond. On se sert de la vérité pour prouver la même vérité ! Venons-en à la présomption de la rationalité des croyances. II.4.2. La présomption des croyances rationnelles Les liaisons épistémiques entre les croyances n’impliquent pas seulement la vérité mais aussi la rationalité. L’exemple suivant emprunté à Donald DAVIDSON83 illustre assez bien la présomption de la 81
MONTMINY (Martin), FEM, p. 122-124 DELPA (Isabelle), QDPC., p. 97 83 DAVIDSON (Donal), PI., p. 65 82
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rationalité. Un chien poursuit un chat, ce dernier s’échappe en grimpant sur un chêne. Le chien se tient au pied du chêne et se met à aboyer. Les passants pourraient facilement dire que le chien croit que le chat est sur le chêne. Parler de « croire » à propos d’un chien paraît inapproprié. Croire implique des liaisons épistémiques qu’un chien est incapable de réaliser. Dans l’exemple donné, un chien ne peut pas réaliser que le chêne sur lequel le chat est monté est aussi le plus vieil arbre du village, qu’il est placé derrière la mairie, que ses feuilles sont vertes, qu’il est le même sur lequel le chat monte souvent, etc. Bref, le chien manque de la plasticité pour faire des inférences épistémiques. Selon cette façon de considérer les choses, la présomption de la rationalité porte sur la capacité d’avoir plusieurs perspectives d’un même phénomène. Mais c’est surtout l’optique intentionnelle qui en dit davantage. En philosophie analytique, depuis les travaux d’Elisabeth ANSCOMBE, l’analyse de l’action intentionnelle est libérée de l’emprise éthique qui l’avait longtemps caractérisée. On assiste à une nouvelle orientation où l’explication téléologique prend le devant. C’est l’explication selon laquelle le pourquoi d’une action est une raison et non une cause. La citation suivante exprime bien sa conception de l’intentionnalité. « Les actions intentionnelles sont donc celles auxquelles s’applique la question « pourquoi ? », dans un sens spécial qui, jusqu’à maintenant, a été expliqué comme suit : négativement la question n’a pas de sens si la réponse consiste à indiquer une preuve ou fait d’une cause, mentale ou non ; positivement, la réponse peut : (a) simplement mentionner l’histoire passée, (b) donner une interprétation de l’action, ou (c) mentionner quelque chose de futur. Dans le cas (b) et (c), la réponse est déjà caractérisée comme une raison d’agir, c’est-à-dire une réponse à la question 54
« pourquoi ? » dans le sens requis. Et, dans le cas (a), c’est une réponse à cette question si les idées de bien ou de mal sont impliquées dans sa signification en tant que réponse ; ou encore, si une enquête plus approfondie montre qu’elle est liée à un motif ‘’interprétatif’’, ou à une intention »84. La question « pourquoi ? » ne consiste pas à chercher la cause mais elle est demandeuse-de-raisons 85. Sans trop distinguer raison et rationalité, nous pensons que cette conception explique la façon dont les croyances sont rationnelles c’est-à-dire dotées de raisons. Quelqu’un qui croit à une action, est supposé en avoir des raisons. Si Joseph croit qu’en pratiquant du sport, il serait en bonne santé, l’idée de bonne santé est la raison de son action. Il arrive qu’une personne ait plusieurs raisons pour une action, Davidson fait remarquer qu’il doit y avoir une seule qui joue le rôle de raison primaire. Celui qui allume la lumière dans son appartement et fait fuir un voleur qui s’y est dissimulé. Sa raison primaire est d’éclairer la pièce. La fuite du voleur n’en est qu’une des conséquences. « Il y a une idée indissociable de la relation entre une action et la raison qui l’explique. C’est l’idée que l’agent a accompli l’action parce qu’il avait une certaine raison »86. Les causalistes et les anti-causalistes ont débattu ce problème. Selon les anti-causalistes, notamment Wittgenstein et Anscombe, les raisons ne peuvent pas jouer un rôle causal car la relation causale est fondée sur la loi de cause à effet. Si une boule de billard A cogne une boule B, cette dernière se met mouvement. Le choc de A sur B cause le mouvement de B. Par généralisation, on déduit que toutes les fois que A cogne Y, il s’ensuivra un mouvement. Peut-on se permettre 84
ANSCOMBE (Elisabeth), L’intention, Paris, Gallimard, 2002, p. 65 AUCOUTURIER (Valérie), Elisabeth Anscombe : l’esprit en pratique, Paris, CNRS, 2013, p. 438 86 DAVIDSON (Donald), Actions et Evénements, Paris, Epiméthée, PUF, 1993, p. 23 85
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d’appliquer « à des événements mentaux et des états mentaux des termes empruntés à l’hydraulique, à l’électromagnétisme, à la neurologie et à la mécanique »87. Freud semble l’admettre. Alors que pour Wittgenstein, les causes et les raisons sont deux registres différents. « Lorsque la raison est en même temps une cause, l’existence de la relation causale ne peut pas être reconnue et testée autrement que de façon habituelle »88, c’est-à-dire selon la loi de cause à effet. Chauviré renchérit en disant :« Wittgenstein rejette l’explication causale en général pour toutes les questions philosophiques, c’est-àdire grammaticales ou conceptuelles : seules les questions empiriques relèvent de l’explication causale »89. En résumé, Wittgenstein critique l’explication d’ordre mécaniciste et déterministe lorsqu’on a affaire aux phénomènes mentaux. De son côté, Anscombe s’en prend à la thèse humienne des lois causales qui semble tenir compte seulement de certaines propriétés observables. Dans l’exemple des billards A et B, Anscombe aurait objecté qu’au-delà du mouvement déclenché par A sur B, il y a bien d’autres facteurs non observables qui méritent d’être pris en considération. Entre autres la distance entre les deux boules, le temps et le lieu, les intempéries car le vent peut renforcer le mouvement, ou encore la force musculaire. Ces facteurs mettent en doute la méthode de la généralisation appliquée dans la loi de cause à effet. Ce doute qui affecte les phénomènes physiques, plane davantage sur les phénomènes mentaux ! La singularisation de la causalité serait préférable à la généralisation parce qu’elle applique 87
----------------------------, PI., p. 24- 25 BOUVERESSE(Jacques), Essai III. Wittgenstein et les sortilèges du langage, Marseille, Agone, 2003, P. 174 89 CHAUVIRE (Christian), Le grand miroir : Essai sur Peirce et sur Wittgenstein, Besançon, Presses universitaires Franc-Comptoises, 2003 p. 314 88
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la relation causale au cas par cas . Wittgenstein ne nie pas catégoriquement qu’en aucun cas une cause ne peut être une raison. Il soutient par-là que l’idée d’expliquer causalement les phénomènes mentaux ne tient pas. L’une des raisons est qu’étant de l’ordre mental, ces phénomènes sont dotés des aspects accidentels et contingents qu’on peut pas expliquer causalement90. Nous pouvons dire autant au sujet d’Anscombe. Elle ne rejette pas d’un revers de main la possibilité qu’une cause soit une raison. Le fait qu’elle reconnaisse la notion de « cause mentale » tout en la distinguant de la raison d’agir91 en est une illustration. La cause mentale fonctionne comme un déclencheur à l’origine de l’action, alors que la raison d’agir est le but visé. Anscombe refuse « de considérer que ces explications causales seraient ‘‘ordinaires’’ au sens où l’entend Davidson, c’est-à-dire au sens monologique et naturaliste du terme »92. Les causalistes dont les deux figures sont John SEARLE et Donald DAVIDSON, reconnaissent que les causes peuvent jouer le rôle des raisons. Pour Searle, il existe des « formes d’explications causales très ordinaires ayant trait aux états mentaux, aux expériences et aux actions de l’homme et qui n’intègrent que très difficilement au schéma orthodoxe de la causalité »93. Elles entrent dans l’ordre de la causalité 90
PASSOS-FERREIRA, Causalité psychique :la machine sémantique de Freud, in Concepts (Mons), Revue semestrielle de philosophie, 2005, Vol 9, P. 108-127 91 ANSCOMBE (Elisabeth), L’intention, op. cit, .P. 54-55 92 AUCOUTURIER (Valérie), « Explication, description de l’action et rationalité pratique chez Anscombe », in Klesis, Revue philosophique/ Actualité de la philosophie analytique, n° 9, 2008, P. 33 93 SERALE (John), L’intentionnalité. Essai de philosophie des états mentaux, Paris, Minuit, 1985, P. 146
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intentionnelle. Si par exemple quelqu’un prend un verre d’eau pour étancher sa soif. La soif a causé son action, pourtant mais cette causalité qui n’a rien à voir avec la théorie classique de cause à effet. Le concerné a bu parce qu’« il avait soif », on n’a pas besoin de chercher ce qui aurait déclenché son action de boire. Davidson va dans le même sens. De son avis, « les raisons qu’a un agent pour agir doivent, s’il faut qu’elles expliquent l’action, être les raisons pour lesquelles il a agi ; les raisons doivent avoir joué un rôle causal dans l’occurrence de l’action »94. La présomption des croyances rationnelles s’enracine dans cet argument. Ce qui veut dire que chaque croyance est dotée d’une ou des raisons. Nous y reviendrons au chapitre suivant concernant le paradoxe suscité par cette thèse et le problème de l’irrationalité. Au stade actuel, ce fait d’avoir toujours une ou plusieurs raisons, justifie la présomption de la rationalité des croyances. Comme nous l’avons dit, la rationalité s’entend ici comme synonyme de ce qui a trait au concept de raison. Tout en insistant sur la double présomption de vérité et de rationalité, Davidson considère que le principe de charité est une contrainte. « Que cela nous plaise ou non, si nous voulons comprendre les autres, nous devons considérer qu’ils ont raison sur la plupart des sujets »95 dit-il. Cette formulation est qualifiée de version forte par rapport aux autres versions possibles du principe de charité. En effet, il existe plusieurs versions de ce principe. II.5. Les différentes versions du principe de charité Ruwen OGWEN a élaboré une distinction entre les différentes versions du principe de charité. On peut trouver 94 95
DAVIDSON (Donald), PI., P. 26 ---------------------------, EVI, p. 287
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des « versions a priori et a posteriori, faibles et fortes, étroites et larges, socratiques et aristotéliciennes »96. La version a priori concerne le lien conceptuel entre, d’une part, la possibilité de comprendre chez soi-même et chez autrui les états mentaux (croyances et désirs) et les actions ; d’autre part, le fait de maximiser la rationalité et de minimiser sa propre irrationalité et celle des autres ; tandis que la version a posteriori s’applique à la prédiction et à la compréhension des actions humaines. Dans la version forte, il est question d’une présomption qui consiste à maximiser la rationalité chez l’interlocuteur. Autrement dit, les individus sont considérés comme rationnels non pas partiellement mais pleinement. La version faible recommande d’accorder une rationalité minimale à l’interlocuteur. La version étroite préconise de ne pas attribuer l’illogisme aux énoncés d’autrui ; la version large s’applique aux croyances et interdit d’attribuer des croyances irrationnelles à autrui. La version socratique découle de la formule socratique selon laquelle « nul n’est méchant volontairement ». Ce qui veut dire que si quelqu’un commettait une méchanceté, ce serait simplement par ignorance de telle sorte que, toutes les méchancetés se justifient par l’ignorance ou par l’impuissance97. La version aristotélicienne accentue la responsabilité humaine. C’est la contrepartie du principe socratique. Aristote montre que l’homme est de plein gré responsable de sa vertu et de son vice. Ces deux dernières versions tirent le principe de charité vers un aspect plutôt moralisant. Denis BONNAY propose une autre topologie où l’on distingue la version linguistique et la version cognitive. La 96
OGIEN (Ruwen), « Soyons charitables mais pas trop », in Philosophia Scientiae, Op.cit., p. 113 97 Ibid.
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version linguistique porte sur la rivalité entre les logiques non classiques et classiques. Elle consiste à se demander « ce qu’il faut penser des logiques alternatives, comme on demandait ce qu’il faut penser des géométries noneuclidiennes »98 . Pour rappel, la logique classique est régie par les lois de l’identité, du tiers-exclu et de la noncontradiction ; et ne reconnaît que deux valeurs, le vrai et le faux. Cependant, nous savons que depuis les travaux du logicien polonais Lukasiewicz, dans les années 1920, la logique classique a trouvé d’autres alternatives qu’on regroupe sous l’appellation des « logiques déviantes ou polyvalentes »99. Parmi elles, il y a la logique intuitionniste qui met en cause la loi du tiers-exclu. L’analyse russellienne de l’énoncé « l’actuel de roi de France est chauve » (déjà évoqué ci-haut dans le contexte de la référence) en est un exemple. Pour autant que le régime présidentiel a remplacé la royauté en France, l’expression « l’actuel roi de France est chauve » suscite une difficulté concernant la loi tiersexclu et la dénotation. Par la méthode de la paraphrase, Russell est parvenu à conclure que cet énoncé n’est ni vrai ni faux mais simplement dénué de sens. Cela suggère qu’à côté de deux valeurs (vrai et faux) de la logique classique, il y a une troisième valeur qui est « le ni vrai ni faux ». Ces différentes versions illustrent la complexité qu’on éprouve à percevoir le sens philosophique du principe de charité. Isabelle DELPLA dit à juste titre que ce principe se « présente alternativement comme un marchepied pour entrer dans le cercle de l’interprétation radicale et de la signification, une compensation méthodologique à un défaut de données empiriques, comme un conseil 98
BONNAY (Dénis), « Charité et pluralisme », in http:// lumière. Ens.fr/ dbonnay/files/papers/ 99 DUBUCS (Jacques Paul), « Logiques non classiques », in Encyclopaedia Universalis (en ligne), consulté le 24 mai 2015
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méthodologique, un critère pour choisir entre diverses traductions, une condition inéluctable de toute interprétation, puis de l’attribution de pensée et d’intentionnalité »100. CONCLUSION La philosophie de Davidson englobe un domaine assez hétéroclite. Notre réflexion a porté sur sa philosophie du langage marquée par ses travaux sur la sémantique (la théorie de la signification). Davidson s’est distingué y intégrant les états psychologiques (mentaux) du locuteur. Loin de tomber dans le psychologisme, il a une vision systématique. Nous nous sommes intéressé à son étude du principe de charité ramené sur le terrain de l’interprétation radicale. Le point fort de son approche a été l’importance accordée à l’accord des croyances, accord fondé sur leur similarité, c’est-à-dire que l’interprète devrait considérer que son interlocuteur a les mêmes croyances que lui. Nous avons aussi relevé son insistance sur la présomption des croyances vraies et rationnelles sous le signe de le version forte impliquant obligation. Elle impose de « toujours considérer que votre interlocuteur comprend ce qu’il dit, respecte le principe de contradiction, essaie de mettre ses actions en harmonie avec ses désirs et ses croyances, que ses croyances sont vraies en grande partie, qu’elles correspondent aux vôtres et ainsi de suite »101. En tant que telle, elle s’accorde mal avec les évidences psychologiques les plus banales, et semble une position inconfortable. Pour la comprendre, il ne faudrait pas l’aborder dans une optique pragmatiste consistant à savoir si la vie ordinaire fonctionne de cette façon. Il faudrait plutôt l’approcher du point de vue 100 101
DELPLA (Isabelle), QDPCQ, p. 121 Ibid.
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méthodologique, précisément en considérant que pour comprendre les croyances d’autrui, on est invité à présumer qu’elles sont vraies et rationnelles. Toutefois, le caractère contraignant de ce principe soulève la difficulté pour interpréter les comportements irrationnels. Ceux-ci étant d’abord des comportements avant d’être irrationnels, qu’il nous soit permis de les aborder au chapitre suivant dans le cadre de l’interprétation des comportements.
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CHAPITRE III L’INTERPRETATION DES COMPORTEMENTS En vertu du principe de charité, on ne peut interpréter des comportements qu’en trouvant en eux une dose de rationalité. Cela s’avère être une entreprise coûteuse lorsqu’on est présence des comportements aberrants. Car, on bute à l’impasse d’une coexistence paradoxale de la rationalité et l’irrationalité. Davidson a préconisé le recours à la version faible contre à la version forte, plus intransigeante. La version faible apporte un peu d’eau dans le moulin en admettant que la présomption de la rationalité n’interdit pas d’attribuer des pensées et des actions irrationnelles à autrui. En revanche, elle conduit aux paradoxes de l’irrationalité. Dans un premier temps, nous allons identifier les différents paradoxes et en indiquer la stratégie pour les dissiper. Ensuite, partant des paradigmes de l’akrasia et de la duperie de soi-même, nous dégagerons leur irrationalité respective. Celle-ci étant conçue comme une attitude consistant à enfreindre les normes propres de l’agent, nous adoptons une méthodologie qui commence par dire ces normes. Nous nous situons sur le plan épistémique. Dans l’analyse de l’akrasia, l’irrationalité est dans le fait que l’agent va à l’encontre du principe de continence (que nous aurons le temps d’expliquer) ; tandis que dans la duperie de soi-même, c’est par rapport au principe de la totalité des données disponibles que le concerné sera dit irrationnel. Dans tout cela, l’irrationalité est le concept clé. Qu’est-ce que l’« irrationalité » dans notre contexte ? III.1. L’irrationalité L’irrationalité a plusieurs sens et s’applique à des secteurs variés. Rudolf OTTO dit à juste titre que 63
« Chercher l’irrationnel c’est aujourd’hui presque un sport. On le cherche dans les domaines les plus divers. Mais on ne prend pas toujours la peine d’indiquer avec précision ce qu’on veut dire par ce terme. (…) Qui emploie aujourd’hui ce terme est tenu de dire ce qu’il entend par là »102. Dans le langage courant, l’irrationalité a une consonance péjorative qui l’assimile au manque de rationalité. Un irrationnel est vu comme un stupide, un insensé, etc. Nous l’employons dans la perspective de la distinction entre les irrationalités qui suscitent des paradoxes et celles qui n’en suscitent pas. Disons d’ores et déjà que la majorité des irrationalités sont celles qui ne suscitent pas paradoxe, notamment les faits d’escalader l’Everest sans oxygène, de croire en l’astrologie, aux soucoupes volantes, à la sorcellerie, etc103. Les irrationalités qui suscitent les paradoxes sont moins nombreuses. Ce sont elles qui sont concernées par notre analyse. A la suite de Davidson, nous pouvons les définir comme « un échec au domicile de la raison elle-même »104. C’est pour cela que notre fil d’Ariane est qu’on ne peut parler d’irrationalité que dans un contexte où la rationalité est en place105. Ces irrationalités se caractérisent par une incohérence interne par rapport aux normes propres de l’agent, c’est-à-dire, l’agent n’est pas irrationnel au regard des critères ordinaires de rationalité mais au regard de ses propres normes. Autrement dit, elles ne tiennent pas « à une incapacité qu’aurait quelqu’un à croire ou éprouver ce que nous réputons raisonnable, mais plutôt à une absence, chez la même personne, de cohérence ou de non-contradiction dans 102
Rudolf OTTO, Le sacré (L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel), Paris, Payot, 1929, éd. 1994, p. 92-93 103 Id. 104 Donald DAVIDSON, PI, p. 21 105 Ibid., p.34
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la structure de ses croyances, de ses attitudes, de ses émotions, de ses intentions et de ses actions »106. D’où la dénomination « irrationalité motivée » car, tout en allant à l’encontre des jugements bien considérés devenus ses propres normes, l’agent demeure toujours dans la dynamique d’une action intentionnelle c’est-à-dire une action dotée d’intention et de rationalité. Là est justement le paradoxe qui est à l’origine de notre problématique. Davidson avait répertorié quelques paradoxes de l’irrationalité dont les principaux sont les suivants. II.2. Les différents paradoxes Le premier paradoxe pourrait être désigné par l’expression « irrationalité-rationnelle ». C’est le fait que dans un comportement apparemment irrationnel, il y a toujours une part du « rationnel ». En d’autres termes, un agent qui ne se conforme pas à ses bonnes raisons, reste encore dans la dynamique d’une action intentionnelle. En langage plus philosophique hérité de Davidson, nous dirions que toute action comprend une pro-attitude et une croyance. Dans l’exemple de pratiquer du sport pour être en bonne santé. La pro-attitude est le désir d’être en bonne santé ; par ailleurs, le concerné croit que le sport en est le moyen, c’est la croyance. Cet exemple n’illustre pas un paradoxe mais la pro-attitude et la croyance. Mais dans un cas comme celui de l’akrasia que nous analyserons ci-après, un individu qui s’obstine à fumer adopte un comportement paradoxal, parce qu’il n’est pas cohérent par rapport aux raisons qui l’interdisent de fumer. En tant qu’une action intentionnelle, il est rationnel ; mais en ne suivant pas les bonnes de ne pas fumer, il est irrationnel. Pour dissiper un tel paradoxe, Davidson se sert de l’argument de la « cause qui n’est pas une raison ». A ne pas confondre avec la raison 106
Ibid., p. 23
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qui n’est pas une cause (dont nous avons parlé à propos des des anti-causalistes). Dans un cas, on demande les raisons, dans l’autre, il est question des explications demandeuse des causes. La dissipation du paradoxe se fait au moyen de cette seconde voie. On cherche la cause de l’action et non sa raison. C’est le point de vue a quo et non le point de vue ad quem ! Cette solution n’est pas satisfaisante. Nous avons rappelé que « l’irrationalité est un échec au domicile de la raison elle-même ». Or la cause qui n’est pas une raison suggère qu’on n’est plus au domicile de la raison. Donc, c’est un argument hors sujet qu’il faut rejeter. Qui plus est, il suscite un autre paradoxe que Davidson le formule ainsi : « le paradoxe sous-jacent de l’irrationalité, qu’aucune théorie ne peut vraiment éviter est le suivant :si nous l’expliquons trop bien, nous en faisons une forme déguisée d’irrationalité ; alors que si nous attribuons l’incohérence avec trop de désinvolture, nous ne faisons que compromettre notre capacité à diagnostiquer l’irrationalité en retirant l’arrière-plan de rationalité requis pour justifier un diagnostic quelconque »107. Pour dissiper ce second, Davidson fait appel à la thèse freudienne de la division de l’esprit. Sans entrer dans les détails du freudisme, contentons-nous de rappeler les deux topiques : la division du psychique en ça, moi et surmoi ; ainsi que la répartition en conscient et inconscient, tout en accentuant le rôle de l’inconscient. Les différentes parties sont dans une interaction permanente. Davidson s’en inspire pour éclairer la façon dont la cause peut coexister avec la raison. C’est à partir de l’idée de l’enchevêtrement que l’explication est possible. Toute comparaison n’est pas raison dit-on ! Ainsi, malgré le rapprochement, il y une
107
Ibid., p. 40
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bonne différence entre Freud et Davidson. Ce dernier la fait remarquer en précisant nettement ceci : « Ici comme ailleurs, mon analyse diffère de celle de Freud. (…) Je me propose seulement de défendre l’idée du compartimentage mental, et de soutenir qu’il est nécessaire si nous devons expliquer une forme commune d’irrationalité. Je devrais peut-être souligner que des expressions telles que ‘‘division de l’esprit’’, ’’partie de l’esprit’’, ‘’segment’’, etc, sont trompeuses si elles suggèrent que ce qui appartient à une division de l’esprit ne peut pas appartenir à une autre. L’image que je cherche est celle de territoires qui chevauchent »108. La cause et la raison coexistent dans l’esprit à la manière des frontières poreuses. Signalons en passant que Sartre, pour ne citer que lui, s’inscrit en faux contre la division de l’’esprit qu’il trouve dangereux à l’égard de la notion de la responsabilité. De son avis, Freud semble accorder trop d’importance à l’inconscient au point de l’ériger en un moi autonome. Si cette idée était exacte, il en résulterait que les actes et les intentions d’une personne pourraient être détachées pour être affectées à des parties semiautonomes de l’esprit. Par conséquent, celles-ci remplaceraient la personne, et chaque partie deviendrait un homme, une femme ou un enfant109. C’est pour répondre indirectement à Sartre que Davidson soutient l’image des territoires qui chevauchent. En effet, à la lumière de cette image, l’on peut s’apercevoir que ni l’intégrité de la personne ni sa responsabilité n’est menacée. 108 109
Ibid., p. 36 Ibid., p. 24
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La division de l’esprit, tout en dissipant le second paradoxe, occasionne un troisième qui se présente comme suit. En se servant de la porosité des frontières, la cause et la raison sont mises au même niveau. Or la règle d’or est qu’il faut présumer la rationalité, sousentendu que la rationalité a une certaine primauté. En suggérant de considérer la cause et la raison comme des territoires qui chevauchent, on met en mal cette primauté. Par ailleurs, en voulant sauvegarder à tout prix la présomption de la rationalité, on tombe de nouveau dans le premier paradoxe. Davidson exprime ce malaise en disant : « si nous trouvons ces raisons, nous éliminons l’irrationalité. En dépit des apparences, le comportement est irrationnel. Si nous échouons, nous sommes contraints de dire que le comportement est privé des raisons, non rationnel, un cas de bêtise ou de folie »110. Ce troisième paradoxe est dissipé par analogie à des cas où un événement mental cause un autre événement mental sans pour autant en être la raison, notamment « quand la cause et l’effet interviennent dans des esprits différents »111, c’est-à-dire lors d’une interaction sociale. Voici l’exemple que Davidson donne à ce sujet: vous désirez que quelqu’un entre dans votre jardin, vous y plantez une belle fleur. Cette fleur donne envie à votre hôte de la voir plus près, et finalement il décide d’entrer dans le jardin. Le désir de voir l’hôte entrer dans le jardin cause son envie et l’entrée effective dans le jardin, c’està-dire le désir d’une personne cause l’action d’une autre personne. Bien que cet exemple s’applique au niveau 110 111
OGIEN(Ruwen), « Soyons charitables », in PS, p.116 DAVIDSON (Donald), PI, p. 35
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interpersonnel relatif à d’’autres esprits, toutes choses égales par ailleurs, on peut l’appliquer au niveau intrapersonnel (au sein d’un même esprit) pour expliquer la manière dont la rationalité coexiste avec l’irrationalité au sein d’un même esprit. Il y aurait une interaction interne : « une partie de l’esprit doit manifester un degré de cohérence ou de rationalité plus important que celui que l’on attribue à l’ensemble de l’esprit »112. Deux paradigmes illustrent la coexistence paradoxale de la rationalité et l’irrationalité. Le premier est l’akrasia. III.3. L’analyse de l’akrasia Akrasia est un terme grec qui signifie absence de contrôle. Aristote l’utilisait déjà en son temps comme une attitude de celui qui « agit contrairement à ce qu’il croit être le meilleur parti »113. En français, « akrasia » se traduit tantôt par la faiblesse de la volonté, tantôt par l'incontinence, parfois tout simplement par acrasie. Certains auteurs tels Jon ELSTER critique la traduction « faiblesse de la volonté » à laquelle il préfère « faiblesse de volonté ». Il considère que « faiblesse de la volonté » insinue que la volonté serait une faculté spéciale pouvant être faible ou forte à l’instar de l’intelligence et de l’action physique, avec le risque de l’assimiler à une sorte de muscle mental114. Ruwen OGIEN fait remarquer que faiblesse de la volonté « est ou bien trop moderne lorsqu’on l’applique à l’examen d’Aristote (qui n’avait, dit-on, aucune conception claire de la volonté), ou bien trop désuète lorsqu’on veut l’utiliser pour caractériser la discussion contemporaine (où l’on fait grand usage de concepts empruntés à la psychologie tels 112
Id., p. 36 ARITOTE, Ethique à Nicomaque, trad. Fr. TRICOT, 1145b 26, p. 321 114 ELSTER (Jon), Agir contre soi. La faiblesse de la volonté, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 13 113
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que « la motivation », mais la ‘‘volonté ‘’ a complètement disparu) »115. D. Pears qui s’en tient à l’étymologie, pense que « l’absence de maîtrise de soi » serait une bonne traduction car, dans la perspective aristotélicienne, c’est « asthéneia » (faiblesse de l’agent) qui exprime l’idée de la faiblesse de la volonté ; « astheneia » serait plutôt une des causes de l’akrasia 116. Nous pensons que tout dépend du contexte dans lequel les auteurs abordent le problème de l’akrasia. Pour ceux qui se placent sous l’angle de l’épreuve de la volonté, « la faiblesse de la volonté » viendrait bien à propos ; tandis que ceux qui l’abordent par rapport au principe de continence, l’expression « incontinence » conviendrait le mieux. Sans accorder beaucoup d’importance à ces nuances terminologiques, nous avons de préférence pour le terme grec « akrasia ». L’akrasia est généralement étudiée du point de vue pratique sous le signe des considérations éthiques. Quelques anciennes doctrines méritent d’être évoquées pour en dire davantage. Nous pouvons citer en premier lieu le principe de Platon qui nie la possibilité de l’akrasia en vertu de la thèse socratique qui dit : « nul n’agit mal volontairement ou de plein gré »117. Admettre l’akrasia serait une façon de reconnaître que l’akratès (celui qui est concerné par l’akrasia) sait le bien et malgré cela, il refuse de l’accomplir. Or de l’avis de Platon, « savoir où est le bien suffit à engager la volonté dans une action effectivement bonne »118. Il s’ensuit que la possibilité de l’akrasia est une idée inadmissible, voire absurde. Toutefois, on peut atténuer cette affirmation en admettant une possibilité de 115
OGIEN (Ruwen), La faiblesse de la volonté, Paris, PUF, 1993, p. 7 CORREIA (Vasco), La duperie de soi et le problème de l’irrationalité, Thèse de Doctorat, Sorbonne 2008, p.26 117 PLATON, Protagoras, 358 c 118 DIVENOSA (Marisa), « Hekon dans le Protagoras », in R. Lefevre et A. Tordesillas, op. cit. , p. 55 116
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parler de l’akrasia dans le contexte platonicien, mais dans ce cas, l’akratès est quelqu’un qui agit par ignorance et dont la responsabilité n’est pas engagée. Une autre doctrine ancienne est le principe d’Aristote qu’on trouve entre autres dans le livre VII d’Ethique à Nicomaque où il critique l’intellectualisme de la thèse socratique. Son argument s’articule autour de la distinction entre la science en puissance et la science en acte. La science en puissance est celle qu’on est supposé avoir en théorie sans l’utiliser encore. Tandis que la science en acte est celle qui est effectivement utilisée. Par analogie au syllogisme, l’akratès aurait la science en acte dans la majeure, et la science en puissance dans la mineure. Par exemple, X sait que la viande blanche est bonne pour la santé (c’est la majeure), mais il ne sait pas que le poulet est une viande blanche (c’est la mineure). Son ignorance n’est pas une absence totale du savoir à l’instar de l’ignorance socratique ; c’est plutôt une présence du savoir en puissance. Toujours dans l’optique syllogistique, l’akrasia s’explique comme syllogisme pratique avec plusieurs majeures dont l’une dit ce qui est désirable, l’autre décrit ce qui est indésirable, les deux s’opposent sans se contredire119. L’akrasia intervient au moment de tirer la conclusion, c’est-à-dire de passer à l’action ; l’akratès tient compte de la majeure qui décrit le désirable et oublie celle de l’indésirable. Majeure indésirable par exemple : les aliments sucrés sont mauvais pour la santé. Majeure désirable : ce qui est sucré est agréable. Un diabétique qui succombe à la tentation de prendre un aliment sucré agit comme si la majeure indésirable n’existait pas. A ce titre, il est akratès par oubli et non par ignorance. Qui plus est, la science en puissance est sous l’emprise des passions, notamment dans le cas d’un ivrogne qui redevient aussitôt lucide après l’état d’ébriété. Sa situation montre qu’il n’avait pas perdu sa science, il la 119
Ibid., p. 59
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possédait en puissance. Cela fait penser à Hume qui aborde l’akrasia sous l’angle du rapport de la volonté et la raison. Il soutient que « la raison ne peut jamais être à elle seule un motif pour une action de la volonté »120. Quand un individu va à l’encontre de son meilleur jugement, son action n’a rien avoir avec sa volonté d’autant plus que celle-ci, toujours selon Hume, n’est que « une impression interne que nous sentons et dont nous sommes conscients »121. Une action est plus sous l’impact des passions que de la volonté. Par conséquent, il serait mieux de parler de la faiblesse des passions que de la faiblesse de la volonté. Vasco CORREIA corrobore cette idée humienne en disant : « il n’y a pas ici de volonté plus au moins forte, mais seulement des passions plus au moins fortes relativement à d’autres passions concurrentes »122. Le modèle humien est repris par Hobbes, Spinoza et Locke123 qui admettent la thèse de l’impact des passions sur la volonté. En définitive, ces différentes doctrines issues de Hume s’opposent à la possibilité d’une quelconque irrationalité dans l’akrasia. Effectivement, pour autant que les passions déterminent une action, la rationalité et la volonté n’ont plus leur place. Or, l’irrationalité en question ici n’a de sens que là où la rationalité est en place. Il en découle que dans le contexte humien, l’akrasia entendu comme faiblesse de la volonté n’a aucun sens . Davidson adopte une position particulière à partir du principe d’Aristote. Néanmoins, fidèle à la perspective intentionnelle qui constitue l’arrière-plan de son approche, il considère qu’on ne peut parler d’akrasia que si on a affaire à un agent qui agit en connaissance de cause. Il le dit en ces termes : « la pure incohérence n’intervient que si je soutiens 120
HUME (David), Traité de la nature humaine, tr.fr. J.P. CLERO, GF, 1991, Livre II, III, 3, p. 269 121 Id., p. 253 122 CORREIA (Vasco), DSPI, p. 23 123 Ibid.
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aussi –comme c’est en fait le cas—que je devrais agir d’après mon meilleur jugement, ce que je juge être le meilleur ou obligatoire, tout bien considéré »124. Cette dimension intentionnelle manque dans le principe d’Aristote, notamment avec la thèse de l’oubli illustrée par l’exemple de l’ivrogne. Ce dernier n’agit pas en connaissance de cause, il n’accomplit pas une action intentionnelle. Ainsi, tout en s’inspirant d’Aristote, Davidson se démarque de lui en faisant une analyse épistémique qui déplace l’akrasia du premier ordre au second ordre. Le premier ordre est sur le plan pratique. Il situe l’akrasia dans l’incohérence entre une bonne raison d’agir et le fait de ne pas la suivre. La plupart des doctrines anciennes que nous venons de présenter abordent l’akrasia au premier ordre. Le second ordre le situe dans l’incohérence interne entre, d’une part, l’obligation de suivre le principe de continence selon lequel l’agent doit accomplir « l’action jugée la meilleure sur la base de toutes les raisons disponibles »125 ; et, d’autre part, le fait d’aller à l’encontre de ce principe. Davidson inscrit sa démarche au second ordre. Pour lui, l’irrationalité akratique n’est pas dans l’acte d’aller contre son meilleur jugement mais dans l’attitude cognitive d’enfreindre un principe, en l’occurrence le principe de continence qu’on est supposé connaître et qu’on s’est approprié. L’appropriation est fondamentale dans ce processus. Entendez par-là que l’agent doit d’abord faire sien le principe de continence ; si après coup il ne le respecte pas, il est irrationnel. En d’autres termes, quelqu’un ne peut être qualifié d’irrationnel qu’après avoir approprié le principe qui dit qu’il faut agir selon son meilleur jugement, et malgré cela, il s’obstine à ne pas s’y conformer. C’est dans ce sens que l’irrationalité dont il est question porte sur l’incohérence par rapport aux 124 125
DAVIDSON (Donald), PI, p. 31 ---------------------------, AE, p. 64
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normes propres d’agent. Un akratès est un incontinent au sens fort de celui qui enfreint le principe de continence. En guise d’illustration, Davidson donne l’exemple suivant. Un homme se promène dans un parc et trouve une branche sur son chemin. Ayant jugé que la branche pourrait être dangereuse pour les autres promeneurs, il la jette dans les broussailles. De retour chez lui, l’idée le taraude de retourner au parc pour remettre la branche à sa place initiale se disant en lui-même que dans les broussailles, la branche peut-être plus dangereuse pour les promeneurs ! Au même moment, son esprit le dissuade de ne pas retourner au parc car ce serait du temps perdu. Mais, la première idée l’emporte et l’homme retourne au parc. Il savait, tout bien considéré, que retourner au parc était moins important que rester chez lui. En prenant cette décision, il est irrationnel parce que son action n’est pas conforme au principe de continence qu’il se serait approprié. Il a dû se livrer à une espèce de bataille entre le désir de retourner au parc et le principe de continence. En cédant au désir au détriment du principe de continence, il devient irrationnel à un autre titre, à savoir, le fait d’obéir au désir plutôt qu’à la raison. Nous n’entrons pas dans la complexité des discussions sur la rationalité ou la non rationalité du désir. Dans le cadre de notre réflexion, cette allusion au désir sert à montrer qu’en accordant la priorité au désir, l’agent se met en dehors de la dynamique rationnelle telle que nous l’entendons, et se rend irrationnel. L’avantage de ramener au second ordre est de maintenir la réflexion au domicile de la raison, de rester dans la clôture infranchissable de la raison qui est l’arrière-plan de l’irrationalité. Le paradoxe n’est plus dans l’opposition de la raison contre un jugement ou un désir mais dans la coexistence de deux raisons, celle d’agir selon un principe et celle de ne pas suivre ce principe. Cette stratégie épistémique du second ordre fonctionne bien dans le 74
domaine des actions irrationnelles. Tandis que dans le domaine des croyances irrationnelles représentées par la duperie de soi-même, le problème requiert une autre approche. III.4. L’analyse de la duperie de soi-même L’expression « duperie de soi-même » est la traduction française du terme anglais self-deception, qu’on traduit également par mauvaise foi, ou aveuglement volontaire, parfois par mensonge à soi-même. La duperie de soi-même soulève un vrai problème philosophique parce que normalement, être dupé suppose au moins deux individus dont l’un est dupeur et l’autre est dupé. En parlant de la duperie de soi-même, on aurait affaire à un seul individu qui serait simultanément dupeur et dupé. Cette difficulté rappelle le problème sartrien de la mauvaise foi qu’il distingue du mensonge à soi. Ce dernier suppose la présence d’un trompeur et un trompé. En revanche, la mauvaise foi se passe au niveau de la conscience. Comprendre la mauvaise foi selon le modèle du mensonge à soi risque d’affecter l’unité inviolable de la conscience. Son analyse analyse de l’énigme de la conscience, que nous n’approfondissons pas ici, le montre bien. Par ailleurs, se mentir à soi implique l’idée absurde de cacher la vérité à soi-même, idée qui ne s’accorde pas avec le modèle interpersonnel du menteur et celui qu’il ment. Sartre n’étudie pas la question de la duperie de soi-même. Notre allusion à lui se justifie par la forte analogie qui se présente avec son analyse du mensonge à soi. Nous pensons qu’il y a moyen d’esquisser, mutatis mutandis, un rapprochement. Dans la duperie de soi-même, il y a un malaise réel pour expliquer comment une personne peut duper sa propre personne. Mele fait remarquer que si la duperie de soimême est avant tout intentionnelle avant d’être irrationnelle, alors l’usage du verbe « tromper » est ambigu 75
et donne à penser. Quand, par mégarde, quelqu’un envoie un message écrit par téléphone portable à un autre destinataire différent de celui qu’il visait, on dit facilement qu’il s’est trompé c’est-à-dire qu’il l’a fait involontairement. Par contre quelqu’un qui fait usage du faux pour obtenir une faveur, par exemple en modifiant ses pièces d’identité, pose un acte volontaire et intentionnel. Les théoriciens du modèle interpersonnel semblent négliger l’aspect involontaire de la tromperie qui cependant, mérite d’être pris au sérieux. Cela fait écho au débat des intentionnalistes et les motivationalistes ou antiintentionnalistes. Pour mémoire, l’analyse de la duperie de soi-même peut porter sur l’éthique de la croyance, ou sur son statut c’est-à-dire la question de son existence, ou encore sur l’identification de l’irrationalité. Les intentionnalistes et les motivationalistes se situent dans cette dernière catégorie. Les premiers abordent la question sous l’angle intentionnel, tandis que les adeptes de la conception motivationnelle l’inscrivent dans un processus non intentionnel126. Une conception émotionnelle proche de la conception motivationnelle est suggérée par V. Correia. Il préconise de prendre en compte les désirs et les émotions. Quant à Davidson, nous osons le ranger parmi les intentionnalistes à cause de son option pour le lien inséparable de l’irrationalité et la rationalité. One peut parler d’irrationalité que là où la rationalité est en place. Récapitulons ces considérations sur la duperie de soimême en relevant la difficulté de se duper soi-même. Autant il est facile de duper autrui, autant il est absurde de voiler la vérité à soi. Même si on accepte de se leurrer, ce n’est qu’une sorte de mise en scène qui n’altère pas la vérité qui est en nous et que nous connaissons. Loin de constituer une impasse, cette difficulté laisse une ouverture qui permet 126
CORREIA (Vasco), DSPI, p.8
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de ressortir l’irrationalité dans la duperie de soi-même. La piste que nous proposons est analogue à l’analyse de l’akrasia c’est-à-dire identifier l’irrationalité relativement aux normes propres de l’agent. III.5. L’irrationalité dans la duperie de soi-même La norme qui permet d’identifier l’irrationalité dans la duperie de soi-même est le principe de la totalité des données disponibles. Attribué à Hempel et Carnap, ce principe préconise de croire à l’hypothèse qui est la mieux étayée par l’ensemble des données disponibles. A la différence du principe de continence qui relève du second ordre, celui de la totalité des données disponibles relève du premier ordre. L’individu qui se dupe lui-même n’a pas besoin de se l’approprier au préalable, le fait même de l’enfreindre suffit pour constituer une irrationalité. Bien plus, on n’a plus affaire à une action comme dans l’akrasia, mais à une croyance. L’irrationalité est à chercher dans la façon dont un individu croit au principe de la totalité des données disponibles. Cela concerne aussi les autres irrationalités qui sont apparentées à la duperie de soi-même, notamment la garantie de soi-même et le fait de prendre ses désirs pour des réalités. On dit de quelqu’un qu’il est dupe de lui-même lorsqu’il croit « sur la base d’une partie seulement de ce qu’il tient comme étant les données disponibles »127. Ce qui revient à dire que devant les données disponibles, il rejette toute croyance indésirable et pénible, et opte pour celle qui lui convient le mieux. Tel est le cas d’un malade qui croit qu’il n’est pas malade. En fait, il se dupe lui-même parce que les données disponibles tels que le diagnostic du médecin, ou des symptômes avérés le chagrinent, il refuse d’y croire. Il 127
DAVIDSON (Donald), PI, p. 52
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se donne une fausse consolation en cédant à ce que son imagination lui suggère d’agréable. Du point de vue psychologique, c’est un comportement louable voire recommandé afin de garder un bon moral et prendre le dessus sur la maladie. Du point de vue philosophique, un tel comportement est irrationnel parce que le concerné abandonne les données disponibles, pertinentes et dignes d’être prises en compte. Si par exemple ce malade ne respecte pas le régime prescrit pour son état, il est non seulement irresponsable mais philosophiquement irrationnel. L’abandon des données disponibles peut se produire sous une autre forme qu’on appelle la faiblesse de la garantie. Elle se produit « quand une personne a des données à la fois pour confirmer et pour infirmer une hypothèse. La personne juge que, relativement à toutes les données qui lui sont disponibles, l’hypothèse est plus probable que non probable, et pourtant il n’accepte pas l’hypothèse »128. Davidson raconte une situation vécue avec un compagnon au parc national de Kenya. Ils avaient pour guide une personne nommée Hélène qui portait une jupe. Tout concourait pour dire qu’avec le prénom Hélène et le port de la jupe, le guide était une femme. En tout cas, Davidson en était persuadé mais il nourrissait quelques doutes car, la voix du guide en question avait une tonalité masculine. Il demanda à son compagnon : « crois-tu qu’il arrive souvent qu’un homme dans ce coin s’appelle ‘‘Hélène’’ ? » Le compagnon ayant perçu que Davidson voulait se rassurer sur l’identité de leur guide, lui répondit clairement que le guide était bien une femme. Malgré cette assurance, Davidson s’obstina à croire qu’il n’en était rien. Davidson vivait là un moment de faiblesse de la garantie car, malgré les données disponibles telles que le nom « Hélène », le port de la jupe, le témoignage du compagnon, il persistait dans sa conviction que le guide était un homme. 128
Ibid., p. 48
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Ce n’est pas un cas de duperie de soi-même à proprement parler. A aucun moment Davidson n’avait envisagé l’hypothèse d’un guide « femme » qu’il aurait ensuite rejetée. Son doute ne portait que sur l’hypothèse d’un guide homme au comportement ambigu. La faiblesse de la garantie se distingue de la duperie de soi en ceci que, par rapport au principe de la totalité des données, celui qui a la faiblesse de la garantie se comporte comme si ce principe n’existait pas. Il croit mais sans vivre en lui un conflit entre les données disponibles et la croyance. En d’autres termes, sa croyance n’est pas un abandon motivé du principe de la totalité des données disponibles 129. Par contre la duperie de soi implique bien un abandon motivé, en ce sens que celui qui se dupe lui-même abandonne délibérément ce principe pour se consoler. Un autre trait de distinction est que la duperie de soi est un raisonnement inductif dont l’anomalie consiste en ce que l’agent ne suit pas la conclusion qui s’impose ; tandis que la faiblesse de la garantie n’est pas un raisonnement inductif car l’agent ne part pas de la totalité des données disponibles pour tirer une quelconque conclusion. Strictement parlant, celui qui a la faiblesse de la garantie n’est pas irrationnel dans le sens d’un échec au domicile de la raison. Comme le dit Davidson, il faut faire « une distinction nette entre le fait de ne pas avoir certains critères de raisonnement et le fait de les avoir mais de ne pas réussir à les appliquer »130. La faiblesse de la garantie concerne des cas où les critères de raisonnement n’entrent pas en jeu, tandis que la duperie de soi s’applique à des cas où l’on est en présence de ces critères sauf que la personne refuse de s’y conformer. Autre chose est ce qui se passe dans le fait de « prendre ses désirs pour des réalités » qui est une autre forme d’irrationalité apparentée à la duperie de soi-même. Elle consiste en ce que l’individu ne veut pas 129 130
Ibid., p. 52 Ibid., p. 49
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affronter la réalité « pénible » en face. Il cède à tout ce que lui proposent agréablement ses désirs et « prend la direction que lui indique l’affect positif, jamais la direction de l’affect négatif : la croyance qui est causée est toujours la bienvenue »131. Ce comportement, que l’on désigne aussi de façon plus significative par « illusionnement », se présente dans des « situations où un agent, sans considérer les faits ou en les interprétant de manière biaisée, conclut à la vérité d’une proposition uniquement parce qu’il voudrait qu’elle soit vraie »132. Avec la duperie de soi, ils ont en commun le raisonnement inductif. Mais ils se distinguent au moment de tirer la conclusion face aux informations. L’illusionné le fait de façon biaisée, tandis que celui qui se dupe lui-même tire des conclusions correctes qu’il ne suit pas. Qui plus est, l’illusionné se soustrait d’emblée à une responsabilité pénible possible, tandis que dans la duperie de soi, l’individu prend connaissance du malaise que causerait un fait déplaisant et l’évite après coup133. Au regard du principe de la totalité des données disponibles, l’illusionné est irrationnel parce que de son avis, « les données qui infirment la croyance sont plus favorables que les données qui la confirment »134, c’est un raisonnement mitigé. Son irrationalité se manifeste davantage par la grande importance accordée aux désirs au détriment des raisons. L’expression « prendre ses désirs pour des réalités » est assez évocatrice car elle insinue que les désirs l’emportent sur les raisons. Davidson affirme que « lorsqu’on prend ses désirs pour des réalités, le désir produit la croyance sans fournir la moindre donnée destinée à confirmer la croyance. Dans un tel cas, la croyance est de toute évidence 131
ELSTER (Jon), L’irrationalité. Traité critique de l’homme économique II, Paris, Seuil, 2010, P.54 132 Ibid., p.149 133 Ibid. 134 DAVIDSON (Donald), PI, p. 53
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irrationnelle »135. Par rapport à la faiblesse de la garantie, le wishful thinking (le fait de prendre ses désirs pour des réalités) est plus proche de la duperie de soi-même parce qu’avec elle, ils ont un moment évaluatif. CONCLUSION Dans la dynamique de l’action intentionnelle où la rationalité est le socle de l’irrationalité, il est malaisé d’expliquer la coexistence paradoxale qu’on trouve dans l’akrasia et la duperie de soi-même. Nous avons esquissé une approche consistant à relever que l’irrationalité dont il est question dans ces deux paradigmes est une incohérence relative aux normes propres de l’agent. C’est dire que ce genre d’irrationalité n’a rien de commun avec l’incohérence relative aux normes de rationalité logique ou épistémologique. Dans l’akrasia, l’agent est dit irrationnel en enfreignant le principe de continence. Dans la duperie de soi-même, c’est au regard du principe de la totalité des données disponibles que l’individu est qualifié d’irrationnel. La duperie de soi-même a occasionné la pertinente question suivante : comment est-il possible qu’une personne puisse se duper elle-même de la même manière qu’on dupe autrui ? Certains ont préféré mettre en cause ce modèle interpersonnel et inscrire le problème dans le contexte de la conscience. Davidson a préconisé de transposer le modèle interpersonnel dans le contexte intrapersonnel. En définitive, nous retenons que l’irrationalité des comportements aberrants est explicable dans une perspective épistémique dont Davidson est une figure importante. Cette perspective nous a inspiré en grande partie. Toutefois, la question fondamentale à laquelle nous voulons répondre au chapitre suivant est : comment penser 135
Ibid., p. 54
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le rapport entre les comportements aberrants et le principe de charité ?
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CHAPITRE IV COMMENT PENSER LE RAPPORT ENTRE LE PRINCIPE DE CHARITE ET L’IRRATIONALITE MOTIVEE ? Davidson avait évoqué implicitement le rapport du principe de charité et l’irrationalité motivée, notamment quand il disait que la présomption de la rationalité n’interdit pas d’attribuer l’irrationalité aux actions et croyances d’autrui. Mais nous éprouvons une certaine insatisfaction sur cette explication qui mérite d’être approfondie. Il nous semble qu’en scrutant les écrits de Davidson sur cette question, on trouve en filigrane les indices d’une structure propositionnelle qui n’a pas été suffisamment exploitée ni par lui, ni par ses nombreux commentateurs. Davidson soutient que « nous affaiblissons l’intelligibilité d’une attribution quelconque de pensée si nous ne parvenons pas à découvrir une structure cohérente de croyances, et en définitive d’actions, car ce n’est que sur fond d’une telle structure que nous pouvons identifier des pensées »136. De notre avis, cette structure est bel et bien la structure propositionnelle qui s’enracine dans la théorie de la décision. En d’autres termes, la piste que nous privilégions pour penser le principe de charité et l’irrationalité consiste à considérer celle-ci sous l’angle propositionnel à partir de la théorie de la décision, et plus particulièrement le modèle hérité de Ramsey et Jeffrey. Tous deux ont abordé le choix rationnel sous un aspect propositionnel que nous pouvons mettre à profit de l’irrationalité motivée afin d’aboutir à la relation langage et raison. Nous considérons que la structure propositionnelle a une dimension logique sousjacente à la structure grammaticale à partir de laquelle on 136
DAVIDSON (Donald), EVI, p. 234
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peut esquisser une nouvelle approche du rapport charitéirrationalité. Ceci constitue le point principal de ce chapitre. IV.1. Irrationalité motivée et théorie de la décision Peut-on affirmer d’emblée que l’irrationalité motivée relève de théorie de la décision ? Dans un premier temps, nous osons l’affirmer car, d’une certaine façon, celui qui est irrationnel opère un choix rationnel relevant de l’explication téléologique. Que ce soit dans l’akrasia ou dans la duperie de soi-même, la personne choisit parmi les raisons qui lui sont proposées. Il existe plusieurs théories de choix rationnel. Chez les économistes, le choix rationnel s’applique à des prédictions entre le bénéfice et le coût. Chez les sociologues, il aide à comprendre les comportements dans un groupe. Toutes ont un tronc commun : elles sont toutes régies par les préférences et les informations et consistent à opter pour le plus probable et le plus utile. Certains choix rationnels peuvent être biaisés par des facteurs qui les rendent irrationnel et donnent lieu à une distinction entre l’irrationalité chaude et l’irrationalité froide. L’irrationalité chaude, accompagnée des perturbations physiologiques et viscérales, concerne les désirs perturbés par les passions au moment du choix.137 Dans la conception classique où les passions s’opposent à la raison, la présence des passions irrationalise le choix rationnel. Les discussions sur la rationalité des passions ont beaucoup évolué ces dernières années. Certains soutiennent qu’il y a de la rationalité dans les passions. Depuis les stoïciens suivis par Platon, on a toujours soutenu le contraire. A titre d’exemple, Platon parle de la division tripartite de l’âme dans laquelle il y a l’épithumia (partie concupiscible), le 137
ELSTER (Jon), L’irrationalité, p.181
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thumos (partie irascible) et le noûs (partie rationnelle). Il situe les passions dans les deux premières parties non rationnelles, tandis que la raison est dans le noûs. Descartes privilégie la raison tandis que pour Kant, les passions font obstacle à la raison (la réflexion) et sont perçues comme étant irrationnelles. Hume situe l’irrationalité des passions dans leur rapport au jugement, c’est-à-dire, « la passion doit s’accompagner de quelque faux jugement, pour être déraisonnable ; même alors, ce n’est pas, à proprement parler, la passion qui est déraisonnable, c’est le jugement »138. Il distingue également deux critères d’irrationalité passionnelle : d’abord, lorsque la passion se fonde « sur la supposition de l’existence d’objets qui en réalité n’existent pas » ; ensuite, « quand, pour satisfaire une passion, nous choisissons des moyens inappropriés à la fin visée et jugeons faussement des causes et des effets »139. Tandis que l’irrationalité froide renvoie au processus décisionnel où la croyance est liée à ce qui est désirable et profitable. Notre réflexion porte sur l’irrationalité froide afin d’en dégager la structure propositionnelle. Pour y parvenir, partons de la thèse davidsonienne qui dit que « les actions sont des événements ». IV.2. Les actions sont des événements Davidson distingue les événements mentaux et les événements physiques. Sont considérés comme « événements mentaux », les faits de percevoir, de se souvenir, de décider et d’accomplir des actions. Par contre, les événements physiques sont ceux qui sont localisables et datables, et qui sont considérés comme des « authentiques 138 139
HUME (David), Traité de la nature humaine II, III 3 Ibid., P. 272
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particuliers »140. Ils ont un statut ontologique qui les assimile aux objets matériels. C’est ainsi qu’on peut ranger parmi les événements physiques des phénomènes aussi variés que l’épidémie d’Ebola, le crash d’un avion, la guerre en Irak, l’ouragan Irma, de la même façon qu’on classe parmi les objets matériels des objets aussi variés que les ordinateurs, les véhicules, les papiers, les chaises, etc. En disant que « les actions sont des événements », ceuxci concernent les événements mentaux et non des événements physiques. L’enjeu se situe sur l’interprétation de la copule « sont » qui peut avoir deux sens. Un sens prédicatif où les événements sont des expressions adjectivales qu’on peut décrire comme des propositions. Un sens existentiel selon lequel les événements sont des occurrences. La lecture propositionnelle se dégage à partir du sens prédicatif qui présente les actions sous la forme propositionnelle. Par ricochet, l’on peut décrire l’irrationalité comme une proposition parce qu’elle relève de la théorie de l’action. Sans opposer frontalement la théorie de la décision et celle de l’action, nous nous appuyons sur la théorie de la décision, précisément celle de Franck RAMSEY (mathématicien et logicien anglais 19031930) et Richard JEFFREY (philosophe et logicien américain 1926-2002) qui se prête bien à la possibilité d’une lecture propositionnelle de l’irrationalité. IV.3. Théories de la décision de Ramsey et Jeffrey. Selon Ramsey, les probabilités dépendent des sujets. Sa cible est l’objectivisme de Keynes (économiste et essayiste britannique (1883-1946) pour qui les relations entre les probabilités sont logiques. En d’autres termes, la probabilité d’une proposition dépend d’« un ensemble 140
DAVIDSON (Donald), AE, p. 224
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donné de propositions qui constituent les raisons empiriques que nous avons de les affirmer »141. Pour mesurer une probabilité, on s’en tient aux fréquences des événements similaires. Cependant cette position complique la question des bases sur lesquelles on peut évaluer les fréquences. A titre d’exemple, tout le monde accepte que la probabilité qu’une pièce de monnaie tombe sur son côté pile est de 0,5. Cependant, « personne ne semble en mesure de préciser exactement les classes des énoncés empiriques qui constitue le fondement de cette évaluation ». Il y a donc du subjectivisme dans cette manière d’évaluer. C’est ce que Ramsey critique. Autrement dit, car, faute de base objective, l’évaluation s’effectue tout simplement de façon subjective. Puisqu’il en est ainsi, le mieux serait de traiter les probabilités comme des degrés de croyances comparables à des intervalles de temps142. Cela veut dire que croire à une probabilité revient à exprimer le degré de croyance envers la probabilité d’une proposition, à parier à propos de cette proposition. Le degré de croyance n’est pas seulement une attitude propositionnelle mais plus encore une attitude envers une proposition vraie, c’est-à-dire chaque degré de croyance correspond à la quantité d’information à sa disposition concernant la vérité de la proposition concernée143. Plus les données disponibles dans la proposition sont vraisemblables, plus le degré de croyance est élevé. Si par exemple un sujet croit à 90 % à la proposition « cette roche contient du minerai de fer », « c’est parce que toutes les données dont il dispose l’enjoignent de croire que s’il devait parier sur la présence 141
ENGEL (Pascal) et al. « Ramsey, croyance, vérité et probabilité » in le formalisme en question : le tournant des années trente, Paris, J. Vrin, 1998, p. 292 142 RAMSEY (Frank), Logique, philosophie et probabilité), Paris, Vrin, 2003, p. 162 143 BARBEROUSSE (Anouk), La physique face à la probabilité, Paris, Vrin, 2000, p.30
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du minerai de fer dans cette roche, il aurait intérêt à miser gros »144. Comme le dit P. Engel, « croire que p, c’est être disposé à parier sur la vérité de p »145. Le trait distinctif de l’apport de Ramsey dans la théorie de la décision est de l’avoir inscrit dans une perspective propositionnelle, c’està-dire le fait de ramener la théorie de la décision sur le terrain des propositions. Cette intuition est approfondie par Jeffrey qui, au lieu de partir des préférences entre les options, part des préférences entre les propositions. Il traite les objets de préférence comme des propositions de telle sorte que les données de base sont « des préférences quant au fait que telle phrase soit plus vraie que telle autre »146. Son mérite d’avoir mis en exergue le lien entre la théorie de la décision et celle de l’interprétation du langage. Dans tout cela, la question de la signification semble avoir été oubliée. En effet, lorsqu’on fait intervenir la perspective propositionnelle on entre de plain-pied dans la théorie de l’interprétation du langage qui va de pair la théorie de la signification. Ce manque d’intérêt pour la signification crée un sentiment d’inachevé qui va pousser Davidson à élaborer une théorie unifiée de la théorie de la décision et de l’interprétation du langage. IV.4. Davidson et la théorie unifiée Pour réussir l’unification des théories de la décision et de l’interprétation, Davidson s’appuie sur le lien qui unit les paris et le langage. On ne peut parier qu’en se servant du langage. Pour parier sur la victoire des Bleus face à la Biélorussie, les parieurs le font en exprimant leurs pronostics par le langage. Or le langage implique de la signification. Il faudrait donc élaborer une théorie qui 144
Ibid. ENGEL (Pascal), La vérité, réflexions sur quelques truismes, Paris, Hatier, 1998, p. 330 146 DAVIDSON (Donald)., EVI, p. 218 145
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intègre la signification dans la théorie de la décision. En scrutant séparément la théorie de la décision et celle du langage, on constate que chacune accorde une place à la croyance qui constitue ainsi leur dénominateur commun. Dans la théorie de la décision, on a la dyade désir- croyance que nous pouvons illustrer par l’exemple de celui qui décide de voler un téléphone : sa décision est motivée par son désir de posséder ce téléphone, et en même, il croit que le vol en est un des moyens. Dans la théorie de l’interprétation du langage, on a plutôt la dyade signification-croyance dont la complémentarité a été largement abordée au second chapitre de ce livre. Au regard de ce qui vient d’être dit, il s’avère que la croyance constitue le ferment de l’unification. Certes, la « croyance » telle qu’on l’entend dans la théorie de la décision n’a pas le même sens que dans la théorie de l’interprétation du langage. Harnay a bien discuté cette question147. Dans la théorie de la décision, la croyance est la probabilité de croire, tandis que dans la théorie de l’interprétation, elle est une attitude propositionnelle. Néanmoins, en considérant la théorie de la décision telle que préconisée par Jeffrey, nous pensons qu’il y a moyen de concevoir la croyance comme une attitude propositionnelle. Dans ce cas, elle est l’attitude d’un individu devant la proposition par laquelle il exprime la probabilité de son pari. La voie vers l’unification se dessine sur cette base et doit viser à réaliser un triplet. On déconstruit la dyade désir-croyance ainsi que celle de signification-croyance pour construire le triplet désir croyance-signification. La théorie unifiée conduit à une lecture propositionnelle tout en restant dans la théorie de la décision. C’est cette stratégie que nous voulons concrétiser
147
HARNAY (Pôl -Vincent), La décision de l’expérimentation à l’interprétation : l’apport de Davidson, Thèse de doctorat, Université Paris I- Sorbonne, Décembre 2008, p. 233-234
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en décrivant l’irrationalité propositionnelle.
comme
une
attitude
IV.5. Irrationalité comme attitude propositionnelle Nous avons parlé de l’attitude propositionnelle comme un comportement devant une proposition. Cette définition s’applique mal pour le cas de l’irrationalité qui n’est pas une locution verbale. Pour trouver une issue, il convient de distinguer l’attitude « sententielle » et l’attitude propositionnelle148. La première est une attitude purement linguistique qui ne tient compte que de la relation avec les mots ; c’est l’aspect syntaxique qui compte. La seconde est une attitude cognitive qui tient compte de la relation entre un individu et la proposition en tant qu’expression du monde c’est -à-dire en tant qu’état des choses. C’est en fait la relation du langage et le monde. Comprise de cette façon, une attitude propositionnelle est une attitude mentale de quelqu’un devant une proposition. Wittgenstein, pour ne citer que lui, dénonce cette conception assez réductrice et propose une qui met en exergue trois facteurs : ce que croit ou pense le sujet, la proposition qui l’exprime et le fait qui est exprimé. Nous souscrivons à cette position parce qu’elle montre qu’une attitude propositionnelle consiste à attribuer une croyance ou une pensée à un sujet, elle dépasse la simple relation sujet-proposition. L’attribution de la croyance est fondamentale dans ce qui suit. En effet, nous voulons soutenir que l’irrationalité motivée est une attitude propositionnelle dans le sens d’un comportement cognitif et non pas une énonciation. Autrement dit, il ne s’agit pas d’interpréter l’irrationalité comme si c’était une locution verbale, cela n’aurait aucun sens car, elle n’est pas une proposition stricto sensu. Notre intention est de partir de 148
FISETTE (Denis) et POIRRIER (Pierre), Philosophie de l’esprit. Etats des lieux, Paris, Vrin, 2000, p.186
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cette conception de l’irrationalité en nous focalisant sur le paradigme de la duperie de soi-même. IV. La lecture propositionnelle à travers la duperie de soi-même Le choix de la duperie de soi-même se justifie par son statut de croyance qui, étant une attitude propositionnelle, favorise le rapprochement avec la lecture propositionnelle La démarche va consister à considérer que celui qui se dupe lui-même le fait relativement à une proposition. Sa croyance est décrite comme la négation d’une proposition initiale qui vient à l’appui de la proposition induite149. Il y a un enjeu causal qui peut s’expliquer en considérant les quatre énoncés ci-dessous150 à propos d’un chauve dénommé D. 1° D croit qu’il est chauve 2° D croit qu’il n’est pas chauve 3° D croit (qu’il est chauve et qu’il n’est pas chauve) 4° D ne croit pas qu’il est chauve. 1° et 2° sont paradoxaux parce qu’ils expriment deux croyances contradictoires d’un même individu D. A première vue, on est tenté de situer le paradoxe est entre 1° (D croit qu’il est chauve) et 4° (D ne croit pas qu’il est chauve). Cependant, le paradoxe n’est pas à ce niveau parce qu’ils ne sont pas du même registre. 1° exprime ce que D croit, tandis que 4° exprime ce qu’il ne croit pas. On est en présence d’une croyance dans 1°, alors que 4° est une non croyance. Le vrai paradoxe est dans 1° et 2° qui tous deux expriment une croyance sauf que dans 1° D croit qu’il est 149 150
DAVIDSON (Donald), P I, p., 45 Ibid.
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chauve, tandis que dans 2° il croit qu’il n’est pas chauve. L’énoncé 3° offre une autre considération très particulière où D croit simultanément une chose et son contraire. Il ne s’agit pas de deux croyances mais d’une seule croyance « absurde » de D. C’est la coexistence de deux croyances contradictoires dans les énoncés 1°et 2° qui fait problème dans la duperie de soi et qui nécessite le recours à la forme propositionnelle en distinguant une proposition initiale et une proposition induite. Tout se passe comme si D croit d’abord qu’il est chauve » (la proposition initiale) ; ensuite, gêné par sa calvitie, il nie cette proposition initiale et la remplace par une autre plus agréable, à savoir, « il croit qu’il n’est pas chauve » (la proposition induite). La causalité intervient en ceci que la proposition initiale cause la proposition induite. La duperie de soi est sous la forme de la proposition induite « D croit qu’il n’est pas chauve ». Ce que nous venons de dire sur la duperie de soi-même pourrait s’appliquer aussi dans « le fait de prendre ses désirs pour des réalités ». On peut en ressortir une structure propositionnelle parce que dans ce genre de comportement, on peut considérer que celui qui prend ses désirs pour des réalités, croit à un contenu propositionnel. Il peut arriver que quelqu’un brûle d’envie d’avoir une belle voiture au point de croire dans sa tête qu’il la possède. Dans la perspective de la philosophie analytique, sa croyance porte sur la proposition « il a une belle voiture ». Son désir ne n’affecte pas la croyance d’avoir une belle voiture mais il porte sur la proposition « il croit qu’il a une belle voiture ». Tout se passe comme s’il désirait ardemment que cette proposition devienne réalité. Ce n’est donc pas la proposition comme telle qui importe, mais la croyance à la proposition. La lecture propositionnelle que nous venons de suggérer n’a d’intérêt que dans le cadre du principe de charité. Nous 92
pensons que cela permet de tenter un nouveau regard sur le rapport entre la charité interprétative et l’irrationalité. Comment la perspective propositionnelle permet-elle de penser le rapport charité-irrationalité ? IV.6. Lecture irrationalité
propositionnelle,
charité
et
De ce qui précède, il en résulte que grâce à la structure propositionnelle de la croyance, on peut esquisser une relecture du rapport charité et irrationalité. En premier lieu, partant de Davidson qui applique la charité pour comprendre les énonciations et les comportements, nous pensons que l’irrationalité étant un comportement « mental » est à juste titre concerné par ce principe. Cependant, en vertu du paradoxe qui guette leur rapport, il convient de trouver une piste moins paradoxale. C’est pourquoi, en second lieu, nous avons préconisé la voie de l’attitude propositionnelle. Concernant la duperie de soi-même que nous avons choisie comme paradigme, cela revient à la prendre comme un langage à interpréter. Ainsi, ce n’est plus la duperie de soi-même qui est au centre, mais c’est le lien entre langage et rationalité qui est visé. Outre ce qui a été dit sur la présomption de rationalité dans l’interprétation du langage, la lecture propositionnelle a trait à la charité relativement au lien de la pensée et du discours. Ce lien peut être envisagé sous plusieurs de points de vue. Tantôt dans l’optique de la dépendance de la pensée et le discours en concevant que « parler c’est exprimer des pensées »151. Mais, peut-on se permettre d’affirmer qu’il n’y a pas de pensée sans discours ? L’expérience de l’indicible en dit long. Il arrive qu’on manque des mots pour exprimer une idée. C’est soit parce que l’idée en question 151
DAVIDSON (Donald), EVI, p. 228
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est indescriptible, soit parce que la personne s’embrouille. Nicolas BOILEAU-DESPREAUX l’a bien dit : « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire viennent aisément ». Ce qui signifie qu’on peut être dans l’incapacité de s’exprimer simplement à cause d’une conception obscure dans sa propre tête. Tantôt, le lien pensée-discours est envisagé sous l’angle de la fameuse question de la pensée non verbale ou le discours silencieux qui n’a cessé de faire couler beaucoup d’encres en philosophie. Platon parlait déjà d’un dialogue intérieur qu’on pourrait qualifier de pensée non verbale152. A notre époque, les cognitivistes américains, précisément Fodor, avancent l’idée d’un langage cérébral dénommé « le mentalais » qui est en fait une langue propre à la pensée et qui sert à expliquer le lien entre le physique et le mental. Pierre croit que Paris est belle. D’une part il y a Pierre qui est une personne physique identifiable, d’autre part « paris est une belle ville » qui est une proposition et donc une entité mentale. Le mentalais tente d’expliquer ce genre de relation en faveur d’une théorie de la pensée non verbale. Pour Davidson, il n’y a pas de pensée sans langage 153. Chaque fois que nous employons un verbe impliquant une attitude psychologique, nous attribuons automatiquement une pensée à celui qui est concerné par ce verbe. En disant « D croit qu’il n’est pas chauve », on lui attribue une pensée. C’est dire que « croire » est un de ces verbes d’attitude psychologique. La duperie de soi-même étant une attitude ayant trait à la croyance, il s’ensuit que nous attribuons une pensée à celui qui se dupe lui-même. Cette attribution conduit au principe de charité parce que « le fait d’avoir une pensée nécessite l’existence d’un arrière-plan
152
PLATON, « Le Sophiste », 263d, Œuvres complètes, T.VIII, 3ème partie, Coll. « C.U.F », Les belles lettres, Paris, 1925 153 DAVIDSON (Donald), PI, p. 69
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de croyances »154’. Or, nous avons dit que pour interpréter les croyances, il faut présumer qu’elles sont vraies et rationnelles. Cette présomption n’est autre que l’usage du principe de charité. Il en résulte que partant du point de vue de l’attitude propositionnelle, on a une clé d’interprétation du rapport charité-irrationalité. Toujours dans ce même ordre d’idée, une autre idée pertinente est celle de considérer le rapport entre le langage et la pensée. S’il est vrai qu’il n’y a pas de pensée sans langage et que d’autre part, croire implique l’attribution de pensée, il y a donc un lien entre langage et pensée. Bien que la duperie de soimême ne soit pas un langage au sens fort du terme, l’on peut la qualifier ainsi en postulant que le langage ne consiste pas seulement à parler.155Qui plus est, « penser est en fait la même chose que ‘‘ se parler à soi-même ‘’—un discours silencieux ». Nous pouvons en conclure que l’irrationalité motivée en général, et la duperie de soi-même en particulier est une locution intérieure, un discours silencieux. A ce tire, le principe de charité peut intervenir par analogie à la situation radicale. C’est là une autre piste adjacente à celle de la lecture propositionnelle. Effectivement, en tant que discours silencieux, la duperie de soi-même devient idiosyncrasique et assimilable à la situation radicale. L’idiosyncrasie s’entend comme ce qui est réservé à un groupe ou une personne. Dans la duperie de soi-même, elle reflète l’inaccessibilité de ce qui se trouve dans l’esprit de celui qui se dupe lui-même. Son caractère idiosyncratique est confirmé par la définition de l’irrationalité comme une incohérence interne relative aux normes propres de l’agent. Il y a moyen de faire un rapprochement avec l’étrangeté de l’interlocuteur dans la traduction ou l’interprétation radicale. Toutes choses égales 154 155
------------------------------, EVI, p.230 Ibid., p.229
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par ailleurs, le fin fond de la pensée de celui qui se dupe luimême le rend étrange à l’instar de ce qui se passe chez un peuple dont on ignore la langue. Dans les deux situations, l’on est en présence d’une altérité radicale. Le contexte originel du principe de charité étant celui de la situation radicale, le point de vue idiosyncratique inspire un usage possible dans la duperie de soi. En d’autres termes, ne connaissant pas ce qui se passe dans son esprit, il est charitable de présumer que, malgré son irrationalité apparente, celui qui se dupe lui-même a des croyances vraies et rationnelles.
CONCLUSION S’il est vrai que le principe de charité recommande de présumer la rationalité des croyances de l’interlocuteur, cette présomption soulève la difficulté d’interpréter les comportements irrationnels. Nous avons analysé cette difficulté à partir de la faiblesse de la volonté et la duperie de soi-même. Il a été question d’identifier leur irrationalité respective relativement aux normes propres de l’agent. Le point fort de ce chapitre était de suggérer une piste pour repenser le rapport charité-irrationalité. Le recours à l’analogie entre l’irrationalité et l’attitude propositionnelle nous a servi de clé pour aborder cette question. Au final, c’est le lien du langage et la rationalité qui a ouvert la brèche vers une interprétation non paradoxale à partir d’une lecture propositionnelle. L’analogie à la situation radicale reste non négligeable. Au demeurant, le principe de charité englobe un vaste domaine avec plusieurs autres approches possibles. Sans prétendre les répertorier toutes et les étudier en détails, l’on peut néanmoins suggérer d’autres usages. C’est l’objet du chapitre suivant consacré à la réception du principe de charité. 96
CHAPITRE V LA RECEPTION DU PRINCIPE DE CHARITE Le contexte du départ est inhérent à la philosophie analytique et anglo-saxonne. Mais, par la suite, le principe de charité a suscité une pléthore d’arguments et d’objections156. L’on pourrait se demander à juste titre si on peut étendre son usage en dehors de l’interprétation des énoncés et des croyances en situation radicale. La question revient à savoir si on peut suggérer d’autres usages différents de l’usage logique (Quine) et psychologique (Davidson) Ces interrogations montrent que le principe de charité est en débat. Il est à l’origine des intérêts multiples que nous n’avons pas pu discuter tout au long de notre réflexion axée sur son rapport à l’irrationalité. Raison pour laquelle, tout en étant conscient du cadre restreint de cet ouvrage, il nous semble opportun de nous donner un bref aperçu sur quelques enjeux et perspectives de ce principe. Parmi les questions discutables, commençons par celles concernant la terminologie. IV.1. Les objections concernant la terminologie L’expression « principe de charité » ne fait pas l’unanimité des auteurs. Jean GREISCH aurait préféré la terminologie « principe d’alter ego ». Günter ABEL parle plutôt du « principe d’indulgence » en mettant en exergue la bienveillance envers autrui. Richard GRANDY aimerait qu’on utilise l’expression « principe d’humanité » car, selon lui, ce qu’on a pris l’habitude d’appeler « principe de charité » n’est en réalité qu’« une contrainte pragmatique de la traduction qui nous recommande de simuler le système de croyance et de désirs de l’agent : nous 156
DELPLA (Isabelle), QDPC, p.10-11
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considérons ce que nous ferions si nous avions les croyances et les désirs en question »157. Cette conception peut glisser vers l’empathie. Or, le principe de charité en tant que norme de rationalité n’a rien à voir avec l’empathie. Il ne s’agit pas de se mettre à la place du locuteur mais simplement de lui attribuer des croyances rationnelles et vraies à raison de leur similarité à celles de l’interprète. Notons par ailleurs que la terminologie « principe d’humanité » est très ambiguë. Elle peut signifier l’attitude recommandée aux belligérants à l’endroit de leurs adversaires qu’ils sont priés de traiter comme des êtres humains, et donc de respecter leur dignité humaine. Dans cette optique, les armes chimiques et les moyens non nécessaires (par exemple l’empoisonnement) sont prohibés pendant la guerre. En revanche, le principe d’humanité encourage la protection des victimes et des civils. JeanClaude GUILLEBAUD158 propose une autre conception où le principe d’humanité s’oppose aux orientations scientifiques, technologiques et économiques qui réduisent l’homme au statut de simple matière vivante. Pour Hume, le principe d’humanité « nous fait approuver de façon générale ce qui est utile à la société et blâmer ce qui lui est nuisible »159. Une autre considération est celle qui conçoit le principe d’humanité comme une attitude consistant à privilégier les propriétés que les hommes partagent en commun. Dans cette catégorie, nous pouvons ranger l’analyse wittgensteinienne de la forme de vie. C’est ce que Fabrice CLEMENT affirme en disant : « la faculté du langage, par exemple, constitue pour Wittgenstein un trait partagé par tous ceux qui participent à une forme de vie humaine : l’‘‘ humanité ’’ de notre forme de vie est un reflet 157
MONTMINY (Martin), FEM, p.125 C’est un écrivain, essayiste et journaliste français, né en 1944 159 HUME (David), Enquête sur les principes de la morale, trad.fr. P. BERANGER et P. SALTEL, Paris, Flammarion, 2010, p. 92 158
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indissociable de notre capacité à maîtriser l’utilisation d’une langue »160. Il importe de signaler que la forme de vie est une notion plus complexe que ce qui est dit là. Wittgenstein l’a bien approfondi en mettant en lumière comment elle est imbriquée dans la théorie de la signification. Brièvement, retenons que du point de vue du lien qui existe entre une forme de vie et l’histoire naturelle, Wittgenstein distingue la forme de vie animale et la forme de vie humaine. Ce qui veut dire que certaines activités sont l’apanage de la nature humaine. Par exemple « on peut imaginer qu’un animal soit en colère, qu’il ait peur, (…). Mais qu’il espère ? Et pourquoi pas ? Un chien croit que son maître est à la porte. Mais peut-il aussi croire que son maître viendra demain ? »161 « Espérer » est une activité exclusivement humaine. En vertu de cette distinction, on utilise le pluriel « formes de vie » c’est-à-dire animale et humaine. D’autre part, au sein de chacune de ces catégories, il y a un sens à utiliser le pluriel parce que dans la forme de vie animale, on peut trouver des chiens, des vaches, des lions, etc.. ; il en est de même pour la forme de vie humaine où l’on peut distinguer la forme de vie des primitifs et celle des modernes. Cependant la pluralité des formes de vie humaine n’a rien avoir avec la pluralité des formes de vie animale. L’animalité est constituée de plusieurs espèces variées. En revanche, l’humanité constitue une seule espèce. Les « différences ne divisent pas l’humanité (…). Elles ne signifient pas des formes de vie différentes. Bien davantage, elles constituent un aspect important de ‘‘cette forme de vie compliquée ‘‘, qui nous est à tous commune et
160
CLEMENT (Fabrice), « Une nouvelle « forme de vie » pour les sciences sociales », in Revue Européenne des sciences sociales, XXXIV, 106, p.165 161 BOUVERESSE-QUILLIOT (Renée) et al., Visages de Wittgenstein, Paris, Beauchesne, 1995, p.205
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qui nous distingue des animaux »162. C’est pour cela que Vincent DESCOMBES aurait préféré l’expression « principe de socialité » plutôt que « principe d’humanité » à la place du principe de charité. De notre avis, il serait préférable de garder la terminologie « principe de charité ». D’abord, parce qu’il est avant tout question d’un outil méthodologique en vue de l’interprétation. On y trouve un caractère épistémologique qui n’est pas mis en exergue dans le principe d’humanité ! Ensuite, s’il y avait nécessité de changer de terminologie, nous pensons que Quine était mieux placé que quiconque pour le faire. C’est lui qui avait pris la première initiative de déplacer le principe de charité du domaine des vérités factuelles (chez Neil WILSON) à celui des vérités logiques. A l’occasion, il aurait pu le désigner autrement. Le fait qu’il ait maintenu l’expression telle quelle n’est pas anodin. Nous osons dire que c’est souci de garder la tradition et de rester dans une certaine continuité qu’il aurait préféré l’expression « principe de charité ». Par ailleurs, admettre un changement de terminologie est une façon d’ouvrir la boite de Pandore car, cela peut déclencher un processus auquel on ne pourrait mettre un terme, chacun pouvant proposer sa terminologie. En outre , le changement de terminologie touche l’objet même du principe de charité, à savoir la présomption de la rationalité. Remplacer le principe de charité par celui d’humanité affaiblit ce dernier qui englobe un domaine plus vaste que la présomption de rationalité. Enfin, le principe de charité est dynamique c’est-à-dire révisable jusqu’à ce que l’on parvienne à une interprétation pertinente. Ce qui n’est pas le cas pour le principe d’humanité puisque l’humanité n’est pas révisable ; on ne peut pas réviser l’humanité d’autrui qui est une matière sur laquelle on ne peut ni négocier ni se tromper, comme on se tromperait sur la présomption de la rationalité. Bref, remplacer le principe 162
Ibid., p.215
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de charité par le principe d’humanité se révèle une entreprise coûteuse. Ainsi, serait-il plus intéressant de discuter sur le champ de son action, c’est-à-dire se demander si l’on peut l’appliquer en dehors d’une situation radicale. IV.2. Peut-on appliquer le principe de charité dans des situations non radicales ? Le processus de l’extension du principe de charité est déjà à l’œuvre dès ses origines, notamment, comme nous venons de le rappeler, avec Quine qui l’a déplacé des vérités factuelles aux vérités logiques. Puis avec Davidson, qui l’a étendu à l’interprétation des croyances. Ce n’est donc pas la possibilité d’une extension qui est en cause. Notre préoccupation est de savoir si on peut l’appliquer à des situations qui ne sont pas radicales. En scrutant les écrits de Quine et Davidson, il n’est guère aisé d’avancer avec certitude qu’ils seraient favorables à un usage en dehors des situations radicales. Chez Davidson par exemple, on trouve des indices d’un usage exclusif dans l’interprétation radicale. Cependant à certains endroits, il laisse une ouverture à un usage à toutes les interprétations. Tel est le cas pour l’interprétation des comportements. Les commentateurs ont des positions divergentes sur cette question. Sandra LAUGIER semble défavorable à l’application aux contextes non radicaux. Pour elle, « le fameux ‘‘principe de charité’’ de Wilson qui nous conduit, selon Quine, à attribuer la logique classique à l’indigène dans la traduction radicale, ne saurait être généralisé et devenir un principe général d’interprétation »163. Si cette affirmation vaut pour la traduction radicale de Quine, peuton dire autant de l’interprétation radicale chez Davidson ? Il semble que non parce que, nous l’avons dit, Davidson 163
LAUGIER (Sandra), AL., p. 257
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n’exclut pas catégoriquement la possibilité d’utiliser la charité dans d’autres situations. Cette idée nous offre l’opportunité suggérer d’autres usages du principe de charité. IV.2. D’autres usages du principe de charité Parmi les usages envisageables en dehors de la situation radicale, qu’il nous suffise de citer l’usage anthropologique, l’usage éthique, l’usage théologal, l’usage interculturel, etc. IV.2.1. Usage anthropologique La possibilité d’un usage anthropologique figure déjà dans le titre assez évocateur du collectif « L’usage anthropologique du principe de charité »164. La thèse fondamentale qui en constitue le fil conducteur est : pour comprendre autrui, il faudrait se laisser guider par « les maximes anthropologiques visant à prendre les autres au sérieux, à leur donner raison »165. En prenant l’anthropologie dans son sens étymologique de discipline qui étudie l’homme en tant que « anthropos » (homme), l’usage anthropologique signifierait l’attitude charitable adoptée par certains anthropologues au cours de leurs investigations. L’anthropologue polonais Malinowski en est un bon exemple car, il « épargna à ses insulaires l’imputation de la prélogicité en faisant varier des traductions de termes, d’occurrence en occurrence, en sorte d’esquiver la contradiction »166. Quine nous en donne aussi quelques traces , précisément quand il articule le principe de charité autour de l’idée que l’on puise qualifier une mentalité de prélogique ; en cela, il aurait fait lui aussi un 164
Publié en 2002 sous la direction d’Isabelle DELPLA Isabelle DELPLA (Isabelle) et al., « L’usage anthropologique du principe de charité, in Philosophiascientiae, 2002, vol 6, cahier 2, p.2 166 QUINE (William Orman), MC, p.99 165
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usage anthropologique du principe de charité. Malgré la perspective sémantique qui a marqué sa démarche, il avait adopté la méthodologie de l’enquête de terrain167 qu’on retrouve chez les anthropologues. Rappelons notamment que l’échange imaginé entre son linguiste et les indigènes pour solliciter leur assentiment ou leur dissentiment, fait bien penser aux questions que les anthropologues posaient aux habitants des régions inconnues qu’ils découvraient. L’anthropologie n’est pas seulement une discipline mais elle est également une attitude envers ce qui a trait à l’homme en tant que personne vivante dans une société. Ici nous rejoignons Laugier lorsqu’elle dit que « Le Mot et la Chose » (un des ouvrages de Quine) va droit au cœur du problème anthropologique. Autrement dit, contre ceux qui réduisent l’approche de Quine à sa dimension logique uniquement, cet ouvrage sert de réponse car, l’auteur y défend une thèse qui « s’enracine dans une problématique anthropologique »168. Dans la traduction radicale, il évoque la rencontre d’un peuple resté sans contact avec les autres civilisations et non de la rencontre d’animaux inconnus. On a là un autre trait de son penchant anthropologique. IV.2.2. Usage éthique Un usage éthique du principe de charité est-il envisageable ? D’aucuns, notamment Sandra LAUGIER, semblent défavorable à usage éthique du principe de charité. Elle constate avec amertume qu’il soit devenu courant d’inscrire un enjeu moralisant au principe de charités169. Nous sommes plutôt favorable à un pareil usage, quitte à ne pas l’attribuer à tout prix à Quine ou à Davidson qui n’avaient pas des préoccupations éthiques. Néanmoins, leurs écrits ne sont pas tout à fait indifférents à cet aspect. 167
DELPA (Isabelle) et al., Op.cit, P. 7 LAUGIER (Sandra), CTRP, p.15 169 Ibid.,p.63 168
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Bien qu’ils n’en parlent pas explicitement, nous pensons qu’on peut bel et bien ressortir une lecture éthique. Chez Quine par exemple, en considérant que sa critique de la prélogicité, il y a possibilité d’un enjeu moralisant. En effet, la prélogicité était conçue péjorativement comme un affront envers une société « inférieure ». En préconisant une lecture charitable qui incombe la faute à la traduction, Quine aurait adopté une attitude éthique qui ne dit pas son nom. Le fait de nier la stupidité attribuée aux primitifs peut être interprété comme une manière de revaloriser leur dignité. Comme nous l’avons souligné, nous n’entendons pas par-là que Quine aurait fait des considérations éthiques mais, simplement que l’enjeu moralisant n’est pas totalement absent. D’ailleurs, on trouve une allusion étonnante à la morale pratique à la fin de sa conférence « Meaning and The Alien » 170. L’usage éthique consisterait à considérer que les croyances et les comportements des étrangers ne sont pas d’emblée mauvais. Il faudrait présumer qu’ils sont bons. D’une certaine manière, l’usage éthique est tributaire du principe d’humanité. En d’autres termes, ce que nous avons sur le principe d’humanité peut venir à l’appui de l’usage éthique car, en définitive, le principe d’humanité requiert une mise en valeur de l’humanité d’autrui. Entre une lecture éthique et une lecture théologale, il n’y a qu’un pas à franchir. IV.2.3. Usage théologal Jean GREISCH recommande de réserver le terme de charité uniquement aux cas dont parle saint Paul dans sa première lettre aux Corinthiens. La charité devrait concerner la pratique évangélique de la bienveillance envers autrui. C’est pour cela qu’il aurait voulu substituer l’expression principe de charité par celle de principe d’alter 170
DELPLA (Isabelle) et al., p. 47
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ego. Ainsi, il n’y aurait pas de confusion entre la vertu théologale de charité et l’optique philosophique. Bonnay et Cozic rappellent que « appliquer le principe de charité, ce n’est pas faire acte de charité : on ne suppose pas que les indigènes sont logiquement cohérents, comme on supposait que les sauvages sont naturellement bons »171.Tout en respectant leur position respective, nous souscrivons à l’idée soutenue par Descombes lorsqu’il dit : « la charité dont il est question dans le principe de charité n’est pas la vertu théologale mais pourtant le fait qu’on parle de lecture charitable d’un énoncé n’est pas entièrement étranger à l’univers des théologiens »172. Nous y voyons une ouverture vers un usage théologal. Ce dernier pourrait être en lien avec l’agapê chrétien, et ainsi partir du précepte biblique qui recommande de « aimer son prochain comme soimême ». Commentant ce précepte, Levinas173fait remarquer que Buber et Rosenzweig ont traduit « comme toi-même » par « aime ton frère, il est comme toi ». « Comme toi-même » pourrait faire écho au principe de charité pour plusieurs raisons. En premier lieu, au regard de la thèse quinéenne de la traduction comme projection, il s’avère que le traducteur considère l’interlocuteur comme lui-même. Bien qu’il ne soit pas question de simulation qui est sentimentale et biologique, il y a un sens à dire que le traducteur se met à la place du locuteur. En second lieu, par rapport à l’idée davidsonienne de la similarité des croyances car, l’interprète attribue la rationalité aux croyances d’autrui en fonction de leur ressemblance aux siennes. Il le considère épistémiquement comme lui-même. Même si la charité théologale n’est pas une question 171
BONNAY(Denis) et COZIC(Michaël), « Principe de charité et science de l’homme », in http : //halshs.archives. ouvertes, p.5-6 172 DESCOMBES (Vincent), L’idée d’un sens commun, p.152 173 LEVINAS (Emmanuel), Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Poche, 2004, p.29
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épistémique, ces deux considérations méritent d’être soulignées, sans trop forcer la note ! En outre, dans le livre du Lévitique 19, 18, le prochain qu’il faut aimer comme soimême est l’étranger par rapport aux juifs. Cela peut faire penser à l’étranger dont on ignore la langue. Paul RICOEUR n’hésite pas à parler de l’« hospitalité langagière ». Il conçoit l’acte de traduire une langue dans une autre comme une façon d’accueillir l’autre. On peut parler d’une sorte de mansuétude dans la traduction qui est comparable à la charité théologale sans l’être totalement. On ne doit pas pousser cette analogie plus loin car, ainsi que nous l’avons déjà souligné, le principe de charité est avant tout un outil méthodologique alors que le précepte biblique est une recommandation existentielle. L’existence humaine étant imprégnée par le mode vie des hommes et des femmes d’une société, c’est-à-dire leur culture, une perspective interculturelle du principe de charité reste également possible. IV.2.4. Usage interculturel du principe de charité Nous nous situons dans des cas d’interprétation des us et coutumes radicalement différents de ceux qui émanent du rationalisme occidental. Notre hypothèse est qu’en pareilles circonstances, il est souhaitable de prendre en compte la culture des autres. Qu’est-ce que la culture ? Le philosophe américain Stanley CAVELL à qui on avait demandé de faire un exposé sur « Wittgenstein comme philosophe de la culture », nous fait part de la complexité du terme « culture ». Plusieurs idées se bousculaient dans son esprit : « parler avant tout au sens anthropologique de la culture, selon lequel toute société organisée a, ou est, une culture (ou davantage), et donc traiter de la relation de Wittgenstein, peut-être à des questions de ce qu’on appelle relativisme culturel, ou peut-être à son insistance sur l’aspect social du langage, par opposition à sa pente privée ; 106
ou bien si je devais avant tout (ou tout autant) parler au sens artistique de la haute culture, qui peut manquer dans une société donnée (pour un ou plusieurs arts , voire tous ?) et donc traiter de la position de Wittgenstein en tant qu’écrivain (…) »174. De toutes ces alternatives, le sens anthropologique se prête mieux à notre contexte. La culture est à prendre comme « l’ensemble des différences de comportement et de pensée (ou de mentalité) – à mœurs étranges, croyances étranges - à quoi se manifeste et se reconnaît l’altérité de l’autre- non pas l’autre que moi (..) mais l’autre que nous, l’étranger »175. Toutefois, l’aspect social du langage nous semble aussi intéressant car, il enjoint d’entendre la culture comme un ensemble des « comportements linguistiques d’une population » (…) et d’un ensemble de représentations collectives – voire une théorie ethnique du monde, une ontologie populaire (…) que les locuteurs indigènes sont censés ‘‘avoir’’ du fait même qu’ils parlent ainsi »176. La langue ne sert pas seulement à communiquer mais également à exprimer le monde ou mieux la vision du monde177. Le missionnaire de Leenhardt livre son témoignage à Houaïlou (en NouvelleCalédonie). Il voulait comprendre la langue de ce peuple. Sa méthodologie consista à acquérir conjointement une compétence linguistique et une compétence culturelle. Au lieu de se contenter d’un apprentissage livresque, il faisait une pastorale de proximité en surprenant les gens « dans les circonstances de leur vie quotidienne, dans des ‘‘causeries libres’’ »178. Finalement, il a appris non seulement leur langue mais aussi leur culture. C’est pratiquement ce qui se 174
CAVELL (Stanley), Une nouvelle Amérique encore inapprochable de Wittgenstein à Emerson, Paris, éd.de l’Eclat, 1992, p. 35 175 DELPA (Isabelle) et al., p. 130 176 Ibid. 177 Ibid. 178 Ibid.., p.22
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passe quand un enfant apprend la langue vernaculaire, comme expliqué ci-dessus. C’est dire combien la compréhension d’une langue est inséparable de la culture des usagers de cette langue. Wittgenstein exprime une idée semblable dans son ouvrage De la certitude en disant : « l’enfant apprend à croire une masse de choses. (…) Ce qui est fixé l’est non pour sa qualité intrinsèque de clarté ou d’évidence, mais parce que solidement maintenu par tout ce qu’il y a alentour »179. Raison pour laquelle un homme ne peut pas comprendre le langage animal. A ce propos, Wittgenstein fait une allusion énigmatique au langage du lion en disant : « Quand bien même un lion saurait parler, nous ne pourrions pas le comprendre »180. La première difficulté que soulève cette énigme est l’emploi du verbe « parler ». Un lion peut-il parler ? Les fables de la Fontaine font parler les animaux, nous pouvons en déduire que de ce point de vue, les lions peuvent « parler » sauf qu’il s’agirait de parler au sens figuré où l’intelligibilité n’entre pas en jeu. Le lion ne parlerait pas pour se faire comprendre mais c’est juste pour jouer un rôle fabuleux. Mais l’enjeu de l’énigme est que Wittgenstein se situe dans une hypothèse où un lion utiliserait un « parler » au sens propre pour communiquer avec les hommes. Etant donné que la langue est inséparable de la forme vie, l’homme qui ne partage pas une même dorme de vie qu’un lion, ne peut donc pas comprendre le « parler » de ce dernier. Mais, on peut comprendre le langage d’un lion au sens d’un langage gestuel tel que celui du chien qui remue sa queue pour exprimer son amitié. Dans ce cas, l’énigme serait fausse car, on peut comprendre que quand un lion rugit, il est en colère, il a faim, etc. Le contexte dans lequel se place Wittgenstein est celui de lien de la signification à la forme de vie. L’énigme est donc 179
WITTGENSETEIN (Ludwig), De la certitude, Paris, Gallimard, 1990, p. 58 180 ----------------------------------, RH, p. 313
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vraie, et nous rappelle un proverbe africain qui dit : « Tant que les lions n’auront pas leurs historiens, les récits de chasse seront toujours à la gloire des chasseurs ». Ce qui laisse entendre que ce que les chasseurs racontent sur les lions ne rend pas à ce que les lions auraient raconté euxmêmes. Pour souligner davantage le lien de la culture et la compréhension, Wittgenstein en donne une explication dans Remarques sur le Rameau d’or de Frazer. Dans ce livre, il critique la façon dont l’anthropologue britannique James George FRAZER avait jugé le comportement des primitifs. Pour rappel, cet anthropologue était interpellé par la manière dont les primitifs « persistent à accomplir des rituels magiques alors qu’ils auraient dû s’apercevoir depuis longtemps que ces pratiques n’avaient aucune espèce d’efficacité. Comment expliquer cette persistance des primitifs dans l’erreur ?»181. L’une des pratiques consistait à croire qu’ils pouvaient tuer un ennemi en transperçant son effigie par une lance. Un tel comportement semble absurde aux yeux de Frazer marqué par le rationalisme occidental. C’est ce que Wittgenstein critique parce qu’une pareille interprétation semble réductrice et insinue que le mode de pensée des primitifs est moins rationnel. Frazer pourrait éviter une mauvaise interprétation s’il avait situé ces pratiques dans leur cadre socio-culturel. Cela lui aurait permis de remarquer que les primitifs n’observent pas seulement ces genres de comportement « absurde » ; ils ont aussi des comportements plus pertinents, tels que la construction de huttes en bois de façon bien réelle et taillent leur flèche selon les règles de l’art, et non en effigie 182. 181
De LARA (Philippe), Le rite et la raison. Wittgenstein anthropologue, Paris, Ellipses, 2005, p. 3 182 Ibid.
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Dans ce contexte, l’usage interculturel de la charité consisterait à inscrire la problématique dans une perspective de différence de catégorie mentale. Au lieu de prétendre que le mode spécifique de pensée des primitifs manque de rationalité, il aurait été charitable de dire qu’ils ont un mode de pensée différent. Prenons le cas de l’invocation que les primitifs adressaient au roi pour obtenir la pluie. Ils ne la faisaient pas à n’importe quelle période de l’année, mais toujours à des moments où le concours des lois météorologiques peut intervenir. Ils n’invoquaient jamais le roi de la pluie pendant la saison sèche mais toujours à sa fin ou pendant la saison de pluie, réputée être naturellement le moment favorable pour que la pluie tombe. Ce comportement donne à penser qu’ils ont quelques notions rationnelles sur la pluie. Autrement dit, même s’ils ne maîtrisent pas les explications scientifiques de l’origine de la pluie, ils sont conscients que c’est le maître de la nature qui ordonne l’alternance des saisons et que le roi n’est qu’un alibi ! Pour expliquer encore la question de la différence de mode de pensée, qu’il nous soit permis d’évoquer la différence dans le domaine de la conceptualisation, notamment dans la manière de quantifier chez les Congolais et les Français. Les Congolais quantifient en commençant par désigner l’objet suivi du chiffre, tandis que les Français commencent par le chiffre suivi de l’objet. Là où un Français dit « deux maisons », un Congolais (de langue lingala) dira « ndako mibale » qui se traduit littéralement par « maisons deux ». Or « maisons deux » en français exprime plutôt une numérotation. C’est peut être un fait anodin mais qui véhicule toute une philosophie, tout un mode de pensée à prendre au sérieux pour comprendre une autre culture. Dans le même ordre d’idée, l’exemple suivant
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illustre l’importance de tenir compte de la différence de catégorie mentale dans la compréhension interculturelle. bien cette situation. Un occidental demanda à un Chinois qui déposait un bol de riz sur la tombe de son frère, s’il croyait par hasard que le défunt viendrait le manger. Le chinois lui retorqua en demandant si, en Occident, le rituel consistant à déposer les fleurs sur les tombes signifiait que leurs morts aimaient les regarder et humer leur parfum. Cette réaction ironique renchérit l’idée de la différence des cultures dont il faut tenir compte. Ce qui est réputé rationnel dans telle culture ne l’est pas automatiquement dans telle autre. Paul WINCH propose « d’élargir notre conception de l’intelligibilité afin de nous permettre de voir quelle forme d’intelligibilité est opérante dans la vie de la société que nous étudions »184. Autant la similarité des croyances est au service d’un éventuel usage théologal du principe de charité, autant la différence de catégorie l’est pour l’usage interculturel. Cet usage pourrait favoriser le dialogue interculturel et aider à résoudre certains conflits dus à des interprétations malencontreuses des autres cultures. Beaucoup d’incompréhensions dans les échanges interculturels proviennent des préjugés négatifs des uns envers les autres. La question n’est pas de revendiquer un nivellement des cultures mais de prendre les différences comme une richesse dans l’interculturalité. La charité dans l’usage interculturel reviendrait à présumer que malgré les différences, la culture des autres est présumée être rationnelle. Au terme de cette étude du principe de charité, il convient d’en faire tant soit peu une appréciation critique. 183
DELPA (Isabelle) et al., p. 78 WINCH (Peter), « Comprendre les sociétés primitives », in L’enquête de terrain, textes réunis, présentés et commentés par D. CEEFAÏ, Paris, éd. La Découverte/M.A.U.S.S. 2003, p. 250
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IV.3. Appréciation critique du principe de charité Notre première critique porte sur la conception immanente de la traduction dont l’une des idées fortes est qu’on ne peut pas parvenir à une véritable traduction des énoncés d’autrui. De notre avis, cette idée ouvre la porte au scepticisme car, d’une certaine façon, elle remet en doute la possibilité de comprendre les autres cultures et par ricochet, elle affaiblit la critique quinéenne de l’idée que l’on puisse qualifier une mentalité de prélogique. En effet, s’il est impossible d’accéder à une véritable traduction, il devient aussi impossible de savoir que la prétendue prélogicité est une mauvaise traduction. Autrement dit, l’argument de la mauvaise traduction que Quine avance contre la prélogicité serait mise en doute car, elle serait qu’un argument arbitraire. Nous rejoignons Bonay et Laugier pour qui, « la découverte d’une logique semblable à la nôtre est aussi arbitraire que celle d’une mentalité prélogique »185. In fine, c’est le principe de charité qui se retrouve affaibli. L’objet de la critique de Quine est la traduction perverse des énoncés des primitifs, et si par ailleurs on ne peut parvenir à une véritable traduction, il y aurait une auto destruction de cette critique car elle porterait sur quelque chose d’arbitraire. Cette objection ne vise pas à douter le grand mérite de Quine et l’intérêt suscité par le principe de charité mais elle signifie simplement que, comme beaucoup d’autres théories, ce principe n’est pas exhaustif. La deuxième critique porte sur le lien de la compréhension à la rationalité. Peut-on dire que seul ce qui est rationnel est compréhensible ? Le débat qui oppose les relativistes et les rationalistes s’articule autour de cette question. Les premiers soutiennent qu’il n’est pas nécessaire de lier la 185
BONNAY(Denis) et LAUGIER (Sandra), « Logique sauvage de Quine à Lévi-Strauss », In Archives de philosophie 66, 2003, p. 57
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compréhension à la rationalité. Les seconds font de la rationalité une condition nécessaire pour la compréhension. Dans le cadre de la compréhension des autres cultures, la position des relativistes nous semble plus pertinente. Nous sommes d’avis que ce qui importe n’est pas de présumer que les autres cultures sont rationnelles, mais de savoir qu’elles obéissent à des catégories mentales particulières dignes de respect. Que ce soit le bol de riz ou un bouquet de fleur sur une tombe, il n’est nul besoin de conditionner la compréhension par la présomption de la rationalité. Les deux pratiques sont fondées sur des croyances différentes, on s’arrête là ! Tout ce que nous avons dit sur l’akrasia et la duperie de soi-même qui sont pourtant des comportements irrationnels montrent qu’au-delà des investigations philosophiques et sophistiquées, les gens n’ont pas besoin de présumer la rationalité pour comprendre ces comportements. Dans le même ordre d’idée, nous pouvons revenir sur Lucien LEVY-BRUHL qui, tout en qualifiant les primitifs de prélogique, a pu les comprendre malgré tout. En d’autres termes, la prélogicité n’a pas été un obstacle à la compréhension de la mentalité primitive. Et que dire d’Erasme qui eut l’audace de faire l’éloge de la folie ? N’estce pas une façon de reconnaître qu’on peut comprendre un fou malgré sa démence ! La présomption de rationalité n’est pas prise en compte dans ce cas de figure. En définitive, nous pensons qu’il n’est pas nécessaire de lier la compréhension des autres à la présomption de rationalité. Dans certains cas, cette présomption peut frôler les excès de « charité » envers autrui car, à force de vouloir rendre ses croyances intelligibles à tout prix, on court le risque de leur attribuer ce qu’ils ne croient pas en réalité. Nous sommes d’accord avec Ruwen OGIEN en disant que « soyons charitables mais pas trop » ».186 Cette affirmation ne s’applique pas à la charité 186
DELPLA (Isabelle) et al., p. 120
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chrétienne qui est sans limite, il s’agit de la charité interprétative qui ne doit pas dépasser une certaine limite.
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CONCLUSION GENERALE Le principe de charité est en débat depuis le regain d’intérêt déclenché par Quine et Davidson. Un des points cruciaux est que, pour interpréter les énoncés et les comportements d’autrui, il faut présupposer un accord des croyances, c’est-à-dire que l’interprète doit faire comme si son interlocuteur avait les mêmes croyances que lui. On peut y voir un glissement vers l’empathie mais il n’en est pas question car, il ne s’agit pas de se mettre à la place du locuteur mais de lui attribuer des croyances en fonction de leur similarité aux nôtres. La difficulté qui mérite d’être relevée est la suivante. Si déjà dans un contexte ordinaire, il n’est pas aisé d’attribuer nos croyances à autrui, à plus forte raison dans une situation radicale où l’interlocuteur est inconnu. Il y a risque de lui attribuer les croyances qu’il n’a pas. Par exemple un indigène croit qu’un sorcier peut provoquer la foudre et causer la mort d’une personne. Un interprète informé par les lois physiques croit que la foudre est une décharge électrique. Si l’interprète attribue ses croyances sur la foudre à l’indigène pensant qu’ils ont des croyances similaires, il ferait fausse route. Pour éviter ce genre d’erreur, il faudrait que la similarité aille ensemble avec la présomption de la vérité et de la rationalité des croyances, en insistant sur le fait que cette présomption n’est que « méthodologique ». Par ailleurs, nous avons focalisé notre attention sur l’irrationalité dans son rapport avec la nécessité de présumer la rationalité. Après avoir analysé les paradigmes de l’akrasia et la duperie de soi-même, le moment était venu de proposer la piste consistant à inscrire le débat dans l’optique d’une lecture propositionnelle de l’irrationalité. Cela a consisté à prendre l’irrationalité sous le signe d’une attitude propositionnelle, et ainsi articuler le débat autour de l’interprétation du langage. Au final, ce n’est pas l’irrationalité qui est visée, mais son support langagier. 115
Cette piste qui semble une entreprise coûteuse montre la difficulté qu’on éprouve à circonscrire l’enjeu philosophique du principe de charité. En marge de la problématique de fond, quelques considérations ont été faites sur la réception de ce principe dans le but de suggérer d’autres usages possibles. A ce stade, le principe de charité peut être approfondi pour la compréhension des autres cultures, notamment les cultures africaines.
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TABLE DES MATIERES
Avant-propos ..............................................................................5 Index des sigles utilisés dans les notes .......................................7 Introduction ................................................................................9 Chapitre I Quine et le principe de charité ..................................................15 Chapitre II Davidson, charité et interprétation du langage .........................39 Chapitre III L’interprétation des comportements .........................................63 Chapitre IV Comment penser le rapport entre le principe de charité et l’irrationalité motivée ? ............................................................83 Chapitre V La réception du principe de charité ..........................................97 Conclusion générale ...............................................................115 Références bibliographiques...................................................117
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Il arrive qu’on interprète maladroitement les langues et les croyances émanant des cultures différentes du rationalisme occidental. Le principe de charité intervient comme garde-fou contre ces interprétations malencontreuses. Il préconise de présumer d’emblée que tout interlocuteur est doté d’un minimum de rationalité. Puisqu’il en est ainsi, comment articuler cette présomption avec les comportements manifestement aberrants de certains interlocuteurs ? Comment penser la coexistence paradoxale de rationalité et d’irrationalité ? Dans ce livre, nous proposons une réponse à deux volets : d’abord, en considérant que, même dans une action dite « irrationnelle », l’agent peut trouver des raisons qui la justifient. Ensuite, dans une démarche purement philosophique, nous ramenons l’irrationalité au statut d’une proposition afin de la comprendre sous un nouveau regard.
Faustin LEKILI MPUTU
PRINCIPE DE CHARITÉ ET IRRATIONALITÉ Comprendre les actions et les croyances irrationnelles PRINCIPE DE CHARITÉ ET IRRATIONALITÉ
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ISBN : 978-2-343-13836-7
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