Pour lire Le Capital
 9782360120154

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our ire Le Capital David Harvey Traduction I Nicolas Vieillescazes

Sommaire

4 Avant-propos: Le Capital à la lettre

(Nicolas Vlei!!escazes) • Introduction 23 1. La marchandise et l'échange 24 Le chapitre 1: La marchandise 59 Le chapitre Il: Le procès d'échange 67

2. la monnaie

68 Le chapitre Ill: La monnaie ou la circulation des marchandises 99 3. Du capital à la force de travail 100 Le chapitre IV: La transformation de l'argent en capital 122 4. Le procès de travail et la production de plus-value 126 Le chapitre V: Procès de travail et procès de valorisation 143 Les chapitres VI et VII: Capital constant, capital variable et taux de plus-value 151 5. La journée de travail 152 Le chapitre VIII: La journée de travail

m Le chapitre IX: Taux et masse de la plus-value 181 6. La plus-value relative 1s2 Le chapitre X: Le concept de plus-value relative 190 Le chapitre XI: Coopération 191 Le chapitre XI 1: Division du travail et manufacture 209 7. Ce que révèle la technologie 210 Le chapitre XIII: La Machinerie et la grande industrie 23s 8. La Machinerie et la grande industrie 2s9 9. De la plus-value absolue et relative à l'accumulation du capital 260 Les chapitres XIV à XVI: La production de la plus-value absolue et relative 264 Les chapitres XVII à XX: Le salaire 267 Les chapitres XXI et XXII: Le procès d'accumulation du capital 287 10. L'accumulation capitaliste 2ss Le chapitre XXIII: La loi générale de l'accumulation capitaliste 313 11. Le secret de l'accumulation initiale 316 Le chapitre XXIV: La prétendue «accumulation initiale» 329 Commentaire 339 Conclusion. Réflexions et projections sur l'origine des crises

Avant-propos Le Capital à la lettre Voici un livre à ne pas mettre entre toutes les mains! David Harvey y déclare d'emblée son intention de revenir à la lettre de Marx, de «lire Marx tel qu'il voulait être lu». Pareille formulation pose un problème épistémologique de taille: est-il légitime, nécessaire, ou même tout simplement possible de donner ainsi congé à la masse des discours qui, depuis bientôt 150 ans, se sont déposés à la surface du Capital - voire même se sont en partie infiltrés dans la substance même de cette œuvre? L'auteur voudrait-il les ignorer ou les rejeter en bloc, comme autant de postiches superfétatoires? Ce que David Harvey nous propose ici, c'est une expérience de pensée qui n'est pas sans rappeler le Descartes des Méditations métaphysiques: faisons comme si nous ne savions rien de Marx, faisons comme si nous n'avions jamais entendu ce nom, ouvrons le livre 1 du Capital, et voyons par nous-mêmes ce qu'il a à nous dire sur le fonctionnement du capitalisme. On objectera que ce geste de mise entre parenthèses de nos connaissances ou de nos préjugés souffre d'une incohérence de fond, puisque c'est précisément parce que nous connaissons Marx, parce que son nom est associé à toutes sortes de traditions intellectuelles et politiques - et bien sûr à toutes sortes de fantasmes-, que nous entreprendrons de lire l'ouvrage que lui consacre Harvey. C'est même une raison de plus de revenir à sa lettre: ainsi, que ceux qui savent - ou pensent savoir - passent leur chemin et cèdent la place à ceux qui voudraient savoir et qui, s'ils ont pu être tentés d'aller y chercher des lumières, n'ont jamais osé s'y aventurer, peut-être rebutés par la redoutable difficulté de ses premiers chapitres. Et si les premiers ne gagneront rien à lire cet ouvrage, hormis un prétexte à contester des formulations qu'ils qualifieront de« simplistes», les seconds en revanche trouveront en David Harvey le guide le plus sûr, qui, en parallèle de son œuvre de géographe, enseigne depuis quarante ans Le Capital aux publics les plus divers, étudiants comme militants associatifs, et considère que c'est grâce à cet enseignement qu'il a pu le lire véritablement et faire l'épreuve concrète de ses difficultés et de sa richesse. Passer de l'abstrait au concret; tel est à peu près l'objet de cet ouvrage, qui se présente comme un «compagnon», un

accompagnement dans les arcanes du chef-d' œuvre marxien: une médiation pour franchir le pas, pour lire Le Capital en entier, pour passer d'un Marx abstrait à un Marx concret et d'une connaissance éparse ou lacunaire du système capitaliste à une connaissance théorique structurée de ses lois et de son développement. Harvey n'escamote aucune difficulté, ne conseille pas, comme jadis Louis Althusser, de sauter la première partie du livre, au motif qu'elle serait trop abstraite et trop idéaliste. Il se demande au contraire pourquoi Marx a choisi un tel point de départ, afin de nous aider à en traverser les arides premiers chapitres. Inversement, il s'attarde longuement sur les longs chapitres concrets du Capital, dont d'aucuns, malheureusement restés hégémoniques dans l'édition française de Marx, déploraient qu'ils gâchent cette belle construction théorique par une profusion d'exemples datés. En chemin, Harvey ne se prive pas de pointer les apories de l' œuvre marxienne, de compléter les analyses du livre 1 par celles des livres II et III, d'évoquer ses propres travaux, conjectures et hypothèses, de faire appel à des théorisations ultérieures du capitalisme, ou encore de tester les analyses du Capital à l'aune des évolutions différenciées et inégales du monde capitaliste, des usines de Manchester jusqu'à la crise de 2008, en passant par la crise de 1929 et celle des dragons asiatiques en 1997-1998. La lecture littérale du Capital est donc à chaque fois un moyen de sortir du texte de Marx, ou plutôt de lui restituer sa dimension processuelle de texte ouvert et de texte en mouvement, c'est-à-dire de texte utile. Un texte de théorie qui n'existe que par rapport au dehors dont il constitue l'analyse, la réduction, la reconstruction et qu'il vise in fine à transformer. Or c'est notamment en introduisant cette dualité à l'intérieur du texte, en faisant du texte-théorie un texte-action que Marx a marqué une rupture par rapport à ses prédécesseurs. En nous invitant à lire Le Capital littéralement, David Harvey voudrait justemen t renouer avec la fraîcheur et la force de ce geste inaugural: nous faire entrer dans le livre pour mieux nous permettre d'en sortir, et faire pour tous du Capital ce qu'il est, un instrument de combat. Nicolas Vieillescazes

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Mon but est de vous amener à lire le livre I du Capital, à le lire tel que Marx voulait qu'il soit lu'. Cette entreprise peut paraitre ridicule, puisque si vous n'avez pas lu cet ouvrage, il vous est impossible de connaître les intentions de Marx. Or je peux vous assurer qu'il souhaitait être lu vraiment et attentivement. Tout véritable apprentissage implique un effort pour comprendre l'inconnu. La lecture du Capital proposée dans ce livre se révélera d'autant plus éclairante que vous aurez préalablement lu les chapitres traités. C'est pourquoi je voudrais vous encourager à vous frotter directement au texte de Marx, pour que vous puissiez vous faire votre propre idée de sa pensée. Cela soulève d'emblée une difficulté. Tout le monde a entendu parler de Karl Marx, tout le monde a entendu les mots «marxisme» et «marxiste)>, qui possèdent toutes sortes de connotations: vous avez donc forcément des idées préconçues et des préjugés - favorables ou non. Je vous demanderai cependant de commencer par mettre de côté, autant que possible, ce que vous croyez savoir de Marx, afin de pouvoir entendre ce qu'il a réellement à dire. D'autres obstacles nous empêchent d'accéder directement au texte. Notre lecture est par exemple conditionnée par notre formation intellectuelle et notre expérience. Pour de nombreux étudiants, les considérations et préoccupations académiques dominent: ils auront naturellement tendance à lire Marx d'un point de vue disciplinaire particulier et exclusif. Or Marx n'aurait jamais obtenu de poste universitaire dans aucune discipline. Aujourd'hui encore, de nombreux départements répugnent à l'admettre dans leurs programmes. Donc si vous êtes un étudiant de 2' ou 3' cycle désireux de bien le lire, il vous faudra faire abstraction de ce qui vous permettra d'obtenir un poste dans votre domaine - certes pas définitivement, mais au moins dans votre lecture de Marx. En un mot, vous devrez, pour comprendre son propos, faire tous les efforts pour vous arracher à votre discipline, à votre formation intellectuelle, et surtout à votre expérience personnelle (que vous soyez un syndicaliste, un militant associatif ou un entrepreneur capitaliste). En faisant cet effort d'ouverture, vous pourrez apprécier l'incroyable richesse du Capital. Shakespeare, les Grecs, Faust, Balzac, Shelley, les contes de fée, les loups-garous, les vampires: vous 1.

L'édition du Capital utilisée pour la traduction de cet ouvrage et à laquelle nous renverrons est la suivante: Karl Marx, Le Capital. Critique de l'économie politique, livre pre1nier: le procès de production du capital, trad. dirigée par J.-P. Lefebvre, Paris, Presses Universitaires de France, 1993. [NdE]

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trouverez tout cela au fil de ces pages, aux côtés d'innombrables économistes politiques, philosophes, anthropologues, journalistes et penseurs politiques. Marx s'appuie sur une immense quantité de sources, qu'il pourrait être instructif - et amusant - de repérer, puisqu'il néglige souvent de les citer directement. Depuis que j'enseigne Le Capital, je n'ai eu de cesse d'en découvrir. Au départ, par exemple, je n'avais pas lu grand-chose de Balzac. Mais plus tard, en lisant ses romans, je me suis souvent écrié: «Ah! C'est donc de là que vient cette phrase de Marx!» Or non seulement ce dernier semble avoir fait une lecture approfondie de Balzac, mais il avait !'ambition d'écrire une étude d'ensemble sur La Comédie humaine quand il aurait achevé Le Capital. On comprend pourquoi en lisant conjointement ces deux œuvres. Le Capital est donc un texte qui présente une immense richesse et de multiples dimensions. Il s'inspire d'innombrables expériences, conceptualisées dans différentes littératures, à différents moments, dans différents lieux, dans différentes langues. Je m' empresse d'ajouter que cela ne signifie pas que l'on sera incapable de comprendre l'ouvrage si l'on ne saisit pas toutes les sources sur lesquelles il s'appuie. Mais l'idée qui me paraît exaltante (et j'espère que vous partagerez mon avis), c'est qu'il y a là, dans le monde extérieur, un gigantesque trésor de ressources susceptibles d'éclairer notre vie. Marx a su en tirer profit, et nous pouvons en faire de même. Vous pourrez aussi constater que Le Capital est un livre prodigieux, simplement en tant que livre. Quand on le lit en entier, il se révèle être une construction littéraire immensément gratifiante. Mais c'est ici que commencent à apparaître d'éventuels obstacles à la compréhension. Nombre d'entre vous ont lu des extraits d' œuvres de Marx au cours de leurs études : vous avez peut-être lu le Manifeste du Parti communiste au lycée; peutêtre avez-vous suivi l'un de ces cours de théorie sociale où l'on passe deux semaines sur Marx, deux autres sur Weber, Durkheim, Foucault et une foule d'autres personnages importants; il se peut aussi que vous ayez lu des extraits du Capital ou une présentation théorique des idées politiques de Marx. Mais les extraits ou les présentations abstraites n'ont absolument rien à voir avec la lecture du Capital dans son intégralité. Car alors les petits fragments épars apparaissent sous un nouveau jour, et commencent à s'agencer dans un récit bien plus vaste. Il est essentiel que vous 8

soyez particulièrement attentif à l'ordonnancement global, et prêt à adopter un point de vue différent sur les fragments et passages que vous connaissez déjà. Marx voulait assurément que son œuvre soit lue comme totalité, et il se serait violemment opposé à l'idée que l'on puisse la comprendre par des extraits, fussentils bien choisis. li n'aurait sûrement pas vu d'un bon œil qu'on lui consacre deux semaines d'un cours d'introduction à la théorie sociale, de même qu'il ne se serait jamais contenté de passer deux petites semaines à étudier Adam Smith. La lecture intégrale du Capital modifiera sans doute profondément votre conception de la pensée marxienne. Mais cela implique de lire ce livre comme un livre- et c'est précisément à cela que je voudrais vous aider. Contrairement à ce que j'ai dit précédemment, les points de vue disciplinaires peuvent se révéler utiles pour comprendre Le Capital. Si je reste naturellement opposé aux lectures exclusives qui guident presque invariablement l'approche savante, j'ai découvert, au fil des années, l'utilité des perspectives disciplinaires. Depuis 1971, je fais presque chaque année un cours sur Le Capital, parfois deux ou trois fois par an, pour toutes sortes de classes. Une année, j'avais pour auditoire une classe de philosophes - d'orientation assez hégélienne - de ce qui s'appelait alors le Morgan State College de Baltimore; une autre, je m'adressais à des étudiants en master d'anglais de l'université Johns Hopkins; une autre année encore, la classe était principalement composée d'économistes. Or ce qui m'a paru fascinant, c'est que chaque groupe perçoit des choses différentes dans Le Capital. J'ai pu constater que ce travail avec des spécialistes de diverses 'disciplines avait considérablement enrichi ma compréhension de cet ouvrage. Mais il m'est aussi arrivé de trouver cet enseignement agaçant et même douloureux, lorsqu'une classe ne partageait pas mon point de vue, ou voulait absolument s'attarder sur des sujets qui me paraissaient nuls et non avenus. Une année, j'ai essayé de faire cours à une classe d'étudiants du programme de langues romanes à l'université Johns Hopkins. À mon immense frustration, nous avons passé presque tout le semestre sur le premier chapitre. Je n'arrêtais pas de dire: «Écoutez, il faut qu'on avance et qu'on aille au moins ju~qu'au chapitre sur la journée de travail», et ils me répondaient invariablement: «Non, non, nün, nous voulons être sûrs d'avoir bien compris. Qu'est-ce que la valeur? Que veut 9

dire exactement Marx quand il qualifie l'argent de marchandise? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de fétichisme?», et ainsi de suite, à l'infini. Ils avaient même apporté lédition allemande pour vérifier la qualité de la traduction. Il se trouvait que tous s'inscrivaient dans la lignée d'un philosophe dont je n'avais jamais entendu parler, d'un philosophe qui, me disais-je alors, devait être un parfait imbécile sur le plan politique (voire intellectuel) pour adopter ce type d'approche. Ce philosophe n'était autre que Jacques Derrida, qui avait enseigné à Johns Hopkins entre la fin des années i960 et le début des années 1970. En réfléchissant après-coup sur cette expérience, je me suis aperçu qu'en vérité, cette classe m'avait appris qu'il était absolument crucial de s'intéresser de près au langage de Marx - ce qu'il dit, comment il le dit, mais aussi ce qu'il tient pour acquis-, rien qu'en passant ce premier chapitre au peigne fin. Mais rassurez-vous, ce n'est pas ce type de lecture que vais proposer ici. Car non seulement je suis déterminé à traiter de l'analyse marxienne de la journée de travail, mais j'ai de plus la ferme intention de vous conduire au bout du livre!. Je voulais simplement souligner que, dans leur diversité, les perspectives disciplinaires sont susceptibles de dévoiler les dimensions multiples de la pensée de Marx, précisément parce que ce texte repose sur une tradition critique incroyablement riche et diverse. Je suis redevable aux nombreux individus et aux différents groupes avec lesquels j'ai lu cet ouvrage au fil des années, justement parce qu'ils m'ont fait découvrir des aspects de Marx que je n'aurais jamais pu percevoir tout seul. Pour moi, ce processus d'apprentissage est sans fin. I:analyse proposée dans Le Capital s'appuie sur trois grands courants politiques et intellectuels que Marx réinscrit dans la perspective à laquelle il était profondément attaché: celle de développer une théorie critique. À un âge relativement jeune, il adressa à l'un de ses collègues un petit texte intitulé Pour une critique implacable de tout ce qui existe (ambition modeste s'il en est!) C'est un article fascinant, dont je vous recommande chaudement la lecture. Marx ne dit pas: «Tout le monde est idiot et moi, le grand Marx, je vais tout critiquer et tout mettreà bas.» Il écrit au contraire qu'un grand nombre de penseurs très sérieux ont consacré tous leurs efforts à penser le monde, et qu'ils ont saisi des choses que !'on doit respecter, si unilatérales ou biaisées soient-elles. La méthode critique s'appuie sur ce que d'autres ont

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vu ou dit, et elle retravaille ce matériau pour transformer de fond en comble et la pensée, et le monde qu'elle décrit. Selon Marx, on produit des connaissances nouvelles lorsqu'on s'empare de blocs conceptuels radicalement différents, et qu'on les frotte les uns contre les autres pour faire jaillir un feu révolutionnaire. C'est précisément ce qu'il fait dans Le Capital: il rassemble des traditions intellectuelles divergentes pour offrir au savoir un cadre résolument neuf et proprement révolutionnaire. Le Capital est donc le point de convergence de trois grands courants de pensée: !'économie politique classique, tout d'abord, qui se développe entre le XVII' siècle et le milieu du xrx', principalement mais pas exclusivement en Grande-Bretagne, et dont les principaux représentants sont William Petty, Locke, Hobbes et Hume, et surtout la grande triade formée par Smith, Malthus et Ricardo, sans oublier, parmi de nombreux autres, James Steuart. li y a aussi une tradition française de l'économie politique (les physiocrates, comme Quesnay et Turgot, et plus tard, Sismondi et Say). Enfin, une poignée d'italiens et d'Américains (comme Carey) fournit à Marx un matériau critique additionnel. li soumet tous ces penseurs à une critique approfondie dans les trois volumes qui portent aujourd'hui le titre de Théories sur la plus-value. Comme Marx n'avait ni photocopieuse ni Internet, il recopia laborieusement de longs passages de Smith, de Steuart ou d'autres pour en faire le commentaire. Dans sa lecture d'Adam Smith, il commence par admettre bon nombre des thèses défendues par cet auteur; mais il recherche ensuite les failles et les contradictions de son argumentaire, lesquelles, une fois rectifiées, transformeront radicalement la thèse qu'il avait énoncée. Cette forme argumentative est omniprésente dans Le Capital, quis' articule, comme son soustitre l'indique, suf' une« critique de l'économie politique». Seconde base conceptuelle de la théorie marxienne: la tradition philosophique dont les Grecs sont aux yeux de Marx les initiateurs. Ce dernier, qui consacra sa thèse à Épicure, avait une intime connaissance de la philosophie grecque. Et vous verrez qu'il prend souvent appui sur Aristote dans ses démonstrations. li connaissait aussi très bien l'influence de la pensée grecque sur la tradition de la philosophie critique - Spinoza, Leibniz et bien sûr Hegel, sans oublier Kant et de nombreux autres. Marx établit un lien entre la philosophie critique (qui s'est surtout développée en Allemagne) et l'économie politique franco-britannique. Cependant, on aurait 11

tort d'envisager ces courants seulement en termes de traditions nationales: Hume, par exemple, était tout autant un philosophe - empiriste, certes - qu'un économiste politique; Descartes et Rousseau ont aussi eu une influence significative sur la pensée marxienne. Mais si la philosophie critique allemande a eu une si forte importance pour Marx, c'est parce que c'est au sein de cette tradition qu'il a été formé. En outre, le climat critique qui régnait en Allemagne dans les années 1830 et 1840 (surtout grâce à ceux que l'on appellerait plus tard les «jeunes hégéliens») eut un profond impact sur sa pensée. Enfin, le troisième courant de pensée sur lequel Marx s'appuie n'est autre que le socialisme utopique. À son époque, cette mouvance se développait surtout en France, même si l'on considère généralement que c'est un Anglais, Thomas More, qui lui a donné sa forme moderne - car cette tradition remonte elle aussi aux Grecs - et même si un contemporain de Marx, Robert Owen, auteur de copieux tracts utopiques, avait la ferme intention de mettre ses idées en pratique. Mais dans les années 1830 et 1840 c'est en France que la pensée utopique connut sa plus prodigieuse floraison, largement inspirée par les écrits de Saint-Simon, de Fourier et de Babeuf. Étienne Cabet par exemple, fonda le groupe des Icariens, qui s'implanta aux États-Unis après 1848. Mais il y avait aussi Proudhon et les proudhoniens, Auguste Blanqui (qui inventa l'expression de «dictature du prolétariat») et ceux qui, comme lui, s'inscrivaient dans la tradition jacobine (celle de Babeuf), le mouvement saint-simonien, des fouriéristes comme Victor Considérant, ou encore des féministes socialistes comme Flora Tristan. C'est aussi en France que, dans les années 1840, de nombreux radicaux se donnèrent, pour la première fois, le nom de communistes (quoiqu'ils ne sussent pas très bien quel sens donner à ce mot). Non seulement Marx connaissait bien ce courant de pensée, mais il y était immergé, surtout pendant les années qu'il passa à Paris (dont il fut expulsé en 1844) - je dirais même qu'il lui doit bien plus qu'il n'incline à le reconnaître. Il prit cependant ses distances avec l'utopisme, l'estimant responsable des échecs de la révolution parisienne de 1848. Comme le montre le Manifeste du Parti communiste, ce qui le répugnait le plus chez les utopistes, c'était qu'ils imaginaient une société idéale sans savoir le moins du monde comment la réaliser. Marx entretient donc un rapport négatif à ce courant, surtout à la pensée de Fourier et de Proudhon. 12

Tels sont donc les trois principaux fils conceptuels que Marx va nouer dans Le Capital. Son but est de proposer un projet politique radical qui dépassera le socialisme utopique, superficiel à ses yeux, en direction d'un communisme scientifique. Mais pour ce faire, il ne peut se contenter d'opposer les utopistes aux économistes politiques. Il lui faut recréer et redéfinir la méthode des sciences sociales. Pour le dire vite, cette nouvelle méthode scientifique repose sur l'examen de l'économie politique classique (surtout britannique) à partir des outils développés par la philosophie critique (surtout allemande), dans le but d'éclairer l'élan utopique (surtout français) et de répondre aux questions suivantes: qu'est-ce que le communisme? Comment doivent penser les communistes? Comment comprendre et critiquer le capitalisme scientifiquement, afin d'ouvrir la voie à une révolution communiste? Nous verrons cependant que si Le Capital éclaire la compréhension scientifique du capitalisme, il ne nous dit guère comment construire une révolution communiste, ni à quoi pourrait ressembler une société communiste. )'ai déjà évoqué certains des obstacles empêchant que l'on lise Le Capital comme Marx le souhaitait. Lui-même n'avait que trop conscience de ces difficultés, qu'il évoque dans les différentes préfaces de son ouvrage. Ainsi en i872, dans la préface à l'édition française, il répond à Maurice Lachatre qu'il« applaudi[t] à [son[ idée de publier la traduction de Das Kapital en livraisons périodiques». Sous cette forme l'ouvrage sera plus accessible à la classe ouvrière et pour moi cette considération l'emporte sur toute autre. (... )Voilà le beau côté de votre médaille, mais en voici le revers: la méthode d'analyse que j'ai employée, et qui n'avait pas encore été appliquée aux sujets économiques, rend assez ardue la lecture des premiers chapitres, et il est à craindre que le public français, toujours impatient de conclure, avide de connaître le rapport des principes généraux avec les questions immédiates qui le passionnent, ne se rebute parce qu'il n'aura pu tout d'abord passer outre. (... )C'est là un désavantage contre lequel je ne puis rien si ce n'est toutefois prévenir et prémunir les lecteurs soucieux de vérité. Il n'y a pas de route royale pour la science, et ceux-là seulement ont chance d'arriver à ses sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés. (19) 1

1.

Les numéros entre parenthèses renvoient aux pages correspondantes de Karl Marx, Le Capital. Critique de l'économie politique, liure premier: le procès de production du capital, trad. dirigée par J.-P: Lefebvre, Paris, Presses universitaires de France, 1993. [NdEI

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À mon tour, je me dois d'avertir tous les lecteurs de Marx, si

avides de vérité qu'ils soient, qu'en effet, les premiers chapitres du Capital sont particulièrement ardus. li y a deux raisons à cela: la première a trait à la méthode employée par Marx, sur laquelle nous reviendrons sous peu; quant à la seconde, elle touche à l'orientation particulière qu'il donne à son projet. Marx cherche à comprendre le fonctionnement du capitalisme en effectuant une critique de!' économie politique. li sait l'immensité de la tâche. Pour entamer cette entreprise, il doit développer un appareil conceptuel qui lui permettra d'envisager le capitalisme dans toute sa complexité. Dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital, il explique comment il entend mener ce projet: Le mode d'exposition doit se distinguer formellement du mode d'investigation. À l'investigation de faire sienne la matière dans le détail, d'en analyser les diverses formes de développement et de découvrir leur lien intime. C'est seulement lorsque cette tâche est accomplie que le mouvement réel peut être exposé en conséquence. Si l'on y réussit et que la vie de la matière traitée [le mode de production capitaliste] se réfléchit alors idéellement, il peut sembler que l'on ait affaire à une construction a priori. (17)

La méthode de recherche part de tout ce qui existe - de la réalité telle qu'elle est vécue, de toutes les descriptions qu'en ont donné les économistes politiques, les philosophes, les romanciers, etc. Marx soumet cette matière à une critique rigoureuse dans le but de découvrir des concepts simples mais puissants, car susceptibles d'éclairer le fonctionnement de la réalité. C'est ce qu'il appelle la méthode descendante: nous partons de la réalité immédiate, du monde qui nous entoure, pour découvrir progressivement les concepts fondamentaux qui sous-tendent cette réalité. Une fois munis de ces concepts, nous pouvons entamer une remontée vers la surface - c'est la méthode ascendante. Nous comprenons alors à quel point Je monde phénoménal peut se révéler trompeur. Ce point de vue privilégié nous permet d'interpréter le monde d'une façon radicalement différente. En règle générale, Marx part de l'apparence de surface pour découvrir les concepts profonds. Dans Le Capital au contraire, il commence par présenter les concepts fondamentaux et les conclusions qu'il a pu dégager grâce à sa méthode de recherche. Les premiers chapitres exposent ainsi les concepts directement, rapidement, de sorte que ces derniers passent d'abord pour des 14

constructions a priori et arbitraires. Beaucoup, en lisant Le Capital pour la première fois, se disent: «Mais d'où viennent toutes ces idées et tous ces concepts? Pourquoi Marx les utilise-t-il ainsi?» Une grande partie du temps, on ne comprend absolument rien à ce dont il parle. Mais au fur et à mesure, ces concepts se mettent à éclairer le monde, et à la longue, les notions de valeur et de fétichisme prennent tout leur sens. Cependant, ce n'est qu'une fois arrivé à la fin du livre que l'on saisit pleinement le fonctionnement de ces concepts! Stratégie inhabituelle, pour ne pas dire bizarre, tant nous sommes plutôt habitués à des approches qui bâtissent leur argument brique par brique. I:argumentaire de Marx s'apparenterait plutôt à un oignon. Métaphore peut-être malheureuse, car comme on me l'a fait remarquer, la découpe d'un oignon fait pleurer... Marx part de la partie extérieure de l'oignon, et, couche après couche, il finit par atteindre le cœur de la réalité, son noyau conceptuel. Puis il reprend l'argumentaire pour retrouver l'extérieur, et regagne la surface après avoir traversé plusieurs couches théoriques. I:argument ne révèle sa véritable force qu'une fois que nous sommes revenus au domaine de !'expérience: nous découvrons alors que nous sommes désormais munis d'outils entièrement neufs pour comprendre et interpréter cette expérience. Du même coup, Marx a formidablement éclairé le développement du capitalisme, et des concepts qui, au premier abord, paraissaient abstraits et a priori se révèlent ainsi riches de sens. En outre, au fur et à mesure de sa progression, Marx élargit la gamme de ses concepts. On pourra éprouver des difficultés à s'habituer à cette approche, assurément très différente de celle qui s'élabore brique après brique. En pratique, cela suppose de s'accrocher, surtout dans les trois premiers chapitres, alors que !'on ne sait pas très bien ce qui se passe, jusqu'à ce que la suite du texte finisse par éclairer le début. Alors, mais alors seulement, on commence à saisir le fonctionnement de ces concepts. Marx part du concept de marchandise. À première vue, ce point de départ pourra sembler arbitraire, sinon étrange. Le nom même de Marx évoque immédiatement une phrase comme celle du Manifeste: «Toute l'histoire est l'histoire de la lutte des classes.» Alors pourquoi Le Capital ne s' ouvre-t-il pas sur la lutte des classes? li faut même attendre 300 pages avant que Marx ne daigne en parler autrement que de façon allusive, ce qui est 15

susceptible d'exaspérer ceux qui recherchent dans cet ouvrage des principes d'action immédiats. Et pourquoi Marx ne part-il pas de l'argent? Ses écrits préparatoires, il est intéressant de le noter, montrent que pendant longtemps - environ trente ou quarante ans - Marx s'est demandé par où commencer. La méthode descendante !'a conduit au concept de marchandise, mais il ne tente jamais d'expliquer ni de justifier ce choix. Son ouvrage commence avec la marchandise, un point c'est tout. Il est essentiel de comprendre que son argument repose sur une conclusion prédéterminée. C'est ce qui explique ce début énigmatique, et, pour le lecteur, ce sentiment de confusion ou d'irritation qui pourrait le conduire à abandonner sa lecture au troisième chapitre. Marx a tout à fait raison de souligner que le début de son livre est particulièrement ardu, et mon premier objectif sera donc de vous aider à vous frayer un chemin dans les trois premiers chapitres. La suite sera presque une promenade de santé. )'ai dit que !'appareil conceptuel mis en place par Marx ne vaut pas seulement pour le livre 1 du Capital, mais pour!' ensemble de ses analyses. Or, trois livres du Capital nous sont parvenus: en conséquence, si vous souhaitez réellement comprendre le mode de production capitaliste, il vous faudra malheureusement lire ces trois volumes. Le livre 1 n'offre qu'une seule perspective. Pire encore, les trois livres du Capital couvrent à peine un huitième du projet que Marx entendait mener à bien. Dans les Grundrisse, texte préparatoire qui contient !'esquisse de divers plans pour Le Capital, il expose le détail de son projet d'ensemble: Les déterminations générales abstraites, convenant donc plus ou moins à toutes les formes de société(. .. ). 2) Les catégories constituant l'articulation interne de la société bourgeoise et sur lesquelles reposent les classes fondamentales. Capital, travail salarié, propriété foncière. Leurs relations réciproques. Ville et campagne. Les trois grandes classes sociales. L'échange entre celles-ci. Circulation. Crédit (privé). 3) La société bourgeoise se résumant dans la forme de l'État. Considérée dans sa relation à soi-même. Les classes ), aka TINA.

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pour transformer une quantité de fil donnée en tissu. En fait, le tisserand anglais avait toujours besoin du même temps de travail qu'avant pour effectuer cette transformation, mais le produit de son heure de travail individuelle ne représentait plus désormais qu'une demi-heure de travail social et tombait du même coup à la moitié de sa valeur antérieure. (44)

Ce passage montre que la valeur se modifie avec les révolutions de la technique et de la productivité. Ce problème occupera une place considérable dans le livre !. Mais les révolutions technologiques ne sont pas tout; la valeur« est déterminée par de multiples circonstances, entre autres par le degré moyen d'habileté des ouvriers, par le niveau du développement de la science et de ses possibilités d'application technologique [Marx s'intéresse de très près à l'impact de la technologie et de la science sur le capitalisme], par la combinaison sociale du procès de production, par l'ampleur et la capacité opérative des moyens de production, et par des données naturelles» (45). Un gigantesque ensemble de forces peut donc influer sur les valeurs. La transformation de renvironnement naturel, ou encore le déplacement vers des lieux dotés de conditions naturelles plus favorables (des ressources moins chères), les révolutionnent de fond en comble. En un mot, les valeurs marchandes sont soumises à de puissantes forces. Marx ne tente pas d'en fournir une catégorisation définitive; il veut seulement nous montrer que ce nous appelons «valeur» n'est pas constant, mais soumis à des révolutions perpétuelles. C'est alors que son argumentaire prend un tour pour le moins étrange. Dans le tout dernier paragraphe de cette section, il réintroduit soudain la question de la valeur d'usage: «Une chose peut être une valeur d'usage, sans être une valeur.» Pour l'heure, l'air que nous respirons n'a pas encore été mis en bouteille et vendu comme marchandise - même si certains songent sûrement à le faire. En outre,« une chose peut être utile et être le produit du travail humain, sans être une marchandise»: je cultive des tomates dans mon jardin pour ma consommation personnelle. Dans le système capitaliste, le fruit de nombre d'activités reste réservé à un usage privé (avec l'aide des magasins de bricolage), et une grande part du travail (surtout dans l'économie domestique) échappe ainsi à la production marchande. Produire des marchandises, ce n'est pas seulement produire «de la valeur d'usage, mais(. .. ) de la valeur d'usage pour d'autres» - et pas seulement des valeurs d'usage destinées au seigneur de la terre, comme le faisaient les 31

serfs, mais des valeurs d'usages pour le marché. Par conséquent, «aucune chose (... ) ne peut être valeur sans être objet utile. Si elle n'a pas d'utilité, c'est que le travail qu'elle contient est sans utilité, ne compte pas comme travail et ne constitue donc pas de valeur» (46). Dans un premier temps, Marx a donné l'impression de faire abstraction des valeurs d'usage pour parvenir à la notion de valeur d'échange, et, de là, à celle de valeur; or il déclare à présent que si une marchandise ne répond pas à un besoin ou désir humain, elle est dénuée de valeur. En un mot, toute marchandise doit pouvoir trouver des acheteurs. Arrêtons-nous un instant sur la structure de cet argument. Marx est parti du concept singulier de marchandise, dont il a établi la dualité: la marchandise a une valeur d'usage et une valeur d'échange. Les valeurs d'échange sont une représentation de quelque chose - de quoi? De la valeur, nous dit Marx. Et la valeur correspond au temps de travail socialement nécessaire. Mais la valeur n'est rien si elle ne se rattache pas à la valeur d'usage. Cet argumentaire peut se schématiser sous la forme suivante: VALEUR D'USAGE

(Qualités et quantités matérielles, hétérogène)

VALEUR D'ÉCHANGE

VALEUR

(Quantitative et homogène)

(Immatérielle et relat1orinelle. (> qui soit à la fois, en tant que chose, distincte de la toile et lui soit néanmoins commune ainsi qu'à d'autres marchandises. (58)

Le problème est le suivant: comment la valeur, cette «chose distincte de la toile», peut-elle être représentée? La réponse se trouve dans la forme de la marchandise monnaie. Mais comme le note Marx, la relation entre la valeur et son expression dans la forme argent présente des «caractéristiques» particulières. La première de ces caractéristiques est que la «valeur d'usage devient la forme phénoménale de son contraire, la valeur» - ce qui laisse supposer que cette expression« cache un rapport social» (64-65). 44

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politique que lorsque cette forme se présente à eux à l'état achevé, dans fa monnaie. Ils cherchent alors à faire la clarté par le vide sur le caractère mystique de l'or et de l'argent en leur substituant des marchandises moins éblouissantes et en nous assénant avec une satisfaction toujours renouvelée tout le décalogue et le catalogue de la roture marchande qui a joué, en son temps, ce rôle de marchandise-

équivalent.

(66)

immédiatement après, Marx affirme: «Le corps de la marchandise qui sert d'équivalent vaut toujours comme incarnation de travail humain abstrait, et est toujours le produit d'un travail concret et utile déterminé.» (66) Que signifie cette phrase? Prenons l'exemple de l'or: c'est une valeur d'usage spécifique, une marchandise spécifique, produite dans des conditions spécifiques. Pourtant, nous l'utilisons comme moyen d'expression de tout travail humain - cette valeur d'usage particulière tient lieu de !'ensemble du travail social. Nous verrons au chapitre suivant, quand nous entrerons dans les complexités de la théorie de la monnaie, que cette idée soulève des questions épineuses. La seconde caractéristique est que «le travail concret (... ) devient la forme phénoménale de son contraire, du travail humain abstrait», et la troisième que le «travail privé» prend la forme de son contraire, le «travail sous une forme immédiatement sociale}) (67). Cela signifie non seulement que l'équivalent universel, la marchandise monnaie, est soumise aux mêmes problèmes qualitatifs et quantitatifs que toute production de valeur d'usage, mais que sa production, sa mise sur le marché, ainsi que son accumulation (au final sous forme de capital) se trouvent dans les mains de possesseurs privés bien qu'elles aient une fonction sociale universalisante. Par exemple, dans les années 1960, époque où l'or était encore la marchandise sur laquelle étaient indexées les monnaies du monde, l'Afrique du Sud et l'Union soviétique - pays qui n'étaient guère de farouches partisans du capitalisme international - étaient les deux premiers producteurs d'or. Au début des années 1970, la dématérialisation du système financier et la mise en place du système des changes flottants (qui marqua la fin de l'étalon-or) eurent pour effet de désarmer les pays producteurs de ce métal. Telles sont les contradictions sur lesquelles Marx nous invite à réfléchir. Nous verrons plus loin - dans le livre III et dans le 45

!

Il

1

1

1

troisième chapitre du livre 1 - le rôle joué par ces particularités et contradictions dans la formation des crises financières. Mais nous pouvons déjà en tirer une conclusion fondamentale, à savoir que la relation entre les valeurs et leur représentation renferme des contradictions, et qu'il ne saurait exister de forme parfaite de représentation. Cependant, bien que ce désajustement entre les valeurs et leur représentation soit très problématique, il n'est pas sans présenter des avantages. Ces analyses nous amènent à un important passage sur Aristote. Pour le philosophe grec, «il ne peut y avoir d'échange(. .. ) sans !'égalité, mais il ne peut y avoir d'égalité sans la commensurabilité » (67-68'). Le rapport entre la forme relative et la forme-équivalent de la valeur présuppose une égalité entre ceux qui échangent. Cette propriété d'égalité dans le système marchand est pour Marx d'une extraordinaire importance: elle est même fondamentale au fonctionnement théorique du capitalisme. Bien qu'Aristote ait parfaitement compris que les rapports d'échange exigeaient la commensurabilité et l'égalité, il lui était impossible d'en saisir le substrat. Pourquoi? Parce que, comme le souligne Marx, "la société grecque reposait sur le travail des esclaves, et qu'elle avait donc comme base naturelle l'inégalité des hommes et de leurs forces de travail» (68). Une société d'esclavage ne pouvait élaborer une théorie de la valeur existant sous le capitalisme. On notera, une fois encore, que cette théorie est une spécificité historique du capitalisme. Cette considération amène Marx à développer les trois caractéristiques de la forme monnaie. Il identifie alors une opposition émergente: L'opposition interne entre valeur d'usage et valeur enveloppée dans la marchandise est donc exposée par une opposition externe, c'est-à-dire par un rapport entre deux marchandises dans lequel la marchandise, dont on veut exprimer la valeur, ne vaut immédiatement que comme valeur d'usage, tandis que l'autre marchandise, celle dans laquelle la valeur est exprimée, ne vaut immédiatement que comme valeur d'échange. (70)

Cette opposition entre l'expression de la valeur et l'univers des marchandises, opposition qui débouche sur une "antinomie» entre les marchandises et la monnaie, doit s'interpréter comme l'extériorisation d'un élément intériorisé par la marchandise. Une fois cet élément extériorisé, l'opposition devient explicite. Le - - - -·---------

1.

Cette citation d'Aristote est extraite del' Éthique à Nicomaque, livre V, chap. 5.

46

rt entre les marchandises et l'argent découle de cette dichotre valeur d'usage et valeur d'échange, dont nous avons ,:e était dès le départ inhérente à la marchandise. ouvons-nous en déduire? Tout d'abord que Je temps !1vail socialement nécessaire ne peut opérer directement e régulateur, parce qu'il est un rapport social. Il fonctiona comme une forme indirecte de régulation, par l'entremise Ja forme-monnaie. En outre, que c'est le développement de la nnaie qui permet à la valeur de se cristalliser comme principe damental de l'économie capitaliste. Enfin, qu'il faut toujours rder en tête que la valeur est immatérielle mais objective. Cela se bien des difficultés à une logique de sens commun, qui part u principe que la valeur peut se mesurer (il y a même des écoomistes marxistes qui se sont évertués à expliquer comment •effectuer cette mesure). Or ma thèse est que pareille chose est llnpossible: si la valeur est immatérielle, on ne saurait la mesurer directement. Contempler une marchandise pour y trouver de la valeur équivaut à rechercher la pesanteur dans une pierre. La valeur n'existe qu'au sein des rapports entre marchandises et ne s'exprime matériellement que sous la forme contradictoire et problématique de la marchandise monnaie. Je voudrais à présent marquer une pause, pour examiner plus en détail Je statut des trois concepts fondamentaux de valeur d'usage, de valeur d'échange et de valeur. Cela m'amènera à formuler des réflexions liées à mes propres centres d'intérêt - réflexions que vous êtes libres d'accepter ou de rejeter. Ces trois concepts intériorisent des référents spatio-temporels fondamentalement distincts: - les valeurs d'usage existent dans l'univers physico- matériel, celui des objets descriptibles dans le cadre newtonien et cartésien d'un espace-temps absolu; - les valeurs d'échange relèvent pour leur part d'un espace-temps relatif, celui du mouvement et de !'échange de marchandises; - enfin, les valeurs appartiennent exclusivement à l'espace-temps relationnel du marché mondial (la valeur relationnelle et immatérielle du temps de travail socialement nécessaire émerge dans l'espace-temps évolutif du développement mondial du capitalisme). Mais comme Marx en a déjà fait la convaincante démonstration, les valeurs ne peuvent exister sans les valeurs d'échange, et !'échange ne peut exister sans les valeurs d'usage. Ces trois concepts sont donc dialectiquement intégrés les uns aux autres. 47

De la même façon, les trois formes de temps que je viens d'évoquer - absolue, relative et relationnelle - sont dialectiquement liées au sein de la dynamique historico-géographique du développement capitaliste. Telle est ma thèse de géographe. Cela a une conséquence majeure: l'espace-temps du capitalisme n'est pas constant mais variable (ainsi de l'accélération et de ce que Marx appelle dans les Grundrisse «l'annihilation de l'espace à travers le temps», qui produit des révolutions perpétuelles dans le domaine des transports et des communications). Je ne peux m'empêcher d'ajouter cet élément à notre débat! Cependant, si vous vous intéressez à la question de la dynamique spatiotemporelle du capitalisme, il vous faudra vous documenter à une autre source1.

Quatrième partie : Le caractère fétiche de la marchandise et son secret Cette partie est, par son style, très différente des précédentes: elle est assez littéraire, pleine d'évocations et de métaphores, d' éléments ludiques et émotionnels, d'allusions et de références à la magie, aux mystères ou à la nécromancie. Le fait qu'elle tranche complètement avec le style comptable de la troisième partie est assez typique des stratégies d'écritures déployées par Marx dans cet ouvrage, qui change souvent de style linguistique en fonction des objets qu'il traite. Dans le cas présent, ce changement stylistique peut produire une certaine confusion: en quoi le concept de fétichisme a-t-il sa place dans la thèse générale développée par l'auteur (ce sentiment de confusion est du reste conforté par le fait que, dans la première édition du Capital, toute cette partie figurait en appendice de l'ouvrage - avant de prendre définitivement sa place dans la seconde édition)? Par exemple, ceux qui recherchent chez Marx une théorie rigoureuse de l'économie politique considèrent parfois que le concept de fétichisme n'est qu'un élément étranger au reste de l'ouvrage, et qu'il ne mérite guère qu'on s'y intéresse sérieusement. Les philosophes et les littéraires y voient au contraire une véritable pépite, le moment fondateur de la compréhension marxienne du monde. Une question s'impose donc: comment cette partie se rattache-t-elle au reste de l'argumentation? -----"-------

1.

David Harvey, Spaces of Global Capitalism: Towards a Theory of Uneven Development, Londres, Verso, 2006.

48

arx a déjà évoqué le concept de fétichisme quand il a analysé

J manière dont les «antinomies» ou les (> et la «marchan-

dise-monnaie». Pour renforcer la thèse énoncée précédemment - la valeur ne peut en soi se mesurer matériellement, or, pour réguler les échanges, elle a besoin d'une représentation-, il fait d'abord la supposition que l'or est une marchandise-monnaie singulière. Il est iàêfa.Temellt nécessillréquT-iiigend.re la valeur cristallisée dàns la monnaie. Et C'esCàufoüi-d.ecetteva.Ieurpréê:ise que les prix de marché fluctuent en réalité (116). Les prix de marché s'écartent constamment et nécessairement des valeurs; et si tel n'était pas le cas, le marché ne pourrait jamais s'équilibrer. Quant aux incongruences qualitatives, certaines d'entre elles (la spéculation sur les valeurs et rentes foncières) jouent un rôle important dans le procès d'urbanisation et la production del' espace (que Marx n'analysera que dans le livre III). Mais c'est un point que nous ne pouvons examiner ici.

Dans Le Capital, les paragraphes introductifs de chaque partie rappellent souvent un thème ou une thèse importante. Aussi est-il utile de les étudier soigneusement. Ici, Marx nous rappelle que «le procès d'échange des marchandises inclut des relations contradictoires exclusives les unes des autres» (118). À quoi fait-il référence? Revenons sur la section consacrée à la forme-valeur relative et à la forme-valeur équivalente. Marx y a identifié trois particularités de la marchandise argent: premièrement, ; troisièmement,

, et s'en tenir là. Marx n'est pas de cet avis: désormais, nous devons analyser les contradictions intériorisées par les formes-monnaie. Les contradictions se déplaçant sur une autre échelle, on pourrait dire qu'elles sont en expansion perpétuelle. C'est pour cette raison que je m'agace de ceux qui nous représentent la dialectique marxienne comme une méthode fermée. Elle n'est pas finie, bien au contraire. Notre parcours dans Le Capital nous a déjà montré que l'argument suit un mouvement constant de reformation, de reformulation et d'élargissement du champ des contradictions. Cela explique l'abondance des répétitions. À chaque étape, Marx doit revenir sur une contradiction antérieure pour expliquer d'où procède la suivante. De courts passages introductifs comme celui-ci nous donnent une idée plus précise de l'objet de chaque partie et de leur inscription dans le développement d'ensemble. Ce processus est à l'œuvre dans la deuxième partie du chapitre sur la monnaie, où Marx examine ce qu'il appelle le« métabolisme social» et la «métamorphose des marchandises» dans l'échange. r: échange, on !'a vu, «produit une duplication de la marchandise

76

en marchandise et monnaie». Quand on met ces éléments en mouvement, on constate que les marchandises et la monnaie partent dans deux directions opposées à chaque fois qu'ils changent de mains. Alors qu'un mouvement (l'échange de monnaie) est censé faciliter l'autre (la circulation des marchandises), un courant contraire fait apparaître des« formes opposées» (118-119). Telles sont les conditions préalables à l'analyse de la métamorphose des marchandises. J;échange est une transaction dans laquelle la valeur subit un changement de forme. Marx appelle cette suite de mouvements transformation de la marchandise en argent et de l'argent en marchandise -Tâ:ret&tmn . C'est ici qu'on verra non seulement comment le capital produit mais aussi comment on le produit luimême, ce capital. Il faut que le secret des «faiseurs de plus» se dévoile

enfin.

(197)

Marx conclut ce chapitre par une cinglante critique du droit bourgeois. Quitter la sphère de la circulation et de l'échange de marchandises, c'est quitter ce que l'on nous présente comme «Un véritable Eden des droits innés de l'homme'" ce marché où ne règnent« que la Liberté, !'Égalité, la Propriété et Bentham». 121

Liberté! Car l'acheteur et le vendeur d'une marchandise, par exemple de la force de travail, ne sont déterminés que par leur libre volonté. Us passent un contrat entre personnes libres, à parité de droits. (. .. ) Égalité! Car ils n'ont de relation qu'en tant que possesseurs de marchandises et échangent équivalent contre équivalent. Propriété! Car chacun ne dispose que de son bien. Bentham! Car chacun d'eux ne se préoccupe que de lui-même. La seule puissance qui les réunisse et les mette en rapport est celle de leur égoïsme, de leur avantage personnel, de leurs intérêts privés. Et c'est justement parce qu' ainsi chacun s'occupe de ses propres affaires, et personne des affaires d'autrui, que tous, sous l'effet d'une harmonie préétablie des choses ou sous les auspices d'une providence futée à l'extrême, accomplissent seulement l' œuvre de leur avantage réciproque, de l'utilité commune, et de l'intérêt de tous. (198)

Cette caustique description du droit libéral bourgeois et de la loi du marché nous conduit à la dernière pha~e du développement: Au moment où nous prenons congé de cette sphère de la circulation simple ou de l'échange des marchandises, à laquelle le libre-échangiste vulgaris emprunte les conceptions, les notions et les normes du jugement qu'il porte sur la société du capital et du travail salarié, il semble que la physionomie de nos dramatis personae se transforme déjà quelque peu. L'ancien possesseur d'argent marche devant, dans le rôle du capitaliste, le possesseur de force de travail le suit, dans celui de son ouvrier; l'un a aux lèvres le sourire des gens importants et brûle d'ardeur affairiste, l'autre est craintif, rétif comme quelqu'un qui a porté sa propre peau au marché et qui, maintenant, n'a plus rien à attendre ... que le tannage. (198)

Ces dernières réflexions sur les droits bourgeois, qui évoquent !'ambiguë liberté du travailleur, font basculer le propos vers un lieu de production bien moins visible, dont le type est l'usine. C'est dans cette nouvelle sphère que Marx nous invite à le suivre.

122

Je voudrais maintenant faire le point sur les transformations successives de!' argument. Je m'appuierai pour ce faire sur un schéma représentant les enchaînements dialectiques. Réduire l'argumentaire à ce format, c'est bien entendu évacuer toute sa richesse et sa complexité, mais je crois qu'il ne sera pas inutile de disposer d'une sorte de carte cognitive pour naviguer plus facilement dans le bouillonnement des courants contraires .. Déroulement de l'argumentation dans le livre 1du Capital VALEURS D'USAGE

(

MARCHANDISE

\

(

\

VALEURS D'ÉCHANGE (Homogénéité)

(

/\

\(

\

)\

)

FORME DE LA VALEUR D'ÉCHANGE

TRAVAIL ABSTRAIT

\(

ÉCHANGE MARCHAND

MARCHANDISE ARGENT

)\

)\

RAPPORTS MATÉRIELS ENTRE PERSONNES

NON-POSSESSEURS (Acheteurs)

DÉBITEURS

VALEUR EN PROCÈS (Ëquivalence d'échange)

\(

ARGENT

)

MOYEN DE CIRCULATION

CAPITAL

V

\

ACHAT ET VENTE DE FORCE DE TRAVAIL

CAPITAL

CRÉANCIERS

FORME RELATIVE

MESURE DE LA VALEUR

POSSESSEURS (Vendeurs}

RAPPORTS SOCIAUX ENTRE CHOSES

(

\

\

VALEURS (Temps de travail socialement nécessaire)

FORME ARGENT

FORME ËQUIVALENT

TRAVAIL CONCRET

(Hétérogénéité)

)\

)\

PROFIT (Plus-value et non-équivalence)

124

LUTTE DES CLA

TRAVAIL

J

lS

\

I

\

/

\ /

)lllarx part du concept unitaire de marchandise, qui incarne la dualité de la valeur d'usage et de la valeur d'échange. À son tour, la valeur d'échange contient le concept unitaire de valeur, défini comme temps de travail socialement nécessaire («socialement nécessaire» signifiant que quelqu'un veut la valeur d'usage ou en a besoin). La valeur intériorise la dualité du travail concret et du travail abstrait, qui se rejoignent dans l'acte d'échange, acte dans lequel la valeur se trouve également exprimée sous forme de dualité, celle de la valeur relative et de la valeur-équivalent. De cela résulte l'apparition de la marchandise-monnaie en tant que représentation de l'universalité de la valeur. Mais cette universalité occulte la signification interne de la valeur en tant que rapport social qui engendre le fétichisme de la marchandise, rapport matériel entre des personnes et rapport social entre des choses. Sur le marché, les hommes se présentent les uns aux autres non en tant que personnes, mais en tant qu'acheteurs et vendeurs. Comme le fait la théorie libérale, Marx présuppose ici la propriété privée, des individus juridiques et des marchés parfaits. Au sein de ce monde, la monnaie, représentation de la valeur, possède deux rôles distincts et potentiellement opposés: elle est à la fois mesure de la valeur et moyen de circulation. Mais in fine, il n'y a qu'une seule monnaie, et la tension entre ses deux rôles se résout apparemment dans une nouvelle relation, celle des débiteurs aux créanciers. Cela implique un changement de perspective: on passe de la forme de circulation M-A-M au schémaA-M-A, lequel constitue bien sûr le prototype du concept de capital, défini non comme chose, mais comme forme de circulation de la valeur produisant une plus-value (un profit), A-M-A + /1A. Apparaît donc une contradiction entre l'équivalence supposée de l'échange marchand parfait et la non-équivalence requise pour produire une plus-value. Cette contradiction se trouve résolue par l'existence de la force de travail en tant que marchandise qui peut s'acheter et se vendre sur le marché, puis s'utiliser pour produire de la valeur, donc de la plus-value. Nous arrivons enfin à la grande idée d'un rapport de classe entre le capital et le travail. On notera que cet enchaînement n'est pas d'ordre causal. I:argument implique un déploiement graduel, une superposition de différents niveaux de complexité, puisque l'on passe d'une opposition simple interne à la marchandise à une pluralité d'aspects propres au fonctionnement du mode de production

125

capitaliste. Cette expansion dialectique se poursuit tout au long du livre, par exemple avec l'émergence d'un rapport de classe et de la lutte des classes, ou encore dans les concepts duels de plusvalue absolue et de plus-value relative. Et à une autre échelle, ce processus d'expansion se retrouve dans la dichotomie entre le livre !, qui se concentre sur le monde de la production de plusvalue, et le livre Il, qui traite principalement de la circulation et de la réalisation de la plus-value. Les tensions (contradictions) entre la production et la réalisation sous-tendent la théorie des crises formulée dans le livre III. Mais je vais un peu vite en besogne. Cette carte cognitive nous révèle le développement organique de l'argument et ses différents sauts dialectiques. li faudra cependant garder en tête que ce tableau n'est qu'un squelette, et qu'il ne saurait se substituer à !'analyse concrète du mode de production capitaliste, qui est dynamique, contradictoire et changeant.

le chapitre V : Procès de travail et procès de valorisation Nous quittons maintenant la« sphère bruyante» du marché, domaine de la liberté, de l'égalité, de la propriété et de Bentham, pour entrer dans le lieu du procès de travail, à lentrée duquel est écrit:« No Admittance Except on Business»'. Ce chapitre est inhabituel sur un plan particulier. En général, Marx souligne qu'il ne traite que des catégories conceptuelles correspondant au mode de production capitaliste. La valeur, par exemple, n'est pas une catégorie universelle, mais une notion propre au capitalisme et apparue à l'ère bourgeoise (nous avons vu qu'Aristote n'avait pas pu la formuler, à cause de l'existence de l'esclavage). Or, dans les dix premières pages de ce chapitre, Marx propose une analyse universelle, valable pour tous les modes de production. Ainsi écrit-il qu' «il faut( ... ) considérer( ... ) le procès de travail indépendamment de toute forme sociale déterminée» (199). Partant, il confirme une proposition énoncée précédemment: le travail est «pour l'homme une condition d'existence indépendante de toutes les formes de société, une nécessité naturelle éternelle, médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l'homme et la nature, et donc à la vie humaine» (48). L

\\Défense d'entrer, sauf pour affaires» [NdT].

126

Il faut cependant se garder d'interpréter ces déclarations en des termes bourgeois, présupposant une séparation claire entre «l'homme et la nature», la culture et la nature, l'artificiel et le naturel, le mental et le physique, et envisageant l'histoire comme la lutte titanesque de ces deux forces. Pour Marx, le procès de travail ne repose pas sur une telle distinction; au contraire, il est à la fois totalement naturel et totalement humain. C'est un moment dialectique du «métabolisme» dans lequel le naturel et l'humain sont indissociables. Mais comme dans le cas de la marchandise, on repère d'emblée une contradiction au sein de cette conception unitaire du procès de travail. Il s'agit en effet d' «un procès qui se passe entre l'homme et la nature, un procès dans lequel l'homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action». I:homme intervient donc activement sur le monde qui l'entoure. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains pour s'approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. (199-200)

Ce passage est celui où se trouve le plus clairement formulé notre rapport dialectique à la nature: nous ne pouvons transformer le monde qui nous entoure sans du même coup nous transformer nous- mêmes; à l'inverse, nous ne pouvons nous transformer nous-mêmes sans transformer également le monde qui nous entoure. Cette relation dialectique unitaire, bien qu'elle implique une «extériorisation)) de la nature et une «intériorisation» du social, est incontournable. Et elle est essentielle pour comprendre l'évolution des sociétés humaines mais aussi celle de la nature. Ce procès n'est pas le monopole des êtres humains, et on le retrouve chez nombre d'espèces animales (les fourmis, les castors, etc.). I:histoire de la vie terrestre regorge d'interactions dialectiques de ce type. Ainsi James Lovelock a-t-il émis ce qu'il appelle «l'hypothèse Gaïa»: l'atmosphère qui nous permet de vivre aujourd'hui n'a pas toujours existé; elle a été créée par des organismes qui vivaient du méthane et produisaient de l'oxygène. La vie organique et le monde naturel ont donc toujours entretenu une relation dialectique. 127

Dans ses œuvres antérieures, Marx s'appuyait sur l'idée d'un «être générique» proprement humain (s'inspirant peut-être de l'anthropologie de Kant et de Feuerbach). Cette idée passe à l'arrière-plan dans Le Capital, mais elle continue d'y exercer une influence souterraine. Prenons par exemple le passage suivant, où Marx se demande ce qui rend notre travail exclusivement humain: Une araignée accomplit des opérations qui s'apparentent à celles du tisserand, et une abeille en remontre à maint architecte humain dans la construction de ses cellules. Mais ce qui distingue d'emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire. Le résultat auquel aboutit le procès de travail était déjà au commencement dans l'imagination du travailleur, existait donc déjà en idée. (zoo)

Nous avons d'abord une idée, puis nous la réalisons. Cactivité productive humaine implique donc toujours un moment "idéel» ou "idéal'" un moment utopique. Un moment qui, en outre, ne doit rien au hasard: l'homme n'effectue pas simplement" une modification dans la forme de la réalité naturelle; il y réalise en même temps son propre but, qu'il connaît». Son activité est donc orientée vers une fin,« qui détermine comme une loi la modalité de son action, et [à laquelle] il doit subordonner sa volonté. Et cette soumission n'est pas un acte isolé et singulier.» JI doit - nous devons - maintenir une attention soutenue pendant toute la durée du travail, d'autant plus indispensable que celui-ci enthousiasme moins le travailleur par son contenu propre et son mode d'exécution, et qu'il peut donc moins en jouir comme du jeu de ses propres forces physiques et intellectuelles. (200)

Dans ce passage dont on ne saurait trop souligner l'importance, il faut insister sur un certain nombre de points. Tout d'abord, il est évident que Marx prend ici le contre-pied de Fourier. Celui-ci pensait que le travail devait être joie, engagement érotique et passionné, voire pur et simple jeu. Marx considère qu'il n'en est pas ainsi, car il faut travailler dur et avec discipline pour réaliser ce que l'on a imaginé, pour atteindre le but que l'on s'est fixé. Deuxièmement, Marx accorde un rôle capital aux conceptions mentales, à l'action consciente et orientée vers une fin: cela contredit l'une des idées qu'on lui prête souvent, à savoir que les conditions matérielles déterminent la conscience, ou que notre manière de penser est dictée par les circonstances matérielles de notre existence. Ici, il dit clairement le contraire: il est un moment où l'idéel (le mental) est la médiation qui rend possible l'action. Carchitecte - qui apparaît ici à titre de métaphore - a la capacité 128

de penser le monde et de le façonner à l'image de sa pensée. certains commentateurs prétendent que, dans ce passage, Marx a oublié ses propres maximes, d'autres qu'il était schizophrène et qu'il y a en fait deux Marx: le Marx qui affirme le libre jeu de J'idée et del' activité mentale, et le Marx qui soutient que notre conscience (nos pensées et nos actes) est déterminée par les conditions matérielles. Ces deux interprétations me paraissent intenables. Il est peu vraisemblable que, dans un chapitre central du Capital, ouvrage soigneusement revu avant publication (et plus tard modifié pour répondre aux critiques), Marx ait adopté une position incompatible avec sa vision du monde. Si ces passages figuraient dans l'un de ses carnets, ou même dans les Grundrisse, on pourrait plaider l'erreur. Or il s'agit d'un moment de transition crucial. Aussi mérite-t-il d'être lu attentivement. rapproche dialectique du procès de travail comme moment du métabolisme implique que les idées ne viennent pas de nulle part. En un sens, elles sont totalement naturelles (cette position est fondamentalement contraire à l'idéalisme hégélien). Il n'y a donc rien d'étrange à dire qu'elles sont le produit d'une relation métabolique avec la nature matérielle et qu'elles portent toujours la marque de cette origine. Nos conceptions mentales n'étant pas séparées de notre expérience matérielle, elles ne sont pas indépendantes de notre rapport au monde. Mais une relation interne doit inévitablement s'extérioriser: de même que l'univers de la monnaie (surtout quand cette dernière prend une forme symbolique) peut à la fois sembler et «être réellement» opposé au monde des marchandises et de leurs valeurs d'usage (cf. l'analyse du fétichisme), de même nos conceptions mentales entretiennent un rapport d'extériorité au monde matériel que nous cherchons à remodeler. Il y a là un mouvement dialectique: l'imagination se libère, décide de bâtir ceci plutôt que cela, et transforme la matière à partir de forces naturelles (donc aussi des muscles humains) afin de produire des objets nouveaux (par exemple, le potier sur son tour). Marx témoigne donc ici d'une certaine ouverture aux idées et aux conceptions mentales. En outre, tout comme le système monétaire peut devenir incontrôlable et engendrer des crises financières, nos conceptions mentales (nos fixations idéologiques), si elles nous échappent, peuvent susciter des crises. C'est exactement la position que Marx adopte vis-à-vis de la vision bourgeoise du monde, qui se berce de robinsonnades et célèbre la fiction de l'individualisme possessif et du marché parfait. De 129

même que le système monétaire se trouve tôt ou tard contraint de revenir à la raison, c'est-à-dire de redescendre dans le monde matériel du travail socialement nécessaire, de même la conception bourgeoise du monde, toujours bien vivace aujourd'hui, doit revenir à des conceptions mentales plus adéquates pour résoudre l'accumulation de problèmes sociaux et environnementaux créés par le capitalisme. Sur ce plan, la lutte pour les conceptions mentales adéquates (dont on a l'habitude d'entendre qu'elles relèvent «simplement» de la superstructure, alors que Marx précise bien que c'est dans cette sphère que l'on «prend conscience» des problèmes et qu'on les «combat») joue un rôle significatif. Sinon, pourquoi Marx se serait-il donné autant de peine pour écrire Le Capital? Par conséquent, ce moment où sont posées les notions de conception mentale, de conscience et d'orientation vers un but n'est ni aberrant ni séparé de la dynamique de l'évolution sociale, de la transformation de la nature et de l'homme par le travail. Il est au contraire fondamental. Marx affirme aussi que les projets (la construction d'une maison, par exemple) exigent un dur labeur, et qu'une fois que nous nous y impliquons, ils nous retiennent captifs. Pour les réaliser, nous devons en effet nous plier à leurs exigences, nous y soumettre entièrement, et assujettir nos passions à leur finalité. Ainsi, à chaque fois que j'écris un nouveau livre, je pars d'une idée qui me semble excellente et passionnante; mais à chaque fois que j'en termine un, j'ai l'impression de sortir de prison! Cette idée possède cependant une signification bien plus large: les êtres humains deviennent trop facilement prisonniers des objets qu'ils produisent, sans parler des fausses conceptions du monde qu'ils peuvent former. Cette critique, que Marx adresse au capitalisme, pourrait tout aussi bien s'appliquer au communisme ou au socialisme qu'à la Rome antique. Un autre aspect de ce passage mérite d'être souligné. Il me semble que Marx prête non seulement une créativité, mais une certaine noblesse au procès de travail. Cette position est empreinte de romantisme. S'il est parvenu, dans ses travaux de maturité, à tempérer la sensibilité romantique si marquée dans ses premiers écrits, celle-ci n'a pas pour autant disparu (y compris dans le concept d'aliénation, même s'il prend dans Le Capital un sens plus technique que dans les Manuscrits de 1844). Il affirme ici sans ambiguïté que les êtres humains peuvent transformer le monde

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radicalement, en s'appnyant sur leur imagination et sur l'idée d'un but, et qu'ils peuvent être conscients de leurs actions. Ce faisant, ils acquièrent le pouvoir de se transformer eux-mêmes. Nous devons donc réfléchir à nos visées, prendre conscience de la manière dont nous intervenons dans le monde, du moment où nous y intervenons, et du fait qu'en retour cette intervention nous transforme. Nous pouvons et nous devons nous saisir créativement de cette possibilité dialectique. Il n'y a donc pas, pour nous, de transformation neutre d'une nature extérieure. Ce que nous faisons «au dehors» se répercute «au dedans». Marx nous invite à réfléchir sur les implications exactes de cette dialectique, pour nous-mêmes et pour la nature dont nous ne sommes qu'une partie: d'où son approche universaliste du procès de travail. La nature humaine n'est pas donnée, elle est en perpétuelle évolution. La position de Marx sur ce point (de même, sans doute, que l'interprétation que j'en ai proposée) est sujette à controverse. Et de fait, elle est contestable à bien des égards. Vous pourrez, par exemple, vous ranger du côté de Fourier, ou bien de telle ou telle forme de marxisme autonome (celles que défendent, respectivement, Toni Negri, John Holloway, ou encore Harry Cleaver, qui dans son ouvrage Reading Capital Politically', a proposé une analyse approfondie du matériau que nous allons maintenant traiter). Mais il vous faudra d'abord bien comprendre ce que dit Marx, comment il se positionne, et comment il envisage les potentialités du travail créateur et la transformation du monde. Comment caractériser le procès de travail en tant que condition universelle de possibilité de l'existence humaine? Marx expose trois traits distinctifs: «!'activité adéquate à une fin, ou encore le travail proprement dit, son objet, et son moyen» (200). À!' origine, la terre, la nature sauvage, constitue l'objet auquel le travail va s'appliquer. Mais il laisse rapidement cette idée de côté pour distinguer la nature des matériaux bruts, éléments qui ont déjà été partiellement transformés, créés, ou extraits par le travail humain. On retrouve une distinction similaire à propos des moyens de travail. Ils peuvent être donnés (des bâtons, des pierres, etc., immédiatement utilisables), mais il existe aussi des instruments fabriqués par l'homme, comme les couteaux ou les haches. Si la terre est le« garde-manger originel», 1'« arsenal originel» des êtres humains, ces derniers sont de longue date parvenus à transformer l.

Harry Cleaver, Reading Capital Politically, Leeds, AKI Anti-Thesis,

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2000.

et la terre et les moyens de travail conformément à leurs desseins. L:homme, dit Marx en citant Benjamin Franklin, est« "a toolmaking animal'', un animal qui fabrique des outils(. .. ). L:usage et la création de moyens de travail, bien qu'ils soient déjà en germe le propre de certaines espèces animales, caractérisent spécifiquement le procès de travail humain» (201-202). Marx fait ensuite une observation marginale qu'il approfondira plus tard: Ce qui distingue les époques économiques entre elles, ce n'est pas ce que l'on y fabrique, mais la manière dont on fabrique, les moyens de travail dont on se sert. Les moyens de travail ne permettent pas seulement de mesurer le développement de la force de travail humaine, ils sont l'indicateur des rapports sociaux dans lesquels le travail a lieu. (202)

Cela implique que la transformation des moyens de travail a des conséquences sur les rapports sociaux, et inversement: si les rapports sociaux changent, la technique doit changer; et si la technologie change, les rapports sociaux doivent changer. Marx évoque ici la dialectique entre la technique et les rapports sociaux qui aura toute son importance plus loin (cette stratégie, nous!' avons vu, est typique de Marx: il fait souvent une remarque en passant qui annonce la suite du développement). Nous ne nous intéressons donc pas seulement aux outils au sens habituel du terme. Les conditions physiques et infrastructurelles, également produites par le travail humain, ne participent pas directement du procès de travail immédiat, mais elles lui sont nécessaires. «Les bâtiments industriels, canaux, routes, etc. sont des exemples de ce genre de moyens de travail déjà fournis par la médiation du travail.» (203) Dans le procès de travail interviennent donc des matériaux naturels, mais aussi un environnement bâti, des champs, des routes, et des infrastructures urbaines (toutes choses que l'on qualifie parfois de« seconde nature»). Qu'en est-il maintenant du procès de travail proprement-dit? Marx revient ici sur le rapport entre choses et processus. Le travail est un procès consistant à transformer quelque chose en autre chose. Cette transformation détruit une valeur d'usage existante pour en créer une autre. En outre, «ce qui apparaissait du côté du travailleur sous la forme de la mobilité apparaît maintenant du côté du produit comme une propriété au repos, dans la forme de l'être. Le travailleur a filé et le produit est un fil» (203). La différence entre procès et choses reste donc bel et bien présente. C'est un point que j'apprécie particulièrement chez Marx. En tant 132

qu'enseignant, je me trouve constamment confronté à cette relation entre procès et chose. On juge du procès d'apprentissage d'un étudiant par des choses performatives, comme des dissertations. Or il est parfois difficile, sinon impossible, d'évaluer leur procès de production. Ainsi, des étudiants qui auront trouvé le procès infiniment éclairant, pourront rendre une dissertation nulle et récolter un 3/20. Ils diront: «Mais j'ai tellement appris en suivant ce cours!» À quoi je répondrai: «Comment pouvez-vous prétendre avoir appris quoi que ce soit, alors que vous m'avez rendu une dissertation pareille?» C'est un problème auquel nous sommes tous confrontés. Échouer lamentablement en produisant quelque chose, mais apprendre énormément dans le processus. Pour Marx, le procès constitue le noyau même du travail. Tout comme le capital est procès de circulation, le travail est procès de fabrication. Un procès de fabrication de valeurs d'usage, et, sous le capitalisme, de valeurs d'usage destinées à autrui sous la forme de marchandises. Cette valeur d'usage doit-elle avoir un usage immédiat? Pas nécessairement, car du travail passé peut être stocké en vue d'un usage futur (même les sociétés primitives conservent leurs excédents pour les périodes difficiles). Dans le monde où nous vivons, une énorme quantité de travail passé se trouve emmagasinée dans les champs, les villes, les infrastructures physiques, parfois depuis fort longtemps. Travailler est une activité quotidienne importante, mais le stockage du travail dans des produits et des choses est tout aussi essentiel. En outre, le procès de travail produit souvent différentes choses simultanément. C'est ce qu'on appelle des «produits conjoints». I:élevage du bétail produit du lait, de la viande et du cuir, les moutons élevés pour leur viande produisent de la laine. En régime capitaliste, cela suscite quelques problèmes: comment, par exemple, évaluer séparément ces multiples produits conjoints? Autre problème, comment les produits du travail passé se rapportent-ils au travail présent? Cette question prend une acuité particulière dans le cas de la valeur des machines: «Une machine qui ne sert pas dans le procès de travail est une machine inutile». Par conséquent, pour faire de ces choses des valeurs d'usage réelles, actives, et non pas simplement possibles, il faut que le travail vivant s'en empare, les réveille d'entre les morts. Bien sûr, quand la langue de feu du travail les lèche [Marx réaffirme le caractère central du procès de travail], quand il se les approprie comme ses organes vivants, quand il leur insuffle l'esprit pour qu'elles remplissent dans son procès la fonction adéquate 133

à leur définition et à leur vocation, elles sont tout aussi bien détruites: mais elles le sont en vue d'une fin, comme éléments constitutifs de nouvelles valeurs d'usage, de nouveaux produits susceptibles d'entrer dans la consommation individuelle comme moyens de subsistance ou dans un nouveau procès de travail comme moyens de production. (206)

Le travail vivant ressuscite la valeur du travail mort coagulé dans les produits passés. Cela implique une distinction capitale: la consommation productive est du travail passé consommé dans un procès de travail visant à produire une valeur d'usage entièrement neuve; la consommation individuelle, c'est ce que consomment les personnes en vue de leur propre reproduction. Aussi, explique Marx en conclusion de son analyse, Le procès de travail est une activité qui a pour fin la fabrication de valeurs d'usage, il est l'appropriation de l'élément naturel en fonction des besoins humains, il est la condition générale du métabolisme entre l'hom me et la nature [on notera à nouveau l'importante notion d' interaction métabolique], la condition naturelle éternelle de la vie des hommes [idée déjà avancée P-48]. Il est donc indépendant de telle ou telle forme qu'elle revêt, mais au contraire également commun à toutes les formes sociales. Nous n'avions donc pas besoin de présenter ici le travaiJJeur dans son rapport aux autres travailleurs. Il suffisait de l'homme et de son travail d'un côté, de la nature et de ses matières de l'autre. Pas plus qu'on ne découvre d'après le goût du blé la personne qui !'a cultivé, on ne voit dans ce procès les conditions dans lesquelles il s'est déroulé[ ...]. (207)

Dans ces pages introductives, Marx a donc proposé une description physique universelle du procès de travail, indépendamment de toute formation sociale, de toute signification sociale particulière. Je pourrai donner une description physique très précise de quelqu'un qui creuse un trou, sans rien omettre, pas même le travail passé contenu dans la pelle, mais cette description ne m'indiquera pas si cette personne est un aristocrate un peu fou qui s'adonne à cette activité pour faire de l'exercice, ou un paysan, ou un esclave, ou un travailleur salarié, ou un prisonnier. On peut donc envisager le procès de travail comme un procès purement physique, indépendamment des rapports sociaux dans lesquels il s'inscrit, des conceptions idéologiques et mentales sur lesquelles il repose, et du mode de production dont il relève. Reste à examiner comment ces capacités universelles sont utilisées dans le système capitaliste.

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La forme capitaliste du procès de travail ............. ..................................... ......... ......................... ......... ........................ Revenons maintenant à notre capitaliste in spe [en espérance]. Nous l'avio ns laissé alors qu'il venait d'acheter sur le marché tous les facte urs nécessaires au procès de travail, les facteurs objectifs ou moyens de production, le facteur personnel ou force de travail. (207)

Le contrat entre le capital et le travail dans l'achat -vente de la marchandise force de travail repose sur deux conditions. Première condition: «Le travailleur travaille sous le contrôle du capitaliste à qui son travail appartient.» (208) Autrement dit, quand je passe un contrat avec un capitaliste, celui-ci a le droit de diriger mon travail et de fixer les tâches que je devrai accomplir. Si le travail se révèle dangereux, ce principe pourra être contesté, mais en règle générale le capitaliste peut ordonner au travailleur d'effectuer n'importe quelle activité, en contrepartie de quoi ce dernier reçoit la somme d'argent nécessaire à sa subsistance. La force de travail est une marchandise qui appartient au capitaliste pendant la durée fixée par le contrat. Seconde condition: tout ce que le travailleur produit pendant la durée de son contrat appartient au capitaliste. Même si c'est moi qui fabrique la marchandise et lui donne une valeur par mon travail concret, elle ne m'appartient pas. Voilà un point intéressant qui contredit la thèse de Locke selon laquelle ceux qui créent de la valeur en mêlant leur travail à la terre ont des droits de propriété privée sur cette valeur. Plus généralement, il semble évident que ces deux conditions réunies entraînent l'aliénation totale (Marx n'emploie pas ce terme ici) du travailleur, qui se voit déposséder du potentiel créateur attaché au travail et à son produit car à partir du moment où il est entré dans les ateliers du capitaliste, la valeur d'usage de sa force de travail a appartenu au capitaliste, et donc aussi son usage, le travail. En achetant la force de travail, le capitaliste a incorporé le travail proprement dit comme un ferment vivant [nous retrouvons ici le «feu formateur» du travail comme activité évoqué dans les Grundrisse] a ux constituants morts du produit qui lui appartenaient également. (208)

Grâce à ces deux conditions, le capitaliste peut organiser la production de façon à produire une marchandise dont la valeur soit supérieure à la somme des valeurs des marchandises, des moyens de production et de la force de travail nécessaires à sa production, pour lesquelles il a avancé son

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bon argent sur le marché. Ce qu'il veut produire, ce n'est pas seulement une valeur d'usage mais une marchandise, pas seulement de la valeur d'usage mais de la valeur, et même, pas seulement de la valeur, mais de la plus-value.

Le capitaliste produit ainsi «l'unité du procès de travail et du procès de formation de la valeur» (209). C'est ce qu'il a vocation à faire et c'est sa visée consciente; !'origine du profit réside dans la plus-value, et le rôle du capitaliste est de poursuivre le profit. Marx peut donc déclarer: Le problème est résolu dans toutes ses données, et les lois del' échange marchand ne sont violées en aucune façon. On a échangé équivalent contre équivalent. Le capitaliste en tant qu'acheteur a payé chaque marchandise à sa valeur: coton, broches, force de travail. Après quoi il a fait ce que fait tout acheteur de marchandises: il en a consommé la

valeur d'usage. (218-219) Ce faisant, il a pu produire des marchandises dotées d'une valeur supérieure à celles qu'il a achetées au départ: il a pu produire de la plus-value. «Tout ce cycle, conclut Marx, cette transformation de son argent en capital, a lieu dans la sphère de la circulation, et en même temps, il a lieu hors d'elle» (219). Les matériaux et la force de travail sont achetés sur le marché à leur prix mais mis en œuvre pour introduire davantage de valeur dans les marchandises produites au cours du procès de production, à!' écart du marché. Les conditions «satisfaites» sont celles posées dans le chapitre IV: le possesseur d'argent« est forcé d'acheter les marchandises à leur prix, de les vendre à leur prix et néanmoins de retirer à la fin du procès plus de valeur qu'il n'en avait lancé au départ» (187). Le résultat semble magique, non seulement parce que le capital paraît capable de pondre des œufs d'or, mais parce que en incorporant la force de travail vivante à leur objectivité de choses mortes, le capitaliste transforme de la valeur, c'est-à-dire du travail passé, objectivé, mort, en capital, c'est-à-dire en valeur qui se valorise elle-même, en ce monstre inanimé, qui se met à «travailler)), comme s'îl avait le diable au corps. (219)

La circulation possède la forme suivante: FT

A-M

..... P ....... M-A+!J.A

MP Examinons attentivement les différentes étapes de ce procès. 136

Le capitaliste doit acheter des moyens de production (MP): des matériaux bruts, des machines, des biens semi-manufacturés, qui tous sont des produits du travail passé (valeurs coagulées). Le capitaliste doit payer ces marchandises à leur prix, conformément aux lois de!' échange. S'il a besoin de broches à filer, le temps de travail socialement nécessaire coagulé dans les broches fixera leur valeur. I:utilisation de broches en or n'est pas socialement nécessaire. Pour que le procès de travail fonctionne, le capitaliste doit disposer d'un accès adéquat aux moyens de production disponibles sur le marché. r; achat de force de travail (FT) permet de réanimer ces moyens de production« morts» à travers le procès de travail (P). Au cours du procès de travail, le travail passe continuellement de la forme de la mobilité à celle de l'être, de la forme du mouvement à celle de l'objectivité. Au bout d'une heure, le mouvement du filage est représenté par une quantité déterminée de filés, et une quantité déterminée de travail, une heure de travail, s'est donc objectivée dans le coton. Nous disons heure de travail, c'est-à-dire dépense de la force vitale du fileur pendant une heure, car son travail ne vaut ici que comme dépense de force de travail, et non comme travail spécifique

de filage.

(212-213)

En d'autres termes, l'acte de filer contient du travail abstrait, qui ajoute de la valeur dans ce qui a été filé sous forme de temps de travail socialement nécessaire. Un quantum de produit déterminé (... ) ne fait plus que représenter un quantum de travail déterminé, une masse déterminée de temps de travail coagulé. Il n'est plus que la matérialisation d'une heure, de deux heures, ou d'une journée de travail social. (213)

En outre, > - dans un contexte où les jeunes filles «travaillent en moyenne seize heures et demie par jour, mais souvent trente heures sans interruption pendant la saison, tandis qu'on maintient à flot leur "force de travail" défaillante à coups de Sherry, de Porto ou de café>> - qui est tout simplement morte de l'excès de travail (284-285). Les décès dus à l'excès de travail n'ont pas pris fin au xrx' siècle. Les Japonais ont même un terme technique pour désigner ce phénomène, karoshi. Aujourd'hui encore, on en meure et certains voient leur espérance de vie réduite à cause de l'excès de travail ou de mauvaises conditions de travail. En 2009, le United Farm Workers a poursuivi en justice les autorités sanitaires de Californie parce qu'elles n'avaient pas protégé les travailleurs agricoles d'une canicule qui avait entraîné la mort de trois personnes. Marx décrit ici les conséquences d'un complet déséquilibre du rapport de force entre travail et capital. Ce problème s'est exacerbé avec l'essor du système de travail par équipes examiné dans la quatrième partie du chapitre. Le capital inemployé est du capital perdu, et le capital, nous l'avons vu, n'est pas une machine ou une somme d'argent, mais de la valeur en mouvement. Une machine inutilisée représentant du capital mort, il est impératif de l'utiliser autant que possible. La continuité du procès de production est importante, surtout dans des branches de l'industrie qui, comme la métallurgie, emploient d'énormes quantités de capital fixe. Pour rentabiliser le capital fixe, il faut des journées de travail de 24 heures. Puisque les individus ne peuvent travailler 24 heures 160

d' affilée, on met en place un système de travail par tranches et de rotation des équipes. Rappelez-vous: les travailleurs ne produisent pas seulement de la plus-value, ils réaniment aussi le capital constant. D'où le travail de nuit. Par conséquent, il n'existe pas de «journée de travail naturelle"· La journée de travail est une construction liée au fait que, pour les capitalistes, la continuité des flux doit être assurée à tout prix. La cinquième partie est consacrée à la lutte pour la journée de travail normale.« Pendant combien de temps le capital a-t-il le droit de consommer la force de travail dont il paie la valeur journalière?» De son point de vue, le plus longtemps possible. Il va de soi (... ) que le travailleur n'est rien d'autre, chaque jour de sa vie entière, que sa force de travail, que donc tout son temps disponible est, par nature et de droit, du temps de travail, qu'il appartient donc à l'autovalorisation du capital (autrement dit, à la production de plusvalue]. Quant au temps qu'il faut pour son éducation d'homme, pour son développement intellectuel, pour la satisfaction des besoins sociaux, pour le commerce des gens, pour le libre jeu des forces du corps et de l'esprit, et même le temps libre du dimanche (. .. ) - tout ça n'est que calembredaine! Or dans sa pulsion aveugle et démesurée, sa bestiale fringale de surtravail, le loup-garou capital ne franchit pas seulement les bornes morales, mais aussi les bornes extrêmes purement physiques de la journée de travail. Il usurpe le temps qu'il faut pour la croissance, le développement et le maintien du corps en bonne santé. Il vole le temps qu'il faut pour respirer l'air libre et jouir de la lumière du soleil. Il grignote sur le temps des repas et l'incorpore si possible dans le procès de production proprement dit (. .. ). (295-296) À chaque fois que je lis ces passages, je pense aux scènes de travail

à la chaîne dans les Temps modernes. Le capital réduit le temps du sain sommeil réparateur nécessaire pour reconstituer, renouveler et régénérer la force de travail (... ).Le capital ne se pose pas de questions sur le temps que vivra la force de travail. Ce qui l'intéresse c'est uniquement et exclusivement le maximum de force de travail qui peut être dégagé en une journée de travail. Il atteint ce but en diminuant la longévité de la force de travail, comme un agriculteur avide obtient un rendement accru de son sol en le dépossédant de sa fertilité. (296)

Le parallélisme entre l'épuisement du sol et celui des forces vitales du travailleur fait écho à la phrase de William Petty citée dans le chapitre I: «La richesse matérielle (... ) a pour père le travail, et pour mère la terre» (49). Mais l'exploitation excessive des ressources 161

nécessaires à la production des richesses met en péril le ca1Ju.ctlisme lui-même. Et tôt ou tard, le capitaliste finira par se dire ne serait pas si mal d'instituer une journée de travail) le fait qu'on ait reconnu la nécessité d'une réglementation légale de la journée de travail. On comprend aisément qu'après que les magnats de fabrique se furent soumis à l'inévitable et s'en furent accommodés, la force de résistance du capital s'affaiblit graduellement tandis qu'en même temps la combativité de la classe ouvrière grandissait à mesure qu'augmentait le nombre de ses alliés dans les couches de la société qui n'étaient pas immédiatement intéressées. (330-331)

Qui étaient ces alliés? Marx ne le dit pas, mais il s'agissait sans doute des classes professionnelles et de l'aile progressive de la bourgeoisie réformiste, éléments cruciaux dans une situation où la classe ouvrière n'avait pas le droit de vote. «D'où, comparativement, les progrès rapides accomplis depuis 1860. » (331) Bien que Marx ne s'attarde pas sur ce point, le réformisme ne se limitait pas aux conditions de travail dans les usines et, dans la mesure où elle pouvait en bénéficier, l'industrie participa à ce mouvement. C'est ce qu'illustre très bien l'exemple de 171

l .1f. :.

Joseph Chamberlain, industriel de Birmingham et un temps maire de la ville, que l'on surnommait« Radical Joe» parce qu'il s'impliquait beaucoup, à l'échelle locale, dans l'amélioration de l'éducation, des infrastructures (approvisionnement en eau, systèmes d'évacuation, éclairage au gaz, etc.), et du logement des plus pauvres. Dans les années 1860, au moins une partie de labourgeoisie industrielle avait compris qu'elle n'était pas obligée d'être réactionnaire sur ces sujets pour continuer à faire des profits. Cette dynamique appelle quelques commentaires. Les chiffres montrent que jusqu'en 1850 environ, le taux d'exploitation dans l'industrie britannique était effroyable, de même que la durée journalière du travail. Cela avait de lourdes répercussions sur les conditions de vie et de travail. Or, après 1850, la surexploitation eut tendance à diminuer sans que cela ait d'effet négatif marqué sur les profits et la production. En partie parce que les capitalistes avaient alors trouvé un autre moyen de dégager de la plus-value (j'y reviendrai au chapitre 7), mais aussi parce qu'ils comprirent qu'une force de travail en bonne santé, qui fait des journées moins longues, peut se révéler plus productive qu'une force de travail malade, en lambeaux, à l'agonie, comme celle qu'ils avaient employée dans les années 1830 et 1840. Cette découverte faite, les capitalistes s'empressèrent d'afficher leur bienveillance, allant même jusqu'à soutenir activement certaines mesures étatiques de régulation collective qui visaient à atténuer l'impact des lois contraignantes de la concurrence. Si, du point de vue du capitaliste en général, la réduction de la journée de travail se révéla une bonne idée, quel enseignement peut-on en tirer quant à la lutte des travailleurs et de leurs alliés? Qu'il peut arriver que les travailleurs fassent une faveur au capital. Que les capitalistes se voient parfois contraints d'adhérer à des réformes qui ne sont pas nécessairement contraires à leur intérêt de classe. En d'autres termes, la dynamique de la lutte des classes peut aussi bien perturber le système que l'équilibrer. Marx reconnaît ici que les capitalistes, après avoir, au bout de 50 années de lutte, fini par consentir à une réglementation sur la journée de travail, s'en sont trouvés tout aussi bien que les travailleurs. Dans la septième partie du chapitre, Marx examine l'effet de la législation britannique sur les fabriques dans les autres pays, surtout en France et aux États-Unis. Tout d'abord, il explique qu'il est insuffisant de se concentrer sur le travailleur individuel et son contrat particulier. 172

L'histoire de la réglementation de la journée de travail dans certaines branches de production et la lutte menée encore aujourd'hui dans d'autres branches pour cette réglementation prouvent de façon tangible que le travailleur individuel isolé, le travailleur comme« libre» vendeur de sa force de travail, succombe sans résistance lorsque la production capitaliste a atteint un certain degré de maturité. La création d'une journée de travail normale est donc le résultat d'une longue et âpre guerre civile plus ou moins larvée entre la classe capitaliste et la classe ouvrière. (334-335)

Dans d'autres pays, la lutte est affectée par les traditions politiques (par exemple, la« méthode révolutionnaire française» repose fortement sur un« droit universel») et les conditions de travail (aux États-Unis, «le travail des peaux blanches ne peut pas s'émanciper là où le travail des peaux noires demeure marqué d'infamie>>) (336). Mais dans tous les cas, le travailleur, qui semble être un «agent libre>>, découvre qu'il n'en est pas un dans le domaine de la production, et «qu'en réalité le vampire qui le suce ne lâche pas prise "tant qu'il y a encore un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter">> (337-338 -Marx cite ici Engels). Il faut retenir la leçon suivante: Pour se« protéger» du serpent de leurs tourments, les ouvriers doivent se rassembler en une seule troupe et conquérir en tant que classe une loi d'État, un obstacle social plus fort que tout, qui les empêche de se vendre eux-mêmes au capital en négociant un libre contrat, et de se promettre, eux et leur ~spèce, à la mort et à 1' esclavage. Le pompeux catalogue des «inaliénables droits de l'homme)) sera ainsi remplacé par la modeste Magna Carta d'une journée de travail limitée par la loi qui «dira enfin clairement quand s'achève le temps que vend le travailleur et quand commence celui qui lui appartient)). (338)

Cette conclusion appelle quelques commentaires. En rejetant les «droits inaliénables de l'homme», Marx réaffirme que le discours des droits est incapable de s'attaquer à des questions aussi fondamentales que la détermination de la longueur de la journée de travail. Les tribunaux sont tout aussi impuissants sur ce terrain. Mais ici, et pour la première fois, Marx affirme que les travailleurs doivent« se rassembler en une seule troupe», en une seule classe pour pouvoir influer sur les conditions de travail et la dynamique du capitalisme. Cette lutte est centrale à la définition même de la liberté. Je citerai le troisième livre du Capital: En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l'on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l'extérieur; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite. De même que l'homme primitif doit lutter contre la 173

nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l'homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de la production. Avec son développement s'étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent; mais en même temps s'élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l'homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu'ils la contrôlent ensemble au lieu d'être dominés par sa puissance aveugle et qu'ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C'est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s'épanouir qu'en se fondant sur l'autre royaume, sur l'autre base, celle de la nécessité 1 •

Mais on sait aussi que les capitalistes, poussés par les lois contraignantes de la concurrence, vont se comporter d'une façon qui mettra en péril leur reproduction en tant que classe. Si les travailleurs organisés en une classe parviennent à les obliger à modifier leur conduite, alors ils les auront sauvés, par leur force collective, de leur stupidité et de leur myopie individuelles en les amenant à reconnaître leur intérêt de classe: la lutte de classe peut donc avoir pour effet de stabiliser la dynamique capitaliste. En revanche, si les travailleurs se trouvent réduits à l'impuissance, le système est voué à la catastrophe par sa propre logique mortifère («Après moi le déluge!»). Il est dès lors impératif de mettre un frein aux lois contraignantes de la concurrence qui mènent les capitalistes à l'autodestruction. Ce problème se pose avec la même gravité s'agissant de la surexploitation de la terre, du pillage des ressources naturelles ou de la quantité et de la qualité de la force de travail. Il n'est pas facile d'énoncer cette conclusion puisque Marx est censé être un penseur révolutionnaire. Dans ce chapitre, il a limité le champ des possibles en partant du présupposé que le capital et le travail défendent leurs droits dans le cadre des lois de l'échange. Ainsi, tout ce que les travailleurs peuvent espérer, c'est la« modeste Magna Carta » d'un salaire décent pour une journée de travail décente. Il n'est pas ici question de renverser la classe capitaliste ni d'abolir les rapports de classe. La lutte des classes vient seulement équilibrer le rapport entre travail et capital. Elle 1.

Karl Marx, Le Capital, Livre troisième, trad. G. Badia et C. Cohen-Sola!, Paris, Éditions sociales, 1960, t. 3, p. 198-199.

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s'insère très facilement dans la dynamique capitaliste comme une force positive qui soutient le mode de production capitaliste. Certes, cela implique que la lutte de classe est inévitable et socialement nécessaire; mais cela ne nous éclaire guère quant au renversement révolutionnaire du capitalisme. Quelles conséquences politiques doit-on tirer de ces analyses? À mon sens, on doit admettre qu'un certain degré d'émancipation des travailleurs est socialement nécessaire au bon fonctionnement du capitalisme. Plus tôt les capitalistes s'en rendront compte, mieux ils s'en porteront. I.:histoire conforte largement cette conclusion: par exemple, pendant le New Deal, l'État a délibérément renforcé le mouvement syndical, non pour renverser le capitalisme mais pour le stabiliser. Les luttes relatives à la valeur de la force de travail et à la longueur de la journée de travail sont essentielles à la stabilité du système capitaliste, pour des raisons sociales et politiques, mais aussi économiques. Ce n'est peut-être pas un hasard si, dans l'Europe des années 1950-1960, la phase de fort encadrement social-démocrate et, aux États-Unis, le contrat entre capital et travail ont été accompagnés d'une forte croissance capitaliste, ou si les États scandinaves, avec leurs puissants systèmes de protection sociale, sont restés des concurrents solides sur la scène internationale face à d'autres États ayant adopté des réformes néolibérales. Marx soulignera par ailleurs que, pour comprendre la dynamique du capitalisme, il faut inscrire la nécessité sociale de la lutte des classes dans l'économie politique bourgeoise. Mais la lutte pour la limitation de la journée de travail et le pouvoir de la classe ouvrière peut aussi dépasser la simple conscience syndicale et devenir véritablement révolutionnaire. C'est très bien de réduire la journée de travail à dix ou huit heures, mais pourquoi ne pas la limiter à quatre heures? Alors les capitalistes auront des poussées de fièvre. On l'a vu en France: l'adoption des cinq semaines de congés payés, puis de la semaine de 35 heures a suscité la fureur de la classe capitaliste et de ses alliés, qui réclamaient au contraire une plus grande «flexibilité» du droit du travail. La question est la suivante: à quel moment la réforme va-t-elle trop loin? À quel moment met-elle en péril les fondements mêmes du capitalisme? S'il existe un point d'équilibre de la lutte des classes, il n'est ni fixe ni connu à l'avance. Il dépend de!' état des classes en présence et du degré de souplesse des capitalistes par rapport aux nouvelles règles qui leur sont imposées. Par exemple, une forte réduction 175

de la journée de travail leur permettrait d'exiger des travailleurs un rendement beaucoup plus élevé pour compenser les heures perdues. Il est presque impossible de maintenir une cadence très intense sur douze heures. La grève qui, au début des années 197o, opposa les mineurs britanniques au gouvernement d'Edward Heath nous en offre une bonne illustration. Craignant une rupture d'approvisionnement énergétique, Heath réduisit la semaine de travail à trois jours, mais!' activité productive ne fut pas réduite dans la même proportion (il ordonna aussi l'interruption des programmes télévisés après 22 heures, moyen assuré de se faire sortir lors de l'élection suivante. Je me souviens qu'il y eut, environ neuf mois après, une légère hausse de la natalité). ne peux m'empêcher de conclure ce chapitre par quelques remarques sur son actualité. li est évident que, depuis l'époque de Marx, la dynamique de la lutte des classes (et des alliances de classes) s'est poursuivie et a eu un rôle déterminant sur la longueur de la journée de travail, de la semaine de travail, de !'année de travail, sur l'âge de départ à la retraite, ainsi que sur les conditions de travail et le niveau des salaires. Si dans certaines régions et à certains moments, les horribles conditions longuement décrites par Marx ont disparu, les problèmes généraux qu'il soulève (!'espérance de vie inférieure à la moyenne dans certains secteurs d'activité, comme les mines, la métallurgie ou le bâtiment) sont toujours d'actualité. De plus, au cours des trente dernières années, avec la contre-révolution néolibérale, qui prône, au nom de la mondialisation, la dérégulation et la vulnérabilisation de la force de travail, on a assisté à une recrudescence des situations décrites en des termes éloquents par les inspecteurs de fabrique à l'époque de Marx. Au milieu des années 1990, je demandais aux étudiants qui suivaient mon cours sur Le Capital de faire l'exercice suivant: d'imaginer qu'ils recevaient une lettre de leurs parents évoquant leur cours sur Le Capital et disant que si le livre avait certes un intérêt historique, les conditions de travail décrites étaient depuis longtemps révolues. Je leur donnais des extraits de rapports officiels (de la Banque mondiale, par exemple) et des coupures de journaux réputés (comme le New York Times) décrivant les conditions de travail dans les usines Gap en Amérique centrale, dans celles de Nike en Indonésie et au Vietnam, ou dans celles de Levi's en Asie du Sud-Est, ou expliquant que la grande amie des enfants Kathy Lee Giffard avait été très choquée de

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""'fafabriquée "''" soit dans desqe'•ll• Wal-Mart était usines du Honduras qui employaient des enfants pour une misère, soit dans des sweatshops de la région de New York où les ouvriers n'avaient pas été payés depuis plusieurs semaines. Les étudiants écrivaient d'excellentes dissertations, et étaient toujours un peu désarçonnés quand je leur suggérais de les envoyer à leurs parents. Malheureusement, la situation n'a fait qu'empirer. En mai2008, une descente des services de !'Immigration and Customs Enforcement dans une usine de conditionnement de viande de l'Iowa conduisit à l'arrestation de 389 sans-papiers présumés, dont plusieurs n'étaient pas en âge de travailler et dont beaucoup faisaient des journées de douze heures, six jours par semaine. Les immigrés furent traités comme des criminels: sur les 297 personnes condamnées, beaucoup écopèrent de peines de prison de cinq mois ou plus avant d'être renvoyés dans leur pays d'origine. r:indignation de l'opinion contraignit les autorités à prendre (sans trop se presser) des mesures contre les pratiques scandaleuses de cette entreprise. Comme l'avaient noté les étudiants de mon cours, il n'est que trop facile d'insérer des descriptions des conditions de travail actuelles dans ce chapitre du Capital sans que la différence soit notable. Voilà où nous ont conduit la contre-révolution néo-libérale et la perte de pouvoir du mouvement ouvrier. C'est triste à dire, mais les analyses de Marx conservent toute leur pertinence aujourd'hui.

Le chapitre IX : Taux et masse de la plus-value Ce chapitre est un moment de transition, qui délaisse une série de questions pour en poser de nouvelles. I.:exposé reprend un tour sec et algébrique avant de s'étoffer. Les capitalistes, nous explique Marx, s'intéressent particulièrement à la maximisation de la masse de plus-value parce qu'individuellement, leur pouvoir social dépend de la somme totale d'argent qu'ils possèdent. La masse de la plus-value équivaut au taux de la plus-value multiplié par le nombre de travailleurs employés. Si ce nombre diminue, il est possible d'obtenir la même masse de plus-value en accroissant le taux de plus-value. Mais celui-ci est limité par le fait qu'il n'y a 177

que 24 heures dans une journée, et par tous les obstacles socciaux et politiques dont nous avons parlé précédemment. Pour cont1ourner cette limite, les capitalistes peuvent accroître le nombre travailleurs employés. Mais ils finiront par se heurter à une limite, le capital variable global disponible et la masse totale travailleurs disponibles. t: extrême limite serait bien sûr la lation totale, mais pour diverses raisons, la main-d'œuvre ponible lui est bien inférieure. Face à ces deux limites, le ca]pltal doit concevoir une tout autre stratégie pour accroître la masse plus-value. Comme souvent dans les chapitres de transition, Marx nous sous forme condensée une carte conceptuelle du chemin couru et du chemin restant à parcourir: À l'intérieur du procès de production, le capital s'est rendu maître travail, c'est-à-dire qu'il commande à la force de travail quis' active, travailleur proprement dit Le capital personnifié, le capitaliste, à ce que l'ouvrier fasse bien son travail, avec le degré d'intensité

Le capital est en outre devenu un rapport coercitif qui contraint classe ouvrière à faire plus de travail que n'en demande le restreint de ses propres besoins vitaux. (347)

Dans sa faim de surtravail et sa quête permanente de le capital personnifié dépasse en énergie, en démesure et en efficacité tous les Puis, après avoir décrit l'esprit obtus du travailleur partiel, Smith continue: , les valets, bonnes, laquais, etc.

Cette classe d'improductifs comprend: 245

--, '~

Tous ceux qui sont trop vieux ou trop jeunes pour travailler, toutes les femmes, jeunes personnes et enfants «improductifs», plus les ordres >, écrit Marx, citant un récit de 1795 (666). Dans ces conditions, «production et reproduction à une échelle élargie vont (. .. ) leur train sans aucune immixtion de ce saint étonnant, de ce chevalier à la triste figure qu'est le capitaliste renonçant » (671). Poussés par les lois contraignantes de la concurrence, animés par le désir d'accroître sans limite leur pouvoir social grâce à l'argent, les capitalistes réinvestissent car c'est là, au final, le seul moyen pour eux de conserver leur affaire et leur position de classe. Tout cela conduit Marx à tirer une conclusion cruciale sur l'essence du mode de production capitaliste: 11

11

281

Accumulez, accumulez! C'est la loi, la parole de Moïse et des prophètes! «L'industrie fournit la matière que l'esprit d'épargne accumule)}, Donc épargnez, épargnez, c'est-à-dire retransformez en capital une part aussi grande que possible de la plus-value ou du surproduit\ Accumuler pour accumuler, produire pour produire, c'est dans ces termes que l'économie classique formulait la vocation historique de l'époque bourgeoise. À aucun moment, elle ne s'est fait d'illusions sur les douleurs del' enfantement de la richesse, mais à quoi bon se lamenter face à une nécessité historique? Si pour l'économie classique le prolétaire n'est qu'une machine à produire de la plusvalue, le capitaliste n'est également qu'une machine à transformer cette plus-value en surcapital. (666-667)

Ce qui signifie tout simplement ceci: la croissance est consubstantielle au capitalisme. L'ordre social capitaliste ne peut se passer de la croissance et de l'accumulation à une échelle élargie. «Accumuler pour accumuler, produire pour produire». Il suffit de lire la presse économique pour constater l'omniprésence de la croissance: où est la croissance? Comment relancer la croissance? Une croissance molle signale une récession, une croissance négative une dépression. Un à deux points de croissance (agrégée) ne suffisent pas, il en faut au moins trois, etc' est seulement à partir de quatre que l'on peut considérer que l'économie est« en bonne santé». La Chine, qui, depuis de nombreuses années, croît de 10% par an, est la grande success story de l'époque, à la différence du Japon qui, après plusieurs décennies de forte croissance, a connu une croissance presque nulle au cours des années 1990. L'impératif de la croissance recèle une croyance fétichiste, l'idéologie des vertus de la croissance. La croissance est nécessaire, la croissance est bonne. Ne pas croître, c'est être en crise. La croissance sans fin implique de produire pour produire, de consommer pour consommer. Tout ce qui fait obstacle à la croissance est mauvais et doit être supprimé. Rencontre-t-on des problèmes écologiques? C'est le rapport à la nature qu'il faut transformer. Des problèmes sociaux et politiques? On réprimera les grincheux, on emprisonnera les récalcitrants. Des barrières géopolitiques? On les fera tomber, par la force si nécessaire. Tout le monde doit danser sur l'air du« accumuler pour accumuler, produire pour produire». C'est là, pour Marx, l'un des traits caractéristiques du capitalisme. Ce sont certes ses postulats particuliers qui le conduisent à cette conclusion, mais ils sont conformes à la vision que l'économie politique classique avait de la «vocation historique» de la 282

bourgeoisie. La croissance érigée en principe régulateur. I:histoire du capitalisme n'est-elle pas définie par des taux de croissance composée? Assurément. Les crises du capitalisme ne sont-elles pas désormais identifiées à un déficit de croissance? Sans aucun doute. Les décideurs politiques du monde capitaliste ne sont-ils pas obsédés par les moyens de stimuler et de soutenir la croissance? Évidemment. En voit-on qui remettent sérieusement en question le principe même de la croissance et tentent de s'y opposer? Absolument pas. Seul un imbécile, un malade, un utopiste pourrait critiquer l'idée de la croissance illimitée, quelles qu'en soient par ailleurs les conséquences écologiques, économiques, sociales et politiques. Si lon tente certes de résoudre les problèmes liés à la croissance, en particulier le réchauffement climatique et la dégradation environnementale, qui osera dire que la solution serait peut-être d'en finir avec la croissance tout court (alors même qu'on a des preuves que les récessions ont un effet bénéfique sur l'environnement)? Non, il faut inventer de nouvelles technologies, de nouvelles conceptions intellectuelles, de nouveaux modes de vie, de nouvelles façons de produire, pour que la croissance, !'accumulation sans fin du capital, puisse continuer. I:une des grandes critiques adressées aux pays socialistes, par exemple à l'Union soviétique et à Cuba, c'est que leur croissance insuffisante ne leur a pas permis de concurrencer le monde occidental axé sur les États-Unis. Je n'entends pas défendre l'URSS, seulement souligner que, face à l'absence de croissance, nous réagissons toujours de la même façon: nous considérons que la stagnation est impardonnable. Nous avons pourtant assez de 4x4, de Coca-Cola, d'eau en bouteille pour satisfaire au principe de l'accumulation pour l'accumulation, avec toutes les conséquences que cela entraîne pour !'environnement et la santé (comme l'épidémie de diabète aux États-Unis, maladie qui, soit dit en passant, reste rare à Cuba). Il n'est peut-être pas si idiot de penser que les 3 % de croissance annuelle que le capitalisme a connus depuis le milieu du xvm' siècle risquent d'être difficiles à maintenir. D'autant que le capitalisme d'alors, implanté sur une zone économique d'environ 10 ooo hectares située autour de Manchester et dans une poignée d'autres endroits, ri était pas tout à fait la même chose que celui d'aujourd'hui, qui englobe l'Europe, l'Amérique du Nord et du Sud, et surtout l'Asie de l'Est, et progresse à grands pas en Inde, en Indonésie, en Russie et en Afrique du Sud. 283

Compte tenu de l'extension géographique de ce système, imagine-t-on l'état du monde dans cinquante ans si la croissance se poursuit à un rythme de 3 % par an? Dès lors, ce que dit Marx dans les Grundrisse, qu'il est désormais temps pour le capitalisme de s'éclipser et de céder la place à un mode de production plus raisonnable, devient non seulement une possibilité imaginable, mais une nécessité impérieuse. Il existe divers moyens de créer de la plus-value sans rien produire. La réduction de la valeur de la force de travail par la baisse du niveau de vie en est un. Marx cite ici John Stuart Mill: «Si l'on pouvait avoir le travail sans l'acheter, les salaires seraient superflus». Mais alors si les ouvriers pouvaient vivre de l'air du temps, on ne pourrait non plus les acheter à aucun prix. Leur non-coût est donc une limite au sens mathématique, toujours inaccessible, bien qu'on puisse toujours s'en approcher. Le capital a constamment tendance à les réduire à cette position nihiliste. (672)

Marx énumère un certain nombre de moyens d'y parvenir, comme donner des recettes de cuisine aux travailleurs afin qu'ils puissent se nourrir pour moins cher. Ce genre de pratique fut plus tard adopté par la Russell Sage Foundation' et par des travailleurs sociaux soucieux d'enseigner aux ouvriers des modes de consommation adéquats. Elle engendre toutefois des problèmes de demande effective, que Marx n'examinera pas ici puisqu'il a postulé que toutes les marchandises s'échangeaient à leur valeur. Les capitalistes, toujours à l'affût de «don[s] gratuit[s] de la nature», pourront aussi chercher à économiser sur le capital constant (par exemple, en éliminant autant que possible les déchets). «C'est de nouveau laction directe de l'homme sur la nature qui devient la source immédiate de J' augmentation de J' accumulation, sans intervention d'un nouveau capital» (676). De la même façon, il ne coûte rien de modifier la productivité du travail social par d'autres moyens (la motivation et l'organisation) et il pourrait se révéler utile d'utiliserles machines au-delà de leur durée de vie, ou d'employer des actifs passés(!' environnement bâti, par exemple) à des fins nouvelles. Enfin, la" science et la technique constituent (. .. ) une potentialité d'expansion du capital indépendante de la grandeur donnée du capital fonctionnant» (678). Tous ces moyens permettent d'élargir le procès d'accumulation sans avoir à capitaliser la plus-value. 1.

NdT: Institut étatsunien créé en 1907, qui finance la recherche en sciences sociales.

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En préambule de la cinquième partie du chapitre, Marx résume ainsi son argument: Nous avons vu au cours de cette étude que le capital n'était pas une grandeur fixe, mais une partie élastique de la richesse sociale qui fluctue sans cesse avec le partage de la plus-value en revenu et capital supplémentaire. Nous avons vu par ailleurs que, même pour une valeur donnée du capital fonctionnant, la force de travail, la science et la terre (ce dernier terme désignant tous les objets de travail existant naturellement, sans que l'homme y ajoute rien) qui lui sont incorporées constituent des puissances élastiques de celui-ci, qui lui autorisent, à l'intérieur de certaines limites, une marge de jeu indépendante de sa propre grandeur. Nous avons laissé de côté tous les rapports du procès de circulation [Marx rappelle ici ses postulats de départ sur le marchéJ, qui entraînent des degrés d'efficacité très différents pour la même masse de capital. [Et nous avons ignoré] toutes [lesJ combinaisons plus rationnelles pouvant être mises en œuvre directement et méthodiquement avec les moyens de production et les forces de travail existants.

Marx souligne une fois de plus l'incroyable souplesse et capacité d'adaptation du capital, que l'économie politique classique «s'est toujours plu à concevoir (. .. ) comme une grandeur fixe, dotée d'un taux d'efficacité fixe». Le pauvre Jeremy Bentham, "cet archétype du philistin qui fut l'oracle pédant et raisonneur du sens commun bourgeois au x1xe siècle», avait ainsi une vision particulièrement fixiste de la manière dont le capitalisme constitue un fonds de travail (682). Le capital n'est pas une grandeur fixe, mais un système fluide et flexible! Gardez toujours en mémoire cette caractéristique, que la gauche a tendance à sous-estimer. Si les capitalistes ne peuvent accumuler de telle façon, ils le feront par un autre moyen. S'ils ne peuvent utiliser la science et la technique à leur avantage, ils ravageront la nature ou donneront des recettes de cuisine à la classe ouvrière. Ils ont en réserve mille stratégies qu'ils savent mettre à profit. Le capitalisme est peut-être monstrueux, mais ce n'est pas un monstre figé. En préférant l'ignorer, ses opposants provoquent leur propre ruine. Le capital n'est pas une chose, mais un procès. li est perpétuellement en mouvement, même s'il obéit à cet unique principe régulateur: «Accumuler pour accumuler, produire pour produire.>>

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·~

1

Le chapitre XXIII : La loi générale de l'accumulation capitaliste Marx va maintenant mettre en pratique un modèle synoptique de la dynamique du capitalisme à partir des postulats énoncés au début de cette section: l'accumulation s'effectue de façon normale (il n'y a jamais de problème sur le marché et toutes les marchandises s'échangent à leur valeur, à lexception, dans ce chapitre, de la force de travail); le système est clos (aucun échange avec un quelconque dehors); la plus-value est produite grâce à l'exploitation du travail vivant dans la production; la répartition de la plusvalue entre l'intérêt, le profit commercial, la rente et les taxes n'a aucune incidence. Cette modélisation extrêmement simple du procès d'accumulation repose intégralement sur ces postulats. Si l'on en adopte d'autres, comme Marx le fera au livre Il, on obtiendra des résultats tout à fait différents.

Un commentaire sur la composition-valeur du capital Dans ce chapitre, Marx se concentre sur une question concrète: quel est l'impact de !'accumulation du capital sur la classe ouvrière? C'est pourquoi il y envisage des cas où la rémunération de la force de travail fluctue en dessous et au-dessus de sa valeur. Pour ce faire, il construit un dispositif conceptuel qu'il appelle da composition du capital» (686) et qui comprend trois termes: la composition technique, la composition organique et la composition-valeur. Il semble qu'il ait introduit ces notions à un stade relativement tardif d'élaboration de son ouvrage, en partie pour qu'elles reflètent les développements du livre Ill sur les contradictions et les crises. Cela tendrait à expliquer qu'elles ne se révèlent pas ici d'une grande fécondité et ne semblent pas nécessaires à l'argumentation. Si ces analyses vous paraissent ésotériques ou déconcertantes (et elles le sont en effet), vous pouvez passer directement à la partie suivante. Mais comme elles jouent un rôle clé dans le livre III et qu'elles ont plus généralement suscité de nombreux débats et controverses dans le champ du marxisme, il me paraît important de les examiner ici. r: expression «composition technique,, désigne tout simplement la capacité physique du travailleur à transformer en marchandise 288

une certaine quantité de valeurs d'usage en un temps donné. Elle fournit un étalon de mesure de la productivité physique, et désigne le nombre de chaussettes, de tonnes d'acier, de miches de pain, de litres de jus d'orange ou de bière produit en une heure par un ouvrier. Les nouvelles technologies modifient ces ratios physiques - par exemple, le nombre de chaussettes produit par ouvrier et par heure passe de dix à vingt. Le concept de composition technique est clair et dénué d'ambiguïté. La difficulté consiste en revanche à distinguer la composition organique de la composition-valeur, qui sont l'une et l'autre des rapports de valeur. La composition-valeur est le ratio entre les moyens de productions consommés dans la production et la valeur du capital variable avancé. Par convention, on la désigne par la formule c/v, le quantum de capital constant divisé par le capital variable. La composition organique, qui se mesure aussi par le ratio c/v, se définit par les modifications de la composition-valeur dus à des changements physiques de productivité. Pourquoi effectuer cette distinction? Parce que la compositionvaleur peut changer pour des raisons qui n'ont rien à voir avec une transformation physique de la productivité; et puisque Marx a dressé, à la fin du chapitre précédent, une liste des changements d'ordre non technologique, cette interprétation est on ne peut plus plausible. Mais notez bien que ces changements, tout comme les dons de la nature, la réduction des déchets, ou I' abaissement du niveau de vie physique des ouvriers, peuvent affecter la valeur du capital constant et du capital variable, donc entraîner une baisse ou un accroissement du ratio c/v. On pourrait avancer une autre interprétation, qu'à ma connaissance Marx ne formule pas explicitement, et qui dépend de l'effectivité des transformations de la productivité physique. Si je modifie cette dernière en employant de nouvelles machines, alors le ratio c/v (disons qu'il s'agit de la composition organique du capital) augmentera dans mon entreprise. Mais ce ratio pourra également changer sans que je fasse quoi que ce soit, parce que la valeur du capital constant et du capital variable que j'achète (à sa valeur, pour suivre les postulats de Marx) est déterminée par la productivité physique changeante des secteurs produisant les biens salariaux qui déterminent à leur tour la valeur de la force de travail, mais aussi des autres secteurs produisant les moyens de production que j'achète (apports de capital constant). Dans ce cas, le ratio c/v (que l'on 289

qualifiera de composition-valeur du capital) augmentera ou nuera en fonction du rythme relatif des changements affectant productivité physique dans ces deux secteurs de l'économie ce, même si, dans ma propre entreprise, la productivité puysi4ue n'a absolument pas évolué). Cette interprétation montre à la comment le capitaliste individuel peut modifier le ratio c/v comment ce ratio peut évoluer sur le marché irnjé]Je11d•arrtment de tout contrôle individuel. Elle est toutefois difficile à >uuLt'1ur à propos de ce chapitre, dans lequel Marx se place au niveau des relations agrégées entre la classe capitaliste et la classe ouvrière. Elle n'en demeure pas moins plausible au vu de la théorie de la plus-value relative, qui souligne que c'est la poursuite - par le capitaliste individuel soumis aux lois contraignantes de la concurrence - de la forme éphémère de plus-value relative qui constitue le véritable moteur du dynamisme technologique produisant la plus-value relative agrégée. Tout cela sera particulièrement important dans le livre Ill, où Marx tentera d'expliquer pourquoi le taux de profit pourrait avoir tendance à baisser. Ricardo avait donné une explication malthusienne de ce phénomène, en disant que la diminution des retours sur la terre finirait par entraîner une hausse du prix des ressources naturelles telle que les profits tomberaient à zéro. En d'autres termes, Ricardo considérait que le problème avait trait au rapport à la nature (Marx dit à ce propos que lorsque Ricardo se trouve confronté à la baisse du taux de profit, il «abandonne !'économie pour se réfugier dans la chimie organique»'). Marx rejette cette explication et pose que c'est au contraire la dynamique interne du changement technologique sous le capitalisme, la quête de plus-value relative, qui, en accroissant la composition organique (ou la composition-valeur?) du capital, c/v, entraîne à long terme une baisse du taux de profit (s/ [c/v]), à supposer qu'il existe une limite au taux d'exploitation. Autrement dit, les innovations permettant d'économiser de la force de travail suppriment du procès de travail le producteur actif de valeur, donc rendent plus difficile (toutes choses étant égales par ailleurs) la création de valeur. Cet argument est ingénieux et présente l'incontestable mérite d'intégrer (à juste titre, je pense) la dynamique de la formation des crises dans les rapports sociaux capitalistes et le développement des forces productives. li est malheureuse1.

Grundrisse, op. cit., p.

710.

290

ment incomplet, car, au vu du second axe argumentatif énoncé plus haut, rien ne prouve que le ratio c/v doive augmenter comme Marx le suggère. Dans ce chapitre, Marx défend explicitement une loi de l'accroissement de la composition-valeur du capital. Il indique tout d'abord que, du point de vue de la classe capitaliste, les variations de la composition-valeur du capital possèdent une incidence à la fois directe et indirecte sur la production. Non seulement les machines et les usines, mais aussi les voies ferrées, les routes et les infrastructures physiques de toutes sortes (\'environnement bâti), qui constituent les conditions nécessaires de la production et de la réalisation capitalistes. Pour que ces conditions soient remplies, il faut un accroissement considérable du ratio entre le stock total de capital constant (et de plus en plus fixe) et le nombre de travailleurs employés. (Marx oublie ici un élément qu'il souligne ailleurs: si les investissements passés, mettons dans !'environnement bâti, ont déjà été amortis, alors ils fonctionnent comme des «dons gratuits" - un peu comme des cadeaux de la nature - pour la production capitaliste. Sauf si une classe de propriétaires se met importunément en tête d'en extraire une rente.) Le passage d'une production artisanale relativement simple à des procès de production plus complexes et intégrés engendre une augmentation tendancielle du ratio c/v au fil du temps. Cela conduit Marx à poser que cette loi de la croissance ascensionnelle de la part du capital constant par rapport à la part de capital variable se trouve (. .. ) confirmée à chaque pas par l'analyse comparative des prix des marchandises, que nous comparions des époques économiques différentes dans une même nation ou différentes nations à la même époque. La grandeur relative de l'élément du prix, qui ne représente que la valeur des moyens de production consommés, ou la part du capital constant, sera directement proportionnelle au progrès de l'accumulation, et la grandeur relative de l'autre élément du prix, qui paie le travail ou représente la part du capital variable, sera en général inversement proportionnelle à cette même progression.

Marx le dit on ne peut plus clairement, il existe une «loi" de la composition-valeur ascensionnelle du capital au fil du temps. Loi qui jouera un rôle crucial dans la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit énoncée dans le livre III. Marx reconnaît toutefois que la valeur du capital constant (par opposition à sa présence physique) peut diminuer à cause du changement technologique. 291

Il écrit même que si le ratio c/v n'a pas augmenté davantage qu'il l'a fait, c'« est tout simplement [parce] qu'avec la productivité croissante du travail, ce n'est pas seulement le volume des moyens de production qu'elle utilise qui s'élève, mais aussi leur valeur qui baisse, comparée à leur volume». En conséquence de la hausse de productivité dans la production des moyens de production, leur valeur s'élève( ... ) de façon absolue, mais non proportionnellement à leur volume. r.: accroissement de la différence entre capital constant et capital variable est, par conséquent, beaucoup plus faible que celui de la différence entre la masse des moyens de production en laquelle le capital constant est converti, et la masse de la force de travail en laquelle le capital variable est converti. (698)

La «loi» supposée de la composition-valeur du capital est certes susceptible de changer, mais pas suffisamment pour que son orientation soit fondamentalement contrariée. l:accumulation du capital et la poursuite de la plus-value relative« créent, selon le rapport composé de l'impulsion qu'ils se donnent réciproquement, le changement dans la composition technique du capital, qui fait que la composante variable du capital devient de plus en plus petite comparée à sa partie constante.,, (?oo) Mais pour consolider son argument, Marx doit décomposer!' économie en secteurs qui produisent des biens salariaux et en secteurs qui produisent des moyens de production, puis étudier le changement relatif du taux de productivité dans chacun d'eux Ce qu'il fera à la fin du livre Il (reconstruite par Engels). lei, il cherche avant tout à déterminer si et comment le marché peut maintenir ces deux secteurs à l'équilibre. C'est pourquoi il évacue le dynamisme technologique qui se trouve au cœur du livre I et occupe une place centrale dans l'analyse de la baisse des profits proposée dans le livre Ill. Le concept de composition-valeur n'est pas mentionné. Marx évoque la probabilité des crises de disproportionnalité (un excès de biens salariaux par rapport aux moyens de production, et vice versa) et même la possibilité de crises de sousconsommation généralisées (manque de demande effective), mais il ne fait rien pour éclairer la question de la baisse du taux de profit due au changement technologique. Des travaux théoriques ultérieurs ont montré qu'une certaine configuration du changement technologique dans les deux secteurs (biens salariaux et moyens de production) peut maintenir perpétuellement le ratio c/v à un niveau constant, mais qu'il n'existe pas de mécanisme permettant 292

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d'obtenir à coup sûr ce résultat. Par conséquent, il est plus que vraisemblable que l'instabilité engendrée par le changement technologique débouchera le plus souvent sur des crises de disproportionnalité et, à l'occasion, sur des crises généralisées. Marx n'apporte pas assez d'éléments pour que l'on puisse résoudre ces problèmes. À mon sens (et beaucoup ne me suivront pas sur ce point), son intuition selon laquelle la configuration du changement technologique est déstabilisante au point de produire des crises est juste, mais son explication de la hausse des compositions-valeur et de la baisse du taux de profit est fausse. Cela étant dit, il est tout à fait possible de comprendre !'argument développé dans ce chapitre indépendamment du concept de composition-valeur.

Le premier modèle de l'accumulation du capital Si les capitalistes décident aujourd'hui de réinvestir dans la production une part de la plus-value acquise hier, il leur faudra - en supposant pour l'instant que ne survienne aucun changement technologique - une force de travail plus importante. Dans ces conditions, l'accumulation du capital a pour premier effet d'accroître la demande de force de travail. (( e accumulation du capital est donc en même temps augmentation du prolétariat.» (688) D'où viendront les travailleurs supplémentaires, et quelles sontles implications de cette hausse de la demande? À un moment, cette hausse entraînera une hausse des salaires. La« spirale» de l'accumulation implique par conséquent la production d'une quantité plus grande de capital,!' embauche d'un nombre plus grand de travailleurs, et au bout du compte une hausse des salaires. Ainsi, la force de travail sera vendue au-dessus de sa valeur (exception au postulat selon lequel toutes les marchandises s'échangent à leur valeur), ou alors la valeur de la force de travail augmentera par suite de la hausse du niveau de vie des travailleurs. Mais cela signifie seulement que«!' ampleur et le poids de la chaîne d'or que le salarié s'est lui-même déjà forgée, permettent qu'on la serre un peu moins fort» (693). I:augmentation du salaire ne signifie dans le meilleur des cas qu'une diminution quantitative du travail non payé que l'ouvrier doit fournir. Cette diminution ne peut jamais se poursuivre jusqu'au point où elle menacerait le système luimême. Si l'on met à part les conflits violents qui surgissent à propos du taux du salaire (, .. ), une hausse du prix du travaîl, issue de 293

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l'accumulation du capital, implique toujours l'alternative suivante: ou bien le prix du travail continue de grimper parce que son élévation ne

perturbe pas le progrès de l'accumulation( ... ).

(693-694)

Autrement dit, les capitalistes peuvent augmenter le prix du travail, car le volume de capital qu'ils peuvent s'approprier continue de croître du fait même qu'ils emploient davantage de travailleurs. On se souvient que c'est d'abord le volume des profits qui intéresse les capitalistes, et que, comme l'a montré le chapitre XV, ce volume dépend du nombre de travailleurs employés, du taux d'exploitation et de l'intensité. Lorsque le taux d'exploitation diminue, l'accroissement du nombre de travailleurs employés peut entraîner une augmentation substantielle du volume de capital approprié par le capitaliste. Selon ce scénario, il n'existe pas de conflit entre la hausse des salaires et!' accumulation du capital. l.'.>. Si cette dernière remonte en partie aux années 1950 et 1960 (colonialisme, impéralisme, pillage des ressources naturelles), elle avait plus ou moins épargné les zones centrales du capitalisme, surtout celles qui disposaient d'un appareil d'État à dominante social-démocrate. À partir du milieu des années 1970, la néolibéralisation a changé la donne. En s'élargissant et en resserrant son emprise sur le monde entier, l'accumulation par dépossession s'est implantée toujours plus profondément dans les régions centrales du système capitaliste. JI ne faut donc pas croire qu'elle relève de la préhistoire du capitalisme. Non seulement elle se poursuit, mais, au cours des dernières décennies, elle est devenue une composante significative de la consolidation d'un pouvoir de classe dans le capitalisme mondial. Elle est omniprésente, et prend les formes les plus diverses - suppression de l'accès aux terres et aux moyens de subsistance, disparition des droits (à la retraite, à l'éducation, à la santé, notamment) gagnés d'âpre lutte par la classe ouvrière. Chico Mendes, leader des récolteurs de caoutchouc en Amazonie, a été assassiné pour l.

David Harvey, Le Nouvel impérialisme, trad. J. Batou, Paris, les Prairies ordinaires, 2010;

David Harvey, A Brie/ History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press,

2004.

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avoir tenté de défendre un mode de vie contre les gros éleveurs de bétail, les producteurs de soja et les compagnies d'exploitation forestière qui voulaient capitaliser sur la terre. Les paysans de Nandigram ont été massacrés pour avoir résisté à la confiscation de leurs terres par les capitalistes. Le Mouvement des Sans Terre au Brésil et les zapatistes au Mexique se battent pour conserver leur droit à l'autonomie et à l'autodétermination sur des terres riches en ressources naturelles, que le capital convoite ou qu'il a déjà confisquées. Mais il ne faut pas oublier comment, aux États-Unis, les fonds de placement privés se sont emparés des entreprises publiques, comment ils les ont dépouillées de leurs ressources, comment ils ont licencié autant que possible, puis empoché d'énormes profits en revendant sur le marché les entreprises restructurées (ce pourquoi leurs dirigeants reçoivent des bonus astronomiques). li existe d'innombrables exemples de lutte contre toutes ces formes d'accumulation par dépossession: la lutte contre le biopiratage et le brevetage du vivant, contre les promoteurs capitalistes, contre la gentrification et la production de sans-abris à New York et à Londres, contre les prédateurs du crédit qui cherchent à exproprier des familles d'agriculteurs au profit de l'agrobusiness ... On pourrait continuer sans fin. En surface, bien des formes contemporaines de l'accumulation par dépossession n'ont pas de lien direct avec l'exploitation du travail vivant destinée à produire de la plus-value que décrit Marx dans Le Capital. Il existe cependant des points communs et des rapports de complémentarité entre ces deux dynamiques. À mon sens, Luxemburg a tout à fait raison de dire qu'elles entretiennent un «lien organique». Après tout, l'extraction de plus-value est une forme d'accumulation par dépossession, puisqu'elle n'est rien d'autre que l'aliénation de la capacité du travailleur à produire de la valeur dans le procès de travail. En outre, pour que cette forme d'accumulation se développe, il faut mobiliser une population latente de travailleurs et offrir au développement capitaliste de nouveaux terrains et de nouvelles ressources. Dans le cas de la Chine et de l'Inde, par exemple, la création de «zones économiques spéciales» et l'expropriation des paysans ont été le préalable nécessaire à la poursuite du développement capitaliste, de la même façon que l'expulsion des habitants de bidonvilles est nécessaire à l'expansion de la promotion immobilière. I:expropriation pour cause

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d'utilité publique a eu tendance à se développer ces dernières années. Par exemple, dans les années 1990, les promoteurs et les entrepreneurs du bâtiment à Séoul avaient désespérément besoin de nouveaux terrains. Aussi ont-ils décidé d'expulser des populations migrantes qui s'étaient installées au cours des années 1950. Pour ce faire, les entreprises de construction ont embauché des bandes de malfrats qui ont détruit à coups de masse les maisons et les biens des habitants de ces quartiers. Des quartiers entiers ont alors été dévastés, malgré ici ou là des poches de forte résistance populaire. La reproduction élargie constitue, selon Marx, le mécanisme d' accumulation et de production de la plus-value. Or je soutiens, avec Luxemburg, que l'accumulation par dépossession, qui redistribue directement les ressources à la classe capitaliste, en est un élément fondamental. La suppression des droits à la retraite, aux propriétés communes, à la sécurité sociale, la marchandisation croissante du secteur éducatif, les expropriations, le pillage des ressources environnementales ... : tout cela participe de la dynamique d'ensemble du capitalisme, qui ne recule devant rien pour élargir la sphère du profit. Au cours de l'histoire de l'accumulation primitive telle que Marx la raconte, les expropriations et les spoliations ont suscité de violentes luttes (par exemple, celle des Level!ers et des Diggers en Grande-Bretagne). Il ne serait pas exagéré de dire qu'au xv1' et au xvn' siècles, on se battait bien davantage contre les expropriations que contre l'exploitation sur le lieu de travail. Il en va de même aujourd'hui dans de nombreuses régions du monde. La question est donc de savoir quelle forme de lutte de classes pourrait former le cœur d'un mouvement révolutionnaire. Comme, dans l'ensemble, le capitalisme mondial n'a guère réussi à générer de la croissance depuis les années 1970, la consolidation du pouvoir de classe a eu tendance à s'appuyer davantage sur l'accumulation par dépossession. Au cours des dernières décennies, c'est sans doute cette stratégie qui a permis aux classes supérieures de remplir leurs coffres. r; essor du système de crédit et de la finance est un signe de la résurgence des mécanismes d'accumulation par dépossession, dont les récentes saisies immobilières aux ÉtatsUnis, qui ont jeté à la rue des millions de personnes, constituent un bon exemple. Les saisies se sont surtout concentrées dans les quartiers les plus pauvres, et, dans des villes comme Cleveland 336

et Baltimore, elles ont particulièrement touché les femmes et les Afro-américains. Dans le même temps, les banquiers d'investissement de Wall Street, qui ont bâti des fortunes colossales grâce à ce type de pratique, empochent des bonus en or quand ils perdent leur emploi à cause des difficultés économiques. Ce pillage parfaitement légal constitue donc un cas typique d'accumulation par dépossession. Sur un plan politique, la lutte contre l'accumulation par dépossession me paraît tout aussi importante que le combat prolétarien traditionnel. Mais le mouvement ouvrier, de même du reste que les partis politiques auxquels il est lié, n'accorde généralement que peu d'attention à ces luttes, parce qu'elles se focalisent sur la consommation, l'environnement, les ressources, et ainsi de suite. À l'inverse, les participants au Forum social mondial s'intéressent bien davantage aux moyens de résister à l'accumulation par dépossession et critiquent souvent le mouvement ouvrier traditionnel. Au Brésil, par exemple, le Mouvement des Sans Terre entretient des rapports pour le moins tendus avec le Parti des Travailleurs de Lula, davantage implanté dans les villes et défendant une idéologie plus ouvriériste. La question, théorique et pratique, est donc de savoir comment établir des ponts entre ces deux mouvements. Si, comme l'affirme Luxemburg, il existe un lien organique entre les deux formes d'accumulation, alors il faut aussi établir une relation organique entre ces dem< formes de résistance, pour bâtir une force rassemblant tous les « dépossédés» (dépossédés dans le procès de travail et dépossédés de leurs moyens de subsistance, de leurs ressources ou de leurs droits). Chose que Gramsci et Mao avaient fort bien comprise. Marx a donc sans doute tort de considérer que l'accumulation initiale et l'accumulation par dépossession appartiennent à la préhistoire du capitalisme. Mais c'est là une question que je vous laisse libres de trancher.

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Nous voici arrivés à la fin du Capital. Je vous conseille à présent de revenir au début et de relire le premier chapitre. Vous l'envisagerez sans doute sous un jour très différent. Pour commencer, il vous paraîtra sans doute bien plus facile à suivre. La première fois, je l'avais trouvé beaucoup plus intéressant, si ce n'est même amusant. À présent que je ne me souciais plus de la question de savoir si je parviendrais au bout de cet énorme volume, je me sentais beaucoup plus détendu et pouvais enfin apprécier ce que Bertell Ollman appelle la« danse de la dialectique» et toutes les nuances (y compris les notes, les apartés, les références littéraires) qui m'avaient échappées à la première lecture. Il sera aussi utile de survoler à nouveau l'ensemble du texte, pour consolider votre compréhension de certains thèmes. Il m'arrive de demander aux étudiants d'écrire une dissertation sur un concept précis et la place qu'il occupe dans l'ensemble du livre. Par exemple, combien de fois rencontre-t-on la notion de fétichisme? Pour les marchandises et l'argent, c'est évident. Mais pourquoi les capitalistes fétichisent-ils les machines? Et comment se fait-il que les pouvoirs propres du travail (la coopération, la division du travail, les capacités intellectuelles, etc.) apparaissent si souvent comme des pouvoirs du capital? Ou encore: le mot «apparaître» indique-t-il toujours une forme de fétichisme? On pourrait également choisir le concept d'aliénation (dans ce cas précis, partez de la fin, de l'accumulation initiale, et relisez le livre à l'envers), les rapports entre processus et choses, les recoupements (ou les confusions?) entre logique et histoire, et ainsi de suite. Mais je voudrais maintenant anticiper sur certaines des thèses avancées par Marx dans les livres suivants du Capital ou dans d'autres textes, en élargissant les implications logiques du cadre posé dans le livre!. Cette approche me paraît d'autant plus fondée que, comme je !'ai dit au départ, Marx envisage ce premier livre comme une base théorique et conceptuelle qui lui permettra ensuite d'explorer un plus vaste territoire. Son insistance sur les crises du capitalisme nous indique dans quelle direction il entendait aller, et sur quel terrain devrait se placer la lutte politique. Dans le livre !, le procès de circulation du capital prend la forme suivante: FT A-M

..... P ....... M-A+ l:J.A

MP 340

Le point de départ est donc l'argent avec lequel le capitaliste se rend sur Je marché pour acheter deux types de marchandises, la force de travail (capital variable) et les moyens de production (capital constant). Le capitaliste choisit en même temps une forme d'organisation et une technique, puis il combine la force de travail et les moyens de production dans un procès de travail qui produit une marchandise, qu'il vend ensuite sur le marché pour une somme qui comprend!' argent investi au départ et un profit (une plus-value). À cause des lois contraignantes de la concurrence, les capitalistes semblent forcés d'utiliser une part de la plus-value pour créer davantage de plus-value. I:accumulation pour l'accumulation et la production pour la production deviennent ainsi la mission historique de la bourgeoisie, qui se voit condamnée à obtenir pour l'éternité des taux de croissance composés, sauf si le capital se heurte à des limites ou à des barrières infranchissables. Le cas échéant, survient une crise d'accumulation (que l'on définit simplement comme l'absence de croissance). La géographie historique du capitalisme compte de nombreuses crises de ce type, qui peuvent être localisées ou systémiques (comme en i848, 1929 et 2008). Mais puisque le capitalisme a survécu jusqu'à ce jour, on peut supposer que la fluidité et la souplesse de!' accumulation du capital - propriétés que Marx souligne inlassablement - lui ont permis de surmonter ces limites et de contourner ces barrières. Un examen détaillé de la circulation du capital permet de repérer les points de blocage susceptibles d'engendrer les perturbations et les crises les plus graves. Ce sont ces points de blocage que je vous propose à présent de passer en revue.

D'où vient l'argent de départ ? I:analyse de l'accumulation initiale vise d'abord à répondre à cette question. I:accumulation initiale est évoquée à plusieurs reprises dans le texte, et le chapitre XXIV tente d'en révéler les origines. Mais puisqu'une part croissante de la plus-value créée hier est transformée en nouveau capital, une part croissante de!' argent investi aujourd'hui provient des surplus d'hier. Ce qui n'exclut pas que de l'argent supplémentaire provienne d'un processus d'accumulation initiale ou d'accumulation par dépossession. Si seul le capital accumulé hier pouvait servir à l'expansion d'aujourd'hui, alors le capital argent se concentrerait petit à petit entre les mains 341

de quelques individus. Mais, comme le souligne Marx, il existe des moyens de centralisation permettant d'accumuler rapidement un grand pouvoir monétaire. Dans le cas des sociétés par actions et d'autres formes de grande entreprise, une poignée de dirigeants contrôle ainsi une immense quantité de pouvoir monétaire. La grande entreprise connaît depuis longtemps la pratique des fusions et acquisitions, activité qui peut déboucher sur de nouvelles phases d'accumulation par dépossession (ce sont par exemple les fonds de placement privés qui pillent les actifs des entreprises et licencient des travailleurs). Le grand capital dispose de toutes sortes de ruses pour éliminer les petits (Marx souligne ainsi souvent le rôle des régulations imposées par l'État). La dépossession des acteurs de petite taille (épiceries de quartier, fermes familiales) au profit des grandes entreprises (chaînes de supermarché et agrobusiness), souvent avec l'aide du mécanisme du crédit, est monnaie courante depuis longtemps. La question de l'organisation, de la configuration et de la masse de capital argent disponible pour investir se pose donc en permanence. Elle prend une autre signification avec le problème des «barrières à l'entrée»: certaines activités, par leur échelle, nécessitent un immense apport de capital initial (aciérie, voie ferrée, compagnie aérienne, etc.). Ainsi, ce n'est que tout récemment que des acteurs autres que l'État, consortiums privés ou capitaux associés, ont pu entreprendre d'énormes projets infrastructurels, comme le Tunnel sous la Manche. Comme Marx le note dans le chapitre sur la machinerie, ce genre de projet devient de plus en plus nécessaire à mesure que le mode de production capitaliste se développe. Centralisation et décentralisation sont un enjeu de lutte entre différentes fractions du capital, ou entre le capital et l'État (la question du pouvoir de monopole, par exemple). La considérable centralisation du pouvoir de l'argent possède toutes sortes de répercussions sur la dynamique de la lutte des classes, mais aussi sur la courbe du développement capitaliste. Elle permet notamment aux éléments privilégiés de la classe capitaliste d'attendre, parce que leur pouvoir monétaire leur donne un contrôle sur le temps, dont ne disposent bien sûr pas les petits producteurs et les salariés. Toutefois, plus les monopoles se développent, et moins les lois de la concurrence peuvent réguler l'activité (sur le plan de l'innovation, par exemple), ce qui peut conduire à la stagnation économique.

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D'où vient la force de travail ? Marx s'intéresse beaucoup à cette question dans le livre I. L:accumulation initiale libère la force de travail, au sens où elle fait d'elle une marchandise. Par la suite, la force de travail supplémentaire nécessaire à!' expansion de la production fondée sur une technologie déterminée provient soit de la réserve flottante (la masse de chômeurs engendrée par les précédentes mutations technologiques), soit d'éléments latents ou marginaux de l'armée de réserve stagnante. Marx dit à plusieurs reprises que la capacité à mobiliser des travailleurs agricoles ou des paysans, mais aussi des femmes et des enfants auparavant exclus de la production, est absolument essentielle à l'accumulation du capital. Pareille mobilisation suppose un procès continu de prolétarisation, qui lui-même suppose un procès d'accumulation initiale continu. L:innovation technologique, dans la mesure où elle engendre du chômage, peut aussi engendrer des réserves de force de travail. Et Marx montre que l'accumulation perpétuelle nécessite un perpétuel excédent de force de travail. Cette réserve ne doit pas seulement être accessible, elle doit aussi être souple, docile et compétente. Si, pour une quelconque raison, ces conditions ne peuvent être remplies, l'accumulation du capital se heurte à un sérieux obstacle. Soit le prix du travail augmente, soit l'appétit et la capacité d'accumulation continue diminuent. Tout ce qui entrave l'offre de force de travail - pénurie absolue ou émergence d'organisations de défense des intérêts des travailleurs (syndicats, partis politiques) - peut susciter des crises d'accumulation du capital. À cela, le capital peut réagir par la grève de l'investissement, donc en produisant délibérément une crise d'accumulation qui engendrera un niveau de chômage suffisant pour discipliner la force de travail. Cependant, cette solution étant tout aussi coûteuse pour le capital que pour le travail, les capitalistes préfèrent à!' évidence une autre solution. Cela nous ramène à l'aspect politique du problème. Si le travail est trop bien organisé et trop puissant, la classe capitaliste cherchera à prendre le contrôle de l'appareil d'État, soit par un coup d'État (le Chili de i973), soit par un autre biais politique (les mesures prises par Reagan et Thatcher dans leurs pays respectifs). C'est là un moyen de contourner l'obstacle. Autre solution: faciliter la mobilité du capital, pour qu'il puisse aller là

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où il existe un prolétariat ou une population facile à prolétariser (le Mexique ou la Chine des trente dernières années). Autre solution encore: !'assouplissement des politiques d'immigration, ou le contrôle étatique des migrations liées au travail (comme dans de nombreux pays européens au cours des années 1960). Ce genre de solution a pour effet d'obliger le travail organisé (et plus généralement certaines parties de l'opinion publique) à adopter une posture défensive, à s'opposer aux délocalisations et à!' ouverture des frontières, ce qui débouchera sur des mouvements anti-immigrés au sein de la classe ouvrière. Les contradictions inhérentes aux aspects politiques de !'offre de force de travail touchent non seulement la valeur de la force de travail (définie par la situation de l'offre des biens salariaux nécessaires à la reproduction de la force de travail à un certain niveau de vie, qui dépend également de!' état de la lutte des classes), mais aussi à la santé, aux compétences et à la formation de la force de travail. li peut être dans l'intérêt de la classe capitaliste (par opposition aux capitalistes individuels, qui ont tendance à se dire "après moi, le déluge!») de maintenir les biens salariaux à un prix suffisamment bas pour que la valeur de la force de travail reste basse et d'investir pour accroître la qualité de la force de travail. Sur ce plan, les intérêts militaires de l'État peuvent jouer un rôle important. r.: offre de force de travail est un enjeu politique depuis le début du développement capitaliste. Les marxistes ont proposé une théorie spécifique de la formation des crises. La théorie de la baisse du taux de profit repose sur la question des rapports de travail et de la lutte des classes, à la fois au sein du procès de travail et sur le marché du travail. Quand ces rapports deviennent un obstacle à l'accumulation du capital, une crise survient, sauf si le capital trouve un moyen (ou plus vraisemblablement, plusieurs moyens) de surmonter ou de contourner cette barrière. Certains auteurs, comme Andrew Glyn', ont vu dans la situation économique (surtout européenne et nord-américaine) de la fin des années 1960 et du début des années 1970 une parfaite illustration de cette théorie. La gestion des ressources de force de travail, !'organisation du travail et!' offre de travail étaient alors des préoccupations politiques majeures. Le capitalisme doit sa survie au fait qu'il a constamment dépassé ou contourné cette barrière à l'accumulation. Mais aujourd'hui (2008), rien n'indique 1. Voir son remarquable ouvrage, écrit avec Bob Sutcliffe, British Capitalism, Workers and the Profits Squeeze, Harmondsworth, Penguin, 1972.

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que l'on se trouve dans une situation de contraction des profits. Au contraire, les réserves de travail sont très abondantes et la résistance des travailleurs est presque partout sérieusement affaiblie du fait des attaques menées contre les mouvements ouvriers. li semble donc difficile d'appliquer cette théorie à la crise actuelle, sauf de manière indirecte (comme l'a fait notamment Itoh).

L'accès aux moyens de production Quand les capitalistes se rendent sur le marché, ils ont besoin de trouver des moyens de production supplémentaires (du capital constant en plus) pour pouvoir réinvestir une partie du surplus dans l'expansion de la production. Les moyens de production sont de deux types: les produits intermédiaires (déjà façonnés par le travail humain), qui sont consommés dans le procès de production (ce que Marx appelle la «consommation productive»: par exemple, l'énergie et le tissu utilisés pour confectionner un manteau); la machinerie et le capital fixe (bâtiments et autres infrastructures physiques, systèmes de transports, canaux, ports, bref tous les équipements nécessaires à la production). La catégorie des moyens de production (capital constant) est bien sûr très vaste et très complexe. r:indisponibilité de ces matériaux constitue un gros obstacle à la poursuite de l'accumulation. Cindustrie automobile ne peut survivre sans une fourniture d'acier suffisante. C'est pourquoi Marx remarque que toute innovation technologique à un point de la chaîne des marchandises nécessite d'autres innovations à d'autres points de cette chaîne, pour faciliter l'expansion générale de la production. Les innovations de l'industrie cotonnière, par exemple, ont entraîné des innovations dans la production du coton (égreneuse), dans les transports, les teintures, et ainsi de suite. De là découle la possibilité de «crises de disproportionnalité» affectant l'ensemble du mode de production capitaliste. À la fin du livre Il, Marx étudie très précisément la manière dont ces crises peuvent se former dans une économie divisée en deux grands secteurs, les moyens de production d'une part, et d'autre part les biens salariaux (plus tard, il compliquera ce modèle en y ajoutant les marchandises de luxe). Il montre que - comme l'ont confirmé par la suite des travaux mathématiques beaucoup plus sophistiqués comme ceux de Morishima - !'équilibre est loin d'être

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automatique, puisque le capital a tendance à s'orienter vers les secteurs où le taux de profit est le plus élevé, et qu'un accroissement de la disproportionnalité pourrait gravement perturber la reproduction du capitalisme. À notre époque, on voit bien comment la réduction de l'approvisionnement énergétique et la hausse des prix de!' énergie affectent la dynamique capitaliste. Les barrières de ce genre sont une préoccupation constante dans ce système, et c'est pourquoi les instances politiques sont souvent mises à contribution (subventions publiques et aménagement dirigé par l'État - surtout en matière d'infrastructures physiques-, recherche et développement, intégration verticale par le biais de fusions, etc.).

la pénurie de ressources naturelles Voilà qui nous amène à un problème plus profond, que Marx soulève à plusieurs reprises dans le livre I: le rapport à la nature. Le capitalisme, comme n'importe quel autre mode de production, repose sur la générosité de la nature. Le pillage et la dégradation de la terre sont tout aussi insensés que la destruction de la force du travail, car ce sont les deux piliers de la production de richesse. Mais les capitalistes individuels, animés par leur seul intérêt immédiat et soumis aux lois de la concurrence, sont constamment tentés de se dire: «Après moi, le déluge!» Au-delà de cette question, la quête perpétuelle de!' accumulation fait peser une énorme pression sur l'approvisionnement en ressources dites naturelles, et l'inévitable accroissement des déchets met à rude épreuve la capacité d'absorption des systèmes écologiques. Sur ce plan aussi, le capitalisme va sans doute se heurter à des barrières difficiles à contourner. Comme le note Marx, il« gagne (... ) une élasticité et une aptitude à s'étendre par bonds subits, qui ne se voient limités que par le matériau brut et le marché» (506). Il existe mille manières d'affronter, parfois de dépasser, et le plus souvent de contourner ces barrières naturelles. La pénurie de ressources naturelles peut être atténuée par l'innovation technologique, sociale et culturelle. La relation dialectique à la nature évoquée au début du chapitre XIII («La Machinerie et la grande industrie») indique un certain nombre de transformations potentielles, y compris la production de la nature elle-même. La géographie historique du capitalisme est sur ce plan marquée par une

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grande souplesse et une remarquable fluidité; aussi serait-il faux de dire que notre rapport métabolique à la nature se heurte à des limites absolues, c'est-à-dire indépassables- ce qui ne signifie pas qu'il soit possible de les dépasser sans provoquer des crises environnementales. ].;action politique, surtout de nos jours, vise bien souvent à donner au capital un accès facile et durable à ce que Marx appelle les dons gratuits de la nature. C'est la source de fortes tensions au sein de l'appareil politique capitaliste. La question énergétique, pour ne prendre qu'un seul exemple où l'enjeu naturel est évident, constitue ainsi un problème politique majeur: d'un côté, le souci d'avoir un approvisionnement croissant en pétrole bon marché a été l'un des piliers de la stratégie géopolitique des ÉtatsUnis au cours des cinquante ou soixante dernières années; d'un autre côté, cette politique du pétrole bon marché a créé une pénurie, aggravé le réchauffement climatique et dégradé la qualité de l'air, mettant en danger les populations humaines. ].;urbanisation galopante, polluante et forte consommatrice d'énergie, a également contribué au pillage des ressources naturelles. Certains marxistes, emmenés par Jim O'Connor, fondateur de la revue Capitalism Nature Socialism, qualifient les barrières naturelles de «seconde contradiction du capitalisme» (la première étant bien sûr le rapport capital-travail). À notre époque, la crise écologique attire autant, sinon plus, l'attention que la question du travail. Pour O'Connor, après la défaite des mouvements ouvriers et socialistes des années i970, la seconde contradiction du capitalisme s'est substituée à la première. Je vous laisse décider du type de politique qu'il faudrait mener. Ce qui en revanche me paraît certain, c'est qu'au vu du cadre posé dans Le Capital, le problème des barrières naturelles n'est pas à prendre à la légère. Pour contourner la crise écologique dans le cadre de l'accumulation sans fin, du moins pendant un certain temps, de profonds ajustements seront nécessaires (développement des technologies de l'environnement et des secteurs industriels produisant ces biens).

La question de la technologie Les rapports entre capital et travail, mais aussi entre capital et nature, passent par la médiation de formes d'organisation et de technologies. Dans le livre !, Marx théorise à mon sens fort bien les racines du changement organisationnel et technologique et les

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raisons pour lesquelles les capitalistes fétichisent les machines, qui ne peuvent produire de valeur mais sont pour eux, individuellement et collectivement une source vitale de plus-value. D'où cet incessant dynamisme technologique et organisationnel. « I.:industrie moderne ne considère et ne traite jamais la forme actuelle d'un procès de production comme si elle était définitive. C'est pourquoi sa base technique est révolutionnaire tandis que celle de tous les modes de production passés était essentiellement conservatrice» (617). Ce motif est récurrent chez Marx. Il cite d'ailleurs lui-même un extrait du Manifeste du Parti communiste: La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner en permanence les instruments de production, et donc l'ensemble des rapports sociaux. En revanche, la conservation sans changement de l'ancien mode de production était la première condition d'existence de toutes les classes industrielles antérieures. Ce qui distingue l'époque bourgeoise de toutes les précédentes, c'est le bouleversement permanent de la production, les secousses qui ébranlent sans cesse toutes les situations sociales, l'incertitude et le mouvement continuels. (617, n. 306)

Mais c'est aussi là qu'entrent en jeu les lois contraignantes de la concurrence qui sous-tendent la quête de plus-value. I.:implication (que Marx refuse d'envisager) est que tout relâchement de cette contrainte, en lien avec la monopolisation et à la centralisation du capital (chap. XXIII), aura un impact sur le rythme et la forme des révolutions technologiques. La lutte des classes, sous ses diverses formes (grands mouvements, comme celui des luddites, ou simples actes de sabotage), est également une dimension à prendre en compte. Le changement technologique, on l'a vu, est souvent utilisé par les capitalistes comme une arme contre la force de travail. Plus le travailleur devient un appendice de la machine, plus ses compétences spécifiques sont minées par la technologie, et plus il devient vulnérable à l'autorité arbitraire du capital. Il convient d'approfondir cette question audelà des analyses, par ailleurs fort riches, proposées dans le livre 1. En énonçant ses thèses sur la composition organique et la composition-valeur du capital (chap. XXIII), Marx anticipe sur les analyses du livre III: lorsque la composition-valeur du capital présente une forte tendance à la hausse, cela présage d'une baisse tendancielle du taux de profit, qui produira les conditions d'une crise prolongée du processus d'accumulation. Et c'est là que le capital se heurte à une limite intrinsèque à sa propre nature. La crise de profitabilité est exclusivement due aux effets 348

déstabilisants du dynamisme technologique engendré par la quête perpétuelle de la plus-value relative. Pour le dire vite, la quête de plus-value relative pousse les capitalistes à opter pour des_technologies qui leur permettent d'économiser cle la force de travail; or, puisque le travail est la source de la valeur, plus on ·.économise de force de travail, et plus la valeur produite dimii nue. Il existe des moyens de 'C()J11]Jenser ces effets: on pourra par exemple augmenter le taux d'exploitation ou réabsorber les travailleurs surnuméraires dans la production élargie. Mais comme je l'ai dit au chapitre10, on a des raisons de douter de l'existence d'une tendance nécessaire et inéluctable à la baisse de la composition-valeur du capital. Dans le livre Ill, Marx dresse la liste des «influences contraires» à la baisse du taux de profit - la hausse du taux d'exploitation, la baisse du coût du capital constant, le commerce extérieur, ou un accroissement de l'armée industrielle de réserve si important qu'il mettra un frein à l'innovation technologique (Marx le dit déjà dans le livre!). Dans les Grundrisse, il va encore plus loin, en évoquant la dévaluation constante du capital, l'absorption de capital dans la production d'infrastructures physiques, le développement de nouvelles lignes de production et de monopolisation intensives en travail. À mon avis, sans doute minoritaire, la baisse du taux de profit ne fonctionne pas du tout comme l'explique Marx1. Cela étant dit, il me paraît incontestable que le changement technologique et organisationnel possède de graves effets déstabilisateurs sur la dynamique interne de l'accumulation capitaliste. Marx, par sa remarquable présentation des forces responsables de la révolution perpétuelle des technologies et des modes d'organisation, nous permet de mieux comprendre à la fois l'opposition qu'elle suscite et la formation des crises. Comme !'explique la note 89 du chapitre XIII, ces tendances à la crise peuvent se manifester dans les rapports de travail, le rapport à la nature ou dans d'autres moments du procès de développement capitaliste. Parmi les effets déstabilisateurs, on peut citer: la dévaluation des investissements (machines, équipements, environnements bâtis, réseaux de communication) antérieure à leur amortissement; le trop rapide changement des compétences requises (par exemple, on exige soudain des connaissances en informatique) par rapport aux capacités de la force de travail existante et aux investissements en infrastructures sociales qui seraient nécessaires pour L

J'ai développé cette thèse dans The Limits to Capital, op. cit., p. 176-189.

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les réaliser; la production d'une précarité du travail chronique; l'exacerbation des crises de disproportionnalité; les mutations spectaculaires des rapports spatio-temporels (innovations dans le domaine des transports et des communications) qui bouleversent l'ensemble de la production et de la consommation; ou encore les accélérations soudaines de la circulation du capital (l'informatisation des marchés financiers). Et ()f! çonstate eneffet que, dans certains cas, une hausse de la composition-valeur du capital possède de graves conséquences sur les profits.

la perte du contrôle du procès de travail par les capitalistes Marx se donne la plus grande peine pour démontrer que la création de plus-value repose sur la capacité du capitaliste à diriger et contrôler le travailleur. Le contrôle du procès de travail est toujours un enjeu de luttes. Le «despotisme» du contrôle du travail repose sur un mélange de coercition et de persuasion, mais aussi sur l'organisation d'une hiérarchie efficace des rapports de travail. Toute remise en cause de ce contrôle présage d'une crise, et Marx souligne la capacité des travailleurs à perturber, saboter, ralentir voire interrompre la production de valeur. Le refus de se soumettre aux dispositifs disciplinaires mis en place par le capital, le refus de travail, est d'une immense importance dans la dynamique de la lutte des classes. li peut en soi précipiter une crise (comme le soulignent Mario Tronti, Toni Negri et le courant autonomiste). Mais ce pouvoir du travailleur a des limites: il a besoin de son salaire pour vivre, sauf bien sûr s'il dispose d'autres moyens de subsistance (la culture de la terre, par exemple). Cependant, la force de travail constitue une menace bien réelle pour !'accumulation du capital. C'est pourquoi les capitalistes individuels et la classe capitaliste tout entière veillent soigneusement à la discipline du travail.

Le problème de la réalisation et de la demande effective Le septième obstacle éventuel surgit à la fin de la séquence, lorsque la nouvelle marchandise arrive sur Je marché pour réaliser sa valeur sous forme d'argent. Pour des raisons évoquées au 350

chapitre 2, la transition de M àA est toujours plus prohlématique que le passage de l'argent universel à la marchandise particulière. Pour commencer, il faut qu'un nombre de personnes suffisant ait le besoin ou le désir d'acheter la marchandise produite en tant que valeur d'usage. Pour Marx, une chose inutile n'a aucune valeur. Les marchandises inutiles seront dévaluées, et le procès de circulation du capital s'arrêtera brutalement. Donc la première condition pour réaliser la valeur est de prêter attention aux besoins et aux désirs d'une population donnée. À notre époque, d'immenses efforts sont faits pour manipuler ces besoins et ces désirs, à travers l'industrie de la publicité, notamment. Mais l'enjeu dépasse ici la publicité. Ce qu'il faut, c'est toute une structure fondée sur l'absorption d'un ensemble de valeurs d'usage: c'est la reproduction de la vie quotidienne, évoquée dans la« note 89 ». Prenons l'exemple des besoins et des désirs liés à l'essor du mode de vie suburbain, dans les États-Unis de l'après-guerre. Besoin de voiture, d'essence, d'autoroutes, et de pavillons de banlieue, mais aussi de tondeuses à gazon de réfrigérateurs, de climatiseurs, de rideaux, de meubles (d'intérieur et d'extérieur), d'équipements de loisirs (le téléviseur) et ainsi de suite. Le style de vie suburbain reposait sur la consommation de tous ces produits. Le développement des banlieues résidentielles a donc engendré un accroissement de la demande des valeurs d'usage de ce type. Ainsi, comme Marx l'avait très bien vu, la création de nouveaux besoins est une condition essentielle de la perpétuation de l'accumulation capitaliste (120-121). J.:intriguante question de la création des besoins a acquis une place toujours plus importante dans ce système. Aujourd'hui, le «moral des consommateurs» est l'un des grands moteurs de l'accumulation. Mais d'où vient le pouvoir d'achat qui permettra de se procurer toutes ces marchandises? Au bout du compte, il faut qu'un certain nombre de gens disposent de la quantité d'argent qui facilitera l'achat. Sinon, on se trouve dans une situation de carence de la demande effective, dans une crise dite de« sous-consommation>> (insuffisance de la demande soutenue par la capacité à payer les marchandises produites, cf. chap. 3). La demande effective est en partie constituée par les travailleurs qui dépensent leur salaire. Mais comme le capital variable est toujours inférieur au capital total en circulation, l'achat des biens salariaux (même lorsqu'on a un mode de vie suburbain) ne suffit jamais à réaliser l'ensemble de 1

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--la valeur. Mais, et c'est un point que soulève le livre II du Capital, la diminution des salaires présupposée par le livre 1 accentue la pression qui pèse sur le point de réalisation et peut en soi déboucher sur des crises de sous-consommation. C'est pour cette raison que le New Deal, dans une crise que beaucoup considèrent comme étant d'abord une crise de sous-consommation, a choisi de favoriser la syndicalisation et d'autres stratégies (dépenses de protection sociale) destinées à stimuler la demande effective au sein de la classe ouvrière. En 2008, à un moment de forte tension économique, le gouvernement fédéral américain a, dans la même perspective, décidé d'un abattement fiscal de 600 dollars dont ont bénéficié la plupart des contribuables. Pour stabiliser l'accumulation du capital, il peut être nécessaire d'augmenter les salaires réels (donc de contrecarrer la tendance à la paupérisation du prolétariat), mais pour des raisons évidentes, la classe capitaliste (sans parler des capitalistes individuels) n'apprécie guère ce genre de solution. Toutefois, la consommation des travailleurs, pour importante qu'elle soit, ne saurait résoudre à elle seule le problème de la réalisation. Rosa Luxemburg a soigneusement étudié ce problème. Elle a d'abord envisagé l'hypothèse d'une demande supplémentaire qui viendrait d'un accroissement de l'offre d'or (à notre époque, des banques centrales faisant marcher la planche à billets). Bien que ce genre de stratégie puisse fonctionner à court terme (l'injection de liquidités suffisantes dans le système, comme!' a montré la crise financière de 2008, constitue un outil crucial de stabilisation et de perpétuation de !'accumulation et de la circulation du capital), à long terme, il engendre un autre type de crise: l'inflation. Luxemburg présuppose pour sa part l'existence d'une demande latente et mobilisable à!' extérieur du système capitaliste. On utilisera donc des méthodes impérialistes pour intégrer d'autres sociétés dans le mode de production capitaliste. Ce qui, nous !'avons vu au chapitre précédent, constitue une forme d'accumulation initiale. Au cours de la transition vers le capitalisme, les richesses accumulées au sein de !'ordre féodal ont pu remplir cet office, de même que le pillage des richesses du reste du monde auxquels se livrait le capital commercial. Au fil du temps, ce qu'on pourrait appeler les «réserves d'or» des classes féodales ont toutefois fini pars' épuiser, tout comme la capacité de la paysannerie à soutenir, par le biais

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--de l'impôt, la consommation de l'aristocratie foncière. Lorsque le capitalisme s'est consolidé en Europe et en Amérique du Nord, le pillage des richesses de l'Inde, de la Chine et d'autres formations sociales développées a acquis une place de plus en plus importante, surtout à partir du milieu du x1x' siècle. Une gigantesque quantité de richesse a alors été transférée de la périphérie (Asie de l'Est et du Sud, mais aussi Amérique du Sud et Afrique) vers le centre capitaliste. Mais à mesure que le capitalisme se développait et s'étendait dans l'espace, ce genre de stratégie semblait de moins en moins susceptible de stabiliser le système, à supposer qu'elle l'ait été (ce qui est douteux) au plus fort de l'impérialisme. Et depuis les années 1950, et plus encore depuis les années 1970, les pratiques impérialistes se sont vues remises en cause dans leur rôle de grand stabilisateur ouvrant de nouveaux marchés à la réalisation du capital. Luxemburg n'a pas envisagé la réponse la plus importante, qui découle directement de l'argument de Marx (même si lui-même ne l'a jamais évoquée explicitement puisque le livre 1 exclut par principe le problème des crises de réalisation) : la solution réside dans la consommation capitaliste. Laquelle consommation, nous l'avons vu, prend deux formes: une partie de la plus-value est consommée comme revenu (par exemple, dans des biens de luxe), mais !'autre partie est destinée à !'expansion de la production, à des stratégies de réinvestissement qui apparaissent (j'utilise ce mot dans le sens marxien) déterminées par les lois contraignantes de la concurrence. La «consommation productive» semble donc nécessaire au procès de réalisation. Cela signifie que la production de plus-value doit intérioriser sa propre demande monétaire croissante. La demande du surproduit créé hier repose sur l'expansion de la production de plus-value qui aura lieu demain! La consommation capitaliste d'aujourd'hui, soutenue par le surplus gagné hier, constitue le marché du surproduit et de la plus-value créés hier. Ainsi, ce qui apparaissait comme une possible crise de sous-consommation (à cause d'un déficit de demande effective) se transforme en insuffisance de débouchés d'investissement profitables. En d'autres termes, la solution aux problèmes de réalisation rencontrés à la fin du procès de circulation consiste à revenir au point de départ et à élargir encore le système. C'est le triomphe de la logique de la croissance perpétuelle.

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1 1 .'

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Le système de crédit et la centralisation du capital Deux conditions fondamentales doivent être réunies pour que la circulation du capital puisse parvenir à son terme. Tout d'abord, les capitalistes ne doivent pas conserver l'argent qu'ils ont gagné. Ils doivent immédiatement le remettre en circulation. Mais comme Marx l'explique dans sa critique de la loi de Say, rien ne dit que M-A sera immédiatement suivi de A-M. Cette dissymétrie implique quel' échec à dépenser peut faire obstacle à la réalisation de la plus-value. Dans le chapitre 2, nous avons passé en revue des cas où il vaut mieux thésauriser que dépenser, etc' est sur ce point, sur la possibilité des crises de sous-consommation, que les pensées de Marx et de Keynes se rejoignent. Keynes voulait contourner cette barrière en recourant à des stratégies techniques de gestion fiscale et monétaire encadrées par l'État. La seconde condition de la circulation continue est que soit comblé le décalage temporel entre aujourd'hui et hier. C'est ce que peuvent faire les monnaies de crédit et la monnaie utilisée comme instrument de compte. Pour le dire abruptement, le système de crédit, en tant que rapport organisé entre créanciers et débiteurs, vient jouer un rôle vital dans le procès de circulation. Lorsque les autres options sont exclues, il devient le principal moyen - interne à la circulation du capital - de résoudre le problème de demande effective. Mais du même coup, il réclame sa part du surplus sous forme d'intérêt. À plusieurs reprises dans le livre !, Marx reconnaît le rôle crucial du système de crédit, mais, puisque son but est d'étudier le rapport capital-travail (ce qu'il fait dans la septième section), il préfère exclure la distribution (rente, intérêt, impôt, bénéfice commercial) de son champ d'investigation. Bien que cette approche lui permette de mettre en lumière des aspects importants de la dynamique capitaliste, elle laisse de côté un trait essentiel du procès de circulation. Et malheureusement, Marx fait plus ou moins la même chose dans le livre II (alors qu'il reconnaît, par exemple, le rôle du crédit dans la circulation des investissements de long terme en capital fixe). Luxemburg a donc tout à fait raison de dire que les schémas d'accumulation présentés à la fin de ce livre ne résolvent pas le problème de la réalisation et de la demande effective. Ce n'est qu'à un point assez avancé du livre III que Marx en 354

vient enfin à examiner le rôle du système de crédit, et pour le dire franchement ces chapitres, quoique remplis d'idées pénétrantes, sont un véritable fouillis (j'ai fait tous les efforts possibles pour y mettre de!' ordre dans les chapitres 9 et 10 de The Limits ta Capital - au point, je n'ai aucune honte à l'avouer, que cela m'a presque rendu fou). Toutefois, il avait établi dans les Grundrisse que «tout le système du crédit, le commerce et la spéculation de grande envergure qui s'y rattachent reposent sur la nécessité de repousser toujours plus loin et de franchir les obstacles mis à la circulation et à la sphère de!' échange »1 . Si c'est l'expansion supplémentaire du capitalisme qui crée une demande pour le surproduit d'hier, alors le problème de réalisation ne peut pas être résolu - encore moins dans les conditions actuelles du capitalisme mondialisé - sans construire un système de crédit vaste et puissant qui résorbera le décalage entre le surproduit d'hier et!' absorption du surproduit qui aura lieu demain. Absorption qui peut s'effectuer soit grâce à une expansion supplémentaire de la production de plus-value (réinvestissement), soit grâce à la consommation de leurs propres revenus par les capitalistes. On peut facilement démontrer qu'à long terme, la seconde option conduira à la stagnation (c'est le modèle de la reproduction simple que Marx examine dans le chapitre XXI). À long terme, donc, seule fonctionnera la première option, et c'est cela même qui explique que le maintien perpétuel de taux de croissance composés soit nécessaire à la survie du capitalisme. S'il était parvenu à ce point, Marx aurait sûrement dit que les lois contraignantes de la concurrence ne sont qu'un instrument permettant d'assurer cette condition absolument nécessaire à la survie du capitalisme. En d'autres termes, la survie du capitalisme passe par le maintien de ces lois, qui assurent l'expansion de la production de plus-value permettant d'absorber les surplus produits hier. li s'ensuit que tout relâchement de cette contrainte (une monopolisation excessive, par exemple) produira une crise de la reproduction capitaliste. C'est exactement la thèse défendue par Baran et Sweezy dans Monopoly Capital' (ouvrage écrit dans les années 1960, à l'époque où les trois grandes firmes automobiles de Detroit montaient en puissance). Comme ils l'avaient prédit, la tendance à la monopolisation et à la centralisation du ----·-----

1. 2.

Grundrisse, op. cit., p. 378. Paul A. Baran et Paul M. Sweezy, Monopoly Capital, New York, Monthly Review Press, 1966.

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capital engendra une forte crise de stagflation (hausse du chômage__~ccompagnée d'inflation galopante) au cours des années i970, La contre-révolution néolibérale fut la réponse à cette crise: elle détruisit le pouvoir de la force de travail et, par toutes sortes de stratagèmes (libéralisation des échanges, dérégulation, privatisation), elle libérales lois contraignantes de la concÜrreJ]_ceen tant qu'" exécutrices,; âes l;is dudévefoppement capitalist.;.-- --Mais ce procès J]_' est pas sans complications éventuelles_ Pour commencer, il présuppose qu'aucune autre barrière (naturelle, par exemple) ne s'oppose à l'expansion de la production de plusvalue. Il repose sur un autre type d'impérialisme, qui consiste non pas à piller les ressources du reste du monde, mais à considérer le reste du monde comme un site ouvert à de nouvelles formes de production capitaliste. I:exportation de capitaux, par opposition à l'exportation de marchandises, acquiert alors un rôle crucial. C'est là que réside la différence majeure entre l'Inde et la Chine du XIX' siècle, dont les richesses furent pillées par les capitalistes qui dominaient leurs marchés, et les États- Unis (mais aussi, dans une moindre mesure, l'Océanie et certaines parties de l'Amérique latine), où se développa rapidement un capitalisme débridé et producteur de nouvelles richesses, qui permit d'absorber et de réaliser le surproduit des vieux centres capitalistes (au x1x' siècle, la Grande- Bretagne exportait du capital et des machines vers les États-Unis et l'Argentine). Plus récemment, la Chine a absorbé une quantité colossale de capitaux étrangers dans le développement de sa production, et du même coup, elle a généré une très forte demande effective en matières premières, en machines et autres équipements. Mais cette solution présente deux problèmes. Le premier vient du simple fait que le procès de circulation devient par définition spéculatif: il repose sur la croyance que l'expansion de demain ne rencontrera aucune barrière et que le surplus d'aujourd'hui pourra effectivement se réaliser. I:élément spéculatif n'est ni exceptionnel ni excessif, mais au contraire fondamental. Comme Keynes l'avait bien compris, les anticipations et les attentes sont essentielles à la continuité de la circulation du capital. Marx le reconnaît tacitement dans le livre III lorsqu'il dit que l'expansion capitaliste est très "protestante», parce qu'elle se fonde sur la foi et le crédit, et qu'en ce sens, elle s'oppose au «catholicisme» de l'or considéré comme seule vraie base monétaire. Par conséquent,

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toute perte de confiance possède des effets autoréalisateurs et engendre des crises. Il est à cet égard très intéressant de relire la Théorie générale de Keynes: on constatera que les solutions techniques monétaires et fiscales n'y occupent qu'une place réduite en comparaison de celle qui est accordée à la psychologie des attentes et des anticipations. La foi dans le système est fondamentale, et toute crise de confiance, on!' a vu en 2008, peut se révéler fatale. Le second problème est inhérent à la monnaie et au système de crédit. Un point que Marx évoque sans le développer est la possibilité permanente des crises financières et monétaires «indépendantes» (chap.111). Le problème sous-jacent touche aux contradictions internes à la forme-argent elle-même (la valeur d'usage comme représentation de la valeur, le particulier [concret] comme représentation de l'universel [abstrait], et l'appropriation privée du pouvoir social - voir le chapitre 2). Dans sa critique de la loi de Say, Marx indique que la tentation est constante de s'accrocher à son argent, et que plus de gens le font, plus ils mettent en péril la continuité de la circulation. Mais pourquoi s' accroche-t-on à!' argent? I: argent est d'abord une forme de pouvoir social. Il permet de s'offrir la conscience et l'honneur! Dans les Manuscrits de 1844, Marx nous dit: si «je suis laid( ... ) je peux m'acheter la plus belle femme 1 »; si je suis stupide, je peux acheter la présence de personnes intelligentes; et ainsi de suite. Imaginez tout ce que l'on peut faire avec un tel pouvoir social! On comprend donc pourquoi les gens s'accrochent à leur argent, surtout en des temps incertains. Sa remise en circulation suppose un acte de foi, ou l'existence d'institutions sûres et dignes de confiance dans lesquelles on peut placer son argent pour qu'il en rapporte davantage (c'est bien sûr ce que les banques sont supposées faire). Ce problème possède de profondes ramifications. La perte de confiance dans les symboles monétaires (la capacité de l'État à garantir leur stabilité) ou dans la qualité de la monnaie possède un effet quantitatif direct (pensons à la «famine monétaire» et au gel des moyens de paiement qui ont marqué l'automne 2008). li y a peu, le bourgeois [lire: Wall Street] déclarait encore, ivre de cette volonté présomptueuse d'éclairer autrui que vous donne la prospérité, que l'argent n'était qu'une illusion vide de sens. Seule la marchandise est argent. Seul l'argent est marchandise! Voilà ce qu'on entend maintenant sur le marché mondial. Son âme crie après l'argent, la seule richesse, comme le cerf brâme après l'eau fraîche. Dans la crise, L

Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Éditions sociales, troisième manuscrit.

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l'opposition entre la marchandise et sa figure absolue, la monnaie, s'exacerbe jusqu'à la contradiction absolue. (156)

Peut-on imaginer meilleure description de la soudaine crise de 2008?

Le système de crédit possède des aspects techniques et juridiques (qui peuvent engendrer ratages et distorsions par leur fonctionnement même) mais aussi des aspects subjectifs (les attentes et les anticipations). Plus le capitalisme se développe, et plus le système de crédit devient l'instance qui dirige et contrôle la dynamique d'ensemble de l'accumulation du capital. Par implication, le contrôle des moyens de crédit devient essentiel au fonctionnement du capitalisme - ce point, Marx et Engels l'avaient déjà noté dans le Manifeste, en réclamant la centralisation du crédit entre les mains de l'État (à supposer, bien sûr, que celui-ci soit contrôlé par la classe ouvrière). Si l'on ajoute à cela que l'État garantit la qualité de la monnaie, et plus important encore, des monnaies symboliques (cf. chap. III), alorslafusion de l'État et des puissances financières semble inévitable. Cette fusion-éontradictolre fut assurée par la création de b_angues ce_n_tg!les contrôlées par l'État et pouvant accorder des moyens de crédit illimités à des bénéficiaires privés. De la même façon que le capital peut influer à la fois sur la demande et sur l'offre de force de travail (voir le chapitre 10), dans le système de crédit, il peut influer à la fois sur la production et sur la réalisation. Ces dernières années aux États· Unis, on a eu une offre de crédit particulièrement généreuse à la fois pour les futurs propriétaires et pour les promoteurs immobiliers. Ainsi croyait-on se débarrasser du problème de la réalisation. Le seul souci était que les salaires réels n'augmentaient pas (à cause des politiques néolibérales menées depuis 1980, seules les classes supérieures ont bénéficié des gains de productivité), et qu'en conséquence, les propriétaires étaient de moins en moins capables de rembour· ser leurs dettes (!'endettement des ménages étatsuniens a triplé entre 1980 et 2008). I.:effondrement du marché de l'immobilier était donc prévisible. r.: analyse de la crise actuelle révèle que le système de crédit pos· sède un autre rôle essentiel. Marx a expliqué le rôle joué par le crédit (et l'usure) pour déposséder de leur richesse les seigneurs féodaux (accumulation initiale); de la même façon, le système de crédit est bien placé pour s'approprier les ressources détenues par 358

des populations vulnérables. Les scandaleux prêts qui leur ont été accordés - forme d'accumulation par dépossession- ont débouché sur des saisies immobilières, qui ont permis à la classe capitaliste de récupérer ces actifs pour une bouchée de pain. Ce second moment de l'accumulation par dépossession, via le système de crédit, est crucial pour la dynamique du capitalisme. C'est lui qui a, par exemple, facilité le gigantesque transfert de richesses de l'Asie vers Wall Street au cours de la crise de 1997-1998. J;attaque menée par le crédit contre les fermes familiales aux États-Unis, qui a connu plusieurs vagues successives depuis les années 1930, a de la même façon entraîné une centralisation de la richesse agricole entre les mains de l' agribusiness aux dépens des petits propriétaires. Les capitalistes savent donc mettre à profit tous les instruments de crédit existants (et ils sont aujourd'hui nombreux) pour conforter leur pouvoir de classe. Marx n'a pas étudié le système de crédit de manière assez approfondie pour affronter le problème de la réalisation dans toutes ses dimensions. C'est l'un des points qui exige le plus d'efforts, surtout au vu de la complexité des marchés de la finance et du crédit, qui sont opaques pour leurs utilisateurs même. Mais l'intérêt du livre I réside dans le fait que Marx, en passant de la circ;:;f~ti;;-rt des mar~ chandises à celle du capital, se trouve contraint d'évoquer les rapports entre débiteurs et créanciers mais aussi l'usage de la monnaie contrôlée par l'État comme moyen de paiement. Il souligne en outre que la structure temporelle du procès de production et des paiements nécessite le crédit pour assurer la nécessaire continuité de la circulation et de l'accumulation du capital. La« monnaie de crédit a ses racines naturelles dans la fonction de moyen de paiement» (143). Par conséquent, une lecture attentive du livre 1 nous donne une idée de la suite des analyses de Marx, et nous permet d'identifier ses carences et les points qu'il faudrait approfondir davantage.

la circulation d'ensemble du capital Lorsque!' on envisage dans son ensemble la circulation du capital, on constate que les nombreux obstacles qu'elle est susceptible de rencontrer à un moment à ou à un autre ne sont ni indépendants les uns des autres, ni intégrés de façon systématique. Mieux vaut

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les considérer comme un ensemble de moments particuliers au sein de la totalité du procès de circulation du capital. Toutefois, la théorie marxiste a eu tendance à rechercher une explication unique aux crises du mode de production capitaliste. Les uns mettent l'accent sur la contraction des profits, les autres sur la baisse tendancielle du taux de profit, et d'autres encore sur la sousconsommation. Ces trois grands courants se sont parfois joyeusement étripés. Dans certains cercles, la thèse de la sous-consommation est considérée comme une hérésie (trop keynésienne, donc pas «vraiment» marxiste), tandis que les adorateurs de Rosa Luxemburg s'indignent que leurs thèses puissent être contestées par les défenseurs de la baisse du taux de profit. Pour des raisons évidentes, les aspects financiers et environnementaux de la formation des crises ont reçu une attention considérable au cours des dernières années. Dans l'esprit de l'analyse proposée dans le livre !, ou pour reprendre la distinction entre limite et barrière effectuée dans les Grundrisse («chaque limite( ... ) apparaît comme un obstacle à surmonter,,,), il me paraît préférable d'envisager toutes les limites et barrières examinées précédemment comme de potentiels points de blocage. Chacun peut ralentir ou perturber la continuité de la circulation du capital, et donc engendrer une crise de dévaluation. Il me semble également important de comprendre ce qu'implique le remplacement d'une barrière par une autre. Par exemple, la tentative de résoudre une crise de l'offre de force de travail par l'engendrement d'un chômage de masse peut à lévidence déboucher sur des problèmes de demande effective. Et la tentative de résoudre le problème de demande effective par un élargissement de l'offre de crédit aux classes les plus pauvres peut ensuite engendrer une crise de confiance dans la qualité de la monnaie (crises inflationnistes, soudaine contraction du crédit et effondrement financier). Il me semble en outre plus conforme à l'esprit de Marx de reconnaître le caractère fluide et souple du développement capitaliste, le rapide remplacement d'une barrière par une autre, donc les multiples formes historiques et géographiques que les crises sont susceptibles de prendre. En résumé, les barrières potentielles sont les suivantes: 1. incapacité à rassembler un capital suffisant pour mettre en route la production (problème des «barrières à l'entrée» J ; 2. pénurie de force l.

Grundrisse, op. cît., p. 369.

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de travail ou force de travail organisée et susceptible de produire une contraction des profits; 3. disproportionnalité et développement inégal entre secteurs au sein de la division du travail; 4. raréfaction des ressources naturelles et dégradation de l'environnement; 5. déséquilibres et obsolescence prématurée dus à des mutations technologiques inégales ou trop rapides, elles-mêmes dues aux lois contraignantes de la concurrence ou à la résistance des travailleurs; 6. récalcitrance ou résistance des travailleurs dans un procès de travail régi par le capital; 7. sous-consommation et insuffisance de la demande effective; 8. crises financières et monétaires (pièges à liquidités, inflation ou déflation) dans un système de crédit reposant sur des instruments sophistiqués, la puissance étatique et un climat de confiance. À chacun de ces points internes au procès de circulation du capital, il existe une antinomie, un antagonisme potentiel qui peut tourner à la contradiction ouverte (pour reprendre le langage fréquemment employé dans Le Capita[). Mais l'analyse de la formation et de la résolution des crises capitalistes ne s'arrête pas là. Tout d'abord, le déploiement spatiotemporel du capitalisme crée de très fortes tensions: le capital cherche à créer un paysage géographique (des infrastructures physiques et sociales) adapté à la dynamique qui est la sienne à un moment, mais il le détruira plus tard pour en créer un autre. Les mutations de l'urbanisation mondiale illustrent bien ce processus. Les conflits géopolitiques et les guerres abondent et, comme ils résultent des propriétés singulières d'un pouvoir territorialisé (ce qui nécessite une théorisation adéquate de l'État, un ensemble d'institutions et de pratiques souvent évoqué dans le livre 1 mais, de même que le système de crédit, insuffisamment théorisé), ils possèdent une logique qui ne correspond pas aux exigences de la circulation et de l'accumulation continues du capital. Les récentes mutations mondiales de la production et de la désindustrialisation ont engendré une destruction créatrice de grande ampleur, qui s'est traduite par des crises locales et parfois continentales (crise asiatique de 1997-1998). De plus, les chocs externes (ouragans et tremblements de terre, par exemple) peuvent également engendrer des crises. C'est pourquoi il faut, dans l'esprit de Marx, se montrer ouvert à toutes ces possibilités. À mon sens, Keynes avait parfaitement raison de considérer que la crise des années 1930 était surtout due

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à une insuffisance de la demande effective (même si, sans doute à cause de la classe sociale à laquelle il appartenait, il n'a pas souligné qu'elle était aussi liée aux inégalités de revenus - sans équivalent jusqu'à ces dernières années - qui avaient explosé aux cours des années 1920). Cette crise fut exacerbée par le fait que les gens, inquiets, commencèrent à s'accrocher à leur argent. Plus ils étaient nombreux à le faire, plus le système s'enlisait. C'est ce que Keynes appelait le piège à liquidités. Il fallait trouver un moyen de faire revenir l'argent dans la circulation. l:une des solutions résidait dans une politique de dépense publique financée par l'emprunt (l'autre solution était de faire la guerre). D'un autre côté, je crois qu'Andrew Glyn et d'autres ont raison de dire que la contraction des profits explique en grande partie les difficultés rencontrées par les pays capitalistes avancés à la fin des années 1960, car la rareté de la force de travail et la forte organisation des travailleurs étaient clairement un frein à l'accumulation. Dans le même temps, la monopolisation excessive a contribué à ralentir la productivité, et c'est cela qui, mêlé à la crise des finances publiques (liée à la guerre menée par les États-Unis au Vietnam), a entraîné une longue période de stagflation qui ne pouvait être résolue que par une mise au pas des travailleurs et une libération des lois contraignantes de la concurrence. Dans ce cas, la crise est passée d'une barrière à une autre. Le rapport à la nature affecte également la profitabilité, surtout si la rente (catégorie qui, comme celle d'intérêt, n'est pas abordée dans le livre!) sur les ressources naturelles connaît une augmentation spectaculaire.

Mon but n'est pas de proposer ici une théorie des crises en abrégé, mais de montrer que les idées tirées des textes de Marx doivent être envisagées de manière souple et contingente plutôt que rigoureusement formaliste. Ma propre vision de la dynamique interne de la théorie des crises repose sur une analyse des diverses limites et barrières que rencontre le procès d'accumulation, sur une étude des différentes stratégies politiques et économiques conçues pour surmonter ou contourner ces limites et

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barrières, et sur un examen de la manière dont le dépassement ou le contournement des barrières conduit toujours à l'émergence de nouvelles barrières. Ainsi, c'est le déploiement et la résolution partielle des tendances du capitalisme à la crise qui devient l'objet de l'enquête. J'envisage les crises comme les manifestations de surface des profonds glissements tectoniques qui s'effectuent au niveau de la logique spatio-temporelle du capitalisme. Comme le mouvement des plaques tectoniques s'accélère, les crises seront désormais plus fréquentes et plus violentes, même s'il est impossible d'en prédire la forme, les modalités, la spatialité, la temporalité. Ce qui est certain, c'est que la crise de 2008 semblera normale, voire triviale en comparaison. Mais puisque ces tensions sont inhérentes à la dynamique capitaliste (ce qui n'exclut pas un désastre extérieur au système, comme une pandémie), le capitalisme ne doitil pas «se retirer pour faire place à un niveau supérieur de production sociale » 1 ? Voilà qui est plus facile à dire qu'à faire. Cela suppose de bâtir un projet politique, entreprise qui ne saurait attendre que l'on sache tout ce qu'il faudrait savoir, ou que l'on comprenne tout ce que Marx voulait dire. Dans le livre !, Marx nous tend un miroir pour nous inciter à agir, et il pose clairement que la lutte des classes, doit occuper le centre de la scène. En soi, cette idée ne semble guère révolutionnaire. Mais n'oublions pas qu'au cours du dernier quart de siècle, on nous a martelé que les classes appartenaient au passé, et que l'idée de lutte des classes était tout juste bonne pour les dinosaures de l'université. Une lecture sérieuse du Capital démontre au contraire qu'elle constitue le cœur du combat politique. Toutefois, il convient de mieux définir le sens de la lutte des classes ici et maintenant. Marx n'avait pas d'idée exacte de ce qu'il fallait faire, des alliances de classes à passer, des objectifs à fixer et des revendications à poser. Mais il montre que, malgré ces incertitudes, on ne peut pas ne pas agir. Il ne faut voir là aucune tentative de rabattre sur la problématique de la classe des questions comme la nature, le genre, la sexualité, la race, la religion. Ces autres champs de luttes sont tout aussi importants et doivent conserver leur autonomie. Mais je note qu'il est rare que la lutte antiraciste ou écologiste n'intègre pas une dimension de classe significative. Prenons l'effet de la crise dite des subprimes i.

Grundrisse, op. cit., p. 705-706.

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sur la ville de Baltimore. Quantité de familles noires et de familles monoparentales (à la tête desquelles on trouve le plus souvent des femmes) se sont vues priver de leurs droits, et parfois de leurs biens, dans le cadre d'une accumulation par dépossession, c'està-dire d'une guerre de classes. On ne peut donc nier, dans ce cas, la pertinence de la notion de classe. Il faut cesser d'avoir peur de l'utiliser et bâtir des stratégies politiques fondées sur l'idée de guerre de classes. Le silence entretenu autour de cette notion a bien sûr une raison: la classe est la seule catégorie qui gêne les puissants. Le Wall Street Journal tourne en ridicule l'idée de guerre de classes, au motif qu'elle divise la nation au moment où elle devrait se rassembler pour faire face à ses difficultés. I:élite dirigeante refuse systématiquement de reconnaître qu'elle mène une stratégie d'accroissement de la richesse et du pouvoir de sa classe. Or, Marx le souligne inlassablement, le concept de classe, malgré toutes ses ambiguïtés, est indispensable à la théorie et à l'action. Mais il faut déployer beaucoup d'efforts pour rendre cette catégorie opérante. Par exemple, la lecture du Capital soulève la question suivante: comment articuler, d'une part, la lutte contre l'accumulation initiale et l'accumulation par dépossession, et d'autre part, la lutte des classes menée sur le lieu de travail et le marché du travail? Ces deux types de lutte ne sont pas faciles à agencer. Mais il me paraît difficile d'ignorer tous les mouvements qui, dans le monde entier, s'opposent à l'accumulation par dépossession, en dépit de leur caractère parfois rétrograde et étroit. La séparation de ces deux combats est une faiblesse politique. Marx, dans le chapitre sur la journée de travail, nous montre que les alliances sont importantes, voire nécessaires, car la classe capitaliste accumule du capital par tous les moyens dont elle dispose, et ce aux dépens du reste de la population. Les capitalistes amassent des fortunes colossales pendant que tous les autres souffrent ou crèvent de faim. Il faut combattre et détruire ce privilège de classe pour préparer le terrain à un autre mode de production. Le livre 1 nous montre aussi que le remplacement d'un mode de production par un autre est un processus long et complexe. Le capitalisme n'a pas supplanté le féodalisme dans un grand bouleversement révolutionnaire. li s'est d'abord développé dans les interstices de l'ancienne société, et progressivement il a pris sa

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place, tantôt par la force, la violence et le pillage, tantôt par la ruse. Et s'il a fini par gagner la guerre, il a perdu maintes batailles contre l'ordre féodal. Mais à mesure qu'îl montait en puissance, il a transformé les techniques, les rapports sociaux, les conceptions intellectuelles, les systèmes de production, les rapports à la nature et les structures de la vie quotidienne. Il fallut une coévolution et un développement inégal de tous ces moments au sein de la totalité sociale (cf. chapitre 6) avant que le capitalisme ne trouve sa base technologique, ses systèmes de croyance, ses conceptions intellectuelles, ses rapports sociaux articulés sur une configuration de classe instable, ses rythmes spatio-temporels et ses modes de vie étranges, sans parler de son procès de production. li fallut tous ces bouleversements avant que!' on puisse qualifier ce système de capitalisme. Au début de ce livre, je vous ai demandé de faire l'effort de lire Marx comme il voulait être lu. Ma propre compréhension de ses intentions a bien sûr déterminé la configuration des repères que j'ai tenté de vous donner pour vous orienter dans Le Capital. Mon but n'était pas tant de vous convaincre que mon approche était la bonne que de vous permettre de vous frayer un chemin dans cet ouvrage touffu afin que vous puissiez en tirer votre propre interprétation. Beaucoup contesteront tout ou partie de ma lecture, et j'espère que vous le ferez aussi. Mon second objectif était d'ouvrir un espace de dialogue et de discussion pour ramener la vision marxienne du monde au centre de l'arène intellectuelle et politique. Les œuvres de Marx ont trop d'enseignements à nous livrer sur les périls de notre époque pour être consignés à la poubelle de l'histoire. Au vu des événements de ces dernières années, il paraît plus que jamais nécessaire de sortir des sentiers battus. Comme l'écrivait Henri Lefebvre dans un petit livre consacré à Mai 68, « I.:événement déjoue les prévisions; dans la mesure où il est historique, il bouleverse les calculs. li peut aller jusqu'à renverser les stratégies qui tenaient compte de sa possibilité». I.:événement «arrache les penseurs à leurs assises confortables pour leur replonger la tête dans le flot des contradictions» 1 • N'est-ce donc pas le moment idéal pour étudier les contradictions internes du capitalisme et les travaux de ce génial dialecticien qui a tant fait pour les mettre en lumière? l.

Henri Lefebvre, Nanterre au sommet, Anthropos, Paris, 1968, p. 7-8.

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Bien que les conceptions intellectuelles ne puissent en ellesmêmes changer le monde, les idées sont, comme Marx l'avait bien vu, une force matérielle de l'histoire. Avec Le Capital, il nous a fourni les outils dont nous avons besoin pour combattre. Mais là encore, il n'y a pas de voie facile, pas plus qu'il n'y a de «voie royale vers la science». Comme l'écrivait Bertolt Brecht, il y a beaucoup à faire. Pour changer le monde: De la colère et de la ténacité. De la science et de l'indignation, L'initiative rapide, la réflexion profonde, La froide patience, la persévérance infinie, La compréhension du particulier et la compréhension du général: C'est seulement en étant instruits de la réalité Que nous pouvons changer la réalité. 1

l.

Bertolt Brecht, La Décision, trad. E. Pfrimmer, in Théâtre complet, t. 1974, p. 237,

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2,

Paris, L'Arche,

Création graphique, maquette intérieure et couverture: Jean-Luc Cham roux Relecture édltoriale: Marianne Zuzula et Raphaël Tomas

"Mon IJut est cle vous amener à lire le livre I clu Capital, à le /11 e tel que Marx voulait qu'il soit lu . " C'est par ces mots que l'auteur nous 1nv1te

a le suivre a travers un voyage singulier. éclairant et surtout 111d1spensal)le. David Harvey, en parallèle cle son œuvre de geograpl1e, enseigne depuis quarante ans Le Capital aux pul)l1cs les plus divers. étudiants comme m1l1tants associatifs. Base sur ses lectures les plus recentes. Pour lire le capital est un ouvrage absolument unique en son genre l)1en qu'il existe de nombreux commentaires clu livre de Marx, aucun n'égale la clarte. la préc1s1on et l'exhaustivité cle celui c1. David Harvey élucide et deniyst1f1e des concepts réputés cliff1c1les et abstraits. et gu1cle pas à pas le lecteur sur les sentiers parfois escarpés du livre 1clu Capital Cette lecture est 1· occasion cl 111ten oger la pertinence et l'actualité cle l'ouv1 age cle Marx. et de comparer le capitalisme du 1111l1eu du XIX s1ecle au systeme économique actuel En s'appuyant sur des exemples concrets et sur ses propres travaux. l'auteur montre que Le Capital reste un instrument essentiel pour analyser et critiquer un cap1tal1sme qui. maigre ses transformations. demeure 111change dans ses fondements C'est aussi l'occasion d'une lecture ong111alP - et parfois critique - de ce texte fondamental qui a change l'h1sto1re de la pensee econom1que David Harvey est professeur émérite à l'u111vers1té de New York Théoricien social cle renommee internationale et chef cle file cle la geograph1e marxiste il est l'un des théoriciens marxistes les plus connus au mancie

"David Harvey. qw est a /'or1g111e d'une véntable revolut100 dans son c/7amp d'études, a 111sp1ré toute une generation d'intellectuels racl1caux usez ce livre. » Naom1 Kle111

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