Platonisme et pensée contemporaine [1 ed.]

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Polecaj historie

Platonisme et pensée contemporaine [1 ed.]

Table of contents :
Avertissement
LA RELIGION DE PLATON
Préface
Liste des dialogues
Introduction — Les aspirations humaines
I — La Recherche du Vrai
II — Le désir du Bien
III — L'amour du Beau
Chapitre I — Dieu
I — Les Formes
1. La position des Formes
2. Le règne des Formes
3. La connaissance des Formes
II — La Procession
1. Causalité des Formes
2. La Matière
3. Le Démiurge et l’Âme
4. La Bonté divine
Chapitre II — L'homme
I — Le Vivant mortel
II — L'Ame et le Corps
III — Châtiments et récompenses
IV — Le choix des conditions
V — L’Individualité des âmes
VI — L'Ame et l'Univers
VII — Le culte spirituel
VIII — Destinée de l'Homme
Chapitre III — La Cité
I — Cité et Univers
II — La Religion dans la Cité
1. La Tradition
2. Culte et sentiment religieux
3. Religion et Politique
III — Destinée de la Cité
Conclusion
LES QUERELLES SUR LE PLATONISME
Préface
Chapitre premier. — La querelle politique
Introduction (1)
Études platoniciennes et actualité (2)
I. — Les critiques angro-saxonnes de la théorie politique de Platon (3)
II. — Ancécents des critiques
1. Références socialistes à la République (4)
2. Un «rêve» de Renan (5)
3. Nietzsche et le socialisme
La visée du texte (la protection de « l’esprit») et sa méthode (typisante et dialectique) (7)
Ressort du socialisme : « le démon de puissance » (8)
Réactions ultérieures de Nietzsche à l’égard du socialisme: le projet des « maîtres de la terre» (9)
Dernier renversement dialectique du texte initial (10)
Méthode et histoire chez Nietzsche. La République et les deux régimes antagonistes (11)
III. — Motifs actuels des critiques
Les causes politiques immédiates et le retour à la « liberté» des Anciens (12)
Victoire et trahison des Idées (13)
Puissance de la pensée utopique (14)
IV. — Le fondement des critiques: le concept d’utopie
Historique du concept (15)
L’utopie aujourd’hui : les techniques de remplacement (16)
et leur échec; utopie et histoire (17)
V. — Signification de la querelle (18)
Chapitre II. — La querelle des idées
Introduction. — Monde actuel et antiplatonisme (19)
I. — Les critiques des Idées pratoniciennes par Nietzsche et Heidegger (20)
II. — Différence entre les deux critiques
1. La pensée de Nietzsche interprétée par Heidegger
Le platonisme de Nietzsche selon Heidegger (21)
Heidegger interprète de Nietzsche (22)
Platon et Nietzsche dans la doctrine de Heidegger (23)
à laquelle les thèmes nietzschéens doivent apporter une confirmation (24)
2. La pensée de Nietzsche face à cette interprétation
Les thèmes de la dernière philosophie de Nietzsche et leur enchaînement (26)
La doctrine de l'éternel retour du même (27)
L'interprétation heideggerienne et son double dispositif: le « platonisme » prêté à Nietzsche (28)
et le recours aux concepts de la tradition (29)
L’inactualité de Nietzsche (30)
III. — Attraits actuels des critiques
Permanence des tendances marxiste et (néo-) existentialiste (31)
Les nouvelles conceptions du monde et l’éclatement de la philosophie (32)
Retentissement des doctrines de Heidegger (33)
et de Nietzsche (34)
sur ces conceptions, qui y trouvent la confirmation de leur antiplatonisme (35)
IV. — Le fondement des critiques : le concept d’histoire
1. Histoire rationnelle et Dialectique transcendentale (36)
2. Histoire-méthode et histoire-destin
Le rôle de Hegel. — L’histoire comme nouvelle mathesis (37)
La pression de l’histoire et des mécanismes de «rationalisation» (38)
Le mouvement de défense contre l’histoire (39)
3. L'histoire de la philosophie chez Hegel
L'histoire et le temps (40)
L'histoire de la philosophie (41)
4. L'histoire de La philosophie après Hegel
Deux positions extrêmes : La philosophie remplacée par l’action. — La philosophie remplacée par sa propre histoire (42)
L'idée de classification des doctrines (43)
L'idée de progrès appliquée aux doctrines (44)
5. Problèmes concernant l'historiographie de la philosophie
La présentation historique et le procédé de preuve intrinsèque (45)
Les quatre présupposés de l’historiographie et leur critique (46)
L'histoire des problèmes. L'histoire des idées (47)
V. — Signification de la querelle
Retour aux aperçus historiques de Nietzsche et de Heidegger (48)
Pour un bon usage de l’historicisme (49)
Les motifs de ces aperçus et une contre-histoire uchronique (50)
Chapitre III. — Les querelles conjointes et l’actualité
I. — L'idée
L'objectif commun des querelles (51)
L'idée et son changement d'affectation. — Accord entre les méthodes utopique et historique (52)
II. — L'existence
Lieu traditionnel du problème : théologie et cosmologie; l'indice existentiel (53)
Découverte de l’existence «pure» (54)
L’affectation de l'indice existentiel; le public et le privé (55)
Permanence des autres modes d’existence (56)
III. — Fausse et vraie présence de Platon (57)
IV. — L'actualité
Le dualisme de Platon et le nôtre (58)
L’avenir de la philosophie (59)
Une voie inactuelle : le platonisme sceptique (60)
Table des matières

Citation preview

Présence

VICTOR

et Pensée

GOLDSCHMIDT

PLATONISME ET PENSÉE CONTEMPORAINE

AUBIER ÉDITIONS

MONTAIGNE

@ 1970 by Éditions Montaigne.

Droits de reproduction réservés pour tous pays.

AVERTISSEMENT

Les deux essais réunis dans ce livre sont précédés, chacun, d’une déclaration d'intention. S’il est besoin d’y ajouter un éclaircissement, c'est parce que l'intention, dans le second essai, a été dépassée par son

résultat. Il s'agissait, initialement, de compléter une réédition de La KRelgion de Platon par quelques remarques sur l’inactualité actuelle du platonisme. Chemin faisant, l’objet du travail s’est élargi, les simples

remarques se sont développées et organisées, et la rédaction, commencée dans les derniers jours de décembre, s’est prolongée jusqu’à la fin d'avril. Le manuscrit a pris ainsi des dimensions imprévues, et sa remise à Pimprimeur s’est trouvée retardée bien au-delà du délai fixé d’abord. La longanimité de mon éditeur n’a pas tenu ces deux circonstances hour des vices rédhibitoires, et j'ai plaisir à le remercier ici de sa compréhension. Le lecteur sera beut-être moins indulgent à la disproportion qui en est résultée dans l’économie de l'ouvrage. Au lieu d’un livre suivi d’un appendice, il y trouvera l’esquisse de deux livres entre lesquels le rap-

port logique ne semble pas transparent. Platonisme et pensée contemporaine se présentent comme deux termes unis par une relation. Mais le premier terme est posé ici hors de toute relation : la première bartie du livre a été écrite pour servir d’introduclion à la pensée platonicienne, . sans guère essayer de situer celle-ci par rapport à nous. La deuxième partie n’a pas, directement du moins, pour objet la pensée contemporaine, mais seulement les rafports établis par celle-ci, lors des diverses « querelles », avec le platonisme. Mais cette relation, de toute façon asymétrique, ne nous fait pas sortir de l'actualité. D'abord, parce qu’on ne

peut comprendre ces querelles, sans s'interroger sur leur fondement.

Ensuite et surtout, parce que, dans tous les sens du mot, elles cherchent

Platon, sans l’atteindre : la relation ne nous fait pas franchir les limites de la pensée qui la pose et, plutôt que de mettre en rapport Les

8

PLATONISME

ET

PENSÉE

CONTEMPORAINE

deux termes inscrits dans le titre du livre, finil bar nous renvoyer à celle pensée même. À ce compte, un certain équilibre se rétablit entre les deux parties. La pensée contemporaine, en définitive, est, elle aussi, posée en soi et hors de tout rapport véritable avec le platonisme. Seulement, c’est là le résultat du second essai, et non pas, comme on la dit, son intention

première. Par là, l'harmonie parait de nouveau compromise; car le platonisme est bien envisagé en lui-même, alors que la pensée contemporaine ne l’est qu’à partir des points où elle se définit contre lui. Bien que les deux essais soient également exviériques, il faut donc préciser que le second ne prétend même pas faire le tour de son sujet. Il procède parfois par allusions, plus souvent par des omissions qui ne sont pas

toutes involontaires (et qu’on aura peut-être l’occasion de réparer ailleurs). L'auteur n’a pas jugé indispensable, ici, de dire iout ce qu'il

savait. Moins encore, tout ce qu’il croyait. La manière dont se sont engagées les diverses querelles sur le platonisme 1mfosait un examen

critique, mais ne semblait pas appeler une profession de foi, füt-ce d’une La pensée contemporaine, en un sens, est bien la pensée foi philosophique. de tous les contemporains, et nous la subissons tous. Soumettre cette pensée

à un examen, C’est donc s’y soumettre soi-même. Mais ce n'est pas encore penser soi-même. Tout au plus, s'interroger sur une pensée possible et sur une recherche. C’est à indiquer cette direction et cette issue, que sert la référence terminale du livre à un platonisme chercheur ou, comme diraient les Grecs, un platonisme sceptique.

Clermont, mai 1970.

LA RELIGION

DE

PLATON

PRÉFACE

Traiter un si grand sujet dans un si petit livre est une double

gageure. Car cette disproportion même constitue une puissante condition d’échec, mais, d’autre part, rien ne dit qu'on eût

mieux réussi dans un espace plus largement mesuré. Il ne faut

donc pas compter sur ces pages surnuméraires de la préface pour combler fissures et lacunes, dans le vain espoir de pré-

venir ainsi des critiques que, sur bien des points, l’auteur est

le premier à s'adresser. Au moïns sera-t-il permis d'orienter ces critiques, en indiquant comment on a conçu le sujet et de quelle manière on a essayé de le traiter. T1 ne vaut guère la peine de justifier longuement le titre de cet essai. On ne croit plus, aujourd’hui, que tout ce qui dans les Dialogues mérite l’épithète de religieux se réduise à la cri-

tique (Euthyphr., Rép, IT, IIT) ou à la politique (Rép, Lois) religieuses. La critique platonicienne des croyances populaires a pour contrepartie des exigences positives, et les Lois ren-

ferment, autant et plus qu'une politique religieuse, une reli-

gion politique. Surtout, la pensée religieuse de Platon soutient des rapports, diflciles à préciser, avec sa pensée philosophique.

Sur cette formule générale, les interprètes s’accorderaient sans peine. Mais tandis que, pour les uns, la religion de Platon a

principalement un caractère. aelitique et surtout rosmique 1, pour les autres, etle s’esprinc, à ses débuts tout zu moins, dans la théorie des Formes *. C’est, en gros, à cette dernière 1. Ainsi en dernier lieu F. Solmsen, Plato’s Theology, Ithaca, New York, 1942.

2. Position afirmée directement contre la thèse de Solmsen par W. Jaeger,

Paidria, Oxford, 1947, t. IL, pp. 285, 415, et le K. P. E. de Strycker, quité classique, 1947, t. XVI, pp. 148-150.

Anti-

12

LA

RELIGION

DE

PLATON

thèse qu’on s’est rallié ici. Nous pensons, en effet, que 1a religion cosmique (chap. I, x}, la mythologie eschatologique (IT) et la religion de la Cité (III), non seulement sont commandées

par la théorie des Formes divines, mais encore dérivent de celle-ci, en dernier lieu, leur valeur religieuse. Le platonisme,

nous

semble-t-il,

est un

effort

(disons

: est aussi un effort)

pour réduire, sur le plan historique comme sur le plan dogmatique, l’antithèse From Religion to Philosophy. C’est cette idée qui nous a guidé dans le choix des problèmes particuliers. Choix inévitable ici, mais toujours fâcheux et dont il faut dire quelques mots.

Nous regrettons de n’avoir pu faire une plus large place aux antécédents, et aussi à l’arrière-fond historique de la reli-

gion de Platon. Peuvent également paraître insuffisantes les références aux prolongements de la religion platonicienne, ainsi

qu’à la personne et à la vie de Platon. Plutôt que d'affronter les divers et subtils dangers qui guettent le jeu des comparaisons, il a paru préférable d’essayer de décrire, le moins mal

possible, la religion de Platon lui-même, afin d'aider à préciser au moins l’un des termes (et, généralement, le plus fuyant) de ces comparaisons, Quant au sentiment religieux de Platon,

nous n’avons, pour notre part, ni osé ni voulu dépasser certaines indications des Dialogues, mais qui gardent encore une portée générale. Les Dialogues (qui ne sont point des confes-

sions et qui appartiennent à un genre littéraire encore peu étudié1) permettent à peine et à grand-peine l’ébauche de ce qu’on pourrait appeler une biographie spirituelle de leur auteur qui, d’ailleurs, s’efface volontairernent derrière son œuvre

qui,

avant

Pascal, jugeait le Moi

haïssable. Dans

et

le même

ordre d'idées, nous n'avons pas touché ici au problème de l« évolution » de Platon, d'autant que les présupposés de la thèse évolutionniste eussent obligé de donner à des discussions

une place qu’il valait mieux

réserver à l'exposé 2, Pour des

1. Citons à ce sujet les recherches que poursuit depuis plusieurs années

M. H. Margueritte à l'École des Hautes Études.

2. C’est pourquoi nous n'avons pas voulu faire état dans ce bref essai du changement probable de l'attitude de Platon à l’égard du pythagorisme,

depuis le Cratyle jusqu’au Timée et aux Lois. Nous avons essayé d'établir ce oint dans notre Æssai sur le « Cratyle », et les conclusions convergentes de

M. P. Boyancé (A. E. G., 1941, t. LIV, pp. 141-175; À. E. 4, 1947, t. XLIX, pp. 182-184) nous ont apporté une précieuse confirmation. D'une part, en cet, il nous paraît bien difficile, aujourd’hui, de préciser les conditions

PRÉFACE

13

raisons analogues, nous avons renoncé à utiliser l’Epinomis dont

il aurait fallu tenir compte

(réserve faite des conclusions adop-

tées) dans un ouvrage moins sommaire. problèmes

Il restait des

nombreux

assez

pour

que

un

pas

peut-être n'ait pu être développé suffisamment. Disons mieux : tous, ainsi que l’ensemble du sujet, n’ont reçu qu'untraitement

en quelque sorte exotérique. Essayons de nous expliquer sur

ce point.

Nous avons pleinement conscience de la difficulté et, en un sens, de la vanité d’une entreprise qui oblige à parler de ce dont Platon lui-même n’a parlé que pour mieux se taire {Rép.,

VI, 506 d-e; Phèdre, 275 d, 278 a; Tim., 28 c; Lettre VIT, 344 c-e). Il ne faut pas banaliser cette difficulté, en disant qu'il en est de tout philosophe.

de même

Car

la célèbre

de

remarque

Bergson 1 va au-delà de l'intention dela plupart des philosophes (les penseurs classiques croient énoncer avec assez de clarté

ce qu’ils estiment avoir bien conçu), alors que l’intention de taire la vision primordiale se lie consciemment à la visée des Dialogues. T1 s'ensuit, pour l’interprétation doctrinale et pour

la méthode d'interprétation, des problèmes qu'il n’était pas possible d'aborder ici. De

toute manière,

on ne prétend

pas

— et même on s’en défend — restituer ici l’intuition originelle

du platonisme. Mais il à paru possible de tenter une analyse

descriptive

de la religion

de Platon

qui,

tout en restant en

quelque sorte extérieure à l’élan platonicien, pouvait n'être pas

trop

infidèle

à la lettre, sinon

à l’esprit des Dialogues,

condition de prendre certaines précautions.

à

D'une part, il fallait chercher un appui dans la comparaison des textes largement pratiquée. Il a donc paru indispensable de multiplier les références aux Dialogues, non seulement pour

fournir au lecteur un moyen

de contrôle, mais, avant tout,

pour protéger l’auteur contre [lui-même par autant de gardefous. Seul, le constant recours au texte écrit peut

empêcher

et l’époque de ce changement (le Gorzias contient déjà, sur un thème cosmologique, une adhésion au pythagorisme) et le fait, établi également par les recherches de M. P. Boyancé, que la croyance à la divinité des astres et

des divisions du

temps soit déjà envisagée dans le Cratyle, pourrait être

interprété comme le signe d’une continuité de la formation de la pensée platonicienne. D'autre part, l’adoption par Platon de ce qu’on à appelé « la religion astrale » s'intègre dans sa philosophie et, en particulier, laisse intacte la divinité, supérieure, des Formes.

1. La Pensée et le Mouvant, pp. 11715qq.

14

LA

RELIGION

DE

PLATON

de déraisonner, ou encore de raisonner, ce qui souvent, quand

on croit expliquer Platon, est tout un.

D'autre part, faute de montrer le centre où viennent s’unifier (plutôt : d’où procèdent) les assertions, les exigences, les

croyances et la foi platoniciennes, au moins fallait-il indiquer

comment

elles se supportent

et s'appuient mutuellement.

Il

s’agit là bien moins de la pauvre besogne de dépister ou d’effacer les « contradictions », que de l'effort de compréhension pour voir comment s€ conviennent et se contiennent les tendances et les résistances — non dans leur résultat peut-être,

mais dans l'intention de leur auteur. Lä-dessus encore, il y

aurait bien des choses à dire. L’exposé, en tout cas, subit alors

à chaque pas la tentation de glisser, par des surcharges indiscrètes ou des légèretés de bonne foi, vers une rupture d’équi-

libre, parce qu’il faudrait sans cesse ajouter et reprendre. Il

ne suffit pas, hélas, de craindre ces manques

de mesure pour

les éviter, d’autant que le lecteur se ligue volontiers avec l’au-

teur contre ce dernier, pour l’entraîner trop loin. C’est à prévenir ou à redresser certains glissements que voudraient servir les remarques suivantes.

Il est possible que nous ayons trop insisté sur l’optimisme, nous dirions volontiers de jure, de Platon qui s’exprime dans

sa théorie des Formes, sa cosmologie et ce qu’on pourrait appeler son eschatologie morale, aux dépens du pessimisme de fait

qui se dégage de sa théorie du hasard (encore que divin), de

sa philosophie de l’histoire et de sa psychologie. — Il faut bien

voir que la théorie de l’âme-maîtresse du corps est tout autant

normative que descriptive (si l’on veut bien adopter cette antithèse commode);

des textes, très différents entre eux, comme

ceux que nous avons cités p. 68, n. 95gg; p-71,n. 6; p. 84, n. 2,

font assez voir que l’âme n’est pas assise dans le corps sicut

nauta in naui, selon la formule prêtée à Platon par saint Thomas et combattue encore par Descartes. — Il fallait insister sur fa causalité des Formes. Mais il s’agit là, bien souvent, d’une exigence métaphysique, en vérité capitale, qui n'empêche nullement de poser les problèmes de la réalisation et de l’œuvre : dans un texte du Politique (p. 48, n. 4), face au Devenir avec toutes ses situations concrètes, il ne subsiste de toute la causa-

lité formelle que la Forme de la Juste Mesure qui prouve sa constance par ceci précisément qu’elle inspire au politique des

initiatives sans cesse renouvelées. — D'une manière générale,

15

PRÉFAGE

l’accent mis sur la théorie des Formes Platon à l'égard du « sentiment tragique vin; chap. III, n, 2) semble favoriser la opposer, sous le nom d’« essentialisme »,

et sur l'hostilité de de la vie» (chap. IT, mode qui consiste à le système de Platon

(associé, à cet effet, à celui d’Aristote ou de saint Thomas). à des philosophies d'inspiration plus récente. Mais la théorie des Formes, pour une large part, et le rejet du tragique,

presque dans son entier, ne s’expliquent que par une connais-

sance —

non intellectuelle, mais sympathique et vécue —

de

l'existence, et par un effort de dépassement. Ge qui apparaît

parfois comme la sérénité olympienne du platonisme est une

conquête et n’est, bien souvent, qu’une aspiration et une espé-

rance. Ce sont ces problèmes d’équilibre, où chaque nuance d’appré-

ciation compte, qui rendent si difficile, non seulement la compa-

raison de la pensée platonicienne avec d’autres philosophie, mais encore, plus modestement, l’accord exact entre les interprètes et même, il faut bien le dire, de l'interprète avec luimême.

(1949)

LISTE CITÉS

DES

DANS

CET

Hippias Mineur Alcibiade I Apologie Euthyphron

Criton

Hippias Majeur Charmide Lachès Lpsis Protagoras Gorgias Ménon Phédon Banquet Phèdre Lon Euthydème Cratyle République Parménide T héétèle

Sophiste

Polilique Philèbe Tiniée Lois Letire VIT

DIALOGUES OUVRAGE1

(Hipp. Min.)

(Alcib. I)

(Apol.) (Euthyphr.)

(Crit.)

(Hipb. Maj.)

(Charm.)

{Lackh.)

(Lys.)

{Prot.) (Garg.) { Mén.)

(Phed.)

(Euthyd.) (Crat.)

(Rép.)

(Parm.) (Théët.) (Soph.) (Polit.) ( Phil.) ( Tim.)

s sont énumérés dans l’ordre adopté par l'édition de la

iversités de France et qui se conforme à un ordre chrono-

INTRODUCTION

LES

ASPIRATIONS

{. —

LA

RECHERCHE

HUMAINES

DU

VRAI

Un jour qu’on lui demandait pourquoi il était né, Anaxagore

répondit : « Pour observer le soleil, la lune et le ciel l'y» — C'est

là une réponse de savant. Mais ceux mêmes qui ignorent l’astro-

nomie se montrent« amateurs de spectacles * » et courent partout où ils pensent trouver quelque chose qui « mérite d'être vu 3 ». Le désir de voir et de savoir est naturel à l’homme. Mais

qu'est-ce qui mérite, au juste, d’être vu et connu? Et l’homme est-il capable d'en obtenir une vision claire et un savoir ferme? Depuis son « aurore », la science grecque a cherché à protéger la connaissance contre la dispersion, le flottement et l'erreur, et à lui assurer un objet un au sein de la multiplicité des choses, stable à travers leur changement, leur apparence. La substance primordiale répond

réel derrière à cette tnple

BA

condition. Unique 1, inaltérable et permanente, elle est comme l’étoffe dont sont faites les choses multiples et périssables. On ne s'inquiète pas, primitivement 6, de savoir s’il est quelque . Diog. Laërt., Il, 10. . Réb., V, 476 b.



. Xénoph.,

Aiér., 11.

Æ

. Unique, soit au sens littéral (l’eau, Pair), soit qualitativement (l'in-

fini, les atomes), ou du moins, numériquement déterminée (les quatre éléments). 5. « Dans les temps primitifs, ce n’est pas le mouvement, mais le repos

qui demande à être explique » (J. Burnet, L'Aurore de la Phil. grecque, éd. franç.

par À. Reymond,

Paris, 1919, p. 15).

18

LA

RELIGION

DE

PLATON

ouvrier qui taille et qui façonne cette matière, ou quelque force, séparée ou non, qui anime cette substance et les formes innombrables qui en surgissent. Mais plus tard, Empédocle,

en plus des quatre éléments, pose l’Amitié et la Haine, Anaxa-

gore fait ordonner ses homéomères par un Esprit;

une « cause

matérielle » ne peut suffire à expliquer toutes choses.

A deux reprises, Platon a défini sa philosophie par rapport

aux recherches des physiciens. La théorie des Formes prétend,

à son tour, résoudre l’antique problème de la substance primordiale que Platon formule ainsi : Qu'est-ce que l’Être 1?

et : « Quelle est, d’une manière générale, la cause de la génération et de la corruption ??» — Or les Formes sont « l'être

vraiment réel % », et c’est aux Formes qu’il faut attribuer la causalité de tout ce qui advient au monde du devenir i. Les Formes sont incorporelles et invisibles. Du coup, la séparation du matériel et du spirituel est consommée. Il ne s’agit plus de trouver au changement des sensibles un support

corporel, une substance, si primordiale qu’on la suppose. Tout

l’ordre matériel est discrédité en bloc. La matière est dépouil-

lée de réalité et de raison, non seulement dans ses manifesta-

tions de surface, mais jusque dans ses derniers retranchements. La réalité passe tout entière dans les Formes intelligibles.

Aucune matière ne fait ni ne défait les choses, mais bien uni-

quement les Formes, dans la mesure où elles se laissent « imiter» ou « participer 5 ». La seule causalité « intelligible $ », c’est-à-dire compréhensible, ne réside ni dans la matière ni même

dans quelque

force motrice,

mais seulement dans les

Formes qui sont à la fois modèles et causes de tout devenir. “De

la substance

primordiale,

elles gardent les trois

attri-

buts. Les Formes sont réelles, parce qu'elles sont éternellement ce qu’elles sont, parce que chacune d'elles reste toujours identique à elle-même. De plus, comme Ia substance des anciens, les Formes ramènent le multiple à l'unité. Il y a une infinité de corps, d'objets, de pensées, d’actes que nous appelons beaux, mais il est une seule Forme du Beau; une infinité 1. Soph., 242 € sqq.

2. 3. 4. 5.

Phéd., Phéd., Phéd., Phéd.,

95 e fin. 66 c. 100 a sggq. 100 d.

6. Phéd., 100 c fin; cf. Tam, 51 b 1-2.

LA

de lits concrets,

mais

RECHERCHE

DU

19

VRAI

un seul « lit en soi 1»,

« une

seule

de structure du lit ?». A son tour, la multiplicité des

rentes

Formes

cause première

est

unifiée

dans

le

Forme

Bien,

loi

diffé-

suprême,

qui donne « l'existence et l'essence *»

aux

Formes inférieures. "Déjà les anciens avaient divinisé la substance primordiale;

Empédocle, par exemple, désigne les quatre éléments par les

noms de certaines divinités 4 Il n’est pas vraisemblable qu'il n’y ait là qu’une simple métaphore 5. Ce qui ést certain, c’est que Platon lie très consciemment l’attribut de divin aux autres titres décernés aux Formes : la Forme est « divine, immortelle, intelligible © », « divine, immortelle, éternelle ? »;

supérieures aux astres qui nourrissent leur divinité de la contem-

rendent « divin

plation de ces réalités éternelles, les Formes

un dieu qui s'applique à elles $ ». Ainsi, de la curiosité du voyageur, de la recherche du savant, nous voilà passés à la science du divin. Les spectacles

de la vue qui nous enchantent ont moins de réalité, moins de vérité, moins de beauté que les Formes dont ils sont des

imitations imparfaites. Les corps célestes

leurs révolutions des mouvements formels,

reproduisent

dans

invisibles et seuls :

connaissables °. Détournant notre enquête de l’apparence vers

la réalité, du changement vers la stabilité, de la multiplicité

vers l’unité, nous passons du devenir à l'être et, parallèlement,

notre savoir s’élève de l’opinion à la science. Les Formes sont à

la fois réelles et vraies M. Elles sont les Paradigmes (modèles) qui

créent à leur ressemblance des images vivantes, les conservent et les dirigent selon le principe du meilleur et ont pouvoir

de les replonger dans le néant. L’être des Formes signifie donc

stabilité autant que puissance créatrice 4, et l’on comprend 1. Rép., X, 596 b sgg. 2. À. Diès, Introd. à la Rép. (coll. G. RBudé), p. ex.

3. Rép., VI, 50g b. 4. Diels, Vors., 21 B 6; sur l’Infini d’Anaximandre, cf. Arist., Phys., III, 4, 203 b 13; sur l’Air d’Anaximène, Cicér., De nat. deor., I, x.

5. Voir maintenant W. Jaeger, The Theology of the Early Greek Philosophers, Oxford, 1948 (p. ex. pp. 203-206). 6. Phéd., 80 b. 7. Rép., X, Gite. 8. Phèdre, 249 €. 9. Rép., VIL 529 c sqg. 10. Rép., VI, 508 e 1.

11. Sur la causalité des Formes, voir plus loin p. 48.

20

LA

RELIGION

DE

PLATON

que, posant les Formes, Platon puisse répondre indifféremment à deux énoncés d'une même question : Qu'est-ce que :

l'être? et : Quelle est la cause du devenir 1? En quête d’un objet vrai, la recherche tend vers la divinité qui, tout ensemble, est et fait être, est et rend vrai ?.

Le problème de la substance primordiale se trouve

ainsi

renouvelé entièrement et dépassé. Il ne doit plus se résoudre

par la seule cosmologie, maïs par toutes Îles sciences qui, obscurément % ou de manière lumineuse, appréhendent des Formes.

De plus, les Formes sont les modèles, non seulement

de ce qui devient, mais encore de ce que nous faisons devenir. Il ne s’agit plus alors de connaître une Forme qui déjà a produit des images, maïs une Forme qu'il nous faut imiter nous-mêmes

dans nos actes et nos œuvres.

La

connaissance

des Formes nous est indispensable, non seulement pour connaître le monde du devenir, mais encore pour agir en lui et sur lui. L'amateur de spectacles peut se satisfaire de toutes Îles choses rares et précieuses qui tombent sous sa vue, le physicien peut borner son enquête à l’Univers visible. Mais la curiosité du vulgaire aussi bien que la recherche du savant

visent obscurément

les Formes,

« connaissables

et

vraiment

réelles 4», causes de ce qu’admire l'un et de ce qu’étudie l’autre, et qui scules pourraient éclairer 5 leur vision et leur science. Or, parvenus

à l’objet suprême

du savoir, au Bien,

nous connaîtrons, non seulement les images qui en dérivent mais encore celles qu’il nous incombe d’en faire naître. L'intellection des Formes ct, par-delà les Formes,

du Bien, dirige

et contraint notre connaissance et notre action. Dès lors, partis librement pour voir ct pour savoir, nous sommes engagés par les exigences de l'Être, la connaissance s'impose à notre volonté ct nous ne sommes plus libres en face de la faute. La recherche du Vrai se fait obéissance au Bien. 1. Cf p.18,n.1ct2. 2. Sur l'identité du divin, de l’intelligible et de l'être, voir À. Diès, Autour de Platon, Paris, MCMXXVII, t. IL pp. 556 s5gg. 3. Rép., VIL 533 &. 4. Lettre VII, 342 b x. 5. Rép., V, 476 c-d; VI, 508 €.

LE

II. —

DÉSIR

LE

DU

DÉSIR

BIEN

Du

21

BEN

Tout homme désire être heureux. Quand il s’agit de connaître

la vérité, personne n’est assez ardent pour redouter l'erreur comme un mal. Tout au plus sommes-nous « fâchés !» dans

notre amour-propre quand le philosophe prétend seul détenir une vérité dont, au fond, nous n’avons que faire. « Mais quand il s’agit des choses bonnes, personne ne se contente d’en posséder d’apparentes; au contraire, ce sont les biens réels

que tout le monde recherche, sans attacher aucun prix, dans

ce domaine, à l'apparence #. »

IL est clair pour tous que le bonheur consiste à posséder beaucoup de bonnes choses 3 : richesse, honneur, pouvoir

(biens extérieurs); santé, beauté, force, adresse (biens du corps); courage, tempérance, intelligence (biens de l’äme 4), Ajoutons

qu’il ne suffit pas de posséder. Les choses ne sont utiles que

pour qui s’en sert et, plus précisément, pour qui s’en sert comme il faut. En sorte que tous ces « biens » ne sont, au juste,

ni bons ni mauvais; ils ne deviennent tels que par l'usage,

bon ou mauvais, que nous en faisons. Or tout usage judicieux requiert un savoir. Disons donc, en fin de compte, qu’il n’est

de bien que la science, de mal que l’ignorance *. La science du bonheur devrait nous enseigner à la fois à acquérir Îles

biens et à en user. Où trouver cette science? — Tous les métiers, toutes les techniques qui savent acquérir ou produire des choses, ignorent

comment en user. Chasseurs et pêcheurs sont obligés de remettre leur prise au cuisinier qui seul sait en tirer parti. Les généraux

sont capables de prendre une ville, mais seul l’homme d’État

sait exploiter leurs victoires $. Touchant tout objet, il est une

technique de production (ou d’acquisition) et une technique d'usage et, chaque fois, celle-là est subordonnée à celle-ci;

ainsi, c’est le cavalier qui instruira forgeron ou sellier de ce

overce

1. Rép., V, 476 d. 2. Rép., VI, 505 d. Euthyd., 278 e sgq.

Euthyd., 279 a-b; cf. Lois, I, 631 b-c; V, 727 a-729 a.

. Euthÿd., 280 b-281 €. . Euthyd., 288 d-290 d.

22

LA

RELIGION

DE

PFLATON

que doit être un bon mors ou une bonne bride, c’est le tisserand qui dirigera le travail du fabricant de navettes !, Arts, sciences,

techniques

se hiérarchisent selon que l’une produit

ce dont l’autre se sert, jusqu’à aboutir à une scicnce suprême

de }Y’usage qui dominera l’ensemble des techniques. Quelle _ est cette « science royale ? »? Il est certain que cette science la plus haute s’appliquera,

non à n'importe quel objet, non à un « bien » quelconque,

mais à l’objet suprême (s’il existe). Gar, de même que les sciences, les choses se hiérarchisent les unes par rapport aux autres. Tous les biens ne nous sont pas chers au même degré; il en est que nous désirons à titre de remèdes, ou encore comme des moyens en vue d’autres biens. On peut distinguer aussi les biens que nous aimons pour eux-mêmes (comme les plai-

sirs de l’odorat) et ceux qui, telles la vue ou la santé, sont appréciés et pour eux-mêmes et pour les avantages qui en découlent. Mais, en y regardant de près, on s'aperçoit que tout bien tend au-delà de lui-même, qu’il appelle un lendemain

à la préparation duquel il peut servir, mais auquel il ne peut jamais se substituer. Tous ces biens-« fantômes » « trompent 3 » notre désir; recherchés « en vue » d’autres biens, ils appellent un bien dernier, aimable pour lui-même et « terme # » stable de nos errements. Il est clair que seul ce bien suprême pourrait fournir à la « science royale » un objet digne d’elle *. On ne saurait parler du bonheur sans compter avec le temps où il se construit. C'est dans le temps que nous alignons, les uns après les autres, les biens éphémères et que nous travaillons à l’avènement du bien-terme. Et si peu que nous sachions encore de ce bien suffisant, nous souhaitons qu'il

soit toujours à nous ©. Le désir du bonheur veut l'éternité de

l’objet et l’immortalité du sujet. Voilà qui, une fois de plus,

met hors concours les biens instables, biens extérieurs et biens

du corps. Périssables, ils ne peuvent assurer qu'un bonheur passager à des êtres mortels. Quand même nous serions immor1. 2. 3. 4. 5. Lys., 6.

Rép., X, 6ot €; Crat., 390 b. Euthyd., 291 b 5; 6 8, cf. Polit., 305 d 2. Lys, 219 €. Lps,, 219 c 6-7; cf. -Euthyd., 201 b 7-8. Pour tout ce paragraphe, cf. Rép., II, 357 à sgg.; Gore, 218 d sgq. Banquet, 206 a.

467 e sggq.;

L'AMOUR DU BEAU

23

tels, la profondeur de notre désir ne saurait être par

eux

satisfaite 1. L'âme, elle, est immortelle. Nul doute que les âmes jadis admises à contempler le « lieu supra-céleste », où se dressent les Formes intelligibles, n’aient trouvé une félicité

achevée dans cette « vision bienheureuse © ». Mais depuis, elles sont tombées dans des corps mortels, et difficilement per-

suadera-t-on le géomètre de puiser une jouissance suffisante dans l’étude de la Forme du Cercle si, ignorant le compas et l’équerre (instruments inexacts, cependant, et périssables), il ne savait n1 construire sa maison ni, le soir venu,

trouver la

route pour rentrer chez lui 8.— Les nécessités de notre condi-

tion incarnée nous obligent à poursuivre sans trêve les « bonnes choses » fuyantes et porteuses d’une parcelle seulement de

bonheur instable, d’un bonheur à la mesure de notre condition

mortelle. S'il est plausible que l’âme immortelle se porte spontanément vers les Formes éternelles, il n’en est pas moins vrai

que l’âme incarnée n’en éprouve nul désir et que l’« au-delà 4» avec ses Réalités béatifiques lui inspire de l’incrédulité et lui semble une grande duperie ÿ. III. —

L'amour

pu

BEAU

C'est encore une duperie 5 que de proposer à notre désir comrie bonnes des choses qui ne. sont que belles. Courage,

justice, tempérance sont parmi les Formes au inoyen desquelles le philosophe prétend assurer notre bonheur. Mais ordinaire-

ment, les interlocuteurs de Socrate préfèrent qualifier ces vertus coûteuses de belles 7; avec admiration et perspicacité, ils

les saluent de loin et leur témoignent du respect plutôt que du désir.

S'ils consentent

à les accepter

dans

la classe des

« biens de l’âme 8 », c’est sous condition et dans la mesure où

ils y trouvent leur compte Ÿ, Or la vertu profite surtout par 1. Euthyd., 289 b; Lois, II, 661 à. 2. Phèdre, 247 c, 250 b 7.

3. Phil., 62 a-c.

4. Phéd., 79 d 1; Phèdre, 250 a 6. 5. Phéd., 69 e.

6. Gorg., 461 b, 482 c-e.

7. Gorg., 474 c; Alcib. I, 115 a-b; cf. Prot., 358 &-959 e sqg.

. P.21,n. 4. 9. Phéd., 68 c sgq.

24

LA

la renommée

mieux

nous

RELIGION

qui s’y attache,

DE

PLATON

et celle-ci s'obtient

par les dehors de l’honnêteté 1. L’unique

désirions

dans

autant et

chose

sa réalité est le bonheur *, et lon

que

peut

être très heureux dans la Cité si l’on « feint la justice 3 ».

Le beau n’est pas l’objet de notre désir. S’impose-t-il à notre

amour? — Mais l’amour même est « un désir; voilà qui est évident pour tout le monde 4 ». Personne ne comprend ce que peut signifier « l’amour des belles choses », tant qu’on n'aura

pas avoué qu’il ne s’agit, au fond, que d’une forme particu-

lière du désir universel des choses bonnes 5. Comme le bonheur en général, peut-on ajouter, le bien que convoite l’amoureux est amer et instable 5. Mais il faut, quand on parle de l’amour, se garder de propos comme peuvent en tenir « des gens nourris parmi les matelots et qui n’ont jamais eu le spectacle d’un amour vraiment libre ? ». L’amoureux, « quand il voit un visage d’aspect divin, imitation réussie de la beauté, ou quelque corps pareiïllement bien fait, éprouve d’abord un frisson... puis portant ses regards vers le bel objet, il le vénère à l’égal d’un dieu et, s’il

ne craignait de passer pour être au comble du délire, il offri-

rait, comme à une sainte image et à un dieu, des sacrifices au

bien-aimé 8 ». Comme

la piété veut rendre des « soins °» à

la divinité, l’adoration amoureuse cherche à orner et à embellir

l’objet aimé; elle le veut parfait. L’amoureux manque-t-il d’une vertu ou d’un savoir dont il veut voir doué le bel objet, il n'a de cesse qu’il ne s’instruise lui-même, pour mieux instruire le bien-aimé. IL tend à accroître les biens de son âme comme les plus dignes d’être présentés en offrande; volontiers, il abandonnerait tout ce qu’il possède et acquiert vertus et sciences

pour tout offrir à l’aimé M. Mais il suffit de prendre l’amour à son niveau le plus commun, là où il n’est suspect ni de transposition ni de sophistication,

e Sy a Feb

Réb., II, 361 a 5qq.; 363 a 5qqP. 21, n. 2.

Prot., 323 b. Phèdre, 237 d. Banquet, 204 d-e. Phèdre, 237 d-241 €. Phèdre, 243 € (urad. Robin). Phèdre, 251 a (trad. Robin). . Euthyphr., 12 e 5qq. 10. Phèdre, 252 a, d sqg.: Banquet, 210 b-c.

L'AMOUR

DU

BEAU

25

« enfanter pour y découvrir deux traits étranges : le désir d’

les parents dans le Beau », ainsi que les soins que prodiguent

aux) (et ici nous pouvons étendre l'observation jusqu'aux anim

u’au sacrià leur progéniture et qu'ils poussent, au besoin, jusq

ique fice de leur propre viel. On sait comment Platon expl cette « disposition étonnante » ct, en apparence, & absurde * » : la nature mortelle ne peut s’immortaliser que par l’artifice de

e un la génération; « à la place de l'être ancien, elle en laiss se nouveau qui s'en distingue 5» et dans lequel le premier survit à lui-même.



On

se souvient

des obstacles qu'avait

on rencontrés le désir du bonheur. Or, l’acte de la générati donne l’immortalité (autant qu’elle peut être concédée à la nature mortelle) à la fois au sujet et à l’objet, Il témoigne, au

surplus, que le « bien » où tend notre désir ne saurait être

quelque objet étranger et lointain et qu’il nous faudrait captu-

rer; c’est nous-mêmes qui créons, qui produisons un bien per-

sonnel, notre bien propre, l’unique objet pour lequel et « en

vue 4» duquel nous sommes prêts à sacrifier tout le reste. Or la génération « tient du divin » et ne peut, puisque la divinité répugne à la laïideur, s’accomplir que « dans le Beau ÿ » ou, plus précisément : « en présence du Beau ». Le bonheur, avons-nous vu 6, est la seuie chose que l’homme désire réellement. Peut-être ne faut-il pas corriger cette thèse, 11 faudra, en tout cas, en réviser le sens. — Quand Alcibiade, avec l’immoralisme charmant et maladroit de son ambition

naissante, explique à Socrate qu’en futur maître d'Athènes il n’aura que faire de la justice et des autres vertus, qu’il lui

suffira de se laisser guider par son seul intérêt et que le bien

(Putile) est fort différent du beau, — Socrate lui demande : « Que penses-tu du courage? À quelle condition y renoncerais-tu? » et le jeune utilitariste, sans réfléchir : « Plutôt être mort que lâche 7.» Il existe donc un Beau qui est bon, un bonheur qui n’est pas de possession ni de jouissance, mais de

CLSC

production et de sacrifice. Platon appelle amour le sentiment Banquet, 206 e, 207 a sgg.

. Banquet, 207 a 7-b 1, € 8-9, 208 © 3-4. Banquet, 207 d. P. 22, n. 4.

Banquet, 206 c fin sg. P.oi,n.2.

Alcib. I, 113 d-115 d.

26

LA

RELIGION

DE

PLATON

qui inspire ces élans généreux. Qu'ils surgissent en nous spon-

tanément ou qu’ils naissent à la vue d’un être aimé, toujours

ils nous portent au-delà de nous-mêmes, vers un absolu que

nous devinons ou ue nous voyons transcrit dans les traits de l'être aimé. Dans la génération physique, dans le sacrifice pour

nos proches ou pour la patrie, dans la production poétique, dans

l’activité politique, Platon reconnaît le mème élan essentiel dont la forme la plus haute est l'amour philosophique attei-

gnant jusqu'au Beau en. soi : « C’est alors seulement que l’homme, voyant le Beau avec l'organe approprié 1, obtient d’enfanter non des images de vertu, puisque ce n’est pas à une image qu'il s’est uni, maïs la vertu réelle, puisqu'il s’est uni au réel; or à celui qui enfante la vertu réelle et qui la nourrit,

il appartient

de gagner

l'affection

des dieux

et, si

jamais elle est accordée à un homme, l’immortalité 2. » Ainsi se résolvent toutes les apories du désir du bonheur. Dans l’acte de la connaissance, le principe iinmortel de l'âme

rencontre les réalités éternelles et restaure, autant qu'il est possible dans notre existence présente, la condition préempirique où l’âme goûtait, en présence des Formes, un bonheur permanent. L'objet ainsi découvert n’est point étranger à

l'âme dont la partie la plus précieuse lui est apparentée #,

voire consubstanticile 4 Ce n'est pas non plus un spectacle gratuit, offert à une curiosité hbre de voir ou de se détourner,

mais unc lutte, menée avec la dernière énergie, pour la vérité

dont l’âme est amoureuse . Les Formes ne sont pas assises dans l'âme; l’âme doit produire le savoir$ pour capturer” les Formes. Cette « science d’acquisition » est en même temps

« science d'usage 8» : « ou y a-t-il moyen, pour qui vit en présence de ce qu’il admire, de ne pas l’imiter °? » C'est là ce que Platon appelle : « produire la vertu réelle » ou « l’enfantement en présence du Beau », mais pourtant il n'y a là 1. C'est-à-dire l’œil spirituel (CF. Alcib. Æ, 132 d«133 €).

ou

la partie la plus

a. Banquel, 219 a.

3. Phéd., 79 d. 4. Tim., 44 d.

5. Rép., VI, 490 a-b; V, 475 b fin-c. 6. Banquet, 209 a; Rép., VI, 4go ë. 7. Euthyd., 290 c. 8. D. 21 sq.

g. Rép., VI, 500 c.

précieuse

de l'âme

L'AMOUR

27

DU BEAU

aucun savoir nouveau. Connaître les Formes, c’est savoir « s’en

servir »; connaître les exigences servir : la vérité connue

des

formes,

c’est-savoir les coup

est la vérité obéie. Du même

sont réhabilités les biens multiples et instables, « fantômes »

de bonheur 1. Car

l’amour

qui porte

le philosophe

à tout

délaisser pour aller vers le Bien (le Beau) le contraint, à pré-

sent, à en imiter la perfection dans le monde sensible. Connais-

sant le Bien réel, il saura « user comme

il faut *» des biens

apparents ct, par là, leur conférer une valeur dérivée.

Le Vrai, le Bien, lc Beau sont trois aspects de la même réalité

suprême.dont dérivent toutes les Valeurs. Mais tandis que d'obscures copies cachent les autres Formes plutôt qu’elles ne

les traduisent, la Formr du Beau, elle, se reflète dans des images

si lumineuses * que oui homme de bonne nature devine der-

rière elles.le Modèlc ut s’y porte spontanément. Dans l’expé-

rience de l’amour, le Bien se fait sensible à l’âme, se révèle impérieusement et témoigne que «ce Bien que toute âme

poursuit {» dépasse les biens courants. Sans l'élan d’Éros, la théorie des Formes resterait une théorie. Mais sans la réalité

ct la révélation des Formes,

Éros, dépossédé et dévoyé, man-

querait tout ensemble d’objet et d’intention ©.

La philosophie, parvenant aux Formes et, par-delà les Formes, au Bien, atteint l’objet qui est tout ensemble vrai, bon, beau. Effort d’un homme et non d’une âme désincarnée,

elle est, à la fois, connaissance et action. Ni l’une ni l’autre

ne dépendent de notre bon plaisir, parce qu'on ne saurait t. P.922,n. 3. 2. P, ar.

3. Phèdre, 250 b.

4. Rép., VI, 505 e 1. 5. Il va sans dire que ces quelques notations ne prétendent pas donner même l’ébauche de La Théorie platonicienne de l'amour (voir sous ce titre la thèse de L. Robin, nouv. éd., Paris, 1933). Mais comme le sujet est d’ac-

tualité, il faut au moins rappeler à cet endroit les textes cités plus loin,

p. 94, n. 5 59.5 D. 112, n. 7. Nous

pensons que ces textes,

ainsi que

bien

d’autres, pris même dans le Banguet, n’autorisent guère à qualifier de platonicien, sans grave risque de simplification, le concept d’éros que la savante construction (cf. les remarques de méthode présentées par M. H. Marrou,

Esprit, XIIE, déc, 1945, pp. 908 sg.) du professeur À. Nygren oppose l'agapè chrétienne

(£ros et Agahë, trad. fr. Paris,

1944). Quant

à

à la vue

d'ensemble sur la philosophic de Platon que renferme ce célèbre ouvrage, il nous est impossible, ici, d’en discuter esprit général et les interprétations de détail qui en découlent.

28

LA

RELIGION

DE

PLATON

dissocier, dans les Formes, l’être et l’exigence. La philosophie

est essentiellement soumission libératrice à une réalité et à une volonté d’en haut.

Pas plus que l’amour authentique ne crée son objet, les aspi-

rations humaines ne fondent les Formes. « Dieu est la mesure

de toutes choses ! », le Bien produit la vérité et « la faculté de connaître ? ». Les Formes ne doivent rien à notre « enthou-

siasme », à notre « sentiment religieux », elles ne sont pas l « idéal $ » que nous nous sommes forgé. Les réalités divines se laïssent appréhender, mais elles existent, quand même il n'y aurait nulle âme pour y aspirer. 1. Lois, IV, 716 c.

2. Rép, VI, 508 €. 3. CÉ le commentaire de R. de Pury sur l'Exode dont certains passages

{pp. 76-78) pourraient s’appliquer, mutatis mutandis, au réalisme platonicien

(Le Libérateur, Éditions du C. P. J., 1942).

CHAPITRE

PREMIER

DIEU

I. — Les Formes 1. La position des Formes

Déjà chez les anciens, l'obscurité du « Bien de Platon » était proverbiale et fournissait une matière à plaisanteries abondamment exploitée par les poètes comiques !, Et pourtant, ce « Bien » intelligible est « ce que toute âme poursuit, dont elle fait la fin de tous ses actes, parce qu’elle en devine la valeur, tout en étant impuissante à en saisir nettement l'essence ? ».

« Le Bien de Platon » est en vérité le bien de tout le monde. Si le Bien est obscur, les autres Formes ne le sont pas moins.

« Je vois bien un cheval, avait déjà dit Antisthène, je ne vois

pas la ‘“ chevalinité *.» Et pourtant la Forme hippique « se trouve dans » le plus méchant bidet que l’œil perçoit. De plus, Formes et objets sensibles sont « homonymes »; quand il parle des Formes, le philosophe parle le langage de tout le monde.

Alors pourquoi ce perpétuel malentendu sur les mêmes mots; pourquoi est-il si difficile de s’entendre et d’accorder la question de l’homme du monde : « Qu’est-ce qui est beau? » avec celle du philosophe : « Qu'est-ce que le Beau 5? » C’est là toute la difficulté qu’il y à à mettre d’accord un homme content et un homme mécontent ou, pis encore, un homme qui I. Diog. Laërt., III, 26-27. 2. Rép., VI, 505 ec.

3. Hipp. Maj., 287 d.

30

LA

RELIGION

DE

PLATON

se croit content et un homme qui se sait mécontent, un croyant et un savant,

Mais le savant, lui aussi, a partagé jadis et, maïntenant encore, se laisse aller à partager ce contentement et cette foi,

Et il comprend qu'il perdrait son temps et sa peine à vouloir

éclairer, enseigner son camarade, content dans sa confiance et confiant dans son contentement. Et quelle injustice aussi que

de vouloir détruire, füt-ce au nom et pour prix de la vérité, un bonheur ferme et innocent. Le tout est de savoir si le bonheur

des ignorants et des ennemis des Formes est vraiment un bonheur ferme et innocent. Mais quand même ce ne serait

qu’une condition instable et infortunée, il est clair que nul n’y voudra renoncer qui n’ait d’abord éprouvé quelque doute. L'enseignement ne peut s'inscrire que dans une âme consciente de son ignorance, et c’est pourquoi, dans la majeure partie de son œuvre, plutôt qu’il nous apprend à connaître les Formes, Platon nous apprend à douter des choses sensibles. Aucun

dialogue ne commence par « poser » ni Dieu, ni le

Bien, ni les Formes. Jamais le platonisme authentique ne s'offre au départ le luxe de quelque « principe » d’où il puisse déduire tout le reste. Il commence

toujours là où commence

tout le

monde; toutes les enquêtes portent initialement sur les choses

les plus familières de l’univers où nous vivons; aucune recherche

dialectique qui ne fût, au départ, une simple conversation. Et s’il vient cependant un moment où le badinage tourne en dialectique, où l’on passe des choses aux Formes, c’est bien parce

qu'on ne peut faire autrement. La philosophie apparaît tou-

jours comme un pir-aller, une aporie ayant rendu impraticables toutes les autres voies. C’est alors seulement, quand, engagé

déjà dans la voic dialectique, on se retourne vers les sentiers battus, que l’on éprouve comme un éblouissement* devant

l'obscurité, une impression d’éveil après un rêve profond 2, et que se produit ce « renversement % » des valeurs qui nous fait

déprécier radicalement le monde où nous vivions jusque-là, en faveur d’une réalité nouvelle et « réellement réelle ». Nous

reconnaissons les choses comme n'étant que des images * et, alors, nous avons beau employer les mêmes mots; ceux qui 1. Rép, VIT, 517 d 5qq.

2. Rép., V, 476 c; VII, 533 b-c.

3. Gorg., A8t c.

4. Phéd., 09 e sgg.

LA

POSITION

DES

FORMES

3 1

sont restés dans la Caverne ne nous entendent plus : comme nous, ils font signifier aux mots des réalités correspondantes;

mais à l’énoncé d’un même terme, ils voient une chose où nous

voyons un reflet et ne voient rien là où nous voyons l’être. Toute expérience de contradiction peut nous donner léveil.

Mais, malgré la critique serrée à laquelle il soumet les fai-

blesses de ja connaissance sensible, Platon n'insiste guère sur

le mirage du doigt qui, selon sa distance et sa position, nous paraît grand et petit, mince et épais, ou du vin dont la douceur

semble âcre au palais du malade 1. De telles expériences ne sont pas inutiles : elles peuvent donner l’éveil au futur philosophe. Mais la plupart des hommes ne sont guère embarrassés

par ces expériences, trop familières, comme leur sont familières

les sciences qui, depuis longtemps, ont réussi à réduire ces contradictions : sciences de la mesure, du calcul, de la pesée ?,

En des sujets que nous ignorons et que nous ne prétendons pas savoir, nous nous soumettons volontiers aux savants

compétents 5. Ils nous dispensent d’être savants nous-mêmes, leur savoir contribue à assurer la cohérence du monde et nous

permet d'y vivre en confiance.

Mais il est des contradictions qui nous engagent tout entiers,

parce qu’elles éclatent en des points où personne

ne peut

accepter de s’être trompé : il y va de notre intérêt et de notre valeur. Ici, nous ne pouvons plus, convaincus d’erreur, changer d'opinion, tout en restant nous-mêmes; nous sommes

étroitement solidaires des convictions qui nous traduisent nous-mêmes, Les Dialogues disent indifféremment : réfuter la thèse de Thrasymaque ou : réfuter Thrasymaque “. Placer le bonheur et la vertu dans l'intérêt du plus fort, ce n’est pas une thèse de Thrasymaque, c’est Thrasymaque lui-même et, quand la thèse est réfutée, c’est lui-même qui est touché en ses racines; ce n’est pas seulement la thèse, c’est Thrasymaque qui est convaincu de fausseté. D'où proviennent ces contradictions? Est-ce simplement l'impérialisme cynique du sophiste qui ne s'accorde pas avec l’enseignement du moraliste? Non pas, puisque Socrate, au départ, ne soutient aucune thèse. D’ailleurs, pourquoi Thra1. Rép., VII, 523 b sg; Théët., 159 c-d.

2. Euthyphr., 7 b-c; Rép., X, 602 d; Phil., 55 e. 3. Alcib. I, 117 c-d. 4. Crat., 496 d 15 Lach., 193 d 11-e 4; Gorg., 482 a-c 2.

32

LA

RELIGION

DE

PLATON

symaque serait-il réfuté du seul fait que Socrate désapprouve

ses convictions? Il ne faut nullement l'intervention du philo-

sophe pour nous apprendre qu’il n’est pas de terrain plus fertile en contradictions que les valeurs. Et l’on voit aussi

que deux opinions qui s’affrontent ne suffisent pas pour nous donner l'éveil. Nous tenons si fort à nos convictions (qui sont

nôtres et, à vrai dire, qui sont nous-mêmes) que toute convic-

tion opposée doit encore nous confirmer davantage dans les

nôtres. Tous

les moyens

nous

sont bons pour

prouver,

aux

autres et à nous-mêmes, que nous sommes dans le vrai. Si les arguments font défaut, d’autres moyens se présentent, plus efficaces : le ridicule jeté sur l'adversaire 1, les injures ? et,

entre nations, la guerre 5, « ultime raison ». Il y à une grande sagesse dans ce recours aux armes quand les arguments viennent à manquer; une grande sagesse et une grande sincérité. Î] devient alors fumineusement évident que, s'agissant des valeurs,

ce ne sont jamais deux thèses qui s'opposent, mais deux existences qui, avec leurs thèses, soutiennent leur droit de vivre, et de vivre comme elles l’entendent. Si l'adversaire a raison,

si je reconnais qu'il a raison, ce ne sont plus ses arguments qui

me réfutent ni ses armes qui me tuent; c’est moi-même qui consens à ma chute et qui me prononce contre ma vie.

D'où l’on voit assez que le bonheur que nous persistons à

tirer du monde des images n’est point un bonheur innocent. Et même si le choc des thèses hostiles ne s’étouffe pas toujours

dans le sang, il entretient toujours, chez les membres de quelque

société que ce soit, le manque de ce que la philosophie seule peut donner : « l’unanimité et lPamitié #» et bannit des fréquentations des hommes cette qualité qui se trouve dans les seuls entretiens dialectiques : « la bienveillance 5 ». — Voilà pour l'innocence. Peut-on dire au moins que de telles pratiques nous assurent un bonheur ferme? Les divergences incessantes

sur les valeurs et les luttes qui s’ensuivent menacent sans doute

notre tranquillité; mais nous pouvons toujours espérer que la victoire nous établira dans la possession incontestée de ce que

nous désirons. Mais que désirons-nous, au juste? — C’est peu 1. 2. 3. 4. 5.

Gorg., 473 e 2-3. Gorg., 457 d 3-45 Rép., 1, 938 d, 340 d, at c; Lach., 195 a 7. Euthyphr., 8 a 1-2; Alcib. Z, 112 ac. Rép., 1, 353 d 5; Alaib. F, 126 © 1-5. Rép., VI, 499 a; Lettre VII, 344 6 6.

LA

POSITION

DES

33

FORMES

de chose que d’être en désaccord avec autrui, surtout quand cette contradiction ne fait que raffermir nos propres idées. Mais ces idées, sont-elles toujours les mêmes? — A:y regarder

de près, nous verrions la contradiction

installée au

cœur

de

nos thèses et, pour tout dire, en nous-mêmes. Nous changeons constamment d’avis sur les choses les plus importantes À, et la seule raison qui, le plus souvent, nous fait ignorer l'instabilité de nos croyances, de nos désirs, de nos amours, c’est que nous

vivons dans le temps et qu’au lieu de considérer ensemble deux choses qui se contredisent, nous les voyons l’une après

l’autre; l’oubli de la première fait que la seconde, dans notre

esprit, rest point contredite. Même si nous en gardons quelque souvenir, c’est dans la seconde que, présentement, nous sommes engagés de tout notre être : comment ce que nous désirons aujourd’hui serait-il réfuté par ce que nous ne désirons plus?

Ainsi peut continuer notre rêve, violent et incohérent; notre conscience est envahie d’images vivantes, sans que les images

défuntes y viennent mêler leur ombre.

Que Calliclès s’oblige à courir sans cesse après des jouissances nouvelles, qu’il choque Je sentiment et heurte les lois de tous les bien-pensants, — la contradiction, pour lui, n’est qu’apparente et négligeable. Le bonheur, pense-t-il, consiste

précisément à ne goûter jamais les mêmes

morales

choses, et les lois

et politiques sont d’arbitraires conventions

passées

entre les faibles pour asservir le surhomme. Mais dans ce monde où il vit et veut réussir, Calliclès doit bien reconnaître

que d’autres hommes réussissent dans ce qu’ils se proposent, qu'ils réussissent grâce à certaines normes auxquelles ils obéissent et que ces normes, dans leur réussite même, font voir

qu’elles sont, non « conventionnelles », mais « par nature ». Or si les techniciens s’accordent entre eux relativement à leur

métier, s’ils ne sont contredits par personne et s’ils parviennent

à achever leurs œuvres, il doit y avoir aussi, touchant les valeurs, un savoir ferme, un accord incontestable, une réussite sûre. 51 les artisans ont raison, Calliclès doit avoir tort 2.

La contradiction féconde, celle que le Socrate platonicien

étale devant

son interlocuteur,

est toujours

entre une

thèse

dont l’interlocuteur est solidaire par toute sa vie et tout son 1. Alcib. I, 118 a; Gorg., 527 d fin. 2. Gorg., 503 d sqq.

LA

34

RELIGION

DE

PLATON

être, et une affirmation, à portée objective, d'une stabilité, d’un ordre, d’une valeur : une exigence essentielle. L’interlocuteur a toutes les raisons de poser l’une; pourquoi admet-il l’autre? C’est, souvent, sous l’empire de la honte (Polos n'ose contester

qu’il est plus laid de commettre l'injustice que de la subir), parfois aussi parce qu'il ne soupçonne pas la contradiction. Mais toujours, ces affirmations l’affranchissent du « défaut inné », source de « toutes nos erreurs » : l’amour de soi 1. Car

ce n’est jamais le caprice ni l'intérêt de l’interlocuteur qui dictent ces affirmations; elles sont exigées par l’Essence et l’in-

terlocuteur ne fait que traduire des vérités dont il n’est pas

Pauteur. Cette exigence contredit la thèse personnelle et, avec.

elle, celui qui la soutenait. Si le courage est beau et si rien

n’est beau, privé de l'intelligence 2 la vertu de soudard



Lachès a placé sa raison de vivre est réfutée, et Lachès avec elle. Si l’orateur politique concède que le but de la politique est la justice 5, il est évident que l’art de Gorgias n’est pas un art politique et même n'est pas un art du tout. Et avec l’art, c’est son maître qui vient de perdre son droit de cité. La contradiction qui fait naître l’éveil est entre la prétention et lexgence, entre nous et les valeurs, entre notre désir et la volonté des Formes. Cette contradiction éveille ceux qui sont doués d'une bonne des nature et les invite à porter leurs regards sur la réalité es. Formes, dont ils ont déjà reconnu et proclamé les exigenc plus Employant encore les mêmes mots, ils ne les rapportent qu’aux Formes qui seules réalisent pleinement et sans contradiction

ce que

ces mots signifient.

Reconnaïissant

que

nous

nous ne faisons « tout le contraire de ce qu’il faudrait 4», Formes, et chercherons plus désormais la vérité que dans les é des notre moindre vouloir acceptera d’épouser la volont Formes. l’insatisfacLe fond de cette expérience bouleversante est qui y vivons. tion à l'égard du monde où nous vivons et de nous de cette expéMais pourquoi dépasser le pessimisme profond qui

tout ce rience, en posant les Formes où se doit réaliser — Platon ne nous manque ét qui manque aux choses d’ici? 1. Lois, V, 731 d fine. 2. Lach., 192 c 5ggq. 3. Gofg., 454 b sqq.

4. Gorg,, 481 €.

LA

POSITION

DES

935

FORMES

peut s'appuyer sur aucune révélation au sens plein du terme.

dont Les mythes, sur ce point, sont des procédés de persuasion

le sage use à l’adresse des autres comme

de lui-même;

ils

expriment (et, à la rigueur, confirment) plutôt qu’ils ne fondent

la foi dans les Formesl.

À moins

d’appeler révélation ces

exigences qui s'imposent à nous, Ces affirmations auxquelles

nous

contraint,

non

notre

intérêt,

mais

la vérité

même.

À

moins d'appeler révélation l’activité, obéissant à des normes

stables, des démiurges mortels et où Platon trouve le témoi-

gnage de la bienveillance divine ?. À moins, surtout, d'appeler révélation l'expérience de l’amour où nous apprenons à nous déprendre de nous-mêmes, à détourner toutes les ferveurs du

Moi vers la Divinité, où nous recevons le signe sensible que

la dialectique, avec son renversement des valeurs, n’est pas une « sotte confiance % ». — C’est que le pessimisme ne peut

jamais, sans inconséquence, aller jusqu’au bout de lui-même “. Si Péducation, la politique, la religion sont tombées aux mains d’ignares, d’inspirés, d’imposteurs, il existe, en d’autres matières,

des techniciens compétents. S'il est des méchants en grand nombre, il n’en faut pas moins reconnaître qu'il existe des hommes de bien, si peu nombreux qu’on veuille Îles supposer ë, Si l'amour de soi nous est inné à tel point que nos velléités morales font figure de tendances « acquises » et impuissantes f, Pexpérience de l’amour nous découvre une aspiration toute différente et tout aussi « naturelle ». Il y a donc, dans notre monde même, non de la stabilité, peut-être, mais des tendances vers une stabilité et des tendances vers une réalité puisque nous les éprouvons comme des attirances. Le menuisier qui « imprime » la forme de la navette aux matériaux, l’amoureux qui rend un culte à l’aimé, deux bouts de bois qui « aspirent

à être comme » J’Égal en soi rendent tous témoignage ? d’une 1. Cf. Mén., 81 a 5gg; 86 b-c 3.

2. Polit., 274 c-d.

9. Phéd., 88 b 4. 4. Phéd., 89 c fin sgg. 5. Crat., 386 &.

6. Cf. Phèdre, 237 d-e; Prot., 350 b sgg.; Phéd., 68 d sgqg.; Lois, V, 731 d'fin-e.

7:

Ce n’est pas exactement ce que le moyen âge appellera Îa via eminen-

tiae, puisqu'il ne s’agit jamais de « preuves » au sens strict (cf. pp. 47, 117, 124); de la même manière approximative, on pourrait comparer les exigences essentielles à Y « argument » ontologique (cf. notre étude sur Les Dicl. de PI, p. 40, n. 7).

36

LA RELIGION DE PLATON

réalité supérieure qui existe du fait même qu'elle s'impose comine modele.

Dans la position des Formes, science, morale et religion se

confondent en une unité si intime, si harmonieuse et, surtout,

si naturelle qu'aucun des épigones (avoués ou non) n’a pu ni osé la maintenir. Il ne suffit pas de dire que les Formes sont des lois scientifiques 1, puisqu’en elles nous atteignons

non seulement les modèles stables de l’univers visible, non seulement les impératifs de nos actes et nos œuvres, mais

encore la cause de tout ce qui est et devient. Poser les Formes c’est, si l’on peut dire, faire un acte de foi scientifique. Les objets sensibles provoquent, comme causes occasionnelles, la

réminiscence,

mais

les Formes

ne sont pas « extraites»

des

sensibles; leur position est exigée par elles-mêmes. La « conver-

sion 2?» dialectique est à la fois la pénétration de la vérité dans

notre

savoir

et la contrainte

exercée

par les exigences

sur notre volonté. S’il est vrai que toute religion tend à la connaissance de l’Être qui nous dépasse et à l'égard duquel nous éprouvons un sentiment de « dépendance absolue », il faut dire que la religion de Platon se confond tout entière avec la dialectique 3, 2. Le règne des Formes

Qualité et Essence. — De toute personne vivante, on peut donner un nombre infini de peintures, de dessins, de carica-

tures, — et peut-être de caricatures seulement. Toutes ces copies imitent, aucune n’est le modèle. Couleurs, traits, toiles, pinceaux sont ce qu’ils sont; ils ne sont rien, en soi, par rap-

port au modèle, ils peuvent servir à représenter Paul aussi bien que Pierre, ils pourraient ne servir à rien du tout. C'est un rapport analogue que les choses sensibles soutiennent avec

les Formes. Les lits fabriqués portent le même

nom que la

1. Encore que « dans beaucoup d'esprits, la « Science » occupe vraiment la place d’une religion; l’homme de science considère alors les Lois de la

Nature comme des réalités objectives et dignes de vénération » (W. James, L’Expérience religieuse, tad. F. Abauzit, Paris, 1931, p. 40). 2. Rép., VII, 518 & sgg.

3. CF la formule de Brunschvicg

: « La dialectique intellectuelle est

indivisiblement dialectique morale et politique, dialectique (Ze Progrès de la Conscience, t. Ÿ, p. 26).

religieuse

»

LE

RÈGNE

DES

37

FORMES

Forme du Lit. Mais c’est en vertu d’un usage évidemment abusif. Personne, disant : voilà un lit, ne veut dire : voilà le

lit par excellence. Et si nous nommons le meuble dont l'usage

nous est familier : Je lit, cela signifie : mon lit, ou encore : le

lit par excellence pour moi; mais cette excellence n’est précisément pas universelle. Au moins, tous ces objets homonymes semblent avoir en commun une nature essentielle : d’être des lits. Mais nous sommes ici impressionnés et abusés par la fixité relative de ces objets, identifiant le lit fabriqué avec les matériaux dont il est fait et qui auraient pu servir à fabriquer

tout autre meuble ou à ne rien fabriquer du tout. La matière est un « porte-empreinte L» où naissent, vivent et s'effacent d’obscures images, envoyées par les Formes. Quand nous disons : ceci est un lit, nous signifions, selon la logique plato-

nicienne : ces matériaux sont assemblés de manière à figurer cette Forme que nous connaissons : le Lit. Personne, ignorant

ce qu’est un lit, ne pourrait énoncer ce jugement. De même si, placés devant une photographie, nous nous écrions : Ca,

c’est Pierre! nous entendons que ce carton, avec ses traits et ses ombres, figure Pierre, et nous savons fort bien qu'il est impossible de formuler ce jugement sans savoir, au préalable, qui est Pierre, et que ce jugement, donnant le nom d’un homme à un morceau de carton, n’est point un jugement d’identité, encore qu’il attribue le nom du modèle à la copie. De même

encore, quand nous disons : Pierre est grand, nous savons très bien que mille autres personnes sont grandes et qu'aucune ne

l’est « du fait d’être ce qu’elle est? »; rien ne peut, sans abus, être qualifié de grand, si ce n’est la Forme de la Grandeur, parce qu'il lui est essentiel d'être telle. En sorte qu'aucun objet ni aucune personne ne méritent quelque qualification que ce soit, parce que rien ne possède telle ou telle qualité que

de manière

temporaire

et contingente.

Une

lyre n'est

pas toujours ni essentiellement une lyre, accordée, belle, Mais la Forme de la Lyre, la Forme de l’Accord, la Forme du Beau méritent toujours et essentiellement, « du fait d’être ce qu’elles sont », ces attributs respectifs. C’est ce que Platon exprime par la distinction entre la qualité et l’essence $; l’essence de telle Forme n’est présente dans tel objet sensible qu’à titre 1. Tim, 50 6 2.

2. Phed., 102 b-c.

3. Lettre VIT, 343 b-c; cf.Euthybhr., 11 à.

T7

38

LA RELIGION DE PLATON

de qualité. Tous les jugements que nous portons sur les choses,

sur les hommes et sur leurs actes « usurpent 1 » le nom du prédicat (qui, en toute rigueur, ne peut s’attribuer qu’à la Forme homonyme), pour lattribuer à un sujet, matière informe, en soi, qui tient de la Forme qu'il imite, une existence précaire,

faite de qualités d’emprunt. Nous prenons constamment des reflets pour des réalités ?. Il n’est donc pas exact de dire que les Formes ne font que doubler les objets sensibles dont elles seraient « abstraites ». Ce sont les sensibles qui s’épuisent en des efforts innombrables

et impuissants à reproduire l’éclat de la Forme. La Forme

est la plénitude essentielle dans laquelle chaque objet-image ne peut découper que quelques traits, qualités usurpées qu’il ne peut retenir longtemps et sur lesquelles il ne peut jamais faire valoir un droit essentiel. Le menuisier fabrique une navette pour tisser du lin, une autre pour tisser de la laine, une pour des vêtements légers, une autre pour des vêtements épais %. Telle navette périssable, fabriquée en vue de tel usage particulier, ne peut, comme une caricature, représenter que tel trait précis de la Navette en soi et doit en négliger tous les autres. C’est pour cela « qu’il y a infiniment plus dans les idées que dans les choses À ». La Forme est donc éternelle (alors que les sensibles naissent et périssent), elle est essentiellement ce qu’elle est (alors que les sensibles ne sont jamais « ceci plutôt que cela »; leur devenir

n'étant

qu’un

faisceau

toujours

défait

de

qualités

passagères). Alors que le flux du devenir confond les sensibles

les uns dans les autres et en efface sans trêve les ébauches de contours, chaque Forme, demeurant « ce que précisément

elle est », est « en soi » et est « séparée ».

Le système des Formes et la Forme du Bien. — Connaître une

Forme « en soi», séparée et de ses images sensibles et des autres Formes, il pourrait sembler que cela ne fût possible qu’à la seule intuition. De fait, dès les Dialogues dits de jeunesse, la connaissance

d’une

Forme

doit aboutir

à une

définition,

c’est-à-dire à une mise en rapport de la Forme recherchée 1. Phéd., 102 b fin.

2. Rép., V,476 6; Tim., 50 a-b.

3. Crat., 389 b. 4, E. Goblot, Traité de Logique *, Paris, 1937, $ 72. 5. Tim., 49 d-e.

LE

RÈGNE

DES

FORMES

39

avec d’autres Formes. Cette obligation ne tient pas à quelque

infirmité de notre entendement. Si l” « en soi » de telle Forme

ne nous ést connaissable que par rapport à |” « en-soi» de telle autre, c’est parce que ce rapport existe réellement, loin d’être arbitrairement établi par nous. C’est une relation essenticlle qui unit la Triade à l’Imparité, la Forme du sophiste à la Forme de l’imitation. La dialectique peut se définir comme l’art de découvrir les ressemblances et les dissemblances ! entre

les Formes; elle « consiste à saïsir ce que “ veut ” l’idée que

l’on examine, à obéir à ce que l’on voit dans les notions ? ». Les Formes constituent un ensemble organisé. La Forme

du Bien, elle, se place au sommet du système 5. À toutes les

Formes, elle communique l'existence et l’essence, même est « encore au-delà de l'essence 4 ».

Toute

essence,

identique

à elle-même

mais

elle-

et différente

des

autres essences, participe, peut-on dire, à la fois au Même

et

à l'Autre. Altérité implique relation, et ce sont précisément

ces relations entre les Formes que tente de décrire la dialec-

tique. En revanche, la Forme du Bien, « au-delà de l’essence »,

ne participe qu’au Même; elle est la « Forme de l’Être » d’où procèdent tous les êtres dont l'essence est déterminée: seule, elle devrait être saisie « en soi » absolument, et non pas, comme les autres Formes, les « relatifs», par une mise en rapport 5. Si le Bien en sa transcendance semble se dérober à tout essai de défimtion formelle, il peut au moins être suggéré, grâce à des métaphores. Le Bien est Le « lien » qui « empêche »

les choses puissant l'indique « le Bien,

de « s’abîmer » dans le flux universel $, il et immortel qui soutient toutes choses son nom, « il dispose toutes choses pour c’est-à-dire l’obligatoire, relie et contient

est « l’Atlas »: comme le mieux »; tout 7». Si

1. Soph., 253 d 1-35 Polit., 285 a 4-b 6.

2. E. Bréhier, Hist. de la Phil., Paris, 1998, t. L fasc. I, p. 193.

3. « Chez Platon, il [le Bien] ne prend de sens que dans ce système; il

est l'idée suprême; mais il est encore une idée » (E. Bréhier, La Phil, de

Plotin, p. 147). 4 Rép. VI, 509 6 fin. — Voir sur le Bien et le système des Formes,

P. Hronieze-Rey, et I.

Les Idées mor., soc. et polit. de Platon, Paris, s. d., chap. IT

5. Soph., 255 de, 253 b-254 b.

6. Crat., 418 €.

7- Phéd., 99 6, 97 c, g9 c.

40

LA

RELIGION

DE

PLATON

les Formes sont de l'être, le Bien est « la partie la plus lumineuse de l’être », « le meilleur des êtres ? », ou encore « le parfaitement Être 2», ce qui peut s’entendre ou bien comme l’Être dans son extension totale

(l’Univers intelligible et l'Univers

visible) ou comme l’Être dans son acception pleine, l’Être

par excellence (formule qui, tout ensemble, oppose l’être des

Formes aux devenir des sensibles, et l’Être le meilleur à l’être dérivé des Formes).

De toutes ces indications, deux idées se dégagent, qui ne

sont incompatibles qu’en apparence. Le Bien apparaît tantôt ‘comme la source, tantôt comme l’ensemble de tout ce qui est. Ce dernier aspect ne doit pas s’interpréter dans un sens collectif 3. Le Bien n’est pas la somme des êtres; il n’en est pas davantage la résultante, telle une harmonie qui résulte des cordes d’une lyre. Rien n'existe, si ce n’est, à la fois, en vertu

de sa structure propre et dans le cadre d’une organisation universelle où s’intègrent toutes les structures particulières 4. On peut donc dire que les Formes sont « présentes dans » l’Être universel 5, qu’elles sont « enveloppées © » en lui, qu’elles en sont les « parties ? », De même dans l’ordre de la connaissance qui est parallèle à l’ordre de la réalité, connaître le Bien, c’est connaître « l’essence tout entière $ », avec toutes ses « parties », mais c’est également dépasser les Formes pour

saisir le « principe anhypothétique » et « suffisant 1», c’est délaisser les mesures relatives, pour comprendre cet absolu qu'est « la juste mesure », ou encore « l'exactitude en soi®». La relation entre le Bien et les Formes éternelles est fondée en être et soustraite au temps. Mais sous cette réserve, on peut

la figurer par l’image d’une source dont le trop-plein déborde en un fleuve, à la fois distinct de son origine dont il s’éloigne 1. Rép., VII, 518 6, 532 €.

2. Sobh., 248 €.

a. Cf. À. Diès, Autour de Platon, t. II, p. 560. 4. Cf. P. Lachièze-Rey, loc. cit., p. 80. 5. Soph., 249 a 1. 6. Tim., 30 c-d.

7. Rép., VE, 485 6.

8. Rép., 485 b 1-2; cf. Lettre VIT, 344 à 2-3. og. Rép, VI, 511 6. 10. Phéd., 101 e

1.

1r. Polit., 283 c-284 d.

LA

CONNAISSANCE

DES

FORMES

a

et identique, goutte par goutte, au jaillissement d’où il dérive

et procède.

3. La connaissance des Formes

« Celui qui s’est appliqué à l’amour du savoir et aux pensées

vraies et qui a exercé avant tout cette partie de lui-même,

obtiendra, j'imagine, de toute nécessité, des pensées immor-

telles et divines, s’il parvient à prendre contact avec la vérité

et, dans la mesure

où l’humaine

nature

peut participer à

l’immortalité, il en sera comblé; (car) sans cesse, il rend un culte à la divinité 1, » Tout savant étudie des parties de l’Être sans, pour cela, faire œuvre de croyant. — Or si la dialectique ne se confond pas avec les autres sciences, c’est parce que celles-ci n’envisagent

que des parties de l’Être, et elles sont « obscures ?» parce que, ignorant l’Être, elles n’en sauraient même pas connaître clairement les parties $, Comme elles, la dialectique part d’abord à la recherche d’une Forme particulière, mais elle n’en peut jamais achever l'étude si, auparavant, elle n’atteint la Forme

du Bien, afin de comprendre comment, à l’Être universel, se rattache cette lorme d’être dont elle a entrepris la définition.

Car tout procède du Bien, et rien ne peut être connu, si ce n’est

par la dialectique qui, s’élevant jusqu’au « princive de tout # », puis redescendant aux Formes particulières, refait, dans l’ordre de la connaissance, le mouvement intemporel de la proces-

sion. — D'autre part, la dialectique n’est pas une opération conduite selon des règles « scientifiques » à l’intérieur d’une parenthèse qui serait affectée, du dehors, de quelque signe à valeur religieuse. Il est impossible de distinguer dans le dialecticien le savant et le croyant; les Formes, les Valeurs dont il fait son Ciude ne lui permettent à aucun instant de rester « neutre ». Et cela ne signifie pas exactement se décider pour le bien contre le mal, pour la « droite » contre la « gauche 5 »,

pour la morale conire la licence. Presque tous les Dialogues, il est vrai, traitent ou soulèvent des problèmes éthiques; mais 1. Zim., go & fin-c.

2. Réb., VII, 533 d 6; Leitie VIT, 342 64,00. 3. Mén., 79 b sgg. 4. Rép., VI, st1 8.

5. Cf. Phèdre, 265 € 5qq.

42

LA

RELIGION

DE

PLATON

ces problèmes ne peuvent jamais recevoir de solution du seul fait qu’il nous plaise d’être des hommes de bien plutôt que

des méchants. Rien ne peut jamais dépendre de nous, et c’est

pour cela que la dialectique est une science, non morale, mais religieuse et qu’elle est la science de l’Etre. La morale, dans le platonisme, n’est jamais un fait primitif, elle est dérivée,

dans la mesure où l’Être précède l’exigence et où la connaissance entraîne la volonté et l’acte. Quand nous nous décidons

pour le Bien et pour les Valeurs, l’essentiel n’est m1 la décision ni nous-mêmes, mais uniquement la réalité des Formes qui s'impose à nous et qui emprunte nos paroles pour se proclamer.

Le succès de l'enquête dialectique est lié à l'effacement progressif de la personne des interlocuteurs. Telle thèse, a-t-elle été soutenue par Homère ou par Gorgias 1? — Peu importe; examinons-la

en elle-même,

sans nous laisser éblouir par le

prestige de son auteur. Au sommet dialectique d’une recherche, Socrate exige : « Il ne faut plus nous préoccuper du tout ni de toi, ni de moi, ni de Gorgias, ni de Philèbe, mais seulement

rendre un témoignage solennel sur la foi du raisonnement *. » La remarque la plus profonde de l’Euthydème, faut-il en faire honneur à Ctésippe, à Clinias, à Socrate? Ne füt-elle pas

« prononcée » plutôt par « un des dieux présents » à l’entre-

tien 3? Peu importe lequel des interlocuteurs se fait l'interprète de la vérité qui toujours leur est envoyée par un dieu. L'enquête dialectique est entrecoupée d’invocations solennelles et de prières où ce serait pure paresse de voir des fioritures

littéraires puisque, au moindre examen attentif, on s'aperçoit qu’elles se placent à des moments de désarroi ou d’indécision

où une assistance divine devient nécessaire. Nous ne pouvons pas ici entrer plus avant dans l’étude de la démarche dialectique. Par son entrelacement d’exigences et d'arguments, elle semble mêler constamment la raison et

la foi. Dans directement

chaque

et «en

affirmation

soi»

la

essentielle,

Forme

sur

nous

laquelle

saisissons

elle

porte;

dans le raisonnement, nous parcourons les voies de la proces-

sion, reliant telle Forme

à telle autre,

Bien.

1. Hipp. Min,, 965 c fin-d; Mén., 71 d.

2. Phil, 59 b fin. 3. Euthyd., 200 e sq.

puis

telle Forme

au

LA

CONNAISSANCE

DES

43

FORMES

La connaissance du Bien, de « l’objet le plus haut de la connais-

sance 1», devrait, semble-t-il, renoncer à la dialectique combi-

natoire ©, et n’avoir recours qu’à l'intuition. La dialectique, qui est essentiellement dialogue, s'élève à travers les Formes jusqu’au Bien, puis en redescend. Schématiquement, la connais. sance du Bien est une vision qui se place entre deux discours. Comment concevoir cette vision?

« Initiation parfaite », elle est parfois décrite dans le langage des mystères d’Éleusis #, de ces mystères dont Platon a

dénoncé ailleurs l’influence subversive $. C’est, ici comme souvent, une « transposition », pour employer l’expression connue de Mgr Diës. La connaissance graduelle des Formes, puis du

Bien, que le Banquet décrit comme une imitiation mystique peut s’exposer ailleurs d’un point de vue méthodologique ? ou politique 5. L'idée que l’âme prend contact avec la réalité (idée qui

s'épanouit

dans

l’image

d’une

hiérogamie

l Être

avec

suprême *) est appliquée, sans valeur mystique, à la connaissance des Formes en général $. Est également rapportée à l’intellection de toutes les Formes ? la métaphore de la vision. En particulier, la « vision synoptique » du Phèdre correspond, dans

les Dialogues, à la Définition, c’est-à-dire à un niveau où l’on est encore loin du Bien. De toutes les Formes, il peut y avoir

vision, c’est-à-dire saisie immédiate de l’en-soi, et non mise en

rapport. Chaque fois que l’interlocuteur admet une essentielle (expressément dispensée de toute preuve, « argument»), il y a vision, prise de contact avec la encore que le dialogue écrit soit obligé de la traduire

exigence de tout réalité, en for-

1. Réb., VI, 505 a (cf. Banquet, 211 c). Le sens de mathéma est en tout cas fixé négativement par Aristote, fret 15 (voir plus loin p. 93, n. 1; cf. aussi F, M. Cornford, Plato and Parmenides, London, 1939, p. 132 et tbid., n. 2). 2. P. 99; cf. Soph., 253 b-e.

3. Cf. P.-M. Schubhl, Essais sur la Formation de la Pensée grecque, Paris, 1934, p. 205; Platon et l'Art de son Temps, Paris, 1933, p. 43. 4. P. Boyancé a montré que dans les charlatans orphiques de Rép., IT, 964 b-c, sont visés les initiateurs d’Éleusis, Le Culte des Muses,

Paris,

1937,

p.21 sgq. et Platon et les Cathartes arphiques (Rev. des Et. Gr., 1942, LV, pp. 217-

235).

5. Lettre VIT, 342 b 5qg. 6. Rép., VII, 522 € sgg. 7. Banquet, 212 a.

8. Réb., VI, 490 b; Phéd., 79 d.

9. Phèdre, 247 d sqq.

10. P. ex, Soph., 265 d; Phil., 29 c fin; Tim., 20 a,

44

LA RELIGION DE PLATON

mules, de la conceptualiser, si l’on préfère. L’intuition éclaire et soutient la dialectique à tous ses niveaux.

Toute Forme peut donc faire l’objet d’une vision aussi bien que d’un raisonnement. Il en est de même du Bien. Il est appréhendé par une vision, longue à venir À, et qui ne s’obtient qu’ « à peine * ». Une vision qui doit être suivie, aussitôt, dans l’ordre de la connaissance par un raisonnement, dans l’ordre

de l’action par une imitation *, D’autre part, et malgré l’impossibilité d'inclure l’Être absolu dans une définition, Platon réclame expressément, dans des termes qui rappellent la

méthode

de la dialectique combinatoire 4, de « circonscrire,

par une définition, la Forme du Bien, en la détachant de

toutes les autres Formes ». Or, cela, semble-t-il, n’est pas l'office d’une vision extatique, mais d’une science rigoureuse, puisque

la Forme du Bien ainsi « définie », il faudra la « prouver contre toutes les objections * ». Aucun dialogue ne tente la connaissance du Bien. Tous ne s'y aventurent qu’autant et aussi loin qu’ils en ont besoin pour

connaître telle Forme particulière. Ils y réussissent en parvenant au « principe anhypothétique $ » lequel n’est, sans doute, jamais défini dans tout son « éclat ? », mais « suffisamment $ », cependant, pour achever l’étude de la Forme particulière qui, seule, faisait l’objet de l’enquête. Le Bien illumine toute

Sn

PRES

Ne

recherche dialectique; il n’est visé, directement, par aucune , Leitre VII, 34x c-d, 344. b. Rép., VII 517 fin. Rép., loc. cit., 6 13 VI, 511 D; Banquet, 212 a. P. 43, n. 2.

Rép, VIL, 534 b fin; c. — Voir Les Dial. de PI., $ 4 et passim.

Rép, VE, 511 b 6-7. C£. Soph., 254 a 9. Phéd., 101 e 1; Polit., 284 d 3.

. On sait que la tradition ultérieure devait distinguer trais voies pour

wo

parvenir à la connaissance de Dieu et qu’elle en faisait souvent honneur à Platon (p.ex. Albinos, Épitomé, X, 4-6, éd. P. Louis, pp. 59-61). Ici, comme ailleurs, il semble que le platonisme ait trouvé chez Platon une inspiration plus qu’une doctrine. Ainsi : l’analogie qui, appliquée à Dieu, ne peut jamais aboutir à un paradigme parfait, produit une connaissance tout à fait insuffisante et doit, dès le départ, s'appuyer sur la foi (cf. Le Parad. dans la Dial.

pl, en part. $ 8, n. 20; $ 30); l’exfase ne peut être trouvée dans les Dialogues que par une interprétation littérale de l’image de [a vision; or, l’ensemble des Dialogues (qui visent toujours à la solution d’un problème précis; une même section de la Ligne (Rép.} comprend la connaissance des Formes et du Bien) s'oppose à cette interprétation; sur la transformation grâce à

LA CONNAISSANCE DES FORMES

45

Allons même plus loin. Les Formes, sous l’action du Bien,

sont constituées en un ensemble

cohérent.

Faute de décrire le

Bien en soi, pourquoi, si vraiment il était ce métaphysicien impénitent qu'on dit parfois, Platon n’a-t-l jamais donné un enseignement ferme sur ce système? — De fait, chaque dialogue

doit découvrir à nouveau, pour son compte, des fragments de

ce système, sans pouvoir aucunement bénéficier des fragments

ni, en particulier, des dichotomies, établis par les Dialogues

précédents. Et encore, pas plus que le Bien, ce système des

Formes

n’est recherché d'emblée.

Mais il se trouve, au cours

de l’enquête, que pour définir telle Forme particulière, il faut

débrouiller les fils qui, à travers le système, la rattachent au Bien. S'installer au cœur de l’Être pour en déduire le système

exhaustif et fixé ne verietur des Formes qui en procèdent, c’est, selon qu’on préfère, de la démesure ou de la scolastique; c'est,

‘eh tout cas, et cela depuis Xénocrate, l’abandon du platonisme.

Ajoutons aussitôt que, si Platon n’a jamais entrepris de fixer les relations entre les Formes dans un ensemble cohérent et immuable,

il ne cesse un instant de croire à la réalité de ce

système. Mais la connaissance, pour nous, n’en est jamais achevée; c’est « perpétuellement » que le philosophe applique

ses raisonnements à la « Forme de l’Être!». Et cela nous

laquelle seul Je Bien (qui « est l’idée suprême; mais il est encore une idée ») a pu donner naissance au mysticisme plotinien, voir le chapitre VIII de La Philosophie de Plotin de M. E. Bréhicer; enfin, la négation, si on laisse de

côté le Parménide qui se prête difficilement à une exploitation doctrinale, a pu être rattachée récemment à un texte du Banguet (A.-T. Festugière, Contempl., etc., 229 5gg.); maïs est-il sûr que ce passage veuille soustraire le Beau à toute « science » et à toute « définition » ? Îl se borne, nous semblet-il, à mettre en garde contre la tentative de ceux qui, tels les « raffinés »

de Rép., VI, 505 & 7-8, « s’imaginent » (Banquet, 211 a 6) le Bien suprême sous forme de science ou d'intelligence, tentative, d’ailleurs, qui est condamnée dès les dialogues dits « socratiques » (cf. Les Dial, de PI., $$ 38-39); de

fait, la République demande expressément de « définir » (et ajoute : « par la définition »; VII, 534 6 9) le Bien. Il est particulièrement instructif,

pour les origines de la théologie de l’aphairésis, de comparer Rép, VII,

534 b 9 avec Polit., 258 c 4-5 : la définition qui « sépare » l’Idée du Bien « de toutes les autres » idées devra sans doute, comme la méthode de définition décrite dans le Politique, procéder par mise en rapbort (cf. Le Parad.

dans la Dial. fl., 8 23-24). Ce n’est certes pas une définition du Bien « en soi »; aussi est-elle toujours à refaire, car elle vaut par l'effort qui l’a fait naître, bien plus que par la formule à laquelle elle aboutit. 1. Soph., 254 a 8-10.

46

LA RELIGION

DE PLATON

donne la mesure de la connaissance du Bien. On n’a pas assez

pris garde

que l'initiation parfaite décrite par Diotime

est

expressément rapportée à l’avenir; elle se présente comme une annonce, comme une promesse. La connaïssance parfaite, « le but en vue duquel » nous conduisons toutes nos recherches,

le Phédon! en place l’accomplissement dans l’au-delà. Seule, l'âme séparée du corps et délivrée des servitudes de la Caverne connaîtra, verra les Formes face à face. Le philosophe devra assumer ces servitudes et, pas plus qu’il ne lui est permis d’anticiper, par la mort volontaire, sa délivrance, pas plus il ne devra anticiper ni croire advenue l'initiation parfaite. C'est peut-être

pour cela que le platonisme est une méthode plutôt qu'une doctrine ou, plus exactement, la recherche inlassable d’une

doctrine que l’on croit et sait fondée immuablement sur la réalité,

mais

qui

nous

est toujours « proposée » plutôt

que

« donnée » et qu’il ne nous appartient pas de fixer. C’est ainsi que chaque dialogue achevé parvient au « principe suffisant », et pourtant la « mesure » des entretiens dialectiques est « la vie entière 2 ». L’ascension vers le Bien et la vision qui la couronne sont « suffisantes », dans chaque

cas, pour nous faire

résoudre le problème particulier, d'ordre théorique ou pratique, d’où nous sommes partis. Mais elles ne sont jamais « suffsantes » en soi, et n’ont pas besoin de l’être, parce que, dans

aucune redescente, nous ne sommes obligés de résoudre fous les problèmes possibles. Tandis que le Démiurge embrasse, dans une seule vision parfaite, le Bien et le système des Formes,

et crée, par un acte unique et total, l’ensemble de l'Univers

visible, nous sommes astreints, après d’imparfaites visions sans

cesse renouvelées, à des redescentes partielles et qu’il nous faut

répéter constamment.

Ni la vision de Dieu ni la théologie 3 ne sont à la disposition,

1. quer 2. 3.

Phéd., 67 b 8-0, texte exactement parallèle à Banquet, 210 € 5-6. Remaraussi l'idée d’« espérance » dans Rép, 517 B6 (49663, cf. Phéd., 11468). Rép., V, 450 b fin. Sur Lois, X, cf. p. 117 sg. — Dans Rép. II, la théologia (379 4) est

cette partie de la mythologia pottique (ibid, 382 d'1) qui représente les dieux

les héros, (380 c 7, 383 a, 386 a 1), les autres ont pour objet les démons, c, 383 a), les habitants de l'Hadès (III, 392 a). Les deux modèles (370 a, 380 seules qui inspireront la fhéologia, sont dérivés de deux exigences (auxquelies théologia, on pourrait attribuer un caractère « théologique », non à cette singule même épurée, des poètes) qu’on peut résumer ainsi : Dieu {noter

essenlier) est bon et immuable (379 b, 381 b-c). Ce sant là des « exigences

LA

CONNAISSANCE

DES

47

FORMES

ou même à la portée de l’homme. Plus particulièrement, l’uti-

lisation du mythe n'implique jamais, chez Platon, une intention théologique,

au sens où l’on a pu appeler la théologie

« la négation de la religion », parce que « distinguer entre le symbole

et la signification

du symbole,

c'est, par définition,

dépasser la religion. et condamner Ia religion comme une confusion de la pensée :». Enfin, pour trouver dans les Dialogues telles preuves de l'existence de Dieu, il fallait vouloir

les y trouver. De fait, il s’agit toujours d’exigences essentielles, admises, non prouvées. Le Timée, par exemple, ne prouve pas

Dieu par les causes finales, en conclusion de ses recherches sur

l'Univers; il admet d'emblée les « causes divines » comme un

principe à l’aide duquel il entreprend ces recherches ?, Ces exigences, où il ne faut pas voir des assertions théologiques, ne sont ni prouvées ni recherchées en dernier lieu : acceptées d'avance par l’homme de bonne nature ct de bonne volonté, elles sont des points de départ. tielles », des assomptions faites, non pour dogmatiser,

les poètes. Elles reviennent dans le Timée (29 e « découvrir l'auteur et le père de cet Univers, quand on l’a découvert, il est impossible de le trad. Rivaud). Le texte sur le Bien est beaucoup

mais pour diriger

1, 42 e 5-6), et pourtant c’est un grand exploit, et divulguer à tous» (28 c, plus explicite (509 c 8-10)

et atteint même une ferveur que la plaisanterie de Glaucon rappelle aussitôt à Pordre {509 c déb.) parce qu’elle ne convient pas au ton de la conversa-

tion et, surtout, parce qu'elle confère au discours un sérieux et une valeur

qui seuls reviennent à l’objet, toujours imparfaitement atteint, visé par le discours (comp. VII, 536 a-c avec le commentaire et la référence à Phèdre,

276 e, de E. Chambry); et cependant Socrate se défend expressément de parler du « Bien en soi» (506 d-e).

Du reste, l'essentiel est de voir l’esprit des textes, après quoi les questions de terminologie importent peu. Aussi M. W. Jacger a pu intituler un de ses ouvrages : The Theology of the Early Greek Philosothers (Oxford, 1948), en ayant soin de préciser : « Ît goes without saying that the terms ‘ God ?”, € the Divine ”, and ‘ theology * must not be understood here in their later

Christian but in the Greek sense. The history of the philosophical theology of the Greeks is the history of their rational approach to the nature of rea-

lity itself in its successive phases » (p. v).

[C£f. notre étude sur Theologia, in Questions flatoniciennes, pp. 141 sgg.] 1. R. G. Collingwood., Speculum Mentis, Oxford, 1924, p. 149. 2. Tim., 68 e sq.; cf. 29 4.

48

LA RELIGION DE PLATON

II. —

LA

PROCESSION

1. Causalité des Formes

Les Formes sont les causes de la génération et de la corrup-

tion l. L'Être

est la cause

cette causalité des Formes?

du

Devenir.

Comment

concevoir

Comme « formelle », avant tout, et si c’est là une réponse « naïve », c’est aussi, de beaucoup, la plus « sûre ©». Nous pouvons, d’abord, l’imaginer comme l’action de la Forme du

Lit sur le menuisier, fabriquant un lit concret. Tout entier

tourné vers la Forme qu’il devra « imprimer $ » à la matière,

l'artisan n’est l’auteur ni de cette Forme ni même de la copie

qu'il en trace. Son habileté personnelle semble inventer, combiner, ruser avec les obstacles de la matière 4; elle est entièrement

au service du Modèle et déterminée par les exigences du Lit intelligible. Une fois décidée la fabrication de tel Lit, pas plus qu'il n’a dépendu du menuisier d’en imaginer la Forme, il ne dépend de lui de limiter d’une façon plutôt que d’une autre. Semblable à un interprète, il ne commande ni à son texte ni

à sa traduction; à supposer, bien entendu, qu'il traduise « fidè-

lement ». Mais il dépend de lui de traduire ou de ne pas tra-

duire; la volonté de la Forme réclame une obéissance fidèle à l’artisan qui veut l’imiter, elle ne le contraint pas à vouloir imiter,

Choisissons donc un autre exemple. Pourquoi Socrate préfère-t-il la mort à l’évasion ? — Négliger ici la causalité formelle

au profit de la causalité « physique » et alléguer comme cause

la constitution physiologique de Socrate, ses muscles et ses os, serait « par trop absurde » : « Il y à beau temps, j'imagine, que ces muscles ét ces os seraient du côté de Mégare ou de

la Béotie, transportés par l’opinion du meilleur, si mon opinion 1. P. 18, n. 2.

2. Phéd., 100 d 3-4, 8.

3. Crat., 389 c 1. Lo 4. CF. Palit., 294-299. Sur cet aspect inventif et créateur de l'imitation,

voir Le Parad. dans la théorie plat. de l'Action, $ 10 (Rev. Et. Gr., LVTIL, 1945, 141-142). [Réimpr. in Questions platoniciennes, pp. 79 5qg.]

LA MATIÈRE

49

n’avait pas été qu’il était plus juste et plus beau, plutôt que de fuir et de m’évader, de me soumettre au jugement de la

Cité, quel qu’il fût L » — Si donc Socrate demeure en prison, c’est qu’il le veut bien. Ou encore : parce qu'il estime que

cela vaut mieux. Exactement : parce que le Bien le veut ainsi. Socrate n’est pas menuisier. Connaissant la Forme, il n’est pas,

comme

l'artisan, libre de l’imiter ou de faire autre chose.

Impossible de connaître la Forme du Bien sans limiter ?; et

cette impossibilité est une causalité contraignante. Il ne faut même pas attribuer la « soumission au jugement » à la haute moralité de Socrate. Socrate n’y est proprement pour rien,

Son attitude est peut-être de l’obéissance à l’égard de la Cité, parce qu'il est possible de désobéir aux lois. Mais, à l’égard du Bien, elle est sujétion absolue et exclut tout choix 5.

C’est ainsi que les Formes agissent sur nos œuvres et sur nos actes, et c’est à une action analogue qu’il faut rapporter

la genèse de l’Univers visible.

2, La Matière

L'action du Bien sur l’âme de Socrate est irrésistible. Mais il n’en faut pas moins cette âme, pour qu’elle puisse se manifester, pour qu'elle puisse agir. Il faut également « ces muscles et ces os », pour que Socrate puisse les obliger à rester sur place; il faut Athènes et la prison, pour y demeurer, et même il faut Mégare et la Béotie, pour n’y point aller. Il faut le procës et le jugement, il faut, en un mot, la situation concrète

où se trouve Socrate. S’ajoutant à la causalité du Bien, situation concrète est, en un sens, plus importante que de Socrate pour expliquer la décision de Socrate. Il est tiel au Bien d'étre et d’être intelligible, il est essentiel à du philosophe de connaître l’intelligible et de l’imiter

cette l’âme essenl’âme par le

savoir qu'elic engendre à son contact. #; mais pour que cette imitation aille jusqu’à l’action et jusqu’à telle action précise,

1] faut qu'il y ait matière à action, une situation et des matériaux où puisse s'inscrire l’imutation. Si nous parcourons le 1. Phéd., 99 a.

2. Réb., VI, 500 c 6-7.

3. Cf. Crit., 54 d 4-5. 4. Rép., VI, 490 6.

50

LA

RELIGION

DE

PLATON

processus qui du Bien en soi passe au Bien connu pour aboutir au Bien imité, il est clair que la rupture se place avant le troisième stade. Il reste toujours vrai de dire que l’imitation est commandée, est causéc par la Forme; Socrate n’est pas libre de se soustraire à la volonté d’en haut. Maïs cette volonté ne le pousse à prolonger la connaissance en action que parce

qu’elle trouve, pour l’accueillir, un réceptacle. L'existence de la matière, d’un « Autre » que les Formes est impliquée tant par les actes humains que par l’Univers. L’Artisan divin ne crée pas ex nihilo; il se borne à « prendre cette masse visible, exernpte

de tout repos, se mouvant

sans

mesure et sans ordre, pour la conduire du désordre à l’ordre; car il avait estimé que l’ordre vaut beaucoup mieux 1 ». Si les Formes seules existaient, il n’y aurait eu ni Démiurge ni Uni-

vers visible, de même que Socrate, s’il était resté âme non incarnée ou s’il avait vécu « loin de sa patrie *», se serait contenté de philosopher, sans jamais songer à l’action.

Le Dualisme chez Platon 3 est constant, du Phédon au Timée À. On pourrait essayer de le réduire 5 et, en effet, loin d’être une

« substance primordiale », la matière platonicienne est nonêtre, n’ayant, avant de subir l’action des Formes, aucune qua-

lité propre; son rôle se réduit à fournir un « emplacement » aux choses qui naissent et, avant même d’être prise en main par le Démiurge, elle reçoit l’influence ordonnatrice des Formes. Platon amenuise à l'extrême la consistance de la matière et sa coopération à l’œuvre des Formes; peut-être eût-il été logique

d'aller jusqu’au bout et de traduire la suprématie des Formes sur la Matière par une dérivation de celle-ci par rapport à celles-là. Mais il ne semble pas que Platon ait voulu tirer cette conséquence: selon lui, la domination des Formes n’est pas absolue: la Nécessité ne se laisse pas persuader entièrement 7, 1. Jim., 30 a. | | 2. Cf. Rép., VI, 496 b. manichéens, les et gnostiques les Platon, chez 3. Cf. S. Pétrement, Le Dualisme Paris, 1947. 4. Voir le commentaire de F. M. Cornford, Plato*s Cosmology, London, 1

°37



Voir l’article de M. M. Gueroult, Le X® livre des Lois et la physique

platonicienne (Rev. des Ét. Gr., XXXVIL,

=

1924, pp. 27-78).

6. Tim., 49 a; 53 c 5q4. 7. Tim., 4B a; cf. Cornford, loc. cit., pp. 163 sgg-

LA

51

MATIÈRE

L'Univers visible n’est qu’une « image À », et jamais la copie

n’égale son modèle. Pourquoi alors créer des imitations dont

la bonté est dérivée et, mesurée

à l’éclat du Modèle,

défec-

tueuse? — Parce que, précisément, l’imitation n'est pas créée,

mais imposée à la Matière. Ge n’est pas la perfection du Modèle, c’est le désordre de la Matière qui en profite. C’est

Matière que l’ordre « vaut mieux».

L'Univers

pour la

visible n’est

pas en état de chute, pour s’être détaché, coupablement, d’une perfection originelle; il n’était, primitivement, que désordre

infini. Pas davantage l'Être absolu ne crée une matière pour

s'y mirer, pour peupler sa solitude, pour avoir un « Autre »

ou des autres, à qui faire partager,

à l’état dégradé, sa per-

fection. Dieu n’est pas cause de tout ce qui arrive ?, Mais la résistance, jamais entièrement réduite, que la « cause errante » oppose à l’action divine, ne limite pas, selon Platon, la souve-

raineté de Dieu. Le non-être de la matière désordonnée est en dehors de Dieu

ou, selon l’expression

du

7Zimée, Dieu

« absent % ». L’Être n’est donc pas tout-puissant,

en est

en ce sens

qu’il n’est pas assez fort pour résorber en lui le non-être. Plutôt : c’est le Devenir qui ne peut le recevoir entièrement #, La

« puissance » de Dieu est posée essentiellement dans son être

et sa perfection 5, et ne se traduit que secondairement par le rayonnement et la procession. La cause errante n'entre pas, comme un élément irréductible, dans un plan divin de création; elle ne constitue pas davantage la condition nécessaire d’une création que Dieu aurait imaginée,

librement, comme

« Ja meïlleure possible ». Plutôt donc que d'interpréter, à grandpeine, l’« Ordonnateur » de l’Univers comme un créateur toutpuissant 6, il faut insister sur son action purement ordonnatrice. 1. Tim., 29 b 1-2. 2. Rép., II, 379 c.

3. Tim, 53 b 3. 4. Polit., 269 d fin-e, cf. Rép., III, 403 d 4-5; les restrictions apportées à la perfection de l’activité démiurgique (p. ex. Tim., 30 a 2, 46c8,53b5) doivent toujours s'entendre à partir de la Matière. 5. Comp. Rép., II, 379 « fin-c, Banquet, 203 a 2, Théét., 196 a 4-7, Tim., 41 € 1-3. — La toute-puissance est un attribut dangereusement équivoque et ne prend quelque valeur qu’à partir du Bien {Gorg., 466 b sgq.); voir aussi Brunschvicg, Progrès de la conscience, E, p. 30. Solmsen souligne

avec

raison que le Démiurge agit par persuasion, non par force (PL’s Theology, p- 112).

6. Taylor et, dans un sens idéaliste, Archer-Hind. — Voir aussi, outre

52

LA

Comment

RELIGION

DE

PLATON

la matière ferait-elle partie de la création divine,

puisqu'elle en est (pour transposer en récit ce qui est internporel) la cause occasicnuelle, et qu’elle n’est même pas « cause

matérielle » (ce qui présupposerait un dessein et un plän; or le Dieu de Platon ne crée pas avec la matière; c'est parce qu'il rencontre la matière qu’il l’ordonne). Dans la mesure où l’on peut parler de la « création ! » d’une copie, il faut dire que Dieu -ne crée pas la matière; c’est pour le bien de la matière qu’il crée.

3. Le Démiurge et l’ Ame Il faut l’âme de Socrate, pour que le Bien soit connu et imité. Il faut l'artisan pour que la Forme du Lit soit imposée aux matériaux. Il faut, pour que l’Univers naiïsse, une âme ou un artisan. Le mythe {qui seul peut se hasarder à décrire le Devenir *), rapportant la naissance du Monde tantôt à une Ame, tantôt au Démiurge %, entend toujours la même cause, mise au service des Formes. Cette cause est loin d’être négli-

geable. Cependant, elle ne se glisse pas, comme un troisième terme, entre le dualisme

: Formes — Matière. Du Phédon au

Timée “, le Devenir est produit par la « cause » et par « ce sans

quoi la cause ne serait pas cause Ÿ », par la Forme et par la Matière. L’Arme ou l’Artisan « se rangent », dans cet engagement, « du côté » des Formes et les « soutiennent f » si fidèle-

ment qu’ils s’en distinguent à peine; un peu comme le généreux principe colérique de notre âme est si « naturellement ? » soumis à la raison, contre le principe passionnel, que l’on peut, le commentaire apologie, Mind,

de Cornford (cf. Taylor, The « Polytheism » of Plaio : an 1938, XLVII, pp. 180-199, et la réponse de Carnford,

sous le même titre, ibid., pp. 321-330), E. Gilson, L'Esprit de la Philosophie

médiévale’, Paris, 1944, en part., pp. 46-17, 68-69 et, pour un parallèle : « Platonisme et christianisme », R. Schacrer, Dieu, ! Homme et ia Vie d'après Platon, Neuchâtel, 1944, pp. 171 599. 1. Soph., 219 b 13 265 b 1. 2. Tim., 2941. 3. Lois, X; Timée. 4. Phéd., 99 b déb.; Tim., 48 e sqq., 50 c-d. 5. Phéd., 99 b déb.

6. CE. Rép., IV, 440 b 3: 441 @ 3. 7. Réb., IV, 4at a 3.

LE

DÉMIURGE

ET

L'AME

53

en parlant sommairement, réduire la tripartition de l’âme à une dualité essentielle 1. Cette alliance naturelle va parfois jusqu’à une identité foncière. L'Artisan divin façonne l'Univers à la ressemblance du

Modèle ©, Mais, ailleurs, il apparaît comme le « père *» de l'Univers et veut que « les choses naïssent le plus semblables {

possible à lui-même 5 ». Par sa fonction de modèle et de père,

il semble s'identifier aux Formes f. Le Modèle intelligible d’après lequel le Démiurge façonne

l'Univers est appelé le « Vivant absolu 7 ». Or la vie suppose le mouvement. Vie et mouvement sont donc compris dans

J' « Être universel ». Mais vie et mouvement supposent une

source commune : l’âme. Elle aussi doit être attribuée à l’Être

universel $.

L'Ame, selon l’avis unanime des anciens *, donne au vivant

1. Rép., X, 602 c s5gg.; cf. Questions blatoniciennes, pp. 43 sq.

2. Tim., 30 €. a. Tim., 28 c 4, 97 € 735 Polit., 273 b 1-0.

4. Pour une critique de ce double aspect, voir M.

B. Foster, Christian

theology and modern science of nature, Mind, 1935, XLIV, p. 444. — Il faut prendre garde que la métaphore du père présente deux significations : appliquée

à la Forme

ou

au

Démiurge,

elle note

la causalité

formelle,

exercée par le modèle sur la matière; appliquée à l’esprit connaissant (Banquet, 212 a; Rép., VI, 490 à), elle marque la transparence de l’âme à

Pégard des Formes : l'âme, au contact du réel, engendre la connaissance et l’action « conformes ». 5. Tim., 29€. 6. Tim., 50 c-d 3.

7. Tim., 31 b 2. C’est une question ouverte de savoir si ce modèle comprend seulement les quatre espèces de « vivants intelligibles » (ainsi Cornford, loc. cit, pp. 40-41), ou s’il comprend le système entier des Formes organisé par le Bien. Les deux interprétations peuvent s’appuyer sur les textes et, sans doute n’en faut-il sacrifier aucune.

Relatant

la genèse

de l'Univers,

Platon peut se contenter d'inscrire dans le Modèle les quatre Formes dont i se propose l'étude. Mais cet Univers embrasse l’ensemble du Devenir et constitue la scène où vont se jouer les reflets de toutes les Formes quelles

qu'elles soient. Le modèle,

quadruplement

précisé pour les besoins

de

l'exposition, est en même temps « le plus beau des êtres intelligibles (30 d

2-3), où encore « le Dieu {?) intelligible » (fin), « le plus beau des êtres intelligibles et parfait en tout » (30 d), et il nous paraît difficile de ne pas l'identifier au Bien en même temps qu’à l’ensemble des Formes qui en procèdent. Cf. aussi 37 « 6 où le Monde est dit : « image née des dieux éternels » (et où il faut maintenir le texte et sonsens obvie, c’est-à-dire les Formes;

cf, À. Rivaud, À. £. G., XLII, 1929, p. 466). 8. Soph., 249 a-6. 9. Aristote, De anima, À, 2, 403 b 24-27.

LA

54

RELIGION

DE

PLATON

qu’elle anime le mouvement et la sensation. Il n’y a là, peutêtre, qu’un simple fait d'expérience (les êtres que nous appelons vivants possèdent la faculté de se mouvoir et celle de sentir ou de réfléchir), sans que le lien entre ces deux facultés soit saisi comme nécessaire. En tout cas, l’âme ne peut exercer ses fonctions que par rapport à un objet qu’elle perçoit ou connaît et, semble-t-il, par rapport à un corps qu’elle meut.

Imaginons une âme qui soit pure intelligence. N’ayant pas de

corps à mouvoir, elle serait encore, elle-même, en mouvement,

en ceci seul qu’elle exercerait son intelligence. L'intelligence agit sur l’objet 1, se meut vers ou autour de l’objet, mais d’un

mouvement si parfaitement ordonné qu’en sa mouvance même,

il reproduit la stabilité de l’objet 2. Supposons maintenant cette âme intelligente en rapport avec un corps. Elle lui imprimera son mouvement propre ou, si l’on veut, elle prolongera le mou-

vement de connaître en mouvement d’agir. C’est qui est « le principe du mouvement 5 », qu'elle même ou qu'elle ébranle un corps; mais c’est qui détermine et dirige le mouvement initial et

toujours l’âme se meuve ellel'objet connu le mouvement

prolongé. Et sans doute tout mouvement n’est-il pas intelligent

ni dirigé. Mais au regard de l’âme soumise à l’objet (or l'Ame

cosmique n’en dévie jamais 4) il faut dire que, pas plus que l'intelligence ne se conçoit sans mouvement, pas plus le mouvement ne se passe d'intelligence.

Les Formes sont intelligibles. Le Bien leur communique la

vérité et la faculté d’être connues 5. L'âme est, comme les l'ormes, invisible, intelligible, divine $. On peut dire : avec

Objet est posé le Sujet 7. N’espérons pas dépasser cette for-

mule, vague à souhait et qui, d’ailleurs, ne se trouve pas chez

Platon. Le Phédon ne va pas jusqu’à l'identité entière entre l'âme et les Formes, et la République 8 semble soustraire la solu-

SUPTRYS

RE

tion rigoureuse de cette question à nos moyens d'investigation. Soph., 246 d sq.

Lois, X, 898 a; cf. Tim., 29 b sq.

Phèdre, 245 € sqq. Lois, X, 898 c. Rép., VI, 508 e.

. Phéd., 80 b.

—.

|

Cf. A. Diès, Autour de Platon, t. II, pp- 561 sgg.; G. Rodier, Ét. de Phil.

gr P« 144 8. Rép., X, 611 e sq.

LA

BONTÉ

55

DIVINE

Et, comme le prolongement d’une philosophie par les épigones ne constitue pas toujours un progrès, il sera plus sage de cons-

tater que Platon « tend », selon l’expression du R. P. Festugière À, à voir dans l’âme une Forme, qu’il y tend même très

‘Consciemment, mais qu’à vouloir donner à cette tendance un

äboutissement autre qu’en foi et en espérance, on risque de

dépasser Ja doctrine platonicienne, de la forcer et même de la trahir. Les hypostases plotiniennes aussi dépassent, en leur précision excessive, la pensée de Platon. Mais elles rendent compte

de la hiérarchie : Un, Intelligence, Ame.

Platon dit bien :

« L'intelligence ne peut devenir présente à aucune

chose, si

elle est séparée de l’âme ?. » Or, cette formule, qui rappelle le « devenir présent» des Formes dans les sensibles, ne semble pas exclure que l'intelligence puisse exister en soi et par rapport seulement à son objet. C’est dans un autre sens, semble-t-il,

que l'âme, solidaire de la vie et de l’intelligence, est attribuée à l’Être universel 5, et dans un autre sens que l’âme est chargée du soin « de ce qui est dépourvu d'âme % ». C’est ainsi que la formation du Monde est confiée tantôt à un Démiurge qui est essentiellement Intelligence, jusqu’à s'identifier au Modèle qu’il

contemple, et qui crée souverainement l’Ame du Monde, tantôt à une Ame qui exécute le mouvement de l'intelligence, parce qu’elle se meut conformément au Modèle. On pourrait dire que intelligence est l'âme tournée vers l'objet, et que

l'âme est l'intelligence tournée vers la matière. Encore faut-il

savoir ce que cela signifie.

4. La Bonté divine

Les divinités astrales sont peut-être pure invention « des philosophes et des savants ». Cependant l’auteur des Lois rap-

porte à elles L’« administration 5 » de l’Univers et tient l’astro-

nomie pour le fondement le plus solide de la piété 5. Comment 1. À.-]. Festugière, Contemplation et Vie contemplative selon

1936, P. 114. 2. Tim., 30 b.

3. P.53, 0. 8; cf. Le Parad. dans la Dial. plat., $ 24, n. 13.

4. Phèdre, 246 b. 5. Lois, X, 899 a.

6. Lois, XII, 967 a sgg.

Platon, Paris,

56

LA RELIGION

DE PLATON

s'effectue cette « administration »? — En ceci seul que les âmes astrales impriment à leurs corps brillants des mouvements exactement conformes aux réalités divines qu’elles contemplent1. — Le Soleil fut créé par le Démiurge pour servir de mesure au temps et pour aider à reproduire, dans le Devenir, L’ « image

mobile » de l’Éternité 2. Mais cependant, le Soleil donne aux

objets visibles non seulement la faculté d’être vus, mais encore

« la naissance, l’accroissement et la nourriture Ÿ ».

La sollicitude dont témoignent à notre égard les divinités astrales n’est pas essentiellement pour nous. L’unique fonction

des astres consiste à obéir aux Formes, à reproduire par leur

révolution,

les mouvements Mais,

que

leur intelligence

en cela même,

a décrits

autour

des Formes.

ils organisent

et

comme

une bienveillance ni, à plus forte raison, comme une

encore,

l’idée de bienveillance est secondaire

administrent l'Univers. Pareillement, la « Bonté », exempte d’envie 4, du Démiurge ne doit pas être interprétée d’emblée

effusion d'amour. C’est la bonté d’un bon ouvrier, on pourrait dire: le goût de l’ouvrage bien fait. Mais il se trouve que ce travail profite à la matière qui en est l’objet et à l'Univers qui en est le résultat. Tout bon ouvrier a toujours en vue le bien de ce qu’il fabrique ou de ce qu’il soigne 5. Mais en cela : le médecin se

propose le bien du malade, mais ce n’est pas nécessairement par amour qu’il soigne le malade. Le bien de l’objet traité découle des exigences de l’art, ce n’est pas lui qui les inspire ni, nécessairement, savant,

c’est

qui fait agir l’artisan.

sa science

seule,

quand

même

Ce qui définit le elle ne

trouve-

rait jamais à s’employer 5. Or, il se trouve que la science du

Démiurge matière.

trouve

où s’employer,

parce

qu’elle rencontre la

D'autre part, toute réalisation est inférieure à le science ?;

l’action

du Démiurge

n’égale pas son savoir. Or, la connais-

sance n’est pas en vue de l’action, pas plus que l'existence

n’est en vue de la genèse 8. Ce n’est pas afin de pouvoir admi1. 2. 3. 4. 5.

Phèdre, 246 d sgg. Tim., 98€. Rép., VI, 509 b. Timn., 20e. ép., I, 342 €.

6. Polit., 259 a sgg.

7- Rép, V, 473 a.

8. Phil., 54 bc.

LA BONTÉ

57

DIVINE

nistrer la Cité idéale que les dialecticiens connaîïtront le paradigme céleste; mais, le connaissant, ils l’imiteront,

I] ne faut

donc pas dire que le Démiurge, que l’Intelligence divine porte

ses regards sur le Modèle intelligible, à seule fin de pouvoir limprimer à la matière. Il ne faut même pas dire que le

Modèle existe, tel un plan de création, afin d’être exécuté. Le

Modèle existe en soi, il est Être qui se suffit, comme le Bien

se suffit. L'intelligence qui connaît le Bien, qui connaît le Modèle, se suffit dans sa connaissance. Et déjà à ces niveaux

s’affirme la bonté divine : l’Être est bon, et l'intelligence de

« l’Être est bonne. Pourquoi l'intelligence connaissante se fait-elle démiurgique ?



Platon a posé le problème et il répond

: « Parce que le

Démiurge était bon. et qu’il a voulu que toutes choses naquissent le plus possible semblables à lui *. » Le même argument explique pourquoi, au sommet, PÊtre se livre à l’Intelligence et, à un niveau inférieur, pourquoi les révolutions astrales administrent l'Univers. À tous les paliers du réel, nous retrou-



vons cette bonté qui est fondée en être et qui, originellement, n'implique aucune nuance affective ©. La bonté démiurgique est essentiellement la bonté, déjà dérivée, de l’Intelligence procédant du Bien, mais qui, rencontrant la Matière, prolonge la diffusion du Bien.

Le problème du Mal. — Cette rencontre est de tout temps,

Le mythe du Politique la transpose dans le récit des alternances

cosmiques : l'Univers est tantôt gouverné, tantôt abandonné par Dieu. Le mythe, selon l’opinion généralement admise, projette dans une succession la rencontre intemporelle de l’Intelligence et de la Matière. Si Dieu « abandonne » l'Univers, ce n’est ni faute de « bonne volonté », ni caprice, ni recul devant

quelque force antagoniste; c’est parce que l'Univers « participe au corps » et, pour cela, « ne saurait être entièrement exempt

de changement % ». Ni création ni abandon ne sont des décisions qui s’inscriraient dans le temps. De tout temps, l’une

procède de l’Être, l’autre dérive de la Matière. La puissance 1. Tim., 29 +.

2. Chez saint Thomas également, « la bonté... n’est pas la bénignité, qualité du ‘ cœur ”, c’est la perfection identique à l’être, la bonté ontologique » (P. Rousselot, L’Intellectualisme de saint Thomas’, Paris, MCMXXIV,

P- 27 D- 2).

3. Polit,, 260 d fin.

58

LA RELICION

DE

PLATON

de Dieu est à la mesure de son être. Ge n’est pas Dieu qui est impuissant à transformer pleinement à son image le Devenir;

c’est le Devenir qui ne peut recevoir L’Être entièrement 1,

« Tout ce qui naît est sujet à la corruption * », la Cité idéale, les plantes, les animaux. Le Même et l'Autre se traduisent, dans le monde sublunaire, par les alternances de génération

et de corruption, mais ils coexistent et s’harmonisent dans le

monde céleste. Les mouvements réguliers des corps astraux, encore qu'ils soient mouvements, témoignent que, dans cette région, l’Intelligence réussit sans cesse et sans rupture à per-

suader la Nécessité. Participant, eux aussi, au corps, les astres

sont, en droit, corruptibles.

Cependant,

ils ne seront jamais

dissous, parce que la « volonté » divine soutient leur immor-

talité. Ici non plus, cette volonté n’est le bon plaisir ni d’un tyran ni même d’un bienfaiteur. Dieu est bon; et « vouloir

dissoudre ce qui est parfaitement harmonisé et bien fait, cela

n'appartient qu’au méchant % ». Or, Dieu ne peut ni être ni vouloir être méchant, Sa bonté (ou sa volonté, c’est tout un),

ici encore, est rayonnement de l’Être.

« La Matière non plus n’est pas méchante. » Elle est« absence

de Dieu » et elle est ignorance de Dieu. Comment s’opposerait-

elle à ce qu’elle ignore? Toutefois, rencontrant sans cesse la

persuasion de l’Intelligence, cette ignorance,

en un sens, est

sans cesse informée. Mais il semble que ce soit au niveau de

l’homme seulement que l'ignorance persistante et qui ne peut

jamais exciper de son inconscience devient faute et, dès lors, s'appelle oubli. C’est par l'oubli que s’altère la Gité idéale, que les âmes se condamnent à l’incarnation, que l'Univers du mythe s’achemine vers L’ « océan de dissemblance 4». Mais dans l’ordre cosmique, pas plus qu’on ne saurait

admettre « je ne sais quel couple de dieux à volontés oppa-

sées 5 », pas plus il ne faut mettre en face de l'Intelligence, du Démiurge, de l'Ame du Monde, une Âme mauvaise, On a

remarqué avec raison que, lorsque les Lois admettent initialement

une

âme

bonne

et une mauvaise,

pour conclure

1. Cf. p- 51.

2, Rép., VIIL 546 a 2. 3. Tim., 41 a-b.

4. Rép., VIII, 546 a sgg.; Phèdre, 248 c 7; Polit., 293 b 2, € 7. 5. Polit., 269 € g-270 a 1.

que

LA

BONTÉ

59

DIVINE

seule la première gouverne le Monde”, il n'y a là qu’une hypothèse, éliminée aussitôt du seul fait que cette âme mau-

vaise reste sans emploi. On peut ajouter que le mouvement de pensée est exactement le même lorsque le Timée se demande

si le Démiurge a porté ses regards sur le Modèle intelligible ou sur le modèle visible. Ce second modèle est une pure fiction,

rejetée aussitôt comme impie ?. Elle est, surtout, en contradic-

tion avec tout le platonisme : du moment que l’on pose un bon artisan, il est clair qu’il ne peut prendre pour modèle

que la Forme intelligible 5. De même, admettre à l'échelle cosmique une Âme mauvaise est impie 4 et en contradiction avec la primauté de l'Intelligence. Ajoutons

que

si, selon

certains

textes,

les objets

sensibles

participent à deux Formes opposées 5, la mauvaise qualité d’une chose ne provient jamais de ce que l’objet participe simultanément au bien et au mal, mais de ce que, « partici-

pant au corps », il ne saurait qu’imparfaitement participer au

Bien. Il n’y a pas de Formes « ridicules 6» ni, à plus forte raison, mauvaises. Il peut y avoir des choses qui, à certains d’entre nous, semblent « tout à fait sans valeur ? », comme

la

boue. Mais le potier 5 s’inscrira en faux contre cet exemple,

et toute Forme, qu’elle soit celle de la boue ou celle du che-

veu ?, dérive, avec sa structure propre, sa valeur du Bien.

La Procession. — Pour qui envisage le Bien en soi et le Deve-

nir brut, l’Être s’oppose au non-être. Pour qui considère le

Bien en soi et toute autre chose, le cheveu et [a boue, l’homme et son âme, l'Univers et les étoiles, les vertus et les sciences, le Même s’oppose à l'Autre. Mais il n’est rien qui n'ait, du

D OU

ATERG

NE

seul fait d’exister, rapport à l’Être, rien qui ne doive, pour surgir ou pour subsister, se rattacher à l’Être. Procession 1 qui, Lois, X, 896 e sgg. Tim., 29 a 4, à comp. avec Lois, X, 898 c 6-8.

Rép., X, 596 b, 598 a.

Lois, X, 808 c; Phil., 98 e.

Phéd., 102 b-c; Parm., 129 a. Parm., 130 © 7; Soph., 227 a-b. Parm., 130 c 7-8.

. Théël., 147 a. Parm., 130 c.

. 10. Les Dialogues n'enseignent pas explicitement une théorie de la pro- cession, telle qu’on la trouve chez Plotin. Appliqué à la pensée platonicienne, ce concept a valeur explicative plutôt que doctrinale. Il permet de

6o

LA

RELIGION

DE

PLATON

dans les mondes intelligible et supralunaire, est de tout temps et qui, en decà, est confiée partiellement aux âmes humaines

qui coopèrent avec Dieu à la « victoire de la vertu 1». Mais nous pensons qu’il faut résister, ici comme ailleurs ?, à la tentation de prêter à Platon un système rigoureux où doive se fixer et se durcir cette procession. En particulier, et sans pouvoir discuter ici le problème de l’authenticité du dialogue #, il nous paraît difficile de voir une doctrine platonicienne dans la hiérarchie des êtres divins établie par l’auteur de l’Epinomis À, On ne saurait même pas trouver, chez Platon, une affirmation

précise qui identifie Dieu au Bien. Cette identification a été contestée par certains critiques avec des arguments peu convain-

cants et qui souvent reposent sur des malentendus où des partis

pris. Renouvier 5, dès 1844, l’a soutenue comme une chose allant de soi et qu’il ne prenait même pas la peine de prouver. Depuis, les travaux de Mgr Diès f, du KR. P. Festugière ?, de M. Moreau 8, de M. Jaeger *, l'ont renforcée (tout en l’interprétant dans des sens différents) et nous avons cru pouvoir la supposer tout au long de notre exposé. Une seule réserve nous paraît nécessaire. Le texte qui, à lui seul, suffit à garantir cette identification, oppose Dieu comme le Créateur des Formes aux artisans mortels, maïs sans

comprendre le moins mal possible les rapports entre le Bien, les Formes,

l’Intelligence, le Démiurge, l’Ame ct les âmes, l'Univers et les corps astraux,

et pourquoi Platon peut qualifier tous ces êtres de divins. Dans un sens plus précis, nous entendons par procession, non seulement le processus intemporel

en vertu duquel les êtres sortent de l'Être, mais le changement

d'aspect

que subissent certaines valeurs, ainsi la bonté ontologique qui, à notre égard,

devient

bienveillance,

l’Immutabilité

qui

devient Justice

incorruptible

(p. 115), l'exigence des mouvements réguliers qui, pour l'âme bumaune, se traduit par tous les impératifs concrets de la vie politique et morale (p. 69).

1. Lois, X, 904 b.

2. P. 45. 3. Signalons

que

Pauthenticité

de

l'Epinomis

défendue

| par plusieurs

savants, en particulier le R, P. des Places, vient d'être soutenue aussi par le R. P. Festugière, dans des conférences données à Oxford, en 1947.

4. 984 d-985 &.

5. Manuel de Phil. ancienne, 11, p. 8r. 6. Autour de Platon, II, pp. 523 599.

|

7. L'Idéal religieux des Grecs et l'Évangile, pp. 172 sqg.; Contemplation et Pie contemplative selon Platon.

8. La Construction de l Idéalisme platonicien, p. 477; L'Ame du Monde de Platon

aux Stofciens, $ 20.

9. Paideia, Ii, pp. 285-288.

LA

BONTÉ

Gt

DIVINE

l’assimiler expressément au Bien 1. Le Bien prend ici les traits d’un Créateur et de Dieu,

parce que le contexte,

raison avec les artisans et les peintres, l'exige.

la compa-

C’est là une

affabulation, une image, non une assertion théologique. Pudeur

métaphysique

qui évite de préciser et de dogmatiser tout ce

qui touche à l’Etre suprême, en même temps, sans doute, que souci de ne pas favoriser l’anthropomorphisme de la religion

traditionnelle.

Et, de ce point de vue, l’article de V.

Bro-

chard ?, cependant hostile à Péquation : Bien = Dieu, contient

une idée incontestablement juste. Sauf dans les Lois,

parle plus volontiers du « divin» que de « Dieu».

Platon

En face

de ceux qui ne s'élèvent pas facilement au-dessus des divinités

homériques, il affirme que les dieux dépendent du divin 3, C’est seulement en vertu de la procession que le Bien se précise dans des hypostases ou des aspects, et se laisse préciser par des affirmations ou des images qui jamais ne lui conviennent

en sa plénitude. Et il faut ajouter que, originellement et essentiellement, la conception personnaliste de Dieu, que ce soit

celle de saint Thomas ou celle de Renouvier #, ne peut pas

s'appliquer au Bien 5. 1. Rép., X, 597 6 sgq.

|

2. Études de Phil. ancienne et de Phil. mod., Paris, 1926, pp. 95 5qg. 3. Phèdre, 249 6; cf. L. Robin, ad. loc.

4. Le Personnalisme, Paris, 1926, pp. 15 5. P. E. More (The Religion of Plato, l’idée du Dieu personnel chez Platon, incompatible avec « l'identification de

5gg. Princeton, 1928), qui tient fort à note que cette interprétation est Dieu avec les Idées» (p. 119),

laquelle obligerait aussi à rejeter la croyance à l’immortalité personnelle

(p. 122; voir cependant plus loin chap. IL, v). En réalité, il ne s’agit pas, pour Platon, d'opter entre le Bien ct le Démiurge, puisque ces deux exi-

gences se situent sur deux plans différents, la première se projetant sur un

plan inférieur. Renouvier l’a bien vu, qui reproche précisément à Platon de n’avoir pas su les concilier : « Le Père des Idées n'était toujours qu’une

idée. La théologie exotérique de Platon, la démiurgie, le polythéisme de son Timée ne rejoignaient pas sa métaphysique, ou du moins elles ne la

rejoignaient que de la manière dont les idées des hommes se rapportaient selon lui aux idées en soi, dont il les disait être des imitations, des participations, en termes symboliques, des ombres » (Les Dilemmes de la Métaphysique,

D. 24); la critique de Brunschvicg va dans le même sens (p. ex. Le Pragrès de la Conscience, 1. I, p. 44, L'Actualité des Problèmes platoniciens, Hermann, Paris, 1937, p. 20, Héritage de Mots, Héritage d’Idées, p. 58), et l'on trouvera

des remarques analogues dans Gernet-Boulanger, Le Génie grec dans la Religron (p. 389 :« Il y a là, au sens propre du mot, une duplicité admirable. »).

Comme l'enfant, le philosophe veut toujours « les deux » (Sopk., 249 d), et cette comparaison prend, ici, une signification presque littérale : le culte

62

LA

RELIGION

DE

PLATON

officiel, l’incantation par la musique ou par le mythe s'adressent à L’« enfant

en nous » (cf. Phéd., 77 ç 5), et cet enfant, même dans l'âme du philosophe,

ne grandit guère. « La théorie des fêtes religieuses » conçoit le culte comme le prolongement de l'éducation donnée aux enfants (voir P. Bovancé, Le Culte des Muses, 22 partie, chap. IT}. M. R. Schaerer écrit : « Plutôt douze dieux vivants qu’un seul dieu mort, plutôt le polythéisme que le rationalisme en matière religieuse, semble avoir pensé l’auteur des Dialogues » (Dieu, l'Homme et la Vie d’après Platon, p. 175). Cf. J. B. Skemp, The Theory of

Motion in Platos later Dialogues, Cambridge, 1942, pp. 108-115 et surtout P.-M. Schuhl, in Rev. Archéol,, 1948 (Mél. Ch, Picard).

CHAPITRE

NH

L'HOMME

I. —

LE

VIVANT

MORTEL

L'homme est un vivant mortel, composé d’un corps et d'une âme 1. Il est d’autres vivants, mortels ou immortels, composés d’un corps et d’une âme. Aux corps célestes, principalement constitués de la substance

parignée, sont indissolublement 2 liées des âmes immortelles,

Aitement harmonisées en leurs éléments et consubstantielles à l’'Ame du Monde. « Méditant toujours en elles-mêmes les mêmes pensées relatives aux mêmes objets 3», les âmes astrales conforment les mouvements de leur intelligence à la réalité stable des Formes. Elles impriment à leurs corps dociles le mouvement qui, dans l’ordre visible, transcrit le plus fidèle-

ment le mouvement de l'intelligence : la rotation axiale 4. Il

est vrai que, participant au corps et ne pouvant donc « être

entièrement exemptes de changement

», les divinités astrales

ont reçu d’autres mouvements, moins parfaits. Mais l’Ame du

Monde coordonne les différentes révolutions et en compose un

ensemble d’une harmonie achevée. Le corps et l’âme de chaque astre se joignent dans une unité parfaite ©. L’âme, bien qu’elle 1. Phèdre, 246 c. 2. Tim., 41 a-b.

3. Tim., 40 b. 4. Ibid. — Comford (p. 119) observe avec raison que ce privilège est accordé également aux planètes. 5. Cf. Polit., 260 d fin. 6. Tim., 41 b 3.

64

LA RELIGION DE PLATON

soit composée, ne tend jamais à la discorde ni à la dissolution. Dans ce qui correspond, chez l’âme astrale, aux deux parties

inférieures de l’âme humaine, à peine peut-on distinguer Fun

de l’autre le principe colérique et le principe passionnel : une

ardeur sans réserves à exécuter les exigences des Formes, traduites par le principe rationnel, et un désir sans défaillances

de se porter dans la direction que la raison prescrit. Obéissant à la moindre pression du cocher, l’attelage divin comprend

deux coursiers indistinctement « bons ? ». En sorte que, tout composés

qu'ils sont, les astres, corps

et âme,

observent la

plus grande fidélité possible à l'égard des Formes.

A l’autre bout de l'échelle, il y a les plantes et les bêtes. Leurs corps, périssables, sont animés d’une âme mortelle. On peut distinguer deux parties dans l’âme animale : la partie irascible et la partie passionnelle. Les plantes ne vivent que

par cette dernière : « elles ont des sensations agréables et douloureuses, accompagnées de désirs ? ». A vrai dire, ces deux parties, « l’une par nature meilleure, l’autre pire $ », ne sont bien discernables que chez l’homme où elles sont même localement distinctes : « la partie de l’âme qui participe à l’ardeur

guerrière et qui désire la victoire » a pour siège le cœur où elle pourra, à travers l” « isthme du cou », recevoir les comman-

dements de la raison et, « de concert avec elle, contenir par la force la race des désirs », troisième partie de l’âme et logée dans

le bas-ventre 4

Chez

les animaux,

l’absence de raiïson

fait que ces deux parties sont aussi difficiles à discerner qu’elles

le sont chez les astres où la prédominance de la raison les confond dans une égale obéissance. La distinction entre une

partie « meilleure » et une autre, « pire », n’a de sens que par rapport aux ordres de la raison. L’intelligence seule doit diri-

ger

la vie des

vivants;

nul

ordre,

nulle

beauté

ne peuvent

naître sans elle. Chez les animaux, l’absence d'intelligence est interprétée comme un défaut; selon la doctrine de la

métempsycose, ce sont les corps d’animaux qui reçoivent les âmes d’hommes déchus, et le Timée ébauche une théorie évolutionniste à rebours où les animaux se rangent d’après leur 1. 2. 3. 4.

Phèdre, 246 b t. Tim., 77 b. Tim. 69e. Tim., 70 4.

LE

VIVANT

MORTEL

65

plus ou moins grande « stupidité !». Mais Platon à médité

Ja vie heureuse du troupeau gouverné jusque dans les moindres

détails par la science souveraine du berger *, par une raison

étrangère, mais qui procure aux bêtes le plus grand bonheur #

dont elles soient capables. Entre l’astre et l’animal vit l’homme. Il a un corps mortel,

un corps précaire dont les éléments sont pris aux dépens du

corps de l’Univers auquel ils devront être restitués un jour #.

T1 a l’âme mortelle des animaux,

mais liée au corps de telle

sorte qu’elle puisse obéir aux commandements de l’âme immor-

telle que l’homme partage avec les astres, encore que, chez lui,

elle soit d’une facture moins parfaite. Tout ce qui est mortel

dans l'homme a été créé par les divinités astrales, afin de rece-

voir l'âme immortelle qui, elle, est sortie des mains du Démiurge.

Chaque âme, originellement attachée à un astre et associée à

sa vision des Formes, devra dans sa condition terrestre restau-

rer, autant qu'il est possible, son état primitif. Elle devra imiter les révolutions de l'Univers et régler ses mouvements

sur les mouvements célestes, lesquels, à leur tour, imitent l’être

pur des Formes. Mais cette liaison d’une âme immortelle à une âme et un corps mortels sera pour l’homme une source de troubles et de difficultés que n’éprouvent pas les autres vivants. Portant tout ensemble en lui, par son intelligence, la volonté des Formes et, par ses éléments mortels, la volonté de animal, il devra

régler celle-ci sur celle-là et, sans trêve, l’astre et l’animal en

lui seront en conflit.

Toute l'existence des âmes humaines va se dérouler dans l'Univers qui s’étend du ciel étoilé jusqu’aux profondeurs des mers. Logée primitivement dans un astre, l’âme est tombée dans un corps mortel. Selon qu’elle imite ou néglige « les pen-

sées du Tout et ses révolutions circulaires 5 », selon qu’elle

« vit bien ou mal f », elle ira rejoindre son séjour céleste ou,

condamnée

à se réincarner,

elle devra,

selon son degré de

pr

méchanceté, animer un corps de femme, d'oiseau, de quadruTim., 91 d sgq.

pe

Polit., Rép., Tim., Tim.,

271 d'sq.; cf. Lois, IV, 713 c-d. 1, 345 d déb. 43 0 1. 90 e-d.

Tim., 42 b.

66

LA

RELIGION

DE

PLATON

pède, de reptile, de poisson « et c’est aïnsi que jadis et mainte-

nant encore tous les êtres vivants se transmuent les uns dans les autres, montant ou descendant selon qu’ils perdent ou

gagnent en intelligence ou en stupidité 1 ». II. —

L’Ame

ET

LE

Corps

L’homme est un vivant mortel composé d’un corps et d’une

âme. Cette formule reste vraie dans le domaine des sciences obscures, biologie et cosmologie. Elle fixe la place de l’homme dans l’économie de l'Univers visible et dans le cadre des vivants qui composent cet Univers. Mais ce vivant mortel renferme une âme immortelle, une âme qui à vécu et qui vivrasans corps, une âme dont l’origine est supraterrestre et dont la vocation l’oriente vers une destinée divine. Il nous faut donc modifier notre définition et, à présent, nous disons que l’homme,

c’est l’âme seule.

« L’être réel et réellement immortel que nous sommes s’appelle âme ?. » Et cette âme n’est pas quelque souffle spirituel,

quelque principe impersonnel que la métaphysique nous fait survivre; c’est nous-mêmes qui survivons à ce qu’on appelle

mort et qui est, au vrai, la séparation de l’âme d’avec le corps *.

«

Il ne

faut

donc

jamais

ruiner

sa

maison

dans

l’idée

que cette masse de chair qu’on ensevelit soit notre parent “. »

Ïl ne faut même pas dire que c’est l’âme de Socrate qui survit; c’est Socrate lui-mémc,

et de toute sa conscience il se révolte

ce qui est proprement

nous-mêmes,

contre Criton qui se lamente à la pensée de 4 voir mourir et qui demande comment l’ensevelir$. L'âme immortelle, c'est ce qui nous permet de

dire : moi, ce qui constitue notre personnalité et nous fait

appeler de notre nom f. Et ce n’est pas seulement du moi que

l’âme est le lieu permanent et la substance impérissable, c'est

de l’homme même, au point que l’âme immortelle, jusque dans

À Lo DOI

ND

4

. Tim., 92 c. . Lois, XIT, 959 à. . Phéd., 64 c. . Lois, XII, 959 c.

. Phéd., 115 ce. . Alcib. 1,190 c-13re.

L’'AME

ET

LE

67

CORPS

sa condition terrestre doit être considérée comme |’ « homme

intérieur 2», c’est-à-dire comme l’homme par excellence. « Le corps est une image qui accompagne chacun de nous, et

l’on dit avec raison que les cadavres sont des simulacres

des

morts . » Toute image est déficiente par rapport au modèle.

“Mais c'est du modèle cependant que lui vient sa valeur déri-

vée; les Formes-modèles visibles qui les reflètent.

informent

et façonnent

les objets

Il se peut alors que l’image atteigne une certaine perfection, et « si, chez un homme, un beau caractère de l'âme se rencontre avec un extérieur dont les traits s’accordent et conviennent à ce caractère, parce qu’ils participent du même modèle, n'est-ce pas le plus beau spectacle pour qui peut le

voir»?

injonctions

Mais

cela est rare. La

de l'esprit. Aussi,

matière

reste rebelle aux

aimer un homme,

c’est aimer

son âme, et « si une âme équilibrée se trouve dans un corps de peu d’éclat, il lui [à l'amant] suffira d'aimer cette âme *», qui n’est pas solidaire des défauts du corps. Une âme belle peut

résider dans un corps grotesque, comme des figurines

divines

peuvent être enveloppées dans un extérieur de silène $. Peutêtre la laideur légendaire de son maître a-t-elle amené Platon

à douter de la bonté de tout ce qui nous paraît beau et à

libérer la divinité des images taillées où l’avaient attachée poètes et sculpteurs, fondant la valeur sur l'apparence f.

Le corps est proposé à l’âme comme une matière qu'elle

devra

sans

cesse façonner

à sa propre

ressemblance,

après

qu'elle-même aura imité les Formes. L’âme à pour office de faire pénétrer les lois immuables de l’harmonie, qui règnent

sans contestation dans le monde céleste, en elle-même et dans

le corps. Par la gymnastique et par la danse ”, elle fait imiter au corps les celles mœurs et les beaux caractères qu’elle-même

a obtenus en imitant les Formes. D’où l'obligation « de ne jarnais mouvoir l’âme sans le corps, ni le corps sans l’âme », « si l’on veut être appelé à bon droit à la fois beau et bon, 1. Rép., IX, 589 a sgg.

2. 3. 4. 5. 6.

Lois, XII, 959 6. Rép., II, 402 d; cf, Tim., 87 d fin. Banquet, 210 6. Banquet, 215 a-b. Cf. Hipp. Maj., 294 a sqq.

7. Rép., TTL, 403 c sgg.; Lois, IL, 655 4.

68

LA

RELIGION

DE

PLATON

au vrai sens de ces mots 1». Mais l’âme seule peut se confor-

mer entièrement à cet idéal et faire que le corps s’y conforme

lé moins mal possible. « Ce n’est pas le corps, si parfait soit-il, qui par sa vertu rend l’âme bonne; c’est l’âme bonne qui, par sa vertu, donne au corps toute la perfection dont il est capable2,»

Comme

modèle,

l’image la mieux venue risque de nous cacher le

de même

l’image corporelle risque de voiler l’âme

qu’elle imite, Les juges infernaux devront considérer l’âme nue , dépouillée de tout l’apparat corporel qui Pobscurcit plus qu’il ne l’exprime. Et c’est là une idée d’une vérité si profonde que même l’adversaire passionné des « contempteurs du corps » sera obligé de la redécouvrir pour son propre compte, quand il

parlera des « dieux souffrants et voïlés 4 ». Image imparfaite, le corps est surtout

l'instrument de l’ême.

Il l’est au sens où Aristote appellera l’esclave un instrument animé. L’âme commande au corps, et voilà encore une expérience immédiate qui montre que l’homme, c’est l'âme seule, de même qu'on ne définira pas le menuisier comme un vivant

composé

d’un corps animé et d’un marteau

: « Comment

le

moi qui commande serait-il identique au corps qui obéit 5. » C'est dans l’expérience du commandement spirituel, que nous

saisissons le mieux la nature autonome de l’âme, sa fonction

directrice et hégémonique , son essence divine ?. Et sans doute l’âme ne commande-t-elle pas toujours au corps, de même que le cocher ne parvient pas toujours à diriger sans écart les deux coursiers qui lui sont confiés. Mais c’est alors justement qu’elle a l’impression de céder #, d’abdiquer sa volonté et sa fonction

natives, et sa défaillance même témoigne encore de son pou-

voir originel. Il est loisible

à l’âme

de s’emporter

contre cette « chose

mauvaise » avec laquelle elle est « pétrie ° », contre cette prison où elle est enfermée comme Phuître dans sa coquille 1°. 1. Tim., 88 b-c.

2. Rép., III, 403 d.

3. 4. 5. 6.

Gorg., 523 c-d. Nictzsche, Zaratk., trad. H. Albert, p. 95. Alcib. I, 130 b. Rép., I, 353 d; Phéd., 80 a; Phil., 28 d sgg.

7. Phéd., loc. cit.

8. Rép., IV, 430 e, 441 a-b.

9. Phéd., 66 à.

10. Phèdre, 250 &.

69

L'AME ET LE CORPS

Elle se passerait bien du corps, comme les Formes se passent

de la matière. Mais pour l’instant, l’âme n'est pas désincarnée

et se voit alors obligée d’user de cette entrave comme d’un instrument « sans lequel ? » elle ne peut rien ni, surtout, rien

de ce qu’elle désire : connaître les Formes et les imiter 3,

Tout se résume donc à rendre cet instrument le plus par-

fait possible par des exercices quotidiens. Et la tâche pour laquelle l’âme sollicite la coopération du corps s'exprime dans deux formules, rigoureusement équivalentes : l’âme doit prendre soin d'elle-même ? et : l'âme est chargée de ce qui est dépourvu

|

d’âme #.

Nous avons vu comment, dans la procession de |’ Être 5, les âmes astrales, pour avoir contemplé les Formes, impriment

des mouvements réguliers aux corps célestes et comment, en

cela même,

elles « gouvernent » l’Univers

soin». Le mouvement

et en « prennent

cognitif détermine infailliblement les

révolutions visibles, lesquelles garantissent toute vie organique f,

Mais pour l’âme humaine, même le mouvement initial, qui devrait se transmettre de proche en proche, se heurte à des obstacles. La connaissance des Formes qui devrait dicter à Pâme toute sa conduite ne se fait pas aisément. L’impératif commun à toutes les âmes prendra alors un sens anthropomorphique : par le « soin », par les mouvements convenables ? qu’il lui faut donner à elle-même et au corps, l’âme devra « s'améliorer À ». Et ce soin se manifestera dans toutes les situations concrètes de l'existence terrestre; il implique, par déri-

vation, toutes les normes qui régissent la connaissance et l’action, de la musique à la dialectique, de la morale individuelle

à la politique. L'exercice effectif du pouvoir n’ajoute rien à la valeur du politique %, Au contraire, sachant qu’on ne gouverne jamais

selon la perfection de la science", le philosophe n’acceptera 1. Cf. Phéd., 99 b déb. 2. Théét., 184 b sgq.; Banquet, 212 a.

3 Apol,, 29 e 1-25 Phéd., 115 b 6; Lois, V, 526 a sgg.

4. Phèdre, 246 k.

5. P. 55 sgg.

6. Rép, VI, 500 b; cf. Lois, X, g00 d-003 c.

7- Tim., 88 b sgg.

8 . Afol., 29 € 1-2. Polit., 259 a-b.

9-

10. Rép, V, 473 a.

70

LA

RELIGION

DE

PLATON

le commandement qu’à regret. Mais enfin, puisqu'il doit gouverner, il agirait contre la loi !, s’il s’évadait de sa charge, il changerait sa science en injustice et en ignorance ? si, renonçant à la persuasion, il instituait un régime de contrainte et s’arrogeait un empire absolu sur le troupeau $. Et il sera sage,

plutôt que de heurter de front la résistance de la matière

sociale, en l’associant à son œuvre et, plutôt que de tuer ou de bannir les ignares qui lui disputent le gouvernement,

en

s’en faisant des alliés et des auxiliaires . — Telle est, analogi-

quement, la situation de l'âme incarnée par rapport au corps, à cela près que l’âme ne détient pas la science pure et, tout en gouvernant le corps, devra, jusqu’à la fin de son séjour sur terre, apprendre à le gouverner et à se gouverner elle-même.

Selon que l’âme se rêve désincarnée ou qu’elle assume sa

situation présente, ses rapports avec le corps seront hostiles ou

amicaux. Mais les deux attitudes ne diffèrent qu’en apparence, parce que l’évasion ne peut jamais être de longue durée et parce que l’association avec le corps risque à chaque instant de devenir trop intime, en sorte que l’âme, pour mieux diriger

son corps, doit sans cesse veiller à maintenir les distances. L'évasion temporaire lui ménage pour cela d’utiles solitudes

que les nécessités de la vie se chargent chaque fois d’interrompre. « L’ascétisme du Phédon» ne contredit en rien la

prescription du Timée de coordonner les mouvements du corps et ceux de l’âme.

Comme le politique que nous venons d'imaginer, l’âme peut doublement faillir à sa tâche. Elle peut « s'évader » du corps et, sans attendre que le Dieu dont elle est la propriété vienne

la délivrer, rompre ses chaînes, dans l’idée de retrouver ainsi le bonheur de la contemplation pure. Or, le suicide, « de

toutes les manières # », dans toutes les circonstances, est inter-

dit comme impie. Pas davantage, il n’est permis à l’âme d'éta1. Rép., VII, 519 d s5gq. 2. Lois, III, Ggr c. a. Polit., 3071 d.

4. Polit., 289 c-fin. 58. Phéd., 62 a 3. — Des passages comme

en IX, Lois, et b 408 Rép., IIT,

873 c constituent des excuses plutôt que des Justifications du suicide et, surtout, se situent sur le plan politique, non dialectique. Ce que vise principalement le texte du Phédon, c'est le suicide par nostalgie métaphysique, tel que le décrit Callimaque {Épigr., XXIIE, éd. Cahen; cf. Ovide, bts,

v. 491-492) de façon si poétique et si peu platonicienne.

CHATIMENTS

ET RÉCOMPENSES

71

blir un régime tyrannique sur le corps et, à coups de mortifications, de mourir au corps dans un suicide lent et subtil. Ce

qu’on peut appeler l” « ascèse » selon Platon cest véritablement

un exercice. Quand il recommande de « dessécher » plutôt que d’« arroser ! » la troisième partie de notre âme, ou d’« accorder le moins d’exercice possible à la vigueur des passions (pour le plaisir), en détournant vers d’autres parties du corps au moyen de travaux fatigants, ce qui l'exalte et la nourrit ? »,

Platon vise toujours au rétablissement d’un équilibre compromis par le corps et conseille, pour reprendre l’image du poli-

tique, une action de pacification, non d’extcrmination 5 pro-

gressive. Même notre comparaison initiale du corps avec un

esclave n’est pas exacte. Si le philosophe « estime peu * » les choses du corps, il n’éprouve pas, à l’égard du corps même, ce sentiment de « mépris » que voue à ses esclaves « un homme

bien élevé 5 ». Le corps se place au troisième rang des biens

que les dieux ont proposés à notre « estime © ».

Il reste que le corps n’occupe pas le premier rang.

L’âme

devra constamment affermir son gouvernement sur lui, de peur de tomber elle-même au rang d’esclave 7. Pour éviter de trop bien « soigner 8 » et aimer le corps, elle s’astreindra à prendre

d’abord soin d’elle-même. III. —

CHATIMENTS

ET

RÉCOMPENSES

Depuis les poèmes homériques, les Grecs n’ont cessé de méditer sur la Providence et sur la justice des dieux. Plutarque encore intitulera un de ses traités : « Sur les délais de la vindicte divine ?.» Parmi les solutions qu’on pouvait donner à ce problème, la croyance à un tribunal divin est peut-être la plus simple et la moins attaquable. Elle rétablit dans un avenir

poR uw x re

Rép., X, 606 4.

Lois, VIII, Bai a.

Cf. Lois, I, 627 e sq. Phéd., 64 d. + Rép., VIII, 549 a 2.

. Lois,

Y,

728

d.

PE

Phéd., 66 à 1. Ltd 8r b2. - Sur Ce traité voir, en dernier lieu, G. Sou

dence, etc. (Rev. des Ét. Gr.,t. LVIII,

1945, Pp-

,

robl,

ee

ême de La Provi

=

72

LA

RELIGION

DE

PLATON

incontrôlable l’équilibre si violemment dérangé sur terre entre ce que nous sommes et ce que nous subissons, et justifie la divimité, dans l’au-delà, de son apparente injustice immédiate, — D'autres réponses étaient possibles. L’innocent persécuté et le méchant en liesse ne présentent plus un spectacle révoltant,

si l’on admet la solidarité de la famille. L’idée de la faute ancestrale qui appelle un châtiment tardif sur un descendant, innocent mais solidaire et l’ancienne souillure, est une conception logique et acceptable. Elle distend le lien de causalité entre le crime et le châtiment, mais enfin le principe même de la causalité et, par 1à, de la justice, reste intact. Platon, d’accord

avec le droit de son temps, n’accepte plus la solidarité de la famille !, Mais, à défaut d’un ancêtre criminel, on peut imaginer un autre coupable. C’est ce que fait la doctrine de la métempsycose. Elle resserre même les liens entre le coupable et la personne expiante, en supposant leur identité foncière. Le principe de la justice, ici encore, est sauf. La conception du tribunal des morts aussi bien que celle de la métempsycose, autant qu’elles veulent sauver la justice divine, répondent à une vue pessimiste sur le monde. L’existence présente,

dans son déni de justice, est d’une absurdité

telle qu’elle ne peut prendre un sens que dans une nouvelle existence qui la complète et corrige. Le pessimisme est d’ailleurs un lieu commun chez les poètes et s'exprime, dans l'orphisme, par le sentiment d’une chute *, Un tel sentiment d’une faute métaphysique, on le chercherait en vain chez Platon %. De plus, malgré l’infériorité du monde sensible par rapport aux Formes, et en dépit de maints

propos désenchantés sur le hasard qui souvent dispose de nous #,

Platon n’accepte pas de considérer notre existence présente

comme un mal. Ce n’est pas qu’il soit moins pessimiste qu’Hésiode ou que Théognis; c’est parce qu’il l’est davantage.

Le pessimisme des anciens, là même où il désespérait de trou-

ver justice et bonheur sur terre, exaltait encore linstinct commun du bonheur 5 et mesurait nos infortunes d’après ce 1. Le droit criminel des Lois n’étend jamais le châtiment aux enfants du coupable (1X, 856 d n’y contredit pas). 2. Empédocle, fr. 118, 119. 3. Sur Phèdre, 248, voir plus loin, p. 83, n. 4. 4. Lois, IV, 709 a.

5. Cf. la théorie du suicide chez Schopenhauer (Le Monde, etc., & 69).

CHATIMENTS

ET RÉCOMPENSES

73

simulacre de bonheur que la vie nous propose sans cesse et ne

réalise jamais. Or Platon, pas plus qu'il ne peut voir un mal

dans une vie qui nous rend la propriété des dieux et qui nous

permet de cultiver la philosophie, ne peut se ranger au pessimisme commun. Ce serait accorder trop d’importance à des choses qui n’en méritent pas 1 Toutes les misères, toutes les

injustices qui ont fait le scandale de T'héognis et des tragiques sont, en vérité, choses indifférentes, au prix d’une existence menée dans le culte de la philosophie et de la vertu. Reéprenant donc les traditions du tribunal des enferset desréincarnations,

Platon s’en sert pour résoudre un problème radicalement diffé-

rent de celui auquel, primitivement, elles devaient répondre.

Le problème n’est plus de savoir comment la divinité assure une répartition équitable des biens et des maux entre les bons

et les méchants, mais comment acquérir le seul bien digne de

ce nom : la justice. Voilà la seule question qui préoccupe Platon; celle du bonheur s’en trouvera résolue par surcroît ?. Deux traditions décrivent le sort des méchants : métamorphose dégradante $ ou châtiment. Au lieu de réconcilier dans leur lettre ces traditions

divergentes,

il faut voir comment

Platon leur fait exprimer une même idée, celle qu’en faisant

du mal, l’âme se fait du mal à elle-même. La théorie

de la

peine exactement proportionnée au crime *, le symbolisme des conditions sociales $ ou des corps d’animaux ? correspondant aux degrés de déchéance morale traduisent en infortune ou en laideur visibles le mal que l’âme s’est fait à elle-même. L’âme n'obtient rien de nouveau, rien d’étranger, rien qu’elle n'ait voulu. C’est de son propre vouloir que l’âme, amoureuse du corps, erre autour des monuments funéraires jusqu’à ce qu'elle

soit de nouveau liée à un corps $. Les tyrans qui se réincarnent dans des corps de loups * ont le malheur de voir exaucé leur

désir du mal. C’est ce désir qui fait, à la fois, leur malheur et

Pop mp Es nn

Lois, VII, 803 b 59q.; Gorg., 512 €.

Rép., IV, 445 a-b; X, 612 a-613 e. Tim. 91 d'sqg.; Phéd., 81 e sqgg.; Lois, X, 904 c-d.

- Apol., 41 a; Gorg., 523 a sgg.; Rép., X, 615 a sgg. Rép., X, 615 a-b.

Phèdre, 248 d sqg. if. N. 3.

. Phéd., 81 de. . Phéd., 82 a.

74

LA

RELIGION

DE

PLATON

leur châtiment. Pas davantage, le châtiment proprement dit ne dépend de quelque dieu gendarme; il n’est même pas, comme chez Solon, l’effet inexorablement causé par la faute.

C’est au moment même où la faute est commise, qu’elle enlaidit, qu’elle détériore, qu’elle punit l'âme. Le tribunal des enfers ne décide pas, comme les juges mortels, de la culpabilité de l’âme. Avant même

de se présenter devant les inagis rats

divins, l’âme porte visiblement sur elle toutes les traces de la faute commise; le thème du Portrait de Dorian Gray suggère assez bien ce que Platon veut dire. Nul juge étranger, et dont

il serait toujours possible de contester la compétence, sinon le pouvoir, ne nous condamne; les Fils de Zeus ne font que rendre

un verdict que nous fümes les premiers à prononcer sur nous 4,

Si le crime est un mal, le châtiment est un bien. Il n’est

pas pire malheur pour le criminel que de rester attaché à 5on

crime et d’ « échapper au châtiment ? » salutaire; il ressem-

blerait au malade qui « craignant comme un enfant le traitement par le feu et le fer 3 » refuserait la guérison. Sans doute, Platon n'ignore pas les peines qui agissent par intüimidation.

Mais il les réserve aux malfaiteurs inguérissables qui, dans la Cité ou dans l’au-delà (et qui, dès lors, ne seront plus admises

à se réincarner) #, serviront d'exemples à des délinquants dont

le relèvement reste possible 5. Même

lorsqu'il décrit les sup-

plices infernaux avec un luxe de détails $ qui fait déjà songer

À l'imagination dantesque, Platon parle moins en législateur

qu'en moraliste qui s'adresse à des consciences obtuses. Il s’agit

moins de faire souffrir pour faire trembler que de faire trem-

bler pour prévenir et, surtout, pour exhorter. La punition se propose essentiellement l’amendement du coupable 7. Toute

faute est involontaire. L'âme s’y laisse aller, parce qu’elle ne comprend pas que la faute est un mal. Le châtiment isole le l'essence du crime de ses apparences attrayantes. Comme tribunal des enfers jugera l’âme nue, privée de l'assistance des

même titre que le 1. Lois, V, 728 a-t; XII, 944 der. — « L'enfer est, au Vie d'après exäaucement » (R. Schaerer, Dieu, l'Homme et la

paradis,

un

sou 1

Platon, Neuchâtel, 1944, p- 153)Gorg., 479 € 1-2.

Gerg., . Gore, Gorg., Rép.,

479 a 625 c; 525 c; X, 615

8 5gg. Phéd., 113 €; Rép., X, 615 © sqq. Rép., X, 619 d 55 Las, IK, 862 d-e. d-616 a.

Cf, Lois, 1X, 854 d fin.

CHATIMENTS

ET

75

RÉCOMPENSES

témoins complaisants, dépouillée du prestige (beauté du corps, richesse, noblesse) dont elle enveloppait, durant son séjour ter-

restre, sa laideur !, de même

se tiendra devant l’âme Ïa faute

toute nue, dépourvue d'agrément et de charme.

Le tribunal

est à peine un intermédiaire : il laisse Pâmé seule en face de

la faute seule *.

_

Métamorphose et châtiment isolent la faute et la manifestent.

La métamorphose rend visible à tous la laideur du vice: le châtiment en rend sensible la malfaisance à l'âme. La méta-

morphose concrétise la méchanceté et l’attache à l’âme; alors

que le châtiment la présente à l’âme comme

dans un miroir

et provoque ainsi la « réflexion » et l’amendement, Tel étant l'enfer platonicien, quel est le paradis? — L’ârne incarnée qui a puisé son seul bonheur dans la pratique de la philosophie et de la justice est digne d’une seule récompense : la vision permanente des réalités éternelles. Pour ceux donc qui ont philosophé « dans la pureté et dans la justice 4», la

roue des réincarnations sera rompue, et 1ls obtiennent le bonheur

parfait de la contemplation. Cette condition est parfois 5 sus-

pendue à trois existences consacrées à la philosophie,

mythe

la situe tantôt dans l’astre d’où l'âme

et le

était partie 6,

tantôt aux îles des bienheureux ?. Si l’âme coupable est confron-

tée avec sa faute, l’âme purifiée sera mise en présence des réa-

lités # auxquelles elle s’est rendue semblable. Sur elle non plus,

les juges ne prononcent pas une sentence étrangère. Le juge-

ment n'ajoute rien à son bonheur, puisqu'il n’ajoute rien à sa valeur. Les juges, devant elle, ne font pas figure de distributeurs de prix : « Ils en :dmirent la beauté et l’envoient au iles des bienheureux °, » Le mythe connait d’autres récompenses, moins hautes, pro1. Gorg., 523 c-d. 2. Peut-être vaudrait-il mieux parler de méchanceté plutôt que de faute.

En tout cas, il ne semble pas que Platon conçoive la faute comme une chute, unique et dramatique. C’est progressivement et, souvent, insensiblement,

E cu pren p us

que l’âme glisse vers la dégradation et se confirme dans le mal. Une des prisons des Lois s’appelle « maison de réflexion » (X, 908 a). Soph., 253 e. Phèdre, 240 a. Tim., 42 b. Gorg., 526 c (cf. Phéd., 114 b-c), Rép, VII, 540 b. Phéd., 67 a. Gorg., 526 €.

76

LA RELIGION

DE PLATON

mises à une vertu moins parfaite. Sans parvenir à la vertu

philosophique, certains hommes, aidés d’une grâce divine,

soutenus par un « bon naturel * », inspirés par un calcul mes-

quin %, atteignent une vertu ignorante, mais méritoire. Pour

eux, le cycle des réincarnations continue; maïs, dans l’intervalle, ils obtiennent des récompenses, « dans une demeure pure et située sur les hauteurs de la terre #». Platon ne précise

guère 5 en quoi

consistent ces récompenses

(qu’il recueille,

ainsi que les châtiments, de la tradition); en tout cas, elles n’empêchent pas l’âme qui les a goûtées de commettre, lors de

sa prochaine incarnation, les pires méfaits 5, À la différence

des châtiments, ces récompenses ne profitent pas à l’âme, puisqu’elles ne l’instruisent point. Ce que vaut une telle vie, passée dans un bonheur indicible mais loin de la philosophie, l’œuvre entière de Platon nous l’apprendrait si un texte précis ne venait, par surcroît, nous renseigner. Platon se demande si étaient heureux les hommes

qui vivaient sous le règne de Cronos, surveillés par le dieu en personne. Or, le tout est de savoir s’ils mettaient à profit leurs loisirs pour s’instruire et pour philosopher ou si « gavés de nourriture et de boissons, ils échangeaïent entre eux... des fables comme celles qu’on raconte maintenant à leur sujet 7 ». Voilà

jugé, avec tout le respect dû à la tradition, ce bonheur tradi-

tionnel. Il ne vaut guère plus que ces banquets où les convives, faute d’éducation, ne savent s’entretenir par leurs propres

moyens et en sont réduits à faire venir des joueuses de flûtes :

c’est « une voix étrangère » qui fait « le lien de leur société © ».

Pourtant, ce bonheur est conforme à la sagesse, institué et dirigé par le dieu ou par des démons ?. Mais Platon ne veut pas d’un bonheur dont la bonté serait placée dans une sagesse étrangère; la science du berger ne peut octroyer au troupean

qu’un bonheur d'emprunt. Que servirait la jouissance même

des plus grands plaisirs si, privés d'intelligence, de mémoire et 1. o. 3. 4. 5.

Mén., Rép., Phéd., Phéd., Rép.,

99 © sgg. II, 374 e; Lois, X, 899 d, 908 b. GB d sgq. 114 6 1-23 cf. 109 b sggq. X, 615 b fin; Phéd., loc. cit.; Gorg., 526 c.

6. Rép., X, G19 c-d.

7. Polit., 279 €. «. 8. Prot., 347 c-d.

…— g. Ainsi Lois, LV, 713 c-d.

CHATIMENTS

77

ET RÉCOMPENSES

de science, nous ne savions même pas que nous en jouirions 19 A quoi bon une vie conforme à la sagesse divine si, n'étant pas sages nous-MÊêMES, nous n’en apercevions même pas la bonté 2? La sagesse étant le seul bien $, l'existence humaine,

avec toutes ses misères, mais qui nous permet,

soit, de philosopher,

qu’on la veuille, mais

est préférable

à une vie,

si peu que ce aussi

dont la sagesse serait exclue.

parfaite

L'arbre

de la connaissance est planté au centre du paradis de Platon.

Pour mieux voir l’action des châtiments et des récompenses

sur les âmes,

il faut se souvenir que Platon distingue

deux

maux dans l’âme : la méchanceté qui est comme une maladie,

et l'ignorance qui est comme une laideur “. Or des âmes qu’en-

traîne à nouveau le cycle des naissances, seules les méchantes auront tiré parti de leur séjour dans l'au-delà, guéries de leur

méchanceté par le châtiment; en revanche, les prix offerts aux

justes

ne leur sont

pas

vraiment

un

bien,

puisqu'ils

ne

les

rendent pas meilleures. Même les âmes soumises au châtiment

salutaire n’y laissent que leur maladie, mais non pas leur laideur. Elles n’en sauraient tirer qu’une expérience comparable

à celle d’un chat échaudé. Ayant éprouvé la malfaisance de

la faute, si l’on peut dire dans leur chair, elles seront averties,

mais non savantes. Comme les gens du commun,

elles seront

courageuses par lâcheté, tempérantes par souci de plaisir $, La source profonde du vice est une ignorance que seul peut extirpér le savoir. Or, on ne philosophe ni au ciel ni aux enfers;

on ne philosophe que sur terre. Nul salut efficace n’existe donc

pour les âmes astreintes à la réincarnation, si ce n’est durant leur vie terrestre. Ni récompenses ni châtiments ne modifient

sensiblement les âmes. Que la réincarnation soit déterminée

automatiquement par la dernière existence de l’âme, ou qu’elle

dépende d’une option offerte aux âmes punies ou récompensées, — toujours l’âme obtient ce qu’elle désire, toujours l’âme devient ce qu’elle est 6. Derrière les mythes eschatologiques, faits de traditions différentes et composés selon des inspirations diverses, une intention 1. Phiîl., 21 b-c.

2, 3. 4. 5.

Le sage doit savoir qu’il est sage (Charm., 164 a). Euthyd., 281 e. Soph., 228 d. Phéd., 68 d sqq.

6. Cf. Lois, X, goa c déb.

78

LA RELIGION

DE PLATON

demeure constante : l’exhortation à la philosophie, appel adressé à des vivants et qui demande à être entendu, qui ne peut être entendu que dans cette vie même. IV. —

LE

CHOIX

DES

CONDITIONS

Après avoir reçu le salaire de leur dernière existence, les âmes, selon un ordre fixé par un tirage au sort, devront choisir leur prochaine condition terrestre !, Des « modèles de vies », dont le nombre dépasse celui des âmes présentes, sont étalés

devant elles. Il en est de toutes sortes : vies d'animaux et vies

d'hommes, vies de dynastes et de particuliers, d’homrmmesrenommés ou obscurs; chaque condition est précisée, semble-t-il, dans ses péripéties principales; à quoi s’ajoutent des indications de pauvreté et de richesse, de santé et de maladie, tous éléments

mélangés dans des proportions diverses. Le détail de chaque

condition ne se découvre pas à première vue: mais il suffit

de bien regarder pour bien choisir. L’instant du choix est appelé

P «instant critique ? », parce que toute notre nouvelle existence en dépend. Ce système d’option ne diffère pas essentiellement de la

métamorphose automatique décrite dans d’autres mythes #. « Le plus souvent les âmes choïsissaient selon les habitudes contractées dans leur vie antérieure 4. » De plus, pourquoi cette option se place-t-elle dans un « instant critique »? Elle porte sur les biens et les maux

extérieurs, sur les biens et les

maux du corps *, donc sur ce qui n’est ni un bien ni un mal. Le seul bien réel, la sagesse identique à la vertu, est soustrait

au choix : « La vertu n’a point de maître; chacun, selon qu’il

l’honorera

ou la méprisera,

en aura

plus ou moins.»

Le

futur du mythe traduit notre condition présente; la vertu, cet

« unique nécessaire ? », ne s’acquiert ni ne se perd dans un

« instant critique », mais au cours d’une longue série d’efforts 1. Phèdre, 249 b; Rép., X, 617 d-620 &.

2. Rép., X, 618 6 fin.

3. P. 73, n. 3.

si OUR

. Rép., X, 620 a.

. P. 2: sg. . Jbid., 617 e. . CI. Charm,, 174 €.

LE

CHOIX

DES

CONDITIONS

ou d’abandons; le jeu décisif ne se joue pas dans

mais à chaque instant du présent.

Dans la Cité, aucune condition n’est méprisable,

79

l'au-delà, Les pro-

fessions de revendeur, de marchand, d’hôtelier, « belles », pour-

tant, et« honorables », sont injustement tombées en décri., Qu’on oblige des hommes de bien à les exercer, et « elles seraient honorées à l’égal d’une mère et d’une nourrice 1». Les pires

malfaiteurs relégués aux demeures infernales sont des tyrans;

il n'empêche que même parmi les autocrates on trouve d’« honnêtes

gens 2».

On

en dira

autant

de

la profession

d’avocat,

et Platon reprend à son compte l’apologie de Gorgias © : l’art n’encourt ni responsabilité ni blâme s’il se trouve des orateurs

qui en usent mal {. Cette primauté de la vertu, capable de s'imposer en toutes circonstances et de transfigurer toute condition, s’affirme par la foi autant que par la raison. Mais elle ne donne pas lieu à quelque rigorisme. Platon sait fort bien que la Nécessité ne se laisse pas persuader entièrement. Ces choses neutres que sont les biens extérieurs et les conditions sociales prennent,

dans

l’action politique et dans la vie morale, le rang de causes adjuvantes, de causes « sans lesquelles » ni le politique ni chaque particulier ne sauraient réaliser la vertu. Les conditions prises

en soi sont bien indifférentes, mais, étant donné la diversité des caractères, chacune d'elles doit être adaptée au caractère auquel seul elle convient. Le chef d’État n’est certes pas maître de la beauté et de la laideur, de la naïssance illustre ou obscure ni, souvent, de la richesse et de la pauvreté de ses sujets; il lui faudrait le don d’ubiquité et un savoir divin s’il voulait

« s’asseoir à chaque instant de la vie à côté de chaque citoyen pour lui prescrire exactement ce qu’il doit faire 6». Mais, dans les limites de ses facultés, c’est bien un tel programme que se fixe le roi philosophe. Il lui faut connaître les âmes

qu’il devra gouverner; les trois dialogues politiques contiennent les éléments de toute une caractérologie.

Le choix des conditions

1. Lois, XI, 918 b-e.

2. Gorg., 525 d-526 b.

3. Gorg., 457 a.

4. Lois, XI, 937 € sgq. 5. Cf. Phéd., 99 b.

6. Polit,, 275 c; 295 a fin-b.

est laissé à l’entière liberté des

80

LA

RELIGION

DE

PLATON

âmes; personne ne pourra donc s’en prendre à elle, est « hors de cause ». Cependant, un dieu savant pour guider ce choix et pour attribuer le mode de vie qui lui convient. Un dieu ou,

la divinité qui, seul serait assez à chaque âme dans une plus

faible mesure, un philosophe. L'idée du libre choix, qui veut

«innocenter L» la divinité, s'accorde avec une conception toute différente, en apparence, selon laquelle Dieu, « Roi de l'Univers », assigne à chacun de nous sa place convenable. « Maïs il a laissé à nos volontés les causes d’où dépendent nos qualités : car nous devenons généralement ce que nous dési-

rons et tels qu'est notre âme ?. » Toujours se retrouve cette

correspondance entre notre caractère et notre condition. Qu'elle provienne d’une métamorphose automatique, qu’elle soit fixée par une libre option, qu’elle soit imposée par le roi philosophe ou par le Roi de l’Univers, c’est toujours l’âme qui choisit sa condition. Mais les deux parties de l’âme déterminent deux volontés,

l’une obéissant au Bien, l’autre entraînée aux caprices de la cause

errante $, Les

deux

recherchent,

l’une ce qu’elle sait,

l’autre ce qu’elle croit 4 être notre bien. Toutes deux obüennent

ce qu’elles veulent ou croient vouloir. C’est, quoi qu'il arrive, sa propre volonté qui est faite quand le méchant obtient la tyrannie, quand le politique le plie à l'esclavage %, quand le Roi du Monde l’enferme dans un corps de loup. Mais la dia-

icctique seule nous rend libres, parce qu’elle nous apprend à vouloir ce qu’il faut. En sorte que la bonne volonté, celle qui

se fait transparente aux exigences de la divinité, mérite seule le nom de volonté, et elle est toujours libre, qu’elle provienne du simple citoyen qui l’abandonne librement au gouverneur

philosophe, ou qu’elle émane du philosophe qui, s’est rangé à la volonté du Bien. Il ne faut donc pas trouver dans le mythe de la une doctrine selon laquelle l’âme se prédestinerait Le choix nous est constamment offert et il ne porte ment sur la vertu, mais encore, d’une manière plus

lui-même,

République elle-même. pas seulerestreinte,

GROS

il est vrai, sur les biens du corps et les biens extérieurs. Rép., X, 617e; cf. II, 379 c, Tim., 42 d. Lois, X, 004 a, b-c.

CE. aussi Phèdre, 237 d 5qq. Mén., 77 b 5qq. Polit., 309 a.

LE

Il ne dépend

CHOIX

DES

&i

CONDITIONS

pas de nous d’être de naissance

illustre ou

obscure, d’être homme plutôt que femme, d’être beaux plutôt

que laids. Mais toutes ces conditions, jusqu’à un certain point, peuvent être modifiées !, On peut perdre ses privilèges de naissance et l’on peut, à leur défaut, acquérir le mérite*; un homme,

à force de couardise, une femme capable sciences sera associée s’évanouir 5 et celui

peut de à la qui

déchoir de la virilité 3%; en revanche, porter les armes et de cultiver les tâche des gardicns *; la beauté peut en manque peut remédier à sa dis-

grâce par la pratique de la gymnastique f, sinon par les arti-

fices de la cosmétique et de la toilette 7; même de la maladie #,

on peut faire un bon usage.

Tous les éléments inchangeables de notre vie, ceux dont nous pouvons user d’une manière plutôt que d’une autre, mais qu'il nous est impossible de supprimer, sont « choisis ». Le

mythe ne précise pas davantage.

Peut-être est-il permis

de

découvrir, dans cette solidarité du caractère avec certaines données immuables des conditions de vie, une liberté et un choix de tous les instants, la liberté d’ « assumer » et de choisir ce qui, du dehors, paraît inéluctable *. C’est ainsi, peut-on

dire, que le Démiurge « assume » les œuvres

de la Cause

errante et les contraint à la volonté de l’Intclligence.

Nous

sommes loin, en tout cas, de l'idéal stoïcien qui pulvérise toutes choses, hormis la raison, dans l'indifférence du nihil ad me.

Mais la Raison ne pénètre pas entièrement la Matière,

et

le dialecticien n’est pas toujours libre d’accorder ses actes à sa connaissance. Notre vie comporte une part irréductible de

hasard. C’est de cette donnée ultime que rend compte l'insti-

tution du tirage au sort. Irrévocable, le sort n’est pas décisif : « Même le dernier venu, s’il choisit intelligemment et qu'il ne relâche pas d'efforts, peut obtenir une existence conve1. Sur la « dualité » des conditions voir K. Schaerer, loc. cit., p. 164. 2, Réb., IV, 423 c-d.

3. Tim., 42 6.

4. Rép., IV, 456 a; VIE, 540 c.

5. Alcib, I, 191 c.

6. Tim., 87 d sgg.

7. Gorg., 465 b; Hibp. Maï., 204 a.

8. Rép., VI, 496 c déb.

9. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, 1943, p. ex. pp. 302-393 (voir

aussi les références au mythe de la Rép., pp. 126, 372).

82

LA

RELIGION

DE

PLATON

nable !. » Mais à mesure que l'intelligence s’obscurcit et que

l'effort s’abandonne, le sort peut prendre le dessus. Aux prises

avec le savoir et la justice du philosophe, le sort s'affirme surtout comme une occasion « manquée ? »; il ne dépend pas du philosophe de naître dans une patrie favorable à son action

politique, m1 même à l’épanouissement de ses facultés 5. Mais c’est là une simple malchance qui contrarie sa volonté, sans

parvenir à la dévier. En revanche, le sort qui fit naître Alcibiade en plein impérialisme athénien l’'emportera sur la noblesse native du disciple de Socrate et le détournera de la philosophie 4. D’autre part, il est des occasions « offertes » dont nous

ne saurions, sans démesure, nous attribuer le mérite. Ce n’est pas sa science, c’est un « heureux hasard », c’est « un dieu * »

qui peut faire rencontrer au dialecticien un chef d’État bien

doué ct docile aux conseils de la raison; c’est une « dispensation divine 6 » qui aurait pu protéger Alcibiade contre les ten-

tations envahissantes et le maintenir dans la justice. Ce double

aspect du sort, hasard et chance divine ?, se rencontre aussi bien dans la vie des particuliers que dans la Cité. En inscrivant dans la constitution le tirage au sort de certaines charges

publiques, le législateur fera la part de la Nécessité aveugle $.

Dans la vie politique et dans la vie des particuliers, Platon réserve l’action du « hasard » ou d’un « dieu ». Action d’une

« fortune », bonne

ou mauvaise,

elle ne vaut pas qu'on «5e

décourage ? », elle « est négligeable pour un homme vraiment

homme ! »; le philosophe, confiant dans l’intelligence divine

ne laissera pas de prier pour que les dieux « redressent le

sort !l»

et de croire que

toutes les infortunes « finiront par

tourner à l’avantage » du juste !*.

msg e

se

On peut donc dire que tout ce qui arrive à l’âme dépend, Rép., X, 619 b. Rép., VI, 497 a 3. Rép., VI, 4gt sgg.

Rép., VI, 492 a sgg.s Alcib. I, fin. Lois, IV, 710 c-d.

Rép., VI, 493 a 1. Lois, IV, 709 a-6.

Lois, VI, 757 d-e.

pe

a. Rép., X, 619 b 6. 10.

Garg., 512 € 1.

11. Lois, VI, 75765.

12, Rép, X, 613 a 6-7.

L'INDIVIDUALITÉ

en fin de compte, d'elle-même, la raison !, De même

83

DES AMES

et qu'elle-même dépend

de

que f'ignorant peut parvenir au savoir,

soit par ses propres moyens, soit grâce à un maître è, le salut

des âmes réside soit dans la pratique de la dialectique, soit

dans la soumission à l’intelligence du philosophe, roi, couronné

ou non,

et qui, lui-même,

à la raison

s’est soumis

Mais si la diversité des conditions dépend provient la différence entre les âmes? V. —

Une

L'INPIVIDUALITÉ

fois mis en marche,

DES

de Dieu.

des âmes, d’où

AMES

le mécanisme

des réincarnations

satisfait à toutes les exigences de la justice et de la raison. Mais

quelle en fut la cause première et pourquoi toutes les âmes ne sont-elles pas égales en valeur? Le Modèle intelligible comprend la Forme des vivants mor-

tels;

il « faut»

donc

que

l'Univers

visible

comprenne

des

hommes, « s’il doit être parfaitement achevé 5 », Ce « il faut » est la seule 4 explication que le Timée propose de l’origine des 1, Mén,, 88 e; cf. Prot., 313 a; Charm., 156 e fin; Rép., III, 400 de,

2. Lach., 186 e; Alcib. 1, 106 d; Phéd., 78 &.

3, Tim, 41 bec. 4. D'accord avec Taylor {A Commentary on Pis

Timaeus,

Oxford,

1928,

pp. 253 sg.), nous pensons que ce texte du Timé exclut toute idée d’une

« chute ». — Pour écarter, en faveur du Timée, le récit de la chute intellectuelle de Phèdre, 248 a sgq., la chronologie fournirait un argument suffisant (ce qui ne lui arrive pas si souvent}. Mais il est plus simple de constater

que le mythe du Phëdre n’est pas un « conte vraisemblable » (Tim., 29 d 1), exposé entre savants et chargé d’explorer un terrain

où la raison ne peut

aller, maïs « un discours non entièrement exempt de persuasion » (265 4 fn) qui veut « tourner » l'élève « vers la philosophie » (257 à 4-5). Dès

lors, comment se contrediraient les deux dialogues dont l'intention n’est pas la même? — C’est cette intention protreptique qui explique que le Phédre, loin de vouloir élucider la préhistoire de l'âme, transpose dans un

passé mythique la condition présente de l’âme. C'est seulement à l'âme incarnée qu’on peut attribuer un mauvais

coursier, non à ce « démon »

divin (Tim., 90 a, 4x c) dont la composition parfaite garantit l’indissolubi-

Eté (41 6; Rép., 611 a-612 a; cf. II, 381 a-b). A l’idée de la chute, conforme à la tradition, aucun texte de Platon ne fait écho. M. Robin (Notice du Phèdre, p. CxxvIn) a pu montrer à quelles absurdités conduit cette idée

interprétée à la lettre. De fait, la réminiscence est un devoir qui s’impose

à tous les hommes indistinctement {Phèdre, 249 b fin) et suppose une initation préempirique également parfaite de toutes les âmes (Mén., 81 d). C’est seulement dans leur état incarné que les âmes font preuve d’aptitudes

inégales au « ressouvenir ». Le mythe ne prétend pas expliquer cette inéga-

84

LA RELIGION

hommes. que

DE

PLATON

La nécessité doit s'entendre ici dans les deux sens

ce mot

peut avoir chez Platon.

Elle exprime

d’abord

les

mains

du

lois essentielles du Devenir telles qu’elles sont inscrites dans les Formes.

Mais

dès

la Nécessité

intelligible

que

les âmes

sortent

des

Démiurge, dès qu'il s’agira de les implanter dans des corps, va

rencontrer

la cause errante,

la

Nécessité mécanique et aveugle : c’est celle-ci qui pose les « lois» des réincarnations !, c’est d’elle que dépend l’adjonction, faite à l’âme immortelle, d’une âme et d’un corps mor-

tels, c’est elle qui plonge l’âme, au contact du monde dans un trouble profond ?. Cette rencontre de la Modèle et de la Nécessité aveugle, la coopération du et des divinités subalternes témoignent à nouveau lisme » platonicien nature humaine.

et rendent

compte

corporel, bonté du Démiurge du « dua-

de la dualité

de la

Aussi longtemps que les âmes dépendent du Démiurge, elles sont toutes traitées de la même manière. Le Dieu leur« enseigne la nature du Tout », et il établit la première naissance « identique pour toutes, afin que nulle ne soit moins bien traitée par lui». Instruites par le Dieu, attribuées, chacune, à un

astre 5, promises à une première incarnation égale pour toutes, les âmes obtiennent de leur Créateur la plénitude du savoir et un traitement de justice parfaite. Ge n’est pas à l’origine,

ce n’est pas sous l’empire du Démiurge ni dans le lieu supralunaire qu’une inégalité qui équivaudrait à une inéquité, peut

se glisser dans le rang des « démons 4 » qui viennent de naître.

C’est l’action de la Cause errante qui va produire les déviations où se différencieront les âmes, et cette action ne peut

s'exercer qu’au cours des réincarnations, dans le monde sublu-

naire où la Nécessité aveugle n’est pas entièrement réduite par l’Intelligence divine. lité par une autre, préempirique,

et qui demanderait, à son tour, à être

expliquée. Après avoir donné dans l'image des attelages ailés un arrière-

fond au drame qui va se jouer dans les âmes incarnées (250 e 5gq., 253 € 5gq), il ne rctient de la chute intellectuelle que l’exhortation, valable pour tout

« homme » (249 b 8), à la philosophie. Les Formes sont l’objet de notre désir, de nos efforts, de nos regrets (250 c); jamais, pas même dans le Phédon, elles n'éveillent en nous un sentiment de culpabilité. 1. Tim., are; Phèdre, 248 c 3. 2. Tim., 42 a; 43 a sqg. 3.

Tim., Aïe.

4. Tim., 90 a 4.

L'INDIVIDUALITÉ

DES AMES

85

Bien que cette idée de la « première » naissance ne prétende

aucunement résoudre un problème d’histoire, insoluble avec le plan nos moyens d'investigation !, elle peut être projetée sur » des historique. Étant instruits par les « anciennes traditions

féaux divers, inondations et épidémies, qui ont décimé le genre humain et provoqué les alternances des civilisations, nous pouvons placer la « première » incarnation des âmes dans lune de ces sociétés primitives dont les membres

ne connaissaient

igno« ni constitutions, ni gouvernements, ni arts ni lois » ct,

nt rant les tentations de la pauvreté et de la richesse, étaie me « vertueux pour ces raisons €t à Cause de ce qu’on nom

simplicité 2». Telle est la première naissance, « identique pour tous », qui produit des êtres à peine différenciés, indistincte-

ment bons. Puis, de même que la Cité idéale %, cette société primitive évolue et se développe dans le sens d’une différen-

ciation qui va donner naissance aux inégalités des caractères,

aux vertus et aux vices 4 L'évolution qui plonge l'être dans

le devenir va toujours à rebours et, aussitôt la naissance réussie,

s’achemine vers la corruption.

C’est donc au cours de leurs incarnations que les âmes s’individualisent et se fixent en caractères. Processus de multiplication et, souvent, de dégradation comparable à celui par lequel la Forme « uniforme » produit dans le« porte-empreinte » une

infinité d’images, plus ou moins obscures. Alors que la vertu

est une, le vice se manifeste sous des formes innombrables 5,

Les Âmes jetées dans des corps déchoient de leur perfection

unique qui, originellement, fut la même

pour toutes, et s’en

éloïgnent à mesure qu’elles s’individualisent à l'infini. De plus, autrement que la Forme pure et « en soi », l’âme

descend directement dans la matière, le flot du devenir l’em-

porte et la déséquilibre totalement, au point qu’ « au premier

moment, l’âme devient folle 5 ». Pour trouver un mode d’existence supportable, l'âme se croit obligée de composer avec la matière envahissante; reniant sa fonction dominatrice, elle cède

aux caprices de la cause errante et accueille en elle et près 2. o. a. 4 5. 6.

Rép. Lois, Rép., Lois, Rép., Tim.,

II, 382 d 1-35 cf. Lois, VI, 782 a. III, 677 a 1; 678 a; 679 c. VIII, déb. III, 678 a. IV, 445 c. 44 b1.

86

LA

RELIGION

DE

PLATON

d’elle des éléments corporels qui l’altèrent, la défigurent et, à

force

d’habitudes,

moyen efficace vements infinis les révolutions tresse, à l’âme On pourrait

la rendent

méconnaissable 1, Or,

le seul

de rétablir l'équilibre est de résister aux mouét désordonnés de la matière et de retrouver régulières de jadis pour les imposer, en maimortelle et au corps ?. donc croire que le salut des âmes consisterait

à se désindividualiser, afin de rentrer dans leur perfection pri-

mitive et unique. Cela est vrai, dans la mesure où les caractères se forment et se durcissent sous l’action des deux parties

mortelles

adjointes à l’âme immortelle.

Et cela est d’autant

plus vrai que l’individualisme sans frein d’un Calliclès et, d’une manière générale, l « amour de soi $ » prennent racine dans la partie mortelle de notre âme pour s’opposer, derrière les retranchements du moi, aux exigences du Bien. Mais est-il

vrai que l’âme immortelle soit sans caractère propre? Les âmes tiennent le milieu entre les Formes et les sensibles 1. Âlors que chaque Forme est unique, les âmes sont multiples. Mais cette pluralité est fixe; elle n’est pas, comme celie des images, infinie. Et elle n’est pas non plus, comme celle des images, signe d’imperfection. Tout au contraire, la pluralité des âmes, déterminée par le nombre des divinités astrales 5, réalise cette supposition, contradictoire et impensable si on voulait l'appliquer aux Formes $ : une pluralité d’êtres absolument égaux en essence, en dignité et en valeur. Mais cette pluralité indistincte ne tardera pas, avant même d'être disloquée par la cause errante, à se diversifier. Le Démiurge attribue chaque âme à un astre, puis« il leur enseigne la nature du Tout »; ou encore les âmes font cortège aux astres

pour s'initier au spectacle des Réalités divines 7. C’est dans

cette « distribution » que réside, pour les âmes, le principe d’in-

dividuation. Et l’on voit aussitôt que cette individuation n'est ni faute ni dégradation.

Elle est analogue à la diversité des

15

2

- Rép., X, 611 c-612 a. . Tim., 44 b.

2

9

. Lois, V, 731 d sgq. . Cf. aussi Banquet, 203 a.

5

Tim., 41 dfin.

6. Rép., X, 597 c-d; Parm., 192 a-b, d sgq.; en revanche, « les objets mathématiques » sont également « une pluralité d'objets semblables» (Arist. Métaph., À, 6, 987 & 14 sgg.). 7.

Jün., at e déb.; Phèdre, 248 a, c.

L'INDIVIDUALITÉ DES AMES

87

astres : les révolutions des corps célestes se distinguent entre

elles, sans que ces différences engendrent, comme chez les mortels, dissensions et injustices. Elles s’harmonisent entre elles et recomposent, conjointement, l'unité de l'Univers, afin que

« le Monde,

sa totalité ? ».

Cosmos au vrai sens du terme, soit diversifié dans

Cette différenciation préempirique des âmes va donner lieu, ici encore par une sorte de procession, à la diversité des caractères. Les astres, également bons, conviaient les âmes qui leur faisaient suite à la même vision des mêmes Réalités éternelles.

Mais, tombées dans des corps mortels, les âmes subiront l’action

de la cause errante qui pèsera sur leurs caractères également

bons, les fera dévier et sortir de leur perfection originelle et

pourra tourner leur fidélité en caricature et en faute.

C'est

ainsi que l’âme qui fut initiée à la suite de Jupiter gardera

plus de constance et d’aplomb dans les tourments de l’amour; celle qui fut la servante de Mars cédera à l’emportement et s’égarera jusqu’au meurtre et, d’une manière générale, « selon que telle âme fut le choreute de tel dieu, elle honorera ce dieu-là et essaiera de l’imiter le plus possible dans sa vie ? ».

Ce texte traduit une croyance plutôt qu’une doctrine. I] n'implique ni n’appelle ni ne favorise la pratique de l” « horoscope ». Il ne s’agit pas de prédire notre destinée ni même d'expliquer en détail tel caractère par telle étoile. Mais il y a bien l'idée (qui n'accepte de se préciser qu’à la faveur du mythe) que l’individualité des âmes est garantie par l’ordre cosmique. Dans son effort de purification, la dialectique tend

à dominer nos passions, à rendre au principe rationnel son indépendance à l’égard de l’âme mortelle, laquelle, justement, ne fait pas notre individualité profonde, mais, au contraire,

la pervertit.

Seul le semblable est l’ami du semblable, d’après Platon.

Mais cette ressemblance n'est pas identité. L’amitié, au sein

de l’Académie, liaït des hommes fort différents, maïs unis dans

leur culte commun de la philosophie; peu importe que la Cité

idéale soit monarchique ou aristocratique ÿ, parce que même

plusieurs chefs, pourtant différents de caractère, s’accorderont

et se ressembleront par leur amour du Bien; parlant de l’au-delà, 1. Tim., 40 a, cf. Rép., VI, 500 c.

2. Phèdre, 252 c-d.

3- Rép., IV, 445 d.

88

LA

RELIGION

DE

PLATON

Socrate espère s’en retourner auprès des hommes hons et des

dieux bons !. Il est significatif que Platon, malgré l’origine commune des âmes (toutes formées dans le cratère d’où surgit

l’'Ame du Monde ?), n’ait jamais enseigné le retour à l’Ame universelle ni l’évanouissement au sein de l’Être où les âmes

s’abimeraient et dissoudraient leurs caractères comme du non-

être. Pas plus que l’âme, durant son séjour terrestre, ne devra se désincarner, pas plus elle ne sera, après la rupture du cycle des naissances, désindividualisée. VI. — L'AME

ET L’'UNIVERS

Par ses éléments composants, l’âme s’apparente au monde intelligible comme au monde visible. Le mythe explique par

cette double nature l’aptitude de l’âme aux deux modes de

connaissance : intellection et sensation *, en vertu du principe

que le semblable ne peut être connu que du semblable. De

plus, c’est encore par sa nature même que l'âme a rapport au

règne des Formes et à l’Univers visible. Et la bonté du Démiurge fait que même les rapports que l’âme soutient avec le monde

corporel sont encore pénétrés de raison et témoignent de l’ordre que les Formes délèguent dans la Matière. Les Formes, à l'égard de l'Univers visible, sont radicalement transcendantes, Le Phèdre les place dans le« lieu supra-céleste *», autant dire qu’il renonce à les localiser. En revanche, les âmes, dès leur naissance, sont placées, chacune, dans un astre; celui-ci constitue leur « lieu naturel» et demeure pour chacune d'elles la patrie lointaine où elles retourneront, à condi-

tion de passer leur vie dans la justice et dans la philosophie. I1 y a d’autres lieux qui conviennent à l’âme. L’expiation des âmes coupables se situe dans les profondeurs de la terre,

les prix de vertu sont reçus au ciel 5. Et comme il est des degrés de méchanceté, les lieux du châtiment s'étagent de la surface

de la terre jusqu'aux régions souterraines de l’Hadès . Le

D EU EL

. Phéd,, 63 b.

Tim., 41 d. Tim., 41 d; 47 ac. Phèdre, 247 c. Rép., X, 614 © sgq. Lois, X, 904 c-e.

L’AME

Phédon

décrit

ces demeures

89

ET L’UNIVERS

infernales

avec

force

détails

et

donne sur leur hydrographie des indications étrangement pré-

cises, on dirait presque scientifiques. Dans d’autres mythes, à

la fois eschatologiques et cosmologiques, on à pu déceler des éléments d'astronomie conformes au dernier état de la science contemporaine de Platon.

Symbolisme et science s’efforcent conjointement de traduire

les correspondances

entre les âmes

les degrés du savoir et de la vertu)

(montant

ou descendant

et les lieux cosmiques.

Nous avons rencontré une idée analogue dans la théorie évolu-

tionniste à rebours par laquelle le Tämée explique la naissance

des bêtes. La ferme croyance qui s’exprime dans ces récits et lexhortation à la justice où ils trouvent leur conclusion

confèrent une vérité indubitable à ces contes, au point que Socrate peut à la fois dire qu’il « ne sied pas à un homme sensé » de prétendre qu’il en est de tout cela réellement comme

le mythe le décrit, et affirmer, contre Calliclès et son immora-

lisme inintelligent (ce qui, pour Platon, serait d’ailleurs un pléonasme), que le mythe est un logos. Il faut ajouter que

tout ce qui, dans ces récits, peut sembler au premier abord jeu gratuit de l'imagination devient un idéal très précis dans

Ja science politique, quand il s’agit pour le chef d’État d’éta-

blir les correspondances entre tel citoyen et telle classe sociale, tel métier, telle situation. Les lois harmoniques issues des Formes gouvernent l’Univers entier et agissent partout et toujours les mêmes, dans le Ciel, dans l’organisation de la Cité, dans l’activité du moindre artisan. Elles assurent la cohérence du Tout ? et fixent à chaque âme, incarnée * ou libre du corps, la place qui lui convient. Les fréquents rapports que Platon établit entre la cosmologie et la psychologie (politique ou eschatologique) pourraient faire croire que l'Univers platonicien a pour principal but de fournir aux voyages des âmes un vaste décor de paysages variés.

De fait, l'Univers n’est ni anthropocentrique ni « psychocentrique ». L'Univers ne porte même pas son centre en lui-même; le Modèle intelligible n’a pas été imaginé par le Créateur des Formes à seule fin de servir de « modèle » au Démiurge. 1. Phéd., 114 d; Gorg., 523 a.

2. Gorg., 507 e fin-508 a. 3. Cf. Lois, X, 904 a-b.

90

LA

RELIGION

DE

PLATON

L'existence n’est jamais «en vue de» la genèsel; c’est Ja copie qui à pour fin le modèle, non inversement. Dès lors, comment les âmes humaines, inférieures aux Formes, dépendant du Démiurge, créées après les divinités astrales, seraientelles la fin de l'Univers? — Le finalisme dont fait preuve le Timée dans l’explication, en particulier, du corps humain

ou

encore des plantes ?, a pu donner le change à certains inter-

prètes. Il est vrai que le principe du meilleur s’impose à chaque

échelon de la réalité et organise, de degré en degré, l’inférieur en vue du supérieur et, d’une manière générale, la Matière

en vue des Formes. Mais, en accord avec ce principe, l’homme ne devient une fin qu’à un niveau assez bas de l'échelle, dans le cadre d’un Univers déjà existant et dont la fin, loin d’être l’homme, ni même l’âme humaine, est placée au-dessus de cet Univers. Le soleil, par exemple, n’a pas été créé, comme le

veut le Socrate xénophontique, pour la commodité des hommes,

ni les étoiles pour nous « indiquer les heures de la nuit et pour nous permettre de nous livrer à bien des occupations nécessaires

». Le soleil et les planètes

n’ont d'autre fin que de

fournir au temps, « image mobile de l’Éternité », des mesures

visibles 4 C’est en vertu

de la procession, en s’acquittant

de

leurs fonctions que les astres deviennent causes de certains biens pour nous: ce n’est pas pour les leur faire produire que

le Démiurge les créa. Même au niveau où l’homme est la fin de ce qui lui est inférieur, la fin dernière est toujours le Bien

ou« la-victoire de ia vertu ° », jamais le bien-être des hommes.

Toute la physiologie platonicienne se partage entre l’explication par le principe du meilleur et par la « nécessité». La bouche et les dents sont « nécessaires » pour donner au corps

sa nourriture; d’autre part, « la fontaine des paroles qui jaillit

au-dehors pour servir l'esprit, est, de toutes les fontaines, la

plus belle et la meilleure 6». Ce double point de vue qui

domine tout le Timée suffit à montrer que la téléologie platonicienne est foncièrement différente de celle que Xénophon prête à son Socrate et où l’on a constaté avec raison « du 1. Phil, 54 a-c.

2, Tim., 77 a. 3. Mémor., IV, III 3-4.

4

Tim., 38 c.

5. Lois, X, go4 &.

6. Tim., 75 e (trad. Rivaud).

LE

CULTE

SPIRITUEL

91

Bernardin de Saint-Pierre 1». Pas plus que le pessimisme de

Platon ne se confond avec celui des anciens ?, l’optimisme du

« principe du meilleur » ne se confond avec celui des Xénophon. Le finalisme des Mémorables se nourrit précisément de ce que le Timée abandonne au « nécessaire » : l’ensemble des

« fins» et des « biens» qui assurent le bonheur de l'animal

en nous. Pour Platon comme pour Plotin, la « fin véritable »

de l’homme « consiste à saisir sa place dans le système des réalités, et non à s’y tailler un premier rôle ». VII. —

LE

CULTE

SPIRITUEL

Avant de s’incarner pour la première fois, l’âme s’adonnait

tout entière au spectacle

des Formes

et,

divines

à

présent,

son salut exige qu’elle rompe le cycle des naïssances pour retourner à sa condition originelle. De cette condition perdue et

promise qui fixe le statut métaphysique de l’âme, il découle

pour l’homme cette exigence : pratiquer la philosophie 4. Dans l'effort dialectique, l’homme découvre sa fonction propre; dans

la réminiscence, il restaure la vision des réalités; dans l'amour

philosophique, il défait les liens de sa condition charnelle et devine les « amours inimaginables 5 » qui, jadis, l’attachaïent à l’Être. La philosophie ne néglige ni ne méprise aucune par-

celle du savoir, car c’est ainsi seulement qu’elle parvient à l’« essence entière », c’est-à-dire au Bien dans son déploiement infini et dont elle devra recueillir soigneusement les moindres manifestations qui en procèdent $. Nous avons vu que lascience de l’Être est une science religieuse ?. « Il est impossible,

disent

les Lois,

qu’un

mortel acquière

sd

une piété ferme, s’il n’a pas compris ces deux points dont nous avons parlé : tout d’abord que l’âme est le plus ancien des êtres qui participent à la génération, qu’elle est immortelle et qu’elle gouverne tous Îles corps, ensuite {nous l’avons dit plu. À. Diès, Autour de Platon, t. II, p. 553.

fn Q0 5 Our

. P. 72 sq.

:

. E. Bréhier, Plotin, Ennéades, Paris, 1924, t. II, p. 110. . Phèdre, 249 b fin.

. Phèdre, 250 d. . Rép., V, 475 b-c; VI, 485 b; Parm., 130 e 3; Sobh., 227 ac.

J

. Pp. 36, 41 sg.

92

LA

RELIGION

DE

PLATON

sieurs fois) qu’il y à dans les astres une Intelligence qui gou-

vêrne les êtres; enfin, il doit connaître les disciplines prépara-

toires à la compréhension de ces points 1 » — Ces indications

préludent à un programme d’études qu’il faut établir à Pintention des futurs chefs d’État, c’est-à-dire des dialecticiens, La « piété», comme dans l'Euthyphron et dans la République,

conduit, en passant par la justice, jusqu’à la science du Bien. Mais le mouvement ascendant qui emporte l’âme, à travers les disciplines propédeutiques jusqu’à l’Étre suprême, se repose, pour un temps, dans l’astronomie où, comme par anticipation, il pressent son terme

: la piété, avant de se fondre dans la

vision du Bien, prend conscience d’elle-même dans ces « deux points », dans ces exigences conjointes où s’affirme la primauté

de l’âme et la divinité des corps célestes. — On a rapproché

ces deux exigences de la tirade célèbre dans laquelle la Critique

de la Raison pratique glonifie le ciel étoilé et la loi morale en nous. Rapprochement superficiel, où ni Kant ni Platon ne trouvent leur compte et qui risque, de la part des modernes,

de faire prêter à Platon on ne sait quel vague sentimentalisme

s’extasiant devant la splendeur du ciel? et la voix de la conscience. Il ne s’agit pas, chez Platon, de deux affirmations distinctes. 11 faut comprendre,

tout ensemble,

la précellence

de l’âme et la divinité du « grand Tout ». De plus, le primat spirituel ne s’affirme pas, tout d’abord, dans des impératifs éthiques. Dans l’ordre de la procession, nous l’avons vu, le fait moral ne vient pas en pemier lieu. Ge qui est primordial, ce sont les Essences d’où sort l’Ame, une Âme cosmique, infaillible dans son intelligence qui comprend et dans ses mouvements qui imitent les Essences. Ce n’est que l’âme humaine qui connaît des impératifs auxquels elle peut désobéir, et une conscience divisée. C’est un contresens que de vouloir fonder, dans le platonisme, Dieu ou la primauté de l’Intelligence sur la loi morale, que la conscience humaine entend pour mieux l’enfreindre. Tout au contraire, l'expérience de l’âme « vaincue par le plaisir », de l’âme qui « sachant telles choses mauvaises,

les fait cependant % », fait naître la misologie, le mépris de toute 1. Lois, XII, 967% d. 2. Comp. aussi les belles pages de Stuart Mill, Phil. de Hamilton, trad. fr., 1869, pp. 598-601 (chap. XXVII, fin). 3. Prot., 353 c.

93

LE CULTE SPIRITUEL science. —

béate, ni quelque

Enfin, ce n’est pas admiration

n. frisson poético-religieux en face des étoiles qu’entend Plato Il ne s’agit pas de « sentir ! », il s’agit de « savoir », et cela à

l’aide des « disciplines préparatoires à la compréhension

de

ces points ? ». Plus précisément, il s’agit, contre l’opinion com-

mune qui proscrit le scientisme astronomique comme une source d’athéisme %, de trouver une science astronomique qui soit connaissance des dieux.

Outre la dialectique et l'astronomie,

|

Platon connaît

une

autre forme, mais, en vertu du mouvement de procession, tou-

jours de la même piété. Au seuil de la rédaction des Lois, PAthénien pose comme principe de départ : « Dieu est la mesure de toutes choses. » L'organisation de la Cité ne fera que développer jusque dans ses dernières conséquences « la conduite qui plaît et se conforme à Dieu 4». De ce principe, l’Athénien commence par exposer les conséquences proprement

religieuses. Elles comprennent nos devoirs envers les dieux, les démons, les héros, les parents Ÿ, puis à l'égard de l’âme, du

corps, des biens extérieurs 6. Tous ces devoirs illustrent la manière dont il faut «se rendre semblable à Dieu?» et expliquent comment nous devons « honorer # » les biens que

nous tenons de Dieu (ou, dans le langage de l’Euthydème : en

«user * »}. —

Le culte des dieux, des démons et des héros

ressortit à la « religion » au sens traditionnel,

et trouve son

cadre naturel dans la Cité. Mais les devoirs de l'âme à l’égard

d'elle-même 12 peuvent être envisagés à part et définissent ce qu’on pourrait appeler le culte intérieur.

« De tous les biens que nous possédons, l’âme est, après les

dieux, le plus divin. » « Honorer » son âme, c’est « honorer bien plus la partie en nous qui commande que celle qui obéit»; en effet : « Il y a en chacun de nous deux parties, l’une, puis1. Comme dans les mystères (Aristote, fr. 15, V. Rose).

2. Lois, XII, 967 d.

3. Jbid., 966 e 5gg.; cf. VIT, 821 a sggq. 4. Lois, IV, 716 c.

5. Jbid,, IV, 718 a.

G. Lois, V, 726 a-729 c. 7. Lois, IV, 716 c fin sg. 8. Lois, IV, 717 b et passim jusqu’à 729 4.

9. Euthyd., 280 e sgq.; cf. p. 27, n. 2. 10. Lois, V, 726 a-728 d.

04

LA RELIGION DE PLATON

sante et de bonne qualité, qui commande

de moins de prix, qui doit obéir 1. »

et l’autre, faible et

Le sommaire du culte intérieur tient dans ces deux affirma-

tions : l’âme doit prendre soin d'elle-même 2, et : « Le Dieu l’a donnée à chacun de nous comme un génie divin { démon) %. » La théorie de la division de l’âme est une analyse géniale des données de la conscience et, aussi longtemps qu’elle demeure une théorie strictement psychologique, ne soulève aucune diffculté intrinsèque. Dans cette lutte que soutiennent les différents principes de l’âme, le moi semble passer d’un principe à l’autre, et l'engagement apparaît comme un dialogue violent que l’âme se tient à elle-même

interlocuteurs. l’égoisme. On c’est l’amour mauvaises; au

et dont elle fournit, à tour de rôle, les

Aucun problème donc ne se pose au sujet de dira, avec Aristote, que l’égoïsme répréhensible, et l’indulgence du méchant pour ses passions contraire, l”’ « égoïisme » bon, l’amour vertueux

de soi, c’est, dans l’âme du juste, le commandement de l’intelligence et la maîtrise de soi. D’où il est évident que « l’homme

de bien doit s’aimer lui-même

(car il tirera avantage de sa

belle conduite et rendra service aux autres), mais le méchant ne le doit {car il nuirait à lui-même et à ceux de son entourage,

en suivant ses penchants vicieux 4) ». Mais autre chose est de

dire que l’âme possède un principe rationnel, autre chose de

dire qu’il y a un dieu en nous. L'homme ne peut plus alors s'identifier sans réserves à ce principe divin. Les injonctions

qu’il en reçoit, et même l’obéissance qu’il leur témoigne, il ne peut plus se les attribuer à lui-même; ce n’est plus lui qui

remporte la victoire, c’est le dieu en lui. Et cela requiert une absence de démesure si rare et si difficile à obtenir que Platon

ne tente pas, comme son disciple, un sauvetage de [’« égoïsme ».

L'amour de soi condamnable est si « naturel » à l’homme que le mouvement de délivrance devra s’élever à l'amour de Dieu et substituer à la volonté « naturelle » une volonté étrangère pour Ja faire nôtre : « Ce n’est pas soi-même ni ce qui est à soi qu’il faut chérir, si l’on veut devenir un grand homme,

mais la justice, qu’on la réalise soi-même ou qu’elle soit encore 1. Îbid., 726 a sq. o. Apol., 29 e 1-23 Phéd., 115 b 6. 3. Tim., 90 a. En +

. Eth. Mic., IX, 8, 1169 a 12-15.

. Lois, V, 931 d'fin.

LE

CULTE

95

SPIRITUEL

se garder mieux réalisée par autrui... Tout homme doit donc à ceux de s'aimer beaucoup soi-même; il faut qu'il s'attache

propre. » qui valent mieux que lui, sans égard pour son amours ! ». L’égoïsme est « le plus grand des défaut dialecNous avons vu comment, au cours de la recherche

ces tique, les thèses « personnelles » s’effacent derrière les exigenent consentem essentielles. Cette abdication de nous-mêmes, ce

l’âme à l'Être nous restitue notre personnalité propre, celle que note a reçue de l’astre, Que nous en tirions avantage, comme le

le motif Aristote, rien n’est plus évident. Mais ce n'est pas là

du qui nous fait agir. La course aux avantages est le propre

prétendant non épris ?; l’amoureux authentique ne veut que

la présence et l’adoration. En même

temps qu’il cherche à

dre rendre l’aimé le plus parfait possible, il essaie de se ren

semblable à celui qui « vaut mieux» que lui-même. Cest ainsi que l’homme sage et juste « prend soin de la partie divine et garde en bon état le génie (démon) qui habite en lui * ». Dans lEuthyphron, Socrate avait raillé une définition proposée par le devin : la piété est un soin consacré aux dieux.

Tout soin améliore celui qui en est l’objet; les dieux, parfaits

en tout point, faudrait-il, par nos soins, les rendre meilleurs 4? Mais le Timée découvre un sens nouveau

à cette formule, et

confie à nos soins la divinité là où sa perfection est la plus

fragile, la plus vulnérable : le démon incarné en nous. On

ne saurait imaginer une surveillance plus étroite de

l’homme par Dieu. Dieu est logé en nous, et l’homme, à tout

instant, vit dans sa présence.

Plus même

: ce dieu, en un

sens, c’est l’homme même. Mais l’homme n’en est aucunement divinisé; ce « génie en lui », il tient à l’homme de l’offenser, de le dégrader et, par une vie d’injustice et d'ignorance, de

le « mortaliser $ » entièrement. « S’assimiler à Dieu $ », prendre soin de son âme, il ne suffit pas de dire que c’est mener une vie d'intelligence et de vertu. L'animal, qui nous persuade à chaque instant qu'il est nousmêmes, guette la raison là où elle semble la plus forte, là où 1. Jbid., 732 a-b; 31 d fin. A rapprocher de p. 102, n. 8-10. 2. Phèdre, premier discours de Socrate. a. Tim., 90 c.

4. ÆEuthyphr., 12 e 5gg.

5. Phéd., 83 d; Tim., 90 b. 6. Thékt., 176 b; Lois, IV, 716 c-d.

96

LA RELIGION

DE

PLATON

elle semble exercer sans défaillance sa fonction hégémonique. La partie basse de notre âme, contrainte à la volonté du meilleur et résignée à sa défaite, voudra assurer une subtile revanche à ses penchants humiliés et rapporter au moi la victoire qui revient à la seule raison. Or, le seul vainqueur est le « démon en nous » et le Bien dont il a pris les ordres. Même

lorsque nous atteignons au seuil de la perfection, il

n’y a nulle exaltation du moi. Au moment où notre ressemblance

avec le dieu semble le plus achevée, jusqu’à se fondre dans une

identité essentielle, l’homme confesse qu’il n’est point dieu, que ce qu’il y à de divin en lui n’est pas lui-même, mais un

démon, autre que lui, offert à son adoration et à son culte, mais non à sa domination ni à son orgueil. L'amour de soi dont la

forme la plus élevée est le sentiment de l’honneur, ne peut inspirer qu’une « vie grossière », au prix de l’amour qui veut « rendre honneur {», plutôt que d’être honoré. On songe à

Thémistocle attribuant aux « dieux et aux héros ? » la victoire

dont il fut le principal artisan. Dans la prière également, l’homme doit lutter contre « ce désir universel... que les choses arrivent au gré de sa propre volonté $ ». Au lieu de demander aux dieux l’exaucement de ses désirs, souvent déraisonnables #4 au lieu de vouloir forcer

la main à la divinité, par des sacrifices ou des pratiques de magie 5, l’homme doit d’abord apprendre à prier, apprendre ce qu’il faut demander : la sagesse 5, Dans la prière non plus, la religion ne peut être séparée de la philosophie. Le dialecticien, en quête des Formes, prononce des prières et des invo-

cations, de peur que sa propre ignorance ne se substitue au savoir d’en haut pour résoudre les apories. De là, le caractère en apparence impersonnel de la prière selon Platon. Dans les Lois, en accord avec l'interdiction des cultes privés, la prière est envisagée principalement en fonction du culte public ?; en tout cas, si elle s’accompagne de sacrifices, elle exigel’entremise

1. Phèdre, 256 b fin-c; la décadence de la Cité idéale commence lorsque

Due D

les gouvernants substituent à l'amour de la sagesse l'ambition et l’amour des honneurs. Hérod., VIII, 100.

Lois, III, 687 c.

Ibid., sgg.; VII, 8or a-c [Alcib. IT], 143 a.

. Lois, X, 909 &.

. Lois, III, 687 e fin; Phèdre, fin. Lois, VII, 796 c.

97

DESTINÉE DE L'HOMME

des prêtres; et quiconque, s’il le veut, peut y participer1; l État

exerce un contrôle sur les poètes et les musiciens qui composent

les prières chantées*, Le culte suppose certes, on l’a noté avec

raison *, la présence des divinités, mais 1l nc faut pas que cette

présence favorise, comme

dans les mystères,

l'exaltation du

moi. La prière essentielle, celle qui prie pour savoir et qui demande la sagesse, n’est que l’aspiration profonde de l’homme,

à travers toutes les recherches dialectiques, à se laisser guider par les exigences des Formes . VIII. —

DESTINÉE

DE

L'HOMME

Les âmes, incarnées ou non, ont leur place dans l'Univers

et prennent part à la vie du « grand Tout ». Bien qu’elles choi-

sissent librement leur vie, elles s’intègrent dans l’ordre cosmique

dont ne sauraient les faire sortir ni la démesure ni la révolte.

Le Monde se meut avec une régularité parfaite et, même en décomposant ce mouvement dans des alternances d’ordre et de déviation *, le mythe laisse intacte la constance même de ce mouvement circulaire. Pareillement, la vic des âmes est

conçue comme

un circuit; les âmes « montent ou descendent,

selon qu’elles perdent ou gagnent en intelligence ou en stupi-

dité 5», et « ce sont toujours les mêmes âmes qui existent 7 ». Réussite ou échec ne sont jamais définitifs (sauf pour les âmes qu’une vertu constante ou un vice inguérissable ont exclues du cycle des naissances). Tout, dans l’âme, dépend de la rai-

son

qui ne se perd pas une fois pour toutes et qui ne s’acquiert

que durant une vie ou des vies entières.

Ni le salut ni la perdition ne sont donc liés à des décisions ou à des actes srrévocables. Ce qu’on pourrait appeler révéla-

19

©

tion dans le platonisme ne produit jamais une « conversion » X, gog d sgg.; cf. IX, 854 k. Lois, VII, 8or-Boz d.

au

Ai

9

. P. Boyancé, ne 3.

Le Culte des Muses chez les Philosophes grecs, Paris,

1937,

98

LA RELIGION

DE

PLATON

définitive, et l'inspiration, l’illumination « brusque ! », la sagesse qui nous « advient d’elle-même ? » et qui « tombe je ne sais d’où # » n’a pas d'emploi dans cette science du salut qu'est la dialectique. D’où la critique de l'inspiration poétique (laquelle, cependant, est expressément attribuée aux dieux), parce qu'elle s’en va aussi soudain qu'elle est venue et laisse le poète aussi

ignorant qu'avant. Vertu et savoir sont toujours à conquérir; l'ignorance et le vice nous tentent à chaque pas. Toute déchéance peut grever l’avenir, maïs non, à de rares exceptions près, le compromettre irrémédiablement; une fois subi son chätiment, l’âme peut toujours se reprendre, puisque toute l’éternité du temps lui est offerte pour s’assimiler à Dieu qui, lui, est hors du temps. Mais l’exigence et l’exhortation veulent être écoutées constamment,

et c’est pour cela que chaque instant

du temps où l’âme entend cet appel est un « instant critique ». La Cité platonicienne renvoie de son territoire les poètes tragiques, parce que, dans la paix et dans la guerre, elle représente elle-même le plus beau des drames 4; de même l’homme libre ne se fera ni auteur ni acteur 5, parce qu’il devra, par sa vie même, composer le seul poème dramatique qui soit digne de lui : celui qui imite non des images, mais les Valeurs. Mais ce drame vécu semble exempt de tout élément dramatique : rien d’irréparable ne peut arriver à l’âme; il ne comporte ni péripéties tragiques ni même de dénouement, puisque la mort n’y met pas un terme.

Il ne saurait donc y avoir de drame sacré dans la religion de Platon. Les âmes ne s’amendent qu’au cours d'innombrables existences; la dialectique a besoin du loisir et n'accepte pas d'être « pressée par l’eau qui s’écoule 5 ». Le temps et l'instant où se nouent, se condensent et se concluent les drames des poètes et les drames humains, font naître l'illusion que la Nécessité aveugle l’emporte sur l’action du Bien. La poésie dramatique

(où chaque acte, chaque parole sont chargés de sens et lourds de conséquences, où rien n’est indifférent, où nulle parole ne

DERRE? ES

peut se reprendre, nul acte ne se peut réparer} est un art de Théét., 162 € 9. Euthyd., 282 c 2. Crat., 396 d'1. Lois, VIX, 817 ë. Rép., III, 394 € sg. Théét., 172 d.

DESTINÉE DE L'HOMME

09

tromperie. Le drame philosophique ne se termine jamais ni

dans le désarroi ni par un cri de victoire; « achevés » ou apo-

rétiques, les dialogues s’achèvent par une exhortation à la philosophie; aucun échec n’est définitif, aucune découverte n’est acquise. D'où enfin l'absence, chez Platon, de tout élément pathétique.

Ii où ne au

ne faut pas se complaire dans les difficultés du « combat 1 » nous sommes engagés. La victoire qui nous est proposée se remporte ni par une décision ni par un acte; elle s'obtient bout de patients efforts et conduit à un état, à cette vie

calme et sereine que mènent les divinités astrales ?, non précisément en vertu d'une victoire dramatique, mais par une nécessité fondée en être. Rien n’eût été aussi antipathique à Platon

que le culte du « sentiment tragique de la vie ». La tâche de

l’homme ne consiste pas à aviver et à exalter les déchirures de sa conscience, ni à faire cause commune avec Îles coups du hasard qui l’accablent et à leur témoigner par ses gémissements ? une considération qu'ils ne méritent pas. Le drame

spirituel, au-delà des péripéties qui voudraient forcer notre

adhésion, tend vers l’hymne # qui ne conte pas quelque récit,

toujours

mensonger,

intemporel $.

mais

qui

rend

témoignage

de

l’Être

1. Rép., X, 608 b 4.

2, Cf. chap. Il, I.

3. Rép. X, 604. 4. CF. plus loin p. 110 sg. _&-. Voir notre article sur Le Problème de la Tragédie d’après Platon

Et. Gr., t. LXT,

pp. 103 sgg.].

1948, pp.

19-63).

[Réimpr.,

in

(Rev.

Questions platoniciennes,

CHAPITRE

LA

I. —— Cirré

IE

CITÉ

ET

ÜNIVERS

Toute la cosmologie du Timée est le premier acte d’un drain qui devait représenter les hauts faits des Athéniens légendaires, citoyens de la Cité idéale. Dans l’analyse la plus « réaliste » que Platon ait donnée de l’art politique vient s’insérer un grand mythe cosmologique. — Pas plus que l’homme, la Cité n’est Ja mesure

de toutes choses.

Comme

l'horme,

elle doit

connaitre et tenir la place qui lui revient dans l’ensemble de l'Univers. Origine et destinée de la Cité sont liées aux aliernances cosmiques. Née au cours du cycle rétrograde, où la Nécessité est en lutte contre l’Intelligence divine, la Cité, avec son

appareil de lois et de sanctions, doit imiter ! le règne de Cronos où les commandements,

promulgués

par la sagesse des

‘démons, ne se séparaïent pas, chez le troupeau, de l’obéissance ni de la félicité. L'organisation même de la Cité idéale rappelle en plusieurs points l’ordre du Monde décrit dans le Timée. KRelatant la genèse de l'Univers, Timée s’aperçoit qu'il parle «un peu au hasard ? » : au lieu de décrire d’abord le corps visible du Monde, il eût fallu commencer par la naissance de l’âme, car l’Ame du Monde est plus ancienne que son corps et lui commande en maîtresse. De même, l'origine de la Cité 1. Polit., 269 c sgg.; Lois, IV, 713 e sqq.

2. Tim., 94 c.

102

LA

RELIGION

DE

PLATON

est attribuée d’abord aux besoins qui contraignent les hommes

isolés à mettre leur travail en commun ! Plus tard seulement,

on comprend que la condition la plus nécessaire à l'existence

de l’État ne réside ni dans les artisans ni même dans le corps

des citoyens, mais dans les gouvernants ?. — Toute la substance corporelle entre dans la composition de l’Univers, afin que l'Univers soit unique, parfaitement achevé et qu’il ne subsiste rien qui, de l'extérieur, puisse l’attaquer et lui arracher quelque partie consubstantielle 3. La Cité des Lois ne saurait éviter

grec. Mais sa

toute relation avec les autres Cités du monde

perfection n’a rien à gagner au contact des États qui, tous, sont si mal gouvernés

qu’ils ne méritent même

pas le nom

ni le titre d’État 4. L’autarcie de la Cité s’établira donc par tous les moyens : fortification mentation sévère des voyages naie qui n'ait cours que sur Pour que l'Univers puisse

constante des frontières 5, régleà l'étranger 5, usage d’une monle territoire national ?. subsister sans dommage, toutes

ses parties doivent s’harmoniser exactement,

de manière que

le Tout soit unifié et qu’on puisse le dire « doué d’un amour suffisant pour lui-même 8 ». La Cité, elle aussi, devra s’unifier dans la 4 concorde » et l’ « unanimité * » et devenir,

comme

l’âme parfaitement harmonisée, « amie d’elle-même “° »; le même événement devra susciter chez les citoyens mêmes joies ou mêmes afflictions; la propriété personnelle sera suflisamment réduite pour ne pas constituer une source intarissable de dissensions 11: toutes les « passions Æ » seront orientées, le plus possible, vers le bien commun, afin de ne pas attenter à l'unité

de l’État.

La cohésion du Monde est assurée par des lois harmoniques; le Démiurge fait surtout œuvre de calculateur **. La science de 1. Rép., II, 369 b-c.

2. 3. 4. 5. 6.

Rép., IV, 428 e sq. Tin, 33 4. Rép., IV, 422 e; Lois, XIL, 950 a. Lois, VI, 760 e. XII, 950 d. . V, 742 a. & Tir, 34 b 8. — Cf. E. Dréhier, Science ef Humanisme, p. 59 €t n. 2. 9. -Hcib, I, 126 c 1-5; Rép, I, 351 d 5-6; IV, 442 6 10, d 9. 10. Rép., IV, 443 d 6; Lois, V, 743 c 8. 11. Rép. V, 462 be; Lois, V, 739 b fin sgg. 12. Rép., V, 46a c-d (d 5). 13. Tim., 32 b fin, 33 a 6-7, 340 9.

CITÉ ET UNIVERS

103

l’arithmétique est nécessaire, non seulement aux gouvernants,

mais, jusqu’à un certain degré, à tous les citoyens 1, Outre son utilité pratique évidente, elle permet de régir la Cité d’après

les lois harmoniques qui règlent le mouvement et de l'intégrer dans l’ordre cosmique À.

de l'Univers

La régularité des révolutions célestes suppose des astres en nombre déterminé 3; seules des âmes dont le nombre est cons-

tant peuvent assurer une circulation régulière de la vie dont

elles sont porteuses 4 De

même,

le nombre des citoyens, ou

plutôt des foyers, doit être invariable. Fixé en fonction de

l'étendue du territoire, se prétant à des subdivisions commodes, ce nombre sera maintenu par le droit successoral. Si une surabondance de naissances devait compromettre l'équilibre essentiel de L'État, on s’en débarrassera pacifiquement en déversant

ce trop-plein dans une colonie 5. Pareilles mesures, inutile de

le rappeler, correspondent avant tout à des intentions politiques

et économiques, d’ailleurs courantes dans l’antiquité, au point que l’on a pu parler d’un « malthusianisme en Grèce 6 ». Mais

il faut noter également qu’elless’accordent à la fois avec le mysti-

cisme des nombres et avec des vues cosmologiques très précises. L’Ame du Monde « étendue partout, depuis le centre jusqu’à l'extrémité du Ciel et enveloppant le Ciel du dehors ? », « main-

tient tout 8»; les divinités astrales ne sc désintéressent d'aucune parcelle de ce monde confié à leur sollicitude ?, Les chefs d'État eux aussi auront l’œil à tout, et le principe gouverne-

mental est clairement formulé : « Dans la mesure du possible, rien ne devra être laissé sans surveillance 11, » Ce principe est conforme à la fois à l’ordre cosmique et au gouvernement de l’Intelligence divine dont la légende nous a conservé le souvenir H, Il faudrait le détacher de ces deux sources où il puise 1. 2. 3. 4.

Lois, Lois, Tim., Ibid.:

V, 746 e 5gq.; VII, 809 6, 817 € sqq. V, 546 e sgg.; VI, 971 b. 41 dfin. . Réb., X, 611 a; Phéd., 30 © sqq.

5- Lis, V, 737 6, esg.; 7406, e.

6. G. Glotz, Études sociales et juridiques sur l'Antiquité grecque, Paris, 1906, p. 224. 7. 8. 9. 10. 11,

Tim., 36e. Lois, X, 899 a 6. Lois, X, 900 c-903 a. VI, 760 a fin. P. 101, n. 15 p. 79, n. 6.

104

LA

RELIGION

DE

PLATON

son inspiration et sa légitimité, pour y voir le fondement d’un régime tyrannique.

Pas plus que l’Univers visible, la Cité « idéale » ne se confond avec son « Modèle dressé dans le Ciell». Le Démiurge du T'imée et les dialecticiens-gouvernants de la République organisent la matière cosmique ou sociale, selon les exigences du Modèle intelligible. Mais celles-ci ne sont pas toutes-puissantes, et le Timée,

après

avoir

relaté les « œuvres

de la Raison », doit

prendre un nouveau départ pour décrire les « œuvres de la

Nécessité ? », L'équivalent de cette seconde partie manque dans

la République; quand intervient la cause errante, c’est uniquement pour dégrader et pour disloquer la Cité idéale *. Or,

même cette Cité, sous peine de se confondre avec son Modèle

doit subir l’action de la Nécessité. C’est à préciser cette action

que s’emploient les Lois qui soutiennent, avec la République,

le même rapport que la seconde partie du Timée avec la pre-

mière À.

Tout

État, en effet, du seul fait qu’il se « réalise 5», a

besoin de lois écrites 6. La République se borne à réglementer l'éducation des gardiens, afin que la Cité ne manque jamais de chefs dans lesquels puisse s’incarner la raison souveraine.

Ces mesures législatives, pour peu nombreuses qu’elles soient,

impliquent déjà la coopération de la Raison avec la Nécessité, de même que le Démiurge, avant même l'avènement de la

Cause errante, est obligé de recourir aux« causesadjuvantes ? ».

Et, comme la seconde partie du Timée, les Lois, tout en mainte-

nant le primat de la Raison, précisent jusque dans l'infime Les situations concrètes8 détail l’action de ces causes matérielles. auxquelles s’appliqueront les dispositions du code sont des manifestations de la cause errante dont le législateur se sert,

comme le Démiurge, pour « parvenir, dans la mesure du pos|

1. Tün., 28 a; Rép., IX, 592 b déb.

2. Tim., 47 e; cette bipartition du Timée est magistralement commentée

dans l'analyse de Cornford. — Cf. plus haut p. 50-52. 3. Rép., VIIE, 546 a 5gg.

|

4. En décomposant la coopération entre Raison et Nécessité dans une

succession périodique, on obtient : Cycle de Cronos : cycle actuel {Polit.) = République idéale : décadence de la Cité (Rép., VII)5. Cf. Rép., V, 473 a. 6. Polit., 301 e; Lois, IX, 875 d. 7. Tim., 46 c fin. 8, P. 49 sq-

105

LA TRADITION

sible, au résultat le meilleur 1». Précédé d’un « préambule » et suivi d’une sanction ?, l’énoncé de chaque loi est une victoire

que la Raison remporte sur la Nécessité; persuasive ou contrai-

gnante, la loi, « chose divine et admirable », interprète, face

à la cause errante, les exigences de la Raison à laquelle, d’ail-

léurs, son nom même l’apparente visiblement (nomos-nofûs II. -- LA

RELIGION

DANS

LA

CITÉ

r. La Tradition

Quand il considère les caprices de la Cause errante, le législateur s’aperçoit qu’ils ne sont pas capricieux tout à fait. Les États les plus déplorablement gouvernés, du simple fait qu’ils

parviennent à subsister, témoignent d’une « force naturelle de

résistance 4» qui ne peut être qu’un don divin. Même

quand

l'Univers du mythe s’en va à la dérive, il n’est pas entièrement « abandonné » de Dieu, puisqu'il parvient à se rappeler, si peu que ce soit, « les instructions de son Démiurge et Père 5 ». Dieu n’a pas attendu le législateur philosophe pour organiser la vie politique. C’est à la divinité, non à des hommes, qu'il faut attribuer l'établissement des lois antiques 6, et c’est grâce à ces lois, même lorsqu'elles ne sont plus comprises ou mal appliquées, que les Cités existantes doivent d'exister encore. Dès l’origine donc, la Raison a pris en main la matière sociale, et le législateur philosophe, qui pénètre les exigences absolues de la Raison plus facilement que les procédés contingents par lesquels elle « persuade » la Matière ?, n’aura garde d’ébranler la stabilité d’un État, fondée sur la tradition. Il a toujours

raison de critiquer, au nom

de cet absolu qu'est la « juste

mesure », telle Cité ou telle de ses institutions; il aurait tou-

op G9 1 2 ONE

jours tort, et même agirait contre la piété , s’il se faisait révoTim., 46 c fin. Lois, LV, 719 e sqg.

XII, 957 €.

Polit., 302 a.

. Ibid., 273 b 1-2.

Lois, déb.

7. Cf. le sort, attribué soit au hasard, soit à un dieu (pp. 81-83). 8. Leitre VII, 331 b-d.

106

LA

RELIGION

DE

PLATON

lutionnaire ou si, appelé au pouvoir, il entreprenait de légi-

férer à neuf, au mépris de la tradition. Si le dialecticien s’attache

à la seule raison et ne reconnaît l’autorité ni d'Homère ni de Simonide, le législateur s'incline devant Lycurgue ou Solon. Dans la tradition des temps reculés ou dans la source toujours

jaillissante de l’oracle de Delphes !, la Divinité nous révèle les procédés par lesquels la Raison persuade la Nécessité et lui impose un ordre stable. Parmi les traditions, les plus vénérables concernent la reli-

gion. Déjà la République, pourtant construite selon les seules exigences intelligibles du Bien, a fait dépendre l’établissement de la religion, non pas de la dialectique, mais de la tradition et de l’oracle de Delphes; elle avait même appelé les lois relatives au culte « les plus importantes, les plus belles et les premières ». Ces lois portent sur la fondation des temples, sur le culte des dieux, des démons et des héros etsur le culte des morts*. Les Lois conservent fidèlement ce code de la religion et inter-

disent au législateur d’y rien changer . Mais, prolongeant la République, elles montrent concrètement comment ce code régira la vie de la Cité et comment la religion pénètre la politique. L'ensemble du territoire national ainsi que chacune des cir-

conscriptions administratives sont consacrés à une divinité“;

les assemblées se tiennent dans les sanctuaires ÿ; certains hauts

fonctionnaires sont investis de la prêétrise 5; l’année est divisée en portions marquées par des fêtes que multipliera le législateur, d’accord avec l’Oracle, afin qu'aucune divinité ne soit

négligée dans le calendrier liturgique ?. Les divinités auxquelles s'adresse le culte officiel sont surtout les dieux olympiens et nationaux, les démons et les héros À,

Les divinités astrales, si importantes

dans la cosmologie du

Timée, «ne sont pas à proprement parler l’objet du culte public ® »; de même que le Phèdre leur attribue les noms des

pou pape pr

Rép., IV, 427 c; V, 469 a; VII, 540 c; Loës, passim.

Rép., IV, 427 b.

Lois, IV, 716 d 5gq.; V, 738 b-c; Epin., 985 c-d.

V, 740 a; 745 D sqgq.

VI, 767 c-d; 755 e sq.; XII 945 e.

. XII, 947 2, 951 d'fin.

| VII, 799 a-b. et Apollon) (Hélios 5gq. e 945 . P.ex. IV, 717 a-6. — Cf. cependant XII, 555 . O. Reverdin, La Religion dans le Cité platonicienne, Paris, 1945, P.

cf. notre c. r. in Rev. d’Hist. des Religions, 1949, pp. 240-244.

LA TRADITION

divinités homériques !, la prétendue * apologétique

107

des Lois,

après avoir scientifiquement prouvé la divinité des astres, passe

insensiblement aux « dieux qui habitent l’Olympe * »; c’est à ces derniers qu’elle attribue la justice et la providence dont il

eñt été difficile, devant l'opinion vulgaire, de faire hommage

aux divinités astrales. En maints endroits, les Dialogues avaient protesté que nous

ne savons rien des dieux 4, que nous les imaginons seulement ÿ, qu’il faut s’en remettre aux poètes qui se disent descendants

des dieux, « quand ils assurent qu’ils débitent là leurs histoires de famille 5 ». Ainsi a dû juger la raison, parce qu’elle ne pou-

vait fonder aucune science ferme sur des traditions poétiques

souvent choquantes et, pis encore, contradictoires; aucune opinion, si antique soit-elle, ne renferme une vérité sûre et qu'on doive soustraire à la vérification. Mais dans la démarche descen-

dante et dans l’action, la dialectique retrouve, comprend et revalorise les images et les opinions qu’il a fallu mettre en

doute pour accomplir la montée jusqu’au Bien. Le dialecticien

qui devait laisser là Euthyphron, Ion, Simonide, pourra, législateur, rattacher ces traditions au Principe intelligible d’où

elles procèdent. Les Lois organisent avec minutie ces devoirs religieux où, en face d’Euthyphron, Socrate s'était refusé à voir des pratiques de piété. De même le Politique, en vertu de la science souveraine, réhabilite toutes les professions qui, au départ, avaient fait figure de techniques séditieuses et révoltées contre la science politique. Ici comme là, la redescente dialec-

tique ordonne et restaure les pratiques aveugles et, de fausses valeurs, fait des valeurs dérivées. Telle est la justification dialec-

tique des traditions religieuses. Il faut ajouter que « c’est le culte national qu’il se préoccupe de maïntenir...; l’impiété qu’il réprouve et qu'il prétend réprimer est celle qui fait offense à la religion des pères; et pour cette religion, ses accents

émus ne sont pas cherchés 7». Le dialecticien retrouve les tradi-

tions auxquelles, semble-t-il, l’Athénien n’avait cessé d’adhérer.

ES ES

Phèdre, 245 e sq. et la note de L. Robin ad. loc. Cf, p. 117 5g. X, 904 e. Crat., 400 d. Phèdre, 246 c-d.

Tim., 40 e (trad. A. Rivaud).

Gernet-Boulanger, Le Génie grec dans la religion, p. 389.

108

LA

RELIGION

DE

PLATON

L'acceptation de la tradition, si peu conforme à l'esprit dialectique qui rejette toute autorité, tient une place importante

dans « la religion de Platon.»; non seulement, ce qui va de soi,

dans la religion traditionnelle des Loës, mais dans les exigences essentielles ? et les mythes sur lesquels s'appuie la dialectique. Ni la raison, portée à la spéculation sans frein et au rationalisme borné, ni la ferveur, tentée par la superstition et l’illu-

minisme, ne peuvent se passer, même en unissant leurs efforts,

des servitudes bienheureuses que leur imposent la tradition et le « donné » inéluctable sous toutes ses formes. Si l’on voulait poursuivre le problème

de l’individualisme

chez Platon, on

trouverait sans doute que la valeur reconnue au « singulier » s’attache, non à Findividu même (l’amour de soi reste « le plus grand des défauts »), mais aux créations de la tradition dans le domaine de la Cité, L’historien aurait tort d’y voir

simplement un préjugé de l’aristocrate athénien; en tout cas, si préjugé il y a, il pénètre la philosophie tout entière de Platon.

La

fidélité et l’obéissance dont le Socrate du Criton

témoigne à l'égard de la Cité et « du Dieu » ne diffèrent pas essentiellement de celles que le philosophe apporte aux mythes et aux exigences ?, 2. Gulle et sentiment religieux Comme la République, les Lois réservent la connaissance de Ja Réalité suprême à une infime élite $, Mais pour que l’unité de la Cité soit assurée, tous les citoyens, de près ou de loin,

par science ou par opinion, devront approcher le Bien. Et puisqu'il ne saurait s'agir d’éveiller toutes les consciences à la philosophie, l’on ne peut plus définir le devoir spécifique de Phomme comme la dialectique #, et le législateur proclame que « pour l’homme de bien, le moyen le plus beau, le meilleur et

le plus efficace pour parvenir à une vie heureuse consiste à sacrifier et à rester en constants rapports avec les dieux par les 1. P. ex. Phil., 28 c, 30 d.

2. Cf. Le Parad. dans la Dial. pl., pp. 100-102. 3, XII, fin. 4. P, 91, n. 4.

CULTE

ET

SENTIMENT

RELIGIEUX

10g

prières, les offrandes et l’ensemble du culte 1». Comme le Démiurge ou les divinités astrales ? nous ont révélé les Formes qui se laissent ressaisir dans l’acte de la réminiscence, de même Je culte ct les fêtes nous ont été donnés par les dieux bienveillants qui, prenant en pitié le genre humain accablé sous Île

poids des besognes quotidiennes, nous ont ménagé dans les fêtes des instants de répit 3. Il faut même renverser l'opinion

courante qui ne voit dans les fêtes que des jeux où s’interrom-

prait le sérieux de la vie. Au contraire, tout le sérieux de notre

vie est dans ces fêtes où nous avons les dieux pour compagnons #; le reste, toutes les occupations de la paix et de la guerre, il ne

faut l’organiser qu’en vue du culte et en faire des causes adjuvantes pour notre bonheur réel $. C’est en faveur de la religion que s'opère ici le renversement des Valeurs que la dialectique produit dans l‘âme humaine. Toujours ce qui nous paraît

comme la réalité la plus sûre et la plus sérieuse doit s’effacer

au prix d’une « réalité réellement réelle », et toujours il s’avère que nous faisons « tout le contraire de ce qu’il faudrait 6 ». Le philosophe se soucie des nécessités de la vie uniquement pour se ménager d’autant plus sûrement les « loisirs ? » que

réclame le « jeu sérieux © » de la dialectique; le citoyen accep-

tera toutes les servitudes de la vie politique, parce que seule une Cité bien gouvernée ? lui permettra, au cours des fêtes religieuses, de s’adonner à ce qui seul mérite un soin soutenu

et grave, et de prendre conscience de ce qu’il est réellement, sérieusement : « une plante, non pas terrestre, mais célestel®».

Transposition, sur le plan politique, de la philosophie libératrice, la religion devra, comme celle-ci, accomplir une œuvre

+

d'éducation. Pour cela, elle s’aidera avant tout de la musique, de la poésie, de la danse. S’ils sont bien dirigés, les arts agissent par l’agrément sur la partie inférieure de l’âme et lui rendent . Lois, IV, 716 d.

+ Le

B

. Tim., 41 6 2; Phèdre, 247 a-250 fin. . Lois, IL, 653 d; cf. Strabon, X, 3, 9. 11, 665 à. 5. VII, 803 d-e. G. Gorg., 481 c. 7. Théët., 179 €.

8. Parm., 137 b. 9. Cf. VIII, 828 e. 10. Tim., Go a.

110

LA

RELIGION

DE

PLATON

sensible, sous les attraits de la beauté,

la bonté de la vertu

et de la raison !. Mais il faut qu'ils soient bien dirigés. La critique adressée

aux arts, devenus profanes et qui devraient concourir aux fêtes

religieuses, s'inspire des mêmes considérations que l’interdiction des cultes privés; la religion se propose le même but que

la politique et la dialectique : délivrer l’homme de ce « défaut inné » qu'est l’amour de soi ? et lui faire acquérir les vertus philosophiques ÿ. Les cultes privés menacent l’unité de la Cité, et des raisons

politiques,

s’ajoutent

auxquelles

des préoccupations

d’ordre

dénoncé

ailleurs

rituel #, expliqueraient assez les mesures répressives dont ils sont l’objet. Maïs ce qui est réprouvé surtout dans les considéde soi, si clairement

rants 5, c’est l’amour

comme le principal obstacle à la vraie piété $. Toutes les pratiques visées proviennent de gens qui ne chérissent rien autant que leur propre personne. Ils rapportent le moindre événement

à eux-mêmes; qu'ils soient effrayés par un songe ou qu’ils soient tombés

sur quelque

aubaine,

toujours,

à coups de vœux

et

d’offrandes, ils mettent les dieux en peine et en cause. C’est là « déshonorer » leur âme divine et la plier à une coupable suprématie de l’âme mortelle 7, Alors qu’il faudrait nous accorder nous-mêmes sur la divinité, ces superstitieux interprètent

l'ordre cosmique à partir de leur propre personne. Or, la tragédie aussi remplace le culte des dieux — qui était son office primitif — par le culte du moi. Mettant en scène

des personnages qui « agissent », elle représente « le bonheur et l’infortune 8 ». Mais l’homme nc peut, semble-t-il, supporter ni l’un ni l’autre, sans mettre en cause la divinité. Les poètes tragiques insistent complaisamment sur lès diverses péripéties

de la vie humaine, s'interrogent sur la justice divine et concluent

1. Lois, II, 6506 59., 663 b sgg.; Rép., III, 4ot d's9q.; cf. Festugière, Contemplation, etc., p. 366 sgg. 2. P, 94 sq. 3. Sur tout ceci voir notre article sur Le Problème de la Tragédie d'après

Platon (Res. Ët. Gr., t. LXI, 4. Lois, X, 910 a 6.

1948, pp. 19-63).

5. X, 909 € sgg. 6. V, 931 d sqg. 7. V, 727 b.

8. Phèdre, 268 c; Rép., X, 603 c; Lois, VII, 817 b sgg.; cf. Poét., G, 1450 a

15 599. 29 59g7 3 1448 a 2B sgg-

CULTE

ET

SENTIMENT

RELIGIEUX

TITI

volontiers par la démesure ou par la révolte. Platon était trop

artiste pour vouloir substituer au drame des pièces d’édification

dont l'intrigue, pour être pieuse, aurait dû renoncer à être

dramatique. Aussi les Lois, pourtant radoucies à l'égard d'Homère 1, maintiennent-elles la condamnation globale de la tragédie ?. Essentiellement immoral, le poème dramatique

ne saurait entrer ni dans l’éducation civique ni dans le culte. Et Platon oppose aux tragédies des « chants de bon augure »,

hymnes ou prières consacrés aux dicux, aux démons, aux héros

et aux hommes de bien morts dans la justice #.

La musique, en effet, représente, elle aussi, des actions, dont

Platon nous dit qu’elles sont soit violentes soit volontaires #. Or, dans les deux cas, il faut agir selon certaines normes qui

s’exprimeront dans les modes musicaux : face au danger ou contre les coups du sort, il faut faire preuve de courage; dans les travaux de la paix ou devant la réussite, on doit montrer de la modération, de la modestie, de la douceur 5. Voilà que

réapparaissent les situations tragiques : bonheur etmalheur, et voilà comment on doit se comporter dans l’une et dans l’autre.

Dès lors, il est évident que le ressort tragique est brisé : comment éprouver crainte et pitié pour un homme

qui domine le dan-

ger? Le sublime remplaçant le tragique, ce qui subsiste de la tragédie dans la Cité idéale, c’est la louange des dieux et l'hymne héroïque. Ces chants, qui sont en même temps des prières 5, mettent les auditeurs en face des divinités qu’ils offrent

à leur culte.

Courage et douceur, ces vertus que traduiront les modes musicaux, sont compris dans les devoirs religieux * et règleront les rapports des citoyens entre eux. Or ce sont des vertus pro-

prement dialectiques. La douceur se manifeste dans les entre-

. IT, 658 d. . VII 817 6.

3

le

tiens sous forme de « bienveillance $ » et d'absence d’« envie ° ». C’est une vertu « philosophique », parce qu'elle repose sur

Un ep

Co

. Rép., X, 607 a; Lois, VIT, 800 c sqg.; 801 d 5qq. . Rép., X, 603 c. . Rép., TITI, 399 a-c.

6. Lois, VII, 8or.

7. Lois, V, 732 e fin; 731 b-d.

8. Rép., VI, 499 a-500 a; Théét., 168 b 3-4; Leitre VIT, 344 b 5-6.

9. Réb., V, 476 e 6; VI, 500 & 4-5.

112

LA

RELIGION

DE

PLATON

une « connaissance 1». Le courage nous fait résister, dans la

recherche de la vérité, au mensonge, à la paresse, à la facilité 2.

« L'absence d’envie », pour les divinités astrales, consiste à

admettre dans leur cortège toutes les âmes qui ont « la volonté et le pouvoir » de les suivre %. A cette générosité divine corres-

pond, chez les citoyens, le désir de « communiquer leur vertu

aux autres 4». Tous doivent concourir avec les magistrats à

l'enseignement et au châtiment de leurs concitoyens; et c'est la douceur et le courage qui les en rendent capables $. La constitution prévoit des « concours » et des « prix » de vertu f. Mais, pas plus que le philosophe ne doit s’attribuer le mérite

du savoir qu’il acquiert, pas plus la vertu ne doit exalter la

personne où elle se trouve. L'antique principe de l’émulation change ainsi de sens. Ce n’est plus, comme lors des concours

tragiques, une rivalité entre individus : « toute la Cité s’exerce à rivaliser de vertu ? ». La vertu doit pénétrer la Cité entière, et il importe fort peu qu’elle se trouve en Pierre plutôt qu’en Paul 8. « L’absence d’envie », ainsi comprise, enlève au principe de rivalité son principal ressort, l’exaltation de l'individu, et le fonde sur l'amour du Beau, sur |” « admiration » qui ne demande rien pour elle-même, si ce n’est la « présence » et la

« contemplation ° ».

Les rapports entre les citoyens sont ainsi déterminés par le culte des dieux et la pratique de la vertu. Mais ils manquent peut-être d’une certaine affection, ils ne baïgnent pas dans ce climat de sympathie, de chaleur que les modernes trouvent par

excmple dans la famille9. Le problème de l'entraide matérielle

cst d’ordre politique, non moral !!, La seule aide véritable est

DESSNRER ET

. Rép., I, 375 e-376 b; cf. VI, 490 4.

Rép., VII, 535 d sqq.; cf. VI, 504 c. Phèdre, 247 a.

Lois, V, 30e.

- Lois, V, 730 sg. . XI,919 e, 922 a; XII, 946 a-d, 959 a. Lois, V,7314. | V, 7932 n-b. . Rép., VI, 500 c 7; Banquet, 211 d 7-8.

10. Les Lois rétablissent bien la famille, mais c'est dans l'intérêt de l’État (VI, 7973 a-d) et pour que le culte des ancêtres se perpétue (V, 729 c; IX, 878 a-b); au demeurant, Platon recommande fortement, selon le mode spartiate ou crétois, l'institution des repas én commun (ce sont en quelque sorte des mess), VIII, 842 6. 11. Rép, IV, 422 a; Lais, V, 744 de; VIII, 828 e; XI, 936 b.

RELIGION

ET

113

POLITIQUE

dans l’exhortation et dans l’enseignement. Le citoyen de la

Cité des Lois croirait rendre un service indigne à l’ami tombé

dans quelque disgrâce, s’il l’en plaignait plus qu'il ne voudrait

se plaindre lui-même, s’il était à sa place 1 Pas plus qu'il ne faut concéder aux passions cette revanche tortueuse qu’elles cherchent à prendre sur la raison victorieuse *, pas plus il ne

faut que notre désir de gémir % et de nous soucier trouve à s’employer et à s’affairer autour du prochain, afin de rétablir,

par détour, sa suprématie .

Le culte officiel, entière concourent individualité 5 et à naît qu’en face de

l'éducation civique et la vie politique tout ainsi à délivrer les citoyens de leur fausse libérer en eux cette partie qui ne se reconDieu. La religion des Lois accomplit pour

chacun des citoyens une œuvre exactement analogue que la dialectique opère dans l’âme des philosophes.

à celle

3. Religion et Politique

La Cité antique vivait et mourut avec son culte officiel. Elle se mourait déjà, à l’époque de Platon, et si les Lois rétablissent les traditions religieuses et les veulent raviver par des sentiments de piété, c’est parce que c'était le seul moyen de

maintenir vivante, avec la religion, la Cité même,

au mépris

peut-être de l’évolution historique, mais en pleine fidélité à

l'égard de la tradition. La Cité des Lois n’est cependant pas une « théocratie », si ce n’est au sens étymologique du terme.

Platon rejette formellement le gouvernement des prêtres 5, Si,

dans les Lois, certains hauts magistrats sont nommés prêtres d’Apollon et du Soleil 7, ce n’est pas que les prêtres soient

autorisés à concourir avec le politique; le pouvoir s’enveloppe

de la prêtrise, il n’en procède pas. En revanche, dans la mesure

où, dans les Lois, le Bien prend les traits de Dieu f, on peut en

ON

G3 D QU

Rép., X, Go4 b sgg.

P. g5 sgg.

Rép., X, 604 e. Phil., 48 a, 50 b. — Comp. Arist., Eth. Nie., IX, 11, 1191 b 3-22. P. 86 sgg.

Polit., 290 d sqq.

Lois, XII, 947 a. IV, 716 c; Rép., VII, 520 c; Polit., 283 c-284 da.

II4

LA

RELIGION

DE

PLATON

effet parler d’une « théocratie », mais c’est la même que dans

la République. Si le Bien, si Dieu, doit gouverner l'État, c’est

toujours par l'intermédiaire de ces savants qui s’appellent dialecticiens et dont la science est soumise au Bien, l'opinion à la tradition et à l’Oracle de Delphes. Qu'un pareil régime, sous le couvert de la philosophie ou

de la religion, puisse donner lieu à des abus, Platon l’a fort bien vu. Aussi n’y a-t-1] pas union personnelle entre le philosophe et l’autocrate : le Politique et les Lots placent les gouvernants sous l’autorité de la constitution écrite. Quant aux dialecticiens souverains de la République, ils sont aussi inconcevables

qu’un Démiurge façonnant l’Univers d’après les seulesexigences de la Raïson, sans se soucier de persuader la Nécessité 1, Il n’en demeure pas moins que le législateur, dans les limites imposées par la matière sociale et par la tradition, s'inspire de la seule raison;

quand

Platon décrit le politique idéal, il se

plaît à montrer combien son action, vue de l'extérieur, paraît arbitraire et capricieuse ?. Thème fréquent dans la philosophie

platonicienne : en nous faisant sortir de la Caverne, la dialec-

tique renverse nos valeurs reçues et nous fait distinguer ce que nous avions coutume de confondre : les images et les réalités, le sophiste et le philosophe qui se ressemblent comme le loup et le chien ÿ. Voir dans Platon, comme on l’a encore

essayé récemment 4, le précurseur et le théoricien de la tyran-

nie, c’est faire bon marché de la qualité fondamentale du dialecticien : savoir discerner les ressemblances et les dissemblances 5. Le Xe livre des Lois prévoit et punit trois formes de l’impiété : douter de l'existence des dieux, croire que les dieux se désintéressent des affaires humaines, tenir les dieux pour corruptibles par des prières, des sacrifices, des pratiques de magie. Ces mesures s’inspirent, tout en la prolongeant, de la tradition.

Mais elles s’accordent également avec la philosophie de Platon.

Car ce qui est affirmé ici en faveur des dieux traditionnels et 1. P. 104. Cf. Rép, IX, 592 b et voir W. Jacger : « The State within us »

(Paideia, II, pp. 354-357). 2. Polit., 203. 3. Soph., 231 a.

4. B. Russell, À Hist, of Western Phil., New York, 1945, pp. 105-118. — Cf.

La théorie platonicienne de la dénonciation, in Questions platonictennes, Pp. 173 5gg. 5. Soph., 259 d; Polit., 285 a-b. 6. Sur Les Lois contre l'impiété, voir Reverdin, La Religion, etc., pp. 208-241.

RÉLIGION

ET

POLITIQUE

115

qui ne leur revient que par une sorte de procession, ce sont les

qualités mêmes que la dialectique affirme du Bien d’où elles

procèdent et qui se précisent de plus en plus chez les Formes, chez le Démiurge, chez les divinités astrales : l'Exéstence; la

Bonté qui devient Bienveillance, puis Providence; enfin, l’Immutabilité qui devient régularité de mouvement, puis Justice incorruptible. La législation en matière

d'impiété projette sur le

plan politique les exigences fondamentales de la dialectique. Ce que la dialectique exige, la politique l'impose. Elle Fimpose

d’abord, comme dira Rousseau, en tant que « religion civile » dont l'acceptation suppose des « sentiments de sociabilité sans

“lesquels il est impossible d’être bon Citoyen ni sujet fidèle ? ».

Mais elle l’impose encore parce que la religion devra apporter au plus humble citoyen ce que la dialectique ne parvient à

donner qu'aux philosophes. Dès lors, la contrainte politicoreligieuse peut-elle, ou seulement le prétend, s’autoriser de

l'exigence dialectique ?

Le dialecticien qui fait voir la lumière à ses compagnons d’esclavage commence par les irriter contre lui, parce qu'il offusque leur vue habituée à l'ombre ?; Calliclès se révolte contre l’insistance que met Socrate à continuer la discussion et lui reproche d’être « autoritaire % », De fait, contrainte et autorité proviennent de la seule vérité; le dialecticien se contente d’obliger son partenaire à regarder

en face cette vérité dès qu’elle surgit au cours de la discussion. Car cette vérité est initialement cachée, loin d’être un savoir fermement possédé et qu’il faille imposer à autrui. Il arrive

parfois à Socrate de proposer une thèse 4, mais qui n’est qu’un point de départ; il faut bien que la recherche prenne un point d'appui 5. Or, la dialectique est une recherche en commun. Impossible de discuter si l’un des interlocuteurs prétend détenir la vérité et s’il refuse d'emblée d’être réfuté, Il ne s’agit

donc pas, comme dans les concours éristiques, d’imposer à Padversaire par tous les moyens une thèse personnelle, sous

peine de « perdre la face ». Il faut que les interlocuteurs libèrent

en eux le principe rationnel des servitudes passionnelles, car

Cr 4x ©

ND

=

. . . . .

Contr. soc., IV, VIII (p. 427, éd. Halbwachs). Rép., VIL 515 e sg. Gorg., 505 d5. Ainsi dans le Philèbe. Cf. Porphyre, Vie de Plotin, 19, 15-17.

116

LA

RELIGION

DE

PLATON

Ja raison adhère à la vérité, alors que la passion

vérité.

tient à sa

La recherche ne peut donc avancer qu’à travers des questions et des réponses. Même l'enseignement le meilleur doit être interrompu, éprouvé, maintenu vivant par des objections ou, tout au moins, par des approbations venant d’une conscience étrangère. Le moindre interlocuteur collabore encore avec Socrate et, s’il n’y a pas d’interlocuteur, le dialecticien, plutôt

que de se perdre dans le discours et dans l’évasion, discutera avec

lui-même.

demande

Ce

n’est pas,

à l'interlocuteur,

velilance », le consentement

avant

tout,

le savoir qu’on

c’est la « douceur » et la « bien-

à la vérité dès que celle-ci se

révèle au cours de la recherche commune {.

Cette « bienveillance » n’est pas, selon l’expression moderne,

le « respect des opinions d’autrui », ni même de la personne

d’autrui. Platon y aurait dénoncé un idéal de lassitude et de misologie. La personnalité, selon Platon, n'est pas le couvert derrière lequel Les fausses opinions pourraient délirer à loisir : hanc ueniam damus petimusque uicissim. Pourquoi respecter une

opinion dont la discussion devra précisément montrer la valeur

ou la non-valeur? Pourquoi respecter une personnalité qui précisément ne découvre sa valeur profonde que dans la mesure

où elle s'efface derrière les exigences essentielles ?? La bienveillance est l’absence de ressentiment envers l'interlocuteur et le souci de ne pas le tenir pour solidaire des puissances affectives qui lui masquent la vérité. Quaut à ces exigences mêmes, ce n’est jamais Socrate qui les impose; tout son rôle se réduit à prédisposer l’interlocuteur par des arguments, ou par des « incantations », de telle sorte que ces exigences s'imposent à celui-ci. Or, nous l’avons vu, la dialectique n’est pas purement discursive, « scientifique ». Si

l'interlocuteur n’est pas « de bonne nature », ce n’est pas la rigueur du raisonnement qui lui fera admeitre les exigences. Et l’on sait que Socrate n’acceptait pas de discuter avec n’im-

porte qui *,

Pour résumer ces trop brèves indications : une seule contrainte est permise au dialecticien : c’est d’obliger son partenaire à la 1. Soph., 217 c fin 59. 2. Pp. 41 sg et 95. 3. Théét,, 151 a-b.

|

RELIGION ET POLITIQUE recherche

117

et à la sincérité À, afin de préparer

les voies à la

contrainte, la seule efficace et réelle, exercée par la vérité. En tout cela, nul souci des personnes, mais de la seule vérité *, Revenons maintenant à la législation religieuse. Le politique non plus ne fait pas d'acception des personnes. Mais il n’a pas, comme le dialecticien, du « loisir ?» pour chercher et pour faire chercher; il lui faut gouverner à chaque

anstant. Dès lors la contrainte législative traduira dans le monde

de la nécessité les règles de la discussion dialectique. Les citoyens qui se refusent à la recherche et à la sincérité, on les cnfcrmera

dans la « maison de réflexion * »; ceux qui manquent de cette

« bonne nature » (que Socrate, semble-t-il, discernc même au

fond d’un Calliclès ou d’un Thrasymaque),

on ne peut plus

les envoyer chez Prodicos *; les gouvernants seront obligés de

les retrancher de la communauté f. Pas plus que la dialectique

n’est toute-puissante à l'égard des ignorants, l’apologétique ne saurait venir à bout de la résistance des impics. Dans le X£ livre

des Lois, l’impiété « est traitée avant tout comme social * ». Le seul dogme que Platon se croit en prouver rigoureusement, c’est la divinité des astres, y voit, non un dogme précisément, mais une vérité

un danger mesure de parce qu’il scientifique

conforme au « dernier état » de l’astronomie. Mais pour fon-

der là-dessus l’existence, la providence et la justice des dieux traditionnels (et, encore une fois, c’est à ceux-ci seuls que s'adresse le culte de la Cité platonicienne), Platon recourt ouvertement à la persuasion, à l’incantation $. Car le législateur, contrairement au Socrate des Dialogues, affirme détenir une vérité, et une vérité qu'il lui faut faire triompher à tout ‘prix. Dès lors, le principe même de la libre recherche n’étant plus donné, le législateur ne prétend aucunement faire œuvre dialectique : il se contente de « persuader » les impies, de les « adoucir autant que possible ». L'ensemble du X® livre n’est ni théologique ni apologétique; c'est, comme tousles préludes ?, 1. 2, 3. 4. 5. 6.

Apol., 29 e 3-4; Gorg., 482 b, 483 a 3, 495 a; cf. Rép., L, 348 e sq. Soph., 246 d 8-9; Phil., 14 b 6-8. Cf Théét., 172 c, 1795e 1. Lois, X, 908 s. Cf. Théét., 1517 &. Lois, X, 909 b sgg.

7 E. Bréhier, Hist. de la Philos., t. I, p. 160.

8. Lois, X, 903 a fin-b, gos c. g. À, 890 c, 907 d.

118

LA

RELIGION

DE

PLATON

le préambule à une loi dont le bien-fondé est ouvertement affirmé d’avance et qui s’imposera, échouer, par la sanction. III. —

DESTINÉE

DE

si la persuasion

LA

devait

CITÉ

Depuis que les hommes se sont réunis en Cités, il s’est écoulé un temps « incalculable : des milliers et des milhers de Cités sont nées et pendant le même laps de temps il y en avait tout autant qui étaient détruites !». Alors que dans l'Univers, les

cercles du Même

et de l’Autre s’harmonisent et impriment aux

corps célestes des mouvements réguliers ?, la vie des Cités, comme celle des âmes humaines # est soumise à des alternances et parcourt un circuit.

On ne saurait parler d’une évolution de la Cité ou, du moins,

si évolution il y a, elle est toujours régressive À. La condition [a

meilleure à laquelle puisse parvenir l’âme, c’est sa condition

d’origine. De même, la Cité bonne est toujours un début dont

la suite ne pourra que s'éloigner. La Cité bonne, bonne soit en vertu de sa simplicité 5, soit par la grâce de Cronos, est promise à la corruption. Si l’on veut classer, par voie géné-

tique, les différentes formes des constitutions, on prend pour

point de départ la Cité idéale 5. Mais, au moins, pour les âmes humaines, bien que « montant ou descendant selon qu’elles perdent ou gagnent en intelligence ou en stupidité ? », la condition primitive peut et doit être reconquise; condition de départ, elle est en même temps le terme de leurs efforts et la dialectique les exhorte sans cesse à s’engager dans « la voie qui

monte 8 ». La politique, elle, est moins persuasive, parce qu’elle

se reconnaît moins d’efficacité. Toute action violente étant inter-

dite au politique ?, il ne dépend pas de lui de construire la 1. Lois, III, 676 b-c. 2. Tün., 36 c-d. 3. P. 97.

|

4. «Il n’y a pas, chez Platon, d'autre évolution naturelle et spontanée

que cette décadence » (E. Bréhier, Hist. de la Philes., t. Ï, p. 155). 5. Rép. II, 372 e sgg.; Lois, III, 679 c6. Rép., VIIL. 7. P. 66, n. 1.

8. Rép., X, 62165. g. P. 105, n. 8.

119

DESTINÉE DE LA CITÉ

le Gité idéale. Dieu seul peut intervenir et reprendre en main terme gouvernail !, et cette intervention ne se place jamais au d'une

évolution.

Au

contraire,

elle renverse

le cours

d’une

évolution décadente. Aucune loi rationnelle ne peut la prée voir, et elle se présente toujours, aux yeux des hommes, comm un hasard, comme

une « chance divine ». C’est une heureuse

fortune qui fait rencontrer au dialccticien un tyran docile aux conseils de la philosophie ?. C’est une épidémie, une inondation

qui met fin aux Cités corrompues pour ne laisser subsister que des bergers, ignorants de l’astuce et de la perversité des citadins, et qui vont former, par leur vertu innocente, la société « primitive 3». Il n’y a donc pas de progrès, en dehors de la

philosophie. Les arts et les techniques, dont l'essor est tant glorifié au siècle de Platon f, ne sont nullement l'indice d’un

progrès. Ils ne sauraient en aucune manière profiter à une Cité

dont la seule bonté doit dépendre du Bien. De plus, on sait

que le cycle prochain les replongera

dans l’oubli ÿ; ce n’est

pas au génie des hommes, c’est à la bienveillance divine qu’il faut attribuer l’origine % des arts nécessaires à la subsistance du genre humain. Excepté la tyrannie, dont le degré de corruption ne peut

être dépassé, toutes les autres constitutions, pour peu qu'elles fassent preuve de quelque stabilité, doivent être maintenues coûte que coûte. Le politique, sauf un concours de circonstances dont il n’est pas maître, n’améliore pas, il conserve; s’il innove, c’est pour sauver, par des expédients nouveaux,

l’ancienne perfection des lois et de la raison. Le Bien était donné dans la constitution primitive; comme il n’est pas possible à l'homme de remonter le cours des temps, tout son office

consiste à maintenir l’état actuel comme celui qui est encore moins éloigné du règne de Cronos que l’état à venir où il

tend. Toutes les lois où il subsiste quelque ombre du beau, du juste et du bon, il faut les « sauver, en les conservant 7». Nous retrouvons ici, comme dans la destinée de l’âme, l’ab1. Cf. Polit., 273 d-c. 2. Lois, IV, 710 c-d. 3. III, 677 à.

4. Voir P.-M. Schuhl, Essai sur la Formation de la Pensée grecque, pp. 342 544. 5. Lois, III, 678 c. 6. 679 a; Polit., 274 c.

7. Rép., VI, 484 d 1-3.

120

LA

RELIGION

DE

PLATON

sence de tout élément dramatique. Ce « plus beau des drames » que représente la vie de la Cité idéale1 n’est même plus, comme le « combat » que doit livrer l’âme 2, un acheminement lent, avançant en ligne brisée et souvent se détournant ou revenant sur és pas, vers un état de stabilité. Dans la Cité,

cet état est donné d'avance, en souvenir ou en survivance; le

drame, l’action se borne à le maintenir contre les forces dissol-

vantes du Devenir, forces extérieures et imprévisibles (guerres, cataclysmes) tout autant qu’internes et, souvent, si mystérieuses

qu’elles échappent au raisonnement même aidé de l'expérience ?, La Cité idéale, du seul fait qu’elle est placée au contact du Devenir, ne peut que dégénérer; il ne saurait s’agir de l’améliorer, mais seulement de reculer, en s’appuyant sur la tradition et en appuyant la tradition sur des lois qui la renforcent,

la prolongent, la recréent, l’instant inévitable de la décadence.

L'âme, d’essence intelligible, devra et pourra retrouver sa

condition d'origine. La Cité, dont la cause matérielle est dans

les besoins, dans l’impuissance des individus à se suffire euxmêmes, dans la Nécessité aveugle 4, ne semble pas avoir d’emploi dans l'au-delà. Il n’y a pas, chez Platon, l’équivalent de la « Cité de Dieu ». Le seul progrès digne de ce nom est celui

de l’âme individuelle. La Cité devra

possible, vivre comme

un seul homme

bien, dans la mesure du

et unifier le corps des

citoyens par une seule âme 5. Mais ce qui est préfiguré là, ce

n'est pas une communauté

qui puisse, libérée des égoïsmes

particuliers, se transporter, pure, dans la vie transterrestre; c’est l’unité et l’union intérieure de l’âme, de l’âme pacifiée,

harmonisée en elle-même et qui sera placée, pure, en face de la Réalité pure 6. Selon saint Augustin, l’admiration que les spectateurs éprouvent à l’égard d’un acteur établit entre eux une sympathie réciproque ? : « L'amour pour un objet engendre spontanément une société formée de tous ceux dont les amours coïncident en lui etexclusive de tousceux quis’en détournent 8.»

-

myupapes nr

. Lois, VII, 817 b.

Rép., X, 608 b 4.

Rép., VIII, 546 b.

Rép., IT, 369 8.

V, 462. IV, 443 ce: Phéd., 65 e 5qq. Pour cette image voir déjà Plotin, IV, 9, 3 déb. E. Gilson, {ntroduction à L’ Étude de saint Augustin®, Paris, 1943, PP. 225

sg.

DESTINÉÉ

DE

LA

CITÉ

121

Transposée dans la pensée platonicienne, cette comparaison signifierait que pour l’âme incarnée, le moyen le plus sûr d’atteindre l’objet de son amour sera d’accepter la société, de

l’organiser en vue des « loisirs 1» et des fêtes, et de veiller à

ce que la concorde entre les citoyens soit suffisante pour que le spectacle ne soit pas troublé. Cette organisation même relève, non pas du « beau », mais du « nécessaire ? ». L’amourcux n’a

plus souci ni de ses amis ni de ses parents “; il aspire à la seule

présence de l’objet aimé. Il y a bien un rayonnement et un retour. Hippothalès chante à qui veut l’entendre les mérites du beau Lysis dont il est épris 4; le philosophe prolonge la

vision du Beau dans des actes de vertu ?. Maïs cette redescente à partir de l’objet, cette procession ne se fait que parce qu’il y a outre l’admirateur et l’objet, des autres 5. Or l’âme, dans sa condition préempirique, était placée seule en présence del’Être.

Il n’y à pas, chez Platon, création d’un premier homme où la « communauté d'amour » puisse trouver son « fondement » théologique 7. Bien que la substance des âmes futures soit puisée dans le même

cratère, elle ne fonde aucune communauté.

Le Démiurge ne crée ni une âme ni une communauté;

il créc

une pluralité d’âmes qui s’ignorent les unes les autres et qui ne connaissent que leur divin Créateur et« la nature du Tout » qu’il leur a enseignée. La Cité est intégrée dans l’Univers et elle est dominée par les alternances cosmiques. Elle n’a ni une place ni un équivalent au sein de l’Etre pur dont, seule, l’âme individuelle parvient à se nourrir #. On peut, sans la contredire, modérer cette 1. 2. 3. 4. 5.

Lois, VII, 803 de; VIII, 828 e. Rép., VII, 540 b 4-5. Phèdre, 252 a. Lys., 204 c-d; cf. Rép., V, 47a d-e. Banquet, 212 a.

6. Cf. pp. 49-52.

7. Gison, loc. cit.

8. Il est remarquable que le culte des morts, dansles Lois, ne soit envisagé

que dans le cadre de la Cité et de la tradition, et ne donne lieu à aucune théorie, même prudente, d’une solidarité des citoyens dans l’au-delà. Par sa mort, le citoyen quitte la communauté et « ne peut plus compter sur

l'assistance de personne » (XII, 059 b). Quant aux chefs d’État « héroïsés » (P. Boyancé, Le Culte des Muses chez les Philosaphes grecs, Paris, 1997, pp. 269

5gg.; ci. Reverdin, La Rel. dans la Cité plat., Paris, 1945, pp. 125 s5gq.), il faut noter que le texte des Lois (XII, 947 be), par opposition, par exemple, à Rép. VI, 540 b-c ou V, 468 e sq., évite toute affirmation sur la; destinée

LA

122

RELIGION

DE

PLATON

conclusion par les textes où Socrate affirme son espoir de s’en aller vers des « dieux bons » et des « compagnons 1 ». Le « système»

de

Platon

n’est rigoureux,

n’est « fermé»

à aucun

endroit ?, et moins qu'ailleurs en des points inaccessibles au logos 3. Si les sociétés les meilleures, Cités idéale ou primitive,

règne de Cronos, groupent toujours des hommes, non des âmes,

l'espoir est permis à l’âme de retrouver ces communautés ter-

restres, fondées sur la Nécessité, mais où elle connut, dans l'École ou dans la Cité, des joies auxquelles, même en face

de l'Être pur, elle ne voudrait plus renoncer.

transterrestre des gouvernants, introduit les signes extérieurs de la « cano-

nisation » avec une extrême prudence (en sorte que l'autorisation de !a Pythie ne paraît plus nécessaire, comme dans la République, sauf en ce qui concerne la présence des prêtres et des prêtresses dans le cortège funèbre), n’enscigne pas d'autre communauté des morts héroïsés que celle du sépulcre commun: autrement dit, ce texte ne spécule pas sur les « récompenses »

(Rép., 608 c a, 614 a 13 Phéd., 114 6 Q) que ces morts recevront de la part des

dieux, mais fixe Les « honneurs » (Réb., V, 468 e 1; Lois, VIT, 802 a 2; XII, 947 e 5) que devront leur rendre les survivants. L'institution de l'héroïsation ne veut pas donner un enseignement sur la destinée des morts, mais créer une tradition où se perpétue, aux yeux des citoyens, et survive dans la Cité l'exemple des morts. Instituée à l'intention de ceux qui restent, l'héroïsation

n'ajoute rien à la destinée des défunts; pas plus qu’elle ne prétend préjuger

le verdict du Tribunal des Enfers, elle ne suppose, hors du cadre de la Cité, quelque communion des héros. — C£. aussi p. 122 n. 5. 1. Phéd., 63 b-e, 69 a, de; à rapprocher de Polit., 272 c (voir plus haut, p. 76) et des textes qui situent le séjour des philosophes aux iles des bienheureux (Gore. 526 €, Rép., VIT, 540 b).

2. Cf. pp. 45-47.

|

Tim., 29 b-c. — I] faut noter à ce sujet que le texte de Rép. V, 468 sgq., qui sur la destinée des gardiens démonisés (Reverdin) «s'en remet» (c 9) à l'autorité d’Hésiode, contient un renvoi évident à III, 414 à fin sgg., où 3.

l'assimilation des gardiens aux générations de la race d'or ou de celle

d'argent est introduite comme un mythe (415 « 2), « un beau mensonge »

(414 b fin) que les gouvernants auront quelque peine à faire « accroire »

(aura d'a, 415 c 7, cf. 468 e 9; sur peîthein, cf. Le Parad. dans la Dial. bl., pp. 100102).

CONCLUSION

Soldat courageux, Lachès n'arrive pas à formuler une défi-

nition satisfaisante du courage. Au moins peut-il affirmer préalablement : le courage est parmi les belles choses. Et quand

l’entretien s’est terminé sans résultat,

cette affirmation, cette

exigence essentielle demeure et, avec elle, l’ardeur et l’exhortation à continuer la recherche.

Telle est la situation de l’homme à l'égard de Dieu. « Parmi tous les êtres vivants, c’est l’homme qui vénère le plus la divinité 1. » L’homme est naturellement porté à la piété et enclin à admettre les exigences essentielles ? Mais cela ne suffit pas. H faut, à partir de ces professions de foi préalables, connaître,

définir Dieu et s’assimiler à lui. Et cette double entreprise qui

pour Platon, fait l’objet d’un même effort, ne se termine jamais,

et nous n’avons pas assez de toute notre vie pour suivre l’exhortation qui nous y convie. La connaissance de Dieu qui ne peut se séparer de l’imitation de Dieu donne sa signification et son terme à la conduite humaine. Avant Pascal, Platon a enseigné que toute la vie

morale dépend de l’opinion juste que nous pouvons avoir sur

la divinité ÿ. Mesure de toutes choses, Dieu donne également son sens à la Cité, tantôt ébranlée par les prétendants au pouvoir absolu, tantôt exaltée et flattée par les démagogues de l'impérialisme

sans frein.

Des trois aspirations humaines qui, souvent inconsciemment, 1. Lois, X, go2 b; Tim., 41 e fin.

2. CE Renouvier : « On ne savait peut-être pas exactement ce qu'était

la justice, mais on l’aimait»

(Les Derniers Entretiens, Paris,

1930, p. 99).

3. Lois, X, 888 b; cf. Pascal, Pensées, 194, p. 416, éd. Brunschvicg.

LA

124

RELIGION

DE

PLATON

tendent vers le même Objet, on peut dire que lamour est la plus grande et, loin d’agir par création, il est agi par attirance.

Le désir profond des aspirations est d’être prises en main par la volonté de Dieu. Mais, à ce compte, l’homme ne risque-t-il pas de confondre son intérêt ou son « idéal » avec la volonté divine? C’est pour

écarter ce danger que les Lois interdisent les cultes privés. La

dialectique multiplie les précautions contre l’emportement et le dynamisme du moi. Toutes ces précautions prises, elle se croit si peu capable d'atteindre le Bien et de le fixer dans une formule de conclusion, qu’elle n’en hasarde jamais l'étude. Seule, l’Intelligence divine connaît Dieu; pour appliquer « perpétuellement » ses raisonnements à la « Forme de l'Être L», l’homme est réduit à ne s’attacher, chaque fois, qu’à une Forme d’être déterminé;

point où

l'ayant poursuivie jusqu’au

elle

procède de l’Être universel, il ne saurait aller plus loin. Il ne peut donc y avoir, dans le platonisme, ni théologie ni preuves de l'existence de Dieu. De fait, les deux textes qui semblent

avoir un caractère théologique sont tous deux des détours nécessaires, l’un pour résoudre un problème d’éducation (relatif à la lecture des poèmes homériques), l’autre pour intro-

duire ct pour justifier une loi sur la répression de l’impiété 2,

Ni l’un ni l’autre ne sont d'intention théologique

: au service,

tous les deux, de problèmes d’ordre pratique, ils s’élèvent tout juste aussi haut qu’il faut pour résoudre ceux-ci, mais ne prétendent aucunement parler de Dieu (ou même, dans le passage des Lois, des divinités astrales ou de l’âme) de manière

adéquate.

On voit donc que l'interdiction du suicide (qui n'invoque

aucune raison « philosophique », mais seulement Pautorité des mystères : « On dit que cela n’est pas permis 3 ») a une signification qui dépasse beaucoup sa teneur littérale. L’acceptation par l’homme

de sa condition

incarnée

doit se tenir à

égale distance entre la résignation et la démesure, entre la complaisance et l'évasion. Il y a très peu de chose à modifier dans les conclusions de M. A. Rivaud

: « La morale, la poli-

tique, la médecine le préoccupent plus que la théologie. Il

vise à nous

donner

des impressions,

1. Sophi., 254 a. 2. Rép., IL, 379 a sgg.; Lois, X.

3. Phéd., 61 c 8.

plus qu’à nous

imposer

CONCLUSION

125

des dogines.. il nous ramène obstinément aux tâches humaines

qui assureront notre destin ici-bas *. » De fait, par son renversement des valeurs, la dialectique proclame que seule la science de Dieu, non les sciences de l’homme, mérite de nous « préoc-

cuper ». Maïs ce renversement lotal nous est refusé pour Pins-

tant, et la meilleure manière d’ « attendre le bienfaiteur » qui viendra nous « libérer 2 », est d’accepter, comme le Démiurge

assume les œuvres de la Cause errante, chacune de nos servi-

tudes présentes. C'est, avec un seul changement, le conseil de Pindare : Aspire, mon âme, à la vie immortelle, mais

épuise le champ du possible %! L'aspiration vers le Bien, suivie aussitôt et sanctionnée par

la redescente dans la Caverne, donne au platonisme une mesurc

et une perfection

difficiles à analyser

et le fait apparaître

comme une tendance contenue et une stabilité mobile. D'où,

négativement,

l’absence de tout extrémisme.

La suprématie

de la raison est affirmée contre l'inspiration et contre l’illumi-

nisme sous toutes ses formes; mais cependant, la raison accueille

le mythe;

simple

privée du délire que dispensent les dieux, elle est

habileté,

savoir-faire

qui

ne mérite

pas le nom

sagesse. L'intelligence des sages tient pour convaincante

démonstration folie À.

que la raison des habiles refuse

comme

de

une

une

Décrire, dénommer seulement en langage moderne cette Intelligence est une entreprise anachronique. Il faudrait pour cela désapprendre à opposer la raison et le cœur, ou encore la raison et la foi de telle sorte que l’adoption de l’un de ces

termes implique le rejet de l’autre. Et de même pour d’autres antinomies. Plutôt que de maintenir l’unité du platonisme, il a paru commode de s’y tailler des morceaux de son choix, et il ne faut pas être de mauvaise foi pour y découvrir, tour à

tour, le rationalisme et le mysticisme, le libéralisme et l’orthodoxie, l’anticléricalisme et l’inquisition, la démocratie et la

dictature, [a philosophie et la religion. N’accusons pas trop

vite les épigones, parmi lesquels pas un n’apparaît comme

un

successeur authentique, d’avoir attenté à l’unité du platonisme. 1. À. Rivaud, Votice au Timée, p. 38. 2. Phéd., 62 a 8, b.

3. Cf. Banquet, 212 a, Tim., go b-c et Aristote

mesure du possible » (Eth. Nic., X, 7, 1177 b fin). 4. Rép., III, 40ÿ a-e; Phédre, 245 a, € 1-2.

: «S’immortaliser dans

la

126

LA

RELIGION

DE

PLATON

Il était sans doute difficile de maintenir l’intégrité d’une pensée pour laquelle tout objet n’est qu’un « appui », et qui ne reconnaît à aucune « redescente » une valeur définitive ni, surtout,

autonome. S’il est si difficile d’écrire un système de Platon, ce n’est pas parce que les éléments d’un tel système feraient

défaut ni, davantage, parce qu’ils ne s’accorderaient pas entre eux, autant que l’univers le permet. C’est, tout au contraire, parce que ces éléments, en nombre surabondant, s’harmonisent si intimement et si secrètement, les uns par rapport aux autres,

et tous par rapport à l’Un, qu’on ne saurait, sans arbitraire,

ni les envisager, chacun, séparément ni assigner à chacun une

place fixe; il faudrait l’Intelligence du Bien, mesure de toutes choses, pour déterminer d’une façon rigoureuse les valeurs dérivées et pour situer toutes choses par rapport à la Juste

Mesure. Le système de Platon, c’est chacun des platoniciens (déclarés ou inavoués) qui en a écrit une partie, et il est clair que ces parties ne s’accordent plus entre elles. Si ces philosophes ont pu expliciter, accentuer et prolonger diverses « tendances »

de la pensée de Platon, l’historien, lui, n’a ni le devoir ni le

droit d’en faire autant. Car ce qui caractérise un penseur et

même, plus généralement, un homme,

c’est non seulement ce

vers quoi il « tend », mais encore ce à quoi il résiste.

Nous avons cité, parmi les alternatives auxquelles on peut

soumettre la pensée platonicienne, philosophie ou religion. Au terme de cette enquête, il semble bien que cette alternative n’a guère plus de sens que les autres. « L’antithèse entre le Dieu des philosophes et le Dieu des poètes », « l’opposition de

l'Un-Bien et du Démiurge 1» posent et, peut-être, résolvent un

problème, mais non pas, croyons-nous, dans l'esprit de Platon. L'intelligence, la ferveur, le respect dévient et s'égarent dès

qu'ils font route séparée; Platon n’admet aucune faculté, aucune tendance,

qui ne soit supportée et contenue

par une autre.

C’est parce qu’il cherche à concilier et à unifier toutes choses en Dieu que la religion, pour Platon, ne peut se disjoindre de la philosophie. Cette interprétation pourra être contestée et l’on pourrait chercher dans les Dialogues une religion séparée (à peu près

ce que M. J. Moreau appellerait un « platonisme... tronqué 2»). 1. Brunschvicg, Le Progrès de la Conscience, t. I, pp. 30, 36. 2. J. Moreau, L'Ame du Monde de Platon aux Sloïciens, p. 90.

127

CONCLUSION

Mais, sur ce nouveau plan, les difficultés d’équilibre et de conciliation réapparaissent, Cette religion, en quoi consisterait-elle au juste? Aucune des distinctions faites à l’intérieur

du phénomène religieux ne paraît valable. L'opposition entre la religion personnelle et la religion établie (James) n’eût guère

paru légitime à Platon. L'auteur des Lots, il est vrai, est obligé

de constater ce divorce, mais il tente de mettre d’accord, avec le consentement de la raison, la piété et la tradition. — La religion statique et la religion dynamique (Bergson) semblent avoir leur équivalent dans les religions civique et astrale (cos-

mique). Mais ces deux dernières se superposent et ne s'opposent

as. Le culte officiel, nous l’avons vu, s'adresse avant tout au

panthéon traditionnel et national 1; les connaissances astrono-

miques et « les connaissances préparatoires indispensables » (il y a là un renvoi évident au cursus de la République) sont réservées aux magistrats du Conseil Nocturne ?. Le Bien, le Démiurge, le Monde et les Astres, divinités universelles, dominent la reli-

gion de la Cité; mais cette religion même ne peut être que nationale et domine, pour ainsi dire, par en bas : car, plus que le philosophe, le législateur accepte la tradition (même

l'Epinomis est, sur ce point, d'accord avec la République et avec les Lois 3), et même le philosophe, au cours de la redescente, retrouve, accueille et revalorise le « donné » et les servitudes

de la Caverne, où l’âme incarnée pourrait

dire, selon le mot

d'Héraclite : « même ici il y à des dieux ». — Enfin, dans l'opposition entre « une conscience sociale » et« une conscience mondiale » (Whitehead), la première confondant « l’idée du

bien.

avec celle de conservation », la seconde s’élevant « à

la notion de l’essence du bien », en sorte que « dans une religion plus purée, que le concept d’univers a rendu plus rationnelle, on s'applique à comprendre la bonté de Dieu afin de pouvoir lui ressembler 4», — le second terme semble comparable, par ses trois notes : Bien, Dicu, religion rationnelle, à l’union platonicienne entre philosophie et religion; maïs l’on 1. Pp. 106-108. 2. Lois, XII, 067 d sgq. — Cf. Le Parad. dans la Théorie plat. de l’Action, Rev. Ét, Gr., t. LVIII, 1945, p. 125, n. 7. (Questions plaloniciennes, p. 85,

n- 49.)

3. P. 106, n. 3. 4. Whitehead, Le Devenir de la Religion, Paris, PP. 52-53-

1939,

trad. Ph. Devaux,

128

LA

RELIGION

DE

PLATON

a vu que les dieux de la Cité, de la Cité charnelle, ont leurs autels dans la République idéale. Pour des raisons de méthode, nous nous sommes interdit,

au cours de cet essai, toute attitude critique. Sans nous départir de cette réserve, nous voudrions,

en guise de conclusion,

présenter les remarques suivantes. Le souci d’équilibrer les contraires peut expliquer la réussite extraordinaire du « divin Platon » sur le plan de la philosophie. L'influence exercée par Platon sur les penseurs ultérieurs s’inscrit dans toute l’histoire

de la philosophie et sur des pages écrites de la main de penseurs très différents; l’œuvre de Platon, qui a suscité tant d’in-

terprétations divergentes, semble refléter l’univers, plutôt que de le mutiler. Non pas que Platon ait réussi, ait pu réussir à capter l’univers dans un système exhaustif. Au contraire, s’il est une chose que les philosophies contemporaines semblent avoir prouvée, c’est que de l’incohérence et de la discontinuité de l'univers, aucun effort de systématisation ne saurait venir à bout. Mais c’est plutôt parce que la pensée platonicienne imite parfaitement un Démiurge qui n’est pas tout-puissant; aussi, devant telle « contradiction » dans les Dialogues, avons-

nous souvent l’impression qu'il vaudrait mieux « l’attribuer à l'Univers plutôt qu’à Platon ! ». Mais peut-être cette réussite expliquerait-elle à son tour l’échec de Platon sur le plan de l’action qui est aussi le plan de la politique et de la religion. L'expérience de Sicile, trois fois tentée, a échoué;

en matière religieuse, l’influence inten-

tionnelle et directement assignable de Platon n’a pas dépassé

le cadre de l’École, ou des Écoles; « la religion de la Cité

platonicienne » revivre, dans la de la réalisation les conciliations

n’a pas vécu, là Cité. N’était-ce rejettent comme démiurgiques du

où Platon voulait la faire pas parce que les exigences des compromis impuissants philosophe (on pouvait phi-

losopher ou régner, rester avec les disciples ou rejoindre — ou

renverser —

Denys;

mais l’on ne pouvait,

de l’Académie,

régenter Le tyran, ni, à Syracuse, gouverner selon la philosophie; on ne pouvait défendre « la religion de la Cité» et, tout ensemble,

combattre avec une admirable constance depuis le

Gorgias jusqu'aux Lois | « impérialisme athénien »; la cause

des divinités poliades était bien mieux soutenue par le patrio1. Le Parad. dans la Dial. pl,, p. 113.

CONCLUSION

129

tisme d’un Démosthène qui n’était pas élève de Platon et que

son adversaire a pu traiter d’impie)? Et n’était-ce pas aussi

parce que les hommes ne sont pas, comme le philosophe, des «enfants», qu'ils ne veulent jamais « les deux », mais qu'ils

veulent la décision dramatique et le choix? — Dès lors, chaque fois que, sur le plan politique ou religieux, une réalisation s’est inspirée ou réclamée de Platon, il fallut qu'en même temps elle choisit contre Platon. Du moins, si l’on accorde le principe même de l’intention de Platon, qui est de ne jamais séparer philosophie et religion, on peut trouver chez lui une inspiration,

sinon les éléments d’une doctrine. Si, au contraire, on admet

— et il n’est pas absurde de s’y décider — que tout croyant choisit en dehors et, en dernier ressort, choisit contre la philo-

sophie, il n’a rien à apprendre de Platon, mais rien non plus, semble-t-il, à appréhender de lui, si ce n’est une tentation intellectuelle. C’est dire que pour la foi, le platonisme authen-

tique est bien moins que d’autres courants de la pensée antique, et en particulier le stoïcisme (Malebranche ne s’y est pas trompé), un redoutable attrait.

LES QUERELLES

SUR LE PLATONISME

PRÉFACE

L'objectif et les limites du précédent essai ont été définis dans la Préface de la première édition; il ne paraît pas utile d'en faire ici l’exégèse, ni de la défendre contre divers malentendus. Son caractère volontairement exotérique (p. 13) ne

rend pas fort nécessaire de signaler des compléments de détails,

donnés ailleurs, par d’autres ou par moi-même, et que le lec-

teur averti trouvera aisément. On peut penser, en revanche,

que le livre souffre d’une faiblesse majeure, qui doit être beaucoup plus sensible aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Cest qu’il s’était attaché ingénument à la pensée platonicienne, sans trop se soucier de la situation actuelle où il la présentait, ne rencontrant que rarement et périphériquement des tendances puissamment hostiles à cette pensée. S’il est donc besoin, aujourd'hui, de quelque « complément », celui-ci ne peut consister

qu'à s'interroger sur cette hostilité et, plus généralement, sur

l’apparente inactualité actuelle du platonisme. Comme il ne peut pas s'agir de rédiger une vaine apologie de Platon, cette

tentative porterait beaucoup moins sur Platon que sur nousmêmes. Et comme cette compréhension de nous-mêmes serait

une entreprise philosophique dont on peut douter que quel-

qu’un, aujourd’hui, l’ait menée à bien, il va de soi que les remarques ci-après, moins encore que le livre même, ne pré-

tendent dépasser le seuil de l’exotérisme.

CHAPITRE

LA

QUERELLE

4. Il faut commencer

PREMIER

POLITIQUE

par mettre

hors de jeu,

hélas,

les

« études platoniciennes ». Car elles se portent très bien, mais il n’en résulte rien pour notre propos. Dans son admirable bibliographie raisonnée : Plato 1950-1957 1, H. Cherniss a pu recenser, publiés pour l’essentiel pendant la période considérée, 2 025 numéros (ouvrages ou articles). C’est beaucoup. Il ne servirait à rien de dire que c’est trop. On ne devrait pas dire non plus que tout, dans cette masse, n’est pas d’égale valeur,

ni dicté par une égale nécessité {ce qui, la plupart du temps, revient au même). Ge serait toucher dans son principe, et sans nulle chance de succès, la « science », telle qu’à partir de la fin du siècle dernier, elle s’est constituée irrésistiblement, selon

sa logique interne. On n’en changera pas le cours, et elle-même ne disparaîtra qu’à la faveur d’une nouvelle barbarie, dans lFavènement de laquelle il seraït sans doute excessif de dire qu’elle aura eu une part de responsabilité. On peut seulement se demander si, autrement que dans d’autres sciences (même « humaines »), cette profusion de travaux fait vraiment avancer le savoir, par des résultats acquis et universellement acceptés. Ou encore, si tant de commentaires, se bousculant égalitairement dans la bibliographie, ne risquent pas de recouvrir le texte et de chasser ceux parmi eux qui, d'aventure, en porteraient la clef. On peut se poser bien d’autres questions encore. Mais Les réponses seraient condamnées à rester des vœux pieux. En 1873-1874, Nietzsche pouvait 1. H. Cherniss, Plato 1950-1957, in Lustrum, 1959/4 (196o), 1960/5 (1961).

LES QUERELLES

130 encore

SUR LE PLATONISME

exiger un lien de convenance

entre le savant et son

sujet À; exigence, d’ailleurs, plus nécessaire que suffisante (les

bons sentiments, dans aucun domaine, ne garantissent le succès), et peut-être même pas nécessaire (il y a une éthique

d’ascèse et de « désintéressement » qui motive, plus efficacement que les passions, les travaux de certains savants). De toute façon, cette situation est aujourd’hui entièrement dépassée. Le choix du savant, à de rares et grandes exceptions près, intervient pour peu de chose dans la constitution de l'univers scientifique. Et cela bien moins parce que celui-ci serait soumis à cette organisation de la recherche qu’A. Comte aurait voulu instaurer, que parce que, semblable en cela à d’autres univers techniques, il obéit à des lois spécifiques et objectives,

où chaque finalité humaine risque d’être aussitôt rattrapée et neutralisée par une causalité mécanique. Il est vrai que les Jois régissant l’univers de la science sont moins rigoureuses et qu’elles comportent quelque jeu où le véritable progrès, parfois, parvient à s’insinuer.

2. L'état présent de la science est donc très favorable à Platon. Peut-être même l’est-il plus qu’à d’autres auteurs de l'antiquité (il faudrait, pour en décider, disposer d’autres répertoires ou, du moins, de données statistiques). Les raisons de

celte faveur ne sont pas apparentes et relèvent peut-être d’une sorte de loi de la vitesse acquise, elle-même explicable par la prodigieuse diversité de l’œuvre platonicienne qui offre les sujets les plus variés à la sagacité des érudits et à Pembarras des candidats aux différents doctorats. Mais il est clair que cette situation, réduite à la science dans son domaine restreint, ne donne aucune indication sur l’actua-

lité de Platon et ne fournit aucun argument sérieux contre

ceux qui la contesteraient (et la contestent en fait). Il faut en dire autant de la situation où se trouve l’ensemble de la philop. 148 sg. : 1. Nietzsche, Deuxième considération inactuelle, Leipzig, 1906, toujours envie de « Supposons que quelqu'un s'occupe de Démocrite; j'ai lite? : pourquoi donc justement Démocrite? Pourquoi pas Hérac demander

. Et puis : pourquoi ou Philon? ou Bacon? ou Descartes? et ainsi ad libitum Et :

un orateur? donc justement un philosophe? Pourquoi pas un poète, s, un Turc? Le pourquoi précisément un Grec, pourquoi pas un Anglai où vous T1 ayez sujel r un passé n'est-il donc pas assez étendu pour vous trouve pas un air si ridiculerment arbitraire? » =

*

?

137

ÉTUDES PLATONICIENNES

sophie grecque, et même les études grecques en général. Elle prouve seulement que la recherche tourne rond, ce qui est dû

à son organisation technique, bien plus qu’au rayonnement réel

des textes qu’elle étudie

(d'autant qu'elle préfère, souvent,

s'attacher à des écrits obscurs et de basse époque, plutôt qu'aux grands textes, sur lesquels «il n'y à plus rien à trouver »), Mais on touche ici à un point douloureux. L’opportunité (non point, pour l'instant, de la recherche, mais) des études classiques est aujourd’hui fortement mise en

question. Heureusement (ou malheureusement), adversaires et partisans de ces études s'accordent sur deux principes fondamentaux, —- et qui sont empruntés à leurs adversaires. De part

et d’autre, on convient que les études doivent être rentables. L'amour du grec se justifie alors par la structure fine de cette langue, bien propre, comme les mathématiques, à fournir des

instruments à une gymnastique intellectuelle. Le latin n’est pas moins utile; il permet de retrouver l’étymologie du voca-

bulaire actuel et d’avoir l’air moins emprunté en face d’une page de Montaigne. — De part et d’autre aussi, on est convaincu que la victoire des divinités de la Grèce et du Latium ne saurait être assurée (ou compromise) que par l'appareil : il s’agit donc

seulement d'obtenir qu’en haut lieu des arrêtés soient pris (ou soient rapportés) dans le sens souhaité. L’organisation, maitresse de la recherche, est ainsi requise en faveur de l’enseignement. Lors du dernier concile, on a pu s’élever vigoureusement

contre le procès fait alors, couramment, au « constantinisme »,

en jugeant que le concours actif de l’État était utile et souhaitable pour la propagation de la foi. En dépit de sa référence

à un passé lointain, cette position est parfaitement accordée à la structure, sociologique et technique, du monde contemporain. Plus généralement, en face de l’expansionnisme de cette structure, on pourrait très bien se demander si l'esprit a quelque chance, aujourd’hui, de s'imposer (et, seulement, de se faire entendre), s’il n’entre pas dans ce jeu et n’accepte d’en manipuler les instruments.

Néanmoins, il me semble que fonder sur leur utilité, c’est déjà rendre les armes, dans le camp adverse, Et recourir, pour en au bras séculier, c’est ne pas croire qu'en

les études classiques bien pis, c’est passer imposer la pratique, ce qui concerne, en

tout cas, l’antiquité, l'Esprit souffle où il veut. Sans

doute,

138

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

excommuniées de l’Enseignement, les études classiques perdraient leur vie, sinon leur âme. Mais une espèce d’édit de tolérance

paraîtrait bien

d’une religion d’État

préférable

à leur

précédent

qui, d’ailleurs, n’a jamais

statut

été univer-

selle : à preuve la foule des exclus, en faveur desquels il a bien fallu créer l’Agrégation des Lettres modernes. Privées de leur traditionnel appui administratif, les Lettres classiques cesseraient aussitôt d’apparaître comme un luxe ou un privilège:

elles retrouveraient,

à force de dénuement,

leur légitimité

native, ressaisiraient leur sers inactuel et, peut-être, feraïent voir à leurs ennemis mêmes qu’elles pourraient apporter au monde

actuel la seule chose que, précisément parce qu’elle manque

de toute utilité apparente, il ne puisse pas se donner lui-même.

Il est aisé de faire une contre-épreuve. Il existe maintenant, dans beaucoup de Facultés {dont la nôtre) des« cours de rattrapage » en grec, qui sont suivis, largement et facultativement, par des étudiants qui se destinent aux Lettres classiques (alors qu’il leur serait loisible d’aborder, à moindres frais, les Lettres modernes) et par des étudiants en philosophie et en histoire (pour qui le grec n’est pas exigible du tout). Même en faisant la part de la qualité et de l'enthousiasme des enseignants, il est permis, sans solliciter les faits, de constater que l’attrait du grec peut s'exercer en toute indépendance par rapport à des règlements qui l’institueraient impérativement et privative-

ment. Et que c'est même,

en l’espèce, l’absence de disposi-

tions contraignantes qui fait naître le désir de ce qu’on n’impose

pas et qui, parfois, suscite des vocations pour ce dont d’autres font un métier. Sur ce point du moins, le vide administratif paraît assez propice au souffle de l'Esprit. — J'ajoute,

pour

ceux des lecteurs qui me rappelleraient à mon sujet, que ce

qui vient d’être dit vaut, dans ce même cadre universitaire autonome, pour l’enseignement de la philosophie de Platon.

Les autres auront compris sans peine que toutes ces considé-

rations, à partir de l’actualité scientifique de Platon, avaient

pour seul but de mettre en question cette idée même d’actua-

lité et son équivoque : il y a la place publique et, entretenu et propagé par diverses techniques, l” « officiel » sous toutes ses formes (y compris les plus apparemment marginales et contestataires,

et sans oublier les cénacles

et chapelles);

et il y a

peut-être une actualité plus secrète dont les effets (si elle doit en avoir)

sont aussi imprévisibles

que

ceux de l’autre sont

LES

139

ANGLO-SAXONNES

CRITIQUES

planifiés et techniquement prévisibles (il est vrai que la tech-

nique progresse et les prévisions avec elle).

Ï.— LES CRITIQUES ANGLO-SAXONNES

DE LA THÉORIE 3. Revenons

donc

POLITIQUE

à J’actualité

DE PLATON

visible,

la seule

dont

on

puisse parler raisonnablement, pour nous demander comment

se présente, aujourd’hui, la situation de Platon. Nous sommes

renvoyés

alors, en premier lieu, à l'actualité politique et, plus

précisément, à une querelle qui date environ des années 30. L'établissement

du

régime

soviétique,

puis

des

dictatures

fascistes, a suscité, principalement en pays anglo-saxon, des écrits mettant en lumière des parentés de structures entre ces régimes et la constitution exposée dans la République et dans

les Lois, et critiquant l'opinion convenue et rassurante selon laquelle Platon se rangerait dans la tradition qui, à travers le

christianisme et la théorie politique de Kant, aurait abouti à

l'instauration de la démocratie. Sans faire ici l'historique du débat, rappelons seulement les principales publications. Dès 1920, B. Russell signala, entre la République de Platon et le régime bolchevique, des parallèles précis, encore que scandaleux, sans doute, aux yeux de tous les intéressés 1. En 1934, le maître de Princeton, Warner Fite, a montré, entre autres, que la conception froidement scientifique et mathématique que Platon se fait du bien social a été réalisée, autant que faire se pouvait, en Russie soviétique ?. En

1939,

le député travailliste (et « oxonien ») Crossman, a critiqué, d’un point de vue historique, les théories politiques de Platon et a imaginé, d’autre part, comme sous forme de prosopopée, le jugement que Platon porterait sur nos régimes contermpo1. B. Russell, The Practice and Theory of Bolshevism, Allen & Unvwin, Londres, 1920, p. 30 : « The Communist Party corresponds to the Guardians; the soldiers have about the same status in both; there is in Russia

an attempt to deal with family life more or less as Plato suggested. Î suppose

it may be assumed that every teacher of Plato throughout the world abhors

Bolshevism, and that every Bolshevik regards Plato as an antiquatcd baur-

geois.

Nevertheless,

the parallel

is extraordinarily

exact between Plato's

Republic and the regime which the better Bolsheviks are endeavouring to create. » 2. Warner Fite, The Platonic Legend, New York, 1934.

140

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

rains; il lui fait prononcer l'éloge des gouvernements minoritaires excluant la masse ignorante des citoyens de toute participation aux affaires, et l’endoctrinant par de « nobles

mensonges » (« noble lies »; « propaganda-lie », traduira bien-

tôt Popper !) ?. En 1945, Popper publie sa célèbre Open society, où sont reprises et généralisées les vues de Crossman et où est montré le caractère irrémédiablement totalitaire de la théorie

politique de Platon %. La même année, B. Russell formule un

jugement concordant et s’élève contre ceux « qui admiraient la République, sans jamais se rendre compte de ce qu'impliquaient ses buts #». L’instruction du procès est loin d’être terminée. Encore en 1058, un bon connaisseur du marxisme soviétique,

comme

H.

Marcuse,

a relevé

des ressemblances

entre l'esthétique soviétique et celle de Platon, et a comparé « la politisation de l'éthique » en U.R.S.S. avec l’ « absolu-

tisme » de la Cité idéale 5; il est vrai que, dans l'esprit de l’auteur, ces rapprochements sont faits aux seules fins d'explication, sans entraîner, explicitement du moins, aucun jugement cri-

tique à l’égard de Platon.

Pour faire équilibre, on peut mentionner, du côté marxiste,

des attaques, fort bien prévues, dès 1920, par Russell f, contre

l'esprit bourgeois,

de la politique

réactionnaire,

platonicienne,

oligarchique

telles qu’on

et esclavagiste

les trouve,

par

exemple, dans les livres de Thomson ? ou de Farrington ©, sur

lesquels je me permets, pour autant que la science est concer-

1. Le texte visé est Réb., III, 414 ç 1; voir le commentaire de F. M. Cornford, The Republic of Plato, Oxford, 1945, p. 106, n. 1. o. R. H.S. Crossman, Plato To-day, Oxford, 1939. 3. K. R. Popper, The Open Society and Its Enemies, Londres, revue, Londres, 1966.

1945, 5° éd.

4. B. Russell, À History of Western Philosophy, New York, 1945, p. 105 :

« Plato possessed the art to dress up illiberal suggestions in such a way that they deceived future ages, which admired the Republic without ever

becoming aware of what was involved in its proposals. It has always been

correct to praise Plato, but not to understand him. This is the common fate of great men. My object is the opposite. I wish to understand him, but to treat him with as little reverence as if he were a contempory English or American advocate of totalitarism, »

5. H. Marcuse, Soviet Marxism. À Critical Analysis, New (trad. fr., Gallimard, 1963, pp. 181, 301 5g.).

York,

6. Cf. p. 139, n. 1. 7. G. Thomson, Aeschylus and Athens, Londres, 1941. 8. B. l'arrington, Science and Politics in the Ancient World, Londres,

1958

1939.

LES

née,

de renvoyer

CRITIQUES

T41

ANGLO-SAXONNES

Cornford 1. On

à l'étude de

pourrait

en

signaler d’autres encore ?. À vrai dire, l'équilibre reste un peu

artificiel. Car il y a, d’un côté, des ouvrages

dictés par une

nécessité profonde et qui doivent leurs accents à un

amour

déçu et à des convictions à l’épreuve. De l’autre côté, il s’agit essentiellement d’appliquer, à l’histoire idéologique et poli-

tique, des dogmes fermement possédés et affirmés,

et dont la

valeur n’est en rien suspendue à de telles applications où ils

ne trouvent que des confirmations «@ postertort dont, en fait, ils

n’ont nul besoin. On citerait plutôt des études non historiques, comme celle de S. de Beauvoir sur la pensée de droite, où

l'ombre

de Platon,

bien

que

son

nom

n’y soit

mentionné

qu’une fois, se profile, si l’on peut dire, à l'horizon, pour couvrir de son prestige le répertoire d’idées où puise [a « pensée

bourgeoise » : refus de l’histoire, mission de l'élite, culte du

Transcendant, idéalisme mystificateur, etc. %. Pour clore provisoirement ce dossier très incomplet, il faut

ajouter un mouvement destiné à défendre l'honneur de Platon, dans lequel l’auteur de ces pages à pris sa part, et qui a été marqué, entre autres, par les noms de de Vries # et, surtout,

de Levinson qui a publié, en 1953, un ouvrage, admirable de précision et de largeur de vues, À la défense de Platon ÿ. Cette querelle, dont on vient de rappeler quelques péripéties, à maintenant dépassé son stade aigu. Mais elle a laissé des souvenirs et créé un climat qui, incontestablement, font partie de notre présent. Or, il s’agit, aujourd’hui, moins de défendre Platon que d’essayer de comprendre quelle est, pour

nous, la signification de ce débat.

1. F. M. Comiord, The marxist view of ancient philosophy, in The Unuwritten Philosaphy and other Essays, Cambridge, 1950, pp. 117 5gq. 2. P. ex. À. D. Winspear, The Genesis of Plato’s Thought, New York, 1940. 3. $. de Beauvoir, La Pensée de droite, aujourd’hui, in Les Temps modernes,

n°% 112-119 5gg.: réunprimé dans Privilèges, Gallimard, 1955, pp. 91 sgg. 4. C.J. de Vries, Antisthenes redivivus, Amsterdam, 1952 (contre Popper). 5. Ronald B. Levinson, {n Defense of Plato, Harvard University Press, Cambridge, 1953.

142

LES

QUERELLES

SUR

II, — ANTÉCÉDENTS

LE

PLATONISME

DES CRITIQUES

1. Références socialistes à la République &. On constatera que si, de part ét d'autre, Platon est pris à parti, on ne recherche jamais son patronage (les dissertations,

publiées en Allemagne nazie, où Platon, mais aussi Panétius et bien d’autres, sont salués comme des précurseurs, procèdent

de la pédanterie et constituent plutôt des documents sociologiques). Ce qui est à Ja fois naturel et rassurant. — On conçoit

mal

qu’un

régime

politique

du xx® siècle aille chercher sa

source d'inspiration dans une doctrine aussi ancienne et tout

enracinée, quant à ses projets concrets, dans la situation his-

torique où elle est née — sauf à en tirer, à titre de pièce rap-

portée, des motifs de propagande

nationale

(comme lorsque

le chef de l'Italie fasciste a fait éparpiller sur des timbres-poste

tirés du Afonument d’Ancyre), mais c’est là un

des fragments

service que l’œuvre de l’Athénien ne pouvait, et pour cause, rendre

à aucun

des régimes

considérés. — D’un

autre côté,

cette constatation disculpe, si l’on peut dire, à la fois Platon

et ces régimes, puisque l’un ne saurait porter une responsa-

bilité que les autres ne tiennent nullement à lui faire endosser.

— Reste alors à se demander pourquoi les adversaires de ces gouvernements ont cru devoir mettre Platon en cause.

IL faut remarquer d’abord que déjà les théories socialistes pouvaient rappeler, ne fût-ce qu’à titre de curiosité, la thèse la micux connue de la République. Cabet (1840), dans sa revue

des « opinions des philosophes sur légalité et la communauté », fait unc place très honorable à Platon. Tout en écartant « ce qu'on a appelé improprement une Communauté de femmes »,

il remarque que Platon veut « l’Égalité et la Communauté » et

que, « prié par beaucoup de Peuples d’être leur Législateur », il refuse « de leur donner des Constitutions parce qu’ils refusent de renoncer à l'inégalité de fortune ? ». — Proudhon (1846)raille « toutes les utopies sociales, depuis l’At/antide de Platon jusqu’à l'fcarie de Cabet » et considère ironiquement ces deux auteurs 1. E. Cabet,

PP. 474 475-

Voyage en carie, Paris, 1846, 4° éd, 2° partie,

chap. XII,

RÉFÉRENCES SOCIALISTES A LA & RÉPUBLIQUE »

143

comme les « deux sommités du socialisme 1». — Marx connais-

sait trop bien, et par lecture directe, la philosophie grecque,

pour songer à se réclamer de Platon (il interprète la tripartition des classes de la République comme l”’ « idéalisation athénienne du régime des castes égyptiennes »). Mais dans un texte, subtil et difficile, de 1844, il esquisse, selon la méthode hégélienne, un mouvement dialectique du communisme, dont

la première forme, « bestiale » et qui est celle du « commu-

nisme grossier » ou vulgaire, comprend, à la fois, « la propriété

privée universelle » et la communauté

des femmes *. Il est

tout à fait invraisemblable que Marx ait en vue, ici, la « papillonne » de Fourier, pas plus, bien entendu, que la République

de Platon (ou qu'il fasse l’honneur à Enfantin de se souvenir de ces rêves ni, plus généralement, de ce que M. Leroy a appelé

« le romantisme social # »). S’agissant d’unc construction dialectique, on peut penser que la description de ce premier

niveau ne vise nommément aucune doctrine précise et qu’elle entreprend, à ce niveau, une élaboration conceptuelle, mais dont des éléments, volontairement enlevés à leur contexte,

sont bien empruntés à Platon. Or, l’objet de cette description

est de montrer un communisme encore tout emprisonné dans

les catégories du système capitaliste contre lesquelles il polémique et parmi lesquelles la prostitution, précisément, joue un rôle fondamental. — Comte (1851) estime que le « communisme moderne. diffère essentiellement de l’ancien, représenté surtout par les rêveries de Platon, en ce que celui-ci joignait à la communauté des biens celle des femmes et des enfants, qui en constituerait, en effet, une suite indispensable... Noblement inconséquents, nos prolétaires illettrés, seuls communistes dignes d'attention, n’adoptent, dans cette indi1. J. Proudhon,

misère, 2° éd.

Système des contradictions économiques ou Philosophie de la

Paris, 1850,

t. Il, chap. XII, pp.

251, 263.

2. K. Marx, Le Capital, Livre Premier, chap. XIV, sect. V. 3. K. Marx, Économie politique et Philosophie, in Die Frühschriften,

éd.

S. Landshut, Stutigart, 1953, pp. 232-233 (la traduction commentée de l'édition de la Pléiade, Œuvres, t. Il, 1968, pp. 76 sgg. et pp. 1611-1612, ne tente aucun éclaircissement du point en question). 4. À quoi À. Comte, en revanche, semble faire allusion quand, dans le

passage omis dans la citation donnée ci-après, il écrit : «Quelque connexes que soient ces deux erreurs, l’utopie n’est plus comprise ainsi que chez un petit nombre de lettrés, dont l’esprit mal cultivé trouble le cœur trop peu actif. »

144

LES QUERELLES SUR LE PLATONISME

visible aberration, que la partie relative à leurs besoins sociaux, en repoussant avec énergie celle qui choque nos meilleurs instincts À ». 2.

5. Les

références

Un« rêve » de Renan

à

la

République,

consignées

jusqu'ici,

laissent à celle-ci son caractère traditionnel d’ « utopie » ou

de « rêveries » et ne témoignent guère, de la part de leurs auteurs, que d’une curiosité érudite et, pour ainsi dire, désin-

téressée. Mais il y avait, les circonstances aidant, une autre

lecture possible, à la fois plus directe et plus actuelle, et cela, précisément, à partir de la théorie comüste du pouvoir spirituel. On en trouverait, proposés encore sous le titre de Réves (ce qui pouvait dispenser d’une citation précise), tous Îles éléments dans un texte de Renan (publié en 1876, mais rédigé

en mai 1871 ?). Renan y pose le problème de « la basse démocratie, laquelle semble devoir amener. l'extinction de toute culture difficile et de toute haute discipline »*; il constate que,

« loin de chercher à élever la race, la démocratie tend à l’abais-

ser; elle ne veut pas de grands hommes #». Or, « la fin de l'humanité, c’est de produire de grands hommes; le grand œuvre s’accomplira par la science, non par la démocratie.

L'essentiel est moins de produire des masses éclairées que de produire de grands génies et un public capable de les comprendre. Si l'ignorance des masses est une condition nécessaire pour cela, tant pis $». On peut concevoir aujourd'hui « une aristocratie servant de tête à l'humanité, et en laquelle la masse aurait mis le dépôt de sa raison 5 »; cette aristocratie « serait l’incarnation de Ia raison; ce serait une papauté vraiment infaillible ». Car « l’être en possession de [a science

mettrait

une

terreur illimitée au service de la vérité. Les

. À. Comte, Système de politique positive, Paris, 1929, t. I, pp. 157 sg.

. £. Renan, Dialogues et Fragments philosophiques, 3° éd., Paris, 1886. . Îd., ibid., p. 99.

We

N

+

terreurs, du reste, deviendraient bientôt inutiles. L’humanité inférieure, dans une telle hypothèse, serait bientôt matée par

Her

. dd, ibid., p. 119. . Id., ibid., p. 103. . dd, ibid, p. 111.

NIETZSCHE

ET

LE

SOCIALISME

145

1 ». l'évidence, et l’idée même de la révolte disparaîtrait « Une large application des découvertes de la physiologie et

du principe de sélection pourrait amener la création d’une

t race supérieure, ayant son droit de gouverner, non seulemen

dans sa science, mais dans Ja supériorité même de son sang,

de son cerveau et de ses nerf 2. » Faute de quoi, « il est fort

à craîndre que le dernier mot de la démocratie ainsi entendue...

ne soit un état social où une masse dégénérée n’aurait d’autre

souci que de goûter les plaisirs ignobles de l’homme vulgaire ÿ» :

on saisit ici, avant la lettre, le thème du « dernier homme ».

Ces développements pourraient être rapprochés de certaines

théories de Nietzsche {en dépit du mépris que celui-ci affectera toujours à l’égard de Renan) et, malgré toutes les différences de contenu, peuvent servir de transition à un texte où la lecture décidément actuelle de la République est chose faite

(r878). Ï1 vaut la peine de le reproduire intégralement. 3. Nietzsche et le socialisme

6.« Le socialisme, quant à ses moyens. — « Le socialisme est le fantastique frère cadet du despotisme

« presque moribond,

dont

il veut hériter; ses tendances sont

« donc, au sens Je plus profond, réactionnaires. Car il convoite «une abondance de puissance étatique telle que, seul, le despo« tisme en a jamais eu; bien mieux, il renchérit sur tout le passé «en ce qu'il vise l’anéantissement formel de Pindividu : lequel « lui apparaît comme un luxe injustifié de la nature et devra

« être amélioré par lui [et transformé] en un organe À finalisé

« de la communauté. En raison de sa parenté, ilse trouve toujours « dans la proximité de tous les déploiements excessifs de puis«sance, comme le vieux socialiste typique Platon à la cour du

« tyran sicilien; il souhaite (et, à l’occasion, favorise) l’État de

« violence césarien de ce siècle, parce que, comme on vient de

« le dire, il voudrait devenir son héritier. Mais même cet héri-

« tage ne saurait suffire à ses fins; il lui faut l’assujettissement le 1. Jd., ibid., p. 112.

2. Id,, ibid., p. 116.

3. Îd., tbid., pp. 99 sg. 4. Ii va de soi que, dans toutes les citations, de Nietzsche en particulier, les expressions soulignées le sont par les auteurs cités.

146

LES QUERELLES

SUR LE PLATONISME

« plus inconditionnel de tousles citoyens, face à l’État absolu, tel « que jamais rien de pareil n’a existé; etcomme il ne peut même

« plus compter sur la vieille piété religieuse à l'égard de l’État,

« bien plus, comme il doit spontanément et constamment tra-

« vailler à la suppression de celle-ci (vu qu'il travaille à la sup« pression de tous les États existants) —alors il ne peut espérer « exister un jour, ici et là, que pour peu de temps, et grâce au

« terrorisme extrême. C’est pourquoi il se prépare en silence à

« des règnes de terreur et enfonce comme un clou dans la tête « des masses à moitié cultivées le mot «justice », pour les priver « complètement de leur entendement (cet entendement ayant « déjà fortementsouffert par la demi-culture), et pour leur créer «une bonne conscience dans le mauvais jeu qu’elles devront

« jouer. — Le socialisme peutservir à enseigner, avec beaucoup « de brutalité et d’insistance, le danger de toutes les accumula-

« tions de puissance étatiqueet, en cesens, à inculquer la méfiance « à l'égard de l’État même. Quand sa voix rude fait chorus avec

«le cri de guerre : ‘ Autant d’État que possible ”, ce cri, tout « d’abord, fait plus debruitque jamais; mais bientôtle contraire «se faitentendre avec une vigueur renforcée : Aussi peu d'Etat « que possible * » (Humain, trop humain, 1, 473).

7. On pourrait s'étonner qu’un mouvement de lhistoire contemporaine soit illustré par un seul nom propre, celui de Platon.— La pensée de Nietzsche procède par {ypes; ce ne sont pas des «types idéaux » et « utopiques» (M. Weber), concepts

instrumentaux pour guider des recherches historiques concrètes, mais plutôt des types mythiques, appelés, au contraire, à rem-

placer l’historiographie, puisqu'ils prétendent à une validité universelle.

Le socialisme politique (et non plus seulement théorique)

n’en est pas moins présent dans ce texte, et dans d’autres de la même période. L'ensemble du passage et l’allusion à « l'État de violence césarien de ce siècle » évoquent les rapports qui s'étaient noués entre F. Lassalle ct Bismarck, auxquels on avait reproché, précisément, leurs sympathies pour un « césarisme social ». Plus concrètement encore, un aphorisme du Deuxième Livre (1879) fera une allusion très claire à la loi d'exception que Bismarck venait de faire voter, en 1878, contre la socialdémocratie 1, — Le socialisme, au début du texte, a beau être 1. Nietzsche, Humain, trop huniain, LE, 316.

NIETZSCHE

ET

LE

147

SOCIALISME

») i. il ne appelé « fantastique » (mais non plus : « utopique expériences qu’en regard de son programme. Mais les «

l’est

stes politiques historiques » nous enseignent que & des fantaisi ; ce n’est et sociaux » sont parfaitement capables de détruire

aique leur croyance à la reconstruction qui relève de la fant des sie L, Sans doute, la revendication de la justice, de la part »;

convoitise® socialistes, n’est-elle que le « rugissement » de la «

se leur critique de la répartition actuelle de la propriété repo

sur une

ignorance

de l’histoire et procède

elle-même

d’un

ne esprit d’injustice %. Pour les « oppresseurs », le socialisme doit poser aucun problème de droit : c’est une simple « ques tion de puissance », et c’est aux « représentants de l’ancien me repréétat de choses » de juger à quel moment le socialis

de sente une puissance suffisante pour qu'il vaille la peine

la conclure un traité avec lui : c'est alors seulement, et sur base de ce contrat, que le socialisme aura « gagné un droit ».

Quand ce moment sera-t-il venu? — Peut-être ferait-on bien de ne pas trop attendre. Un an plus tard, dans un aphorisme,

où l’on trouverait déjà une critique de la « société d’abondance», Nietzsche donnera aux « riches bourgeois que vous appelez € libéraux ” », des conseils, presque angoissés, de modération : « Le seul moyen dont vous disposiez encore contre le socialisme est de ne pas le provoquer » par « l’exhibition de l’abondance sous toutes ses formes »; sans quoi, « la gale socialiste se communiquera de plus en plus rapidement à la masse. et

qui, alors, parviendrait à s’opposer à cette peste 5»?

Dans notre texte, et malgré la prévision des « règnes de ter-

reur », le danger provient moins du socialisme même que de l'État absolu (ou dynastique ou « tuteur »; 1l en va tout autrement de « la démocratie moderne » qui est « la forme histo-

rique du dépérissement de l’État 6»), et ce dont il s’agit, fondamentalement,

c'est de défendre la culture contre l'emprise

de l’État, qu’il soit césarien ou socialiste. Le mouvement du texte, appliquant, comme déjà la Waissance de la tragédie ?, 1. Humain, trop humain, 1, 463. 2. Humain, trop humain, À, 451.

3. Humain, trob humain, 1, 452.

4- Humain, troh humain, I, 446. 5. Humain, trop humain, XI, 304. 6. Humain, trop humain, 1, 472.

7. Ce qui a été magistralement montré par E. Troeltsch, Der Historismus und seine Probleme (1922), réimpr. Scientia, Aalen, 1961, pp. 499 599.

148

une

LES

méthode

QUERELLES

dialectique,

SUR

LE

PLATONISME

ne laisse aucun

doute

là-dessus,

Le socialisme se veut progressiste, mais il est réactionnaire.

I] travaille à la suppression de l’État, mais le convoite et, À

Foccasion, le favorise. Il parle justice et médite Ja terreur. Mais ces contradictions permettent d’en faire un bon usage, où sa finalité se renverse entièrement. Le socialisme fortifie si bien l’État (en le flattant et en préparant l’État populaire) que, par contrecoup, il peut provoquer une réaction salutaire

où se joue la ruse de la raison. De même que dans ia téléologie hégélienne, le moyen disparaît, à titre de moyen terme, de la conclusion, de même le socialisme, ici, ne figure plus dans la

sentence terminale : « Aussi peu d’État que possible. » Or,

c’est cette conclusion qu'il s’agit de fonder, comme dans un aphorisme

de l’Aurore (1881), et en faveur de ce qu’il y a de

« plus précieux, l’esprit ! ».

Cette dépréciation de l’État nous éloigne beaucoup de Renan,

des saint-simoniens et de Comte. L’élite du savoir s’écarte du pouvoir oppresseur et cherche à s'établir, selon une inspiration

encore schopenhauerienne, dans le seul esprit. L'État est bien

« le plus froid de tous les monstres froids » et, ici encore, c’est l’antiquité qui permet de dégager le type exemplaire : « La cité grecque, comme toute-puissance politique organisatrice, était exclusive et méfiante à l'égard de la croissance de la cul-

ture; la force de son instinct ne s’est guère manifestée en face de celle-ci que pour la paralyser et la freiner... L'éducation définie par la loi d’État devait obliger toutes les générations

et les maintenir à un seul niveau. Ge n'est rien d'autre que,

plus tard, Platon voulut, à son tour, pour son État idéal ?, » 8. S'il renvoie,

comme

un miroir grossissant, l’image de

et si,

l'État fort, amplifié au-delà les limites du despotisme,

dévoilé dans ses intentions, il peut provoquer un courant hostile à tout pouvoir abusif (et nous faire revenir, en somme, à l'idéal

défini par Humboldt #), — il n’en reste pas moins que le socialisme prépare la terreur et que personne ne sait s’il ne réussira pas un jour, fût-ce « pour peu de temps », à l’imposer. L’his1. Nietzsche, Aurore, LIL, 179 {Aussi peu d’État que hossible!). 2. Humain, irop humain, À, 474.

: W. von Humboldt, PEta t (1792).

|

Idées directrices pour une délimitation de Pactivité de

149

NIETZSCHE ET LE SOCIALISME

toire contemporaine, avec la Commune de Paris ? et les événements ©? qui sont à l’origine des Démons de Dostoïevski (1873),

témoigne assez que la menace pour l’« esprit » n’est pas ima-

ginaire. Il vaut la peine de regarder de plus près l’origine de cette menace.

Platon, « le vieux socialiste typique », peut nous renseigner.

Ce n’est pas, en dernière analyse, la communauté des biens, sinon celle des femmes et des enfants, qui est le but véritable : c’est « l’anéantissement formel de l'individu » (la « dénaturation », aurait dit Rousseau), c’est-à-dire du grand individu

(qu’il ne faut pas confondre avec la « personne privée *»), que le socialisme considère, et avec raison *, comme un « luxe de la nature». Ce qu'il s’agit, au fond, de partager et de propager, ce ne sont pas les biens, c'est une médiocrité géné-

ralisée, et c’est pour cela qu’il faut faire tomber les têtes qui dépasseraient la moyenne. À voir les choses ainsi, là recherche

du pouvoir absolu et la méfiance à l’égard de la culture (une « demi-culture» est de beaucoup préférable) apparaissent comme de simples corollaires. Cette vue est-elle suffisante? Sans même s’interroger sur les mobiles cachés de Platon {où l’on trouverait déjà l’idée de ressentiment °), il reste à savoir quelle est l’origine du projet socialiste et par qui ce projet est élaboré. Nietzsche ne retrace pas une généalogie du socialisme; le despotisme n’en est pas le père, il n’en est que le frère aîné.

Quel est le géniteur commun? — Vu la parenté entre socialisme

et État césarien, on peut trouver la réponse dans un aphorisme

de la même période : c’est « le démon de puissance ». C’est

« l’amour de puissance [qui] est le démon

des hommes » (et

non l’amour des biens : « santé, nourriture, logement, distrac1, Sur laquelle, cf. La

1952, À, 125.

Volonté de fuissance, A. Krôner

éd., Stuttgart,

2. Dont Nietzsche a pu avoir connaïssance par les journaux certain, d'autre part, qu’il n’a pas lu ce roman de Dostoïevski). 3. Humain, trob humain, X, 4. Nietzsche, La Volonté l'exception, de la tentation, cratique tend à cela ». 5. Humain, trop humaïn, I,

(s’il est

472. de puissance, IV, 993 : «le culte de luxe de du danger, de la nuance : toute culture aristo261 : « Platon était le désir incarné de devenir

le plus grand philosophe législateur et fondateur d'État; il semble avoir

souffert terriblement de n’avoir pas réalisé sa nature et, vers la fin, son âme

était pleine de la bile La plus noire. »

150

LES QUERELLES

SUR LE PLATONISME

tion »), et Nietzsche rappelle ironiquement le choral de Luther : pourvu qu'il nous reste le Reich 1, — II ne semble pas qu'on

puisse poursuivre plus loin la question de l'origine : « Être

législateur, c’est bien une forme sublimée de la tyrannie ?. » Et le législateur lui-même? Étant du côté du pouvoir, ne sera-t-il pas, de par son œuvre législatrice même, du côté du savoir, lui et l'élite qu'il s’adjoindra? — Il ne le semble pas. De même qu’il passe sous silence la communauté des biens, derrière laquelle il discerne un projet plus secret et plus essentiel : l’anéantissement formel de l'individu, de même Nietzsche

laisse de côté le programme des rois-philosophes. Déjà quelques années auparavant (1872-1873?), alors qu’il célébrait encore, « dans la conception d’ensemble de l’État platonicien », « une profonde doctrine secrète du lien entre l’État et le génie », il avait souligné que, pour réaliser cet idéal, Platon s’était adressé

à un tyran 3. À présent, cette collusion avec la tyrannie subsiste seule : derrière le programme des philosophes gouvernants, c’est « le démon de puissance » qui se cache, et la recherche philosophique sur la justice qui se poursuit tout au long de la

République ne vise, dans son contenu comme dans son but, qu’à

transformer l'individu en « un organe finalisé de la communauté », c’est-à-dire de l’État. La justice n’est pas seulement le slogan des socialistes et leur arme de combat; elle est, dans

la conception organique et communautaire qu'ils s’en font, l'expression pure de leur désir de puissance; elle n’a partie

liée ni avec la philosophie

ni avec la culture

en général

« Quand le socialiste, avec une belle indignation, réclame ‘ jus-

:

tice ”, ‘ droit ”, ‘ droits égaux ”, il se trouve seulement sous la

pression de sa culture insuffisante, qui ne sait pas comprendre

pourquoi il souffre 4. » On revient toujours au culte de l'État,

également adoré par les chefs socialistes et par leurs troupes :

« S'il arrive jamais qu’ils donnent des lois, on peut compter

qu'ils s'imposeront une chaîne de fer et qu'ils exerceront une discipline terrible : ils se connaissent! Et ils supporteront ces

lois, conscients d’en être eux-mêmes les auteurs; le sentiment de

puissance, et de cette puissance-là, est trop jeune et trop déli1. Aurore, IV, 262.

2. Humain, trop humain, X, 261.

|

|

Stutt3. Nietzsche, L'État grec, in Die Geburt der Tragüdie, A. Krôner éd.,

gart, 1955, P. 224:

4. La Volonté de puissance, IL, 373.

NIETZSCHE

ET

LE

SOCIALISME

I51

cieux pour eux pour ne pas leur faire supporter n'importe

quoi 1, » Le mouvement est donc entièrement démasqué, à partir du socialisme typique de Platon (avant les commentateurs contemporains 2, Nietzsche note que Platon n’a jamais douté de son droit au mensonge #). Le gouvernement des philosophes n’a même pas à être critiqué : il est le prétexte du désir de puissance (ou alors, comme Nietzsche le dira plus tard, une « pâle poltronnerie, avec des mandarins à la tête, selon le rêve de Comte 4») et la terreur que fera régner le socialisme ne sera pas exercée, comme chez Renan, par les savants. Dans le projet socialiste (comme dans l’État bismarckien), le pouvoir étatique est décidément disjoint de la culture.

9. Cette lecture supprime toute distance historique entre Platon et nous. Dédaignant le rapprochement, curieux et érudit, entre la République

et le « communisme », elle anticipe

étonnamment les parallèles que devaient établir plus tard les

auteurs anglo-saxons, —

étonnamment,

parce que,

des deux

termes de la comparaison, l’un ne lui était alors accessible que par extrapolation. Si la lecture de la République s’achève ici, les convictions qui l'inspirent ne sauraient en rester là et renvoient au-delà d’ellesmêmes. Ce sont là des positions de défense, qui exigent un aménagement et une sortie. Il faut rappeler ici, brièvement, ces prolongements, parce que, eux aussi, peuvent trouver leur origine lointaine dans la méditation sur le socialisme platonicien. La disjonction de l’État et de Ia culture (bien que Nietzsche la rappelle encore plus tard, mais dans un contexte entièrement différent $), ne saurait être tenue pour définitive. L” « esprit » ne saurait se maintenir dans son isolement, précisément parce qu’il est menacé du dehors, Les grands individus devront être protégés, et même suscités. Le « démon de puissance » ne se contentera pas de tourmenter les idolâtres de l’État; transmuté 1. Aurore, III, 184.

2. Cf. p. 140, n. 1. 3- Nietzsche, Crépuscule des idoles, Les &« réformateurs » de l'humanité, 5. Voir déjà la II Considération inactuelle, éd. citée, p. 200.

4. La Volonté de puissance, 1, 12%. 5. Crépuscule des idoles. Ce qui manque aux Allemands, À.

152

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

en « volonté de puissance », il sera reconnu comme l” « essence du monde!». « Les masses à moîitié cultivées » ne sauraient être abandonnées à la démagogie socialiste, d'autant qu’elles-mêmes

ne demandent qu’à être reprises en main. Le conseil, donné

par notre texte, pour un bon usage du socialisme se révèle

alors radicalement inopérant. Il faut songer à un autre usage,

où le socialisme sera encore l’objet d’un renversement dialec-

tique, mais fort différent : « En tant que taupe agitant le soussol d’une société roulant dans sa sottise, le socialisme pourra être quelque chose d’utile et de salutaire : il retarde la ‘ paix sur terre * et la complète débonnaireté de l’animal detroupeau démocratique; il oblige les Européens à garder de l'esprit, à savoir de la ruse et de la prudence, et à ne pas abjurer complè-

tement les vertus viriles et guerrières ©. » Il ne s’agit plus de

combattre le pouvoir, mais de combattre le socialisme. Ce qui rend le socialisme possible, ce n’est nullement le

désir d'émancipation des masses, « car celles-ci sont, au fond, prêtes pour l'esclavage de toute espèce, à condition quecelui

qui leur est supérieur se légitime constamment comme supérieur, comme né pour commander, — et cela par sa noblesse». C’est la vulgarité des « grandeurs de l’industrie », c’est l'absence manifeste de noblesse chez les « fabricants et les chefs des grandes entreprises » qui favorise le socialisme *. Or, il est un point sur lequel la pensée de Nietzsche n'a

jamais varié, et qu’elle éclaire, ici encore, par un fyfe dégagé

=

de l'antiquité : « L’esclavage appartient à l'essence d’une culture », et « c’est là l’origine de cette fureur que les commuont de tout temps nourrie à l’égard des nistes et les socialistes. arts, mais aussi à l'égard de l'antiquité classique #». Cette « vérité 5 » estrappeléedans Humain, trop humain : « Une culture supérieure ne peut prendre naissance que là où la société se divise en deux castes : celle de ceux qui travaillent et celle de ceux qui ont du loisir, qui sont capables de vrai loisir 6,» Elle est réaffirmée dans La Volonté de puissance : «.. la manière de penser noble, celle qui croit que l'esclavage et beaucoup Per-delà le bien et le mal, V, 186.

AE

GI

. La Volonté de puissance, \, 125. Le Gai Savoir, I, 40.

L'État grec, p. 212. Ibid. Humain, trop humain, I, 439.

NIETZSCHE

ET

SOCIALISME

LE

153

de degrés de servitude sont les conditions préalables de toute

culture supérieure ?, » Et elle reçoit son fondement de la volonté de puissance, capable de « rétablir la hiérarchie 2». L'État,

dans cette entreprise,

fera l’objet d’une réhabilita-

tion : «Le maintien de l’État militaire est l'ultime moyen, soit de reprendre, soit de préserver la grande iradition en ce qui concerne

le {ype supérieur de l'homme, le type fort. Et tous les concepts, qui perpétuent l'hostilité et la hiérarchie entre les États peuvent être considérés, par là, comme justifiés (p. ex. le nationalisme,

la protection douanière %).» Aussi bien, « le service obligatoire, avec des guerres réelles, où cesse toute plaisanterie »,

joint à « l'esprit national borné (simplificateur, concentrateur) » sont-ils parmi les « freins les plus favorables et les remèdes de la modernité {». Ici encore, le socialisme joue le rôle d’un ferment utile : « Je me réjouis de l’évolution militaire de F'Eu-

rope, et aussi des situations internes d’anarchie : le temps du repos et du bouddhisme, que Galiani prédisait pour ce siècle 5, est passé 5. » L'État, qui a déjà permis d’inculquer aux vaincus la « mauvaise conscience * », saura, en tant qu’« en-

tité souveraine À », susciter « une race des maîtres, les futurs

‘ maîtres de la terre *; — une aristocratie nouvelle, prodigieuse, fondée sur l’auto-législation la plus dure, et qui fera durer pendant des millénaires la volonté de philosophes violents et d’artistes-tyrans : une espèce supérieure d'hommes qui, grâce à leur suprématie

en vouloir,

en savoir, en richesses et en

influence, se serviront de l’Europe démocratique comme de leur instrument le plus docile et le plus mobile, afin de prendre

en mains les destinées de [a terre et de façonner, tels des artistes, 1. La Volonté de puissance, II, 464. 2. La Volonté de puissance, IV, 854, 856.

3. La Volonté de puissance, XII, 720. 4. La Volonté de puissance, 1, 126.

5. Cf. La Volonté de puissance, X, 133 : « Le XX® siècle, — L'abbé Galiani

dit quelque part : ‘ La prévoyance est la cause des guerres actuelles de l’Europe. Si l’on voulait se donner la peine de ne rien prévoir, tout le monde

serait tranquille, et je ne crois pas qu’on serait plus malheureux parce qu’on

ne ferait pas la guerre. * Comme je ne partage absolument pas les opinions pacifiques de feu mon ami Galiani, je n’ai pas peur de prédire certaines choses et ainsi de provoquer par là, éventuellement, une cause de guerres ». 6. La Volonté de puissance, 1, 127. 7. La Généalogie de la morale, 2e diss., 17. 8. Sur laquelle, cf. aussi La Volonté de puissance, XII, 715.

154.

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

l ‘ homme * même. Bref, le temps est proche où l’on révisera ses idées sur la politique 1 » 10. Aucun de ces textes, ni des autres, concordants, de la

même période, n’invoque le nom de Platon. Même un aux « princes européens ? », où est reprise l’allusion au de mentir 5, ne daigne pas se référer à «la cour du sicilien ». Platon reste bien rejeté du côté du socialisme.

appel droit tyran Mais

il faut remarquer — ét c'est tout ce que nous avions à établir

ici — qu’à partir de sa lecture de la République, faite à la lumière de l'actualité, Nietzsche en vient à opposer deux formes de domination : le socialisme communautaire et terroriste, et l’oligarchie aristocratique des surhommes dont il est inutile, ici, de tenter l’exégèse. — « La démocratie moderne #», face à ces deux régimes, apparaît simplement comme le champ clos du combat ou, au mieux, comme un terroir à conquérir et à exploiter. Le texte sur le socialisme appartient à la période dite « positiviste » ou « voltairienne ». Il entreprend une démystification du socialisme, et du platonisme avec lui. Il découvre, derrière leur prétention manifeste, un sens latent. Or il arrive souvent, quand on lit Nietzsche, que les textes se mettent à basculer ct, au lieu de nous parler de ce dont ils parlent, finissent par parler de Nietzsche

lui-même.

Relisons alors le passage sur

le socialisme, convoitant une puissance étatique démesurée et voulant hériter du despotisme que, d’autre part, il travaille à supprimer. Et lisons ce commentaire, tiré des œuvres posthumes

et daté, par les éditeurs, du temps du Gai Savoir (1882) :« Nous

honorons et nous protégeons toutes les accumulations de puissance,

parce que nous espérons en hériter un jour — nous, les sages. 1. La Volonté de puissance, IV, 960.

|

2. « Les princes européens devraient s'interroger réellement pour savoir

s'ils peuvent

sommes

se passer

de notre

soutien.

Nous

autres

immoralistes,

nous

aujourd’hui la seule puissance qui n’ait pas besoin d’'alliés pour

parvenir à la victoire : ce qui fait de nous les plus forts parmi les forts. Nous n’avons même pas besoin du mensonge : quelle autre puissance pourrait s’en passer? » (La Volonté de puissance, XII, 749). 3. Cf, p. 161, n. 3. 4. CT. plus haut p. 147, n. 6.

155

SOCIALISME

LE

ET

NIETZSCHE

De la même façon, nous voulons être les héritiers de la moralité, après avoir détruit la morale ?. » C’est encore,

de la dialectique.

si l’on veut,

C’est aussi,

sans doute, le dévoilement de ce qui était contenu, dans notre

texte, derrière sa signification manifeste, ct qui ne tardera pas, on l’a vu, à se manifester, à son tour. La République, dans le cheminement de la pensée de Nietzsche, est bien la source de deux régimes opposés, et les savants anglo-saxons, quelque cinquante années plus tard, n'auront plus qu’à rédi-

ger, point par point, contre Platon.

14.

Avant

leur double

acte d'accusation

dressé

de nous interroger sur le sens de ce réquisitoire,

jetons encore un regard sur ce qui le précède. Le socialisme utopique

devait rencontrer,

comme

par déf-

nition (ou par homonymie), le communisme de la République.

Le prophétisme politique, quand, depuis Saint-Simon (lequel,

d’ailleurs, bien que sur d’autres points, est bicn parmi les initiateurs du « socialisme scientifique »), il défère le gouvernement à une élite intellectuelle ?, pouvait faire songer aux rois-philosophes. — Tout cela reste encore de l’ordre de la

réminiscence historique.

Ce qu’il y a de tout à fait nouveau

(et, pour l’avenir,

de

déterminant) chez Nietzsche, c’est que Platon, et l’antiquité avec lui, sont enlevés à l’histoire et nous sont rendus contemporains, soit directement, soit par une vision en creux. Cela tient d’abord à la méthode éypisante, non historique, de Nietzsche. Platon,

ainsi,

peut

illustrer

le

socialisme.

L’aristocratie

de

Théognis, les héros homériques peuvent incarner « la race des

conquérants et des maîtres ?». Le code de Manou est exemplaire pour toute « société saine » : « L’ordre des castes, la loi

suprême et dominante, n’est que la sanction d’un ordre naturel »,

1. Nietzsche, Die Unschuld des Werdens, Der Nachlass, éd. A. Baeumler Stuttgart, 1931, t. I, 410 (p. 158). ’

2. Les chefs de la Révolution de 1789 « auraient dû se demander quels sont, dans l’état présent des mœurs et des lumières, les hommes les plus capables de bien diriger les intérêts nationaux? Ils en auraient conclu que les savants, les artistes et les chefs des travaux industriels étaient ceux

auxquels il fallait confier le pouvoir administratif, c'est-à-dire le soin de

diriger

les intérêts nationaux... » (C.-H.

de Saint Simon,

sociale, troisième fragment, in Œuvres, éd. Anthropos, 3. Généalogie de la morale, I, $ 5.

1966,

De l'organisation

1. V, p. 130) ’ |

156

LES QUERELLES SUR LE PLATONISME

à l’abri de tout « arbitraire,

de toute ‘ idée moderne * »; il

enseigne le gouvernement des « hommes les plus spirituels, en tant que les plus forts 1 ». Toutefois, la méthode, à elle seule, ne saurait suffire à rendre

compte de cette présence du passé ou, plutôt, elle reçoit ellemême sa portée et son poids de la pression du présent; l’analyse du socialisme, on l’a vu, mentionne Platon, mais s'appuie

sur des faits actuels. I] en résulte une conception toute nouvelle de l’histoire {et de l’histoire contemporaine), elle aussi décisive

pour l’avenir.

D'abord, l’histoire —— en cela encore {ypique — éclaire notre propre situation. Laquelle ressemble à l’époque alexandrine

et, comme celle-ci, impose une décision, celle de savoir si nous

voulons frapper de « l’accent le plus lourd » cette vie-ci (et non plus l’au-delà 2). La situation actuelle est ainsi l'instant historique où peut être enseignée « la pensée la plus éduca-

trice 3» : la doctrine de l'Éternel Retour 4. Si cette doctrine est entendue, « l’histoire de l’humanité » sera « brisée en deux

morceaux 5 », comme elle l’a été par la naissance du Christ.

Cette décision aura à choisir entre le surhomme et le dérnier homme $, entre la transmutation des valeurs et le nihilisme,

entre l’homme antique et la démocratie (et le christianisme) *. La décision ne se fera pas sans « secousses » ni « trem-

blements de terre»; c’est pourquoi Nietzsche peut écrire : « Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite... Il y aura des guerres, comme il n’y en à pas encore eu sur terre,

C’est seulement à partir de moi qu’il y a sur terre une grande politique 8. » Dans

cet affrontement,

on trouvera,

d'un côté, le plato-

1, Transmutation de toutes les valeurs, X, $ 57. 2. Die Unschuld des Werdens, t. IL, 1346 (pp. 477 sq.).

3. La Volonté de puissance, IV, 1053.

4. Le Gaï Savoir, IV, 341 : Le Poids le plus lourd. 5. ÆEcce Homo. Pourquoi je suis un destin, $ 8 déb.

6. Die Unschuld des Werdens, t. II, 1212 (p. 445) : « L'opposé du surhomme | est le dernier homme : j'ai créé celui-ci en même temps que celui-là. » 7. La Volonté de puissance, IV, 957 1. f. : « Dans Je monde antique régnait, en effet, une autre morale, plus seigneuriale qu'aujourd'hui... Or, la séduc-

tion que l'Antiquité exerce sur des âmes bien réussies, c’est-à-dire sur des Ames fortes et entreprenantes, est aujourd'hui encore la plus subtile et la plus efficace de toutes les séductions antidémocratiques et antichrétiennes : comme elle l'a déjà été du temps de la Renaissance. » 8. Ecce Homo. Pourquoi je suis un destin,$ v.

157

NIETZSCHE ET LE SOCIALISME

Je nisme, le christianisme (qui est du « platonisme pour peuple 1», et aussi « la doctrine socialiste typique *»), le socia lisme (qui fait appel aux « instincts chrétiens 5»), la révolution («ce sont des jugements de valeurs chrétiens, que toute révolution se borne à traduire en sang et en crime *») : or, les révolutions sont encore à venir 5, « La dernière grande révolte des esclaves » n’a fait que « commencer avec la Révo-

lution Française 5. » Dans le camp adverse, on

surhomme,

« une

race

de maîtres,

les

terre *; une aristocratie nouvelle 7... ».

futurs

trouvera le

‘ maitres

de la

Des guerres à venir, et qu'il faudra provoquer 8, Nietzsche a prévu qu’elles se feront «au nom de doctrines philosophiques ©»

(Hobbes déjà avait vu que

les

guerres pour les

idées étaient les plus implacables 1) : « Le concept de politique se résoudra alors entièrement en une guerre des esprits, toutes les entités de puissance de l’ancienne société auront 1. Par-delà le bien et le mal, préface.

2. La Volonté de puissance, IL, 209. 3. La Volonté de puissance, HI, 765 (p. 508).

4. Transmutation de toutes les valeurs, À, 43 ÿ. f.

5. Jbid. 6. Par-delà le bien et le mal, XX, 46 i. f.

7. 8. 9. où le nom

Cf. p. 154, 0. 1. Cf. p.153,0.5. Die Unschuld des Werdens, 1. II, 1034 (p. 965) : « Le temps viendra combat sera mené pour la domination du monde — il sera mené au de doctrines philosophiques. Maintenant déjà se constituent les premiers

groupes de force — on s’exerce au grand principe de la parenté du sang et

de la race. Des nations sont des concepts beaucoup plus raffinés que des races, c’est au fond une découverte de la science qu’on incorpore maintenant au sentiment : des guerres sont les grands maîtres de tels concepts, et le seront.

Viennent ensuite des guerres sociales — et de nouveau des concepts seront incorporés! Jusqu'à ce qu’enfin les concepts ne fournissent plus seulement

des prétextes, des noms, etc., pour les mouvements des peuples, mais que le

concehi le plus puissant doive s'imposer. » 10. Hobbes, De cive, I, 5 : « Comme le combat le plus violent est celui des esprits, cette rivalité, nécessairement, engendre les discordes les plus violentes. Car non seulement être d’un avis opposé, mais le simple fait de ne pas être d'accord est déjà détesté. Aussi bien, n'être pas d'accord avec quelqu'un sur un point, revient à l’accuser tacitement d’erreur, de même

que différer d’avis sur de nombreux points revient à prendre l’autre pour un imbécile. On s’en rendra compte par ceci : il n’y à pas de guerres menées

avec plus d'acharnement

que celles que se livrent les sectes d’une même

religion ou les partis d’un même État, où le combat porte soit sur les doctrines soit sur la sagesse politique » (cf. Léviathan, XV).

158

LES QUERELLES SUR LE PLATONISME

sauté — elles reposent, tant qu'elles sont, sur un mensonge 1 » Ces idées, on l’a dit, ne sont platoniciennes que d’un seul côté. Mais si, de l’autre, elles s’opposent au socialisme {(pla-

tonicien), elles tiennent encore de l’antiquité leur garantie et

leur titre de noblesse 2; et l’on se souvient que les « philosophes violents» et les « artistes-tyrans Ÿ» seront promus,

comme par un antiplatonisme inversé, au rang de chefs. Le rapprochement du monde antique et du monde moderne, rendus contemporains et interprétés en termes, à la fois, de puissance et d’idées, fait annoncer, non seulement deux régimes opposés, mais un temps de crise, marqué par des guerres impitoyables où se décidera la domination du monde, la rupture et le recommencement de l’histoire universelle. Toutefois,

le sens de ces prévisions (qui interviendront activement, selon le désir même

de l’auteur,

dans

le cours

de l’histoire)

est

demeuré longtemps de l’ordre du prophétisme et, par là, de l'utopie. Surviennent alors la révolution d'Octobre, la marche sur Rome et l’incendie du Reichstag — en attendant la guerre pour la domination du monde. III. — Morirs

ACTUELS

DES

CRITIQUES

12. « L'attaque contre Platon » n'est pas, directement, pro-

voquée par celui-ci. Elle est, en premier lieu, une riposte et

une réaction à ces événements qu'on vient de rappeler, et qui semblaient alors, à beaucoup, tomber comme la foudre la fameuse d’un ciel d’azur. Il est aisé, aujourd’hui, de pratiquer prévision du passé, de rendre à l’histoire sa continuité et de

lier savamment

ces effets à leurs causes, proches et lointaines,

qu’elles soient d’ordre politique, social ou idéologique. Mais les auteurs du réquisitoire contre Platon vivaient dans des pays où l’on pensait fort bien, au moins jusqu’en 1930 environ, que le sens de l’histoire allait vers un raffermissement de 1. Ecte Homo. Pourquoi je suis un destin, $ 1 (le texte précède immédiatement celui qui est cité à la p. 156, n. 8 : « Il y aura des guerres, etc, »).

2. La

Volonté de puissance, 1, 419 : « nous

plus grecs, pour commencer,

comme

devenons de jour en jour

de juste, dans les concepts et valorisa-

ts : mais un Jour aussi, il tions, tels, pour ainsi dire, des revenants grécisan faut l’espérer, avec notre cerps! C'est là que repose (et à reposé de tout temps) mon espoir pour l'essence allemande ». Cf. aussi p. 156,

3. CL p. 154, n

1.

n.

7.

MOTIFS

ACTUELS

DES

159

CRITIQUES

la démocratie représentative, nullement incompatible, d’ail-

leurs,

avec

un

socialisme

Première

réformiste.

La

et française

pouvaient

Guerre

mondiale avait vu triompher les « pays avancés» sur les « pays dépassés », et la « démocratie » sur le « despotisme 1», Les révolutions américaine

ainsi

s’in-

terpréter comme des accomplissements et des promesses, bien

plus que comme des ruptures. Dans cette vision de l’histoire, étaient intégrés également le christianisme et Platon (déjà

réunis dans l’idéalisme des platoniciens de Cambridge *) et

comprise une proximité des Anciens : l’antiquité, en ce qu’elle avait de meilleur, est proprement devenue ce que nous sommes;

dans cette marche vers la démocratie qui, en fait, est la quête

d’un idéal d'humanité et de justice, il est clair que Platon a joué un rôle éminent et qu’il appartient à notre héritage vivant. C'est

sur

le

fond

de

ces

convictions,

indissolublement

politiques, éthiques et religieuses, que vont éclater ces événe-

ments. S'ils ne cassent pas l’histoire « en deux morceaux », ils montrent, au moins, que l’histoire telle qu'on la vit n’est pas continue, qu’elle n’est pas continüment progressive, et qu'elle

se troue de révolutions et de convulsions. Sur ce point, il est

vrai, l'erreur des démocrates

n’était pas totale, ni leur éton-

nement, sans excuse. Il est tout à fait impossible de penser l’histoire autrement que comme continue et comme progressive, sous peine de ne plus rien penser du tout, et de tomber

dans le désordre et la disparate où le cinabre, pour reprendre l'exemple de Kant, est tantôt lourd et tantôt léger, rouge parfois et, bientôt, paré d’autres couleurs. Aussi bien Nietzsche ne voulait-il casser que le tronçon chrétien de l’histoire, mais assurer, au mouvement qu’il avait appelé de ses vœux, une perdurabilité plusieurs fois millénaire. Toute doctrine révolutionnaire n’est telle qu’à légard du présent jugé insupportable (et de la tradition dont il se nourrit *), et déjà Kant 1. C. Northcote Parkinson, L’Évolution de la pensée politique 1958), trad, fr., Gallimard éd., 1964, t. IL, chap. XIX (p. 180). 2. E. Cassirer,

1953:

The Platonic Renaissance in England, Nelson

(Londres,

éd., Londres,

3. « La prétendue évolution historique repose en général sur le fait que la dernière forme sociale considère les formes passées comme autant d'étapes vers elle-même, et qu'elle les conçoit toujours d’un point de vue partial » (Marx, Introduction générale à la critique de l'économie politique, in Œuvres, éd. de la Pléiade, 1963, t. I, p. 260).

160

LES QUERELLES

SUR LE PLATONISME

qui, pourtant, ne disposait pas encore de nos expériences, constate que toute révolution est suivie d’un « nouvel ordre de choses », qui oblige les citoyens à l’égard de l'autorité « présentement au pouvoir À», Que l’ébranlement de ces convictions n’ait pas épargné Platon, il n’y a pas à s’en étonner. Les nouveaux régimes, en dépit de leurs différences spécifiques, semblaient communier dans une certaine idée de Ia liberté qui, nécessairement, devait rappeler des conceptions antiques. Il existait, sur ce sujet, toute une doctrine, formulée d’abord par le libéralisme de B. Constant ?, puis élaborée et justifiée par la science de Fustel de Coulanges #. Sans doute, lopposition, établie par ces deux

auteurs,

entre la liberté

des Anciens

et celle

des

Modernes ne s’applique-t-elle pas tout à fait : les nouveaux régimes ne rendent pas l'individu « souverain... dans les affaires publiques » (B. Constant). Mais ils semblent le réduire, dans sa vie privée, à un état de dépendance qu’on s'était figuré comme le propre de temps à jamais révolus. Ce rapprochement, le premier et le plus brutal, donnait lieu à des corollaires, tout aussi imprévus. La marche de llustoire peut s'égarer dans des retours, et la progression linéaire s’infléchir et se recourber jusqu’à ramener des cycles anciens (après tout, le mot de révolution signifie bien cela, aussi). Du coup, nos rapports avec l’antiquité ne sont pas ceux qu’on aurait avec

1. Kant, Métaphysique des mœurs, 178 partie, part. II, 172 sect., note générale, À (éd. K. Vorländer, p. 147). . discours modernes, des celle à 2. B. Constant, De la liberté des anciens comparée

prononcé à l'Athénée royal de Paris en 1819 (réimpr. in Cours de politique constitutionnelle, éd. Laboulaye, 1861, t. IE, pp. 539 sgq.) et Cours de polit. const, ibid, p. 842 : « Chez les anciens, l’individu, souverain presque habi-

tuellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements. Chez les modernes, au contraire, l'individu, indépendant dans sa vie privée,

n’est, même dans les États les plus libres, souverain qu’en apparence. » 3. Fustel de Coulanges, La Cité antique, III, chap. XVIII : De l'omnipo-

tence de l’État; les anciens n'ont pas connu la liberté individuelle, où Fustel écrit, en particulier :« C’est une erreur singulière entre toutes les erreurs humaines

que d’avoir cru que dans les cités anciennes l’homme jouissait de la liberté. Îl n’en avait même pas l’idée... Aucune [des] révolutions ne donna aux hommes la vraie liberté, la liberté individuelle. Avoir des droits politiques, voter, nommer des magistrats, pouvoir être archonte, voilà ce qu'on appe-

lait la liberté; mais l’homme n’en était pas moins asservi à l’État. »

MOTIFS

ACTUELS

DES CRITIQUES

161

un héritage, longuement transformé et incorporé à notre subs-

tance : c’est une irruption venue du dehors, presque une agression: l’antiquité qu’on croyait mi-proche, mi-lointaine, découvre son actualité effrayante, et l'héritage, devenu familier sans qu’on y regarde de trop près, éclate entre nos mains. Ce premier choc passé, la mise en cause de Platon s’imposait, et la rédaction détaillée de l’acte d’accusation n’était plus

qu'affaire d’érudition.

13. N'y avait-il rien d’autre? « Le parallèle extraordinairement exact entre la République de Platon et le régime que

les meilleurs bolcheviks essaient de créer », qu'avait cru apercevoir, en 1920, B. Russell 1 qui pourtant, à cette époque, ne

s’intéressait guère à l’histoire de la philosophie, puis les autres « parallèles », établis plus tard avec les autres régimes, suffisentils à rendre compte de l’ampleur du débat, et de ses motifs

véritables? N'y avait-il pas d'autres causes à rechercher, et d’autres responsabilités plus proches dans le temps et plus homogènes, si l’on peut dire, quant aux effets produits? Russell lui-même, plus tard, devait s’en prendre à Nietzsche ? et Popper, après d’autres d’ailleurs, mettre en cause Hegel. Pour-

quoi

alors, précisément

et préférablement,

Platon,

et que

bien

énoncer

représentait, dans ce débat tout brûlant d’actualité, ce nom ancien?

Les maîtres

du droit naturel

prétendaient

des normes rationnelles, permettant, au besoin, de critiquer et d’amender le droit positif, c’est-à-dire « le réel »; ils n’en-

tendaient pas, pour autant, se perdre dans des rêves. Or, quand il en vient à examiner « le projet de la communauté des biens, que Platon voulait introduire dans sa République »,

Pufendorf l’assimile aux projets présentés par Thomas Morus,

dans son Uïopie et par Thomas Campanella, dans sa République du Soleil, et remarque seulement : « Il est facile de supposer des hommes parfaits en idée; la question est d’en trouver de

tels, qui

commentateur

existent

ajoute

1. Cf. p. 130, 0. 1.

réellement

: « Une

3%. » Plus

communauté

sévère,

universelle

son

des

2. Russell, À History of Western Philosophy, p. 770. 3. Pufendorf, Le Droit de la nature et des gens, trad. J. Barbeyrac, Londres,

1740, IV, iv, & VII.

162

LES QUERELLES

SUR LE PLATONISME

biens, qui aurait pu avoir lieu entre des hommes parfaitement

équitables et libres de toute passion déréglée, ne saurait être

qu’injuste,

chimérique

et pleine d’inconvénients,

entre des

hommes faits comme nous sommes !. » La République de Platon

est de l’ordre de l’utopie pure, voilà le jugement que portent deux jurisprudents, nullement asservis, pourtant, aux règles du droit existant. L’abbé Pluche, avec son bon sens coutumier,

rappelle le projet de la République, et s’exclame : « Quelle gloire pour la philosophie de défaire radicalement les torts et de supprimer partout les injures! Deux mortels pleins de courage ont commencé à mettre la main à l’œuvre : Platon

et Dom Quichot * ». Dans ses leçons sur l’histoire de la phi-

losophie, Hegel constate encore que « l'idéal de la République

est devenu proverbial comme sobriquet, en ce sens que ce serait une chimère ». Or, voici que la chimère avait pris consistance, et que la pensée réputée pour être le type même de l'utopie avait mordu sur les choses. La conception vulgaire du platonisme, frappée uniquement par ces traits utopiques, était plus près de la réalité que l’exégèse savante et philosophique, sollicitée surtout par ses aspects d’ascèse et d’idéalisme. Allons plus loin. Au-delà même de toute confrontation des structures concrètes (des « parallèles »), il y avait là une victoire écla-

tante du platonisme en général, la preuve irrécusable de la puissance de l’idée. L'idée, ce n’était donc pas cette exigence intelligible, à satisfaire dans un avenir infini, cette lueur un peu vacillante, éclairant, de loin en loin, la route du pèlerin; c'était une force irrésistible, capable de s'imposer, hic et rune,

et de bouleverser le cours de l’histoire politique. Platon avait changé de camp. Et cela bien

avoir

enseigné

d’oppression

aux

nouvelles

Républiques

leurs

moins

pour

structures

(elles les auraient bien inventées toutes seules),

que pour avoir mis à leur disposition le dynamisme des idées,

et avoir consenti, en leur seule faveur, ce qui, dans sa réussite

même, paraissait comme un renversement du platonisme traditionnel : donner force — et quelle force! — aux idées. Cette espèce de désertion n'avait été possible qu’au

prix

d’un reniement. Les idées ne devaient pas quitter leur lieu 1. J. Barbeyrac,

ibid., p. 254, n. 5.

|

2. Abbé Pluche, Le Shectacle de la nature, nouv. éd., Paris, 1768, t. VI,

pp. 263 sg.

MOTIFS

ACTUELS

163

DES CRITIQUES

supracéleste. La pureté de l'idéal devait refuser toute compro-

mission avec le monde sensible. Il était entendu que le modèle

tirait sa valeur de sa seule perfection, sans égard pour ses ossibilités d’existence; bien plus, on était convenu que le modèle seul participait de la vérité, sans rien demander à son exécution, toujours déficiente et infidèle, On devait répu-

dier aussi, en politique comme

violente; le malade

ne change

On assistait donc, en fait, au

en

médecine,

pas brusquement

triomphe

toute action de régime.

d’un platonisme

dévoyé. L'idée était passée à l’acte, non par persuasion, mais

par contrainte : la Nécessité avait supplanté la Raïson. L'idée s'était imposée et propagée par un « noble mensonge »; expres-

sion peu remarquée auparavant et fort obscure, qui venait de recevoir son commentaire des propagandes politiques contem-

poraines. Dans ce passage à l’existence, l’idée s'était enlaidie jusqu’à se pervertir : au lieu de mesurer un écart, elle s'était abaissée au niveau du sensible, pour lui apporter sa caution. Au total, la Théorie des Idées, qu’on avait acceptée de confiance, se démasquait comme une idéologie. Elle avait favorisé des idéologies plus récentes destinées, à leur tour, à couvrir le réalisme politique, la volonté de puissance, un nouvel impérialisme — malgré les assurances du Gorgias — et — derrière la critique des « constitutions imparfaites » de la République — une nouvelle tyrannie.

14. Ici encore, il faut aller plus loïn. Au-delà même de son contenu doctrinal, la pensée platonicienne avait fait la preuve de son actualité par cette seule notion, prise dans son sens le plus formel, d’utopie. Dans la partie de son livre consacrée à Platon, K. R. Popper

expose

la

distinction 1, fondamentale

selon

lui,

entre

une

« technique sociale fragmentaire » {piecemeal social engineering ?) 1. K, R. Popper,

The Open Socieiy and its Enemies , Londres, 1966, t. I,

Chap. 9; la portée de cette distinction est soulignée dès le début de l’Zntroduction de l'ouvrage. 2. H. Rousseau, dans sa traduction de K. Popper, Misère de l'historicisme [Econemica, 1944, 1945] (Librairie Plon, 1956, p. 67), rend cette expression par « sociotechnique opportuniste ». La traduction proposée ci-dessus nous paraît à la fois plus près de l'anglais et plus conforme à l'opposition établie Plus loin (Misère de l'historicisme, p. 0) avec la « sociotechnique totaliste [holistic] ou ‘ utopique ” ». L'opposition est formulée dans les mêmes termes dans The Open Society (p. ex. t. II, p. 130) où l’on trouvera, plus généraie-

164

LES QUERELLES

SUR LE PLATONISME

et une « technique sociale utopique » (illustrée, par exemple,

par la« constitution idéale »), et indique Îles dangers de celle-ci. Mais il faut bien avouer qu'avant le xx® siècle, cette « tech-

nique» ne paraissait guère dangereuse : n'était-ce pas de l'utopie? Le politicien responsable, le seul à avoir accès aux affaires, appliquait tout naturellement la « technique fragmentaire », comme la seule efficace, sans doute, mais aussi parce

qu’il n’en concevait pas d’autre. Hegel avait bien raillé « les raisonneurs dont l’entendement se donne la continuelle satisfaction de pouvoir produire, contre tout ce qui est, un devoirêtre et, par là, un savoir-mieux »; il ne redoutait guère leur

influence néfaste sur la réalité. Les nouveaux régimes — quels qu’en soient les antécédents, les causes et les correspondances dans les cycles, réels ou construits,

de l’histoire universelle —

avaient renversé, avec la conception rassurante d’une histoire progressive, la notion traditionnelle d’utopie. La « rationalité » doctrinaire (K. Popper), ni l’irrationalité ne suffisent à priver un projet politique de ses conditions de possibilité; bien au contraire, elles peuvent renforcer sa puissance d’action. Et les techniques, savantes ou spontanées, de la propagande semblent pouvoir aider toute doctrine à franchir le stade de l’utopie. Rappelons, à ce sujet, que la critique marxienne des « utopistes », qui d’ailleurs ont une fonction provisoire mais utile L frappe précisément ceux qui cherchent dans l’utopie un pré-

texte pour ne pas agir, comme cela à été fort bien vu par G. Sorel qui s’en prend, à cet égard, aux« socialistes officiels ? ». ment, de fréquentes références à un « holisme » qui n’a rien de commun,

bien entendu, avec celui du général Smuts.

r. K. Marx, Misère de La philosophie, chap. IX, $ 1°° : « Tant que le prolétariat n’est pas encore assez développé pour se constituer en classe, que, par conséquent, la lutte même du prolétariat avec la bourgeoisie n'a pas

encore un caractère politique... ces théoriciens ne sont que des utopistes qui, pour obvier aux besoins des classes opprimées, improvisent des systèmes et courent après une science régénératrice » (trad. M. Rubel, in Œuvres,

t. 1, p. 92). Dans le Manifeste, une appréciation très comparable est suivie

de ces mots : « Mais les écrits socialistes et communistes renferment aussi

des éléments critiques. Ils attaquent la société existante dans ses fondements.

Ils ont pu ainsi fournir des matériaux extrêmement précieux pour éduquer et éclairer les travailleurs » (trad. M. Rubel et L. Évrard, ibid., p. 191 sq.). 2. G. Sorel, Réflexions sur La violence 1, Rivière éd., 1946, p. 199 : & On ne saurait trop insister sur ce fait que le marxisme condamne toute hypothèse

construite par les utopistes sur l'avenir »; cf. pp. 201, 205 €i, sur les « socialistes officiels », pp. 182-183.

165

LE CONCEPT D'UTOPIE

Rationalisme utopique et irrationalisme s'accordent pour répudier le «réel». Au juste, on aboutit à un renversement de

concepts. « La loi de l’action », visant à bouleverser l’état de

choses existant, renvoie toutes les objections possibles (parmi lesquelles la « technique fragmentaire », bien entendu, mais aussi les « utopies », au sens traditionnel du terme) à la « petite science 1 », et revendique pour elle le véritable « esprit scien-

tifique ©». — La politique platonicienne déjà s'était adjoint

Jes ressources du mythe. Or, « il faut juger les mythes comme des moyens d'agir sur le présent; toute discussion sur là manière de les appliquer matériellement sur le cours de l’histoire est

dépourvue de sens. C’est l’ensemble du mythe qui importe seul 3 », Le surhomme, la grève générale, la dictature du prolétariat — autant d'idées-forces, de « mythes » et, aux yeux de leurs

adversaires, d’utopies, mais qui n’avaient plus rien d’utopique. L'actualité politique de Platon se ramène, en fin de compte, à la transformation qu’a subie, de nos jours, la notion d’utopie. Pour essayer d’éclaircir cette actualité et les griefs qui, à sa suite, ont été articulés contre Platon, on peut essayer de s’interroger sur le sens de cette notion. IV. — LE FONDEMENT DES CRITIQUES LE CONCEPT D’UTOPIE

:

45. Il n’est pas sûr que le mot d’utopie, comme tant d’autres termes employés en « philosophie générale », présente un sens

univoque, propre à faire comprendre les doctrines, de l’anti-

quité à poralité pour les souvent,

nos jours, auxquels on les applique. La fausse intemdans laquelle on plonge ces termes peut être utile besoins de l’enseignement, mais fait méconnaître, trop que chacun d’eux porte une date de naissance et qu’il

s’est construit, constitué et transformé au cours de lhistoire.

Il suffira ici de rappeler quelques faits qui ont pu préparer le sens actuel du mot. On ne parlera pas d’utopie à propos des Anciens ou, en tout cas, des Grecs. La question très précise qu’ils se sont posée 1. Cf. la« grande raison », dans Des contempteurs du corps (Zarathoustra, 1). 2. G. Sorel, Réflexions sur la violence, pp. 195-220. 3. G. Sorel, ibid., p. 180.

166

LES QUERELLES

SUR LE PLATONISME

était celle, non pas même de l’État idéal, mais de la meilleure

constitution. Cette question n’a rien d'utopique. Elle s'impose à la réflexion, tant du théoricien que du politique, par la multiplicité des constitutions existant (et coexistant) dans le monde

grec et barbare. On sait que la Poliligue d’Aristote s’appuie sur une documentation qui comprenait

cent cinquante-huit

traités exposant autant de « constitutions » différentes. L’intérêt de cette question n’a rien de théorique, et la constitution,

pour se « réaliser », n’a besoin, en principe, ni de circonstances providentielles ni de bouleversements violents. La pratique de

Ja « colonisation », c’est-à-dire la fondation de cités toutes nouvelles, jointe à la tradition, mythique, mais aussi historique,

des « législateurs », place

d'emblée cette question dans

le

domaine du possible. C’est dans un même livre de sa Politique qu'Aristote examine les projets des théoriciens et les constitutions, parfaitement « réelles », de Sparte, de la Crète et de Carthage. Que certains de ces théoriciens, Hippodamos, par exemple (qui, d'autre part, a été un urbaniste distingué), aient

cédé à quelque esprit de système, ne change rien au caractère

fondamental de ces « constitutions ». Aristote remarque, à ce sujet : « On doit faire des suppositions, selon ses souhaits, à condition de ne rien poser d’impossible 1 », principe sur lequel la République avait, par avance, donné son accord. Rappelons

que c’est la fondation d’une colonie qui sert d’affabulation aux Lois, que la communauté des femmes n’est une invention ni de Platon ni, avant lui, d’Aristophane (Hérodote nous rap-

porte qu’elle était pratiquée par une peuplade scythe) et que des membres de l’Académie ont été mêlés à la vie politique de leur temps, soit comme conseillers politiques, soit comme légis-

lateurs.

Chez saint Augustin, la « Cité de Dieu » n’est pas un idéal qui se réalise dans l’histoire, Il n’y a aucune continuité entre le devenir historique où se débat la « cité terrestre » et l'instauration, à la fin des temps, de la Cité de Dieu. L'écart, ic,

est comblé par la foi eschatologique, et c’est seulement quand cette foi se fixe un terme temporel (avec le millénarisme, puis chez un Joachim de Flore), qu’elle devient utopique. C’est la Renaissance qui est l’âge d’or de l’utopie. La découverte du Nouveau

Monde,

le retour aux sources, bibliques ct

1. Arisloie, Politique, IT, vi, 1265 à 17-18.

LE CONCEPT

167

D'UTOPIE

profanes, fournissent des critères pour l'appréciation du présent

et pour sa critique; la « réforme », dans tous les domaines, est

à l’ordre du jour. L'abbaye de Thélème, V« architecture idéale » (A. Chastel), l’Éloge de la Folie et les Adagia font partie

même

courant, C’est de cette époque aussi que date

d’un

linter-

prétation « utopiste » de la République : Érasme rapproche le

projet de la communauté des biens et l’enscignement, si mal

respecté, du Christ; Th. Morus reprend ce projet à son compte, en attendant que Campanella y joigne celui de la communauté des femmes et des enfants. Parmi les très nombreux écrits de cette époque, certains sont utopiques tout à fait, deux autres, les plus éminents, le sont peut-être moins. Le mot utopie est né en 1516. Mais son lieu de naissance

n’est pas, comme

on s’y attendrait,

Londres;

c’est Louvain.

A partir de cette date, l’Utopie fera une marche triomphale à travers l'Europe : elle est rééditée à Paris (1517), à Bâle (1518), à Venise (1519), à Bâle de nouveau (1520). Les compa-

triotes du chancelier devront attendre 1551 pour pouvoir la lire (traduite alors, il est vrai, en anglais). On sait, aussi bien,

que le livre contient des critiques très précises de l’état de choses, social et judiciaire, du pays, et qu’il propose des réformes politiques tout à fait « réalistes » auxquelles le récit romancé sert de prétexte bien plus que de refuge. La Nouvelle Atlantide (publiée en 1627) traduit en une anti-

cipation utopique les espoirs que Bacon fondait sur le développement des sciences et des techniques. Deux points sont ici remarquables. La science est, dès à présent, mise au service des réalisations techniques. Elle doit « étendre les limites de l'empire de l’homme * » et, selon la formule cartésienne, per-

mettre de nous rendre « comme

nature ». Cette maîtrise,

maîtres et possesseurs

en opposition

consciente

de la

avec

la

conception traditionnelle des techniques (elle-même dérivée de

la distinction aristotélicienne des mouvements naturels et des 1. Érasme, Adagia, éd. 1606, p. 109

: « Sed dictu mirum

quam

non

placeat, immo quam lapidetur a Christianis Platonis illa communitas, cum nihif unquam ab ethnico philosophe dictum sit magis ex Christi sententia » (cité par J.Churton Collins, Sir Thomas More’s Utopia, Oxford (1904), FÉiMPT. 1952, p. XXXV). 2. Æ - Bacon, New Atlantis, The World’s Classics, Oxford-Londres, 1929,

P. 265.

168

LES QUERELLES

SUR LE PLATONISME

mouvements violents), consistera autant qu’à asservir la nature, à lui faire violence, Aux yeux d’Aristote, les interventions tech-

niques sont frappées de faiblesse et de précarité : elles requièrent la contingence de la matière et la coopération de la « fortune »; elles ne sauraient modifier qu’en surface, et d’une façon passa-

gère, l’ordre naturel qui, tôt ou tard, finira par reprendre ses droits. Pour Bacon, il s’agit d'imposer la volonté humaine

à ce que veut la nature, et la réussite des techniques se marque

en ceci même qu'elle contrarie Ja nature ! — La conquête

de la science ne saurait se faire que progressivement, mais son

succès est assuré, du fait que l’homme agit comme par délégation divine. La « maison de Salomon » s'appelle encore le « Collège des Œuvres des Six-Jours » : « En découvrant la véritable nature des choses », les hommes sont amenés à « glo-

rifier de plus en plus » Dieu qui en fut l’auteur, et à « profiter

de plus en plus de leur usage? ». La foi eschatologique est

transposée ici et projetée dans l’histoire des sciences — en attendant de prendre pour objet l’histoire politique. L'apparition de l’utopie« humanitaire-libérale » (K. Mannheim) constitue une étape nouvelle, et décisive parce qu'elle nous fait sortir de l’utopie. La préparation de la Révolution française — ou des révolutions (J. Godechot) — conjugue les écrits des « philosophes »

ct les causes objectives (démographiques, Entre les uns et les autres, autant qu’un on pourrait poser un parallélisme. Si l’on ver l’origine des « lumières » dans l'esprit

sociales, politiques). rapport d'influence, s’accorde pour troucartésien, aux causes

économiques, manifestées déjà dans la crise qui éclate à partir de 1690, correspondraient, dans le mode de la pensée, les mémoires, nullement « révolutionnaires », de Fénelon, Racine,

Boisguillebert et Vauban.

Aussi bien, et jusqu’en

1780 envi-

ron, les écrits des philosophes ne sont-ils, dans leur intention,

ni utopiques ni violents. Rousseau, qui ne souhaitait pas Ja

Révolution,

a pu la prédire, non pas

en raison des libelles,

1. F. Bacon, ibid., p. 267 sg. : « Nous avons Part... de faire venir les arbres et les fleurs avant ou après leur saison, de les faire pousser et mürir plus

vite qu’il n'est conforme à leur développement naturel. Nous avons l'art aussi de rendre les arbres plus grands qu'ils ne le sont par nature; et leurs fruits, plus grands et plus savoureux, et différents par le goût, l'odeur, Ja couleur et la figure, de leur nature. Et nous en transformons plusieurs

en plantes médicinales. » 2. F. Bacon, tbid., p. 255.

LE CONCEPT

D'UTOPIE

169

lution mais à partir de ses causes. Il n'empêche que la Révo réalité. semblait apporter la preuve qu’une utopie peut devenir fois En ramenant tous ces écrits à une idée unique, idéc trois consmillénaire 1, en opposant la « société imaginaire » qu’ils ctruisent, à la « société réelle ? », Tocqueville a fortement cara suite, térisé cet esprit d’utopie, et d’utopic victorieuse. — Par la et après la Restauration,

le mot, sans doute, gardait son sens

péjoratif : principalement quand on l’appliquait aux théories des autres. Mais les deux dernières formes de la mentalité

utopique moderne, selon Mannheim, L « idée conservatrice » et L’« utopie socialiste-communiste », nc se conçoivent que sur Je fond de la Révolution dont la réussite était interprétée, pour toute nouvelle entreprise, même « conservatrice », même anti-

révolutionnaire, comme une promesse permanente. La foi politique de Nietzsche tire de là sa conviction et comme un commencement de preuve. Mais l’ «idée humanitaire-libérale » pouvait, sans égard pour

les utopies à venir, revendiquer pour elleseuleles faveurs de l’histoire, et d’une histoire orientée vers la liberté et la démocratie.

La révolution américaine avait, la première, appliqué concrètement les doctrines philosophiques (Locke, Montesquicu, Rous-

seau) ; elle n’était suivie d'aucune contre-révolution. Conforme, à la fois, à la raison et aux « droits naturels de l’humanité »,

elle avait élaboré des « constitutions républicaines », grande-

ment redevables « aux progrès des sciences politiques », ct avait

confirmé sur le plan politique la foi aux « progrès de l'esprit humain ° ». 1. À. de Tocqueville, L'Ancien Régime et La Révolution, livre IT, chap. I :

« Tous pensent qu’il convient de substituer des règles simples et élémentaires,

puisées dans la raison et dans la loi naturelle, aux coutumes compliquées qui régissent la société de leur temps... Une pareille idée n’était point nou-

velle : elle passait et repassait sans cesse depuis trois mille ans à travers l'imagination des hommes sans pouvoir s’y fixer. Comment parvint-clle à s'emparer cette fois de l’esprit de tous les écrivains ?...» ( Œuvres Complètes, éd. J.-P. Mayer, t. II, 1952, p. 104). 2. ÎId., ibid, : « Au-dessus de la société réelle, dont la constitution était encore traditionnelle, confuse et irrégulière, où les lois demeuraicnt diverses et contradictoires, les rangs tranchés, les conditions fixes et les charges

inégales, il se bâtissait ainsi peu à peu une société imaginaire, dans laquelle

tout paraissait simple et coordonné, uniforme, équitable et conforme à la raison. » (éd. citée, p. 169). 3. Condorcet, Esguisse d’un tableau historique des progrès de l'esprit humain, éd. ©. H. Prior, Paris, 1933, pp. 169 5g.

LES

170

QUERELLES

16. Si l'utopie, en naire, semble passée le mot, du moins ce On croit discerner

SUR

LE

PLATONISME

raison même de son succès révolutionde mode, par quoi a été remplacé, sinon qu’il signifiait? trois éléments, dont les deux premiers

prolongent les intuitions de Bacon : la transformation de l’escha-

tologie du salut en croyance au progrès historique }; l'emprise

des techniques sur la vie économique et sociale. Le troisième élément reste proprement utopique, en tant qu'il oppose le désir à un ordre de choses existant. On dira alors que ce dernier élément inspire des œuvres d’imagination, telles que la science-fiction et, plus généralement, les romans d’anticipation,

ou encore l’art contemporain, quand celui-ci entreprend la destruction du réel (Baudelaire déjà avait dit que l’imagination « décompose toute la création »). On dira que le deuxième élément s’insère dans le mouvement qui a substitué la science à la magie et au mythe, et l’aéronautique au vol d'Icare : l'utopie est ainsi remplacée par la planification et les Centres d'études prospectives, qui ne se livrent pas à « un exercice de prophétie », mais à « un effort pour tracer les contraintes du choix social 2 ». Enfin, la croyance au progrès, malgré les coups

qu’elle a pu essuyer, subsiste dans l’action — et dans la parole __ du moindre politicien, convaincu, quel que soit le parti dont il se réclame, d’aller dans le sens de l’histoire. —

Gette

vue des choses est rassurante. Si elle paraît superficielle, il est des situations auxquelles elle convient. K. Mannheim avait cru apercevoir (c'était en 1929) un déclin

de la pensée utopique. Il l’avait attribué au parlementarisme

et au syndicalisme #, à la « transformation de l’utopisme en science À », au « réalisme » enfin et aux vertus de « sincérité »

et de « franchise 5», Cette analyse, démentie par l’avenir immé-

diat 5, reste fondamentalement vraie (et est vérifiée, en dépit le de l’excommunication que G. Sorel avait lancée contre 1. 2. trad. 3.

K. H. fr., K.

1949. Lôwith, Meaning in History, Chicago University Press, Inc., 1967), Kahn et À. J. Wiener, L'An 2000 (Hudson Institute R. Laffont éd., 1968, p. 35 (introd. de D. Bell). 214. Mannheim, Idéologie el Utopie, Rivière éd., 1956, p.

4. Id., ibid., p. 223.

5. 1d., ibid, pp. 220, 223.

h

et les prolon6. On trouvera, sur ce point et sur d’autres, Îles correctifs la publication heim devait donner à son diagnostic dans

gements que Mann ing, posthume : Freedom Power and Democratic Plann Paul, Londres (1951}, 1965.

Routledge

&

Kegan

LE CONCEPT

D'UTOPIE

171

« socialisme officiel », dans la vie politique, parlementaire et syndicale des démocraties actuelles), en tant qu’elle constate

l'érosion de la pensée utopique par le « réel ». Pour ne pas rester enfermée en elle-même, l’utopie doit tenir compte de

la réalité et des possibilités que celle-ci lui offre pour devenir

réelle, à son tour. En ce sens, la « technique utopique » est tout

près de se changer en « technique fragmentaire » et d’accep-

ter, avec les données du réel, les procédés de l’adversaire pour

agir sur elles. Or, la réalité, non seulement ne peut être modifiée que par

la technique, elle est devenue, elle-même, d'essence technique.

La prédiction de Bacon s’est accomplie, au-delà de ce qu'on

pouvait espérer. Mais, si la nature a été dominée, c’est par une victoire qu’il faut constamment consolider par des batailles à échéance imprévue et dont l'issue reste souvent incertaine. La technique, à côté de l’univers physique, a construit un univers qui, comme l’autre, a ses lois propres et tout à fait indépendantes. IL suffit de renvoyer ici à l’ouvrage de J. Ellul qui

synthétise et interprète un nombre impressionnant de recherches

monographiques (le livre a rencontré lés contradictions qu’on

pouvait deviner, mais guère, à ma connaissance, de réfutations 1)}.— Par une sorte de renversement de l’adagc baconien,

plus on commande à la nature, et plus il faut lui obéir; il y a Ia comme une revanche de la causalité qu’on avait voulu engager au service des fins humaines. On pourrait dire que la technique réussit très bien à faire mouche, mais qu'avant de se loger dans le noir, la flèche traverse un milieu où, comme dans un tissu vivant, elle provoque des lésions et des pertur-

bations qui ne sont pas toutes prévisibles et qu’il faudra guérir

par de nouvelles interventions, lesquelles, à leur tour, atteignent Je but en causant de nouveaux dégâts. Tel est l'avatar contemporain de l’antique Nécessité, et l’utopiste, pour peu qu’il

veuille agir, y est asservi au même

l’ordre présent.

titre que le laudateur de

17. La réussite des techniques équivaut à une pression telle qu'elle suscite (avec, de la part des philosophes, l’affirmation éperdue de la liberté, sur un mode précritique) la réaction

des deux autres éléments utopiques. La croyance au progrès (le mot étant pris dans un sens tout formel, de manière à 1. J. Ellul, La Technique ou l'enjeu du siècle, À. Colin éd., 1954.

172

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

englober !’ « idée conservatrice ») renforce ses traits dogma-

tiques. La philosophie de l’histoire, depuis le xvrme siècle, avait

cru pouvoir déchiffrer le progrès au niveau de l’histoire empi-

rique : sa confiance en l’avenir était une foi, sinon rationnelle, du moins raisonnable, Si la foi a survécu (et que d’autres, parfois de contenu opposé, s’y soient ajoutées), son fondement

empirique paraît moins

assuré. Et

comme,

dissemblables en

cela de la foi religieuse, ces croyances ont besoin de preuves, du moins d’indices tangibles que la réalité ne leur dispense

qu’à la manière des encouragements elles deviennent dogmatiques,

ambigus de la Pythie,

irrationnelles et intolérantes, et

se font utopiques dans l’exacte mesure où elles ne parviennent plus, en tant que croyances, à s’insérer dans le réel.

L’imagination, de son côté, ne se satisfait pas toujours de

romans d'évasion : elle veut être « au pouvoir ». Et comme elle répudie le recours à une technique (parce qu’elle est ima-

gination et parce qu'elle refuse d’entrer dans ce jeu compliqué qui, au nom de la liberté, s’est constitué en système d’oppression), il ne reste qu’à briser l’univers asservissant construit à tous les niveaux (politique, économique, etc.) par la technique. La « technique » des canuts apparaît comme la seule efficace. En fin de compte, la critique qu’a pu subir au cours de lhistoire l’idée d’utopie et son aboutissement, à l’époque contemporaine, aux divers systèmes techniques, eux-mêmes imbriqués

les uns dans les autres, font apparaître que l'utopie, au sens originaire du mot, tel qu’il s'est constitué à la Renaissance,

est plus actuelle que jamais. L’imagination, qu’elle s'échappe du réel ou qu’elle entreprenne de le détruire (pour de bon, et non par jeu, comme le surréalisme), dernier refuge de la liberté.

apparaît comme

le

Cette situation crée aujourd’hui, dans les démocraties occidentales (et non seulement, autant qu’on peut le savoir, chez elles), un climat d'insécurité, où tout ce qui semblait assuTé et protégé par l'appareil, sous toutes ces formes, paraît menacé de sauter. La technique peut s'attaquer à ce « problème »,

comme à tous les autres : en le formulant dans son langage,

elle ne réussit qu’à en aggraver les données. On peut, faute

de pouvoir Je résoudre, l'appeler « crise de confiance *».

1. Arthur M. Schlesinger Jr., La Crise de confiance; les idées, le pouvoir et

la violence en Amérique (1967), trad. fr., Denoël éd., 1970.

SIGNIFICATION

DE

LA

QUERELLE

173

Dans une telle situation, l'avenir, dont la prévision avait stimulé la première utopie réussie, étant difficile à scruter, on se tourne vers le passé, pour y chercher des analogies (les cycles de Toynbee, après ceux de Spengler), des « schèmes

d'interprétation 1», des mythes de référence efficaces (la Révo-

lution, le soulèvement

Spartacus,

de

etc.). En

dépit

de la

rigueur scientifique acquise depuis peu par l'historiographie, nos rapports avec l’histoire, avec l « histoire-pour » (LéviStrauss) sont d’une grande familiarité et d’une proximité

d'autant plus fervente que l’avenir semble se dérober. Tout

se passe, à cet égard, comme si la méthode anhistorique de Nietzsche

s'était

généralisée

on

fait,

de

et,

l’influence

sait

immense qu’elle a eue et continue d’avoir sur tous ceux qui

utilisent l’histoire, c'est-à-dire à l’exception, comme

des historiens de métier, profond mépris.

que Nietzsche,

V. — SIGNIFICATION

de juste,

d’ailleurs, tenait en

DE LA QUERELLE

18. Revenons à l’« attaque contre Platon ». Nous pouvons

voir aujourd’hui

qu’elle procédait

d’une

ment perspicace — du moins à long

analyse singulière-

terme. Sans

bouleversements qui se sont produits depuis

1917

doute les

auraient-ils

pu être prévus (longtemps auparavant, Tocqueville avait prédit que l’ère des révolutions n’était pas close, et que la Res-

tauration devait s'interpréter comme une simple parenthèse) :

or, ils ont été vécus comme des révolutions brusques et inédites que rien n'avait préparées (d’où leur rattachement à la Répu-

blique, plutôt qu'aux écrits et aux causes qui leur avaient frayé

les voies). Maïs ce qui était ressenti ainsi, c'était l’irruption d’une pensée utopique, ébranlant jusque dans ses assises cette sécurité, permanente et progressive, matérielle et idéologique,

sur laquelle on avait fait fond. On ne s’attardait pas — puisque

aussi bien ces projets avaient abouti — à l'aspect imaginaire de la pensée utopique : on préférait souligner son caractère

de rationalisme doctrinaire, technique et inhumain (W. Fite,

avant K. Popper, avait insisté sur ce point). L’avenir — puisque 1. C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon éd., 1962, p. 337.

174

LES QUERELLES SUR LE PLATONISME

celui qu’on avait prévu semblait mis à l'épreuve — ne donnant aucune clarté, le passé seul pouvait fournir des notions

explicatives. Le philosophe de l’utopie était tout désigné. Sa

présence est plus certaine et plus obsédante que celle de tout autre penseur du passé.

On peut résumer comme suit la querelle de Platon. Derrière le réquisitoire et le détail de ses arguments, on trouve cette thèse : il y a une actualité de Platon. La distance, abolie par

la pensée souveraine de Nietzsche,

supprimée par l’action

révolutionnaire, franchie enfin, grâce à la puissance des idées,

par Platon lui-même, devient pure illusion et préjugé d’érudit : Platon est notre contemporain. En face de quoi, derrière

toutes les plaidoieries et le détail de leurs arguments, il y a l'effort pour restituer à Platon sa distance historique, et la

conviction que, si Platon doit être mêlé à notre vie, ce ne peut être de cette manière brutale et polémique, mais... autre-

ment, et sur l'initiative de Platon, plutôt que de nous. La « présence » de Platon (et de tout le passé) en fait notre

chose et nous prive de tout apport réel; elle nous laisse en

tête à tête avec nous-mêmes. C’est le rétablissement des distances et du sens des distances (que Nietzsche avait si fort, quand il s'agissait des autres par rapport à lui) qui, seul,

pourra instaurer un dialogue où l'interlocuteur ne soit pas comme un mur, à nous renvoyer l'écho de nos propres cris.

Dans cette tâche, l'office de l'historien est à l'opposé de l’érudition « distançante » et désamorçante, et l’histoire se présente comme un détour nécessaire pour arriver à nousmêmes. — Je sais qu'on ne l'entend pas toujours ainsi et que

certains, à ce qui vient d’être dit, feindront de rien entendre

du tout. On aura l'occasion d’y revenir.

Il semble donc que l'actualité politique de Platon, soudain apparue à un moment de l’histoire contemporaine, ait reposé

sur un malentendu,

très utile, sans

doute,

mais

dont

Platon

aurait tort de se prévaloir. Ce moment, enfermé dans ses limites ostensibles, se laisse déjà renvoyer au passé. De fait, ses effets ni ses causes ne sont abolis et la querelle, par là, est encore la nôtre.

Nous avions mentionné aussi les attaques lancées contre Platon du côté marxiste. Là encore, on peut, derrière la diversité des griefs, discerner (outre la thèse commune de

SIGNIFICATION

l'actualité du

« monde

philosophe)

DE

un

LA

QUERELLE

argument

des Idées » interprété comme

fondamental

175

: le

une idéologie. Aussi

cet argument nous fait-il déjà passer à l’autre des deux enseignements du platonisme traditionnel : la philosophie des idées.

CHAPITRE

LA

QUERELLE

II

DES

IDÉES

19. La philosophie des idées, telle qu’on l'entend, oppose

le monde sensible, notre monde,

dévalorise l’un en faveur placée devant deux tâches, gement du territoire et la encore une topographie à

à un monde

des idées,

et

de l’autre. Notre époque semble au propre et au figuré : l’aménaprospection du sous-sol. C’est bien deux étages, mais ce ne sont plus

les mêmes. En haut, il faut organiser la société (et la société des nations); en bas, il faut désarmer les forces obscures, qui

menacent l'individu et le groupe. Sciences politiques, écono-

miques et sociales, analyse de l’âme, individuelle et collective, nous sollicitent impérativement. Les sciences humaines ont une priorité manifeste sur la connaissance des choses divines. Ce

n'est pas notre faute. « C’est la faute de la fatalité. »

Au moins avons-nous conscience de cette fatalité. K. Mann-

heim avait interprété « l'émergence de L’ ‘ esprit positif …

Comme un symptôme du recul croissant des éléments idéoloBiques et utopiques !». D’autres termes caractérisent cet esprit,

Comme ceux de « lucidité» ou d’ « authenticité », qui ont pi des valeurs sémantiques nouvelles. Notre époque n'est

Rs. celle des lumières et de la critique, mais de la démysti-

jeation. Les « arrière-mondes » ne font plus ni peur ni envie; i

RP

dans l'en

'YSIQue » est à peine

idéologique.

comique.

Les idées n’ont

La

prétention

des

pas leur fondement

ans | mpyrée, mais dans les intérêts économiques, ou encore

à préhistoire personnelle de l’enfant s’identifiant à son

1. K. Mannheim, : : Idéologie et Utopie, pp. 222 5q.

178

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

père. Dans cette reconquête du comcreil, la transcendance, comme J. Wahl l'avait pressenti et indiqué dès 1937, sera rem-

placée par la « transdescendance », dont on peut se demander si elle est « forcément mauvaise » : « Sur ce point, des ensei-

gnements comme ceux de Blake, de Gide dans son Dostoïeaski,

de Lawrence, de John Cowper Powis seraient précieux. Il s'agit pour eux de retrouver quelque chose d’élémentaire, de

farouche, ‘ ange ou démon, qu’importe 7”, » Cette exploration nécessaire de notre monde se fait nécessairement polémique contre les interdits qui en avaient défendu l'accès. La valorisation de certains termes en déprécie symétriquement d’autres, parmi lesquels celui de respect est le plus visé. Ce même mouvement a amené la réhabilitation des auteurs« maudits » : Sade, Baudelaire, Blake, Rimbaud, Strind-

berg et, parmi les philosophes, Machiavel, Hobbes et, avant eux, un groupe de penseurs que l'hypocrisie des philosophes « officiels » avait cherché à discréditer par linfamie du nom même qu'ils leur avaient appliqué : les sophistes. Dans ce sombre procès que la philosophie dominante a, de tout temps, intenté aux hérétiques et aux marginaux, Platon, le premier, a tenu le rôle peu reluisant de procureur général. D'’aucune manière, donc, on ne saurait conserver « la trans-

cendance évasive qui, depuis Platon, est métaphysiquement nôtre 3». Nietzsche avait appelé sa propre philosophie un « platonisme inversé 4». Cette formule à révélé, si l’on peut dire, son potentiel de résonance sur certains qui en feraient volontiers le cri de guerre de toute philosophie future. Même prise avec plus de détachement, elle paraît décrire assez bien notre époque, en soi et par rapport à la philosophie des idées.

Nous avons vu que la floraison des « études platoniciennes » ne donnait aucune indication sur l'actualité de Platon. Aussi bien, hors de cette enceinte protégée,

à l'égard

de sa pensée,

hostilité déclarée. y. Cf. J. Wahl,

2. J. Wahl,

d’une

indifférence

Vers le concret, J. Vrin,

Subjectivil& et Transcendance,

Société française de Philosophie,

tout paraït témoigner,

tacite ou d'une

1932.

communication présentée

le 4 décembre

1937

Existence humaine et transcendance, €d. de la Baconnière, Neuchâtel,

pp. 39 5g-).

|

à la

(réimprimé dans

3. J. Beaufret, Le Poème de Parménide, P.U.F., 1955, p. 48. 4. Nietzsche, Die Unschuld des Werdens, t. 1, $ 79 (p. 38).

1944,

CRITIQUE DES IDÉES

179

Pourtant, ces deux impressions restent superficielles. Il se peut que les monceaux de publications cachent une présence ou, plus simplement, un vide ressenti comme tel, et que l’antiplatonisme diffus ou manifeste ne soit, précisément, qu'une apparence, encore que, sans doute, inévitable.

Dans l’actualité politique, nous avons rencontré un courant hostile à Platon. L’actualité philosophique nous présente un

courant parallèle où se joignent, comme dans l’autre, la conviction d’une influence néfaste et la décision de s’y opposer,

ne füt-ce qu’en la dénonçant,

dans la mesure du possible.

Il

suffit, et il est préférable, de prendre ici ce courant à sa source,

chez Nietzsche et chez Heidegger, plutôt que chez les épigones où il doit servir, surtout, à faire tourner le moulin de chacun.

I. — LES

20. Dans

un

CRITIQUES DES

PAR

NIETZSCHE

texte

ÎDÉES

PLATONICIENNES

ET HEIDEGGER

tardif (1888),

intitulé

: Comment

le

« vrai monde» finit par tourner en fable, Nietzsche a esquissé, dans ses étapes principales, l'Histoire d’une erreur, et montré comment le « vrai monde » des idées, à travers l’au-delà du

christianisme, le postulat de la raison pratique, l’inconnaissable du positivisme, et la philosophie de Nietzsche lui-même, jusqu’au Gai Savoir (l’étape précédente inclut, très probablement, déjà cette philosophie, jusqu’au début de sa « deuxième période » : 1878-1879), s’est amenuisé, jusqu'à sa suppression.

Mais, « avec le vrai monde, nous avons supprimé aussi le monde apparent! ». Et le texte ajoute : « Midi; instant de l'ombre la plus courte; fin de l’erreur la plus longue; point culminant de l’humanité; INCIPIT ZARATHOUSTRA 1. »

Heidegger, après avoir repris, dans un cours de 1935, l’essentiel de cet historique, 1nterprété comme la dégradation des idées en valeurs (jusque dans la philosophie même de

Nietzsche ?), à commenté, en 1947, l’allégorie de la Caverne, où ces vues sont précisées %. À partir de Platon, la vérité passe

1. Crépuscule des idoles, A. Krôner éd., pp. 90 sq. 2. Heidegger, Zntroduction à la métaphysique, T'übingen, 1953, IV, 4, pp. 149-

1523. Heidegger, La Doctrine platonicienne de la vérité, Berne, 1947 (1954).

180

LES QUERELLES

SUR LE PLATONISME

de la physis à l’idea, sera soumise au joug de l’idez, et se déplace, de l’ouverture de l'être vers la manifestation de l’être : cette manifestation, qui est une « conséquence essentielle », sera élevée au rang de l’essence même et en prend la place 1. Or, cette manifestation

ne nous

donne

que

le quid des

choses,

c’est-

à-dire, précisément, ce qui peut être perçu comme idée ou

essence. L'existence (ou ce qui portera plus tard ce nom) sera alors disqualifiée, comme n'étant pas véritablement, au

prix de l’idée paradigmatique et « idéale * ». Il en résulte que la vérité n’aura plus son lieu naturel dans l'être, mais dans la rectitude du regard. En tant que telle, elle déterminera « le comportement humain par rapport à ce qui est» : la métaphysique, désormais, impliquera une anthropologie correspondante. Et c’est même après cette théorie platonicienne

de

la vérité seulement, que commence la « métaphysique », c’est-à-dire la théorie du « suprasensible », compris comme cause et comme norme de l'existence et de la manifestation de tout ce qui est. La vérité, en tant qu’elle est placée dans l'esprit humain, dominera alors la pensée occidentale, à travers Aristote, la scolastique et Descartes : quand Nietzsche définira la vérité comme « une espèce d’erreur », il se situe

encore dans cette tradition %, Le début de la métaphysique

chez Platon, est d’autre part, le début de l’ « humanisme » : que l” « homme » soit compris comme l’humanité, comme le singulier, comme une communauté ou un peuple, ou encore comme âme immortelle aspirant à sa rédemption 4. La théorie des« valeurs » se place dans cette même tradition, et Nietzsche jusque dans sa « transmutation de toutes Les © valeurs * », est « le platonicien le plus effréné à l’intérieur de l’histoire de la métaphysique occidentale 5». Cette histoire dela métaphysique, a commencé, qui commence avec la pensée de Platon et qui dans la pensée de Nietzsche, son achèvement absolu », est une « ‘ présence * historique » : « Ce changement dans l'es-

sence de la vérité est présent comme la réalité fondamentale …

1. Introduction à la métaphysique, p. 1393 La Doctrine platonictenne de la vérité,

| | | P: 51: sique, métaphy la à ction Introdu 2. La Doctrine platenicienne de la vérité, p. 353

| p: 140. 3. La Doctrine platonicienne de la vérité, pp. 42-45.

4. lbid., pp. 49 sg. 5. Jbid., p. 37:

NIETZSCHE

de

l'histoire

PAR

INTERPRÉTÉ

du

universelle

terrestre,

globe

I8I

HEIDEGGER

entrant

temps le plus moderne des temps modernes *, »

dans

le

La querelle politique de Platon était provoquée par des

événements brusques ct mal prévus;

c’est pour rendre compte

d’un effet de surprise, qu’on à eu recours

à Platon,

déraciné

par rapportà son propre temps, etsans égard pour l'histoire qui, d’un terme, avait pu conduire à l’autre : la « présence » de Platon,

et d’un Platon utopiste, était, à la fois, anhistorique

et anachronique.

Ce qui suscite, au contraire, les deux exégèses qu’on vient

de rappeler, n’est pas de l’ordre d’un événement. C’est l’expé-

rience d’un mouvement étendu dans le temps, et longuement

éprouvé : disons, pour l'instant, et faute de mieux, que c’est

le nihilisme, expression,

on le sait, que Nietzsche

a emprunté

à Tourgueniev (1862). On comprend donc que Platon, sil est encore désigné comme cause (ou comme origine), soit intégré ici dans une construction historique qui va continüment de lui à nos jours, et qui envisage le platonisme dans ce

qu’il semble avoir de plus spécifique : la théorie des idées.

Les deux exégèses ne sont pas, pour autant, concordantes. Le mot de nihilisme, d’abord, n’est pas pris, à une cinquan-

taine d’années d'intervalle, dans le même

sens, Ensuite,

si

Nietzsche, à partir de sa propre philosophie, interprète Platon,

Heidegger, selon sa propre philosophie également, interprète,

non seulement Platon, mais encore Nietzsche. Ainsi, malgré

l'accord apparent des deux exégèses, et bien qu’elles aient eu, grâce à Heidegger, un impact commun sur la réflexion contem-

poraine, il n’y a aucun intérêt, ni pour Platon, ni pour Nietzsche, ni, par conséquent pour nous-mêmes, à laisser

cette apparence d’accord dans la confusion. II. — DIFFÉRENCE

ENTRE

LES DEUX

CRITIQUES

1. La pensée de Nietzsche interprétée par Heidegger 21. Heidegger *, on l’a dit, accepte dans son principe le schème de !’ «histoire d’une erreur» {texte longuement 1. bid., p. 50.

2. À part une référence à la deuxième Jnactuelle dans Sein und Zeit (1927),

$ 76, il semble que ce soit depuis 1935 surtout que Heidegger ait médité la

182

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

commenté dans son Wietzsche 1), comprise comme l’histoire de la métaphysique occidentale, elle-même conçue, non seulement comme la marche vers le nihilisme (en tant que « dévalorisation de toutes les valeurs »), mais comme du

nihilisme

même, lequel, « pensé dans son essence, est plutôt le mouve-

ment fondamental de l’histoire de l’Occident ? ». En ce sens, se souvient

et si l’on

que,

depuis

Platon,

le

suprasensible

prend la place de l’Être, le nikil signifie qu’ « il n’y a rien à faire de l’Être et de sa vérité 3». Dans un autre sens, plus proche de l’emploi nietzschéen du terme, nihil signifie que « de l’étant» (que l’histoire de la métaphysique avait, dans

ses formes successives, proclamé comme Être) « il n’y a rien

à faire ». En sorte que le nihilisme en vient à sigmifier : « De tout, à tous égards, il n’y a rien à faire #, » Or, « au siècle de

l’achèvement commençant du nihilisme, Nietzsche, sans doute,

a eu l'expérience de quelques traits du nihilisme, et les a en même temps interprétés d’une façon nihiliste, par où il en a complètement enseveli l'essence. Mais Nietzsche n’a jamais reconnu l'essence du nihilisme, aussi peu que toute autre métaphysique avant Jui 5 ». La raison en est que Nietzsche pense l'être en termes de valeurs. Son mot : « Dieu est mort 5 » signifie : «& Le monde

suprasensible est sans force efficace 7. » Ge n’est pas « la formule de l’incroyance », car ce n’est pas là ce qui importe à pensée de Nietzsche, où il voit l'achèvement de la métaphysique occiden-

tale. L'/ntroduction à la métaphysique

(professée en

1935), p. 152, contient

déjà le jugement définitif, et non réformé dans la suite, sur Nietzsche.

Entre 1936 et 1940, Heidegger a professé sur Nietzsche des cours, publiés

seulement

Pfullingen),

en

1961

(sous le titre

: Mictzsche,

2 vol., éd. Günther

dont l'essentiel a été communiqué

Neske,

dans une conférence de

1943 {Sur le mot de Nietzsche : « Dieu est mort»), reproduite, en 1950, dans Holziwege. I1 faut y joindre une conférence : Qui est le Zarathoustra de Nietzsche? prononcée en 1952 et publiée, en 1954, dans Conférences et Essais (chez le

même éditeur). Cette conférence, à son tour, renvoie (p. 283) à Qu’appeile-

SOUS

RE

t-on penser? (cours professés en 1951-1952, et publiés en 1954 chez A. Niemeyer, Tübingen). Mietzsche, t. À, Pp. 234 5gq. Holzwege, p. 201; cf. p. 244. Ibid., p. 244. Jbid., p. 245.

Ibid., p. 244.

Le Gai Savoir, IIL, 125 (texte commenté dans les Holzuwege). Holzwege, p. 200.

NIETZSCHE INTERPRÉTÉ Nietzsche1 : le nom

de Dieu,

183

PAR HEIDEGGER

ici, est mis pour « le monde

suprasensible des idéaux %». Or, le nihilisme, selon la définition même de Nietzsche, consiste dans le fait que « les valeurs

suprêmes

valeurs,

en

se dévalorisent * ». La tant

que « mouvement

transmutation

de toutes les

conire » le platonisme

et

renversement de celui-ci 4 ne peut se borner à mettre de nouvelles valeurs à la place des anciennes, tout en conservant le schème du dualisme platonicien : elle doit supprimer le supra-

sensible en tant que lien des valeurs et, par conséquent, placer

celles-ci ailleurs 5. Le principeS de cette nouvelle position des valeurs est la volonté de puissance; «les valeurs sont les conditions de la volonté de puissance, posées par elle-même 7». Par là, Nietzsche reste à l’intérieur de la tradition qu'il

veut surmonter. « L’essence de la valeur consiste à être point de vue » et, en tant que tel, « elle est à chaque fois posée

par

et pour une vision 8» (l'interprétation, ici, rappelle, jusque

dans les termes, celle de l’idea platonicienne, donnée dans la

Doctrine platonicienne de la vérité). — La métaphysique moderne commence par la recherche cartésienne de la certitude, comme d'une confirmation du sujet. La cogifatio doit s’interpréter comme une co-agitatio de tout ce qui est, à partir de la subjectivité ®. Or, cette « co-agilatio est déjà en soi velle, vouloir. Avec la subjectivité du sujet se manifeste l'essence de celle-ci,

la volonté 10 ». — De Leibniz À à Nietzsche, en passant par

Kant, Fichte, Hegel, Schelling, Schopenhauer, « pour la méta-

physique moderne, et expressément formulé par elle, l'être de ». — Enfin, la position l'étant se manifeste comme volonté

de valeurs tue tout ce qui est en soi : « Ce dernier

qui, en tant

. Ibid., p. 202.

- Ibid., p. 203.

13

æ

pour tuer Dieu, est frappé par la métaphysique

coup,

4 09

. Ibid. p. 205 (avec renvoi à La Volonté de puissance, I, 2).

. Ibid., pp. 200, 206, 242.

CA

. Ibid., p. 208.

. Tbid,, pp. 214, 239.

7. Ibid., p. 213. 8. Jbid,, p. 210.

o. Jbid., pp. 100 (Le Temps de l’image du monde), 133 (Le Concept hégélien

d'expérience). 10. Jbid., p. 225. 11. Îbid., p. 212. 12, Conférences el Essais, Pp. 113 sg.

184

LES

QUERELLES

SUR LE PLATONISME

que métaphysique de la volonté de puissance, effectue la pen-

sée dans le sens d’une pensée en valeurs 1. »

22. À partir de là, doivent s’interpréter les doctrines fondamentales de Nietzsche. La coordination traditionnelle de telle métaphysique et de telle anthropologie se retrouve dans

la métaphysique de la volonté de puissance et la doctrine du

surhomme ?, La distinction traditionnelle entre essence et existence est tacitement acceptée et présupposée dans le rapport entre la volonté de puissance et la doctrine de l’éternel retour du même #, Cette doctrine même se situe encore dans

la tradition.

Toutes

les théories,

en

effet, du

suprasensible

(éternel) étaient dictées par l'esprit de vengeance, qui est & la répulsion de la volonté contre le temps et son ® ce fut 4° », contre le fassage qui engloutit toutes choses. La doctrine de l'éternel retour, où la volonté suprême de puissance « imprime au devenir le caractère de l’être 5 », ne procède-t-elle pas, elle aussi, de la répulsion contre le passage et d’un esprit, si spiritualisé soit-il, de vengeance 6? Car elle aussi veut que demeure ce qui passe, et cela ne peut se faire qu’à la condition que ce qui passe revienne toujours, et ce retour même ne demeure que s’il est éternel. Or, « le prédicat , éternité ” appartient, d’après la doctrine de la métaphysique [traditionnelle], à l’être de l’étant ’ ». On reste toujours dans le cadre de la « hiérarchie platonicienne 8 ». Caractériser le temps comme passage et écoulement, c’est en rester à la conception traditionnelle du temps, développée par Aristote, qui déterminera

1. Holzuege, p. 242, 2. Îbid., p. 232. — CF. aussi le commentaire sur le texte du Crépuscule des idoles, où Heidegger, conformément à sa propre interprétation de fa théorie platonicienne de Ja vérité-éducation, considère que « la description

de chacune des six parties de l’histoire du platonisme est disposée de telle sorte que le ‘ vrai monde ’, de l’existence et du droit duquel il s'agit, est rapporté,

à chaque fois, à une espèce d'homme

qui se comporte à l'égard

de ce monde » (Wictesche, t. I, p. 240). 3. dbid., pp. 219, 233; Nictesche, t. XE, p. 16. 4. Conférences et Essais, p. 115 {la citation est tirée du Zarathoustra, 2€ partie, De la rédemption). 5. Jbid., p. 120 (la citation est dans La Volonté de puissance, WI, 617). 6. {bid., p. 121. 7. Îbid., pp. 117 sq.

8. Jbid., p. 122.

NIETZSCHE INTERPRÉTÉ

PAR HEIDEGGER

185

toutes les représentations suivantes du temps, celle de Nietzsche ?

pas moins que celles de Hegel ou de Bergson *. Ïl est un point,

toutefois, où Nietzsche apparaît sans

pré-

décesseur. Il est « le premier penseur » à avoir reconnu « l’instant historique où l’homme s'apprête à assumer la domination de la terre dans son ensemble », et sa doctrine du surhomme

doit

préparer

l’homme

à cette

domination *. Que

faut-il

entendre par là? On trouverait, à dix ans d'intervalle, deux réponses dans les commentaires heideggeriens. Assurner la

domination de la terre, c’est « prendre la terre sous sa protec-

tion », et pour cela, l’esprit de vengeance doit cesser d’abaïisser

et de calomnier les choses terrestres et leur passage; la doctrine del’éternel retour indiqueici un remède, encore qu’empoisonné # (1953). Mais ailleurs, à partir d’un texte de Nietzsche cité plus haut5, la domination dela terrese présente comme l'enjeu d’une

lutte, accompagnée d’idéologies, pour l'exploitation des matières premières et avec utilisation du matériel humain, lutte qui,

elle-mème, dans son essence historique, est la conséquence du fait que l’étant en tant que tel apparaît à la manière de la volonté de puissance. Et c’est à partir de là que sera interprété « le grand midi»

(par où s’achevait le texte du Crépus-

cule des idoles) : « C’est le temps de la plus grande clarté, c’est-à-dire de la conscience qui, absolument et à tous égards,

est devenue consciente d’elle-même en tant que savoir, qui consiste à vouloir sciemment la volonté de puissance en tant

qu'être de l’étant 6... » (1943). Cette deuxième réponse (qui

ne cite pas, maïs sans doute sous-entend les textes politiques

mentionnés plus haut *) reprend une idée formulée déjà dans le texte sur Descartes (où il n’était pas du tout question de

Nietzsche) :« L'homme, en tant qu'être raisonnable de l’époque

cu OUR ES NE

des lumières, n’est pas moins sujet que l’homme qui se comprend comme nation, se veut comme peuple, se cultive comme race et, pour finir, s’arroge 8 la maîtrise du globe terrestre ?, » Qu’appelle-t-on penser?, pp. 33-40.

Sein und Zeit, 8 82 a; cf_ 8 6. Conférences et Essais, p. 106.

Jbid., p. 117. (et p. 121, cités plus haut, p. 184, n. 4-6). C£. plus haut, p. 157, n. 0.

Holstwege, pp. 236 sg. Cf. plus baut, pp. 153 5gg. . C'est ce même terme qui se trouve dans le texte qui vient d’être cité (Holzw., p. 236) : « La lutte pour l’exploitation illimitée de la terre comme

166

LES QUERELLES

SUR

LE PELATONISME

23. Platon et Nietzsche, dans cette interprétation, sont intégrés dans une même vision historique : l’un commence

ce que l’autre achève; l’antiplatonisme de Nietzsche, en tant

que

mouvement

oppositionnel,

demeure

de cela même à quoi il s’en prend 1.

attaché

à l'essence

Cette vision n’englobe pas seulement histoire de la méta-

physique occidentale. « La métaphysique est une époque de

l’histoire de l’être même » et, en tant qu’ « histoire de la vérité de l’étant comme tel », est « accomplie par le destin de l'être même ». Enfin, la métaphysique qui, « dans son essence est nihilisme », est « le fondement historique de l'histoire universelle, occidentale et déterminée comme européenne ? ». Le caractère originairement synthétique de cette vision n'étant pas, ici, en question (ni l’unité de la pensée heideggerienne, depuis Sein und Zeit, de notre sujet), il n’est pas interdit de prendre cette vision à partir de sa dernière composante, pour essayer de voir, à la fois, ce que signifie le nihilisme et, par rapport à lui, l'interprétation de Nietzsche. À partir de 1935, apparaît dans les textes heideggeriens le terme — et le thème — du planétaire 3, Il concentre à la fois

l’idée de la lutte pour la domination de la terre et celle de l'avènement de la technique

taire de l’homme l'homme atteint s’installera dans phrase condense

: « Dans

l'impérialisme

plané-

techniquement organisé, le subjectivisme de son sommet, à partir duquel il s’établira et la plaine de l’uniformité organisée #. » Cette le diagnostic de l’époque contemporaine,

établi à la lumière de la métaphysique nietzschéenne. La volonté de puissance, valeur elle-même, et principe de toutes les valeurs (en tant que conditions, posées par eile, de

sa propre puissance), nous fait entrer dans le siècle de l’absurréservoir de matières premières, et pour l’utilisation sans illusion du ‘ matériel humain ?, au service de la volonté de puissance qui s'arroge absolument

son essence [propre]... » 9. Holziwvege, p. 102 (Le Temps de l’image du monde, n. 9).

1. Holzwege, p. 200. 2. Holzwege, pp. 244 5g. et 201. 3. Introduction à la métaphysique, IV, 4, p. 152 (au sujet du national-socialisme) : « La vérité interne et la grandeur de ce mouvement » :« La rencontre

de la technique planétairement déterminée et de l’homme moderne » (cf. trad. fr. par G. Kahn, P.U.F., 1058, p. 219, et Gallimard éd., 1967, . 202). P 4.

invege

p. 102 sg. (Le Temps de l'image du monde, n. 9).

NIETZSCHE INTERPRÉTÉ

PAR

187

HEIDEGGER

dité achevée. Sa visée planétaire n’est qu’une suite de cette

anthropomorphie absolue, de même que la mobilisation totale et

l'organisation de l’absolue absurdité, à partir et en vue de la volonté de puissance. Cette absurdité toutefois n’exclut pas,

mais

au contraire

exige,

comme

renforcement

et accroisse-

ment d'elle-même, le calcul technique, l’organisation détaillée

des moyens de puissance; le « gigantesque ? » de ces « agisse-

ments » est à la mesure de l’absoluité de la volonté de puissance ?. Cette absurdité est la conséquence directe du renversement

du platonisme qui, dans la « transmutation de toutes les valeurs», se durcit jusqu’à la platitude. Sans doute, le surhomme était conçu comme le sens de la terre. Mais le mot terre

est

le nom pour la vie corporelle et le droit du sensible. « Le surhomme est l’extrême rationalité dans la légitimation de

j’animalité, il est l’animal rationnel qui s'achève dans la bru-

talité. L'absence de sens devient à présent le ‘ sens ” de l’étant dans son ensemble 5. »

Cette volonté ne veut qu’elle-même et elle n’est au service d'aucune des valeurs qu’elle pose comme ses conditions. Son seul « but », si l’on peut encore parler ainsi, est la domination

absolue de la terre. Mais ce pour guoz est mené ce

combat

n’est que d’un intérêt subordonné : « Tous les buts de combat et mots d’ordre de combat ne sont toujours, et encore, que des moyens de combat 4.» (Zarathoustra avait dit : « C’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause 5. ») « Ce combat est nécessairement planétaire et,en tant que tel, indécidable dans son essence, parce qu'il n’a rien à décider $.» La justice, ici, . comme Nietzsche l’avait déjà définie, signifie seulement utile à l’accroissement de la puissance ”. Sans doute, le combat s’invente,

à chaque

fois, des « valeurs » ou idéologies,

l'établissement ressortit au calcul technique . Mais

dont

quand

1. Sur le gigantesque, voir aussi Holzwege, p. 88 {Le Temps de l’image du monde, i.f, et n. 12).

2. Nietzsche, t. 11, pp. 20-22. 3. 4. 5. 6. 7.

Nietzsche, t. IT, pp. 22-23. Nietzsche, t. TI, p. 125.

Le projet d'étudier, à Paris ou à Vienne, la physique et les

mathématiques contemporaines, ainsi que les nombreux inédits de caractère scientifique ont pu être jugés inessentiels, soit

qu’on les ait considérés comme une « curiosité historique », prouvant seulement que Nietzsche aurait cédé aux tendances positivistes et scientistes de son temps ?, soit qu’on ait contesté absolument le caractère « scientifique » de ces textes 3 (on

n'aura pas l’imprudence d’en récuser globalement l’autorité, sous prétexte qu’il s'agirait de notes inédites, à moins d’ignorer délibérément,

dans

l’exégèse,

l’ensemble

du

recueil

et des

écrits posthumes). Si la première « explication » souffre d’une

platitude manifeste, la seconde se contente d’aller contre l’in-

tention déclarée de l’auteur. A quoi, peut-être, il n’y aurait

que demi-mal, aussi longtemps qu’on ne touche pas à la portée cosmologique de la doctrine, telle qu’elle à été mise hors de toute contestation dans l’ouvrage fondamental sur Nietzsche

(en mettant à part, comme de juste, le livre classique de Ch. Andler, mais qui ne vise pas une interprétation philosophique) : « La doctrine de l’éternel retour est, d’une manière également essentielle, une compensation athée d’une religion et une “métaphysique physicaliste *. En tant qu’unité des deux, elle est la

tentative pour lier de nouveau l’existence, devenue excentrique,

de l’homme moderne à l’ensemble naturel du monde #, »

28. Revenons à l’interprétation heideggerienne. On peut dire qu’elle est suspendue, formellement, au texte sur l’ Histoire d’une erreur, comprise comme l’histoire de la métaphysique occidentale, laquelle, à son tour, est l’histoire du platonisme. Une

1, bid., 676.

2. Cf. Heidegger, Metzsche, t, 1, p. 367, qui écarte, bien manière de voir. 3. Jd,, ibid,, pp. 371 5qg.

entendu,

cette

4. K. Lôwith, Nieizsches Philosophie der Etvigen Wicderkehr des Gleichen,

nouv. éd., Kohlhammer, Stuttgart, 1956, p. 98.

200

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

fois Nietzsche intégré lui-même dans cette histoire, tout s’ensuit : la coordination de la métaphysique (de la volonté de puissance) et de l’anthropologie {du surhomme); la survivance

des notions d’essence (volonté de puissance) et d'existence (éternel retour); l’interprétation de la volonté de puissance comme valeur (c’est-à-dire comme le dernier rejeton de l’idée platonicienne) et l’ensemble de la métaphysique nietzschéenne

interprétée en termes de valeurs; l'insuffisance de l’expérience nietzschéenne du nihilisme (faute d’avoir pensé l'être) ; l’échec,

enfin, du renversement du platonisme, pour les raisons indi-

quées et parce que l’éternel retour, qui, au devenir « imprime le caractère de l’être ! », reste prisonnier du dualisme platonicien ?. Si, à cet égard, la pensée de Nietzsche est classée dans la tradition qu’elle ne fait qu’achever, en revanche, on peut, à partir du « danger » présent, lui trouver une actualité qui n’est qu’à elle : « Nietzsche est le premier penseur » à avoir reconnu « l'instant historique où l’homme s’apprête à assumer la domination de la terre dans son ensemble % ». C’est ici qu’intervient, nous l’avons vu, l'interprétation des textes politiques qui,

effectivement, ont pu servir à une certaine politique, mais auxquels Heidegger, dans et par delà cet usage, confère une portée métaphysique.

Ce commentaire est lui-même un texte et, en tant que tel, est soustrait (et, explicitement, se soustrait 4) à toute critique. Mais, en tant que commentaire, il reste soumis à la loi commune,

et à la confrontation avec le texte original $.

L'Histoire d’une erreur n’est pas l’histoire de la métaphysique. Ce n’est même pas, en dépit des apparences, l’histoire du platonisme. C’est l’histoire du christianismeet de la morale chrétienne. C’est, comme on peut le voir dans deux textes parallèles, ce que Nietzsche appelle « les estimations des valeurs morales comme

histoire du mensonge

et de l’art de calomnier 6... »,

1. Citation de La Volonté de puissance, AIT, 617. 2. Heïdegger, Conÿérences el Essais, pp. 120, 122.

9. Heidegger, Conférences et Essais, p. 106.

4. Heïdegger, Holzwege, p. 197.

|

8. L'appendice du livre de K. Léwith ($ 12, pp. 222-225) contient une

critique de l'interprétation heideggerienne, avec laquelle la nôtre s'accorde pour l’essentiel. 6. La Volonté de puissance, 1, 134, II.

LA

PENSÉE

DE

NIETZSCHE

201

ou, en tant que la philosophie est concernée, « l’histoire de la philosophie [comme] une secrète fureur contre les conditions de la vie », et cela, sous le charme de cette « Circé des philo-

sophes », qu'est la « morale 1». Le christianisme, dans l’histoire d’une erreur, n’est pas une suite du platonisme. Cest, à l'inverse, comme premier chrétien et comme premier symptôme

de la décadence que Platon est placé en tête de liste *, Platon,

c’est le « fanatisme moral #», et c’est parce qu’à son tour il est un « fanatique moral *», un « théologien ° » et, « en fin de compte, un chrétien insidieux © », que Kant est cité ensuite.

Le quatrième stade nomme le positivisme. Comme on Pa indi-

uer plus haut ?, il est plus naturel d'y reconnaître déjà la philosophie de Nietzsche même, plutôt que le positivisme histo-

rique (où Nietzsche discerne, au contraire, un désir de revenir au « monde vrai $», peu compatible avec la progression du passage). De toutes manières, une histoire de la métaphysique,

réduite aux morales platonicienne, chrétienne et kantienne ne

semble pas témoigner d’un intérêt vital, de la part de l’auteur, pour cette discipline. Le nihilisme signifie, sans doute, « que les valeurs suprêmes se dévalorisent ? ». Mais ces valeurs, par où nous interprétons

Ja situation présente ne sont pas n’importe lesquelles : « C’est dans une inierbrétation tout à fait déterminée que réside le nihi1. Jbid., II, 461 (sur cette « Circé des philosophes », à partir de Platon,

voir déjà Aurore, Préface, $ 3). 2. « Gette foi chrétienne qui était aussi la foi de Platon...»

(Gai Savoir,

V, 345 et, dans les mêmes termes, La Généalogie de la morale, 3° dissert., 24);

Platon et Socrate comme symptômes de décadence (Crépuscule des idoles. Le Problème de Socrate, 2); On a payé cher que cet Athénien se soit mis à l’école

des Égyptiens (ou des Juifs en Égypte) » (Crépuscule des idoles. Ce que je dois

aux Anciens, 2; cf. La Volonié de puissance, IE, 202). 3. La Volonté de puissance, II, 438.

4. Ibid., IT, 382; L, 95.

5. Transmutation de toutes les valeurs, I, 10.

6. Crépuscule des idoles. La « raison » dans la philosophie, 6 (ce texte précède immédiatement l'Histoire d'une erreur)7. Cf. plus haut, p. 159. Dans son commentaire du texte, Heidegger y voit « l'époque après la domination de l’idéalisme allemand, vers le milieu du siècle dernier » (Mietzsche, t. I, p. 238). — L’explication proposée ici nous paraît corroborée, ce qu’il n’y à pas lieu de montrer dans le détail, par la structure même du passage. 8. Par-delà le bien et le mal, 1, 10.

9. Holzwege, p. 205 (citation de La Volonté de puissance, Ï, 2).

202

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

lisme : dans l'interprétation chrétienne — morale 1. » Et, dans

le mot monde « Dieu entend, torique

: « Dieu est mort», le nom de Dieu ne signifie pas «le suprasensible des idéaux ? », mais, très précisément, le chrétien %». Dire que, par christianisme, Nietzsche non pas le christianisme primitif, mais l’apparition his. et politique de l’Église, avec sa prétention au pouvoir #,

c’est ignorer volontairement, non pas des aphorismes isolés, mais des livres entiers, comme l’Antéchrist, ou la troisième dissertation

de la Généalogie. Cette espèce de re-traduction délibérée d'une pensée fondamentalement religieuse en termes de philosophie, la comparaison de Nietzsche, pour la « rigueur » de sa pensée, avec Aristote (contre le rapprochement, « devenu courant, mais qui n’en est pas moins douteux » de Nietzsche et de Kierkegaard 5) 6, ne faussent pas seulement le s!/yle de la pensée nietzschéenne, mais le contenu même d’une pensée dont la visée

ultime se concentre dans cette formule, précédée de : « M'a-

t-on compris? — Dionysos contre le Crucifié 7... ». Ce parti pris initial est d'autant plus étonnant que Heïdegger veut comprendre, à partir de Nietzsche, lemmonde moderne qu'il carac-

térise, ailleurs, par la « dédivinisation » qui « est l’état d'irrésolution au sujet du dieu et des dieux », et à l'avènement duquel « le christianisme a la plus grande part », ainsi que la

science 8, Le nihilisme, dont Nietzsche n'aurait éprouvé que « quelques traits », réside précisément, pour celui-ci, dans cette dédivinisation, due, à la fois, au déclin (Nietzsche dit : à la « décadence ») du christianisme et à l’avènement de la

science moderne qui a « détaché la terre du soleil » et fait que, « depuis Copernic, l’homme roule, du centre dans l’x 1». 1. La Volonté de puissance, I, 1, 1.

| 2. Holzwege, p. 203. 3. « Les plus grands événements se font le plus difficilement sentir aux

hommes : par exemple, le fait que le Dieu Unschuld des Werdens, t. II, 988). 4. 5. 1938, 6.

chrétien ‘est mort”»

(Die

Holzwege, p. 202. | Sur ce rapprochement, voir J. Wahl, Études kierkegaardiennes, Aubier éd., pp. 429 5gg. (et ibid., n. 1, pour des indications bibliographiques). Holzwege, p. 230.

7. Ecce homo, i.f. 8. Holawege, p. 70 (Le Temps de l'image du monde). 9. Holawege, p. 244.

10. Le Gai Savoir, IIE, 125. 11. La Volonté de puissance, 1, 1, 5.

203

LA PENSÉE DE NIETZSCHE

29. Le recours aux concepts de la tradition permet de ramener la philosophie de Nietzsche à une « métaphysique

est des valeurs », pour laquelle, en fin de compte, « l'être devenu une valeur 1». Mais la volonté de puissance, même

si l’on y voit un « principe de valorisation 2»; n’est pas, elle-

même,

une valeur. Dans un texte, pourtant mentionné

Heidegger #, Nietzsche dit expressément aucune

valeur 4

et,

ailleurs,

il

déclare

par

que le devenir n’a inadmissible

«

le

point de vue ‘ valeur * » chaque fois qu’il s’agit, non de l’exis-

tence humaine ni de l’humanité, mais du « monde 5», de ce monde, précisément, qui est volonté de puissance et qu'exalte,

sans égard pour quelque « humain, trop humain », le dernier aphorisme du recueil.

Le concept traditionnel de l’existence permet de comprendre

l’éternel retour comme la manière dont existe « l’étant

dans

son ensemble, dont l’essence est la volonté de puissance ». « Celle-ci revient constamment à elle-même comme la même $ » : c’est « le mode de confirmation dans lequel la

volonté de puissance se veut elle-même, et assure sa propre

présence en tant qu’être du devenir 7. » Nous avons vu l'ap-

plication très concrète de cette idée au monde contemporain,

politique et technique 5. — Si l'éternel retour est l'existence, on pourrait dire, pour le coup, que l'existence précède l'essence,

s’il est vrai que,

dans

la démarche

de Nietzsche,

l'éternel retour précède, à titre de ratio cognoscendi, la volonté de puissance *. De fait, l'existence, dans cette interprétation, apparaît beaucoup moins comme un mode d'exister que comme l’une de ces multiples conditions que pose la volonté de puissance pour s’accroître, se fortifier, se confirmer; tout au plus, 1. Holzwege, pp. 210, 236.

2, Jbid., pp. 213, 221.

3. Heidegger, 4. La Volonté chaque instant

Mietzsche, t. Î], pp. 107 sg. de puissance, III, 708 : « Le devenir est égal en valeur à : la somme de sa valeur demeure égale à elle-même : autre-

ment dit : il n'a aucune valeur, car il manque

quelque chose par rapport à

quoi on puisse le mesurer et en référence à quoi le mot

valeur * ait un sens,

La valeur totale du monde est impossible à évaluer, par conséquent le pessimisme philosophique est à ranger parmi les choses comiques. »

5. La Volonté de puissance, TIL, 711.

6. Holztwege, p. 219. 7. Holzwege, p. 307 (Le dit d’Anaximandre).

8. Cf. plus haut pp. 188 sgg.

g. Cf. plus haut, pp. 194 sg.

204

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

l'éternel retour serait-il, mais dans la même perspective, la condition par excellence. On retrouve ici l’idée, examinée

plus haut, de la primauté ontologique

sance sur l'éternel retour *.

Mais

de la volonté de puise

on retombe

alors

(même

indépendamment des prolongements politico-techniques) dans l'interprétation

anthropomorphique

d’une

doctrine

qui,

ni

au moment de sa découverte (philosophique, non génétique où psychologique), ni au moment de sa réaffirmation (dans l’aphorisme déjà cité, et au quatrième livre de la

Transmutation) ne devait avoir ce sens restrictif, Voir dans l'éternel retour un simple mode d'exister, c’est, surtout, ne

tenir aucun

compte

ment,

laquelle «il est besoin de beaucoup

de son caractère

de « pensée

la plus

lourde », de « pensée éducatrice » et, enfin, de pensée, précisé-

pour

naires 2»;

de millé-

et c’est établir, entre cette doctrine ct celles de la

volonté de puissance et du surhomme %, des rapports aisés et

de bon voisinage, contredits par les textes et résultant d’une

interprétation qui réduit ces deux dernières doctrines à un soulèvement, longuement préparé par l’histoire de la méta-

physique, de l’homme et de sa subjectivité 4.

C’est à partir de cette interprétation de l’éternel retour qu’est commenté « le grand midi » (sur lequel s’achève l’His-

toire d’une erreur %); le cadre étroit de l’actualité fait tronquer jusqu’à la formule nietzschéenne : « midi et éternité $ ».

Ailleurs, pourtant, on l’a vu, Heidegger prend en considération le désir d’éternité; mais c’est pour montrer, là encore, la dépendance de Nietzsche à l’égard de la tradition : « Le prédicat ‘ éternité * appartient, d’après la doctrine de la métaphysique, à l'être de l’étant 7. » C’est pour montrer, aussi, que le renversement du plato-

nisme reste « empêtré » dans celui-ci 8, et que l'éternel retour conserve « l’ordre hiérarchique » platonicien ®. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

Cf. plus haut, pp. 197 sq. Die Unschuld des Werdens, 1, Holziwege, p. 233. Holzwege, p. 236. Holawege, p. 237 (comp. p. Die Unschuld des Werdens, t. Cf. plus haut, p. 184, et n.

IT, 1340. 307). II, 892, 1394, 1408, r4to. 7.

8. Holzwege, pp. 214, 242. 9. Conférences et Essais, p. 122 ( Qui est le £arathoustra de Nitzsche?),

LA PENSÉE

DE NIETZSCHE

205

C'est, enfin, pour montrer que l'éternel retour («la plus

extrême

approximation

du

monde

du

devenir

à

celui

de

l'être 1») ne rejoint qu’en apparence les origines de la pensée grecque : Parménide et Héraclite. Il ne rejoint, en un cercle fermé, que ce qui est déjà l’abandon de ces origines : la philosophie platonicienne °, 30. Rejeté dans la tradition, Nietzsche est ainsi exclu de toutes les voies du salut. L’athéisme antithéiste de Nietzsche, interprété comme un an-idéalisme et un antiplatonisme, permet

d'établir, sans référence à lui, la « dédivinisation » du monde

moderne.

La

même

interprétation

enlève

à Nietzsche

tout

rapport essentiel avec [es penseurs avant Platon, alors que Nietzsche était un des premiers à les opposer à celui-ci, et à proclamer en eux « les véritables philosophes des Grecs # », Enfin, la mise en perspective, si l’on ose dire, de l'éternité, qui serait un simple « prédicat » emprunté à la tradition, permet d’opposer à « la volonté de la volonté », « la loi cachée de la terre [qui] garde celle-ci, en contenant l’apparition et la disparition de toutes choses dans le cercle mesuré du possible », loin de « l’actualisme et du moralisme de l’histoire # ».

Mais si ce « prédicat », affirmé par la tradition, nous faisait sortir, de par son contenu même, de la tradition, de l’histoire

de la métaphysique et de l’histoire politique? Et si c’était cela que Nietzsche avait voulu? Et si l'éloge d’avoir « reconnu l'instant historique, où l’homme s’apprête à assumer la domi-

nation de la terre 5 » était octroyé, et mérité par l'interprète

bien plus que par son auteur? Lors même qu’il serait le premier critique et annonciateur de son temps et du nôtre (et, peutêtre, surtout, parce qu’il l’était), Nietzsche a voulu surmonter ce temps même, et non pas seulement vers cette lutte pour la prépondérance, qui frappe l’imagination parce qu’elle menace

les existences, mais vers cette éternité qui est celle de l’être

du devenir et qui, elle aussi, est bien une « loi cachée de la

terre ».

F. Citation de La Volonté de puissance, XII, 617.

2. Nietzsche, t. I, pp. 467-460. 3. La Volonté de puissance, XI, 437.

4. Conférences et Essais, p. 98 (Surmonter la métaphysique, XXVII). 5. Conférences et Essais, p. 106 (cf. p. 117) (Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ?).

206

LES QUERELLES

SUR LE PLATONISME

L'enjeu de tout cela n’est pas du tout la fidélité du commentaire par rapport au texte : c’est le sens même du texte, et la question de savoir s’il ne contient pas des leçons sur lesquelles

le

commentaire

paraissent pas actuelles.

fait

silence,

parce

qu’elles

ne

lui

Or, l’inactualité de la pensée de

Nietzsche, au-delà des quatre essais qui la revendiquent, est

le trait fondamental de cette pensée (jusque dans ses critiques

les plus apparemment actuelles, parce qu’elles procèdent d’une solitude et d’une indépendance, et non d’une complaisance et d’une connivence); ce n’est pas assez, pour l’abolir, que soient accomplis

les temps

que

Nietzsche

aurait

prévus.

Et

c’est

peut-être surtout pour avoir « aimé l'éternité » (qu’il ne suffit pas de renvoyer à la tradition, pour en désarmer le sens), que Nietzsche est « inactuel », c’est-à-dire, en toute rigueur, inaccessible à toute interprétation qui borne son horizon aux misères des temps présents. En sorte que la leçon la plus secrète de sa pensée serait cela même par quoi elle est inactuelle ou, si l’on préfère, non utilisable. En dépit de la différence de contenu de toutes ces exégèses, il y a un égal impérialisme de

la subjectivité à utiliser cette pensée à des fins politiques, à l’exploration amoureuse du moi et du sous-moi (ainsi qu’à la justification de ses égarements) ou comme commentaire politicométaphysique de l’actualité des gazettes. C’est, à chaque fois, au lieu de se mettre, comme on dit, « à l’écoute » de l’auteur, n’en prendre que ce qui plaît, c’est-à-dire, en fin de compte, soi-même. Pour ce qui concerne, enfin, les interprétations de Platon,

elles dépendent, à chaque fois, d’une vision du monde actuel.

L'une tire le platonisme du côté du christianisme et de la faiblesse, l’autre du côté des techniques et de la volonté de

puissance.

La différence entre les situations historiques des

doctrines (25) pourrait rendre compte de la différence entre les interprétations. III, — ATTRAITS

ACTUELS DES CRITIQUES

31. Le puissant attrait exercé par ces deux doctrines contribue à propager les interprétations, divergentes mais égale-

ment négatives, qu’elles donnent

du platonisme.

Cet attrait

ATTRAITS

ACTUELS

DES

CRITIQUES

2077

ative se concentre autour de deux pôles qu'on peut, approxim

ment et provisoirement, nommer politique et individu.

Dès après la guerre, il était devenu courant de dire que la

philosophie contemporaine présentait deux tendances fondamentales : le marxisme et l’existentialisme. Ce jugement, déjà

faux à l'époque, en raison de sa double limitation, idéologique

par son ignorance de la logique, du néopositivisme et de la philosophie des sciences) et géographique (par son point de vue étroitement provincial, fermé aux pays anglo-saxons et scandinaves), reste vrai aujourd’hui, dans ces mêmes limites. La vitalité du marxisme n’a pas à être démontrée, ct les formes souvent discordantes où il s’épanouit en témoignent

bien plus que ne le ferait une orthodoxie sclérosée, comme

celle où s’est étiolé, pendant quelques années, l’existentialisme.

Mais celui-ci également, en dépit de l’audience décroissante de ses plus illustres représentants, persiste dans ses motifs

essentiels et revit sous des formes nouvelles. Cette coexistence,

qui n'est pas simplement conjoncturelle, a été parfaitement formulée par Sartre, dans l’opposition qu'il établit entre Hegel et Kierkegaardi, Ce n’est pas ici le lieu de montrer que cette opposition prend son origine et son sens fondateur au xviue siècle. Il suffit de remarquer qu’elle explique, autant que le rapport de Sartre au marxisme, celui de tout existant

à lP’univers contemporain, politique et technique; la nécessité

vitale, pour l'existant, de comprendre les deux termes du rapport, ainsi que le rapport même; le fondement, enfin, politique et existentiel, du jugement sur la pensée actuelle, rappelé au début de ce paragraphe. Cette opposition, selon que les fluctuations de la politique, 1. Sartre, Critique de la raison dialectique {Questions de méthode) ,1960, pp. 19 5g. :

« Ce Danois se sent traqué par les concepts, par l'Histoire, il défend sa peau, c'est la réaction du romantisme chrétien contre l’humanisation rationaliste de la foi. Il serait trop facile de rejeter cette œuvre au nom du subjectivisme : ce qu’il faut remarquer plutôt, en se replaçant dans le cadre de l’époque,

c'est que Kierkegaard a raison contre Hegel tout autant que Hegel a rai-

son contre Kicrkegaard. Hegel a raison : au lieu de se buter comme l’idéologue danois en des paradoxes figés et pauvres qui renvoient à une subjectivité vide, c’est Le concret véritable que le philosophe d'Téna vise par ses concepts et Fa médiation se présente toujours comme un enrichissement. Kierkegaard à raïson : la douleur, le besoin, la passion, la peine des hommes sont des réalités brutes qui ne peuvent être ni dépassées ni changées par le

savoir. »

LES QUERELLES SUR LE PLATONISME

20B nationale

et

internationale,

en

relâchent

ou

resserrent

la

contrainte, peut, d’après le moment et le goût de chacun, être vécue (ou méditée) de bien des manières, comprises entre les

limites d’un activisme militant et d’un repliement sur soi, attitudes extrêmes où chaque terme semble supprimer l’autre, mais, en fait, le conserve, occultement mais intégralement,

ainsi que le lien organique qui les unit. Les ressorts de cette opposition sont d'ordre politique et religieux (on n’insistera pas trop sur cette distinction aux limites incertaines), C’est une question de savoir si ces deux mobiles, harmonisés dans la cité antique, ont une racine commune et si un État peut subsister sans une religion, au moins « civile ». En l'espèce, c’est-à-dire dans les cantons de la terre où cette

opposition est vivace, le mobile politique suscite (et, à son tour, est suscité par) des communautés, qui ne sont plus celle de l’État. Le mobile religieux, de son côté, manifeste au moins des velléités communautaires, qui n’atteignent pas davantage

le niveau de la cité, maïs trouvent à se satisfaire, soit dans les

communautés politiques (où les deux mobiles parviennent à

se rejoindre, sinon à se confondre), soit dans d’autres groupe-

ments ou chapelles, soit enfin dans l'individu seul (où elles se

conservent à l’état d'intention ou encore, comme on dit parfois, d’intentionnalité 1). — Aussi bien, par religion, ne faut-il pas du tout, ici, entendre la foi qui, elle, ne saurait être l’objet

de considérations sociologiques, ni servir à caractériser quelque actualité que ce soit. Il s’agit de la « religiosité », dont Heidegger dit avec raison qu’elle n’est nullement exclue par

la dédivinisation ?. C'est

ce

que,

depuis

fort longtemps

(1918), K. Barth avait appelé | « expérience religieuse » ou le « brouillard religieux », c’est-à-dire « la naissance du nondieu, de l’idole 3 ». C’est, selon qu’on préfère le langage philo-

sophique ou le langage théologique, la superstition, que Jaspers définit comme

la « matérialisation de la transcendance À », et

Pascal, avec la tradition, comme « concupiscence 5 ». L’expo-

1. Cf. Sartre, Situations, t. 1, pp. 31-35, où est indiqué ce projet d'ouverture au monde. Les difficultés que rencontre ce projet, principalement partidans une philosophie du Cogito, ont été plusieurs fois soulignées, en culicr par M. Merleau-Ponty. 2. Heidegger, Holziwege, p. 70. 3. K. Barth, Der Rômerbrief, 8° éd., Zurich, 1947, PP. 25 594. 4. K. Jaspers, Philosophie, 2° éd., Springer éd., 1948, p. 6B4.

5. Pascal, Pensées, IV, 262 (Br.).

ATTRAITS

ACTUELS

DES

CRITIQUES

209

sition du concept de superstition, qu’il suffit ici d’indiquer, retrouverait aisément les motifs historiques et, jusqu’à présent, permanents, de ce qu’on avait appelé existentialisme. Les courants contemporains qui en reprennent les motifs ont préféré laisser pour compte ce mot, en raison de l’usure sémantique qu’il a pu subir; on pourrait, à leur sujet, pour marquer à la fois la continuité et l’apparence de rupture, parler de néoexistentialisme.

32. Quant à leur place à l’intérieur de la topographie traditionnelle de la philosophie, ces deux tendances recueillent l'héritage de ce que Husserl, constatant, dès 1911, l'éclatement des cadres traditionnels !, avait opposé comme « philosophie de la conception du monde », à la science et à la philosophie comme science rigoureuse. À l'instar de ces conceptions du

monde,

les philosophies politique et existentielle poursuivent

cé qui s’appellait jadis « sagesse ? ». Préoccupées de pratique plus que de théorie %, elles visent une « technique d’action# » et opposent, à l’impersonnalité de la science, « l’habitus et

l’accomplissement de la personnalité particulière » : « une personne s’adresse à une personne 5». Appartenant « à la communauté culturelle et à l’époque f », elles s’instaurent

sous le signe du temps, non de l'éternité 7. Situant « la fin dans le fini © », cultivant « de hauts intérêts pratiques ? », elles

ajoutent, comme source de validation, l’autorité 1 à la personnalité. Ces « hauts intérêts » sont dictés par L’ « intérêt du 1. Husserl, La Philosophie comme science rigoureuse, trad. par Quentin Lauer,

P.U.F., 1955, p. 112 : « Les philosophies du passé étaient certainement des

philosophies de Ja Wellanschauung, en tant que l'impulsion vers la sagesse dominait leurs créateurs; mais elles étaient précisément dans la même mesure philosophies scientifiques, en tant qu’aussi l'objectif d’une science rigoureuse

=

Oo gui porn es p

les animait.… Cette situation s’est fondamentalement altérée depuis la constitution d’une universalité supratemporelle des sciences rigoureuses. » Id., ibid., pp. 108 sq.

Id., ibid., p. 115. Id. ibid., p. tri.

Id., ibid., p. 121. Id., ibid., p. 100.

Id, tbid., p. 113.

Id, ibid., p. 121.

Id., ibid., p. 122.

0. Jd., ibid., p. 122.

210

LES

temps t»

QUERELLES

et se ramènent,

SUR

LE

PLATONISME

au juste, aux

valeurs vitales. Aussi

bien la conception du monde qui, et cela « par son essence »,

n’est pas science ?, recherche-t-elle Fa « profondeur » (laquelle « est un symptôme du chaos que la véritable science doit ordonner

en un cosmos,

en un ordre

simple,

complètement

clair et déployé %») et s’adresse-t-elle « au cercle plus large du public {». Au total, les conceptions du monde, en face de la philosophie

scientifique, sont comme la morale provisoire, par rapport à la philosophie : elles défèrent à l’urgence des nécessités vitales

et temporelles. Et, de même que la philosophie, pour Descartes, devait comprendre « la plus haute et la plus parfaite morale », de même la philosophie comme science rigoureuse (si l’on interprète correctement le mouvement de ce texte) devra retrouver, fondées en raison, ces mêmes

valeurs que, en atten-

dant, les conceptions du monde enracinent dans le « sentiment 5», devra rejoindre, par conséquent, « les philosophies du passé » dans leur intention fondamentale de ne pas séparer sagesse et science 6. À cet égard, la Krisis, quand elle parle des « fonctionnaires de l’humanité », n’ajoute rien d’essentiellement nouveau au programme exposé en I9II ?. Depuis avant cette date, la philosophie a commencé à se constituer en science rigoureuse, dans les disciplines rappelées plus haut et qui, précisément, excluent de leur préoccupation les domaines cultivés par les nouvelles conceptions du monde. Tout au plus pourrait-on citer ici B. Russell qui, sur ce point

(ce n’est pas le scul) se trouve en accord avec l'ambition husserlienne. Le concept de relalivité 8 permet le passage formel de la philosophie scientifique aux investigations (et à l’action)

morale ct politique. Mais c’est surtout le rejet

pédagogique,

de l’« égocentrisme » (qui, « dans la spéculation philosophique comme ailleurs, utilise Le monde comme un moyen d'atteindre 1. 2. g. 4.

5.

Jd., Id., Îd., Id,

ibid., ibid., ibid., tbid.,

p. p. p. p.

119. 121. 122. 122.

Id, ibid., p. 120.

6. Cf. p. 209, n. 1. 7. Îd., ibid., p. 319.

La re

tv

|

8. Voir le beau livre de Ph. Devaux, Bertrand Russell ou la paix dans la rité, Séghers éd., 1967, p. 97.

ATTRAITS

DES

ACTUELS

21I

CRITIQUES

ll un but personneli») et l'ascèse intellectuelle où Russe la reconnaît un élément quasi religieux ?, qui renvoient à source commune où puisent leur élan, et la recherche théo-

oppresseurs

et, au

dans ce qu'était jadis la

philo-

rique et la lutte contre les dogmatismes sens indiqué plus haut, superstitieux. Cette rupture, intervenue

sophie, ne provoque cependant aucune rivalité. Vivant dans des rapports d’ignorance (parfois, de mépris) mutuelle, philo-

sophie scientifique (pour user d’un terme global) et philosophie

politico-existentielle suivent des routes séparées. Si chacune se prétend engagée dans la voie royale et seule héritière légitime

du titre de philosophie, aucun conflit ne naît de là, parce qu’il

n’y a même plus de terrain de rencontre. Tout au plus peut-on penser que cet état de choses est moins onéreux pour la philosophie scientifique, qui accumule des résultats, sans que ses représentants soient nécessairement privés de sagesse, alors que les conceptions du monde, différentes en cela des doctrines visées par Husserl, s’écartent délibérément de l’exigence scientifique, ne cherchent plus du tout à « satisfaire harmonieusement

à l’entendement

et au sentiment $ », et se confient

au

sentiment seul. Il est un domaine, il est vrai, où « le philosophe

de la conception du monde » consent, parfois, à employer « les données des sciences particulières. comme pierres solides de construction # » : les sciences humaines. I1 serait prématuré de dire que celles-ci aient tiré profit, en tant que sciences, des conseils et critiques que leur prodiguent les philosophes (depuis

peu, d’ailleurs; il fut un temps, qui n’est pas loin, où la moindre

1. B. Russell, Problèmes de philosophie, (xg12), trad. fr., Payot éd., 1965,

. 183.

|

F 2. B. Russell, Le Mysticisme et la logique, (1918), trad. fr., Payot éd., 1922, p. 5: :« En religion, et dans toute conception profonde et sérieuse du monde et de la destinée humaine, il y un élément de soumission, une compréhension

des limites de la puissance humaine qui, en quelque sorte, fait défaut au monde moderne avec ses succès matériels rapides et son insolente croyance

aux possibilités illimitées du progrès. ‘ Celui qui aime sa vie la perdra ?, Et il est à craindre que, par un amour de la vie trop plein de confiance, la vie elle-même ne perde une grande part de ce qui fait sa plus haute dignité.

La soumission que la religion préconise dans l’action est animée du même

esprit que celle que la science enseigne dans la pensée; et la neutralité

morale à laquelle elle doit ses conquêtes est le fruit de cette soumission. » 2. Husserl, La Philosophie comme science rigoureuse, D. 120.

4. 14, ibid.

-

212

LES

QUERELLES

SUR

LE

thèse de philosophie contenait une

PLATONISME

réfutation

brillante et

méprisante du « chosisme » freudien), et que ceux-ci prennent

toujours la peine et le temps, ici encore pressés par l’urgence des « intérêts pratiques », de s’initier à des disciplines qui, pour être humaines, n’en sont pas moins des sciences (de nom-

breuses publications et de récentes polémiques en sont d’affligeants témoignages).

33. Sur cette « situation actuelle de la philosophie », les doctrines de Heidegger et de Nietzsche ont un retentissement certain, d’ailleurs malaisé à distinguer de la part qu'elles ont prise à l’instauration de celle-ci. Philosophant à l’appel d’une crise, dans l’annonce d’une catastrophe, à partir d’un danger { Not) présent, elles radicalisent, dès le départ, le besoin vital, indiqué par Husserl. Toutes deux se nourrissent d’une religiosité qui se manifeste surtout chez le Heidegger de la dernière

période. Un polythéisme platonico-pythagoricien ? sans harmonie cosmique {où l’homme est isolé au milieu des autres vivants ?) y mêle ses accents à ceux d’un christianisme sans la Croïx,

— aucune dissonance n’en résulte, puisque les uns et les autres

procèdent, non pas précisément d’une religion, maisd’unereligiosité poétique et, si l’on peut dire, jfruitive, qui n'engage à rien. La mystagogie de l'être qui, tantôt se cache et tantôt se

manifeste, apparaît, moins la parousie qu’elle annonce, comme

une reprise contemporaine et supra-rationnelle, de l’idée de l'esprit du monde, par laquelle Hegel avait rendu compte, et

de l’histoire de la philosophie et de l’histoire universelle; elle permettra,

en

1947,

d'intégrer,

et très honorablement,

« la

conception marxiste de l’histoire, supérieure à touteautre historiographie % ». La critique de la raison, « rivale la plus obstinée de la pensée 4 », disqualifie, avec les cadres, traditionnels depuis la sophistique et Platon, toute technicité et, en ce sens, toute rigueur de la réflexion philosophique. La procla1. Heidegger, Conférences et Essais, p. 176 (La Chose)

: « ciel et terre,

divins et mortels... »3 cf. Gorgias, 507 e 5q. 2. Ibid, p. 177 : « L'homme, seul, meurt. L'animal crève» (cf. Lettre sur lhumanisme, pp. 66-70). — La distinction radicale entre l’homme et l'animal est d’origine, stoïcienne il est vrai, mais surtout judaïque et chré-

tienne. L'adoption de cette distinction fausse d’emblée cette tentative de retour aux Anciens, en tarissant une source de la piété cosmique. 3. Heidegger, Lettre sur l « humanisme »*, Francke éd., Berne, 1954, P- 874. Holzwege, p. 247.

ATTRAITS

DES

ACTUELS

GRITIQUES

213

mation de la mort de la métaphysique, c’est-à-dire de la « philosophie ? », et l'invite à revenir aux origines, présocratiques et poétiques, favorisent la communion des genres : philosophie, poésie, roman, et permettent de « récupérer», pour la méditation,

la mythologie, l’ethnologie, la psychanalyse même et, surtout,

la linguistique, où les conceptions du monde tentent de déchiffrer des indications sur le verbe originaire. Il est plus difficile

de savoir, dans le même ordre d’idées, dans quelle mesure les

procédés étymologiques de Heidegger, joints aux difficultés (réelles, mais beaucoup moins qu’on ne le prétend : les beaux écrits de J. Beaufret le montrent suffisamment) de transposer

sa pensée dans d’autres langues, ont contribué à la formation du style d’une certaine philosophie. Style divers, sans doute, selon les auteurs, mais qui porte partout une marque commune. Il peut être brillant ou mystérieux, poétique ou abstrait, pro-

céder par associations verbales ou affecter une rigueur quasi

mathématique : presque toujours, il offre une égale résistance à la tentative de résumer la pensée qu’il est censé véhiculer

et, semblable en cela au poème, répugne à toute traduction dans un autre registre. On voudrait croire qu’au génie du poète correspond toujours, comme c’est le cas chez Heidegger, une pensée originale, et que le dynamisme du langage (qu’on peut fixer et déclencher à des niveaux très différents et, par là, originaux)

n'assume

pas

la tâche

du

penseur.

Rien,

peut-être,

autant que cette idolâtrie (et l’usure concomitante) du langage

ne montre mieux la distance où nous nous trouvons par rapport aux Grecs qui étaient unanimes à voir, dans l’apprentissage des mots, le « commencement » seulement de l’ « éducation » et n’avaient cessé de dénoncer, contre les sophistes et les rhéteurs, la tentation de prendre les mots pour les choses,

34, L'interprétation néo-existentialiste de Nietzsche n’est pas

sans analogie avec l'interprétation romantique de Rousseau; dans les deux cas, on traitait par prétérition une doctrine politique que, pour des raisons inverses, on n’approuvait pas, pour

ne conserver que les ferveurs entre Jes deux auteurs, qui va leurs usagers respectifs) s'arrête est celui dans l’analyse duquel apparaît comme un précurseur

du moi. Mais l’analogie (non beaucoup plus loin, mais entre là. Le moi auquel on s'attache Nietzsche, à bien des égards, de Freud. C’est aussi celui qui

1. La Doctrine platonicienne de la vérité, p. 48.

LES

214

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

est englobé dans la critique de la civilisation, celui enfin dont on affirme le dépérissement. L’éternel retour du même, dépouillé de sa signification cosmique

faire), est compris comme et du

dernier

homme,

(dont on ne sait rien

l’annonce de la fin de l’homme

ou encore,

débarrassé

de sa portée

éthique de pensée la plus lourde et sélective (dont on ne veut

rien faire), comme un renversement du platonisme. Mais c’est,

en l'espèce, un renversement qui, incapable d’aller jusqu’au

bout de la démarche nietzschéenne !, en serait resté à croire

qu’en supprimant le vrai monde, on garderait toujours Îa jouissance du monde apparent. — Plutôt que des exégèses,

ce sont là divertissements de lettrés et « rêves agréables » {Zarath.) d’un nihilisme qui n’aurait pas encore pris conscience de lui-même

ni, à plus forte raison,

des

vérités,

effrayantes

d’abord, puis stimulantes, qui ne peuvent apparaître qu'à son

terme extrême. — Beaucoup plus près de la gravité? et du radicalisme nietzschéens est l'interprétation qu’on propose par-

fois du côté marxiste. Elle accepte la critique des valeurs traditionnelles, d'accord avec Nietzsche jusqu’au point où, lui aussi, veut arracher aux faibles ces valeurs illusoires. Mais elle

comprend cette critique qui, chez Nietzsche, enlève aux opprimés leur bouclier et les fera périr $, comme la fin d’une aliénation et, dans l’affrontement à venir, elle prend le parti des faibles, alors que, pour Nietzsche, la faiblesse est irrémédiable,

en tant que

signe d’une infirmité congénitale,

en face des

maîtres « bien réussis ». Pour Nietzsche, l” « idéal » maruste,

ou plutôt socialiste (car il ne semble pas qu'il ait lu les écrits

de Marx), resterait prisonnier des anciennes valeurs, et même

ep serait une formulation extrême; les textes sur le socialisme

montrent à l’évidence qu’à un certain niveau, celui de l’action,

la lutte pour les opprimés répugne à une pensée qui veut « philosopher à coups de marteau ». À un autre niveau, l’interprétation pourrait être prolongée au-delà du point où les deux doctrines,

prises en leur sens littéral, semblent diverger. La

volonté de puissance « larvée 4» pourrait surmonter son ressen1. Voir plus haut, p. 179, n. 1.

2. Ïl ne m’est pas inconnu que Nietzsche a parlé quelque part de l’es-

on, prit de lourdeur. Pour ne pas commettre (ou prêter à l’auteur) la confusi il suffira de retraduire le terme en question en latin ou, mieux encore, en grec. 3. Cf. plus haut, p. 195, n. 2. 4. Cf. plus haut, p. 196, n. 2.

ATTRAITS

ACTUELS

DES

CRITIQUES

RI5

timent et perdre sa faiblesse. La dictature du prolétariat, en tant que pensée à la fois sélective et universelle peut être comparée à la doctrine du surhomme. « La suppression de Îa religion comme d’un bonheur ilusoire du peuple [qui] est exi-

gence de son bonheur véritable », et « exigence d'abandonner un état de choses qui a besoin des illusions 1» — c’est bien aussi un

renversement du platonisme. Surtout, l’exigence d’action où conviennent, en fin de compte, les deux doctrines, place l’inter-

prétation marxiste bien au-dessus de l’esthétisme des lectures néo-existentialistes.

D'une manière plus générale, c’est par sa puissance « démys-

tificatrice » et iconoclaste qu’agit surtout la pensée de Nietzsche.

35. C’est par là aussi que s’introduit et s’accrédite l’inter-

prétation de Platon. Le « fanatisme moral ? » prétend borner

le doute méthodique que Nietzsche et ses successeurs veulent

étendre, au contraire, à la morale 3. Les philosophies de l'exis-

tence, ni celles qui s’inspirent du marxisme, ne peuvent être

favorables, les unes à un essentialisme, les autres à un idéahisme

qui met son emprise pesante jusque sur le terme destiné à en

dénoncer le mirage.

On

peut penser que si le marxisme

se

montre beaucoup plus accueillant à l’égard d’Aristote, ce n’est pas seulement sur l’autorité de son fondateur, mais parce que

la critique aristotélicienne a vu dans les idées, si ce n’est déjà

une idéologie, du moins une illusion. La « fidélité à la terre »,

dans laquelle toutes ces conceptions communient avec Nietzsche, garde son hostilité vigilante à la philosophie du suprasensible. Car Platon reste lié à notre situation; les deux interprétations

s'accordent là-dessus. Il a inauguré une tradition, devenue ver-

moulue et promise à la démolition, mais qui conserve encore, dans tous les domaines, des appareils de contrainte, d’intimidation et d’oppression auxquels elle continue à servir de cou-

verture, Et il est à l’origine de la subjectivité rationaliste qui atteint le fond de son absurdité dans la technologie contempo-

raine. Cette critique heideggerienne rend sensible, non pas,

sans doute, la crise des principes qui se situe à un plan fort 1. K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, in

Frükhschriften, p. 208 (cf. trad. J. Molitor, t. X, pp. 84 sg.). 2. Cf. p. 201, n. 3.

3. Voir À. Stern, Nietzsche et le doute méthodologique en morale, Revue philo-

sophique, janv.-mars, 1949, pp. 48 sgg.

216

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

différent, maïs ce que, d’un autre côté et dans une intention tout opposée, on a appelé « la destruction de la raison ». De plus, cette critique explique, par exemple, la faveur qu’on témoigne,

sur les conseils conjugués de Nietzsche et de Hei-

degger, aux penseurs présocratiques, interprétés dans un sens antisocratique et antiplatonicien, dans un sens antiscientifique

enfin ou, si l’on préfère, antilogique, lequel n’est soutenu par

les fragments ni d’Héraclite ni de Parménide, si lacunaires qu’en soient les recueils, et ne peut s’établir qu’en isolant dans ces textes de brèves formules, promus au rang de « dits » (ce que n’était pas davantage le fragment d’Anaximandre). Il est inutile d’ajouter des griefs mineurs, comme ceux des origines aristocratiques de Platon, de son projet de maintien d’une société esclavagiste ou encore de sa conception rétrograde de l’histoire, alors que celle-ci doit avoir un sens progressiste et messianique. A l’encontre de telles critiques, on pourrait avancer des arguments qui, dans une discussion, ne manqueraient pas d’apparence. Loin de se perdre dans les nuages, Platon, comparable

en cela à A. Comte, a fait effort« pour traiter scientifiquement les faits économiques et sociaux, pour les analyser, pour y déterminer des espèces et pour en découvrir les lois ?». Bien micux, « la philosophie ne fut, originellement, chez Platon, que de l’action entravée,

et qui

ne se renonce que pour 5€

réaliser plus sûrement ? ». Le surhomme de Nietzsche ne portet-il pas, dans certains textes, des traits manifestement empruntés au Calliclès platonicien? La psychanalyse, sans doute, est une découverte, mais il arrive à Freud de se référer à Platon,

sans compter que l’ « irrationnel » trouve bien sa place dans les Dialogues 5.

Toutes ces apologies, et d’autres encore du même genre, sont ce que j’appellerais des réponses faibles. Si Platon, dans les domaines mentionnés, est un précurseur, alors nous

serions certainement plus fidèles à ses leçons en cultivant lesdits domaines pour notre propre compte, sans plus du tout nous soucier de Jui. De plus, toutes ces réponses se tiennent, néces1. L. Robin, Platon et la science sociale, Revue de métaphysique el de morale,

t. XX,

1913, réimprimé in La Pensée hellénique, P.U.F., 1942, pp. 177 59q-

| | 2. À. Diès, Platon. Œuvres complètes, t. VI, p. v. 3. Voir E. R. Dodds, The Greeks and the Irrational, University of Califor-

nia Press, Berkeley, 1959, chap. VII (trad. fr., Aubier, éd, Montaigne, 1965).

ATTRAITS

ACTUELS

sairement sans doute, au même

DES

CRITIQUES

217

niveau que les critiques et

entrent, si on peut dire, dans leur jeu. Or, ce jeu consiste essentiellement (et, par là, se distingue des griefs formulés dans la querelle examinée plus haut) à établir, entre Platon et nous,

une continuité historique. C’est cette continuité qui est le fond

commun où s'inscrivent les critiques, et qui les supporte. Avec

plus de cohérence, il est vrai, chez Heidegger, alors que la pensée symbolique et aphoristique de Nietzsche reste libre de conférer au symbole Platon une sorte

de polysémie, en vertu

de laquelle le platonisme, ailleurs, peut être invoqué non seule-

ment comme garant de l'éternel retour 1, mais, contre le sen-

sualisme plébéien des physiciens actuels, comme le représentant d’une manière de penser noble qui, par l’ascèse des concepts

suprasensibles, surmonte non pas seulement les sensations et

les sens, mais le monde ©? : ici se trouve renversé non plus le

platonisme, mais l'interprétation qu’en avait donnée l’histoire d’une erreur. — Il reste que c’est le schème de l’histoire qui, chez les deux interprètes, fournit l’argument fondamental de la critique, et c’est ce schème que nous aurons à envisager

maintenant,

1. La Volonté de puissance, IV, 1061 : « Les deux manières de penser les

plus extrêmes — la mécanistique et la platonicienne — s'accordent sur

l'éternel retour : les deux en tant qu'idéaux. » 2. Par-delà le bien et le mal, 1, 14 : « C'est exactement dans la résistance à l'évidence sensible que résidait le charme de la manière de penser platonicienne, qui était une manière de penser noble — chez des hommes qui disposaient peut-être même de sens plus forts et plus exigeants que n’en ont nos contemporains, mais qui savaient trouver un triomphe supérieur

en gardant la maîtrise de ces sens : et cela, grâce à des filets tissés de concepts pâles, froids, gris qu’ils jetaient par-dessus Je tourbillon multicolore des sens — Ja tourbe des sens, comme disait Platon. Il y avait une autre espèce de jouissance dans cette domination sur le monde et cette interprétation du monde à la manière de Platon, qu'il n’y en a dans ce que nous offrent aujourd’hui les physiciens, sans oublier les darwinistes et adversaires de

toute téléologie parmi les ouvriers physiologistes, avec leur principe de la «plus petite force possible ” et de la plus grande sottise possible. ‘ Où

l’homme n’a plus rien à voir ni à toucher, il ne lui reste pas non plus quoi que ce soit à chercher * — voilà certes un autre impératif que celui de Platon, maïs qui, sans doute, est exactement l’impératif qu’il faut pour un

genre robuste et laborieux de machinistes et de constructeurs de ponts vers

l'avenir, chargés uniquement d’un travail grossier. »

218

LES

QUERELLES

SUR

LE PLATONISME

IV. — LE FONDEMENT DES CRITIQUES LE CONCEPT

D'HISTOIRE

:

1. Histoire rationnelle et Dialectique transcendentale

36. On peut penser ! que Kant, de nos jours, aurait donné un supplément à sa Dialectique, spécialement consacré à l’histoire. En face de l'importance croïssante de cette notion,

peut-être aurait-il jugé nécessaire d’y ajouter un quatrième chapitre. Mais, sans même toucher au système des idées trans-

cendentales, il avait, de son vivant, indiqué le lieu où cette

notion pouvait être traitée : à la suite de l'argument physico-

théologique, en tant qu’elle élargit le domaine de la théodicée, puisqu'elle ajoute, au « règne de la nature d’où la raison est absente », « l’histoire du genre humain % ». Mais l’urgence d'une telle critique ne lui apparaissait pas encore, et il s'était

borné à interpréter cette notion comme une idée, à attribuer

l'exigence de la paix perpétuelle (qui lui paraissait en être le sens, à la « raison pratique-morale $ » et, plutôt que d’en faire le «fil conducteur» de l’«historiographie empirique { », c'est-à-dire, d’une connaissance, seule « loi morale 5 ».

à en

confier le sens à la

Pourquoi ce rappel? C’est que la Dialectique, avec le dogmatisme des thèses qu’elle analyse, paraït loin de nous, et bien

peu de lecteurs contemporains y reconnafîtraient le de fe fabula narratur. De même le célèbre :« On ne peut jamais apprendre la philosophie, mais. tout au plus à philosopher » nous semble une évidence un peu ternie; mais c’était, en son temps,

une vérité énoncée polémiquement contre l'évidence inverse — celle, précisément, qui trouvait « la philosophie » dans les trois sciences rationnelles, exposées dans les traités de Wolff. 1. Je précise ici une indication que j'avais donnée dans une communi-

cation

(L'Abolition

de Pesclavage selon

Hegel},

présentée

au XIIIe

Congrès

international de Philosophie (Mexico, 1963), in Actes, vol. VI, pp. 283 5gg. 2. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Neuvième proposition (éd. K. Vorländer, Meiner, 1913, pp. 19 sg.). q. Kant, Métaphysique des Mœurs. Doctrine du droit, fin (éd. K. Vorländer, Meiner,

1919, p. 185).

4. Idéc d’une histoire universelle, p. 20. 5. Métaphysique des mœurs, loc. cit.

HISTOIRE

239

RATIONNELLE

(Aussi bien, et en sens contraire, pour comprendre la portée

et proprement l'exploit de la Dialectique, faut-il restituer d’abord, au dogmatisme des thèses qu'elle critique, cette

même

évidence

naïve

que,

de notre

côté,

attachons

nous

à

l’idée d'histoire.) De plus, les trois idées ne sont transcendentales que, si l’on peut dire, en leur point d’arrivée; mais elles aussi, et sans excepter l’argument ontologique, « commencent avec

l'expérience ». Seulement, le passage nous paraît moins contes-

table ou plutôt, nous est moins sensible, et même ne l’est pas du tout, quand nous allons de l’histoire empirique à l’histoire

rationnelle À, sans nous rendre compte de cet usage constitutif

d’une idée pratique, et sans prendre garde que nous ne faisons que remplacer une métaphysique par une autre.

Ce n'est pas, il s’en faut, que les autres idées aient disparu.

Elles se joignent, sous des formes nouvelles, à l’idée d'histoire

avec laquelle elles forment, selon les doctrines, des constel-

lations diverses. Placée, comme Kant l'avait vu, à l'intersec-

tion du physique et du théologique, l’histoire (l’histoire rationnelle} tient des deux et vise à remplacer les deux disciplines

qui, du temps de Kant, s’en étaient réparti l’étude. Nous avons

déjà évoqué la religiosité. De cosmologies, à proprement par-

ler, les philosophes n’en construisent plus guère, mais cela même est ressenti comme un manque {d’où le grand succès qu'ont rencontré les spéculations de Teilhard de Chardin); l'éternel retour, on l’a vu, essayait de reprendre l’histoire dans la cosmologie. Plus souvent, cependant, c’est l’histoire comme

telle qui assume le projet cosmologique, que la physique contemporaine rend de plus en plus difficile, et assigne à l’homme sa place à l’intérieur d’un ensemble qui le dépasse, mais d’où il peut recevoir son sens. Par là, et en dépit de l’apparition du freudisme, la troisième antinomie

a perdu, à la

fois, son cadre et son sérieux, et il devient possible, nécessaire

même

en face de la transcendance

écrasante

de l’histoire,

d'affirmer la liberté : liberté politique, quand elle parvient à se fondre dans l’adhésion à l’appareil; liberté existentielle qui, se manifestant dans le refus ou la fuite, tend à se confondre avec la conscience de soi.

1. [ n'est guère besoin de noter que cette expression n’a aucun rapport

avec ce qu'un historien comme Ch. précis, par « histoire essentielle ».

Morazé

entend,

dans

un sens

trés

220

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

On peut également revendiquer pour l’histoire « l’intérêt de la raison » dans le dogmatisme des idées cosmologiques.

L'histoire satisfait « un certain intérêt pratique » : comme la liberté individuelle, l’histoire, puisque « nous la faisons », est

soustraite à toute contrainte naturelle. Elle satisfait encore « un intérêt spéculatif de la raison » : l’enchaînement des conditions est suspendu à un sens et tendu vers une fin, que l’historiographie empirique est incapable de nous révéler. Et, en troisième lieu, « l’avantage de la popularité » est clairement du côté de l’histoire rationnelle. On pourrait même, et surtout, transposer ce que Kant avait dit de l’apparence transcendentale. L'idée d'histoire s'impose à toute la pensée contemporaine, et ceux-là mêmes qui en dénoncent l'illusion ne peuvent, pas plus que l’astronome de Kant, s'empêcher de la subir.

Il serait ici hors de propos de nous demander comment

on a pu en arriver là. Il suffit de voir ce qui en résulte pour

l'histoire de la philosophie. 2.

Histoire-méthode et histoire-destin

37. On sait que c’est Hegel qui a écrit ce « supplément »

à la Dialectique, mais de manière à englober, non seulement

celle-ci, mais la philosophie tout entière. La philosophie de

l’histoire ne date pas exactement de Hegel, mais c’est avec lui

qu’elle s'intègre à la philosophie. D’autre part, la philosophie du passé a pu, plusieurs fois, rénover la philosophie du pré-

sent : aux époques hellénistique et alexandrine, au xune siècle, à la Renaissance ou, en Allemagne, à la fin du xvrne siècle !. Depuis Hegel, c’est son passé comme tel qui sollicite la réflexion philosophique mais, plutôt que de l’orienter vers l’avenir, lui reflète sa propre fragilité et la paralyse au départ. La philo-

sophie tend à devenir histoire de la philosophie. Dire que cet état de choses remonte à Hegel, c’est sans doute

dire quelque chose de vrai, mais c’est, surtout, s'engager déjà

dans

la pensée

cette assertion

historique

et dans l’histoire rationnelle. Aussi

n’est-elle pas vraie à la rigueur.

Il y a

eu,

après Hegel, des philosophies originales. L'hégélianisme même

1. Cf. M. Wundt, Die deutsche Schulphilosephie im Zeitalter der Aufklärung, Tübingen, 1945, PP. 314 594.

HISTOIRE-MÉTHODE

291

ET HISTOIRE-DESTIN

a fait la preuve de sa vitalité en Grande-Bretagne, où même les mouvements qui se sont constitués contre lui, comme

l’humanisme de Schiller et, plus généralement, le pluralisme,

attestent son influence !. L'espèce de désarroi, d'autre part,

où semble se trouver aujourd’hui la philosophie ne résulte pas seulement de la décomposition du système hégélien, mais d’un ensemble de causes, dont Hegel lui-même était déjà, en partie, conscient.

Cependant, l’assertion est vraie, d’abord à partir du système hégélien même, qui s’est voulu l'achèvement de la troisième époque, et la conciliation ultime de puissances (comme « an-

tiquité et christianisme, Dieu et le monde, intériorité et extériorité, essence et existence») qui, aussitôt après lui, ont

repris leur indépendance et leur conflit. Elle est vraie surtout, dans le cadre et les limites de la pensée

historique

qui

cst

décidément la nôtre, c’est-à-dire vraie à partir de notre propre historicité. C’est ainsi qu’un auteur aussi lucide à l’égard de cette surestimation de l’histoire, que K. Lôüwith ?, a pu consacrer une étude profonde — et critique — à la décomposition du système de Hegel, et écrire : « Tout un monde du langage,

des concepts et de la culture a pris fin avec la philosophie hégélienne de l’esprit. Cette fin est le commencement de notre

propre ‘ histoire de l'esprit ? — comme un lucus a non lucendo 3,»

Dans son beau la mort de Hegel, de la productivité science historique

livre, publié quelque vingt-cinq ans après R. Haym constate un « visible épuisement philosophique ». Il estime que « c’est à la de recueillir l’héritage de la philosophie

hégélienne »; en attendant une « théorie » synthétique (mais qui ne sera sans doute plus un « système métaphysique englo-

bant le monde »), il faut appliquer, à l’histoire comme aux sciences de la nature, une véritable « dialectique de la chose

même», c'est-à-dire une « connaïssance objective et génétique 4 ». — Histoire et connaissance positive se joignent. Le

positivisme s’est cherché un fondement historique. L’histoire pénètre dans les sciences mêmes,

non

seulement

parce

que

1. J. Wahl, Les Philosophies pluralistes d'Angleterre et d'Amérique, Paris, F. Alcan, 1920, 2. Voir l'ouvrage cité plus haut, p. 170, n. 1. 3. K. Lôwith, Von Hegel zu Nietzsche*, Europa-Verlag, Zurich-Vienne, 1949 (1° éd., 1941}, pp. 54, 58 (trad. fr., Gallimard éd., 1960, cf, pp. 61, 65). 4. R. Haym, Hegel und seine Leit, Berlin, 1857, pp. 466 590.

2922

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

cest d’elles, depuis Galilée, que la thèse du progrès tire sa preuve la plus solide, maïs parce que, après la biologie et Ia géologie, la physique même décrit un devenir et une histoire, et l'astronomie nous enseigne que sur l'antique sphère des

fixes, les constellations subissent l’action du temps. On assiste

à l’universalisation, dans tous les domaines (ou dans presque tous) de la pensée historique comme d’une nouvelle mathesis 1; des sciences comme la sociologie ou la psychologie ont du mal à se garantir de cette emprise et, contre l’ethnologie (plutôt l'anthropologie) de CI. Lévi-Strauss, on fait valoir comme un argument qui se veut dirimant et qui réussit à être persuasif, le fait qu’elle n’opère pas avec des concepts historiques. 38. Peut-être cette victoire de la pensée historique est-elle due à sa seule fécondité méthodologique. Elle est, en tout cas,

secondée par une expérience qui s'impose bien au-delà des milieux scientifiques, qui provient de ce qu’on pourrait appeler le poids de l’histoire et qui crée ce « danger» dont parle Heidegger.

L'idée d'histoire universelle, sous sa forme moderne, coïncide avec l'accession, au moins nominale, des masses, sinon au pouvoir, du moins à la politique. Cela est vrai, non seulement des démocraties occidentales, mais de n'importe quel

régime, fût-ce la plus pure dictature qui, à chaque fois, s'appuie sur la « souveraineté du peuple ? ». Par rapport au passé (où l'on doit penser que les hommes ne subissaient pas moins l’histoire), la nouveauté réside, moins dans le fait (historique

ou politique) que dans une prise à bien des égards, d’une mise en cette conscience implique une doctrine de Hegel, jointe à la

de conscience (indiscernable, condition). Pour autant que valorisation de l’histoire, la biologie de Darwin, où « à

partir du succès effectif, on démontre rétrospectivement la nécessité prétendue et le droit interne de son avènement » et où « l'admiration des puissances historiques et biologiques à

conduit

à l’idolâtrie de la puissance,

à chaque

fois victo-

1. K. Jaspers a fait remarquer que « presque toutes les sciences parti-

culières se sont une fois tenues pour wniverselles » (il mentionne la jurisprudence, les mathématiques, les sciences de la nature, [a philologic). Mais

«il

n'y a aucune

p. 138).

méthode

universelle de connaissance substantielle » (Philosophie,

.

2. Cf. J. Ellul, Profagandes, À. Colin éd., 1962, p. 146.

HISTOIRE-MÉTHODE

ET

HISTOIRE-DESTIN

223

rieuse ! », a eu une influence incontestable. Mais dans la mesure

où l’histoire, liée aux techniques, est vécue comme une contrainte, on touche à un problème dont l’origine remonte beaucoup plus haut. Il a été formulé, si l’on peut dire, à l'état d’innocence, dans la réplique que donne le Discours sur des sciences et les arts (1750) au Mondain (1736/1737). L'apologie voltairienne du luxe revient à juger que le mécanisme des

échanges commerciaux et de l’indusirialisation atteint exac-

tement les buts qu’il se propose, qu’il accroît le bonheur de tous, et que c’est sagesse d’en convenir. Rousseau, à partir de

son Discours, considère ce même mécanisme, mais constaic qu’il obéit à des lois internes et tout à fait autonomes, qui ne différent pas seulement des buts proposés, mais leur sont directement contraires et qu’elles contrarient, maximes morales destinées à le justifier et devait rendre possible la pratique. Ainsi société, incompatible avec le bonheur et

du même coup, les dont, à son tour, il la structure de la la vertu, contredit,

à la fois, les buts allégués et l’idéologie affichée. Cette analyse

de Rousseau, comme j'ai essayé de le montrer ailleurs , sera

reprise par Hegel, dans sa société civile; mais la dialectique du maître et du serviteur permet d’en donner une interpré-

tation optimiste qui, par le procédé de la ruse de Ia raison, revient à valider la vieille thèse de Mandeville, Autrement dit,

Hegel finalise ce même état de choses où Rousseau, pour sa part, avait discerné la victoire d’une causalité mécanique sur

la raison. On sait que Marx, dans son étude de la société bourgeoise, aboutira aux mêmes résultats que Rousseau, que son concept d’aliénation a été repris, sous le vocable, plus neutre, de rationalisation, par Max Weber, et que J. Ellul,

dans son livre déjà mentionné * (et dans d’autres) a généra-

lisé, pour notre époque, ce même

phénomène

que Rousseau,

encore une fois, a été le premier à décrire et à expliquer. — Si l'espoir de remplacer ces structures d’aliénation ne s’est, jusqu’à présent, réalisé nulle part, on comprend que l'histoire puisse être vécue, non seulement comme une contrainte, mais comme un destin. Car les techniques, bien plus encore que l'histoire proprement dite, sont « faites par nous», en sorte 1. K. Lôwith, loc. cit., p. 238 (cf. trad. fr., pp. 266 sq.).

2. État de nature et pacte de soumission chez Hegel, Revue philosophique,

Sanv.-mars 1964, pp. 45-65. 3. Cf. plus haut, p. t71,n.1r.

224

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

que leur échec ne peut pas être imputé à quelque Styx infernal, mais semble lié, d’une manière interne, à leur projet

même.

39. C’est Rousseau également, tant par ses projets politiques et sociaux que dans ses écrits autobiographiques, qui a opposé

l'autonomie du moi à la pression de la société et de la tradition

historique, et préfiguré ainsi le mécanisme de défense contre l’histoire (en devenir ou solidifiée dans l’ordre social). « Le type d’homme annoncé par Rousseau », c’est bien « ce que l’on appellera plus tard l'artiste 1», Mais c’est surtout la visée même de l’art contemporain qu’annonce Rousseau, en dressant l'imagination créatrice (et, bientôt, destructrice) contre le réel que Baudelaire essaiera encore de sauver sous le nom de modernité, que Mallarmé interprétera comme hasard et dont le surréalisme entreprend l’anéantissement. Les phénomènes contemporains les plus voyants (érotisme, bouddhisme Zen, extase sous toutes les formes, etc.) vont dans le même sens, et cherchent, à côté, par-delà, en deçà (nous avons évoqué

déjà la transdescendance), en tout cas, en dehors d’un monde, solidairement historique et technique, à susciter ce « monde privé » qu'Héraclite avait attribué aux rêves des dormeurs. Il

n’est paradoxal

qu’en

apparence

que

le même

individu,

repoussé par le monde humaïn-inhumain de l’histoire et privé,

depuis Pascal, de tout point fixe dans l'Univers, découvre et

revendique ce qui semble le réel par excellence : l’existence.

Celle-ci, conçue comme contingence absolue et absurde, garde

encore, chez Sartre, comme une référence négative à la cosmologic, et peut être comparée avec l’existence-accident d’Avi-

cenne 2. En la concevant comme historicité, rendant possible

l'histoire comme

proprement

on le prétend

dite,

Heidegger

parfois, surmonté

n’a sans

doute

l’historicisme

pas,

(il le

pousse plutôt à l’extrême); au moins peut-il aider à interpréter le mouvement qui se dessine (que l’histoire rationnelle permet de dessiner) à partir de Rousseau, en faisant voir que l’histoire,

contre laquelle s’insurge ce mouvement, ment,

est liée indissoluble-

non pas sans doute, à l'essence de l’homme,

situation existentielle de l’homme contemporain.

mais à la

On rejoin-

1. L. Strauss, Droit naturel et Histoire, trad. fr., Plon éd., 1954, p. 302. 2. Cf. E. Gilson, L'Éître et l'essence, J. Vrin éd., 1948, chap. JV.

HISTOIRE

DE

LA

PHILOSOPHIE

CHEZ

225

HEGEL

drait ici ce qui a été dit plus haut de la pensée utopique. — En tant que conception du monde, la philosophie ne peut qu’osciller entre histoire et existence. Elle peut, en particulier,

dans le second domaine, essayer de transcrire en concepts fluides

et empruntés, ce que les arts, la poésie principalement, avaient trouvé sans elle: en quoi elle fournit une vérification, sans peine

et sans mérite, à la thèse de Dilthey qui, dans toutes les mani-

festations culturelles, ne voyait que des expressions (indépen-

dantes, toutefois, les unes des autres) de l’esprit d’une époque. 3. L'histoire de la philosophie chez Hegel &0.

C'est

une

faiblesse,

peut-être,

mais

aussi,

à n’en

pas

douter, la grandeur de la philosophie hégélienne, de ne même

pas concevoir de conflit entre l’existant et l’histoire (et l’État).

L'esprit individuel est ramené à esprit universel, parce qu’il est compris, précisément, comme esprit. Et non pas comme volonté, ainsi que le suggère un schème heideggerien, destiné

à intégrer Hegel dans une espèce d’histoire rationnelle, qui s’achève sur Schopenhauer et sur Nietzsche 1, Cette subordination (critiquant le « réformisme » de Kant et de Fichte) de

la volonté à la raison, que ce soit dans la Logique, l’ Encyclopédie

ou dans l'introduction à la Philosophie du Droit, a été fort bien aperçue par KR. Haym, encore qu'il la formule d’une manière polémique : « Volonté et liberté s’évaporent chez Hegel en penser et savoir *, » Elle trouve ses sources d’inspiration, à la fois, dans la cité antique, dans le néoplatonisme où« toute action

n’est qu’une connaissance incomplète, et la pratique, l’ombre

seulement de la théorie “ », et surtout dans le Zogos, grec et

chrétien, qui indique le niveau de la pensée hégélienne

et

celui où devra parvenir l'esprit de l'individu; car ce n’est pas

l'existant qui philosophe. Pour Hegel aussi, l’homme est quelque chose qui devra être surmonté. Cette même conception se retrouve dans l’histoire de la philosophie, laquelle, comme l’histoire universelle, est le dévelop-

pement de l'Esprit. L’individualité des philosophes comme telle 1. Heidegger, Conférences et Essais, p. 114 2. R. Haym, Hegel et son temps, p. 370. 3. Îd., ibid.

(cf. plus haut,

p. 183, n. 12).

226

LES QUERELLES SUR LE PLATONISME

n’est pas prise en considération !. L'élément « existentiel », ou personnel, ou enfin historique des auteurs n’apparaît qu'en tant qu'il est significatif de l’esprit de l’époque et, par là, manifeste sa limitation historique. En revanche, et parce qu'elles sont les stades parcourus par l’Esprit universel, les doctrines appartiennent, non pas au passé, mais au présent, «et au présent le plus vivant ?». La succession des doctrines n’est pas «& histoire de la philosophie », mais l’histoire de l'Esprit, « lequel garde encore tous les stades du passé, et la vie de l'Esprit dans l’histoire est un parcours circulaire de stades différents qui sont apparus, les uns présentement, les autres sous une forme passée. Ayant affaire à l’idée de l'Esprit, nous nous occupons, quand nous parcourons le passé, si étendu soit-il, uniquement du pré-

sent % ». Cette conception de l’histoire (philosophique ou politique) implique

donc,

comme

Hegel

le souligne expressément,

une

idée du temps, qui n’a guère encore été étudiée. On peut se borner ici à deux remarques. Il s’agit d’un temps essentiel, distingué de sa « forme empirique * », parce que c’est en lui que se déploie la vie de l'Esprit. Ce temps essentiel diffère du temps empirique

ou

vulgaire,

comme

la réalité se distingue

de l’existence. Ce qui signifie, concrètement, que la succession des doctrines (ou, en histoire politique, des événements) est soumise à un choix, celui, précisément, qu’opère la méthode dialectique; et c’est par cette méthode que le philosophe se distingue du doxographe {ou du chroniqueur). Autrement dit, la thèse métaphysique de l'Esprit universel est le fondement d’une méthode,

et d'une méthode

sélective. —

La deuxième

remarque concerne le temps même du philosophe : le présent. On ne saurait mieux faire, pour le caractériser, que de recourir

à l’hostilité perspicace de Haym au-dessus

de lui, quelque

: « Le savoir absolu n’a pas,

forme supérieure de conscience

1. « Les individus, que nous voyons surgir dans l’histoire de la philosophie, ont sans doute l'apparence de la particularité. Mais les individus sont les porteurs de ce qui est nécessaire en soi et pour soi. La grandeur des

individus est d’avoir placé leur intérêt dans ce nécessaire » (Hegel, Sys/em und Geschichte der Philosophie, éd, J. Hoffimeister, Meiner éd., 1940 (1944); p. 352 (cf. trad. J. Gibelin, Gallimard éd., 1954, p. 311). 2. Hegel, ibid., p. 354 (Gibelin, p. 313)3. Hegel, La Raïson dans l'histoire, éd. G. Lasson, Meïiner éd, 1920, p. 166

(Introd. génér., £.f.).

|

4 Hegel, System und Geschichte…, loc. cit., p. 34 (Gibelin, p. 40).

:

HISTOIRE

DE

LA

PHILOSOPHIE

227

HEGEL

CHEZ

toutes les formes de conscience, en tant que dépassées, sont au-dessous de lui. Ii en va de même du présent historique. Il n’a pas proprement un avenir devant lui, mais seulement un

passé derrière lui. L'histoire n’est plus un effort continu de l'humanité, n'est plus l'effort vers la lurnière d’une plus haute

liberté, mais un jeu, éternellement semblable dans le change-

ment, que la liberté joue avec sa propre essence À, » Tourné

vers le passé qu'il se rend contemporain, et non vers l'avenir

qui est hors du temps, le présent relation entre volonté et pensée) contemplation, non de l'action. À er, sommairement, plusieurs traits de l’histoire de la philosophie.

(où se place également fa est le mode temporel de la partir de lä, on peut dégade la conception hégélicnne

41. En dépit de ses présupposés métaphysiques, la dialcc-

tique est, tout d’abord, et peut-être même essentiellement, une

méthode de connaissance. Elle se place sans doute, et par néccssité, dans le présent et, à cet égard, s’expose, mais par nécessité encore, à la critique recevable contre toute philosophie d’ « appartenir à son temps et d’être prise dans la limitation

de celui-ci ? ». Mais elle prend pas son origine dans une siuation du

présent,

dans

son « danger », par

exemple,

ou

dans

l'insatisfaction ou dans un désir réformiste (pas plus, d’ailleurs, que dans la nostalgie du passé). Autant qu'elle interprète le passé par le présent, elle éclaire celui-ci à la lumière de qui l'avait précédé. Autrement dit, l’« historicité » propre de Hegel ne fournit pas, comme contre tant d’autres « histoires » apparues à sa suite, un argument de relativisme. Le présent, dans

sa philosophie, n’est pas pris comme il est, lui-même,

centre de perspective

soumis à la loi qui gouverne

toute l’histoire

du passé, et c’est cette loi qui est prise comme perspective. Parce qu'elle est contemplative, la méthode répudie tout « intérêt pratique », tout prophétisme (l'avenir n’est pas objet de connaissance) et tout activisme. L'histoire de la philosophie n'est pas construite et utilisée en vue de la justification d’un présent tendu vers l’avenir, n'est pas idéologie au service d’un projet, elle ne « sert » proprement à rien, si ce n’est à la connaissance, À cet égard, elle est, en intention en tout cas et 1. R. Haym, Hegel et son temps, p. 256.

2. Hegel, System und Geschichte…, p. 72 (Gibelin, p. 70).

:

228

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

dans les limites des forces humaines, aussi « objective » que

possible et parfaitement désintéressée. L’historicité ne lui fournit ni prétexte ni motif, elle ne l’inspire ni ne la corrompt. Le caractère essentiel du temps où se déroule cette histoire s'exprime, entre autres, dans l’ambition de celle-ci de former un système, par où Hegel rejoint et retrouve l'inspiration de son grand prédécesseur : Aristote 1. Par où, également, comme

l'indique déjà le recours au schème circulaire ?, passé et présent sont référés l’un à l’autre, par une relation d'essence qui en atténue la marque proprement temporelle. Ce même caractère rend philosophique l’histoire de la philosophie : « L'étude de l’histoire de la philosophie est l’étude de la philosophie même 5. » Cette conception à une triple visée. Elle porte au niveau de son objet la méthode d’exégèse, écartant ainsi les procédés des collectionneurs et doxographes, comme Stanley 4 (inspiré par Diogène Laërce), Brucker ?,

Tiedemann $, Tennemann ”, etc. Elle s’oppose directement à

Passertion kantienne $, en montrant que l’apprentissage « historique » de la philosophie est une cognitio ex principiis. Du même coup, aussi, elle s'oppose à la condamnation cartésienne de l’érudition, source d'erreurs, ou en mettant les choses au mieux,

objet, non pas de « sciences, mais d’histoires © ». Ce même caractère, enfin, tout en permettant de joindre, dans l’histoire, la raison (le sens) et la science, fait rejeter les spéculations des romantiques (Schlegei 1, Schil1. Voir M. Gueroult, Logique, argumentation et histoire de la philosophie chez Aristote, en part. $ $ 9-11, in Logique et Analyse, 6° année, n°21

à 24, déc. 1963, Éditions Nauwelaerts, Louvain-Paris.

2. Cf. plus haut, p. 226, n. 3. a. Hegel, System und Geschichte…, p. 35 (Gibelin, p. 40).

4. Th. Stanley, The history of philosophy, Londres, 1685.

3. J.J. Brucker, Historia critica philosophiae, 5 vol., Leipzig, 1742 gg.

6. D.

1791 sgq.

Tiedemann,

Geist

der spekulativen

Philosophie,

7 vol.,

Marburg

7. W. G. Tennemann, Geschichte der Philosophie, 1x vol., Leipzig, 1798 sgg.

8. Critique de la raison pure, Méthodol., Architect., À 836-837 (cf. trad.

Tremesaygues et Pacaud, pp. 560 sg.). 9. Regular, III, AT.

L

t. X, p. 367 : « Nous ne deviendrons jamais philo-

sophes, pour avoir lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, mals

sans être capables de porter un jugement ferme sur une question qui $€ présente : fa enim, non scientias videremur didicisse, sed historias. » 10. X. Schlegel, Philosophie de l'histoire (1B29), Sur la langue et la sagesse des La Hindous (1808); c'est ce dernier livre surtout qui est pris à parti dans

Raison dans l'histoire, éd. Lasson, pp. 138-143 (Introd. génér., III, 2).

HISTOIRE

DE LA PHILOSOPHIE

APRÈS

HEGEL

229

appliqué, à l’histoire de ler1, Schelling?, Fichte) qui avaient naire (innocence, chute, l'humanité (et dela poésie) un schéma ter arcadien » s’unissait rédemption), où la nostalgie de l«état cet

n ». Hegel,à au prophétisme d'un état terminal « élysée le français * et sièc égard, est beaucoup plus près du xvin* sseau. même, par l’idée de « perfectibilité 5 », de Rou

ception, on doit Quant à l'exécution concrète de cette con cycles de l’histoire ajouter deux remarques. En établissant les dogmatique que de la philosophie, Hegel se montre si peu schèmes divergents l’on trouve, dans ses livres et ses leçons, des qui s'expliquent, pour une seule et même époque, divergences

l'enquête. En à chaque fois, par le contexte el l'intention de donne pas touquoi encore, il peut rappeler Aristote qui ne trine, des expojours, même sur des pièces maîtresses de sa doc de recherche sés concordants : chez les deux auteurs, l'esprit reporter Pemporte clairement, pour peu qu’on consente à se dialectique, aux textes, sur l'esprit de système. — Bien que

ophie met c’est-à-dire sélective, l’histoire hégélienne de la philos d’une en œuvre des matériaux considérables et fait preuve

mbition de information étonnante. Plutôt que d’ironiser sur l’a

méditer retracer le devenir de l'Esprit universel, on pourrait élien, sur ce qui l’a rendue possible : la puissance de L'esprit hég amassant, par son étendue, et dominant,

par sa pénétration,

des éléments suffisants pour construire un monde. 4. L'histoire de la philosophie après Hegel

42. La philosophie ni son histoire ne pouvaient se maintenir à un tel niveau. Les élèves de Hegel en étaient conscients qui se demandaient comment la philosophie pouvait continuer après lui. Le fondateur de l’histoire de la philosophie, en tant que philosophie, semblait avoir, en même temps, frappé de 1. Schiller, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (1795), Poésie naïve et poésie sentimentale (1796). 2. Schelling, Système de l’idéalisme transcendental (1800), Leçons sur la méthode des études académiques (1803). 3. Fichte, Traits fondamentaux du siècle présent (1806). 4. La critique de cet édénisme eschaiologique est constante chez Hegel; cf. La Raison dans l'histoire, pp. 142, 209. 5. La Raison dans l’histoire, p. 129 (Introd. génér., IIT, 1 déb.).

230

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

relativité les doctrines du passé et découragé, par là, toute tentative future de philosopher encore. La signification de cette question n’a pas à être exposée ici. Il suffit de rappeler quelquesunes des principales positions qui ont été adoptées à sa suite, La position la plus radicale est indiquée par K. Marx, dans sa dissertation de 1840 !. Elle consiste à transposer la philosophie, de son domaine traditionnel, dans le monde réel et à la transformer, tout comme « Thémistocle, quand Athènes était

menacée de dévastation, amenait les Athéniens à quitter entiërement leur ville et à fonder sur mer, dans un autre élément,

une Athènes nouvelle ? ». Cette suppression de la philosophie

sous sa forme traditionnelle cherche cependant sa motivation

dans l’histoire même de la philosophie : avec Aristote (comme avec Hegel), la philosophie semblait avoir atteint un sommet

et un achèvement. Pourtant, les doctrines hellénistiques, stoi-

cisme, épicurisme et scepticisme, « ne sont-ils pas les prototypes de l’esprit romain, la forme sous laquelle la Grèce émigre à Rome »? (comme l’Athènes de Thémistocle a changé d’élément) %. Ces doctrines, d’autre part, « se tournent » (non pas

vers un Platon ou un Aristote, mais) « vers les écoles les plus simplistes — les philosophes de la nature pour la physique, l’école socratique pour l'éthique # ». — On peut bien dire (et il serait honnête, aujourd’hui, de dire) que Marx est le premier à avoir compris la portée, pour Finterprétation de la

situation où se trouve la philosophie moderne, avant

Socrate.

On

peut

des penseurs

même juger qu’il l’avait comprise

d’une manière à la fois plus radicale et moins excessive que

ceux qui, après lui, en recherchent la caution, pour s’en prendre à toute l’histoire de la pensée occidentale.

La solution la plus simple consistait à suivre le conseil de R. Haym et, en attendant une reprise de la « productivité philosophique », à remplacer la philosophie par l’étude de son histoire 5. C’est à partir de Hegel et dans son école, que se constitue l’histoire de la philosophie, avec des savants comme 1. Voir K. Lôwith, Von Hegel zu Nietzsche, pp. 106 5gg. (1'° partie, ÎL, 2, €).

2. K. Marx, Différence de la philosophie de

Ébpicure, in Die Frühschriften, éd. citée, p. 14.

la nature chez Démocrite el chez

3. Jd., ibid, in Œuvres philosobhiques, éd. J. Molitor, t. I, Costes éd., 1952,

D. 3. 4. Îd., ibid.

5. Cf. plus haut, p. 2217, n. 4.

HISTOIRE

K.

Fischer 1, J. E

DE

LA

PHILOSOPHIE

Erdmann°,

APRÈS

231

HEGEL

E. Zeller 8, C.

Prantlf.

En

it tant que discipline scientifique et touchée, bientôt, par l’espr

du positivisme, l’histoire de la philosophie élabore des méthodes

précises et ne garde, de la métaphysique hégélienne,

que la

vague idée d’une évolution qui se répartit sur des périodes.

La dialectique tend à se transformer en généalogie, la méthode sélective s'ouvre à l'étude du détail empirique, et la logique dynamique, qui avait scandé le devenir historique par des

temps forts, fait place à une description pragmatique, égalitaire et respectueuse de la continuité effective de ce devenir :

la dialectique le cède au schème de la causalité. L'idée de progrès, sans être affirmée à titre métaphysique ni être sou-

mise à une critique philosophique, se survit, d’une manière tacite et occulte, comme un procédé d’explication; elle paraît

contenue, analytiquement,

dans celle de temps. C’est ainsi,

our donner un exemple précis, que les recherches sur la chro-

nologie des Dialogues se flattaient de ressaisir, par là même, comme si ces deux termes étaient identiques, l’évolution de la pensée de Platon. L’histoire de la philosophie est sortie naturelièment de l'hégélianisme et, si loin qu'elle ait progressé, garde les traces de cette filiation. Ses procédés d’investigation restent liés à une métaphysique qu’elle ne professe plus, sans que ce rapport d’origine,

de transformation

et, en un sens,

de dégradation fasse l’objet d’une réflexion fondamentale. Les positions de Marx et des historiens, remplaçant la philosophie, l’une par l’action, l’autre par l’étude de son passé, marquent deux extrêmes, entre lesquels il y à place pour des intermédiaires, parmi lesquels il faut compter Marx

lui-même qui n’a jamais enseigné un activisme aveugle, mais

voulait mettre la philosophie « au service de Phistoire °». D'autres essaient de réintroduire, dans l’étude positive de l'histoire de la philosophie, la réflexion philosophique même. 43. Les efforts pour soumettre les doctrines philosophiques à une classification témoignent, en dépit de leur différence 1. K. Fischer, Geschichte der neueren Philosophie, 6 vol., 1852-1877. ès J. E. Erdmann, Grundriss der Geschichte der Philosophie, 2 vol., Berlin,

1866. 3. E. Zeller, Die Philosophie der Griechen, 3 vol., Leipzig, 1844-1852.

4. K. Pranti, Geschichte der Logik im Abendlande, 4 vol., Leipzig, 1855-1870. 5. K. Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction, in

Frühschrifien, p. 209 (c£. trad. J. Molitor, t. I, p. 85).

232

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

d'inspiration, d’un même souci de faire prévaloir l'élément systématique sur l’élément historique, d’apporter un remède à ce qu’on ne tardera pas à appeler historicisme, et d'introduire, dans

l'étude de Fhistoire, le maximum de philosophie qu’elle pourra comporter encore, après avoir absorbé en elle la philosophie

même. V. Cousin, qu’on aurait tort de juger sur quelques pages

de pamphlet de Bergson, et qui est le fondateur, en France, de histoire de la philosophie, a cru pouvoir ramener toutes les doctrines à quatre « systèmes élémentaires » (sensualisme, idéalisme, scepticisme, mysticisme) qui s’enchaînent dans un ordre

logique et « peut-être » même, historique. Admettant d’ « innombrables combinaisons », ces systèmes, qui tous sont d’une « utilité immense », se complètent mutuellement; aussi bien,

étant tous « des produits de l'esprit humain », peuvent-ils être connus par la psychologie qui, ainsi, est « la lumière de lhistoire de la philosophie ! ». — C’est la psychologie également, mais une psychologie qu’il reste à élaborer et qui devra être

« descriptive et analytique ? », que réclame W. Dilthey, pour

l'étude, non seulement des doctrines philosophiques, mais des

sciences humaines

en général

: toute époque comportant un

« système culturel» dont font partie, outre la philosophie, l’économie, le droit, la science, l’art et la religion. Dilthey a entrepris, lui aussi, une typologie des « conceptions du monde » (matérialisme-positivisme, idéalisme objectif, idéalisme de la liberté 3}, mais il la réfère, précisément, au monde même (plus

qu’à l’esprit humain), lequel reste énigmatique; la philosophie

ne peut plus être que cette typologie même. On peut noter que l’idée de culture est bien déjà chez Hegel : PÉtat est

compris comme la « totalité éthique # » qui se manifeste dans

« les sphères de la vie populaire » (droit, religion, art, sciences,

éthique

concrète,

arts

ct métiers 5). Mais

la

philosophie,

alors, n’apparaît que sous la forme, concrète précisément,

de

« sagesse » pratique ( Weltweisheit 5), tandis que, au niveau de 1. V. Cousin, Histoire générale de la philosophie, 12° éd., Paris, 1884, Première

| Jeçon : Origine et classification des systèmes. 2. W. Dilthey, Idées concernant une psychologie descriptive et analytique (1894), trad. M. Remy in Le Monde de l'esprit, Aubier éd., 1947, t. I, pp. 145 599. 3. W. Dilthey, Théorie des conceptions du monde (1911), trad. L. Sauzin, P.U.F., 1946. 4. Hegel, La Raison dans l'histoire, p. 89 (Introd. génér., II, 3, a déb.).

5. Hegel, La Raison dans l’histoire, pp. 110 sgg. (Introd. génér., IL, 3, d). 6. Id., ibid., p. 110.

HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE APRÈS HEGEL

233

l'Esprit absolu, elle dépasse et achève Part et Ia religion. Dans l’histoire de la civilisation, telle qu’elle se constitue après

Hegel,

chez

Dilthey,

par exemple,

ou

dans

la

théorie

du

milieu de Taine, la philosophie est renvoyée dans le rang des autres manifestations culturelles. Marx,

pas

exception,

à considérer un texte de

à cet égard,

ne fait

1857, qui établit

le

programme d’une ÆAulturgeschichte, où n’est précisé, il est vrai,

que lepoint relatif à l’art !, Au moins, le texte est-il assez explicite, pour qu’on ne lui prête pas la théorie simpliste des

superstructures comme reflet, répandue par le marxisme vulgaire. — Il faut citer surtout le grand ouvrage de Ch. Renouvier : Esquisse d’une classificalion systématique des doctrines philosophiques (1885-1886). Renouvier est un des rares penseurs du xIx® siècle à récuser l’ « utopie du progrès », le « déterminisme

(ou le " fatalisme *) historique » et l° « illusion du fait accompli?». Aussi sa classification des systèmes ne fait-elle pas appel à l’histoire (que les Manuels, plus de quarante ans auparavant, avaient engagée au service de la philosophie #).

Remettant en honneur, contre Hegel, le principe

de contra-

diction, Renouvier applique aux doctrines une méthode dichotomique #, destinée à les réduire à deux systèmes antithétiques

1. KR. Marx, Zntroduction générale à la critique de l’économie politique, trad.

M. Rubel et L. Évrard, Œuvres, éd, de la Pléiade, 1965, t. I, pp. 264 sg. 2. Ch. Renouvier,

Uchronie, l'utopie dans l'histoire, Paris,

1876, p. 411

«l'illusion du fait accompli, je veux dire l'illusion où l’on est communé-

:

ment de la nécessité préalable qu'il y aurait eu à ce que le fait maintenant accompli

Jüt, entre tous les autres imaginables, le seul qui bêt réellement s’accomplir. La fiction d’une telle nécessité répondrait au sentiment bien justifié de l'impossibilité de feindre avec succès une série différente de celle qui s'est produite. » 3. Manuel

de philosophie

moderne

(1842);

Manuel

de philosophie

ancienne

(2 vol., 1844) : « L'esprit de la philosophie et des sciences atteindra son dernier but, il saisira son objet véritable, lorsqu’à la philosophie pure s'unira définitivement l'histoire de la philosophie, lorsque le penseur se croira tenu d'expliquer, par la doctrine qu’il adoptera, les incertitudes et les variations des doctrines dans le passé, et de faire servir ces variations mêmes à la confirmation de la seule philosophie qui puisse en rendre compte » (Avertissement,

p. IX). — Ce texte est précédé d’un éloge de Kant et nous avertit, au-delà

même des apparences, de ne pas majorer l’« hégélianisme » de la « philosophie des Manuels ». 4. Ch. Renouvier, Les Dilemmes de la métaphysique pure (1903), nouv. éd.,

Paris, 1927 : « Est-il possible de soumettre à une méthode dichotomique les systèmes les plus recommandés par la renommée de leurs auteurs, et qui sont inconciliables entre eux, en les amenant À répondre à un petit nombre

de questions qu’on formulerait soi-même sur les sujets qui paraîtraient de la plus grande portée; cela fait, de chercher, après avoir posé sur chaque

LES QUERELLES SUR LE PLATONISME

234

qui se ramènent à l’ « alternative fondamentale » : détermi-

nisme ou liberté, c’est-à-dire, en fin de compte, « raison pure » et « raison pratique ». Entre ces deux termes, seule, la raison

pratique peut opter : « La liberté se propose donc légitimement à notre croyance rationnelle comme un principe de théorie »,

parce qu’elle est « principe de sa propre affirmation et, par là, de ses déterminations fondamentales et des jugements sur la vérité ou l'erreur de ces principes que la science n’atteint pas 1 ». On est ici, à tous égards, aux antipodes de ja doctrine hégélienne, et en face d’une tentative des plus originales ct, par sa résistance

goûts du siècle, des plus courageuses,

aux

pour protéger la philosophie, contre l’hégélianisme, de l’emprise de sa propre histoire et de l’histoire tout court.

&4. A l'opposé de cette conception, où l’anarchie des systèmes apparus au cours de l’histoire, se réduit à une permanence des problèmes et s’explique par une antinomie fondamentale

propre à l’esprit humain, on peut rendre à l’histoire son sens progressif, manifesté, comme chez Hegel, dans la dernière

doctrine qui la prend pour objet et l'invoque comme preuve. C’est ainsi que procède Dilthey qui, se réclamant de Hegel,

Schelling et Comte, entreprend de « fonder historiquement »

sa théorie de la connaissance ?. C’est ainsi encore que procède Brunschvicg, reprochant expressément à Renouvier de méconnaître «la

« immobilité

mobilité

supposée

du

devenir

humain»,

en

faveur

d’une

de l'intelligence % ». L’enquête histo-

rique, chez les deux auteurs, étant au service d’une thèse philosophique, est menée d’une manière critique, et applique (semblable,

sur

ce

point,

à

l'Esquisse

de

Renouvier)

une

méthode dichotomique et, de plus, dualiste. Le progrès hisoires, extraites point une alternative logique, si les propositions contradict certain côté,

d’un des doctrines, et élucidées, ne font pas corps entre elles central, pour opposition aux autres, d’un autre côté: de trouver le lieu

par

d; enfin, en présence ainsi dire, où la scission a son siège et d’où elle s'éten rendus cohérents, prendre un parti sur le meilleur

de deux systèmes ainsi

inaccessibles à fondement à donner à des motifs de croire en ces matières 1-2). (pp. l'expérience et placées au-dessus du raisonnement? » | 1. Jd., ibid., pp. 274-278.

2. W.

Dilthey,

Introduction à Pétude des sciences hesnaines (1883),

L. Sauzin, P.U.F., 1942, p. 7. 4. L. Brunschvicg, L'expérience

a éd, P.U.F., 1949, p. 1x.

humaine

| et la causalité physique

trad. (1922),

295

HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE APRÈS HEGEL

torique est ainsi constamment freiné et contenu par des forces

rétrogrades : chez Brunschvicg, la philosophie mathématique lutte avec la croyance, la tradition mythologique, l’irrationnel

sous toutes ses formes; trop souvent, comme dans l’histoire du

pythagorisme,

« l’homo

sapiens,

vainqueur

de

l’homo faber…,

est vaincu par l’homo credulus ». Chez Dilthey, il s'agit d’affranchir les sciences humaines ou noologiques * de la tutelle des mathématiques et des sciences de la nature Ÿ, et de rétablir dans sa spécificité et son autonomie, la vie de l'esprit. On pourrait retrouver cette disjonction dans la typologie des conceptions du monde, où le naturalisme semble s'opposer

aux deux formes de l’idéalisme. Mais ces conceptions ne sont pas présentées comme l’objet d’une option (en quoi Dilthey se distingue de Renouvier,

auquel,

dans ce livre, ïil fait une

référence expresse “), mais comme la classification des grandes

attitudes possibles « en face de l’énigme de la vie 5». À cet

égard, les travaux historiques de Dilthey procèdent d’un esprit

moins militant que ceux de Brunschvicg. Mais eux aussi projettent sur l’histoire des thèses dont on peut se demander si les auteurs qu’elles servent à interpréter sortent toujours indemnes 6. Que sera-ce si une doctrine, renonçant à l’infor-

mation scrupuleuse d’un Dilthey ou d’un Brunschvicg, jette

un rapide « coup d’æœil sur l’histoire des systèmes », pour tirer de leur réfutation intégrale la preuve de sa propre vérité? Au

moins, ce que perdent, à ce jeu, les victimes, peut-il tourner

au profit du vainqueur — et de son lecteur, lequel, au dernier

chapitre de l’Évolution, apprend beaucoup sur Bergson lui-

même.

Qu'il

Nietzsche

en soit de même

et de Heidegger,

on

des

aperçus historiques

croit l’avoir

montré,

de

et ce

1. L. Brunschvicg, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale

(1927), 2° éd., P.U.F., 1952, p. x. 2. W. Dilthey, {Introduction à l'étude des sciences humaines, p. 13. " 3. W. Dütbey, Zatroduction à l'étude des sciences humaines, p. 155 : « Aussi, en traitant à part la question, fera-t-on ressortir la véritable nature des sciences humaines et contribuera-t-on peut-être à briser les liens où la sœur aînée, plus vigoureuse, tenait enchaînée sa cadette depuis le temps où Descartes, Spinoza et Hobbes transposèrent dans le domaine des sciences humaines, ces retardataires, les méthodes qu’ils avaient müûries dans l’étude des mathématiques et des sciences de la nature. »

4. W. Dilthey, Théorie des conceptions du monde, p. 169; cf. p. 109 i.f.- 110. 5. W. Düthey, Théorie des conceptions du monde, p. 104.

6. Ainsi, par exemple, de la doctrine de Spinoza {Introduction à l'étude des

sciences humaïnes, pp. 462 5gg., 476 sq.).

LES QUERELLES

296

SUR LE PLATONISME

n’était guère difficile. Reste à savoir ce qu'ils nous apprennent sur Platon et, préalablement, quels sont le sens et la légitimité de ces aperçus et de ces histoires (kisforias, avait dit Descartes). 5. Problèmes concernant l'historiograpkhie de la philosophie

45. Depuis Héraclite et les Éléates, les philosophes, à l'égard de leurs prédécesseurs, pratiquent le dialogue et la

polémique.

Avec

Platon

et, surtout, Aristote, la présentation

des doctrines précédentes prend la forme d’une construction logique. Les doxographes classent les thèses dans un ordre par

matières.

ments

La

pensée

médiévale,

pour

organiser les élé-

de la tradition (c’est-à-dire, de l’histoire), procède par

systématisation et applique, en particulier, la méthode dicho-

tomique du si et non. Chez Kant encore, « l’histoire de la raison pure » se ramène à une construction disjonctive (tout comme les remarques historiques de la préface à la première

édition), destinée à montrer que, seule, la voie critique reste ouverte à la philosophie. Depuis Hegel, la présentation des doctrines passées affecte la forme historique. Au dialogue, rendu possible dans l’intemporalité d’une pensée systématique, se substitue le discours magistral du dernier-né. Par la force du temps, « c'est en nous, avait déjà dit Pascal, que l’on peut trouver cette anti-

quité que nous révérons dans les autres ». L'histoire emporte avec elle sa propre réfutation, et l’autorité n’a fait que changer

de mains. Le déroulement chronologique des erreurs prépare

et fonde la dernière vérité en date, selon un procédé de preuve

intrinsèque, qui est aussi naturel à notre forme de penser que

l'était, par exemple, pour les Anciens, la confirmation par étymologie (que nous appelons, fort improprement, jeu de

mots). Pour l’histoire de la philosophie, dans son ensemble ou par aperçus, un problème plus précis se pose.

46. Dans ses Leçons, Hegel avait cru relater l'itinéraire de l'Esprit du Monde. Chez les historiens qui ne partagent plus la foi qui avait soutenu cette croyance, il ne subsiste qu'une

rétention exorbitante et, pour peu que leur manque l'esprit de Hegel, dérisoire. C’est qu'il faudrait avoir la conscience de Dieu pour assumer toutes les doctrines et pour en faire la

HISTORIOGRAPHIE

DE

LA

237

PHILOSOPHIE

synthèse. Le chemin de l'Esprit, avait dit Hegel, est le détour. Si les historiographes universels réussissent à donner le change,

à eux-mêmes et aux autres, c'est parce qu'ils empruntent des raccourcis. Cela même est rendu possible par plusieurs pré-

supposés que l’on ne songe pas, le plus souvent, à mettre en

question. On pourrait en énoncer ainsi les principaux. Tout

historien

est capable

de comprendre

n’importe

quel

philosophe. — Toute doctrine philosophique est réductible à un nombre

restreint de thèses. — Ces thèses sont homogènes

et commensurables par rapport à celles d’une autre doctrine. — L'ensemble de ces thèses permet à l’historien de construire, dont

selon les cas, une série progressive ou décadente, termes sont fournis par les systèmes philosophiques.

Îles

Or, aucun de ces présupposés, solidaires entre eux, ne parait

acceptable. L'exposition des doctrines dans un musée imaginaire fait croire que tout visiteur est capable de regarder et

de comprendre.

Cette assurance,

que Nietzsche

avait déjà

critiquée comme « le sens historique et son obséquieuse curio-

sité de plébéien 1», est peut-être justifiée, mais avec la restriction thomiste

: ad modum

recihientis. Et

comme,

chez

la

plupart d’entre nous qui « recevons », le sens dogmatique est certainement la chose du monde la mieux partagée (parce qu’il n’est que l'expression noble de ce que Russell appelle « égocentrisme 2»), ce premier préjugé fait déjà rejoindre le second auquel il fournit sa base psychologique la plus solide

et, comme on l’indiquera plus loin (58), la plus actuelle. Tout dogmatique, en effet, tend naturellement à dogmatiser (et à

simplifier) la pensée d'autrui, ce qui lui procure, avec l'illusion

de la connaître, des facilités pour la combattre. Il faut ajouter que, parmi les auteurs dont il s’agit de recueillir les thèses pour les mettre en perspective, il en est qui, pour ainsi dire, sont atteints de gigantisme, et par rapport à leurs rivaux, et par rapport à l'interprète. Ce qui requiert (ou devrait requétir), de la part de celui-ci, le sens de la distance et, souvent,

d’une distance infinie. Et cela, non pas à titre de précepte

moral, mais, au sens le plus rigoureux du terme, comme une condition épistémologique préalable. On peut appeler ce premier

présupposé le sophisme de la compréhension universelle. — En 1. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, VII, 224, 2. Voir plus haut, p. 211, 0. 1.

238

LES

QUERELLES

ce qui concerne le second tement, se réduire à des non seulement les fonde, gibles. Or, il est très peu ait pris la méthode (non

SUR

LE

PLATONISME

: aucune doctrine ne peut, adéquathèses, coupées de la méthode qui, mais les rend, tout d’abord, intellid’auteurs dont, jusqu’à présent, on pas en sol, mais dans sa relation

vivante avec les thèses) comme objet d’attention, sinon d’investigation. Le présupposé revient à considérer tous les auteurs comme des dogmatiques, et on peut l’appeler le sophisme du

dogmatisme universel. — Par la même raison, les thèses d’une doctrine ne peuvent pas, sans simplification ni mutilation, se confronter

avec celles d’une autre, de manière

verses. La

comparaison

à fournir des

personnages que l’historien, tel un montreur de marionnettes, puisse faire entrer dans un ballet de dialogues ou de contro-

d’un système avec une œuvre d'art

(comparaison qui remonte à Windelband? et qui a été par-

fois reprise, à sa suite ?), si contestable qu’elle soit, en raison

de son esthétisme implicite, a du moins l'avantage de souli-

gner l’irréductibilité de chaque système. Ge caractère unique,

le système le tient, non pas de l'individu empirique qui en est l’auteur, pas plus que d’une ineffable intuition originaire, mais des structures fondamentales de l’œuvre où il s’est exprimé (c’est-à-dire de ce que j'ai appelé ailleurs sa « méthode en acte »). Qu'il y ait, entre les auteurs et à un certain niveau, un échange

et un dialogue

possibles, il serait insensé de le

contester (et c’est à un tel niveau que se place, le plus souvent,

l’historiographie). Mais tout psychologue (pour recourir à une

autre comparaison) sait que, derrière les communications mani-

festes et «sociales», il y a deux consciences monadiques que tout son art ne suffit pas toujours à ouvrir l’une à l’autre. On peut appeler ce troisième présupposé le sophisme du dialogue universel. — Enfin, l'irréductibilité des systèmes, s’opposant

déjà à la confrontation égalisatrice de leurs thèses, rend vaine toute tentative de leur appliquer, en tant que tels, la notion

de progrès. De plus, où est la Conscience universelle, capable

de penser ensemble les systèmes et de les plier à une progression qui soit et la sienne et la leur, et non celle d’une conscience

finie? IL n’est même pas certain que cette notion puisse s’appliquer aux éléments strictement scientifiques qu’on voudrait 1. W. Windelband, Lehrbuch der Geschichte der Philosophie (1892), 12° éd., Tübingen, 1928, p. 12. . 2. Cf. p. ex. E. Souriau, L'Inslauration philosophique, Paris, 1939.

239

HISTORIOGRAPHIE DE LA PHILOSOPHIE isoler dans chaque

doctrine

(comme

la logique

stoïcienne,

longtemps jugée régressive par rapport à la syllogistique, ou

encore la physique, souvent considérée comme le poids mort du système 1). Traitant du progrès en histoire de l’art, M. Weber rejette absolument cette notion, si ce n’est dans son usage

rigoureusement limité à la découverte de « nouveaux moyens

techniques », par exemple des lois de la perspective ?, On sait

que Hegel à pardonné à Platon son

en

emploi des mythes,

faveur du Parménide, dont personne, jusqu’à présent, n’a été

capable d'expliquer (donc, de comprendre), la technique. Peut-être, quand la recherche aura accordé plus d'attention

à la méthode des auteurs, pourra-t-on écrire un jour l’histoire

du progrès technique en philosophie

ce ne soit, bien souvent,

certain,

c’est qu’on

: il est à craindre que

l’histoire d’un déclin.

ne saurait

parler,

Ce qui est

en philosophie,

d'un

« nouvel esprit scientifique », qui s’affinerait continûment, et rendrait caduc tout ce qui l’a précédé. Aussi bien, ce dernier présupposé, qu’on pourrait appeler le sophisme du progrès (en bien ou en mal), fait-il saisir, plus encore que les autres,

le principal obstacle qui s'oppose à lexigence

« apprendre

à philosopher ». Car

kantienne

cet apprentissage,

comme

:

Kant l'avait indiqué, ne pourra jamais se faire dans une « his-

toire des dogmes », si complète qu’on la suppose, mais seulement dans les démarches concrètes des grands auteurs, c’est-

à-dire, précisément, dans leur méthode ou, pour reprendre le terme de M. Weber, leur technique. —Si paradoxal (ou banal) que cela paraisse, on peut dire que, si l’historiographie de la

philosophie a fait, de nos jours, quelques progrès, c’est pour

avoir compris qu’il fallait commencer par lire les textes, que cette lecture ne se faisait pas, si l’on peut dire, à livre ouvert,

et que, avant de songer à écrire l’histoire des systèmes, 1l fallait d’abord étudier chacun d’eux en lui-même. &7. Aussi bien une Histoire comme celle d'E. Bréhier procède-t-elle par études successives des systèmes, entre lesquels le lien est fourni, à chaque fois, par une brève présenta3. Cf. Le Système stoïcien?, p. 242, dernière note.

2. W. Weber, Wissenschaft als Beruf (1910), in Gesammelte Aufsatze z. Wis-

senschaftsiehre®, Tübingen, 1951, p. 576 (trad. fr., in Le Savant et le politique, Plon éd., 1959, pp. 75 sg).

3. Dont il n’est peut-être pas inutile de signaler ici la récente traduction

anglaise (University of Chicago Press, 1966).

240

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

tion des caractères généraux de l’époque considérée : la distinction (et la discontinuité) est ainsi nettement marquée entre la toile de fond et les protagonistes. — En attendant des recherches monographiques, comme celles dont M. Gueroult continue à donner l'exemple, une manière philosophique d'écrire l’histoire de la philosophie consiste à retracer l'his-

toire des problèmes. Sans remonter trop haut dans le passé !,

on peut mentionner ici l’ouvrage classique d’E. Cassirer sur Le Problème de la connaissance, les trois grands livres historiques de L. Brunschvicg, les recherches, plus récentes, de KR. Mon-

dolfo ? ou déjà le Traité de W. Windelband (1892), qui présente toute l’histoire de la philosophie comme « l’histoire des problèmes et des concepts produits en vue de leur solution »; on a vu que c'était déjà l’idée directrice de l’Esquisse de Renouvier, dont on peut se demander si Windelband aussi bien que Dilthey 3 n’ont pas subi l’influence. Tous ces travaux (et d’autres,

dictés par des préoccupations analogues) tirent leur valeur et

leur sens de l’esprit philosophique de leurs auteurs — à défaut de l'Esprit du Monde. Ce dernier terme, par lequel Hegel,

transgressant l’interdit kantien, nous fait participer à l’intuition

originaire, reste indispensable comme concept-limite ou, pour parler le langage de Kant, concept élenchtique : il mesure l'écart

entre

l'office idéal

de l'historien

et la tâche finie, la

seule permise à des entendements finis. Cest, à chaque fois, la conscience de l’historien qui pose les problèmes et recense les réponses. Par là, nécessairement, les systèmes interrogés sont comme concentrés dans la conscience de l'interprète et décentrés par rapport à leurs auteurs. Ce n’est certes pas là une objection

de principe contre de telles entreprises.

Mais

bien une considération préalable, de principe également, sur les infranchissables limites de toute historiographie comparée. « L'imperfection, comme je l’ai dit ailleurs, et même l'injustice, propre à toute comparaison

entre deux systèmes philo-

1. Rappelons seulement de F. A. Lange, Histoire du matérialisme (1866), de H. Cohen, Le Principe de la méthode infinitésimale et son histoire (1883) et de J. Cohn, Histoire du problème de l'infini dans la pensée de l'Occident jusqu’à Kant (1896).

2. R. Mondolfo,

Italia », Florence,

L'Infinito nel pensiere dell'antichità classica, « La Nuova

1956;

La

Comprensione

del soggetio umano nelle antichità

classice (éd. espagnole, Buenos Aires, 1955), « La Nuova Italia », Florence, 1958. 3. W. Dilthey, Théorie des conceptions du monde, p. 169.

HISTORIOGRAPHIE

DE

LA

241

PHILOSOPHIE

sophiques devra être acceptée comme une condition nécessaire;

c'est comme s’il y avait une loi de géométrie spirituelle qui interdirait de joindre deux centres, permettant seulement d’aller du centre du système étudié à un point périphérique du système comparé. » De telles études, pourtant, se placent, dans la mesure des forces de chacun, au niveau des systèmes, c’est-à-dire dans un

milieu où l'Esprit est chez lui. Il n’est paradoxal qu’en apparence que l’entreprise soit plus aisée, entourée de moins de

risques et assurée d’une réussite plus certaine, qui considère

les systèmes hors de leur lieu naturel, tombés dans l’opacité d'un milieu étranger, où ils subissent des simplifications, des distorsions et des obscurcissements nombreux

: la conscience

publique. La discipline, relativement récente (en tant qu’elle ne se confond pas avec l’histoire des civilisations n1 avec l'histoire des sciences), qui s'attache à cette étude, s’appelle

histoire des idées. Il faut citer ici, à titre d’exemples, les beaux

travaux de P. Vernière 1! (qui, dès le départ, distingue l’histoire

des idées, de la philosophie), de J. Ehrard ? (qui a présenté, ailleurs, d'importantes remarques de méthode #) ou encore de J. Touchard et de son équipe # (insistant sur la distinction, « fondamentale », entre « doctrines politiques » et « idées politiques 5»). On

comprend

de plein

échappe

aisément pourquoi

droit aux

critiques

contre les quatre présupposés d’une

cette discipline

formulées

haut

plus

certaine historiographie

de la philosophie. Elle n’est, pour autant, pas plus que toute

autre

quand

science

honnête,

à l’abri

elle subit l’emprise

d’une

d’une

usurpation

philosophie

de

titre,

insidieuse,



l'arbitraire spéculatif se substitue à l’étude des faits et les plie

aux cadres d’une construction métaphysique.

|

1. P. Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, 2 vol., P.U.F.,

1954-

2. J. Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIII 2 vol., S.E.V.P.E.N., Paris, 1963.

3, J. Ehrard, Histoire des idées et histoire sociale en France au XVIII

siècle,

siècle :

Réflexions de méthode, in Niveaux de culture eë groupes sociaux, Actes du colloque

réuni du 7 au 9 mai 1966 à l’École Normale Supérieure, E.P.H.E., Sixième

Section, Congrès et Colloques, XI, Mouton et Ce éd., Paris-La Haye, 1967

(pp. 1971 59).

4- J- Touchard, Histoire des idées politiques, 2 vol., coll. « Thémis », P.U.F.

1953-

|

5. dd., ibid, t. I, p. vi.

242

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

V. — SIGNIFICATION DE LA QUERELLE 48. Toutes les difficultés qu’on vient de dire se retrouvent, condensées, dans les aperçus historiques de Nietzsche et de

Heidegger. On voit mal s’ils relèvent de la philosophie ou des idées, ou des deux en même temps. Ils soumettent les doctrines à une simplification caricaturale et, pour les rendre comparables, à une déformation systématique. Ils les interrogent sur des problèmes que, seul, le nihilisme moderne pouvait formuler. Par le schème chronologique, ils recourent à ce que nous avons appelé le procédé de preuve intrinsèque, d’où ils tirent un semblant de confirmation. Ce procédé, en l'espèce, est soutenu par le choix arbitraire des doctrines. Rien n’y subsiste de la rigueur avec laquelle la dialectique hégélienne avait sélectionné ses termes ct les avait reliés entre eux. Aussi bien, ces aperçus n’empruntent à l’histoire que ses couleurs et son apparence d’autorité. Nietzsche nous dit que l'histoire, pour lui, est une occasion pour raconter ses propres

expériences 1. Heidegger l’histoire

estime que

toute considération

est nécessairement « unilatérale » : « Chaque

de

pré-

sent, ne doit-il pas, à chaque fois, voir et interpréter le passé dans sa propre perspective ?»? « Une vraie explication ne comprend jamais mieux le texte que son auteur ne l’a compris,

mais elle le comprend

autrement 5. » Aïlleurs, répondant au

reproche de « violence » adressé à ses exégèses, 1l oppose « les

tentatives d’établir un dialogue pensant entre êtres pensants » aux « méthodes de la philologie historique 4 ». Comme

les

exégèses

heideggeriennes

elles-mêmes,

ces

remarques de méthode sont des assertions philosophiques et, en tant que telles, irréfutables. Elles témoignent seulement de l’historicité et de l’indigence de la philosophie actuelle, réduite

1. Nietzsche : « Ma manière de rapporter des choses historiques est, au fond, de raconter, à l’occasion des temps et des hommes du passé, mes propres expériences vécues. Rien de continu : j'ai compris certains détails, d'autres, non » (Die Unschuld des Werdens, t. 1, 493 [entre 1878 ct 1883] )2. Heidegger, Nic£zsche, t. EL, p. 112.

. 3. Heidegger, Holzwege, p. 197. 4. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Préface de la 22 éditicn,

V. Klostermann éd., Francfort, 1951.

SIGNIFICATION

DE

LA

243

QUERELLE

des À s'alimenter aux sources de son propre passé et à mettre

gloses en marge

l’historicisme

des doctrines

des grands textes. Il s'agirait de savoir si

est une

nécessité

doit s'étendre

ou une

vertu,

si la relativité

à leur compréhension,

et si la

« présence» de la doctrine platonicienne de la vérité lui advient de l'actualité de « l’histoire universelle du globe * » qui l’entraîne avec nous vers le néant futur, ou si, au contraire,

le seul mode

où sa présence doive nous demeurer

cachée,

n’est pas, précisément, la temporalité de notre propre situation. L'Antiquité nous parle, quand c'est elle qui en a envie, non pas nous. « Sans doute, le changement

des générations,

variant sans

cesse la lumière qui éclaire les œuvres, accuse-t-elle tour à tour en elles le relief de certaines pensées, Mais ces jeux d'éclairage

laissent le monument intact ?. » La compréhension des œuvres

échappe entièrement à l’alternative artificielle entre « le dralogue pensant » et « la philologie historique ». Encore que, s’il fallait choisir, on ne craigne pas de soutenir que la moindre conjecture certaine, apportée au texte des Dialogues, contribue

plus à la compréhension de la pensée platonicienne que « le

roman»

qui « impose

à la doctrine des perspectives

et

un

climat étrangers ®». Mais quiconque a jamais travaillé sur les grands auteurs, principalement sur ceux dont la pensée asse pour être, par endroits, incohérente ou obscure, sait qu’il en est des textes comme des idées selon Malebranche : ce sont des objets solides et résistants, dont l'interprète ne fait

pas ce qu’il veut. Et si l’on essaie de suivre jusqu'au bout leur intention, selon une voie, non plus, certes, philologique, mais

technique (pour reprendre le terme de M. Weber), c’est-à-dire selon leur propre méthode, ils finissent quelquefois par accorder une rencontre, où l’on se sait, par évidence, en face de la vérité

de l’auteur, et non plus de ses propres illusions.

49. L’historicité des doctrines, que la deuxième moitié du

xixe siècle avait découverte avec découragement, fait place, aujourd’hui, à un relativisme réconfortant (et généralisé) des

méthodes d’exégèses, annoncé et proclamé comme une libé1. Heidegger, La Doctrine platonicienne de la vérité, p. 50 (cf. plus haut,

p. 181,

n.

1).

2. M. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, Aubier éd.,

{at éd., 1968), p. 9. 3. Id., ibid.

1955, t. I

244

LES QUERELLES SUR LE PLATONISME

ration. La vérité des doctrines

que

l’hégélianisme

vulgaire

s’était contenté derendrerelative, est passée, redevenue absolue, dans le discours du critique qui profère des paroles définitives, encore que diversifiées par des «grilles», sur les œuvres abolies

par le temps. Le dialogue qu’on croit instaurer ainsi, peut bien être « pensant », mais c’est l’interprète seul qui pense, et l’auteur reste absent, qui pourrait lui donner la réplique. {Il est étonnant qu’à une époque qui se targue d’avoir découvert

les problèmes d’autrui et de l’intersubjectivité, certains ressentent si peu l’altérité irréductible des textes, qui est pourtant l’objet d’une expérience aussi élémentaire que celle qui s'offre constamment à la sensibilité exféroceptive.) Sur ce point, peutêtre la situation n’est-elle pas absolument nouvelle; la philosophie antique s’est achevéeet exténuée dans des commentaires sans fin, où elle trouvait sa seule forme d’expression possible.

Ii se pourrait que la pensée contemporaine en soit réduite,

elle aussi, à des commentaires et, comme elle ne partage plus,à l’égard de ses prédécesseurs, le respect presque religieux des écoles syrienne, athénienne et alexandrine, à des commentaires libres.

Ce n’est

pas,

toutefois,

former les manuscrits en palimpsestes.

une

raison

pour

trans-

Si l’histoire de la philosophie peut encore être de quelque

utilité, ce n’est pas en instituant d'’illusoires dialogues entre les Anciens et nous, mais en rendant, tout d’abord, la parole

à ceux-ci, tâchant de retrouver leur vérité, avant de songer à

en faire la nôtre. L’historicisme, qui a fondé l’histoire scientifique de la philosophie, n’empêche en rien de rendre celle-ci philosophique, comme c’était le projet de Hegel, parce que l'étude des auteurs,

pour être rigoureuse,

relève de la philo-

sophie même. Et c’est sans doute, pour reprendre l’exemple précédent, parce que personne encore n’a pu atteindre au

niveau de la pensée platonicienne jour, est resté inexpliqué. Le bon cisme, et la leçon qu'il nous reste, c’est de retrouver, avec l’histoire,

distances)

qui nous séparent

que le Parménide, jusqu’à ce usage à faire de l’historiaujourd’hui, à en dégager, les distances (et le sens des

des Anciens

(et d’un Hegel),

par le temps et, dans l’intemporalité d’un dialogue possible, par leur stature. — L’historicisme, au cours d’un cheminement dont il n’est pas directement responsable, a conduit la

philosophie à un subjcctivisme qui tend à devenir solipsiste.

L'historiographie structurale, dont il est aussi bien la cause

245

SIGNIFICATION DE LA QUERELLE lointaine,

pourrait contribuer,

pour sa part, à apporter un à

remède au subjectivisme. Par où ce serait le trait même qui a infligé la blessure qui servirait à la guérir. 50. Revenons aux aperçus historiques sur le platonisme. Ils nous enseignent que les idéaux de la tradition sont en voie de

dépérissement, et que le monde contemporain est dominé par

les techniques, où s'exprime le triomphe de la subjectivité. De

quoi nul ne saurait douter. Ces deux marques du présent appa-

raissent

comme

le dernier

effet d’une

série causale,

dont

le

premier terme est la philosophie des idées. Par là, le présent est frappé au sceau du destin, son patrimoine transformé en passif, et nous-mêmes déclarés héritiers nécessaires d’une farnille maudite. L'histoire ne fait qu’ajouter à nos malheurs. Mais

comment ne pas voir que ce sont ces malheurs qui incitent à rechercher des coupables jusqu’au fond du ve siècle, à se trouver des compagnons d’infortune et à entraîner, par rétroaction,

tout le passé de l'Occident dans une perte qu’on préfère rendre

irrémédiable, au moyen de l’histoire, parce que toute foi, religieuse ou éthique, a été égarée et qu’on aime mieux, en l’absence

d’une vertu stoïcienne, s’en prendre à l’ordre du monde {: à l’ordre de l’histoire qui, nous l’avons dit plus haut, en à pris la place). Il est inutile de revenir sur l’arbitraire de ces constructions, dans le choix des termes et des liens entre eux.

Bien d’autres constructions seraient concevables, par exemple celle-ci. On alignerait les noms d’'Héraclite et des Stoïciens,

d’Amaury de Bêne et de David de Dinant, du Duns Scot de l’univocité de l'être (curieusement absent d’un texte où, s’agissant du moyen âge, n’est mentionnée que l’analogie de l’être 1),

de Giordano Bruno et de Spinoza

(que Nietzsche comptait

parmi ses « ancêtres », mais que Heidegger ne mentionne dans aucun de ses aperçus), de Schelling et de Schopenhauer, de

Bergson enfin (dont E. Bréhier me disait un jour qu'il était le dernier philosophe, parce que le dernier à avoir compris, dans sa philosophie, une cosmologie). Il ne serait pas difficile de combler les lacunes. On pourrait ajouter le Timée de Platon.

On ajouterait encore (en dépit de sa « doctrine de la vérité ») Aristote. On n’exclurait pas, à bien des égards, Plotin, Rousseau, Hegel et Nietzsche. Et l’on pourrait se demander si, par1. Heidegger, Holzwege, p. 83 et n. 7 (Le Temps de l’image du monde).

246

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

delà le sortilège bu de l’histoire, Heidegger lui-même, dans sa

dernière période, ne tend pas vers une doctrine dont l’élabo-

ration technique, s’il y consentait encore, serait empruntée à Duns Scot (mais, cette fois, à l’authentique).

Que nous apprendrait cette série, dont il ne s’agit pas, ici, de commenter les termes? Geci, d’abord, que les aperçus, en

histoire,

sont « plus

nombreux,

comme

dirait Schopenhauer,

que les mûres sauvages ». Celui-ci ne nous parle pas de notre

historicité, mais peut-être d’un avenir possible, et aussi d’une

absence présente. Est-ce même

d’une absence absolument?

Selon un mode décidément contemporain, Wittgenstein, dans cette série, ne serait pas déplacé. Et si l’on admet, avec Schel-

ling, qu’à certaines époques et dans certains pays, « les véritables promoteurs de la philosophie » sont les savants 1, Ia pensée de Cl. Lévi-Strauss, qui inspire, supporte et conclut ses recherches,

confirme,

à coup sàr, [a permanence

de ce

courant. Nous disons « courant », pour déférer à l'usage, mais cette permanence

même

pourrait inviter,

à rebours

habitudes d’esprit, à en retirer le voile de l’histoire. s. « Les grands

naturalistes » en France

et en Angleterre

de nos

ct, en parti-

culier, Cuvier (Scheiling, Contribution à l'histoire de la philosophie moderne, Gesamtausgabe, Stuttgart-Augsbourg, 1856 5gg., t. X, p. 199 i.f. sg.; ces leçons, professées à Munich, ont fait l’objet d’une réimpression en 1953 :

Zur Geschichte der neueren Philosophie, Wissenschaftliche Buchgesellschaft e. V. Darustadt).

CHAPITRE

LES

III

QUERELLES CONJOINTES ET L'ACTUALITÉ

I. —

L’IDÉE

54. Au lieu de nous fourvoyer dans des conjectures ou sur

des plages du présent perdus dans l’actualité, essayons de retrou-

ver à la fois celle-ci et Platon.

Si l’on rapproche les deux « querelles sur Platon », on voit, tout d’abord, qu’elles mettent en cause le monde actuel. Et que, sur ce monde elles portent, malgré la diversité, géographique et culturelle, de leurs lieux de naissance, des jugements concordanis. Les structures politiques d’oppression, dénoncées

par les auteurs anglais et américains, sont reprises par l’analyse heideggerienne, soit en tant que telles ?, soit généralisées à la dimension

L'origine

des techniques.

de ces structures,

pour

Heidegger, doit être trouvée dans le subjectivisme de la raison

et, pour les auteurs anglo-saxons, dans un rationalisme doctri-

naire. Ces les masses cisément, nihilisme. annoncé

structures totalitaires asservissent les individus — ou — à des minorités aristocratiques : telle était, préla voie indiquée par Nietzsche, pour échapper au Heidegger, sans doute, renchérit sur ce qu'avait

Nietzsche.

Du

côté

anglo-saxon,

le nihilisme

des

valeurs n’est pas ressenti comme cet effondrement qu'avait prophétisé l’un et qu’amplifie l’autre, jusqu’à le magnifier; mais plutôt comme une agression contre des idéaux auxquels on tient — et qui tiennent — encore. Même ainsi, les nouveaux 1. Cf. plus haut pp. 185-190.

248

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

régimes auxquels on résiste (comme d’autres y succombent)

semblent procéder du néant, et les dogmes où leur propagande

prend appui, sont compris comme

une idéologie destinée à

couvrir la volonté de puissance à l’état pur, — c’est ainsi que

Nietzsche avait déjà, pour sa part, interprété le socialisme. Le déclin (ou lépreuve) que subissent les valeurs dont la raison était la garante traditionnelle, va de pair avec la mise en place, sur l'initiative de cette même raison, de structures autonomes,

oppressives et d’une finalité parfaitement irrationnelle. Il ne vaut guère la peine de s’attarder sur les causes, très claires et de surface, qui ont pu susciter la querelle. Les nouveaux régimes présentaient, avec les théories politiques des Dialogues, des analogies, plus faciles à exhiber dans la lettre

qu’à expliquer (et à détruire) dans l’esprit. — Nietzsche n’est pas le premier à avoir découvert « Platon à disposer au chris-

tianisme » ni, après les livres de Br. Bauer, à l’avoir considéré comme précurseur du christianisme et, par là, de la décadence du monde antique À, — Si les techniques, enfin, prennent leur origine visible dans la physique mathématique, pourquoi ne pas remonter au philosophe géomètre de la Grèce? 52. Ces remarques nous laissent dans l’anecdotique. Au-delà

des différences de motivation

et de contenu,

les trois griefs

visent un terme unique : l’idée. Et qu'est-ce que l’idée? Rien de plus, en principe, que l’indice d’un monde qui n'est pas le nôtre. Pourquoi alors s’en mettre en peine? C’est que l’autre monde attaque et corrompt le nôtre. Celui-ci, pourtant, n’est-il pas le seul monde réel? Ce n’est pas sûr : les régimes adverses ont autant de réalité que les démocraties. Notre monde est-il même réel? Cette nécropole des valeurs, cet univers technique inventé par notre propre subjectivité, qu’ont-ils de réel? Est-ce

même notre monde? Le vrai monde, le seul donc, qui soit à nous, n'est-ce pas la Vie et sa volonté de puissance, l’Être et

1. Ceci a été mis en lumière par D. Tchijewsky (Hegel et Nietzsche, in Revue d'histoire de la philasophie, juill.-sept. 1929, $ 7), qui réserve toutefois le problème des « influences » (ibid., p. 345) que K. Lôwith, pour sa part, juge « vraisemblables » (Won Hegel zu Nietzsche, p. 204; trad. fr., p. 230). E. Benz, dans un livre que je ne cite pas pour ses qualités exégétiques, a

au moins le mérite de préciser les parallèles entre les deux auteurs et de

rapporter, du côté de Br. Bauer, des textes qui ne sont pas seulement tirés

du Christianisme découvert (Nietzsches Ideen zur Geschichte des Christentums und der Kirche, L. J. Brill éd., Leyde,

1956, chap. XIV).

L’IDÉE

la physis bienfaisante, présente jusque dans notre Le maléfice de l’idée brouille toutes les cartes, apercevons que nous vivons dans des arrière-mondes. ne s’aperçoivent pas que le monde réel est derrière

249

abandon? Nous nous Et d’autres (ou devant)

nous, ét nous sommes les seuls à en affirmer l’invisible présence,

tout comme les platoniciens ressassent leur monde intelligible.

L'indice de l’idée subit une affectation inverse, c’est tout. Le

fameux renversement du platonisme laisse subsister intégralement le schème dualiste. Nietzsche, à ce compte, n’est pas le dernier platonicien, comme l'avait prétendu Heidegger. C’est peut-être que, si l’on échappe au platonisme, il est impossible de surmonter le dualisme. Ce qui est certain, c’est que la querelle, née dans le désarroi de l'actualité, devait convoquer Platon, comme le philosophe de l’idée et comme celui de l'opposition de deux mondes (et de deux camps). Comme celui aussi, par conséquent, qui avait critiqué ce que, de son temps, on n’appelait pas encore existence.

Cet accord sur le fond du réquisitoire se retrouve dans la méthode mise en œuvre pour le soutenir. Le nihilisme relève

de la pensée utopique, pour les uns, il est le terme, pour les

autres, d’un processus historique où s’accomplit le déclin de

l'Occident {il est permis, tout en louant Nietzsche et Heideg-

ger, de traiter par le dédain le livre de Spengler, à condition

de savoir qu’il vulgarise la pensée de l’un et influence celle de l’autre). Mais cette différence est tout apparente. Des deux

côtés, on postule une contemporanéité entre Platon et nous.

Avec plus de fondement, chez les savants anglo-saxons, qui ne font qu’enregistrer le succès de la pensée utopique, et son pou-

voir de vaincre l’histoire sous le signe du passé. Avec moins de conséquence, chez les écrivains allemands, pour qui l’histoire devrait renvoyer Platon dans les lointains. Mais la pensée historique, on l’a dit, n’est ici qu’un mode de présentation d’une pensée métaphysique qui, avant Hegel, eût cherché d’autres modes probatoires, L’oxymoron de la «‘ présence ? histo-

rique » de Platon 1, ainsi que les « expériences » personnelles de Nietzsche ? indiquent clairement qu’il ne s’agit pas de relater (et de relier) des faits ou des idées, mais d’appuyer une présence vécue (et subie) par le schème d’une causalité histo1. Heidegger, La Doctrine platonicienne de La vérité, p. 50 (cf. Plus haut

p. 243, n. 1).

2. Cf. plus haut, p. 242, n. 1.

250 sn

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

rique inexorable, ou de procéder, à l’aide de Fhistoire, à Pantique cérémonie de l’evocatio. De part et d’autre, donc, on s'accorde sur la présence réelle de Platon (qui seule, d’ailleurs, peut faire comprendre les accents passionnés des attaques). — Nous avons relevé plus haut (17) l'utopie et l”’ « histoire-pour ».

cette rencontre

entre

L'histoire, comme science, avait donné naissance à l’histori-

cisme. Elle sert aujourd’hui (faut-il dire : comme philosophie?,

disons, en tout cas, comme hisioire rationnelle) à considérer l’actualité sous une certaine espèce d’éternité. Comme nous le

disions, il y a une quinzaine d’années et au sujet, précisément, des querelles de Platon :« On peut s’interroger sur le fondement du débat, commun à beaucoup d’autres procès qu'on a coutume d’intenter de nos jours à titre posthume. C'est d’abord l’idée d’une causalité mécanique, qui fait juger les idées comme des actes politiques, dans leurs effets réellement produits, non

d’après l'intention. C’est ensuite la prétention à l’universalité, dans l’espace et le temps, de la doctrine accusatrice ou, ce qui revient au même, l’idée d’une causalité cyclique qui ramène

les situations identiques et les superpose dans un présent éter-

nel; ma propre historicité s’érige ainsi en tribunal de l’histoire universelle. » II. —

L’EXISTENCE

53. À l'opposé de l’idée est l'existence. Ce n'est pas tout

à fait le monde sensible (que, pour l'essentiel, nous ne saisis-

sons que grâce à l’idée), pas plus, sans doute, que linjustifiable

ou l’absurde, la déréliction ou l’historicité, le vertige ou la

nausée, — tous termes qui nous laissent dans l'anthropomorphique, c’est-à-dire, pour autant que lPhomme, malgré ses si l’on efforts, reste un être pensant, dans l’idée. Mais plutôt, la part de l'idée, un « complément de la possibilité », selon

formule de Wolff, ou comme le dira Kant : « Toute proposition existentielle est synthétique. » Wolff indique, en outre,

que sa définition est « évidemment nominale » (précision qui argupensée jusqu’au bout, anticiperait déjà la critique de l”«

ment

ontologique»)

et il ajoute que l'existence devra être

L’EXISTENCE

251

traitée en théologie et en cosmologie ? (en psychologie aussi,

rhais nous pouvons, ici, négliger ce point, que la pensée contem-

poraine se charge suffisamment de mettre en lumière). Aussi bien, c'est la Nature ? qui, dans la Sixième Méditation, garantit

les idées obscures et confuses, de même que Dieu # avait garanti l'évidence du Cogito (que l’on fausse, bien loin de l’interpréter, par le jeu de mots sur co-agitatio Ÿ),« encore que je ne comprenne pas l'infini, ou même qu’il se rencontre en Dieu une infnité de choses que je ne puis comprendre, ni peut-être aussi atteindre aucunement par ma pensée ». — Les Anciens, qui n'avaient

pas la Révélation du Dieu Créateur,

ont traité de l'existence

dans leurs écrits cosmologiques, ainsi Platon et Aristote, C’est cette tradition antique que retrouve Husserl quand, avec une

grande constance Ÿ, après avoir fondé l’arithmétique sur les actes concrets (1891), réhabilité la « vérité du marché (», référé la logique au monde, et au monde vécu ?, critiqué le

« vêtement d'idées ») (ou « vêtement de symboles $ »), il finit 1. Ch. Wolff, Philosophia Prima sive Ontologia (1730), éd.J. École, G. Olms, Hildesheim, 1962, $ 174 ct note. 2. Sixième Méditation : « ea omnia quac doceor a natura.….. : per naturam

enim, generaliter spectatam, nihil nunc aliud quam vel Deum ipsum, vel rerum

creatarum

coordinationem

à Deo

institutam

intelligo »

(A.

T.,

t. VII, p. 8o :.f.). g. Troisième Méditation : «manifeste intelligo plus realitatis esse in substantia infinita quam in finita, ac proinde priorem quodammodo in me esse perceptionem infiniti quam finiti, hoc est Dei quam

(p. 45 if).

4. Heidegger,

mei ipsius »

Holzwege, p. 100 (Le Temps de l'image du monde,

cf. plus haut, p. 183).

note 9;

5. J. Vuillemin : & A travers ce long cheminement, un problème demeure comme une constante singulière. »; « La critique de Husserl est demeurée

constamment extérieure aux Mathématiques. » (La Philosophie de l'algèbre,

P.U.F., 1962, t. I, pp. 494, 495).

6, Logique formelle et Logique transcendantale, $ 105.

7. Logique formelle et Logique transcendantale, $ 92 a, $ 102. — Au début du

$ 99 (M. Niemeyer éd., Halle, 1929, p. 222 déb.), Husserl envisage les deux fondements ultimes (biblique et antique) : Dieu et le Monde. L”’ « apriori subjectif », qui « précède » l’un et l’autre « pour moi qui pense », ne doit

pas être méconnu, « par peur d’un prétendu blasphème » : « Ici encore

comme au sujet de l'alter ego, l’effectuation de la conscience ne signifie sans doute pas que c’est moi qui invente et qui fabrique cette transcendance suprême, » 8. La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendentale, Husser-

liana, M. Nijhoff éd., La Haye, 1954, t. VI, pp. 51 sg. (8 9 A); trad. fr., in

Les Études philosophiques, avril-juin

1949, juill.-août

Urteil, Claassen & Goverts, Hambourg,

1049. — Erfahrung und

1948, 8$ 9-71.

252

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

par affirmer, comme le sol fondateur ultime, la Terre, qui est

Arche et qui est immobile !. C’est cette référence cosmologique,

plutôt que l « anonymat existentialiste ?», qui marque le terme extrême de « l’évolution de la pensée de Husserl ». — Cette critique (1936) de la « mathématisation de la nature », que Husserl ne fait débuter qu'avec Galilée, ainsi que le rappel

du « monde vécu comme le fondement oublié du sens des sciences de la nature 3 » se retrouveront, dans un séyle, il est vrai, fort différent, quand Heidegger reprochera à Platon d’avoir séparé l’idea de la fhysis.

Dans le récit de Ja Genèse et dans la réflexion des Anciens,

l'existence est le fond, incompréhensible en soi, sur lequel s'élève tout ce que nous comprenons ou pouvons comprendre. Ici et là (et quelles que soient, d’ailleurs, les différences), l'existence se rapporte au Monde. Ce serait une question de savoir pourquoi, en dépit de la Révélation et à défaut, depuis l’'héliocentrisme, d’une foi cosmique, la pensée moderne et, surtout, contemporaine éprouve et découvre l'existence à l’état

pur, coupée du Monde qu’elle n’aide plus à comprendre, et apparaissant au cœur de l'individu esseulé qui essaie de se

comprendre à partir de cette incompréhensibilité même.

Mais toute compréhension, comme l’avaient vu les pythagoriens, et Platon après eux, est idéation. La contingence toute

nue, l'indice existentiel isolé de ce qu’il caractérise, ne sauraient être donnés, comme

chez Plotin, qu’à

une vision qui

s’obscurcit jusqu’à s’éteindre, ou à une coïncidence vécue. Mais celle-ci n’efface pas toute trace d’idée. Les divers sentiers de la transdescendance, si profond qu’ils s’abaissent, ne rencontrent

jamais l'innocence du devenir. Les compagnons d'Ulysse, lors

même

oublier

qu'ils avaient subi le charme de Circé, ne pouvaient qu’ils restaient

des hommes,

et Lucius,

ayant

appris

que qui veut faire l'oiseau finit en âne, « conserve cependant,

nous dit-on, une intelligence humaine ».

L'existence, sans doute, ne peut apparaître qu’une fois enle-

vées les couches de significations impersonnelles du quotidien.

1. Inédit (1934), publié dans les Philosophical Essays in memory of Edmund Husserl, edited by M. Farber, Cambridge, Mass, Harvard Univers. Press, 1940. 2, J. Vuillemin, lo. cit., p. 494. a. La Crise des sciences européennes.…, $ 9 À.

Mais

L'EXISTENCE

253

c’est pour être investie, aussitôt, de significations

nou-

des velles. Si la tradition, selon le mot de Husserl, est oubli

ition, origines, celles-ci, une fois retrouvées, restituent à la trad

ne avec son sens originaire, l'indice existentiel qui, dès lors,

pourra plus en être détaché comme une chose en soi.

&4. L'existence, comme l'avait vu saint Thomas, n'est pas concept;

un

ce qui

est 27 intellectu n’est pas,

pour

autant,

in

rerum natura :. Mais l'existence apparaît, quand l’entendement

n’a plus de rapport aux choses, et quand les concepts se refusent à l’homme, qui lui avaient fait comprendre la nature des choses (la tradition, précisément, l'univers physique et le monde

historique)

et, par

là, lui-même.

La

tradition

s'est sclérosée

jusqu’à l’absurde, telle une coquille d'où toute vie se serait retirée. Le retour aux origines ne saurait servir à lui redonner un sens, mais seulement à la condamner sans recours comme

une défection ({nihilisme), à la biffer entièrement par l'acte

de la répétition (Kierkegaard) ou le souvenir des présocratiques. Dans l’univers physique, l’homme « se regarde comme

égaré dans ce canton détourné de la nature», « également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l'infini où il est englouti ? ». « L'histoire du monde finira par n'être que verbiage », c’est-à-dire « abstraction » pure (ce qui fait rejoindre, d’un autre point de vue, les structures impersonnelles dont nous avons parlé); « de toutes les tyrannies, un gouvernement

populaire est la plus atroce, la plus sotte, la ruine absolument de toute grandeur, de tout sublime» (de tout sens) : « Un

régime populaire est le vrai portrait de l’enfer » (et l'enfer, c’est bien « les autres # »). « Aussi est-ce encore un non-sens

et une autre conception de l'existence qui abolit Dieu que de croire que le monde fasse des progrès 5. » Le christianisme, ei

1894).

S. Thomas, Somme contre les Gentils, I, xt (p. 12 déb. de l’éd. de Rome,

2. Pascal, Pensées, IT, 8 72 Br., pp. 348, 350. 3. Kierkegaard, Journal, t. IL (1846-1840), trad. K. Ferlov et J.-J. Gateau,

Gallimard éd., 1954, p. 217. 4. Id, ibid., p. 234 : « Un régime populaire est le vrai portrait de l'enfer. Car même si l’on devait endurer ses tourments, ce serait pourtant un soulagement d’avoir licence d’être seul, mais la nature même de ce tourment,

c'est que ‘ les autres ? vous tyrannisent. » 5. Îd., ibid., p. 349.

G. Ibid.

254.

scul, peut présente

LES

QUERELLES

donner

aucun.

SUR

LE

PLATONISME

un sens à ce qui, intrinsèquement,

Kierkegaard

note

expressément

accepter l” « acosmisme » : « La propre

qu'il

n’en

faut

réalité éthique d’un

individu doit éthiquement signifier pour lui plus que et la terre et tout ce qui s’y trouve, plus que les six mille de l’histoire mondiale et que l’astrologie et la science naire, y Compris tout ce que demande l’époque — qui esthétiquement et intellectuellement quelque chose de trueusement borné 1. »

le ciel années vétérisignifie mons-

« Éthique » et religieuse, l'existence n’est pas encore, chez

Pascal ni chez Kierkegaard, « pure ». Elle est cependant déjà celle de l'individu, du « singulier ». Quand aura disparu toute

possibilité de lui trouver un sens, l’existence se manifestera

comme telle, mais c’est pour s’idéaliser aussitôt en projet et, puisqu'elle s’en croit la seule origine, comme cette «cause de soi » que, pourtant, elle n’est pas et qu’elle se sait ne pas être ©. Si la « création des valeurs » lui est un projet possible (les conduites, morales et immorales, ne sont pas en nombre infini, et un choix, même à le supposer libre, ne serait créateur que par hyperbole); si la condition humaine, substituée, après Pascal, à Ïa nature humaine, la délivre de l'essence (alors que cette condition

est elle-même,

comme

on y insiste beaucoup,

conditionnée par des données biologiques essentielles); si la hberté absolue, face à la pression des choses, ne se ramène pas à la cartésienne (et déjà stoïcienne) liberté de juger ? — ce sont des questions qu’on peut se poser. Ce qu’il faut indiquer plutôt, dans le présent contexte, c’est que l'indice existentiel, comme on l’a vu pour celui de l’idée, change lui aussi d’affectation.

55. Pour Descartes, « la faculté d’imaginer qui est en moi, et de laquelle je vois par expérience que je me sers lorsque je m'applique à la considération des choses matérielles, est

capable de me persuader de leur existence À ». Avec Rousseau, puis Baudelaire, l’imagination devient un pouvoir créateur

qui se pose contre le monde matériel et entreprend de dépouil1. Kierkegaard, Post-Scriptum aux Misttes philosophiques, Gallimard éd., 1941, pp. 229 et 230.

2. Sartre, L'Ëtre et le néant, Conclusion (p. 720).

tmad.

3. Cf. M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, p. 217. 4. Sixième Méditation, déb.

P. Petit,

255

L'EXISTENCE

nommer ler celui-ci de sa réalité. L'acte poétique consiste à

ce qui n'existe pas!

Cette déréalisation du jait vise l’idéal;

bien par où, sans doute, on n’entendra pas une idée, mais elle une démarche platonicienne. « Transposition divine»,

rd et est aussi créatrice, là même où elle tend à abolir le Hasa

vise le Néant.

Si la contingence est commune à l'en-soi et au pour-soi f,

le mot d'existence, privé de son emploi cosmologique et théo-

logique, s'applique à l'homme

seul. Seul, le pour-soi

peut

comprendre l’en-soi. Toute « analyse ontologique de la mon-

danité du monde » ne peut se faire qu’à partir d’« une inter-

prétation de la mondanité de lPexistant 4». Le mot signifie

bien moins la facticité toute nue (que l’homme partage entièrement avec tout ce qui l’entoure) que le pouvoir que homme se reconnaît de guérir cette universelle contingence, en lui

conférant, autant qu’il est en lui, un sens. C'est au moment

même où il éprouve sa déréliction que l’homme se découvre ,ce comme — fûtcomme «cause de soi» et comme dieu « dieu manqué». Autrement dit, l'opposition fondamentale n’est pas entre existence et essence. Elle est, affectés du même indice existentiel, entre le non-sens universel (des mondes

physique, historique, technique, quotidien) et un sens possible. Menacé lui-même par la contingence, ce sens n'est certes pas l'héritier de l'essence. Mais c’est bien, de quelque manière qu’on l’entende, une idée. — Si l'existence est indice de facticité pure et d'absence de sens, alors dans tout l'univers, dédivinisé, dépoétisé et réduit au statut d’une racine, l’homme est le dernier être à mériter ce titre. Si on le lui accorde quand même, et par exclusivité, c’est qu’en l'espèce, bien loim de nommer le problème (du nihilisme intégral et désintégrant), il indique déjà l’espoir d’une solution (et d’un sens) possible. 1. Mallarmé : « La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas; que des cités, Îles

voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel. Tout l'acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps,

rares ou multipliés: d'après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde. À l’égal de créer : la notion d’un

objet,

échappant, qui fait défaut » (La Musique et les lettres, in Œuvres complètes, éd. de la Pléiade, 1961, p. 647). 2. Mallarmé : « La divine transposition, pour l'accomplissement de quoi existe l’homme, va du fait à l'idéal » (Théodore de Banuille, ibid., p. 522).

3. Sartre, L’Être et le néant, pp. 121 sgg.

4. Heidegger, Sein und Zeit, $ 14 (p. 65 £.f.).

256

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

Ce pouvoir donateur de sens, puisque l’homme n’est pas

Dieu, est excellemment décrit comme « néantisation », par où Sartre retrouve la visée de la poésie mallarméenne (dans

laquelle ïl est permis de voir, pour toute la poésie contempo-

raine,

non

seulement

un

sommet,

« idéal »). Face aux divers mondes,

mais

un

exemple,

resté

transcendants et oppri-

mants, de l’en-soi, le projet n’est pas un archétype que l’exis-

tant porterait en lui, comme ?n 2psa mente creatoris. La transfor-

mation du monde est, peut-être, le fait de l'humanité, non de l’existant. Mais celui-ci peut, en niant le monde, susciter,

par la pensée, par l’art, par la jouissance ou l’extase, un monde imaginaire 1, un monde, donc, dont l’existant est la source, mais qui, lui-même, n’existe pas. Et peut-être, pourtant,

sera-ce là «le vrai monde », non seulement pour lui, mais pour d’autres qui y participeraient.

Dans son livre sur Sirindberg et Van Gogh, K. Jaspers s’inter-

roge sur « l’affinité qui existerait entre la schizophrénie et lesprit de notre temps » : « Est-ce qu’en une pareille époque, la folie serait peut-être une condition de toute sincérité, dans des domaines où, en des temps moins incohérents, on aurait

été, sans elle, capable d’expérience et d'expression honnêtes? » Sans doute, l’univers de Van Gogh, « que l’on voit surgir en

lui au cours de sa psychose », n'est-il pas « notre monde »;

mais « il vient de là une interrogation radicale, un appel qui s’adresse à notre existence propre. Son effet est bienfaisant, il

provoque en nous une transformation ? ». — Merleau-Ponty,

dans un texte il est vrai polémique, considère qu’ «il y a une folie du cogito qui a juré de rejoindre son image dans les autres ? ». Peut-être, en fin de compte, la situation actuelle, mieux que par les termes scolaires d'essence et d'existence, sera-t-elle décrite par l’opposition antique (qui date du premier siècle

des lumières et de la lutte contre la tradition : la sophistique)

entre Je public et le privé. — On déjà rencontré plus haut (39).

retrouverait

ici un

thème

1. L'Imaginaire n'y contredit nullement, puisque ces « mondes imaginaires », tout en le repoussant, prennent appui sur le monde existant ct, | quoi qu'ils fassent, en demeurent captifs.

2. K. Jaspers,

Strindberg et Van Gogh, Swedenborg,

Hoelderlin,

Les éditions de Minuit, 1953, pp. 272, 273, 275. 3. M. Merleau-Ponty, Les Av ñtures de la dialectique, p. 213.

trad. fr.

257

FAUSSE ET VRAIE PRÉSENCE DE PLATON

56. Faut-il ajouter que cette situation, la plus caractéristique de notre temps, n’en est pas l'unique expression? Que l’esthétisme, profond et caché, qui la motive, n'est pas la seule attitude possible? Il reste, aujourd’hui comme hier, ce que Kierkegaard avait appelé l’« existence éthique », quel que soit

Je sens qu’on veuille donner à cette expression. Le mot de

Dostoïevski, prononcé dans une quête de Dieu, hors de laquelle il perd tout son sens, témoigne, répété par des natures plus modérées et des bouches tièdes, d’une étonnante et, si ces

mots ne juraient, d’une ingénue servilité. Pourquoi, si Dieu était mort, tout serait-il permis? [l faut, pour le croire (et le vouloir), n'avoir jamais compris la Critique de la raison pra-

tique ni les propositions

41

et 42

du

Cinquième

Livre

de

l'Éthique. Vers la fin de l’antiquité, un philosophe, qui était assurément

un « existant » et aux

prises,

lui aussi,

avec

le

spectre de l’acosmisme, s’est dit à lui-même : « Si Dieu existe, tout est bien; si les choses vont au hasard, ne te laisse pas aller,

toi aussi, au hasard 1. » Enfin, pour revenir « aux sources de l’existentialisme », à Kierkegaard et à Pascal : il reste l’existence religieuse. Pour croire que Dieu est mort, il faut céder, une fois de plus, à cette forme de penser à laquelle nous semblons voués : le schème

de

l’histoire,

confondre

l’annonce

salut

du

avec l’histoire

externe des Églises et de la « civilisation chrétienne », admettre, enfin,

le critère

« sens

historique»

du « succès

effectif»

et « l’idolâtrie

de

la

2». Au moins, si cette puissance, à chaque fois victorieuse manière de penser paraît cohérente, devrait-on avoir assez de pour

s’avouer

qu'elle

laisse entièrement

hors de sa compétence un royaume qui n’a jamais été de ce monde, et sur lequel on pourrait relire au moins la Préface de la Cité de Dieu. ITT. — FAUSSE ET VRAIE

PRÉSENCE

DE PLATON

57. Essayons, pour finir, de retrouver à la fois, à partir

des querelles, Platon et nous-mêmes. Les savants anglo-saxons avaient mis l’accent sur les pré1. Marc-Aurèle, IX, 28, 3. 2. Cf. plus haut, p. 223, n. 1.

258

LES QUERELLES SUR LE PLATONISME

occupations politiques de Platon. Ils avaient redécouvert ainsi, fût-ce par la force des choses, une tendance de la pensée pla-

tonicienne, longtemps négligée, sous l’influence, en dernier lieu, du néo-kantisme. Quoi qu’il en soit de l’interprétation

que la défaveur des temps les avait amenés à en donner, ils avaient rétabli ainsi l’unité de la philosophie de Platon. Cette même unité, en dehors de toute considération conjoncturelle

(ou érudite), avait été indiquée, dès 1923, par Husserl qui a reconnu l’union personnelle, en Platon, du « réformateur de

la science» et du « praticien éthique » et politique. La Krisis, dès le début (après l’Introduction aux Méditations cartésiennes et déjà, pour qui est attentif au mouvement du texte, la Philosophie comme science rigoureuse) reprend ce même projet

d'union ou, si l’on préfère, ce même idéal, auquel ne peut s’opposer

aucun

échec

(ni aucune

caricature)

empirique

l’histoire ne réfute pas l’idée (pas plus qu’elle n’en donne à ceux qui en manqueraient). De l’autre côté, le platonisme est réduit à la théorie des deux mondes, déclarée corruptrice de la Vie (ou attentatoire à la Nature), et jugée erreur devenue caduque (ou démesure

ayant mortellement réussi). Le platonisme est ici soumis à une simplification dogmatique, en comparaison de laquelle les notices des doxographes antiques peuvent sembler scrupuleuses et exhaustives. Rien ne vaut, pour rejeter, en une

première démarche, un système philosophique dans le passé

où il est dépassé, sa réduction à des dogmes. Tout dogme, coupé de sa méthode génératrice et fondatrice est, par là même,

converti en unc tradition oublieuse de ses origines, et

transformé en une chose inerte, ce qui en fait notre chose. Après quoi il ne peut, dans une deuxième démarche, être ranimé que par nous-mêmes. Ce ne sera, en réalité, de nul profit pour nous, qui lui donnons tout. Mais, par l'apparence transcendentale, nous obtenons ainsi, pour nos propres dogmes, le prestige et la preuve de l'histoire. Au moins ces simplifications peuvent-elles servir à poser le problème de l’actualité de Platon. Il s’agit de savoir si celle-ci, de notre part, sera octroyée ou reçue. Et de savoir, préalablement, si la fameuse théorie des idées est bien un dogme pour 1. Husserl, Erste Philosophie,

p. 14.

17° partie, M. Nijhoff éd., La

Haye,

1956,

259

FAUSSE ET VRAIE PRÉSENCE DE PLATON

Platon et non pas plutôt, résultat d’une méthode, une méthode

elle-même. Et aussi, par exemple

(en quoi les pythagoriciens

qui étaient bien, eux aussi, des présocratiques, avaient précédé

Platon), une méthode mathématique. Que, sur ce point, il y ait

une actualité réelle de Platon, les doctrines de Brunschvicg, de Husserl ou de Russell (en raison même de leurs différences

entre elles) en témoignent assez. Dans le même ordre d'idées, et puisque nous avons évoqué le Parménide : il y a, dans ce les notions d’antinomie

dialogue,

et d’axiomatisation 4, L’en-

semble de la deuxième partie peut être compris

comme

un

système d’ontologie (c’est-à-dire, par définition, d’une ontologie formelle) ou d’une axiomatique de toute métaphysique (et cosmologie)

possible.

Si

cette

axiomatique

reste

elle-même

implicite (encore que présente), elle s’explicite pour chacune des métaphysiques qui forment les éléments du système. Il n’est pas interdit de penser que la dialectique platonicienne, telle qu’elle se développe dans le Parménide ou ailleurs, tentera, après À. Speiser, d’autres philosophes mathématiciens. W. Hei-

senberg rappelle quelque part qu’au temps de ses études, la lecture

du

Timée « éclaira

considérablement

pour

[lui]

les

idées fondamentales de la science de l’atome ». Tout cela, ïl est vrai, concerne la « philosophie scientifique ». Mais celle-ci,

chez Husserl ni chez Russell, ne se sépare de la « philosophie pratique » ni du patronage de Platon; Russell, pour sa part,

met Platon à l’origine du mouvement qui, à travers le chris-

tianisme, aboutit au socialisme « dans ses formes atténuées 2 »,

En dehors de ces quelques constatations, il n’est pas, ici, de notre sujet de statuer sur l’actualité de Platon. Nous nous sommes bornés à interroger les présupposés des attaques

récentes, non pour prendre la défense de Platon (aussi bien,

dans tout ce qui précède, n’a-t-il jamais été fait mention de lui-même ni de sa philosophie), mais pour essayer de rétablir

une table rase, sur laquelle on puisse récrire le texte de Platon, et le lire avec un peu plus de sérénité — et de disponibilité.

Et cela, non pas dans l’intérêt de Platon, mais de nous-mêmes.

C’est à donner un sens provisoire à cette tentative, que vou1. Cf. V. Goldschmidt, Exégèse et axiomatique chez saint Augustin, in Études sur l'histoire de la philosophie, en hommage à Martial Gueroult, Librairie Fischbacher, 1664, p. 41.

2. B. Russell, Lettre à Gilbert Murray, du 18 juin 1944, in Autobiographie,

1914-1944 (1968), trad. fr., Stock éd., 1969, p. 301.

LES QUERELLES

260

SUR LE PLATONISME

draient servir les remarques suivantes (allusives, et qui seraient plutôt des questions). IV. —

L'ACTUALITÉ

58. Le principal obstacle qui défend l’accès des Dialogues

est bien, aujourd’hui, la théorie des deux mondes, prise dans

un sens dogmatique qui fait naître aussitôt, par réaction, un préjugé insurmontable, On a indiqué plus haut, de la même manière simplifiante, que le dualisme de notre temps abaisse

d’un étage la topographie platonicienne (19). Au moinssubsiste-

t-il un terme commun: le monde sensible. Il n’est pas plus clair pour nous, qu’il ne l’a été pour Platon : derrière son sens

manifeste

ralisée),

(pour employer

se cache

chercher dans l'infrastructure, le rendre tel, il (et la physique

un

sens

une

terminologie à présent géné-

latent.

Ce

dernier,

qu'il

faille le

l'inconscient, dans l’héritage collectif, dans etc., n’est certes pas l'intelligible. Mais pour faut bien recourir, comme la physique moderne du Timée) à l'égard des qualités secondes, à

unc recherche de lois et à unc formalisation. La « théorie des idées » avait précisément pour objet, depuis le Phédon, d’expli-

quer le monde sensible, aussi loin qu’il Padmet, c’est-à-dire,

pour Platon comme pour nous, à l'exclusion de son étre-là. Ce n’est pas pour recommander ni pour accommoder le platonisme : le poids ontologique, « l'accent le plus lourd » tombe bien sur les idées, et non sur ce qu’elles prennent en charge.

Mais l'explication en tant que telle, l'effort vers l’intelligibilité ont sa est est Et

bien le même sens que pour nous : l'idée, si l’on écarte réduction, naïve, à l’homonymie du sensible (naïveté, il vrai, qui traîne encore dans des publications « savantes »), un concept de structure et de fonction, non de substance. le poids existentiel de cette « théorie » donne leur sens aux

tâches humaines

qui se situent, pour Platon, dans le cadre

l’exishors duquel on ne saurait même pas les concevoir : dans qui tence présente }. Pour Platon comme pour nous, le monde polinous entoure (physique, psychologique, économique, tique) n’est pas ce pour quoi il se donne. Aussi la « théorie des idées », motivée par ce monde, se présente-t-elle, à son égard, r. Cf. La Religion de Platon, p. 124-125.

261

L'ACTUALITÉ

comme une méthode d'analyse, sement. Une fois vu l’intention on n’hésitera pas à dire que, fiante par excellence, c'est bien

de discrimination, de désabufondamentale de cette méthode, s’il est une philosophie démystile platonisme, et cela jusqu’au

sens le plus politique de ce mot : qu’on relise, dans le Ménon, le dialogue entre Socrate et le très officiel Anytos 1, (En

retour, il y a, chez Platon, une consistance du sensible comme

tel, « surface ? » que ne chercherait à percer qu’une « sagesse

rustique ». Platon, lui, savait que rien n’expose autant à être

dupe que la crainte des « habiles » de lêtre.)

Si l’on croit souvent le contraire, il y a à cela des causes diverses, dont la plus formelle serait le dualisme, mais cette fois le nôtre, devenu manichéen. Ce schème dualiste fondamental domine et dispose la pluralité des groupes, sous-groupes à vocation

ou cénacles,

chacun

du peuple?).

Il a pour

universelle, ou ce qu’on pour-

rait appeler le collectivisme fractionnaire qui, lié, entre autres, à l'efficacité des techniques, est un des traits marquants de notre temps (Ibsen l'avait déjà vu; maïs qui lit encore Un ennemi contrepartie

le vae sol, parce

que

la

structure technique du monde contemporain exige pour la moindre action (même dans le domaine, jadis réservé, de l’esprit) comme conditions préalables ce que Platon n'avait jugé

nécessaire que pour l’action politique : « des hommes amis et des camarades à sa dévotion ».

Par là, toute tentative de « dérnystification » risque de mysti-

fier à son tour, vérifiant le mot de Lessing sur les imposteurs

dupés.

Prise

(ou reprise)

en mains

par les conceptions

du

monde, elle ne peut se tenir au niveau de la réflexion, mais se fait idéologique, militante et dogmatique. Or, toute idéologie

vise aujourd’hui, comme l’a montré J. Ellul, à susciter une « idéopraxie », et appelle le militantisme. Celui-ci n’est pas seulement, il s’en faut, d’ordre politique et social, mais commence à envahir les lettres, les arts et la philosophie. Ce qui

ne doit pas s’entendre (seulement) dans le sens obvie d’un engagement politique de leur part (et même, au contraire, souvent les en dispense) : c’est dans leurs domaines propres et 1. CE aussi M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Gallimard, 1953,

p. 53 : « [Socrate] donne des raisons d’obéir aux lois, mais c’est déjà trop d'avoir des raisons d’obéir : aux raisons d’autres raisons s’opposent, et le respect s'en va. »

2. Cf. Nietzsche, Le Gaï Savoir, Préface, 4.

262

LES QUERELLES

SUR LE PLATONISME

spontanément, que ces activités « culturelles » tendent à remplacer la création par le programme, et secrètent des idéologies

militantes,

aussitôt

canalisées

et organisées

en

ateliers

rivaux. (Toute comparaison historique à laquelle on pourrait songer

serait superficielle

et ne ferait

qu’obscurcir

ce phénomène.

L’une des causes de celui-ci est la contamination de la pensée

par l’action. Cette confusion, à son tour, provient de l’impératif actuel d’action collective, lequel se heurte à des obstacles

objectifs ou à des prudences individuelles. Son exigence est alors transposée, par un acte magique,

les domaines

culturels,

où, faute

de

dans un autre genre,

transformer

le réel,

on

donne des préceptes pour le transfigurer.) Par où, enfin, les tentatives de démystification se terminent

en dogmatisme, parce qu’on ne se bat bien que contre ce qu'on haït, et qu’on haït mieux ce qu’on a simplifié.

On pourrait en venir, en renversant les apparences, à se demander si l’hostilité à l’égard du platonisme ne provient pas de la « volonté de croire» et, en dépit du slogan qui

publie le contraire, de tout refus de dialogue (et d’une philosophie du dialogue).

Or, par sa structure dualiste, le platonisme se prête fort bien

à des réductions simplifiantes qui en font le repoussoir idéal, si l’on ose dire, des dogmatismes les moins d’accord entre eux. Pourtant, sur le plan de l’action politique et en raison même

de son « idéalisme », le platonisme a pu servir contre l’un de

ces dogmatismes qui, à force de dénoncer des « illusions », y

succombent eux-mêmes. Récusant la philosophie faussement réaliste de la « docilité aux faits » et acceptant, pour sa part, l « affirmation d’une valeur », Sartre a pu retrouver, au cœur même de l’histoire contemporaine, les accents et jusqu’aux expressions verbales du Gorgias 1, C’est chez Platon aussi qu’on pourrait rapprendre à distinguer

les deux

termes

les mieux

confondus,

aujourd’hui,

par

certains : les passions, d’une part, et, de l’autre côté, ce que le Grand

Siècle avait appelé cœur ou générosité, ou encore cette

colère où Merleau-Ponty voyait « un mode de connaissance qui ne convient pas mal quand il s’agit du fondamental ? ». 1. Sartre, Situations, t. TTL, p. 56.

2. M. Merleau-Ponty, Signes, p. 43-

203

L'ACTUALITÉ 59.

Peut-être, toutefois, comme Hegel l'avait dit de l'art et

de la religion,

en faveur

de la philosophie,

la philosophie

aujourd’hui est-elle dépassée, à son tour, par l’action {avec la

panoplie qu’elle requiert d’incompréhension, d’intoléranceet de

croyance quasi religieuse). Ge qui était, somme toute, le senti-

ment de Marx, de Lénine surtout, de Nietzsche quand il voulait

« philosopher à coups de marteau », et de Heidegger quand, du temps de « la lutte pour la domination du monde », il pensait pouvoir « conjecturer que la philosophie comme doctrine

et comme œuvre de la civilisation disparaîtra et qu’aussi bien elle pourra disparaître 1». La décomposition des formes tradi-

tionnelles d’expression (d’origine, d’ailleurs, plus ou moins récente}, par exemple en matière d’art ou de musique donnerait des indications convergentes. Les savants pronostics sur

le roman de l’avenir assument, comme allant de soi, que notre époque, comme les précédentes, devra avoir « son roman ». Mais

rien n’est moins

sûr, même

si, avec À. Thibaudet,

on

place jusque dans les chansons de geste la naissance de ce genre, pour en établir la pérennité. De même, et en dépit des

recherches

sur la « philosophie

comparée»,

quelque imprécision qu'on mette à —

la philosophie,

ne pas — la définir,

n’a pas existé chez tous les peuples et, dans l'Occident même, a rempli, selon les époques (et les pays), des fonctions souvent

si différentes qu’on écrirait très bien une histoire de la philosophie, faite de discontinuités successives, Rien ne dit, si la philosophie doit subsister encore, que ce ne soit pas de nouveau

comme servante, non plus de la foi, mais des croyances, et administrée, non plus par des clercs, mais par des propagan-

distes. En quoi elle risquerait de perdre bientôt ce qui, jusqu’à présent, a été sa constante la plus formelle et, si l’on peut dire, minimale : la réflexion. Rien non plus, en revanche, ne dit qu’il doive en être ainsi.

Si l’histoire ne permet la prévision que du passé, c’est que la

fatalité n’est pas saisissable pour nous et, donc, n’est rien pour nous. Mais

elle s’introduit, à notre insu, dans

notre langage

même, dès que nous parlons de l’ « actualité » qui nous semble

aussi fatale, à la fois dans sa présence et dans l’avenir qu’elle

est censée contenir, que la chaîne des causes passées qui l’a fait

naître. Le journaliste honnête et conscient de son métier prend 1. Heidegger, Nietzsche, t. II, p. 333.

204.

LES

QUERETLLES

SUR

LE

PLATONISME

ce mot dans son sens propre et réduit à ses vraies dimensions; il est le seul, en l’employant, à savoir de quoi il parle. Hors de

cet usage et pris comme l’objet exclusif de méditations philo-

sophiques, cet instant étalé dans le temps provoque l'illusion

prospective de la continuité (et, en fin de compte, de la permanence) : c’est un morceau d’éternité. En quoi il peut séduire

les âmes faibles aux tendances dominantes ou leur paraissant telles, les inciter à flatter les goûts du jour et à refléter leur temps, plutôt que de réfléchir sur lui, et contre lui, et même pas contre lui, et hors de lui. (Vrai, à titre d’illusion

rétrograde, l’historicisme, invoqué pour notre propre présent, est un simple prétexte pour adhérer à ce que Hegel avait appelé les « convictions du siècle ».) — Rien de tout cela n'est nouveau, depuis l’avènement, du moins, de l’homme de lettres.

Il est inutile, à ce sujet, de répéter ce que Rousseau à fort bien dit, et a dit le premier. Rien non plus, par conséquent, ne dit que « dans le silence des passions» (et des clameurs de la place publique), une

œuvre ne soit pas en train de se construire, capable de donner une orientation nouvelle à ce que, en attendant, nous continuons d'appeler philosophie.

En attendant, précisément, à ceux qui n’ont.ni la force d’une telle œuvre ni la convoitise de l’actualité, Platon pour-

rait proposer une discipline et une occupation, et montrer, peut-être, la seule voie qui soit présentement ouverte. Je ne veux pas hasarder ici un éloge de cette voie. Je me borneraï à l'indiquer.

60. Le platonisme n’est pas seulement le père de la philoso-

phie alexandrinc. Il avait donné naissance, auparavant, au scepticisme de la Nouvelle Académie qui, pendant plusieurs générations,

faisait consister

la philosophie dans

la critique

des dogmatismes contemporains. Les origines de cette École,

comme les Dialogues l’attestent en maints endroits, sont authen-

tiquement platoniciennes, encore qu’elles ne conservent pas, sans doute, le platonisme intégral.

Le problème de l'action, dont, dès l'antiquité déjà, on s'était

flatté de tirer une objection décisive contre l’École, se résout,

selon celle-ci, par le critère du « raisonnable » (solution qui

sera reprise par Descartes), parce que l’action, si elle ne souffre

e pas de délai, n’exige pas non plus une certitude absolu

(et

L'ACTUALITÉ

265

qu’à défaut de celle-ci, il est plus conforme à l’esprit de vérité

de s’en tenir au probable reconnu comme tel, que de promouvoir arbitrairement une croyance au rang de certitude). La recherche de la vérité, au contraire, pour laquelle Platon déjà avait déclaré insuffisant l’espace d’une seule vie humaine, devra être poursuivie jusqu’à la découverte d’une évidence apodictique. Ici, en effet, n’étant pas pressés par les échéances de notre vie, personnelle et sociale, nous avons en quelque

sorte l’éternité devant

nous.

Il serait donc

impardonnable

et

contraire à l’idée même de vérité, de nous prononcer à la légère, d'accueillir les apparences comme des certitudes et de mettre fin à l’enquête par l’acte décisoire de la croyance. Le doute de la Nouvelle Académie est bien, lui aussi, un

doute méthodique. Le mot d’où dérive le « scepticisme » ne signifie nullement : douter pour douter; il veut dire : regarder attentivement, considérer, réfléchir. Les sceptiques n’ont

pas exploré le monde intelligible. Ils n’en ont pas moins appliqué la « théorie des idées » selon son intention première et fondamentale : comme méthode d’analyse critique des opinions

de leur ternps, lesquelles, plus que du temps de Platon, se

présentaient avec une naïveté (et un sérieux) dogmatique. Si l’on croit aux contraintes de l’historicité, on conviendra que Platon lui-même, à leur époque, aurait philosophé comme eux. De nous, sans doute, aucune fidélité à l’égard de Platon n’est exigée. Pas plus que de restituer son sens à la « théorie des idées ». Mais seulement de comprendre, à la suite de Platon, que l’opinion n’est pas une idée, et qu’elle en prend constamment le masque.

TABLE

AVERTISSEMENT

.

.

LA

DES

MATIÈRES

. RELIGION

DE

PLATON

InrroDucrion. — Les aspirations humaines . . . . . . I. — La Recherche du Vrai. . TI. — Le désir du Bien . . . . TII. — L'amour du Beau. . .

.

.

.

CHAPITRE

PREMIER.

I. — Les Formes.

DIEU



.

. .

.

.

2. 3. IT. —— La 1. 2.

. .

. . . .

1. La position des Formes.

..

.

. . ..

.

.

4. La Bonté divine. .

es

. . ..

. . . . . .

CHAPITRE IL. — L'HOMME . . . . . . . I. II. III. IV.

— — — —

V. — VI. —

Le Vivant mortel . . . . . L’Ame et le Corps. . . . . ee Châtiments et récompenses. . . . Le choix des conditions. . . . . . L’Individualité des âmes. L’'Ame et l'Univers . . .

. .

.

..

=



*

+

Le règne des Formes. . . . . . La connaissance des Formes Procession, . . . . . . . . Causalité des Formes . . . . . La Matière. . . . . . . . . .

3. Le Démiurge et l’Ame.

.

*

.

+

268

PLATONISME

ET

VII. — Le culte spirituel

PENSÉE

. .

VIII. — Destinée de l'Homme CHAPITRE

III. — La CITÉ.

J. — Cité et Univers.

CONTEMPORAINE

. . . .

.

.

. . . . . ..

.

.

.

.

.

.

.

.

OI

.

IOI 105

II. — La Religion dans la Cité 1. La Tradition. 2. Culte et sentiment religieux.

106

108

3. Religion et Politique. III, — Destinée de la Cité

113 118

123

ConNCLUSION.

LES

QUERELLES

SUR

LE

PLATONISME

133

PRÉFACE . . . . . . . . .

CHAPITRE

PREMIER. — LA QUERELLE

INTRODUCTION. lité (1-2).



Études

gr 97

POLITIQUE.

platoniciennes Loue

eus

et

esse

135

actua-

I. — Les critiques anglo-saxonnes de la théorie politique de Platon (3). IT. — Antécédents des critiques. 1. Références socialistesà la République (4) . 2. Un « rêve » de Renan (5).

3. Nietzsche et le socialisme.

Un texte de Nietzsche sur le socialisme (6). — La visée du texte (la protection de « l’esprit») et sa méthode (typisante et dialectique) (7). — Ressort du socialisme : « le démon de puissance » (8). — Réactions ultérieures de Nietzsche à l’égard du socialisme : le projet des « maîtres de la terre» (9). — Dernier renversement dialectique du texte initial (10). — Méthode et histoire chez

135

139 142 142 144 145

Nietzsche. La République et les deux régimes

antagonistes (11). III. — Motifs actuels des critiques. Les causes politiques immédiates et le retour à la « liberté» des Anciens (12). — Victoire et

158

TABLE

DES

269

MATIÈRES

trahison des Idées (13). — Puissance de [a pen-

sée utopique (14).

165

IV. — Le fondement des critiques : le concept d’utopie. (15). — L'utopie concept du Historique aujourd’hui : les techniques de remplacement (16) et leur échec; utopie et histoire (17).

DES ÎDÉES

177

CHAPITRE

JI. — LA QUERELLE

I. — Les critiques des Idées platoniciennes Nietzsche et Heidegger (20). II. — Différence entre les deux critiques .

het

INTRODUCTION. — Monde actuel et antiplatonisme (19).

1]

173

=]

V. — Signification de la querelle (18).

par

1, La pensée de Nietzsche interprétée par Hei-

.

179 181

degger. Le platonisme de Nietzsche selon Heidegde interprète (21). — Heidegger ger Nietzsche (22). — Platon et Nietzsche dans la doctrine de Heidegger (23), à laquelle les thèmes nietzschéens doivent apporter une confirmation (24).

IBT

tation.

191

2. La pensée de Nietzsche face à cette interpréSituations Heidegger

comparées ‘de Nietzsche et de (25). — Les thèmes de la der-

nière philosophie de Nietzsche et leur enchai-

nement (26).— La doctrine de l'éternel retour du même (27). — L'interprétation

heideggerienne et son double dispositif: le

« platonisme » prêté à Nietzsche (28) et le recours aux concepts de la tradition (29). — L'inactualité de Nietzsche (30). III. — Attraits actuels des critiques. . . . . Permanence des tendances marxiste et. (néo- ) existentialiste (31). — Les nouvelles conceptions du monde et l'éclatement de la philosophie (32). — Retentissement des doctrines de

Heidegger (33) et de Nietzsche (34) sur ces

conceptions, qui y trouvent la confirmation de leur antiplatonisme (35).

206

270

PLATONISME

ET

PENSÉE

‘CONTEMPORAINE

IV. — Le fondement des critiques : le concept d’histoire.

ï. 2.

.

.

. . .

.

.

.

.

..

Histoire rationnelle et Dialectique transcendentale (36). . . . . . . . . . . . . . .. Histoire-méthode et histoire-destin. . . . . Le rôle de Hegel. — L'histoire comme nou-

218

218 220

velle mathesis (37). — La pression de l’histoire et des mécanismes de « rationalisation » (38). — Le mouvement de défense contre l’histoire (39).

. L'histoire de la philosophie chez Hegel. . L'histoire et le temps (40). — L'histoire de la philosophie (41). . L'histoire de la philosophie après Hegel . . Deux

positions

extrêmes

: La

philosophie

295 229

remplacée par l’action. — La philosophie remplacée par sa propre histoire (42). — L'idée de classification des doctrines (43). — L'idée

trines (44).

de

progrès

appliquée

aux

doc-

. Problèmes concernant l’historiographie de la philosophie. . . . . . . . . . . . . . .

La présentation

historique et le procédé de

236

preuve intrinsèque (45). — Les quatre pré-

supposés

de

l’historiographie

tique (46). — L'histoire L'histoire des idées (47).

des

et leur

cri-

problèmes.

V. — Signification de la querelle . . . . . . . . . Retour aux aperçus historiques de Nietzsche

242

et de Heidegger (48). — Pour un bon usage de l’historicisme (49).— Les motifs de ces aperçus et une contre-histoire uchronique (50).

CHAPITRE

TUALITÉ

4,

III. — LES

QUERELLES

eee

CONJOINTES

ET

ee

L'AC-

I. — L'idée. . ...............: L'objectif commun des querelles (51). — L'idée et son changement d’affectation. — Accord entre les méthodes utopique et historique (52). II. — L'existence. . . - . . . . +. 4 « + + Lieu traditionnel du problème : théologie et

247 247

250

TABLE DES MATIÈRES

277r

cosmologie; l'indice existentiel (53). — Découverte de lexistence « pure» (54). — L’affectation

de

l'indice

existentiel;

privé (55). — Permanence d'existence (56).

des

le

public

autres

III. — Fausse et vraie présence de Platon (57). IV, — L'actualité. . . . . .

et

le

modes

. . . .

Le dualisme de Platon et le nôtre (58). L'avenir de la philosophie (59). — Une voie

inactuelle : le platonisme sceptique (60).

257 260