Pour un féminisme de la totalité 9782354801526, 2354801521

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Pour un féminisme de la totalité
 9782354801526, 2354801521

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Pour un fc mi ni s me de la totalité

Collection « Période » Depuis 2014, la revue Période (revueperiode.net) mène un travail de publication, de traduction et de diffusion de textes théoriques issus de la tradition marxiste. La revue s'inscrit dans une phase de redécouverte et de réappropriations du marxisme en France, d'un point de vue critique et ouvert. Dans ce contexte, le revue a notamment mis au cœur de ses chantiers la publication des courants, auteurs et autrices non francophones, la (re)découverte de thématiques parfois sous-traitées dans le marxisme français (féminisme, antiracisme, études culturelles, écologie politique, questions esthétiques, opéraïsme, théories de la forme-valeur) et a enfin entrepris de revisiter des questions plus classiques liées à l'histoire du mouvement ouvrier ou à l'économie politique.

Pour un féminisme de la totalité Volume coordonné par Félix Boggio Éwanjé-Épée Stella Magliani-Belkacem Morgane Merteuil Frédéric Monferrand

A

Editions Amsterdam 2017

© Éditions Amsterdam, 2017 Tous droits réservés 15, rue Henri-Regnault 75014 Paris www.editionsamsterdam.fr facebook.com/editionsamsterdam Twitter : @amsterdam_ed

978-2-35480-152-6 Diffusion-distribution : Les Belles Lettres

ISBN :

Sommaire Contributricesctcontributeurs

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Introduction

12

1.

13

Programme pour un féminisme de la totalité État et stratégie féministe | De l'État à la totalité | Les limites de l'intersectionnalité | Genèse de l'oppression et raison stratégique | La reproduction sociale : du fémonationalisme à la crèchc communiste | Corps marchandises, corps insurgés | Sexualités en rupture et besoins radicaux | Vers le dépérissement de l'État

Première partie Généalogies d'un système 2.

Eleanor B. Leacock Le genre dans les sociétés égalitaires

32

33

Les femmes dans les sociétés sans classes | Les Innus(MontagnaisNaskapi) | Les Iroquois (Ho-de-no-sau-nee)ou « Le Peuple de la Longue Maison » | La transformation de la société égalitaire

3.

4.

Matthieu Renault Alexandra Kollontaïet le dépérissement de la famille... ou les deux verres d'eau de Lénine

63

Johanna Brenner et Maria Ramas Repenser l'oppression des femmes

89

Le détail de la critique de Harrett | Le capitalisme et la famille-ménage | Les problèmes de l'approche de Barrett | Les syndicats et la législation protectrice | Archive des luttes syndicales | Les fondements matériels du système famille-ménage | La reproduction biologique et la structure de classes au xix'' siècle | Les fondements de classe du taux de fertilité élevé | La division sexuée du travail et les différentiels salariaux dans la production capitaliste | Le système famille-ménage au xx c siècle 11 .es femmes et l'État-providence i Le rôle de l'idéologie du genre | Conclusion

Deuxième partie Sur la reproduction 5.

154

Tithi Bhattacharya Comprendre la violence sexiste à l'époque du néolibéralisme

155

La reproduction sociale comme cadre d'analyse | Qu'est-ce que la répartition du produit social

(socialprovisioning) ? |

L'offensive sur la répartition et l'accès au

produit social i NURCIIILT cl punir dans les h'xpurt /'rorcu!//^'/.une*| L'invention de la tradition [ Les voies de la résistance

6.

Sara Farris Les fondements politico-économiques du fémonationalisme

189

Qu'est-ce que le fémonationalisme ? | La dimension « genree » de l'intégration | La particularité des travailleuses migrantes | La matérialité non jetable du travail affectif/ reproductif | Fournisseur d'emplois et d'aide sociale | Une armée de travailleurs réguliers nommée « femmes migrantes » | Conclusion

7.

8.

Silvia Federici Le féminisme comme mouvement antisystémique

211

K. D. Griffiths et J. J. Gleeson Kinderkommunismus Une proposition communiste d'abolition de la famille

221

La famille comme lieu de conflit et source de la résilience du capital | L'enracinement

de la famille | Victoire de la droite, assimilation des gays | Le rejectionnisme queer \ Retour au communisme | La crèche anti-dyadique | Conclusion | Appendice La crèche révolutionnaire : guide à l'usage des sceptiques

Troisième partie Politique des corps : delà marchandise à la résistance 9.

Kevin Floyd « Mères porteuses » et marchandisation des tissus organiques : une bioéconomie mondialisée

244

245

10. JohannaBrenner Sur le travail sexuel : une perspective féministe révolutionnaire

259

La prostitution est-elle un service comme un autre ? j Interventions fe'ministes

11. Morgane Merteuil Le travail du sexe contre le travail Le travail du sexe comme travail reproductif | Une armée de putes |

uork | Conclusion

293 Semorkagainst

Quatrième partie Production de la sexualité, subversion du sujet

318

12. Peter Drucker La fragmentation des identités L G B T à l'époque du néolibéralisme

319

L'identité « gay » classique | Les gays dans l'économie postfordiste | Les racines matérielles des identités alternatives | Vers une politique émancipatrice

13. Gianfranco Rebucini Etat intégral, bloc historique ethomonationalisme en France : une analyse gramscienne des politiques des droits 363 L'homonationalisme comme instrumentalisation | Gramsci et l'Etat intégral des sociétés capitalistes occidentales » | La dépolitisation des formations queer | Vers le communisme queer

14. Morgane Merteuil Le travail du sexe contre le sexe : pour une analyse matérialiste du désir

387

Féminisme, désir et capital | Sublimation et production désirante | Le désir de communisme : un besoin radical

Épilogue

404

15. Angela Davis Violences sexuelles, racisme, impérialisme

405

Contributrices et contributeurs

Autrices et auteurs Eleanor Burke Leacock (1922-1987) est une anthropologue marxiste féministe qui a largement contribué à l'étude des sociétés égalitaires et notamment au statut des femmes dans les sociétés sans classe. Johanna Brenner est militante révolutionnaire et féministe, partie prenante de la revue Against the Current et sociologue marxiste. Elle est notamment autrice de Women and the Politics of Class. Maria Ramas est une historienne féministe. Matthieu Renault est Maître de conférences en philosophie à l'Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, membre du Laboratoire d'études et de recherches sur les logiques contemporaines de la philosophie (LLCP). Il est l'auteur de : Frantz Fanon. De l'anticolonialisme à la critique postcoloniale (Éditions Amsterdam, 2011) ; L'Amérique de John Locke : L'expansion coloniale de la philosophie européenne (Editions Amsterdam, 2014) ; C. L. R. James : La vie révolutionnaire d'un « Platon noir» (La Découverte, 2016). Tithi Bhattacharya est professeure à l'université de Purdue dans l'Indiana , historienne de l'Asie orientale. Elle a notamment écrit The Sentinels of Culture: Class, Education, and the Colonial Intellectual in Bengal (Oxford, 2005). Silvia Federici est une universitaire américaine, enseignante et militante féministe marxiste. Elle est professeure émérite et chercheuse à l'Université Hofstra à New York et à notamment écrit Caliban et la sorcière (Entremonde, 2014) et Révolution at Point Zéro (PM Press, 2012). Sara Farris est Assistant Professor de sociologie à Goldsmiths, Université de Londres. Elle a publié sur les enjeux de théorie sociologique, de sociologie politique, sur l'orientalisme, les migrations internationales, le féminisme et les études de genre. Plus récemment, elle a publié l'ouvrage Max Weber's Theory of Personality. Lndividuation,

Politics and Orientalism in the Socio/ogy of Religion (Brill, 2013). Elle est en train de terminer un second ouvrage, provisoirement intitulé, The Political Economy ofFemonationalism. Kevin Floyd enseigne la théorie littéraire, les études de genre et queer à l'Université du Kent. Il est l'auteur de La Réification du désir. Vers un marxisme queer (Amsterdam, 2013). Peter Drucker est militant L G B T et membre de la IVe Internationale. Il travaille à l'International Institute for Research and Education à Amsterdam. Il a notamment coordonné le volume Différent Rainbovis (GPM, 2001) sur les identités L G B T et les formes d'homoérotisme dans les pays du Sud. Gianfranco Rebucini est chercheur en anthropologie du genre et des sexualités. Il a notamment co-dirigé l'Encyclopédie critique du genre (La Découverte, 2016). Angela Davis est philosophe et militante révolutionnaire africaine-américaine. Elle est notamment l'autrice de Une lutte sans trêve (La Fabrique, 20x6) et Les Goulags de ta démocratie (Au Diable Vauvert, 2006).

Coordinatrices et coordinateurs Félix Boggio Éwanjé-Épée est co-fondateur de la revue Période, doctorant en économie. Il enseigne la philosophie au lycée. Stella Magliani-Belkacem est éditrice aux éditions La Fabrique et directrice de éditoriale de la revue Période. Morgane Merteuil est travailleuse du sexe et chercheuse indépendante. Frédéric Monferrand est co-fondateur de la revue Période, agrégé et docteur en philosophie. Il enseigne au lycée.

Introduction

Félix Boggio-Ewanje-Épée | Stella Magliani-Belkacem Morgane Merteuil | Frédéric Monferrand Programme pour un féminisme de la totalité

Parler du féminisme dans le débat public est, par les temps qui courent, devenu un rituel pour poser une « question de société ». D'une affaire médiatique à l'autre, du voile à l'école jusqu'aux bars PMU de Sevran montrés du doigt pour leur manque d'hospitalité envers les femmes, la société est sommée, périodiquement, de se positionner sur tel ou tel « scandale » présenté comme une atteinte aux droits des femmes. Il est désormais notoire que ces « paniques morales » sont le plus souvent des chevaux de Troie d'une idéologie réactionnaire, raciste, les cibles réelles de ces campagnes étant presque toujours les Noirs, les arabes, les musulmans, la jeunesse populaire en grande partie non blanche, les espaces de convivialité prolétariens.

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Pour un féminisme de la totalité

Les associations féministes, partis de gauche et syndicats comptent parmi les partenaires que ces offensives cherchent à solliciter. La logique consiste précisément à mobiliser la société civile pour qu'elle intervienne sur le terrain du droit, de la justice, de l'Etat. A chaque campagne, l'enjeu est de faire pression pour ou contre une législation, un décret, une délibération judiciaire, une déclaration politicienne, une politique de subvention. Ces interpellations répétées de l'État et ses appareils n'ont pas manqué de façonner l'espace de la lutte féministe. Le féminisme est traversé par un profond clivage qui se condense autour du rapport à l'État et qui s'est dessiné au cours des offensives racistes, islamophobes successives au nom de la cause des « droits des femmes ». Il existe d'abord un féminisme, notamment représenté par Osez le féminisme (OLF) et le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), qui est caractérisé par son ancrage dans les espaces syndicaux, les partis, et les associations à gauche de la gauche. Cet espace joue encore un rôle majeur dans la structuration du champ féministe proprement militant en France - l'organisation des marches nationales comme le 8 mars et le 25 novembre sont à son initiative - , mais il est marqué par un rapport conciliant envers les institutions publiques et un positionnement rétrograde sur l'islamophobie, les discriminations subies par les femmes musulmanes. Plus généralement, cet espace du féminisme institutionnalisé emboîte allègrement le pas des campagnes médiatiques autour du voile, du harcèlement de rue, de tel ou tel fait de violences sexistes impliquant des hommes non blancs. Sans réflexivité ni raison stratégique, ce positionnement implique un ralliement au consensus inégalitaire. De l'autre côté de la barricade, un féminisme en mouvement, diffus, s'inscrit dans une attitude de défiance à l'égard de l'État et de ses appareils. On y retrouve des collectifs et AG féministes autonomes, des organisations transpédégouines, les collectifs 8 mars pour toutes ou Femmes en lutte 93, ainsi que toutes les figures qui se revendiquent du féminisme intersectionnel, décolonial, ou encore de l'afroféminisme'.

Programme pour un féminisme de la totalité

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État et stratégie féministe On le voit, la polarisation introduite par l'islamophobie et le racisme a structuré le champ féministe, opposant les « institutionnelles » aux antiracistes, inclusives. Et cette polarisation recoupe plus ou moins immédiatement d'autres divisions : par exemple, entre la transphobie de certains espaces institutionnels et l'inclusion des femmes trans, ou entre le souhait de pénaliser les clients de prostituées et la volonté d'organiser les travailleuses du sexe. Tout cela confirme que c'est bien la question du rapport à l'État qui distingue le plus le courant « institutionnel » des courants antiracistes, queer, autonomes ou pro-travailleuses du sexe. Les campagnes publiques des courants hégémoniques s'articulent en effet le plus souvent autour de revendications de dispositifs légaux pour lutter contre les violences sexistes (par exemple, l'idée d'une « loi-cadre contre les violences faites aux femmes »). Cette approche n'est pas vraiment celle de l'autre espace féministe, pour lequel la réponse aux violences passe par l'auto-organisation, « l'autodéfense » et le refus de considérer le problème sous l'angle de la répression d'État. Ces lignes de démarcation sont-elles suffisantes, ou suffisamment élaborées ? Permettent-elles d'orienter une stratégie féministe sur le long terme ? Il est permis d'en douter, tant les horizons de ces deux tendances antagoniques s'avèrent dépendants des sollicitations médiatiques et étatiques. La puissance idéologique, mais aussi la fréquence des offensives réactionnaires, des faits divers montés en épingle pour nourrir le consensus, laissent peu de temps aux espaces militants pour prendre du recul, réfléchir, problématiser ce rapport à l'État, définir ainsi quelques lignes stratégiques. Ce recueil entend contribuer aux réflexions qui cherchent à sortir de cette impasse. Problématiser le rapport du féminisme à l'État n'est pas simple : la critique militante et académique du féminisme blanc, de la progression du fémonationalisme, a œùvré à la diffusion du concept d'intersectionnalité. Ce qui semble se dessiner, pour les forces les plus progressistes du féminisme, c'est la perspective de reconquérir une autonomie en proposant avant tout d'articuler les luttes et les sujets de l'émancipation. Sur le terrain militant, cette ambition se traduit en

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général par les mots d'ordres suivants : refuser l'instrumentalisation du féminisme à des fins racistes, dénoncer le deux poids, deux mesures (entre la violence masculine au sein des dominés et son équivalent au sein des dominants), faire entendre la voix des femmes, trans,#wftT, non blancs et non blanches. Le problème, c'est que ces quelques principes, tout comme l'enjeu de l'articulation des luttes, ne sont pas à même de fournir une alternative à l'optique de conciliation avec l'Etat qu'endosse le féminisme institutionnel. Nous restons toutes et tous désarmé.e.s quand nous sommes sommé.e.s de nous positionner sur telle affaire de viol collectif dans un quartier populaire, ou telle affaire impliquant violences ou agressions sexuelles/sexistes. Comment échapper au spectre funeste de l'approche répressive, à la tentation d'un féminisme carcéral ? Et suffit-il d'opposer aux tentations répressives le principe de l'autodéfense ? La polémique et la campagne récente autour de Jacqueline Sauvage permettent d'en douter, témoignage éloquent que même la revendication d'autodéfense peut se voir « institutionnaliser », alors qu'elle a été historiquement portée par des luttes féministes noires étatsuniennes contre la criminalisation des stratégies de survie des femmes pauvres et non blanches. Le 28 octobre 2014, Jacqueline Sauvage était condamnée à 10 ans de prison - peine confirmée en appel le 3 décembre 2015 pour le meurtre, par 3 coups de fusil dans le dos de son conjoint, qu'elle accuse lors de sa défense de violences, d'abus sexuels et de menaces sur elle-même et ses filles durant 47 ans, y compris le jour même du meurtre. Après un an de campagne médiatique de la part de ses avocates et de militantes féministes - réunies, notamment, au sein de son comité de soutien - , le président François Hollande lui accorde une grâce partielle le 31 janvier 2016, permettant à Jacqueline Sauvage de déposer une requête de libération conditionnelle avant la durée légale de la moitié de la peine habituellement requise. Cette demande est cependant rejetée, y compris en appel, et c'est finalement le 28 décembre 2016 que François Hollande accorde une grâce présidentielle totale à Sauvage, permettant sa libération. Plusieurs choses sont ici à souligner. Premièrement, la campagne pour la libération de Jacqueline Sauvage avait tout d'une lutte consensuelle, saluée à

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gauche comme à droite. À titre d'exemple, la présidente de son comité de soutien était affiliée aux Républicains, et même Marine Le Pen s'est félicitée du geste du président de la République (allant jusqu'à le juger trop tardif). Cet unanimisme n'est pas seulement suspect : il est le révélateur que l'État a plus d'un tour dans son sac pour intégrer les principes les plus radicaux. Quel que soit le drame individuel que Sauvage a pu vivre, sa médiatisation a construit l'image d'une meurtrière respectable, dont l'excès et le passage à l'acte sont imputables non seulement à une pénurie de moyens de pression contre son conjoint, mais aussi à un « syndrome de la femme battue ». Cette grâce présidentielle a même pu être considérée comme un premier pas vers la reconnaissance légale du droit à la légitime défense différée pour les femmes victimes de violences conjugales : alors que la reconnaissance légale d'une situation de légitime défense est conditionnée au fait que l'acte, qui ne doit pas être en « disproportion », soit accompli « dans le même temps » que l'« atteinte injustifiée » (art. 122-5 du code pénal), le concept de « légitime défense différée », déjà en vigueur dans le droit canadien, permet d'étendre cette reconnaissance aux actes commis par une personne se sentant en permanent danger de mort. L'introduction de ce concept a de quoi inquiéter, au regard de l'usage qui est déjà couramment fait de la légitime défense pour déresponsabiliser des auteurs de meurtres, notamment lorsqu'ils peuvent, par la force de campagnes, apparaître comme souffrant tout autant d'un sentiment de menace permanent : on pense notamment aux forces de police, également à la pointe de la lutte pour une réforme de la légitime défense, mais aussi à un certain nombre d'affaires ayant engagé des commerçants faisant usage d'une arme contre des personnes qui portaient atteinte à leurs biens. Il est à cet égard frappant que le geste de Hollande couronne un exercice médiatique de « blanchiment » de Sauvage, alors que sont criminalisées toutes les autres stratégies de survie illégales des femmes pauvres et non blanches, comme la consommation ou vente de drogues ou le travail du sexe. Quand les féministes noires étatsuniennes défendent le droit à l'autodéfense de leurs sœurs emprisonnées pour avoir tué leurs agresseurs, elles le font dans la perspective d'une alternative globale au système carcéral. A l'inverse, la libération de Sauvage n'a pas affaibli, mais renforcé

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les prérogatives autoritaires de l'État : entre la revendication de légitime défense différée, la médicalisation de la violence sexiste (« syndrome de la femme battue ») et la grâce présidentielle, tout est en place pour laisser aux pouvoirs publics, aux institutions médicales, au système judiciaire, le choix de désigner les victimes excusables, par opposition à toutes les autres. Briser le consensus exige de repenser globalement cette menace de l'institutionnalisation. De l'État à la totalité Le texte qui conclut ce recueil, écrit par Angela Davis, est une première piste pour problématiser notre rapport à l'État. Son propos consiste à rappeler que le mouvement majoritairement blanc contre les violences faites aux femmes aux États-Unis, dans les années 1970, évinçait de fait les femmes africaines-américaines qui étaient « réticentes à s'engager dans un mouvement susceptible d'aggraver la répression subie par leur famille et leur communauté. » En effet, le féminisme blanc a ceci de spécifique qu'il ne tient aucunement compte des priorités spécifiques des femmes non blanches. Aux États-Unis, parmi les femmes noires, comme en France, chez les femmes de l'immigration et des quartiers populaires, ce sont les mères, les cousines, les amies, les sœurs, qui prennent massivement en charge la lutte contre les violences policières ou qui viennent en aide aux hommes non blancs incarcérés. C'est la raison pour laquelle penser un féminisme résolument anti-carcéral aujourd'hui est une priorité pour celles et ceux qui se reconnaissent dans la nécessité d'« articuler les luttes ». Plus largement, pour répondre à l'interpellation étatique dans la lutte contre les violences faites aux femmes, on doit se projeter au-delà des actes isolés et s'attaquer au système. On peut là encore entendre l'invitation d'Angela Davis à ne pas « se concentrer exclusivement sur des stratégies qui, à l'image des centres d'aide d'urgence, aussi importants qu'ils soient, ne traitent jamais que les effets du crime et non ses causes. » Pour une raison simple : Les conditions sociales qui suscitent la violence raciste - les conditions sociales qui encouragent les agressions contre les travailleurs et la posture politique qui justifie l'intervention états-unienne en Amérique

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centrale et le soutien au gouvernement d'apartheid en Afrique du Sud - sont les forces sociales qui encouragent les violences sexuelles. Par conséquent, il ne sera pas possible d'éradiquer complètement les violences sexuelles avant d'avoir mené à leur terme un certain nombre de transformations sociales radicales dans notre pays. Au fond, Angela Davis nous invite à penser une transformation d'ensemble, qui concerne la totalité des rapports sociaux. A nos yeux, seule une approche de ce type permet de réellement se confronter à l'État. L'État n'est pas seulement un instrument, au service des classes dominantes, qui détient le pouvoir répressif. M doit se penser de façon élargie, comme l'ensemble des stratégies, orientées par un centre politique (les administrations) qui visent à rendre cohérentes les structures d'oppression et d'exploitation, ainsi que les appareils idéologiques qui les légitiment. Autrement dit, l'État est d'abord l'acteur qui totalise la société : c'est lui qui assigne une place à chaque institution, qui définit le cadre légal de l'action collective, qui encadre le marché du travail, qui octroie des privilèges à certains groupes (face à la justice, l'école, la police, les loisirs, etc.). On peut encore mentionner son rôle comme acteur du contrôle social, et comme terrain stratégique pour le welfare (prestations sociales, allocations familiales, retraite). Par conséquent, pour définir un agenda propositionnel, il faut prendre le soin d'enquêter sur la totalité sociale qui façonne notre expérience et qui est en permanence réarticulée par l'État. Lisons encore Angela Davis : Alors franchissons une étape supplémentaire dans notre combat pour éliminer les atroces violences faites aux femmes, en reconnaissant que la question du viol doit être envisagée dans son contexte et qu'elle constitue un élément dans le réseau complexe de l'oppression des femmes. On ne peut apprécier correctement l'oppression systématique des femmes dans notre société qu'en la rattachant, d'une part, au racisme et à l'exploitation de classe sur le plan intérieur, et, d'autre part, à l'agression impérialiste et à la possibilité d'un holocauste nucléaire qui menacent la planète entière. Cette exigence théorico-militante n'est pas non plus sans rappeler l'impératif d'articulation des oppressions et, dès lors, elle évoque à

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nouveau la thématique de l'intersectionnalité. Qu'est-ce qui distingue le féminisme programmatique que nous préconisons, et qui assume une confrontation sur le terrain stratégique de l'Etat, du mot d'ordre d'articulation ? Les limites de l'intersectionnalité La catégorie de « totalité » a accompagné toute l'histoire du marxisme occidental, de sa première utilisation systématique par Lukacs dans Histoire et conscience de classe (1976) jusqu'à des figures aussi distinctes qu'Althusser, Gramsci, Sartre, ou encore celles de la Théorie critique2. Cette catégorie a certes recouvert des significations variées, mais elle indique toujours la nécessité de rendre intelligible le social dans l'ensemble de ses manifestations, de rendre compte de l'action réciproque entre les différentes sphères économique, politique, culturelle, idéologique - qui le composent de manière à saisir la fonction structurante qu'y ont les luttes de classes et les luttes contre les oppressions. L'intersectionnalité étant le concept qui condense le moment actuel du renouveau féministe, nous commencerons par en proposer un diagnostic critique, avant préciser en quoi les textes du présent recueil démontrent le sens et la pertinence de la catégorie de totalité pour comprendre et critiquer le présent. Les travaux de Danièle Kergoat offrent une bonne entrée dans cette discussion, non seulement parce qu'ils représentent un point haut de la discussion féministe sur l'articulation des oppressions, mais aussi, et par là même, parce qu'ils répondent à des enjeux indissociablement théoriques et politiques. On pourrait en effet résumer la problématique formulée par la sociologue française comme suit : étant donné que l'exploitation de classe, le racisme et le sexisme constituent des « systèmes de domination » distincts, comment rendre compte de la manière dont ils contribuent à la structuration de l'expérience sociale spécifique des femmes subalternes ? Le principe de sa réponse, informé par de riches enquêtes de terrain (l'usine Bulledor en région parisienne ou l'usine Thomson de Laval3), réside dans l'élaboration du concept de consubstantialité ou de coextensivité des expressions. Là où la notion d'intersectionnalité, telle qu'elle a émergé des critical légal studies.

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tendrait à isoler les oppressions les unes des autres, celle de consubstantialité permettrait au contraire de décrire la manière dont celles-ci s'interpénétrent, se croisent et se logent au creux même de la formation des classes sociales. D'un mot, le concept de consubstantialité signifie que l'exploitation et les oppressions genrées et racistes fonctionnent toujours ensemble. A ce titre, il engage une compréhension unitaire des classes sociales, qui ne se contente pas d'ajouter mécaniquement des « appartenances sociales » plurielles à une position de classe monolithique - cette dernière apparaissant par là même comme la seule véritable « structure » ou le seul facteur pertinent de mobilisation. Le dispositif théorique de Kergoat a dès lors ceci de séduisant qu'il permet de dépasser une vieille difficulté ressentie par les militantes féministes ou antiracistes : la difficulté à faire entendre que leur combat est légitime au-delà de simples revendications se posant à côté de la lutte émancipatrice du prolétariat. Dire que le prolétariat est intrinsèquement genré et racialisé, c'est se donner les outils pour penser les luttes antiracistes et antisexistes comme des moments, comme des médiations, de la lutte émancipatrice du prolétariat. Pourtant, c'est précisément cette intelligence politique des médiations qu'empêche selon nous de développer le concept de consubstantialité. On peut en effet remarquer que les élaborations de Kergoat sont travaillées par une tension significative entre, d'une part, l'exigence de penser ensemble les différentes oppressions qui structurent l'expérience sociale et, d'autre part, le maintien d'une séparation plus ou moins rigide entre des « systèmes de domination » répondant à des logiques distinctes. Or, la mobilisation de la catégorie de totalité permet précisément de dépasser cette tension, tant à un niveau pratique que théorique. D'un point de vue pratique, d'abord, il nous semble en effet nécessaire de disposer de grands récits susceptibles d'éclairer la situation globale des subalternes. Il est indispensable de raconter ce qui nous arrive à une plus grande échelle que celle à laquelle nous donne accès notre propre expérience, de raconter h genèse de ce qui nous opprime (du racisme, du patriarcat en régime capitaliste). De même qu'il est indispensable d'indiquer les points de retournement possible de l'intrigue, des

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dénouements, des péripéties : crises, insurrections, mouvements, révolutions et contre-révolutions. Soulignons à cet égard qu'il n'est guère possible de définir une politique autrement qu'en dessinant à plus gros traits les contours des paysages plus vastes de la trajectoire de l'oppression raciale et sexiste. Lénine aurait dit un jour que « la politique commence là où il y a des millions ». Au-delà de la formule, l'intuition est essentielle : si la politique est politique quand il y a le nombre, quand interviennent ce qu'on appelait autrefois « les masses », c'est parce que la politique se situe à l'échelle, à la grande et vaste échelle de l'Histoire. D'un point de théorique, ensuite, il nous faut donc dessiner des cartographies, c'est-à-dire des totalisations, ou encore des représentations de chaque moment, de chaque expérience, dans sa relation à la totalité. De telles cartographies doivent se déployer sur un plan diachronique aussi bien que synchronique. Sur le plan diachronique, il s'agit de réinscrire chaque expérience dans le temps long de l'accumulation capitaliste et dans la géographie globale de la domination. Sur le plan synchronique, il s'agit d'expliquer la permanence de la séparation entre la production et la re-production, entre le travail marchand et le travail domestique, entre l'entreprise comme lieu du travail rémunéré et la famille comme espace de la consommation et du travail non rémunéré. C'est en effet une chose de décrire la multiplicité des oppressions, de dire qu'elles se combinent toujours et de pointer leur consubstantialité les unes aux autres. C'en est une autre que de dire comment elles se combinent sur le temps long et dans la généralité du concept. Plutôt que maintenir la séparation entre « systèmes de domination » parallèles - domination de genre, domination de race, domination/exploitation de classe - , ainsi que le fait Kergoat malgré ses efforts en direction d'une théorie unitaire des classes, il faut donc penser l'action réciproque entre des formes d'oppression dont les rapports de détermination mutuels contribuent à la reproduction du tout. Travailler à un féminisme programmatique implique d'ouvrir un certain nombre de chantiers qui permettent de considérer à nouveaux frais l'Etat comme terrain stratégique, comme espace de rapports de force et comme ensemble d'appareils, de dispositifs, qui donnent un caractère hégémonique aux pratiques d'exploitation et d'oppression.

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Le premier chantier concerne la genèse historique de l'oppression des femmes : il permet de mieux saisir le rôle des pratiques coloniales et de l'État moderne dans la structuration et la reproduction des rapports sociaux de sexe. Le second chantier a trait aux élaborations du féminisme sur la reproduction sociale : il s'agit d'un paradigme qui permet d'éviter de considérer les « systèmes de domination » comme des logiques séparées. Le capitalisme repose sur l'unité de la production et de la reproduction ; il suppose que les subalternes continuent et à produire de la valeur et à reproduire leur force de travail. Les femmes ont historiquement joué un double rôle : celle de productrices et de reproductrices. Il est dès lors crucial de saisir comment s'articulent historiquement production et reproduction sociales pour comprendre les mécanismes politiques qui perpétuent le système sexiste, et surtout comment se réapproprier, dans un projet communiste, les tâches de reproduction. Le troisième chantier théorique est de considérer l'emprise du capital sur les corps, des mères porteuses aux travailleuses du sexe : une telle enquête permet de lire les évolutions du capitalisme comme une capture permanente de ce qui cherche à s'y soustraire (la vie, la sexualité). Une telle approche appelle aussi à une contre-politique des corps, qui reste à inventer. C'est probablement le quatrième chantier qui constitue l'un des terrains sur lesquels s'élabore une telle politique : il s'agit de la genèse des politiques sexuelles, des identités lesbiennes, gay, bi, trans, queerzu sein de la totalité sociale et dans l'hégémonie des classes dominantes. C'est aussi à partir de cet axe que l'on propose de repenser la place du désir dans une politique sexuelle révolutionnaire. Enfin, le dernier chantier, dont l'intérêt programmatique est encore plus direct, consiste à imaginer des stratégies féministes résolument anticarcérales, à même de contribuer à un processus continu, à long terme, de dépérissement de l'État. Genèse de l'oppression et raison stratégique Le point de départ de ce recueil a donc été la volonté d'historiciser l'oppression des femmes, à travers une série de perspectives qui ont déjà fait date, mais qui soit étaient tombées dans l'oubli, soit n'avaient pas été traduites en français. La première intervention du recueil,

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celle d'Eleanor B. Leacock, tente de formuler des hypothèses sur les premières sociétés humaines et l'origine de l'oppression des femmes. Le travail de Leacock a ceci de passionnant qu'il situe la perception anthropologique dominante de l'oppression des femmes dans une matrice non seulement sexiste mais coloniale. En prenant appui sur les observations de Richard Lee sur le peuple de chasseurs-cueilleurs Kung!4 ou sur les notes des missionnaires jésuites sur les Iroquois au xv!ic siècle, Eleanor Leacock a proposé une analyse d'ensemble du discours anthropologique sur l'oppression des femmes. Le plus souvent présentée comme une donnée éternelle, comme un corrélat de l'agressivité quasi naturelle des homme, ou encore comme une donnée universelle de l'ordre symbolique, l'oppression des femmes doit pourtant être pensée à travers sa genèse. Inspirée des schémas théoriques formulés par Friedrich Engels dans L'Origine de la propriété privée, de la famille et de l'Etat, Leacock ne propose pourtant pas une vision unilinéaire, dans laquelle le « communisme primitif » serait un stade universel sans oppression de genre, suivi de l'apparition des classes comme péché originel et chute hors du paradis perdu. Leacock s'intéresse à des rapports de production et d'échange qui s'apparentent à ce que nous savons des premières sociétés humaines, à des sociétés dans lesquelles les femmes ont un pouvoir considérable dans la vie matérielle et publique. Elle décrit en outre comment l'anthropologie dominante tend à faire silence sur l'autonomie et la capacité d'agir des femmes de ces sociétés, soit à travers l'hypothèse que leurs mariages n'étaient que des « échanges de femmes3 » et qu'elles n'étaient dès lors pas décisionnaires dans la sphère familiale, soit en occultant l'influence des sociétés observatrices sur les sociétés observées. Sur ce dernier point, il faut souligner que l'ethnologie s'est constituée dans un contexte d'expansion coloniale et que les rapports d'échange entre les sociétés industrielles et les sociétés traditionnelles n'avaient pas manqué de modifier en profondeur les rapports entre hommes et femmes au sein même de ces sociétés. Il n'est dès lors pas étonnant que l'oppression des femmes ait pu paraître universelle, a fortiori quand les sociétés observatrices étaient idéologiquement convaincues du bien-fondé de cette domination universelle des hommes sur les femmes.

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Les deux articles suivants montrent qu'une approche historique de l'oppression et des luttes de libération permet d'éclairer, pour aujourd'hui, notre raison stratégique. Le texte de Matthieu Renault sur Alexandra Kollontaï accomplit cette tâche en revenant sur les théorisations bolchéviques de l'oppression des femmes et de son dépérissement sous la dictature du prolétariat, c'est-à-dire au regard des réformes de la jeune république soviétique. Renault décrit l'expérimentation soviétique dans toutes ses ambiguïtés, en soulignant ses caractères problématiques - l'attitude de Kollontaïà l'égard des « femmes d'Orient », son bio-productivisme, son hygiénisme - , mais aussi son potentiel émancipateur. On est tenté de dire que les ambivalences de l'expérimentation soviétique révèlent les contradictions que doit affronter une politique révolutionnaire à visée hégémonique : comment concilier révolution de la vie quotidienne et instauration d'un nouvel ordre productif6 ? Cette question réinscrit l'histoire longue de l'hétérosexisme dans la problématique complexe de la transition vers le socialisme ou le communisme : comment vaincre l'inertie des structures profondes de la société, de l'emprise de la famille, des formes de contrôle social impulsées par les politiques démographiques, d'hygiène collective, de santé publique, ou encore, du gouvernement des conduites morales et sexuelles? L'article suivant clarifie encore davantage le statut complexe de l'Etat au regard de l'oppression des femmes sous le capitalisme. Johanna Brenner et Maria Ramas démontrent avec brio qu'il est possible de concilier une prise en compte de la dimension biologique de la reproduction avec une attention aux structures sociales et à la façon dont le genre est construit à travers |es contraintes du corps comme de l'économie. Cette intervention a l'immense mérite de briser toute analyse incantatoire sur l'imbrication entre sexisme et capitalisme : le sexisme est lié au capitalisme dans la mesure où la reproduction de la vie humaine y prend un caractère privé et où l'espace domestique est séparé de la sphère de la production de biens et de services. Par conséquent, faire reculer l'oppression des femmes nécessiterait une prise en charge massive des tâches de reproduction (travail domestique, care, éducation des enfants, grossesse et accouchement) par les institutions

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du welfare, à travers subventions, allocations, socialisation du revenu, ou services publics. C'est le poids fiscal, ou encore l'impact budgétaire potentiel sur l'État capitaliste qui freine ces extensions de l'État-providence et voue l'oppression des femmes à se maintenir. La reproduction sociale : du fémonationalisme à la crèche communiste La série suivante de textes se situe dans la continuité de cette approche : envisager non seulement l'oppression des femmes sous l'angle du « travail domestique » - une problématique qui réduit souvent le « patriarcat », sa complexité idéologique, sa violence intrinsèque, à la question du partage des tâches à la maison - , mais sous celui, plus ample, du travail et des institutions de reproduction de la vie humaine et de la force de travail. Dans cette perspective, on trouvera une éloquente analyse par Tithi Battacharya de la violence sexiste dans le cadre des processus de reproduction sociale à l'échelle mondialisée - en quoi les inégalités d'accès aux conditions élémentaires de subsistance favorisent l'explosion des féminicides, des agressions sexistes, des viols. Dans un registre assez proche, Sara Farris montre dans le texte suivant en quoi les politiques européennes de mise au travail, sur le marché du care, des femmes migrantes, sont l'un des fondements socio-économiques de l'islamophobie et du fémonationalisme dans les pays occidentaux. C'est ensuite au tour de Silvia Federici de donner à voir le potentiel analytique de la théorie de la reproduction sociale, dans un entretien inédit avec Benjamin Biirbaumer. Féministe italienne issue de l'autonomie des années 1970, Federici est notamment Fautrice de Caliban et la sorcière1, livre séminal sur l'histoire de l'émergence du capitalisme au cœur de la féodalité européenne, à partir du point de vue des femmes. La chasse aux sorcières y est notoirement analysée comme un dispositif de pouvoir à grande échelle, servant à déposséder les femmes de leurs communs, de leurs savoir-faire, et à briser les révoltes paysannes et plébéiennes proto-communistes. Ces analyses en termes de reproduction sociale trouvent finalement une traduction politique dans le septième texte du recueil, co-écrit par K. D. Griffiths et J. J. Gleeson. L'auteur et l'autrice décrivent la situation

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actuelle de la famille comme institution continuellement reproduite par le capitalisme, en tenant compte de la racialisation, des migrations, mais aussi de l'impact du chômage de masse et du travail précaire. Il et elle dressent dès lors un bilan critique des mouvements L G B T et queer, en pointant que, si le tournant des mouvements gay et lesbiens vers le mariage et la famille est critiquable, on ne peut se contenter de rejeter la famille de façon incantatoire, comme une décision éthique. Il s'agit de proposer une contre-institution, un contre-pouvoir communiste face à la prégnance de la famille dans le système capitaliste. Cette contribution invite à considérer la crèche comme un maillon décisif d'une stratégie de réappropriation collective de la reproduction sociale, conçue comme partie intégrante de la révolution prolétarienne. Corps marchandises, corps insurgés Cette contribution nous mène assez naturellement vers un autre grand « moment » de ce recueil, la question des corps, de l'intimité, de leur marchandisation (via les mères porteuses ou le travail sexuel) et de la transformation sociale. Le théoricien queer marxiste Kevin Floyd inaugure cette partie en proposant une lecture du marché émergent des mères porteuses comme indicateur d'une nouvelle phase du capitalisme. On a longtemps cru que le capital avait instauré une démarcation rigide entre le marché comme lieu de la production et la sphère domestique comme lieu de la reproduction biologique. Aujourd'hui, le capital ne laisse même plus cette dernière dimension de la vie sociale lui échapper : le marché mondial est de plus en plus le terrain d'une valorisation directe des corps des femmes et de leur capacité reproductive. Deux textes sont ensuite consacrés au travail du sexe. Le premier, écrit par Johanna Brenner, discute en profondeur le débat qui a agité le féminisme autour de l'idée de « travail du sexe ». De nombreuses féministes du courant « institutionnel » décrit plus haut refusent tout usage de l'expression « travail du sexe »'; elles tiennent pour insignifiantes les tentatives de travailleuses du sexe à se constituer en syndicat, voire les accusent de proxénétisme ; elles insistent au contraire sur la nécessité de pénaliser les clients pour « tarir » la source de la prostitution et nient la possibilité d'envisager cette dernière comme un « travail comme

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les autres ». Brenner considère avec charité tous les points de vue en présence : elle accorde qu'il ne faut pas minimiser les dommages spécifiques causés par la prostitution à celles qui la pratiquent, mais elle fait l'effort de les comparer à d'autres activités laborieuses (notamment celles qui impliquent un travail affectif) et aux taux de dépressions, chocs traumatiques, burnouts qu'elles entraînent. Elle en conclut que la réponse adéquate ne peut être que de soutenir les initiatives et les combats des travailleuses du sexe elles-mêmes. Morgane Merteuil, travailleuse du sexe et co-coordinatrice du présent recueil, poursuit cette thématique avec une théorisation en terme de reproduction sociale de la répression du travail du sexe au sein du capitalisme. Elle met l'accent sur le fait que, historiquement, la réglementation comme la prohibition de la prostitution font partie d'un continuum du contrôle social exercé par les hommes sur les femmes, et du capital sur le travail. Tandis que la prostitution « libre » a pu constituer des zones grises de la domination bourgeoise et patriarcale, une sorte de refus du travail et de la famille procréative oppressive, les diverses formes de coercition (de la maison close à l'interdiction de l'exercice, du « racolage », etc.) sont autant de méthodes de mise au travail des femmes (que ce soit dans le travail sexuel réglementé ou dans le salariat plus classique), tandis que le stigmate symbolique attaché à la « pute » est un instrument de dissuasion envers les femmes qui souhaiteraient se soustraire au mariage et à ses « obligations » sociales. Sexualités en rupture et besoins radicaux L'avant-dernier moment du recueil porte sur les analyses marxistes des sexualités. Dans un premier temps. Peter Drucker propose un récit saisissant de l'évolution des identités sexuelles et de genre, à partir des transformations structurelles du capitalisme. Il rappelle les fondements de l'analyse marxiste de l'émergence de l'identité gay/ lesbienne, évoque la constitution des identités sexuelles du fordisme, mais s'attarde davantage sur ce qui émerge à l'heure du néolibéralisme. Des nouvelles relations butch/femme au BDSM, en passant par la culture « clone » et « lipstick », le postfordisme a produit une culture

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L G B T à la fois variée et polarisée par les inégalités sociales. Drucker en tire ici les conséquences stratégiques pour des politiques sexuelles émancipatrices. C'est à cette lourde tâche que s'attelle ensuite Gianfranco Rebucini, dont l'article cherche à confronter l'analyse gramscienne de l'hégémonie à la question des sexualités. 11 développe le concept d'État intégral des sexualités, un concept que la gramsciologie la plus avancée a mis en évidence comme l'une des pierres angulaires du projet théorico-politique du philosophe communiste italien8. L'État intégral fait référence à la compénétration, du point de vue du terrain stratégique de l'État, des institutions publiques officielles (police, armée, administrations, justice, école publique), d'une part, et des institutions civiles, d'autre part (associations, clubs, partis). Rebucini analyse ainsi l'hégémonie de l'ordre hétérosexiste non seulement du point de vue des politiques d'État, mais en soulignant l'intégration au sein de ce dispositif étatique de la politique des « droits des gays et lesbiennes » portée par les mouvements homosexuels mainstream. La politique des droits, qui réclame une forme d'assimilation des unions queer au sein du paradigme dominant de la famille, serait une forme de normalisation institutionnelle, à travers l'octroi de privilèges à celles et ceux qui sont dans la « norme » du couple classique (et blancs de classe moyenne) par opposition aux subjectivités queer non conformes, transgenres, non blanches. Il en appelle à un retour aux sources du mouvement homosexuel radical des années 1970, c'est-à-dire à un « communisme queer». Enfin, Morgane Merteuil conclut cette partie en proposant une analyse marxiste du désir. Elle pointe, à travers les apports du marxisme queer, de la tradition psychanalytique radicale (Reich et Marcuse) ou encore Deleuze et Guattari, les ambivalences de la notion de désir : à la fois instrument disciplinaire d'un capitalisme consumériste et affect potentiellement révolutionnaire. Elle montre que cette approche du désir permet de radicaliser le concept apparemment opposé de « besoin », pour proposer, en s'inspirant de Marx et de ses relectures féministes, un communisme et un féminisme des « besoins radicaux ».

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Vers le dépérissement de l'État Le texte qui vient conclure le recueil est la brochure, inédite en français, rédigée par Angela Davis que nous avons déjà eu l'occasion de citer. La critique qu'elle propose du féminisme blanc et de ses campagnes antiviol nous ramène à notre point de départ. Le féminisme peut être une pensée profondément subversive, y compris face à l'ordre politique dominant dans son ensemble. En remettant en cause la prison comme mode de punition prétendument neutre, en critiquant le droit du point de vue de sa violence spécifique à l'encontre des communautés non blanches, le féminisme noir est une invitation à orienter notre réflexion sur ce que pourrait être un projet de société authentiquement féministe. Les chantiers que nous avons évoqués sont des pistes pour un tel travail : luttes pour le revenu sur le terrain du welfare, socialisation des tâches domestiques et de la garde d'enfants, réappropriation de la reproduction sociale en tant que commun, queerisation du communisme, syndicalisation des travailleuses du sexe et last but not least, invention d'une figure de l'État qui ne serait déjà plus un État, à travers la lutte contre les dispositifs d'enfermement et de déportation. En cela, le féminisme contribuerait à penser l'abolition de l'État (préconisée par les communistes comme par les anarchistes), non seulement en tant que « résultat final du processus révolutionnaire », mais aussi comme une processus « immédiatement présent », qui « commence immédiatement [...] non pas dans une intention, mais dans des mesures pratiques qui contredisent directement l'inévitable "survivance" de l'État, [...] condition matérielle de la transformation effective des rapports de production aussi bien que de la disparition définitive de l'Etat lui-même9 ». La critique de l'État commence dès maintenant, et implique toutes les pratiques et revendications qui tendent à le décomposer, le briser, le désarticuler. Aux antipodes d'un implicite encore solidement ancré parmi les révolutionnaires, le féminisme n'est décidément pas un enjeu annexe, un simple domaine d'intervention (le « travail femme » comme on disait dans les années 1970), mais un vaste chantier pour repenser la révolution au xxic siècle.

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Notes 1. Par exemple, et parmi bien d'autres, le Collectif Mwasi (https://mwasicollectif. corn/), des figures individuelles comme Mrs Roots (https://mrsroots.wordpress. corn/) ou encore Amandine Gay (https:// badassafrofem.wordpress.com/).

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Eleanor B. Leacock Le genre dans les sociétés égalitaires

Les représentations populaires des relations hommes-femmes dans les sociétés primitives se résument à l'image de l'« homme des cavernes » de la BD du New Yorker, une massue à la main et tirant sa femme par les cheveux. A un niveau plus élevé, supposé scientifique, les écrits de Robert Ardrey, Desmond Morris et d'autres renforcent cette image1. Derrière les éclats de rire que suscite un tel dessin et derrière toutes les images fabriquées à partir d'un bric à brac ethnographique détaché de tout contexte, le message reste essentiellement le même : les êtres humains ont toujours été agressifs et compétitifs, et les hommes, l'étant plus que les femmes, ont toujours été « dominants ». Le thème se répète avec des variations : notre nature « animale » ou « primitive » reflète la « loi de la jungle » selon laquelle la force fait le droit parce que la nature humaine fondamentalement brutale - c'est ainsi qu'on se la représente - subsiste sous le fin vernis de la civilisation, avec sa règle d'or « Fais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent », et malgré la valeur que

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notre culture prétend conférer à la vie humaine et à l'individu. Quand cependant nous considérons les données de l'anthropologie sociale et physique, de l'archéologie et de la primatologie dans leur totalité plutôt qu'en fonction d'une sélection arbitraire, celles-ci nous racontent une toute autre histoire. La socialisation, la curiosité et l'esprit ludique, non la compétitivité affirmée et l'agressivité, ont permis à des créatures relativement petites et sans défense d'évoluer vers cet être humain qui, à travers le monde, a créé de multiples modes de vie. La socialisation, c'est-à-dire le puissant désir de se lier à ceux de sa propre espèce et un intérêt primordial pour eux, caractérise nos ancêtres primates. Combat et querelles ne sont pas fondamentaux, mais secondaires. L'humanité n'a pas évolué, comme le postulait Hobbes, depuis un ancêtre par nature agressif. Avec du recul, il est clair qu'elle ne pouvait pas évoluer ainsi. La base de cette évolution réussie fut la vie de groupe qui à la fois nécessitait et rendait possible les comportements coopératifs. De même, la coopération a mené au développement d'outils et ustensiles sophistiqués et à l'élaboration du langage, tout en étant dépendant de ceux-ci 2 . On a beaucoup écrit sur le fait que nos ancêtres primates se tournaient vers la chasse comme complément à la cueillette de produits alimentaires d'origine végétale. On peut lire ici et là que le fait de tuer des animaux, à un stade primitif de l'histoire humaine, a donné naissance à des tendances agressives profondément ancrées. Cet argument paraît convaincant, d'autant plus qu'il peut être utilisé pour rationaliser les conduites de domination des politiciens ambitieux et des financiers puissants qui les soutiennent en imputant leurs actions à notre nature humaine. Les gens oublient que, chez les animaux, tuer des membres d'autres espèces ne conduit pas à tuer des membres de sa propre espèce et cette attitude est spécifiquement humaine. On doit se poser la question suivante : quelle signification a réellement le fait de tuer des animaux pour les peuples qui dépendent de la chasse pour vivre ? Jusqu'à récemment, quelques peuples, non atteints par l'industrialisation, vivaient largement de la cueillette de végétaux sauvages et de la chasse. Ils valorisaient les talents de chasseur, mais l'agressivité telle que nous la connaissons dans nos sociétés était dépréciée. La chasse

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était un travail extrêmement pénible, parfois un défi excitant certainement, mais aussi une corvée. Les sentiments à l'égard des animaux, tués, surtout les plus gros, ne ressemblaient pas à notre fierté égoïste de conquête. Ils révèlent au contraire des attitudes de gratitude et de respect. Des dieux animaux étaient habituellement honorés et dans les contes, hommes et animaux entretenaient des relations étroites ; ils se mariaient entre eux, s'engendraient les uns les autres, s'apprenaient mutuellement des choses et passaient des accords pour sceller leurs relations. Ces peuples coopéraient pour obtenir de la viande et partageaient les animaux qu'ils s'étaient procurés. Les arrangements sociaux des peuples chasseurs, depuis les Bushmen chasseurs-cueilleurs du désert du Kalahari en Afrique du Sud-Ouest jusqu'aux Eskimos chasseurs de mammifères marins, étaient similaires. Les sociétés qui vivaient de la cueillette et de la chasse (et de la pêche) étaient coopératives. Les individus partageaient la nourriture et pensaient de l'avidité et de l'égoïsme à peu près ce que nous pouvons penser des comportements de malades mentaux ou de criminels. Ils fabriquaient et estimaient leurs biens de valeur, mais autant pour les donner que pour les garder. Les gens ne suivaient pas un leader unique, mais participaient à l'élaboration des décisions - des codes soulignaient l'importance de faire taire les animosités et de restreindre la jalousie et la colère. Parfois l'inimitié personnelle était ritualisée comme dans le duel au tambour des Eskimos dans lequel deux adversaires se lançaient des insultes en chansons l'un après l'autre. Les gens se critiquaient les uns et les autres par la plaisanterie ou la taquinerie, ce qui menait en général à des éclats de rire auxquels se joignait la personne critiquée elle-même. Quand des combats sérieux conduisaient quelqu'un à blesser ou à tuer une personne, on recherchait l'expiation plutôt que le châtiment. La guerre était rare, voire inconnue. Quand cela arrivait, elle prenait la forme de raids rapides et non de conflits organisés pour des territoires, des esclaves ou un tribut. Deux peuples chasseurs ont récemment été filmés et on a écrit à leur sujet : les doux et chaleureux chasseurs de singes Tasaday des Philippines et les inamicaux et sombres compétiteurs Iks du Kenya3. Ce sont les Tasaday, qui vivaient jusqu'à récemment leur propre vie librement, qui nous donnent la meilleure approximation de

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nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, car les lks ont été expulsés de leurs terrains de chasse et, totalement démoralisés, semblent se diriger vers un suicide collectif. Propriété privée, stratification sociale, soumission politique et guerres institutionnelles avec des armées permanentes sont des inventions sociales qui ont évolué au cours de l'histoire humaine. Elles ne sont pas l'expression mécanique de quelque nature humaine innée. Autrement, la grande majorité d'entre nous aujourd'hui ne chercherait pas si ardemment à se procurer un niveau de vie sûr, un minimum satisfaisant et plaisant, mais se jetterait avec enthousiasme dans la compétition, l'agression et la violence permises et encouragées par notre structure sociale. Les inégalités institutionnelles qui nous sont si familières, les hiérarchies dominantes, la menace constante de guerres à grande échelle sont apparues au quatrième millénaire avant J.C. pendant ce que l'on a appelé la révolution urbaine. Dans le long cours de l'histoire humaine, des sociétés égalitaires de chasseurs-cueilleurs et plus tard d'horticulteurs ont rituellement élaboré des formes variées de hiérarchie sociale et cérémonielle, tout en maintenant, pour autant que l'on puisse en juger, un droit égal aux moyens de subsistance élémentaires. Ensuite, fruit de l'ingéniosité et de l'inventivité humaines, la spécialisation du travail s'est graduellement développée et a éloigné une partie de la population de la production des aliments de base. Le troc s'est transformé en commerce et les négociants en intermédiaires marchands. Les chefs-prêtres manipulaient de plus en plus les marchandises qu'ils stockaient pour la redistribution et ce qui était jusqu'alors une hiérarchie rituelle se transforma en élitisme et en exploitation. L'accès égal à la terre devint plus restreint à mesure que les étendues libres se transformaient en champs privés, aménagés, irrigués, fertilisés, ou travaillés d'une manière ou d'une autre. Pour résumer, des systèmes de classes furent créés, quoique lentement et non sans résistance et tentatives pour préserver les habitudes de coopération. Des sociétés complètement stratifiées ont émergé d'abord en Asie du Sud-Ouest et en Afrique du Nord-Est, en Mésopotamie, en Égypte, à Jérusalem, en Perse. Dans l'hémisphère occidental, les sociétés urbaines stratifiées ont évolué de

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manière indépendante chez les ancêtres des Incas, Mayas et Aztèques. Durant les millénaires suivants, des centres urbains marchands aux formes politiques et sociales stratifiées et concurrentielles, se sont développés de façon répétée sur la base de sociétés qui s'étaient organisées autour de clans égalitaires, comme le montrent les reconstitutions de l'histoire ancienne en Afrique, Asie, Europe et dans le Nouveau Monde. Presque 5 000 ans après l'émergence de villes en Asie et en Afrique, prit forme la transformation sociale suivante : la révolution industrielle. Inextricablement liée à l'expansion coloniale et impériale européenne, la révolution industrielle mit un terme à l'autonomie relative des innombrables traditions culturelles existant sur terre. Graduellement, les peuples de tous les continents se retrouvèrent insérés dans un système mondial unique de relations d'exploitation militaires, politiques et économiques. Un thème revient constamment dans les minutieuses reconstitutions ethno-historiques des divers modes de vie développés par différents peuples. Les données archéologiques, les récits des premiers explorateurs, missionnaires ou commerçants, comme le matériel ethnographique plus récent, révèlent que la coopération généralisée a, à maintes reprises, été minée par la concurrence généralisée. Heureusement, de plus en plus de personnes dans le Monde cherchent actuellement à créer de nouvelles formes de coopération. Il est en effet urgent d'y parvenir, sans quoi nous rendrons notre planète impropre à la vie. Les femmes dans les sociétés sans classes Qu'en est-il du statut social et du rôle des femmes dans les sociétés sans classes ? Quel éclairage nous apportent les données anthropologiques dans notre effort pour comprendre l'origine du statut inférieur des femmes aujourd'hui et les sources du changement ? La maxime la plus couramment exprimée dans les écrits anthropologiques contemporains est sans équivoque : l'égalitarisme généralisé des sociétés non stratifiées ne s'applique qu'imparfaitement aux femmes. Les anthropologues s'accordent à dire que dans ces sociétés les femmes n'étaient aucunement opprimées de la façon dont elles l'étaient dans les

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sociétés patriarcales classiques du monde méditerranéen et d'Orient. Cependant, aux yeux de la plupart des anthropologues qui écrivent sur le sujet, les femmes ont toujours été, à un degré ou à un autre, subordonnées aux hommes. D'où ce genre d'affirmations : « C'est une vérité sociologique commune que dans toutes les sociétés l'autorité appartient aux hommes et non aux femmes » ; « Les hommes tendent généralement à dominer les femmes » ; « La subordination des femmes se produit avec une remarquable constance dans une grande variété de cultures » ; « Les hommes ont toujours dominé les femmes politiquement et économiquement » ; « Quelle que soit la structure sociale, les hommes ont toujours l'ascendant sur les femmes » 4 . On admet que l'institution largement répandue de la matrilinéarité - reconnaissance de la descendance par les femmes - renforçait le statut des femmes, mais on soutient aussi que la matrilinéarité substituait simplement à l'autorité des maris et des pères celle des oncles maternels et des frères aînés. Une égalité des sexes très rudimentaire est généralement admise en ce qui concerne nos ancêtres, mais on soutient néanmoins que les hommes avaient un statut légèrement plus élevé. « Les activités masculines font toujours l'objet d'un plus grand intérêt culturel et bénéficient de plus de prestige... Les femmes ne peuvent exercer une influence hors de leur famille qu'indirectement, à travers l'influence qu'elles exercent sur leurs parents. » Par conséquent, quelle que soit l'importance que revêt le travail féminin dans l'économie domestique, il ne suscite pas l'estime publique accordée au travail masculin. On prétend que le rôle des femmes est toujours « privé », celui des hommes « public ». Le travail féminin est limité au cadre domestique, il concerne les domaines familial et privé de la société. Les rôles dans la sphère publique sont l'apanage des hommes et la sphère publique est le lieu du pouvoir et du prestige. En effet, quelle que soit la nature du travail féminin, ou sa valeur économique, il n'est jamais considéré comme source d'attraction, d'enthousiasme ou de prestige5. Les études contemporaines sur les femmes dans l'histoire et la société promettent d'imposer la révision de telles conceptions. La thèse selon laquelle une étape d'organisation économique et sociale égalitaire - le communisme primitif - a précédé l'émergence de la stratification dans l'histoire humaine n'a

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que récemment été largement acceptée par les anthropologues. Il n'y a pas si longtemps on se moquait d'une telle idée, qualifiée de « naïveté du xix c siècle ». Une analyse approfondie révèle l'influence dont jouissaient les femmes dans de telles sociétés et la très large autonomie avec laquelle elles exerçaient leurs fonctions. On peut donc espérer qu'au cours de la prochaine décennie, la description stéréotypée, reposant sur le cliché de la domination masculine, du rôle des femmes dans de telles sociétés sera discréditée. Quatre distorsions principales perpétuent la confusion au sujet des femmes dans les sociétés sans classes. Premièrement, les sociétés qui n'appartiennent pas à la tradition spécifique de l'Europe ou de l'Orient sont communément regroupées dans une catégorie unique et désignées comme « primitives ». Pourtant, des sociétés stratifiées et urbanisées avaient déjà émergé ou étaient en train d'émerger dans de nombreuses parties du monde à l'époque de l'expansion européenne. Seules quelques sociétés dites « primitives » conservaient des institutions pleinement égalitaires à cette époque. Par conséquent, les considérations générales sur le statut des femmes dans les sociétés primitives reflètent les larges variations qui existaient dans le monde et détournent l'attention de l'analyse du statut des femmes dans les sociétés réellement égalitaires. Deuxièmement, les cultures analysées par les anthropologues ne sont pas autonomes, mais existent dans le contexte d'un monde colonial. Les généralisations sur les cultures tribales sont trop souvent construites à partir des rapports ethnographiques du xxc siècle sans prendre en compte le colonialisme, l'impérialisme et leurs effets à l'échelle mondiale. Les sociétés que les anciens parmi les Indiens américains décrivaient aux premiers anthropologues ne dépeignent pas non plus la vie aborigène d'une manière invariable. Le commerce avec les européens, la conquête et la résistance, le travail et dans certains cas l'esclavage, les mariages mixtes et le travail des missionnaires ont créé des problèmes avec lesquels les indigènes américains se débattent depuis 400 ans ou plus. Depuis deux, trois ou quatre cents ans (selon les régions), les populations africaines ont, bon gré mal gré, été impliquées directement ou indirectement, dans le développement de

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l'Europe capitaliste et d'un ordre impérialiste mondial. Ils commerçaient et faisaient de la politique ; ils allaient travailler sur les plantations et dans les mines pour payer des taxes récemment imposées, on leur envoyait des missionnaires ou ils devenaient eux-mêmes missionnaires ; ils étaient conquis, réduits en esclavage, ou soumis d'une manière ou d'une autre ; et ils résistaient, combattaient pour l'indépendance politique. Les pratiques patriarcales et les comportements importés par les Européens qui imposèrent un contrôle impérialiste accélérèrent le déclin du statut des femmes de plusieurs manières. Les positions publiques de prestige et d'influence furent réservées aux hommes, informellement d'abord par les émissaires et commerçants européens, officiellement ensuite par les administrateurs. Le droit des femmes à la terre fut érodé ou totalement aboli. Les liens économiques réciproques entre les clans et les lignages furent sapés, et les femmes et les enfants devinrent dépendants des seuls chefs de famille, nécessairement hommes, qui apportaient les revenus. Enfin, les missionnaires vantaient les idéaux européens et exhortaient les femmes à obéir et à être fidèles sexuellement toute leur vie à un seul homme. Le troisième obstacle à une analyse transculturelle objective du rôle des femmes est le biais que des travaux comme le nôtre cherchent à dépasser. Les anthropologues étaient en général des hommes qui interrogeaient d'autres hommes et considéraient que les données recueillies de cette manière étaient suffisantes pour comprendre une société. Les femmes anthropologues ont en général fait de même et c'est seulement récemment que certaines d'entre elles ont commencé, en tant que femmes, à examiner les distorsions qui ont résulté de cette approche. Comme l'a récemment déclaré un groupe de femmes anthropologues : l'anthropologie, à son stade actuel de développement, manque d'une théorie des femmes suffisamment complexe pour rendre compte de l'essentiel de ce que nous faisons. Nos collègues, masculins pour la plupart, se sont contentés de décrire le comportement des femmes tels que les hommes voudraient qu'ils soient. Un nombre important de questions essentielles n'ont jamais été posées - le fait que des anthropologues hommes discutent le bout de gras avec leurs informateurs hommes a eu pour résultat une vision des femmes qui procède

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directement de normes masculines. Cet état de choses provient en partie du manque de différenciation sémantique pour exprimer ce que les femmes font et sont. Mais au-delà, cela implique la surprenante incapacité de certains anthropologues à comprendre que les femmes sont non moins des êtres humains que les hommes6. La quatrième difficulté pour parvenir à une représentation claire du rôle et du fonctionnement des sexes dans les sociétés avant la formation des classes découle de l'approche ethnocentriste de l'organisation sociale. Il y a deux hypothèses trompeuses extrêmement répandues : 1) Les dyades homme-femme sont présentes au cœur des unités socio-économiques de tous les types de sociétés et gèrent les enfants à charge de la même manière que dans les sociétés occidentales. 2) L'action sociale est partout divisée entre une sphère masculine, publique, officielle et essentielle d'un point de vue politique, et une sphère féminine informelle, tout comme dans nos sociétés. Là où les données sont fragmentaires, l'ethnographe peut toujours expédier la discussion à propos des activités féminines avec un paragraphe ou deux sur la production et la préparation de la nourriture, les soins aux enfants, le foyer. De monographie en monographie, de telles allusions reviennent avec un manque de rigueur et de manière peu explicite, bien que la réduction des femmes à ces seules activités puisse être démentie par la lecture attentive, entre les lignes, de ces monographies ellesmêmes. La pratique perpétue le savoir conventionnel qui se reflète dans les généralisations désinvoltes à propos de « l'importance ordinaire des hommes7». Etant donné ces problèmes, est-il possible de déterminer avec une quelconque certitude ce qu'était le rôle des femmes dans les sociétés égalitaires ? La réponse est oui ; les fondements d'une définition adéquate du rôle des femmes d'un point de vue transculturel sont jetés à présent que des anthropologues (principalement, mais pas exclusivement, des femmes) se mettent à collecter des données nouvelles sur la participation des .femmes dans différentes sortes de sociétés et à réexaminer les références éparses aux femmes dans les anciennes données. L'image qui en ressort rejoint, selon moi, les grandes lignes de l'analyse de Friedrich Engels dans son ouvrage à présent classique L'origine de la

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famille, de la propriétéprivée et de l'Etat : l'égalitarisme initial des sociétés humaines incluait les femmes et leur statut par rapport aux hommes a décliné quand elles ont perdu leur autonomie économique. Le travail des femmes dans le contexte du groupe ou du collectif villageois était tout d'abord public. Il se transforma en service privé dans les limites de la famille nucléaire dans le cadre du processus de spécialisation du travail et d'accroissement des échanges commerciaux. Les femmes comme les hommes perdirent le contrôle direct sur la nourriture et sur les autres marchandises qu'ils produisaient et les classes sociales émergèrent. Ce processus fut lent et, à en juger par ce que nous savons des organisations de femmes en Afrique de l'Ouest et de l'hostilité patente entre les sexes en Mélanésie et ailleurs, les femmes se liguèrent apparemment pour résister de diverses manières. En Europe, aucune enclave de sociétés de cueillette ou horticole ne survécut à la révolution urbaine et industrielle pour continuer de témoigner du mode de vie égalitaire. Pour de telles cultures, nous n'avons que des traces archéologiques. Cependant, des écrits historiques indiquent la présence de deux courants différant largement dans l'histoire sociale tardive de l'Europe, i) Celui du monde méditerranéen où le patriarcat classique de l'ancien Moyen-Orient est parvenu à rejeter dans l'oubli la participation publique officielle des femmes en matière sociale, politique et religieuse. 2) Et celui de la périphérie du Nord de l'Europe, décrite par Tacite, où les femmes, loin d'être les égales des hommes, conservaient néanmoins un statut relativement supérieur à celui des femmes dans les cultures méditerranéennes, statut qui persista assez longtemps pour exercer un effet sur la société médiévale des premiers temps. Tacite note que « pour l'exercice du pouvoir, [les Bretons] ne font aucune distinction entre les sexes » et sa référence à la « vénération » des dirigeantes femmes parmi les Germains est intéressante. Il explique que ce n'était pas « par adulation ni dans la pensée qu'ils faisaient des déesses », ce qui suggère un réel respect plutôt que le schéma intéressé consistant à placer les femmes sur un piédestal pour prouver qu'elles appartiennent à une classe supérieure8. Les traditions patriarcales méditerranéennes et les traditions nordiques, suggérant l'existence passée de mœurs plus égalitaires,

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étaient bien sûr tardives à l'échelle de l'histoire de l'humanité. Les vestiges archéologiques indiquent qu'elles furent précédées par des sociétés horticoles égalitaires, elles-mêmes précédées par des sociétés fondées sur une combinaison de chasse, de pêche et de cueillette. Afin de faire des suppositions correctes sur le changement du rôle accordé aux femmes dans ces peuples européens anciens, il est nécessaire de décrire les sociétés de régions du monde où les formes égalitaires ne furent pas détruites aussi tôt. Dans l'hémisphère occidental, l'urbanisation et la stratification se développèrent au Mexique et dans les Andes, mais à l'époque des voyages de Colomb elles n'avaient pas englobé les peuples reculés de ce qui forme maintenant le Canada et le nord des États-Unis. Nous pouvons donc nous référer à ces groupes pour comprendre comment fonctionnaient les sociétés égalitaires. Je prendrai l'exemple des chasseurs innus (Montagnais-Naskapi) de la péninsule du Labrador dans le Canada oriental et les villageois iroquois du nord de l'État de New York, car des écrivains d'autrefois ont fourni quelques indications sur la façon dont ces peuples vivaient au tout début de la colonisation, avant que leur vie ne soit totalement transformée. C'est le cas en particulier pour les Innus dans la mesure où, durant l'hiver 1633-1634, un missionnaire jésuite, Paul Le Jeune vécut avec un groupe montagnais et rédigea pour ses supérieurs à Paris un récit détaillé de son expérience dans cette mission. Les lettres de Le Jeune constituent un inestimable recueil des mœurs et de l'éthique d'un peuple égalitaire, l'auteur faisant des références explicites au prestige et à l'autonomie dont jouissaient tous les individus, les femmes comme les hommes. Les Innus (Montagnais Naskapi) Les Montagnais-Naskapi vivaient presque entièrement de pêche et de chasse à l'époque précolombienne (c'est-à-dire durant l'ère précédant le voyage de Colomb en 1492 quand les Européens firent leur apparition en Amérique pour la première fois). La collecte de racines et de baies était minime. Les gens changeaient souvent de campement en hiver, mais pendant le court été, un nombre assez grand d'entre eux se rassemblaient au bord des lacs et des rivières, pour se rendre visite, se

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courtiser, confectionner leurs raquettes, leurs canoës et leurs vêtements pour l'hiver suivant. Quinze ou vingt personnes, plusieurs familles nucléaires, vivaient ensemble dans une hutte couverte de peau ou d'écorce. L'hiver, deux ou trois groupes de huttes voyageaient et campaient ensemble ou près les unes des autres. De temps en temps ils se joignaient aux autres pour de courtes périodes de festivités si la chasse était bonne ou pour s'aider mutuellement si elle était mauvaise. La division du travail n'existait pas, excepté entre les sexes, et tous les adultes participaient à l'approvisionnement en nourriture et à la fabrication de l'équipement nécessaire à la vie dans le nord. En général, les femmes travaillaient le cuir et l'écorce, pendant que les hommes travaillaient le bois, chacun produisant les outils dont il avait besoin. Par exemple, les femmes coupaient des bandes de cuir et les tissaient sur le cadre des raquettes fabriquées par les hommes et elles recouvraient d'écorce de bouleau le cadre des canoës produits par les hommes. Les femmes enlevaient la peau du gibier et la raclaient pour les vêtements, les mocassins, et la couverture des huttes. Chacun participait à la construction des huttes ; les femmes allaient dans la forêt pour abattre des arbres et les hommes enlevaient la neige de l'endroit où la hutte allait être érigée. Tous les membres du camp aptes physiquement, femmes, hommes et enfants assez âgés, participaient aux chasses collectives, quand les caribous migrateurs étaient dirigés vers des enclos ou au bord des rivières pour être tués à la lance depuis les canoës. Les hommes, à deux ou trois, chassaient en solitaire en forêt. Les femmes chassaient à l'occasion quand elles voulaient de la viande et que les hommes étaient partis, ou si elles avaient désiré se joindre à leurs maris lors d'une expédition. Les deux sexes se procuraient du petit gibier autour du camp, posant des pièges et des collets. La cuisine nécessitait également la participation des deux sexes. Les grands animaux étaient rôtis dans des trous recouverts de pierres brûlantes, ou coupés en gros morceaux pour être embrochés sur des bouts de bois tenus au-dessus du feu, ou encore bouillis dans des plats d'écorce dans lesquels des pierres brûlantes étaient placées. Avec l'apparition des pots de cuivre, un objet de commerce apprécié depuis le xvi e siècle jusqu'aujourd'hui, la viande

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pouvait être mijotée sur un feu ouvert sans que cela demande beaucoup de travail ou d'attention. Chaque jour, les femmes étaient chargées de cuisiner, mais les hommes aidaient à préparer la nourriture pour les fêtes ou cuisinaient pour eux-mêmes pendant les chasses. Pratiquement tout le monde se mariait ; le divorce était facile et pouvait être obtenu par simple demande de l'un des partenaires. Une personne paresseuse ou malhonnête pouvait avoir du mal à garder une épouse, et un homme pouvait se rendre ridicule en faisant un travail habituellement fait par les femmes, démontrant ainsi qu'il était incapable de garder une épouse. Quelques hommes avaient plus d'une épouse, pratique déplorée par les missionnaires du xvu e siècle. Le Jeune écrit : « Depuis que j'ai prêché parmi eux qu'un homme ne doit avoir qu'une seule épouse, je n'ai pas bien été reçu par les femmes ; en effet, comme elles sont plus nombreuses que les hommes, si un homme ne peut en épouser qu'une, les autres souffriront 9 . » Les enfants pouvaient observer la quasi totalité du travail, des loisirs et de la vie religieuse qui se déroulaient autour d'eux. Leur formation était donc très informelle : ils jouaient, aidaient, écoutaient, et regardaient. Bien que le soin des enfants ait incombé aux mères, les pères n'étaient ni maladroits ni impatients avec les petits enfants. Le Jeune parle d'un homme apaisant un bébé malade avec ce qu'il appelle « l'amour d'une mère » conjugué à « la fermeté d'un père'° ». Plus de trois siècles plus tard, j'ai observé la patience sans limite avec laquelle un homme restait assis à bercer son enfant malade et agité et à lui chanter des chansons pendant des heures, pendant que sa femme était occupée à la tâche, longue et exigeante, du fumage d'une peau de cerf. Le Jeune parle de la « patience » manifestée dans la vie quotidienne et souligne à quel point les gens s'entendent bien entre eux : « Vous ne voyez pas de disputes, de querelles, d'hostilité ou d'attitude de reproche parmi eux », déclare t-il, et les gens font leur travail sans « fourrer leur nez » dans les affaires des autres". Pendant les étés 1950 et 1951, j'ai moi-même observé l'aisance avec laquelle se déroulaient les interactions quotidiennes et qui persistait en dépit du fait que la base économique de l'autonomie indienne se dégradait rapidement et qu'il y avait de plus en plus de raisons d'être inquiet. Non pas que tout le

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monde ait été en paix avec tout le monde : une femme dans un campement avait la réputation de toujours grommeler ; un homme dans un autre se saoulait chaque fois qu'il arrivait à se procurer de la mélasse ou du sucre pour fabriquer de la bière. Pour autant, il était très beau de voir le sens de la responsabilité de groupe maintenu à l'égard des enfants et le sens spontané de l'autonomie dans des relations qui n'étaient pas grevées par des siècles d'inculcation de comportements empreints de déférence variant selon le sexe et le statut. Comme on peut s'y attendre, il y avait un sentiment évident de contrainte en présence des Blancs. Cela n'avait pas été le cas à une époque antérieure. Le Jeune décrit les grivoiseries, les plaisanteries et moqueries, l'amour des paroles tranchantes et l'appétit vorace qui caractérisaient les périodes de relâchement des Montagnais-Naskapi au début du XVIIe siècle : « Ils n'ont ni douceur ni courtoisie dans leurs paroles », écrit-il, « et un Français ne pourrait adopter cet accent, ce ton et la brusquerie de leurs voix sans être en colère, et pourtant eux ne le sont pas" ». A son grand désarroi, les deux sexes prennent plaisir à adopter un langage qui a « l'odeur répugnante des égouts" » et à des taquineries vulgaires, prises, à sa grande surprise, avec bonne humeur par les victimes elles-mêmes. Aujourd'hui, nous concevons le ridicule comme étant un important moyen de consolidation des moeurs du groupe dans une société dénuée de contrôles formels. Ainsi que Le Jeune l'a vu, leurs quolibets et leur sens de la dérision ne viennent pas de cœurs mauvais ou d'une infection de la bouche, mais d'un esprit qui dit ce qu'il pense de façon à se donner libre champ et qui recherche une satisfaction dans tout, même dans le sarcasme et la moquerie'4. Certains observateurs ont dit au sujet des femmes Montagnais-Naskapi, comme au sujet d'autres femmes indiennes d'Amérique du Nord, qu'elles étaient quasiment des esclaves. Le dur travail qu'elles effectuaient et l'absence de formalités ritualisées à leur égard contrastaient trop nettement avec les idéaux de courtoisie envers les femmes de la famille bourgeoise française ou anglaise et étaient prise comme la preuve de leur statut social inférieur. Ceux qui connaissaient bien les Indiens voyaient les choses autrement : « Les femmes ont un grand pouvoir ici », disait Le Jeune qui exhortait les hommes à s'affirmer : « Je lui ai dit qu'il était

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le maître et qu'en France, les femmes ne dirigent pas leurs maris'5. » Un autre père jésuite déclarait : « le choix des plans, des projets, des hivernages, revient presque toujours à la maîtresse de maisonl6. » Il est important de reconnaître que les décisions concernant les migrations n'étaient pas des affaires familiales privées mais des décisions de la communauté sur ce qui était la principale activité du groupe. Il n'y avait pas de chefs officiellement désignés ou de corps politiques ou économiques supérieurs auxquels déférer, que des ordres soient expressément donnés ou non. En fait, les Jésuites déploraient l'indépendance de la vie des Indiens : « Hélas, si quelqu'un arrêtait les migrations des sauvages et donnait l'autorité à l'un d'eux pour diriger les autres, nous les verrions rapidement convertis et civilisés'7. » Les tentatives pour établir l'autorité de chefs élus sur les groupes et des maris sur les épouses étaient un thème récurrent des lettres et rapports des Relations des jésuites du xvne siècle. Les porte-paroles d'un groupe vis-à-vis des étrangers étaient des personnes respectées pour leur talent rhétorique. Leur influence était uniquement personnelle. Ils auraient été ridiculisés s'ils avaient essayé d'exercer un quelconque pouvoir au sein de leur groupe. Le Jeune écrivait que les indiens « ne peuvent supporter le moins du monde ceux qui semblent désireux d'exercer leur supériorité sur les autres ; ils placent toute la vertu dans une certaine douceur ou apathie'8 ». Des personnes expérimentées étaient généralement choisies pour mener les groupements de chasse, mais leurs responsabilités en tant que chefs temporaires cessaient en même temps que la période de chasse. Les chamans, pratiquants religieux qui communiquaient avec les divers dieux, n'avaient pas de pouvoir officiel, mais simplement une influence personnelle. Jadis, les femmes aussi bien que les hommes pouvaient devenir chamans. Un père jésuite essaya de s'opposer à une puissante femme chaman qui ralliait son peuple pour aller combattre les Iroquois. Elle sortit un couteau et menaça de le tuer s'il continuait de s'interposer. Une absence d'autorité formelle était possible dans la mesure où les petits groupes qui vivaient ensemble et dépendaient les uns des autres partageaient aussi des intérêts communs en termes de survie du groupe et de bien-être. En outre, les individus pouvaient facilement

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abandonner un groupe pour en rejoindre un autre s'ils le désiraient, une flexibilité qui permettait à ceux qui ressentaient de l'animosité à l'égard d'autres membres du groupe de s'en aller avant qu'un trop grand malaise se manifeste ou qu'une perturbation se produise. La colère pouvait dégénérer en violence ou même mener au meurtre, mais elle pouvait être gérée par la séparation. Au pire alors, l'animosité personnelle fonctionnait à distance. La maladie était parfois attribuée à la manipulation de forces surnaturelles par un ennemi personnel. Le type de pouvoir sur autrui qui est familier à notre société ne gouvernait pas les sociétés égalitaires. Mais parce que nous avons des difficultés à interpréter comment de telles sociétés fonctionnaient réellement, nous projetons en général sur celles-ci notre propre ordre social, une erreur qui est particulièrement courante quand on parle du statut des femmes. Comme cela été noté, en négligeant de collecter des données adéquates sur les femmes ou d'interpréter les données existantes depuis un point de vue féminin, les anthropologues peuvent eux aussi déformer nonchalamment le véritable état de choses. Les récits comme celui fourni par Le Jeune restent rares ; la plupart du temps, il faut lire entre les lignes des compte rendus ethnographiques pour avoir des indications sur le rôle des femmes. Une fois que nous le faisons, les déclarations sur les hommes brutaux qui, parmi les peuples chasseurs, traitaient les femmes de la pire des manières, apparaissent pour ce qu'elles sont : une mythologie contemporaine. Les Iroquois (Ho-de-no-sau-nee) ou « L e Peuple de la Longue Maison » Le Peuple de la Longue Maison, communément appelé Iroquois, inclut d'ouest en est, dans l'Etat de New York, les Nun-da-wa-ono ou Peuple des Grandes Collines (Seneca), les Gwe-u-gweh-o-no ou Peuples de la Terre Boueuse (Cayuga), les O-non-da-ga-o-no ou Peuple sur les Collines (Onondaga), les O-na-yote-ka-o-no, ou Peuple du Granit (Oneida), les Ga-ne-a-go-o-no ou Peuple possesseur du Silex (Mohawk), et, plus tard, au sud des Oneida, les Dus-ga-o-weho-no ou Porteurs de Chemises (Tuscarora). Récemment, un groupe de Mohawks en compagnie de membres d'autres nations indiennes,

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a émigré vers un ancien territoire Mohawk dans la région de l'Eagle Lake, le Parc national des Adirondacks. Ils désirent, selon leurs propres termes, revenir « au système coopératif de nos ancêtres » et recréer un « gouvernement du peuple » avec une large participation de la communauté à la prise de décisions. Ces pionniers contemporains viennent de zones rurales aussi bien qu'urbaines, mais ils diffèrent d'autres mouvements coopératifs en raison principalement du sens qu'ils ont de leur histoire et de leurs anciennes traditions. À l'époque de l'intrusion européenne, au xvi c siècle, les Iroquois vivaient dans des villages de 2 0 0 0 habitants et plus et travaillaient comme jardiniers ou chasseurs. Les femmes cultivaient la terre, utilisant des bâtons à fouir et des houes avec une lame d'omoplate de cerf. Elles cultivaient une quinzaine de variétés de maïs, pas moins de soixante sortes de haricots et huit types de courges. Elles cueillaient aussi des fruits sauvages, des noix, des racines, et des feuilles comestibles ou médicinales. Les hommes chassaient le cerf, l'ours, le petit gibier, ils péchaient et attrapaient des oiseaux en utilisant toute une variété de collets, de pièges, de filets, ainsi que des arcs et des flèches. Les deux sexes travaillaient ensemble à la construction de grandes maisons couvertes de plaques d'écorce et habitées par environ vingt-cinq familles auxquelles elles servaient de résidence quasi permanente. Ces longues maisons avaient un vestibule à chaque extrémité pour le stockage et une rangée de cheminées au centre. Les familles qui vivaient en face l'une de l'autre utilisaient le même feu et des séparations délimitaient les coins de couchage de chaque famille. Au cours des xvic et xvne siècles, les Iroquois s'investirent fortement dans le commerce de fourrures et, une fois qu'ils eurent épuisés le stock de castors sur leur terre natale, jouèrent le rôle d'intermédiaires dans le commerce avec les peuples voisins ou combattirent ces derniers pour étendre leur propre sphère d'activité. Ils devinrent les ennemis des Montagnais (Innus) et, pendant la période de rivalité entre les Français et les Anglais pour le contrôle des terres américaines, qui culmina au dix-huitième siècle, les Iroquois s'allièrent aux Anglais et les Montagnais aux Français.

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Au dix-neuvième siècle, lorsque l'anthropologue Lewis Henry Morgan écrivit League of tbe Ho-De-No-Sau-Nee or Iroquois, publié en 1861, la vie dans les longues maisons n'était plus qu'un lointain souvenir, bien que la longue maison restât un symbole fort du Conseil de la Confédération qui, lui, fonctionnait toujours. Des changements fondamentaux s'étaient produits dans la société iroquoise depuis le xvic siècle, suite au commerce des fourrures, à l'état de guerre engendré par les pouvoirs coloniaux concurrents et à la perte des territoires indiens au bénéfice de ces pouvoirs. La Confédération des six tribus agit comme une puissante force unificatrice et les pouvoirs officiels du Conseil s'accrurent pour faire face de façon efficace aux rivalités politiques et économiques et aux pressions des Néerlandais, Français et Britanniques. Dans le même temps, toutefois, le commerce de fourrures permit à des entrepreneurs indépendants économiquement de se désengager de leurs responsabilités envers leur peuple. Ceci eut pour effet de saper le communisme, jusqu'ici incontesté, pratiqué par les familles partageant une longue maison, processus encouragé par les enseignements des missionnaires et les politiques gouvernementales. Les descriptions de la société iroquoise, et en particulier de la place des femmes abondent donc en contradictions du fait que des gens ayant différents points de vue et différentes sources d'informations émettent des jugements à différents moments. Personne ne remet cependant en cause le fait que les femmes, à une certaine époque, ont eu un statut relativement élevé dans la société iroquoise. Les Iroquois prenaient en compte la descendance matrilinéaire, pratique commune parmi les peuples d'horticulteurs, et les droits d'usufruit sur les terres du clan se transmettaient de mère en fille. En général, un homme venait habiter dans la famille de son épouse à son mariage et il pouvait être renvoyé chez lui s'il lui déplaisait. Les matrones de la longue maison contrôlaient la répartition de la nourriture et des autres marchandises qui assuraient le bien-être du groupe ; elles nommaient et pouvaient révoquer les sachems ou chefs qui représentaient chaque tribu au Conseil de la Confédération ; et elles « avaient leur mot à dire sur toutes les questions » portées à la connaissance du Conseil du clan'9. Femmes et hommes en nombre égal occupaient les

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fonctions de Gardiens de la Foi, personnes d'influence qui admonestaient les autres pour leurs infractions morales et les renvoyaient parfois devant le Conseil à des fins de dénonciation publique. En cas de meurtre d'une femme, la compensation perçue par sa parenté était deux fois plus importante que dans le cas du meurtre d'un homme. Un missionnaire du début du dix-huitième siècle, Lafitau, écrivant à propos des femmes chez les Iroquois ou chez les Hurons qui leur étaient similaires, ou peut-être chez les deux à la fois, disait que : « Toute l'autorité réelle est entre leurs mains... Elles sont les âmes des Conseils, les arbitres de la paix et de la guerre20. » Plus d'un siècle plus tard, le révérend Wright, missionnaire chez les Seneca, affirmait que, au sein des clans comme partout ailleurs, les femmes constituent la grande puissance. Elles n'hésitaient pas, quand la situation l'exigeait, à « abattre les cornes », comme on le disait techniquement, de la tête d'un chef pour le renvoyer au rang de guerrier21. Pourtant, dans son livre The Inevitability of Patriarchy, Steven Goldberg fait par trois fois référence à l'affirmation de Lewis Henry Morgan selon laquelle « les Indiens considéraient les femmes comme inférieures, dépendantes et asservies aux hommes et, par éducation et habitude, celles-ci se considéraient elles-mêmes ainsi-2 ». Morgan écrivait également que l'influence des femmes n'atteignait pas les affaires de la gens (clan), de la fratrie (groupe de clans) ou de la tribu, mais s'arrêtaient aux portes du foyer. Cette vision concorde assez bien avec l'idée selon laquelle la femme iroquoise vivait une vie de corvées et de subordination générale à son mari qu'elle acceptait avec entrain comme étant le lot de son sexe23. Mais comment ces affirmations peuvent-elles s'accorder avec les descriptions qui précèdent sur le statut élevé dont bénéficient les femmes chez les Iroquois ? Une partie de la réponse se trouve dans le changement intervenu lorsque le contrôle des femmes sur la longue maison fut remplacé par une dépendance à l'égard du mari apportant les revenus dans le contexte de la famille nucléaire individuelle. À l'époque de Morgan, il n'y avait même plus de souvenirs d'institutions comme celle des dortoirs, où les adolescentes vivaient et faisaient la cour à leurs amoureux, qui sont évoqués de façon désapprobatrice dans les récits du xvic et du début du xvne siècles. La chasteté avait depuis été enjointe aux

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femmes non mariées, ainsi que la règle du deux poids, deux mesures et le fouet en public pour les femmes adultères. Une part des divergences entre les études sur le statut des femmes chez les Iroquois réside dans l'incapacité à comprendre la pleine signification du contrôle des femmes sur le foyer. A l'époque moderne, parler du rang élevé des femmes dans la famille, de leur prestige et influence dans les conseils d'hommes n'impliquerait rien de plus que l'idée usuelle qu'elles tiennent les rennes du pouvoir dans l'ombre et manipulent leur famille pour acquérir un certain contrôle sur leur vie dans une société fondamentalement patriarcale. Dans le cas des Iroquois, toutefois, le fait que les communautés étaient constituées des foyers familiaux signifiait que le pouvoir de décision des femmes sur la production et la distribution de nourriture et d'autres produits leur conféraient un contrôle étendu sur l'économie du groupe lui-même. De telles décisions n'avaient pas le caractère privé qu'elles ont dans nos sociétés où la production et la distribution de quelque importance sont assurées par des entreprises et où le pouvoir réside dans des institutions immenses et complexes se situant bien au-dessus de la communauté. Les décisions du Conseil ne reposaient pas sur le type de pouvoir exercé dans un Etat moderne, mais exprimaient plutôt le consensus du groupe dans les affaires liées aux relations entre villages et aux politiques envers les groupes extérieurs. Dans un article sur la situation des femmes chez les Iroquois, Judith Brown donne un exemple du pouvoir pratique inhérent à leur rôle économique : elles pouvaient choisir de soutenir ou s'opposer à un projet d'expédition guerrière en acceptant, ou en refusant, de fournir l'approvisionnement nécessaire. Les sociétés telles celle des Iroquois étaient-elles donc matriarcales ? La réponse est oui, si le terme signifie que les femmes détenaient l'autorité publique dans des domaines essentiels de la vie du groupe. La réponse est non si le terme renvoie à une image renversée du patriarcat judéo-chrétien et oriental où le pouvoir détenu par les hommes (ou une femme à l'occasion) au sommet de structures hiérarchiques se reflète dans le « petit » pouvoir que les hommes exercent sur leurs épouses au sein de la famille. Dans la société iroquoise précoloniale, il était nécessaire que la production et la distribution de nourriture soient régulées par et parmi

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les centaines de villageois qui habitaient ensemble. Cette obligation a dû quelque peu atténuer l'autonomie personnelle qui caractérisait la vie des lnnus (Montagnais-Naskapi). Néanmoins, la société iroquoise restait fondamentalement communautaire et égalitaire. Chacun participait, en fonction de ses intérêts, aux activités artistiques, rituelles et plus généralement culturelles qu'une vie organisée rend possible. Les personnes de prestige et d'influence vivaient, travaillaient et mangeaient avec tout le monde. Dans le pire des cas, les prisonniers de guerre qui étaient adoptés par un clan pouvaient avoir à exécuter les corvées les plus fatigantes pendant un moment, mais ils partageaient leurs repas et habitations avec les autres et, avec le temps, pouvaient acquérir une situation respectable dans le groupe. Dans on ouvrage classique, Ancient Society, Morgan écrit : Tous les membres d'une « gens » iroquoise étaient des personnes libres et étaient dans l'obligation de défendre la liberté les uns des autres ; ils étaient égaux en privilèges et en droits individuels, les chefs et sachems ne revendiquaient aucune supériorité. Cela peut expliquer le sens d'indépendance et de dignité personnelle qui est universellement considéré comme un attribut du caractère indien Cependant, Morgan se réfère à la « gens » iroquoise comme à une fraternité ; bien qu'il reconnaisse le statut élevé des femmes dans une telle société, il ne perçoit pas l'entière signification de la « sororité » qui était parallèle. [Dans la majeure partie du monde], la situation des femmes est passée d'un statut originaire d'égalité et d'autonomie à un statut moindre, puis à une condition d'oppression. Quelle est la cause de cette évolution ? L'idée que les instincts humains de domination, et en particulier l'agressivité masculine, ont déterminé le cours de l'histoire humaine est le fil conducteur de la plupart des réponses données à cette question. Les formulations précises varient, mais les arguments sont de manière générale les suivants : les populations humaines s'accroissent périodiquement jusqu'à atteindre les limites de leur environnement naturel, à la mesure des capacités techniques dont elles disposent. Ceci

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engendre la concurrence pour l'acquisition des ressources et la guerre. Comme les moyens techniques de production de nourriture et autres biens de première nécessité s'améliorent, la population s'accroît, en même temps que la concurrence pour les terres. La guerre se fait plus fréquente, ce qui permet aux hommes les plus agressifs et les plus ambitieux d'acquérir des biens en surplus et d'imposer leur domination sur les autres hommes de leur groupe et sur les femmes, ainsi que sur les autres groupes. Du point de vue de l'histoire récente, cette affirmation peut sembler assez raisonnable. Néanmoins, dans la perspective de l'histoire culturelle dans sa totalité, l'argument se révèle exagérément simplificateur au point de constituer une grave distorsion ; il ne fonctionne pas réellement. La transformation de la société égalitaire Ainsi que nous l'avons mentionné plus haut, tout ce que l'on sait au sujet de la vie de subsistance indique que les chasseurs-cueilleurs n'étaient pas engagés dans une lutte incessante les uns contre les autres au moment où ils arrachaient la nourriture à une nature avare et faisaient face au problème de la croissance continue de la population jusqu'à la limite de ses ressources. La société humaine a évolué du fait de l'application de l'ingéniosité et de l'expression de la sociabilité, et non simplement du désir de domination. Dotés de compétences et de connaissances, les premiers humains savaient utiliser une très grande variété de plantes et d'animaux et, au fur et à mesure qu'ils apprenaient à se servir de ressources nouvelles, se déplaçaient vers des environnements nouveaux. Les sociétés de subsistance méprisaient et évitaient apparemment de se battre, et de telles sociétés ont persisté bien plus longtemps que les sociétés guerrières qui leur ont succédé. Tout indique que chez les chasseurs-cueilleurs le temps réservé aux loisirs était abondant, pour le simple plaisir de discuter, plaisanter et raconter des histoires, ainsi que pour les activités artistiques et rituelles. Le Jeune se plaignait, à propos des Montagnais, que « leur vie se passe à manger, à rire, à se moquer les uns des autres et de toutes les personnes qu'ils connaissent25 ». En outre, la taille et la composition des groupes étaient apparemment maintenues à un niveau conforme aux limites des ressources

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environnementales. Tous les indices suggèrent qu'il y avait une limitation consciente de la taille de la population dans les sociétés égalitaires. De nombreux moyens, plus ou moins efficaces, étaient employés : périodes d'abstinence, lactation prolongée, herbes pour la contraception ou l'avortement, tentatives d'avortement mécanique, et en dernier ressort, infanticide. Les nouveaux-nés dont la naissance suivait de trop près celle de leurs frères ou sœurs, et qui surchargeaient donc leur mère et par conséquent le groupe entier, n'avaient pas le droit de vivre. Les Jésuites observaient que les familles montagnaises n'avaient que deux ou trois, et rarement plus de quatre, enfants, par contraste avec les familles étendues des Français. La transformation des sociétés égalitaires en sociétés bâties sur l'inégalité et la stratification n'a pas été due à une combinaison psycho-biologique de tendances à la domination et de pression démographique. Un processus social profond - le partage - déclencha plutôt le changement, car le partage se transforma en troc, qui à son tour évolua vers le commerce généralisé et la spécialisation du travail qui menèrent finalement à l'invention du pouvoir et de la possession de richesses par un seul individu. L'échange de ressources entre différentes zones est aussi vieux que l'humanité. Dans les sites anciens, on retrouve des coquillages à des kilomètres du rivage de l'océan. Du silex, de l'obsidienne et d'autres pierres convoitées ont voyagé bien loin de leur localisation d'origine. Des choses aussi rares que l'ambre, si belle et si fascinante, sont passées de main en main à de grandes distances de leur source. Au cours de l'histoire humaine, la vie de village, dont la stabilité grandissante a été rendue possible soit par l'agriculture soit par un approvisionnement saisonnier exceptionnellement fiable (comme la migration du saumon qui alimentait les villageois de la côte de Colombie Britannique), nécessitait des échanges de plus en plus réguliers - à l'intérieur des groupes et entre eux. La spécialisation devint à son tour usuelle dans la production de marchandises à échanger contre des objets de luxe et des aliments et outils spécifiques. Le processus enrichit la vie et favorisa le développement des compétences. Résultat non attendu, il transforma finalement la structure entière des relations humaines depuis l'égalité des groupes

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communautaires jusqu'à l'exploitation dans les sociétés économiquement différenciées. Les réseaux de relations d'échange étaient à l'origine égalitaires dans leur forme, le profit n'entrait pas en ligne de compte. Néanmoins, la production et la détention de marchandises en vue d'échanges ultérieurs ont créé de nouvelles situations et de nouveaux intérêts particuliers qui ont séparé les obligations de certains individus de celles du groupe dans son ensemble. Le rôle d'intermédiaire économique s'est développé et a dissocié le processus d'échange des relations réciproques qui avaient lié les groupes entre eux. De manière concomitante, ceux qui étaient dotés d'un statut religieux ou de chef, gardiens traditionnels de la production redistribuée selon les besoins, retirèrent un nouveau pouvoir de la manipulation de stocks de marchandises impossibles à se procurer localement et particulièrement désirables. Comme le soulignait Engels dans L'Origine de la famille; de la propriété privée et de l'État, les germes de la différence entre les classes furent semées quand les individus commencèrent à perdre le contrôle direct sur la distribution et la consommation des marchandises qu'ils avaient produites. Simultanément, le fondement de l'oppression des femmes se mettait en place, dans la mesure où le groupe communal familial était miné par des liens économiques et politiques conflictuels. En lieu et place de ce groupe, apparurent les unités familiales nucléaires au sein desquelles la responsabilité d'élever les générations futures fut placée sur les épaules des seuls parents, et à travers lesquelles le rôle public des femmes (et par conséquent leur reconnaissance) se transforma en service privée (d'où la perte de l'estime publique). Les analyses contemporaines des composantes structurelles du statut des femmes révèlent le rôle critique joué par le degré de contrôle sur les marchandises et les ressources dont elles disposent. Dans un article comparant la situation des femmes dans douze sociétés, Peggy Sanday écrivait que « la condition de l'autorité politique des femmes est un certain degré de pouvoir économique, c'est-à-dire de possession ou de contrôle des ressources stratégiques'7 ». L'importance du contrôle sur les ressources est illustrée par la comparaison faite par Judith Brown entre la société Iroquoise ancienne et les Bemba de Zambie au

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dix-neuvième siècle. Chez ces derniers, les femmes ne contrôlaient plus leur production et avaient un statut relativement inférieur. Chez les Iroquois, écrit Brown, la distribution de la nourriture par les femmes renforçait leur propre prestige. Chez les Bemba, elle reflétait le prestige du chef de famille homme. Dans la société Bemba, l'inégalité et les unités familiales nucléaires avaient remplacé les groupes communautaires, et le droit d'un homme au produit de son travail était « dépendant des revendications prioritaires de certains parents plus âgés et, en dernière instance, du chef lui-même28 ». Les chefs détenaient et distribuaient la nourriture pour renforcer leur propre pouvoir social et économique. Karen Sacks compare quatre sociétés africaines, les chasseurscueilleurs Mbuti du Zaïre, les horticulteurs Lovedu, les pasteurs et agriculteurs Pondo d'Afrique du Sud et la société stratifiée des Ganda de l'Ouganda Elle montre le déclin relatif du statut des femmes au moment où les sociétés quittent « la production sociale collective par les femmes, par opposition à celle par les hommes : égalité chez les Mbuti et les Lovedu, inégalité chez les Pondo, absence chez les Ganda ». Les différences persistent en dépit des effets, directs et indirects, du colonialisme. Là où les femmes étaient commerçantes et marchandes, comme dans de nombreuses sociétés ouest-africaines, elles conservaient une autonomie économique et un statut relatif plus importants que lorsque le commerce était mené par les hommes. Les Ibo du Nigeria fournissent un exemple extrêmement bien documenté de femmes marchandes. Quand leur statut se trouva menacé par les liens économiques externes - négociés par les hommes - , qui s'étendirent rapidement après la Première Guerre mondiale, elles protestèrent publiquement, se livrèrent à des émeutes et manifestèrent d'abord en 1919, puis à nouveau en 1925 et 1929. Les organisations de femmes chez les Ibo purent donc être étudiées en détail alors qu'ailleurs nous n'avons que des indices de leur existence. Les femmes siégeaient ensemble dans des réunions publiques et, à travers leurs organisations, établissaient « leurs propres lois pour les femmes de la ville indépendamment des hommes29 », régulaient les marchés, protégeaient les intérêts des femmes, et négociaient les affaires judiciaires

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dans lesquelles hommes et femmes étaient impliqués. Leurs protestations soulignent la relation étroite entre leur position économique et leurs droits personnels vis-à-vis des hommes. Les cas examinés concernaient à la fois les nouvelles taxes proposées par les Britanniques et la menace contre le droit traditionnel des femmes à avoir des relations sexuelles avec d'autres hommes que leurs maris30. Les systèmes économiques et sociaux africains furent détruits ou détournés au service de l'administration coloniale. Mais l'histoire orale et les récits anciens révèlent de nombreux parallèles avec les sociétés-Etats qui virent le jour dans le monde méditerranéen. En Afrique de l'Ouest comme en Méditerranée, la spécialisation du travail et de la production de marchandises était liée au commerce dans le lointain et aux royaumes qui émergeaient et disparaissaient selon la disponibilité géographique des routes et des ressources et d'autres accidents de l'histoire. Dans ces deux zones, il y eut un renforcement à long terme des classes économiques et un déclin du statut des femmes, s'accompagnant de conflits relatifs à la lignée, aux droits sur la terre, à la famille et aux obligations familiales. C'est à cette date que remontent les premières références manuscrites aux femmes dans l'histoire européenne. Traduit de l'anglais par Jean-Alain Thomas

Notes 1.

Ardrey, 1966.

2. Pour un résumé de ces évolutions et plus d'informations, voir l'introduction de Eleanor Leacock à « T h e Part Played by Labor in the Transition from A p e to Man » in Engels, 1972. Si l'humanité était par nature disposée au combat, nous serions aujourd'hui tous pleinement engagés avec grand plaisir dans la mêlée. Or, malgré notre socialisation concurrentielle, la plupart d'entre nous s'efforcent d e trouver une niche raisonnablement

paisible où prendre un peu de plaisir danslavie. 3.

Tumbull, 1972.

4. B e i d e l m a n , 1 9 7 1 , p. 43 ; Goldschmidt, 1959, p. 164 ; Harris, E t é 1972 et 1971, p. 328 ; Evans-Pritchard, 1965, p. 54. 5. Hammond et Jablow, 1973, p. 3, 8, 26,27. 6. Lewin, Collier, Rosaldo et Fjellman, 1971, p. 1-2.

Le genre dans les sociétés égalitaires

7.

Honigman,i959,p.302.

8.

Tacite, 2 0 1 0 , p. 31, p. 1 0 3 .

9.

T h w a i t e s (éd.), 1906, p. 165.

10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18.

Ibid.,yol. 11, p. 105. Ibid..vol 6, p.233. Ibid.,vol. 6, p. 235. Ibid., vol. 6, p. 253. Jbid.,\ol. 6,p. 247. Ibid., vol. s, p. 181 ; vol. 6, p. 255. Ibid., vol. 68, p. 93. Ibid., vol. 12, p. 169. Ibid., vol. 16, p. 165.

19.

P o u r un e x p o s é s y n t h é t i q u e sur

le statut d e s f e m m e s i r o q u o i s e s , voir Brown, in Reiter(éd-), 1975.

59

20. Ibid., p. 238. 21. M o r g a n , p. 464. 22.

Leacock (éd.), 1974,

Morgan, 1954, p. 3 1 5 ; G o l d b e r g ,

1973, P - 4 0 , 5 8 , 2 4 1 . 23.

Morgan, 1965, p. 128.

24.

Morgan, 1974, p. 85-86.

25.

Thwaites, 1906, vol. 52, p. 49.

26. Ibid., vol. 52, p. 49. 27.

Sanday, in R o s a l d o et L a m p h e r e

(éd.), 1974, p. 193. 28.

Cité

par B r o w n

à partir

de

Richards, 1939, p. 188-189. 29.

Sacks, 1974, p. 215.

30.

Basden, 1966, p. 95. Voir également

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Matthieu Renault Alexandra Kollontaîet le dépérissement de la famille... ou les deux verres d'eau de Lénine

Fin janvier 1921, Russie soviétique : le débat sur le rôle des syndicats fait rage dans ce qui est la première grande lutte de factions depuis la révolution d'Octobre. Lénine, chef de file de la « plate-forme des dix » - comptant notamment Zinoviev, Kamenev et Staline - rédige une brochure, « À nouveau les syndicats », second assaut, après un discours prononcé à la fin du mois précédent, contre Trotski et Boukharine dont il dénonce les « erreurs ». Exerçant la fonction de « tampon » entre les positions respectives de Lénine, le syndicat comme « école du communisme », et de Trotski, le syndicat comme « appareil administratif et technique qui gère la production », Boukharine avait recommandé de considérer ce conflit en termes « logiques » : Camarades, les débats qui se déroulent ici font à nombre d'entre vous à peu près l'impression suivante : deux hommes arrivent et se demandent

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mutuellement ce qu'est le verre posé sur le bureau. L'un répond : « C'est un cylindre en verre, et que l'anathème frappe quiconque prétend que ce n'est pas cela ». Le second dit : « C'est un ustensile où l'on boit, et que l'anathème frappe quiconque prétend que ce n'est pas cela1 ». Boukharine pointait du doigt la menace représentée par un « point de vue exclusif», aveugle au fait qu'une même chose peut être définie de plusieurs manières différentes et non exclusives les unes des autres. Usant d'un argument philosophico-stratégique qu'il affectionne, Lénine rétorque que la logique dont se réclame Boukharine n'est rien d'autre que la « logique formelle ou scolastique », synonyme d'« éclectisme ». Boukharine ignore « la logique dialectique ou marxiste » qui ne peut se limiter à définir un objet, en l'occurrence un syndicat, comme étant ceci et/ou cela : La logique dialectique exige que nous allions plus loin. Pour connaître réellement un objet, il faut embrasser et étudier tous ses aspects, toutes ses liaisons et « médiations ». [...] Voilà un premier point. Deuxièmement : la logique dialectique exige que l'on considère l'objet dans son développement, son « mouvement propre » (comme dit parfois Hegel), son changement. En ce qui concerne le verre, cela n'est pas évident d'emblée ; cependant, même un verre ne reste pas immuable ; notamment sa destination, son usage, sa liaison avec le monde extérieur se modifient. Troisièmement : tout la pratique de l'homme doit entrer dans la « définition » complète de l'objet, à la fois comme critère de vérité et comme déterminant pratique de la liaison de l'objet avec ce qui est nécessaire à l'homme. Quatrième point : la logique dialectique enseigne qu'« il n'y a pas de vérité abstraite », que « la vérité est toujours concrète », comme aimait à le dire, après Hegel, feu Plékhanov2.

Faisant référence à ces lignes, Marcuse, dans Raison et révolution, affirmera que l'analyse dialectique de tout objet, fût-ce « un verre d'eau », implique de rapporter celui-ci à la « structure du processus sociohistorique » en tant qu'il est traversé d'« antagonismes », à une « totalité historique déterminée » à laquelle rien n'échappe : « l'objectivité indépendante du verre d'eau est ainsi éliminée3. » Il n'en allait pas autrement

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aux yeux de Lénine de l'« objectivité » des syndicats dont seule la « plate-forme des dix » avait su saisir le rôle présent à la lumière de la totalité dans laquelle ils s'inscrivaient, reléguant les positions de ses adversaires au rang de simples « moments » particuliers, dépassés ou en voie de l'être, du procès dialectique constitutif de la révolution en cours. Outre Trotski et Boukharine, qui se ralliera à lui lors du Xe Congrès du Parti communiste en mars 1921, paroxysme du conflit autour du rôle des syndicats, Lénine et ses alliés ont un autre adversaire : l'Opposition ouvrière, menée par Alexandre Chliapnikov, Président du syndicat panrusse des métallurgistes. Condamnant la bureaucratisation du pouvoir soviétique, l'Opposition ouvrière soutient qu'il faut (r)établir les syndicats dans leur rôle de direction du processus de production, c'est-à-dire de l'économie toute entière. Né en 1919, le courant oppositionnel, réunissant des « Communistes de gauche », était jusque-là resté désorganisé, la voix de ses membres peinant à se faire entendre et leurs critiques du Parti demeurant encore relativement inoffensives. Mais l'ouverture du débat sur les syndicats avait radicalement changé la donne. Au mois de janvier 1921, l'Opposition ouvrière diffuse une brochure éponyme, faisant désormais d'elle un acteur central, et bientôt un bouc émissaire, des controverses en cours. Cette brochure est signée Alexandra Kollontaï, l'une des rares leaders bolcheviques femmes, partisane dès le printemps 1917, après neuf ans d'exil, d'une révolution prolétarienne immédiate4 et qui avait été la première Commissaire du peuple à la Santé publique au lendemain d'Octobre. Kollontaï déclare d'entrée que l'Opposition ouvrière, majoritairement composée de membres des syndicats et d'administrateurs d'usines, non seulement représente, mais est la classe ouvrière ellemême :« l'Opposition ouvrière est la partie avancée du prolétariat, qui n'a pas rompu sa liaison vivante avec les masses ouvrières organisée en syndicats, et qui ne s est pas dispersée à travers les administrations d'Etat. » Affirmer cela, c'est mettre l'accent sur la fracture qui s'est produite au sein du Parti communiste entre la base ouvrière et les « sommets », les dirigeants, source d'un « différend » dépassant de loin la seule question des syndicats. Kollontaï diagnostique la « crise du Parti », lequel s'est

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détourné des masses ouvrières et a incorporé dans les appareils d'État toujours plus d ' « éléments étrangers », bourgeois, ces « représentants du passé », « à l'esprit empoussiéré de routine capitaliste » ; comme si « à l'époque de la transition entre le système féodal [...] et le système capitaliste, la classe bourgeoise, manquant encore d'expérience [...] avait invité, comme principaux organisateurs de ses fabriques, les plus remarquables et les plus talentueux intendants et employés des grands domaines nobles ». Il ne faut pas oublier cette leçon élémentaire de Marx et Engels que « le communisme peut être et sera l'œuvre des masses ouvrières seules ». C'est la raison pour laquelle l'Opposition ouvrière « défend ce principe que la direction de l'économie nationale est l'affaire des syndicats, et en cela elle est plus marxiste que les théoriciens de nos sphères dominantes ». Kollontaï appelle à retrouver la confiance, perdue par les dirigeants, dans « la force créatrice de la classe ouvrière » sans laquelle il ne saurait y avoir « création de nouvelles formes économiques ». Le rôle du Parti en la matière doit se limiter à « créer des conditions favorables à la formation, dans les masses ouvrières groupées par l'unité de leur fonction économique, d'un owùer-créateur de nouveaux procédés de travail, d'une nouvelle utilisation de la main d'œuvre, d'un nouveau groupement des énergies productrices. » A l'heure de la fin du communisme de guerre, la fonction propre du Parti est d'encourager, et non de refréner comme il s'y emploie alors, F« initiative des masses », leur « activité autonome5 ». Loin d'être une posture de circonstance, purement liée au développement de luttes internes au Parti, ce désir de laisser le champ libre à l'expression du pouvoir créateur des masses ouvrières avait animé Kollontaï depuis 1917 au moins. Dès l'annonce du renversement du régime tsariste en février, elle avait vu dans les Soviets d'ouvriers et de soldats - plutôt que dans le Parti bolchevik, dont elle ne manquait cependant pas d'indiquer les tâches primordiales - le « cœur du mouvement6 », ainsi qu'elle le confiait alors à Lénine. Quant aux politiques économiques mises en œuvre après la prise du pouvoir par les Bolcheviks, sanctionnant légalement la saisie des usines et autorisant le contrôle effectif de la classe ouvrière sur le processus de production, elle y avait perçu la manifestation par excellence, fût-elle médiatisée par

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le Parti, de la spontanéité prolétarienne7. Commissaire du peuple à la Santé publique, elle avait ensuite souligné la nécessité non seulement du « renforcement du pouvoir étatique en Russie démocratique », mais aussi de la restructuration du système d'assistance sociale « sur les bases de la spontanéité, dans l'intérêt des millions de membres des masses ouvrières" ». Comme l'écrit Beatrice Farnsworth, Lénine n'avait donc pas réellement tort lorsque, au cours du débat sur les syndicats, il qualifiait « l'insistance de Kollontaï sur la créativité économique du prolétariat d'anarcho-syndicalisme9 ». Dans la Russie du début des années 1920, le nom de Kollontaï n'est pas seulement associé à l'Opposition ouvrière, mais aussi et d'abord à la question de V émancipation des femmes, à laquelle elle avait consacré dès [909 un ouvrage : Les Bases sociales de la question féminine'0. Soucieuse de marquer une rupture franche avec le « féminisme » (bourgeois) et de rappeler le primat absolu de la lutte des classes, elle n'en avait pas moins souligné la nécessité d'un travail spécifique du mouvement révolutionnaire auprès des femmes de la classe ouvrière ployant sous le joug d'une double oppression". On ne pouvait prétendre libérer les femmes si celles-ci ne se libéraient pas elles-mêmes. A l'automne 1920, à l'orée du débat sur les syndicats et à la suite du décès brutal de cette autre grande militante de l'émancipation des femmes qu'était Inessa Armand, terrassée par le choléra, Kollontaï avait obtenu la direction du Département des femmes, le zhenotdel, dont la création avait été conquise de haute lutte en 1919, malgré les soupçons et accusations de séparatisme, et de « féminisme », formulés par toute une frange du parti bolchevik. Tel n'était pas le cas de Lénine qui soutenait fermement le développement du « travail féminin » du Parti au sein des masses ouvrières, et déplorait la mentalité patriarcale dont nombre de communistes continuaient de faire preuve'2. Cette virulente critique n'était pas sans partager des affinités avec la condamnation, par le même Lénine, du « chauvinisme », héritage du long passé impérialiste de la Russie, qui grevait alors les relations du Parti aux minorités nationales. Kollontaï, dont la mère était finlandaise, avait soutenu dans les premières années

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du xxe siècle la lutte pour l'indépendance de la Finlande à l'égard de la Russie tsariste. Mais là où au cours de la Première Guerre mondiale, Lénine défendait le principe de l'autodétermination nationale et insistait sur le rôle potentiellement révolutionnaire du nationalisme en contexte colonial et semi-colonial, Kollontaï s'était quant à elle ralliée aux positions de Rosa Luxembourg jugeant qu'à l'ère de l'impérialisme moderne, toute forme de nationalisme était devenue non seulement obsolète, mais qui plus est dangereuse pour la lutte pour le socialisme'3. En tant que dirigeante du zbenotdel, Kollontaï allait s'efforcer d'étendre le « travail féminin » non seulement aux classes paysannes russes, mais aussi à la « femme orientale » des confins musulmans de la Russie, « la dernière esclave », « la plus opprimée entre les opprimés » : « Plus s'étendra l'action de nos sections féministes parmi les femmes orientales, plus le communisme s'établira rapidement en Orient et plus décisif sera le coup porté à l'impérialisme occidental par les forces réunies du prolétariat oriental arraché à son séculaire sommeil14 ». Pour Kollontaï et ses collègues du zbenotdel, dans des régions où la classe ouvrière était particulièrement faible, les « femmes orientales » représentaient, selon les termes de Gregory J. Massell, un « prolétariat de substitution » (surrogate prolétariat,s) chez lequel la naissance d'une conscience de classe était peu ou prou identifiée à l'acte cérémoniel du dévoilement. À Louise Bryant, épouse de John Reed, Kollontaï confiait ainsi : On a ri de moi [...] car jusqu'à présent je n'ai amené ici que des femmes des harems du Turkestan. Ces femmes se sont débarrassées de leur voile. Tout le monde les regarde, elles sont une curiosité qui donne au Congrès une atmosphère théâtrale. Mais tout travail pionnier est théâtral. Lorsque le public jetait des œufs sur vos pionnières, les suffragistes, c'était proprement théâtral... Comment pourrions-nous entrer en contact avec les femmes mahométanes sinon à travers les femmes'6 ? Étranger à la sensibilité, fût-elle avant tout stratégique, de Lénine, le « gauchisme » de Kollontaï, déplacé en contexte musulman, devenait synonyme d'orientalisme et l'auto-émancipation des femmes un pur simulacre, provoquant à l'occasion l'ire des populations locales, voire

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l'assassinat de membres du zhenotdel. Si ces écueils ont une dimension tragique, c'est parce que, dans le cas de Kollontaï, ils sont indistinctement le fruit d'un aveuglement à l'égard des effets persistants du « colonialisme interne » en Russie et celui d'une volonté authentiquement révolutionnaire, sans égale au cours de la Révolution soviétique, de transformation radicale des rapports hommes-femmes ; une mutation impliquant l'avènement d'une « nouvelle morale sexuelle », partie intégrante, et nécessaire, de la lutte des classes et de la construction de la société communiste, comme l'indique Kollontaï en 1918 dans son essai La Nouvelle Morale et la classe ouvrière : D'où vient donc notre impardonnable indifférence envers l'une des tâches essentielles de la classe ouvrière ? Comment s'explique la relégation hypocrite du problème sexuel dans le casier des « affaires de famille » ne nécessitant pas un effort collectif? Comme si les rapports entre les sexes et l'élaboration d'un code moral réglant ces rapports n'apparaissaient pas dans tout le cours de l'histoire comme l'un des facteurs invariables de la lutte sociale ; comme si les rapports entre les sexes, dans les limites d'un groupe social déterminé, n'influaient pas fondamentalement sur l'issue de la lutte entre les classes sociales adverses". Il faut, assure Kollontaï, rompre une bonne fois pour toutes avec la « double morale » qui gouverne la société bourgeoise au bénéfice des hommes en prônant les idéaux d'amour et de fidélité tout en valorisant les mariages d'intérêt, et en sanctionnant l'adultère masculin, et la prostitution, tout en jetant l'opprobre sur les femmes qui osent s'y livrer. Dépendant « entièrement de la réorganisation fondamentale de nos rapports socio-économiques sur des bases communistes », l'issue à cette « crise sexuelle » n'exige pas moins « une réforme fondamentale de la psychologie humaine » sous la forme d'un « accroissement du "potentiel d'amour"'8 », ainsi que l'affirme Kollontaï dans un langage liant étroitement le personnel et le politique et qui tranche avec l'orthodoxie du Parti - à de rares exceptions (relatives) près, telles que les réflexions consignées un peu plus tard par Trotski dans ses Questions du mode de vie">. Cette révolution psychologique et morale - ou comme Kollontaï

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le dit ailleurs, cette mutation d'« Éros sans aile » (société bourgeoise) en « Eros ailé » (transition vers le communisme), prélude à l'avènement d'un « Eros transfiguré » (société communiste)20 - passe par la substitution au mariage bourgeois (unique) de relations amoureuses (multiples-successives) fondées sur le « principe de la camaraderie », un amour-jeu fait d'attirance physique et/ou d'affinités intellectuelles, à même de préserver l'indépendance et la liberté des partenaires. En 1921, dans Komunistka (La communiste), organe de presse du zhenotdel, Kollontaï affirme : « L'acte sexuel ne doit pas être vu comme quelque chose de honteux et de condamnable, mais comme quelque chose d'aussi naturel que les autres besoins d'un organisme en bonne santé, tels que la faim et la soif. De tels phénomènes ne peuvent être jugés ni moraux ni immoraux21. » Cette formule et d'autres ne pouvaient manquer d'alimenter le mythe, qui allait faire florès, de la théorie du verre d'eau, dont la « paternité » fut attribuée à Kollontaï par ses adversaires lui reprochant de faire l'apologie du libertinage - et de le pratiquer personnellement - en propageant une conception de l'amour fondée sur le seul assouvissement des besoins sexuels. Ces critiques reposent sur une caricature des thèses de Kollontaï qui, de son aveu même, ne fait que marcher dans les pas de Bebel, lequel considérait que l'instinct sexuel, pour se développer normalement, devait être satisfait et qu'il était « aussi implanté dans la nature de procréer des enfants que de boire et de manger22 ». A aucun moment Kollontaï ne réduit l'amour à la sexualité, mais le fait qu'elle ne condamne pas pour autant, comme le faisaient Bebel et d'autres, les relations sexuelles étrangères à toute affinité spirituelle, était aux yeux de certains un motif suffisant pour jeter sur elle le discrédit. Si Lénine, mort en 1924, ne prit pas part aux houleux débats sur la moralité soviétique qui eurent cours au long des années 1920, et dont Kollontaï sortit perdante, il avait néanmoins fait part de son opinion sur ladite théorie du verre d'eau à l'automne 1920, au cours d'échanges sur la question féminine avec Clara Zetkin, que Kollontaï avait côtoyée lors de son exil en Allemagne : Les modifications profondes qui se sont opérées dans les conceptions de la jeunesse concernant les questions sexuelles sont naturellement

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basées sur des principes et s'appuient sur une théorie. Un certain nombre croient que ces nouvelles conceptions sont « révolutionnaires » et « communistes ». Ils le croient sincèrement. Mais à moi, qui suis un vieux, cela ne m'en impose pas du tout. Quoique je ne sois rien moins qu'un ascète, cette soi-disant « nouvelle vie sexuelle » de la jeunesse et parfois aussi de l'âge mûr - m'apparaît comme purement bourgeoise, comme une extension du bordel bourgeois. Cela n'a rien de commun avec la liberté de l'amour, telle que nous la concevons, nous autres communistes. Vous connaissez certainement cette fameuse théorie, selon laquelle la satisfaction des besoins sexuels sera, dans la société communiste, aussi simple et sans plus d'importance que le fait de boire un verre d'eau. Cette théorie du verre d'eau a rendu notre jeunesse complètement folle. Elle a exercé une influence néfaste sur un grand nombre de nos jeunes gens et de nos jeunes filles. [...] Certes, quand on a soif, on veut boire. Mais est-ce qu'un homme normal, placé dans des conditions normales, consentirait à se coucher dans la boue et à boire dans les flaques d'eau de la rue ? Boira-t-il dans un verre, dont le bord a été sali par d'autres2'?

Pour Lénine, les rapports hommes-femmes ne sauraient être le simple « reflet » des rapports entre la structure économique et les besoins biologiques considérés « isolément », comme si l'abolition de la propriété privée devait automatiquement conduire à un certain communisme sexuel. Les rapports entre les sexes, soutient Lénine, engagent la « superstructure idéologique » toute entière et toute relation amoureuse, en tant qu'elle « suppose deux personnes », « implique un intérêt social, un devoir vis-à-vis de la collectivité » : « Je me méfie de ceux qui ne voient que la question sexuelle, comme le prêtre hindou ne voit que son nuage'4 ». En matière d'amour, c'est Lénine encore qui, mieux que quiconque, aurait su percevoir le jeu secret de la dialectique. Force est pourtant de constater que Lénine a de la sexualité une conception « formelle » bien plutôt que « dialectique ». La réduisant à la pure « objectivité » de la satisfaction instinctuelle (individuelle, égoïste), il n'appelle guère à en examiner les différents « aspects » et « médiations », à la saisir dans son « mouvement propre » et à explorer ses relations au « monde extérieur », comme il exige à la même

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période que cela soit fait pour la compréhension de cet « autre verre d'eau » qu'est un syndicat. Lénine ne pouvait donc que rester incrédule à l'égard des efforts de Kollontaï pour montrer que le nouage du biologique et du social, leur dialectique, ne se jouait pas seulement « au-delà », mais déjà au cœur même de la vie intime, et que cette dernière devait elle aussi entrer immédiatement dans une phase de transformation révolutionnaire. Cette dialectique ne se donne nulle part mieux à voir que dans les thèses de Kollontaï sur le dépérissement de la famille, - sans lequel les promesses de l'« amour libre » resteront selon elle vaines - dans la mesure où elles constituent le point de jonction entre sa pensée de l'émancipation féminine et sa conception du processus révolutionnaire, autrement dit le noyau de sa vision de la future société communiste. Au tournant du xxe siècle, l'orthodoxie marxiste sur la question de la « famille » était incarnée par deux ouvrages, que Kollontaï avait lus dès les années 1890 : L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat d'Engels et La Femme et le socialisme de Bebel. S'inspirant du travail de l'anthropologue nord-américain, Lewis H. Morgan, et approfondissant des réflexions qu'il avait élaborées avec Marx, Engels s'était attaché à retracer une histoire de l'institution familiale, dont les stades avaient suivi les transformations des rapports de production. La naissance de la propriété privée, corrélative de la disparition du matriarcat et de l'émergence de la monogamie forcée, avait signé « la grande défaite historique du sexe féminin », dès lors écarté du travail productif et condamné aux seules fonctions reproductives (improductives). La fin de la famille bourgeoise, dont le rôle économique se limitait d'ores et déjà à la seule transmission du capital économique, était la condition, et la garantie, de la fin de la suprématie masculine. En régime communiste, les femmes s'émanciperaient en participant au processus de production sur un pied d'égalité avec les hommes, les tâches domestiques et l'éducation des enfants étant désormais dévolues à des organes publics. Le mariage ne disparaîtrait pas, mais serait désormais fondé sur le seul « amour réciproque » entre les conjoints, unique critère permettant de juger du caractère licite ou illicite des relations sexuelles. Ne désirant

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pas s'aventurer en conjectures, Engels déclarait qu'il reviendrait aux générations futures de définir les pratiques et les normes de la société communiste en matière de sexualité*5. S'inscrivant dans la lignée d'Engels, Bebel avait porté une attention plus spécifique à l'histoire des femmes, de même qu'au problème de la prostitution en tant qu'« institution sociale nécessaire du monde bourgeois ». La servitude de la femme, sa relégation hors de la sphère sociale, était la source d'une « infériorité » bien réelle, à laquelle néanmoins Bebel continuait également d'assigner des causes naturelles. À la suite de Marx et Engels, il montrait que la structure familiale était déjà entrée dans une phase de désintégration sous le capitalisme, comme en témoignaient les conditions d'existence du prolétariat, au sein duquel les femmes avaient été poussées massivement hors du foyer familial vers les usines. Le socialisme promettait de libérer définitivement les femmes par le travail, de reconnaître la maternité en tant que fonction sociale à part entière et d'assurer l'éducation universelle des enfants. L'institution familiale perdurerait, mais elle serait entièrement dépouillée de son statut d'unité économique26. Dans les Bases sociales de la question féminine, Kollontaï reprend amplement ses analyses, mais adopte à l'égard de la destruction de la famille bourgeoise une attitude plus « volontariste » que ses prédécesseurs, faisant de la femme le sujet de sa propre émancipation : « Pour devenir réellement libre, la femme doit se débarrasser des chaînes que fait peser sur elle la forme actuelle, périmée et contraignante, de la famille. Pour la femme, la solution du problème familial n'est pas moins importante que la conquête de l'égalité politique et l'établissement de sa pleine indépendance économique. » La propriété privée et la famille, fondée sur le mariage monogamique, sont si étroitement dépendantes que « si l'un de ces piliers du monde bourgeois se trouve ébranlé, la solidité de l'autre devient incertaine ». La bourgeoisie l'a elle-même parfaitement compris : « c'est pourquoi elle a toujours défendu et continue de défendre avec une telle ardeur les formes vétustés de la structure matrimoniale d'aujourd'hui ». Aux yeux de Kollontaï donc, la fin de la famille bourgeoisie ne doit pas être conçue, et attendue, comme une simple conséquence, a posteriori, de l'abolition de la propriété privée ;

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la lutte doit être menée sur les deux fronts simultanément, les assauts contre la structure familiale contribuant en retour à l'érosion des structures économiques du capitalisme. Ce dernier, ayant progressivement privé la sphère domestique de toute fonction de production, a du reste déjà réduit le rôle de la cellule familiale à « la seule transmission en ligne directe du patrimoine acquis ». Le « masque de l'hypocrisie », soigneusement façonné par les idéologues bourgeois dépeignant « l'union de "deux cœurs aimants" », est tombé, et les mariages apparaissent au grand jour pour ce qu'ils sont : « des sortes de transactions commerciales, de fructueuses "affaires" ». Au sein de toutes les classes, y compris la paysannerie désormais « entraînée dans le courant général des échanges mondiaux de marchandises », les « vieilles normes figées de la vie patriarcale » ont été fatalement ébranlées : Ainsi la bourgeoisie aura beau clamer que les principes familiaux sont immuables et intangibles, la famille - la famille fermée, autarcique, étroitement individualiste d'aujourd'hui est condamnée à la dislocation et à la mort. Aux yeux du monde entier, le foyer domestique s'éteint dans toutes les classes et toutes les couches de la population, et bien entendu, aucune mesure artificielle ne pourra ranimer sa flamme mourante27. Kollontaï put nourrir l'espoir de la réalisation de ces prédictions lorsqu'en décembre 1917, le gouvernement bolchevik fit un premier pas en proclamant deux décrets, le premier substituant au mariage religieux le mariage civil, le second, « sur la dissolution du mariage », facilitant les procédures de divorce à la requête d'un partenaire ou de l'autre - des réformes qui avaient été débattues depuis plusieurs décennies en Russie tsariste sans jamais aboutir et à la définition desquelles Kollontaï apporta sa contribution. Fin 1918, fut ratifié le nouveau Code des lois sur le mariage, la famille et la tutelle qui, comme l'écrit Wendy Z. Goldman, « balayait des siècles de pouvoir patriarcal et ecclésiastique et établissait une nouvelle doctrine fondée sur les droits individuels et l'égalité entre les sexes ». Le code rompait avec la « loi de la propriété et le privilège masculin en abolissant l'illégitimité », les enfants nés en dehors des liens du mariage étant à présent dotés des mêmes droits que les autres ; les notions de mariage et de famille se

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voyaient dissociées en vertu de l'instauration « d'obligations familiales indépendantes du contrat de mariage18 ». Deux ans plus tard, la Russie soviétique fut le premier pays au monde à légaliser l'avortement. Le décret sur l'avortement d'octobre 1920 ne fut néanmoins pas édicté au nom des droits de la femme, ni même à des fins de contrôle de naissance. Il s'agissait avant tout de résoudre le problème engendré, du point de vue de l'hygiène, par la multiplication des avortements sauvages, mettant en danger la vie des femmes qui le pratiquaient et par suite, soutenait-on, la société toute entière. Le décret posait explicitement que l'avortement était un « mal », que sa légalisation, limitée au contexte hospitalier, avait été déclarée par égard non pour les « droits de l'individu » mais « pour les intérêts de la collectivité toute entière (société, race)29 », et que le déploiement de ces mesures devait s'accompagner d'un travail d'« agitation contre l'avortement parmi les masses des femmes ouvrières30 ». Le présupposé largement admis était que la cause fondamentale du choix de l'avortement résidait dans la pauvreté affectant encore la classe ouvrière et que l'amélioration progressive des conditions de vie en régime socialiste mettrait naturellement fin à ces pratiques, rendant par là même obsolètes les mesures légales l'autorisant. Kollontaï ne voyait pas les choses autrement. Pour elle, la pratique de l'avortement disparaîtrait dès lors que les structures de restauration collective, de garde et d'éducation des enfants mise en place par l'État fonctionneraient à plein régime. Plus encore elle déclarait qu'avec l'instauration du communisme, les femmes comprendraient bientôt que « la maternité n'est pas un problème privé mais une obligation sociale* ». Kollontaï, il ne faut pas le cacher, n'allait jamais remettre en question une conception de la procréation, et de l'allaitement, séparés par elle du soin et de l'éducation des enfants, en tant que devoir de la femme envers la communauté : [LJ a société des travailleurs doit placer la femme enceinte dans les conditions les plus favorables, et la femme doit, pour sa part, observer toutes les règles d'hygiène prescrites pendant la grossesse, en se rappelant que pendant neuf mois elle cesse de s'appartenir à elle-même, qu'elle est au

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service de la collectivité, qu'elle « produit », de sa chair et de son sang, un nouveau travailleur, un nouveau membre de la république du travail. Le deuxième devoir de la femme, du point de vue de la tâche sociale de la maternité, est de nourrir elle-même son enfant au sein. Seule la femme, membre de la collectivité travailleuse, qui a elle-même allaité son enfant a le droit de dire qu'elle a rempli son devoir social envers lui3J.

Au lendemain de la révolution, nombreux sont ceux à envisager la liquidation prochaine de la structure familiale dans la forme sous laquelle elle a jusqu'alors existé. Frileux sur la question de l'amour libre, Lénine n'entretient pas moins le plus profond mépris pour les tâches ménagères « improductives » qui « dégradent » la femme et « l'enchaînent à la cuisine et à la chambre d'enfant », et soutient que « l'émancipation des femmes » ne se limite pas à l'égalité juridique, mais implique la socialisation systématique du travail domestique33. Comme l'affirme alors Evgueni Preobrajenski dans les pages de Komunistka : « Notre tâche ne consiste pas à nous battre pour la justice dans la division du travail entre les sexes. Notre tâche est de libérer les hommes et les femmes de l'insignifiant travail domestique34. » Trotski abonde en ce sens, affirmant que lorsque toutes les tâches domestiques seront assurées par les organes publics « les liens du mari et de la femme ne seront [plus] entravés par ce qui leur est extérieur, superflu, surajouté et occasionnel. On verra enfin apparaître une véritable égalité de droit. Les liens seront uniquement définis par une attirance mutuelle35. » Ainsi que le résumera en 1925 Piotr I. Stoutchka, premier Commissaire du peuple à la Justice : « La période du communisme de guerre nous fit entrevoir une chose : un plan pour la famille libre du futur, où la famille sera privée de son rôle en tant que cellule de production et de consommation, entité juridique, bastion de l'inégalité et unité d'alimentation et d'éducation des enfants36. » Si la ligne du Parti écartait les grandes prédictions sur la vie dans la société communiste future, certains se plaisaient néanmoins à dépeindre un avenir radieux. Tel était le cas d'Anatoli Lounatcharski qui imaginait des maisons communales composées de quartiers pour les parents et pour les enfants, reliés par des galeries chauffées, où

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l'éducation serait supervisée par un personnel qualifié et où l'usage des adjectifs possessifs pour désigner les relations parents-enfants disparaîtrait naturellement37. Dans ce contexte proprement révolutionnaire, et malgré la présence d'éléments autrement plus conservateurs au sein du Parti, Kollontaï est fondée à penser que le temps est venu pour elle de porter ces thèses jusqu'à leurs ultimes conséquences. En novembre 1918, elle est l'une des chevilles ouvrières du Premier Congrès pan-russe des ouvrières et paysannes, au cours duquel elle prononce un discours constituant la base d'une brochure publié peu après : La Famille et l'Etat communiste. Suivent des articles, dont, dans Komunistka, « La famille et le communisme » en 1920 et « Thèses sur la moralité communiste dans le domaine des relations maritales » en 1921, année où Kollontaï livre par ailleurs une série de quatorze conférences sur l'émancipation des femmes à l'Université Sverdlov, établissement de formation des cadres du Parti et de l'État. À travers ce travail de propagande, elle s'attache à démontrer l'inéluctabilité du processus, en cours, de dépérissement de la famille... et à en « accélérer » la marche. La structure familiale, rappelle-t-elle au moyen de brèves expositions des fondements théoriques du matérialisme historique, n'est pas une réalité immuable ; elle a continuellement évolué au cours de l'histoire. Famille et mariage sont des « catégories historiques », des phénomènes qui se développent « de concert avec les relations économiques à un niveau donné de la production ». Au même titre que la religion ou la science, la famille fait partie de la « superstructure qui dérive du système économique de la société ». Les formes de l'institution familiale varient également d'une nation à l'autre, le relativisme culturel-moral étant de mise en matière de sexualité : « De nombreuses pratiques qui pourraient nous étonner et même nous sembler immorales sont considérées par d'autres peuples comme tout à fait normales et eux, en retour, considèrent condamnables nos lois et nos coutumes. » Nulle raison donc de s'effrayer des transformations brutales que subit l'institution familiale en cette période de changement révolutionnaire. Or, ces mutations révèlent que la famille, qui depuis longtemps « ne produit plus » mais ne fait que « consommer »,

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a d'ores et déjà cessé « d'être nécessaire à ses membres comme à la nation tout entière ». Plus encore, en contexte de « dictature du prolétariat », la cellule familiale doit être considérée non seulement comme obsolète, mais comme « nuisible » dans la mesure où elle engendre des dépenses inutiles de produits et de ressources énergétiques, et requiert un travail improductif « qui entre en conflit avec l'intérêt de la république des travailleurs38 ». La « victoire du communisme » sera synonyme de disparition définitive du travail domestique qui accable les femmes et les condamne à la servitude. Kollontaï retrace les réalisations de l'État soviétique depuis 1918 : adoption du « principe de \'alimentation collective », mise en place de blanchisseries centrales, ou encore développement du « logement communautaire », auquel de plus en plus de travailleurs aspirent « non par conviction, comme le faisaient les utopistes de la première moitié du xixc siècle qui, suivant les préceptes de Fourier, organisaient des "phalanstères" artificiels et non viables, mais simplement parce qu'il est beaucoup plus facile, plus commode de vivre dans une maison commune ». Bien qu'il ne s'agisse là encore que d'« expériences d'envergure modeste », Kollontaï assure qu'elles ont déjà « révolutionné le mode de vie familiale et apporté un changement radical dans les relations entre les sexes ». Il ne saurait y avoir d'émancipation des femmes sans « révolution dans la vie quotidienne », elle-même dépendante de la destruction des structures économiques de la famille et de la « reconstruction radicale de toute la production » : « La "séparation de la cuisine et du mariage" - voilà une grande réforme, non moins importante que la séparation de l'Église et de l'État, tout au moins dans la destinée historique de la femme19. » Quant à l'éducation des enfants, elle est appelée à devenir une « institution sociale » dont la responsabilité incombera bientôt entièrement à l'État : « Ne vous inquiétez pas [...] de l'avenir de votre enfant : il n'aura ni faim, ni froid, il ne sera ni malheureux ni abandonné à son propre sort comme c'eût été le cas sous le régime capitaliste. » Cette socialisation intégrale de l'éducation, offrant à l'enfant « ce que ne peut lui donner l'amour le plus exclusif, l'amour maternel » est la condition pour qu'il devienne un « communiste conscient, reconnaissant le besoin

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de solidarité, de camaraderie, d'aide mutuelle et de loyauté envers le collectif. » Afin de parer aux attaques des « pays bourgeois [décrivant] "les horreurs du bolchevisme" », mais aussi d'apaiser des inquiétudes bien réelles au sein des masses ouvrières et paysannes, Kollontaï répète à l'envi, avec plus ou moins de sincérité, que « la société communiste ne se dispose point à enlever l'enfant aux parents, ni à arracher le bébé au sein de sa mère », ni encore à « adopter des mesures violentes visant à détruire la famille » : elle n'empêchera pas les parents qui le désirent de « participer à l'éducation » de leurs enfants et laissera les « joies paternelles » et « satisfactions maternelles » à « ceux qui se montreront aptes à comprendre, à savourer ces joies ». La femme-mère n'en doit pas moins apprendre à ne plus « différencier » ses enfants de ceux des autres ; elle doit comprendre que P« instinct maternel » peut s'étendre au-delà la progéniture biologique : « L'affection étroite et exclusive de la mère pour son enfant doit s'agrandir pour embrasser tous les enfants de la grande famille prolétarienne40 ». Au moment où l'éducation des enfants passe sous la tutelle de l'État et où disparaît la sujétion de la femme à l'homme, processus exigeant l'édification de lois protégeant le travail des femmes et régulant les rapports de chacun des parents aux enfants, les relations de couple sont inversement destinées à se soustraire à tout cadre légal : « Une fois que les relations entre les sexes cessent d'exercer une fonction économique et sociale, elles ne concernent plus la communauté des travailleurs. Ce n'est pas les relations entre les sexes mais leur résultat - l'enfant - qui concerne la communauté. L'État ouvrier [...] ne reconnaît pas le couple en tant qu'unité légale séparée de la communauté des travailleurs. » De manière à première vue étonnante, mais tout à fait cohérente, Kollontaï déclare que le défaut des lois sur le mariage édictées au lendemain de la Révolution réside dans le fait qu'elles confèrent aux partenaires du couple, c'est-à-dire concrètement aux femmes, le droit d'exiger une aide matérielle de leur conjoint pour elles-mêmes ou pour leurs enfants, ainsi que le droit « d'être transféré dans la ville ou le village où travaillent leurs maris ». Encourageant la perpétuation de la division entre l'unité familiale et ses intérêts d'un côté, « les intérêts généraux de la communauté sociale des travailleurs » de l'autre, ces lois ne sont rien d'autre,

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dit Kollontaï, que des « vestiges du passé4' ». Force est néanmoins de reconnaître que dans un contexte où l'indépendance économique des femmes était loin d'être acquise, l'adoption immédiate des préconisations de Kollontaï aurait sans conteste eu de terribles conséquences. Il n'en fallait en réalité pas tant et, dans les régions musulmanes tout particulièrement, les procédures de divorce, énergiquement promues par le zhenotdel, suffirent, en l'absence de réelles mutations des structures économiques et sociales, à plonger de nombreuses de femmes dans le plus grand dénuement42. Kollontaï n'en démord pas : en période de « dictature du prolétariat », c'est la « moralité communiste » et « non la loi » qui doit « régule[r] les relations sexuelles ». Deux et seulement deux critères exigent d'être pris en compte en matière de morale sexuelle : d'une part, « la santé de la population travailleuse », de l'autre « le développement de liens internes de solidarité entre les membres de la communauté ». C'est dans cette perspective que Kollontaï déclare que la sexualité répond à un besoin naturel au même titre que la faim et la soif, « la satisfaction des instincts sains et naturels ne cess[a|nt d'être normale qu'à partir du moment où les frontières de l'hygiène sont dépassées », mettant en danger « non seulement la santé de la personne concernée mais les intérêts de la communauté des travailleurs, qui a besoin de la force, de l'énergie et de la santé de ses membres4'. » Si la théorie dite du verre d'eau puise bel et bien des racines dans les écrits de Kollontaï, elle est tout chez elle sauf une théorie, bourgeoise comme le disait Lénine, de l'assouvissement individuel d'instincts égoïstes. Pour Kollontaï, la sexualité est immédiatement branchée sur les impératifs de la construction de la société communiste, laquelle doit s'incorporer jusqu'à la vie biologique de ses membres. Les thèses de Kollontaï représentent à bien des égards l'apothéose du grand projet rationaliste, dont avait hérité le marxisme, de maîtrise de la nature par l'homme ; un projet qui doit, selon elle franchir un pas supplémentaire, pour aboutir à la socialisation-communisation de la nature humaine ellemême, les buts des instincts (sexuel, maternel, etc.) étant appelés à se confondre intégralement avec ceux de la « grande famille universelle ouvrière ». Mais l'intransigeance révolutionnaire de Kollontaï avait

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pour corollaire deux risques majeurs : premièrement, celui d'avoir à imposer « par le haut » des mesures impopulaires, autoritarisme auquel Kollontaï ne rechigne pas au moment même où, ayant rejoint l'Opposition ouvrière, elle clame haut et fort que l'initiative révolutionnaire doit venir du prolétariat et de lui seul ; deuxièmement le risque, que recèlent déjà les références de Kollontaï à « l'hygiène de la nation et de la race44 », que la « communisation » de la biologie se double d'une biologisation de la communauté dont on ne connaît que trop bien les conséquences dévastatrices. Les idées de Kollontaï et de ses allié.e.s, leurs « visions » pour le futur, allaient essaimer. A la fin des années 1920 encore, l'urbaniste Léonid Sabsovitch, préconisant l'éloignement géographique des parents de leur progéniture dès le plus tendre âge et qualifiant toute référence aux liens biologiques de preuve d'égoïsme, allait ainsi concevoir des plans de développement de villages entièrement dédiés à l'éducation des enfants. Mais la réaction à l'endroit de telles « fantaisies » de la part d'un personnage tel que Nadejda Kroupskaïa - femme de Lénine et auteure de ce qui avait été le premier essai marxiste sur l'émancipation des femmes en langue russe (1899) - résume bien le tournant pris par les politiques soviétiques sur la famille au cours des années 1920 : « Les ouvriers et les ouvrières ont le droit de refuser de donner leurs enfants aux villages pour enfants. L'éducation socialiste doit être organisée de telle manière que les parents et les enseignants y prennent les uns et les autres part45. » Bien que conscient de la nécessité d'une révolution dans les mœurs, Trotski lui-même, exprimant une opinion partagée, avait déclaré que l'urgence était l'industrialisation du pays et qu'il était encore trop tôt pour se livrer à des expérimentations sociales46 qui risquaient de nourrir l'hostilité des masses, paysannes en particulier - là où Kollontaï avait toujours privilégié les impératifs de socialisation sur « l'électrification du pays ». Les graves difficultés économiques auxquelles était confronté le pays, et dont témoigna la famine de 1921, freinèrent le développement des structures d'éducation publiques et conduisirent à la fermeture de foyers pour enfants sans-abri et au placement de ces derniers dans des familles paysannes où ils étaient soumis à

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la plus rude exploitation et à la pauvreté. Dans ce contexte, les autorités soviétiques n'avaient guère d'autres option que de revaloriser l'institution familiale47. En octobre 1922, Kollontaï quitta la Russie direction la Norvège où elle devint la première femme ambassadrice de l'histoire et où ses idées sur l'émancipation féminine trouvèrent à s'exprimer dans l'écriture littéraire4*. Elle reposa le pied à Moscou en décembre 1925, au moment où le régime soviétique achevait la révision du Code de la famille adopté en 1918. Ne désarmant pas, Kollontaï mena bataille l'année suivante contre l'entérinement du système des pensions alimentaires, qui promettait selon elle de renvoyer aux calendes grecques la prise en charge effective par l'État du soin et de l'éducation des enfants. Dégradantes pour les femmes, les pensions ne protégeaient en outre que celles d'entre elles dont les maris disposaient de ressources économiques suffisantes. Elles excluaient donc de facto une large partie des ouvrières et paysannes, alors que, selon Kollontaï, une taxe générale de deux roubles par personne aurait suffi à financer un réseau de crèches et foyers d'enfants et à alimenter un fond d'aide pour les femmes seules49. La bataille fut perdue. Kollontaï reprit ses fonctions diplomatiques, au Mexique d'abord (1926-1927), puis à nouveau en Norvège (1927-1930), et enfin en Suède (1930-1945) d'où elle put observer l'anéantissement définitif, sous les coups de la contre-révolution stalinienne, des mœurs, des perspectives révolutionnaires de dépérissement de la famille. Qu'on juge ces perspectives encore dotées d'un potentiel émancipateur ou qu'on les considère fondamentalement périmées, voire viciées dès leur origine par une vision ultra-productiviste étendue à la nature humaine, les thèses de Kollontaï restent porteuses d'un enseignement, élémentaire mais dont on tire rarement toutes les conséquences, à savoir qu'il ne peut y avoir de « révolution dans la vie quotidienne » sans transformation des conditions matérielles des rapports de genre, et que la libération de l'amour ne saurait procéder « magiquement » de la critique des formes de répression sexuelle - quand bien même on en attribue la responsabilité à l'emprise du capitalisme - mais implique rien de moins que le projet, et le risque,

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d'une refonte des structures de la vie collective dans leur ensemble ; un projet qui chez Kollontaï avait un nom : « communisme ». Mes remerciements à Olga Bronnikova pour son aide dans l'identification des écrits de Kollontaï en langue russe et la traduction des extraits provenant de textes inédits en français et, au-delà, pour son accompagnement dans l'exploration de l'immense archive de la révolution soviétique qui n 'a pas fini de nous livrer ses secrets.

Notes Boukharine, cité in Lénine, 1952,

14.

Kollontaï, 1921, p. 177.

P- 93-

15.

Massell, 1974.

2. Lénine, « À nouveau les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotski et Boukharine », 1952, p. 94.

16.

Bryant, 1923.

17.

Kollontaï, La Nouvelle Morale et la

1.

3. Marcuse, 1968a, p. 363-364. Marcuse invoquera à nouveau la dialectique léninienne du « verre d'eau » dans L'Homme unidimensione! afin d e problématiser l'historicité du langage quotidien comme « dimension de sens cachée » (Marcuse, 1968b, p. 205).

classe, 1973, p. 169-170. 18.

Ibid., p. 71.

19.

Trotski, 1976.

20.

Kollontaï, Place à f.'ros ailé.', 1973,

p. 181-203.

4.

Famsworth, 1980. chap. 3, p. 68-104.

21. Kollontaï, « T h è s e s sur la moralité communiste dans le domaine des relations maritales », 1977, p. 229.

5.

Kollontaï, 1974, p. 46,65,76-77,93.

22.

Bebel, 1979, p. 51.

6.

Famsworth, 1980, p. 72.

23.

Lénine, cité in Zetkin, 1925.

7.

Ibid., p. 113.

24.

Ibid.

8. Kollontaï, cité in C l e m e n t s , 1979, p. 127.

25.

Engels, 2012 ; Clements, 1979,

9.

26.

Famsworth, 1980, p. 227.

10. Kollontaï, Les Bases sociales de ta question féminine, 1973, p. 50-94. Nous traduisons systématiquement dans le corps du texte les titres des ouvrages et articles de Kollontaï en russe. 11.

Voir notamment Kollontaï, 1920.

12.

Lapidus, 1978, p. 78-79.

13-

Famsworth, 1980, p. 62-63.

P-49-5'B e b e l , 1 9 6 4 ; C l e m e n t s , 1979,

P-52-5327. Kollontaï, Les Bases sociales de la question féminine, 1973, p. 5 0 , 5 4 , 5 8 , 6 i , 68. 28.

Goldman, 1993, p. 49,51.

29.

Clements, 1979, p. 168.

30.

Goldman, 1993, p. 256.

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Pour un féminisme de la totalité

31. Kollontaï, La situation des femmes dans l'évolution de l'économie, 1977, p. 145 ; Goldman, 1993, p. 254-257.

1973, p. 221-222 ; Kollontaï, « La famille et le communisme », 1977, p. 257-259 ; K o l l o n t a ï , « T h è s e s sur la moralité communiste dans le domaine des relations maritales », 1977, p. 225.

32. Kollontaï, « Révolution dans la vie quotidienne », 1973, p. 220. Voir également Lapidus, 1978, p. 61.

41.

Ibid., p. 227.

33.

Lénine, cité in Goldman, 1993, p. 5.

42.

Lapidus, 1978, p. 67.

34.

Preobrajenski, cité in ibid., p. 6.

35.

Trotski, 1976, p. 82.

36.

Stoutchka, cité in Goldman, 1993,

43. Kollontaï, « T h è s e s sur la moralité communiste dans le domaine des relations maritales », 1977, p. 229.

p. 437.

Farnsworth, 1980, op. cit., p. 154.

38. Kollontaï, « T h è s e s sur la moralité communiste dans le domaine des relations maritales », 1977, p. 225 ; Kollontaï, « La famille et le communisme », 1977, p. 250-251,253. 39. Ibid., p. 2 5 3 ; K o l l o n t a ï , « Révolution dans la vie quotidienne », 1973, p. 214-215,226. 4 0 . K o l l o n t a ï , La Famille et l'État communiste, 1973, p. 2 0 8 , 2 1 0 ; Kollontaï, « Révolution dans la vie quotidienne »,

44. K o l l o n t a ï , La Famille et l'Etat communiste, 1973, p. 2 1 0 . ; Kollontaï, « T h è s e s sur la moralité communiste dans le domaine des relations maritales », 1977,p.229. 45.

K r u p s k a ï a , c i t é in Farnsworth,

1980, p. 155. 46. Voir F a r n s w o r t h , « B o l s h e v i k Atlernatives and the Soviet Family: the 1926 Marriage Law Debate », 1978, p. 153. 47.

Goldman, 1993, chap. 2, p. 59- ioo.

48.

Kollontaï, 1976.

49.

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Johanna Brenner et Maria Ramas Repenser l'oppression des femmes

La dernière décennie a connu un foisonnement extraordinaire d'analyses et de débats marxistes-féministes. L'ouvrage récent de Michèle Barrett, Women s Oppression Today, est une tentative ambitieuse de présenter et de synthétiser ces recherches. Par le biais d'un dialogue avec les courants les plus influents de la pensée socialiste-féministe, Barrett cherche à élaborer, sans réductionnisme ni idéalisme, une analyse marxiste du rapport entre l'oppression des femmes et l'exploitation de classe au sein du capitalisme. En ce sens, le projet de Barrett s'intègre non seulement à celui du féminisme marxiste, mais aussi aux réévaluations contemporaines de l'ensemble de la théorie marxiste, qui accordent une importance renouvelée à l'idéologie, à l'État et à la lutte des classes. Deux interrogations théoriques se sont trouvées au coeur des débats marxistes-féministes de la dernière décennie. 0 Dans quelle mesure l'oppression des femmes se construit-elle indépendamment des opérations générales de la production capitaliste ?

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2) Dans quelle mesure l'oppression des femmes se situe-t-elle au niveau de l'idéologie ? Barrett identifie le dilemme central que son analyse visera à dépasser. Elle soutient que les approches marxistesféministes tendent vers le réductionnisme car elles présupposent, comme les théories du travail domestique, que l'oppression des femmes, en tant que partie intégrante du capitalisme, ne peut avoir de détermination indépendante. Il est impossible de montrer de façon convaincante que la reproduction privatisée, fondée sur le travail domestique, puisse offrir au capital les moyens de reproduire la force de travail au coût le plus faible. En outre, le fait de voir ce système de reproduction comme un effet ou une condition des rapports de classe capitalistes ne permet pas d'expliquer pourquoi ce sont les femmes qui demeurent à la maison ni de prendre en compte la domination des femmes par les hommes au sein de la classe ouvrière. Les théories de type marxiste débouchent naturellement sur une stratégie politique qui dissout la lutte pour la libération des femmes dans la lutte des classes : la position sociale des femmes exprime leur exploitation par le capital, plutôt qu'une relation de dépendance et d'impuissance vis-à-vis leur mari et leur père. Les approches marxistes-féministes qui ont adopté le concept de patriarcat comme outil analytique se sont justement souciées d'intégrer le fait du pouvoir masculin à une analyse de classe. L'attrait de ce concept tient à ce qu'il reconnaît que les hommes possèdent certains privilèges à être hommes et exercent ainsi un pouvoir sur les femmes, même au sein de la classe ouvrière. La difficulté a néanmoins été de démêler les rapports entre les hiérarchies de classe et de genre. Parlonsnous de deux systèmes, l'un gouvernant la « production » et l'autre la « reproduction », ou d'un seul ? Barrett fait remarquer que les tentatives de construire un système simple tendent vers le réductionnisme et le fonctionnalisme, en voulant montrer que le patriarcat se maintient au bénéfice de la classe détentrice du capital. Les analyses dualistes, d'un autre côté, n'ont pas encore établi de façon satisfaisante le rapport entre les deux types de hiérarchie. Ces hiérarchies sont-elles en conflit ou s'accommodent-elles mutuellement ? Et, qui plus est, par quel processus cet accommodement peut-il se réaliser ?

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Le détail de la critique de Barrett Pour Barrett, le principal défaut des théories dualistes est que celles-ci limitent inutilement la portée de la théorie marxiste en essayant de compenser par le concept de patriarcat l'insuffisance présumée des catégories marxistes, « aveugles au genre ». En fin de compte, l'introduction de ce concept ne résout rien, du moins du point de vue marxiste-féministe, puisqu'elle nous éloigne des intuitions essentielles du cadre théorique marxiste et nous ramène fermement sur le terrain de la sociologie empirique. Pour Barrett, le projet marxiste-féministe doit plutôt rectifier et développer la théorie marxiste afin que celle-ci puisse embrasser diverses structures sociales et démystifier leur rapport. En bornant la théorie marxiste au domaine de la production capitaliste, les théories dualistes nous empêchent de bâtir sur les fondements essentiels fournis par une conception matérialiste de la société — c'est-à-dire le rapport déterminant qui existe entre les divers niveaux de l'expérience et de l'organisation sociale humaines. La dernière approche marxiste-féministe majeure qu'évalue Barrett a pour point de mire la création de la subjectivité masculine ou féminine ainsi que la représentation des différences entre les genres dans la production culturelle. Cette approche a été considérablement influencée par le déplacement de la pensée marxiste vers l'idéologie, sous l'impulsion d'Althusser. Le rejet de l'économisme et la revalorisation de l'idéologie ont ouvert la porte aux marxistes-féministes soucieuses de situer les rapports entre les genres au centre de l'analyse marxiste, tout en évitant les problèmes du réductionnisme et de l'empirisme qui gangrènent les approches organisées autour des concepts de reproduction ou de patriarcat. Barrett identifie dans cette approche deux problèmes interdépendants, le premier étant sa tendance l'anhistoricité, causée par une forte mobilisation de la pensée psychanalytique. C e type d'approche n'est pas encore parvenu à offrir une analyse de l'idéologie et de la subjectivité de genre pouvant montrer comment celles-ci ont évolué dans le temps ou comment elles peuvent être reliées à des formations sociales spécifiques au cours de l'histoire. Deuxièmement, cette approche a

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tendance à négliger l'affirmation d'Althusser, certes nébuleuse mais essentielle, disant « en dernière instance » la primauté de la dimension économique, pour mieux défendre l'autonomie absolue de l'idéologie — une tendance qui se révèle le plus clairement dans les théories du discours, longuement critiquées ici. Pour Barrett, l'idéologie n'a plus aucune utilité analytique lorsqu'elle se trouve coupée de la réalité matérielle, puisqu'il devient alors impossible de proposer une théorie de la détermination — c'est-à-dire du changement historique fondé dans le principe de contradiction. Ces approches, comme les théories dualistes, nous ramènent donc en fin de compte à une théorie bourgeoise de la détermination multiple par divers facteurs — politique, idéologique, économique, et ainsi de suite. Après avoir identifié les problèmes majeurs de la réflexion théorique actuelle, Barrett tente de les résoudre par le biais d'une analyse reconnaissant l'importance des éléments idéologiques — la construction de la subjectivité de genre, ses déterminations et ses conséquences — sans arracher l'idéologie à son ancrage dans les rapports matériels. En même temps, elle propose d'utiliser une analyse historique pour naviguer entre le Scylla du réductionnisme et le Charybde de l'empirisme. Le capitalisme et la famille-ménage Pour Barrett, la clé de l'oppression des femmes est un complexe qu'elle nomme le « système de la famille-ménage ». Ce complexe intègre une structure sociale donnée — le ménage — et une idéologie donnée — la famille — qui, tout en étant reliées, ne sont pas parallèles. Dans la structure du ménage, un certain nombre de personnes, ayant habituellement des liens biologiques, dépendent du salaire de quelques-uns des membres adultes, principalement celui du mari/père, mais aussi du travail non rémunéré de la femme/mère pour tout ce qui a trait au ménage, à la préparation des repas, à la garde des enfants, et ainsi de suite. L'idéologie de la « famille » définit la vie familiale comme « naturellement » fondée sur une proche parenté, et convenablement organisée autour du gagne-pain d'un homme, dont la femme et

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les enfants seraient financièrement dépendants. La vie familiale est aussi conçue comme un havre d'intimité au-delà du domaine public du commerce et de l'industrie '. L'hypothèse fondamentale de Barrett est que le système familleménage n'est pas inhérent au capitalisme, quoiqu'il en soit venu au cours de l'histoire à constituer l'un des éléments des rapports de classe. Une telle structure n'était pas inévitable ; elle est issue d'un processus historique, par lequel une certaine idéologie, supposant le lien naturel des femmes à la domesticité, a été intégrée aux rapports de production capitalistes. Cette idéologie provenait en partie de conceptions précapitalistes sur la position sociale des femmes, mais était surtout une construction de la bourgeoisie, correspondant aux rapports familiaux bourgeois. Elle était acceptée par la classe ouvrière organisée du xixc siècle, au point d'être déterminante dans le développement des stratégies politiques des syndicats de métiers. Selon Barrett, le point de bascule dans la formation du système famille-ménage se situe au milieu du xix e siècle, au moment d'une lutte qui opposa une coalition de capitalistes et de travailleurs aux travailleuses, et qui eut pour résultat de permettre aux intérêts communs des syndicats de métiers masculins et de l'Etat bourgeois de l'emporter sur les intérêts des travailleuses. L'exclusion des femmes par les syndicats de métiers ainsi que la législation protectrice concernant les conditions de travail des femmes, votée en Angleterre dans les années 1840-1860, ont effectivement confiné les femmes à la sphère domestique, tout en posant les bases d'une division sexuée du marché du travail salarié. Dès que le système famille-ménage s'est mis en place, cette division était presque inévitable. Les divisions sexuées du travail, au sein du ménage et au sein du marché, ont servi à se renforcer l'une l'autre. La faible rémunération des femmes et leur ségrégation dans un nombre limité de professions ont contribué à fixer leur position dans la famille, et vice, versa. Les hommes de la classe ouvrière ont lutté pour le système famille-ménage, qui s'accordait à leurs intérêts à court terme. A la longue, selon Barrett, cette stratégie a cependant représenté une veritable défaite pour la classe dans son ensemble car elle divisait les

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intérêts des travailleurs et des travailleuses. Ces hommes auraient pu se mobiliser pour augmenter les salaires des femmes, ce qui aurait unifié et donc consolidé la classe ouvrière. A l'inverse, ils ont lutté pour obtenir une rémunération familiale, des organisations syndicales strictement masculines et une législation protectrice pour les femmes, dans le but d'éliminer la compétition d'une main-d'œuvre bon marché et de confiner la femme à la sphère domestique. D'un autre côté, précisément parce que le système famille-ménage divisait la classe ouvrière et parce qu'il représentait une force sociale fondamentalement conservatrice, son adoption par la classe ouvrière était dans l'intérêt à long terme de la bourgeoisie, sinon nécessairement dans son intérêt économique. La classe capitaliste a ainsi utilisé sa position hégémonique au sein de l'État pour imposer le système par le biais d'une législation protectrice appliquée tout au long du xix e siècle, et encore aujourd'hui dans l'État-providence. Barrett en conclut que l'oppression des femmes, sans avoir de fondements dans la période historique où le système famille-ménage s'est constitué, « a trouvé son fondement matériel dans les rapports de production et de reproduction du capitalisme d'aujourd'hui. » Elle explique : Un certain modèle de la dépendance féminine s'est établi dans les rapports de production du capitalisme, dans les divisions qui structurent le travail salarié et l'opposent au travail domestique. En tant que telle, l'oppression des femmes, qui n'est pas essentiellement inhérente à la logique du développement capitaliste, est devenue nécessaire pour la reproduction du mode de production dans sa forme actuelle2. Puisque l'oppression des femmes n'est pas un présupposé du capitalisme, il ne devrait pas être théoriquement impossible que celles-ci parviennent à l'émancipation au sein de la société capitaliste. Un telle émancipation exigerait : i) une nouvelle division du travail et des responsabilités familiales ; 2) la fin de la dépendance, réelle ou présumée, des femmes envers la rémunération des hommes ; 3) une transformation de l'idéologie du genre. Ces transformations seraient cependant extrêmement difficiles à réaliser, étant donnée

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leur enchevêtrement systématique dans le tissu des rapports sociaux capitalistes. Comme le conclut Barrett, ces divisions sont systématiquement intégrées à la structure et à la texture des rapports sociaux capitalistes en Angleterre, et elles sont essentielles à la stabilité politique et idéologique de cette société. Elles sont constitutives de notre subjectivité et aussi, en partie, de l'hégémonie politique et culturelle du capitalisme. Elles servent à nouer le rapport fondamental entre le système du travail salarié et l'organisation de la vie domestique, et il est impossible de penser qu'elles puissent être soustraites des rapports de production et de reproduction capitalistes sans transformer en profondeur ces rapports. C'est pourquoi le slogan « Pas d'émancipation des femmes sans socialisme ; pasde socialisme sans émancipation des femmes » est plus qu'un vœu pieux1. Cet état des lieux de la théorie féministe est impressionnant, tout particulièrement parce qu'il permet à Barrett d'identifier de manière remarquablement claire, quoiqu'un peu schématique, l'impasse dans laquelle se trouve le marxisme-féminisme. Si nous ne pensons pas que son analyse parvienne en fin de compte à sortir de cette impasse, nous y voyons indiquée la direction à emprunter si nous voulons ouvrir de nouveaux territoires. Il est absolument essentiel pour l'analyse marxiste-féministe de souligner, avec Barrett, le fait que le système famille-ménage, ce lieu décisif de l'oppression des femmes, n'est pas déterminé par les seules exigences fonctionnelles du capitalisme ; comme elle, il faut promouvoir une approche historique, attentive aux processus par lesquels la lutte des classes a façonné la division sexuée du travail. L'engagement de Barrett dans le développement d'une théorie du genre non-réflexive, mais matérialiste, est également crucial. Les problèmes de l'approche de Barrett Cependant, de notre point de vue, l'analyse de Barrett rate sa cible, en ce qu'elle échoue finalement à résoudre l'énigme de l'accord entre, d'un côté, la dynamique « aveugle au genre » du mode de production capitaliste telle que l'a décrite la théorie marxiste et, de l'autre, les opérations

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quotidiennes profondément sexistes de la société capitaliste. Une des principales raisons de cet échec est que Barrett se montre incapable de confronter de manière satisfaisante les problèmes théoriques majeurs auxquels toute analyse spécifiquement marxiste-féministe doit se confronter : comment est-ce possible, étant donnée la tendance capitaliste à l'accumulation et à l'utilisation maximale de la force de travail, que les femmes soient à ce point exclues de la production capitaliste et confinées au foyer ? Pour les théories du travail domestique, l'explication est que le système famille-ménage est en fait généré par l'accumulation du capital lui-même, ce qui élimine le problème initial. Comme nous l'avons vu, Barrett rejette une telle approche dans sa théorie d'un unique système (capitaliste et sexiste) et de son développement historique. Mais elle ne résout pas réellement le problème théorique qui est en jeu. Si la loi de l'accumulation est aveugle au genre, ce dont convient Barrett, comment se perpétuent les divisions entre les genres ? L'image que propose l'autrice, selon laquelle ces divisions seraient « intégrées à la structure [...] des rapports sociaux capitalistes », ne nous en dit pas plus. Qu'est-ce que cela veut dire ? Quels sont exactement les mécanismes qui recréent et renforcent la division sexuée au sein de la force de travail ? Comment ces mécanismes sont-ils reliés à l'impératif capitaliste de maximiser le profit ? L'analyse des processus historiques ne nous permet pas d'ignorer l'enjeu théorique sous-jacent, à savoir le fait que ces divisions sexuées sont perpétuées, et non minées, par le capitalisme. Barrett reconnaît qu'il est problématique d'affirmer que le système du travail domestique ne s'accorde pas nécessairement aux intérêts économiques de la bourgeoisie. Mais si le travail domestique sert surtout les intérêts politiques bourgeois, comme elle le prétend, comment expliquer que les capitalistes subordonnent leurs intérêts à court terme, soit la quête d'un profit maximal, à leurs intérêts politiques à long terme ? De la même manière, lorsqu'elle soutient que les divisions sexuées n'émanent pas d'un système patriarcal séparé, Barrett est contrainte de redéfinir les rapports de production. Pour elle, le terme ne se réfère pas simplement aux rapports de classe, mais « doit comprendre les divisions sexuées, ou raciales, les définitions des

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diverses formes de travail, c'est-à-dire qui doit travailler et dans quelle profession4. » Mais quel est le lien entre ces rapports et les rapports de classe capitalistes ? La question se pose d'autant plus que, pour Barrett, « les rapports créés par le travail salarié ainsi que la contradiction entre le travail et le capital — les deux caractéristiques défïnitionnelles du mode de production capitaliste — peuvent être dits "aveugles au genre" et fonctionnent tout à fait indépendamment du genre5. » Malgré le tour de passe-passe, nous sommes ramenées aux théories dualistes — et au problème initial : comment la contradiction entre le travail et le capital, présumée « aveugle au genre », est-elle liée aux rapports de production, dans lesquels la différence sexuée joue un rôle significatif? À notre avis, la simple affirmation que les rapports de production ont évolué au cours de l'histoire n'est pas suffisante. Pour dire les choses autrement, l'analyse de Barrett, quoique matérialiste dans son approche, ne parvient pas à identifier de fondements matériels pour l'oppression des femmes dans le capitalisme. Elle rejette non seulement les explications qui justifient l'oppression par l'exigence capitaliste de reproduction de la force de travail, mais aussi les propositions féministes radicales qui font de la reproduction biologique un fondement matériel. En outre, Barrett ne parvient pas à montrer sans ambiguïté que le système famille-ménage est dans l'intérêt vital et matériel d'aucun groupe social. Il ne bénéficie certainement pas aux femmes ni aux hommes de la classe ouvrière : a) parce qu'il n'est pas évident que le travail domestique des femmes améliore les conditions de vie de la classe dans son ensemble ; b) parce que ce système divise la classe ouvrière en mettant les hommes et les femmes en compétition au sein de la famille et en tant que travailleurs salariés ; et c) parce que rien de tel n'a jamais été rigoureusement établi. Même si les hommes de la classe ouvrière ont intérêt, en tant qu'hommes, à ce que se maintienne le système famille-ménage, Barrett ne croit pas que cet intérêt soit aussi fort que l'attestent certaines féministes. Le rôle de l'homme comme soutien de famille a) enferme en réalité les hommes dans le travail salarié ; b) prive ceux-ci d'un rapport intime avec leurs enfants ; et c) les opprime en leur imposant une définition rigide de la masculinité. Le mari ne peut donc être perçu, selon la proposition de Christine

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Delphy, comme « celui qui s'approprie en toute conscience la force de travail de sa femme et est en ceci responsable de l'exploitation de son travail au foyer6. » Enfin, il ne peut être dit que le système famille-ménage sert sans ambiguïté les intérêts de la classe capitaliste, quoique, du point de vue de Barrett, les capitalistes en bénéficient plus que tout autre groupe social. En effet, si le système n'est pas dans leur meilleur intérêt économique, il leur est très avantageux politiquement, puisqu'il « divise et affaiblit la classe ouvrière, et réduit son militantisme7. » C'est avant tout pour cette raison que la bourgeoisie, par le biais d'immenses investissements étatiques, a appuyé ce type de ménage. Si le système famille-ménage est une construction aussi fragile que le suggère l'analyse de Barrett, il est difficile d'expliquer pourquoi il s'est enraciné aussi profondément dans la société capitaliste. En effet, s'il sert les intérêts politiques de la bourgeoisie, il n'est pas, du moins selon l'analyse de Barrett, essentiel à la survie de la bourgeoisie. Encore ici, Barrett se trouve confrontée au problème de la suspension des intérêts à court terme des capitalistes en tant que classe, en faveur de leurs intérêts politiques. En outre, si les intérêts des hommes de la classe ouvrière, à la fois en tant qu'hommes et en tant que prolétaires, ne s'accordent pas en définitive à ce système, et s'il n'existe aucun fondement matériel dans les rapports sociaux de production et de reproduction pouvant mener la classe ouvrière à défendre ce système, il est difficile d'expliquer ce qui a empêché les mouvements ouvriers d'adopter en la matière une stratégie plus éclairée. Barrett est consciente du problème, et sa solution est de donner plus de poids à l'idéologie dans son analyse. Pour elle, l'idéologie du genre doit être conçue comme une force matérielle car elle se transforme en identité de genre et existe au niveau de notre subjectivité. Même si le système famille-ménage ne sert pas les intérêts des hommes et des femmes de la classe ouvrière, « il ne s'en suit pas que toutes les femmes, ou toute la classe ouvrière, souffrent simplement de fausse conscience et méconnaissent leurs propres intérêts. L'identité de genre et l'idéologie de la famille sont intégrées à notre subjectivité et à nos désirs, à un niveau bien plus profond que celui de la "fausse

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conscience8". » Barrett suggère ainsi que l'idéologie du genre est assez puissante pour contrer ou encaisser les coups de la loi de l'accumulation, présumée « aveugle au genre ». Une telle hypothèse appelle évidemment l'analyse de la production de l'idéologie du genre et de ses dynamiques, mais aussi des conditions nécessaires pour en changer le contenu. Barrett n'apporte pas dans son livre de réponse détaillée à ces questions. Peut-être les explorera-t-elle davantage dans de prochains ouvrages9. Pour l'instant, Barrett nous laisse supposer que l'idéologie de la différence entre les genres, produite par des mécanismes que nous ne comprenons pas encore mais qui, semble-t-il, opèrent indépendamment des rapports sociaux capitalistes, a été assez puissante pour avoir un effet propre sur la formation des rapports sociaux capitalistes dans l'histoire et demeure assez puissante aujourd'hui pour continuer de reproduire cette situation. Il va de soi qu'une telle analyse prête le flan aux critiques formulées envers les théories dualistes, entre autres par Barrett elle-même. Les syndicats et la législation protectrice Il nous faut maintenant discuter plus longuement du récit historique proposé par Barrett, qui fait l'objet d'un consensus nouveau parmi les marxistes-féministes — à savoir le fait que le système famille-ménage, et la ségrégation résultante des femmes dans les secteurs les plus faiblement rémunérés de la production capitaliste, seraient la conséquence de la législation protectrice et des politiques d'exclusion des syndicats de métiers'". La législation protectrice, qui a proscrit le travail de nuit pour les femmes et les a empêché d'être employées dans certaines industries, a contribué à structurer la division sexuée du travail en retirant aux femmes la possibilité de faire compétition aux hommes sur un pied d'égalité dans certains métiers spécialisés — par exemple l'extraction minière et l'imprimerie — et, plus généralement, en rendant le travail des hommes plus attrayant pour les capitalistes. Barrett soutient que la position précaire des femmes dans le travail capitaliste a ensuite assuré le maintien de leur rôle domestique au sein de la famille et leur dépendance envers les hommes.

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Il est très difficile de défendre l'idée qu'un édifice socio-politique aussi précaire ait pu jouer un tel rôle dans la détermination de la division sexuée du travail ou du système famille-ménage, en Angleterre ou aux Etats-Unis. L'exemple des Etats-Unis est d'autant plus problématique que la législation protectrice a été votée assez tardivement au xx" siècle. Une première loi, restreignant la journée de travail des femmes à dix heures, est passée en Ohio en 1852. Vingt-cinq ans plus tard, seulement deux autres Etats et un territoire avaient voté des lois concernant les durées maximales de travail ; en 1908, seuls dix états avaient de telles lois ". En outre, si l'application de la législation protectrice était déjà un processus lent et ardu, très peu d'efforts étaient consacrés à faire respecter les lois votées au xixe siècle et au début du xxc siècle. Avant 1908, seuls cinq ou six états prévoyaient dans leurs lois la présence d'inspecteurs d'usines'2. Et même lorsque de telles dispositions étaient prévues, leur effet était grandement affaibli par une supervision insuffisante et un traitement plutôt indulgent des fabricants délinquants". La question est plus complexe en Angleterre, où la législation protectrice a été votée au niveau national et paraît avoir été mieux imposée. La première loi d'importance a été le célèbre l'en HoursBill, voté au Parlement en 1847, qui limitait le travail des femmes à dix heures par jour dans les fabriques de textile seulement. Au cours des deux décennies qui ont Suivi, de nouvelles versions modifiées de cette loi ont été appliquées à d'autres industries, et le parlement a également étendu ses dispositions aux ateliers en 1867. En plus de ces projets de loi limitant la journée de travail, le Mines Régulation Act de 1842 a interdit l'embauche des femmes dans les mines souterraines'4. Les témoignages recueillis jusqu'à maintenant, même s'ils sont limités et quelque peu impressionnistes, suggèrent que l'ensemble de ces lois n'a pas eu d'effet déterminant sur les structures de la division sexuée du travail. Le Ten Hours Bill, dans la mesure où il a été efficace, semble avoir restreint le travail des hommes autant que celui des femmes'5. Si cela est bien le cas, le projet de loi n'a pas pu affecter négativement les débouchés des femmes dans l'industrie. En effet, c'est précisément parce qu'une division sexuée du travail existait déjà dans

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l'industrie du textile — au point où le travail des hommes, des femmes et des enfants était tout à fait interdépendant —, que le Ten Hours Bill était en mesure de diminuer les heures de travail pour tous en limitant seulement celles des femmes et des enfants. Le projet de loi ne semble pas non plus avoir entraîné une substitution massive des travailleurs aux travailleuses, dans l'ensemble de l'industrie comme dans les secteurs particuliers. Dans les faits, la proportion de femmes dans l'industrie du textile a continué d'augmenter pendant la dernière partie du xix c siècle"'. Il est probable que l'extension de la législation protectrice aux autres industries, durant la seconde moitié du xix c siècle, n'a pas non plus réussi à transformer la division sexuée du travail. Dans l'ensemble, les lois étaient à la fois moins strictes que celles qui prévalaient dans l'industrie du textile, permettant souvent de plus longues journées de travail, et imposées avec peu d'efficacité. Cependant, lorsque ces lois ont enfin été appliquées, les ouvriers spécialisés avait déjà des journées de travail généralement plus courtes que celles fixées par la législation : dès les années 1870, plusieurs syndicats étaient parvenus à limiter la journée de travail de leur métier à neuf heures. Au tournant du siècle, cette forme de législation protectrice était devenue presque anachronique, puisque la journée de travail normale dans la plupart des industries était descendue à neuf heures et demie '7. L'exclusion des femmes par les syndicats de métiers spécialisés, comme la législation protectrice, ne suffit pas à expliquer la division sexuée du travail. Il n'y a aucun doute que les syndicats de métiers ont appliqué une politique stricte d'exclusion en Angleterre et aux EtatsUnis pendant les trois premiers quarts du xix e siècle. Il est aussi vrai que cette politique se voyait souvent justifiée par l'idéologie patriarcale de la différence des sexes. Nous doutons néanmoins que cette politique ait pu avoir l'effet suggéré par Barrett. Même si les syndicats de métiers avaient tout à fait réussi à exclure les femmes de leur métier — ce qui n'est pas le cas —, il est difficile de penser que cette politique ait pu affecter l'ensemble de la division sexuée du travail capitaliste, puisque les métiers spécialisés organisés en syndicats au xixc siècle n'en représentaient qu'une petite partie.

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Archive des luttes syndicales Les témoignages historiques minent également l'hypothèse de Barrett, selon laquelle les modes de syndicalisation des hommes de la classe ouvrière étaient principalement déterminés au xixe siècle par l'idéologie patriarcale précapitaliste. La réforme législative et l'organisation industrielle démentent tous les deux cette affirmation. Le mouvement en faveur du l'en Hours Bill, l'un des premiers efforts de réforme et l'un de ceux ayant rencontré le plus de succès, est particulièrement révélateur en ce sens. Pour Barrett, ce mouvement a incarné le désir des hommes d'exclure les femmes de la production, exprimant ainsi leur idéologie précapitaliste de la différence des sexes. Cependant, plusieurs historiens soutiennent que le premier objectif de la fraction ouvrière du mouvement était de réduire la journée de travail pour tous. Hutchins et Harrison, par exemple, suggèrent que la revendication pour une diminution des heures de travail des femmes, apparue en 1841, c'est-à-dire assez tardivement dans l'histoire du mouvement, ne représentait qu'une nouvelle approche aux tentatives de restriction du travail adulte : cette revendication aurait été adoptée seulement après l'échec de stratégies antérieures, centrées sur la restriction du temps de travail des enfants et/ou de la force motrice,a. La première revendication formulée par la composante ouvrière du mouvement — et aussi la plus constante — a été de réduire la journée de travail pour tous'9. Cependant, l'opposition inflexible de la bourgeoisie à toute restriction du travail masculin adulte ainsi que l'indignation croissante de la classe moyenne contre les conditions de travail en usine des enfants, et plus tard des femmes, ont façonné la stratégie ouvrière à partir des années 1830 2°. Cette stratégie était de réduire la journée de travail adulte indirectement, par le biais d'une législation limitant les heures des enfants, qui empêcherait aussi les adultes de travailler plus longtemps. Le projet de loi de Sadler, appuyé par le mouvement et présenté au Parlement en 1832, aurait eu un tel effet, en réclamant un plafond de dix heures de travail par jour pour les enfants de moins de dix-huit ans et l'interdiction du travail de nuit pour les moins de vingt-et-un ans. Le projet de loi du gouvernement,

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voté en 1833 à la place de celui de Sadler, prévoyait des restrictions plus strictes du travail des enfants, mais représentait finalement une défaite pour le Sbort-Time Movement puisqu'il permettait aux fabricants de continuer à employer les adultes pour de longues heures en laissant les enfants se relayer21. Le Short-TimeMovement a répondu en manifestant pour une restriction de la force motrice et pour une nouvelle loi sur les manufactures, limitant à dix heures la journée de travail de tous les moins de vingt-et-un ans, loi qui a finalement été introduite par Lord Ashley en 1837. Le Parlement, reconnaissant qu'il s'agissait de tentatives à peine voilées de limiter le temps de travail de tous, a rejeté les deux projets de loi22. C'est à ce moment que le militantisme pour la restriction des heures de travail des femmes s'est affirmé pour la première fois au sein du mouvement, qui a donné voix à cette nouvelle revendication par une campagne dynamique dans les années 1840. La vigueur de l'offensive, combinée à la dépression économique, a suffit à persuader le Parlement de voter en faveur du Ten Hours Bill en 184723. Barrett a connaissance de cette interprétation des faits, même si elle n'en tient pas compte dans Women 's Oppression Today. Dans un article écrit avec Mary Mclntosh, nous lisons : On a dit que le Ten-Hours Movement a, dans un sens, accepté un compromis avec les philanthropes, en considérant la restriction des journées de travail des femmes et des enfants en usine comme le seul moyen d'obtenir une réduction des heures pour tous. Comme l'a formulé Ray Strachey, les hommes « se cachaient dans les jupes des femmes » lorsqu'ils défendaient le Ten HoursAct de 1847 par « compassion » envers les femmes et les enfants, en sachant très bien qu'ils réduiraient du même coup leurs propres journées de travail [...J. Mais la législation des manufactures afinalementaccentué la différenciation du travail des hommes et des femmes : elle a, du même coup, consolidé les modèles de ségrégation des emplois, confinant les femmes à une série limitée de métiers mal rémunérées, souvent à l'extérieur des manufactures24. Barrett et Mclntosh ne semblent pas contester l'hypothèse que la première motivation du mouvement des manufactures était de limiter le

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travail adulte. Or, elles soutiennent que, peu importe la motivation, l'effet de la loi a été de contribuer à une division discriminatoire du travail selon le genre. Evidemment, l'argument que la législation protectrice « a finalement accentué la différenciation du travail des hommes et des femmes » et « a consolidé les modèles de ségrégation des emplois » doit être distingué de la proposition de Women's Oppression Today — à savoir que la législation est la cause première de la ségrégation du travail selon le genre. L'histoire des syndicats de métiers pose les mêmes problèmes à l'analyse de Barrett. Si l'on peut énumérer plusieurs cas de politiques discriminatoires des syndicats, justifiées par d'éloquents discours sur la « place » de la femme, il existe aussi un bon nombre d'exemples d'appui de la part de ces mêmes syndicats envers les activités de syndicalisation et de grève des femmes, et l'on peut même trouver à l'occasion des conférences et des journaux syndicaux adoptant un point de vue féministe25. Nous n'insisterons pas sur le fait que les syndicats de métiers masculins appuyaient souvent les travailleuses pour mieux camoufler leur passé lourd et incontestable de discrimination. Nous voudrions néanmoins suggérer que le pouvoir de l'idéologie patriarcale est manifestement insuffisant lorsque vient le temps d'expliquer l'activité des syndicats de métiers vis-à-vis des femmes. Une telle explication aurait pour résultat de rendre l'histoire des syndicats de métiers beaucoup plus homogène qu'elle ne l'a réellement été26. L'unanimité presque parfaite avec laquelle les syndicats de métiers se sont opposés à l'inclusion des femmes était partie intégrante d'une tentative plus générale de limiter la concurrence, potentiellement désastreuse, d'une main-d'œuvre prête à travailler à bas prix. Plus encore que la mécanisation, ce sont les métiers « indignes » — un euphémisme pour le travail non spécialisé — qui ont représenté la principale menace pour les ouvriers de métier pendant les premiers deux tiers du xixe siècle : le contrôle de l'accès aux métiers a été l'arme principale des syndicalistes pour préserver leur position relativement privilégiée dans le marché du travail. Le moyen était de renforcer les règles de l'apprentissage des métiers, ou encore, dans le cas de nouveaux métiers industriels comme le filage sur mule-jenny, de créer un système d'apprentissage artificiel27.

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Il est tout à fait superflu de recourir à l'idéologie pour expliquer l'opposition inflexible des syndicats de métier à l'inclusion des femmes. Il est clair que, lorsque les syndicats étaient incapables d'exclure les femmes, une dépression rapide des salaires et une dégradation générale du travail ont suivi. Le récit que fait Barbara Taylor de la grève du London Joumeymen Tailors Union [Syndicat des Compagnons tailleurs de Londres] contre le travail effectué à domicile, en 1833, illustre bien cette dynamique18. Le LJTUétait, dans les faits, l'un des syndicats les plus puissants en Grande-Bretagne au cours du xvine siècle, contrôlant les heures, le prix et le recrutement de la main-d'œuvre. Au début du xixe siècle, cette position privilégiée a été menacée par une réorganisation de la production, qui a permis aux capitalistes de remplacer le travail relativement coûteux des tailleurs par la main-d'œuvre bon marché des femmes travaillant à domicile. Le LJTU a cherché à empêcher la production à l'extérieur des ateliers et a remporté un certain succès jusqu'aux années 1820. Cependant, la croissance de l'industrie du prêt-à-porter, fondée sur le travail à domicile de femmes employées pour des salaires de misère, a fini par casser le syndicat dans les années 1830. La grève de 1833 contre le travail à domicile des tailleuses était la dernière tentative des tailleurs pour conserver leur position. Un tailleur du milieu du xixe siècle a résumé dans les termes suivants l'effet du travail des femmes : Lorsque j'ai commencé dans ce domaine (la fabrication de gilets), il n'y avait que très peu femmes qui y travaillaient. Quelques gilets blancs leur ont été donnés, dans l'idée que les femmes les feraient plus proprement que les hommes... Mais depuis que s'est répandu le système d'exploitation des ateliers de misère, les contremaîtres ont cherché partout cette main-d'œuvre qui accepte de travailler pour un prix inférieur. Ainsi la femme s'est trouvée en compétition avec le mari, et la fille avec la femme... Si l'homme refuse de réduire le prix de son travail à celui de la femme, eh bien, il doit rester sans emploi">... Le scénario s'est répété dans plusieurs autres industries au cours du xixe siècle : l'imprimerie à Edimbourg, les métiers de tailleurs, la poterie et la fabrication de cigares en Ecosse3".

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Il est d'autant plus évident que la concurrence, plus que l'idéologie, a déterminé l'exclusivisme masculin, que les syndicats ont eu tendance à inclure les femmes et ont même offert un appui important à leurs efforts de syndicalisation et de grève, lorsque celles-ci n'étaient pas en concurrence avec les hommes ou lorsqu'elles étaient employées dans une branche depuis toujours. C'était parfois les mêmes syndicats qui interdisaient l'entrée aux femmes dans leurs métiers et qui soutenaient les efforts de syndicalisation et de grève des femmes dans d'autres branches ou d'autres secteurs de leur propre branche. Par exemple, le London Union of Journeymen Bookbinders [Syndicat des Compagnons relieurs de Londres] a appuyé les plieuses et les relieuses lors de leur querelle avec les Bible Societies dans les années 1830 et 1840, et les Glasgow Mulespinners [Fileurs de Glasgow] ont fait campagne pour l'égalité salariale des femmes dans les années 1830 31 . Un autre exemple célèbre provient des Etats-Unis, où les Iron Molders [Mouleurs de fer], tout en excluant catégoriquement les femmes de leur syndicat, ont fourni d'importantes ressources financières à la grève des blanchisseuses Troy en 1869". Les cordonniers de Lynn, Massachusetts, qui ont systématiquement appuyé les cordonnières des années 1830 aux années 1860, offrent encore un exemple étonnant33. Dans les métiers non spécialisés qui employaient des femmes, les syndicats ont presque toujours appliqué une politique d'inclusion — les premiers syndicats de ce type en Angleterre ont été ceux du tissage. Les « nouveaux syndicats », qui organisaient le travail non spécialisé vers la fin du xixc siècle, intégraient généralement les femmes sur un pied d'égalité avec les hommes34. Aux Etats-Unis, le meilleur exemple est, évidemment, celui des KnightsofLabor [Chevaliers du travail], le seul syndicat national du xixc siècle organisé par manufacture plutôt que par métier35. Encore une fois, nous ne voulons pas suggérer que les hommes dans les syndicats de métiers ou que les travailleurs en général appuyaient l'égalité des femmes dans le travail et dans les autres aspects de la vie sociale ; nous ne voulons pas non plus nier que ces hommes pouvaient avoir des idées sexistes au sujet des femmes. Ces exemples servent plutôt à montrer qu'une bonne compréhension de l'histoire du rapport

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des syndicats de métiers aux femmes requiert une analyse du contexte socio-économique plus complexe que celle offerte par Barrett et les autres défenseurs de son point de vue. En outre, les faits que 1) les syndicats de métiers n'ont pas tout à fait réussi à exclure les femmes de leurs métiers et 2) les hommes de la classe ouvrière, surtout dans les syndicats non spécialisés, ont souvent appuyé les travailleuses, suggèrent que la division sexuée du travail au xix e siècle était étayée par autre chose que le comportement des syndicats de métiers. En effet, les stratégies de ces syndicats, comme la législation protectrice, ne peuvent être expliquées sans reconnaître que les femmes sont arrivées sur le marché du travail capitaliste dans une position déjà défavorisée. Les stratégies organisationnelles des hommes de la classe ouvrière semblent avoir été une réponse à — et non une cause de — la marginalisation des femmes dans le travail salarié'6. Les fondements matériels du système famille-ménage En somme, les problèmes que nous avons identifiés dans l'interprétation de Barrett peuvent tous être ramenés à une lacune majeure de son analyse — l'absence de fondements matériels pour le développement et la reproduction du système famille-ménage au cours de l'histoire, pour la division sexuée du travail et pour l'oppression des femmes dans le capitalisme. Nous ne contestons pas l'hypothèse que le système famille-ménage puisse servir les intérêts politiques de la bourgeoisie ni que les hommes de la classe ouvrière (du moins ceux occupant des emplois spécialisés) cherchaient à exclure les femmes des secteurs les mieux payés de la production ni que l'ensemble des hommes avaient un certain intérêt à maintenir leur contrôle de la vie des femmes pour des raisons à la fois pratiques et émotionnelles. Nous dirions même que les intérêts à court terme des hommes dans une telle situation sont plus grands que ne l'accorde Barrett. A notre avis, la question essentielle reste néanmoins de savoir comment les hommes ont pu maintenir le système contre la volonté des femmes, étant donnée la force opposée, « aveugle au genre », de l'accumulation capitaliste37. Dans la suite de cet essai, nous aimerions suggérer une autre possibilité d'interprétation analytique et historique, qui accorde davantage

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de poids aux exigences de la reproduction biologique. C'est une position quelque peu hérétique pour les féministes socialist [révolutionnaires]. La plupart d'entre elles, dont Barrett, sont très réticentes à admettre que les différences biologiques puissent contribuer à déterminer la position sociale des femmes. Cette réticence a pour sens implicite la préoccupation tout à fait saine de ne pas s'engager par mégarde sur le chemin du déterminisme biologique38. Soyons claires d'emblée. Nous ne désirons pas soutenir que les faits biologiques de la reproduction déterminent en eux-mêmes les rapports sociaux, dans le capitalisme ou dans toute autre formation sociale. Nous proposons néanmoins de prendre au sérieux Timpanaro lorsqu'il suggère que le rapport entre le naturel et le social doit être intégré à l'analyse39. De notre point de vue, une explication matérialiste de l'oppression des femmes doit tout simplement considérer la manière par laquelle le système de classe de la production capitaliste peut assimiler les faits biologiques de la reproduction, mais aussi la mesure dans laquelle les différences biologiques peuvent déterminer dans ce contexte la participation des femmes à la vie économique et politique, leur capacité à s'organiser pour la défense de leurs intérêts et de leurs besoins, et ainsi de suite. En outre, le problème doit être abordé d'un point de vue historique. Nous devons réfléchir à la manière par laquelle le développement historique du capitalisme a pu transformer ce rapport entre le naturel et le social. Nous proposons d'analyser le développement de la division sexuée du travail capitaliste et la formation du système famille-ménage dans le contexte d'une contradiction entre les dynamiques capitalistes de production et les exigences de la reproduction biologique. D'un côté, comme Marx et Engels l'ont soutenu, l'accumulation capitaliste a nettement tendance à tirer les femmes vers le travail salarié et à poser ainsi les bases matérielles de leur indépendance par rapport aux homme* De l'autre côté, cependant, les exigences de la reproduction biologique ont fait obstacle au plein développement de cette tendance au cours de l'histoire. La contradiction nous apparaît évidente. Les faits biologiques de la reproduction — la grossesse, l'accouchement, l'allaitement des enfants

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— ne sont pas a priori compatibles avec la production capitaliste, et cette compatibilité ne pourrait être atteinte qu'au prix d'investissements importants pour les congés de maternité, les services de nourrice et de garde d'enfants, et ainsi de suite. Les capitalistes ne sont pas prêts à de telles dépenses, qui augmentent les coûts du capital variable sans accroître également la productivité du travail, réduisant ainsi les taux de profit. Sans ces dépenses, cependant, la reproduction de la force de travail se met à poser problème pour l'ensemble de la classe ouvrière et, plus particulièrement, pour les femmes40. Dans ce qui suit, nous allons explorer les effets produits par cette contradiction sur la position des femmes dans le capitalisme au cours des xixe et xxe siècles. Notre analyse se divise en trois parties. Dans la première, nous soutiendrons que la division sexuée du travail et le système famille-ménage, tels qu'ils se sont développés dans l'Angleterre et les Etats-Unis du xixe siècle, ont été essentiellement déterminés par les exigences de la biologie et de la structure de classes. Comme le fait remarquer Barrett, si le capital abandonne à la classe ouvrière le problème de la reproduction de la force de travail, il n'est pas pour autant nécessaire que cette reproduction se fasse dans le cadre d'une hiérarchie des sexes. Il n'est pas non plus requis que les femmes soient, plus que les hommes, responsables de l'éducation des enfants et du travail domestique. Cependant, nous voudrions poser l'hypothèse que les faits biologiques de la reproduction, dans la mesure où ils déterminent à la fois les divisions sexuées du travail et l'équilibre des pouvoirs entre les hommes et les femmes, ont rendu cet état de fait probable, sinon inévitable. Dans la deuxième partie, nous réfléchirons aux conséquences du développement capitaliste au xxe siècle. Nous soutiendrons que le développement rapide des forces de production a posé le premier jalon d'un dépassement des contraintes de la reproduction biologique par les femmes, quoique les rapports de production capitalistes continuent de restreindre la marche vers l'égalité. La raison n'est pas que les divisions sexuelles sont « intégrées » aux rapports de production capitalistes, comme le soutient Barrett. Le capitalisme tend en effet à ébranler ces divisions et à restructurer la force de travail. Mais sa disposition

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aux crises périodiques, et du même coup à la détérioration des conditions de vie de la classe ouvrière, empêche de rompre tout à fait avec le système famille-ménage et consolide la subordination des femmes. Nous conclurons en considérant brièvement le rôle de l'Etat et de l'idéologie dans la création et la reproduction de l'oppression des femmes. Une fois situés les fondements matériels de l'oppression des femmes, il sera possible de construire un cadre d'analyse des rôles respectifs de l'État et de l'idéologie, en accordant à chacun une autonomie relative mais en reconnaissant aussi qu'ils relèvent en dernier lieu des rapports matériels. La reproduction biologique et la structure de classes au xix c siècle L'assignation des femmes à la reproduction et leur marginalisation dans le travail salarié précèdent la législation protectrice et le^ politiques des syndicats de métiers, plutôt que d'en être les conséquences. Toutes les études consacrées au travail des femmes au xixe siècle indiquent que la plupart d'entre elles se sont retirées du travail à temps plein dans les manufactures et les commerces après avoir donné naissance à leur premier enfant. Longtemps avant l'existence de législation protectrice ou de contrats syndicaux, les femmes mariées organisaient leur travail autour de leurs responsabilités domestiques. Elles ont assuré, comme souvent leurs enfants, des contributions économiques importantes à leur ménage. Cependant, alors que leurs fils et leurs filles entraient dans le travail non spécialisé, les femmes avec des enfants devaient gagner leur vie dans des emplois compatibles avec les tâches parentales et ménagères : en travaillant à temps partiel, à domicile, de façon saisonnière, ou encore en prenant des logeurs, etc 4 '. L'exception confirme la règle : lorsque les femmes pouvaient travailler avec leurs enfants à leurs côtés, leur taux de participation augmentait — par exemple, les mères italiennes dans les conserveries, les mères immigrées dans les moulins à textile de la Nouvelle-Angleterre et dans les premières manufactures de coton anglaises42. Les femmes mariées qui ont trouvé de l'emploi dans les manufactures, le plus souvent celles du textile et du vêtement, appartenaient à des familles dont les maris effectuaient majoritairement

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un travail saisonnier ou encore à très faible revenu43. Même dans les villes industrielles du textile, où les débouchés étaient plus nombreux encore pour les femmes que pour leurs maris — un cas assez extraordinaire —, le taux de participation des femmes était bas : 17% à Roubaix en 1872, dont 54 % employées dans les manufactures ; 26 % à Preston en 1851, dont deux-tiers dans les manufactures44. En 1887, aux États-Unis, bien avant toute législation importante, seulement quatre pour cent de toutes les employées de manufacture étaient mariées4S. Ces faits soulèvent deux enjeux. Premièrement, pourquoi certains aspects de la reproduction de la classe ouvrière — notamment la tâche d'élever des enfants — sont-ils demeurés extérieurs à la production capitaliste, de manière à développer une division selon laquelle une seule personne dans le ménage était principalement responsable pour ce travail nécessaire ? Deuxièmement, pourquoi les femmes ont-elles été reléguées à la position de travailleuse domestique plutôt que les hommes ? Dans l'économie préindustrielle, la reproduction pouvait s'adapter aux exigences de la production, qui était encore organisée par les travailleurs eux-mêmes, artisans ou à domicile46. L'industrialisation a fondamentalement modifié la situation, en retirant aux travailleurs le contrôle du processus de production. La détermination croissante des rythmes de travail par la production mécanisée a posé le problème de la coordination du travail producteur et reproducteur. En théorie, l'organisation de la production n'empêche pas nécessairement la réconciliation de ces deux aspects du travail. Mais, dans les faits, les rapports de classe capitalistes — le contrôle du temps du travailleur et l'extraction constante de plus-value qui l'accompagne — ont fait en sorte que la survie de la classe ouvrière soit sérieusement menacée par la croissance de la production industrielle. Le système famille-ménage est advenu comme une manière de résoudre cette crise. Lorsque Barrett affirme que cette résolution particulière a été déterminée par une idéologie de la différence des sexes antérieure au capitalisme, elle présume qu'il existait des possibilités autres que celle d'implanter la reproduction de la force de travail au foyer — une hypothèse qui doit maintenant être abordée et justifiée.

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Il est nécessaire, pour que la reproduction quotidienne et intergénérationnelle de la force du travail s'effectue à l'extérieur du foyer, de rendre disponibles sur le marché divers biens et services relativement peu coûteux — des services de blanchissage et de ménage, des repas préparés, des services de gardes d'enfants, et ainsi de suite. Si les salaires ne sont pas assez élevés pour se procurer l'ensemble de ces biens et services, le travail domestique doit être accompli en plus du travail salarié pour combler l'écart. Des études ont montré que plusieurs salaires étaient nécessaires pour subvenir aux besoins fondamentaux de la plupart des familles de la classe ouvrière de la première moitié du xix c siècle, et même de la seconde, malgré une augmentation effective des salaires47. Ainsi, une part considérable des tâches domestiques devait encore être effectuée dans des conditions extrêmement précaires, qui en faisaient un travail exigeant et chronophage48. La journée de travail était longue dans la production capitaliste hors du foyer — de douze à quatorze heures, parfois plus. Etant données ces circonstances, une forme de division du travail — où une personne prend en charge le travail domestique en plus d'un travail salarié d'appoint, tandis que l'autre gagne un salaire à temps plein — était nettement préférable à une autre — où deux adultes font de longues journées dans une manufacture avant de rentrer au foyer pour y accomplir un travail supplémentaire. Le facteur déterminant a cependant été l'incompatibilité de la garde des enfants et du travail à l'extérieur du foyer. En théorie, il aurait pu être possible qu'un couple de travailleurs paie pour la garde de ses enfants, mais, en pratique, la survie des enfants était menacée lorsque les deux parents travaillaient. Les salaires étaient généralement faibles, et les fonds supplémentaires pour la garde des enfants ne pouvaient pas être amassés lorsque deux adultes devaient travailler seulement pour se procurer les moyens de subsistance de leur famille au quotidien. Dans plusieurs secteurs de la classe ouvrière, les femmes ne pouvaient que très rarement économiser pour la garde des enfants. Elles laissaient les enfants à eux-mêmes, sous la surveillance de frères et de sœurs un peu plus âgés, ou d'un voisin qui pouvait garder un œil sur eux de temps en temps49. Engels rapporte que les enfants étaient tués dans

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des accidents domestiques deux fois plus souvent à Manchester, où le travail en manufacture était fréquent chez les femmes, qu'à Liverpool, où les mères pouvaient trouver d'autres emplois5". Les exigences de la garde d'enfants étaient particulièrement difficiles à réconcilier avec les heures longues et épuisantes requises par les employeurs capitalistes. La nécessité d'éduquer et de surveiller les enfants plus âgés ne peut pas cependant justifier le confinement de la femme à la maison... mais le rôle biologique des femmes dans la reproduction le peut. Plusieurs témoins du xix e siècle considéraient que le travail en manufacture était particulièrement malsain pour les femmes. Engels rapporte que les ouvrières vivaient des accouchements plus difficiles que les autres femmes, et que les fausses couches étaient plus répandues parmi celles-ci que dans la moyenne5'. L'enjeu ici n'est pas tant l'effort physique requis des femmes enceintes, puisque les femmes des sociétés précapitalistes savaient combiner l'effort du travail à la grossesse, à l'allaitement, etc. Ce n'est que là où la conciliation a eu lieu avec succès que les femmes ont conservé le contrôle de leur participation à la production : elles étaient alors en mesure d'organiser leur travail selon les besoins de la grossesse — par exemple, en prenant plus de temps de repos. Si les conséquences du travail en manufacture ont été néfastes pour les femmes, elles semblent avoir été désastreuses pour leurs enfants, pour la raison que les ouvrières ne pouvaient pas allaiter. L'allaitement au biberon n'était pas un substitut possible pour la plus grande partie du xix e siècle. Les techniques de stérilisation n'étaient pas connues, et l'allaitement au biberon augmentait de façon considérable le taux de mortalité infantile. L'unique autre option, la nourrice, n'était généralement pas possible pour la classe ouvrière, puisque les enfants devaient être envoyés au loin chez des femmes pauvres qui prenaient trop de nourrissons et ne pouvaient souvent pas les nourrir adéquatement. Chez les nourrisses également, le taux de mortalité infantile était assez élevé52. Comme l'allaitement des enfants était nécessaire pour garantir leur survie, et comme les employeurs refusaient d'accommoder les femmes enceintes et leurs nourrissons, il y avait un certain sens à ce que

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Pour un féminisme de la totalité

la femme reste au foyer, si la famille pouvait se le permettre, alors que son mari travaillait. Lorsque les femmes passaient une grande partie de leur vie conjugale à porter et à allaiter des enfants, comme c'était le cas au xix c siècle, la logique de la division sexuée du travail, incarnée par le système famille-ménage, s'imposait de manière écrasante. Pour pleinement participer à la production, les femmes avaient besoin d'un ensemble de services de soutien — notamment une crèche en milieu de travail, des pauses pour l'allaitement et des congés de maternité payés. Or, là où les conditions de travail étaient déjà à peine soutenables, où les employeurs faisaient preuve d'une hostilité systématique envers les syndicats, où l'assurance chômage, les indemnités pour les accidents de travail, la réglementation de sécurité, etc. n'existaient pas, de tels services de soutien ne pouvaient être qu'un rêve utopique. La classe ouvrière, à peine assez forte pour défendre ses acquis, n'était pas en position de soutirer ces énormes concessions du capital. Dans l'absence des services nécessaires, et même si le mouvement ouvrier avait adopté une position moins ambiguë envers le travail salarié des femmes, l'égalité salariale et l'accès aux métiers spécialisés n'auraient pas résolu le problème. Même une ouvrière spécialisée aurait été contrainte d'arrêter le travail au début de sa grossesse. En outre, la plupart des ouvrières, comme la plupart des ouvriers, n'étaient ni hautement spécialisées ni bien rémunérées. Nous ne pouvons donc pas supposer que les revenus combinés de deux travailleurs à temps plein et à salaire égal auraient suffi à acheter des alternatives au travail reproducteur de la mère. Pour assurer une forme non patriarcale de reproduction de la classe ouvrière, il aurait fallu bien plus que l'égalité salariale 51 . Défendre l'idée que la division sexuée du travail a des fondements matériels ne revient pas à dire que l'idéologie précapitaliste de la famille patriarcale et l'idéologie bourgeoise des « deux sphères » n'ont eu aucun rôle à jouer dans l'établissement du système famille-ménage au sein de la classe ouvrière. C e n'est pas non plus nier que les hommes avaient un intérêt matériel à imposer une idée de la famille où les femmes et les enfants étaient sous leur contrôle, où le respect et le pouvoir leur revenaient, et où leurs besoins passaient au premier

Repenser l'oppression des

femmes

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rang. Mais les hommes de la classe ouvrière n'avaient pas les moyens de maintenir cette forme de foyer contre l'opposition des femmes. Nous ne sommes pas non plus satisfaites d'expliquer la prévalence de l'idéal famille-ménage comme une « fausse conscience » au sein de la classe ouvrière. Il nous semble plutôt, étant données les conditions historiques de l'émergence du système, que les forces productives et les rapports de production capitalistes ont donné à la reproduction biologique une capacité de coercition. Là où les pressions sur le niveau salarial de la classe ouvrière étaient fortes, où le faible développement technologique des forces productives rendait le travail domestique épuisant et chronophage, et où le prolétariat devait lutter seulement pour survivre, la nécessité de porter et d'allaiter des enfants a considérablement limité les manières d'organiser la reproduction au sein de la classe ouvrière. Les fondements de classe du taux de fertilité élevé On peut, naturellement, se demander si les femmes n'avaient pas d'autre choix que d'être souvent enceintes et d'avoir de nombreux enfants. Les moyens de contraception disponibles au cours des e xvMi c * et xix siècles, principalement l'abstinence et le coït interrompu, n'étaient pas tout à fait satisfaisants. La coopération des hommes étant requise, ces techniques étaient difficiles à pratiquer pour les femmes, sans subir une pression énorme. Elles étaient cependant assez efficaces pour permettre aux Américaines de couper en deux le taux de natalité au cours du xix c siècle 54 . Cependant, jusqu'aux années 1920, les femmes américaines ont continué d'avoir un grand nombre d'enfants, et le taux de fertilité parmi les familles immigrées et ouvrières est resté élevé. Dans la génération des mères nées en 1890, 43.5% ont eu quatre enfants ou plus, 6 0 % trois ou plus55. En 1910, les femmes mariées nées aux Etats-Unis avaient en moyenne 3.4 enfants, tandis que les femmes immigrantes en avaient 4.25