Philosophes japonais contemporains

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philosophes japonais contemporains

Sous la direction de

Jacynthe Tremblay

Philosophes japonais contemporains

Les Presses de l’Université de Montréal

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Vedette principale au titre : Philosophes japonais contemporains (Sociétés et cultures de l’Asie) Comprend des réf. bibliogr. isbn 978-2-7606-2195-4 e isbn

978-2-7606-2587-7

1. Philosophie japonaise – 20e siècle. 2. Relations humaines – Philosophie. 3. Anthropologie philosophique. 4. Subjectivité. 5. Philosophes – Japon. I. Tremblay, Jacynthe, 1958- . II. Collection: Sociétés et cultures de l’Asie. b5241.p44 2010

181’.12

c2010-940253-7

Dépôt légal : 1er trimestre 2010 Bibliothèque et Archives nationales du Québec © Les Presses de l’Université de Montréal, 2010 Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour leurs activités d’édition. Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

imprimé au canada en mars 2010

Préface

Depuis le ve siècle et jusqu’à la fin de l’époque Edo, la culture japonaise se caractérisa comme une culture en périphérie de la Chine. La langue japonaise elle-même se construisit en bonne partie sous l’influence de la langue chinoise apportée par des voyageurs qui vinrent de la Chine et de la péninsule coréenne. Par conséquent, le discours japonais se trouva constitué d’un grand nombre de termes chinois (kango) combinés au moyen de particules, et de quelques mots d’origine japonaise (yamato-kotoba, wago), le tout relié selon la syntaxe des langues ouralo-altaïques. Au début de l’époque Heian (ixe siècle), on créa des caractères japonais (kana) en modifiant ou en simplifiant certains caractères chinois (kanji). Depuis cette époque jusqu’à présent, on a toujours écrit dans un style mélangeant les caractères japonais et les caractères chinois et, au niveau du lexique, les termes d’origine chinoise et ceux d’origine japonaise. Étant donné cette situation linguistique, on s’engage (le plus souvent inconsciemment) lorsqu’on écrit en japonais dans la tradition de la pensée chinoise ou de la pensée en chinois. C’est sous cette condition que depuis l’époque Meiji, les Japonais ont introduit la philosophie occidentale. Pour traduire la terminologie de cette dernière, on utilisa donc parfois le vocabulaire de la philosophie confucianiste ou bouddhique ; sinon, on fabriqua de nouveaux termes en modifiant ou en combinant les mots chinois déjà existants. Faire de la philosophie au Japon depuis l’époque Meiji signifie que même sous la prédominance de la philosophie occidentale nouvellement introduite, on n’en continua pas moins de penser toujours à travers la langue japonaise, telle qu’influencée par la pensée chinoise (confucianisme ou bouddhisme). Il s’ensuit pour la tâche actuelle de traduction que mis à part les cas où il s’agit de retraduire en langues

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occidentales la terminologie d’origine occidentale qui est passée dans la langue japonaise grâce à l’usage des caractères chinois, il est fort difficile de rendre le vocabulaire est-asiatique qui influença la pensée et le mode d’écriture des penseurs japonais. Les traducteurs ou traductrices sont conscients de cette situation et ne peuvent manquer d’être confrontés à ces écarts souvent infranchissables. Les conditions linguistiques de la philosophie japonaise du xxe siècle présentent des affinités avec celles de la philosophie allemande moderne. À partir du milieu du xviiie siècle, on s’efforça de fabriquer une terminologie philosophique allemande à partir d’une traduction de la langue latine. Kant lui-même semble parfois écrire en allemand par le biais de la terminologie latine. C’est seulement à partir de la génération de Schelling et de Hegel qu’on devint capable de penser en employant presqu’exclusivement la terminologie philosophique allemande. Heidegger s’inscrit précisément dans ce courant lorsqu’il affirme que pour faire de la philosophie, il faut commencer par penser en allemand, oubliant ou feignant d’oublier par là la dette énorme de l’allemand à l’égard du latin. Cette sorte d’ethnocentrisme naïf se retrouve aussi dans le Japon du xviiie siècle avec l’école Kokugaku. Oubliant, consciemment ou non, la dette considérable du japonais à l’égard du chinois, les penseurs de cette école, dont Motoori Norinaga, rejetèrent l’esprit chinois (kara-gokoro) ; ils adoptèrent comme style d’écriture la prose japonaise (wa-bun) et encouragèrent la voie divine originellement japonaise (kan-nagarano-michi). L’influence de cette école est demeurée notable même après l’époque Meiji, notamment dans les domaines de l’enseignement de la langue et de la littérature japonaise. Telle qu’elle vient d’être décrite, la situation générale de la philosophie japonaise du xxe siècle présente une grande complexité aux niveaux linguistique, terminologique, idéologique, etc. On trouvera de nombreuses traces de cette complexité dans cet ouvrage qui propose un panorama en français de la philosophie japonaise du xxe siècle. À la lecture des différentes contributions, on deviendra plus ou moins conscient de la difficulté qu’il y a à exprimer et à comprendre en français la philosophie japonaise. Cependant, c’est justement à partir du moment où l’on affronte consciemment cette difficulté que devient possible un dialogue fécond entre deux traditions de pensée. Sakabe Megumi

Avant-propos

L’intérêt grandissant à l’égard de la philosophie japonaise au cours des 25 dernières années, largement attesté dans les essais rassemblés ici, est simultanément un défi aux impressions reçues quant à ce qui est considéré comme philosophie et ce qui ne l’est pas, et une occasion de faire mieux connaître les contributions de nombreux penseurs et spécialistes à travers le monde. Le besoin de redessiner les frontières de la philosophie s’est fait sentir durant la plus grande partie du xxe siècle. Pour certains, il s’agit d’une épée de Damoclès menaçant de s’abattre sur le cou d’une vénérable tradition dont les nobles prémisses ont été maintes fois humiliées au cours de la modernité par la révélation de sa naïveté politique et ses nombreuses contributions au colonialisme. De leur point de vue, encourager une immigration ouverte de philosophies extérieures à la tradition gréco-romano-européenne, bien que cette immigration soit accommodée aux goûts cosmopolites des jeunes étudiants en philosophie, peut créer davantage de problèmes que cela n’en résout. Pour d’autres, cela est une bouffée d’air frais à travers les vestibules moisis du milieu académique philosophique, où les inscriptions des étudiants sont à la baisse, où les publications coûtent toujours plus cher et sont moins lues, et où les divisions intramurales sont de plus en plus rigides et inintelligibles pour le monde extérieur. À leurs yeux, il est grand temps d’ouvrir la tradition de la pensée critique à la littérature largement inexplorée de l’histoire intellectuelle asiatique. Il n’est pas vraiment nécessaire de répéter ici les arguments en faveur ou contre une redéfinition de la philosophie. Des arguments méthodologiques supplémentaires ont peu de chances de faire pencher davantage la balance dans un sens ou dans l’autre. On peut espérer le faire uniquement en portant un regard attentif sur les

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contributions de l’Asie aux philosophies occidentales et sur celles de l’Occident aux philosophies asiatiques. Le recueil de la Dre Tremblay représente un pas important dans cette direction. La sélection des penseurs couvre les penseurs japonais les mieux connus et les plus étudiés en Occident, de même que d’autres qui méritent d’être davantage traduits et étudiés. Les essais comprennent de l’histoire descriptive et de la pensée créative. L’éventail des sujets devrait être familier aux spécialistes de la philosophie continentale, même s’ils sont orchestrés de manière inhabituelle. Quant aux contributeurs, ils sont divisés à part quasi égale entre Japonais et Occidentaux. En un mot, le lecteur trouvera entre les couvertures de ce livre une solide présentation de la manière dont la philosophie japonaise du xxe siècle est reçue aujourd’hui en Occident. S’il s’y trouve un élément absent, c’est la prise de conscience complémentaire dans les cercles académiques japonais du rôle que les spécialistes de l’étranger sont en train de jouer non seulement dans la diffusion de la pensée philosophique du Japon mais aussi dans son développement. Ici, nous incluons non seulement cette jeune génération de Japonais qui enseignent en Occident et écrivent en langues occidentales, mais aussi les penseurs occidentaux qui portent un second regard critique sur ce qu’ils lisent de la philosophie japonaise et qui cherchent des moyens de l’appliquer ou de le régler sur le forum culturel plus étendu. Ces derniers ne sont nullement gênés par le lieu de naissance de la philosophie japonaise, de la même manière que la nationalité des philosophes occidentaux n’est pas un obstacle pour lire leur pensée et s’y mesurer. Que des personnes de plus en plus nombreuses enjambent la terrible barrière des langues pour rencontrer la pensée japonaise en traduction et qu’elles la lisent comme si elles étaient en train de lire l’original devrait être vu comme un signe de progrès. Si les écrits danois de Kierkegaard avaient été enveloppés dans le même mystère qui a longtemps entouré les textes philosophiques japonais, ils auraient pris une tangente ésotérique et la tradition philosophique occidentale aurait souffert d’un manque énorme. Plusieurs d’entre nous sommes persuadés qu’en gros, la qualité des traductions est d’un calibre suffisant pour mettre un terme au préjugé courant selon lequel seul celui qui lit couramment le japonais peut espérer connaître ce que les philosophes japonais ont à offrir. Encore ici, le présent volume est un exemple concret de la justesse de ce propos.

Avant-propos

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Pendant les 15 dernières années et au-delà, on a entendu parler d’un nombre croissant de jeunes spécialistes qui ont été attirés par l’étude de la philosophie japonaise. Un grand nombre d’entre eux, incluant plusieurs des contributeurs de ces pages, ont franchi les portes du Nanzan Institute for Religion and Culture ou sont venus pour des périodes plus longues afin d’utiliser ses ressources, de consulter son personnel et de s’y donner un pied-à-terre pour effectuer des recherches dans l’ensemble du Japon. Et cela n’est qu’un petit avant-goût du récent enthousiasme. Bien que dans la majorité des cas, l’accent soit mis sur les penseurs du xxe siècle, l’expérience a montré que cela a ouvert la porte au riche courant de pensée philosophique qui a été cultivé au Japon durant quelque 1200 ans. Si l’on en juge d’après les autres livres actuellement en préparation, le corpus de littérature sur la place du Japon dans l’histoire de la philosophie passée et présente s’accroît suivant un rythme régulier. C’est un privilège d’accueillir le recueil de la Dre Tremblay, non seulement en raison de son contenu, mais comme un témoignage supplémentaire des nombreuses années qu’elle a passées dans la traduction méticuleuse et le commentaire des écrits de Nishida Kitarō, peut-être le plus largement connu de tous les philosophes japonais. La Fondation du Japon et le Centre National du Livre (France) doivent être félicités pour avoir reconnu l’importance de son travail et du travail de ceux et celles qu’elle a mobilisés dans la production de ce livre. James W. Heisig Nanzan Institute for Religion and Culture Nagoya, Japon

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Introduction Jacynthe Tremblay

Cet ouvrage collectif fait apparaître clairement l’importance des philosophes japonais contemporains et cerne les enjeux précis de leur pensée sur la scène contemporaine, dans le double souci herméneutique et interdisciplinaire qui conditionne le dynamisme de la recherche actuelle dans ce domaine. Il répond aussi à l’injonction adressée à la philosophie de prendre des engagements sur les scènes éthique, esthétique et politique. Car pour reprendre les termes de Nishida Kitarō (1870-1945), tout système conceptuel, si achevé et cohérent fût-il, n’est d’aucune utilité s’il n’est pas en rapport direct avec notre histoire et notre vie quotidienne. Par « vie quotidienne », il faut entendre non pas d’abord celle de tel ou tel individu particulier, mais les faits qui nous concernent tous en tant qu’organisations sociales. On trouvera donc dans cet ouvrage 5 sections distinctes, chacune organisée autour de l’un de ces enjeux, mais sans exclusive : (1) la philosophie japonaise, une philosophie en dialogue ; (2) le caractère spatiotemporel de l’être humain ; (3) à la recherche d’un autre type de subjectivité ; (4) modalités de la rencontre interpersonnelle ; (5) les rapports entre individu, société et État. La philosophie japonaise, une philosophie en dialogue

Le thème de la première section est celui de la confrontation entre une « philosophie japonaise » inaugurée par Nishida et poursuivie par ses successeurs, et la « philosophie occidentale ». Les philosophes japonais du xxe siècle s’appliquèrent eux-mêmes sans relâche à cette

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tâche de philosophie comparée, précisant à travers cette dernière leur propre entreprise. À quelque cinquante années d’intervalle, leur effort a trouvé un écho parmi les quelques chercheurs francophones actuels en philosophie japonaise. Les six contributions de cette première section font la preuve que ce type de reconnaissance de l’autre comme partenaire du dialogue philosophique peut conduire de part et d’autre à une transformation salutaire de nos modes de pensée. La présente section est également l’occasion d’introduire la pensée des trois membres principaux de l’« école de Kyōto », à savoir Nishida, Tanabe Hajime (1885-1962) et Nishitani Keiji (1900-1990)1. La première des contributions met en rapport Heidegger et Tanabe2 autour de la notion d’attestation (Bezeugung). Mais plus important encore, elle délimite avec une grande pertinence le statut de la « philosophie japonaise ». Sugimura Yasuhiko centre en effet son article sur ces deux questions intrinsèquement reliées : comment peut-on parler de la philosophie japonaise ? Comment peut-on parler « à partir de » la philosophie japonaise ? Son défi est de faire reconnaître 1. L’école de Kyōto s’étend sur trois « générations » de philosophes. La première est celle des disciples directs de Nishida, à savoir Tanabe, Nishitani et Hisamatsu Shin’ichi (1889-1980), de même que Kōyama Iwao (1905-93), Kōsaka Masaaki (19001969), Shimomura Toratarō (1902-1995) et Suzuki Shigetaka (1907-1988). La seconde génération est celle de Takeuchi Yoshinori (1913-2003), Tsujimura Kōichi (né en 1922) et Ueda Shizuteru (né en 1926). Viennent enfin les philosophes contemporains, avec notamment Ōhashi Ryōsuke (né en 1944), Matsumaru Hisao (né en 1945) et Fujita Masakatsu (né en 1949). — Le propos n’étant pas ici de réécrire l’histoire de la philosophie japonaise du xxe siècle, toutes les données biographiques et historiques ont été ramenées au strict nécessaire. Pour un aperçu général de cette philosophie, voir par exemple Hamada Junko, Japanische Philosophie nach 1868, Leiden, E. J. Brill, 1994, 188 p. ; James W. Heisig (éd.), Japanese Philosophy Abroad, Nagoya, Nanzan Institute for Religion and Culture, 2004, 304 p. ; Gino Piovesana, Recent Japanese Philosophical Thought, 1862-1996. A Survey, Richmond, Japan Library, 1997, 310 p. ; Bernard Stevens, Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, Paris, CNRS Éditions, 2005, 233 p. 2. Après un séjour en Allemagne (1922-1924), Tanabe devint en 1927 professeur à l’Université de Kyōto, suite à la recommandation de Nishida. Écrivain prolifique, il fit de la dialectique la problématique majeure de sa carrière. Son itinéraire philosophique peut être divisé en trois phases : la période éclectique initiale (19101927), où il commença à développer ses réflexions à propos des sciences, des mathématiques, de la phénoménologie et de l’épistémologie ; la période intermédiaire (1928-1944), celle du développement d’une logique de l’espèce accordant la primauté à l’État sur l’individu et supposée dépasser la logique du basho de Nishida ; enfin, la période d’après-guerre (1945-1962), durant laquelle Tanabe réorienta la logique l’espèce vers une métanoétique au sens religieux.

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que cette dernière n’est pas réductible à un simple objet d’étude mais renvoie à une situation réelle dans laquelle celui ou celle qui fait de la philosophie est depuis toujours situé. Il insiste de plus sur le fait que la question d’une définition de la philosophie japonaise doit mettre à l’écart le parti pris purement « pluraliste » et « comparatiste ». Il s’agit donc d’éviter d’expliquer la philosophie à partir d’une « spécificité culturelle », en l’occurrence japonaise. L’exigence d’universalité qui caractérise la philosophie issue du Japon requiert qu’on évite de la ramener à l’une ou l’autre « vision du monde ». Sugimura demeure bien conscient que la recherche d’universalité qui caractérise la philosophie est toutefois marquée par ce que Paul Ricœur a appelé la « contingence historique » de la philosophie. Autrement dit, elle prit naissance dans la Grèce ancienne et n’a cessé jusqu’à maintenant d’être marquée par cette origine. Dans cette perspective, ce serait tomber dans un piège que de parler d’une « mondialisation » de la philosophie puisque la mondialisation qui marque l’époque actuelle est tout au plus une extension du monde occidental. Ces restrictions posées, la philosophie gréco-européenne demeure le médium privilégié au moyen duquel doivent s’exprimer les cultures éloignées dès lors qu’elles souhaitent échapper à leur isolement, ce qui ne signifie pas qu’elles ne puissent « philosopher autrement 3 ». La pensée de Tanabe, que Sugimura examine du point de vue d’une philosophie en dialogue, atteste du fait que penser autrement n’est pas une simple continuation de la philosophie occidentale. À preuve les liens qu’il est possible d’établir entre la notion tanabéenne de témoignage et l’idée heideggérienne d’attestation. Abordé de cette manière, l’itinéraire philosophique de Tanabe apparaît dans une lumière nouvelle et peut être réintroduit dans le contexte actuel avec beaucoup de pertinence. Les quatre contributions suivantes tournent autour de la pensée de Nishida4. Celle de Bernard Stevens, d’abord, prolonge le propos de 3. À ce titre, la notion omniprésente de « néant absolu » (⤯ᑐ↓, zettai mu) dans la philosophie japonaise permit l’élaboration d’une philosophie première de stature équivalente à celle des grandes philosophies occidentales. 4. Ce n’est pas un hasard si une bonne proportion des articles de cet ouvrage est consacrée à cet auteur qui est considéré comme le chef de file de la philosophie japonaise. Suivant l’appréciation de son disciple Nishitani, Nishida est, avec Bergson, celui qui fut à son époque en mesure d’orienter la philosophie dans une

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Sugimura en ce sens qu’elle s’applique elle aussi à une relativisation de la visée universaliste du discours philosophique occidental. La philosophie de Nishida enjoint, par sa critique du positivisme et de l’objectivisme européens modernes, à reconnaître l’autre non point comme un objet d’étude ethnologique mais comme un sujet de dialogue susceptible d’entraîner une modification profonde de notre réflexion. Dès lors, la prétention humaniste de l’Occident ne doit plus limiter ses références à la Grèce et à la Renaissance. Renonçant pour de bon à l’autosuffisance et à l’impérialisme de la raison gréco-européenne, elle doit s’étendre aux autres cultures5. On peut ne pas s’estimer d’accord avec l’orientation transcendantale radicale que Stevens croit déceler chez Nishida. Il n’en demeure pas moins qu’il attire l’attention sur ce fait très important : Nishida mit l’accent sur ce qui est antérieur à la logique, à savoir le corps, la vie, ou encore l’expérience. De plus, la manière dont Stevens met Nishida en comparaison avec Hegel et Husserl et un exemple plus que probant de la fécondité d’une pensée qui se laisse décloisonner par son contact avec l’autre et avec la langue dans laquelle cet autre formule sa pensée philosophique. Viennent ensuite deux contributions qui ont trait à l’inspiration de la philosophie française sur la pensée de Nishida. Dans la sienne, Gerald Cipriani se concentre sur le dialogue entre la tradition philosophique qui donna naissance à l’école de Kyōto et celle qui est issue de l’existentialisme chrétien de Gabriel Marcel. Il s’efforce de situer leur pertinence dans le contexte culturel actuel, surtout au niveau de ce qu’on a appelé la « crise du sens ». L’enjeu de cette comparaison, orientée sur les thèmes de l’éthique, de l’autonégation (⮬ᕫྰᐃ, jiko hitei) et de la dialectique, est de concevoir de manière conjointe le rapport entre d’une part le soi, et d’autre part le « lieu » (basho) dans lequel le soi fait l’expérience du sens.

nouvelle direction. Il initia cette tâche en développant en 1911 la notion provisoire d’« expérience pure » (⣧⢋⤒㦂, junsui keiken) qui, en raison de son psychologisme, ne tarda pas à être remplacée par une série d’autres notions plus en mesure de rendre compte du projet global de Nishida, et dont l’une des plus importantes est celle d’« auto-éveil » (⮬ぬ, jikaku). La philosophie de Nishida est maintenant connue dans les milieux philosophiques occidentaux sous l’appellation de « logique du basho » (ሙᡤⓗㄽ⌮, bashoteki ronri) ou du lieu. 5. Dans cette optique, la notion de néant absolu, par exemple, est probablement l’indice de l’« autre commencement » qu’avait déjà entrevu Heidegger.

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Cipriani affirme que parmi les philosophes européens qu’il est possible de mettre en comparaison avec Nishida au niveau de l’éthique, Marcel est l’un des plus remarquables car tout comme Nishida, il insiste non pas sur l’affirmation du « je » dans le rapport à autrui mais sur sa disponibilité. Cette notion correspond chez Nishida à l’autonégation, condition incontournable de l’auto-éveil et de la formation toujours renouvelée d’une identité personnelle inséparable de l’agir éthique. L’auteur a le mérite de tirer du domaine de l’art des exemples précis de la disponibilité et de l’autonégation du « je ». Ce qui rapproche encore plus Marcel et Nishida est le rôle de l’expression créatrice, de même qu’une conception non-hiérarchique du rapport dialectique qui permet d’exprimer l’aspect éthique celé dans la formation de l’auto-identité contradictoire (▩┪ⓗ⮬ᕫྠ୍, mujunteki jiko dōitsu) de l’individu, mais aussi de l’universel, de la société et de l’histoire. Cipriani va jusqu’à affirmer que le dépassement de la modernité consiste désormais à rechercher des pratiques culturelles favorisant l’effacement du « je » devant le regard de l’autre et, par conséquent, son éveil à lui-même. Toujours au niveau de la philosophie comparée et du dialogue interculturel, Kuroda Akinobu présente pour sa part une comparaison entre la philosophie de Nishida et celle de Maine de Biran, philosophe du « sens intime ». Nishida n’a pas approfondi beaucoup cet auteur. Néanmoins, les quelques évocations qu’il en a faites sont la marque de son intérêt à l’égard d’une philosophie du sens qui s’éprouve immédiatement en nous, préalablement à tout raisonnement. Même si la pensée biranienne n’a pas eu d’influence apparente sur celle de Nishida, il est tout à fait possible de déceler des affinités profondes entre les deux philosophes, spécialement au niveau de la notion de sens intime et de celle, nishidienne, d’auto-éveil ou d’éveil à soi. Ce type de comparaison est fécond puisque la philosophie biranienne rend possible une meilleure compréhension du tournant décisif que représente la philosophie de Nishida. En retour, la notion centrale d’auto-éveil aide à situer l’importance de la philosophie biranienne au sein de la modernité. Plus encore, le sens intime et l’auto-éveil peuvent conduire à un dépassement de cette même modernité au sens où ils entraînent une percée du sujet transcendantal et de la distinction entre soi noétique et soi noématique. Cela a pour conséquence de ramener l’être humain à son essence propre, celle qui consiste pour lui à être un soi « topologique ». Le résultat le plus important de ces

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analyses est que l’auto-éveil ne peut advenir qu’en lien étroit avec le corps. L’article de Kuroda se caractérise par une connaissance approfondie de la philosophie de Nishida qui vaut à ses propos comparatifs une grande pertinence. C’est surtout par le cœur de deux systèmes de pensée qu’il est possible, comme il le fait, de les mettre en comparaison et de les éclairer l’un par l’autre. De cette manière, des notions nishidiennes telles que le néant absolu, l’auto-identité contradictoire et l’auto-éveil, qui peuvent paraître au premier abord assez abstruses, sont susceptibles de recouper dans une large mesure la réflexion philosophique présente par exemple chez Marcel ou de Biran. Par conséquent, on peut difficilement continuer à maintenir une distinction trop tranchée entre « philosophie japonaise » et « philosophie occidentale ». Michel Dalissier a choisi quant à lui d’examiner un thème important qui, outre le problème de l’être et corrélativement celui du néant, attira l’attention des philosophes japonais et qui pourrait bien entraîner une nouvelle lecture de l’histoire de la philosophie et de l’histoire des sciences, celui de l’unification. Abordée par l’auteur d’un point de vue philosophique, l’unification apparaît comme un moyen privilégié pour introduire à la pensée de Nishida. À première vue plutôt théorique, elle entretient, et cela dès le Parménide de Platon, des relations avec les notions philosophiques de l’un et du multiple, de l’universel et de l’individuel. Simultanément, elle comporte des champs d’application dans tous les domaines de la vie politique et sociale au Japon. Grâce à la notion d’unification, il est possible de se rendre compte du type de lecture que Nishida fit des théories scientifiques de son époque, notamment des mathématiques. Incidemment, bon nombre de concepts tirés des mathématiques et de la géométrie lui servirent à cerner de manière plus précise de statut de la notion d’auto-éveil. Dalissier se livre moins à une analyse de détail de la notion d’unification qu’à une analyse contextuelle où il fait se bousculer des séries de mots typiques du vocabulaire nishidien, lequel déferlement entraîne l’esprit à opérer en quelque sorte un déplacement en direction de ce dont il est finalement question, c’est-à-dire le lieu où l’être humain se tient toujours-déjà et où il ramène à l’unité les éléments épars quoique complémentaires de son existence. Le travail expérimental que l’auteur effectue au niveau du langage a pour conséquence de véhiculer

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la philosophie de Nishida dans un langage différent de celui qu’on trouve, par exemple, dans les quelques traductions de ses œuvres. La contrepartie est cependant que le niveau interprétatif auquel il atteint donne parfois aux propos de Nishida un caractère d’étrangeté. Il demeure que malgré cette restriction, son effort s’inscrit au sein de la tâche colossale à laquelle font face tous les chercheurs en philosophie japonaise, à savoir un décloisonnement des limites de la langue française, de manière à laisser la place à d’autres façons de philosopher. Au terme de cette section vient une comparaison critique entre la dialectique de Hegel et celle de Nishitani6, le disciple le plus éminent de Nishida. Sur l’œuvre colossale de Nishitani, qui fait habituellement l’objet d’une appréciation très positive, l’article de Peter Suares fait porter un regard critique. L’ambition de Nishitani et de ses maîtres Nishida et Tanabe était très vaste : établir un dialogue avec l’ensemble de la philosophie occidentale, tout en maintenant une distance suffisante pour préserver leurs propres positions. L’ambivalence qu’on peut déceler chez ces trois philosophes envers Hegel est le reflet de leur attitude générale envers l’Occident. Nishitani, pour ce qui le concerne, ne précisa que rarement son point de vue sur Hegel. Il lui porta admiration pour sa synthèse des divers aspects de la réalité mais prit position contre sa philosophie sur plusieurs points, dont le principal est de s’être fondé sur l’être, et donc sur Dieu. Lorsqu’il est identifié à l’être, Dieu domine l’histoire par sa raison, jusqu’à supprimer l’individu. Il en résulte une relation asymétrique entre l’individu et Dieu qui autorisa Nishitani à douter de la cohérence de la téléologie hégélienne. Selon ses dires, le défaut de Hegel, ici comme ailleurs, est d’avoir accordé une confiance excessive à l’être et à la pensée rationnelle.

6. La pensée de Nishitani fut pour une bonne part marquée par le bouddhisme Zen. Elle est centrée sur une conception critique du nihilisme élaborée à travers un dialogue avec Nietzsche, Heidegger (dont il fut un temps l’étudiant), Kierkegaard et Eckhart. L’adoption de ce thème l’amena à retourner aux sources indiennes de la philosophie japonaise, notamment à la notion de sûnyatâ. Les thèmes principaux développés par Nishitani sont la philosophie religieuse, la rencontre des civilisations, l’analyse de la temporalité et l’existence. Nishitani poursuivit les efforts de Nishida et de Tanabe en vue de proposer un nouveau type de logique, dans son cas une logique non formelle mettant l’accent sur l’interpénétration des concepts et des choses.

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C’est ici que Suares intervient : l’interprétation hégélienne de Nishitani n’est pas tout à fait justifiée et sa lecture des thèses hégéliennes à partir de la théologie est hâtive et non suffisamment fondée. La critique qu’il adresse à son tour à Nishitani est que ce dernier, dans une sorte de préjugé antirationaliste, n’accorda pas à la raison la place qui aurait dû lui revenir. Dans son effort en vue d’apercevoir la réalité telle quelle, Nishitani passa pour ainsi dire à travers l’humain. C’est là un grand paradoxe lorsqu’on examine la pensée de ce philosophe, dont la culture philosophique et humaine était immense, et la personnalité remarquable. À ce niveau, la différence avec Nishida est assez frappante. Certaines interprétations de Nishida (dont celle de Nishitani lui-même) surévaluent l’influence de la religion sur sa pensée, allant jusqu’à affirmer que cette dernière est dans son ensemble une élaboration philosophique du bouddhisme. Pourtant, Nishida lui-même insista fortement sur la nécessité de comprendre sa pensée comme une philosophie rigoureuse et totalement cohérente en ellemême. C’est la raison pour laquelle sa recherche du « soi véritable » (┿ࡢ⮬ᕫ, shin no jiko) jamais n’alla de pair avec une dépréciation indue du domaine épistémologique et du type de soi qui y est associé, l’un et l’autre ayant fait l’objet chez lui d’analyses très poussées. Nishitani, pour sa part, n’établit jamais en pratique de frontière très définie entre religion et philosophie, comme d’ailleurs les autres disciples de Nishida. D’où sa tendance, présente aussi chez Watsuji, à une dépréciation de la raison discriminative que ne justifient pas toujours les critiques légitimes qu’on peut adresser à la subjectivité moderne. Le caractère spatiotemporel de l’être humain

Le thème de la spatiotemporalité, propos de la seconde section, est très important en raison de ses nombreux prolongements tant en philosophie que dans d’autres disciplines des sciences humaines. Pour ce qui est de Nishida d’abord, l’analyse de sa notion d’espace a été jusqu’ici l’objet d’une attention particulière puisqu’elle entretient des liens étroits à celle de basho (ሙᡤ, lieu). Cela n’est toutefois pas le cas du thème de la temporalité, que Nishida examina surtout à travers un dialogue avec Augustin, grand théoricien des rapports entre le temps et l’éternité, et avec Bergson. Les deux premières contributions de cette section permettent de faire le tour de cette question

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chez Nishida en en présentant une analyse de détail pour l’une, et en la situant dans une perspective plus étendue pour l’autre, de manière à faire porter sur elle un éclairage nouveau. L’analyse de la temporalité que j’effectue dans mon propre article est l’occasion de faire une présentation développée de la « logique du basho » (ሙᡤⓗㄽ⌮, bashoteki ronri) ou du lieu puisque la configuration que prit chez Nishida la temporalité est calquée sur la structure « englobante » de ce type de logique. Réduite à sa plus simple expression, la logique du basho est plutôt aisée à comprendre. Elle consiste en cet énoncé fondamental inspiré de Platon : tout ce qui est se situe dans quelque chose. L’inspiration platonicienne et le rapport constant à Augustin conduisirent Nishida à approfondir considérablement sa propre notion de basho et à réinterpréter en conséquence de manière fort originale la célèbre et séculaire aporie du temps7. À travers son analyse de la temporalité, Nishida mit en relation de manière très méthodique toutes les notions en présence (temps, réalité, présent, soi, maintenant éternel, instant, néant absolu), sans pour autant qu’il les aient dissoutes, même en apparence, dans une unité indifférenciée. De ce fait, sa conception de la temporalité est à situer dans le cadre plus vaste de la philosophie de la relation qui l’occupa jusqu’à sa mort en 1945. La raison pour laquelle la logique du basho requiert une attention particulière est que Nishida fut le premier à élaborer au Japon une logique originale. Il reprit à partir de 1926 des pans entiers de ce qu’il considérait comme les éléments les plus féconds de la tradition philosophique occidentale, puis les réorganisa en un système philosophique à l’intérieur duquel s’agencent harmonieusement les éléments de la réalité. Grâce à la notion de basho, les autres notions importantes de la philosophie de Nishida prennent un sens et s’articulent conjointement, à savoir par exemple le néant absolu, l’autonégation, l’auto-éveil, l’intuition agissante (⾜Ⅽⓗ┤ほ, kōiteki chokkan) et le corps historique (Ṕྐⓗ㌟య, rekishiteki shintai). Sans une présentation de la logique du basho, il serait très difficile de se faire une idée juste de la philosophie de Nishida, comme d’ailleurs de celle de ses successeurs. Même Tanabe, qui critiqua son 7. Le passé n’est plus et le futur n’est pas encore ; l’instant présent s’en va directement rejoindre le passé car il est dénué d’extension ; il s’ensuit que le passé, le futur et le présent sont tous les trois marqués par le non-être.

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maître de manière virulente, développa sa propre logique (dite de l’espèce) pour tenter de pallier aux insuffisances que d’une manière justifiée ou non, il percevait dans la logique du basho. Il n’est pas exagéré d’affirmer que cette logique constitue le cœur de la philosophie japonaise du xxe siècle, puisqu’elle entraîna Nishida et la majorité de ces épigones (quoique en des termes et avec des accentuations différentes) à mettre l’accent sur la question du « lieu » et à développer en conséquence directe une philosophie de la relation originale qui constitue l’un des apports majeurs de la pensée japonaise à la philosophie contemporaine. La logique du basho se révéla très féconde pour repenser les problèmes du temps et de l’espace. Liée à la monadologie créatrice que Nishida développa dans ses Essais philosophiques, elle lui fournit également les moyens nécessaires pour prendre le contre-pied d’une connaissance a priori des substances. Depuis ce point de départ et en écartant d’entrée de jeu une distinction trop nette entre philosophie occidentale et philosophie japonaise, Yoneyama Masaru tente pour sa part dans son article d’élargir les notions nishidiennes de temps et d’espace et d’en montrer les applications possibles à travers un dialogue avec Leibniz, Bergson, Alain et Cassirer. Il vise à proposer une conception du monde qui soit autre que théologique ou anthropologique, et qui apparaît lorsqu’on réfléchit à propos de l’espace architectural. La théorie du temps et de l’espace qui est résulte débouche sur une esthétique du « lieu » qui s’inspire surtout de la notion nishidienne de basho. Plus précisément, c’est avec le « jardin » (japonais) que la signification du lieu nishidien apparaît pour Yoneyama de la manière la plus éclatante. Le jardin est en effet un lieu qui se transforme continuellement en relation aux individualités qui s’y trouvent et qui, elles aussi, sont affectées durablement par leur passage dans le jardin. L’autre philosophe japonais incontournable lorsqu’on aborde la spatiotemporalité et, de manière plus générale, les rapports entre individu et société au Japon, est Watsuji, considéré comme le fondateur de l’éthique dans le Japon moderne8. Ces dernières années, grâce 8. Watsuji devint professeur assistant à l’université de Kyōto en 1925, après quoi il se rendit en Allemagne (1927-1929). Son œuvre dense, née de la rencontre de multiples influences, dément les séparations instituées entre disciplines pour déployer une « philosophie de la culture » orientée vers l’éthique. La pensée de Watsuji est nécessaire aujourd’hui dès lors que ce qui nous manque trop souvent,

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aux travaux d’Augustin Berque surtout, le thème de la spatialité a été passablement étudié chez Watsuji. Le point focal de son Éthique est une critique de l’ego de type cartésien (abstrait de son réseau de relation) et de l’individualisme au profit d’une philosophie de l’« entre » ou de l’« intervalle » (㛫, aida) qui aboutit à montrer que l’humain (ே 㛫, ningen) est un être à la fois individuel et social. Il n’est pas un principe premier mais un réseau qui est lui-même défini par l’ensemble de ses relations. Comme Nishida, Watsuji se donna pour tâche de définir une philosophie de la relation conditionnée par la négation. Elle-même indice de la vacuité, la négation est un moment nécessaire de l’affirmation de l’humain dans sa double nature individuelle et sociale. Son enjeu est le même que dans le cas de Nishida : l’affirmation de l’indépendance de l’individu est directement proportionnelle à l’établissement d’« entre-liens » avec autrui et avec la société. Ainsi, l’autre ou l’altérité se retrouve placé au fondement de l’existence humaine. De cet autre, l’intervalle est le lieu précis qui rend possible la rencontre. À terme, cependant, cette réciprocité aboutit dans le cas de Watsuji à une surévaluation du rôle de l’État au détriment de l’individu, ainsi que le montrera l’article de Bernard Bernier proposé dans la dernière section de cet ouvrage. Pour l’heure, il s’agit d’insister sur les potentialités recelées dans la notion d’intervalle ou d’intérité pour le domaine de l’éthique. Cette dernière devient dans la perspective de Watsuji une science des manières d’être d’un humain doté d’un corps, et donc en relation. Cette approche, insiste Pauline Couteau dans son article, permet d’aborder différemment la question du « milieu » chez Watsuji et ses principaux interprètes. L’intérêt majeur de sa philosophie réside en effet dans le lien entre éthique et milieu à partir duquel l’humain peut comprendre l’importance de la relation qui l’unit au paysage, aux choses et à la société. En ex-sistant, il se tient dans un au-dehors de lui-même qui est l’espace de la relation. Cet « espace » existentiel fut conceptualisé par les philosophes japonais en termes de lieu (Nishida), de vacuité (Nishitani) ou de milieu (Watsuji).

c’est une manière de penser autrement. Il construisit sa « science de l’humain » et son éthique en confrontation à la philosophie occidentale, et proposa en retour le moyen de repenser les diverses formes de rapports sociaux qu’on retrouve en Occident.

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Il découle de cette réflexion que l’hétérogénéité qui caractérise notre monde contemporain exige de la pensée d’aujourd’hui qu’elle en soit une de la relation et de la philosophie qu’elle devienne une philosophie du milieu. Le thème de la spatialité a été de fait l’occasion du développement par Berque de la « mésologie » ou étude des milieux humains (㢼ᅵㄽ, fūdoron ou 㢼ᅵᏛ, fūdogaku). La correspondance établie par Watsuji dans le préambule de Fūdo (ࠗ㢼ᅵ࠘, Milieux) (1935) entre la temporalité et la spatialité, ou encore entre l’historicité et la « médiance » (㢼ᅵᛶ, fūdosei) comme moment structurel de l’existence humaine, est bien connue. Selon Berque, la publication de Fūdo initia l’établissement de liens entre deux disciplines, l’ontologie et la géographie. Il en résulta une vision de l’organicité sociale ou du corps social (㛫᯶, aidagara) susceptible de refonder l’existence dans l’environnement terrestre. La théorie watsujienne de la médiance entraîne un véritable dépassement de la modernité puisqu’elle met à l’écart la conception moderne de l’humain compris à la fois comme corps animal et âme immortelle, pour le présenter comme un être vers la vie dans le moment structurel même de son existence. L’un des intérêts principaux de l’article de Berque est d’apporter la preuve que l’interprétation d’un texte philosophique japonais, en l’occurrence Fūdo, est inséparable de la manière, plus ou moins adéquate, dont il est traduit. L’interprétation de Berque a pour effet de donner soudain vie au texte de Watsuji et d’en faire apparaître l’importance là où se croisent la philosophie et la géographie. Elle amène surtout à voir que le préambule et le premier chapitre de Fūdo sont une réponse critique à Sein und Zeit de Heidegger. L’attention portée par Berque de son point de vue de géographe au vocabulaire de Watsuji s’est révélée très féconde puisqu’elle a suscité, outre une nouvelle discipline, une série de néologismes éloquents, parmi lesquels la « médiance ». L’article de Kioka Nobuo qui termine cette seconde section s’inscrit lui aussi dans une recherche des possibilités recelées dans la théorie watsujienne. Dans le but de délimiter encore davantage l’orientation d’une « autre mésologie », il s’applique à comparer la fūdogaku de Watsuji et la mésologie de Berque, qu’il considère comme l’un des successeurs les plus significatifs de Watsuji. L’élaboration des notions mésologiques de Berque, dit Kioka, s’effectua simultanément à sa compréhension de Fūdo. Cependant, nuance-t-il, la fūdogaku de Watsuji et la mésologie de Berque étant issues de deux disciplines

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différentes, la relation entre leurs créateurs n’en est pas une de maître à disciple. Après avoir montré les liens entre Watsuji et Berque d’une part, et Heidegger qui les inspira tous les deux d’autre part9, l’auteur s’efforce d’attirer l’attention sur d’autres aspects moins évidents de la fūdogaku. Il remet aussi en question certaines des critiques adressées par Berque à Watsuji, prêtant à ce dernier une pensée analogique qui forme la méthodologie de Fūdo et qui est susceptible d’adopter des critères culturels différents, de façon à ce que des milieux très différents les uns des autres puissent se rencontrer. À la recherche d’un autre type de subjectivité

Le double statut des philosophes japonais du xxe siècle, celui d’observateurs extérieurs et de récepteurs par rapport à la philosophie occidentale, suffit à expliquer leur intérêt marqué à l’égard de celle-ci mais en même temps la majeure partie de leurs propos éminemment critiques à son endroit — propos qui purent malheureusement aller, dans certains cas, jusqu’à la caricature. Parmi ces critiques se retrouvent au premier rang celles adressées à la subjectivité autocentrée. L’effort proprement philosophique des penseurs japonais consista surtout à rechercher une subjectivité ouverte et plus originaire. Les quatre contributions de cette section, en plus d’ajouter aux philosophes dont la pensée a déjà été examinée les noms du psychiatre Kimura Bin (né en 1931) et du critique littéraire Katarani Kōjin (né en 1941), sont autant de moyens susceptibles d’indiquer dans quelle direction s’effectuera ce décentrement et de laisser voir ce qui se manifeste au bout du chemin, à savoir un soi relationnel reconduit à son lieu ou site originaire, dans lequel le rapport au monde et à autrui ne s’instaure pas de manière antagoniste mais relationnelle. À ce titre, la contribution de Nishida est plus qu’originale. Plutôt que l’« étonnement » ou la « question », il place à l’origine du questionnement philosophique une motivation affective qu’il appelle « tristesse de la vie ». Cela n’est pas pour étonner si l’on considère sa division des facultés humaines en trois grands niveaux, à savoir l’intellectuel, l’affectif et le volontaire. Suivant le schéma général de sa logique du basho, le niveau intellectuel auquel on a trop souvent limité le champ 9. L’étude par Watsuji de la spatialité s’effectua en lien avec la temporalité heideggérienne, mais plutôt à titre de repoussoir.

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de la pensée philosophique est le plus superficiel, c’est-à-dire le moins englobant, et par là même le plus excentré par rapport au « soi véritable ». À un niveau plus englobant par rapport au soi intellectuel et permettant de le remettre en perspective se trouve le niveau affectif. Le niveau volontaire, le plus englobant des trois, est celui de la conscience morale et de l’éthique. Dans le cadre de la recherche du commencement de la philosophie, c’est le niveau affectif qui retient en priorité l’attention de Nishida. Kuroda précise dans un second article que la notion nishidienne de tristesse de la vie, souvent considérée comme limitée et négative par rapport à d’autres sentiments, n’est pas la simple répercussion psychologique ou la traduction affective d’une intuition intellectuelle, mais un sentiment à la fois originaire et générique qui pousse l’être humain à se connaître lui-même. Abordant la notion de « tristesse profonde de la vie » comme un véritable questionnement philosophique, l’auteur s’attache à en cerner plus précisément le statut, la provenance, de même que la raison qui pousse à la considérer comme la motivation de la philosophie. Il la met en relation avec quelques-uns des thèmes principaux de la philosophie de Nishida, c’est-à-dire les conditions de possibilité de la pensée, l’autoréflexion, l’articulation des termes contradictoires, le soi corporel, l’éveil à soi et le rapport à autrui. L’importance mise par Nishida sur le corps dans sa recherche d’un nouveau type de subjectivité est reprise également dans l’article de Kazashi Nobuo, qui met en même temps l’accent sur les potentialités et les insuffisances recelées dans cette notion nishidienne. Kazashi y joint l’analyse de deux notions déterminantes de la dernière période de la philosophie de Nishida, à savoir l’« intuition agissante » et le « corps historique ». Le monde historique, insiste Nishida, ne peut être envisagé ni à partir de la substance cartésienne (la réalité indépendante existant par soi), ni à partir du plan de conscience abstrait. L’insistance sur l’intuition agissante permet d’offrir une option différente et de garantir l’interdépendance des aspects constituants et complémentaires du monde (par exemple l’intérieur et l’extérieur, l’immanence et la transcendance, l’un et le multiple, le temps et l’espace). Dans ces conditions, la pensée elle-même est inséparable du corps historique et est l’un des modes de comportement de ce dernier. Après avoir mis dans un premier temps la notion d’intuition agissante en lien avec les réflexions de Merleau-Ponty sur le « corps », la

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« chair du monde » et le « chiasme », Kazashi en aborde les prolongements dans la pensée de Kimura10, en lien notamment avec l’expérience de l’« entre » (㛫 aida)11. Les analyses présentées par Kazashi lui fournissent les éléments nécessaires pour approfondir sa préoccupation majeure, à savoir proposer une philosophie de l’histoire qui tienne compte de la réalité sociohistorique dans tous ses aspects. Cela le conduit à critiquer quelques problèmes posés par les notions nishidiennes sur ce sujet. La notion de « tristesse profonde de la vie » par exemple, déjà soulevée par Kuroda, était initialement destinée à une critique de la philosophie occidentale et de sa tendance à objectiver l’être. Mais à notre époque de menace d’anéantissement nucléaire total, elle pâlit et se retourne même contre la conception nishidienne, plus de mise aujourd’hui, d’un développement linéaire et progressif du monde historique. À un âge où c’est la possibilité d’une fin globale et tragique de l’histoire humaine qui est en question, des problèmes philosophiques tels que, par exemple, la question strictement individuelle de la vie et de la mort du soi doivent être replacés dans le cadre des enjeux plus collectifs de notre époque de guerres. La remise en question de la subjectivité moderne et du caractère objectivant de la philosophie requérait un retour aux origines grecques de la philosophie à laquelle furent confrontés les philosophes japonais. La philosophie japonaise, il va sans dire, n’est pas limitée au problème séculaire de l’être, ni d’ailleurs à celui du néant qui la traverse de part en part. Il était cependant nécessaire de les remettre en scène et de s’assurer de la solidité des bases sur lesquelles pût s’établir une philosophie d’un genre nouveau. C’est à cette tâche que s’appliqua Nishitani dans son réexamen du problème de l’être et de la question ontologique. Par rapport à Nishida mais aussi à Tanabe, Nishitani observa, on l’a vu, une méfiance certaine à l’égard des pensées systématiques. Il mit l’accent sur les aspects existentiels et plaça plus clairement l’emphase sur l’héritage spirituel et intellectuel de l’Asie, qu’il assuma pleinement. Il conserva 10. Kimura Bin est docteur en médecine et professeur de psychiatrie. C’est lors de ses études à Munich qu’il ajouta à ses intérêts pour Minkowski, Binswanger et von Weizsäcker les pensées de Heidegger, Husserl et Nishida. Ce dernier eut une importante décisive dans l’élaboration de sa psychopathologie phénoménologique. 11. Il sera plus longuement question des thèmes majeurs de la pensée de Kimura dans la section suivante.

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cependant une proximité avec Nishida en ceci qu’il s’attarda sur la recherche d’une subjectivité plus originaire, de même que sur les relations de l’être humain à lui-même, à autrui, à Dieu et à l’environnement. Sylvain Isaac souligne ces points importants de la pensée de Nishitani à travers une analyse de son article intitulé « Le problème de l’être et la question ontologique ». On y constate qu’en retraçant la genèse de la question de l’être chez les prédécesseurs d’Aristote, Nishitani remit en question une philosophie comprise comme pensée objectivante et analytique, de manière à tracer le niveau existentiel sous-jacent à la pratique philosophique. La pensée de Karatani12, enfin, est à situer elle aussi dans le cadre de la recherche de l’identité personnelle, à laquelle s’ajoute celle de l’identité nationale. Karatani se trouve au croisement de la critique littéraire, de l’esthétique et de l’herméneutique. Ses travaux portent sur la réception de l’herméneutique occidentale, à partir de laquelle il développe une critique aux niveaux esthétique et littéraire. C’est à cette description générale que s’applique Bernard Stevens dans un article aussi concis qu’éclairant. Modalités de la rencontre interpersonnelle

La rencontre interpersonnelle est un événement si courant que rarement nous nous questionnons sur ce qui la rend possible. Le mérite de Martin Buber est d’avoir porté à l’attention de la philosophie occidentale le problème de la relation et d’avoir établi qu’elle est l’événement fondamental de l’existence humaine. De Buber, la relation « je-tu » dont Nishida fit l’un des thèmes majeurs de sa pensée porte indirectement l’empreinte. Elle met en scène un « je » qui possède une individualité irremplaçable mais qui, en même temps, est un véritable individu uniquement dans la mesure où il est relié de manière générale à l’« autre » et plus spécifiquement au « tu ». En établissant des rapports avec Mikhaïl Bakhtine, Thorsten BotzBornstein fait ressortir la position de Nishida avec une grande efficacité et montre qu’elle avait été déjà pressentie dans une large mesure

12. Karatani fut jusqu’en 2006 professeur à l’Université Kinki. Il est l’un des fondateurs de la revue Espace critique (ᢈホ✵㛫, Hihyō kūkan). Il est connu aussi pour son examen du marxisme et pour sa relecture de Kant et de Marx. Ses intérêts tournent également autour des questions de la nation, de l’État et du capitalisme.

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par Bakhtine. Cela n’est pas pour étonner si l’on considère que l’un et l’autre subirent l’influence de la philosophie allemande, notamment celle de Buber, sur les thèmes de la perception de l’autre, de l’empathie, du soi et de place de l’individu dans son milieu. Sur ces thèmes, les approches de Nishida et de Bakhtine, ainsi que les résultats auxquels ils parviennent, sont semblables. Le parallèle le plus frappant a trait à la notion d’espace au sens de basho, que sous l’influence de Buber entre autres, Nishida opposa au simple concept moderne d’espace comme extension géométrique. De manière similaire, Bakhtine tenta de se réapproprier l’espace concret en tant que concept philosophique. Ce véritable « lieu » de la rencontre entre un « je » et un « tu » vient remettre en question l’espace abstrait qu’est la société électronisée moderne, où l’autre est représenté par l’information. Celle-ci, en effet, peut entraîner une « fusion » globalisante avec l’autre mais échoue à l’établir en tant qu’autre. Cette même sensibilité au problème de la rencontre de l’autre se retrouve aussi chez Nishitani, Kuki Shūzō (1888-1941), Watsuji et Kimura. Nishitani, d’abord, s’intéressa à la question de la relation interpersonnelle souvent occultée par l’évidence apparente de la quotidienneté. Cet intérêt qui fait intervenir l’ontologie bouddhique, l’analytique existentiale et la mystique rhénane correspond chez lui à une recherche philosophique du caractère essentiel de l’être humain. Il procède au moyen d’une descente dans les profondeurs du soi allant de pair avec un mouvement de déconstruction de l’ego qui permet simultanément de quitter la superficialité, la banalité et l’apparente familiarité des relations du quotidien. Nishitani propose en lieu et place de la conscience ordinaire (qui a pour effet de rendre la réalité opaque) et de l’ego (site de relations personnelles inauthentiques) une attention à la co-originarité et à la proximité essentielle du soi le plus originaire et des choses. Le rapport authentique à l’altérité et les relations interpersonnelles prennent appui sur la découverte de ce type de soi et sur la même dynamique de proximité. Au point focal de cette problématique se trouve la préoccupation centrale de Nishitani, à savoir que c’est le champ même de la nihilité ou de la vacuité (kū, en sanscrit : sûnyatâ) qui fournit au soi l’occasion d’une interrogation radicale à propos de lui-même. Lorsqu’au moyen du doute et d’une négation programmée par le champ de la vacuité, l’ego se fissure enfin, le soi devient néant par rapport à lui-même.

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On peut aussi parler d’un évidement du soi qui permet aux choses d’apparaître dans leur talité et à la véritable rencontre avec l’altérité de se produire. La religion se situe à ce niveau qui est celui de l’autoaperception de la réalité. La découverte de ce type de soi est également le point de départ d’une pensée éthique et d’une philosophie pratique. Chloé Sondervorst affirme dans son article que c’est là la contribution la plus importante de Nishitani au rayonnement philosophique de l’école de Kyōto. Les articles de Uehara Mayuko et de Sakabe Megumi étudient le problème de l’autre et de l’intersubjectivité à travers la personnalité et l’œuvre de Kuki13. Au cours de la troisième décennie du siècle dernier, plusieurs jeunes philosophes japonais, parmi lesquels Kuki, se rendirent en Europe, notamment en Allemagne, pour y étudier auprès de Husserl, Rickert et Heidegger surtout. À travers cette rencontre de l’autre et des différentes expériences culturelles qui s’ensuivirent, c’est la subjectivité japonaise elle-même qui était à la recherche de sa propre identité. Uehara nous présente le parcours intellectuel et culturel de Kuki : son long séjour en France et en Allemagne (1921-1928), au cours duquel il eut l’occasion de rencontrer des personnalités éminentes dont, en plus des philosophes allemands précités, Sartre ; ses deux œuvres disponibles en français, à savoir Structure de l’iki et Le Problème de la contingence, qui sont les témoins de l’histoire de la rencontre personnelle de Kuki avec Paris et sa culture, de l’influence décisive sur sa pensée de cet autre qu’est la philosophie occidentale. La question principale que pose Uehara est celle de la manière dont Kuki utilisa la stricte approche philosophique de l’Occident pour conceptualiser l’iki, terme à son avis intraduisible et d’ordre essentiellement esthétique. Ce qu’on peut affirmer dans le cadre de la relation interpersonnelle qui est l’enjeu de la présente section est que l’iki est constitutif de la relation homme/femme. Dans le même contexte de la recherche d’une subjectivité japonaise au contact de l’Occident, Sakabe examine l’influence de la culture européenne du xixe siècle sur Kuki. L’originalité de son article est

13. Kuki est connu surtout pour sa pensée esthétique et pour son analyse du problème de la contingence. Il fut professeur à l’Université de Kyōto, où il enseigna l’histoire de la philosophie, la philosophie française, l’existentialisme et la phénoménologie.

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d’explorer l’itinéraire intellectuel de ce philosophe à travers ses recueils de poèmes, lesquels fournissent une idée assez exacte du style de vie qui fut celui de leur auteur lors de ses deux séjours à Paris entre 1924 et 1928. Même si Kuki ne fit pas à proprement parler partie de l’école de Kyōto, Sakabe tient à le considérer comme l’un des successeurs de cette école en ce sens que d’une manière similaire à la situation de Baudelaire à Paris, il fut un représentant éminent du raffinement spirituel de la ville de Kyōto, à savoir la culture courtoise et celle, baroque, de la décadence et du dandysme. La modernité que Baudelaire avait définie comme synthèse de l’éternel et de l’éphémère dans la vie artistique, Nishida, Tanabe, et avec eux les autres membres de l’école de Kyōto s’y engagèrent. Mais Kuki s’y engagea plus profondément que quiconque parce qu’elle était en résonance avec une modernité japonaise à laquelle il s’identifia davantage que les autres philosophes de son époque. Sakabe insiste sur la conception kukienne de la temporalité, dont le mode de croisement de l’extase horizontale et de l’extase verticale est celui de la « contingence ». Pour Kuki, le problème de la contingence se ramène à l’étonnement devant le mystère de la rencontre qui advient au fond de l’âme. Il se résume dans la maxime morale et existentielle suivante : « Ne passe pas en vain quand tu rencontres quelque chose ». Cette rencontre est celle, horizontale, entre les personnes, ou entre les personnes et les choses, mais aussi celle, verticale, avec le mystère de l’absolu. La même dynamique de la rencontre s’exprime dans une question de littérature que Sakabe examine en dernier lieu, celle de la rime, qui est selon lui le prototype de la rencontre interpersonnelle. Comme dans le cas de l’iki de Kuki, la lecture que Erin McCarthy propose ensuite de Watsuji concerne la relation homme/femme. Elle considère qu’on peut retracer dans l’éthique de Watsuji (qui part comme on sait d’une critique de l’individualisme moderne et de sa lecture de Heidegger pour mettre en évidence l’importance incontournable de la relationalité) et dans la philosophie féministe (telle qu’on la trouve chez Luce Irigaray et Nel Noddings) deux aspects communs quoique diachroniques : la signification du corps et une conception du soi comme relationnel. Irigaray et Watsuji sont d’accord pour remettre en question la conception trop étroite du corps qu’ils voient dans la tradition philosophique occidentale et qui eut pour

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conséquence de nier l’aspect spatial du soi et du corps. Et pourtant, lorsqu’il est envisagé dans son lien à l’esprit, ce dernier devient le lieu même de la relation ; il est un site ontologique et éthique. Malheureusement, lorsque ce site est nié dans son caractère créateur et réduit à la simple reproduction, les femmes n’ont plus l’occasion de développer leur propre subjectivité. Qui plus est, le déni de l’unité corps/esprit rend impossible le dialogue entre les sexes et le comportement éthique. Cela se comprend aisément si l’on considère que le lieu de l’éthique est le rapport entre les sujets incorporés. Exister dans le corps, c’est occuper le basho spatial de l’ici-et-maintenant. L’existence éthique de l’humain requiert qu’on maintienne à la fois l’unité corps/esprit et l’interdépendance des personnes. Un type de dialogue qui donne ainsi respectueusement voix à l’autre auquel on avait jusque-là imposé le silence est très fécond. Car dans la mesure où la notion d’individu relationnel inclut fondamentalement celle de corps, un nouveau champ éthique est délimité qui entraîne à repenser les relations et les différences entre les deux sexes, voire entre les cultures. McCarthy complète son analyse de Watsuji et sa conception non-dualiste du soi par des apports de l’éthique de la sollicitude (care ethics) prônée la philosophie féministe. Le parallèle est totalement justifié du fait que ce type d’éthique opère à l’aide d’un concept de soi fondamentalement relationnel. De par son caractère relationnel, le soi se voit doté d’une obligation ou d’une responsabilité à l’égard d’autrui. Il est entraîné, de par sa relation à l’autre, à adopter des comportements éthiques. Il en résulte une orientation vers une ouverture à la différence et à autrui qui fait enfin échec à la séparation corps/esprit et à l’isolement. Vient au terme de cette quatrième section une explication très éclairante, fournie par Joël Bouderlique, des thèmes majeurs de la pensée de Kimura. Ce dernier se forma à la phénoménologie dans le but d’analyser les perturbations dans la conscience de soi des schizophrènes au niveau de la coïncidence avec soi-même et à celui du rapport à l’altérité. Outre celle de Husserl, Kimura subit l’influence de Nishida et de Watsuji dans la découverte du lieu (basho) originaire de la conscience de quelque chose, lequel lieu est antérieur à l’opposition sujet/monde. Ce lieu d’origine du soi authentique se concrétisa en termes d’aida (㛫, l’entre, l’intervalle soit spatial, soit temporel). De plus, le mot ningen (ே㛫, être humain) sur lequel Watsuji attira

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le premier l’attention et qui exprime l’être humain en relation exerça sur la pensée de Kimura une influence aussi considérable que sur celle de Watsuji. Cette notion, on s’en souvient, signifie que le soi ou le sujet n’est pas établi d’avance mais se construit à travers les rencontres avec autrui et avec le monde. Elle venait dans le prolongement de l’affirmation par Nishida du double caractère de l’être humain, à savoir son individualité inaliénable et son rapport nécessaire à l’autre. Autrement dit, le soi surgit d’une relation au non-soi. Kimura pousse les implications de cet entre jusqu’à affirmer que toutes les psychopathologies proviennent d’une carence ou d’un échec de la constitution du moi dans les relations interpersonnelles, c’està-dire de l’impossibilité de s’approprier un moi mûr. Lorsqu’il affirme par exemple que l’angoisse a trait à la crainte de ne pas pouvoir advenir à soi-même, cela signifie qu’elle est le symptôme ou l’annonce de l’incapacité ou de la difficulté du sujet à établir des relations répétitives et autoconstituantes à autrui et au monde. Quant à la schizophrénie, il la définit comme l’« impossibilité de se constituer en ce lieu en tant qu’être distinct pouvant s’affirmer comme soi-même ». Les rapports entre individu, société et État

Les trois contributions de la cinquième section fournissent elles aussi des éléments précieux afin d’aider à renouveler la compréhension de la subjectivité humaine. Mais en plus, elles cherchent à situer le soi ou l’individu dans ses rapports à l’universel, qu’il s’agisse de la société ou de l’État, mais toujours en réexaminant le statut qui a été accordé à l’individu en Occident et au Japon, et jusqu’à présent dans les sociétés contemporaines. Les remarques critiques fort à propos qu’elles présentent servent à rappeler que rien ne justifie la soumission de l’être humain au groupe social. Ici, nous entrons dans une perspective où la philosophie, l’anthropologie et la sociologie entretiennent des rapports étroits. Cela place encore davantage le présent ouvrage sur la scène de la recherche interdisciplinaire et permet de constater dans une mesure plus étendue quels sont les différents prolongements et champs d’application possibles du type de philosophie qui nous occupe ici. L’article de Britta Boutry-Stadelmann situe la problématique de cette dernière section dans ses aspects les plus généraux, en attirant

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notamment l’attention sur l’importance d’une étude des structures de la langue japonaise lorsqu’il est question de percevoir autrement l’individu dans ses rapports sociaux. Il est en effet remarquable que cette langue inscrit l’être humain dans son contexte relationnel. Pourtant, on ne peut être qu’étonné de constater que la notion d’individu a tout de même été la plupart du temps oblitérée au profit de celle de collectivité. Il est cependant possible de déceler au Japon une conception positive de l’individu, tant au niveau théorique qu’à celui des pratiques sociales. Nishida, par exemple, le conçoit en tant que sujet en action se trouvant soumis au prédicat (le verbe en tant qu’action), tandis que Yamazaki Masakazu (né en 1926) le présente comme un sujet souple au sein de la société. Dans le présent contexte social japonais, le problème central est désormais le suivant : la distinction nette entre individualisme « occidental » et groupisme « oriental » est-elle vraiment justifiable ? Car l’individu est favorisé d’une certaine manière au Japon puisqu’il est le lieu d’ancrage du « corps-esprit ». De plus, il est le protagoniste des échanges sociaux. Étant donné la conception positive que les Japonais ont du corps et des pratiques artistiques qui en sont l’expression, il est impossible d’affirmer que l’individu y est simplement dissolu dans le groupe social. Par « individu », cependant, il ne faut pas entendre le sujet épistémologique mais le sujet agissant situé dans le monde de l’agir. Ce type de « je » est plus proche du « champ profond » de l’intersubjectivité que le « je » de la philosophie moderne et se constitue à partir de lui. Autrement dit, c’est encore une fois la relation à autrui qui permet au « je » de s’autodéterminer. Qu’en est-il dans ce contexte des rapports entre individu et société ? L’individu actuel, au Japon comme ailleurs, est perpétuellement en mutation et en interaction car la société dans laquelle il se situe est dynamique et en constante transformation. Il en résulte que le surgissement d’un nouveau type d’individu va de pair avec celui d’un nouveau type de société qui lui laisse de plus en plus de place. Or, cet équilibre demeure fragile. L’idéal serait que l’individu ne soit ni autarcique, ni dissolu dans le groupe, et que l’un et l’autre entretiennent des relations exemptes de toute domination. Un examen plus approfondi des rapports entre l’individu et la société au Japon requiert aussi une reprise de la question de la gestion politique des rapports entre l’individu et l’État. Sur ce sujet, le marxisme japonais d’avant-guerre fut très actif. L’un de ses représentants le plus

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célèbres est Tosaka Jun14, connu surtout pour sa critique de l’idéologie japonaise. Tosaka est à situer parmi les marxistes. Comme Miki15, il fit partie de l’aile gauche de l’école de Kyōto. Cependant, son ontologie et sa critique de certains membres marxistes du Parti communiste japonais font de lui un cas particulier. On le qualifierait plus exactement de matérialiste étant donné ses préoccupations pour la scientificité et la théorie. Arrêté à plusieurs reprises pour cause d’activité subversive, Tosaka mourut en prison en 1945. L’article bref et bien documenté de Brice Fauconnier présente le parcours intellectuel de ce philosophe marquant. Bernard Bernier, enfin, propose l’examen d’une question qui fut d’une grande importance dans la philosophie occidentale, celle de la transcendance. Les philosophes japonais qui jusqu’alors, avaient en général accordé la préséance à l’immanence, durent composer avec la transcendance lorsqu’ils se virent confrontés à la philosophie occidentale à partir de 1868. Bernier fait de la transcendance une présentation fouillée dans la tradition occidentale, notamment chez Kant, Husserl, Hegel, Nietzsche et Heidegger, puis des rapports entre immanence et transcendance dans la pensée japonaise. Cela lui fournit des bases solides pour procéder à sa critique de la position ambiguë de Watsuji à cet égard. Il est en effet paradoxal et déconcertant de constater que lorsqu’il est question des rapports entre l’être humain et l’État, les rapports égalitaires entre l’individu et le groupe, exprimés par Watsuji dans le terme ningen, sont déstabilisés au profit de l’État. Sur ce point, Watsuji n’est pas toujours conséquent avec lui-même. De la relation entre l’humain et le groupe, il opère un glissement imperceptible vers la communauté conçue comme totalité englobant les individus.

14. Tosaka subit l’influence des néokantiens avant de s’intéresser à la phénoménologie, puis, à partir de 1929, à la pensée de Miki. Il contribua à faire connaître au Japon le marxisme soviétique. Ses ouvrages principaux sont La Logique de l’idéologie (࢖ࢹ࢜ࣟࢠ࣮ࡢㄽ⌮, Ideorogii no ronri) (1935) et Essai sur l’idéologie japonaise (᪥ᮏ࢖ࢹ࢜ࣟࢠ࣮ㄽ, Nihon ideorogii-ron) (1935). 15. Miki étudia à partir de 1917 avec Nishida, Tanabe et le philosophe des religions Hatano Seiichi (1877-1950). De 1922 à 1925, on le trouve à Heidelberg, Marburg et Paris, où il subit l’influence notamment de Heidegger, de Rickert et de la pensée socialiste allemande. Après son retour au Japon, il s’efforça d’y introduire certains des aspects philosophiques et anthropologiques du marxisme. Comme Tosaka, il mourut en prison en 1945.

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L’absolutisation par Watsuji de l’appartenance au groupe apparaît avec le plus d’évidence lorsqu’il traite du système impérial japonais, conçu par lui comme un moyen d’introduire au fondement tant de l’éthique que de la nation et du politique une sorte d’absolu transcendant. En procédant ainsi, il fit de la figure générale de la communauté un absolu préexistant aux individus et la revêtit d’un caractère transcendant par rapport à des individus en situation d’obéissance. Il accorda également au système impérial le statut de principe transcendant de la morale japonaise. La thèse de Bernier est que ce faisant, Watsuji aboutit à rétablir la notion de transcendance là où il l’avait critiquée dans le cas de l’Occident. Sa tentative pour établir une éthique universelle qui fût fondée uniquement sur le social s’en trouva par le fait même court-circuitée. Spécificité de la philosophie japonaise : une réponse à l’appel de l’autre

Au terme de l’exposition des cinq sections de cet ouvrage collectif, il est temps de tirer le fil conducteur de toutes les contributions qui y sont présentées et, par la même occasion, de caractériser la philosophie japonaise du xxe siècle dans ses aspects les plus importants. Le trait commun est la recherche d’un nouveau type de subjectivité, centrée non plus sur elle-même mais située d’ores et déjà au sein du monde et comme partie prenante de ce monde. À travers les différents enjeux qui ont été retenus, les contributeurs s’attachent, dans une perspective ouvertement pluridisciplinaire, à montrer les implications d’une subjectivité en relation au monde, à autrui et aux choses. Dans leur recherche d’une forme de rapport au monde qui cherche à placer le sujet transcendantal moderne sur un horizon plus vaste, ils font montre d’un point de vue qui inclut les thématiques du corps, de l’altérité, de la société et du milieu. Ce type d’attitude philosophique fait écho à celle des philosophes japonais du xxe siècle, chez qui on retrace une tension constante entre tradition et modernité, un effort soutenu en vue de réexaminer et de se réapproprier leurs propres traditions intellectuelles et spirituelles, tout en s’ouvrant à leur autre, en l’occurrence la philosophie occidentale. Cependant, plus fondamentaux encore, deux autres acquis recoupent les cinq enjeux autour desquels sont regroupées les diverses

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contributions de cet ouvrage : l’autonégation comme réponse à l’appel de l’autre et la recherche d’un « espace » de la relation. Chez la plupart des auteurs étudiés, l’autonégation est ce qui permet au soi de prendre une distance face au rôle de sujet objectivant dans lequel l’a cantonné la modernité, afin de fonctionner simultanément à tous les niveaux qui constituent son être propre, à savoir corporel, cognitif, volontaire, artistique, moral et religieux. Or, le point déterminant ici est qu’une fois soumis à l’autonégation, le « je » ne se retrouve pas complètement isolé dans sa seule subjectivité. Le décloisonnement de soi et de l’identité que l’autonégation entraîne n’a pas pour résultat de laisser le soi se complaire en quelque sorte ou s’éprouver dans ce stade de manque. Bien au contraire, elle lui permet de se découvrir comme originairement en relation puisque la constante déconstruction de son identité propre répond à un constant appel de l’autre, ce dernier fût-il chose ou être humain. Le stade de l’autonégation est, pour employer une image, un passage par la mort qui apparaît comme un moment intrinsèque et nécessaire à la vie. Il est tout le contraire d’une subjectivité autosuffisante qui se refuse à la médiation de l’autre parce qu’elle s’obstine à croire que son propre système d’objets n’est pas, en définitive, susceptible de constituer le tout de la réalité. Grâce à l’autonégation, le « je », mis à mal dans ses prétentions à l’identité fermée, est affecté par l’autre, entraîné à se reconstruire constamment et à réévaluer ses possessions objectives. La souffrance de l’autonégation en vaut donc le prix puisqu’elle a pour fonction d’ancrer encore plus le soi dans le domaine relationnel, de lui faire prendre davantage conscience des (ou de l’éveiller davantage aux) multiples relations dans lesquelles il est dès toujours investi, à savoir le rapport soi/monde, le rapport sujet/milieu, la relation je-tu, voire la relation être humain/Dieu. Le soi qu’on trouve à ce niveau de relationalité est fondamentalement non-objectivable. Il en va pareillement des autres termes de la relationalité, véritables hypokeimenon dont on pourra toujours faire des objets au niveau du discours, mais qui n’en échapperont pas moins à ce dernier de par leur aspect relationnel. Il apparaît ainsi que l’un des apports majeurs de la philosophie japonaise du xxe siècle a été d’inscrire la différence au cœur de l’identité. La première vient grever la seconde, l’entraîner à la déconstruction, à la modification ou au remodelage. Mais cette différence n’est

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pas de l’ordre de l’abstraction. Elle est une altérité qui interpelle le « je » à sortir de soi et à devenir autre que lui-même. Le « je » a la possibilité de mettre fin à tous moments au douloureux processus d’autonégation et à l’inconfort de la constante intrusion de l’autre pour se figer de nouveau dans une identité tout autant rassurante que factice, pour se conformer à des usages sociaux, des habitudes de pensée, des normes morales, dans la possession d’objets matériels et cognitifs. Mais l’appel de l’« autre absolu » et la réponse qu’il attend demeurent plus forts que tout. Le soi s’étant soumis à l’autonégation s’interroge sur son « où », sur l’espace de relation aux frontières mouvantes dans lequel il prend place. Question importante s’il en est une, et qui passe au premier plan. Qu’en est-il du « où » de la relation, appelé par Nishida, Tanabe et Kuki « néant absolu », par Nishitani « vacuité », ou encore par Watsuji et Kimura « intervalle » ? Comment cerner un lieu qui, paradoxalement, n’est pas délimitable comme devrait l’être normalement tout lieu ? Comment situer un « où » qui ne désigne aucun espace physique ou conceptuel ? On atteint ici les limites du langage et de ses capacités représentatives, puisque le « où » n’a pas d’objet. Cela dit, il serait vain de nier que les philosophes japonais purent échapper à tout type de représentation spatiale lorsqu’ils s’efforcèrent de cerner le site d’un soi plus originaire. En réalité, il semble n’y avoir d’autre issue que d’utiliser une imagerie quasi spatiale (mais qui n’est pas de l’ordre d’un espace physique) lorsqu’il s’agit d’effectuer un « déplacement » de perspective, de trouver « où » le soi se situe vraiment, d’« où » il vient et « où » il meurt. Ce site en direction duquel firent signe tous les philosophes japonais au moyen de diverses métaphores spatiales est celui dans lequel le soi n’est plus limité à sa fonction représentative mais s’élargit par son agir jusqu’à ses dimensions plus englobantes, à savoir l’intuition artistique, le domaine de l’affectivité, l’agir moral, le sentiment religieux, toutes dimensions qui reposent sur cette autre, la plus importante de toutes, à savoir la relationalité. Dans ce site originaire, aucun dualisme n’a cours. La place est donnée à la réciprocité, sans pour autant que tout ne se fonde en une totalité indistincte. Il apparaît donc que le fait de porter au premier plan la question du « où » permet de pointer vers un lieu innommable et indélimitable, mais « à partir de quoi » et « en quoi » émergent tous types d’objecti-

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vation et de discours, de déboucher sur un « espace » de relationalité marqué par la déconstruction de l’identité propre et l’altération du « je » par l’autre absolu, sans lequel il serait impossible au soi d’accéder vraiment à lui-même. Ce qu’il faut bien comprendre ici est que le rapport entre le soi originaire et ses avatars cognitif, artistique, moral ou religieux n’est pas de l’ordre de la priorité temporelle. Autrement dit, le soi marqué par l’autonégation est stricto sensu le même soi que celui qui, au niveau intellectuel, se pose face à des objets et des significations qu’il a lui-même créées. Le même, aussi, que le soi transcendantal, le soi artistique, le soi moral et le soi religieux. La différence est qu’en répondant au mouvement d’autonégation qui le marque essentiellement, le soi est placé dans un horizon plus vaste par rapport à ses autres avatars ; il devient authentique. On se rend compte ici que la largeur de vue à laquelle parvinrent les philosophes japonais est assez impressionnante. Ils réussirent pour la plupart à faire sortir le soi des orbes psychologique, représentatif et transcendantal pour le présenter dans toutes ses dimensions. Et partout l’autre est toujours rencontré puisque c’est lui qui, à travers l’autonégation qu’il suscite chez le « je », entraîne ce dernier à se constituer sans cesse en tant que « je ». Pourquoi cela ? Parce que le « je » et l’autre, la société et le monde historique sont situés dans un lieu ultra-englobant, réinterprété soit en termes de néant absolu ou de vacuité, soit en termes d’intervalle. Le projet « Philosophes du Japon au xxe siècle »

Le présent ouvrage collectif n’est pas né de rien. Il est l’un des résultats du vaste projet de recherche international intitulé « Philosophes du Japon au xxe siècle » que j’ai mis sur pied à l’été 2004. Il a consisté à réunir pour la première fois les chercheurs et traducteurs francophones autour de la préparation et de la publication de commentaires et de traductions de philosophes japonais. Un grand nombre d’entre eux à travers le monde a répondu avec enthousiasme à l’invitation qui leur a été lancée de participer à ce projet. Un tel projet aurait été impossible il y a encore seulement une quinzaine d’années. Au début des années 1990, peu de gens encore parmi les chercheurs non-Japonais s’intéressaient à la philosophie

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japonaise du xxe siècle16. Les ressources étaient rares en langues occidentales et presqu’inexistantes en français. Il se trouvait par ailleurs des universitaires japonais qui s’étonnaient fort de ce que des Occidentaux pussent s’intéresser à quelqu’un comme Nishida par exemple, réputé pour la difficulté de son langage philosophique, même pour les Japonais. Cependant, on assista au cours des années 1990 à un net accroissement de l’intérêt à l’égard de ce type de philosophie, tant au Japon qu’en dehors. Les traductions des philosophes japonais et les commentaires en plusieurs langues se firent toujours plus nombreux à partir de 1995 environ. Parmi ces recherches, celles en langue française tiennent aujourd’hui une place non négligeable. Elles se caractérisent par un décloisonnement de la perspective philosophique et par sa mise en rapport avec plusieurs autres disciplines des sciences humaines — par exemple, l’anthropologie, l’esthétique, l’éthique, la géographie, l’histoire des sciences, la linguistique, la politologie, la psychiatrie, la sociologie et la religion. Le résultat est qu’apparaissent désormais sous un jour plus net des problèmes très différents les uns des autres qui n’avaient pas encore été remarqués dans les textes des philosophes japonais et qui font pressentir toute la richesse de leur pensée. Cette dernière touche de cette façon un public scientifique de plus en plus large. Il demeure cependant que malgré ce développement appréciable, la recherche demeure encore freinée, dans la francophonie comme ailleurs, par un problème majeur, celui de l’isolement des chercheurs. Jusqu’à maintenant, en effet, la recherche et les traductions ont été sous la responsabilité d’individus qui, en raison de leur éloignement géographique, ont eu rarement l’occasion de se rencontrer et de mettre leurs idées en commun. Les colloques locaux et internationaux sont rarissimes17. Le sont tout autant les occasions de publication 16. Je dis bien « non-Japonais » plutôt qu’« Occidentaux » puisque des recherches concernant la philosophie japonaise sont actuellement en cours à Taiwan, à Hong Kong, en Chine et en Corée. 17. Jusqu’à maintenant, les colloques concernant la philosophie japonaise ont été très peu nombreux dans la francophonie. Mais fort heureusement, la renommée de Nishida en France doit beaucoup aux deux événements organisés à Paris par Augustin Berque en 1996 et 1997, dont les actes ont été rapportés dans trois volumes. Ils ont représenté en France un coup d’envoi pour la recherche en philosophie japonaise du xxe siècle. Voir Augustin Berque et Philippe Nys (dir.), Logique du lieu et œuvre humaine, Bruxelles, Ousia, 1997, 276 p. ; Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, vol. 1 : Nishida : La mouvance

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collective. Il était donc important et nécessaire de mettre en œuvre des moyens concrets en vue de modifier cette situation, notamment en promouvant un travail de collaboration entre les différents chercheurs et traducteurs œuvrant dans ce domaine, d’où la mise sur pied du projet « Philosophes du Japon au xxe siècle ». Mais en plus de fournir aux spécialistes dans le domaine des lieux pour publier leurs travaux, il était aussi important de leur donner l’occasion de se rencontrer afin de mettre leurs idées en commun. C’est pourquoi plusieurs activités entourant ce projet ont été organisées à l’automne 2005 et à l’été 200618. Ces divers événements ont répondu à toutes les attentes. Ils ont aussi permis au projet lui-même de faire un bond en avant significatif puisque la plupart des communications qui ont été faites dans le cadre de ces activités ont été intégrées dans le présent ouvrage collectif, après avoir été révisées et complétées. Quant aux traductions, elles ont été rassemblées et publiées séparément dans un numéro du Laval Théologique et Philosophique19. Le thème choisi dans le cadre du projet « Philosophes du Japon au xxe siècle » est le type de philosophie qui vit le jour avec l’ère Meiji (1868-1912) et qui couvre une vaste période d’environ une centaine d’années. Le choix de cette période a été motivé par les deux raisons suivantes : d’abord, elle forme une unité clairement identifiable en philosophique, Bruxelles, Ousia, 2000, 390 p. ; Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, vol. 2 : Du lieu nishidien vers d’autres mondes, Bruxelles, Ousia, 2000, 294 p.). Signalons qu’ont aussi eu lieu les 26 et 27 mars 2004 une conférence et une session d’étude au Centre d’Études Japonaises d’Alsace, sous la responsabilité scientifique d’Asari Makoto (INALCO). La plupart des communications ont été consacrées à Nishida. 18. Le premier de ces événements a consisté dans deux ateliers de philosophie que j’ai organisés dans le cadre du second congrès du Réseau Asie (www.reseauasie.com) (Paris, 28-30 septembre 2005 ; thématique « Arts et littérature »). Le premier s’intitulait « La philosophie japonaise moderne. Une pratique au carrefour de plusieurs disciplines ». Le second atelier portait sur le thème « Individu, subjectivité et société au Japon. Le point de vue philosophique ». Le second événement majeur autour de la philosophie japonaise du xxe siècle s’est tenu à l’Université de Montréal, les 14 et 15 octobre 2005. J’ai pu réaliser ce colloque grâce à l’aide que m’a apportée Bernard Bernier (département d’anthropologie) et à une subvention de la Fondation du Japon. Enfin, trois réunions ont eu lieu au Japon en juillet et en août 2006. Les participants de ces réunions ont eu l’occasion de présenter leur contribution au projet et d’échanger des idées. 19. Laval Théologique et Philosophique. Philosophie japonaise du xxe siècle, 64 (juin 2008, no 2) 233-573.

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termes chronologiques ; ensuite, elle a pour trait dominant de s’être édifiée en confrontation à la philosophie occidentale. Malgré les liens entre la philosophie antérieure à l’époque Meiji et celle qui l’a suivie, il n’est pas apparu pertinent, dans le cadre du projet, de chercher à couvrir l’ensemble de la philosophie japonaise à partir du viie siècle. La raison principale en est que le nombre de chercheurs francophones dans ce champ est encore très réduit. Un souci d’efficacité m’a contrainte à me limiter au xxe siècle, à compter sur les forces réelles disponibles et à prendre pour point de départ la recherche actuelle et concrète des différents chercheurs et traducteurs francophones. En ce sens, ce projet est le reflet exact de la recherche dans la francophonie. Dans le même ordre d’idée, le présent ouvrage collectif n’a pas non plus la prétention de fournir un aperçu encyclopédique de cette philosophie. Je ne conteste en rien la pertinence et la nécessité de cette approche qui relève du domaine de l’histoire de la philosophie ; elle requiert une présentation systématique des périodes, auteurs et thèmes concernés par le type de philosophie qui est objet d’étude. La raison pour laquelle cet ouvrage ne traite pas de tous les représentants de la philosophie japonaise du xxe siècle est que tous n’ont pas encore été l’objet de recherches dans la francophonie. Par contre, certains philosophes, dont surtout Nishida et Watsuji, sont en quelque sorte surreprésentés en raison du nombre de chercheurs qui s’y sont intéressés jusqu’ici. Cependant, il n’aurait pas fallu, dans un souci abstrait et artificiel d’équilibrage entre les contributions, diminuer le nombre de pages qui leur a été réservé. En réalité, l’intérêt privilégié qui a été accordé jusqu’ici à ces deux penseurs est le témoin non seulement de leur importance particulière, mais encore des préoccupations des chercheurs qui les étudient. Néanmoins, leur pensée n’est pas importante au point d’avoir éclipsé d’autres philosophes significatifs au plan de l’histoire de la philosophie. Plutôt que de fournir une présentation encyclopédique, le but poursuivi dans cet ouvrage était d’entrer de plain-pied dans des problématiques précises qui étaient celles des contributeurs euxmêmes et qui, en outre, ont directement à voir avec les préoccupations de la philosophie contemporaine. Renonçant à décrire la philosophie japonaise du xxe siècle, il s’agissait de l’interpréter. Au lieu de viser une systématisation qui, pour les raisons qui viennent d’être évoquées, risquait de manquer son but, il était préférable de déployer un

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effort herméneutique ayant trait à des enjeux précis. En procédant de semblable façon, le pari était de présenter la philosophie japonaise du xxe siècle non pas comme un phénomène passé ayant fait son temps et présentant un intérêt d’ordre tout au plus historiographique, mais comme une partie constituante de la philosophie contemporaine. Cela dit, l’orientation générale de cet ouvrage collectif a été la suivante. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, les recherches en philosophie japonaise avaient beaucoup insisté soit sur les sources orientales (bouddhiques ou autres) de la philosophie japonaise du xxe siècle, soit sur l’engagement politique des membres de la dite « école de Kyōto ». Ces études étaient sans contredit nécessaires et importantes. Cependant, il faut bien constater qu’elles ne touchaient pas encore au cœur du problème, c’est-à-dire présenter les philosophes japonais pour ce qu’ils sont fondamentalement : des philosophes. Les deux types de recherches initiales étaient probablement les deux angles d’approche le plus accessibles pour entamer l’étude de ce type de philosophie20. À un certain niveau, cependant, ils ont malheureusement joué le rôle d’obstacles réels à une diffusion rapide de la philosophie japonaise en Occident. En fait, ils se sont avérés d’un intérêt limité aux yeux des philosophes occidentaux puisque présentée uniquement de cette façon, la philosophie japonaise ne pouvait apparaître que comme une vague philosophie religieuse, ou au pire, comme une ratification aveugle de l’ultranationalisme japonais des années 1930 et 1940. Il s’en est ensuivi une situation confuse où l’on comprenait mal — et où l’on comprend toujours mal — qu’il pût vraiment exister une chose telle qu’une philosophie japonaise. En montrant que les philosophes japonais du xxe siècle firent avant tout œuvre de philosophie et en visant un public de philosophes, le présent ouvrage collectif vient donc répondre à un besoin réel dans le domaine académique, notamment francophone.

20. Voir à ce propos Jacynthe Tremblay, « Nishida Kitarō. Approches actuelles et recherche future », dans James W. Heisig (éd.), Japanese Philosophy Abroad, Nagoya, Nanzan Institute for Religion and Culture, 2004, 304 p. ; p. 46-62.

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1 La philosophie japonaise, une philosophie en dialogue

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Témoin agissant du néant absolu La signification de Tanabe dans le contexte de la philosophie du témoignage1 Sugimura Yasuhiko

Comment parler (à partir) de la philosophie japonaise ?

Je voudrais commencer cette étude par une question préliminaire, apparemment un peu trop vague : comment parler de la philosophie japonaise ? Cette question n’est pas simplement méthodologique dans la mesure où elle m’impose de manière indissociable une autre question : comment parler « à partir de » la philosophie japonaise ? Car dans mon cas, la « philosophie japonaise » n’indique pas seulement le sujet à aborder, mais aussi la situation réelle où je me situe toujours déjà lorsque je fais des recherches philosophiques. Qu’est-ce donc que la philosophie japonaise ? La réponse serait assez facile si l’on adoptait une attitude purement « pluraliste » et « comparatiste ». On serait alors tenté de considérer sans scrupules que chaque culture a sa propre « philosophie », dans la mesure où elle se nourrit d’une certaine tradition de la pensée, tradition qui se concrétise comme une Weltanschauung parmi d’autres. Cependant, en tant que manière sui generis de penser, qui consiste dans la volonté de tout expliquer en remontant jusqu’au principe (arkhê), la philosophie comprise au sens strict s’oppose 1. Cet article est issu de la conférence que j’ai faite au colloque international sur « Être humain. L’anthropologie des philosophies du monde », organisé par l’Université de Macerata (Italie) en mai 2006. Les traces de ces circonstances s’y trouvent donc assez patentes. — Toutes les citations de Tanabe que je vais faire dans cette étude renvoient aux Tanabe Hajime Zenshū (ࠗ⏣㎶ඖ඲㞟࠘, Œuvres complètes de Hajime Tanabe), Tōkyō, Chikumashōbō, 15 vol., 1963-1964. Le sigle THZ sera désormais utilisé pour indiquer la pagination des passages cités.

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radicalement dans son exigence d’universalité aux simples « visions du monde ». Me considérant comme « philosophe » en ce sens, je voudrais me garder de la tentation qui m’incite à expliquer la philosophie en question par une « spécificité culturelle ». Mais ce qui complique les choses davantage, c’est ce que Paul Ricœur appelle la « contingence historique » de la philosophie2. Car la manière proprement philosophique de la recherche de l’universalité s’origine elle-même dans un lieu déterminé qui s’appelle la Grèce ancienne, et tout le développement ultérieur de la philosophie est chargé d’une mémoire culturelle et historique dans laquelle se constitue précisément « l’Occident ». Or, il est très souvent dit que nous vivons à l’ère de la « mondialisation ». Nous habitons maintenant dans un monde qui s’est enfin « mondialisé ». Le « monde mondialisé » me semble être, en dépit de sa résonance redondante, une formule fort convenable pour suggérer que la mondialisation en question n’est en réalité qu’une extension du monde occidental. Évidemment, je ne voudrais aucunement réduire l’universalité philosophique à un certain « impérialisme » essentiel de l’Occident, censé consister dans ce que Lévinas appelle la « force qui va3 », c’est-à-dire la force indéfinie qui n’arrête pas de déployer son empire. En fait, c’est au terme de cette « extension » que la philosophie occidentale a été conduite à la conscience la plus aiguë de sa propre contingence historique. Cependant, à défaut d’une position suprahistorique, d’où seraient aperçues à la faveur d’une vue panoramique toutes les cultures, seule cette philosophie « historiquement » mondialisée constitue le médium privilégié, même à l’égard de cultures éloignées de cette origine. Dès que cellesci veulent s’exprimer vers le dehors, en échappant à l’isolation locale, elles sont forcées d’accepter la « logique » soigneusement élaborée par la philosophie occidentale. Même pour donner la voix à leur spécificité, elles n’ont donc pas d’autres moyens que « philosopher autrement », jamais « autrement que philosopher ». Or, c’est en acceptant cette règle du jeu difficile que la philosophie japonaise a pris naissance il y a presque 140 ans, lors de l’ouverture du Japon vers le « monde », en l’occurrence le monde moderne et occidental. Et ses premiers acquis vraiment originaux ont été signés 2. Cf. Paul Ricœur, Finitude et culpabilité II. La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960, p. 181-186. 3. Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1961, p. 146.

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par les philosophes relevant de « l’école de Kyōto ». Malgré la grande variété de ses expressions, tout ce courant de pensée gravite autour d’une seule et même idée qu’on pourrait appeler peut-être « métaphysique » : c’est le « néant absolu4 ». En raison de cette référence constante au néant, on est toujours tenté de considérer cette école comme une figure moderne de la pensée bouddhiste. Cette caractérisation, bien qu’elle ne soit pas erronée, n’arrive pourtant pas à expliquer totalement l’effort incomparable des philosophes japonais pour assimiler toute l’histoire de la philosophie occidentale et débattre avec l’ensemble de ses derniers représentants. C’est seulement à travers ce travail laborieux que ces philosophes ont essayé d’élaborer leur propre « philosophie première » qui pourrait égaler les grandes philosophies occidentales. Étant l’emblème de cette philosophie première japonaise, le néant absolu n’est donc pas une simple version modernisée de la vacuité (sūnyatâ) bouddhique, mais témoigne d’une tentative inouïe de « philosopher autrement » dans un lieu très éloigné de la terre natale de la philosophie. On pourrait légitimement se demander si une telle tentative ne fera que désorienter la pensée en la détachant de la tradition qui la nourrit. C’est le soupçon formulé par Heidegger dans son fameux écrit intitulé « Aus einem Gespräch von der Sprache », texte qui prend la forme du dialogue « Zwischen einem Japaner und einem Fragenden5 ». Ce dialogue commence par l’évocation du défunt comte Kuki, l’un des représentants de l’école de Kyōto. Heidegger admirait beaucoup cet homme noble d’une intelligence extraordinaire depuis qu’il en avait fait connaissance dans les années 1920, pendant lesquelles Kuki avait vécu en Europe pour étudier la philosophie. Mais dès que le japonais dans cet entretien, germaniste et disciple de Kuki, déclare à propos de celui-ci qu’il voulait « considérer l’essence de l’art japonais à l’aide de l’esthétique européenne », der Fragende, c’est-à-dire Heidegger, ne tarde pas à réagir : « Avez-vous besoin de concepts ? », 4. En invoquant le terme « métaphysique », je ne voudrais évidemment pas faire rentrer dans le cadre de la métaphysique occidentale traditionnelle le concept de néant absolu, qui est élaboré au moyen d’une critique fondamentale de cette tradition. Je voudrais simplement dire que cette critique ne se fait qu’en pénétrant dans le sein des méditations de métaphysique ou philosophie première. Cela se voit par l’ajout du qualitatif « absolu » au terme « néant », opération qui me paraît ne pas pouvoir provenir spontanément du bouddhisme traditionnel. 5. Martin Heidegger, Unterwegs zur Sprache, GA12, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1985, p. 79-146.

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lui demande-t-il. Ce qui est en question ici, ce n’est pas la difficulté de la maîtrise de la conceptualité philosophique et de la langue pour l’exprimer. Heidegger admet que la compétence philosophique et linguistique de Kuki étant exceptionnelle, il ne ressentait aucune difficulté dans ses discussions avec lui. Mais cette absence de difficulté témoigne d’un risque (Gefähr) plus profond. Il s’agit du risque impliqué dans le dialogue, qui ne se réalise que si le non-européen adopte la manière de penser européenne, au niveau de la logique la plus fondamentale. Au sujet de ce risque, je suis totalement d’accord avec Heidegger. On ne saurait être trop conscient du fait qu’il ne cessera pas de menacer quiconque veut philosopher dans la situation que je viens de décrire. Nous ne disposons pourtant pas d’autre moyen que de courir ce risque, en espérant que celui-ci nous permette de « philosopher autrement », ce qui est à distinguer radicalement d’une simple « continuation » de la philosophie occidentale. C’est dans cette perspective que j’ai l’intention de retravailler les résultats précieux laissés par les philosophes japonais. Dans cette étude, je traiterai en particulier de la philosophie de Tanabe Hajime (1885-1962), l’un des personnages les plus importants de l’école de Kyōto. Caractéristiques fondamentales de la philosophie de Tanabe : explication avec Heidegger

Mais comment expliquer ce choix de Tanabe ? On serait en droit de me demander pourquoi je ne commence pas par Nishida Kitarō (1870-1945), premier philosophe japonais et fondateur de l’école de Kyōto, mais me rends directement à la philosophie de Tanabe, qui, tout en lui ayant succédé à la chaire de philosophie de l’université de Kyōto, devint un critique tenace et redoutable de son prédécesseur. Il conviendrait de préciser que ce choix est profondément marqué par mon propre intérêt philosophique, qui consiste dans la tentative d’élaborer une possible « philosophie du témoignage » dans le contexte de la philosophie contemporaine (surtout dite « continentale »)6. Cette 6. Concernant mes études revelant de cette tentative, voir Sugimura Yasuhiko, « Témoignage comme “passage originaire” chez Jean Nabert », dans Phillipe Capelle (éd.), Le souci du passage, Paris, Cerf, 2004, p. 382-393 ; « Pour une philosophie du témoignage. Ricœur et Heidegger autour de l’idée de l’attestation », dans Études Religieuses et Théologiques (2005, no 4) 483-498.

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tentative est motivée par le fait que la notion de « témoignage » ou « témoin » y surgit, même si c’est sous la forme extrêmement tordue qui consiste à « témoigner de l’impossibilité de témoigner », au niveau même où toute la philosophie se met radicalement en question7. Or, l’origine philosophique de cette nouvelle problématique pourrait se trouver chez Heidegger, en particulier dans son idée d’attestation (Bezeugung) qui occupe une place importante dans Sein und Zeit (le terme Bezeugung appartient à la même famille que Zeugnis [témoignage] ou Zeuge [témoin]). C’est donc en précisant à travers leur rapport avec Heidegger une certaine divergence entre Nishida et Tanabe que je voudrais expliquer ma préférence pour le dernier. Depuis la philosophie moderne, le sujet humain constitue le domaine privilégié par lequel doivent passer toutes les questions concernant le principe de la philosophie. Cela ne veut pas nécessairement dire que l’humain est situé au centre du monde, mais que la « certitude » de ce principe ne peut être confirmée que dans l’autoposition de la conscience. C’est par une certaine rupture avec cette « subjectivité moderne » que commence la philosophie contemporaine. Cependant, si cette rupture veut rester encore philosophique, elle ne doit pas être l’abandon simple de la subjectivité sous le signe de la « mort de l’homme ». Pour cela est nécessaire la tentative essentiellement critique consistant à remonter en deçà du moment où se pose cette subjectivité pour y discerner l’auto-interrogation qui la détruit de l’intérieur. C’est là l’importance décisive de Heidegger. On connaît bien sa sévérité par rapport à la confusion de son analytique existentiale du Dasein avec toute forme d’anthropologie philosophique. Il est toutefois à remarquer que le terme heideggérien Dasein n’est pas invoqué 7. Le témoignage singulier consistant à témoigner de son impossibilité est très souvent invoqué dans l’espace du discours sur « Auschwitz » (voir par exemple Shoshana Felman, « The Return of the Voice. Claude Lanzmann’s Shoah », dans Shoshana Felman et D. Laub (éd.), Testimony. Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis, and History, New York and London, Routeledge, 1992). Mais la même structure du témoignage se discerne chez quelques philosophes contemporains, tels que Lévinas, Lyotard, Derrida et Ricœur dans leur « Rückfrage » qui les conduit à mettre en cause le principe même de la philosophie. Cf. Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, M. Nijhoff, 1974, chap.5 ; Jean-François Lyotard, Le différent, Paris, Minuit, 1983, « Fiche de lecture » ; Jacques Derrida, Demeure. Maurice Blanchot, Paris, Galilée, 1998 ; Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

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pour s’opposer simplement à la notion de la subjectivité. Ce terme exprime plutôt une tentative herméneutique en vue de saisir de manière plus radicale le sens du « je suis », sens ontologique que la notion moderne de sujet humain laisse inexploré8. Or, ce qui est important en l’occurrence, c’est la certitude spécifique qui soutient en dernière analyse l’analytique du Dasein, certitude par laquelle le Dasein devient translucide (durchsichtig) à lui-même de manière intégrale et originaire. Mais comment le Dasein parvient-il à cette certitude qui rend secondaire la certitude issue de l’évidence de la conscience de soi ? La réponse se trouve, au moins à l’époque de Sein und Zeit, dans l’idée d’« attestation » (Bezeugung). C’est en « s’attestant » dans la résolution devançante de son être-pour-la-mort que le Dasein parvient à son pouvoir-être-soi-même authentique9. Autrement dit, la modalité originaire du sum du Dasein s’avère comme « sum moribundus »10, qui est sa possibilité d’être ultime de l’impossibilité de tous ses possibles. Ainsi Heidegger indique le lieu même où se produit l’auto-interrogation qui constitue l’ipséité comme « question qui ? » (Werheit), non pas la subjectivité qui se pose11. Cette question qui ? s’attestant dans la finitude radicalisée du Dasein me semble ouvrir la voie à la « philosophie du témoignage », même si celle-ci est obligée de reprendre l’attestation heideggérienne de façon délibérément critique. C’est précisément dans ce contexte que la philosophie de Tanabe m’intéresse particulièrement. Certes, chez Nishida, on peut déjà trouver une confrontation systématique et profonde avec la philosophie occidentale moderne 8. Ce rapport avec la notion d’homme est essentiellement identique même chez le « dernier Heidegger » qui adopte la vision « destinale » de la Seinsgeschichte. Comme cela est exprimé clairement dans la Lettre sur l’humanisme, c’est dans le Da du Da-sein, le lieu où la vérité du Sein se révèle en son retrait, que se trouve pour Heidegger « la plus essentielle humanitas de l’homo humanus » (« Brief über den « Humanismus » », dans Wegmarken, GA 9, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1976, p. 345). Dans cette mesure, on peut légitimement caractériser Heidegger comme « penseur de l’homme ». Cf. Jan Patocka, « Martin Heidegger, penseur de l’homme » : Epokhè (1991, no 2) 383-386 (trad. Erika Abrams). 9. Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 17. Aufl., 1993, § 60. 10. Cette formule se trouve dans le cours de 1925 sur Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, GA 20, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1979, p. 437. 11. Cette problématique de l’attestation de l’ipséité est reprise par Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre sous le nom « l’herméneutique du soi ». Sur une possible confrontation entre Ricœur et Heidegger sous cet angle, voir mon étude : « Pour une philosophie du témoignage… », op. cit.

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teintée d’un certain subjectivisme transcendantal. Comme c’est le cas de la « destruction » de Heidegger, la philosophie nishidienne du néant absolu ne critique la subjectivité moderne qu’en la conduisant au stade plus originaire que le philosophe appelle « l’éveil à soi » (⮬ぬ, jikaku), stade où la subjectivité entre en contact direct avec la réalité profonde. C’est par ce biais que Nishida parvient à l’idée centrale de toute sa pensée : le lieu du néant absolu. Il s’agit du lieu qui englobe toutes les choses de manière à les laisser exister « comme telles », sans aucune défiguration, en raison de son auto-effacement total comme néant absolu. Selon cette « topologie du néant12 » véritablement inouïe, « l’individu » humain ne consiste plus dans la personnalité autonome, mais dans le fait de devenir un « foyer » de ce lieu qui se rend parfaitement transparent. Dans cette quête nishidienne de la source jaillissante de toute la réalité immédiatement vécue, on pourrait trouver une certaine affinité avec celle de ses contemporains, tels que Husserl et Bergson. À cette « intuition active » de la vie profonde, est pourtant opposé frontalement le finitisme radical de la philosophie heideggérienne de la mort. Cela explique peut-être l’indifférence relative du penseur du néant absolu à cette philosophie qui insiste sur la Nichtigkeit (nullité) fondatrice du Dasein, dans laquelle résonne de loin le néant du nihilisme nietzschéen. En revanche, appartenant à la même génération que Heidegger, Tanabe ne cesse de s’expliquer avec lui dans tout le développement de sa pensée. Depuis son séjour à Freiburg des années 1922-1924, Tanabe a apprécié beaucoup la force et la nouveauté de la philosophie heideggérienne. Dès son retour au Japon, il a présenté dans quelques articles de façon incroyablement précise ce qu’il avait appris de Heidegger, idées exprimant déjà le noyau de Sein und Zeit13. Heidegger gardait de son côté une profonde révérence pour ce philosophe étranger, quatre ans plus âgé que lui. Plus tard, il lui a demandé de faire une contribution pour le Festschrift de son 70e anniversaire. L’article que Tanabe a écrit à cette occasion est intitulé précisément « Todesdialektik ».

12. Cf. Bernard Stevens, Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyōto, Bruxelles, Peeters, 2000. 13. Voir surtout Tanabe Hajime, « Genshōgaku ni okeru atarashiki tenkō » ࠕ⌧㇟Ꮫ࡟࠾ࡅࡿ᪂ࡋࡁ㌿ྥࠖ , Nouveau tournant dans la phénoménologie) (1924), ( dans THZ 4, 17-35.

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Cependant, tout en prenant la pensée de Heidegger très au sérieux, Tanabe ne se considère jamais comme « heideggérien ». Au contraire, toute sa philosophie se nourrit d’une confrontation incessante et extrêmement tendue avec Heidegger. Cette confrontation est indispensable pour Tanabe, dans la mesure où tout comme chez Heidegger, la négativité incarnée par la mort apparaît également à ses yeux comme une question philosophique cruciale. La différence se trouve dans le fait que son approche de cette question est fondamentalement « dialectique ». Or, dans la philosophie de Heidegger, la méfiance envers la spéculation dialectique est patente. Son approche phénoménologique de l’acceptation (Übernahme) par le Dasein de sa propre mort veut résister à la dialectisation de cet acte, laquelle devrait détacher la mort de sa facticité pour l’entraîner dans le mouvement spéculatif rythmé par l’« Aufhebung ». Tanabe ne pense pas pourtant que la récupération du tout, y compris les moments les plus négatifs, dans le savoir absolu de l’Esprit ne détermine l’essence de la dialectique. Le noyau de la dialectique se trouve plutôt dans ce qu’il appelle « renversement absolu » ou « médiation absolue », qui consiste dans la transformation incessamment reprise de l’être en néant, du néant en être. C’est dans cette mobilité radicale que la dialectique de Tanabe revêt l’allure d’une « critique absolue », en ce sens qu’elle déconstruit l’esprit absolu hégélien par la radicalisation de la logique même qui l’a achevé. L’important est que, plutôt que la vita contemplativa, la vita activa constitue la scène privilégiée de cette dialectique-critique. Comme le souligne dans un autre contexte Hannah Arendt, le caractère propre de l’action consiste en effet dans son « initiative », acte inaugurant de faire exister quelque chose « ex nihilo »14. Cela ne veut toutefois pas dire que l’action se pose elle-même souverainement dans le vide. Bien au contraire, l’action absolument novatrice ne se produit que si le sujet s’abandonne dans son autonégation totale à la situation réelle qui le précède pour transformer celle-ci en moment de krisis où tout se renverse, rien ne restant tel qu’il est. C’est ainsi que Tanabe parvient à sa propre conception du néant absolu. Contrairement à ce que pense son maître Nishida, le néant absolu ne signifie plus le lieu englobant qui laisse être toutes les 14. Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958, chap. V : Action.

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choses comme telles, mais « s’atteste » seulement dans et par notre « action véritable », où agir n’est autre chose qu’accepter le « mourir réellement », non pas le simple « pouvoir-mourir », dans la mesure où nous y sommes obligés d’abandonner toutes les « données immédiates », y compris le « da » de notre Dasein le plus authentique. C’est seulement alors que nous sommes engagés dans la force novatrice de la « médiation absolue », qu’il faudrait appeler « négation absolue » pour la distinguer du néant relatif à l’être. Citons un passage qui résume tout cela de façon impressionnante. Sur la glace, l’humain ne peut pas rester debout sans bouger. S’il veut rester sur le même lieu, il tombe immédiatement. C’est seulement en se glissant sans arrêt, qu’on peut porter son corps dans la position normale. Tout comme cela, il faut dire que seule la mobilité absolue peut être tranquille. La tranquillité au sens de la simple immobilité est l’autoaliénation du sujet, déchéance dans le substantiel. Le « tout » qui peut concerner la philosophie ne prend que la forme de cette mobilité tranquille qui se réalise par le moyen de notre acte. Il ne s’agit pas de la totalité statique dans laquelle on peut se reposer sans aucun mouvement. […] La foi qui perce intérieurement la dialectique ne consiste qu’à croire que le tout se réalise dans son unité par la médiation négatrice pratique, qui nous renverse de manière telle que la substance et le sujet, la mort et la vie ne font qu’un (THZ 6, 222).

De la « logique de l’espèce » à la « Metanoetik ». La philosophie qui n’est pas la philosophie

Par le chemin que je viens de retracer, Tanabe parvient à se confronter avec Heidegger au niveau de la notion qui m’intéresse spécialement dans le présent article, à savoir la notion d’attestation. « L’ éveil à soi » en nous du néant absolu ne se produit pour Tanabe que comme « attestation agissante » (⾜ド, gyosho), attestation qui nous engage pratiquement dans le renversement absolu au sens déjà expliqué. Nous sommes ainsi, au moins logiquement, ce qu’on pourrait appeler témoins agissants du néant absolu. Telle est la thèse essentielle que Tanabe maintiendra dans tout le développement ultérieur de sa pensée. De ce point de vue, il faudrait dire que l’attestation heideggérienne du Dasein, appuyée sur la résolution devançante de sa mort, n’est pas suffisamment radicale. Tanabe apprécie beaucoup l’insistance de

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Heidegger sur la « nullité » fondatrice du Dasein. Cependant, dans son analytique existentiale, cette nullité demeure pour ainsi dire le « mur » contre lequel le Dasein est renvoyé, par un choc de retour, à son pouvoir-être authentique. Le Dasein heideggérien ne participe donc pas à la mobilité absolument médiatrice de la négation absolue, qui constitue selon Tanabe la logique réelle de la réalité. Ce qui est à remarquer dans cette confrontation est le caractère anticipant de quelques critiques adressées à Heidegger par le philosophe japonais. Comme un signe de l’incompréhension de la réalité dialectique, Tanabe mentionne, comme le feront Sartre et Lévinas, ou plus tard Didier Franck 15, l’ignorance relative des problématiques du corps et de l’espace chez l’auteur de Sein und Zeit. Le fait que le Dasein ait un corps qui est le sien, tant que celui-ci n’échappe pas au caractère matériel, devrait être pourtant considéré comme le premier moment de la médiatisation du sens de l’être du Dasein. Ce constat conduit à la remise en question du primat heideggérien de la temporalité sur la spatialité. En effet, on peut se demander légitimement s’il n’y a pas dans l’espace quelque chose qui résiste à la réduction à la temporalité originaire. Ce quelque chose, Tanabe le trouve précisément au niveau de la dimension « sociale ». Heidegger ne peut pas éviter de sous-estimer cette dimension — c’est le point critiqué par Löwith16, et plus profondément par Lévinas17 —, pour autant que sa philosophie manque, aux yeux de Tanabe, de la médiation qui devrait se faire entre « l’individu » (Dasein) et « l’universel » (Sein). Pour désigner cet intermédiaire manquant, Tanabe invoque la notion d’ « espèce », qui est le terme logique se situant entre le genre et l’individu, mais exprime en même temps le substrat racial et quasi biologique qui soutient « l’être-social ». C’est ainsi qu’il se concentra à partir de 1935 sur l’élaboration de la « logique de l’espèce ». Cependant, cette tentative a échoué. La raison de cet échec me semble se trouver, en bref, dans l’incompétence phénoménologique caractéristique de notre philosophe. Malgré leur pertinence étonnante, 15. Didier Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Minuit, 1986 ; « L’être et le vivant », dans Dramatique des phénomènes, Paris, PUF, 2001, p. 35-55. 16. Karl Löwith, Das Individuum in der Rolle des Mitmenschen, München, Drei Masken Verlag, 1928. 17. Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, Paris, PUF, 1983 (publié originairement dans Le choix, le monde, l’existence, Grenoble, B. Arthaud, 1947) ; Totalité et infini, op. cit.

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toutes ses critiques adressées à Heidegger se font « par extérieur ». Au sujet du corps humain, de l’espace, de la société, et même de la pratique, problématique centrale de sa philosophie, Tanabe n’en donne que très rarement les descriptions phénoménologiques. Tous ces problèmes sont relevés selon l’exigence logique de sa dialectique. Or, la conséquence de cette faiblesse inhérente à la pensée de Tanabe était particulièrement lourde dans la « logique de l’espèce », dans la mesure où la notion d’espèce en est arrivée à se superposer à celle d’État japonais réel de cette époque. Étant un philosophe extrêmement préoccupé par les questions de l’actualité, Tanabe voulait ainsi préciser ce que devait être l’État selon sa logique, en espérant corriger ainsi la tendance impérialiste qui s’était fortifiée au Japon depuis l’invasion en Chine de l’armée japonaise. Mais le résultat fut négatif. Peu de politiciens lui prêtèrent oreille. Ce qui était pire, c’est que son « ontologie étatique » a souvent encouragé les jeunes, de manière idéologique, à se rendre au front pour sacrifier leur vie. Tanabe devait reconnaître son échec et l’a regretté profondément. Depuis 1942 jusqu’à la fin de la guerre, il n’a publié presque rien18. Toutefois, c’est précisément cet échec total qui a introduit chez Tanabe un tournant unique en son genre. Ce tournant qui transforme sa philosophie en « philosophie qui n’est pas la philosophie », il l’appelle Metanoetik, néologisme fabriqué à partir du terme grec « metanoia » (repentance)19. Au début de son ouvrage intitulé précisément Philosophie comme Metanoetik (1946)20, il explique ce nouveau commencement en ces termes : 18. Sur le rapport entre la logique de l’espèce et la situation politique de l’époque, voir le travail synthétique de Ienaga Saburō ᐙỌ୕㑻, Tanabe Hajime no shisōshiteki Kenkyu. Sensō to tetsugakusha (ࠗ⏣㎶ඖࡢᛮ᝿ྐⓗ◊✲ ᡓத࡜ဴᏛ ⪅࠘, Études de Hajime Tanabe du point de vue de l’histoire des idées. La guerre et le philosophe), Tōkyō, Presses Universitaires de Hosei, 1988. Voir aussi l’analyse pénétrante de James Heisig sur « Tanabe’s Logic of the Specific and the Spirit of Nationalism », dans James W. Heisig et John C. Maraldo (éd.), Rude Awakening. Zen, the Kyoto School, and the Question of Nationalism, Honolulu, University of Hawaii Press, 1995, p. 255-288. 19. L’expression allemande Metanoetik est adoptée par Tanabe lui-même, pour qui l’allemand est la langue européenne la plus familière. Pour la « traduire » en japonais, il se sert de la formule zangedō, qui signifie à la lettre « la voie de la repentance ». 20. Tanabe Hajime, Zangedō toshite no tetsugaku (ࠗᠲ᜼㐨࡜ࡋ࡚ࡢဴᏛ࠘, Philosophie comme Metanoetik), dans THZ 9, 1-269. Il convient de souligner que bien que l’ouvrage ait été publié après la guerre, l’idée de Metanoetik occupait une

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philosophes japonais contemporains Mais par je ne sais quelle merveille, dans cette détresse absolue qui m’a forcé à m’abandonner moi-même, ma metanoia m’a converti de manière imprévue et m’a conduit à la nouvelle décision. Pour moi incapable de me diriger librement vers les actions justes, il ne s’agirait plus de diriger et corriger les autres. La seule chose que je pourrais faire, c’est de convertir le regard de toutes les choses extérieures vers mon intériorité pour me résigner radicalement à l’impuissance ou non-liberté où je suis. N’est-ce pas la tâche qui me serait imposée au lieu de la philosophie qui m’a engagé jusqu’à maintenant ? […] Ce n’est plus moi-même, mais la metanoia qui fait la philosophie (THZ 9, 4).

Ainsi, chez notre philosophe, maniaque de la logique dialectique, s’ouvre pour la première fois, oserais-je dire, « l’expérience » qui atteste sa propre logique. En fait, dans la metanoia qui le destitue de tout ce qui permettrait de l’appeler un « philosophe », Tanabe, qui dévouait toute sa vie à la philosophie, est effectivement « mort ». Mais cette négativité poussée jusqu’au bout le « ressuscite » par « on ne sait quelle merveille » du Néant Absolu, dont l’essence consiste en effet dans le renversement total du tout. La menaçant personnelle de Tanabe prend ainsi l’allure de la Metanoetik, c’est-à-dire le dépassement (Meta) de la philosophie même (Nœther). L’échec de Tanabe comme philosophe se confond ici avec la forme extrêmement radicalisée du « mal radical », à savoir le mal inhérent à l’acte même de philosopher : Quoique douée du pouvoir de l’autocriticisme, la raison, capturée par le mal radical qui est sa propre finitude inéluctable, ne peut pas échapper à la dernière dialectique pratique. La critique de la raison doit aller jusqu’à la critique absolue, dans laquelle la raison s’abandonne, se divisant elle-même dans la crise absolue. […] Je pense maintenant que la Metanoetik n’est pas une voie philosophique choisie par hasard, mais la voie unique et nécessaire de la philosophie même (THZ 9, 32).

Dans la dialectique absolue ainsi renouvelée, la « médiation » ne devrait pas être conçue de la même manière qu’avant. Le renverseplace centrale déjà lors des dernières années de la guerre. En fait, le cours de Tanabe pour l’année 1944, le dernier qu’il ait donné à l’Université de Kyōto, était consacré précisément à la « Philosophie comme Metanoetik ». Un malentendu doit être écarté à propos du fait que la metanoia du philosophe serait due à sa réaction à la défaite de l’État japonais lors de la seconde guerre mondiale. Sur ce sujet, voir les notes explicatives de Takeuchi Yoshinori Ṋෆ⩏⠊ pour le tome 9 des œuvres complètes de Tanabe (THZ 9, 493-508).

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ment absolu ne se recherche plus dans notre acte résolu de « mourir réellement ». Car étant transis du mal radical qui nous « déchire » complètement, nous sommes factuellement morts, tellement morts que nous n’avons plus besoin de « vouloir » réellement mourir. Quel est le renversement qui pourrait provenir de cette situation ? Tout en étant conscient du fait que cela ne prend plus la direction de « l’ontologie étatique », Tanabe n’abandonne jamais « l’ontologie sociale ». Ce qui est ici à remarquer est que le fondement de la dimension sociale est reconsidéré selon les modèles « religieux ». L’« attestation d’être laissé vivant tout en étant mort » (THZ 9, 158) témoigne en effet du Néant absolu comme Amour, qui s’exprime par excellence dans la Compassion bouddhique et l’Agapè chrétien. La médiation métanoétique transforme le sujet pratique en pur témoin de la Grande Action de l’Amour, action paradoxale qui réside elle-même dans la « Passivité absolue » pour se faire totalement « médiation sociale » entre les humains. Cependant, une question devrait alors s’imposer concernant la nature de « l’attestation » qui soutient la Metanoetik. L’attestation dont il s’agit ici n’est-elle pas, plutôt que d’ordre philosophique, une forme déguisée de la foi religieuse ? Il faut rappeler toutefois que la Metanoetik est considérée par Tanabe comme « la voie unique et nécessaire de la philosophie même ». S’il invoque les idées religieuses, ce n’est que pour les reprendre philosophiquement, même dans le contexte de la « philosophie qui n’est pas la philosophie ». Mais s’il en est ainsi, une question plus grave devrait se rencontrer : contrairement à ce qu’affirme Tanabe, la Metanoetik n’est-elle pas en dernière analyse une simple répétition de la dialectique qu’il a élaborée avant ? Malgré l’aveu émouvant de sa faute et son impuissance philosophique, la metanoia qu’il a éprouvée n’est-elle pas en réalité une expérience inventée par sa propre philosophie, pour autant que la négation absolue caractéristique de cette expérience semble finir par y être assimilée « dialectiquement » ? C’est là le paradoxe, pourrait-on dire, dans lequel risque de tomber toute tentative philosophique ambitionnant de produire une critique radicale d’elle-même. Dans tous les cas, le « comment » de l’attestation du « témoin agissant du Néant absolu » se dérobe de nouveau à la compréhension concrète.

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« La communauté d’existences entre le mort et le vivant ». Vers quel témoignage ?

La contribution de Tanabe pour le Festschrift du 70e anniversaire de Heidegger, article qu’il a achevé en 195821, quatre ans avant sa mort, ne fait que consolider, à première vue, un tel mécontentement que son exclusivisme logique pourrait susciter. Cet article s’impose deux tâches, indissociables l’une de l’autre : la présentation du point achevé de sa dernière pensée, nommée précisément « la dialectique de la mort », et un « règlement de compte » définitif avec Heidegger. Tanabe commence en fait par la déclaration suivante : Face à la crise historique de notre temps qu’on pourrait appeler l’« époque de la mort », l’ontologie de la vie tombe inévitablement dans l’impasse antinomique. Dans cette situation, je soupçonne que s’il y a une philosophie qui pourrait nous sauver, cela devrait être la dialectique de la mort. Seule cette dialectique, qui n’est rien d’autre que la pensée asiatique issue du zen-bouddhisme, pourrait surmonter cette impasse de la pensée occidentale. En adoptant une telle position, je voudrais me confronter à l’ontologie de la vie du professeur Heidegger. C’est ainsi que je crois pouvoir lui revaloir tout ce que je lui dois académiquement (THZ 13, 529).

La détresse personnelle qui a conduit notre philosophe à la Metanoetik est maintenant reprise, à une échelle pour ainsi dire « mondiale », sous le nom « époque de la mort », qui témoigne de l’aporie ultime de l’ontologie occidentale de la vie. Avouant que la résolution heideggérienne envers la mort l’a initié à la « philosophie de la mort », Tanabe admet que la pensée de l’Ereignis chez le dernier Heidegger représente une des méditations les plus profondes sur cette situation aporétique. Toutefois, malgré qu’il se soit rapproché à l’extrême de la philosophie de la mort, Heidegger reste, aux yeux de notre philosophe, du côté de l’ontologie de la vie. C’est pourquoi la confrontation 21. Ce texte rédigé en japonais était pourtant trop long. Les traducteurs (Tsujimura Koichi ㎷ᮧබ୍ et Hartmut Buchner) l’ont raccourci, en suivant le conseil de Nishitani Keiji す㇂ၨ἞ (Tanabe Hajime « Todesdialektik », dans Martin Heidegger 26. September 1959, Pfullingen, Neske, 1959). Le texte original qui a été publié en 1962, année de la mort de Tanabe, se trouve dans le tome 13 des œuvres complètes (« Sei no sonzaigaku ka shi no benshōhō ka » (ࠕ⏕ࡢᏑᅾᏛ࠿Ṛ ࡢᘚドἲ࠿ࠖ, L’ontologie de la vie ou la dialectique de la mort ?), THZ 13, 525-576. Nous nous référons ici bien entendu à cette version intégrale. Il est en effet assez évident que dans la version allemande, les coupures ont été faites de telle sorte que la confrontation de Tanabe avec Heidegger tend à s’atténuer.

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avec Heidegger constitue la pierre de touche pour la « dialectique de la mort » que Tanabe cherche ici à développer. Or, tout ce que je viens de dire devrait donner l’impression que la pensée de Tanabe n’a pas changé du tout. Pour confirmer cette impression, il semble suffisant de citer ces deux passages : La philosophie du professeur Heidegger est d’un bout à l’autre une ontologie, dans laquelle la mort reste l’indice pour l’éveil à soi de la vie qui se réalise sous le signe de l’être. Cette philosophie ne parvient pas donc à prendre en compte la mort réelle de manière idéaliste-réaliste pour en faire son propre moment constitutif. La mort est seulement postulée comme idée-limite, qui représente elle-même une simple possibilité (THZ 13, 528). La formule du maître-zen japonais Kanzan Egen㸦㛵ᒣ្⋞㸧 « En moi ne se trouve ni la vie ni la mort » est reconnue comme expression typique de l’attitude du zen-bouddhisme par rapport à la vie et la mort. […] Lorsque la vie s’éveille au fait que son affirmation immédiate s’expose constamment à la mort qui la nie, et qu’elle s’avance dans cet éveil jusqu’à accepter ce fait même, la vie ressuscitée se pose fermement par l’intermédiaire de la mort, sous le mode de la négation de la négation. Nous vivons alors en mourant à chaque instant, et ce renversement incessant entre la vie et la mort entrelace l’une avec l’autre, de telle sorte que la mort devient le moteur tentionnel de l’éveil à soi agissant de la vie (THZ 13, 543).

La première citation constitue un résumé parfait de la critique que Tanabe ne se lasse pas d’adresser à Heidegger depuis l’époque de la « logique de l’espèce ». La seconde exprime de son côté le noyau même de la « spéculation » dialectique que Tanabe a achevée « grâce » à sa metanoia, avec le secours de la conception religieuse qu’il soumet pourtant complètement à sa logique. Cependant, à la faveur d’une lecture plus attentive, une tonalité neuve peut se discerner dans cet article. Car la « philosophie de la mort » qu’il y développe commence à aborder les morts, autrement dit la mort d’autres personnes. Certes, dans la dialectique de Tanabe, la mort « réelle » occupait dès le début la place centrale. Mais il s’agissait toujours de la mort qui concerne le « sujet » agissant. « Pratiquer la mort » était considéré comme condition indispensable pour l’action véritable, qui consiste en effet à pénétrer en se niant absolument dans la réalité historique, laquelle reste obscure et contingente pour la

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pensée simplement contemplative. On peut soupçonner alors qu’une telle mort, identifiée totalement avec le rôle de « médiation négative », est seulement postulée par la logique dialectique. Quant aux « morts », bien au contraire, jamais on ne peut les inventer philosophiquement. La mort d’autrui est un événement « contingent » en ce sens qu’elle résiste à toute explication par la logique nécessaire, et constitue par là la « réalité » même de la négativité absolue. « Il est mort, il ne reviendra jamais », c’est le constat du fait brut du « néant ». Toutefois, dans cette négation apparemment simple, comment pourrait-on trouver une possible force médiatrice, sans laquelle la dialectique de Tanabe ne se soutient pas ? C’est précisément dans ce contexte que l’idée renouvelée de « communauté d’existences » (ᐇᏑ ༠ྠ, jitsuzonkyōdō) mérite d’être remarquée. Après l’abandon de l’« ontologie étatique » dans la Métanoetik, ce terme désigne déjà la modalité sous laquelle la médiation spécifique du Néant absolu se réalise comme Amour fondateur de la dimension sociale. Ce qui est à remarquer dans cet article de Tanabe, c’est l’élargissement curieux de la communauté en question au rapport « entre le mort et le vivant ». Cet élargissement témoigne en effet d’un déplacement du centre de gravité, lequel devrait à mes yeux affecter toute la philosophie de Tanabe 22 : l’initiative du renversement absolument médiateur ne se trouve plus chez le sujet de l’acte de « pratiquer la mort » ou même le sujet de la metanoia, mais chez la « pureté » de la personne morte qui aimait ce sujet avant sa disparition. Tanabe explique cela à travers la reprise inattendue de la notion catholique de communio sanctorum : Ce que les catholiques entendent par communio sanctorum ne signifie pas autre chose. Cela ne consiste pas dans le fait que le vivant devient un saint par son propre pouvoir de se purifier et entrer dans la communio avec les morts sacralisés, mais plutôt dans le fait que, à travers l’échange de l’amour, le vivant est purifié par l’intermédiaire de la pureté du mort, de telle manière que la communauté d’existences s’établit entre ces deux au-dessus de la vie et la mort (THZ 13, 542).

22. Sur ce sujet, voir les réflexions profondes de Hase Shōtō dans son article sur « Shi to jitsuzonkyōdō no shisō. Tanabe no bannen no shisō » (ࠕṚ࡜ᐇᏑ༠ ྠ ⏣㑔ࡢᬌᖺࡢᛮ᝿ࠖ, Mort et pensée de la communauté d’existences. Considérations sur la dernière pensée de Tanabe ), dans Hase Shōtō, Kokoro ni utsuru Mugen. Ku no imajuka (ࠗᚰ࡟ᫎࡿ↓㝈 ✵ࡢ࢖࣐࣮ࢪࣗ໬࠘, L’Infini qui se reflète dans le cœur. Le devenir-image de la vacuité), Kyōto, Hōzōkan, 2005, p. 211-237.

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La personne morte se présente ainsi comme « phénomène » du Néant absolu, c’est-à-dire renversement réciproque absolument libre entre l’être et le néant. Le fait que l’amour que le mort adressait au vivant agisse encore en lui pour pouvoir le « purifier », cela ne présuppose aucune dimension immortelle. La « pureté » de la personne morte se maintient sous la garde du fait irrémissible qu’elle est morte. Se faisant totalement gratuit dans cette pureté, son amour suscite chez le vivant qui l’aime encore le même renversement dans lequel celui-ci est effectivement « mort et ressuscité »23. C’est ainsi que, au dernier développement de la dialectique de Tanabe, l’idée de la communauté d’existences entre le mort et le vivant donne le sol qu’on pourrait dire « phénoménologique », au sens d’une « phénoménologie de l’inapparent ». En effet, par sa présence absente, la personne morte se fait le premier témoin du Néant absolu. C’est seulement en devenant témoins de ce témoin que nous, les vivants, pouvons nous attester médiatement comme témoins agissants du Néant absolu. Dans tout ce processus, il s’agit de la « donation » inouïe, dans laquelle « donner la mort » et « donner l’amour » ne font qu’un. La poursuite de cette nouvelle orientation a été interrompue par la mort du philosophe même. Je suis pourtant convaincu que l’essai en vue de reconsidérer toute sa philosophie à partir de ce point ultime constitue l’un des chemins les plus prometteurs qui permettent de la réintroduire dans le contexte philosophique où nous nous trouvons actuellement. La chaîne des témoins constitutive de la communauté d’existences selon Tanabe peut être rapprochée, par exemple, de l’« humanisme de l’autre homme » que Lévinas discerne dans la relation dissymétrique entre autrui et moi. En effet, cette relation s’exprime dans Autrement qu’être… comme responsabilité du moi « coupable de survivre » envers la « mortalité » d’autrui. « Peau à rides, trace d’elle-même », le visage d’autrui se confond en dernière analyse 23. Comme bien des commentateurs le remarquent, c’est probablement la mort de sa femme qui a conduit Tanabe à une telle reprise de son concept-clé de « mortrésurrection » (shi-hukkatsu). Cf. Nishitani Keiji, « Tanabetetsugaku ni tsuite » (ࠕ⏣㑔ဴᏛ࡟ࡘ࠸࡚ࠖ, Sur la philosophie de Tanabe), dans Nishitani Keiji Chosakushū (ࠗす㇂ၨ἞ⴭస㞟࠘, Œuvres de Nishitani Keiji), tome 9, Tōkyō, Sōbunsha, 1987, p. 285-286 ; Tsujimura Koîchi, « Tanabetetsugaku ni tsuite » (ࠕ⏣㑔ဴᏛ࡟ࡘ ࠸࡚ࠖ, Sur la philosophie de Tanabe), dans Tanabe Hajime, Gendai nihon shisō taikei (ࠗ⌧௦᪥ᮏᛮ᝿኱⣔࠘, Anthologie de la pensée japonaise moderne), 23, Tōkyō, Chikumashobō, 1964, p. 53 ; Hase Shōtō, Kokoro ni utsuru Mugen, op. cit., p. 232-233.

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chez Lévinas avec le phénomène inapparent de sa mortalité. Évidemment, je ne voudrais pas dire que l’on peut ainsi arriver à la « voie unique et nécessaire de la philosophie même ». Car ce chemin qui pourrait probablement mener à l’« humanisme de l’autre homme mort », ne peut pas toutefois éviter de subir la contingence absolue incarnée par ce témoin mort. Tanabe lui-même souligne ce point en invoquant le fameux vers de Mallarmé : « Un coup de Dés n’abolira le Hasard ». En fait, les morts peuvent-ils encore témoigner de quelque chose à notre « époque de la mort », où au bout de la radicalisation du mal, les morts et les cadavres ne se distinguent plus, situation sinistre dont les « témoins » sont innombrables, partout dans le monde ? Il n’est pourtant pas interdit d’attendre que les morts déshumanisés nous appellent encore par leur faiblesse extrême pour susciter en nous le « renversement » définitif. Seule cette attente me semble exprimer la manière possible dont « Toute Pensée émet un Coup de Dés », formule qui clôt le même poème de Mallarmé24. En conclusion de cette étude, je me permets de citer ce passage extraordinaire de la « Todesdialektik » : Comme le montre Mallarmé à la fin de sa vie par ce vers : « Un coup de Dés n’abolira le Hasard », la résolution pour la mort ne lui enlève jamais son hasard pour la transformer en nécessité. Même si la guerre atomique suscitait la mort collective de l’espèce humaine, subsisterait néanmoins la possibilité qu’un petit nombre d’individus échappent à ce destin. Les actes de quelques individus qui se comporteraient alors comme des BodhiSattva pourraient réaliser ce que je considère comme l’amour communautaire de l’humanité. En tout cas, on ne peut pas prédire que cela doit être impossible. Ce disant, je n’ai évidemment aucune intention de consentir au massacre total de l’humanité que causerait la guerre atomique. Contre cela, notre opposition doit être totale. Il nous faut nous efforcer d’abolir la guerre. Cependant, il n’y a aucune garantie, aucune promesse qui pourrait assurer que cet effort porte des fruits favorables. […] Si l’idéalisme doit être rejeté face à la contradiction de l’humanité, un espoir qui subsiste encore de la libération de l’humanité ne peut se trouver que dans l’amour constitutif de la communauté d’existences (THZ 13, 547). 24. Ce poème qui couronne le courant du symbolisme français était en fait pour Tanabe le « symbole » incomparable où se condense toute sa « philosophie de la mort ». Son dernier ouvrage publié était consacré à Mallarmé (Mararume Oboegaki (࣐࣓ࠗࣛࣝぬ᭩࠘, Notes sur Mallarmé), Tōkyō, Chikumachobo, 1962. Repris dans THZ 13, 199-304). On y trouve son commentaire fort original du poème « Un coup de dés… », ainsi que la traduction intégrale qu’il en a tentée.

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Cet espoir qui est certes faible et incertain, mais peut survivre à toute catastrophe, la philosophie de Tanabe nous invite à le chercher en deçà de toute différence culturelle et spirituelle. Bibliographie Arendt Hannah, The Human Condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958. Derrida Jacques, Demeure. Maurice Blanchot, Paris, Galilée. Felman Shoshana, « The Return of the Voice. Claude Lanzmann’s Shoah », dans S. Felman and D. Laub (éd.), Testimony. Crises of Witnessing in Litterature, Psychoanalysis, and History, New York and London, Routledge, 1992. Franck Didier, Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Minuit, 1986. Franck Didier, « L’être et le vivant », dans Dramatique des phénomènes, Paris, PUF, 2001, p. 35-55. Hase Shōtō, « Shi to jitsuzon kyōdō no shisō. Tanabe no bannen no shisō » (ࠕṚ࡜ᐇᏑ༠ྠ ⏣㑔ࡢᬌᖺࡢᛮ᝿ࠖ, Mort et pensée de la communauté d’existences. Considérations sur la dernière pensée de Tanabe ) », dans Hase Shōtō, Kokoro ni utsuru Mugen. Ku no imajuka (ࠗᚰ࡟ᫎࡿ ↓㝈 ✵ࡢ࢖࣐࣮ࢪࣗ໬࠘, L’infini qui se reflète dans le cœur. Le devenir-image de la vacuité), Kyōto, Hōzōkan, 2005, p. 211-237. Heidegger Martin, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 17. Aufl, 1993 (1927). Heidegger Martin, « Brief über den “Humanismus” », dans Wegmarken, GA 9, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1976. Heidegger Martin, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, GA 20, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1979. Heidegger Martin, Unterwegs zur Sprache, GA 12, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1985. Heisig James, « Tanabe’s Logic of the Specific and the Spirit of Nationalism », dans James W. Heisig et John C. Maraldo (éd.) Rude Awakening. Zen, the Kyoto School, and the Question of Nationalism, Honolulu, University of Hawaii Press, 1995, p. 255-288. Ienaga Saburō ᐙỌ୕㑻, Tanabe Hajime no shisōshiteki kenkyū. Sensō to tetsugakusha (ࠗ⏣㎶ඖࡢᛮ᝿ྐⓗ◊✲ ᡓத࡜ဴᏛ⪅࠘, Études de Hajime Tanabe du point de vue de l’histoire des idées. La guerre et le philosophe), Tōkyō, Presses universitaires de Hosei, 1988. Lévinas Emmanuel, Le temps et l’autre, Paris, PUF, 1983. Lévinas Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1961.

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Lévinas Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, M. Nijhoff, 1974. Löwith Karl, Das Individuum in der Rolle des Mitmenschen, München, Drei Masken Verlag, 1928. Lyotard Jean-François, Le différent, Paris, Minuit, 1983. Nishitani Keiji, « Tanabe tetsugaku ni tsuite » (ࠕ⏣㑔ဴᏛ࡟ࡘ࠸࡚ࠖ, Sur la philosophie de Tanabe), dans Nishitani Keiji chosakushū (ࠗす㇂ၨ἞ⴭ స㞟࠘, Œuvres de Nishitani Keiji), tome 9, Tōkyō, Sōbunsha, 1987, p. 285-286. Ricœur Paul, Finitude et culpabilité II. La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960. Ricœur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. Ricœur Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000. Stevens Bernard, Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyōto, Bruxelles, Peeters, 2000. Sugimura Yasuhiko, « Témoignage comme “passage originaire” chez Jean Nabert », dans Phillipe Capelle (éd.), Le souci du passage, Paris, Cerf, 2004, p. 382-393. Sugimura Yasuhiko, « Pour une philosophie du témoignage. Ricœur et Heidegger autour de l’idée de l’attestation », dans Études Religieuses et Théologiques (2005, no 4) 483-498. Tanabe Hajime ⏣㎶ඖ, « Genshōgaku ni okeru atarashiki tenkō » (ࠕ⌧㇟ Ꮫ࡟࠾ࡅࡿ᪂ࡋࡁ㌿ྥࠖ, Nouveau tournant dans la phénoménologie) » (1924), dans THZ 4, 17-35. Tanabe Hajime, Zangedō toshite no tetsugaku (ࠗᠲ᜼㐨࡜ࡋ࡚ࡢဴᏛ࠘, Philosophie comme Metanoetik), dans THZ 9, 1-269. Tanabe Hajime, « Todesdialektik », dans Martin Heidegger 26. September 1959, Pfullingen, Neske, 1959. Tanabe Hajime, « Sei no sonzaigaku ka shi no benshōhō ka » (ࠕ⏕ࡢᏑᅾᏛ ࠿Ṛࡢᘚドἲ࠿ࠖ, L’ontologie de la vie ou la dialectique de la mort ?), dans THZ 13, 525-576. Tanabe Hajime, « Mararume oboegaki » (ࠕ࣐࣓ࣛࣝぬ᭩ࠖ, Notes sur Mallarmé), Tōkyō, Chikumachobo, 1962, dans THZ 13, 199-304. Tsujimura Koîchi ㎷ᮧබ୍, « Tanabetetsugaku ni tsuite » (ࠕ⏣㑔ဴᏛ࡟ࡘ ࠸࡚ࠖ, Sur la philosophie de Tanabe), dans Gendainihonshisōtaikei 23, Tanabe Hajime (ࠗ⌧௦᪥ᮏᛮ᝿኱⣔23 ⏣㑔ඖ࠘, Anthologie de la pensée japonaise moderne no 23 : Tanabe Hajime), Tōkyō, Chikumashobō, 1964.

À propos de Nishida Bernard Stevens

Si on considère la philosophie de Nishida — le penseur le plus représentatif du Japon contemporain —, on peut faire une série de remarques qui permettent de relativiser la situation de la philosophie occidentale et qui permettent de jeter un nouveau regard sur la visée d’universalité de son discours. Je voudrais retenir trois sites thématiques dans l’itinéraire nishidien : 1) les remarques historico-culturelles de sa dernière période ; 2) quelques-unes des intuitions les plus caractéristiques des Recherches sur le bien ; 3) les conséquences ontologiques de sa logique du lieu.

1. À propos des remarques sur la diversité des cultures et sur l’histoire universelle, l’interculturalité que Nishida nous aide à penser ne se limite pas à la problématique, politiquement très actuelle, de la diversité culturelle ou ethnique au sein d’une même société : le multiculturalisme, ce qui soulève surtout des questions de philosophie du droit et de sociologie. Non : elle vise l’altérité culturelle en tant que telle et elle soulève des questions plus fondamentales, plus fondatrices, touchant l’anthropologie, l’éthique et l’ontologie. La confrontation avec la philosophie nishidienne nous force, nous autres philosophes occidentaux du xxie siècle, à reconnaître l’autre — du point de vue de son identité culturelle —, non pas comme un objet d’investigation ethnologique, mais comme un sujet susceptible d’entrer en dialogue avec nous et d’informer notre réflexion à des niveaux

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fondateurs. Il s’agit dès lors de sortir de notre ethnocentrisme, d’élargir notre prétention humaniste aux autres humanités (plutôt que de la limiter aux références gréco-renaissantes), de concrétiser notre visée d’universalité en prenant en compte toute l’étendue et toute la diversité de l’univers pensant et remettre ainsi en question l’autosuffisance, autant que l’impérialisme de la raison gréco-européenne. Cet impérialisme de la raison gréco-européenne, Nishida la dénonce nommément dans La culture japonaise en question1, lorsqu’il désigne l’Esprit absolu hégélien en tant qu’aboutissement de la théôria grecque, archétype de l’Europe, et en tant qu’expression philosophique de l’impérialisme européen du xixe siècle. Or l’Esprit absolu hégélien, se comprenant lui-même comme le télos de l’Europe et, à travers l’Europe, de l’humanité entière, s’est construit en grande partie contre une représentation de l’Orient, perçu comme le symbole du despotisme politique, de l’immobilisme historique et de la stérilité philosophique. Les survivances contemporaines de l’Orient, et singulièrement celles du judaïsme, sont, selon Hegel, un anachronisme, des « fossiles vivants », face au règne de l’Esprit européen moderne, lui-même transfiguration rationnelle de l’Esprit du christianisme. L’Orient, pour Hegel, c’est l’enfance de l’Esprit, incapable de s’élever à la maturité qui lui ferait jouer un rôle sur la scène de l’histoire. Or, pour Nishida, avec le Japon moderne, aussi bien philosophiquement que politiquement, l’Asie peut enfin remonter sur la scène de l’histoire universelle et opposer à l’archétype gréco-européen un archétype oriental, non pas pour supplanter le premier, mais pour le compléter au moyen de dimensions de l’esprit jusque-là inaperçues de lui. La vision nishidienne de la diversité culturelle et de l’histoire universelle (ୡ⏺ྐ, sekai shi) n’est pas aussi évolutionniste, ni aussi téléologique que la Weltgeschichte de Hegel. Il y est davantage question d’une complémentarité des civilisations. Et si le Japon tend effectivement à y jouer un rôle privilégié, c’est moins en tant que telos unique d’une vision ethnocentrique de l’histoire, qu’en tant que site géographico-culturel de la rencontre entre le monde oriental (sino-indien) et le monde occidental (gréco-chrétien et européen moderne).

1. Nishida Kitarō, La culture japonaise en question, Publications Orientalistes de France, 1991, 127 p. (traduction et introduction par Pierre Lavelle) (titre original : Nishida Kitarō, « Nihon bunka no mondai » [ࠕ᪥ᮏᩥ໬ࡢၥ㢟ࠖ], 1941, NKZ 12, 275-394).

À propos de Nishida

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À l’intérêt historique de Hegel pour la diversité des manifestations religieuses en tant que Vorstellungen : représentations symboliques de soi des divers peuples, destiné à être dépassé dans leur rationalisation et totalisation en savoir philosophique conceptuel, s’oppose chez Nishida un souci pour l’expérience religieuse dans l’intimité du soi, en tant que moment le plus profond de l’éveil à soi (⮬ぬ, jikaku), alimenté par les moments significatifs des spiritualités, conjointement chrétienne et bouddhique. Au progressisme moderniste de Hegel ne correspond certes pas un passéisme nishidien (car sa vision est clairement orientée vers la création constructive d’un avenir qui dépasserait les limitations respectives des civilisations autant que leur confrontation guerrière), mais bien, toutefois, une vision critique de la modernité européenne. Celle-ci est en effet perçue comme profondément positiviste d’une part et d’autre part comme la source d’une dichotomie sujet/objet ainsi que d’une division des facultés de la conscience au profit de la seule raison — ce qui ruine la vision d’harmonie unitive que Nishida veut voir aussi bien dans l’homme que dans le rapport que l’homme entretient avec la réalité. 2. La critique nishidienne du positivisme et de l’objectivisme européens modernes, présente dans un texte de 1934, intitulé « Les formes des cultures anciennes de l’Orient et de l’Occident, vues depuis une perspective métaphysique2 », se retrouve en vérité dès les Recherches sur le bien de 19113. Cette critique rapproche le philosophe japonais du Husserl de la Krisis. L’orientation respective des deux penseurs vers la concrétude de l’« expérience pure » ou celle des « choses ellesmêmes », saisies à même l’examen de la vie de conscience, les rapproche également. Tout comme les rapproche l’exploration de cette vie de conscience à partir d’une orientation transcendantale des considérations. Cependant ce qui distingue Husserl et Nishida — par-delà les propos douteux, chez le premier, sur la vocation de la raison et théôria gréco-européenne en tant que télos unique de l’humanité entière, ou, chez le second, sur la vocation du Japon en tant que site

2. Titre original : Nishida Kitarō, « Keijijōgakuteki tachiba kara mita tōzai kodai no bunka keitai » (ࠕᙧ⪋ୖᏛⓗ❧ሙ࠿ࡽぢࡓᮾすྂ௦ࡢᩥ໬ᙧែࠖ), NKZ 7, 429-453. 3. Zen no kenkyū (ࠗၿࡢ◊✲࠘), NKZ 1, 3-205.

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d’une voie impériale à destination mondiale — c’est que pour le phénoménologue allemand, la source de la philosophie transcendantale dont il entend prendre la relève se situe clairement et uniquement dans l’axe cartésien-kantien, au niveau des conditions de possibilité d’une raison observante, tandis que pour le fondateur de l’école de Kyōto, malgré le rôle décisif joué par le kantisme dans l’élaboration de sa propre pensée, la source de la philosophie transcendantale se situe dans l’exploration bouddhique de l’activité de conscience en tant qu’elle s’enracine dans le « cœur » (ᚰ, shin), c’est-à-dire le volontaire et l’affectif, s’originant lui-même dans la non-étantité ou vacuité de l’an-atman (↓ᡃ, muga, non-ego). Si Nishida se réfère ici au transcendantal bouddhique plutôt que kantien, c’est sans doute parce que ce dernier est le fondement de la subjectivité idéaliste allemande dont l’Esprit absolu hégélien est l’achèvement totalisant. Ce qu’il s’agit de réaliser désormais, c’est le dépassement de cette subjectivité : dépasser le sujet au fond du sujet, comme a su le faire la pensée indienne, afin de retrouver « la lumière qu’il y a au fond du moi » et afin, comme y excelle la pensée japonaise, de s’unir à la chose en « devenant la chose », et de n’être plus qu’une « expression du monde ». Cette source plus bouddhique que kantienne du transcendantal selon Nishida se voit confirmée lorsque l’on découvre que l’ambition nishidienne de dépasser les points de vue partiels de l’idéalisme et du matérialisme, tout en s’inscrivant explicitement dans une volonté de s’affranchir des limitations propres à la dichotomie sujet/objet, typique de la modernité européenne, s’articule en vérité implicitement sur une vieille problématique bouddhique, qui est de trouver le juste milieu, la voie du milieu (୰㐨, chūdo), entre l’idéalisme (par exemple celui du Yogâcâra) et le réalisme (par exemple celui des Sarvâstivâdin) — ainsi qu’en témoignent les efforts de ces deux précurseurs de Nishida que sont Inoue Enryō et Inoue Tetsujirō, lorsqu’ils cherchent, chacun à sa manière, à développer un phénoménisme manifestement inspiré par la doctrine de Nâgârjuna. Avec le projet, quasi obsessionnel, du dépassement, précédemment cité, de la dichotomie sujet/objet, en quête de l’unité dynamique du soi et de son monde, les recherches autour de la notion d’« expérience pure » entendent décrire, en écho à la Phénoménologie de l’Esprit, l’expérience totale de la conscience et souligner l’enracinement de celle-ci dans la volonté, elle-même expression consciente de la pulsion

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de vie et, plus profondément encore, de la « force unifiante et inconsciente » (↓ព㆑⤫୍ຊ, mu ishiki tōitsu ryoku) qui anime, en mode plutôt schopenhauerien, le tréfonds du réel. La volonté est ce qui articule la conscience sur la réalité, non pas selon une transcendance vers le monde, correspondant au rapport d’extériorité d’une raison observante, mais selon une « transdescendance » qui, dans l’intimité du vécu, remonte à la source de celui-ci dans la grande vie de nature et dans la force unifiante qui anime cette dernière en son fond. 3. Lorsque Nishida cherche à approfondir et structurer davantage sa conception de l’expérience totale de la conscience à l’aide de la notion de « lieu » (ሙᡤ, basho), il entre véritablement dans une dimension d’onto-logie transcendantale : sa pensée cherche en effet à déterminer conjointement le plan de l’étant (ontos), de la proposition (logos) et le plan des conditions de possibilité a priori de l’activité de conscience (le transcendantal). C’est ici que s’opère un retournement de l’ontologique aristotélicienne (la substance en tant que détermination première de l’étant, exprimée par le sujet grammatical de la proposition prédicative) en une néanto-logie bouddho-kantienne (le champ non-étant de l’activité noétique prédicative octroyant, par son autodétermination, l’universalité concrète aux étants individuels qui surgissent en lui). Cela Nishida le développe notamment dans un texte de 1927 : « Le monde intelligible »4. Le mouvement qui parcourt, par paliers successifs, les trois niveaux de la détermination topologique du basho est un mouvement qui : (1) partant de l’ontologie substantialiste gréco-européenne, tournée vers la réalité objectale du monde naturel, (2) traverse le transcendantal kantien-husserlien de l’activité de conscience que présupposent aussi bien la connaissance de ce monde naturel, et l’expression de cette connaissance au niveau du jugement et du discours, pour (3) conduire à une radicalisation du transcendantal cognitif vers l’affectif-esthétique et le volitif-praxique d’une conscience incarnée, avant d’aboutir à l’intuition religieuse d’un soi néantifié au plus profond de soi.

4. « Eichiteki sekai » (ࠕཿᬛⓗୡ⏺ࠖ), NKZ 5, 123-185. Ce texte a été traduit en français et admirablement commenté par Jacynthe Tremblay dans Nishida Kitarō. Le jeu de l’individuel et de l’universel, Paris, CNRS Éditions, 2000, 334 p.

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Et parallèlement à cela, ce mouvement constitue le passage d’une logique du sujet individuel, défini par ses prédicats universels, à une logique du prédicat ; ou plus précisément : à une logique de l’universel prédicatif enveloppant le sujet individuel qu’il prédique. Or cette logique du prédicat — comme le laissent entendre des thèses récentes (Uehara Mayuko et Asari Makoto5) s’appuyant sur les travaux du grammairien Tokieda Motoki — semble bien être l’application au domaine onto-logique d’une particularité syntaxique de la langue japonaise : la forme gigogne, ou structure d’emboîtement en laquelle le cas prédicatif englobe le cas sujet plutôt qu’il ne lui est rapporté comme dans la structure gréco-européenne (sujet-verbe-prédicat). Donc si, pour Nishida, le basho de l’étant est englobé dans le basho du néant oppositionnel, ce serait parce que cette structure des choses lui est dictée par la structure de sa langue, la japonaise, où le sujet ne régit plus la phrase, mais n’est plus qu’un des éléments qui déterminent le prédicat, lequel fournit le socle phrasique. Ceci particulariserait alors fortement la portée de sa nouvelle logique. Et ceci, en retour, nous rappelle dans quelle mesure l’ontologie aristotélicienne, elle aussi, est, pour une grande part, une application de la particularité de la syntaxe grecque à la compréhension des choses. Ce qui ré-ouvre un vieux débat. En effet, on se souviendra, par exemple, comment Benveniste, dans un article de 1958 intitulé « Catégories de pensée et catégories de langue »6, soutenait que les catégories d’Aristote, par lesquelles étaient signifiée la plurivocité de l’étant, n’étaient pas des catégories de l’être en soi des choses (ni même de la pensée), mais des catégories de la langue grecque (l’ousia indiquant la classe des substantifs, les catégories d’action et de passion dérivant des voix active et passive des verbes grecs, et cetera). La métaphysique occidentale d’origine aristotélicienne reste ainsi liée à la structure des langues indo-européen5. Uehara Mayuko, Traduire la philosophie japonaise. Formation des concepts et transformation de la langue dans l’œuvre de Nishida Kitarō, sa traduction en français, thèse de doctorat soutenue à l’École des Hautes Études en Sciences sociales à Paris, le 13 décembre 2004 (non publiée). Asari Makoto, notamment : Synthèse de l’activité scientifique, en vue de l’obtention de l’Habilitation à diriger des recherches (HDR), Institut National des Langues et Civilisations Orientales, Paris, décembre 2004 (non publié). 6. Publié dans : Problèmes de linguistique générale, tome 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 63-74.

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nes et au rôle particulier qu’y joue le verbe « être » — cumulant au surplus de sa fonction lexicale, et au prix de certaines confusions, les fonctions syntaxiques de lien copulatif et d’affirmation existentielle. Cette argumentation, sans pour autant détruire l’édifice ontologique aristotélicien, ni la métaphysique qui a été construite sur ses bases, ne peut que nous inviter à relativiser quelque peu la prétention occidentale à l’universalité, lorsqu’il s’agit d’une question aussi fondatrice que le discours sur l’être, et contraint le penseur, eh bien, à davantage de recherches interculturelles s’il veut sonder les arcanes du réel et notamment l’énigme irréductible de la relation triangulaire entre la langue, la pensée et la saisie des choses7. Contentons-nous ici de proposer quelques voies de recherche. L’ontologie est, à la lettre, un « discours » (logos) sur « l’étant » (on). Et ce sur quoi porte ce discours, à savoir l’étant, semble bien ne pas être extérieur au discours lui-même puisqu’il s’agit de la forme participiale du verbe être, propre aux langues indo-européennes en général, et à la langue grecque en particulier : « est » ce qui participe à l’être. L’être est en somme un terme qui a du sens mais pas de référent. En grec, toute proposition peut être transformée en une proposition formée avec l’auxiliaire être, disait déjà Aristote. Et il en est de même des autres langues indo-européennes. Ce verbe est omniprésent dans le parler, non seulement du grec, mais des langues indoeuropéennes en général. Il en est le « bruit de fond incessant », comme l’énonçait Heidegger. Or il est aussi, dans sa plurivocité, fort équivoque. D’ailleurs certaines langues indo-européennes ont soit plusieurs verbes être (en espagnol, ser et estar pour désigner respectivement l’être essentiel et l’être accidentel), soit plusieurs radicaux différents qui interviennent dans les flexions du verbe être (ainsi le Sein allemand retient du sanscrit, aux côtés du es, évoquant le « vivre, subsister », les avatars du wes, « demeurer », et du bhu, « éclore, croître », respectivement 7. Cela ne détruit pas l’ontologie aristotélicienne, dis-je, d’autant que nombre d’auteurs non-occidentaux ont montré comment cette dernière pouvait être acclimatée dans une langue ne possédant pas la plurivocité grecque du verbe être : pensons à la manière dont Al Farabi a voulu adapter le discours grec sur l’être à la langue arabe, ou comment Alexis Kagame a voulu démontrer qu’on pouvait déceler dans la langue bantu-rwandaise, une philosophie de l’être.

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dans le es ist, le gewesen sein et le ich bin). Quant à nombre de langues étrangères à la sphère indo-européenne, elles ne possèdent pas d’équivalent à la plurivocité de l’être et doivent recourir à différents verbes, sans rapport les uns avec les autres, pour exprimer les différents sens de notre verbe être. Benveniste en note cinq dans la langue togolaise ewe. Nous en noterons au moins quatre en japonais : desu (࡛ࡍ), aru (᭷ࡿ), iru (࠸ࡿ), sonzai suru (Ꮡᅾࡍࡿ), sans parler des diverses formulations de politesse comme gozaimasu (ࡈࡊ࠸ࡲࡍ). Cette équivocité de l’être, qui fait sans doute sa faiblesse (au point d’avoir conduit, depuis les sophistes grecs jusqu’aux positivistes logiques anglo-américains, à vouloir gommer la polysémie de l’être par sa réduction à un symbolisme logique), fait aussi sa force car elle a pu fournir à la métaphysique occidentale un terme qui est tellement général qu’il peut englober tout ce dont on peut parler, dans le domaine de l’expérience aussi bien sensible qu’intelligible. L’être est une totalité indifférenciée, à défaut d’être un domaine limité de l’étant. Si, comme le veut le père de l’ontologie occidentale, Parménide, l’être et la pensée sont identiques, c’est-à-dire que toute pensée, étante elle-même, est pensée de quelqu’étant, et que tout être est objet de pensée, et si, comme le lui enjoint la déesse du Poème, il faut dès lors se détourner de la voie du non-être, cela ne signifie-t-il pas que le non-être, ne pouvant strictement parlant être objet de pensée, renvoie forcément à l’impensable ? C’est-à-dire à cela même que Nishida indiquait lorsqu’il parlait d’exprimer « la forme du sans forme et le son du silence » ? Mais ce qui ne peut être pensé, ne peut-il pas être vécu, et dit en quelque manière, fut-ce par un discours qui voile en même temps qu’il fait signe ? — comparable, sans doute, à l’Un nonétant et indicible des néoplatoniciens. Car chez Nishida, comme pour Plotin, ou encore Heidegger, l’impensable donne à penser. Plutôt que de viser l’ousia d’un étant, c’est-à-dire (à l’aide de l’eidos) l’étantité ou essence de son être, ou encore sa sous-jacence ou subsistance, bref sa présence perdurante (parousia)8, la pensée nishidienne 8. Il est bien sûr question ici de la tendance dominante de l’aristotélisme et de la tradition qui en est issue. Nous n’abordons pas ici, dans le cadre restreint de cet essai, les tentatives très stimulantes du dernier Heidegger ou du dernier Ricœur pour voir le sens directeur de l’étant, non dans l’ousia, mais bien dans le couple dunamis-énergeia — ce qui permet de sortir du substantialisme de l’ontothéologie afin d’ouvrir, non seulement sur une pensée de la praxis (l’agir et le pâtir ancrés

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vise ainsi ce qui, par-delà la forme (c’est-à-dire l’eidos, ou l’essence, ou la substance), évoque ce qui précède aussi bien sa détermination formelle que son fondement ontique : à savoir la non-étantité de l’impermanence et de la pure vacuité — dont, depuis les âges, le bouddhisme nous enseigne l’irréductibilité, par-delà l’apparence stable des phénomènes. Platon, dans le Théétète (152 e, 157 a), n’avait-il pas déjà averti ses lecteurs que ceux qui, tels Héraclite, soutiennent que tout est en perpétuel mouvement, « ne font rien de moins que de supprimer le verbe être » ? Et dans le Sophiste, n’avouait-il pas lui-même, à propos du simulacre sophistique et à propos de l’être-autre, l’impossibilité d’éviter totalement une certaine diction du non-étant (mè on), souligné par « l’étranger » du dialogue, et n’avouait-il donc pas la nécessité, au sein même de la filiation reconnue, du parricide ? L’ontologie occidentale, née d’un « soulèvement contre le néant » (Aufstand gegen das Nichts, Heidegger), n’a pu survivre qu’en accusant toujours un peu plus ce qui la niait — depuis le non-étant platonicien jusqu’à l’être se coulant en néant dans la Science hégélienne de la logique. Et c’est bien cette brèche de non-étant, au sein de la plénitude insécable de l’être parménidien, que Heidegger a voulu élargir lorsqu’il s’est mis à méditer, dans la proximité de l’être, l’énigme insondable du néant. Cette pensée heideggérienne du néant — remarquons-le au passage — loin d’être l’indice d’un quelconque nihilisme, est au contraire animée par le souci, en pensant l’impensé de la métaphysique occidentale, de remédier précisément au nihilisme envahissant, héritier de cette métaphysique, et qui, à travers le déchaînement de l’industrie technicienne, s’acharne à dévaster ce qui jadis pouvait encore être nommé phusis, ou peut-être shizen (⮬↛) : bref, notre environnement vital. Par ailleurs, lorsqu’on sait que le néant nishidien, loin de se limiter à la négation logique de l’être et loin de ne recouvrir qu’une dimension conceptuelle, se réfère à une épreuve vécue au niveau de l’activité noétique, une activité noétique radicalisée vers « l’a priori de l’a priori » que constituent l’affectivité et la volonté par rapport au cognitif, on peut se demander si, pour remédier au risque de relativisme que semble générer la détermination de l’ontos par le logos, ce n’est dans l’acte et la puissance), mais aussi sur la pensée dynamique, processuelle des doctrines extrêmes-orientales (Lao Tseu, par exemple).

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pas l’exploration du transcendantal qui nous fournirait le gage le plus élevé d’universalité, mais un transcendantal réinscrit dans ce qui précède toute « logie » : à savoir le corporel, le monde de la vie, l’existentiel, la chair, ou comme on voudra dire9… Et enfin, pour conclure, cette pensée bouddhique et taoïste, non seulement du non-étant, mais de la vacuité qu’implique l’impensable néant, ne serait-elle pas l’indice de cet « autre commencement » que Heidegger, le penseur de l’être, appelait de ses vœux ?

9. Et lorsqu’un Nishida fait du néant oriental — par opposition à l’être occidental — une dimension essentielle de la réalité, nous avons tout intérêt à suivre les indications de ses dires. Quoique Nishida lui-même, en opposant le néant à l’être, ne reste-t-il pas lui-même trop marqué par la conceptualité et la logique occidentales ? N’aurions-nous pas intérêt ici à suivre son disciple Nishitani lorsque, pardelà la pensée du néant, il en explore les sources dans la notion madhyamika de vacuité ? La vacuité comme référence métaphysique ultime, cela ne serait-il pas l’occasion d’informer, de manière inédite, l’ontologie occidentale ?

Une réflexion dialogique entre Nishida Kitarō et Gabriel Marcel1 Gerald Cipriani

Depuis la fin du xixe siècle jusqu’à nos jours, la pensée japonaise n’a eu de cesse de prêter l’oreille à son homologue occidental, principalement de langue française, anglaise ou allemande. Cela a abouti non seulement à une certaine réflexivité quant à la tradition orientale d’une telle pensée mais, plus encore, à un renouvellement de ses façons de voir le monde, lui-même en formation. Tel a bien été l’un des enjeux de la philosophie au Japon, dans le courant du xxe siècle. Le texte qui suit propose précisément d’établir un dialogue entre deux traditions philosophiques, l’une ayant donné lieu à l’École de Kyōto et l’autre en provenance de l’existentialisme chrétien français ; l’une et l’autre, en des points très précis, semblaient se recouper. Cependant, loin de se limiter à des fins heuristiques, ce que cette étude va s’efforcer de dévoiler est bien l’à propos de telles pensées dans le contexte culturel du monde actuel, et de ce qu’il serait convenu d’appeler la crise du sens. Le fait que l’on ne puisse concevoir l’expérience du sens autrement que de manière située, n’est plus en soi une découverte. La place d’une telle expérience peut être un lieu physique, telle la nature, tout comme un champ humain, telle la personne que l’on écoute ou à qui l’on adresse la parole, ou bien, de manière plus abstraite, un horizon 1. Cette publication est l’un des fruits d’un travail de recherche mené à l’université de Kyōto dans le département d’Esthétique et Histoire de l’Art sous les hospices du professeur Ken’ichi Iwaki pendant l’année 2004-2005, et avec le soutien financier de la « British Academy » et de la « Japan Society for the Promotion of Science » auxquelles je suis des plus reconnaissants.

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social, économique, ou culturel. Pourtant, historiquement et en particulier dans le monde occidental, le rapport entre le soi et son lieu, sans lequel nulle expérience du sens ne peut être envisageable, semble n’avoir été conçu que de manière disjonctive. Il va sans dire qu’à ce rapport ont correspondu diverses façons de maintenir la séparation entre le sujet et l’objet. Chez Platon, le champ en est cosmique. Il est constitué d’essences, ou d’idées, que le sujet ne peut que se résigner à copier, toujours de façon imparfaite. Et si par malheur il tente de nous tromper en prétendant rendre la vérité, alors il doit être condamné. Cette vérité-là, qui ne peut qu’être imitée, est aussi responsable d’une forme de soumission, celle du sujet à un monde qui le transcende. Bien entendu, ce même sens hiérarchique se retrouve, dans son principe, chez Aristote, pour qui le sujet ne peut être prédicat. Il faudra attendre la modernité occidentale pour pouvoir assister au renversement d’une telle hiérarchie. L’ordre des choses, qui avait été au moyen-âge déterminé à l’image du divin, commença alors à être ausculté par le sujet, donnant ainsi lieu à des réflexions sur la connaissance humaine, des discours sur la méthode du doute, ou autre critique de la raison. Seulement voilà — le sujet dans son rapport au monde n’en restait pas moins affirmé a priori dans son élan objectivant. Et c’est seulement au vingtième siècle que la disjonction entre le sujet et son objet allait être remise en question par la phénoménologie et la déconstruction. Pourtant, dans sa forme la plus systématique, l’on pourrait soupçonner cette dernière d’avoir tout simplement créé, dans la pensée occidentale, une nouvelle forme de subjectivité. Une subjectivité qui, dans sa désinvolture, ne se donne plus la peine de regarder l’autre, et ce, précisément au nom de la nécessité de subvertir son rapport à l’objet. Il s’agit là, en fait, d’une subjectivité que l’on pourrait qualifier de subjectivante, pour laquelle l’acte de décentrage devient plus important que ce qu’il y a à décentrer. Ce néant éthique, tout à fait caractéristique de bien des pratiques culturelles dites postmodernistes, pourrait s’expliquer par une mauvaise conscience par rapport à un passé métaphysique, si l’on peut dire, laquelle a été exacerbée par les effets pervers de la technologie. Le courant éthique de la phénoménologie a cependant bien saisi que la formation du sujet ne pouvait se concevoir que dans un rapport très particulier à l’objet, lequel serait défini désormais de manière plus appropriée en tant que celui du je au tu, dans sa dimension mutuelle et dont le fondement demeure la « considération ». Par extension, c’est l’expé-

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rience de la formation du sens, qu’elle soit perceptive, interprétative ou artistique, qui pouvait désormais se penser dans son rapport éthique à son site, à l’Autre, ou à ce qui, pendant longtemps, n’avait été conçu qu’en tant qu’objet. Éthique

C’est sur le plan éthique que se recoupent les philosophies, entre autres, de Martin Buber2, Emmanuel Levinas3, ou même, à un degré moindre, de Maurice Merleau-Ponty4, avec celles de l’école de Kyōto5. Mais, alors que la plupart des philosophes occidentaux du courant phénoménologique ont principalement élaboré leurs réflexions éthiques de par l’idée d’un je en tant qu’être, ou d’un je qui s’affirme en se posant comme l’a montré Jacynthe Tremblay dans le cas de Buber6, les penseurs japonais, et en particulier Nishida Kitarō (1870-1945), ont pris la négation même du je comme condition a priori de son affirmation. Pourtant, s’il y a un philosophe occidental qui s’est rapproché de Nishida sur ce point précis, c’est Gabriel Marcel (1889-1973), dont l’idée de disponibilité en tant que retrait par rapport à l’Autre demeure

2. En particulier les liens qu’il établit entre le « Ich », le « Du », et le « Es » dans Ich und du. Citons par exemple l’extrait suivant : « Die Welt als Erfahrung gehört dem Grundwort Ich-Es zu. Das Grundwort Ich-Du stiftet die Welt der Beziehung », dans Martin Buber, Ich und du, Stuttgart, Philipp Reclam, 2004, p. 6. 3. Voir en particulier « Le visage et l’extériorité » dans Emmanuel Levinas, Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p. 159-225. 4. Merleau-Ponty traite spécifiquement de la question du sujet et d’autrui en rapport au monde naturel ou culturel dans « Autrui et le monde humain », tout comme en rapport à l’idée de liberté dans « La liberté ». Voir Maurice MerleauPonty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, respectivement p. 398-419 et 496-520. 5. Pour une sélection de textes-clefs des philosophes de l’École de Kyōto, voir Ohashi Ryōsuke (dir.), Die Philosophie der Kyoto-Schüle, München, Verlag Karl Alber, 1990. 6. Voir Jacynthe Tremblay, « La relation “je-tu” dans la philosophie de Nishida » : Religiologiques 29 (printemps 2004) 117-152. Signalons également l’étude de James W. Heisig, « Non-I and Thou : Nishida, Buber, and the Moral Consequences of Self-Actualization » : Philosophy East & West 50 (2000, no 2) 179-207. Est également à noter l’étude dialogique entre l’idée de néant absolu (⤯ᑐ↓, zettai mu) chez Nishida et celle d’infinité chez Levinas, par Tiziano Tosolini, « Infinity or Nothingness ? An Encounter between Nishida Kitaro and Emmanuel Levinas » : Social Identities 11 (2005, no 3) 209-228.

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à la source de la formation créatrice du soi — ce qui est invoqué dans son concept clef de fidélité créatrice7. Ce rapprochement, par ailleurs, n’est à l’origine pas une coïncidence puisqu’ils avaient tous deux subi, au départ, l’influence de la pensée de Josiah Royce, qui recoupe effectivement des questions de la loyauté et de l’individu dans son rapport au monde8. La dimension éthique chez Marcel, laquelle transparaît aussi au travers des notions de considération, charité, admiration, amour, espérance, grâce et confiance, pour n’en citer que quelques-unes, constitue l’axe central de sa phénoménologie, que ce soit dans ses écrits philosophiques à proprement parler ou dans ses pièces de théâtre9. Marcel souligna le rapport complémentaire vital qu’il doit y avoir entre ce paradigme éthique et l’ontologie. Il ne peut y avoir de formation créatrice de la personne, ou de l’identité, sans une volonté de disponibilité par rapport à l’Autre, laquelle, selon Marcel, « peut se réaliser non pas seulement dans la charité, mais aussi dans l’espérance, et… dans l’admiration…10 ». Et c’est cette même disponibilité qui est requise pour permettre à la fidélité d’être 7. Une des idées centrales de la philosophie de Gabriel Marcel est bien celle de fidélité créatrice, à laquelle est consacré un chapitre entier intitulé du même nom « La fidélité créatrice », dans Du refus à l’invocation, Paris, Gallimard, 1940, p. 192225. 8. Il s’agit en particulier des deux ouvrages de Josiah Royce, The Philosophy of Loyalty, New York, Macmillan, 1903 ; et The World and the Individual, New York, Macmillan, 2001. L’étude de Marcel sur Royce parut sous le titre La métaphysique de Royce, Paris, Aubier, 1945. 9. Citons égalemnent, parmi les ouvrages philosophiques majeurs de Gabriel Marcel : Journal métaphysique, Paris, Gallimard, 1927 ; Être et avoir, Paris, Aubier, 1935 ; Homo viator. Prolégomènes à une métaphysique de l’ espérance, Paris, Aubier, 1944 ; Réflexion et mystère, vol. 1, lequel rassemble la série des Gifford Lectures de 1949 à l’université d’Aberdeen ; Foi et réalité, vol. 2. Ces deux derniers titres constituent deux volumes publiés ensemble sous le titre Le mystère de l’être, Paris, Aubier, 1951 ; Les hommes contre l’humain, Paris, La Colombe, 1951 ; Le déclin de la sagesse, Plon, 1954 ; L’homme problématique, Aubier, 1955 ; Présence et immortalité, Paris, Flammarion, 1959 ; La dignité humaine et ses assises existentielles, Paris, Aubier, 1964 ; Paix sur la terre, Paris, Aubier, 1965 ; Pour une sagesse tragique et son au-delà, Paris, Plon, 1968 ; et enfin En chemin, vers quel éveil ?, Paris, Gallimard, 1971. Il est à noter que dans La dignité humaine, Marcel indique clairement que l’on ne doit pas séparer ses pièces de théâtre de ses ouvrages philosophiques si l’on veut comprendre sa pensée. Citons parmi d’autres : L’iconoclaste (1920) ; Le cœur des autres (1921) ; La chapelle ardente (1925) ; L’horizon (1928) ; Le monde cassé (1932) ; Le fanal (1935) ; Le chemin de Crête (1935) ; Le dard (1936) ; Les points sur les i (1938) ; La soif (1937) ; La fin des temps (1948) ; Vers un autre royaume (1949) ; Rome n’est plus dans Rome (1951) ; Mon temps n’est plus le vôtre (1955) ; La dimension Florestan (1958). 10. Gabriel Marcel, Du refus à l’invocation, p. 67.

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créatrice11. En d’autres termes, écouter « la parole de l’autre », pour utiliser une expression chère à Paul Ricœur, est ce qui permet au soi d’être créatif 12. Cependant, on est déjà à même de se demander si l’idée d’ontologie est véritablement à propos lorsqu’il s’agit de comprendre le soi dans sa négation par rapport à l’Autre, c’est à dire la forme de ce qui n’a pas de forme13, et non l’affirmation d’un être formé. Comment une pensée qui s’articule autour des notions de disponibilité et retrait, et donc de vacuité, peut-elle au plus profond d’elle-même constituer une approche dite « ontologique » ? Ne devrait-on pas alors plutôt employer le terme « muologie » (↓, mu — λόγος), afin de pouvoir décrire un domaine de pensée dont l’épicentre est le néant plutôt que l’être, avec toutes les conséquences éthiques que cela sous-entend. Aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est bien le caractère « muologique » de la pensée de Marcel qui a établi, dans les limites de ma compréhension personnelle, un pont privilégié avec celle de Nishida. Même si chez Marcel, et contrairement à Nishida, le rapport éthique se limite principalement à l’inter-personnel, il n’en reste pas moins que la disponibilité est abordée comme négation du soi, laquelle s’opère à la lumière de l’Autre, ou, en d’autres termes, en son lieu. Qui plus est, alors que Marcel évoque la nature réciproque des rapports créatifs entre personnes, que ce soit dans sa philosophie ou ses pièces de théâtre, Nishida insiste, comme nous le verrons, sur la dynamique dialectique qui s’établit entre la formation des auto-identités et leurs lieux. Il est vrai que pas plus le philosophe français que Nishida n’ont été les seuls à souligner le lien vital qu’il doit y avoir entre une identité en formation et l’éthique. Tous deux ont cependant vu de façon

11. Ibid., p. 199. 12. L’expression de Paul Ricœur est la suivante : « Le plus court chemin du soi à soi est la parole de l’autre », dans Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 29. Cité par Sugimura Sasuhiko dans « Pour une philosophie du témoignage. Ricœur et Heidegger autour de l’idée “d’attestation” (Bezeugung) » : Études théologiques et religieuses 80 (2005, no 4) 485. 13. Nishida Kitarō, Nishida Kitarō zenshū (ࠗす⏣ᗄከ㑻඲㞟࠘, Œuvres complètes de Nishida Kitarō) (NKZ, 19 vols.), vol. 7, Tetsugaku no konpon mondai – Benshōhōteki sekai (ࠗဴᏛࡢ᰿ᮏၥ㢟 – ᘚドἲⓗୡ⏺࠘, Les problèmes fondamentaux de la philosophie. Le monde dialectique) (1934), Tōkyō, Iwanami Shoten, 1979, p. 445. Dans le texte : « Une culture de sentiment est celle de la forme de ce qui n’a pas de forme, du son de ce qui n’émet pas de son » (᝟ⓗᩥ໬ࡣᙧ/ࡁ࡞ᙧࠊ⫆࡞ࡁ ⫆࡛࠶ࡿ, jōteki bunka wa katachi nakikatachi, koe nakikoe de aru).

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singulière que le rôle de l’effacement dans la création consistait en une forme de considération, d’amour même, par rapport à son lieu ou à l’autre personne. Il ne pouvait y avoir d’en-soi, pas plus d’ailleurs que de soi qui a lieu, mais plutôt un soi qui est et qui devient en lieu. Pourtant, le Nishida de la dite première période, celui de l’« expérience pure » (⣧⢋⤒㦂, junsui keiken), qui est la clef de voûte de l’ouvrage paru en 1911 et qui l’a fait connaître, l’Essai sur le bien (ࠗࡢ ◊✲࠘, Zen no kenkyū)14, n’aborde pas de façon fondamentale la question du rapport à l’Autre, ou au lieu, et sur lequel nous aurons l’occasion de revenir plus en détails. Toutefois, déjà à ce stade, on peut déceler un thème cher aux phénoménologues occidentaux, à commencer par Edmund Husserl, à savoir la possibilité de comprendre notre conscience de la « réalité » (ᐇᅾ, jitsuzai) par le biais de l’expérience pure. C’est en remontant au moment d’avant la séparation entre objet et sujet, avant de procéder à une explication ou autre discrimination conceptuelle, que Nishida pensait pouvoir élaborer une telle compréhension. Il n’y aurait là rien de particulièrement notoire pour quiconque est formé à l’école de la phénoménologie husserlienne, si ce n’était le fait, et il est de taille, que cela semblait aussi coïncider avec des aspirations bouddhiques, et plus précisément Zen. L’originalité du Nishida de la première période fut d’utiliser la pensée systémique occidentale à des fins qui, à l’origine, ne s’y prêtaient en rien, à savoir une pratique dont les adeptes rejetaient, dans sa forme la plus radicale, le recours au langage et à l’écriture. Contrairement aux moines bouddhistes Zen, Nishida tenta de démontrer et de justifier conceptuellement que toute compréhension de notre conscience de la réalité ne peut avoir comme point de départ que l’expérience des faits en eux-mêmes. Mais à la différence de Husserl, il ne s’agissait pas en premier lieu de revenir aux faits en eux-mêmes au moyen d’une description noématique, comme si un fondement perdu devait être retrouvé (Zurück zu den Sachen selbst)15. 14. Nishida Kitarō, NKZ 1, Zen no kenkyū (ࠗၿࡢ◊✲࠘, Essai sur le bien) (1911), p. 3-200. Le concept d’expérience pure avait été à l’origine fortement influencé par l’empirisme radical de William James (pure experience). 15. C’est évidemment ce qui va devenir la maxime la plus connue du mouvement phénoménologique, que Edmund Husserl développa de façon systématique dans son Logische Untersuchungen, I : Prolegomena zur reinen Logik (Recherches logiques I : Prolégomènes à la logique pure), Halle, Niemeyer, 1900 ; et Logische Untersuchungen, II : Untersuchungen zur Phänomenologie und Theorie der Erkennt-

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Il s’agissait d’élaborer une théorie à partir du terrain favorable à l’expérience pure que constituait le bouddhisme Zen. Nishida, dans une phase suivante, reconnut qu’une telle approche faisait de lui une proie pour les accusations de mysticisme. De telles accusations allaient d’ailleurs, plus tard, devenir l’un des chevaux de bataille d’un autre philosophe de l’école de Kyōto, Tanabe Hajime (1885-1962), lequel vit dans l’influence du bouddhisme Zen sur Nishida une tendance à l’obscurantisme en raison de l’idée d’expérience perceptive désintéressée et non médiatisée (l’ainséité des choses). Tanabe proposera à la place une sorte de synthèse regroupant plusieurs aspects provenant du bouddhisme Shan, du christianisme et du marxisme. Il est plus important cependant, pour les fins de la présente étude, de garder à l’esprit que ce qui transparaît dès Zen no kenkyū est que l’arrière-plan culturel n’est pas la métaphysique. Ceci apparaîtra dans toute son importance lorsqu’il s’agira de concevoir la dimension éthique du rapport créatif du soi à l’Autre, ou à son lieu. Donc, cette insistance sur le pouvoir qu’a l’expérience pure d’expliquer la conscience que l’on a de la réalité, c’est-à-dire la saisie immédiate et par conséquent intuitive qu’elle favorise (perspective qui reprend une idée Bergsonienne qui a eu pour Nishida une grande importance), allait par la suite être mise en doute. Encore une fois, elle ne pouvait conduire qu’à une impossible subjectivité de l’ineffable, en d’autres termes, au mysticisme. C’est d’ailleurs là un reproche du même ordre que Jacques Maritain fit à Henri Bergson. En même temps, Nishida se rendit compte que la solution n’était pas, bien entendu, de privilégier la réflexion objective, mais plutôt de penser la saisie immédiate de la réalité en rapport à ce en quoi elle diffère. Plus exactement, dans son Intuition et réflexion dans l’éveil à soi (ࠗ⮬ぬ࡟ ᪊ࡅࡿ┤ほ࡜཯┬࠘, Jikaku ni okeru chokkan to hansei) (NKZ 2) de 1917, la formation du soi, laquelle dépendait de cette saisie, devenait une matérialisation de la volonté absolue. L’expérience pure (corrélativement l’intuition) ne pouvait alors plus jouer le rôle de fondement à notre conscience de la réalité (la réflexion), et devint le simple élément d’un rapport aux apparences bipolaires. Ainsi, le rapport entre intuition et réflexion devenait, en quelque sorte, la concrétisation de la volonté absolue, laquelle servait d’arrière-plan nécessaire à la nis (Recherches logiques II : Recherche pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance), Halle, Niemeyer, 1901.

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formation du soi — une idée que Nishida reprit en fait de la Tathandlung de Johan Gottlieb Fichte. La prise de conscience de ce phénomène, si l’on peut se permettre d’utiliser ce mot dans ce contexte, devait alors constituer l’éveil à soi (⮬ぬ, jikaku), qui allait par la suite jouer un rôle déterminant dans la dimension éthique du rapport entre le soi et son lieu. Ce rapport, qui peut être conçu comme celui du je et du tu (tel qu’il est formulé chez Marcel et Nishida — ⚾࡜Ợ, watakushi to nanji)16, correspond à un véritable échange, dont il est possible de voir la nature chiasmique en tant que celle qui, par exemple, constitue l’expérience du sens, et en particulier lorsque celle-ci est artistique. C’est ici que les pensées éthiques de Nishida et de Marcel ont tout leur à-propos dans le contexte de la crise du sens dans la culture contemporaine. L’expression de crise doit être comprise ici au sens large, et ne doit pas suggérer que toute forme d’expérience artistique aujourd’hui, après la modernité, se soit enfoncée dans les abîmes où ce que nous avons déjà appelé la subjectivité subjectivante génère une absence totale de communication et un type de production culturelle dépourvu de tout sens. La crise dont il est question ici est la tendance à une subjectivité qui, loin d’avoir été dépassée, suit un processus d’implosion en ne s’adressant qu’à elle-même. Et il est clair que lorsque Jürgen Habermas décrit les effets des séparations de sphères d’activités et de pensées dans la société contemporaine, nous parlons de la même chose. La multiplication de sphères et de sous-sphères ad infinitum conduit droit aux subjectivités sans rapports, qui ne peuvent à longue échéance qu’imploser, à défaut de s’accomplir en s’éveillant à la lumière de l’Autre, c’est-à-dire en considérant son en lieu avec une certaine humilité. Le monde de l’art, dont la conscience est des plus sensibles, à la fois reflète et incarne cette nouvelle forme de subjectivité. Celle-ci peut aller de la conception scriptible du roman à celle de l’auteur que l’on se doit d’ignorer, en passant par les choix et agencements d’ouvrages d’art, dont les principes paradigmatiques relèvent, de manière croissante, plus du goût individuel financier des gérants de galeries ou conservateurs de musée, que d’un esprit atten-

16. Nishida Kitarō, « Watakushi to nanji » (ࠕ⚾࡜Ợࠖ, Je et tu) (1932), dans NKZ 6, 341-427. Le travail le plus complet et enrichissant quant aux rapports entre le texte original et la traduction est à trouver dans Nishida Kitarō, L’éveil à soi, Paris, CNRS Éditions, 2003, p. 95-144 (trad. Jacynthe Tremblay).

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tif à l’en-lieu de l’art dans l’espace et le temps. Une telle subjectivité, pas plus encore une fois que celle, objectivante, qui caractérisait la métaphysique occidentale, ne fait appel à une quelconque disponibilité ou autonégation (⮬ᕫྰᐃ, jiko hitei) du je dans son rapport au tu. Dans sa dimension la plus pure, cette disponibilité correspondait chez Marcel à un état de grâce, auquel l’expérience religieuse, plus encore que l’expérience esthétique ou morale, permettait d’accéder — en quelque sorte une affirmation immanente dans la transcendance même. Un souci identique se retrouve chez Nishida, pour qui tendre vers la négation absolue du je conduit à l’éveil à soi. Autonégation

Prendre conscience de l’affirmation du soi dans la disponibilité ou l’autonégation semble être devenu un besoin pressant, dans une culture contemporaine qui se constitue de moins en moins en lieu propice à l’idée de sujet de par l’Autre. Comment en effet concevoir un je qui se donne ou qui se vide à la lumière du tu sans que cela soit fait dans un esprit de confiance mutuelle ? Prenons l’exemple de l’expérience artistique. Rien n’indique que le visiteur de telle ou telle installation plastique devrait faire un effort d’attention, si rien ne prête à croire que la configuration incarne en elle-même un message attentionné de la part de son auteur. Ou alors, nous retombons dans la séparation des subjectivités évoquées précédemment. Bien sûr que l’œuvre d’art se doit d’ouvrir un champ, mais elle ne peut le faire in-nihilo, pas plus d’ailleurs qu’ex-nihilo. Il n’y a d’ouverture de champ que pour celui ou celle qui entretient un rapport avec lui. Ce qui veut dire que non seulement l’artiste au travers de l’œuvre doit prendre en considération la personne ou la communauté avec qui un rapport s’établit, mais qui plus est, cette dernière doit pouvoir croire que tel est le cas pour s’adonner en toute quiétude à une lumière dont l’intégrité mérite qu’on s’y arrête. Il s’agit bien là d’un échange créateur qui repose sur l’idée de confiance mutuelle pour ce qui concerne la considération, dans l’acte de disponibilité et d’autonégation du je (le spectateur) dans son rapport au tu (l’œuvre d’art). Sans cet esprit de confiance mutuelle, ce rapport court le risque de mener à toutes sortes d’hermétismes, nihilistes ou relativistes — un phénomène qu’il conviendrait d’appeler les catacombes du sens, propres aux sujets subjectivants. Ou bien alors, comme cela était souvent le cas durant

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l’âge métaphysique occidental, le rapport du je et du tu reste une affaire de soumission et de domination, faisant obstruction à l’élan créatif aussi bien pour l’un que pour l’autre. Une confiance mutuelle dans la considération, c’est à dire la disponibilité et l’autonégation, est donc un élément essentiel de l’expérience du sens, laquelle doit être comprise comme affirmation créatrice réciproque entre le je et le tu, ou le soi et son lieu. Le moyen d’en prendre conscience est la grâce ou l’éveil à soi. C’est cet aspect qui, à mes yeux, à la fois rapproche Nishida et Marcel, et rend leur pensée aujourd’hui tellement d’actualité, tout au moins sur le plan culturel. Nous aurons par ailleurs l’occasion de revenir plus en détail sur le caractère réciproque (┦஫, sōgo) d’un tel rapport. L’expérience du sens n’est bien entendu pas réduite au domaine artistique ; toutefois, les idées précédemment énoncées n’en sont que plus pertinentes puisque les liens qui s’établissent entre le spectateur et l’artiste, ou simplement, suivant les périodes et cultures, entre les participants, sont certainement différentiels, mais ils sont par-dessus tout complémentaires. Il s’agit de rapports interpersonnels, dans la mesure où l’expérience artistique, de tous temps et à travers toutes les cultures, a toujours incarné, sous une forme ou sous une autre, un rapport humain. Il y a toujours eu dans une telle expérience la volonté humaine de vivre un message au travers de configurations particulières élaborées de façons intentionnelles, que ce message ait trait au divin, à la nature, au réel, ou à l’humain en soi, qu’il célèbre le sacré, la beauté ou la laideur. Il s’est toujours agi d’une expérience dont le rapport entre le soi et l’Autre s’est déclaré sous une lumière qui ne passe pas inaperçue. Autrement dit, l’expérience artistique n’a jamais été autre que la mise en rapport voulue et aux couleurs particulières entre le je et le tu. En suivant la pensée nishidienne, celui ou celle qui perçoit, interprète ou crée, tout comme ce qui est perçu, interprété ou créé, se constitue en autodétermination (⮬ᕫ㝈ᐃ, jiko gentei), mais précisément de par le rapport contradictoire qui est établi en ce qui devient son lieu (le tu). C’est ce que Nishida appelle l’auto-identité qui relève du contradictoire (▩┪ⓗ⮬ᕫྠ୍, mujunteki jiko dōitsu) ou l’auto-identité contradictoire (▩┪ࡢ⮬ᕫྠ୍, mujun no jiko dōitsu), laquelle contradiction devient absolue (⤯ᑐ, zettai) dans le cas de l’expérience religieuse. L’expérience artistique, quant à elle, acquiert son sens dans les rapports d’auto-identités contradictoires entre, par exemple, le spectateur et l’œuvre d’art, ou l’artiste et la galerie d’art.

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Dans chacun des cas, l’œuvre et la galerie font figure de lieu pour l’autodétermination du spectateur et de l’artiste, respectivement. Bien entendu, ce rapport peut être renversé en fonction du plan dans lequel on établit une telle conceptualisation. L’autodétermination du spectateur, son identité, se crée en lieu de l’œuvre d’art, tout comme le sens de ce dernier se forme en lieu de celui ou celle qui le regarde. La formation du sens dans l’expérience artistique, que ce soit du point de vue du percevant ou du perçu, dépend donc de ce que nous avons jusqu’à présent appelé un lieu, et ce à quoi correspond le concept phare de Nishida, c’est à dire le basho (ሙᡤ). Précisons qu’il est difficile de trouver un équivalent exact en langues occidentales, et qu’il serait plus pertinent de parler d’un paradigme qui engloberait les notions de place, champ, endroit, tout comme celles de topos et de chôra que Platon développait dans le Phédon et le Timée, respectivement, ou même la conception qu’Aristote avait dans son De Anima de l’âme en tant que lieu où les choses prennent forme. À la conception fondamentale japonaise du ba (ሙ, lieu) venait, dans le cas de Nishida, se greffer toute une série d’influences intellectuelles occidentales, dont nous ne venons de mentionner qu’une partie. Le mieux, semble-t-il, serait donc de conserver le terme japonais basho, pour ce qui devait constituer l’objet d’une réflexion approfondie à partir du volume de 1927 intitulé De ce qui agit à ce qui voit (ࠗാࡃࡶ ࡢ࠿ࡽぢࡿࡶࡢ࡬࠘, Hataraku mono kara miru mono he), et en particulier dans le texte appelé Basho17. Tout comme chez Marcel, pour qui les idées de fidélité créatrice et de disponibilité ne sont en aucun cas compatibles avec celles de fidéisme et de soumission18, il y a chez Nishida un souci notoire, surtout depuis sa dite troisième période, celle du basho, d’éviter toute hiérarchie dans le rapport, à une certain niveau, du soi à l’Autre, à un autre niveau, de l’individuel à l’universel. Pour les deux philosophes, l’élément créateur ne peut se situer que dans la réciprocité et la dynamique dialectique entre deux pôles, fussent-ils ceux du je et du tu sur le plan de l’interpersonnel, ou ceux des auto-identités du soi et de son 17. Nishida Kitarō, « Basho » (ࠕሙᡤࠖ) dans Hataraku mono kara miru mono he (ࠗാࡃࡶࡢ࠿ࡽぢࡿࡶࡢ࡬࠘, De ce qui agit à ce qui voit) (1927), NKZ 4, 208-289. 18. Selon Marcel, « la fidélité à un être particulier donnée dans l’expérience se présente, pour celui qui la vit et ne la considère pas du dehors, comme ne se laissant pas réduire à l’attachement qui lie la conscience à elle-même ou à ses propres déterminations » (Gabriel Μarcel, Du refus à l’invocation, p. 216).

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basho — de façon beaucoup plus générale comme dans le cas de Nishida. Il faut cependant insister sur le fait que le dualisme n’est ici fondamentalement qu’illusoire, tout rapport pouvant également se situer dans un basho plus englobant, toujours plus englobant même, c’est-à-dire jusqu’au néant absolu (⤯ᑐ↓, zettai mu). Ainsi, tandis qu’à l’état de grâce chez Marcel correspond ce moment créatif en dehors de la temporalité du monde objectif — moment éternel, donc, de la disponibilité absolue que seule la confiance en l’Autre peut permettre —, c’est l’éveil à soi dans l’autonégation qui, chez Nishida, atteste des autodéterminations du soi et du néant absolu comme basho. De façon plus relative, et c’est peut-être là où la pensée de Nishida dépasse celle de Marcel, la logique du basho (ሙᡤⓗㄽ⌮, bashoteki ronri) permet donc de comprendre à tous les niveaux les autoformations, ou formations créatrices en rapport à leur lieu, lequel rapport dévoile sa nature réciproque dans l’expérience de l’éveil à soi. Le je et le tu de Nishida n’en est qu’un cas particulier, puisqu’une telle logique peut s’appliquer aux individuels et aux universels, fussent-ils prédicatifs, concrets ou attribués à l’action, au jugement, à l’être ou au temps, ou bien à l’histoire, à la société, ou à la « réalité ». Le caractère réciproque et contradictoire du rapport entre diverses autodéterminations à la fois dynamiques et créatrices, est un aspect notoire de la pensée de Nishida, lequel prend toute son ampleur dans la dernière période. On voit cependant cette aspiration se dessiner dès sa dite logique du prédicat (㏙ㄒࡢㄽ⌮, jutsugo no ronri), dans son Le Système des universels conformément à l’éveil à soi (୍ࠗ⯡⪅ ࡢ⮬ぬⓗయ⣔࠘, Ippansha no jikakuteki taikei) (NKZ 5) de 1930, puisqu’il s’efforça de remettre en question la logique du sujet d’Aristote, symptôme, selon lui, de bien des maux dans les modes de pensée occidentaux. Il tenta de renverser cette logique, ni plus ni moins, en concevant le sujet individuel non plus comme étant déterminé par le tout puissant prédicat universel, mais comme véritable lieu, ou basho, qui permet à cet universel de se déterminer — et donc en élaborant sa notion d’éveil à soi en tant qu’acte de retrait. Ceci a toute son importance, car ce renversement va en fait par la suite conduire à une conception non-hiérarchique des rapports d’autodétermination entre l’individuel et l’universel, et par extension, entre toute formation d’identité, et même de sens, et leur basho. La question n’est plus de présenter le sujet individuel comme quelque chose dont le caractère particulier ne peut pas être connu en soi, sous prétexte que, logique-

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ment, tout ce qui est déterminé est universalisé. Il s’agira plutôt de concevoir le rapport entre le sujet individuel et le prédicat universel comme celui d’éléments mutuellement autodéterminants et autodéterminés, selon la logique du basho. Bien sûr, il y a chez Nishida maintes formes d’universel, dont celle du prédicat n’est qu’un exemple. Citons seulement l’universel concret (ලయⓗ୍⯡⪅, gutaiteki ippansha), l’universel de l’action (⾜Ⅽⓗ୍⯡⪅, kōiteki ippansha), l’universel de l’être (᭷ࡢ୍⯡⪅, yū no ippansha), ou l’universel du jugement (ุ᩿ⓗ୍⯡⪅, handanteki ippansha), chacun d’entre eux établissant des rapports différents à l’individuel dont l’éveil à soi fait acte de basho du néant (↓ࡢሙᡤ, mu no basho)19. C’est à partir de là que vont clairement se greffer deux aspects (ajoutés aux notions d’autonégation et disponibilité) qui vont, à mes yeux, rapprocher Nishida plus encore de Marcel, à savoir la dynamique active de l’expression créatrice et une conception non-hiérarchique du rapport dialectique20. Dialectique

Il semblerait en effet que, tout comme chez Marcel, c’est bien la dimension non-hiérarchique de la dialectique nishidienne qui se prêterait de façon si naturelle au besoin d’exprimer ce qu’il y a d’éthique dans la formation créatrice des auto-identités absolument contradictoires, qu’elles soient celles du je et du tu, de l’individuel et de l’universel, des personnes entres elles, ou encore en rapport à la société et à l’histoire. Aussi, peut-on parler d’un véritable chiasme dialectique entre une auto-identité et son basho, ce que Marcel, quant à lui, qualifiait de manière tout à fait révélatrice d’échange mystérieux entre personnes. Bien sûr, dans un sens, ce rapport chiasmique préfigure l’idée que Merleau-Ponty ne parvint malheureusement jamais à développer jusqu’au bout dans son Le visible et l’invisible21. Il y aurait néanmoins une différence non négligeable. L’esprit de la dialectique de Merleau-Ponty tendrait à privilégier le visible sur l’invisible, alors 19. Voir Nishida Kitarō, NKZ 6, Mu no jikakuteki gentei (ࠗ↓ࡢ⮬ぬⓗ㝈ᐃ࠘, La détermination du néant conformément à l’éveil à soi) (1932). 20. Voir en particulier Nishida Kitarō, NKZ 7, Tetsugaku no konpon mondai – Benshōhōteki sekai (ࠗဴᏛࡢ᰿ᮏၥ㢟 – ᘚドἲⓗୡ⏺࠘, Les problèmes fondamentaux de la philosophie. Le monde dialectique) (1934), p. 201-453. 21. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964.

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que toute la force de la dialectique de Nishida, et celle de Marcel, repose encore une fois sur leur côté non-hiérarchique. Et même si le premier avait été initialement influencé par Hegel, c’est de la tradition bouddhique, avec sa conception de la réalité en termes de vérités réciproquement contradictoires, qu’il a hérité de cet aspect précis. Le monde dialectique (ᘚドἲⓗୡ⏺, benshōhōteki sekai) de Nishida, que constituent les auto-identités contradictoires (▩┪ࡢ⮬ᕫྠ୍, mujun no jiko dōitsu), reflète un souci constant de maintenir le lien entre toute dynamique de formation identitaire et la vacuité, laquelle se retrouve dans la relation qu’établit Marcel entre le retrait et la création. Et quand bien même pourrait-on rétorquer que Marcel appartient à la tradition de la philosophie chrétienne de l’être, il ne fait aucun doute qu’il y a chez lui le même esprit d’évoquer la complémentarité entre une certaine forme de néant (reflétée dans la disponibilité), la formation créatrice de soi et l’éthique. De la même façon, pour Nishida, la constitution d’une identité en soi n’est possible, donc, qu’en s’éveillant à un rapport non-hiérarchique à l’autre personne, l’autre monde, social ou historique, ou encore et plus précisément en lieu de l’Autre — lequel rapport doit être conçu de manière réciproque. S’il est évident que l’idée d’autodéterminations réciproques par le biais de l’opposition et de la contradiction ne doit pas être interprétée en tant qu’acte subversif, destructeur, ou nihiliste, on est en droit de se demander si la notion de rapports différentiels complémentaires, laquelle n’est pas formulée en ces termes chez Nishida, ne deviendrait pas alors plus adéquate en guise de dialectique non-hiérarchique. Une différence complémentaire invoque une temporalité (différence) qui va de pair avec le caractère éthique (complémentarité) que l’on trouve dans les rapports entre la formation identitaire et le basho, le je et le tu, ou entre le sens et son lieu. Serait-ce là trahir le courant d’influence bouddhique dans sa conception des rapports contradictoires qui constituent la réalité, et dont la notion fondamentale est celle de soku (༶), à savoir qu’une chose est de par ce qu’elle n’est pas22 ? C’est, simplement, invoquer les éléments temporels et éthiques en jeu dans la conception que Nishida a des rapports réciproques et contradictoires entre les identités en formation et toujours en lieu de leurs basho. 22. La théorie bouddhique du soku est exposée dans le Traité du Milieu de Nagarjuna, Paris, Seuil, 1995.

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Pas plus que chez Marcel la fidélité créatrice ne consiste à chercher à s’approprier l’Autre ou, pour employer une de ses expressions, à avoir l’Autre puisqu’il s’agit d’une réponse à ce qu’il appelle une exigence ontologique, l’éveil à soi de Nishida ne s’opère par rapport à un basho dont on se ferait un objet. Le basho n’est pas un emplacement bien défini, mais ce en quoi quelque chose s’auto-identifie au moyen de sa propre négation. Corrélativement, disponibilité, admiration, humilité, ou fidélité ne sont pas dans la pensée de Marcel des états subjectifs, ni l’éveil à soi une prise de conscience de soi psychologique. Nous avons, dans tous les cas, des attitudes créatrices, des actions expressives (⾲⌧స⏝, hyōgen sayō) et autodéterminantes à la lumière de l’Autre, de par le basho. La dimension éthique en est par conséquent essentielle, et il suffirait, si l’on voulait souligner l’actualité concrète de telles pensées, de se référer, en des termes similaires, au rapport entre le je et le tu pour comprendre l’expérience de la formation du sens ou, à un autre niveau, au rapport entre l’auditeur et le musicien, ou l’artiste et le monde, pour comprendre l’expérience artistique. Le basho du spectateur peut ainsi devenir un film ou une pièce de théâtre, tout comme celui du lecteur un texte ; et le basho de l’artiste, lui, peut être pensé en tant que monde social, culturel, politique, ou même physique, un monde en quoi l’œuvre prend forme. L’œuvre elle-même peut faire figure de basho en ce sens qu’elle peut offrir un contexte renouvelant au je percevant qui se donne la peine de s’effacer à son regard. En fait, il y a autant de basho qu’il y a de plans, c’est à dire une infinité — le basho du néant absolu (⤯ᑐ↓ࡢ ሙᡤ, zettai mu no basho) étant ce en quoi se situent tous les autres basho, le mouvement même d’autonégation qui permet leur mise en rapport réciproque. Le rapport entre le je et le tu peut donc aussi être lui-même compris comme auto-identité qui prend forme en un basho tel que le monde historique, ou tout simplement entre ciel et terre, tel le monde naturel23. 23. C’est à la fin de sa vie que Nishida écrivit l’un de ses textes les plus importants, où la religiosité est présentée comme un évènement spirituel au cœur des rapports entre le basho, l’éveil à soi, l’action expressive, et les identités contradictoires, lesquelles incluent le monde créatif (๰㐀ⓗୡ⏺, sōzōteki sekai) et la personnalité (ே᱁, jinkaku). Voir Nishida Kitarō, « Bashoteki ronri to shūkyōteki sekai kan » (ࠕሙᡤⓗㄽ⌮࡜᐀ᩍⓗୡ⏺ほࠖ, La logique du basho et la vision religieuse du monde) (1945), dans NKZ 11, 371-464. Pour une étude sur la dernière phase de la pensée de Nishida, voir Agustin Jacinto Zavala, Filosofia de la Transformación del Mundo, Zamora, El Collegio de Michoacán, 1989.

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La portée de cette pensée est sans limite, c’est le cas de le dire. Elle nous permet de nous rendre compte des différents types de rapports que l’être humain a entretenus avec son lieu, qu’il soit tu ou Autre, au travers du temps et des cultures. Le monde occidental a développé diverses subjectivités dans ses rapports au basho, qu’elles soient — tel qu’indiqué précédemment — objectivantes dans les cas par exemple de la métaphysique et de la rationalité moderne, ou qu’elles soient subjectivantes comme peuvent en témoigner certaines pratiques culturelles postmodernes qui relèvent dans certains cas de désinvoltures irresponsables qui ne s’adressent qu’à elles-mêmes. Il y a eu cependant en Occident, sporadiquement certes, des prises de conscience qui ont mis en lumière le caractère nécessairement éthique du rapport ontologiquement formateur à l’Autre. Mais les penseurs occidentaux n’ont pu aborder le problème qu’avec, en arrière plan, la question de l’être, qu’il a bien fallu déconstruire. Ce processus, est-il besoin de le souligner, est loin d’être terminé, et il ne s’agit pas de confondre ce terme avec l’idée de destruction au sens français, mais plutôt de Des-truktion au sens allemand tel que l’utilisait Martin Heidegger, et qui a ensuite été repris par Jacques Derrida. Les symptômes culturels n’en sont plus les pratiques modernistes directement et trop évidemment subversives, mais les modes d’expression volontairement nomadiques, rhizomatiques ou parodiques, et dont le leitmotiv est de ne pas prêter son regard à l’Autre de peur de s’y soumettre. Dans son fond, il s’agit d’un purgatoire qui traduit une volonté commune de se détourner du rapport à l’être, lequel, dans la modernité occidentale, avait fini par prendre la forme d’un dualisme objet/ sujet. Il y a bien là une peur de retomber dans un tel dualisme. Mais aller au-delà de la modernité ne devrait pas nécessairement signifier, au niveau culturel, que le rapport à l’Autre devrait être tourné en dérision, relativisé, en d’autres termes annihilé. Pourquoi cela ? Parce que l’être n’a pas lieu de faire figure, même de façon inconsciente, de condition a priori dans l’autodétermination du je par rapport au tu. Le point de départ peut en effet être le néant, ce à quoi correspond une autonégation qui est, encore une fois, à distinguer d’un nihilisme destructeur. Cela, Nishida et les penseurs de l’école de Kyōto tels que Nishitani Keiji l’ont évidemment compris, non seulement parce que leur arrière-plan était malgré tout celui de la culture orientale, mais aussi et surtout parce que cela constituait un des axes majeurs du

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bouddhisme Zen. Prendre le néant comme point de départ consiste pareillement à prôner le retrait, la considération, l’humilité, ou la disponibilité dans son rapport au tu, comme l’a fait Marcel, de façon plutôt anachronique et souvent mal comprise. Cela ne suggère en aucun cas une conception de l’existence à partir de rien, ex-nihilo, mais plutôt de s’éveiller à la dimension éthique du néant. Dépasser la modernité consisterait donc à développer activement des pratiques culturelles qui mettraient en lumière l’affirmation du soi dans son effacement en lieu de l’Autre. Ce jeu des autodéterminations est précisément ce dont l’état de grâce et l’expérience de l’éveil à soi nous font prendre conscience. Ceci semblerait devenir un besoin pressant dans une culture qui a du mal à venir à bout de son passé métaphysique — un mal exacerbé, certes, par les effets de la technologie. Dépasser la modernité doit consister, en Occident, à renoncer à la postmodernité. La convergence des pensées de Nishida et de Marcel va peut-être au-delà de la réflexion dialogique. Elle nous permet de comprendre certains problèmes fondamentaux auxquels la nature humaine fait face dans le contexte de la culture contemporaine, et dans ce qui est en train de devenir un village global. Bien sûr, comprendre la pensée de Nishida sous une perspective occidentale n’est pas chose facile, non seulement parce que le monde auquel elle appartient est dans son fond si différent, ou que la connaissance véritable d’une langue requiert qu’elle soit aussi saisie précisément dans son basho, son lieu historique, social, culturel et humain — cela demandant maintes et maintes années d’expériences intellectuelles en lieu. La difficulté dans le cas de Nishida semble aussi venir du style de l’écriture, qui incarne véritablement ce qui est exprimé, à savoir une pensée en formation. On y verrait, sous un certain angle, des traits communs avec les façons qu’on eu d’écrire certains phénoménologues, tel Henri Maldiney, ou les poststructuralistes, par exemple le Roland Barthes du scriptible, celui de L’empire des signes justement. Il y a dans le style et donc la pensée de Nishida, des jeux de vides et de pleins, comme chez les peintres taoïstes et surtout Zen, des retraits et affirmations, des décentrages, des passages au travers de plusieurs niveaux conceptuels, mais aussi des renversements et répétitions, ou plus exactement des phénomènes d’écho parmi le nombre relativement limité de concepts qu’il utilise. À chaque fois qu’un mot, ou un groupe de mots, semble être répété, il résonne d’une voix différente, en fonction de son basho.

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Ce mot, il s’autodétermine de façon différente à chaque fois qu’il se lit en rapport à la phrase, à la page, et au lieu, à chaque fois qu’on le voit à différents niveaux, de l’individuel à l’universel, du général au particulier. Les trois axes qui ont rapproché les pensées de Nishida et de Marcel, sur lesquels nous avons insisté et auxquels nous nous sommes limités dans le cadre de cette étude, sont l’éthique, l’autonégation, et la dialectique. Et l’on pourrait se demander si ce n’est pas précisément le caractère « muologique » chez Nishida qui nous aide à comprendre l’éthique de Marcel. Ils ont tous deux développé une conception de la formation créatrice du soi, ou de quelque autre identité, à la lumière de l’Autre, ou en rapport au basho. Ceci a bien entendu valeur pour la formation du sens, et qui plus est, comme nous en avons déjà fait mention, a toute son actualité dans le contexte de la culture contemporaine à l’ère des sociétés pantechniques où notre rapport au basho relève de plus en plus de l’indisponibilité. Et n’est-ce pas l’expérience artistique, justement, qui aujourd’hui plus que jamais devrait garder ce pouvoir d’éveil à soi, non pas dans sa forme pure et religieuse, mais de façon concrète et incarnée ? N’est-ce pas l’art qui devrait nous induire à nous éveiller à ce qu’il y a de plus vital dans la formation du soi et du sens perçu, c’est-à-dire notre rapport à l’Autre ? Sans aucun doute. N’est-ce pas cet état de grâce qu’induit le fameux urinoir présenté à l’envers de Marcel Duchamp ? L’éveil à soi y est celui de l’idée que l’on se fait de l’art en rapport à son basho, qu’il soit la galerie, l’intention de l’auteur ou l’interprétation du spectateur. Si état de grâce il y a, il est concret. Et en tant que rapport du soi à l’Autre, ou plus précisément du je au tu, il nécessite une confiance mutuelle, à laquelle, malheureusement, tous les basho historiques et culturels n’ont pas toujours été favorables. C’est bien cela qu’une réflexion dialogique entre les pensées de Nishida Kitarō et Gabriel Marcel nous a permis d’entrevoir. Qu’il soit éthique ou esthétique, tel aura été et devra rester l’un des enjeux de la philosophie japonaise du xxe siècle en rapport à la pensée occidentale et dans toute l’actualité du monde contemporain.

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L’inspiration de la philosophie française chez Nishida Kuroda Akinobu

Nishida et la philosophie française du sens intime

C’est un fait que la philosophie de Nishida s’est formée à travers des confrontations répétées avec le kantisme, l’hégélianisme et le néokantisme, reprises sous différents angles tout au long de son évolution. Il est alors indéniable qu’une démarche comparative entre la philosophie de Nishida et la philosophie allemande serait souhaitable pour bien comprendre la problématique nishidienne et saisir son envergure dans le contexte de la philosophie moderne. Cependant, il ne faut pas oublier que Nishida exprima toute sa vie une sympathie profonde pour la philosophie française. Sa spécificité, selon lui, consiste en une philosophie du « sens intime » dont l’origine se trouve chez Pascal et qui se déroule jusqu’à Bergson, en passant par Maine de Biran et Ravaisson1. Nous choisissons pour notre étude cette autre voie, un sentier quelque peu étroit, qui donne néanmoins accès au cœur même de la philosophie de Nishida. La sympathie pour Maine de Biran

Nous nous proposons ici de présenter une comparaison entre la philosophie de Nishida et celle de Maine de Biran, un philosophe du 1. Voir 㺀ࣇࣛࣥࢫဴᏛ࡟ࡘ࠸࡚ࡢឤ᝿㺁, « Quelques remarques sur la philosophie française » (1936), dans Nishida Kitarō, Nishida Kitarō zenshū (ࠗす⏣ᗄከ㑻඲ 㞟࠘, Œuvres complètes de Nishida Kitarō) (NKZ), 19 volumes, Tōkyō, Iwanami Shoten (1re éd., 1947-1953 ; 2e éd., 1965-1966 ; 3e éd., 1978-1980 ; 4e éd. 1987-1989) ; NKZ 12, 126-130. Voir aussi NKZ 6, 114, où Nishida parle du « courant de la philosophie du sentiment » dans l’histoire de la philosophie française.

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« sens intime », « qui mérite d’être regardé comme l’un des véritables fondateurs d’une science phénoménologique de la réalité humaine2 ». Il est vrai que dans ses œuvres, en dehors de quelques mentions plutôt épisodiques de certaines notions biraniennes, Nishida n’a présenté aucune réflexion plus ou moins développée sur la philosophie de Biran ; cependant, dans un court essai sur la philosophie française, il a quelque peu évoqué la pensée biranienne3. Écrit par petites touches, cet essai n’en est pas moins assez significatif, pour cette raison qu’il montre bien que Nishida s’intéresse tout particulièrement à la philosophie du sens. Selon lui, il s’agit d’une philosophie dont l’origine se trouve dans les Essais de Montaigne, et développée depuis Pascal jusqu’à Bergson, en passant par Condillac, Biran et Ravaisson — philosophie qui cherche les sources de la connaissance originelle dans le sens s’éprouvant immédiatement en nous, avant tout raisonnement. L’essai témoigne que Nishida a saisi intuitivement la valeur particulière de la pensée biranienne dès les années au cours desquelles il préparait sa première œuvre. S’il n’est pas possible de parler d’une influence apparente de Biran sur la pensée nishidienne, on peut tout de même dire qu’il existe des résonances ou affinités profondes entre ces deux philosophes, sur un point précis où se croisent et s’interpénètrent la notion biranienne du sens intime et la notion nishidienne du ⮬ぬ (jikaku, auto-éveil). La comparaison sur ce point entre les deux philosophes, qui suivirent des chemins différents, nous permettra, d’un côté, d’éclaircir le tournant décisif de l’évolution de la philosophie nishidienne à la lumière de la philosophie biranienne, et de l’autre, de faire revenir cette dernière, grâce à la notion nishidienne cruciale d’auto-éveil, au premier plan de la question de la modernité, et cela dans le cadre de l’approche phénoménologique. L’auto-éveil et le sens intime dans la modernité

L’auto-éveil est la charnière principale de la recherche nishidienne par laquelle on pénètre dans cette pensée de méandres, qui ne cesse néanmoins de donner à réfléchir, car il est à la fois l’approfondisse2. Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, PUF, 1965, p. 12. 3. Voir NKZ 12, 128. On peut ajouter une lettre à l’un de ses disciples les plus anciens, datée du 29 janvier 1923, où Nishida témoigne d’une sympathie profonde non seulement à l’égard de la pensée biranienne, mais aussi envers sa personnalité, reflétées l’une et l’autre dans son journal intime. Voir NKZ 18, 264.

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ment de la notion d’expérience pure et la préparation du tournant décisif de l’itinéraire menant à la découverte de la logique du basho. Nous nous proposons ici de procéder à une analyse de la structure dynamique de l’auto-éveil nishidien à la lumière de la pensée du sens intime biranien, en raison de la résonance spécifique qui est à l’œuvre entre ces deux notions affines. Elles forment en effet une clairière au croisement des chemins différents qu’empruntent Nishida et Maine de Biran, qui abordent tous deux d’une manière qui leur est propre une même question ; et l’on constate que la terminologie biranienne peut servir à traduire l’enjeu de la philosophie nishidienne. La pensée biranienne du sens intime nous permet de cette manière de mesurer la pensée de Nishida à l’aune de la philosophie occidentale moderne, plus particulièrement pour la situer par rapport à la phénoménologie transcendantale husserlienne, en vue de la confronter ensuite aux deux figures principales de la phénoménologie française que sont Merleau-Ponty et Michel Henry, sur le problème critique du corps propre. Cette démarche ouvre un nouvel espace philosophique de dialogue entre les pensées française et japonaise — dialogue qui nous conduit à dépasser cette alternative même par le déplacement des questions dans le champ de la problématique de la modernité, où l’on cherche plus pertinemment à redéfinir la notion de soi par rapport à celle de corps propre. Précisons ce que nous entendons par « modernité ». Notre démarche se situe dans une perspective où la philosophie du sens intime et celle de l’auto-éveil se définissent par rapport à l’axe fondamental du problème critique de la subjectivité qui traverse l’histoire de la philosophie depuis Descartes. La modernité est ici comprise comme cette période où l’être humain se sait identifié au sujet pensant, et par là même doit se révéler indépendant, autonome et libre par rapport au milieu où il vit avec son corps vivant. Le sujet pensant, substantiellement indépendant, est seul capable d’accéder à l’universel par le pouvoir de la raison. Il se constitue comme première personne, instance définie par son pouvoir d’initiative, et capable de représenter en elle-même un « commencement » de son propre univers. Cependant, lorsqu’il s’agit d’une critique de la modernité de notre point de vue philosophique, la modernité est considérée de la façon suivante : il s’agit de la période de l’histoire de la métaphysique, où l’être de l’être humain est interprété à partir des catégories abstraites établies par la raison humaine universelle, et non pas à partir de son propre milieu

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concret, de telle sorte que l’être humain lui-même est « réduit à un objet, non seulement d’observation pour un sujet qui le maîtrise rationnellement, mais aussi de manipulation pour une humanité qui, devenue étrangère à son propre environnement, se l’asservit matériellement et détruit ainsi une dimension essentielle de son propre être-au-monde4 ». Le sujet moderne aurait tendu à « s’instituer en un substrat de plus en plus autonome ; l’autonomisation de l’être humain a été ainsi poussée jusqu’à mettre en danger notre existence même5 ». La modernité, au sens ontologique, est donc l’époque où l’être de l’être humain est « dépouillé de son essence propre pour être soumis à la raison universelle et objectivante, inhérente au Je transcendantal », lequel devient ainsi le site du fondement substantialiste de l’être humain6. Aussi, la modernité, dans la mouvance de laquelle nos deux philosophes occupent chacun une position singulière et irréductible, se caractérise-t-elle par l’autonomisation et la substantialisation de l’être humain en tant que sujet pensant transparent à soi-même. Nous allons montrer non seulement que les deux philosophies en question peuvent être caractérisées par rapport à la modernité, mais aussi qu’elles contiennent des notions qui pourraient effectivement mener au dépassement de la modernité. L’auto-éveil vu à la lumière de la pensée biranienne

Analysons maintenant la notion d’auto-éveil en nous plaçant dans la position biranienne du sens intime, et efforçons-nous en même temps d’éclaircir son économie, ses limites et sa portée par rapport au problème critique du corps propre. L’auto-identité contradictoire de la volonté

De quel type d’identité s’agit-il lorsque l’auto-éveil s’éprouve ? Rappelons-nous la formulation élémentaire de la notion d’auto-éveil : « le soi se voit dans le soi7 ». Elle nous apprend que le schème de l’autoéveil ne se réduit pas à celui de la conscience de soi, qui consiste dans 4. Bernard Stevens, « Dépasser le moderne », dans Augustin Berque et Philippe Nys (dir.), Logique du lieu et œuvre humaine, Bruxelles, Ousia, 1997, p. 18. 5. Augustin Berque, « Logique du lieu et génie du lieu » dans ibid., p. 198. 6. Bernard Stevens, « Dépasser le moderne », p. 18. 7. NKZ 5, 27.

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la distinction entre soi noétique et soi noématique. L’expression « dans le soi » indique qu’il y a un troisième soi que nous pouvons nommer « le soi topologique ». Dans l’économie de l’auto-éveil ce troisième soi désigne le lieu qui tient le rôle prépondérant pour dépasser la clôture de la conscience vers le basho. Il faut donc rigoureusement distinguer les deux identités suivantes : celle qu’il y a entre le soi noétique et le soi noématique, et celle qu’il y a entre cette dualité irréductible et le soi topologique. Nous les appelons respectivement l’identité immanente et l’identité-basho. Mettons entre parenthèses ici provisoirement cette deuxième instance, ce qui nous permettra d’analyser la première instance de l’auto-éveil sous son aspect dialectique, en la rapprochant de l’instance du fait primitif du sens intime. Lorsqu’il s’agit des rapports entre les soi noétique et noématique dans la conscience de soi, c’est-à-dire entre le soi en acte et le soi objectivé par cet acte, ces rapports présupposent une distance phénoménologique qui permet de reconnaître la distinction — non pas la séparation — entre ces deux soi dans la sphère de la conscience. Certes, ils ne font qu’un, au sens où ils constituent un seul fait de la conscience, mais le soi noétique doit être rigoureusement distingué du soi noématique. Le soi en acte ne peut en aucune manière être identique au soi qu’il vise. Le premier permet au deuxième de lui apparaître en tant que terme visé déterminé dans la conscience. En ce sens, le soi noétique est néant par rapport au soi noématique. Il s’agit donc de l’identité de l’irreprésentable et du représentable, plus précisément, de l’auto-identité du soi en acte qui ne cesse de s’objectiver tout en échappant à toute identification représentable. C’est exactement sur ce point que l’identité immanente de l’auto-éveil peut être éclaircie par l’analyse biranienne de l’identité effective de la volonté autodéterminante. Chez Biran, la volonté s’autodétermine en tant que force originelle agissante qui s’actualise avec son terme d’application immédiat qu’est le corps propre : « Il est bien évident que le vouloir lui-même ne peut se localiser ou se figurer dans aucune partie de l’organisation ; il faudrait pour cela que le moi pût s’objectiver ou se voir à distance, c’est-à-dire être à la fois lui et un autre8. » 8. Maine de Biran, Nouveaux essais d’anthropologie ou de la science de l’homme intérieur, dans Œuvres de Maine de Biran, sous la direction de François Azouvi, 13 tomes, 19 volumes, Paris, Vrin, 1984-2001, tome X-2, p. 314.

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Vécue en moi, la volonté s’actualise en s’objectivant en tant que corps propre, et cela en s’effectuant comme une force agissante appliquée au corps propre même : « C’est ainsi que le corps propre, en devenant le terme de son action, devient par là même objet immédiat de son aperception et l’élément essentiel de la dualité primitive qui constitue le fait de conscience, le moi, la personne humaine9. » La volonté ainsi actualisée consiste dans une identité effective contradictoire, en ce sens qu’elle s’éprouve immédiatement, tout en s’objectivant dans son terme d’application. En superposant la dualité primitive, dialectique, qu’il y a entre le moi et le corps propre, à celle qu’il y a entre les soi noétique et noématique, nous pouvons discerner clairement la convergence de ces deux dualités, qui prouve leurs affinités structurales, ainsi que leur divergence irréductible, qui nous porte inévitablement à remettre en question la notion d’auto-éveil sous l’angle de l’ontologie phénoménologique de notre corps. Dans la dualité noético-noématique qui constitue la conscience de soi, c’est le soi noétique qui assume volontairement cette dualité irréductible, tout en s’objectivant lui-même en tant que ce qui est visé par cet acte d’objectivation même. Quant à la dualité intérieure entre la force agissante et son terme d’application, c’est la volonté initiale sentie en moi qui s’autodétermine en cette dualité originelle qui constitue l’identité effective de la volonté. Il est évident que la première dualité partage avec la deuxième un caractère volontariste consistant à assumer de soi-même l’auto-identité contradictoire originelle de la conscience, auto-identité qui s’actualise dans la dualité irréductible consistant en deux termes irréductibles. Sous cet angle, l’identité entre les soi noétique et noématique dans la conscience est tout à fait assimilable à l’identité effective de la volonté éprouvée en tant que fait primitif du sens intime. On peut donc considérer l’identité immanente de l’auto-éveil comme auto-identité contradictoire de la volonté éprouvée en moi. Cette convergence remarquable, qui prouve les affinités profondes entre les pensées biranienne et nishidienne, ne nous empêche pourtant pas de constater une divergence notable concernant la position du corps propre dans la sphère de la conscience. Biran prend en compte tout à fait explicitement le rôle du corps dans la genèse de la 9. Ibid.

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conscience et de toutes les facultés intellectuelles, en discernant clairement l’appréhension du corps propre subjectif qui constitue la continuité de résistance, interne à l’effort volontaire. Il y a une aperception intime de ce corps déterminé en rapport avec l’effort qui « ne réclame aucune médiation objective10 » : « Le moi ne peut exister pour lui-même, sans avoir le sentiment ou l’aperception immédiate interne de la coexistence du corps : voilà bien le fait primitif. Mais il pourrait exister ou avoir cette aperception, sans connaître encore son corps comme objet de représentation ou d’intuition11. » Malgré les affinités que nous constatons entre le sens intime et l’auto-éveil, ce qui correspond à cette aperception dans l’ordre de l’auto-éveil n’est pas discernable, pour autant que nous en restons à la première instance de l’auto-éveil. Il faut dire que l’identité immanente constituant cette première instance est trop abstraite pour que l’auto-éveil trouve son réel terrain, où il s’actualise effectivement d’une manière concrète et singulière à proprement parler. Une connaissance interne immédiate

Comment est-il possible d’accéder à l’auto-éveil dans le fait de la conscience ? Autrement dit, comment s’éprouve intérieurement la connaissance de l’auto-éveil ? Il ne s’agit bien sûr pas d’un type de connaissance objective consistant par essence à mettre à distance les données immédiates. Le fait de l’auto-éveil relève d’une toute autre connaissance. Lorsque le soi se voit dans la conscience, le soi voyant doit se sentir tout autrement qu’il ne sent le soi vu. Mais comment et où s’acquiert le soi en son immanence radicale ? En mettant toujours entre parenthèses la deuxième instance où se distingue le soi topologique, nous cherchons une réponse à cette question dans l’instance du fait primitif du sens intime. Cette réduction méthodique devrait nous permettre de mettre au jour, sous l’aspect épistémologique, ce qui n’est pas clair à la première instance de l’auto-éveil d’une part, et ce qui fait l’originalité de l’ontologie phénoménologique de Maine de Biran d’autre part. 10. Pierre Montebello, Le vocabulaire de Maine de Biran, Paris, Ellipses, 2000, p. 15. 11. Maine de Biran, Essai sur les fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la nature, dans Œuvres de Maine de Biran, tome VII-2, p. 287.

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Lorsqu’il s’agit de la formule de base de l’auto-éveil, Nishida dit « se voir », non pas « se sentir ». S’il est possible de remplacer le premier acte par le deuxième, on peut analyser la structure de l’auto-éveil au moyen de la terminologie biranienne. L’acte de se voir se ressent comme volonté initiale, autodéterminante, s’appliquant à son objet immédiat qu’est le corps propre. Cet acte s’éprouve lui-même en son immanence radicale, tout en s’actualisant dans l’espace intérieur du corps propre — l’intériorité du moi borné par le corps senti de l’intérieur, irreprésentable : Cet espace intérieur du corps propre — dont le moi phénoménal se distingue, dans son aperception immédiate, sans pouvoir s’en séparer par l’intuition externe — sera le lieu des modifications simplement affectives — qui ne peuvent être senties ou perçues sous une autre forme ou sans que l’être individuel les rapporte hors de lui à quelque partie de son organisation —, comme l’espace extérieur est le lieu des objets, ou des modes non affectifs — tels que les couleurs, les figures, etc., qui ne peuvent être perçus qu’à distance, tout à fait au dehors du moi12.

L’acte de se voir ne doit donc être identifié ni à l’acte d’introspection consistant à se voir à distance comme un objet, ni au processus d’unification qui mène à l’abolition de la dualité primitive entre le moi et le corps propre. Selon Biran, comme on l’a vu, le moi en tant que sens intime ou sentiment d’effort doit être actualisé dans son rapport à un terme résistant, à savoir le corps propre, senti de l’intérieur et qui n’est jamais représenté à titre d’objet de pensée du moi en acte. Il ne s’agit donc pas de l’observation intérieure, mais de l’expérience intérieure, qui n’est autre que la connaissance autodonatrice du moi singulier, connaissance immédiate, absolument irremplaçable par la connaissance objectiviste de la conscience de soi. Les faits intérieurs doivent être étudiés selon une toute autre méthode que toutes les méthodes employées dans toutes les sciences naturelles, « parce qu’ils nous sont donnés d’une toute autre façon13 ». L’auto-éveil, essence de la vie de la conscience, nous est donné dans l’autodonation de l’expérience interne de soi. Il s’agit de « la révélation originaire du

12. De l’aperception immédiate, dans Maine de Biran, Œuvres de Maine de Biran, tome IV, p. 125 (souligné dans le texte). 13. Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, p. 21.

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vécu à soi-même, telle qu’elle s’accomplit dans une sphère d’immanence radicale14 ». Tout en demeurant dans le fait de la conscience, Maine de Biran a découvert cette dimension originelle de la connaissance avec l’espace intérieur du corps propre où s’éprouve la connaissance interne irreprésentable. Dans la mesure où nous en restons à la première instance de l’auto-éveil proprement dite, cet espace irreprésentable du corps sentant n’est pas clairement discernable. Ce manque de clarté s’origine, nous semble-t-il, dans le fait remarquable que la priorité est accordée presque exclusivement à la vision — le sens le plus propice pour la mise à distance de l’objet — au détriment de tous les autres sens dans l’économie de l’auto-éveil. Ce fait explique certainement la difficulté de concevoir le corps propre en tant qu’espace irreprésentable, intérieurement éprouvé par le moi. Maine de Biran, quant à lui, descend, en passant notamment par le toucher, jusqu’à la dimension originaire de tous les sens, dimension où le corps propre s’éprouve comme « terme immédiat de déploiement de la force motrice15 ». Le corps propre en tant que criticité du soi. Le soi après le sujet moderne

Dans quelle direction l’auto-éveil devrait-il s’approfondir pour se dépasser en dehors de la conscience ? Autrement dit, comment l’autoéveil peut-il parvenir à s’ouvrir sur le basho en passant par le soi topologique ? En demeurant encore dans le fait de la conscience, envisageons l’aspect évolutif de l’auto-éveil afin de bien saisir le moment décisif de ce passage vers le basho. Si, dès sa première instance, l’auto-éveil échappe bien à la substantialisation du soi, cela n’implique pas qu’il s’enferme dans une attitude totalement indifférente quant à la position du corps propre et au milieu où celui-ci se détermine comme tel. Or, comme nous l’avons vu à la lumière de la pensée biranienne sur le fait primitif du sens 14. Ibid., n. 3. 15. Maine de Biran, Nouveaux essais d’anthropologie, p. 243. Voir aussi : « Le biranisme est tout entier une protestation contre la vue, “sens léger”, au nom de la réflexion, sens profond ; en sorte que Maine de Biran peut présenter son œuvre comme redressement d’une illusion née de la transposition dans le registre de la vue d’une science dont le foyer est au contraire le sens intime » (François Azouvi, Maine de Biran. La science de l’homme, Paris, Vrin, 1995, p. 461).

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intime, l’auto-éveil ne doit se réaliser effectivement que dans son lien indissociable avec le corps propre. Dans quelle direction alors l’autoéveil devrait-il s’approfondir pour retrouver son propre milieu ? Appréhendons maintenant dans son entier la formulation de la notion d’auto-éveil : « le soi se voit dans le soi ». Quel lieu « dans le soi » désigne-t-il ? Si l’on se borne à l’expérience interne de la vie de la conscience, « dans le soi » ne peut que signifier « dans la conscience de soi ». Or, l’expérience interne de la vie de la conscience ne se réalise que dans son rapport au corps propre. Où le corps propre se trouvet-il, alors ? Puisqu’il ne se présente en aucune manière comme un objet, le chemin pour le chercher dans le champ de la représentation est déjà coupé. Puisque le corps propre ne peut se concevoir indépendamment de l’auto-éveil, il faut chercher un chemin de dépassement à partir du soi, à l’intérieur du soi, au travers du soi, et enfin au-delà du soi. Guidés par Maine de Biran, en explorant la sphère de la conscience de soi à partir du point où s’entrecroisent l’auto-éveil et le sens intime, nous sommes parvenus maintenant au point critique distinguant, non pas séparant, la première instance de l’auto-éveil de sa deuxième instance — au seuil du tournant décisif de la philosophie de Nishida : la découverte du basho du néant absolu. Nishida effectue le passage de la première à la deuxième par l’absolutisation de l’effectivité noétique, par laquelle le soi noétique se transcende en topos englobant, absolument irreprésentable, où il se détermine en rapport avec le soi noématique. Ce topos — que nous appelons « soi topologique » — est nommé « basho » par Nishida. Une fois parvenu à cette découverte du basho, il s’efforce de localiser et analyser la structure de la conscience à partir du lieu impersonnel qu’est le basho, où celle-ci s’actualise en chacun de nos soi en tant qu’autodétermination du basho. Il s’agit d’un dépassement au fond de la conscience de soi, dépassement atteignant le lieu d’où le soi est né, en réponse auquel il agit et crée, et auquel il va mourir. Ce lieu, c’est ce que Nishida appelle le « basho du néant absolu », alors que le soi noétique est le « basho du néant relatif » par rapport à son propre contenu. Cet autodépassement du basho s’effectue, semble-t-il, sans l’intermédiaire de l’espace intérieur du corps propre. Une fois absolutisé, le soi noétique s’est dépassé audelà du corps propre irreprésentable et est parvenu au basho du néant absolu. Bien évidemment, la notion de basho s’oppose à celle de sujet, plus précisément, de sujet moderne qui se caractérise, nous l’avons

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vu, par l’autonomie, l’indépendance et la substantialisation. Cela ne signifie-t-il pas l’absorption totale du soi individuel singulier, ainsi que l’abolition fatale de l’indépendance, l’autonomie et la liberté de l’individu ? Dans le basho du néant absolu, notre soi individuel ne semble qu’un point déterminé, non localisable ; il ne constitue pas effectivement un événement du monde, il n’est pas un point créateur du monde créateur. L’absolutisation du basho ainsi effectuée par un élan de nature volontariste empêche Nishida, nous semble-t-il, de discerner la position intermédiaire, mais absolument irréductible, du corps propre agissant par rapport au milieu où il se comporte et accomplit une action. Si la tentative nishidienne de dépassement de la modernité s’arrêtait là, elle se résumerait à un échec fatal, sinon à un retour anachronique à la prémodernité, une régression dont la connotation serait susceptible d’être interprétée comme une orientation totalitaire. Il est évidemment quelque peu hâtif de porter ici un jugement définitif sur la critique nishidienne de la modernité, susceptible d’être envisagée sous un autre angle. Nishida poursuivra en effet la radicalisation de la logique du basho dans la direction où le problème critique du corps propre se pose en plein jour. Ce problème devra certainement nous conduire à remettre en cause le statut du sujet moderne par rapport au soi corporel agissant. Cependant, la remise en question de la subjectivité moderne ne doit pas en être un simple refus. Nishida nous invitera plutôt à une nouvelle tentative en vue de répondre à une question ontologique, toujours présente, imminente, retentissant en silence dans le lieu où nous vivons : « où êtes-vous ? ». Bibliographie Azouvi François, Maine de Biran. La science de l’homme, Paris, Vrin, 1995. Berque Augustin, « Logique du lieu et génie du lieu », dans Augustin Berque et Philippe Nys (dir.), Logique du lieu et œuvre humaine, Bruxelles, Ousia, 1997, p. 274-88. Berque Augustin et Nys Philippe (dir.), Logique du lieu et œuvre humaine, Bruxelles, Ousia, 1997. Henry Michel, Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, PUF, 1965. Maine de Biran, Œuvres de Maine de Biran, sous la direction de François Azouvi, 13 tomes, 19 volumes, Paris, Vrin, 1984-2001. Montebello Pierre, Le vocabulaire de Maine de Biran, Paris, Ellipses, 2000.

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Nishida Kitarō, Nishida Kitarō zenshū (ࠗす⏣ᗄከ㑻඲㞟࠘, Œuvres complètes de Nishida Kitarō) (NKZ), 19 volumes, Iwanami Shoten, Tōkyō, 1re éd., 1947-1953 ; 2e éd., 1965-1966 ; 3e éd., 1978-1980 ; 4e éd. 1987-1989. Stevens Bernard, « Dépasser le moderne », dans Augustin Berque et Philippe Nys, (dir.), Logique du lieu et œuvre humaine, Bruxelles, Ousia, 1997, p. 291-337.

La pensée de l’unification Michel Dalissier

Le topos philosophique des rapports de l’Un et du Multiple « hante » la philosophie occidentale depuis son aurore grecque. Et pourtant, c’est à un philosophe japonais du siècle dernier qu’il reviendra de prendre spécifiquement pour thème la notion d’unification et de la questionner radicalement1. Dans son premier ouvrage, la Recherche sur le bien2, Nishida Kitarō (1870-1945) ne cesse d’invoquer la notion d’unification, rendue en japonais chez lui, en allemand et en anglais chez les auteurs qu’il cite, par un riche champ lexical et conceptuel. La notion directrice d’« expérience pure » (⣧⢋⤒㦂, junsui keiken) désigne sans doute un geste d’unification à la « réalité » (ᐇᅾ, jitsuzai), qui permet à la « conscience » (ព㆑, ishiki) de se libérer de son « opposition » (ᑐ❧, tairitsu) fallacieuse au monde, afin de regagner en lui sa sève opérante, de devenir elle-même le devenir même, en « oubliant » (ᛀࢀࡿ, wasureru) la forme atrophiée qu’elle prend dans le « moi » (⮬ᡃ/ᡃ/⚾, jiga, ware, 1. Cet article reprend la problématique générale de notre thèse de doctorat : Nishida Kitarō, une philosophie de l’unification, École Pratique des Hautes Études, 4e Section, soutenue le 26/11/2005. Une version remaniée de cette thèse est en préparation pour une publication aux éditions Droz, Genève. 2. Nishida Kitarō, Zen no kenkyū (ࠗၿࡢ◊✲࠘, Recherche sur le bien), dans Nishida kitarō zenshū (ࠗす⏣ᗄከ㑻඲㞟࠘, Œuvres complètes de Nishida Kitarō) (abrégé en NKZ), Tōkyō, Iwanami, 1987, 19 tomes, NKZ 1, 3-196. Traduction française partielle de Oshima Hitoshi : Essai sur le bien, chapitre I et II, Paris, Osiris, 1997, 95 p. Traduction anglaise par Abe Masao et Christopher Ives : An Inquiry into the Good, New Haven and London, Yale University Press, 1990, 184 p. (citée dans cet article). Dans nos références, nous donnons toujours la pagination de la traduction considérée, puis celle de l’original dans les NKZ.

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watashi). Pourtant, il convient de ne pas omettre le fait que ce geste d’« unification » (⤫୍ࡍࡿ, tōitsu suru/Unification/Vereinigung) à la réalité reconduit lui-même à une réalité qui constitue en propre une opération unificatrice de part en part, une perpétuelle gestation de « l’unité » (⤫୍, tōitsu/Unity/Einheit), création infinie d’une unité nouvelle. N’est-il pas permis de voir dans une telle notion, peu prise jusqu’à présent pour thème dans la véritable « histoire » des commentaires se rapportant à Nishida 3, mais plus largement encore dans l’histoire de la philosophie occidentale, le lieu d’une originalité philosophique singulière de cet auteur ? Où se trouve le problème philosophique ? Il peut apparaître évident qu’unifier, c’est ramener un divers à une unité finale, au sens d’une « union » (⤖ྜ, ketsugō) définitive, ou encore d’une « fusion » (ྜ୍, gōitsu) dernière. Pourtant, ne risquons-nous pas de tomber dans le « piège », pour parler ainsi, que Hegel a mis en évidence à propos du « bien connu » (das Bekante)4, et Heidegger au sujet de « ce qui va de soi » (selbstverständliche)5, de ce qui est toujours déjà trop « bien connu ». Unifier, est-ce là une opération qui va tellement de soi ? Nous pouvons dire que, d’un point de vue phénoménologique, un tel soupçon tend à diriger le faisceau d’une nouvelle forme d’intentionalité en direction de l’unité. Même l’intentionalité heideggérienne vise la manière dont une « unification » (Vereinigung) se fait à chaque fois structuration ekstatique de l’être selon la temporalité6, et, pourrait-on ajouter, fusion recouvrante et « oubli de l’être » dans l’étant présent ; dans les deux cas elle apparaît comme une union essentiellement finie.

3. Cette histoire est exposée dans l’article de Fujita Masakatsu ⸨⏣ṇ຾, « Nihon niokeru kenkyūshi no gaikan to genjō » (ࠕ᪥ᮏ࡟࠾ࡅࡿ◊✲ྐࡢᴫほ࡜⌧ ἣࠖ, État actuel et vue d’ensemble de l’histoire des recherches au Japon), dans Kayano Yoshi ⱴ㔝Ⰻ⏨ et Ôhashi Ryōsuke ኱ᶫⰋ௓ (éd.), Nishida tetsugaku — Shinshiryō to kenkyū heno tebiki (ࠗす⏣ဴᏛ ᪂㈨ᩱ࡜◊✲࡬ࡢᡭᘬࡁ࣮࠘, La philosophie de Nishida — Guide des nouveaux matériaux et études), Kyōto, Minerva, 1987, p. 110-144. 4. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, 1939, tome I, préface, II, p. 28 (trad. Jean Hyppolite). Édition allemande : Phänomenologie des Geistes, Hamburg, Meiner, 1988, p. 25. 5. Martin Heidegger, Être et Temps, Paris, Nrf Gallimard, 1986, § 1, p. 27 (trad. François Vezin). Édition allemande : Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer Verlag, 1993, p. 4. 6. Ibid., § 65, p. 386/326.

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Ce qui compte en fait, dans la plupart des conceptions des grands philosophes, n’est-ce pas davantage la manière d’unifier que l’unification elle-même ? La notion d’unification ne se retrouve-t-elle pas toujours confondue avec celle de l’union finie, à moins qu’on cherche plutôt à la définir à la manière d’une fonction, comme en linguistique formelle7 ? Qui unifie ? Le sujet perceptif ou réflexif, qui synthétise un donné extérieur, l’univers, une cellule, un ordinateur, une formule mathématique, une théorie physique, un concept philosophique ? Et pourquoi unifier ? Par passion, nécessité, souci d’efficacité, d’homogénéisation, par pure fantaisie, par dérive formaliste ? Et à quelle fin chercher à atteindre, de tant de façons différentes, une « unité » en logique formelle, dans la projection d’une unité mécanique et mécaniste du monde en physique classique, dans la recherche d’une unification des quatre interactions fondamentales, et d’une théorie unifiée de la « relativité » et de la « mécanique quantique » en physique théorique contemporaine ? Quelles raisons y a t-il à exiger une unité en — et de la — génétique et en théorie de l’évolution, en biologie8, ou encore en psychologie9 ? Pourquoi retrouve-t-on bien souvent la 7. Se référer à Gerald Gazdar, Erwan Klein, Geoffrey Pullum et Ivan Sag, Generalized Phrase Structure Grammar, Oxford, Basil Blackwell, 1985, p. 26-27, 39-40. Voir également Gunji Takao, Japanese Phrase Structure Grammar — A Unification-Based Approach, Dordrecht, D. Reidel Publishing Company, 1987, p. 12-13, qui définit l’unification par « identité » (identical) et « correspondance une-à-une » (one-to-one correspondence). 8. On consultera sur ce point Vassiliki Betty Scomovitis, Unifying Biology. The Evolutionary Synthesis and Evolutionary Biology, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 99-111, 168-169, 176-177, 199-200. On examinera également un ouvrage que Nishida a lu et annoté de façon significative : John Burdon Haldane, The Philosophical Basis of Biology, London, Hodder and Stoughton, 1931, p. 12-34, 42-43, 78-83. 9. On peut apprécier combien une certaine « unification » constitue le critère de scientificité de la psychologie aux yeux d’un auteur auquel notre philosophe donnera une importance particulière : Kurt Lewin, Principles of Topological Psychology, New York, McGraW-Hill, 1936, p. 4-11. Concernant les bibliothèques personnelles de Nishida, on se réfèrera à cet ouvrage : Yamashita Masao ᒣୗṇ ⏨, Nishida kitarō zenzōshomokuroku (ࠗす⏣ᗄከ㑻඲ⶶ᭩┠㘓࠘, Catalogue de la collection complète des œuvres de Nishida Kitarō), Institut d’études culturelles de l’Université de Kyōto 57, 1982. Une partie représentative des livres de science de Nishida est aussi conservée à l’Université de Gakushuin, dans la collection de son fils, physicien, et répertoriée sur un simple formulaire, non édité, disponible à la bibliothèque centrale de l’Université Gakushuin : « Nishida sotohiko bunko mokuroku rigakubu » (ࠕす⏣እᙪᩥᗜ┠㘓⌮Ꮫ㒊ࠖ, Catalogue des livres de Nishida Sotohiko de la faculté des sciences).

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problématique de l’Un et du Multiple, ainsi qu’une poursuite de l’unité, dès le Parménide de Platon, et par la suite de tant de façons diverses dans les « concepts » de la philosophie « ancienne », « moderne » et « contemporaine » ? Les réflexions nishidiennes10 permettent par exemple de comprendre pourquoi Hermann Lotze cherche avec tant d’insistance « l’unité des choses » (≀ࡢ⤫୍, mono no tōitsu/Einheit der Dinge) au sein de la théorie de « l’unification » (Vereinigung) qu’il déploie dans sa Métaphysique, ou encore pourquoi Henri Bergson déclare explicitement trouver « vague » et peu performante en philosophie la notion d’unification. Comment comprendre en définitive, pour parler comme Nishida, cette « exigence » (せồ, yōkyū) d’unité11 ? 1. Nishida soutient que l’unification constitue le mode par lequel la réalité même opère, une opération « cosmique », Dieu comme « unité de l’univers » (Ᏹᐂࡢ⤫୍, uchū no tōitsu12), dont la « conscience » (ព ㆑, ishiki) humaine ne reproduit dans la « synthèse » (⥈ྜ, sōgō) pour ainsi dire qu’une « expression » (⾲⌧, hyōgen) ou un « reflet » (ᫎࡿ, utsuru), opération « sans fin » (ఱฎࡲ࡛ࡶ, dokomademo), pour reprendre ce vocable qu’il répète sans s’en lasser, par opposition à une union trop retreinte qui va toujours à son terme. Ainsi unifier c’est faire (tōitsu suru/uni-ficare/Ver-einigung) infiniment l’unité, ce n’est pas en ce sens la « terminer » une fois pour toutes. La réalité en perpétuelle gestation, « du petit au grand, du superficiel au profond » (ᑠࡼࡾ኱ ࡟/ὸࡼࡾ῝࡟, shō yori dai ni, sen yori shin ni) opère une unité en train de se faire, une unité qui s’unifie, qui se fait infiniment ellemême, progressant toujours vers un état plus haut d’unité, au sein de laquelle toute « différenciation » (ศ໬, bunka), toute « opposition » (ᑐ ❧ , tairitsu) n’apparaît que comme une opération seconde, qui concourt elle-même au retour perpétuel de « la progression vers l’unité infinie » (↓㝈ࡢ⤫୍࡟㐍ࡴ, mugen no tōitsu ni susumu13). Le retour de l’unité dans sa marche unifiante consacre sa suprématie sur 10. Nishida Kitarō, Jikaku ni okeru chokkan to hansei (ࠗ⮬ぬ࡟᪊ࡅࡿ┤ほ࡜ ཯┬࠘, Intuition et réflexion dans l’éveil à soi), NKZ 2, § 37-38 p. 237-247. Intuition and Reflection in Selfconsciousness, Albany, SUNY Press, 1987, 204 p. ; p. 120-125 (trad. Valdo H. Viglielmo, Takeuchi Yoshinori et Joseph S. O’Leary). 11. Nishida Kitarō, Intuition et réflexion dans l’éveil à soi, § 29-41, p. 92144/183-293. 12. Nishida Kitarō, Recherche sur le bien, p. 82/101. 13. Ibid., p. 63-64/77.

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la « différence » (ᕪ␗/┦㐪/ᕪู, sai, sōi, sabetsu), qui ne fait que participer à ce retour, thèse qui se retrouvera chez Tanabe Hajime (⏣ 㑔ඖ)14, et que Nishida tentera d’illustrer dans tous les domaines où le conduisent ses spéculations ; conviction qui anime intimement son style philosophique et son écriture même, d’une part « charriant » avec elle pour ainsi dire, des caractères chinois, des éléments des deux syllabaires japonais, des mots allemands, anglais, français, grec, latin, et d’autre part recherchant partout l’unité qui préside à toute distinction terminologique ou conceptuelle. Il est possible d’établir, ce que l’on ne pourra faire ici, comment dans la Recherche sur le bien, les notions de « contradiction » (▩┪, mujun), de « conflit » (⾪✺, shōtotsu), de « différenciation », de « néant » (↓, mu), de « chute » (ለⴠ, daraku), d’« expérience pure », d’« oubli du soi » (⮬ᕫࢆᛀࢀࡿ, jiko wo wasureru), et plus généralement encore de nombreux concepts « traditionnels » de la philosophie occidentale, comme ceux de « possibilité » (ྍ⬟, kanō), d’« idéal » (⌮᝿, risō), de « négation » (ྰᐃ, hitei), « soi » (⮬ᕫ, jiko), « réflexion » (཯┬, hansei), « distinction » (༊ู, kubetsu), « bien » (ၿ, zen), se comprennent plus clairement à partir de cette idée d’une réitération infinie et première de l’unité. En outre, Nishida incarne de façon vivante toute la « conceptualité » déployée ici pour exprimer cette activité unificatrice au niveau d’exemples et d’analyses de la vie quotidienne : l’écrivain qui regarde son crayon, le nourrisson qui tète le lait de sa mère, l’action de s’habiller15, le regard qui se noie dans un tableau16. On pourrait objecter que cette notion d’unification apparaît principalement dans les premiers textes, et tend à disparaître des méditations de notre philosophe, quand on aborde les œuvres de la maturité et les productions plus tardives. En réalité, il n’en est rien, et l’on trouve par exemple une confirmation de cette « hypothèse » que la philosophie nishidienne pourrait être comprise comme une pensée inédite de l’unification, dans la lecture motivée d’un article situé 14. Le lecteur pourra se référer à un texte de Tanabe parfaitement clair sur ce point, recueilli dans Fujita Masakatsu ⸨⏣ṇ຾, Kyōtogakuha no tetsugaku (ࠗி 㒔ᏛὴࡢဴᏛ࠘, La philosophie de l’École de Kyōto), Kyōto, Shōwadō, p. 43-44. 15. Sur ce point, se référer aux analyses de Frédéric Girard : « Logique du lieu et expérience intuitive de l’absolu », dans Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, p. 231-233, 235, 239-240. Voir encore p. 170-173, 186. 16. Nishida Kitarō, Recherche sur le bien, p. 82 et 102/100 et 120.

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chronologiquement « à l’autre bout » dans la suite des œuvres de l’auteur : « Le problème de la culture japonaise » de 194217. Si l’hypothèse peut ainsi être confirmée, elle demande pourtant à être approfondie du point de vue théorique, ce que rend possible l’étude exhaustive d’un ensemble d’essais à l’aspect embrouillé, mais qui se révèle en réalité une suite de recherches prospectives d’un nouveau genre : Intuition et réflexion dans l’éveil à soi de 1917. Cet approfondissement se développe principalement dans une exploration des problématiques de la « purification » (⣧໬ࡍࡿ, junka suru)18 : se purifier, est-ce rejeter à l’extérieur de soi, se purger, ou bien s’unifier à une source purificatrice et neutralisante ? Celle du fondement : se fonder, est-ce devoir à tout prix trouver un « fondement » (᰿ᰌ/ᇶ ♏, kontei, kiso) indépassable, ou bien chercher « sans fin » (dokomademo) le perfectionnement de ce fondement dans un « retour » (ᇶ࡟ 㑏ࡿ, moto ni kaeru) perpétuel, renouvelant, et affinant à la source génératrice19 ? Ou encore celle de la « corrélation » (㐃⤖, renketsu), qui s’expose en particulier ainsi : en vertu de quelle « unité » la lumière rouge correspond-t-elle justement à telle longueur d’onde déterminée, et la lumière verte à telle autre20 ? L’approfondissement permet ensuite de mettre en évidence des « logiques » à l’œuvre dans les méditations de notre philosophe, phé17. Il n’est pas envisageable de développer ce point dans le cadre restreint de cet article. L’article dont il est question s’intitule « Nihonbunka no mondai » (ࠕ᪥ᮏᩥ ໬ࡢၥ㢟ࠖ, Le problème de la culture japonaise, dans NKZ 12, 277-394. Traduction française de Pierre Lavelle : La culture japonaise en question, Paris, PUF, 1991. Nous citons cette traduction. Selon James Heisig, toutefois, l’interprétation du traducteur, exclusivement fondée sur des considérations historiques et politiques, ne dégage aucun intérêt philosophique du texte nishidien et est largement critiquée puisqu’elle utilise des citations hors de leur contexte et est « fondée sur une ignorance des textes » (based on ignorance of the texts). Voir James W. Heisig, Philosophers of Nothingness, « Nishida Kitarō », Honolulu, University of Hawai Press, 2001, p. 303, 320, 331. Voir également sur ce débat Bernard Stevens, Topologie du néant, une approche de l’école de Kyōto, Louvain-Paris, Peeters, 2000, p. 56-76 ; Gino Piovesana, Recent Japanese Philosophical Thought 1862-1996. A Survey, Richmond, Japan Library, 1997, p. 119 ; Arisaka Yōko, « The Nishida Enigma, The Principle of the New World Order » : Monumenta Nipponica 51 (1996, no 1) 83 ; James W. Heisig et John C. Maraldo (éd.), Rude Awakenings. Zen, The Kyoto School, & the Question of Nationalism, Honolulu, University of Hawaii Press, 1994, 381 p. 18. Nishida Kitarō, Intuition et réflexion dans l’éveil à soi, § 20-22, p. 62-71/122144. 19. Ibid., § 29 p. 93-94/185-187. 20. Ibid., § 36-37, p. 117-122/229-240.

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nomènes structurants et récurrents qui permettent de mieux le comprendre dans sa démarche ; nous avons pu ainsi parler d’une logique de l’« aspect » ou de la « face », de la « direction » (᪉㠃/㠃/᪉ ྥ, hōmen, men, hōkō) : tout phénomène se présente selon un aspect unificateur et un aspect différenciateur21 ; d’une logique de la « hiérarchisation » (ඃ఩, yūi/Primat) : l’aspect unificateur est hiérarchiquement plus élevé que l’aspect différenciateur22 ; d’une logique de l’« englobement » (ໟࡴ, tsutsumu koto) : l’unité s’englobe elle-même dans son développement unificateur ; d’une logique de la « conservation » (⥔ᣢ, iji) : l’unité, en s’unifiant et s’englobant, se conserve, conserve ses formes passées. Ces « logiques » s’articulent au sein d’une structure complexe et dissymétrique, que nous dénommons le « le doublage et le renversement », et qui correspond à l’emploi par Nishida de l’expressionᮏᮎ㌿ಽ (honmatsu tentō)23 : l’opération unificatrice infinie se trouve partout « doublée », c’est-à-dire remplacée par une unité ponctuelle ou activité d’union finie, renversement que le geste philosophique cherche à démasquer. La théorie de l’unification possède une signification épistémologique essentielle dès la Recherche sur le bien et permet d’éclairer les multiples lectures et interprétations nishidiennes des textes de Georg Cantor, Charles Dedekind, Paul Dirac, Albert Einstein Enrico Fermi, Carl Gauss, Hermann Hankel, Heinrich Herz, Hermann Minkowski, Max Planck et Henri Poincaré. Rappelons que c’est un mathématicien « manqué » qui suit encore de près les théories du début du vingtième siècle concernant le « fondement des mathématiques ». Comme le montre l’essai « Compréhension logique et compréhension mathématique24 », Nishida s’emploie à penser ici, critiquant Kant et Poincaré, une « imagination » (᝿ീຊ, sōzō ryoku) mathématique, à la manière d’une force unificatrice et créatrice, « unité dynamique » (ືⓗ⤫୍, dōteki tōitsu) logée au fondement même de l’acte de « comprendre », qui ne se restreint pas au « moi » du mathématicien. Dans Intuition 21. Ibid., § 15, 33, 42, p. 50, 106, 149/98, 209, 302. 22. Ibid., préface, § 15-19, 33, 42-43, p. xxiii, 51-63, 106, 152-159/10, 99-124, 208, 310-325. 23. Ibid., § 40 et 43, p. 141 et 159/282-283 et 326. 24. Nishida Kitarō, « Ronri no rikai to sūri no rikai » (ࠕㄽ⌮ࡢ⌮ゎ࡜ᩘ⌮ࡢ ⌮ゎࠖ, Compréhension logique et compréhension mathématique) (1915), dans NKZ 1, 250-267. Introduction, traduction (avec Ibaragi Daisuke ఀཎᮌ኱♸) et commentaire de Michel Dalissier : Ebisu (automne-hiver 2003) 115-121.

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et réflexion dans l’éveil à soi, la théorie de l’unification apporte une lumière nouvelle et singulière sur la compréhension des concepts de « limite » (ᴟ㝈, kyokugen), de « point » (Ⅼ, ten), « ligne » (┤⥺, chokusen), « cercle » (෇⥺, ensen), « dimension » (ḟඖ, jigen), « nombre » (ᩘ, kazu), contribuant à donner des éléments de réponse, en particulier aux interrogations suivantes : pourquoi le « cône », le « cercle », « l’ellipse », la « parabole », et « l’hyperbole » s’unifient-ils dans la formule fondamentale des « sections coniques » (෇㗹᭤⥺, ensui kyokusen)25 ? Que signifie la « transition » (⛣ࡾ⾜ࡁ, utsuri iki) d’unité à l’œuvre au sein de l’opération de quantification de la « qualité » (ᛶ㉁, seishitsu)26 ? Dans quelle mesure la dimension circulaire (෇≧, enjō) se révèle-t-elle métaphysiquement plus essentielle que la dimension « linéaire » (┤⥺ⓗ, chokusenteki) ? En quel sens parler de la « courbure » (᭤⋡, kyokuritsu) de la réalité27 ? À la limite, ces explorations épistémologiques concourent à poser la question décisive : pourquoi le fait pour une « science » (⛉Ꮫ, kagaku) de s’unifier apparaît-il comme un gage de sa scientificité ? Pourquoi rechercher ici l’unité plutôt que la multiplicité ? Toutefois, Nishida n’entendait pas tant s’inspirer des sciences que de tenter de leur apporter un fondement philosophique ; la théorie approfondie de l’unification, par-delà sa dimension épistémologique, reste encore à justifier. 2. Cette théorie de l’unification confirmée puis approfondie dans ses caractères psychologique, dialectique, épistémologique, phénoménologique, et métaphysique, ne trouve une justification philosophique originale et rigoureuse que dans la « logique du lieu » (ሙᡤⓗㄽ⌮, bashoteki ronri)28. Cette « logique », qui peut être dénommée « topologie philosophique », à la différence de la « topologie » en mathématique, et de la « psychologie topologique » de Kurt Lewin, deux théories qui inspirèrent néanmoins très fortement notre philosophe, se trouve 25. Nishida Kitarō, Intuition et réflexion dans l’éveil à soi, § 25-26, 43, p. 78-86, 155/159-168, 317. 26. Ibid., § 32-33, p. 101-106/200-209. 27. Voir ibid., § 20, p. 64/128, et surtout « Le problème de la culture japonaise », p. 42-46/308-314. 28. Sur ce terme, le lecteur se référera à Jacynthe Tremblay, Nishida Kitarō. Le jeu de l’individuel et de l’universel, Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 1-38. Voir également l’article de Ōshima Hitoshi, « La logique chez Nishida Kitarō » : Cipango (1993, no 2) 125-137.

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exposée de manière exemplaire dans l’essai « Le Lieu » de 192629, où Nishida, loin de sombrer dans une architecture de pensée abstraite et stérile, continue à approfondir sa description d’une unification « cosmique » infinie jusqu’à la « vacance » (✵⹫, kūkyo)30 active qui la fait opérer, dans ce « retour au fondement » qu’opère le « lieu du néant absolu » (⤯ᑐ↓ࡢሙᡤ, zettai mu no basho). Le « néant véritable » (┿ ↓, shinmu) n’est ni le « rien » au sens bergsonien, ni un « néant pur et simple » (༢࡟↓, tan ni mu)31, « mot vide » (✵ྡ, kūmei)32 dont on ne peut plus rien dire, ni le « néant oppositionnel » (ᑐ❧ⓗ↓, tairitsuteki mu), toujours conçu à partir de son opposition à « l’être » (᭷, yū) ; il constitue au contraire ce qui apparaît comme le site du « fait de se vider » (✵ࡍࡿࡇ࡜, kūsuru koto33). Un tel « évidement », pour employer ce terme, s’exprime chez Nishida comme une « retraite » (㏥ ࡃ, shirizoku)34, une défectuosité singulière, qui entraîne, dans sa dérobade « perpétuelle » (Ọஂ, eikyū), la « pensée » (ᛮᝳ, shii) et la « perception » (▱ぬ, chikaku)35. C’est ainsi pour cette raison même que l’unification qui a lieu en lui prend la forme de cette « opération » (᧯స, sōsa) sans fin, en laquelle la « substantialité » (ᐇయ, jittai) de ce que Nishida appellera finalement « l’unité topologique » (ሙᡤⓗ⤫୍, bashoteki tōitsu)36 se trouve pour ainsi dire « diluée » sans fin, « différée », « ajournée » dans l’évidement du néant. Par suite, c’est précisément parce que la réalité n’est pas, mais « se trouve dans » (࡟᪊࡚࠶ࡿ, ni oite aru) un néant entendu comme la localisation dynamique de ce qu’il faudrait appeler un tel « videment », que se creuse la « retraite » 29. Nishida Kitarō, Basho (ࠕሙᡤࠖ, Le Lieu), dans NKZ 4, 208-387. Traduction française de Kobayashi Reiko : Le Lieu, Paris, Osiris, 2002. 30. Ibid., p. 45-46/243-244. 31. Nishida Kitarō, Recherche sur le bien, p. 82/100. 32. Ibid., p. 162/183. 33. Nishida Kitarō, « Le lieu », p. 20/221. 34. Ibid., p. 36/234. 35. Nishida Kitarō, Intuition et réflexion dans l’éveil à soi, p. 155-156 (265-266) ; « Le lieu », p. 62-63 (260-261). 36. Dans une note manuscrite inédite, datée de 1944, conservée au bâtiment des archives de l’Université Gakushuin à Tōkyō, Nishida emploie cette expression qui révèle à nouveau le caractère fondamental de la notion d’unification. Ce document est répertorié dans l’ouvrage : Nishida Kitarō kankei shiryō — Tsuku zenshū mishū rokushokan (ࠗす⏣ᗄከ㑻㛵ಀ㈨ᩱ ࣮௜ ඲㞟ᮍ཰㘓᭩⡆࠘, Documents relatifs à Nishida Kitarō — Incluant un Catalogue des lettres non publiées dans les Œuvres Complètes), Catalogue des fonds collectés dans le bâtiment des archives historiques de l’université Gakushuin, no 18, Tōkyō, 2002, no E5, p. 91.

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toujours possible d’une « unité » (⤫୍, tōitsu) nouvelle, et que par conséquent l’unification n’est pas « l’union » (⤖ྜ/ྜ୍, ketsugo, gōitsu) finie et dernière qui, pourrait-on dire, se « cristallise », se « condense » dans l’être, mais une sorte de « rafraîchissement » perpétuel de l’unité qui se « plonge » (ἐධࡍࡿ, botsunyū suru) et se replonge dans le néant. C’est donc la notion même de l’être de l’unité qui se trouve mise en question. Nishida semble bien tirer les conséquences ultimes d’une telle théorie du point de vue de l’histoire de la philosophie, et penser la philosophie même comme une unification sans fin des doctrines. Sa recherche d’une topologie s’oppose à « l’ontologie » (Ꮡᅾㄽ, sonzairon), doctrine de l’être qui, si l’on suit en particulier Heidegger, a dominé toute la philosophie. Son enjeu principal consiste à se demander : ne gagnons-nous pas une clairvoyance inédite à nous « défaire » d’une certaine façon de la notion d’« être », à laquelle la philosophie occidentale reste comme « destinée » de par ses structures linguistiques et son mode de réflexion logique et conceptuel ? Le néant absolu se révèle bien ici « créateur » (๰㐀ⓗ, sōzōteki), il n’est pas le rien, ni l’annulation de la chose, il constitue cette force négatrice qui est de l’ordre du « fait » (ࡇ࡜, koto) qui décape la « chose » (≀/ࡶࡢ, mono) de sa substantialité factice, afin de la révéler dans sa « talité » (ࡑࡢ൷ ࡟, sono mama ni)37 la plus propre. En ce sens, la « chose », libérée, pour s’exprimer ainsi, de sa « croûte » ontologique et substantielle, de l’enveloppe trompeuse qui double et renverse le sens de son unité, gagne, regagne son « lieu », qui n’est autre que le « lieu » (ሙᡤ, basho) qui fait opérer toute chose en ce qu’elle possède de propre. Et notre philosophe cherchera de la sorte une topologisation de la philosophie tout entière, en entreprenant de localiser chaque pensée philosophique en son lieu de déploiement au sein de son propre « système » (య ⣔, taikei) enfin arrivé à maturité, et en « progression » (㐍⾜, shinkō) infinie, c’est-à-dire système lui-même engagé dans une refonte perpétuelle, lieu d’accueil de toutes les philosophies, y compris de celles à venir, qui donc se dépasse en ce sens problématiquement lui-même en lui-même.

37. Nishida Kitarō, Recherche sur le bien, p. 3-4/9 ; « Le lieu », p. 26, 50/226, 247-248.

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On le voit : le « ton » change quelque peu ici : la « spéculation » (ᛮ ⣴, shisaku) nishidienne38 pense le sens de l’être d’abord en tant qu’existence comme « possession » (᭷ࡿ/᭷ࡘ/᭷ࡍࡿ, aru, motsu yūsuru)39, puis comme « copule » (⧅㎡, keiji)40, ce qui place à nouveau la notion d’unification au centre de l’être : c’est l’unité qui, primordialement « se vide » (✵ࡍࡿࡇ࡜, kūsuru koto), qui définit dans son sillage l’être qui « se remplit » (‶ࡓࡉࢀࡿ/඘ᐇࡍࡿ, mita sareru, jūjitsu suru), sur un mode phénoménologique41, ce qui nous rend alors plus à même de comprendre et de définir à nouveaux frais ce qu’on peut désigner par le terme général d’« ontologie » et ses limites, grâce aux opérations de « reste » (ṧࡿ, nokoru), de « surplus » (ᑦవ/๫వ/వ ᆅ, shōyo, jōyo, yochi), d’« annulation » (୍࠿ࡽ୍ࢆῶࡌࡿ, ichi kara ichi he henjiru), d’« absorption » (ἐධ, botsunyū), et d’« anéantissement » (⮬ᕫ⮬㌟࡟↓࡟ࡍࡿ, jiko jishin ni mu ni suru), de « désubstantialisation » (ᮏయ࡞ࡁࡶࡢ࡜࡞ࡿ, hontai naki mono to naru), de « masquage », d’ « insertion » (ධࢀࡿ, ireru), autant de notions qu’il est impossible d’exposer en détail ici. Si l’on considère les choses selon la « profondeur » (῝ࡉ, fukasa)42 que Nishida appelle « dissémination » (ᩓ஘, sanran)43, on peut dire que d’une part, à l’image de l’unité primordiale, toute notion, tout concept, toute perception constitue une opération infinie, dont pour ainsi dire le « destin » ontologique revient à se figer en un être résiduel, résistant, subsistant, « inséré » comme un arrêt de cette opération en son infinité même, qui masque le « surplus » du néant qui l’alimente. D’autre part, si l’on réintègre au contraire la glissade vertigineuse, qui consiste à nous plonger dans l’abîme du néant absolu, caractérisé comme le fait de « se retirer », si l’on « devient le fait absolu en ne trouvant plus de fond44 », ce retour au lieu véritable constitue le lieu 38. Nishida Kitarō, Intuition et réflexion dans l’éveil à soi, préface de 1917, p. xxiii-xxiv/11. 39. Nishida Kitarō, « Le lieu », p. 25-26, 86/225-226, 283. 40. Ibid., p. 29-30/229-30. 41. Nishida Kitarō, Intuition et réflexion dans l’éveil à soi, p. 45-69/242-266. 42. Sur ce point, on lira Nitta Yoshihiro ᪂⏣⩏ᘯ, Gendai no toi toshite no nishida tetsugaku (ࠗ⌧௦ࡢၥ࠸࡜ࡋ࡚ࡢす⏣ဴᏛ࠘, La philosophie de Nishida en tant que question moderne), Tōkyō, Iwanami, 1998, p. 73. 43. Nishida Kitarō, « Le lieu », p. 73/271. 44. ↓ᇶᗏⓗ࡟⤯ᑐࡢ஦࡜࡞ࡿࡇ࡜ (mukitaiteki ni zettai no koto to naru koto). Cité par Nitta Yoshihiro ᪂⏣⩏ᘯ, Gendai no toi toshite no nishida tetsugaku, p. 49 et 74.

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d’un retour sans fin à un « fondement » qui se « dérobe », se « rétracte » (⩻࡬ࡍ, hirugaesu) ; de sorte que ce qu’il faut bien appeler par contraste une « néontologie »45 de l’unification impose alors de penser la « logique du lieu » de façon dynamique, comme une « translocalisation ». Par cette notion nous voulons désigner le retour au — et au sein du — lieu véritable, « opération » comprise d’une part, pour parler ainsi, « statiquement » dans la distinction centrale des « trois » lieux46 ; et comprise d’autre part « dynamiquement » dans un jeu successif de mises en « vacance » et de « remplissements », qui opère une « désubstantialisation »47 progressive, pour le dire autrement, qui opère une « évacuation » progressive de la substantialité de ce qui est. Ainsi, une suite de « vidanges » finies, se « termine », « bascule » (㌿ᅇࠊ㌿ࡌࡿ, tenkai, tenjiru)48 en un « évidement » infini, ce dernier trouvant le fondement de sa « vacuité » fondamentale, dans la possibilité toujours ouverte d’une « évacuation » en son sein. Cette translocalisation de l’unité se décrit plus finement, ce qu’on ne pourra développer plus avant ici, comme un « élargissement » (ᗈ ࡀࡿ, hirogaru), une « superposition » (㔜࡞ࡿ, kasanaru), un « englobement » (ໟࡴ, tsutsumu) infinis de l’unité, constituant toujours en ce sens une « approximation » (㏆ఝ, kinnji) d’elle-même, et dont « l’extension » (⠊ᅖ, han’i), le « champ » (㡿ᇦ, ryōiki), le « halo » ou la « marge » (⦕ᬥ, enun) sont en surplus sur elle-même. Dans la « profondeur » de la « dissémination », cet « englober » bascule sans cesse dans un « enveloppement » (ྵࡴ, fukumu) opaque, offrant au regard la « ligne de démarcation » (ቃ⏺⥺, kyōkai sen) des notions et des choses, qui consiste dans le fait d’« entourer » (ᅖࡴ/ᅖ⧑ࡏࡽࢀ, kakomu, ijō serare), de définir « l’orbite », « le cadre » (ᅪእ, kengai), le « contour » (㍯㒌⥺, rinkaku sen), et en définitive l’« isolement » (㐟 㞳, yūri) des concepts et des êtres.

45. Nous désignons par méontologie la science du non-être, du néant oppositionnel, et par néontologie la science du néant absolu. 46. Nishida Kitarō, Intuition et réflexion dans l’éveil à soi, p. 26, 50/226, 247248. 47. ᮏయ࡞ࡁࡶࡢ࡜࡞ࡿ(hontai naki mono to naru) (Nishida Kitarō, « Le lieu », p. 84/281). 48. Ibid., p. 52/249. Nishida Kitarō, « Keiken kagaku », « Zushiki setsumei » ࠕᅗᘧㄝ᫂ࠖ, Les sciences expérimentales, Explications schémati(ࠕ⤒㦂⛉Ꮫࠖࠊ ques), recueillis dans les Tetsugaku ronbunshū san (ࠗဴᏛㄽᩥ㞟୕࠘, Essais philosophiques III), NKZ 9, 223-35, ici p. 315-318.

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3. La théorie de l’unification, confirmée, puis approfondie, justifiée théoriquement dans la topologie, trouve une nouvelle justification d’ordre plus « pratique », au sein de la « dernière philosophie » de Nishida, celle correspondant à la réflexion sur le « monde historique » (Ṕྐⓗୡ⏺, rekishitekisekai), comme en témoignent en particulier deux essais tardifs de 1939, « Les sciences expérimentales » et les « Explications schématiques ». Au sein de ces derniers, à partir de nouvelles considérations épistémologiques consacrées à « l’opérationalisme » (᧯స୺⩏, sōsashugi) de Percy Bridgman, à la « psychologie topologique » (ࢺ࣏ࣟࢠ࢖ⓗᚰ ⌮Ꮫ, topologiteki shinrigaku) de Kurt Lewin, ou encore à la théorie biologique de John Burdon Haldane, Nishida tente de manière plus systématique de fonder, à la lumière de la question de l’unification, les sciences dites « exactes » et « humaines », ainsi que d’apporter des réponses philosophiques neuves aux interrogations du type : que signifie la « relativité » (┦ᑐᛶ, sōtaisei) du temps einsteinien, l’« incertitude » (୙☜ᐃᛶ, fukakuteisei) au sein de la « mécanique quantique » de Werner Heisenberg, « l’indissociabilité » (୙ྍศ㞳ᛶ, fukabunrisei) de l’onde et de la particule au sein de la « mécanique ondulatoire » de Louis de Broglie ? Qu’est-ce qu’un « modèle » (ᶍᆺ, mokei) en science ? Comment penser la « maintenance » (⥔ᣢ, iji) d’un système vivant, la notion de « différenciation » (ศ໬, bunka) en biologie ? Que représentent la « technique » (ᢏ⾡, gijutsu), l’expérimentation (ᐇ㦂, jikken), la mesure ( ᐃ, sokutei, ᑻᗘ, shakudo) ? Nous nous employons à mettre ici en évidence49 comment, dans cette dernière philosophie, la notion d’« auto-identité contradictoire » (▩┪ⓗ⮬ᕫྠ୍, mujunteki jiko dōitsu) ne signifie pas seulement une dialectique insoluble des contraires, exprimant une simple « détermination réciproque » (┦஫㝈ᐃ, sōgo gentei), notion que Nishida met en question chez Kant, Fichte, puis Lotze. Elle désigne bien plutôt une unification englobante, « créatrice » (๰㐀ⓗ, sōzōteki), transitive et infinie. Nishida n’est pas plus un philosophe obscur et prophétique de la contradiction généralisée qu’il n’est le philosophe d’un néant totalement vide et nul, autorisant les divagations les plus stériles sur

49. Ce point apparaît également dans « Le problème de la culture japonaise », mais ne peut se comprendre fondamentalement que dans l’extraction des soubassements fichtéens de cette problématique, explicités dans Intuition et réflexion dans l’éveil à soi.

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la « détermination réciproque », qu’un Hegel a su dénoncer comme la « ruine qui n’est pas une vraie ruine » car elle reste stérile, changement perpétuel dans des rapports réciproques qui finalement concourent à la destruction50, ou encore qui prêtent le flanc à la critique que Michel Henry adresse à Sartre de penser une « tautologie » dans la dialectique impuissante de la conscience et de l’être51 ». L’erreur ici ne revient-elle pas à lire dans cette notion une interprétation, elle-même hâtive, de la pensée tardive de la « correspondance inverse » (㏫ᑐᛂ, gyaku taiō)52 ? Les deux essais cités permettent d’établir de quelle manière, en réalité, il est possible de considérer dans ces deux « aspects », d’une part une opposition réciproque sur le mode de la négation mutuelle, et de l’autre une unification infinie, englobante en progression ; d’une part une destruction (ou une stagnation), et de l’autre une création ; ne retrouvons-nous pas ici les deux « aspects » (᪉㠃, hōmen) hiérarchisés d’une réalité unificatrice unique, comprise soit moins clairement soit plus clairement, selon une « logique de la hiérarchisation » ? C’est alors le « primat » même de l’aspect « créateur » sur l’autre qui autorise Nishida à développer dans ses dernières années sa théorie pratique et poïétique de l’unification, fondée sur l’« intuition agissante » (⾜Ⅽⓗ┤ほ, kōiteki chokkan), c’est-à-dire une intuition pratique qui n’est intuition que dans l’opération unifiante et créatrice : c’est dans le « produire » (సࡿ, tsukuru koto) que se révèle la profonde vision intuitive des choses ; en ce sens, c’est le geste qui fait voir, c’est dans le « comment » que se révèle le « pourquoi ». Il est possible de mettre en évidence dès lors comment, alors qu’une « ontologie fondamentale » du temps comme celle de Heidegger devait en arriver à « critiquer » la technique moderne, du fait de la distance qu’elle creuse entre l’humain et la question de l’être, au contraire la « logique du lieu » du néant chez Nishida en viendra à penser de manière effective, dans l’action propre à la technique humaine et cosmique, une « production » infinie, qui se réactive et se réanime « sans cesse » (dokoma50. Voir Maruyama Masao, Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon, v. 1, Paris, PUF, 1996, p. 30 (trad. Jacques Joly). 51. Michel Henry, L’essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, § 28, p. 265. 52. Et ceci dans une œuvre restée posthume : « Bashoteki ronri to shūkyōteki sekaikan » (ࠕሙᡤⓗㄽ⌮࡜᐀ᩍⓗୡ⏺ほࠖ, Logique du lieu et vision religieuse du monde), dans NKZ 11, p. 371-468. Traduction de Sugimura Yasuhiko et Sylvain Cardonnel : Paris, Osiris, 1999, 92 p.

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demo), en progressant « à partir de ce qui est produit en direction de ce qui produit53 », et qui célèbre au contraire les noces unificatrices du soi et du monde. Les méditations que Nishida, puis les philosophes de l’école de Kyōto, consacrèrent à la notion d’unification offrent de nouvelles perspectives spéculatives et pratiques dans ce domaine, et peuvent représenter comme une porte d’entrée pour aborder les rapports entre la philosophie japonaise et la philosophie occidentale.

53. సࡽࢀࡓࡶࡢ࠿ࡽసࡿࡶࡢ࡬ (tsukurareta mono kara tsukuru mono he).

La critique nishitanienne de Hegel Peter Suarès

Nishitani Keiji す㇂ၨ἞ (1900-1990) fournit un exemple remarquable d’un philosophe japonais du xxe siècle en confrontation avec la philosophie occidentale. Ses textes nous présentent un dialogue constant entre la pensée ancrée dans la tradition japonaise bouddhique et celle de grands penseurs européens. Parmi ces derniers, pourtant, Hegel représente en quelque sorte une exception. Bien qu’à travers sa carrière Nishitani fit occasionnellement référence à Hegel, il attendit jusqu’à l’age de soixante-dix neuf ans avant de produire un essai consacré à la philosophie hégélienne1. Malgré cette apparente indifférence, il serait hâtif de conclure que Hegel n’eut pas d’influence sur sa pensée. Hegel fut un personnage important sur l’horizon intellectuel de l’École de Kyōto et exerça une influence majeure sur Nishida す⏣ et Tanabe ⏣㎶, les maîtres de Nishitani. Étant donné la relation intellectuelle étroite entre ces trois philosophes japonais, on peut faire l’hypothèse que la pensée hégélienne se révéla un facteur considérable, bien qu’indirect, sur Nishitani également. On peut se demander pourquoi un phénomène aussi ténu que l’influence indirecte d’un penseur occidental sur Nishitani mériterait notre attention. La raison est à chercher dans la position historique qu’occupe la philosophie de Hegel. Sa pensée constitue un des derniers grands systèmes de la métaphysique occidentale, un système qui, peut-être, en représente l’apogée et porte ses conceptions fonda1. Parmi les idéalistes allemands, Nishitani était attiré plus par Schelling que par Hegel, comme le suggèrent plusieurs essais qu’il a écrits sur Schelling dans sa jeunesse. On les trouve dans Nishitani Keiji chosakushū (ࠗす㇂ၨ἞ⴭస㞟࠘, Œuvres complètes de Nishitani Keiji) (NKC), Tōkyō, Sōbunsha, 1987, vol. 13, p. 163-358.

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mentales jusqu’à leur perfection. Malgré le flux et le reflux de la popularité de Hegel au cours des derniers 200 ans, ses idées n’ont pas arrêté de fasciner des générations de philosophes et de retentir à travers l’étendue de la pensée moderne. Il n’est donc pas étonnant de trouver des échos similaires dans l’œuvre de l’école de Kyōto. Bien sur, il ne s’agit pas d’une simple répétition ou imitation. Vu la différence de tradition entre cette œuvre et Hegel, la relation entre les deux est bien plus complexe. En prenant position vis-à-vis de Hegel, Nishitani et ses maîtres entendirent s’adresser à la tradition intellectuelle occidentale tout entière ; de plus, ils définirent leur distance par rapport à celle-ci et établirent leur propre position. Leur ambivalence envers Hegel reflète leur attitude polyvalente à l’égard de l’Occident. Une étude de l’opinion que Nishitani avait de Hegel nous offre donc une vue particulière concernant cette attitude générale. De plus, elle nous fournit une perspective à propos de la « dialectique » proprement nishitanienne de notre relation directe avec ce qu’il appelle la grande réalité. De quelle manière Nishitani comprend-il Hegel ? Trois textes provenant de diverses étapes de sa carrière nous aident à répondre à cette question ; il s’agit d’un traitement assez élaboré dans un article de 1936 intitulé « Questions à propos de la philosophie de Nishida »2 ; d’une courte section dans Le nihilisme, collection de conférences publiées en 1949 sous forme de livre3 ; et de « Prajñā et la raison », un essai sur Hegel datant de 1979, que j’ai mentionné auparavant4. Pour autant que le permet la nature fragmentaire des deux premières sources, on peut conclure que la conception nishitanienne de Hegel est demeurée stable à travers la période couverte par ces trois

2. Nishitani Keiji, « Nishida tetsugaku o meguru ronten » (ࠕす⏣ဴᏛࢆࡵࡄࡿ ㄽⅬࠖ, Questions concernant la philosophie de Nishida) (1936), dans NKC 9, 191224 ; traduit en anglais par Yamamoto Seisaku et James W. Heisig sous le titre « Questioning Nishida. Reflection on Three Critics », dans Nishitani Keiji, Nishida Kitarō, Berkeley, University of California Press, 1991, p. 192-229. 3. Nihirizumu ࢽࣄࣜࢬ࣒, NKC 8 18-23. La section sur Hegel correspond aux pages 9-12 de la version anglaise, The Self-Overcoming of Nihilism, Albany, SUNY Press, 1990 (trad. Graham Parkes et Setsuko Aihara). 4. « Han’ya to risei » (ࠕ⯡ⱝ࡜⌮ᛶࠖ), dans Tamaki Koshirō ⋢ᇛᗣᅄ㑻 (éd.), Bukkyō no hikaku shisōronteki kenkyū (ࠗ௖ᩍࡢẚ㍑ᛮ᝿ㄽⓗ◊✲࠘, Des Études comparées dans la pensée bouddhique), Tōkyō, Tōkyō Daigaku Shuppankai, 1979, p. 237-300 ; réimprimé dans NKC 13, 31-95. Toutes mes références à cette œuvre concernent l’édition originelle ; toutes les traductions sont les miennes.

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publications. Vu cette constance, je me concentrerai dans ce qui suit davantage sur les thèmes sous-jacents que sur leur progression chronologique. L’image nishitanienne de Hegel

Il n’est guère contestable que l’absolu et son incarnation dans l’esprit absolu sont des notions-clef de la métaphysique hégélienne. Par contre, ce qu’ils représentent est moins clair. Selon l’interprète, leurs définitions varient de la substance omniprésente divine au processus de la réalité ; de la raison dans l’histoire à la conscience humaine ; de l’infini à l’essence ou la totalité du fini. Dans sa propre interprétation, Nishitani reprend une des positions populaires : Dans la religion absolue de Hegel (le christianisme), Dieu se manifeste sous la forme de l’esprit […] À la base de ce modèle se trouve la religion chrétienne avec sa notion de la révélation divine dans l’histoire et sa croyance en un commerce entre le divin et l’humain en « esprit. » C’est ici que la philosophie de Hegel culmine — dans l’autoréalisation philosophique de cette religion5.

Nishitani soutient que pour le penseur chrétien qu’est Hegel, le point de départ naturel consiste dans la rupture entre l’humain et Dieu. La tâche principale de sa philosophie devient alors de réparer cette rupture. Hegel l’exécute en essayant d’élever le point de vue humain jusqu’au niveau de la connaissance absolue, c’est-à-dire divine6. La présence de ce but ultime, dit Nishitani, donne à la métaphysique hégélienne un caractère téléologique. La connaissance humaine débute par un état externe à Dieu, mais au terme de son évolution à travers diverses formes d’existence, elle pénètre finalement son objet divin et peut désormais le regarder « de l’intérieur, » c’est-à-dire le perçoit directement. Ainsi, elle devient absolue. Chaque forme particulière de connaissance est un résultat de la transcendance de la forme précédente ; la nouvelle forme est une affirmation 5. Nihilizumu, p. 19. Aussi voir « Han’ya to risei », p. 266, 271. Alors que Nishitani prend Hegel inconditionnellement pour un théologien chrétien, il l’assimile à un platonicien ou un néoplatonicien, un panthéiste réformé dans la tradition spinozienne, un mystique, ou un philosophe scolastique. Voir Nihirizumu, p. 22 ; « Han’ya to risei », p. 261-262, 264, 266, 270-271. 6. « Han’ya to risei », p. 294-295.

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par laquelle la négativité représentée par la transcendance est niée à son tour. Le processus commence avec l’être qui est la première forme ou catégorie dans la Science de la logique. Cela n’est pas pour plaire à Nishitani, qui considère cette position introductive de l’être comme une indication de son importance fondamentale dans la métaphysique hégélienne. Or, Nishitani est d’avis que baser une philosophie sur l’être est une erreur. Afin de mettre l’emphase, d’une manière désapprobatrice, sur le caractère central de l’être chez Hegel, Nishitani l’identifie sans équivoque avec Dieu7. Comme s’il adoptait le langage de la philosophie scolastique, Nishitani voit dans la pensée hégélienne de Dieu une identification avec la forme ultime de l’être. En tant que cet être ultime ou absolu, Dieu se manifeste à la manière d’une raison divine qui domine l’histoire au point de marginaliser, supprimer, ou détruire l’individu humain (Nishitani utilise ici l’expression ୡ⏺⌮ ᛶ, sekai risei : la raison du monde ; Hegel lui-même favorise l’expression die Vernunft in der Geschichte : la raison dans l’histoire). Il s’agit de la raison qui opère dans l’histoire de la même manière que la providence divine. Pour décrire cette opération, Hegel introduit l’idée de « ruse de la raison ». Dans les « Questions à propos de la philosophie de Nishida, » Nishitani la dépeint en tant qu’artifice par lequel « la raison du monde manipule des passions de l’individu dans son propre intérêt, et s’actualise elle-même en sacrifiant l’individu. Dès que le but est satisfait, l’individu dégringole comme une coquille vide laissée par une graine mûrie8. » L’idée hégélienne de ruse de la raison « réduit clairement l’autonomie et la liberté de l’individu à une nécessité interne9 ». Dans une œuvre postérieure, Nishitani attaque en des termes encore plus forts ce qu’il considère comme la partialité hégélienne envers la raison non individuelle, c’est-à-dire universelle : il identifie carrément l’idée (le contenu de la conscience rationnelle de soi de la part de l’esprit) avec l’essence éternelle, divine. L’idée domine le monde temporel en tant que principe ahistorique provenant de Dieu et lui appartenant : elle est un legs de la notion platonicienne de vrai monde éternel qui se 7. « En tant qu’existant ultime, l’être […] porte nettement des caractéristiques du Dieu chrétien » (« Han’ya to risei », p. 266). 8. « Nishida tetsugaku o meguru ronten », p. 191-192. Ma traduction. 9. Ibid., p. 193. Nishitani n’est pas le premier à critiquer l’importance disproportionnée de l’universel (la raison dans l’histoire) dans la philosophie hégélienne. Kierkegaard est sur ce point l’un des adversaires les plus célèbres de Hegel.

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trouve derrière le monde temporel de la création. Dans cette perspective, les choses ne sont pour Hegel que des apparences illusoires (Schein), une projection ou réflexion (Scheinen) de Dieu en lui-même. En tant qu’essence (Wesen), Dieu est le fondement (Grund) des apparences ; ces dernières retournent au fondement, où elles dépérissent (gehen zu Grunde)10. Bref, la seule entité réelle dans le système hégélien est Dieu — tout le reste n’étant qu’un mirage. Nishitani soutient que cette relation asymétrique entre l’individu et Dieu met en question la cohérence de la téléologie hégélienne. Ce qu’il trouve « obscur » et « difficile à comprendre »11 est que d’une part, le processus téléologique représente un effort de l’esprit humain en vue de se perfectionner (ce qui n’est pas encore problématique) ; alors que d’autre part, Hegel définit l’entité qui se perfectionne comme l’autre à l’intérieur de l’absolu, c’est-à-dire en tant qu’aspect de l’absolu qui n’est extériorisé que provisoirement. Dans cette deuxième perspective, l’appartenance sous-jacente de l’autre (l’individu) à l’absolu pose un problème sérieux. En tant que rejeton de l’absolu, l’individu doit être également absolu ; la connaissance qu’il possède ne peut pas être imparfaite. Pourtant, sa perfection est compromise par la façon dont Hegel structure son système : Commencer [la Science de la logique] à partir de « l’être » représente, pour ainsi dire, la perspective de la prééminence du contenu. Mais du point de vue de la connaissance en tant que telle [, ce qui est le point de vue fondamental de Hegel, cela] est franchement problématique. La connaissance en tant que telle ne doit pas dépendre du contenu. Elle doit représenter une position qui revêt une certaine indépendance absolue (୍✀ࡢ ⤯ᑐⓗ࡞⊂❧ᛶ) par rapport à tout ce qui est à connaître12.

Suivant l’argumentation de Nishitani, la connaissance naissante ne peut pas être absolue puisqu’elle est d’emblée confrontée à l’être (« le contenu ») ; apparemment, il s’agit ici toujours de la connaissance humaine assujettie à la logique fausse, celle qui est basée sur la dis10. Nihirizumu, p. 18-19, 22. L’expression originelle allemande contient un jeu de mots : zu Grunde gehen, ce qui signifie tant « aller dans le fondement » que « périr ». 11. « Han’ya to risei », p. 263, 264. 12. « Han’ya to risei », p. 264-265. Aussi voir ibid., p. 269-270, 289. Plus loin dans l’essai il devient évident que pour Nishitani, la connaissance doit être indépendante de l’objet non pas en lui étant opposée, mais plutôt en transcendant entièrement la dimension sujet/objet.

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tinction entre la connaissance elle-même (le sujet) et ses objets. La conscience qui évolue vers Dieu est-elle donc humaine ou absolue ? Hegel, dans l’opinion de Nishitani, essaie de contourner le problème en postulant le caractère double de la pensée, surtout la pensée philosophique : elle connaît l’absolu simultanément de l’intérieur (parce que suivant la définition de l’absolu, rien ne peut lui être externe) et de l’extérieur (parce que l’extériorité de ce qui est connu est la condition du connaître). Selon Nishitani, Hegel exprime cette simultanéité par le terme zuschauen, terme qui signifie la conscience de l’objet tel qu’il est (depuis l’intérieur), bien qu’elle provienne de l’extérieur de l’objet 13. Pourtant, cette définition de zuschauen ne résout pas la difficulté originelle : si la conscience humaine fait partie de l’absolu, c’est ce dernier qui se déploie à travers elle, créant une situation chargée du problème dit du « levier » d’Archimède14. D’autre part, si la conscience évoluante est humaine et donc imparfaite, comment peut-elle jamais espérer connaître l’absolu ? Dans sa recherche d’une perfection qui nie sa propre nature finie, elle atteindra non pas la connaissance absolue mais plutôt sa propre mort15. Aucune solution n’est possible. Le projet hégélien, tel qu’interprété par Nishitani, empêche logiquement la connaissance de Dieu par l’individu. Nishitani juge que Hegel échoue à rendre compte du problème posé par le postulat de la connaissance directe (de l’intérieur) de quelque chose de donné (d’externe à la connaissance)16 à cause de sa tendance subjectiviste et idéaliste. D’un coté, Nishitani approuve le fait qu’au lieu de laisser le raisonnement judicatif en dehors de son système, Hegel lui accorde un rôle important ; un tel raisonnement nous sert de moyen pour avancer vers la perspective plus élevée de la raison spéculative17. D’un autre coté, Nishitani se méfie de la spéculation 13. « Han’ya to risei », p. 268. 14. « Han’ya to risei », p. 267. On rapporte qu’Archimède a dit : « Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde » (Diodorus Siculus, Bibliotheke, XXVI, 18.1). Si on applique ce principe au cas de Hegel, on doit constater que l’absolu ne peut pas se mouvoir, c’est-à-dire se développer, entièrement de soi-même, et que la conscience humaine a besoin d’un degré d’indépendance afin de rejoindre l’absolu. 15. Cf. « Han’ya to risei », p. 260-261. 16. « Han’ya to risei », p. 290. 17. Nishitani Keiji, « Nishida tetsugaku to Tanabe tetsugaku » (ࠕす⏣ဴᏛ࡜⏣ 㑔ဴᏛࠖ, La philosophie de Nishida et la philosophie de Tanabe), dans NKC 9, p. 248 ; « Han’ya to risei », p. 256.

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hégélienne. Le fait que (de la perspective de Nishitani) Hegel comprenne l’être d’une manière subjective, c’est-à-dire en tant que donné ou objet face au sujet, mène Nishitani à la conclusion suivante : la logique dialectique ou spéculative hégélienne est encombrée par les limitations du raisonnement judicatif. Nishitani réprouve ce dernier, sauf quand il n’est considéré que comme une étape transitionnelle sur la route vers la prajñā (la raison qui ne fait aucune distinction entre le sujet et l’objet)18. Il croit pourtant que la logique dialectique est incapable d’abandonner cette distinction, et que par conséquent elle n’atteint pas le niveau de la prajñā, même dans son stade ultime que Hegel caractérise comme la noesis noeseos. Cette expression aristotélicienne doit désigner la perspective de l’unité absolue du connaître et de l’être dans laquelle la connaissance absolue se connaît elle-même d’une manière directe (plutôt que comme un objet qui lui est externe)19. Cependant, Nishitani suppose que la noesis noeseos n’est en réalité que la perfection de la manière logique de connaître. Même si on accepte, dans cette perfection, l’identité de la connaissance avec ce qui est connu, Hegel comprends cette identité toujours de l’extérieur, du point de vue logique du sujet, c’est-à-dire du penser judicatif ou rationnel20. Cette façon de comprendre la noesis noeseos constitue un

18. « Han’ya to risei », p. 263. Nishitani est d’avis qu’en s’exprimant par des mots, et donc par logos, raison, logique, ou theoria, la connaissance rationnelle (judicative) ne peut pas rendre compte des choses exactement telles qu’elles sont, dans leur facticité particulière, leur existence, ou leur vérité immédiate. La connaissance rationnelle nous permet de connaître le monde et nous-mêmes en tant qu’objets, mais en même temps elle nous isole de leur signification primaire. En faisant référence à une métaphore bouddhique bien connue, Nishitani dit que les concepts peuvent être comparés non pas à la lune mais seulement à un doigt qui pointe vers elle, ou moins encore, à une réflexion de la lune dans une rivière qui est confondue avec la vraie lune. Voir ibid., p. 290, 245, 246-249, 278 ff. 19. Noesis noeseos est un terme emprunté à la Metaphysique XII, 9, 1074 b 34, où Aristote réfère à l’activité (energeia) du domaine fondamental de l’être (prote ousia), comprise comme une auto-intentionalité pure située en dehors des limitations d’espace et de temps. Une telle auto-intentionalité (l’intentionalité qui est son propre objet) peut être comprise comme une réflexivité pure (une autoréférence parfaite) ou autoréalisation. Hegel admet avoir utilisé la noesis noeseos aristotélicienne comme modèle pour son idée d’esprit absolu qui se comprend lui-même. Voir Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften, Werke in zwanzig Bänden, éd. Eva Moldenhauer et Karl Markus Michel, Frankfurt am Mein, Suhrkamp, 1970, vol. 8, § 236, Addition, p. 388. Nishitani discute de l’usage du terme par Hegel dans « Han’ya to risei », p. 275-276, 285, 289. 20. « Han’ya to risei », p. 263, 283, 287.

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dualisme fondamental suscitant des réflexions que Nishitani croit reconnaître partout dans la philosophie hégélienne — dans l’opposition entre la forme et le contenu, la logique et la nature, l’esprit et l’histoire, ainsi que — d’une manière plus générale — entre le divin et l’humain, ou l’universel et l’individu. Ce dualisme empêche l’esprit humain d’atteindre l’absolu et fait échouer la mission chrétienne de Hegel, celle de la réconciliation avec Dieu et de l’expiation du péché originel21. Au bout du compte, Hegel est de par son échec un héritier de ce que Nishitani considère comme le péché originel de la philosophie occidentale : sa confiance dans l’être, dans la pensée rationnelle, et dans sa capacité de connaître l’un au moyen de l’autre. La grande réalité et la connaissance directe

Si on accepte l’interprétation nishitanienne de Hegel, la notion voulant que Dieu soit l’être absolu mais obligé de se perfectionner, est incompréhensible22 ; l’usage abusif de l’individu traité comme une marionnette dans les mains de l’absolu vicie la possibilité de réconciliation entre l’humain et Dieu ; la perspective dualisante sujet/objet empêche la vraie unité entre la forme (la connaissance humaine ou la conscience) et le contenu (l’être). La philosophie hégélienne, en tant qu’exégèse de la doctrine chrétienne, semble s’écrouler sous des contradictions. Mais la critique de Nishitani ne va-t-elle pas trop loin ? Pour juger de sa validité, il nous incombe de nous demander dans quelle mesure la pensée hégélienne correspond réellement à la vision théologique du monde qu’en fait Nishitani. Il est vrai que dans sa jeunesse, Hegel étudia au séminaire théologique de Tübingen. Par la suite, il demeura un homme religieux. Dans une lettre écrite vers la fin de sa vie, il déclara : « Je suis un luthérien, et la philosophie n’a fait que me confirmer dans mon luthéranisme23. » Sans doute, une impulsion majeure vint pour Hegel le philosophe de ses convictions religieuses. Nishitani n’est pas le seul à croire, comme il semble le faire, que ces facteurs justifient l’interprétation de thèses hégéliennes à la lumière des enseignements de l’Église. Cependant, 21. « Han’ya to risei », p. 294. 22. « Han’ya to risei », p. 263, 264. 23. Il s’agit de la lettre de Hegel datée du 3 juillet 1826 et adressée à A. Tholuck. Voir Hegel, Briefe von und an Hegel, éd. Friedhelm Nicolin, Hamburg, Meiner, 1969, vol. 4.2, p. 61.

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c’est là une interprétation hâtive. Il suffit de consulter les Écrits théologiques de jeunesse ou les lettres du jeune Hegel à Schelling pour constater son animosité envers l’orthodoxie théologique chrétienne24. De nombreux spécialistes de Hegel ont adopté une position opposée à celle de Nishitani. Ils nuancent leur appréciation de la relation entre Hegel et la religion chrétienne en faisant la distinction entre sa philosophie, motivée par des sentiments religieux mais toujours originelle, et l’orthodoxie théologique25. Ils reconnaissent que depuis sa jeunesse, Hegel fit montre de tendances progressives peu orthodoxes, tendances qui, lors de sa maturité intellectuelle, l’amenèrent bien à l’écart de la doctrine chrétienne. Certains d’entre eux maintiennent même que des portions majeures de la philosophie hégélienne — sa logique, sa théorie de la connaissance et sa méthode de la résolution dialectique des contradictions — demeureraient également valables 24. Hegel, Theologische Jugendschriften, éd. Herman Nohl, Tübingen, Mohr, 1907. Pour des commentaires de Hegel à propos de la théologie dans sa correspondance avec Schelling, voir par exemple sa lettre du janvier 1795 dans Hegel, Briefe von und an Hegel, vol. 1, p. 16-17. 25. Pour une liste de ceux qui représentent la vue partagée par Nishitani, voir Marcel Régnier, « Logique et théo-logique hégélienne », dans Jacques D’Hondt (éd.), Hegel et la pensée moderne. Séminaire sur Hegel dirigé par Jean Hyppolite au Collège de France (1967-1968), Paris, PUF, 1970, p. 212. On trouve l’opinion opposée chez, par exemple, Nicolai Hartmann qui croit que si « le grand blasphémateur » Hegel a réussi à échapper à la réprobation générale des dogmatistes de son époque, c’est parce que sa philosophie était simplement hors de leur compréhension (voir Nicolai Hartmann, Hegel, vol. 2 de Die Philosophie des deutschen Idealismus, Berlin, W. de Gruyter, 1929, p. 38-39). Hermann Glockner résume le ton critique envers certains aspects du christianisme dans l’œuvre du jeune Hegel dans son Hegel, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1954, 1958, vol. 2, p. 29-34, 146-148. Karl Löwith fait remonter la critique philosophique hégélienne de la religion chrétienne à des textes théologiques de jeunesse, et comprend sa philosophie comme « une destruction décisive de la philosophie et la religion chrétiennes » (voir Karl Löwith, Von Hegel zu Nietzsche, Stuttgart, Kohlhammer, 1953, p. 39, 83, 356, et de la manière générale p. 350-356). Traugott Koch remarque que l’emphase mise par Hegel sur le caractère historique de la religion, sur l’immanence de Dieu dans le monde et sur l’accessibilité de Dieu à l’intellect humain est souvent interprétée par ses critiques comme contraire à la foi chrétienne dans le salut ultérieur et comme généralement blasphématoire. Voir Traugott Koch, Differenz und Versöhnung. Eine Interpretation der Theologie G. W. F. Hegels nach seiner « Wissenschaft der Logik », Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus G. Mohn, 1967, p. 14 note 18 ; 21-22 ; 24-28. Dans son étude Die Vernunft in der Religion. Studien zur Grundlegung der Religionsphilosophie Hegels (Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1986, p. 297-303), Walter Jaeschke nous met en garde contre l’interprétation de la philosophie hégélienne de la religion en tant que théologie chrétienne.

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sans le concept d’esprit ou de Dieu26. En fin de compte, cela revient à se demander si Hegel considérait sa pensée philosophique comme un but en soi, ou plutôt si son but ultime était religieux. À cette question on peut répondre de la manière suivante. Alors que Hegel croyait en Dieu, son but exprès était de connaître Dieu dans sa vérité. Il était un penseur suffisamment indépendant pour ne pas accepter que cette vérité fusse dictée par le dogme, encore moins qu’on pût la trouver dans le sentiment dévot, l’intuition mystique, ou dans d’autres formes d’expression religieuse. Nishitani fait montre d’un manque d’appréciation de ce point important par son insistance sur le caractère explicitement théologique de la philosophie hégélienne. Or, mettre en doute les correspondances directes que Nishitani pense avoir identifiées entre les motifs hégéliens et la théologie chrétienne consiste à ébranler le fondement de sa critique de Hegel. Mais pour atteindre ce but, nul n’est besoin d’aborder la question théologique. Pour se faire une idée de la valeur du jugement que Nishitani porte sur Hegel, il suffit de réexaminer la pensée hégélienne sur la base de ses propres mérites. Par exemple, quelle que soit la dimension théologique de la philosophie hégélienne, la logique même de son système s’oppose à la substantialisation de l’absolu en tant qu’être, comme Nishitani propose de le faire. N’en déplaise à Nishitani, l’être est absolu non pas à titre de divinité, mais plutôt dans le sens péjoratif du contenu irréfléchi de la conscience. À cause de son manque de compréhension d’elle-même, la conscience naissante est « enfoncée » (versunken) dans l’être, c’est-à-dire dans un objet qu’elle voit devant elle. Contrairement à l’assertion de Nishitani voulant que la conscience qui apparaît sur la scène de la Science de la logique y trouve l’être déjà présent (à l’extérieur d’elle), Hegel considère l’être comme un aspect interne de la conscience débutante : il est son propre contenu, voire le résultat de son premier mouvement27. Dans cette première étape, on trouve une absence totale de détermination. Par conséquent, on n’y peut pas encore faire la distinction entre le penser et son contenu ; 26. Voir par exemple Hartmann, Hegel, p. 181-182 ; Thomas Kesselring, Die Produktivität der Antinomie. Hegels Dialektik im Lichte der genetischen Erkenntnistheorie und der formalen Logik, Frankfurt am Mein, Suhrkamp, 1984, p. 85, 92, 367 note 1 ; et Jacob Loewenberg, Hegel’s Phenomenology. Dialogues on The Life of Mind, La Salle, Ill., Open Court, 1965, p. xi. 27. Cf. Thomas Kesselring, «Voraussetzungen und Strukturen des Anfangs der Hegelschen Logik » : Zeitschrift für philosophische Forschung (1981, no 35) 564-565.

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l’un et l’autre sont toujours amalgamés. De la même façon, l’être est l’équivalent du rien : « Il n’y a rien dedans [i.e., dans l’être] à voir, si on peut même parler de voir ; ou alors il n’y a que ce voir pur et vide. De la même façon, il n’y a rien dedans à penser, ou alors il n’y a que ce penser vide. L’être, au caractère immédiat indéterminé, en effet est rien28. » Nishitani minimise l’importance de l’identité de l’être et du rien, les deux premières catégories dans le système hégélien29. Pour Hegel, l’être pur n’est pas la forme la plus développée d’existence mais plutôt « la détermination la plus déficiente et abstraite de l’absolu30 ». Lorsque Nishitani identifie, au nom de Hegel, l’être avec la divinité chrétienne, il ne tient pas compte d’un avertissement de Hegel lui-même contre des conceptions abstraites de Dieu qui le transforment en un caput mortuum (une abstraction dépourvue de vie, littéralement : une tête morte)31. Sans pouvoir encore réfléchir à son expérience, la conscience débutante prend l’apparence pour la réalité, c’est-à-dire tient son propre contenu pour la réalité indépendante, pour un vrai objet (être). C’est pour cela que son contenu lui semble absolu. Cependant, l’être se manifeste de manière bien différente à la conscience plus mûre. Cette métamorphose sert de paradigme pour tous les objets qui apparaissent plus tard dans la Science de la logique. La destruction de leur caractère initialement absolu est la première application du 28. Hegel, Wissenschaft der Logik, éd. Georg Lasson, Leipzig, Meiner, 1967, vol. 1, p. 66-67. L’emphase est mise par Hegel ; l’explication entre crochets est la mienne. 29. N’ayant apparemment pas suffisamment réalisé la signification de cette identité, Nishitani suggère d’une manière superflue que Hegel aurait pu commencer sa Science de la logique à partir du néant lieu de l’être. Voir « Han’ya to risei », p. 265. 30. Hegel, Enzyklopädie, p. 136. Nishitani mentionne ce passage bien connu, mais il admet ne pas comprendre pourquoi l’absolu, alors un être parfait, doit évoluer à partir d’une catégorie abstraite (imparfaite). Voir « Han’ya to risei », p. 263. 31. « Dieu en tant qu’être abstrait situé dans l’au-delà, et de ce fait au-delà alors de la différence et de la détermination, est en effet un simple nom, un simple caput mortuum du raisonnement abstrait » (Hegel, Enzyklopädie, § 112, Addition, p. 234 ; cf. § 85, p. 181-182). Voir aussi les remarques de Walter Jaeschke à propos de la critique hégélienne de la définition traditionnelle de Dieu en tant qu’ens realissimum : Hegel considère cette définition comme une simple abstraction. Walter Jaeschke, Introduction aux Vorlesungen über die Philosophie der Religion, par Hegel, éd. Walter Jaeschke, Hamburg, Meiner, 1993, vol. 1, p. xxii.

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principe général selon lequel des choses finies — les choses telles qu’on les aperçoit directement (sans réfléchir sur cette perception) — ne contiennent pas la vérité32. C’est pour cette raison que le vrai absolu, libre des déformations qui encombrent la conscience évoluante, n’est jamais l’être non qualifié — il ne peut être que l’essence de l’être33. On ne trouve pas la vérité dans des perceptions irréfléchies ; on ne peut l’atteindre que par leur reconstruction dans la pensée. Dans ce contexte, le terme « vérité » est pris dans son sens absolu, dans son identité avec l’absolu lui-même34. Hegel ne considère pas que l’absolu s’ouvre à l’esprit humain. L’absolu n’est pas une substance, un objet que nous nous efforçons de connaître et de comprendre de l’extérieur. Il n’est pas non plus la source externe des humains et de leur réalité, ellemême située dans l’au-delà. L’absolu est plutôt identique avec notre esprit fini qui, en réfléchissant sur ses façons diverses de connaître des choses qui semblent d’exister en dehors de lui, se révèle comme ce qui contient tout en lui-même, et finalement, se dévoile comme absolu. Ainsi, notre esprit comprend et déconstruit progressivement ses illusions originelles. Ce sont ces illusions qui constituent l’idée de Scheinen et que Nishitani fait l’erreur de prendre pour une indication de l’idéalité statique du système hégélien. Au sein de ce dernier, une chose n’est pas réabsorbée dans le fondement éternel. Sa « destruction » (Zugrundegehen) signifie son dépérissement en tant qu’objet indépendant, lequel dépérissement va de pair avec sa transformation en sa forme plus essentielle (Wesen, Grund)35. Cette transformation est un pas vers le développement de la réalité ainsi que de la connaissance que nous en avons. Pour illustrer ce point, revisitons l’idée hégélienne de ruse de la raison (die List der Vernunft)36. L’interpréter comme le fait Nishitani, 32. Hegel, Logik, vol. 1, p. 145 ; Enzyklopädie, § 112, Addition, p. 234. 33. Déjà avant la publication de sa Science de la logique, Hegel définissait l’esprit comme « l’essence [Wesen] de toute la Nature, de l’être et de l’agir ». Voir « Naturphilosophie und Philosophie des Geistes », un manuscrit de 1805/1806, dans Hegel, Gesammelte Werke, Hamburg, Meiner 1968-, vol. 8, p. 280. Cité par Jaeschke, Introduction, p. xviii. 34. « Seul l’absolu est vrai et seul le vrai est absolu » (Hegel, Phänomenologie des Geistes, éd. Johannes Hoffmeister, Hamburg, Meiner, 1952, p. 65). 35. Cf. Hegel, Enzyklopädie, § 112, p. 231 ; § 142, p. 279 ; Logik, vol. 2, p. 98. Cf. Logik, vol. 2, p. 9 ff. 36. À part le passage cité par Nishitani, Hegel parle de la ruse de la raison (ou, simplement, de la ruse) dans Enzyklopädie, § 209 et Addition, p. 365, et dans Phänomenologie, p. 46, 255 ff, 309 ff.

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c’est-à-dire comme le témoignage de la position faible de l’individu dans la pensée de Hegel, se ramène à manquer sa vraie emphase. Ce n’est pas que l’universel transcendant s’infiltre dans l’individu, l’exploite, et puis le détruit. La ruse est un acte de bienveillance qui mène l’individu à son insu vers le niveau de réalité plus élevé représenté par l’universel (l’absolu). Ce niveau surélevé est l’essence ou la nature de l’individu lui-même ; l’universel est une généralisation de l’individu. Nishitani comprend la « nécessité interne » négativement, comme une force qui contrarie l’individualité impuissante. Pourtant, lorsqu’on la regarde de plus près, cette nécessité se révèle comme un facteur positif qui réside à l’intérieur de l’individu et le guide à partir de là. La dévaluation hégélienne des intérêts de l’individu tant qu’ils ne coïncident pas avec ceux de la « raison » peut nous bouleverser aujourd’hui, mais on irait trop loin si on la prenait pour une négation de l’individu en tant que tel. Elle constitue bien une négation, mais une négation spéciale, déterminée (die bestimmte Negation), plutôt qu’une opération qui anéantit ce qu’elle nie ou qui le laisse « dégringoler comme une coquille vide », selon l’expression de Nishitani. Une négation déterminée raffine et transforme son objet à la manière d’une sublimation (Aufhebung, sublation) dialectique37. Autrement prompt à reconnaître la position centrale de la réconciliation entre l’humain et l’absolu dans la philosophie hégélienne, Nishitani décide dans le cas présent de ne pas tenir compte de son rôle décisif. Naturellement, sans l’aspect de réconciliation entre l’individu et la raison absolue (divine) où l’un se reconnaît dans l’autre, la ruse de la part de la raison deviendrait simplement la perversité d’une force extérieure perpétrée contre l’individu ; l’une et l’autre demeureraient en conflit éternel. Pourtant, c’est précisément contre l’idée d’une telle extériorité hostile et irréparable de l’absolu que Hegel lutta dès sa jeunesse. Au bout du compte, l’individu se rend compte que fondamentalement, la ruse est sa propre affaire ; par cela, la réconciliation est achevée. En traduisant cette situation à l’aide des termes utilisés par Nishitani dans sa propre œuvre, c’est grâce à la ruse de la raison que l’individu acquiert la connaissance directe de sa propre nature, et ainsi de la vraie réalité ; il meurt en tant que soi ordinaire mais 37. En utilisant un argument similaire, Iwan Iljin défend la position de l’individu dans la conception hégélienne de l’universalité. Voir Iwan Iljin, Die Philosophie Hegels als kontemplative Gotteslehre, Bern, A. Francke, 1946, p. 326.

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renaît en tant que soi authentique. Nishitani semble ne pas se rendre compte que sur ce point, sa position n’est pas très éloignée de celle de Hegel. Hegel résout la relation complexe entre la connaissance humaine et l’absolu — une situation de l’identité dans la différence qui le place sous la menace du problème de levier d’Archimède — en distinguant provisoirement deux types de penser : le penser judicatif, incapable de reconnaître la vérité de l’esprit absolu, et le penser de plus haut rang, synonyme de la conscience de soi de l’esprit38. Bien que le philosophe omniscient fonctionne au niveau plus élevé, il descend au niveau plus bas pour suivre le chemin du développement de la conscience « naturelle » (la conscience qui opère au niveau du penser judicatif), et nous rend compte de la perspective de cette conscience en n’y ajoutant aucune interprétation ou supposition externe. Ces deux points de vue — celui de la conscience qui se développe et celui du philosophe qui l’observe — sont les deux perspectives impliquées dans l’activité de zuschauen que Nishitani esquisse comme une contemplation de l’absolu advenant simultanément de l’intérieur et de l’extérieur. À la fin, les deux perspectives confluent : la conscience naturelle parachève son évolution vers la conscience philosophique (absolue). À ce stade, on se rend compte que les deux constituaient depuis le début la même conscience. Ainsi, Hegel ne considère pas qu’il y a une distinction absolue entre les divers types de connaissance ou de logique. D’un coté, l’absolu n’est pas l’origine, mais plutôt la conclusion ; non pas une supposition antérieure, mais une expérience faite par la conscience ordinaire en vue d’une révision d’elle-même, du monde externe, et de la façon dont les deux interagissent. De l’autre coté, le penser n’advient pas indépendamment dans le sujet humain ; au contraire, l’essence de l’être humain se trouve dans le penser infini de soi de la part de l’absolu39. Les définitions que Hegel 38. Ce penser de plus haut rang est la spéculation philosophique, mais aussi le penser religieux d’un type plus raffiné. Au centre de la religion se trouve la conscience de soi qui est toute la vérité et qui contient toute la réalité dans cette vérité. Voir Hegel, Phänomenologie des Geistes, Gesammelte Werke, vol. 9, p. 367, cité par Jaeschke, Introduction, p. xix. 39. Hegel, Einleitung in die Geschichte der Philosophie, éd. Johannes Hoffmeister, Hamburg, Meiner, 1959, p. 271. Cf. Traugott Koch, Differenz und Versöhnung, p. 35 ; 43 note 34 ; 48. Aussi voir Hegel, Enzyklopädie, § 2, p. 42. Le penser de soi infini ne doit pas être confondu, comme le fait Nishitani, avec une simple ratiocination ou theoria. On peut citer ici Rudolf Bultmann qui souligne avec

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donne de la conscience humaine et de l’esprit absolu sont circulaires ; ainsi fonctionne sa téléologie. Le début, limité, et la conclusion, absolue, du processus de la conscience ne peuvent être expliqués que l’un par l’autre. Nishitani ignore cette circularité. Il ne reconnaît qu’un coté du processus dans la philosophie dialectique de Hegel : le penser humain limité. Il nie que la connaissance absolue postulée par Hegel soit parfaite, parce qu’il attribue à Hegel l’incapacité de reconnaître d’autres types de connaissance que la connaissance judicative, c’està-dire finie, et considère ce manque comme un problème fondamental de sa philosophie. Afin d’atteindre la vérité ultime, la rationalité hégélienne devrait se dépasser elle-même — une chose impossible à cause du problème de levier d’Archimède. D’autre part, la raison supérieure de la prajñā est bien capable de surpasser la raison. C’est la prajñā, plutôt que la pensée spéculative de Hegel qui, dans l’opinion de Nishitani, représente une dialectique digne de son nom. La prajñā est une sagesse qui se manifeste lorsque la logique formelle réfléchit à propos de son propre caractère contradictoire, et par conséquent se nie elle-même. Ainsi, elle incorpore une négativité absolue dans sa propre structure. La négativité absolue est un état qui précède toute connaissance et toute distinction : un état qui n’est relatif ni à l’être ni au néant40. Cette négativité conserve une relation spéciale à la positivité, une relation que Nishitani définit comme « négation absolue, autrement dit (༶, soku) affirmation absolue ». La raison nie tout l’être de manière si intransigeante (elle nie le fait même qu’il y ait quelque chose à nier) que son opération l’amène au-delà de tout ce qui est relatif, tant positivement que négativement, à la source de toute distinction. Tout l’être et tout le néant relatif sont générés à partir de cette source par la force de l’affirmation absolue41. La prajñā, dit Nishitani, nous met au fait de l’existence d’un point ou d’un lieu antérieur au logos, d’une origine ou d’un fondement ineffable translogique par rapport au logos. Nishitani croit corriger raison que Hegel ne comprend pas « le penser » comme une réflexion théorétique secondaire, mais plutôt en tant que le véritable moyen par lequel nous existons. Voir Rudolf Bultmann, « Zur Geschichte der Paulusforschung » : Theologische Rundschau, Neue Folge (1929, no 1) 26 ff. Voir aussi Traugott Koch, Differenz und Versöhnung, p. 29. 40. « Han’ya to risei », p. 297. 41. « Han’ya to risei », p. 250-253, 297.

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Hegel en suggérant un point de départ antérieur à la connaissance et la pensée, et en même temps à tout leur contenu. Il soutient qu’on comprend mieux le monde sans la médiation de la réflexion, à travers ce qu’il appelle « la connaissance ignorante » (↓▱ࡢ▱, muchi no chi) ou « la connaissance directe » (┤᥋▱, chokusetsu chi), par laquelle on arrive à la vérité au moyen d’une intuition immédiate. La connaissance directe contourne le processus dialectique dans lequel le sujet et l’objet interagissent en évoluant vers leur unité42. En niant l’efficacité du logos dialectique hégélien, Nishitani considère le développement dialectique comme une partie du problème (de la dualité sujet/objet) plutôt qu’une solution. Cependant, si Hegel est coupable de promouvoir la rationalité aux dépend de la connaissance directe, on peut dire de Nishitani qu’il est atteint du préjugé inverse : il néglige d’incorporer la rationalité d’une manière signifiante dans son propre système philosophique et de rendre compte de la relation entre les deux types de connaissance. L’attitude antirationaliste de Nishitani constitue une partie de sa motivation pour critiquer la démarche évolutive de Hegel. Pourtant, cette critique me semble injustifiée. Apparemment, selon Nishitani, Hegel croit que la pensée rationnelle avec ses catégories d’être et de devenir est un véhicule de la connaissance absolue (dans l’état de noesis noeseos). Il conclut que l’absolu hégélien appartient au monde des catégories finies, et que par conséquent, il n’est pas véritablement absolu. Pourtant, ce que Hegel dit est bien différent : l’être et le devenir sont nécessaires non pas pour exercer la connaissance absolue, mais uniquement pour nous amener à elle. Quoique du point de vue ontologique, l’image que la raison ordinaire se fait du monde soit secondaire (c’est l’absolu, antérieur à la raison et la transcendant, qui génère l’image authentique), dans l’expérience humaine, la raison est le seul point de départ possible. À l’instar de la « connaissance directe » proposée par Nishitani, la connaissance ultime ou absolue de Hegel n’est pas accessible à la raison ordinaire ; mais elle se développe à partir d’elle et en tient compte. La connaissance, pour être directe, doit d’abord être médiatisée ; elle doit impliquer un processus43. La logique dialectique hégélienne diffère décisivement de la logique traditionnelle précisément par sa dimension processuelle ou 42. « Han’ya to risei », p. 288-290. 43. Hegel, Enzyklopädie § 215, p. 372-373.

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temporelle : ses catégories sont réelles non dans un sens absolu, mais uniquement dans la mesure où elles se développent dans le temps. Si on ôte cet élément de mouvement, l’absolu qui représente la totalité des catégories de la logique ne devient qu’une construction intellectuelle abstraite44. Nishitani comprend la philosophie de Hegel comme un système formé de telles constructions intellectuelles précisément parce qu’il lui enlève l’aspect du mouvement. Il voit Hegel à travers sa propre perspective, où la connaissance directe de la réalité n’est pas le résultat d’un processus, mais plutôt un état qui survient par une percée inexplicable45. Une percée représente une discontinuité — fait qui concorde avec la conception nishitanienne de la disjonction entre la conscience ordinaire et la conscience « éveillée » (la conscience de la prajñā). La disjonction implique que ce n’est pas sur le chemin évolutif menant d’une forme de la conscience à une autre qu’on atteint l’éveil ; Nishitani exige que le développement qui fait partie de l’opération normale de la conscience soit remplacé par un bond ou une rupture. Bien entendu, il a le droit de ne pas être d’accord avec Hegel à propos de la nature de la connaissance directe. Mais quand il met en question la réalité même du processus qui y mène et déclare que la percée est incompréhensible à la raison normale, il s’engage dans une difficulté conceptuelle. La connaissance directe se déploie nécessairement dans le domaine de la réalité ordinaire (au moins provisoirement) et de la raison humaine. Quelque soit la façon dont on la définit, elle ne peut apparaître que par une suite de plusieurs « réalisations » (qu’elles soient graduelles ou soudaines). Elle est nécessairement un résultat de la résolution progressive des illusions antécédentes. En 44. Conformément à sa tendance à minimiser le rôle de la temporalité dans la philosophie de Hegel, Nishitani y méprise aussi la médiation qui est la manifestation primaire de la temporalité. Nishitani croit que Hegel utilise la médiation comme un moyen de soutenir sa vision du monde logique, raisonnée et idéaliste. Selon Nishitani, la médiation est un instrument utilisé par l’Idée non seulement afin que cette dernière se réalise dans les choses réelles, mais aussi pour qu’au contraire, elle les absorbe en elle-même. Voir Nihirizumu, p. 19. 45. Nishitani parle ainsi à propos de la percée (toppa ✺◚) : « La grande conversion fondamentale […] est une chose dont on ne peut pas demander le pourquoi. On ne peut concevoir aucune raison pour qu’elle survienne, aucune base pour la comprendre. […] Si on cherche une raison, on ne peut pas faire autre chose que ce que font les religions traditionnelles : il faut la chercher du côté de Dieu ou de Bouddha » Nishitani Keiji, Shūkyō to wa nani ka (ࠗ᐀ᩍ࡜ࡣఱ࠿࠘, Qu’est-ce que la religion ?), NKC 10, 254.

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n’en tenant pas compte, Nishitani adopte un point de vue opposé à la raison — non pas en la réfutant à notre satisfaction mais plutôt en la contournant, en évitant une question difficile. Kadowaki Ken a raison de remarquer que Nishitani essaie de « transcender le point de vue humain parce que son but est d’apercevoir la réalité telle quelle46 ». Hegel prend une approche différente. Afin de transcender notre karma (qui se manifeste par le fait que nous sommes condamnés à penser à l’aide des catégories de la raison finie), Hegel utilise le karma lui-même : Tant que les humains sont humains, ils ne peuvent pas transcender leur connaissance [rationnelle]. Ceci est notre karma en tant qu’êtres humains. La conscience de soi de ce karma est la connaissance absolue de Hegel [qui] n’essaierait jamais de transcender le point de vue humain comme s’il était illuminé par Dieu, parce que l’homme ne peut jamais échapper à ce monde réel47.

Le but de Hegel est de montrer que la connaissance (particulièrement la connaissance de soi) est ancrée profondément dans le point de vue humain : elle provient de la réalisation par la conscience naturelle du fait que ses formes ne sont pas absolues mais seulement subjectives. En même temps, lorsqu’elle atteint sa position de perfection, la conscience réalise que les formes qu’elle a traversées sont des aspects de l’absolu. Ainsi, selon le point de vue, une forme de connaissance peut apparaître comme imparfaite ou parfaite. C’est une idée familière aux adeptes du bouddhisme qui atteignent l’état suprême 46. Kadowaki Ken, « The Circle Play. Nishitani and Hegel » : Zen Buddhism Today (1997, no 14, 1997) 62. Il est intéressant que ce soit précisément au sujet de son indifférence au point de vue humain que Nishitani réprimande Nishida Kitarō, en le comparant défavorablement à Hegel sur ce sujet. Voir Nishitani Keiji, « Nishida tetsugaku to Tanabe tetsugaku », p. 248. 47. Ibid. Le texte en crochets vient de moi. Implicitement, Nishitani se positionne en dehors du karma de la condition humaine. Déjà dans un essai antérieur, publié originalement en 1967, il recommandait ainsi de couper les racines de la conscience-karma (ᴗ㆑) : « La connaissance discriminante est essentiellement fausse […] on peut comprendre comment il est difficile d’ôter cette fausseté. […] Afin de casser la carapace rigide du soi-ego (⮬ᡃ), la force qui maintient cette carapace doit, elle aussi, être arrachée avec ses racines. Depuis ses profondeurs cachées, cette grande force latente détermine l’activité discriminante, en apparence libre, du soi-ego, en la revêtant du caractère d’une nécessité qui s’appelle karma. […] On ne peut percer la carapace du soi-ego qu’en coupant les racines de cette conscience-karma qui s’étendent jusqu’à ses profondeurs » (Nishitani Keiji, Zen no tachiba (ࠗ⚙ࡢ❧ሙ࠘, La Perspective du Zen), dans NKC 11, 25. Ma traduction.

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de l’illumination. L’ayant atteint, ils se rendent compte que l’illusion dans laquelle ils erraient auparavant n’était qu’un aspect de la vérité ultime. Cependant, tant qu’ils sont toujours en route vers leur but, ils font face à l’illusion en tant que condition fautive qu’il s’agit de surmonter par des techniques spéciales, c’est-à-dire par un processus déterminé. En minimisant la relation de la connaissance directe à la connaissance judicative, Nishitani enlève la prajñā du domaine de la réalité humaine et la rend ainsi peu vraisemblable. En dépit de ses aveux, Nishitani témoigne de la nécessité du processus de développement même dans sa propre « dialectique. » Il fait la distinction entre trois champs (ሙ, ba) ou points de vue (❧ሙ, tachiba), chacun d’eux ayant trait à une relation particulière entre le sujet et le monde48. Les trois sont arrangés dans une séquence fixe qui jalonne le chemin inévitable de l’évolution de la conscience religieuse. Le premier, le point de vue de la simple positivité, s’oriente vers l’être (᭷, u, yū). C’est la perspective de la conscience ordinaire qui accepte le monde sur la foi de l’évidence empirique. Un point de vue plus élevé est celui de la négativité relative. Centré autour du néant (⹫↓, kyomu), il s’exprime par une perspective nihiliste de la négation de toutes les formes de l’être. Sa négativité est attisée par le doute à l’égard de l’évidence des cinq sens et de la raison (c’est pour cela que Nishitani appelle cette négativité « relative » [réactive]), et par conséquent, à l’égard de l’existence du sujet lui-même et de son lieu dans le monde. Le point de vue final révèle le néant absolu (⤯ᑐ↓, zettai mu), où on éprouve la réalité de manière directe plutôt que filtrée et déformée par la pensée judicative, comme c’était le cas dans les deux premiers types de perspective. Il n’est plus le champ du doute destructeur, mais plutôt celui du « grand doute » (኱␲, taigi) constructif dans lequel le monde se révèle dans sa forme virginale et parfaite au-delà de la dualité sujet/objet — il se montre en tant que « grande réalité » (኱ࡁ࡞ࣜ࢔ࣜࢸ࢕, ōki na riariti) qui est « vraiment ainsi » (┿ ዴ, shinnyo). Selon le schème de Nishitani, la percée vers le champ du néant absolu transforme et incorpore les deux perspectives précédentes. La positivité simple et la négativité relative ne sont pas éliminées, mais plutôt redéfinies une fois réunies dans la relation spéciale d’exposition double (஧㔜෗ࡋ, nijū utsushi). Ironiquement, la logique dialectique 48. Nishitani discute ce sujet de manière extensive dans Shūkyō to wa nani ka.

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hégélienne par rapport à laquelle Nishitani essaie de prendre une distance conceptualise une pareille relation d’une manière très appropriée en tant qu’unité négative. Une telle unité est un résultat de la transition vers une nouvelle catégorie (synthèse) qui survient suite à une négation déterminée de la catégorie actuelle. Cette dernière ne disparaît pas. Lorsqu’on y réfléchit, elle devient déterminée tant positivement — en tant qu’elle-même — que négativement — en tant que son opposé. Ainsi, on obtient une relation dans laquelle une catégorie se nie elle-même ; cette unité négative devient une nouvelle catégorie. Une transition d’une catégorie à l’autre ne signifie donc pas une rupture totale entre les deux, car la rupture à un niveau est équivalente à l’émergence d’une nouvelle unité à un autre niveau. Certes, la façon dont Nishitani considère la structure de l’exposition double comme une unité de l’être et du néant permet une interprétation à la Hegel. Nonobstant, sa représentation de l’atteinte de cette unité comme une percée — par laquelle est impliquée une rupture ou une disjonction — l’affaiblit considérablement49. Si la perspective de l’exposition double est achevée par la rupture de deux autres perspectives, comment peut-on affirmer leur présence continue en elle ? Tant que la percée est conçue comme un événement irrationnel et dépassant toute analyse (voir la note 45), on ne peut plus comprendre la transition entre les perspectives dans le contexte de la séquence de l’être, du néant, et du néant absolu. Or, en éliminant la possibilité d’expliquer les transitions, on élimine effectivement aussi l’aspect de développement ; le modèle nishitanien des trois points de vue devient une structure statique, gelée dans le temps. Chez Hegel, la logique dialectique est liée au temps, incorporant le processus de la production de l’unité négative dans sa structure comme son élément vital. Chez Nishitani, la logique de la percée élimine l’aspect temporel. En ce sens, Nishitani présente son concept de connaissance originelle et directe, ironiquement, au niveau de la logique conventionnelle, statique, et non temporelle. On peut difficilement imaginer que ce résultat représente ce que Nishitani visait avec son idéal de dialectique basée 49. Dans son Encyclopaedia, § 50 Note, p. 131, Hegel argumente contre la notion de « bond » (der Sprung) comme moyen de se mouvoir entre des catégories, c’està-dire contre une disjonction irréparable au sens de Nishitani. Dans Sämtliche Werke, vol. 16, p. 489-490, Hegel rejette également la notion de bond discontinu dans l’infini. Koch examine brièvement la littérature concernant ce sujet dans Differenz und Versöhnung, p. 50-51, note 46.

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dans la prajñā. De manière regrettable, son discours philosophique n’offre pas lui-même une percée comparable à celle qu’il préconise avec tellement de passion. Au lieu d’opérer une percée ou une rupture dans la pensée judicative pour arriver à la prajñā, le modèle philosophique de Nishitani se rompt lui-même sous le poids de sa vision mystique.

Ê De plusieurs points de vue, l’image que Nishitani nous donne de la philosophie hégélienne est claire et pénétrante. Il reconnaît ce qui y est valable et se joint aux critiques de Hegel en mettant en question des points douteux. Plusieurs de ses arguments contre Hegel sont justifiés. Par exemple, Nishitani constate que la logique dialectique commence avec l’être mais que ses catégories se développent à partir de là par la négation et par la négation de la négation. Malgré certains problèmes dans son interprétation de l’être hégélien, Nishitani a raison de demander comment une négation ou une détermination peut provenir de l’être absolu (autrement dit, de l’être qui n’est limité par rien, qui n’est pas déterminé)50. Ce n’est pas sans raison non plus si Nishitani se demande pourquoi, avant tout, l’absolu parfait doit s’extérioriser en tant que son autre51. Le doute qu’il exprime à propos de la structure de la réalité présentée dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques est lui aussi légitime : les divisions arbitraires dans le système hégélien entraînent en effet des « sursauts » soudains de la logique à la philosophie de la nature, et de cette dernière à la philosophie de l’esprit52. De plus, Nishitani fait montre d’une bonne compréhension du mécanisme de la dialectique hégélienne. Son mécontentement principal concerne les présupposés de celle-ci. La position représentée par Nishitani est défendable au sens où selon toute apparence, la logique dialectique ne fut pas révélée à Hegel par Dieu, et que par conséquent

50. « Han’ya to risei », p. 293. Des remarques critiques de Nishitani touchent à un problème bien reconnu parmi les spécialistes sur Hegel. Des difficultés logiques entourant le début de la Logique continuent à attirer leur attention particulière. 51. « Han’ya to risei », p. 263-264, 267. 52. « Han’ya to risei », p. 283, 284, 292.

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elle n’échappe pas à des limitations humaines53. Mais en proposant de remplacer la dialectique par la logique de la connaissance directe, Nishitani ne fait que transposer la prétention hégélienne dans un idiome différent. Ceux qui soupçonnent qu’après tout, la logique dialectique ne transmet pas la vérité divine, trouveront peut-être également difficile à accepter la déclaration de Nishitani stipulant que son approche alterne révèle les choses telles qu’elles sont vraiment. Nishitani nous met ainsi en garde contre la rationalité : « Comprendre la Loi par l’intellect, c’est toujours la saisir comme quelque chose de fixe, comme le système d’une Loi morte54. » On peut comprendre cet avertissement comme un commentaire sur la façon dont Nishitani lui-même comprend l’absolu hégélien, c’est-à-dire en tant que « consommation de la tradition de la philosophie occidentale qui commence avec Platon et Aristote55 ». Transformé en un caput mortuum, l’absolu devient le trophée ultime dans la marche victorieuse de la connaissance directe à travers ce que Nishitani considère comme le désert de la rationalité occidentale. Si seulement Nishitani avait été plus réceptif à l’importance fondamentale du processus de médiation par lequel Hegel établit l’identité entre l’intellect fini et l’absolu, il aurait pu ressusciter cette tête morte. Il aurait alors été surpris de voir comment certaines idées de Hegel ressemblaient aux siennes — une surprise qui aurait mis au défi et peut-être enrichi sa propre philosophie, en en faisant plus un dialogue qu’une critique mordante. Références Glockner Hermann, Hegel, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 2 vol., 1954, 1958. Hartmann Nicolai, Hegel, vol. 2 de Die Philosophie des deutschen Idealismus, Berlin, W. de Gruyter, 1929. Hegel Georg Wilhelm Friedrich, Briefe von und an Hegel, éd. Friedhelm Nicolin, Hamburg, Meiner, 4 vol. en 5, 1969. Hegel Georg Wilhelm Friedrich, Einleitung in die Geschichte der Philosophie, éd. Johannes Hoffmeister, Hamburg, Meiner, 1959.

53. Causant un retentissement critique, Hegel a caractérisé son entreprise de la Logique comme « la représentation de Dieu dans son essence éternelle avant la création de la nature et de l’esprit fini. » Hegel, Logik, vol. 1, p. 33. 54. « Han’ya to risei », p. 249. 55. « Han’ya to risei », p. 289.

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2 Le caractère spatiotemporel de l’être humain

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Temporalité et temporalisation du soi1 Jacynthe Tremblay

On connaît la célèbre aporie du temps qui a pris figure de lieu commun depuis Aristote : le passé n’est plus et le futur n’est pas encore ; quant à l’instant présent qui sépare le futur du passé, car il est marqué par le non-être puisque dénué d’extension, il s’en va immédiatement rejoindre le passé. De Platon à Plotin en passant par le grand moment augustinien, et jusqu’à Husserl et Heidegger, cette aporie fut sans cesse reprise et solutionnée d’autant de manières. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que le problème du temps sut attirer l’attention de Nishida Kitarō (1870-1945) qui, tout en se situant dans ce grand courant de pensée, fut en mesure de le réinterpréter et de lui apporter une configuration originale à l’aide de la dite « logique du basho2 ». C’est d’ailleurs précisément sous ce nom que la pensée de ce philosophe commence à être connue dans les milieux philosophiques occidentaux. Nishida apporta à sa logique du basho une configuration définitive à partir de 1926, surtout dans l’essai intitulé « Basho »3, puis 1. Cet article a été repris et considérablement développé, jusqu’à devenir un livre. Voir Jacynthe Tremblay, Auto-éveil et temporalité. Les défis posés par la philosophie de Nishida, Paris, L’Harmattan, 2007, 229 p. 2. À propos de la logique du basho (ሙᡤⓗㄽ⌮, bashoteki ronri), voir surtout Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, vol. 1 : Nishida : La mouvance philosophique, Bruxelles, Ousia, 2000, 390 p. ; Jacynthe Tremblay, Nishida Kitarō. Le Jeu de l’individuel et de l’universel, Paris, CNRS Éditions, 2000, 334 p. ; Jacynthe Tremblay, Auto-éveil et temporalité (en trois volumes). 3. Nishida Kitarō, 㺀ሙᡤ㺁 (Basho), dans ࠗす⏣ᗄከ㑻඲㞟࠘ (Nishida Kitarō zenshū, Œuvres complètes de Nishida Kitarō) (abrév. NKZ), Tōkyō, Iwanami Shoten, 1965 ; NKZ 4, ࠗാࡃࡶࡢ࠿ࡽぢࡿࡶࡢ࡬࠘(Hataraku mono kara miru mono he, De ce qui agit à ce qui voit), p. 208-289.

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dans l’ensemble du livre Le système des universels conformément à l’auto-éveil (1930)4. La logique du basho a pour centre de gravité la notion de basho (ሙᡤ)5. Je m’efforcerai dans un premier temps d’en faire saisir toute la polysémie, notamment en contraste avec Platon. Il sera par la suite possible d’y greffer la conception nishidienne de la temporalité qui atteignit sa maturité en 1932 avec le livre La détermination du néant conformément à l’auto-éveil6, puis de montrer de quelle manière cette dernière est développée et mise en relation avec plusieurs autres thèmes importants de la philosophie de Nishida. Tout au long de cette démarche, les rapports constants que Nishida entretint avec Augustin auront une place déterminante. D’ailleurs, Augustin est l’un des penseurs occidentaux auxquels Nishida eut recours le plus souvent, encore plus qu’à Plotin. La forte influence qu’il exerça sur Nishida se fait ressentir non pas uniquement à l’occasion de l’élucidation du problème de la temporalité, mais également lorsqu’il est question de cerner le stade le plus approfondi de l’auto-éveil (⮬ぬ, jikaku), thème décisif inséparable de la temporalité, et qui reviendra de manière récurrente dans cet essai. Un examen attentif des essais de Nishida permet de déceler clairement (mais pas nécessairement facilement) les différentes étapes par lesquelles il développa la temporalité. C’est pourquoi je m’attacherai exclusivement à ces essais eux-mêmes7, de manière à dégager 4. Nishida Kitarō, ୍ࠗ⯡⪅ࡢ⮬ぬⓗయ⣔࠘(Ippansha no jikakuteki taikei, Le système des universels conformément à l’auto-éveil), NKZ 5. 5. La meilleure traduction française du mot basho (ሙᡤ) est une expression que Nishida utilise par ailleurs abondamment, à savoir le « ce en quoi » (᪊࡚࠶ࡿ ሙᡤ, oite aru basho). Basho peut aussi être traduit par « lieu » (ᡤ, tokoro), mais au risque d’être dépouillé de ses significations les plus originales. C’est pourquoi il est préférable de le présenter en translittération et sans italiques, afin d’en laisser paraître la polysémie au fil de ses différents contextes d’apparition. 6. Nishida Kitarō,ࠗ↓ࡢ⮬ぬⓗ㝈ᐃ࠘(Mu no jikakuteki gentei, La détermination du néant conformément à l’auto-éveil), NKZ 6. 7. Parmi tous les essais consultés, voir surtout Nishida Kitarō, 㺀Ọ㐲ࡢ௒ࡢ⮬ ᕫ㝈ᐃ㺁 (Eien no ima no jiko gentei, L’autodétermination du maintenant éternel) (1931), dans NKZ 6, 181-232 ; 㺀᫬㛫ⓗ࡞ࡿࡶࡢཬࡧ㠀᫬㛫ⓗ࡞ࡿࡶࡢ㺁 (Jikanteki naru mono oyobi hijikanteki naru mono, Le temporel et l’intemporel) (1931), dans NKZ 6, 233-259 ; 㺀⮬ឡ࡜௚ឡཬࡧᘚドἲ㺁 (Jiai to taai oyobi benshōhō, Amour de soi, amour de l’autre et dialectique) (1931), dans NKZ 6, 260-299 ; 㺀⚾࡜Ợ㺁 (Watashi to nanji, Je et tu) (1932), dans NKZ 6, 341-427. Pour la traduction française de ces essais (sauf le premier d’entre eux), voir Nishida Kitarō, L’éveil à soi, Paris, CNRS Éditions, 2003, 298 p. ; p. 55-70 ; 71-93 ; 95-144 (trad. Jacynthe Tremblay).

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progressivement sa conception de la temporalité, de même que les différents thèmes qui y sont impliqués. On verra dans le texte qui suit que Nishida procède de manière extrêmement logique et rigoureuse. La structure qui sera dégagée est calquée sur celle, englobante, de la logique du basho. Cette clarté d’exposition, cependant, n’est pas toujours évidente à la lecture des essais mêmes de Nishida car ce dernier écrivait sous un mode non pas rectiligne mais que j’appelle « contrapuntique ». Dans un constant souci de présenter la philosophie de Nishida comme une contribution réelle et importante à la philosophie contemporaine, je me suis efforcée dans ce qui suit de rendre sa pensée accessible dans des cadres de pensée contemporains et, osons le mot, proprement « occidentaux » puisque le lectorat visé est occidental. Il s’est donc agi d’ordonner la pensée de Nishida, de classifier les thèmes ayant trait à la temporalité et d’en montrer la progression. Cependant, cette tâche de reconstruction n’a jamais été gratuite ; j’ai toujours procédé à partir des indications mêmes de Nishida, de sa propre compréhension du vocabulaire de la tradition philosophique et de sa reprise de la question séculaire du temps. L’« étrangeté » qui pourra demeurer dans les problématiques qui suivront n’est pas due, tant s’en faut, à une quelconque influence — qu’on suppose toujours trop directe — du bouddhisme sur la pensée de Nishida, ou encore au caractère prétendument irréductible et incommunicable de l’« esprit japonais ». Elle est plutôt le reflet de l’originalité même de l’effort déployé par un philosophe en vue de penser radicalement et d’établir une philosophie originale à partir de sa propre position culturelle et spirituelle, de même qu’au contact de la tradition philosophique occidentale séculaire. Si étrangeté il y a encore, c’est en grande partie en raison du caractère jusqu’alors impensé de ce que Nishida s’efforça de mettre en vigueur et du type de logique encore inédit qu’il proposa. Tout ce qui est se situe dans quelque chose

L’un des essais les plus importants de Nishida concernant la temporalité s’intitule « L’autodétermination du maintenant éternel ». On y trouve cet énoncé fondateur non seulement de la conception nishidienne de la temporalité mais simultanément de l’ensemble de la

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logique du basho : « Tout ce qui est se situe dans quelque chose8. » On aura reconnu dans ce contexte l’inspiration de Platon, auquel d’ailleurs Nishida réfère directement : « Comme l’affirme Platon dans le Parménide, il faut que “ce qui est” se situe dans quelque chose9. » Cette référence à Platon est des plus significatives puisqu’elle sert à cerner davantage ce que Nishida entend par « logique du basho », bien qu’il ne l’ait pas mentionné comme tel. Il est possible, à un examen attentif du Parménide, de trouver plus de traits communs entre la logique du basho et la problématique de Platon que Nishida ne voulut bien l’admettre. Des pans importants de cette logique tirent de Platon leur source d’inspiration, bien qu’ils se soient développés d’une manière qui leur est propre. On peut en effet retracer dans l’énoncé de Nishida : « Tout ce qui est se situe dans quelque chose » des similitudes remarquables avec quatre thèmes platoniciens, à savoir l’enveloppe ou le tout, le contenu ou la partie, la figure du cercle10, de même que la participation, qui consiste à « être-dans »11. Toutefois, la différence majeure entre les deux philosophes se trouve au niveau du statut de l’élément englobant. Reprise dans la perspective de Nishida, l’« enveloppe » n’est pas l’« un » mais un basho (ሙᡤ). S’ajoute à cela que jamais Nishida n’examine le basho en soi, c’est-à-dire séparément de la contrepartie de la notion d’enveloppe, à savoir l’aspect qui consiste, pour un contenu (ෆᐜ, naiyō), à être situé dans ce même basho. Cela est vrai à un point tel que les différents statuts auxquels accède un basho lui sont octroyés uniquement en relation au contenu qui se situe en lui. Ainsi, considéré comme enveloppe ou contenant, c’est-à-dire pris sous son aspect « englobant », le basho est le « ce en quoi » (᪊࡚࠶ࡿሙᡤ, oite aru basho), à savoir, littéralement, « le basho dans lequel se situe » un contenu. Quant au contenu, il est, selon la définition de Nishida, « ce qui se situe dans » (᪊࡚࠶ࡿࡶࡢ, oite aru mono). Comme son basho, il est caractérisé avant tout par l’« être-dans » (࡟᪊࡚࠶ࡿ, ni oite aru), lequel est pré8. ࡍ࡭࡚᭷ࡿࡶࡢࡣఱ࠿࡟᪊࡚࠶ࡿ (subete aru mono ha nanika ni oite aru) (NKZ 6, 223). 9. 㺀᭷ࡿࡶࡢ㺁ࡣఱ࠿࡟᪊࡚࠶ࡿ࡜பࡣࡠࡤ࡞ࡽࡠ } (« aru mono » ha nanika ni oite aru to ihanuba naranu) (NKZ 6, 223). L’axiome exact de Platon s’énonce comme suit : « Mais évidemment il faut aussi que ce qui est se trouve toujours quelque part » (Platon, Parménide [GF 688], Paris, Flammarion, 1999, 333 p. ; p. 183 (151a3-4). Voir aussi p. 157 [145d6-e1]). 10. Voir ibid., p. 38-39 (138a3-138b1) ; p. 93 (150e5-151a1,4-5). 11. Ibid., p. 157 (145d5).

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cisément le pivot de l’énoncé principal de Nishida concernant la logique du basho et qui permet d’en comprendre les articulations extrêmement complexes, à savoir que « tout ce qui est se situe dans quelque chose ». La raison pour laquelle j’insiste ici sur la terminologie japonaise est que la manière dont Nishida développa sa logique du basho est inséparable de la langue qui lui servit de véhicule et surtout, telle qu’il l’utilisa et la modifia souvent. Les occurrences de la formule ࡟᪊࡚ (ni oite), traduite en français par « dans », sont autant d’indications du maniement de la logique du basho. Autrement dit, toutes permettent de repérer la localisation ou de la situation d’un contenu « dans » tel ou tel basho. Ainsi apparaît plus clairement le mode d’opération de la logique du basho : chaque basho est toujours déterminé en regard de son contenu. Qui plus est, chaque contenu devient l’autodétermination du basho dans lequel il se situe. Et chaque détermination se dédoublant en détermination noématique et en détermination noétique, chaque basho contient un double contenu. Les choses se complexifieront sans cesse davantage lorsqu’on verra par la suite que chaque basho, y compris ses contenus, est à son tour englobé dans un basho plus englobant. Chacun devient lui-même alors un nouveau contenu par rapport à ce basho plus englobant, tandis que ses contenus initiaux acquièrent, dans le basho plus vaste, un nouveau statut. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que soit atteint le basho le plus englobant, à savoir ce que Nishida appelle le basho du néant absolu (⤯ᑐ↓ࡢሙᡤ, zettai mu no basho) qui lui, ne peut être englobé ni déterminé dans et par un basho plus vaste. Et jusqu’à ce que tous les basho précédents qui, à leur propre stade, étaient considérés comme des basho ultimes, deviennent, en regard du basho du néant absolu, une série englobant divers contenus. Cette structure englobante de basho et de contenus, les uns et les autres centrés sur l’« être-situé-dans », échappe à l’aspect statique qu’on peut retracer dans la notion platonicienne de khôra. Nishida y parvient en approfondissant la signification de l’« être-dans » (࡟᪊࡚ ࠶ࡿ, ni oite aru) à l’aide des notions connexes de « détermination » (㝈ᐃ, gentei) et d’« autodétermination » (⮬ᕫ㝈ᐃ, jiko gentei). Autrement dit, tout basho est toujours déterminé en regard du contenu qui s’y situe, tandis que tout contenu advient à titre d’autodétermination de son basho.

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Poussant plus loin sa perspective, Nishida précise qu’en regard de « ce qui se situe dans » (le contenu), le « ce en quoi » est une forme. Autrement dit, le rapport entre le « ce qui se situe dans » et le « ce en quoi » est un rapport entre contenu et forme. Mais à la différence de la théorie de l’hylémorphisme, « le contenu n’est pas donné par rapport à une forme préexistante ; forme et contenu sont donnés simultanément12 ». Autrement dit, aucune forme n’existe indépendamment d’un contenu et sans être marquée par la dimension de l’« être-situé-dans ». À l’inverse, aucun contenu n’est donné sans que ne soit simultanément donnée la forme dans laquelle il se situe. Plus encore, le contenu se situe dans la forme mais ultimement, il se situe dans le néant absolu dont il est l’autodétermination. Et dans la mesure où il se situe dans le néant absolu, il s’autodétermine dialectiquement, c’est-à-dire en relation nécessaire avec la forme. Nishida caractérise aussi le « ce en quoi » en tant qu’universel13. En général, il désigne par « universel » toute réalité en englobant une autre. Quant au contenu, il réfère à toute réalité englobée dans une réalité plus vaste, ou encore, plus englobante. Par exemple, le monde de la réalité est, en regard des individus qui le composent et en forment le contenu, un universel. Cela permet à Nishida d’affirmer que « l’universel détermine en lui ce qui se situe en lui14 ». La formulation japonaise de ce nouvel énoncé — à savoir ୍⯡⪅ࡀ⮬ᕫ࡟᪊࡚⮬ᕫ࡟ ᪊࡚࠶ࡿࡶࡢࢆ㝈ᐃࡍࡿ (ippansha ga jiko ni oite jiko ni oite aru mono wo gentei suru) — est frappante puisque l’expression « en lui » (⮬ᕫ࡟ ᪊࡚, jiko ni oite) y apparaît deux fois, et de manière consécutive. Cette double insistance sur l’« être-dans » indique doublement la structure englobante de la philosophie de Nishida. Elle indique aussi une fois de plus qu’un universel, quel qu’il soit, ne peut jamais être supposé dans un premier temps comme une entité séparée et existant indé12. NKZ 6, 223. 13. Nishida entend également par « universel » chacun des niveaux de la structure englobante élaborée à partir de 1926 qui, partant du niveau épistémologique, le dépasse en même temps. Il suffira ici d’en mentionner les trois principaux : l’universel du jugement (ุ᩿ⓗ୍⯡⪅, handanteki ippansha), qui englobe le monde de la nature, l’universel de l’auto-éveil (⮬ぬⓗ୍⯡⪅, jikakuteki ippansha), qui englobe le monde de la conscience, et l’universel de l’intelligible (ཿᬛⓗ୍⯡ ⪅, eichiteki ippansha), qui englobe le monde intelligible (à propos de la logique du basho et de sa subdivision en différents degrés d’universels, voir Jacynthe Tremblay, Nishida Kitarō. Le jeu de l’individuel et de l’universel, p. 27-92). 14. NKZ 6, 223.

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pendamment de son contenu. En réalité, la structure d’englobement ou « structure-basho » de la philosophie de Nishida met en définitive l’accent sur l’aspect relationnel de tous les éléments composant la réalité, en l’occurrence, celui d’un universel et de son contenu. On pourrait également parler de l’aspect relationnel entre le noétique et le noématique, étant entendu que la signification de ces deux derniers termes n’est pas fixe, mais se modifie suivant le degré d’englobement dont il est question. Outre la notion d’englobement influencée en partie par le Parménide, la logique du basho s’inspira de la khôra platonicienne15, sans pourtant qu’il faille y voir une assimilation entre basho et khôra16. Par rapport à la seconde, le premier a ceci de caractéristique qu’il englobe toute chose, qu’il est le « ce en quoi » dans lequel se situent les actes de conscience, le moi personnel, ainsi que le monde de la nature. Cette différence établie, l’aspect principal que Nishida reprend de la khôra tient dans ces trois expressions : « lieu », « donner lieu » (ou « détermination » en terme nishidien) et « être situé dans » (sous son double aspect de « ce en quoi » et de « ce qui se situe dans »), toutes impliquées dans sa propre notion de basho17. Nishida appelle « basho du néant absolu » (⤯ᑐ↓ࡢሙᡤ, zettai mu no basho) le basho ultime, celui qui est le plus englobant et qui ne peut être englobé par aucun basho plus vaste. À l’instar de la khôra platonicienne, il échappe à toutes les oppositions établies par la logique objective, qu’il s’agisse du sensible et de l’intelligible, de l’être et du 15. Pour d’autres types d’interprétation de la reprise par Nishida de la khôra, voir Augustin Berque, « Basho, chôra, tjukurrpa, ou le poème du monde », dans Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, vol. 2 : Du lieu nishidien vers d’autres mondes, Bruxelles, Ousia, 2000, 294 p. ; p. 274-292 ; Thorsten Botz-Bornstein, « Eight Western Paradigms of Dreamlike Spatial Perception », dans Thorsten Botz-Bornstein, Place and Dream. Japan and the Virtual [Studies in intercultural Philosophy 12], Rodopi, 2004, 216 p. ; p. 171-193 ; Rolf Elberfeld, « “Lieu”. Nishida, Nishitani et Derrida » : Revue philosophique de Louvain 92 (1994, no 4) 474-494 ; Bernard Stevens, « “Basho” et “Khôra”. Nishida en son lieu » : Études phénoménologiques, 21 (1995) 81-109 ; Bernard Stevens, Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, Paris, CNRS Éditions, 2005, 233 p. ; p. 115-132. 16. Voir NKZ 4, 208-209. 17. Nishida déplorait que peu de gens eussent remarqué l’importance de ces thèmes. Il semble toutefois que Derrida l’ait fait dans son essai intitulé Khôra, sans pourtant être allé jusqu’à élaborer une logique du lieu. Voir Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993, 103 p. ; p. 18.

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non-être. Bien plutôt, il est le basho dans lequel se situent toutes les oppositions, chacune d’entre elles étant l’une de ses autodéterminations et entretenant de ce fait entre elles et avec leur basho des relations dialectiques développées par Nishida en termes d’« agir » (⾜Ⅽ, kōi) et d’« autonégation » (⮬ᕫྰᐃ, jiko hitei). Le basho du néant absolu partage avec la khôra un autre trait : il ne peut être l’objet d’aucune prédication ou détermination puisque aucun basho n’est plus englobant que lui. Nishida, se réclamant cette fois de Pascal, exprime cette absence de détermination à l’aide d’une figure, celle du cercle : « Pascal compare Dieu à “une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part”18. » Mais il précise un peu plus loin : « Ce que Pascal tient pour une sphère est sans doute approprié mais je préfère maintenant parler simplement d’un cercle19. » Ainsi, conclut Nishida, « le basho du néant absolu est comme un cercle sans circonférence dont le centre est partout20 ». Il parle encore simplement d’un « cercle sans circonférence » ou d’un « universel de l’universel21 ». Toute chose, y compris et surtout le temps, sera désormais conçue comme l’autodétermination de ce cercle sans circonférence dont le centre est partout, la circonférence nulle part ; il donne lieu à de multiples déterminations (relation je-tu, société, soi, temps, monde de la réalité) qui, suivant leur degré d’englobement, sont situées dans la graduation qui, partant du néant absolu, s’étend du noétique au noématique. Ces déterminations sont elles aussi de ce fait des « déterminations circulaires22 » et « dialectiques », au sens où le plan du déterminé et le plan du déterminant entrent toujours en rapport sous un mode dialectique23. Tout ce qui est réel se situe dans le temps

La section précédente a montré en quel sens « tout ce qui est se situe dans quelque chose », énoncé fondamental sur la base duquel il est désormais possible d’aborder directement la question du temps. Dans 18. 19. 20. 21. 22. 23.

NKZ 6, 188. Ibid. NKZ 6, 235. NKZ 6, 357. Voir NKZ 6, 200-201, 222. Voir NKZ 6, 205.

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l’essai intitulé « Je et tu », Nishida fait un pas supplémentaire et décisif en affirmant que « tout ce qui est réel se situe dans le temps24 ». Dans son esprit, « ce qui est réel » est toujours un « contenu » situé dans quelque chose. C’est pourquoi cet énoncé a pour axe central l’expression « se situe dans » (࡟᪊࡚࠶ࡿ, ni oite aru). Or, l’élément déterminant dans le cadre de ce nouvel énoncé est qu’il est suivi de cet autre : « Le temps est la forme fondamentale de la réalité (ᐇᅾ, jitsuzai)25. » On a eu l’occasion de constater dans la section précédente que la « forme » au sens où l’entend Nishida n’est pas la forme (ᙧ┦, keisō) préexistante opposée à la matière, mais la forme (ᙧᘧ, keishiki) au sens de « ce en quoi » ou de basho26. En ce sens, elle indique un mouvement dialectique global entre le basho et son contenu, en l’occurrence entre le temps et la réalité. Autrement dit, loin d’être une matrice statique, préexistante et vide, le temps comme forme fondamentale de la réalité est toujours déjà conçu comme un basho ou un « ce en quoi » inséparablement lié au contenu situé en lui, à savoir la réalité. À l’inverse, il est impossible d’évoquer la réalité sans que ne soit en même temps impliqué son lien nécessaire à son basho qu’est le temps. Nishida résume ces relations intrinsèques entre le temps et la réalité à l’aide de l’expression « auto-identité contradictoire » (▩┪ⓗ ⮬ᕫྠ୍, mujunteki jiko dōitsu). Comme sa formulation japonaise l’indique clairement, l’auto-identité, peu importe qu’il s’agisse de celle du temps ou de la réalité, est bien loin d’être statique ; elle se constitue et se développe au sein même de cette interrelation et sous le mode de l’autonégation (⮬ᕫྰᐃ, jiko hitei). Partant, une tentative d’élucidation du temps ne peut que conduire par la même occasion à l’approfondissement de l’essence de ce à quoi le temps est inséparablement relié et dont il est la forme ou le basho, à savoir la réalité. Ce mouvement vaut aussi en sens inverse : l’approfondissement de l’essence de

24. NKZ 6, 341. Du point de vue syntaxique, cette formulation est strictement identique à l’affirmation fondamentale à l’effet que « tout ce qui est se situe dans quelque chose » (ࡍ࡭࡚᭷ࡿࡶࡢࡣఱ࠿࡟᪊࡚࠶ࡿ, subete aru mono ha nanika ni oite aru) (NKZ 6, 223). Comme cette dernière, elle peut être décomposée en trois parties : (1) « Tout ce qui est réel » (ࡍ࡭࡚ᐇᅾⓗ࡞ࡿࡶࡢࡣ, subete jitsuzaiteki naru mono ha) ; (2) « se situe dans » (࡟᪊࡚࠶ࡿ, ni oite aru) ; (3) « le temps » (᫬, toki). 25. NKZ 6, 341-342. 26. Voir à ce propos NKZ 9, 156-157, 166 ; 10, 483, 499, 518. Voir aussi Kant, Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1984, 584 p. ; p. 77.

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la réalité conduira inévitablement à ce dont elle est le contenu, à savoir le temps27. Un nouveau niveau de complexité apparaît alors immédiatement. S’il demeure exact que la réalité est un contenu par rapport à son « ce en quoi » ou son basho qu’est le temps, elle-même apparaît immédiatement à son tour comme un cercle englobant dans lequel se situe un nouveau contenu composé d’éléments multiples. Pour ne donner que quelques exemples, la réalité est le lieu englobant dans lequel nous, humains, nous situons. Elle est aussi ce en quoi interagissent les « individuels » (ಶ≀, kobutsu)28. Ajoutons encore, parmi tous les thèmes en relation, l’un et le multiple, le mécanique et le téléologique, le sujet et le milieu. Quoique moins englobante que le temps dont elle est le contenu, la réalité conserve par rapport à ce qui se situe en elle un caractère dynamique et interrelationnel duquel participent ses contenus. Qui plus est, l’agir mutuel des choses dans leur « ce en quoi » donne en retour forme à la réalité. C’est pourquoi on retrouve toujours, liée à cette dernière, les notions d’auto-identité contradictoire, d’agir réciproque et d’autonégation, celles-ci étant pour ainsi dire les modalités de ce caractère dynamique entre la réalité et ses contenus, de même qu’entre les contenus. Le temps comme autodétermination du présent

La démarche utilisée dans la section précédente a été la suivante : partant de cet énoncé fondateur : « Tout ce qui est réel se situe dans le temps. Le temps est la forme fondamentale de la réalité29 », il s’est agi de considérer le temps comme un basho englobant, puis d’examiner son contenu, la « réalité ». Il y a donc eu passage, du basho qu’est le temps, au basho moins englobant qu’est la réalité. Un examen attentif des textes de Nishida permet cependant de constater clairement qu’il procède simultanément et librement en 27. Cette notion d’auto-identité contradictoire décelée entre le temps et la réalité n’est pas limitée au niveau d’englobement de la réalité par le temps. Elle se retrace également entre tous les éléments constituant cette réalité. Tout « ce qui est réel » et se situe dans le temps est déterminé sous le mode de l’auto-identité contradictoire et entretient de ce fait des relations avec autre chose. 28. Le terme ಶ≀ désigne tant les individuels matériels et biologiques que l’individu (ಶே, kojin) humain. 29. NKZ 6, 341-342.

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sens inverse. Autrement dit, il est possible, toujours à partir du temps conçu comme basho, d’aller vers des basho de plus en plus englobants par rapport au temps (et par la même occasion par rapport à la réalité), et dont le temps lui-même est le contenu et l’autodétermination. Après avoir affirmé que le temps est ce en quoi se situe tout ce qui est réel, puis la forme fondamentale de la réalité, Nishida ajoute en effet presqu’aussitôt ceci : « Le temps est cependant pensé par le fait que le présent s’autodétermine30 », ce qui oriente désormais la problématique vers l’importante notion de « présent » (⌧ᅾ, genzai). Situer le temps dans le présent consiste à viser la direction du néant absolu puisque le présent lui-même se situe dans ce basho ultraenglobant. En fait, le temps et le présent sont tous deux des autodéterminations du néant absolu. Mais avant de cerner plus avant ce que Nishida entend par le « présent », il importe de revenir à la notion même de temps — lequel sera désormais considéré comme le contenu et l’autodétermination du présent — et d’en délimiter la signification par rapport à la conception traditionnelle. Au début de l’essai « L’autodétermination du maintenant éternel », Nishida pose cette question initiale : « Qu’est-ce originairement que le temps » ?31. Ce faisant, il se situe évidemment en continuité avec Augustin qui avait demandé au livre XI des Confessions : « Qu’est-ce donc que le temps ?32 », avant de mettre en confrontation l’intentio et la distentio animi, qui sont deux traits de l’âme humaine33. Nishida commence par répondre à cette question séculaire en en rapportant la définition courante : « Qu’est-ce originairement que le temps et comment peut-il être pensé ? Le temps est considéré comme 30. Ibid. 31. NKZ 6, 182. La même question sera reprise au début de la troisième section de l’essai intitulé « L’histoire », où Nishida effectuera une synthèse de sa conception de la temporalité. Voir NKZ 12, 39-43. 32. Augustin, Les confessions [GF 21], Paris, Garnier-Flammarion, 1964, 380 p. ; p. 264. 33. En réalité, Augustin enchâsse la question du temps dans la méditation sur ses rapports avec l’éternité. Je l’examinerai toutefois d’abord pour elle-même afin de ne pas anticiper sur la problématique de l’éternité, déterminante chez Nishida également. Paul Ricœur opère lui aussi une séparation entre le temps et l’éternité au début de Temps et récit (voir Paul Ricœur, « Les apories de l’expérience du temps. Le livre XI des Confessions de saint Augustin », dans Temps et récit, tome 1, Paris, Seuil, 1983, 319 p. ; p. 19-53). Il justifie son procédé en précisant qu’Augustin lui-même réfère à l’éternité pour insister sur la déficience ontologique dont est grevé le temps humain et pour faire ressortir les apories inhérentes à la conception du temps.

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un cours infini, comme une marche rectilinéaire qui progresse en s’orientant du passé infini au futur infini34 » ; « Qu’est-ce que le temps ? Le temps est considéré comme une progression rectilinéaire s’écoulant du passé infini au futur infini35. » Comme Augustin lui-même l’avait fait avant lui et en suivant de très près l’argumentation de ce dernier, il remet sans tarder en question cette idée reçue de la rectilinéarité du temps quotidien36 en faisant remarquer ceci : « Cependant, le futur n’est pas encore arrivé ; et même si on affirme que le passé s’est manifesté, il est déjà passé. Qui plus est, il nous est absolument impossible de connaître le passé du passé37. » Chez Augustin, l’aporie majeure était celle de la mesure du temps, elle-même située dans le cadre de l’aporie plus fondamentale de l’être et du non-être du temps. Augustin tendit vers la seconde option en reprenant le bien connu argument sceptique : Comment donc, ces deux temps, le passé et l’avenir, sont-ils, puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est aussi, lui qui ne peut être qu’en cessant d’être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c’est qu’il tend à n’être plus38.

Ce paradoxe de départ sert de point d’ancrage au paradoxe central de la mesure. En effet, comment peut-on mesurer ce qui n’est pas, ou encore, ce qui n’a pas d’extension ? Et pourtant, même si le présent est un point mathématique impossible à atteindre39, « nous ne pouvons connaître le passé et le futur qu’en nous centrant sur le présent40 », chose qui consiste à admettre comme le fit Augustin que « le temps se situe dans le présent41 ». Ainsi, le temps n’est pas figé dans son caractère rectilinéaire ; bien plutôt, « le passé s’écoule en se tournant vers le présent, tandis que le futur s’écoule en se tournant vers le présent. Notre monde provient du présent et retourne au présent. 34. NKZ 6, 182. Voir NKZ 6, 234. 35. NKZ 12, 39. Voir NKZ 10, 525. 36. Voir NKZ 6, 240, 262, 290. 37. NKZ 6, 182. 38. Augustin, Les confessions, p. 264. 39. Voir NKZ 4, 31. 40. NKZ 6, 182. 41. NKZ 6, 183.

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Le temps fixé comme présent est déjà le passé, et le futur n’est pas encore arrivé. En ce sens, le présent ne peut être saisi. Toutefois, le passé et le futur sont compris du fait que ce présent se fixe soimême42. » Il est d’une extrême importance de remarquer dans ce contexte-ci que le présent acquiert un statut nouveau qui était déjà en germe chez Augustin, celui de basho du passé et du futur. Il devient le centre au sein duquel le passé, à la fois, est déjà passé et ne l’est pas encore, et au sein duquel le futur n’est pas encore arrivé, bien qu’il y apparaisse déjà. Cependant, cette union dans le présent du passé et du futur n’est pas un simple rattachement qui serait le produit d’une logique abstraite. Bien plutôt, leur combinaison s’effectue sous forme de négation réciproque. Autrement dit, l’un et l’autre s’opposent dans le présent en tant qu’« auto-identité contradictoire du présent ». Par « auto-identité contradictoire » (▩┪ⓗ⮬ᕫྠ୍, mujunteki jiko dōitsu), Nishida met l’accent sur le fait que sa notion de basho s’étend à l’ensemble des thèmes qu’il expose en étroite relation. L’opposition de deux termes contradictoires s’effectue toujours dans un basho. Cette expression signifie que positionner des termes contradictoires (dans ce contexteci, le passé et le futur) dans un basho (en l’occurrence le présent) permet de sortir du cadre de la simple opposition et de la replacer dans son lieu d’émergence. De cette façon, il est possible d’échapper enfin à la stricte dualité logique pour s’introduire dans le mouvement constant d’émergence et de disparition des contradictions. Le lien étroit établit par Nishida entre la notion de présent et celle de basho apparaît encore plus clairement lorsqu’on constate que la première est inséparablement liée à celle d’espace. Coexistence de moments innombrables, un du multiple, le présent se révèle semblable à un « lieu » (ᡤ, tokoro), à un « espace du temps » (᫬ࡢ✵㛫, toki no kūkan) ou « espace temporel » (᫬㛫ⓗ✵㛫, jikanteki kūkan)43. En ce sens, tout présent a la teneur d’une synthèse temporelle dans l’espace-basho. On ne peut évidemment pas encore déceler un « présent-basho » au sens nishidien chez Augustin. Il n’en demeure pas moins que ce dernier n’avait pas manqué de s’interroger non seulement sur le comment du temps, mais également sur son site : « Si le futur et le 42. NKZ 6, 132. 43. Voir NKZ 9, 149, 150, 152.

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passé existent, je veux savoir où ils sont. Si je n’en suis pas encore capable, je sais du moins que, où qu’ils soient, ils n’y sont ni en tant que futur, ni en tant que passé, mais en tant que présents. Car si le futur y est en tant que futur, il n’y est pas encore ; si le passé y est en tant que passé, il n’y est plus. Où dont qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils ne sont qu’en tant que présents44. » Il apparaît désormais que ce que Nishida appelle le « véritable présent » — celui qui s’autodétermine — n’est ni le présent ponctuel (le point mathématique impossible à atteindre), ni le passage du présent. Il réaffirme à ce propos la « conception profonde d’Augustin », de laquelle il tirera que seul existe le présent45 : « Ce n’est pas user de termes propres que de dire : “Il y a trois temps : le passé, le présent et l’avenir.” Peut-être dirait-on plus justement : “Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur”46. » Une fois situé dans le présent-basho ou « présent du présent », le simple passé chronologique ne passe plus simplement dans le passé mais voit sa signification modifiée en tant qu’il appartient désormais au présent. Il en va de même pour le futur. Le passé, le présent et le futur au sens chronologique se retrouvent situés « dans » le présentbasho, qui les englobe et dont ils proviennent. Nishida dépasse ainsi la notion de temporalité chronologique pour atteindre la dimension méontologique du présent. Qu’est-ce à dire ? Dans sa reprise du « présent du présent » augustinien — interprété par lui en termes de « véritable présent » —, et grâce au cadre conceptuel fourni par sa logique du basho, Nishida s’est révélé capable non seulement de remarquer l’aspect englobant du présent par rapport au passé et au futur, mais de déceler l’exacte et significative différence entre le « présent » au sens chronologique et le « présent » comme basho du passé, du présent (au sens chronologique) et du futur : ce présent-basho n’est lui-même déterminé par rien d’autre, ou encore, il « ne peut être saisi ». Comme le soutient en effet Nishida, « il ne doit rien y avoir au fond du présent. S’il s’y trouvait quelque chose, le passé finirait par déterminer le présent et le temps disparaîtrait47. » En d’autres termes, le véritable présent est l’autodétermination du néant.

44. Augustin, Les confessions, p. 267-268. 45. Voir NKZ 4, 31, 85 ; NKZ 6, 39, 183. 46. Augustin, Les confessions, p. 269. Voir NKZ 4, 31, 42 ; NKZ 6, 182, 195. 47. NKZ 6, 185.

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À la limite, le présent est lui-même l’« universel du néant48 ». Le présent-basho acquiert de ce fait un statut « méontologique » qui le différencie du présent chronologique, mais jamais de manière telle qu’il serait désormais irrémédiablement séparé de lui ; en effet, le présent chronologique se situe dans le présent méontologique qui est son lieu d’émergence même. Ces quelques remarques ont permis de constater à quel point Nishida articule de concert les notions de « néant », de « présent » et de « temps ». Dans son essai intitulé « L’histoire », il montre clairement cette articulation de manière synthétique : Le point où s’autodétermine le néant est toujours pensé comme le présent. Le temps est toujours conçu depuis le fait que le présent s’autodétermine. Le passé et le futur sont pensés à partir du présent. La détermination autocontradictoire selon laquelle le néant s’autodétermine est vue comme le cours du temps auquel, pour l’éternité, on ne peut revenir objectivement. Le passé infini disparaît dans le présent, tandis que le futur infini naît à partir du présent. Le temps disparaît d’instant en instant et naît d’instant en instant. En ce sens, le temps peut être qualifié aussi de « continuité de la discontinuité »49.

Telle est précisément la conception nishidienne du temps véritable. L’acquis est d’importance. Or, le parcours vers l’élucidation complète de la temporalité est encore bien loin d’être terminé. La notion de présent du présent ou de véritable présent marque plutôt le point à partir duquel Nishida s’apprête à s’enfoncer encore davantage dans les structures de plus en plus englobantes de sa logique du basho. Autrement dit, le présent-basho, qui englobe le passé, le présent et le futur, se retrouvera lui-même englobé ultimement dans l’« éternité » ou le « maintenant éternel », dont il sera désormais l’autodétermination. Mais pour l’heure, il faut s’attarder à examiner dans la section suivante les liens entre la temporalité et le soi, qui se profilaient déjà dans le contexte du présent comme basho. Le soi, basho du temps

Le présent, comme on l’a constaté, est le basho du temps, c’est-à-dire le basho et le lieu d’émergence de la série temporelle que forment le 48. Voir NKZ 6, 234. 49. NKZ 9, 149.

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passé, le présent et le futur. Or, où le présent lui-même se situe-t-il ? Autrement dit, quel est le basho qui contient le présent et qui, par rapport à lui, est encore plus englobant ? Nishida, continuant de se laisser inspirer par la « conception profonde » d’Augustin, aboutit à cette affirmation : « Le passé, le présent et le futur se trouvent dans notre esprit (ᚰ, kokoro)50. » Dans le chapitre 23 des Confessions, Augustin s’était appliqué à une élucidation du temps humain en solutionnant l’énigme de la mesure. Il avait trouvé le fondement de l’extension et de la mesure dans l’esprit seul : C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. Ne me fais pas d’objection : c’est un fait. Ne m’objecte pas le flot désordonné de tes impressions. C’est en toi, dis-je, que je mesure le temps. L’impression que produisent en toi les choses qui passent persiste quand elles ont passé : c’est elle que je mesure, elle qui est présente, et non les choses qui l’ont produite et qui ont passé. C’est elle que je mesure quand je mesure le temps. Donc ou bien le temps est cela même ; ou bien je ne mesure pas le temps51.

Il avait déjà été question de cette inhérence du temps dans l’esprit lors de l’exposition par Augustin de la structure du triple présent (présent du passé, présent du présent, présent du futur) : « Ce n’est pas user de termes propres que de dire : “Il y a trois temps : le passé, le présent et l’avenir.” Peut-être dirait-on plus justement : “Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur”. » Or Augustin franchit une étape supplémentaire en ajoutant : « Ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs52. » Puis il précise que « le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente53 ». L’important, ici, c’est que ce ne sont pas les choses futures et passées qui sont mesurées mais leur attente et leur souvenir. En réalité, l’une et l’autre sont l’envers de l’activité de l’esprit. C’est pourquoi il importe de nous y attarder quelque peu. Augustin n’était pas sans reconnaître la largeur et la profondeur infinies de la mémoire54, dans laquelle sont gardées et se situent 50. 51. 52. 53. 54.

NKZ 4, 42-43. Voir NKZ 4, p. 31 ; NKZ 6, 185, 195. Augustin, Les confessions, p. 277-278. Ibid, p. 269. Voir NKZ 4, 31, 42 ; NKZ 6, 182, 195. Augustin, Les confessions, p. 269. Voir par exemple ibid., p. 209-210 ; 268.

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toutes choses, y compris le ciel et la terre, et même la mémoire ellemême55, voire le fait d’oublier56. Quant à l’attente ou à la prévision57, elle fonctionne suivant le même mécanisme que la mémoire. La préméditation par laquelle on prévoit les actions futures appartient déjà au présent, bien que ces actions, en tant que futures, ne soient pas encore. Lorsque l’action préméditée sera entreprise, elle existera alors non plus en tant que future, mais en tant que présente. L’attente est analogue à la mémoire en ceci qu’une image qui existe déjà précède un événement qui n’est pas encore. Elle est non pas une empreinte laissée par une chose passée mais le signe ou la cause d’une chose future, laquelle est de cette façon annoncée et prédite58. Cette inspiration augustinienne permet à Nishida d’apporter une solution au problème des relations entre le passé, le présent et le futur au sein du présent-centre ou présent-basho : « Les relations entre le passé, le présent et le futur s’établissent lorsque nous centrant sur le présent, nous nous combinons au passé au moyen de la mémoire et prévoyons ce qui n’est pas encore arrivé59. » Il relie comme suit la mémoire à la prévision (l’espoir) : « Ce qui vient avant, c’est-à-dire les choses passées, est construit par le fait de connaître. Le véritable présent, dans ces conditions, est un objet à la fois de connaissance (dimension du passé) et d’espoir (dimension du futur). De la combinaison de ces deux extrémités dans le présent vient notre vision de la “vérité éternelle adéquate”60. » De cette façon, le passé se trouve dans la mémoire (à laquelle on confie les choses passées), et le futur dans l’attente ou dans la prévision (à laquelle on confie le destin des choses futures). Nishida puise dans cette inhérence de la mémoire et de l’attente dans l’esprit des éléments supplémentaires pour approfondir sa notion de basho. À la différence d’une centration sur le simple présent chronologique qui, bien qu’elle permette de fixer l’ordre du passé et du futur, c’est-à-dire de construire une succession temporelle unidimensionnelle, 55. Voir NKZ 6, 220, 229, 406 ; NKZ 7, 350 ; NKZ 11, 345. 56. Voir NKZ 5, 311 ; NKZ 6, 139, 229, 406 ; NKZ 7, 350. 57. Nishida ne développe pas le thème de la prévision pour lui-même. Il mentionne simplement que de même que chez Augustin le passé se trouve dans la mémoire, le futur se trouve dans l’attente ou dans l’espoir (voir NKZ 4, 31, 43). 58. Voir Augustin, Les confessions, p. 268. 59. NKZ 6, 182. 60. Voir NKZ 4, 29.

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n’autorise qu’un rapport extrinsèque entre le présent et l’esprit, une conception méontologique du présent permet de comprendre que la conscience concrète — qui est ici l’équivalent de l’« esprit » — n’est pas limitée à l’intuition directe puisqu’elle « contient » également la mémoire (dans laquelle se trouve le passé) et l’attente (dans laquelle se trouve l’espoir). Dans cette perspective, le passé (ramené à la mémoire), le présent (ramené à l’intuition directe) et le futur (ramené à l’attente) se trouvent tous trois « dans » l’esprit comme dans leur basho. Quand au « véritable présent, il « ne se meut pas au niveau d’une ligne se retrouvant hors du moi mais s’introduit très profondément dans le moi61 ». C’est dire que basho lui-même, le présent est à son tour profondément englobé dans le soi ou l’esprit qui, lui aussi, a désormais le statut de basho. Ce lien très étroit entre l’esprit (le soi) et le présent avait été établi par Nishida dès ses premières œuvres. Dans Recherches sur le bien (1911), l’expérience pure (⣧⢋⤒㦂, junsui keiken) était toujours présentée comme une « expérience du présent », laquelle notion réapparaît dans Intuition et réflexion dans l’auto-éveil (1917). Il y est montré qu’en réalité, le présent est « le point vers lequel converge la totalité de l’expérience immédiate62 » et dans lequel l’être humain touche au cœur de l’univers. Dans ce livre était déjà affirmé que ni le soi passé (le soi remémoré), ni le soi futur (imaginé à partir de ce centre présent) n’est le véritable soi — ou le soi agissant — et que ce dernier ne peut être trouvé que dans le présent. Soi passé et soi futur trouvent leur seule réalité dans les représentations du soi présent63. Dans le livre intitulé La détermination du néant conformément à l’auto-éveil (1932), où manifestement la pensée de Nishida a déjà atteint sa maturité, ce dernier approfondit ces rapports entre le soi et le présent en les ancrant dans les notions de néant absolu et d’autoéveil (⮬ぬ, jikaku), compris durant cette période comme le fait que le soi se connaît. Le soi auto-éveillé (⮬ぬࡋࡓ, jikaku shita) en est un qui s’autodétermine comme néant (en d’autres termes, il n’y a rien au fond du soi qui le déterminerait ; situé à un niveau purement noétique, il ne peut être objectivé par rien) et qui, à ce titre, détermine l’être. 61. NKZ 4, 31. 62. NKZ 2, 126. 63. Voir NKZ 2, 128. Un autre lieu important pour penser les relations entre le soi et le présent au cours de la première période de la pensée de Nishida est l’essai « À propos de la perception intérieure » (mars-octobre 1924) (NKZ 4, 76-134).

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Cet auto-éveil est toujours donné conjointement au fait que le présent s’autodétermine : « Le présent se trouve là où le soi se connaît. Le soi se trouve là où le présent s’autodétermine64. » En somme, le véritable présent n’est autre que l’être humain libre qui s’autodétermine à titre de néant, ou encore, qui ne peut absolument pas être objectivé. Chaque individu possède son propre présent. De ce fait, le temps débute à partir de l’autodétermination du présent, ainsi qu’on l’a déjà constaté dans la section précédente, mais aussi à partir de l’autodétermination du soi. Cela s’explique si l’on maintient que l’humain s’autodétermine à titre de néant et que partant, il est, comme le néant, « une détermination circulaire qui englobe en elle-même le temps65 ». Parvenu à ce stade, Nishida accomplit un pas décisif dans son élucidation des rapports entre le soi et la temporalité en affirmant que « le soi n’existe pas en ceci que le présent s’autodétermine ; c’est le présent qui existe là où le soi s’autodétermine ». Autrement dit, « ce n’est pas le moi qui se trouve dans le temps, mais le temps qui se trouve dans le moi66 ». En ce sens, le soi peut être considéré comme aucun du temps, ainsi que Nishida l’affirme textuellement dans un autre contexte, où il pose l’auto-éveil au fond de la détermination temporelle et comme ce qui englobe le temps et le détermine : « On peut considérer aucun du temps comme le soi. Donc, notre soi se trouve là où s’autodétermine le présent. Notre soi est toujours conçu à partir du soi présent67. » L’inscription du soi dans la temporalité et sa caractérisation en tant qu’hypokeimonon du temps permettent de découvrir que le véritable soi est le soi présent. De cette façon sont désormais bien établis les liens entre le présent et le soi. Ils impliquent la double dimension de provenance et de basho (ou d’englobement). Car le passé éternel provient du soi et est effacé en lui. Du soi part ce qui va vers le futur éternel et en lui commence le futur éternel. Mais faisons un pas de plus. Le soi présent est précisément le point d’unité entre le soi passé et le soi futur, ou encore entre le « je » d’hier et le « je » d’aujourd’hui. Cela mène à l’importante question de l’unité

64. NKZ 6, 185. 65. NKZ 6, 187. 66. Ibid. Voir aussi NKZ 6, 277 ; NKZ 12, 79. 67. NKZ 12, 40. Voir aussi NKZ 6, 190, 212, 266.

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de la conscience, que Nishida ancre dans la combinaison du passé et du futur dans le champ de conscience présent : « Notre conscience de soi existe là où le passé et le futur se combinent dans le champ de conscience présent, là où ils se meuvent comme auto-identité contradictoire68. » Avant 1930, Nishida liait le thème de l’unité de la conscience à ceux de l’agir du soi, de la conscience transtemporelle et de la volonté69. C’est à partir du livre Le système des universels conformément à l’autoéveil (1930) que ce thème prit une configuration plus nette, surtout avec le recours à la distinction entre le noétique et le noématique (tels que réinterprétés par Nishida). Par « unité de la conscience », Nishida entend signifier que le « je » d’hier et le « je » d’aujourd’hui sont directement un même et unique « je », et cela grâce à une pure détermination noétique qui dépasse profondément la détermination noématique et l’englobe en soi : « Dans le cas, en particulier, où le “je” d’hier et le “je” d’aujourd’hui sont considérés directement comme un unique “je”, la conscience d’hier et la conscience d’aujourd’hui ne se combinent pas noématiquement ; les deux noèses se combinent directement70. » Ce thème de l’unité de la conscience comme combinaison directe du « je » d’hier et du « je » d’aujourd’hui au niveau noétique revient comme un leitmotiv dans l’essai « Je et tu » (1932). Nishida commence par y définir cette combinaison directe en précisant que le « je » sait s’il réfléchit ou pense actuellement à quelque chose, mais aussi qu’il est en mesure de se souvenir instantanément de ses pensées et de ses réflexions d’hier71. Il revient sur cette question deux pages plus loin, dans le cadre cette fois du « monde intérieur », lequel est pensé en ceci que les phénomènes de conscience du soi conservent une unité interne malgré leurs transformations diverses tout au long d’une journée, et en ceci que le moi d’hier et le moi d’aujourd’hui se combinent directement72. En définitive, la combinaison directe de l’un et l’autre moi vaut au soi d’être un soi individuel unique73. Le véritable soi individuel n’est autre que cette combinaison directe de deux noèses pures 68. 69. 70. 71. 72. 73.

NKZ 9, 166. Voir aussi NKZ 9, 171. Voir par exemple NKZ 3, 452 ; NKZ 4, 9-37. NKZ 5, 311. Voir NKZ 6, 341. Voir NKZ 6, 343. Voir NKZ 6, 358.

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au sein de la conscience présente, point focal d’autodétermination du présent absolu. Pareille unité de la conscience n’est pas envisageable d’après la simple progression rectilinéaire. On a déjà constaté que l’auto-identité contradictoire par laquelle le passé et le futur se combinent au sein du présent permet de rendre compte de la conscience de soi : « Notre conscience de soi existe là où le passé et le futur se combinent dans le champ de conscience présent, là où ils se meuvent comme autoidentité contradictoire74. » L’auto-identité contradictoire entre en jeu de la même manière dans le cas des phénomènes de conscience du « je », qui sont à la fois multiples et un — comme conscience du « je ». Nishida précise dans le même contexte que chaque phénomène de conscience, ou encore les consciences de chaque moment, revendique le statut du soi total. Autrement dit, chacun est indépendant et autoexpressif. Il est vrai que le soi n’existe par ailleurs que là où il a conscience mais en même temps, il unifie les consciences de chaque moment de manière négatrice75. La racine de la combinaison des différentes consciences ne se trouve ni à l’intérieur de la conscience, ni dans le corps physiologique. Quel est donc son statut et quels sont, exactement, les éléments qui sont combinés ? Il a été mentionné à quelques reprises que l’autodétermination du présent n’est autre que l’autodétermination du soi. Or, cette autodétermination du soi en tant que présent signifie que le soi s’autodétermine en tant que « personnalité » (ே᱁, jinkaku). Nishida entend par personnalité le « je » d’aujourd’hui ou le moi de l’instant de maintenant. Il en étend en outre la portée au « je » d’hier ou au moi de l’instant précédent. Le « je » d’hier et celui d’aujourd’hui étant l’un et l’autre des personnalités indépendantes, ils sont tant l’un que l’autre des faits absolus. Autrement dit, le soi présent n’a aucune autorité pour décider du soi passé, ni le soi passé du soi présent. La condition de l’unité personnelle est que les faits d’hier et les faits d’aujourd’hui soient les uns comme les autres des faits absolus. Chacun des degrés de la personne est absolument indépendant. La personnalité n’est autre que l’unité de tous ces degrés indépendants, c’est-à-dire tous ces « je » d’hier purement noétiques — non-objectivés et non-objectivables —, 74. NKZ 9, 165. 75. Voir NKZ 9, 171.

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combinés entre eux et au « je » d’aujourd’hui grâce à l’autodétermination du néant. Nishida appelle « unité personnelle » cette combinaison directe du « je » d’hier et du « je » d’aujourd’hui par laquelle le soi devient véritablement un soi personnel. Il faut cependant éviter de la concevoir au moyen d’une continuité objective qui rendrait impossible l’établissement du soi personnel. Bien plutôt, la combinaison du « je » d’hier et du « je » d’aujourd’hui (laquelle relève de la perception directe) suppose une détermination dialectique, une unité négatrice, c’est-àdire une continuité de la discontinuité qui nie absolument l’unité objective. Si on jette un regard sur le chemin parcouru jusqu’ici, l’unité de la conscience, par laquelle sont combinés directement le « je » d’hier et le « je » d’aujourd’hui, est une unité personnelle, c’est-à-dire l’unité de deux faits absolus. Elle a pour traits dominants l’aspect noétique, la continuité de la discontinuité et la négation absolue. Ce passage de l’unité de la conscience à l’unité personnelle dénote un net approfondissement par Nishida de la signification d’un soi ancré dans la temporalité. Mais il ne s’agit encore là que d’une étape dans l’approfondissement des cercles de plus en plus englobants qui sont impliqués dans la problématique de la temporalité. Il faut encore, dans la section qui suit, passer enfin à la question du maintenant éternel. Le temps tourne dans le maintenant éternel

La notion de « maintenant éternel » (Ọ㐲ࡢ௒, eien no ima) tient une place extrêmement importance dans la temporalité nishidienne. Elle est à cette dernière ce que la notion de néant absolu est à la logique du basho. Autrement dit, de même que dans la logique du basho, le néant absolu est l’universel le plus englobant et dont toute chose est l’autodétermination, le maintenant éternel est l’englobant ultime de la structure englobante qui, partant des multiples étants ou individuels, passe par la « réalité » ou « monde de la réalité », le « temps », le « présent » et le « soi ». On constatera plus loin qu’en définitive, le maintenant éternel se situe lui-même dans le basho du néant absolu et qu’ultimement, il coïncide exactement avec ce dernier. Mais pour l’heure, rappelons les stades principaux de la temporalité nishidienne, du moins au point où nous sommes parvenus.

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D’abord, de la même manière que « tout ce qui est se situe dans quelque chose », « tout ce qui est se situe dans le temps ». Le temps est la « forme fondamentale de la réalité », le milieu dont procède toute chose. Il est aussi compris comme une détermination circulaire et, à son propre stade, comme un cercle sans circonférence. Or, le temps lui-même a son site dans le présent, lequel est le basho du passé, du présent et du futur. Le présent qui s’autodétermine — le « présent du présent » — donne lieu aux trois modalités du temps rectilinéaire. L’aspect-basho de la temporalité nishidienne se vérifie de manière éminente à ce stade du présent. Faisant un pas de plus, et décisif cette fois, Nishida élargit de nouveau sa perspective en direction d’un niveau encore plus englobant ; en d’autres termes, le présent lui-même se situe dans un nouveau basho, c’est-à-dire dans le soi. En réalité, Nishida articule d’une manière tellement indissoluble les notions de présent et de soi que le véritable soi apparaît comme le soi présent, celui qui s’autodétermine à titre de néant. L’examen, dans ce contexte, de la notion d’unité de la conscience n’avait d’autre fin que de ratifier et de consolider ce lien. Le prochain stade sera donc celui du maintenant éternel, dans lequel tourne le temps76. Pour nos mentalités façonnées dans une plus ou moins large mesure par la tradition judéo-chrétienne, la notion de nunc æternum a immédiatement une connotation religieuse. Elle rappelle ce qui est éternel, c’est-à-dire Dieu. Or, Nishida utilise la notion de « maintenant éternel » en un tout autre sens. « Ce que j’entends, précise-t-il, par “détermination du maintenant éternel” signifie uniquement que le présent s’autodétermine. Le temps qui passe et l’éternité entrent mutuellement en contact au sein du présent. Ou pour mieux dire, il n’y a pas d’éternité séparée de ce présent, lequel s’autodétermine. La véritable signification de l’éternité se trouve là où le présent s’autodétermine77. » Il ajoute plus loin que « le “présent du présent”, à savoir que le présent se détermine en soi, doit avoir la teneur de l’éternité78 ». Le christianisme n’a eu de cesse de penser l’éternité en contraste avec le présent (assimilé à la vie « ici-bas »), mais la plupart du temps en opposition à lui. Le présent, grevé le plus souvent négativement, y 76. Voir NKZ 6, 377. 77. NKZ 6, 138. 78. Ibid.

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a été conçu comme ce qui passe, comme ce qui est dénué de la stabilité et du caractère définitif de l’éternité. Il n’empêche que pour élaborer sa notion de maintenant éternel, Nishida reprit explicitement la même notion chez l’un des auteurs chrétiens qui s’attardèrent le plus longuement à réfléchir aux rapports entre le temps et l’éternité, c’est-à-dire, encore une fois, Augustin. Augustin n’échappait pas à la vision du monde que partageait l’Antiquité et plaçait en conséquence l’éternité au-delà du temps. Il concevait un Dieu installé dans une éternité extratemporelle et extramondaine, tel un observateur pour lequel chaque époque historique aurait été immédiate. Nishida, on le verra, reprit la conception augustinienne, mais de manière telle qu’il effectua un déplacement radical de perspectives ; refusant de se modeler sur un concept de Dieu transcendant, lointain et somme toute abstrait, il situa le maintenant éternel en relation avec la temporalité humaine et l’histoire. Loin d’être radicalement séparé de la temporalité humaine, le maintenant éternel apparaîtra donc, dans la perspective de Nishida, comme ce à partir de quoi découle et se déploie la temporalité rectilinéaire. À l’inverse, les trois moments de ce type de temporalité, à savoir le passé, le présent et le futur, se présenteront comme autant de manières dont le maintenant éternel s’autodétermine. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Nishida ait donné pour titre « L’autodétermination du maintenant éternel » à son essai principal concernant la temporalité. Avant 1926, la philosophie de Nishida se caractérisait par un volontarisme qui colore aussi ses rapports avec Augustin concernant le maintenant éternel79. En 1926, elle connut, avec l’entrée en scène de la notion de basho, un tournant décisif. Plusieurs faits décisifs sont impliqués dans ce tournant mais le plus important pour notre problématique est que la temporalité y est de plus en plus reliée à cette notion de basho, ainsi qu’on a pu le constater dans les sections précédentes. La notion de maintenant éternel ne fait pas exception à ce développement. Lorsqu’il en traita après 1926, Nishida n’abandonna pas pour autant ses nombreuses références à Augustin ; il y eut encore recours pour marquer encore plus ce caractère de basho qui appartient à un degré éminent à la notion de maintenant éternel80.

79. Voir par exemple NKZ 1, 178-179, 184 ; NKZ 2, 331 ; NKZ 3, 453 ; NKZ 4, 9-37. 80. Voir par exemple NKZ 6, 234.

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On verra désormais que les points importants de la problématique nishidienne seront cette notion de basho, de même que les notions corrélatives de détermination et d’autodétermination. Car tel est le cœur de la temporalité nishidienne : comme dans le cas de la logique du basho, elle présente une série de basho de plus en plus englobants et de contenus de plus en plus étendus, les uns et les autres interreliés au moyen de rapports de déterminations, d’autodéterminations et de déterminations réciproques. En l’occurrence, le temps se situe dans l’autodétermination du maintenant éternel, ou pour mieux dire, est l’autodétermination du maintenant éternel lui-même. Il a déjà été question des notions d’autodétermination et de détermination dans la première section, mais il faut encore insister ici sur leur connotation foncièrement relationnelle. En effet, l’autodétermination ne concerne pas uniquement l’élément qui s’autodétermine, qu’il s’agisse du temps, du maintenant éternel ou du néant absolu ; elle n’a de sens qu’en relation à ce qui naît de cette autodétermination ou, plus précisément, de ce qui naît en tant que cette autodétermination. Autre point important, la notion d’autodétermination implique celle d’automodification81 de ce qui s’autodétermine, en même temps que la modification de ce qui s’établit en tant qu’autodétermination du premier. Apparaît ici la tension dynamique entre autodétermination et détermination réciproque, laquelle détermination réciproque affecte tant l’élément qui s’autodétermine que celui qui apparaît comme autodétermination de cet élément qui s’autodétermine82. On a remarqué également que la notion d’autodétermination est directement reliée à celle de basho. On verra désormais, sur la base de ces deux notions, que le présent lui-même (dont l’autodétermination donne naissance au temps) est l’autodétermination du maintenant éternel, lui-même compris comme un autre nom du néant absolu qui n’a de cesse de s’autodéterminer en vue de susciter, comme autant de ses déterminations, non seulement la temporalité, mais en définitive « tout ce qui est », et qui se situe en lui.

81. Le terme « automodification » n’est pas de Nishida. Lui-même parle plutôt de l’apparition de « quelque chose de nouveau ». 82. Voir à ce propos Jacynthe Tremblay, « Introduction de la traductrice », dans Nishida Kitarō, L’éveil à soi, p. 9-51 ; p. 42-44.

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Le présent — qui englobe le passé, le présent et le futur au sens chronologique — s’autodétermine en soi. Son foyer d’autodétermination est le maintenant. Il est le maintenant lui-même s’autodéterminant et de ce fait, il illumine, tel un rayon de lumière, ce qui vient avant et après lui. Le présent absolu, qui commence n’importe où et est à chaque instant nouveau, est toujours le maintenant éternel qui attire en un point du présent le passé infini et le futur infini. En ce sens, le temps s’établit comme autodétermination du maintenant éternel. Ou encore, « le temps tourne dans le maintenant éternel83 ». Il est possible d’acquérir une meilleure intelligence de ce fait que le présent s’autodétermine comme autodétermination du maintenant éternel à l’aide, encore une fois, des notions de cercle et d’espace. Le maintenant éternel est conçu par Nishida comme un cercle sans circonférence dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Ses autodéterminations, à savoir chacun des moments présents, sont autant de déterminations circulaires innombrables84. Remarquons qu’ici aussi, Nishida octroie à cette notion de cercle un aspect spatial, mais qui ne relève en rien d’un espace physique. En parlant d’« espace », il entend approfondir le caractère de basho que comporte le maintenant éternel. Comme il l’explique, la détermination du maintenant éternel est une détermination spatiale qui englobe toute chose, la détermination d’un cercle sans circonférence dont le centre est partout. Les innombrables cercles qui, dans ce cercle sans circonférence, possèdent leur propre plan de détermination, sont déterminés de manière spatiale85. Il est désormais clairement démontré que le temps s’établit dans l’autodétermination du maintenant éternel. Or, cette autodétermination du maintenant éternel n’est autre que l’autodétermination de ce qui est absolument néant : Le présent qui englobe le passé, le présent et le futur selon Augustin doit être ce que j’appelle l’« universel du néant ». Le temps doit s’établir dans l’autodétermination de ce qui est absolument néant, c’est-à-dire dans l’autodétermination du maintenant éternel, et doit également disparaître

83. NKZ 6, 366. 84. Voir NKZ 6, 195. 85. Voir NKZ 6, 361. Toute la théorie nishidienne de la temporalité est marquée par ce caractère spatial. Voir NKZ 9, 150, 152, 170, 235 ; NKZ 10, 484, 501 ; NKZ 11, 149, 152, 171, 177.

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dans le néant éternel. C’est la raison pour laquelle le temps ne peut revenir à l’instant précédent, et pour laquelle le passé et le futur ne peuvent se rattacher pour l’éternité86.

Il y a donc au fond de la détermination temporelle un élément qui dépasse le temps ou encore, une dimension selon laquelle le basho s’autodétermine. Le temps s’établit par l’autodétermination du présent, qui elle-même requiert l’autodétermination du néant. C’est pourquoi le temps se situe dans le plan de détermination du néant. On a vu précédemment aussi que le temps est une détermination circulaire et qu’en lui s’établissent d’innombrables temps dont le centre est partout. De la même manière, l’autodétermination du maintenant comme autodétermination du néant permet la construction de la détermination temporelle, mais aussi et simultanément, l’établissement de maintenant innombrables. De cette façon, le temps échappe à la ligne de détermination objective et se présente comme l’autodétermination du maintenant. Ces précisions faites, il est temps de réintroduire l’importante notion d’auto-éveil (⮬ぬ, jikaku). Car c’est précisément là où le néant s’autodétermine que se trouve la dimension de l’auto-éveil. Nishida unit cette notion à celle de néant absolu au moyen d’expressions telles que « auto-éveil du néant absolu » (⤯ᑐ↓ࡢ⮬ぬ, zettai mu no jikaku) et « détermination-auto-éveil du néant absolu87 ». Ultimement, « le temps est pensé comme l’autodétermination de l’universel qui s’autodétermine en qualité de néant, c’est-à-dire comme la détermination-auto-éveil du néant absolu88 ». Toute autodétermination de l’universel se fonde sur cette détermination-auto-éveil du néant absolu et est par elle englobée.

86. NKZ 6, 234. 87. ⤯ᑐ↓ࡢ⮬ぬⓗ㝈ᐃ (zettai mu no jikakuteki gentei). Cette expression est vraiment malaisée à traduire en français, car rendre ⮬ぬⓗ par l’adjectif « autoéveillée » ne pourrait que créer des contresens. Des difficultés de traduction similaires se présentent aussi dans le cas de ces autres expressions : « détermination-basho du néant » (↓ࡢሙᡤⓗ㝈ᐃ mu no bashoteki gentei) ; « déterminationinstant » (▐㛫ⓗ㝈ᐃ shunkanteki gentei) ; « détermination-milieu » (⎔ቃⓗ㝈ᐃ kankyōteki gentei). Par cet usage du tiret, je vise à marquer qu’il ne s’agit pas de « déterminer » le basho, l’instant ou le milieu, mais plutôt d’une détermination qui est le fait du basho, de l’instant ou du milieu. 88. NKZ 6, 186.

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L’instant, point de temporalisation du soi

Avec le thème du temps comme autodétermination du maintenant éternel, le parcours en vue d’élucider la temporalité nishidienne est presque achevé. Il reste cependant encore une ultime étape à examiner — et qui permettra de terminer cet article avec la question de la temporalité humaine : ce qui s’autodétermine à la racine du temps est l’instant (▐㛫, shunkan). Examinons d’abord le chemin par lequel Nishida aboutit à l’instant : le temps s’établit uniquement lorsque le présent s’autodétermine vraiment ; ce présent est « le cercle qui, comme autodétermination du cercle sans circonférence, s’autodétermine en tant que néant89 » ; et la véritable autodétermination du néant est précisément l’instant. La principale source d’inspiration de Nishida dans son effort pour cerner l’instant n’est autre que Platon. Il place l’instant hors du temps, comme Platon l’avait situé entre le mouvement et le repos, puis avait établi sur cette base que le mouvement se transforme en repos et le repos en mouvement90. L’instant existe ainsi hors du temps mais aussi, ajoute Nishida en complétant par là la position platonicienne, comme « fine pointe de la contradiction ». Il est « un point de l’espace dialectique qui, à la fois, nie l’opposition et la fait s’établir91 ». Autodétermination du maintenant éternel qui englobe le temps, il détermine ce dernier en s’autodéterminant : Le temps tourne dans le maintenant éternel. Il n’est concevable ni à partir du passé absolu, ni à partir du futur infini, mais à partir du fait que le présent s’autodétermine. À sa racine doit s’autodéterminer l’instant. L’instant qui s’autodétermine en ce sens est conçu uniquement à titre d’autodétermination du maintenant éternel qui englobe le temps. Situé dans l’autodétermination du maintenant éternel — lequel s’auto-

89. NKZ 6, 189. 90. « L’instant. En effet, l’instant semble désigner quelque chose comme le point de départ d’un changement dans l’un et l’autre sens. En effet, ce n’est certes pas à partir du repos encore en repos que s’effectue le changement ; ce n’est pas non plus à partir du mouvement encore en mouvement que s’effectue le changement. Mais l’instant, qu’on ne peut situer, est sis entre le mouvement et le repos, parce qu’il ne se trouve dans aucun laps de temps. Et tout naturellement, c’est bien vers l’instant et à partir de l’instant que ce qui est en mouvement change d’état pour se mettre au repos, et que ce qui est au repos change son état pour se mettre en mouvement » (Platon, Parménide p. 207 [156d2-e3]. Voir NKZ 6, 376). 91. NKZ 9, 160.

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détermine en soi —, l’instant est déterminé d’innombrables manières, comme il est dit dans le Parménide de Platon. L’instant qui, par sa propre détermination, détermine le temps, doit avoir la signification d’une extension du maintenant éternel92.

L’instant apparaît ainsi comme ce qui se trouve au fond de la détermination temporelle qui, comme détermination noématique, se meut continûment du passé au futur. Il est irréductible tant à l’égard de la détermination à partir du passé que de celle qui part du futur. Ce sont plutôt le passé infini et le futur infini qui tirent leur origine de cette autodétermination-instant (▐㛫ⓗ㝈ᐃ, shukanteki gentei) dépassant le temps rectilinéaire, lui-même autodétermination du maintenant éternel. Cette dernière détermination, précisément, touche au néant absolu à chaque instant. Grâce à la détermination-instant, par laquelle les faits s’autodéterminent et qui consiste à disparaître et à naître à chaque instant, elle aussi disparaît d’instant en instant et naît d’instant en instant. Voilà pourquoi, conclut Nishida, la détermination-instant, conçue noétiquement comme continuité de la discontinuité, doit être, noématiquement, un mouvement continu allant d’un point à l’autre, c’est-à-dire le temps rectilinéaire. Il est impossible de considérer séparément ces relations entre le noème et la noèse93. Venons-en maintenant au point décisif concernant la notion d’instant. Le temps s’établit par le fait que le présent s’autodétermine, ce qui implique que le néant s’autodétermine. Le présent qui s’autodétermine vraiment est l’instant, impossible à saisir parce que situé par Nishida — sous l’inspiration de Platon — hors du temps. Or, cet instant qui s’autodétermine à titre de détermination-autoéveil du néant absolu n’est rien d’autre que la personne libre qui, s’autodéterminant à titre de néant, entre en contact avec le temps véritable ou le temps absolu à l’extrémité de l’instant : « L’instant qui s’autodétermine est déterminé comme détermination-auto-éveil du néant absolu. Il est considéré comme la personne libre (⮬⏤࡞ࡿே, jiyū naru hito) que nous sommes. La personne libre est déterminée comme détermination-basho du néant absolu. Notre soi étant une

92. NKZ 6, 377. 93. Voir NKZ 6, 281.

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chose qui s’autodétermine à titre de néant, il englobe en lui le temps et chaque personne possède son propre temps94. » On comprend de cette manière en quoi le temps commence à partir de l’autodétermination du soi et de l’autodétermination du présent ; en quoi aussi c’est le temps qui existe dans le soi, et non pas le soi dans le temps. S’il demeure vrai que le temps est le basho que tout ce qui est, le soi a cependant manifestement un statut spécial. Son caractère ultra-englobant — englobant au point où il coïncide avec l’instant qui ne peut être saisi et qui est l’autodétermination la plus « auto-éveillée » du néant absolu (ou encore la plus noétique) — lui vaut d’être le basho du temps. On est en mesure de constater encore une fois que la clé de compréhension de la temporalité nishidienne est cette notion de basho. Nishida illustre ce caractère ultra-englobant de la personne libre en la qualifiant de « détermination circulaire ». Dans la mesure où elle s’autodétermine à titre de néant, elle doit être « tel un cercle qui englobe en lui-même un mouvement dialectique infini. La personne libre est une détermination circulaire qui englobe en elle-même le temps95. » Lorsqu’elle se trouve au fond du présent qui ne peut être saisi, c’est-à-dire l’instant, elle devient elle-même un cercle infiniment grand dont le centre est un point qui s’autodétermine, c’est-à-dire un instant qui s’autodétermine. À ce stade, elle acquiert, à titre de détermination du néant absolu, le statut de « cercle infiniment grand dont le centre est partout, la circonférence nulle part96 » et finit par s’autodéterminer à titre de néant. Autrement dit, elle n’est déterminée par rien qui se situerait derrière elle. Il semble y avoir contradiction ici entre le fait que la personne n’est déterminée par rien et celui qu’elle est l’autodétermination du néant absolu. Mais attention : il y a contradiction uniquement si fidèle aux habitudes de catégorisation du réel dans des cadres conceptuels et spatiaux préétablis, on chosifie le néant absolu. Qu’il soit bien entendu que le néant absolu n’est pas une « chose » quantifiable et objectivable qu’on pourrait placer, telle une masse dotée d’une quantité ou tel un concept clairement identifiable, « derrière » la personne et qui servirait à la définir. Ni quantité, ni concept général, le néant absolu 94. NKZ 6, 187. 95. Ibid. 96. NKZ 6, 188.

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« détermine » la personne uniquement au sens où cette dernière étant marquée par une négation absolue qui l’affecte dans son essence et dans son auto-identité mêmes, elle échappe ultimement à toute détermination possible. Situer la personne libre dans le basho du néant absolu et en tant qu’autodétermination-auto-éveil — ou, ce qui revient au même, en tant qu’autodétermination la plus noétique de ce même néant absolu — ne signifie rien d’autre que ceci : indéterminable et indéterminée, la personne libre, c’est-à-dire le soi le plus purement noétique, « s’autodétermine comme néant », au sens où tout type d’objectivation n’a plus cours à son sujet, au sens où sa propre essence n’est pas définie une fois pour toutes mais reconstruite sans cesse à travers les relations qu’elle entretient avec toute autre chose. Cette notion d’« autodétermination du néant absolu » entraîne l’abandon d’une essence et d’une auto-identité figée de la personne libre, c’est-à-dire du véritable soi, au profit d’une dynamique — on dirait plus justement : d’une dialectique — en devenir et relationnelle. Ici, on est bien loin d’un système de concepts figés et contraignants en regard de la réalité et de l’expérience.

Ê Essayons, en guise de conclusion, de tirer le fil conducteur de ce qui a été exposé précédemment. Pour Nishida, et également pour Platon autrefois, tout « ce qui est » ou « ce qui est réel » se situe dans quelque chose. Cela supposait l’établissement d’une distinction entre « ce en quoi » (le basho) et « ce qui se situe dans » (le contenu). Or, tout ce qui est réel, qu’il s’agisse d’un « ce en quoi » ou d’un quelconque « ce qui se situe dans », se situe à son tour dans le temps. À partir de là, il était possible de s’orienter dans deux directions, c’està-dire vers ce que le temps lui-même englobe, ou encore vers les structures de plus en plus englobantes de la temporalité nishidienne. Dans la première direction, le temps comme « ce en quoi » s’est présenté comme la forme fondamentale de la réalité. De contenu du temps, la réalité a atteint à son tour le stade de « ce en quoi » par rapport au contenu multiple situé en elle et avec lequel elle entretient des rapports relevant de l’auto-identité absolument contradictoire. Autrement dit, tant la réalité que ses contenus avaient pour centre de gravité la négation absolue.

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La seconde direction, celle qui s’oriente vers les structures de plus en plus englobantes de la temporalité nishidienne, s’est initiée par une remise en question du caractère rectilinéaire du temps, de manière à en arriver à concevoir ce dernier plutôt à partir du fait que « le présent s’autodétermine ». Cette expression nishidienne a servi à montrer que le présent est le basho du passé et du futur, mais aussi son propre basho lorsqu’il s’autodétermine. Faisant un pas de plus, et décisif cette fois, Nishida a élargi de nouveau sa perspective en direction d’un niveau encore plus englobant puisque le présent lui-même se situe dans un nouveau basho, c’est-à-dire dans le soi. En réalité, il a articulé d’une manière tellement indissoluble les notions de présent et de soi que ce dernier s’est retrouvé intrinsèquement relié à la temporalité, jusqu’au point où le véritable soi n’est autre que le soi présent, celui qui s’autodétermine à titre de présent. L’examen, dans ce contexte, de la notion d’unité de la conscience avait pour but de mieux faire entrevoir ces liens entre le soi et le présent. Depuis ce nœud focal, et toujours en direction des niveaux ultraenglobants de la temporalité, on a été conduit à la notion de « maintenant éternel », basho dans lequel tourne le temps. L’éternité est apparue comme la profondeur du présent lui-même. En effet, seul le « ici et maintenant » — le présent du présent — est réel. La limite de l’achèvement du temps consiste en ceci que l’« ici et maintenant » devient l’éternité ou le maintenant éternel. Est apparue enfin la notion de néant absolu puisqu’en définitive, le présent et le maintenant éternel s’autodéterminent en qualité de néant absolu. À ce stade, la personne libre a été réintroduite conjointement à la notion d’instant, limite de l’autodétermination du présent. En définitive, le véritable soi s’autodétermine depuis le fond de la détermination-instant, où il touche à l’éternité. Il s’établit comme instant du présent absolu. Il existe là où il entre en contact avec l’éternité au fond de la détermination-instant. Tous ces développements ont été conduits de manière à laisser voir clairement que la temporalité nishidienne est centrée sur la notion de basho et que chacun des éléments que Nishida fait entrer en scène est interrelié aux autres, sans pour autant leur être réduit.

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À partir de 1926, Nishida Kitarō développa une logique du lieu (basho) et une « monadologie créatrice » afin de prendre le contre-pied d’une connaissance a priori des substances. Elles se révèlent très fécondes lorsqu’il s’agit de repenser les problèmes du temps et de l’espace. L’article qui suit suppose connue la philosophie de Nishida et ne s’attache donc pas à la détailler. Il s’en inspire plutôt de manière à élargir les conceptions habituelles du temps et de l’espace. On constatera, en cours de lecture, que la pensée de cet auteur a plusieurs champs d’application possibles et que la forme de comparatisme qui est ici mise en œuvre rend plutôt incongrue une distinction trop tranchée entre philosophie occidentale et philosophie japonaise. On connaît la polémique qui eut lieu entre Leibniz et Newton sur la conception du temps et de l’espace. Elle opposa, par l’intermédiaire de Samuel Clarke, Newton et Leibniz, et dura jusqu’à la mort de ce dernier. Tandis que Newton a posé, a priori, le temps et l’espace absolus du côté de Dieu, comme sensorium Dei (et, par conséquent, du côté de la nature comme objet de connaissance), Leibniz a défini le temps comme « ordre de successions » et l’espace comme « ordre des coexistences », en les situant du côté du sujet cognitif. Temps et espace ont donc pour ce dernier une existence idéelle, qui les situe dans l’entendement humain et fait d’eux une forme de la perception1. Dans sa critique des notions newtoniennes de temps absolu et d’espace 1. Lettre de Leibniz à De Volder, C. I. Gerhardt, Philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, Berlin, 1875-1890, vol. II, p. 278-279 (abréviation : Gii 278-279).

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absolu, Leibniz part de ce qu’on doit nier leur signification objective et physique puisqu’ils ne peuvent pas être confirmés par quelques observations empiriques2. La réfutation faite par Leibniz annonce les théories de Kant, qui fera du temps et de l’espace, non un sensorium Dei à la façon de Newton, mais des formes a priori de la sensibilité humaine. Une théorie théologique, établie sans examen, du temps et de l’espace soutient la dynamique newtonienne ; une théorie anthropocentrique, établie sans examen, du temps et de l’espace soutient la philosophie kantienne. Une question se pose alors : n’est-il pas possible de proposer une conception du monde qui échappe à la fois à la conception théocentrique et à la conception anthropocentrique ? C’est cette autre conception du monde que nous voudrions donner à méditer, en réfléchissant sur l’espace architectural, dans la mesure où l’architecture est toujours liée à une certaine vision du monde qu’elle reflète et qui la sous-tend. Or, Henri Bergson a réfuté toute position a priori visant à définir l’espace et le temps, en se plaçant du point de vue de la théorie de l’évolution : l’intelligence ne peut pas rendre possible la vie, puisque c’est la vie qui a donné naissance à l’intelligence. Pour Bergson, Kant a commis l’erreur de considérer l’intelligence comme un absolu3, et il n’y a pas d’épistémologie possible qui ne prenne en compte la théorie de l’évolution4. On pourrait voir dans l’attitude philosophique de Kant quelque chose d’analogue à l’attitude du modernisme architectural qui a tendance lui-même à ne pas prendre en considération l’historicité. Pour Kant, toute chose est ramenée au point de vue humain qui la considère ; c’est ainsi que sa théorie a joué le rôle de fonder philosophiquement la société civile moderne. Or, dans la mesure où le modernisme architectural repose sur les valeurs du fonctionnalisme, de l’utilité sociale et de l’homogénéité, il implique lui aussi une absolutisation du point de vue humain. Bergson, on l’a

2. Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Dritter Teil, Phänomenologie der Erkenntnis, Darmstadt, 1964, p. 434 (traduction française : Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques. 3. La phénoménologie de la connaissance, Paris, Minuit, 1972, p. 410 [traduit de l’allemand par Claude Fronty] ). 3. Omodaka Hisayuki, Beruguson no kagakuron (Théorie des sciences chez Bergson), Tōkyō, 1979, p. 23. 4. Ibid.

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dit, réfute cette absolutisation en considérant le temps et l’espace comme des formes du sentir, elles-mêmes fonction de l’évolution. Mais Cassirer, représentant le néokantisme, réfute à son tour Bergson, en considérant que sa position relève d’une forme de « naturalisme » : « C’est un signe caractéristique du naturalisme, écrit-il, que de réserver toute véritable activité spontanée, toute productivité originaire au pur élan vital, tandis que le travail de l’esprit se voit réduit à une signification toute négative5. » Mais Cassirer réfute également Heidegger dont la conception du temps et de l’espace emprunte à la phénoménologie, c’est-à-dire relève d’une critique de l’« attitude naturelle » (natürliche Einstellung) ou de l’« attitude naturaliste » (natüralistisch Einstellung) : selon lui, l’argument d’Être et Temps ne concerne que le « vécu primaire du spatial » et l’« espace purement “pragmatique”6 » ; dès lors, la critique phénoménologique n’est qu’une étape, et l’espace et le temps ne doivent pas être seulement considérés comme des données de l’expérience (celles de l’« être-sous-la-main » (Zuhandensein), mais comme des formes objectives. Pour Cassirer, il s’agit de « suivre le chemin qui mène de la spatialité comme moment de [l’être-sous-la-main] à l’espace comme forme de la substance7 ». Pour rivaliser avec l’ontologie fondamentale heideggérienne, Cassirer continue donc à poser une question épistémologique. Il s’interroge en outre sur le devenir de la « conscience d’espace8 », en distinguant l’« espace symbolique », proprement humain, de ce qu’il nomme l’« espace d’action9 » : celui-ci est dévolu aux seuls animaux et il se déploie, sans être ressaisi dans une « vue d’ensemble » (« synopsis »), surplombant les déterminations et rapports spatiaux immédiats10. Toutefois, il ne faut pas oublier que l’homme aussi est un animal. On ne peut s’en tenir à ce que Merleau-Ponty nomme une « pensée du survol », et toute perception de l’espace, en tant qu’elle est affectée, relève de ce que le phénoménologue conçoit comme « monde vécu ». Ne peut-on pas penser que le modernisme architectural procède lui aussi de l’abstraction et opère par une sorte de survol scientifique et 5. Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Dritter Teil, p. 45 (traduction française, p. 52). 6. Ibid., p. 173 (traduction française, p. 172). 7. Ibid., p. 174 (traduction française, p. 173). 8. Ibid., p. 179 (traduction française, p. 178). 9. Ibid. 10. Ibid., p. 178 (traduction française, p. 176-177).

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philosophique ? Épistémologiquement parlant, chaque détail prend sens d’après le tout et selon les formes qui le déterminent spatialement ; c’est là, selon Cassirer, la « constitution première et primitive de la logique11 ». La perception du détail se donne « en horizon » et est sous-tendue par un « con-cept » (Inbegriff ) implicite12. Chaque détail a ainsi la capacité de représenter tout le reste, c’est-à-dire de le faire paraître indirectement. C’est justement ce que la notion leibnizienne d’« expression » signifie (à l’origine, elle signifie « représentation »). À charge pour nous de comprendre quels objets ont cette capacité de représentation. Pour Cassirer, le « con-cept » de la perception présuppose une sorte d’arrêt du cours des vécus successifs, qui transforme la succession simple de l’expérience en une « simultanéité13 ». Elle articule l’espace visuel et le ressaisit dans un aperçu général. La perception passe donc par la construction mentale d’un espace schématique, c’est-à-dire un espace qui n’est pas une chose particulière et réelle mais, en termes leibniziens, un « ordre des coexistences possibles14 ». Ce passage de la succession à la simultanéité serait, en termes kantiens, une opération de l’entendement qui rassemble les données particulières de la sensibilité15, c’est-à-dire les compare et les accorde entre elles16. De cet accord et de cette coordination résulte un certain schéma spatial17, où les temps successifs de la perception sont subsumés sous un temps unique18, qui devient une condition formelle a priori de tous les phénomènes en général19. Dans ce cas, le temps n’est plus du côté de l’objet, mais du côté du sujet cognitif, comme l’a bien compris Kant. Le « con-cept », pour celui-ci, est ainsi accompli de façon à reconnaître la « primauté du temps unique ». Or, pour Cassirer, la totalité de l’espace et du temps ne peut pas être construite sans impliquer trois dimensions spirituelles. Selon lui, « le monde figuratif du mythe, les productions sonores de la langue et les signes dont use la connaissance

11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19.

Ibid., p. 335 (traduction française, p. 326). Ibid. Ibid., p. 179 (traduction française, p. 178). Ibid., p. 185 (traduction française, p. 183). Ibid., p. 169 (traduction française, p. 168). Ibid. Ibid. I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, B 47-48. Ibid., B 50-51.

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exacte déterminent autant de dimensions originales de représentation — et c’est l’ensemble de toutes ces dimensions qui seul constitue cet espace total de vision spirituelle qu’on oublie en restreignant a priori la fonction symbolique au plan du savoir conceptuel et “abstrait”20 ». Une telle conception valorise la connaissance exacte et, par conséquent, fait valoir encore la « primauté du temps unique ». La possibilité des coexistences et des successions est finalement résolue dans une totalité spatiotemporelle, c’est-à-dire une mise en ordre à la fois concrète et générale21. Pour Cassirer, mythes, langage et arts composent une sorte de système hiérarchique, impliquant un progrès idéel de l’esprit qui s’étend jusqu’aux sciences22. La « phénoménologie de la connaissance » de Cassirer, qui critique le naturalisme, retrouve les présupposés de l’épistémologie kantienne ; elle revendique, par là même, un retour à la signification première de la « phénoménologie » qu’a instituée Hegel23, et s’accorde avec le « finalisme de la raison » développé par Husserl dans ses dernières années à travers la question de l’histoire. Quoi qu’il en soit, pareille position rejoint les conceptions du modernisme. Peut-on proposer une autre théorie de l’espace et du temps ? Il faudrait alors conférer à la compréhension de la « chose en soi » le pouvoir de transcender le simple phénomène, sans cependant retomber ni dans le naturalisme naïf, ni dans l’idéalisme transcendantal kantien. C’est la position de Bergson, lorsqu’il pense une « durée » qui serait propre à chaque être. La « durée » est alors mouvement, et non plus « substance » comme dans la monadologie de Leibniz. Les différences entre des êtres individuels n’apparaissent qu’au sein de la conscience en général. Dès lors, l’espace monadologique est un espace formé par les individus qui ne sont plus de purs objets phénoménaux. 20. Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Dritter Teil, p. 56-57 (traduction française, p. 62). 21. Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Erster Teil, Die Sprache, Darmstadt, 1964, p. 149 (traduction française : Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques. 1. Le langage, Paris, Minuit, 1972, p. 151 [traduit de l’allemand par Ole Hansen-Love et Jean Lacoste]). 22. Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Zweiter Teil, Das mythische Denken, Darmstadt, 1969, p. 34 (traduction française : Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques. 2. La pensée mythique, Paris, Minuit, 1972, p. 44 [traduction de l’allemand et index par Jean Lacoste]). 23. Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Dritter Teil, p. vi (traduction française, p. 8).

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Cet espace ouvre de nouvelles perspectives philosophiques et esthétiques, concernant la question du « lieu ». Le jardin, nous le verrons, est un exemple de la réalisation de cette esthétique nouvelle du lieu. Il faut d’abord remettre en question l’idée que les atomes ou les particules élémentaires constituent les unités dernières de l’univers ; cette idée relève d’une certaine compréhension de l’espace. Celle-ci, selon Cassirer, procède de l’« union » de la chose et de l’espace telle qu’elle est impliquée dans la notion même d’atome24. L’insécabilité de l’atome est constitutive pour nous de l’individualité de la chose, comme si chaque chose attestait sa réalité en occupant une partie de l’espace et en excluant de cet endroit toutes les autres choses25 : « [L’individualité d’une chose repose] en fin de compte sur ce qu’elle est en ce sens un “individu” spatial, pourvu d’une “sphère” propre, où il est et où il s’affirme face à tout autre être26 ». Pareille conception est caractéristique du « modernisme » dans la mesure où la matière n’existe pas sans l’intervention de l’esprit qui la considère et qui veut la contrôler. L’architecture en béton notamment a une existence qui obéit à ce désir, comme Alain le remarque : « Le ciment armé ne donne rien de beau ; ce n’est qu’un plâtre durable. Pourtant si quelque matière obéit à l’idée, c’est bien celle-là 27. » Dans la conception d’Alain, l’architecture est en ce sens une production industrielle : « Dans l’usine la matière est esclave ; elle est cuite et moulée selon l’idée, c’est-à-dire selon un plan préconçu et une fin poursuivie. Le projet est réalisé de vive force ; la libre nature ne paraît plus28. » C’est en ce sens qu’Alain parle de « violence chimique29 ». Je pense qu’il est très important de garder en mémoire l’expression d’Alain : « la libre nature ne paraît plus », car si toutes les choses ne sont que matérielles, leur individualité se réduit pour l’homme à leur individualité spatiale. C’est là cependant une thèse que je ne partage pas. Il n’y a pas d’individualité de la chose matérielle, selon Leibniz, parce 24. Ibid., p. 166 (traduction française, p. 166). 25. Ibid. 26. Ibid. 27. Alain, Préliminaires à l’esthétique, Paris, Gallimard, 1939, p. 93. 28. Alain, Vingt leçons sur les beaux-arts, dans Les arts et les dieux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 562. 29. Ibid., p. 554.

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que l’individualité est le propre du vivant. Le vivant est certes luimême un corps qui possède donc une individualité spatiale, mais ce n’est pas là sa vraie individualité. L’« espace monadologique », en tant qu’individuel, inclut le corps matériel et ce qui le transcende. Il en résulte une nouvelle pensée de l’espace matériel ou géométrique qui puisse remettre en question l’architecture du modernisme ; c’est là, à mon avis, l’enjeu actuel de la pensée monadologique. C’est à partir de cette idée de l’individualité, selon laquelle « tout corps est une âme momentanée ou dénuée de mémoire (Omne corpore est mens momentanea, seu carens recordatione)30 », que je voudrais reconsidérer l’espace matériel et géométrique. Une telle position change radicalement l’attitude des sciences modernes qui se développent sous un point de vue trop matérialiste. Quand on admet les atomes comme unité dernière de l’univers, on est enclin à garantir la constance des choses. Cependant, selon la philosophie critique kantienne, cette constance de la chose est ellemême fonction d’une perception de l’espace31. En critiquant le réalisme naïf et dogmatique, la philosophie critique fait de l’espace « objectif » la forme du concret empirique en général (Gegenständlichkeit)32. La pensée de Kant substitue à la constance des choses la « constance de la forme interne33 ». Bien sûr, cette forme n’est pas, au moins de manière directe, la marque de l’unité substantielle de l’esprit34 ; il n’en reste pas moins que Kant établit sans examen quelque chose de substantiel ou de constant, garant de l’apriorité de la forme. Après avoir critiqué la substantialité du côté de l’objet, on la retrouve dans la subjectivité cognitive. L’a priori kantien maintient donc l’aporie qu’il prétendait lever. Et c’est sur ce point que va opérer la critique bergsonienne de l’épistémologie kantienne. Malgré la critique kantienne de Cassirer contre Bergson, on doit considérer que toute pensée a priori présente une impasse35.

30. Giv 230, no. 17 ; cf. Lettre de Leibniz à Arnauld, Gi 73. 31. Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Dritter Teil, p. 179 (traduction française, p. 178). 32. Ibid. 33. Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Zweiter Teil, p. 17 (traduction française, p. 29). 34. Ibid. 35. Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Dritter Teil, p. 47.

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On finit par comprendre la nécessité qu’il y a à renoncer à établir a priori la substance et la forme. Nishida Kitarō a développé une théorie de la « logique du lieu » et de la « monadologie créatrice » qui intègre une critique de l’apriorité, qui s’oppose aussi bien à la monadologie leibnizienne et à l’idéalisme kantien qu’à la philosophie hégélienne de l’esprit. Pour considérer le sujet cognitif kantien36, Nishida s’emploie à penser l’hypokeimenon aristotélicien ; Aristote conçoit la substance comme sujet en l’opposant au prédicat ; à l’inverse, Nishida propose une sorte de « logique du prédicat » : « J’ai cherché ce qui est objectif dans l’hypokeimenon, le sujet qui ne peut devenir prédicat ; mais en même temps j’ai cherché ce qui est subjectif dans la direction prédicative. Par conséquent, je considère le “prédicat qui ne peut être sujet” comme la conscience. C’est justement ce que signifie la notion de “lieu” telle que je la propose, en m’appuyant sur le “lieu des idées” du platonisme37. » Pour Nishida, le lieu est considéré d’abord comme « conscience ». Mais ce lieu est encore un « lieu de l’étant » (yū no basho) qui n’est qu’un des différents aspects du lieu38. Cette conscience, selon Nishida, n’est en réalité qu’un contenu de conscience, et non pas la « conscience en acte39 ». La phénoménologie husserlienne a comme objet de recherche la structure du contenu de conscience, et non pas l’essence de la conscience qui s’auto-éveille40 : « Ce qui est conçu comme conscience est un lieu du néant déterminé. Mais celui-ci n’en reste pas moins un étant ; le néant qui s’oppose à l’étant reste une forme d’étant. La conscience, déterminée ainsi comme le lieu du néant oppositionnel, n’est alors qu’un contenu de conscience. Or, la conscience en acte peut être définie comme un lieu du néant véritable, ou du néant absolu, qui englobe le néant oppositionnel41. » La pensée nishidienne du « lieu » apparaît à travers la tentative de déterminer philosophiquement cette « conscience en acte42 ». Pour 36. Nishida Kitarō, Nishida Kitarō zenshū (Œuvres complètes de Nishida Kitarō), vol. 4, Tōkyō, Iwanami Shoten, 1949, p. 109 (abréviation : NKZ). 37. NKZ 4, 315. 38. NKZ 4, 242-243, 253. 39. NKZ 12, 11. 40. NKZ 12, 10. 41. NKZ 12, 13-14. 42. Gendai Nihon shisō taikei (Le système de la pensée japonaise contemporaine), vol. 22, Nishida Kitarō, Tōkyō, Chikuma Shobō, 1968, p. 69.

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Nishida, « être » c’est « être dans un lieu » (oite aru) ; il établit par là les deux catégories fondamentales pour sa théorie du lieu : le « lieu où l’être se situe » (oite aru basho) et « ce qui se situe dans » (oite aru mono) (un lieu)43. Si par exemple je me situe dans un lieu, le lieu est aussi ce par quoi je m’éveille à moi-même44. L’éveil à soi (jikaku) n’est pas seulement le fait que le moi a conscience du moi ; il est le fait que le moi s’apparaît à lui-même indissociablement lié au lieu où il se trouve45. Le lieu est considéré, dans la terminologie nishidienne, selon deux niveaux différents46 : le « lieu de l’étant » (yū no basho) et le « lieu du néant absolu » (zettai mu no basho) — celui-ci englobant celui-là47. La « conscience en général » de Kant, en tant qu’elle procède du sujet de la connaissance, peut alors être sans doute considérée comme un lieu du néant48, mais non comme le « lieu du néant absolu49 ». On peut dépasser le présupposé même de la « conscience du soi individuel », quand le soi « s’apparaît à lui-même indissociablement lié au lieu où il se trouve ». C’est ainsi que Nishida a voulu éviter le « solipsisme50 ». Il écrit déjà dans un de ses premiers essais, Recherches sur le bien (Zen no kenkyū) : « Au bout d’un certain temps j’en suis arrivé à réaliser que l’expérience n’existe pas parce qu’il y a un individu, mais qu’un individu existe parce qu’il y a l’expérience. J’en arrivais donc à l’idée que l’expérience est plus fondamentale que les différences individuelles, et de cette manière j’étais capable d’éviter l’écueil du solipsisme51 ». Cette pensée se retrouve dans la « logique du lieu ». Ce que Nishida appelait l’« expérience » peut être considéré comme les différents aspects du lieu ; car il suppose qu’il y a plusieurs étapes entre le « lieu de la conscience en général » et le « lieu du néant absolu », donc plusieurs lieux du néant 52. Autrement dit, le néant 43. Ueda Shizuteru, Ningen no shōgai to iu koto (Nishida Kitarō. La vie d’un homme), Tōkyō, Iwanami Shoten, 1995, p. 151. 44. Ibid. 45. Ibid. 46. Ibid. 47. Ibid. 48. NKZ 4, 230-233. 49. NKZ 4, 231. 50. NKZ 6, 347 (« Je et tu », dans Nishida Kitarō, L’éveil à soi, Paris, CNRS Éditions, 2003, 298 p. ; p. 95-144 ; p. 99 (trad. Jacynthe Tremblay). 51. NKZ 1, 4 (« Recherches sur le bien », dans Bernard Stevens, Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, Paris, CNRS Éditions, 2005, p. 105 [traduit par Bernard Stevens]). 52. NKZ 4, 319.

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absolu est diversement déterminé en tant que lieu53. Il faut distinguer cette pensée de celle de Kant qui établit le champ des expériences possibles à partir de la présupposition d’un espace et d’un temps uniques, eux-mêmes fonctions d’un sujet cognitif. À l’inverse, la pensée nishidienne conçoit l’espace comme susceptible d’englober des temps innombrables : « Si on considère le lieu du néant absolu comme un cercle sans circonférence dont le centre est partout, des temps innombrables s’établissent, qui font de chaque point le centre. La véritable éternité n’est pas simplement une chose qui transcende le temps. Elle doit être semblable à un espace au sein duquel s’établissent des temps innombrables54. » L’expression « semblable à un espace au sein duquel s’établissent des temps innombrables » mérite de retenir notre attention. Son sens pour moi se révèle dans la question du « jardin ». Il ne suffit pas de remarquer qu’il y a des temps innombrables. Bergson l’avait d’ailleurs déjà exprimé en théorisant la notion de « durée » : « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, écrivait-il, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde55. » Ce constat fameux « signifie que ma propre durée, telle que je la vis par exemple dans l’impatience de mes attentes, sert de révélateur à d’autres durées qui battent sur d’autres rythmes, qui diffèrent en nature de la mienne56 ». Nous voudrions, pour notre part, faire la même observation quant à l’espace concret. Revenons d’abord à Leibniz. À l’opposé de Newton, qui substantialise le temps, Leibniz a conçu le temps comme une relation purement idéelle et mathématique. Mais comment peut-on alors comprendre la temporalité comme activité singulière d’une monade57, ainsi que l’ont pensé plusieurs philosophes58 ? Y a-t-il deux conceptions du temps, l’une idéelle et l’autre monadologique ? Si l’« expression » d’une 53. NKZ 6, 148. 54. NKZ 6, 235 (« Le temporel et l’intemporel », dans Nishida Kitarō, L’Éveil à soi, p. 56). 55. Henri Bergson, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 142e édition, 1969, p. 9 ; voir Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 79e édition, 1969, p. 12. 56. Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 24. 57. Miyake Gōichi, Jikanron (Traité du temps), Tōkyō, Iwanami Shoten, 1976, p. 29. 58. Edmund Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, MartinusNijhoff, 1973, 3 Teil, p. 340 ; Renato Christin, Phänomenologie und Monadologie, Studia Leibnitiana, xxii/2, Franz Steiner Verlag, 1990, p. 163.

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monade n’est pas un phénomène, mais son contenu, le passage de l’expression d’une monade à une autre engendre-t-il une temporalité psychique distincte de la temporalité phénoménale59 ? Selon moi, le temps psychique n’est jamais donné directement, mais se révèle indirectement, en tant que le sujet qui l’éprouve est lui-même lié à un corps. La question du corps, et de sa signification ontologique, est précisément de celles que pose la philosophie contemporaine, et elle a été pressentie par Leibniz (même si elle se cache chez celui-ci derrière une métaphysique éminemment intellectualiste60). Sans doute, la monade selon Leibniz ne se confond pas avec l’« étendue », mais elle est du moins « située » (situs en latin) dans l’étendue61, c’est-à-dire qu’elle entre en relation, selon l’ordre des coexistences, avec d’autres monades62. Dans la mesure où la monade inclut d’autres monades, selon une structure gigogne des corps, le temps de la monade est lui-même pluriel, car il est situé dans un espace stratifié. Leibniz a été frappé par la découverte au microscope des spermatozoïdes, puisque ceux-ci étaient l’indice de l’existence de corps à l’intérieur du corps humain63. Cet étonnement a donné lieu à une rêverie philosophique prenant la forme d’un conte : la moindre portion de la matière contient tout un monde de créatures, de vivants, d’animaux, d’entéléchies ou d’âmes64 ; en sorte que chaque portion de la matière est semblable à un jardin plein de plantes ou à un étang plein de poissons65. Mais chaque rameau de l’arbre, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang66 ; et quoique la terre, l’air ou l’eau, qui constituent le milieu de tous ces éléments, ne soient point plante ni poisson, ils en contiennent pourtant encore67. Il ne faudrait pas en conclure que « chaque portion de la matière exprime tout l’univers », mais plutôt que « dans chaque portion de la matière se trouve un être vivant qui perçoit l’univers selon son propre point de vue ». Si bien que chaque 59. Miyake Gōichi, Jikanron, p. 27. 60. Ibid., p. 30. 61. Lettre de Leibniz à De Volder, Gii 253. 62. Ibid. 63. Voir Principes de la nature et de la grâce, fondés en raison, § 6 ; Monadologie, § 75, 82. 64. Monadologie, § 66. 65. Ibid., § 67. 66. Ibid. 67. Ibid., § 68.

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être vivant est un « lieu » où la monade se montre. Or, dans les religions animistes, par exemple dans l’hindouisme ou dans le shintoïsme, toute chose, dans la mesure où elle a forme, peut être un lieu où un dieu se montre68. C’est justement ce que le mot japonais yorishiro signifie. Au Japon, ce sont des branches toujours vertes (comme le cyprès, le pin, le sakaki, dédié aux cultes shintō, le bambou et le bambou nain) qui sont les plus susceptibles de réaliser le « yorishiro » où le dieu se montre. Ces plantes se trouvent dans les jardins japonais qui, le plus souvent agrémentés d’un étang, sont composés pour la promenade à pied ou en barque. On notera au passage que seul le jardin karesansui n’offre pas de surface d’eau, mais se compose d’un assortiment de pierres. Il est admis que le yorishiro est à l’origine de l’art floral japonais ikebana. Le lieu porte l’âme. Il y a selon moi une affinité entre la pensée japonaise du yorishiro et l’espace monadologique. Je voudrais le montrer en réfléchissant sur le paysage et le jardin japonais. Partons d’une pensée d’Alain : « Il [le jardinier] n’imite pas la nature, mais il obéit à la nature ; il la montre jointe à son œuvre, complice de son œuvre, source même de son œuvre. Oui, dans ce jardin d’artifices, d’escaliers, de tournants, de massifs, c’est bien la nature qui se montre ; mais l’homme aussi69. » La beauté, quasi picturale et architecturale, des jardins japonais70 découle d’un principe : celui de l’obéissance à la nature71. Le peintre jardinier doit obéir à la nature, aux saisons, à la distribution de l’eau, de l’air et de la lumière72. En d’autres termes, cet art implique une considération de durées qui sont différentes de celle du jardinier. Tout l’art est de respecter des durées multiples, qui se déploient selon des tempos différents. Il s’agit alors de respecter le lieu même où ces durées coexistent, sans les réduire à une unité abstraite. C’en est fini du privilège accordé au sujet cognitif kantien. Pour autant, les individualités ne sont pas dissoutes dans le lieu, car le lieu lui-même procède des individualités qu’il contient. La philosophie et l’esthétique japonaises témoignent ainsi de la relation réciproque qui unit les 68. Wakakuwa Midori, Bara no iconologi (L’iconologie des roses), Tōkyō, Seidosha, 1984, p. 346. 69. Alain, Vingt leçons sur les beaux-arts, dans Les arts et les dieux, p. 561562. 70. Ibid., p. 559. 71. Ibid. 72. Ibid.

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individus et le lieu. C’est là tout le sens de la « logique du lieu » que Nishida Kitarō a développée contre l’idée d’une connaissance a priori des substances. Rappelons-nous le jardinier, évoqué par Alain, qui est « complice de l’œuvre de la nature ». C’est par cette complicité que l’homme et la nature se révèlent mutuellement : « Même un jardin de style, écrit Alain, est comme un vêtement plus grand que l’on revêt, qui conseille la promenade, non la course ou la fuite, et enfin qui compose l’homme73. » Une promenade dans un jardin fait éprouver au promeneur une autre durée que la sienne propre, et cette durée fait de lui le promeneur qu’il est. En outre, le promeneur est confronté à d’autres durées éprouvées l’une après l’autre, au fil de sa promenade dans le jardin. Tantôt il accorde sa durée à une autre durée, tantôt il jouit de la différence des durées entre elles. Cette perception du temps est ainsi liée à un acte incarné. Le promeneur est « composé » de diverses façons au cours de sa promenade dans l’espace ; et inversement le lieu comme espace monadologique ne cesse de se former et de se transformer au gré de la marche du promeneur. Les unités comme monades et l’espace comme lieu s’anéantissent et surgissent à nouveau de moment en moment. Mais en surgissant et s’anéantissant de la sorte, elles diffèrent des monades leibniziennes. On pourrait dire que ce nouveau temps monadologique participe à la doctrine de la « création continue » dans la tradition chrétienne, si on fait exception du Dieu créateur. Il faudrait mieux le rapporter à la doctrine bouddhiste de la « momentanéité » des choses (ksanabhangasiddhi)74. Le lieu donne naissance aux individus et les individus donnent naissance au lieu, selon une relation de dépendance mutuelle entre les deux. Le terme japonais et bouddhique engui exprime cette idée que le monde n’existe pas en substance, mais comme une relation d’interdépendance de causes et d’effets. Tel est l’espace fondamental japonais75. Et c’est à 73. Ibid., p. 495. 74. Voir Katsumi Mimaki, La Réfutation bouddhique de la permanence des choses (Sthirasiddhidusana) et la preuve de la momentanéité des choses (Ksanabhangasiddhi), Paris, Institut de civilisation indienne, 1976. 75. Il est significatif que la philosophie occidentale porte un intérêt croissant à la notion platonicienne de chôra — qui a aussi inspiré Nishida dans la formation de sa « logique du lieu ».Voir sur ce point Yoneyama Masaru, « Creative Chora and The Aesthetics of Place », dans Grazia Marchiano et Raffaele Milani (éd.), Frontiers of Transculturality in Contemporary Aesthetics, Torino, Edizione Trauben, 2001. Sur les interprétations de la chôra par Heidegger et Derrida, voir Simone

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partir de lui que le renga ou le renku de la poésie japonaise sont conçus comme des « poèmes du lieu » (du za). Sur la scène du za, les participants se trouvent réunis comme s’ils se rencontraient pour la première et dernière fois : tout tient dans l’instant de la rencontre, qui brille entre deux néants, dont on jouit et que l’on quitte comme si rien n’avait été. Cette rencontre dans l’instant caractérise un état d’âme que les Japonais nomment itchigo-itchié. Le biophysicien Shimizu Hiroshi a repéré cet état d’âme et en a déduit un principe, celui de la « création en temps réel », qu’il applique aussi bien à l’art martial japonais, le Yagyū-shinkagué-ryū, qu’aux sciences et à la technologie de pointe76. Mais revenons à nos jardins, et élargissons le principe que nous y avons décelé à des paysages plus vastes. L’art du shakkéi (c’est-à-dire l’art du « paysage emprunté ») prend appui sur le paysage qui entoure le jardin et l’utilise comme un arrière-plan à ses propres compositions : un bon exemple de cet art est donné par le jardin du temple Entsu-ji à Kyoto, qui « emprunte » le paysage de la montagne Hiei-zan. Le paysage est ainsi composé de plusieurs strates. Un jardin exprime un espace plus vaste que lui-même, et inversement l’espace le plus vaste enveloppe le jardin, selon une imbrication qui compose un paysage gigogne. Une telle conception de l’espace évoque dans la pensée occidentale le lien entre « microcosme » et « macrocosme ». Cependant, la pensée moderne, à quelques exceptions notables près, a toujours tendance à réduire cette stratification et cette imbrication réciproque des espaces, pour égaliser et atomiser ceux-ci. Elle exclut de son champ l’animisme, et dissocie le lieu de son histoire. Il ne s’agit pas bien sûr de revenir aux philosophies anciennes, en niant toute valeur à la pensée moderne ; mais il s’agit de rendre justice à certaines conceptions de l’espace refoulées par le logocentrisme ou l’anthropocentrisme. Au reste, les théoriciens italiens de la « pensée faible » ont renouvelé le domaine de l’architecture et de l’esthétique, en remettant à l’honneur la mémoire du lieu conçue comme genius loci. C’est ainsi que l’architecture prend à nouveau en compte, philosophiquement, l’histoire du lieu. Cette histoire n’est pas celle que prescrit le « finaRegazzini, « Lo spazio come Urphänomen e la questione di chora nel pensiero di M. Heidegger », dans Eidos, rassegna semestrale di filosofia, Genova, il melangolo, 1/2001. 76. Shimizu Hiroshi, Seimeichi toshite no ba no ronri (La logique du lieu comme une connaissance de la vie), Tōkyō, Chūō Kōkan Sha, 1996, p. 83.

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lisme de la raison ». Elle est une somme d’histoires multiples, compatibles entre elles dans l’espace monadologique. Le monde apparaît alors sous un visage nouveau comme événement spatiotemporel qui se forme à chaque instant. On sort ainsi d’une conception matérialiste du monde, pour une conception centrée sur l’événement. C’est dans un espace conçu pour prendre en compte non seulement les choses matérielles mais encore les événements spirituels que l’homme désormais veut naître, grandir, étudier, travailler, jouir de la vie et mourir. L’âme n’est pas une chose matérielle, mais un événement spirituel. Alain l’exprime à sa façon : « L’âme n’est jamais à découvrir, ni à décrire ; elle est toute à faire et à refaire77. » L’âme est action. Elle est selon Alain « pouvoir de juger et de vouloir78 » ; elle est volonté. Il est certain que le développement européen est soutenu par une valorisation de la volonté, sans parler de « volonté de puissance » nietzschéenne. Or, le bouddhisme nie catégoriquement la volonté. La conception japonaise du monde, centrée sur l’événement, s’appuie sur la pensée bouddhique79. Quoi qu’il en soit, dans la mesure où l’architecture n’est pas étrangère à la conception du monde, on peut espérer que l’architecture comme yorishiro devienne un lieu de rencontre entre la pensée occidentale et la pensée orientale par l’intermédiaire de l’espace monadologique.

77. Alain, Éléments de philosophie, Paris, Gallimard, 1941, p. 331. 78. Alain, Sentiments, passions et signes, Paris, Gallimard, 1935, p. 134. 79. Hiromatsu Wataru et Yoshida Hiroshi, Bukkyō to kototeki sekaikan (Bouddhisme et la conception « événement-central » du monde), Tōkyō, Asahi Shuppansha, 1979.

Le concept de milieu de Watsuji Pauline Couteau

De saint Augustin à Heidegger, la temporalité a été principalement pensée comme une dimension fondamentale de l’être humain qui va de l’expérience intérieure du passage à la caractérisation de l’humain comme « être-vers-la-mort ». Là où la temporalité relève de l’intériorité de l’humain, donc de la philosophie, l’espace, dans son extériorité, est devenu l’objet d’autres disciplines, allant de la géographie à l’esthétique. Néanmoins, séparer l’humain de la dimension spatiale ne revient-il pas à occulter ce qui est, au même titre que le temps, une dimension fondamentale de l’existence humaine ? En effet, l’humain ex-siste, il se tient au-dehors, et cet au-dehors de lui-même est l’espace de la relation, celle de l’humain à la nature alors appelée milieu ou environnement. Une des caractéristiques de la philosophie japonaise est d’avoir conceptualisé cet espace existentiel, que ce soit à travers la logique du lieu nishidienne, la vacuité chez Nishitani, ou le milieu chez Watsuji. La philosophie de Watsuji traite avant tout de la relation au fondement de l’existence. Pour lui, l’être humain n’est pas un individu isolé, mais un être en relation, existant en interaction mutuelle avec un milieu. Les recherches portant sur Watsuji dans la sphère francophone sont assez isolées et n’ont, pour l’instant, pas été directement le fait de philosophes, mais de chercheurs gravitant autour de la philosophie. Le champ d’investigation ouvert par ce philosophe se trouve par là même enrichi, dans la mesure où il se place précisément au carrefour des disciplines. L’analyse qui suit va être axée sur trois moments et trois lieux. Nous souhaitons tout d’abord présenter Watsuji et son œuvre, avant de nous attarder sur son ouvrage principal, l’Éthique (ࠗ೔⌮Ꮫ࠘,

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Rinrigaku). L’introduction de ses concepts centraux nous conduit à l’examen des interprètes de Watsuji. Cette trame s’articule autour de trois dimensions du lieu qui ne cessent de se croiser dans sa réflexion. Il s’agit tout d’abord de l’entre, l’interstice (㛫, aida) qui façonne l’existence humaine (ே㛫Ꮡᅾ, ningen sonzai). Le second lieu de réflexion est le corps (య, karada), à travers l’analyse du sujet (୺య, shutai). Enfin, nous étudierons le milieu, (㢼ᅵ, fūdo) autour des recherches d’Augustin Berque et de Bernard Bernier, ainsi que de Bernard Stevens. Ceci nous acheminera vers la question de la modernité traitée par ces auteurs. Ce parcours va nous permettre d’ouvrir l’horizon des questions philosophiques soulevées par Watsuji afin de le situer dans une perspective plus contemporaine de construction d’une philosophie du milieu. Le cheminement philosophique de Watsuji

Watsuji Tetsurō (1889-1960) est un des penseurs les plus originaux de la philosophie japonaise, dans la lignée de l’École de Kyōto. Bien qu’il ne soit pas considéré comme membre à part entière de ce mouvement philosophique, sa pensée s’inscrit dans le sillage ouvert par Nishida Kitarō. Parmi les thèmes présents chez ces penseurs, nous retrouvons l’exigence d’un dialogue entre l’Orient et l’Occident à travers un approfondissement de la culture japonaise. Cette rencontre est rendue possible par une méthodologie et une conceptualisation caractéristiques de la pensée philosophique occidentale. Le fondement ontologique de ces pensées se trouve chez Nishida, comme chez Watsuji et Nishitani, dans l’idée de vacuité, (✵, kū ; sunyata en sanscrit) issue du bouddhisme Madhyamika. Celle-ci est réinterprétée à travers un outillage conceptuel rigoureux qui donne corps à une ontologie, négative car fondée sur l’insubstantialité. Il n’est cependant pas question de penser de façon dualiste l’être et le néant, dans une autre opposition, celle de l’Orient et de l’Occident, mais de penser la conceptualisation philosophique à partir d’autres choix de la pensée que celui de l’être, au fondement de la pensée européenne depuis Parménide. Le parcours spirituel de Watsuji prend sa source dans un cadre familial influencé par le confucianisme dont les valeurs morales traversent toute sa pensée, sans en constituer pour autant l’unique fondement. Son cheminement personnel est tout d’abord marqué par

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un attrait pour la pensée européenne, dans une tension entre les arts et la philosophie. Ses premiers écrits se distinguent par l’analyse de philosophes existentialistes. Sa thèse, en 1912, qui traite du « pessimisme de Schopenhauer et la théorie du salut », est précédée d’une étude sur Nietzsche. Outre Nietzsche et Schopenhauer, il rédige un autre ouvrage sur Kierkegaard. Dans un climat intellectuel marqué par le rationalisme néokantien, ces travaux font exception et marquent son attirance pour une philosophie sensible, empreinte de la beauté du désespoir existentiel. Cette époque est aussi celle de la rencontre de Natsume Sōseki, qui l’invite à participer à son groupe de réflexion, peu de temps avant sa mort. Le cheminement intellectuel de Sōseki et celui de Watsuji se rejoignent, à travers leur double enracinement culturel, dans une critique de l’individualisme. Les préoccupations philosophiques de Watsuji se situent, à la différence des autres membres de l’école de Kyōto, dans l’interconnexion des domaines éthique et esthétique. Nous expliciterons par la suite cette affirmation qui apparaît de façon récurrente dans sa bibliographie. Son attirance pour l’existentialisme nietzschéen1 qui traverse de façon souterraine sa pensée, trouve son pendant dans un retour à la culture japonaise. En effet, dès 1918, Watsuji écrit Gūzo Saikō (La renaissance des idoles). Le titre de cet ouvrage répond également au « Crépuscule des Idoles » nietzschéen, qui appelle d’une certaine façon au retour à un fond originel qu’il situe dans la culture grecque à travers les figures de Dionysos, Apollon et Ariane. Ces figures ne sont pas des divinités à vénérer, mais plutôt des types à réaliser dans l’ici et maintenant de l’instant, comme création de valeurs. Dans cette optique, La renaissance des idoles constitue une sorte d’invitation à retourner aux racines de la culture japonaise afin qu’elle ne disparaisse pas sous l’emprise de l’Occident. L’idée sous-jacente est que la rencontre avec l’autre, ici l’Occident, doit faire vivre la tradition dans une nouvelle perspective, sans la figer dans un folklore statique qui marquerait sa disparition. Il s’agit d’affirmer sa singularité, son identité, tout en faisant partie du tout qu’est le monde.

1. À propos duquel il affirmera : « Je crois que le sang japonais authentique correspond à Nietzsche » (I believe that authentic Japanese blood corresponds to Nietzsche). Extrait du journal de Watsuji dans « The ontological foundation in Watsuji’s philosophy », par Nagami Isamu, article non publié, disponible sur internet.

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Un an après Gūzo Saiko, il rédige Koji Junrei (Pèlerinage aux temples anciens) et Itaria no Koji Junrei (Pèlerinage dans les temples anciens d’Italie), qui manifestent son intérêt profond pour l’architecture, pour les témoignages artistiques de la créativité humaine, allié à une certaine fascination pour la beauté symétrique, l’harmonie des lignes épurées2. Ces ouvrages seront suivis de nombreux essais tels que « La philosophie pratique du bouddhisme des origines » (Genshi bukkyō no jissen tetsugaku), « Étude de l’esprit japonais » (Nihon seishin kenkyū), ou encore ses travaux sur Dōgen qui font aujourd’hui encore référence. Sa réflexion sur les fondements de la pensée japonaise se distingue également par des ouvrages sur Confucius et de nombreux essais sur les arts et l’histoire de la pensée. Cette quête est sans cesse redoublée d’études sur la Grèce, avec « Critique de Homère », ou encore « L’éthique de l’humain dans la Cité » (Polisuteki ningen no rinrigaku). Son œuvre majeure, Rinrigaku, l’Éthique3 concentre la diversité de ses intérêts au sein d’une herméneutique de l’être humain qui déploie la profonde richesse de sa réflexion. Après avoir été nommé en 1925 professeur assistant de morale à l’Université impériale de Kyōto, Watsuji part pour un voyage d’études en Allemagne en 1927. C’est lors de cette année à Berlin qu’il découvre, dès sa parution, Sein und Zeit de Martin Heidegger qui eut une grande influence sur le développement de sa philosophie. Fait étonnant pourtant, il ne fit jamais la démarche de rencontrer Heidegger, alors que beaucoup de ses condisciples japonais suivirent des cours à Heidelberg. L’ontologie heideggérienne, dans sa déconstruction de la métaphysique, inaugure un autre rapport à la pensée inscrite dans l’existence de l’humain en tant que Dasein, être-là ou être-au-monde. Malgré cette réinscription de l’humain dans le monde, Heidegger reste, selon Watsuji, marqué par une forme de solipsisme ; l’accent étant porté sur la temporalité au détriment de la spatialité de l’être humain. Or, ces deux « moments structurels4 » sont indissociables. L’existence humaine est constituée de part en part par un complexe spatial-temporel, autrement dit médial-historial5, le

2. Cf. « Nishida Kitarō to Watsuji Tetsurō » de Takasaka Masaaki (ࠗす⏣ᗄ ከ㑻࡜࿴㎷ဴ㑻࠘), Éditions Shinkōsha, 1964, p. 44 sq.

3. L’Éthique paraît en trois volumes, en 1937, 1942 et 1949. 4. « Moments structurels » est la traduction de kōzō keiki (ᵓ㐀ዎᶵ). 5. La terminologie employée ici est empruntée à Augustin Berque.

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concept de médiance (㢼ᅵᛶ, fūdosei) répondant à l’historialité6 (Ṕ ྐᛶ, rekishisei). Sa discussion avec la philosophie heideggérienne est explicite dans Fūdo qui met en présence la détermination réciproque de l’humain et de son milieu. Détermination et non pas déterminisme qu’il récuse dès l’introduction, bien qu’il s’en approche parfois dans son analyse des différents types de milieux. Cet essai, un des plus connus de Watsuji, est en effet placé sous le signe du voyage qu’il vient de vivre et peut donner l’impression d’un carnet de route, s’éloignant de la rigueur d’une œuvre apodictique. Si son analyse des milieux en vient à mettre l’accent sur la différence japonaise, on ne peut cependant la réduire à une œuvre idéologique. L’existence humaine inscrite dans la relation au milieu donne à la philosophie d’autres lieux d’interrogation. La rencontre entre cultures est primordiale pour une mise en perspective et un approfondissement de son propre milieu, au sein du dialogue philosophique. Il n’est pas permis de nier que son analyse culmine dans l’État impérial japonais comme paroxysme de l’harmonie. Cependant, le contexte dans lequel a écrit et pensé Watsuji comme d’autres philosophes à l’époque, permettait sans doute difficilement l’éloignement ou la neutralité. Il ne s’agit pas de rejeter l’œuvre d’un penseur à cause de certaines dérives circonstancielles, mais plutôt de tenter par nous-mêmes de suivre certains des chemins ouverts par Watsuji afin de penser de quelle manière son éthique possède une valeur qui est plus que jamais d’actualité. L’éthique : la science des manières d’être de l’humain Ningen, l’être humain est individuel et social

Le point de départ de l’éthique de Watsuji est le terme ningen ே㛫, qui signifie l’être humain. Ce mot est composé du caractère pour dire l’homme ே (jin, hito), l’être corporel, individuel, puis de l’interstice 㛫 (kan, aida, ma), espace à travers lequel se tisse l’existence de l’humain. Ces deux idéogrammes soulignent le caractère à la fois individuel et social, spatial et temporel, d’un être fondamentalement relationnel. Bien plus, nous pouvons dire que l’espace de la relation définit l’humanité de l’homme, dans la mesure où l’humain devient 6. Watsuji utilise rekishisei qui se traduit par historicité, mais dans une perspective phénoménologique, la médiance trouve son pendant dans l’historialité heideggerienne.

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et se construit dans la relation à l’autre, à travers cet interstice. La spatialité devient alors le fondement de la communauté. Elle est cet au-dehors de soi dans lequel se construit le lien social. « L’homme doit être un être qui acquiert l’individualité et qui en même temps existe socialement7. » Or c’est là ce qu’exprime le terme ningen, l’interhumain, mot qui est absent de la terminologie européenne pour qui l’humain est un individu, c’est-à-dire ே (hito) et non ே㛫 (ningen). L’humain signifie l’interaction elle-même, celle de l’individu et de la société conçus comme des « moments », sans antériorité ni supériorité, dans la mesure où l’individu ne peut exister sans la société et où la société ne peut exister sans les individus qui la composent. Il ne s’agit pas d’établir un premier principe à l’origine de tout être, ni de postuler un état de nature qui préexisterait à la communauté des hommes, car tout est toujours déjà en relation, existant simultanément au sein d’un réseau défini par ses mêmes relations. La dialectique de l’existence humaine

Par là, Watsuji cherche à élaborer une philosophie qui ne soit pas celle de l’individu isolé, du sujet dans la certitude de sa pensée, mais une philosophie de la relation. Watsuji insiste sur le fait que la structure de l’existence humaine est fondamentalement duelle mais non-dualiste. L’opposition apparente des éléments de la relation tient dans leur unité originaire qui se réalise par la règle fondamentale, c’est-à-dire le mouvement de négation en creux de l’existence humaine. Une telle dynamique est l’actualisation de la vacuité. L’affirmation de sa propre existence en tant qu’individu présuppose la négation du vide. Cette négation est une phase nécessaire, comme un prélude à l’affirmation de sa propre nature en tant que ningen. « Nous avons affaire à trois moments unifiés dynamiquement en tant que mouvement de négation. Le vide absolu, l’existence individuelle, l’existence sociale en tant que son développement négatif. Ces trois moments sont en interaction dans la réalité pratique et ne peuvent être séparés. Ils travaillent constamment à l’interconnexion pratique des actes et ne peuvent en

7. Watsuji Tetsurō, La science éthique en tant qu’étude de l’être humain (ࠗே 㛫ࡢᏛ࡜ࡋ࡚ࡢ೔⌮Ꮫ࠘, Ningen no gaku toshite no rinrigaku), Tōkyō, Iwanami zensho, 1934, p. 10.

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aucun cas se stabiliser fixement à aucune place8. » De façon schématique, nous pouvons illustrer cette dialectique comme suit : l’homme au sein de la relation, nie son appartenance à une totalité pour affirmer sa singularité, sa subjectivité. Ce moment doit être à son tour sujet de la négation, négation de la négation qui marque alors l’affirmation de son appartenance au groupe social, à nouveau nié dans le vide, à travers l’interstice qui permet la réalisation de l’éthique. Ce mouvement est incessant et façonne l’existence humaine dans son fond. Négation de la négation, rejet du lien et retour au tout, qui est aussi le rien. Ce retour ne signifie pas que l’on retourne au même point. Le refus d’un lien n’implique pas sa réaffirmation inconditionnée. Au contraire, une sélection s’opère dans ce retour car la réalisation de l’individu signe une forme de liberté ; celle d’affirmer ce qui est et ce qui a à être, celle de choisir quels entre-liens on désire préserver ou détruire. « Plus l’indépendance de l’individu est réalisée, plus haute est l’unité socio-éthique9. » La réalisation de soi en tant qu’individu est le seul garant de l’unité sociale dans la mesure où le retour se fait par l’affirmation des entre-liens, autrement dit de « l’intérité » (㛫᯶, aidagara)10. « C’est seulement lorsqu’un individu devient séparé et indépendant du tout que l’on peut parler d’impulsion individuelle, de la volonté ou encore des actes individuels. De plus, cette négation finie est l’autonégation du néant absolu. À part cette négation finie, il n’y a aucun endroit où le néant absolu se manifeste lui-même11. » Il ne s’agit donc pas d’une négation de l’individualité au nom d’une immersion dans le tout qu’est le groupe. S’immobiliser dans une de ces phases signifie l’inachèvement du tout. Le rejet de la société de même que le rejet de sa propre individualité engendre la négation même de son humanité et marque la rupture du processus, donc de la réalisation de soi comme de l’autre. Car, soi et autre ne font qu’un puisque « n’est divisé entre soi et autre que ce qui peut devenir un12 ». 8. Watsuji Tetsurō’s Rinrigaku, Ethics in Japan, Albany, SUNY Press, 1996, p. 117 (trad. Seisaku Yamamoto et Robert Carter). 9. Ibid. p. 135. 10. Le terme d’intérité est dû à Bernard Stevens, dans son dernier ouvrage Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, Paris, CNRS Éditions, 2005, 233 p. 11. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku (ࠗ೔⌮Ꮫ࠘), dans Watsuji Tetsurō zenshū (ࠗ࿴㎷ဴ㑻඲㞟➨࠘, Œuvres complètes de Watsuji Tetsurō) (WTZ), volume 10, Tōkyō, Iwanami Shoten, 1949, p. 120-121. 12. WTZ 10, 235-236.

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Herméneutique de l’existence

Cette unité se joue dans l’existence à un niveau préréflexif, celui de la corporéité, dans l’activité reliée de l’humain en interaction avec son milieu. En effet, chez Watsuji, le sujet est exprimé par shutai (୺ య), sujet corporel, actif, associé en corps collectifs ou kyōdōtai (ඹྠ య), groupes unis par une même compréhension de soi dans la relation. La rencontre avec l’autre est éprouvée au niveau d’une communication première qui fonde les autres formes de subjectivités, celle du sujet grammatical, shugo (୺ㄒ) et celle du sujet réflexif, shukan (୺ほ). Ces deux formes de subjectivités marquent l’opposition des sujets fondée dans l’unité de la « subjectité » (୺యᛶ, shutaisei). Dans cette perspective, l’éthique de Watsuji peut être considérée comme une éthologie, une « science pratique des manières d’être » de l’humain qui, comme l’Éthique de Spinoza, interroge sur ce que peut le corps, sur ce qu’exprime le corps dans la relation à l’autre. Il met en place une herméneutique de « l’éthique en tant que science des manières d’êtres de l’humain » (ே㛫ࡢᏛ࡜ࡋ࡚ࡢ೔⌮Ꮫ, ningen no gaku toshite no rinrigaku). Pour cela, il s’attache à la compréhension et à l’expression des modalités de l’existence humaine, en s’appuyant sur les faits et les expressions quotidiennes. L’enjeu est de retrouver la concrétude de l’existence, car penser l’être humain n’est pas concevoir un individu abstrait de ses relations, mais au contraire le replacer dans le réseau pratique d’interconnexions subjectives13 qui le constitue. Ce réseau, toujours singulier, devient nécessaire, dans sa contingence première, par l’existence particulière de chaque personne. Ainsi, l’autre est au fondement de l’existence humaine, et l’éthique, en tant que science des manières d’être de l’humain, est immanente à chaque association humaine. « Le fait d’interroger l’éthique se ramène en dernier ressort à interroger la configuration de l’existence humaine14. » Ainsi comprise, l’éthique est pratique, inscrite dans des relations génératrices de manières d’exister. Celles-ci sont articulées selon le modèle confucéen autour des vertus des cinq relations15 qui manifestent la loi 13. « Le réseau pratique d’interconnexions subjectives » traduit shutaiteki kōiteki renkan (୺యⓗ⾜Ⅽⓗ㐃㛵). 14. Watsuji Tetsurō, « La signification de l’éthique en tant qu’étude de l’être humain » : Philosophie (2003, no 79) 5-24 ; 9 (trad. Bernard Stevens). 15. Les cinq relations fondamentales du confucianisme (஬೔஬ᖖ, goringojō), sont la relation souverain-sujet, parent-enfant, entre époux, entre amis, entre aîné et cadet.

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fondamentale de l’existence humaine, puisqu’elles doivent sans cesse s’actualiser pour que s’harmonisent les échanges à chaque niveau de la vie sociale. Les quatre paroles

L’étude des quatre paroles16 fondamentales de sa philosophie clarifie davantage sa conception de l’éthique. En effet, ces paroles ningen, sonzai, seken, rinri, analysées dès l’introduction de l’Éthique, expriment la structure spatiale-temporelle de l’existence humaine. Nous devons garder en tête la signification du mot ningen que nous avons éclaircie auparavant car elle marque le point d’ancrage de sa réflexion. Une des problématiques récurrentes au sein de l’histoire de la philosophie est l’interprétation de l’homme comme unité du corps et de l’esprit, les définitions variant selon la prévalence accordée à l’un des éléments. Or pour Watsuji, l’être humain en tant que ningen signifie à la fois l’individu et la société. « C’est un mot qui signifie aussi l’espace entre les personnes, c’est-à-dire le “monde social”, ce qui est public17. » Le monde social (ୡࡢ୰, yo no naka) ou ce qui est public (ୡ㛫, seken) sont caractérisés par l’interstice, « l’entre » comme lieu de rencontre avec l’autre, l’autre en tant qu’humain et en tant qu’environnement social. La dimension temporelle est ici marquée par l’idéogramme yo, se (ୡ) qui a le sens de génération. Le monde social est alors la stratification spatiale des générations dans le présent devenu lieu de construction. « Pour le dire autrement, le monde et le public, dans la langue japonaise, c’est l’existence humaine historique, environnementale et sociale18. » L’interdépendance du monde et de la personne est caractéristique de l’existence dont l’unité n’est pas substantielle mais en devenir à travers la relation au tout au sein de l’entre. L’existence (Ꮡᅾ, sonzai) exprime le fait de se maintenir spatialement et temporellement, comme l’évoquent les idéogrammes : son (Ꮡ) signifiant se préserver temporellement, et zai (ᅾ) le « lieu où se trouve un sujet agissant » ; le lieu où séjourne, demeure, celui qui peut aller 16. Parole traduit kotoba (ゝⴥ), qui a le double sens de mot ou de parole. Cf. Heidegger, « D’un entretien de la parole », dans Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976 (1959). 17. Bernard Stevens, « Présentation et traduction du premier chapitre de Rinrigaku » : Philosophie (2003, no 79) 10 (trad. Bernard Stevens). 18. Ibid., p. 15.

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et venir, celui qui peut disparaître. L’existence de l’humain devient alors ce qu’il nous est donné de préserver, de maintenir, car elle possède en elle-même la possibilité de son anéantissement. Il s’agit de maintenir ensemble l’homme et son milieu dans la concrétude de l’existence. Quant au terme rinri (೔⌮), que l’on peut rendre par ethos, il marque la règle des relations fraternelles ou du compagnonnage. Les principes fondamentaux. La confiance et la vérité

Ce que Watsuji pose comme fondement de l’association humaine sont les valeurs inhérentes à la « voie de l’humain » confucéenne, cristallisées par le terme makoto19. Les principes de la relation sont des valeurs pratiques : la confiance, la vérité et la sincérité. La question est de savoir sur quoi reposent concrètement ces valeurs. Ce ne peut être dans l’indépendance intérieure de l’individu, de la personne morale en lutte avec son instinct, affirme-t-il. Le fondement de la confiance (ಙ㢗, shinrai) est déjà une règle au sein de la société des humains ; bien plus, « le fond de la confiance est la règle de l’existence humaine20 ». La confiance, qui s’illustre par exemple dans l’acte de promettre, marque « une attitude déterminée envers le futur ». Il s’agit d’une résolution, d’une affirmation du futur dans le présent, mais aussi du passé, dans la mesure où la permanence et l’histoire de chaque relation sont en devenir dans le présent qui engage à un avenir. La confiance assure une continuité spatiale et temporelle à la fois. « La raison pour laquelle nous pouvons assumer une telle attitude est que le passé que nous portons dans l’existence humaine est en même temps précisément le futur auquel nous aspirons. Notre action présente prend place dans cette identité entre le passé et le futur21. » Le présent vécu devient alors un lieu de construction de l’historialité et de la médiance. Qu’en est-il de la vérité dans cette perspective relationnelle ? La vérité de l’humain en tant que ningen prend place dans l’accomplissement du mouvement de négation à travers lequel l’individu se 19. Makoto (ࡲࡇ࡜) s’écrit la plupart du temps en hiragana, car il traduit plusieurs kanji, dont voici quelques exemples : ಙࠊᐇࠊ┿ qui ont respectivement pour sens la sincérité, la réalité et la vérité. 20. Watsuji Tetsurō’s Rinrigaku, Ethics in Japan, Albany, SUNY Press, 1996, 381 p. ; p. 162 (trad. Seisaku Yamamoto et Robert Carter). 21. Ibid., p. 271.

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réalise en tant que tel en niant la relation, en même temps que la double négation rend possible l’unité socio-éthique, et par là même l’existence de l’humain. C’est seulement lorsque ce mouvement s’immobilise que la vérité ne peut advenir. Elle a cours comme réalisation du processus qui se manifeste à travers la confiance comme lien dans le présent, entre passé et futur. Il ne s’agit pas d’un principe transcendant ; ces valeurs sont des manières pratiques d’agir, de vivre, dans le respect et la confiance accordée aux choses. La vérité réside alors dans l’attitude et l’état d’esprit de la personne concernée, de la personne en prise avec les choses au sein de la relation. Il s’agit d’une vérité perspectiviste, mais seulement du point de vue de l’« intérité », autrement dit du lien social, et non de l’individu. « Ce sont les relations humaines qui décident de la vérité et non la relation entre un fait et un mot. Si cela est bien compris alors disparaissent les questions liées au mensonge que quelqu’un est amené à faire. Il s’agit de ne pas décevoir l’autre dans la relation. On peut dire que la vérité est décidée dans et par la relation humaine qui consiste dans une relation de confiance22. » Le mensonge survient là où l’on prétend dire la vérité en portant injure de façon délibérée à l’autre dans la relation. Cette conception suppose que l’on éprouve une forme de responsabilité à l’égard de ce qui nous entoure. Elle enjoint d’être responsable de la relation et donc des attentes inhérentes à la relation et à l’autre dans la relation. La vérité est posée comme structure de l’humain, tout en affirmant l’interdépendance des opposés que sont le vrai et le faux. Logique paradoxale qui n’exclut pas mais fait coexister ce qui est séparé, dans l’unité première du vide. Ainsi le mensonge n’est pas d’essence, mais prend sens en rapport à la vérité. Celle-ci est virtuelle et réelle, puisqu’elle a la possibilité de ne pas s’actualiser, d’où la responsabilité humaine de faire exister ces valeurs dans la relation en continuant le mouvement critique. « Pendant qu’il s’éparpille dans des oppositions innombrables entre soi et l’autre, en même temps, l’humain retourne sur lui-même de façon non-dualiste. Et c’est dans ce mouvement de retour que se réalise sa véracité. Dans la mesure où l’existence humaine est l’existence en tant que ningen, être individuel et social, ce mouvement ne peut s’interrompre23. » Un tel mouvement d’arrêt ne peut être 22. Ibid., p. 274-275. 23. Ibid., p. 281.

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imputé au seul moment individuel, mais s’applique également au tout, société ou état, qui s’arrêterait au stade d’une coercition pure et simple, sans laisser place à l’affirmation de l’individu qui seule permet l’unité socio-éthique. La subjectivité corporelle

Comme nous l’avons dit précédemment, Watsuji inscrit son analyse des relations humaines au sein de la classification confucéenne des cinq relations fondamentales, sans qu’il ne soit contraint par ce cadre. Son analyse de la famille suit une dialectique entre privé et public, qui va de l’unité du couple à la famille nucléaire, de la famille élargie à la communauté, puis à la nation. Il part de la relation sexuelle pour en venir au couple marié qui symbolise la reconnaissance par le groupe du caractère privé de cette relation. Cependant, Watsuji va plus loin en plaçant l’union amoureuse comme mouvement fondamental de l’existence, dans la mesure où l’union de ces opposés dans la relation permet de saisir la non-séparation fondamentale qui culmine dans l’amour. Le sujet dont il est question ici est toujours shutai, le sujet corporel, actif, en-deçà des distinctions puisque c’est à partir de cette subjectivité que l’on éprouve attirance ou rejet de l’autre. Cette subjectivité primordiale, proche de l’expérience pure nishidienne, nous renvoie à un ordre préréflexif du vécu qui fonde les affinités humaines. Le corps est, par là même, un des concepts-clés de l’analyse de Watsuji. Il s’agit du corps comme lieu de vie relié à l’autre sujet qui me constitue de par mon être-avec. Lors d’une conversation avec autrui, ma propre ligne de conduite est influencée par ce que je perçois, de façon consciente ou non, de l’autre, de son état, de ses sentiments, nous dit-il24. Si je ressens agressivité ou au contraire douceur, mon attitude ne peut être la même. Ainsi la mise en présence de deux corporéités (ou subjectités, ୺యᛶ) peut donner lieu à la rencontre, mais celle-ci n’est pas garantie d’avance. Cette mise en présence suppose l’ouverture à l’autre dans l’interstice à travers l’actualisation de la dialectique de l’existence. Fondamentalement contingente, la rencontre est de l’ordre du kairos, du moment propice, elle ne devient nécessaire que par l’actualisation redoublée de la contingence, tel le coup de dés nietzschéen. Car ce quelque chose 24. L’analyse qui suit s’appuie sur le chapitre 3 de Rinrigaku, p. 336 sq.

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qui passe entre deux personnes se joue dans un registre plus originel, au cœur du soi corporel, du Leib, du corps vivant. Phénoménologie du corps

Plus précisément, c’est à travers le visage et sa singularité que s’incarne l’humanité de la personne. L’humain en tant que ningen est en relation, façonné par ses multiples rôles, ou relations sociales. Il est toujours un et multiple à la fois, un du multiple. La personne, persona signifie tout d’abord le masque que l’on porte au théâtre, autrement dit le rôle. Cependant, le rôle ou le masque, c’est-à-dire ce qui est à la surface, le visible, n’est pas connoté négativement. Il ne s’oppose pas à une profondeur invisible à jamais inaccessible. Cet aspect négatif du masque est ancré dans un dualisme surface-profondeur, visibleinvisible, dont l’idée sous-jacente est que le cœur doit être mis à nu, mais devant Dieu seul. Ainsi comprise, la fragilité de l’être humain est ce qui doit être recouvert d’une forme d’insensibilité afin que l’autre justement ne puisse s’immiscer dans mon propre cœur. Mais force et fragilité ne sont-elles pas des moments entre lesquels oscille l’existence de l’humain ? Dans Le masque et la personne (ࠗ㠃࡜࣌ࣝࢯࢼ࠘, Men to perusona), Watsuji souligne le fait que lorsque nous pensons à une personne, c’est son visage qui nous vient à l’esprit. De même, s’il s’agit d’une personne inconnue, avec laquelle nous sommes en relation, ou que nous sommes amenés à connaître, nous nous forgeons une image de cette personne, nous construisons ses traits à travers les éléments que nous connaissons d’elle, sa voix, son écriture, mais cette image reste une projection. Le visage est ce à quoi nous avons accès, lieu de relation à l’autre qui marque sa singularité. Le masque ou le visage est alors saisi en tant que surface ou plan de connexions. L’enjeu, comme le précise Sakabe Megumi25, n’est pas d’opposer le masque au visage mis à nu, d’opposer le véritable soi à un soi social caractérisé par le masque, mais bien plutôt de concevoir la surface comme la totalité de ce qui est. La surface (㠃, omote), le visible est tout entier le réseau de significations qui constitue chacun dans sa personnalité, ses multiples entre-liens (㛫᯶, aidagara). Il n’est pas la partie visible 25. Sakabe Megumi, L’herméneutique du masque (ࠗ௬㠃ࡢゎ㔘Ꮫ࠘, Kamen no kaishakugaku), Tōkyō, Tōkyō University Press, 1976, p. 78-80.

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d’une immense profondeur dont l’autre serait exclu. « Le visage fonctionne dans l’interaction sociale en tant que surface qui exprime le soi, la personnalité. Mon être est à la fois éthique et esthétique, à la fois social et transcendant. Le visage dans le monde est le visage des rencontres interpersonnelles et aussi le “ce en quoi” émerge un sens plus profond de ce en quoi chacun consiste26. » La dialectique en jeu est celle de l’interdépendance, celle du « réseau pratique d’interconnexions subjectives » (୺యⓗ⾜Ⅽⓗ㐃㛵) au sein duquel se réalise l’existence humaine dans sa concrétude. L’importance que Watsuji accorde au visage comme lieu d’interconnexions nous renvoie à une phénoménologie de la surface, phénoménologie du corps au creux de laquelle l’intentionalité n’est pas celle du sujet qui vise un objet mais celle du sujet qui vise un autre sujet dans un réseau de renvois infinis. Éthique et politique

Toutefois, un point essentiellement délicat de cette réflexion éthique est celui de la nation japonaise conçue comme le stade d’unification suprême. Seule cette totalité permettrait la réalisation de soi et du groupe au sein de la nation, mais aussi au niveau du monde. Ceci ne doit pas masquer l’ouverture qui peut se situer au cœur de ces propos ambigus. Watsuji se place dans l’ouverture faite par Aristote, tout en marquant la primauté de la politique sur l’éthique chez ce dernier. Le zoon politikon d’Aristote se rapproche de la conception de ningen, sans exprimer pour autant l’unité des dimensions individuelles et sociales que l’on retrouve chez Watsuji27. Éthique et politique sont chez Aristote au service de la même fin, le Bien dans l’idéal du kalos kai agathon, à réaliser dans l’ici et maintenant de la Cité qui façonne le caractère des hommes afin de les porter vers la réalisation de ce Bien, en tant que bonheur individuel et bien commun. Le politique, l’harmonie du groupe représente le bien supérieur qui est conditionné par la réalisation de l’éthique au niveau individuel. Par contraste, chez Watsuji, les théories éthique et politique sont dans un rapport d’évidement, de

26. Karim Benammar, « Mask and self in contemporary japanese philosophy » (article non publié). 27. Notons l’absence du mot éthique en tant que substantif chez Aristote, L’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème étant des titres attribués postérieurement par un disciple.

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négation réciproque, qui permet de penser le vivre-en commun dans la relation. La communauté est conçue comme une communauté d’amis, un compagnonnage, régis par la confiance et la vérité d’un ego désintéressé, d’un non-ego. Cet état de non-égoïté établit la singularité de l’être humain (ningen) et de sa possibilité d’« extase avec le tout », c’est-à-dire avec le vide, par l’entre de la relation. Cette sortie de soi se réalise dans l’ici et maintenant de l’existence, non dans un ailleurs rêvé. Si l’on prend en compte ce qui précède, toute détermination prenant corps dans l’indéterminé du vide qui ne cesse de s’actualiser à travers la dialectique de l’existence, toute affirmation d’une identité stable est rendue vaine. Qu’il s’agisse de l’identité à soi ou à une communauté, elle ne peut représenter qu’un passage, et non une détermination figée. Chaque être est un présent en tant qu’union du passé et du futur, et doit demeurer dans l’interstice qui permet à la créativité de témoigner de cette relationalité qui le constitue de part en part. L’interstice est ce lieu d’actualisation, la possibilité par laquelle l’humain devient, dans ses relations, par ses relations. Autrement dit, il est le lieu, basho, qui rend possible la rencontre. L’éthique ainsi comprise est l’étude des structures relationnelles envisagées à travers un idéal cristallisé dans le terme makoto, en tant que sincérité, confiance et conscience, mais au-delà dans un esprit d’ouverture et de disponibilité. La communauté culturelle et le peuple

Toute relation à deux s’inscrit dans un ensemble dont le modèle est la famille, de la famille nucléaire à la famille élargie, de la communauté fraternelle à la nation. Le concept-clé devient alors le milieu (fūdo). Chaque milieu se caractérise par une culture, donc par des modèles, des ethos différents, dont aucun ne devrait pouvoir revendiquer la supériorité, chacun révélant une compréhension singulière du milieu. La langue, activité communicationnelle et culturelle à la fois, manifeste l’interrelationalité. Bien plus, nous dit Watsuji, elle construit l’« intérité » ou le lien social. La langue révèle ce caractère particulier et universel dans la mesure où c’est le particulier en tant que compréhension de soi d’un groupe qui donne accès à l’universel dans la rencontre. « Dès la naissance, nous sommes pris dans ce matériau culturel (ᩥ໬㈈, bunkazai) qui nous permet de différencier

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les choses, donc de les comprendre, de les distinguer28. » Mais si l’on regarde simplement la langue comme un bien culturel porteur de sens, nous ne pouvons être touchés par sa vérité toujours situationnelle, immanente à un milieu. La caractéristique essentielle de cette activité interrelationnelle29 est de faire apparaître la subjectivité corporelle comme étant déjà par avance dans une détermination réciproque. L’autre « je » est déterminé en même temps par ce moi, déterminé par l’autre dans une réciprocité et un échange liés à la structure propre à chaque milieu. Cette détermination réciproque n’est pas autre chose qu’une « compréhension mutuelle » qui se déploie dans un réseau d’interconnexions spatial et temporel. Celui-ci passe alors de la communauté d’amis à la nation devenue lieu d’unification suprême. La culture d’un peuple est unie dans la transcendance de la nation affirme-t-il. La communauté langagière est alors comprise comme « la vision sensible qui forme un seul peuple ». Ceci rappelle étrangement l’analogie heideggérienne de la langue comme maison de l’être. Cependant, un passage s’effectue sans cesse du particulier à l’universel, quelque chose se transmet, qui doit rendre possible l’ouverture à l’autre et non la fermeture sur l’identité close de la nation unie par une vision sensible du milieu. En effet, le mouvement de négation qui s’applique à l’être humain s’applique également au tout. Il ne peut s’arrêter à la nation comme limite ultime dans cette existence subjective rassemblée par la vie. Ce qui est requis pour maintenir l’unité est de continuer indéfiniment ce mouvement, en affirmant son individualité ensuite niée pour permettre la réalisation de l’éthique au sein de la relation, dans la perspective du monde et de la rencontre entre milieux. La réception de Watsuji. Du milieu à l’éthique du milieu

Nous avons tenté dans ce qui précède de cerner quelques-unes des problématiques de Rinrigaku à travers l’étude de l’existence humaine. Ce tour d’horizon, nécessairement vaste, a consisté à mettre en exergue certains chemins de pensées défrichés par Watsuji et approfondis 28. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, p. 530. Notons le jeu entre les idéogrammes ูࡅࡿ (wakeru) et ศ࠿ࡿ (wakaru) qui signifient diviser, séparer et comprendre.

La compréhension est de l’ordre de la distinction, mais suppose une unité antérieure. 29. Aidagarateki seikatsu (㛫᯶ⓗάື).

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par d’autres penseurs. Le second moment de cette réflexion consistera dans la présentation de quelques traits marquants de cette réception. La mésologie d’Augustin Berque

L’exemple le plus remarquable par son originalité et son interdisciplinarité est sans doute le cheminement d’Augustin Berque. Géographe et orientaliste de formation, celui-ci joue un rôle considérable dans l’introduction de la pensée de Watsuji et de Nishida en France. Son propre questionnement philosophique, la relation de l’humain à la terre, a trouvé écho dans la théorie du milieu de Watsuji, donnant lieu à une géo-ontologie qui s’inscrit dans le sillage de la géographie phénoménologique. Philosophie d’une part et géographie de l’autre, logique de l’être et logique du lieu : ces dimensions de l’existence humaine sont indissociables pour penser la réalité concrète de l’être humain. L’opposition de la subjectivité humaine et de l’objectivité spatiale est caractéristique de ce moment que constitue la modernité occidentale, mais au-delà, cette distinction trouve son origine dans toute l’histoire de la philosophie. En effet, la distinction platonicienne de l’espace en tant que chôra et topos, (espace subjectif et objectif pourrions-nous dire schématiquement) s’est concentrée après Aristote en une pensée de l’espace objectif, topologique. Hormis quelques exceptions, la pensée de l’espace s’est maintenue dans une perspective topologique, d’où l’importance que revêt la philosophie de Nishida et de Watsuji : il s’agit, avec eux, de sortir de l’abstraction inhérente aux dualismes pour se replacer dans la concrétude de l’existence humaine, celle du « croître-ensemble » de l’humain et de son environnement. Berque a traduit le préambule et le premier chapitre de Fūdo en 1996, accompagnant cette traduction d’un essai, « La théorie du milieu de Watsuji Tetsurō », qui pose les enjeux de sa propre réflexion mésologique. C’est en effet dans cette section que Watsuji conceptualise avec le plus de clarté sa pensée du milieu et pose les fondements théoriques d’une analyse qui s’éloigne ensuite quelque peu de la concision philosophique nécessaire à ses ambitions affirmées dans la première partie. Berque ne cherche pas à faire l’exégèse de Watsuji et Nishida, mais il donne à penser, dans une explication avec eux, les fondements de sa propre géographie phénoménologique. Ainsi, la

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théorie du milieu de Watsuji30 va donner corps à un champ conceptuel qui forme l’ossature d’une philosophie du milieu. Fūdo (㢼ᅵ) désigne littéralement le vent et la terre, mais aussi les habitudes, les coutumes et le sol. Fūdosei (㢼ᅵᛶ), traduit par médiance, devient avec Berque le sens du milieu, ou plutôt les sens d’un milieu lui-même au croisement de différents aspects de la spatialité ; physique, charnelle, mentale, ou « eco-techno-symbolique ». La réalité humaine se construit dans l’interaction de ces dimensions, autrement dit dans la relation incessante entre le subjectif et l’objectif, l’humain et son milieu. La critique que fait Watsuji de l’individualisme moderne, auquel il oppose la concrétude de l’existence humaine en tant que ningen sonzai, nous replace dans une dimension sociale, donc spatiale de l’existence de l’humain qui est alors un « être-vers-la-vie ». La limite ultime du Dasein, cet « être-vers-la-mort », est dépassée par la réalité de l’humain qui ne cesse pas d’exister après la mort du corps, mais continue de se perpétuer socialement, au sein du milieu, dans la succession des générations et des productions. L’éthique, sur le mode de l’être et du devoir être, s’actualise alors dans la relation de l’humain à la terre. Ce qui est fait ici et maintenant conditionne l’existence humaine qui ne peut alors être pensée dans sa seule dimension individuelle, mais plutôt dans la relation à l’espace. La mésologie, autrement dit l’étude des milieux, se rapporte au niveau global de l’écoumène qui signifie la partie habitée de l’étendue terrestre, ou l’« ensemble des milieux humains ». Il s’agit du lieu existentiel lui-même divisé en deux modalités de l’espace tel qu’on le retrouve dans le Timée de Platon. L’espace objectif analysable correspond au topos, lieu géométrique limité, régi par le principe de noncontradiction, tandis que la chôra est le lieu de l’advenir ensemble, plus proche de la vacuité bouddhique que de toute idée de substance. La chôra est le lieu de la concrétude (ලయᛶ, gutaisei) ; autrement dit, le lieu dépend des choses qui elles-mêmes dépendent du lieu dans le devenir incessant de cette relation. Ces deux logiques ne sont pas contradictoires, mais sont imbriquées dans l’existence humaine dont la réalité se construit par l’interaction de ces deux modalités du lieu. Ce qui caractériserait la « modernité » serait, entre autres ruptures dualistes, la prévalence du topos au détriment de la chôra, renvoyant

30. Ou mésologie, fūdogaku (㢼ᅵᏛࠊ㢼ᅵㄽ).

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ainsi le lieu existentiel aux confins de la subjectivité qu’il s’agit d’éliminer pour atteindre aux sphères plus élevées de la vérité, conçue en tant que fruit de l’objectivité scientifique. Cependant les lois de la nature, certes objectives et universelles, ne sont-elles pas, de même, issues de protocoles et d’hypothèses tributaires de la subjectivité du scientifique, lui-même influencé par sa propre existence, par son questionnement, par le milieu dont il est issu ? Dans cette perspective, le topos quantifiable est lui-même en proie à la conception chorésique du lieu, de même que toute hypothèse l’est à travers la subjectivité du chercheur. Berque utilise le concept de trajectivité pour exprimer ce mode de constitution de la réalité à travers la relation entre soi et le monde, entre l’humain et son environnement, entre le topos et la chôra. Dans cette interaction, comment concevoir le rapport entre l’éthique et l’esthétique ? L’esthétique en tant que faculté de sentir, d’éprouver, renvoie à la subjectivité de l’individu, mais ne s’y limite pas dans la mesure où cette faculté de sentir est elle-même conditionnée par la structure sociale dans laquelle se situe la personne. Elle est ce qui relie les subjectivités dans la perception du milieu, de la nature et de sa beauté. Cette sensibilité humaine se traduit au niveau éthique par le fait d’être affecté par l’autre, par la capacité d’éprouver l’humanité de cet autre que moi, qui n’est pas l’objet du désir mais qui y participe. Nous avons affaire à une double dimension, verticale et horizontale dans la perspective de l’être humain comme « être-vers-la-vie ». Ce qui se transmet de façon verticale est l’exigence propre à l’existence de se maintenir, de se préserver, en tant qu’elle est par définition ce qui peut disparaître. L’horizontalité réside dans la relation qui unit les singularités au sein du milieu. L’éthique ne se situe pas au niveau de l’individu, mais au sein de l’intérité, dans la relation à l’autre, l’autre étant avant tout l’autre humain présent et à venir, mais aussi le milieu en tant qu’il est la condition d’existence de l’être-à-venir. La confiance, dans sa double dimension d’être et de devoir-être, se joue dans l’exigence humaine de préserver la relation au milieu, dans le présent en tant que porteur du passé et de l’avenir. La question du « dépassement de la modernité »

Le colloque qui s’est tenu en 1997 à Paris à l’initiative de Berque, « Logique du Lieu et dépassement de la modernité », a réuni différents

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chercheurs sur la question politique liée à l’ambition de dépasser la modernité en élaborant un autre paradigme que celui de l’Occident. Cette utopie est en effet présente à différents niveaux chez les philosophes de l’école de Kyōto. Cependant, chacun d’eux a tenté de construire un autre fondement ontologique issu d’une réflexion sur la rencontre des mondes et de ses différentes histoires. Cette mise en regard des recherches internationales a permis de dépasser certains écueils inhérents à cet idéal, en ouvrant le champ de la réflexion à des thématiques plus contemporaines. En effet, penser avec Nishida ou Watsuji suppose de mener une réflexion sur la situation politique d’émergence de leurs œuvres. Mais comme pour Heidegger, est-il légitime de rejeter la richesse incontestable de ces philosophies au nom des errances situationnelles qui les ont vu naître ? L’idée de dépasser la modernité à travers un nouveau paradigme afin de proposer un modèle qui s’intègre aux besoins de l’hétérogénéité du monde n’est pas théoriquement préjudiciable, mais biaisée dans son fondement même, celui de la modernité. Ce concept prend sens en rapport à une chronologie et à une idéologie qui ne peuvent être importées à travers les seuls artefacts technologiques. Cependant, quelque chose d’important subsiste aujourd’hui dans cette tentative menée par l’école de Kyōto d’adapter ce que l’Occident impose au monde comme étant la modernité, son idée de la modernité, sans prendre en compte les différents milieux dans leurs caractéristiques propres. Ce questionnement qui a eu lieu au Japon au début du siècle passé se pose aujourd’hui, dans d’autres lieux, dans d’autres contextes (l’Afrique, l’Amérique latine ou encore les pays de l’ex-Union soviétique…), d’où l’importance de réfléchir sur ces rapports entre philosophie et politique. Entre l’exigence philosophique et la réalité pratique, le fossé demeure ouvert. La réalisation politique des théories philosophiques se caractérise bien souvent par une perversion des intentions philosophiques, par une mise sous tutelle de la philosophie au nom des intérêts de l’État (ce que ces philosophes n’ont pas su ou pas voulu voir, malgré les exactions commises par le Japon à cette période). Les actes de ce colloque31 ont permis au lecteur de se faire une idée du contexte dans lequel s’est enracinée cette philosophie (en l’occurrence pour ce 31. Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, Paris, Ousia, 2000.

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colloque celle de Nishida), tout en ouvrant de nouvelles perspectives à la pensée philosophique du lieu. En remettant en question les présupposés les plus élémentaires de la pensée occidentale, les philosophes japonais se placent au cœur de la rencontre et de sa richesse incommensurable. Ils éveillent ainsi le chercheur à la possibilité d’inventer de nouvelles réponses aux problèmes posés aujourd’hui par la mondialisation et le désastre écologique en cours. Bernard Bernier et la question de la modernité

L’horizon du « dépassement de la modernité » qui a caractérisé le climat philosophique du Japon à cette époque est également mis en question par Bernard Bernier. Un de ses thèmes de recherche porte sur « Watsuji, la modernité et la culture japonaise ». Le champ de recherche de Bernier, anthropologue de formation, s’attache davantage aux retombées sociales et politiques de la philosophie de Watsuji, là où Berque traite du milieu dans la perspective d’une philosophie environnementale. Bernier interroge principalement l’Éthique, mais aussi Fūdo. Afin de montrer quels sont les enjeux philosophiques de son analyse sur le sujet qui nous intéresse particulièrement ici, c’està-dire les implications de la pensée de l’espace, nous allons présenter deux articles qui ont tous deux pour point d’ancrage le nationalisme culturel chez Watsuji. Le premier article, « De l’éthique au nationalisme et au totalitarisme chez Heidegger et Watsuji32 », met en rapport le cheminement de ces deux philosophes qui ont approuvé le totalitarisme en place à leur époque. Avec l’analyse de Fūdo et de Rinrigaku d’une part, de Sein und Zeit et du Discours du Rectorat de l’autre, Bernier montre comment ces constructions philosophiques possédaient les bases d’une possible dérive idéologique, qui s’est effectivement actualisée. En montrant les différences et les similitudes de ces deux parcours, nous voyons se construire la justification philosophique de l’idéologie totalitaire, avec les nuances qui s’imposent nécessairement à l’étude de chaque cas. La critique que tous deux font de la modernité répond à des situations et à des exigences différentes, tout en affirmant la supériorité de l’esprit du peuple, allemand ou japonais. L’idée d’enra32. Dans Livia Monnet (dir.), Approches critiques de la pensée japonaise du xxe siècle, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2001, p. 108-161.

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cinement culturel de l’individu devient alors le ferment d’une affirmation identitaire au détriment de la différence. L’idée que cette dérive était inhérente à leur système philosophique de façon latente, pose la question de la contingence. Cela aurait pu être autrement, l’idée de la contingence radicale au fondement de toute réalité est importante dans cette réflexion. La fascination de Watsuji pour la littérature occidentale précède un retour sur soi, une interrogation sur sa propre culture qui ne peut se faire pleinement qu’à travers une mise à distance de ses propres présupposés. Sans tomber dans le travers qui consisterait à expliquer une philosophie par la biographie de son auteur, il est intéressant de souligner que le parcours spirituel de Watsuji coïncide avec sa dialectique de l’existence, à travers la négation du groupe qui marque l’affirmation de l’individualité à laquelle succède la double négation en tant qu’affirmation de son appartenance au groupe. Il est indéniable que Watsuji privilégie ce second moment, que le collectif prévaut sur l’individu, mais d’autre part, il affirme que l’individualisation seule permet l’unité socio-éthique. La dimension individuelle n’est pas déniée, elle est ce qui permet l’avènement d’une voie de l’humain, dans sa double dimension. Si l’on peut situer les déviances totalitaires de Watsuji dans son affirmation de la supériorité de la nation japonaise basée sur la « voie de l’empereur », on ne peut nier que ces propos ne constituent qu’une partie de son raisonnement. Le fait que l’éthique se réalise dans le retour à la totalité, même s’il peut mener à une forme d’idéologie, n’est pas en soi préjudiciable, dans la mesure où l’éthique prend corps dans la relation à l’autre. La réalisation de l’éthique pour soi nous renvoie à la nudité de l’humain devant Dieu seul ; et non dans l’ici et maintenant de la relation au fondement de l’existence humaine. On peut interpréter le mouvement de retour comme celui de l’absorption de soi dans le tout, mais aussi comme celui de l’affirmation de son appartenance à la relation, qui marque la réalisation de l’éthique et engage l’humain à préserver ses relations au milieu. La contingence de l’existence rend difficile tout jugement a posteriori sur la possibilité pour ces philosophes de penser autrement et ce dans la mesure même où leurs préoccupations étaient de l’ordre d’une injonction, celle de sortir des impasses de la « modernité » et de ses paradigmes infernaux. La philosophie n’est pas atemporelle, mais répond à des exigences liées à un milieu, à un climat social. Son histoire nous confronte à la stratification des pensées, à leur contingence

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devenue nécessaire à un moment donné. Le prince de Machiavel répondait à des besoins politiques précis d’unification d’un territoire, de même que le droit naturel de Hobbes répond à une construction, celle de la souveraineté de l’État. On peut légitimement supposer que si Heidegger et Watsuji avaient adopté d’autres positions politiques à leur époque, leur philosophie n’aurait pas l’importance qu’elle peut avoir aujourd’hui. S’ils étaient allés à l’encontre des sommations aveugles de cette période de l’histoire, peut-être auraient-ils le statut de martyr, ou encore auraient-ils disparus de l’histoire de la pensée, rendant grâce aux vainqueurs et laissant dans l’oubli ceux qui font l’histoire dans l’ombre. Mais ces hypothèses nous placent à la limite, là où fiction et réalité se croisent à la lisière des possibles. En déterminant les tenants et les aboutissants des positions philosophiques de ces deux auteurs, Bernier nous montre comment une pensée de l’éthique d’un côté et une pensée plus politique de l’autre, fondées sur une ontologie, peuvent dériver jusqu’à obscurcir l’esprit critique propre au philosophe. Dans « Watsuji, la modernité et la culture japonaise33 », il analyse le contexte d’émergence de la pensée de Watsuji tout en développant l’Éthique au niveau conceptuel. Le regard qu’il porte sur l’éthique souligne les éléments ambigus, sans rejeter l’importance que peut avoir la philosophie de Watsuji dans une perspective contemporaine. Au contraire, Bernier met en valeur l’actualité de cette réflexion qui nous force à envisager différemment certaines méthodes des sciences humaines. Elle inaugure de nouveaux concepts et de nouvelles pistes qu’il nous revient de prolonger pour sortir de certaines impasses de la pensée, impasses issues sans doute de ce concept de modernité. Le concept de modernité doit maintenant être précisé afin de mieux cerner les enjeux de la philosophie de Watsuji. Il est en effet essentiel de répondre à cette question dans la mesure où les études sur la philosophie japonaise se sont souvent focalisées sur l’utopie du dépassement de la modernité. Cependant, la modernité elle-même n’est-elle pas une utopie ? Une idéologie, en tant qu’idée de l’idée que l’on se fait de soi ? N’y a-t-il pas méprise en Occident comme au Japon ou ailleurs sur ce terme, ambigu s’il en est, même si les effets concrets de cette idée ne cessent de se faire sentir de par le monde ? Est 33. Bernard Bernier, « Watsuji, la modernité et la culture japonaise » : Culture et modernité au Japon, Anthropologie et société 22-23 (1998) 35-58.

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moderne, dans cette perspective, ce qui répond au paradigme qui culmine dans l’idéalisme des lumières. Ce paradigme est celui de l’objectivité, autrement dit, de la séparation entre nature et culture. L’Europe serait devenue moderne par sa volonté de mettre à nu les lois de la nature, par son rêve de connaître objectivement les secrets de la vie, par opposition aux cultures « primitives » qui vivraient pleinement dans l’immanence d’une nature subjectivisée. On sépare l’individu-sujet en âme et conscience de l’individu en relation, de l’individu-groupe qui doit répondre à des lois : lois naturelles, lois économiques, lois politiques. Si on sépare l’individu sujet de sa relation à la nature, au milieu, ne reste alors en jeu que les seuls intérêts personnels de ceux qui façonnent l’objectivité acquise. La relation de l’humain au milieu est double, l’échange est réciproque, sauf si on le détermine comme étant du seul pouvoir de l’homme. Il est certes du pouvoir de l’humain de modifier les choses, mais à quel niveau ? L’idéal moderne caractérisé par la flèche du temps garantissant le progrès, l’émancipation des hommes à travers l’idéal commun de l’objectivité, de la rentabilité et de l’efficacité, est remis en cause de toutes parts aujourd’hui. L’avènement de l’esprit absolu dans la rationalité occidentale moderne ne fait plus sens. L’homme, irrémédiablement séparé de l’humain, ne reçoit rien en retour, pas d’éthique de la nature, pas de rationalité de l’histoire. Certes, mais l’éthique naît dans l’intérité, dans la relation à l’autre : l’autre humain et les nonhumains, ces « objets hybrides » dont parle Bruno Latour dans son livre Nous n’avons jamais été modernes34. Le passage par l’œuvre de Latour n’est pas fortuit, mais au contraire prend sens à travers l’écologie politique qu’il construit, s’inscrivant par là dans la thématique du milieu. Dans cet essai controversé, Latour n’invite pas à réduire le non-humain à un simple objet, mais plutôt à replacer la relation dans son horizontalité, dans le long réseau qui sous-tend les séparations multiples qui constituent notre vie quotidienne. L’enjeu pour Latour est de réintégrer le métalangage dans son intrication pratique, dans sa connexion avec ce qui nous construit et que nous construisons. Il s’agit là aussi de retrouver la « concrétude », de sortir des abstractions qui existent dans la représentation, dans la présentation que se font certains humains d’une certaine réalité, en l’imposant 34. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, essai d’anthropologie symétrique, Paris, Éditions La Découverte, 1991.

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comme étant l’unique réalité. Cette horizontalité ne s’oppose pas à la transcendance, car bien au contraire, c’est en se situant au sein du réseau de liens qui nous construit que se constitue pleinement la transcendance. Ceci nous renvoie à la surface (㠃, omote), qui révèle la transcendance dans son horizontalité. Ce réseau à la fois « collectif, discursif et réel » trace l’enchevêtrement infini qui caractérise notre quotidien, dans ses actes les plus évidents. Cependant, afin de construire cette relation, horizontalité et verticalité, immanence et transcendance, doivent être préservées tout à la fois. Ce n’est pas en identifiant la nature à l’humain et à la société, en invoquant une immanence totale que se construisent des solutions politiques : c’est dans la relation que la possibilité de transformer et de construire des solutions se fait jour. La modernisation devenue mondialisation nous force à penser de façon radicalement autre l’idée même de la modernité. La nécessité de trouver un autre paradigme à cette idée de la modernité que l’on trouve chez Watsuji peut apporter dans ses fondements philosophiques, les prémisses d’une autre réalité. En effet, si on place l’éthique dans la relation, celle-ci devient alors tant environnementale qu’esthétique puisqu’elle se déploie d’abord dans une relation subjective active. Une telle subjectivité est dans la concrétude de la relation qui précède la réflexion, dans l’immanence de la conscience de soi devenue réflexive par la transcendance de la relation. L’invitation à la « pensée métisse » de Bernard Stevens

À travers l’étude partielle de ces deux auteurs, diverses interrogations ont pu être soulevées, qui ouvrent le champ des réflexions sur la spatialité chez Watsuji aux dimensions esthétiques, éthiques et politiques. Pour compléter ce tour d’horizon, il convient également de s’intéresser au remarquable travail de Bernard Stevens. Celui-ci est philosophe, spécialisé entre autres dans la phénoménologie. Depuis plusieurs années, son intérêt pour la philosophie japonaise a permis de faire découvrir l’école de Kyōto à un public de spécialistes jusqu’alors réticents face à l’idée d’une philosophie non-européenne. Plusieurs de ses ouvrages introduisent aux problématiques de ce mouvement et mettent en valeur l’apport conceptuel dont nous pouvons enrichir notre réflexion, tout en posant de façon critique le problème politique qui leur est associé. Nous devons à Stevens une traduction de l’introduction de Rinrigaku qui donne à voir son

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importance et sa clarté conceptuelles. Dans son dernier ouvrage, Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, il offre au lecteur un panorama de l’effervescence intellectuelle de ces philosophes. Ses synthèses nous forcent à entrouvrir certaines des portes auxquelles nous n’osions jusqu’alors avoir accès dans la philosophie, et permettent d’ajuster celle-ci à des réalités et problématiques contemporaines. L’intérêt n’est pas de redéfinir la philosophie, mais de la sortir des ornières de l’autojustification pour se confronter aux problèmes cruciaux que pose « la mondialisation » en des termes autres que ceux qui ont vu naître la modernité. Les chemins que nous venons de parcourir sont des exemples illustrant cette nécessité de concevoir selon une nouvelle donne la pensée et son pouvoir. Chacun de ces auteurs nous invite à ouvrir l’horizon de la réflexion, à se confronter à d’autres choix de la pensée. Sans ces travaux précurseurs, d’autres générations de chercheurs n’auraient pas la possibilité de répondre de la même façon aux questions qui importent aujourd’hui. En s’appuyant sur ces travaux, un immense horizon de recherche devient accessible, permettant d’avancer sur des pistes qui n’avaient été qu’esquissées, étant subordonnées d’une certaine façon à la légitimation philosophique de ces recherches. Penser l’existence humaine avec Watsuji est une plongée dans l’espace de la relation, au croisement de ces moments structurels que sont l’espace et le temps, le milieu et l’histoire. Les séparations inhérentes à la substantialité sont replacées dans la genèse de leur apparition, c’est-à-dire dans la vacuité. L’existence de l’être humain, ningen sonzai, se caractérise par l’exigence de maintenir ce qui peut disparaître, de continuer à le faire ex-ister. Il s’agit d’une logique phénoménale qui engage l’être humain dans ces relations de manière à la fois éthique et esthétique, dans un réseau vertical et horizontal, individuel et social, dans l’existence de celui qui est sans cesse traversé par l’autre pour se construire, qui laisse place à l’autre en lui. Bien plus, cette exigence, au-delà de la personne, doit s’appliquer au groupe social, de même qu’à la nation dans son rapport aux autres nations au sein du tout qu’est le monde, en tant qu’un du multiple. En dernier lieu, il s’agit donc de se replacer au sein du monde, dans son hétérogénéité pour permettre à la pensée d’exister. Or cette existence nécessite l’ouverture à l’autre, le métissage, qui s’est actualisé au Japon au début du siècle passé mais qui ne cesse d’être d’actualité, tant les différents milieux ont besoin de retrouver le cours de cette dialectique dont

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Watsuji nous parle. L’existence est cet au-dehors que l’individu a en partage et qui le constitue, d’où la nécessité de la recentrer dans son milieu pour ne pas perdre ce qui façonne la vie en commun : la solidarité comme fondement des relations humaines. L’étude de la philosophie de Watsuji a permis d’ouvrir l’horizon de la recherche en sciences sociales à de nouveaux modes de mises en relation des différents domaines qui constituent le fondement de l’existence humaine. La mésologie initiée par Berque demeure un des champs d’investigation les plus féconds dans le monde francophone et inaugure par là même de nouvelles manières de penser l’être humain et le monde, au-delà des séparations induites par une logique que la modernité a instaurée comme paradigme. Sortir des ornières d’une pensée qui s’autojustifie permettrait de donner une autre consistance à la pensée qui doit aujourd’hui répondre à des exigences, à des injonctions qui proviennent de part et d’autre du monde. La philosophie, dans sa quête d’universalité, s’est en effet posée tout au long de son histoire comme centre et détentrice de fait de l’universalité. La critique que Berque adresse à Nishida et Watsuji se joue à ce niveau : l’absolutisation du prédicat, du « ce en quoi », apparaît selon lui comme l’absolutisation du particulier élevé au statut d’universel. Cependant « le passage à la véritable universalité ne consiste qu’en la conscience de soi comme « particulier »35. Et c’est ce point, la conscience de soi comme un du multiple, qui ouvre de nouvelles perspectives à une philosophie qui ne peut se constituer que dans la rencontre. Cela est d’autant plus important aujourd’hui que l’ambivalence de la notion de monde doit faire prendre conscience de sa particularité sans l’élever toutefois au rang d’universel en soi dans la fermeture sur une identité close, mais au contraire s’ouvrir à l’autre, exister dans cette ouverture, dans l’intérité qui constitue le socle de l’existence humaine. Considérer la spatialité chez Watsuji et ses interprètes nous a permis de survoler de nombreuses thématiques traitées parfois de façon elliptique. Cependant, une analyse linéaire de cet auteur étant rendue impossible par l’interaction des dimensions existentielles, la difficulté s’en trouve accrue. Afin de fermer — et ouvrir — cette 35. Kioka Nobuo, « La philosophie de Nishida comme fūdogaku. Une voie du particulier à l’universel ». Communication au colloque La philosophie du Japon au xxe siècle. L’espèce, le corps, l’entre, CEJ Alsace, 26-27 mars 2004.

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réflexion, nous terminerons en citant Michel Foucault : « Si une philosophie de l’avenir existe, elle doit naître en dehors de l’Europe ou bien elle doit naître en conséquence de rencontres et de percussions entre l’Europe et la non-Europe36. » Bibliographie Benammar Karim, « Mask and self in contemporary Japanese philosophy » (article non publié). Bernier Bernard, « Watsuji, la modernité et la culture japonaise » : Culture et modernité au Japon, Anthropologie et société 22-23 (1998), p. 35-58. Bernier Bernard, « De l’éthique au nationalisme et au totalitarisme chez Heidegger et Watsuji », dans Livia Monnet (dir.), Approches critiques de la pensée japonaise du xxe siècle, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2001, 570 p. ; p. 109-161. Berque Augustin, « La théorie du milieu de Watsuji Tetsurō » : Philosophie (1996, no 51) 3-8. Berque Augustin, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, 272 p. Berque Augustin (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, vol. 1 : Nishida : La mouvance philosophique, Bruxelles, Ousia, 2000, 390 p. Berque Augustin (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, vol. 2 : Du lieu nishidien vers d’autres mondes, Bruxelles, Ousia, 2000, 294 p. Berque Augustin (avec Maurice Sauzet), Le sens de l’espace au Japon : « Vivre, penser, bâtir », Éditions Arguments, 2004, 227 p. Foucault Michel, Dits et écrits II, numéro 236, Paris, Gallimard, 1987, 1735 p. Heidegger Martin, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986, 590 p. Kosaka M., Nishida Kitarō to Watsuji Tetsurō (ࠗす⏣ᗄከ㑻࡜࿴㎷ဴ㑻࠘), Éditions Shinchōsha, 1964, 248 p. Latour Bruno, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, Éditions La Découverte, 1991, 207 p. Sakabe Megumi, Kamen no kaishakugaku (ࠗ௬㠃ࡢゎ㔘Ꮫ࠘, Herméneutique du masque), Tōkyō, Tōkyō University Press, 1976, p. 78. Sakabe Megumi, « Le masque et l’ombre. Ontologie implicite de la pensée Japonaise » : Revue de métaphysique et de morale 87 (1982) 340.

36. Michel Foucault, Dits et écrits II, numéro 236, Paris, Gallimard, 1987.

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Sakabe Megumi, Watsuji Tetsurō ibunka kyōsei (ࠗ࿴㎷ဴ㑻␗ᩥ໬ඹ⏕ࡢ ᙧ࠘, Watsuji Tetsurō, forme d’une symbiose des cultures étrangères), Tōkyō, Iwanami Shoten, 1986. Sakabe Megumi, Watsuji Tetsurō zuihitsu shu (ࠗ࿴㎷ဴ㑻㝶➹㞟࠘, Sélection d’essais de Watsuji), Tōkyō, Iwanami bunko, 1995, 272 p. Stevens Bernard, « Présentation et traduction du premier chapitre de Rinrigaku, “La signification de l’éthique en tant qu’étude de l’être humain” » : Philosophie 79 (2003, no 79) 3-24. Stevens Bernard, Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, Paris, CNRS Éditions, 2005, 233 p. Watsuji Tetsurō, Ningen no gaku toshite no rinrigaku (ࠗ㛫ࡢᏛ࡜ࡋ࡚ࡢ೔ ⌮Ꮫ࠘, La science éthique en tant qu’étude de l’humain), Tōkyō, Iwanami zensho, 1934. Watsuji Tetsurō, Fūdo. Ningengakuteki kōsatsu (ࠗ㢼ᅵࠊே㛫Ꮫⓗ⪃ᐹ࠘, Milieux, Considérations humanologiques), Tōkyō, Iwanamibunko, 1935, 278 p. Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō zenshū (ࠗ࿴㎷ဴ㑻඲㞟➨࠘, Œuvres complètes de Watsuji Tetsurō), volumes 10 et 11, Tōkyō, Iwanami Shoten, 1949. Watsuji Tetsurō, « Préambule et premier chapitre de Fūdo » : Philosophie (1996, no 51) 9-30 (trad. Augustin Berque). Watsuji Tetsurō, Watsuj Tetsurō’s Rinrigaku. Ethics in Japan, Albany, SUNY Press, 1996, 381 p. (trad. Seisaku Yamamoto et Robert Carter).

La théorie de la médiance de Watsuji Tetsurō et son actualité Augustin Berque

Si la grande œuvre de Watsuji Tetsurō (1889-1960) reste son Éthique, corrélativement, sa vision de l’organicité sociale ou du corps social (㛫᯶, aidagara) a fait de lui le découvreur d’un champ de la réalité qui bouleverse la conception moderne de l’existence, en refondant celle-ci dans l’environnement terrestre. Cette mésologie, ou étude des milieux humains (㢼ᅵㄽ, fūdoron ou㢼ᅵᏛ, fūdogaku), établit en effet un pont entre deux domaines jusque-là étrangers l’un à l’autre : l’ontologie et la géographie. Elle s’est concrétisée dans la publication de Fūdoࠗ㢼ᅵ࠘en 19351. Genèse, composition et réception de Fūdo

Formé à la philosophie allemande comme la plupart des philosophes japonais de sa génération, Watsuji, en 1927, s’en va parfaire cette formation en Allemagne, à près de quarante ans. Il est né en effet la même année que Heidegger, en 1889 ; et 1927, c’est l’année où paraît Sein und Zeit (Être et temps). Ce sont là davantage que des coïncidences. Watsuji se plongera dans le maître livre peu après son arrivée, alors que, comme il le relate dans l’introduction de Fūdo, il avait encore toutes fraîches à l’esprit les impressions du long périple en bateau qui lui avait fait découvrir, successivement, des milieux dont 1. Watsuji Tetsurō, Fūdo. Ningengaguteki kōsatsu (ࠗ㢼ᅵࠋே㛫Ꮫⓗ⪃ᐹ࠘, Milieux. Étude humanologique), Tōkyō, Iwanami shoten, 1935. La pagination cidessous réfère à l’édition de 1979 dans la collection Iwanami bunko.

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chacun l’avait dépaysé : la Chine, l’Inde, l’Arabie, l’Égypte, la Méditerranée… C’est de cette rencontre avec d’autres façons d’être humain, puis avec la pensée de Heidegger, que naîtra l’idée directrice de Fūdo : l’existence n’est pas seulement structurée par le temps, elle l’est tout autant par l’espace. Elle n’est pas seulement chargée d’une histoire, elle l’est aussi d’un milieu. Le milieu, c’est ce qui incarne l’histoire, et en dehors de cette concrète incarnation, l’être n’est qu’une abstraction. Revenu au Japon en 1928, Watsuji mettra en forme cette intuition dans une série d’articles, qu’il reprend en 1935 dans un livre : Fūdo. Dans la version définitive (1948), celui-ci se compose de cinq chapitres : I – Théorie fondamentale du milieu ; II – Trois types de milieux : mousson, désert, prairie ; III – Formes particulières du milieu de mousson : Chine, Japon ; IV – Milieu et caractères de l’art ; V – Histoire de la mésologie. Fūdo connut un grand succès, mais celui-ci repose sur un certain malentendu. C’est d’abord que l’intention théorique de Watsuji, qui défiait l’ontologie heideggérienne, a été largement éclipsée par son illustration concrète en des exemples de milieux divers, particulièrement le Japon, ici classé dans les milieux de mousson. En effet, maintes fois réédité, l’ouvrage est compté au nombre des classiques du genre nippologique, lequel consiste pour l’essentiel à faire ressortir l’irréductibilité de la culture japonaise aux modèles occidentaux. Fūdo y contribuait en montrant que cette originalité s’enracine dans la nature elle-même. D’où la faveur que connut le livre, au détriment de ses thèses principales qui sont d’ordre ontologique, et d’une portée qui échappe à la majorité de ses lecteurs. Un second malentendu porte sur ces thèses elles-mêmes. En effet, la plupart des lecteurs de Fūdo le comprennent comme une illustration du déterminisme environnemental, c’est-à-dire de l’influence qu’exercerait le climat sur la culture, dans une relation de cause à effet2. Or, dès les premières lignes de son préambule, Watsuji écarte expressément cette interprétation. Une méprise aussi grossière aurait de quoi surprendre, n’était que le livre, en contradiction non seulement avec l’intention qu’il affiche d’emblée, mais avec la construction

2. Voir à ce sujet mon article « The Japanese thought of milieu (fūdo). From peculiarism to the quest of the paradigm », dans Josef Kreiner et Hans Dieter Oelschlager (dir.) Japanese Culture and Society. Models of Interpretation, Munich, Iudicium Verlag, 1996, p. 61-79.

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théorique à laquelle se livre le premier chapitre, verse effectivement à plus d’un égard dans le déterminisme quand il en vient à l’illustration concrète. Nous en verrons plus loin les raisons, mais toujours est-il que pour un lecteur non spécialement porté à l’ontologie, et qui aura donc négligé les aspects théoriques de l’ouvrage, celui-ci ne laisse apparaître qu’une thèse déterministe. C’est en ce sens exclusivement que par exemple, tout récemment, Fūdo a été invoqué dans une controverse à propos d’un article de Jared Diamond sur les origines de la culture japonaise3. La difficulté de traduire Fūdo

Hors du Japon, la diffusion des idées de Fūdo a été plus que desservie : bloquée par sa traduction anglaise4, due à Geoffrey Bownas et patronnée par l’UNESCO. Force est en effet de dire que cette traduction passe totalement à côté du dessein de l’ouvrage, n’en laissant que le côté déterministe qui n’a rien que de banal. Est parue plus tard une version allemande, de meilleure qualité mais qui flotte encore quant à l’essentiel5. Voilà un livre écrit par un philosophe, et qui tourne autour d’un concept : fūdosei (㢼ᅵᛶ), lequel est énoncé et défini dès la première phrase du préambule. Celle-ci6 devient respectivement, dans les deux traductions : My purpose in this study is to clarify the function of climate as a factor within the structure of human existence, et In der vorliegenden Studie möchten wir zeigen, daß fūdosei, das Klimatische, zur Struktur des menschlichen Dasein gehört. Les deux difficultés principales de cette phrase portent sur la traduction du concept de fūdosei, et sur celle de sa définition comme ningen sonzai no kōzō keiki (ே㛫Ꮡᅾࡢᵓ㐀ዎᶵ). On voit que le concept est rendu diffé3. Pour suivre les développements de cette controverse, déclenchée sur internet en juillet 2005, voir www.froginawell.net/japan, ou faire « watsuji tetsuro fudo » sur google. 4. Watsuji Tetsurō, Climate. A Philosophical Study (1960), titre devenu en 1988 Climate and Culture. A Philosophical Study, New York, Londres, Westport (Connecticut), Greenwood press. 5. Watsuji Tetsurō, Fudo. Der Zusammenhang zwischen Klima und Kultur, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1992 (trad. Dora Fischer-Barnicol et Okochi Ryōgi). 6. Soit dans le texte original : ࡇࡢ᭩ࡢ┠ࡊࡍ࡜ࡇࢁࡣே㛫Ꮡᅾࡢᵓ㐀ዎᶵ࡜ࡋ࡚ ࡢ㢼ᅵᛶࢆ᫂ࡽ࠿࡟ࡍࡿࡇ࡜࡛࠶ࡿ.

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remment : « the function of climate » d’une part, « das Klimatische » de l’autre ; et sa définition aussi : « a factor within the structure of human existence », et « die Struktur des menschlichen Daseins ». Keiki n’est pas traduit dans la version allemande, alors que dans le vocabulaire philosophique japonais, ce terme a rendu l’allemand Moment, fréquent par exemple chez Hegel, et qui dérive de la mécanique le sens de : puissance de mouvoir. Que deux traductions rendent différemment une phrase difficile n’a rien de surprenant. Si toutefois l’entrée en matière de Fūdo est ardue — à la vérité, cette première phrase est sans doute la plus abstruse de tout le livre —, sa cohérence rigoureuse avec la suite du propos l’éclaire a posteriori : non seulement l’ensemble de Fūdo tourne autour du concept de fūdosei, mais le texte déploie autour de ce même terme un appareil conceptuel qui est également d’une grande cohérence. Or les deux traductions, quant à elles, ne respectent pas cette cohérence : elles fluctuent selon les cas. Pour s’en tenir au préambule, qui est court et où le mot fūdosei intervient cinq fois, celui-ci est rendu respectivement comme suit : Version anglaise 1. the function of climate 2. « human climate » 3. climate 4. climate 5. climate

Version allemande 1. fūdosei, das Klimatische 2. das klimatisch Bestimmtsein 3. fūdo, Klima 4. das Klimatische 5. das Klimatische

Ainsi, pour un seul et même mot, chacune des deux versions adopte trois traductions différentes. En outre, climate ou Klima traduisant par ailleurs fūdo dans ces mêmes versions, il y a interférence entre les deux termes fūdo et fūdosei ; alors qu’en japonais, ceux-ci ne sont pas moins distincts que le sont par exemple en français histoire et historicité, ou lieu et localité. Watsuji dérivant aussi de fūdo, outre fūdosei, l’adjectif fūdoteki (relatif au fūdo), l’adverbe fūdotekini (de manière relative au fūdo), ainsi que fūdoron (fūdo-logie) et fūdogaku (science ou étude du fūdo), on imagine la répercussion de tels flottements dans les deux traductions. Au demeurant, le problème principal est bien, dans les deux cas, la traduction défaillante du terme fūdo et du concept qui en dérive, fūdosei (le suffixe -sei ᛶ équivalant au français -ité, à l’allemand -keit, etc.). Dans le texte allemand, ce concept n’est pas rendu par un terme

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adéquat, mais le cadre général de la problématique est néanmoins respecté. Dans le texte de Bownas, en revanche, c’est tout ce cadre qui reste incompris ; ce qui mène parfois le traducteur à des digressions surréalistes, faute de repère conceptuel quant au sens de l’ouvrage7. Pour saisir le propos de Fūdo, et donc pouvoir le traduire, il faut d’abord voir — la chose est non seulement évidente à la lecture du premier chapitre, mais expressément formulée dès les premières lignes du préambule — que ce livre a été rédigé en réaction à la lecture d’Être et temps. Cette référence, mentionnée en toutes lettres dès la première page, n’est pas qu’un renvoi emblématique, serait-ce pour vérification ou éventuel approfondissement ; c’est en fait une lecture nécessaire au préalable pour comprendre l’armature théorique présentée dans le premier chapitre ; car celle-ci, sous des dehors simplistes — sortir dans l’air froid, tout le monde connaît ça… —, est en réalité une broderie d’allusions aux concepts heideggériens (ici, par exemple, à l’être-au-dehors-de-soi, Ausser-sich-sein), lesquels sont notoirement abscons, mais ne projettent qu’une ombre furtive dans le texte de Watsuji. Sur un autre plan, une formation à la géographie n’est pas inutile à l’appréciation de Fūdo, car la question du déterminisme a de longue date été placée au centre des débats de cette discipline. Dans la postface de 1948, Watsuji déplore par exemple de n’avoir pas eu connaissance, au moment où il rédigeait son livre, de La Terre et l’évolution humaine de Lucien Febvre, ouvrage phare de l’antidéterminisme. Il ajoute néanmoins que cette lecture n’aurait pas changé le fond de sa problématique ; ce à juste raison, car la perspective de sa mésologie n’a rien à voir avec celle, positiviste et sans rapport avec l’ontologie, qui ordonne l’ouvrage de Febvre. C’est effectivement comme géographe que j’ai choisi de rendre le japonais fūdo par le français milieu. Les définitions qu’en donne

7. Un bon exemple de ces errements à propos des montagnes d’Aden. Ne voyant pas que Watsuji utilise le terme seizan (㟷ᒣ, montagnes bleutées, i.e. boisées) dans un sens ontologique, d’où l’expression seizanteki ningen (㟷ᒣⓗே㛫, « humain bleu-montain », i.e. dont l’être est inséparable de telles montagnes), Bownas prend au pied de la lettre le proverbe par lequel Watsuji introduit rhétoriquement le terme seizan, ce qui le mène à traduire ladite expression par « brave man ». Du coup devient absurde, comme au jeu surréaliste des petits papiers, tout le développement que Watsuji consacre aux montagnes d’Aden en tant que celles-ci s’opposent ontologiquement aux montagnes bleutées de son pays.

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Watsuji concordent parfaitement avec l’usage que l’école française de géographie (celle de Vidal de la Blache et de ses disciples) a fait du terme « milieu »8, l’un de ses maîtres mots. La dimension phénoménologique, et a fortiori celle de l’ontologie herméneutique, manquent toutefois dans l’usage géographique traditionnel de « milieu » ; ce qui est l’une des raisons pour lesquelles il n’existait pas, en français, de concept équivalent à fūdosei. On pouvait certes, terme à terme, dériver de milieu « milieuïté », comme Watsuji a dérivé fūdosei de fūdo ; mais ce mot est trop laid pour servir à quoi que ce soit d’autre que le rebut. Possible également eût été de suivre Éric Dardel9 qui, inspiré comme Watsuji par la lecture de Heidegger, a lancé le terme de géographicité pour répondre, en termes d’espace, à ce qu’est en termes de temps la Geschichtlichkeit10 ; mais cela aurait fait perdre le rapport lexical avec milieu. Je décidai donc de créer un néologisme en utilisant la racine latine de ce terme, med- ; ce qui me conduisit, en 1985, à forger médiance, doublet de médiété qui existait à la Renaissance. Alors pourquoi pas médiété ? Pour éviter les confusions. Médiance, mot vierge, se définit strictement comme Watsuji définit fūdosei à la première ligne de Fūdo ; à savoir le moment structurel de l’existence humaine. Avec med- et son équivalent grec meso-, l’on pouvait à la suite monter sans difficulté toute la terminologie nécessaire : médial (relatif au milieu), médialement, mésologie (étude du milieu), mésologique… « Mésologie », du reste, existait déjà. Ce terme, antérieur à Ökologie, a été forgé et utilisé par l’un des fondateurs de l’école d’anthropologie de Paris, Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883), dans un sens qui pourrait aujourd’hui être rendu par « écologie sociale ». Il est plus tard tombé en désuétude. L’usage que l’on pourrait en faire aujourd’hui couvrirait le fossé qui existe entre l’écologie et la sociologie ; mais comme la géographie peut également le faire, il ne me paraît pas utile de recourir systématiquement à ce terme supplémentaire, sinon pour

8. Pour plus de commentaires sur ce point, voir mon Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997 (1986). 9. Éric Dardel (1899-1967), L’homme et la terre. Nature de la réalité géographique, Paris, CTHS, 1990. 10. Historicité ou plus exactement, dans le contexte heideggérien, historialité. Watsuji ne fait pas la différence entre les deux termes et parle tout uniment d’historicité (Ṕྐᛶ, rekishisei).

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les besoins de la traduction ou pour souligner qu’il s’agit du point de vue de la médiance11. C’est donc avec cette batterie conceptuelle que j’ai entrepris de traduire l’appareil terminologique de Fūdo. Les insuffisances de Fūdo

J’ai longtemps été plus sensible aux manques de Fūdo qu’à son apport. Ma première lecture, en 1969, fut celle de la traduction de Bownas. Rien d’étonnant a posteriori que le livre me soit tombé des mains, comme un n-ième essai sur la détermination des cultures par le climat. Comme on l’a vu plus haut, cette traduction n’en transmet pas grand-chose d’autre ; et ma formation de géographe m’avait depuis longtemps montré l’inanité de telles conceptions. Plus tard, la lecture du texte japonais ne m’a fait d’abord (avant d’avoir lu Sein und Zeit) que nuancer cet avis. Je remarquais surtout que si Watsuji récuse toute confusion avec le déterminisme, et s’il évite les raisonnements simplistes du genre « le climat est comme ceci, donc la culture est comme cela », une étonnante incohérence mine l’ouvrage : les intentions du début (préambule et premier chapitre) sont contredites par les développements subséquents (chapitres II, III, IV, V), lesquels sont bel et bien déterministes. Au cœur de cette contradiction, gît la confusion que Watsuji fait entre l’herméneutique (qu’il invoque en principe) et l’introspection (qu’il pratique en fait). Autrement dit, la confusion qu’il fait entre la subjectité d’autrui (୺యᛶ, shutaisei, subjecthood : le fait d’être sujet souverain de soi-même) et sa propre subjectivité (୺ほᛶ, shukansei, subjectiveness : le fait de n’être pas objectif). L’herméneutique exige que l’on comprenne le point de vue d’autrui en tant qu’autre ; l’introspection ne fait qu’approfondir le point de vue d’un même moi. Cette confusion s’accompagne d’un vice méthodologique évident, qui substitue les impressions du voyageur à l’étude de la vision du monde propre aux sociétés concernées. Watsuji s’en tire par une pirouette, en 11. En effet, « milieu » est souvent utilisé comme synonyme d’« environnement », ce que Watsuji écarte d’emblée. Du point de vue de la médiance, je le définis comme suit : la relation éco-techno-symbolique d’une société à son environnement. L’ensemble des milieux humains forme l’écoumène, relation éco-techno-symbolique de l’humanité à l’étendue terrestre. Voir mon livre Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.

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prétendant par exemple que c’est justement dans la mesure où l’on n’est pas du désert que l’on comprend l’essence du désert ! Non : à la vue du désert, quand on n’est pas du désert, on ne fait que comprendre que l’on n’est pas du désert, point. Reste alors à étudier les sociétés du désert ; et l’on découvrira par exemple la faille des raisonnements déterministes du genre : le désert produit le monothéisme. Si c’était le cas, pourquoi ne l’a-t-il pas fait dans l’Atacama, le Kalahari, le Centre Rouge de l’Australie, le Taklamakan… et même le Sahara12 ? Les limites de l’intuition soi-disant « herméneutique » de Watsuji sont évidentes. Cette prétendue méthode peut le mener à des jugements diamétralement opposés à ceux que les sociétés concernées portent sur leur environnement ; l’on comparera par exemple ce qu’il a vu dans le climat européen avec ce qu’y voyait pour sa part Hippocrate. Aux yeux de Watsuji, c’est la régularité des phénomènes naturels en Europe qui serait à l’origine de l’esprit scientifique moderne. En fait, l’histoire des idées montre, tout au contraire, que c’est l’irrégularité qu’ils voyaient dans le monde sublunaire qui a poussé les Grecs à chercher, au-delà du phénoménal, des vérités transcendantes, contre-intuitives. On ne saurait donner d’exemple plus clair de l’erreur du déterminisme environnemental ! Dans le sillage de Watsuji

Que reste-t-il donc de Fūdo ? Eh bien, justement, sa position théorique, exposée dans le préambule et dans le chapitre I, dans la mesure même où elle est contredite par l’illustration qu’en donnent les chapitres II à V. Mais d’abord, comment se fait-il qu’un esprit supérieur comme Watsuji n’ait pas senti cette contradiction ? J’en vois la raison principale13, d’une part, dans le fait qu’il était Japonais, c’est-à-dire héritier d’une culture où la distinction entre le moi (l’individu) et le nous (le milieu) était relativement floue, et ce flou même érigé en valeur éthique et esthétique ; d’autre part dans le fait qu’à l’époque où Fūdo fut écrit, le monde intellectuel nippon était dominé par un courant qui exaltait justement le sujet collectif aux dépens du sujet

12. Avant la conquête musulmane, s’entend. 13. Comme je l’ai argumenté dans « Identification of the self in relation to the environment », dans Nancy Rosenberger (dir.) Japanese Sense of Self, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 93-104.

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individuel, par réaction contre l’individualisme occidental moderne. Non préparé à l’enquête en milieu étranger, Watsuji a transposé telle quelle à des terrains tels que l’Arabie, l’Europe etc. une attitude commune au milieu nippon : présupposer que les sentiments du moi, le nous les ressent aussi… La faille, c’est que le nous des Arabes (etc.) avait peu en commun avec le nous des Japonais, donc avec le moi du voyageur Watsuji ! C’est la même erreur que commit Nishida en présumant que le système impérial nippon, comme basho collectif des Japonais, pouvait tel quel devenir un basho universel ; et c’est toujours la même erreur que l’impérialisme nippon commit en présumant que ce régime pouvait être accepté par les peuples de la « sphère de coprospérité ». Voilà donc la conjoncture qui, pour une bonne part, peut rendre compte des insuffisances de Fūdo. L’on peut y ajouter que les sciences sociales ont tout de même fait des progrès depuis 1935, et que certaines naïvetés déterministes de l’époque n’y ont aujourd’hui plus droit de cité. C’est du fait même de ces progrès que le propos théorique de Fūdo a par la suite été corroboré de telle façon qu’on peut maintenant y voir, à maints égards, l’ouverture géniale d’un champ de recherches qui, selon moi, est porteur d’un véritable « dépassement de la modernité14 ». Il faut tout d’abord expliciter, ce que Watsuji lui-même ne fait pas, la définition abrupte et absconse qu’il donne de la médiance à la première ligne de Fūdo : « le moment structurel de l’existence humaine ». « Moment » (ዎᶵ, keiki) signifie qu’un rapport dynamique s’instaure entre deux « moitiés » de l’être15, l’une étant ce que Watsuji appelle hito (ே), c’est-à-dire l’homme individuel, l’autre constituée des relations (㛫᯶, aidagara) que les humains entretiennent entre eux et avec les choses de leur environnement, l’ensemble de ces relations constituant leur milieu (㢼ᅵ, fūdo). Cette seconde moitié « sort » (ฟ࡚࠸ࡿ,

14. Par distinction avec celui que revendiqua l’école de Kyōto, et qui selon moi ne fut que l’inversion du paradigme moderne. J’ai argumenté cette position dans Écoumène, ainsi, plus particulièrement, que dans « La logique du lieu dépasse-t-elle la modernité ? » et « Du prédicat sans base. Entre mundus et baburu, la modernité », dans Livia Monnet (dir.), Approches critiques de la pensée japonaise du xxe siècle, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2002, p. 41-52 et p. 53-62. 15. Watsuji lui-même ne parle pas de moitiés, mais seulement d’une « structure duelle » (஧㔜ᵓ㐀, nijū kōzō) de l’être. J’emploie la métaphore de la « moitié » par cohérence avec médiance, qui dérive du latin medietas (moitié).

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dete iru) au-delà des limites de la première ; elle est proprement exsistence. Cette vision, dérivée de l’Ausser-sich-sein heideggérien, serait restée dans le domaine de l’ontologie herméneutique si elle n’avait pas été corroborée, d’abord, dans une certaine mesure, par la phénoménologie à fondements cliniques de la corporéité selon Merleau-Ponty16, puis surtout par l’anthropologie de Leroi-Gourhan17. Celle-ci montre en effet que l’espèce humaine est apparue par « extériorisation », hors du « corps animal », de certaines fonctions initiales de celui-ci en un « corps social » constitué des systèmes techniques et symboliques propres à l’humain, et développant ces fonctions. Décisive en l’affaire, la thèse de Leroi-Gourhan est totalement indépendante de l’ontologie de Heidegger, et à plus forte raison de celle de Watsuji. Il s’agit donc, en quelque sorte, d’une probation par l’expérience en double aveugle : l’ontologie herméneutique d’un côté, l’anthropologie positiviste de l’autre. Rapprochant les deux, je considère pour ma part que la médiance consiste dans le moment du couple corps animal/corps social. Plus exactement toutefois, plutôt que de corps « social », je parle de corps médial, celui-ci n’étant pas seulement techno-symbolique, mais également constitué des écosystèmes de l’environnement : écotechno-symbolique, c’est proprement un milieu humain. C’est le fūdo complémentaire du corps animal d’un hito (ே) ; moment structurel d’où naît l’être humain, ningen (ே㛫). Sans cet entre-lien (㛫, aida), le hito n’est qu’une abstraction. Cette ontologie dépasse évidemment les limites assignées à l’être par le dualisme moderne, qui se borne à opposer au hito un environnement objectal18. À cet égard, Watsuji est plus radical et plus cohérent que Heidegger. Comme il le remarque dans le premier chapitre de Fūdo, l’« être vers la mort » dont parle ce dernier correspond à une perspective individuelle, pour laquelle tout s’éteint au moment où « je » meurs. Watsuji, lui, parle d’« être vers la vie », à juste titre puisque dans la médiance, la part extra-individuelle de l’être ne meurt pas 16. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. 17. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 2 vol., 1964. 18. Je ne peux ici détailler davantage les développements ultérieurs de la théorie de la médiance et les nombreuses références qui la corroborent aujourd’hui. On pourra, sur ces questions, se reporter à Écoumène.

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avec l’individu. Autrement dit, le corps médial survit au corps animal ; évidence que les sciences sociales — à commencer par l’histoire, qui de là tient sa possibilité même — seraient malvenues à contester ! Mais le fait est que la vision occidentale moderne, y compris l’ontologie de Heidegger, est circonscrite, en toute incohérence, par le seul horizon de la mort du corps animal. Watsuji accomplit ainsi une révolution dans l’histoire de l’être, et c’est en ce sens que je considère que la théorie de la médiance est un véritable dépassement de la modernité. Par la voie des symboles, les sociétés humaines ont depuis la préhistoire exprimé la conviction que l’être humain survit après la mort physiologique19. La plupart des religions sont ainsi liées à l’idée d’une vie dans l’autre monde, celui des esprits. Dans beaucoup d’entre elles, les esprits en question comprennent tant les humains décédés que les puissances de la nature. Les monothéismes ont préparé le chemin à la vision moderne — celle d’une nature objet — en absolutisant ces métaphores en une seule, créatrice de tous les êtres. La modernité quant à elle, en opposant le sujet à l’objet, aboutit à une aporie quant au rapport humain à la nature : comment un même être peut-il être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de celle-ci ? S’agissant plus particulièrement de Heidegger, moderne malgré qu’il en ait, comment le Dasein peut-il, à la fois, être au dehors de soi — hors du corps animal — et n’avoir d’autre horizon que la mort de ce corps animal ? À de telles questions, la modernité, par une incohérence redoublée, n’avait de réponse possible20 que la métaphore qu’elle héritait de la préhistoire : l’être humain, en sus de son corps animal, aurait une âme immortelle, qui survivrait dans un autre monde. Cette incohérence, la découverte de la médiance y met fin : c’est dans le moment structurel de son existence même, en ce monde, que l’humain est être vers la vie.

19. Les rites funéraires, déjà communs chez l’Homme de Neandertal, sont la trace archéologique de cette conviction. 20. Je laisse de côté les matérialismes épais, qui écrasent la question de l’être au lieu d’y chercher une réponse.

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Références Berque Augustin, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997. Berque Augustin, « Identification of the self in relation to the environment », dans Nancy Rosenberger (éd.) Japanese Sense of Self, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 93-104. Berque Augustin, « The Japanese thought of milieu (fūdo). From peculiarism to the quest of the paradigm », dans Josef Kreiner et Hans Dieter Oelschlager (éd.) Japanese Culture and Society. Models of Interpretation, Munich, Iudicium Verlag, 1996, p. 61-79. Berque Augustin, « Le japonais », dans Jean-François Mattéi (dir.) Le discours philosophique, Paris, PUF, 1998, chap. XVI, p. 240-250. Berque Augustin, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000. Berque Augustin, « La logique du lieu dépasse-t-elle la modernité ? », dans Livia Monnet (dir.) Approches critiques de la pensée japonaise du xxe siècle, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2002, p. 4152. Berque Augustin, « Du prédicat sans base. Entre mundus et baburu, la modernité », dans Livia Monnet (dir.) Approches critiques de la pensée japonaise du xxe siècle, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2002, p. 53-62. Dardel Éric, L’homme et la terre. Nature de la réalité géographique, Paris, CTHS, 1990. Hippocrate, Airs, eaux, lieux, Paris, Payot et Rivages, 1996 (trad. Pierre Maréchaux). Leroi-Gourhan André, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 2 vol., 1964. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. Watsuji Tetsurō, Fūdo. Ningengaguteki kōsatsu (ࠗ㢼ᅵࠋே㛫Ꮫⓗ⪃ᐹ࠘, Milieux. Étude humanologique), Tōkyō, Iwanami Bunko, 1979.

La contribution mésologique de Watsuji Tetsurō Kioka Nobuo

Watsuji Tetsurō insista dans le préambule de Fūdo (ࠗ㢼ᅵ࠘, Milieux) sur la « correspondance entre la temporalité et la spatialité » (᫬㛫ᛶ ࡜✵㛫ᛶࡢ┦༶, jikansei to kūkansei no sōsoku) ou entre l’« historicité et la médiance » (Ṕྐᛶ࡜㢼ᅵᛶ, rekishisei to fūdosei), en s’opposant à la position ontologique de Heidegger qui attachait trop d’importance à la temporalité. Cela signifie non seulement qu’il voulut compléter la théorie heideggérienne de l’humain, mais encore qu’il s’ouvrit à la possibilité d’une discipline tout autre, l’étude des milieux humains (㢼ᅵᏛ, fūdogaku ou㢼ᅵㄽ, fūdoron). Celle-ci se fonde sur la notion de « médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine » (ே㛫Ꮡᅾࡢᵓ㐀ዎᶵ࡜ࡋ࡚ࡢ㢼ᅵᛶ, ningen sonzai no kōzō keiki toshite no fūdosei). En quel sens alors la théorie watsujienne recèle-t-elle des possibilités nouvelles ? Sur cette question, le présent article comparera la fūdogaku et la mésologie d’Augustin Berque1, successeur puissant de Watsuji en France, comme on le sait bien. À travers des réflexions comparatives s’éclaircira enfin l’intention de Watsuji, c’est-à-dire, la direction d’une « autre mésologie ».

1. Quand il sera question de l’étude des milieux chez Watsuji, nous la désignerons par fūdoron ou fūdogaku, de manière à la distinguer de la mésologie de Berque.

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Le développement de la mésologie. De Watsuji à Berque

Berque a mentionné sa rencontre avec Fūdo, laquelle a eu lieu dans sa jeunesse alors qu’il débutait ses recherches sur la culture japonaise2. Cela fut très important pour lui en raison de l’influence qu’a exercé ce texte sur son inspiration ou le développement de sa propre mésologie. Sa compréhension de Fūdo alla de pair avec la formation de sa théorie originale et la construction de notions mésologiques. Contrairement au cas de la climatologie, reconnue en tant que science positive portant sur les rapports des pays et des climats, il n’existait pas encore, en Occident, d’étude des milieux humains (㢼ᅵ, fūdo) comme la « mésologie » dont le programme, intégrant les relations sociales entre les humains, avait été proposé par Watsuji. Or, comme le dit Berque, si l’on voulait créer une nouvelle discipline telle que la mésologie, on devait produire également le terme conceptuel correspondant à cette étude, ainsi que son corpus terminologique3. Quand Berque a défini, dans un premier temps, la mésologie comme un « synonyme de géographie4 », ce qu’il avait en tête était, peut-être, de situer cette nouvelle étude au centre de la science géographique existante. De ses démarches ultérieures naîtra cependant une autre définition qui est l’intégration de la géographie et de l’ontologie5 en assimilant des idées philosophiques de Watsuji ainsi que de Heidegger par la médiation du premier. Après ce « tour ontologique », Berque s’orientera, cette fois, dans le cadre heideggérien de l’ontologie, vers la critique du point faible des pensées traditionnelles des Japonais incluant non seulement Watsuji mais aussi Nishida Kitarō, à savoir une tendance totalitaire. C’est ainsi qu’apparaît l’interchangeabilité entre « enseignant » et « enseigné » ou « critiquant » et « critiqué » au travers des deux disciplines proposées par Watsuji 2. Pour plus de détails sur ce sujet, consulter son article, « Offspring of Watsuji’s theory of milieu (fūdo) » (GeoJournal 60 (2004) 389-396), en plus de « La théorie de la médiance de Watsuji Tetsurō et son actualité » dans le présent volume. 3. Voir notamment à cet égard « Offspring of Watsuji’s theory of milieu (fūdo) ». 4. Augustin Berque, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986/97, p. 166. 5. Voir « Introduction. Renaturer la culture, reculturer la nature », dans Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.

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et Berque. On pourrait donc supposer entre ces études une relation d’« infériorité — supériorité » ou bien conjecturer qu’elles demeurent irréductibles l’une à l’autre. « Watsuji vivant » nous propose pour toujours cette problématique. C’est en cela même que consiste avant tout sa contribution mésologique. Néanmoins, le titre de mon article pourrait donner aux lecteurs de langue française l’impression que c’est Watsuji qui a joué le rôle d’initiateur de la mésologie qui sera reprise et perfectionnée par Berque. Il est indéniable que Watsuji par sa fūdogaku a servi au moins de catalyseur pour l’invention de cette nouvelle discipline. Cependant, si on compare Fūdo aux travaux berquiens rédigés sous l’influence de plusieurs philosophes plutôt que de géographes, on trouve une opposition concernant leur notion fondamentale de « milieu » (㢼ᅵ, fūdo). Tandis que Berque veut expliquer la différence des milieux « particuliers » (≉Ṧ࡞, tokushuna) en se fondant sur l’idée d’« universel » (ᬑ㐢, fuhen) ou d’identité de l’être et qui suppose l’écoumène6 en tant que « tout » des milieux humains, Watsuji explique l’« universel » comme ce qui ne se réalise que par l’intermédiaire de la conscience du « particulier » (≉Ṧ, tokushu). Il y a là une différence de point de vue assez sérieuse. Dans le contexte de Fūdo, Watsuji souligne le fait suivant, à savoir que l’humain (ே㛫, ningen), ne pouvant s’empêcher de naître sous la contrainte d’un milieu, ne peut être tel qu’il est qu’en appartenant à ce milieu. « Quand l’humain se découvre lui-même, il se tient déjà sous une spécification médiale ; et au bout d’un certain temps les types de milieux doivent forcément devenir des types d’entente propre (⮬ᕫ஢ゎࡢᆺ, jiko ryōkai no kata)7. » Entendre les « types de milieux » comme autant de « types d’entente propre », ou avoir la conscience de son existence particulière en tant que telle, ce n’est pas autre chose pour Watsuji que la connaissance ontologique-ontique8. 6. Berque veut désigner par « écoumène » la totalité des régions habitables sur terre. Comprenant tous les milieux humains, ce mot se substitue presque à la « terre » elle-même. 7. Watsuji Tetsurō, Fūdo (ࠗ㢼ᅵ࠘, Milieux), Tōkyō, Iwanami Bunko, 1979, p. 26. Nous utiliserons dorénavant la traduction d’extraits proposée par Berque quand cela est possible. 8. « Il s’agit donc d’une connaissance ontique dans la mesure où elle vise la particularité des êtres particuliers ; mais c’est une connaissance ontologique dans la mesure où elle saisit ces façons particulières en tant que modes conscients de soi de l’humain. Ainsi, la saisie de la structure particulière historique-médiale de

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À l’égard de cette position philosophique qui fait dépendre l’« universel » du « particulier » et qui s’oppose évidemment à celle de Heidegger avec sa distinction d’« ontisch-ontologisch », Berque l’attribue à l’identité collective enracinée dans la mentalité des Japonais9, comme le montre la « logique du prédicat » (㏙ㄒࡢㄽ⌮, jutsugo no ronri) de Nishida. Cette critique se rapportera à une autre critique relativement à l’explication typologique des milieux dans les chapitres 2 et 3 de Fūdo. Là, d’après lui, les impressions subjectives de Watsuji s’y substituent à la subjectivité des peuples y habitant10. D’un point de vue comparatif, remarquons la définition de Watsuji : « médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine » et son interprétation d’une façon toute nouvelle tentée par Berque. Examinant la signification physique du « moment » (ዎᶵ, keiki)11, ce dernier interprète l’expression citée ci-dessus comme « dynamic coupling of two terms, one of which is our animal body, and the other is our social body 12 ». Le texte original de Fūdo nous laisse libres et responsables concernant l’interprétation de la « médiance » (㢼ᅵᛶ, fūdosei), car l’auteur n’a laissé nulle part de développement explicatif de cette notion même. Pourtant, Watsuji réitère son affirmation selon laquelle le milieu n’est pas l’objet des sciences naturelles13 et cela nous suggère que la théorie de la « trajectivité » berquienne dépasse son intention en ce qu’elle insiste sur l’intégration de la phénoménologie — ou herméneutique — et des sciences positives. Une telle interprétal’humain devient une connaissance ontologique-ontique (Ꮡᅾㄽⓗ㺃Ꮡᅾⓗ, sonzaironteki-sonzaiteki). Dans la mesure où l’on s’interroge sur les types de milieux, il ne peut qu’en être ainsi » (Fūdo, p. 28). 9. Augustin Berque, « The Question of Space. From Heidegger to Watsuji » : Ecumene 3 (1996, no 4) 377. 10. Nous allons reprendre cette discussion plus tard dans la dernière moitié des sections 2 et 3. 11. En ce qui concerne l’interprétation du « moment » par Berque, voir Écoumène, p. 126-127. 12. Augustin Berque, « Offspring of Watsuji’s theory of milieu (fūdo) », p. 392. 13. Notons, par exemple, les phrases suivantes : « Nous pouvons trouver en outre des phénomènes de milieu dans toutes les expressions possibles de la vie humaine, les lettres, les arts, les religions, les coutumes, etc. Cela va de soi dans la mesure où le milieu est la façon de faire de l’entente propre de l’humain. C’est en tant que tels que nous saisissons les phénomènes du milieu. D’où il s’ensuit avec évidence que ceux-ci diffèrent des objets des sciences de la nature » (Fūdo, p. 17). À ce propos, Berque estime au plus haut point la distinction faite par Watsuji entre l’« environnement » (⎔ቃ , kankyō) et le « milieu » (㢼ᅵ, fūdo) qu’il considère comme révolutionnaire car surmontant le dualisme qui existait jusqu’à alors.

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tion devrait être reconnue comme une relecture créatrice pour établir sa propre position académique. Est-ce que cela veut dire que la fūdoron de Watsuji a été dépassée par la mésologie de Berque ? On ne peut pas répondre en principe à cette question : entre ces deux théories constituées chacune de réflexions scientifiques engendrées dans des milieux intellectuels très différents, et quoique l’une ait positivement influé sur l’autre, on ne constate jamais une relation semblable à celle de « prédécesseur-successeur » où, dans le même domaine scientifique, un disciple peut dépasser son maître par la production de nouveaux fruits. Il y a une raison à cette différence qui se trouve dans la rencontre entre différents types de discipline, de sorte qu’on doit commencer par regarder leurs différences de base, de milieu même, d’où sont nées leurs activités idéologiques. La mésologie chez Berque ne reprend pas tel quel le dessein académique qu’avait Watsuji lors de la publication de Fūdo. Quel est donc son programme original quand il écrit au début de son texte : « Ce que vise ce livre, c’est à élucider la médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine14 » ? Pour y répondre, fixons nos regards sur la situation historique de Watsuji à cette époque-là. Rencontres avec des « milieux divers »

C’est son séjour en Europe de 1927 à l’année suivante qui donna à Watsuji, se désignant jusqu’alors comme historien culturel ou éthicien, l’occasion de se mettre aux recherches des milieux humains. Lorsqu’il rentra au Japon après avoir réduit le terme prévu de trois ans à un an et demi tout au plus, que rapporta-t-il, avec Fūdo, comme résultats de ses recherches à l’étranger ? Confronté à ce texte fait de parties incohérentes en raison de leurs difficiles circonstances d’élaboration, on en remarque tout de suite l’hétérogénéité entre le chapitre premier : « Théorie fondamentale du milieu » (㢼ᅵࡢᇶ♏⌮ㄽ, fūdo no kiso riron), le deuxième : « Les trois types » (୕ࡘࡢ㢮ᆺ, mittsu no ruikei) et le troisième : « Les formes spéciales du milieu de mousson (ࣔࣥࢫ࣮ࣥⓗ㢼ᅵࡢ≉Ṧᙧែ, monsūn teki fūdo no tokushu keitai) ». Il est difficile de trouver une succession logique ou une parenté substantielle entre la réflexion théorique dans le premier chapitre et les recherches comparatives des cultures dans 14. Fūdo, p. 3.

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le second et sa suite. En négligeant la typologie concrète des milieux ou en refusant au moins d’y accorder une estimation géographique15, Berque a cherché à utiliser uniquement la théorie fondamentale du chapitre premier afin d’avancer sa propre théorie mésologique. D’ailleurs, comme on l’a vu plus haut, c’est l’ontologie de Heidegger qui lui a donné, à travers Fūdo, cette suggestion capitale. De ce point de vue, on pourrait dire que Watsuji contribua à la genèse de la mésologie non par sa description de milieux différents mais par sa médiation des disciplines phénoménologique ou herméneutique telle que le montrent les textes heideggériens. Il est incontestable que la lecture de Heidegger par Watsuji servit d’amorce à l’invention, non seulement de la fūdogaku de ce dernier, mais aussi de la mésologie berquienne16. Quant à moi qui n’ai rien à objecter à ce propos, je voudrais admettre cependant la valeur originale de la fūdogaku watsujienne plutôt à partir de ses considérations comparatives des milieux divers fournies dans les chapitres 2 et 3 concernant ses expériences à l’étranger, qui furent une bonne source d’inspiration pour ce travail, car y apparaît une certaine intentionalité, toute différente de la mésologie, bien qu’en état de germe. Dans le préambule de Fūdo, on remarque la phrase suivante : « J’ai commencé à réfléchir à la question de la médiance au début de l’été 1927, à Berlin, en lisant Être et temps17. » Et Watsuji critique ensuite Heidegger sur ce point : en s’étant attaché exclusivement au problème de la temporalité, il n’a pas tenu suffisamment compte de la spatialité ; ce défaut, concernant le Dasein heideggérien qui n’est qu’un individu, 15. Ainsi que le dit Berque, « ce qui frappe […] c’est que, fondamentalement, le propos de Watsuji n’est pas de nature causale. Il est de nature métaphorique » (Le sauvage et l’artifice, p. 55). Berque a deviné ce que veut dire Watsuji par son argument dans Fūdo ; il ne s’agit pas de déterminisme causal. Cependant, ce qui importe ici, c’est le sens d’adjectifs comme « métaphorique » ou « analogique » qui sont souvent attribués aux expressions de Watsuji. 16. Par conséquent, on doit remarquer, avant de mentionner la liaison de Watsuji et de Berque, qu’il y a une différence de point de vue entre Heidegger et Watsuji à propos de l’ontologie. « Chacun des deux projetant d’avance une certaine idée sur la manière d’être de l’existence humaine, leur programme académique, soit l’ontologie fondamentale, soit l’éthique comme science des hommes (ே㛫ࡢ Ꮫ࡜ࡋ࡚ࡢ೔⌮Ꮫ, ningen no gaku toshite no rinrigaku) ne se réalisera qu’en se fondant sur de telles idées » (Mine Hideki, Haideggâ to nihon no tetsugaku (ࠗࣁ ࢖ࢹࢵ࣮࢞࡜᪥ᮏࡢဴᏛ࠘, Heidegger et la philosophie japonaise), Kyōto, Minerva Shobō, 2002, p. 69. 17. Fūdo, p. 3.

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provient de son ignorance de l’existence humaine à la fois individuelle et sociale par nature. Il affirme donc que la temporalité doit être considérée comme l’historicité correspondant à la spatialité. Après cela, il continue : Ce genre de questions me sont peut-être apparues parce que j’avais justement le cœur empli d’impressions de milieux divers au moment où je me suis plongé dans l’analyse minutieuse de la temporalité. Mais c’est aussi justement parce que ces questions m’étaient apparues que j’ai ruminé mes impressions de milieux ou que j’y ai porté attention. On peut donc dire que c’est la question de la temporalité-historicité qui m’a éveillé à la question du milieu. Sans le truchement de ces questions, mes impressions de milieux seraient restées des impressions de milieux 18.

Ainsi, il se trouve que la rencontre avec le problème de la temporalité dans Être et temps surgit au cœur de la pensée de Watsuji « en voyage » comme si elle avait correspondu, dans sa conscience, à la question de la spatialité venant d’« impressions de milieux divers ». Dès lors, il développera en effet une ontologie humaine ou « théorie fondamentale du milieu », qui s’appuie également sur la temporalité et la spatialité, dans une direction tout autre que Heidegger. Mais il était aussi urgent pour Watsuji de donner une expression à ses « impressions de milieux divers » emplissant alors son cœur après ce conflit avec la philosophie heideggérienne ou la culture occidentale prise dans sa totalité. On pourrait penser que cette dernière tâche était tellement vive et pressante qu’il fut contraint de négliger la connexion logique avec le premier volet de sa pensée, c’est-à-dire sa réflexion théorique sur la structure de l’existence humaine. Ces deux tâches n’ont pas constitué une relation de « prémices-conséquence ». Cependant, si on considère qu’elles ont été exécutées parallèlement chez Watsuji qui prévoyait qu’indépendantes dans un premier temps, elles se correspondraient tôt ou tard, la discontinuité entre les chapitres devient relativement intelligible19.

18. Fūdo, p. 4. 19. À propos de l’époque de la publication, il avait achevé le contenu du chapitre 2 pour les préparations du cours qui eut lieu à Kyōto Teikoku Daigaku (ி㒔 ᖇᅜ኱Ꮫ, l’Université impériale de Kyōto) après son retour au Japon dans la dernière moitié de l’année 1928 sous le nom de « Kokuminsei no kōsatsu nōto » (ࠕᅜ Ẹᛶࡢ⪃ᐹࣀ࣮ࢺࠖ, Cahiers de réflexion sur les caractères nationaux), tandis que l’article « Fūdo » (ࠕ㢼ᅵࠖ, Milieux) correspondant au chapitre 1 parut plus tard

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S’il en est ainsi, en quel sens les « impressions de milieux divers » lui étaient-elles si importantes ? Si on s’attache à la description des chapitres 2 et 3, on remarque que les caractères typologiques des milieux ne sont pas des interprétations des expériences de ceux qui les vivent du dedans, mais des analyses de celui qui les observe du dehors. Berque dit à ce propos que la méthode herméneutique de Watsuji contient une erreur concernant la subjectivité : Il apparaît que Watsuji, dans ses études de cas, ne fait pas la distinction entre sa propre expérience — les impressions reçues au cours du voyage qui l’a mené du Japon en Europe, et durant son séjour — et celle des peuples dont il parle. Il substitue, autrement dit, sa propre subjectivité à la subjectivité d’autrui. Ce faisant, Fūdo ramène l’herméneutique à l’introspection, et la médiance des milieux concernés au point de vue de Watsuji lui-même20.

Cette accusation pourrait se justifier dans le cas où il y aurait des preuves établissant que l’accusé a vraiment voulu identifier sa vue avec celle d’autrui. Mais même sans preuve, cela ne veut pas dire pour autant que Watsuji était incapable de distinguer correctement sa subjectivité d’une autre. Bien qu’à cette époque, on n’eût pas conscience autant qu’aujourd’hui du problème de l’« autre » ou de la communicabilité intraculturelle, un grand penseur tel que Watsuji aurait-il pu commettre cette faute aussi élémentaire qui est de confondre sa subjectivité avec celle de l’« autre » ? Cela me semble impossible. Lors de son voyage en bateau de Kōbe à Marseille qui durait 40 jours et du séjour en Europe pendant plus d’un an, à Berlin et ailleurs, il ne cessa pas de jeter ses regards sur des milieux étrangers du point de vue du voyageur qu’il était. Toutefois, il ne voulut jamais y habiter21. Cela constitue la seule différence définitive entre lui et d’autres chercheurs d’études comparatives des cultures. En d’autres termes, la dans la revue Shisō (ࠗᛮ᝿࠘, Idées), en avril 1930. Ce fait aussi nous montre que ces deux tâches demeuraient côte à côte dans sa conscience. 20. Écoumène, p. 126. Voir la note 10. 21. On le constatera facilement dans ses lettres très nombreuses adressées à sa femme et ses enfants. Ce qui s’y lit n’est pas autre chose que la confession du désir irrésistible de revoir sa famille de la part d’un homme qui, se trouvant à l’étranger, peut à peine avoir des relations avec les autres. Il était en quelque sorte condamné à l’exil. Voir Shokan (ࠗ᭩⡆࠘, Correspondance), dans Watsuji Tetsurō zenshū (ࠗ࿴㎷ဴ㑻඲㞟࠘, Œuvres complètes de Watsuji Tetsurō), vol. 25, Tōkyō, Iwanami Shoten, 1992.

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description concrète de Watsuji autour des types de milieux comme la « mousson » (ࣔࣥࢫ࣮ࣥ, monsūn), le « désert » (Ἃ₍, sabaku) ou la « prairie » (∾ሙ, makiba) n’est pas autre chose que l’ensemble des « impressions de milieux divers » envisagées exclusivement du point de vue du voyageur ne pouvant s’assimiler dans ces milieux. Analogie et identification

Prenant une attitude insociable envers autrui, Watsuji reste dans cette mesure passif ou indifférent ; et pourtant, il ne manque pas de sympathie. Sa méthode intuitionniste établie par sa longue pratique d’historien culturel se fonde sur une technique supérieure qui, accompagnée de connaissances très étendues, rend possible la pénétration des sens historiques cachés sous les expressions culturelles. Dans l’expérience du voyageur qui parcourt plusieurs milieux particuliers durant une période assez courte, la méthode qu’on peut adopter afin de faire fonctionner son esprit le plus vivement est l’analogie. Si la pensée analogique peut agir effectivement lors de recherches comparatives parmi les cultures, ce n’est pas par le fait qu’elle s’obstine dans un seul critère culturel mais qu’elle aille sans cesse vers d’autres critères différents, de façon associationniste, et ainsi empêche, par l’effet de cette médiation continuelle, l’absolutisation de l’une ou l’autre, en annulant le regard éthnocentrique22. Si l’analogie constitue l’essence méthodologique de la fūdoron watsujienne, il est bien évidemment nécessaire que le « Japon » apparaisse sur la scène de la typologie des milieux. Lorsqu’on cherche à inférer, par exemple, les caractères ressemblants entre les structures ou fonctions de tous les corps vivants, on ne pourra pas s’empêcher d’insérer dans les termes comparés l’humain lui-même en tant que cadre auquel se référer. Autrement dit, il faut que l’être le plus proche de nous-même devienne un cadre de l’analogie23. La référence au 22. Les limites auxquelles Watsuji est parvenu dans l’utilisation consciente de l’analogie peuvent toujours être discutées. Cependant, en mentionnant la Geistesklimatologie d’Herder dans le chapitre cinquième : « Fūdogaku no rekishiteki kōsatsu » (ࠕ㢼ᅵᏛࡢṔྐⓗ⪃ᐹࠖ, Considérations historiques concernant la mésologie), il explique que l’« analogie » a contribué à construire la philosophie de l’histoire humaine contre la spéculation métaphysique. Voir Fūdo, p. 250-252. 23. Yuasa exprime un doute à l’égard de l’estimation faite de la culture japonaise dans Fūdo. Elle est, selon lui, comparable à celle de la culture de l’Asie de l’Est, du Sud, de l’Ouest ou d’Europe : « Envisagée en tant qu’étude comparative

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Japon est donc similaire au cas de Berque qui cite la France comme exemple, en discutant de la médiance de divers pays. Quand il a écrit : « Plutôt qu’une articulation déductive, Fūdo est un parallèle inductif entre le climat et le tempérament des hommes24 », Berque a reconnu que la description y est de nature métaphorique et lui a donné, à propos de sa méthode, une estimation de nature analogique. Malgré sa première impression : « déterminisme banal », il a compris précisément ce que veut dire le texte : Certes, le déterminisme fonctionne aussi par analogie — plus exactement, par travestissement de l’analogie en causalité ; […] Quant à Watsuji, la métaphore ou transpropriation analogique qu’il pratique entre le climat du Japon et le tempérament des Japonais, si elle est hardie, n’est nullement arbitraire : elle procède en effet directement des associations que la culture japonaise, à l’épreuve des siècles, a instituées entre les deux domaines25.

Il s’agit ci-dessus de la relation métaphorique entre la nature (climat) et la culture (humanité). Pourtant, ce sur quoi je veux attirer l’attention, ce n’est pas le rapport lui-même entre ces deux domaines dans un milieu, mais la pensée analogique qui rend possible la comparaison de ces termes corrélatifs entre des milieux différents de plus en plus nombreux. Éclairons ici la signification de l’« analogie ». Selon la définition classique d’Aristote, un analogon (relation analogique) s’établit quand une liaison entre deux éléments correspond à une autre liaison similaire à la première. C’est bien le cas où « le rapport de A à B ressemble à celui de C à D26 » (autrement dit, l’expression proportionnelle se réalise comme suit : A㸸BҸC㸸D). Entre les ailes des oiseaux et les nageoires des poissons, par exemple, qui se ressemblent à l’égard de leur structure et fonction, s’établit la proportion suivante : oiseaux : des cultures, son argument n’a-t-il pas une tendance à surestimer la culture du Japon sans conscience ? » (Yuasa Yasuo, Watsuji Tetsurō (ࠗ࿴㎷ဴ㑻࠘), Tōkyō, Chikuma Gakugei Bunko, 1981/95, p. 158). Pourtant, on devra se défaire totalement de cette sorte d’opinion en tenant compte du fait que la compréhension d’autres milieux est impossible à moins qu’on ne se réfère à sa propre culture, ce qui ne correspond jamais à la surestimation de cette dernière. 24. Augustin Berque, Le sauvage et l’artifice, p. 55. 25. Ibid., p. 55-56. 26. Aristote, De Arte Poetica Liber, New York, Oxford University Press, 1965, 1457b, 16-19.

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ailes Ҹ poissons : nageoires. L’analogie devient heuristique quand des éléments constituant une proportion (dans le cas ci-dessus, les quatre termes A-B et C-D) ne se forment pas en analogon comme clôture mais en structure ouverte vers l’extérieur. Si cela est rendu possible, ce n’est pas qu’un couple A-B (par exemple, le climat humide et le tempérament des Japonais) se fixe comme critère indépendant des autres — C-D (par exemple, le climat sec et le caractère désertique) en tête — mais qu’il se laisse interpréter par cette proportion continuelle par rapport aux autres. L’essence de l’analogie ouverte consiste en ce que le sens de chaque terme corrélatif ne se définit qu’à travers l’enchaînement ou l’élargissement de l’analogon. Dans de telles relations proportionnelles, il n’y a pas de termes privilégiés en principe, parce que tous les couples ne gagnent leur valeur ontologique qu’en se rapportant les uns aux autres. Le « Japon » n’a-t-il pas fonctionné, pour ce qui est de Watsuji, comme cadre ferme et immobile ? Non, et il en témoigne lorsqu’il mentionne la structure de l’habitat au Japon dans le chapitre troisième de Fūdo comme suit : « À quel point il [l’habitat au Japon] est spécifique (≉Ṧⓗ, tokushuteki) en tant que manifestation ontologique de l’existence humaine et combien cette spécificité peut s’éclairer en comparaison avec celui d’Europe27 ». La maison au Japon qui sépare le « dedans » du « dehors » distinctement, manifeste donc une particularité (≉Ṧᛶ, tokushusei) lorsqu’elle est comparée à celle d’Europe dont la surface, quand elle n’est pas occupée par des chambres individuelles, est commune et signifie déjà l’espace public. Mais la particularisation du Japon de cette façon et celle de la vie urbaine en Europe devraient aller de pair, tout en se contrastant l’une l’autre28, parce que l’essence de l’analogie consiste en ce que nul exemple ne puisse se privilégier parmi d’autres et que tous se relativisent les uns 27. Fūdo, p. 174. 28. Certes, juste après son retour au Japon, l’intérêt de Watsuji se porta exclusivement sur la « rareté du Japon » (᪥ᮏࡢ⌋ࡋࡉ, nihon no mezurashisanihon no mezurashisa) (voir Fūdo, p. 187 s.). À ce propos, à l’opposé de Yuasa qui souligne la « surestimation de la culture japonaise » (voir note 23), Tsuda exprime cette opinion : « Fūdo n’a pas été décrit sur le plan de l’étude comparative des cultures. Il est au fond un discours particulier qui met en lumière la spécificité du “Japon” telle quelle ». Voir Tsuda Masao, Watsuji Tetsurō kenkyū (ࠗ࿴㎷ဴ㑻◊✲࠘, Étude sur Watsuji Tetsurō), Tōkyō, Aoki Shoten, 2001, p. 62. Mais il a commis la même erreur que Yuasa en ce qu’il a méconnu l’essence de la typologie watsujienne qui s’appuie sur les « impressions de milieux divers ».

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par rapport aux autres. La logique de l’analogie n’est donc pas, en ce sens, la pensée qui fait dresser le « centre » contre la « périphérie » mais la pensée qui fait « décentraliser » jusqu’au bout 29. Il est temps qu’on revienne à la critique que Berque a adressée à Watsuji. Comme on l’a déjà vu, elle était relative au fait que Watsuji, décrivant les caractères de milieux divers, substituait sa propre subjectivité à celle d’autrui. Si la méthode de Watsuji est une sorte d’analogie, il me semble que cette critique est impropre. Car l’analogie n’étant pas autre chose qu’une opération subjective de comparaison ou d’intégration des faits dont on a l’intuition dans la conscience, elle ne comprend pas en soi de processus d’objectivisation au cours duquel une subjectivité propre puisse être comparée à une subjectivité autre. Cependant, il va sans dire que l’analogie seule ne peut pas accomplir de recherches comparatives des cultures. Pour qu’on vérifie si sa connaissance intuitive coïncide avec l’actualité ou non, il sera indispensable de se confronter à l’autre subjectivité concernée afin de relativiser la sienne propre. Quant à Watsuji, s’il avait voulu le faire, il aurait fallu qu’il soit, à un certain degré, géographe ou fieldworker, ce qui était impossible pour lui qui ne pouvait pas « habiter » à l’étranger. Nous devons alors fixer nos regards sur les perspectives théoriques s’ouvrant devant la fūdogaku de Watsuji ou, au contraire, sur les pièges éventuels dans lesquels on pourrait tomber si on suit fidèlement sa méthode analogique. « Entre » mésologie et fūdogaku

Il est évident que la fūdogaku chez Watsuji, envisagée en tant que recherche comparative des cultures, manque de procédures de vérifications objectives des caractères typologiques des milieux concernant leur contenu concret, ainsi que Berque l’a fait remarquer. Il sera impossible de soutenir cette discipline comme un système scientifi29. Voir mon article, « Tashikarashisa no chokkan — anarojî wo megutte » (ࠕ☜࠿ࡽࡋࡉࡢ┤ほ ࢔ࢼࣟࢪ࣮ࢆࡵࡄࡗ࡚ࠖ, L’intuition de la probabilité. Autour de l’analogie), dans Genshōgaku Nenpō (ࠗ⌧㇟Ꮫᖺሗ࠘, Annuaire de l’association japonaise des phénoménologues), vol. 16, 2000, p. 121. En considérant l’intuition bergsonienne comme un des types de l’analogie, j’ai développé une argumentation selon laquelle la sympathie pour la vie doit être équipée d’une structure analogique pour pouvoir fournir une perspective susceptible de surmonter l’anthropocentrisme.

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que indépendant, à moins que ne paraisse une méthodologie révisée ayant surmonté ce défaut. Mais pour ma part, je voudrais faire remarquer cet appel extrêmement impressionnant de la fūdogaku de Watsuji bien qu’elle, ou plutôt parce qu’elle reste dans sa condition historique. C’est, si j’ose dire, une « logique de la particularité » (≉Ṧᛶ, tokushusei) ou « logique de la particularisation » (≉Ṧ໬, tokushuka). Elle est une logique portant sur la scène d’un sujet culturel rencontrant un autre sujet culturel ou, en d’autres termes, le « monde intermédial30 » où un milieu prend contact avec un autre : L’homme ne peut pas toujours se comprendre lui-même le mieux en restant lui. La conscience de soi chez lui se réalise d’ordinaire par l’expérience des autres. C’est ainsi que l’humain désertique (Ἃ₍ⓗே㛫, sabakuteki ningen) obtiendra la compréhension de soi la plus vive en se mettant sous une longue pluie. Cela démontre que l’humain non-désertique peut approcher en tant que voyageur un désert concret. Il comprendra dans un désert combien son existence historique ou sociale est non-désertique. Cependant, cette conscience de soi est rendue possible par la compréhension du désert. Quand bien même cette compréhension se fonderait sur la vie temporaire en voyage dans le désert, tant qu’elle restera essentielle comme telle, il pourra « entrer pour vivre » le désert historique et social31.

Cette argumentation accentue le sens de l’analogie d’un autre point de vue. C’est un fait que la compréhension d’autres milieux va de pair avec celle de son propre milieu. Watsuji qui est « nondésertique » arrive à la compréhension de soi en tant qu’« humain moussonier » (ࣔࣥࢫ࣮ࣥⓗே㛫, monsūnteki ningen) par la découverte de son caractère non-désertique. Cela correspond au fait inverse et complémentaire de l’humain désertique qui prend conscience de son caractère désertique en rencontrant l’humain moussonier. Les deux compréhensions s’établissent alors ; l’une, « du dehors », que saisit l’humain non-désertique sur l’humain désertique ; et l’autre, « du dedans », de l’humain désertique sur son propre caractère désertique. 30. Dans un ancien article, j’ai déjà adopté cette expression en japonais : kanfūdoteki sekai (㛫㢼ᅵⓗୡ⏺). Voir « Fūdo no henyō to kankyō mondai » (ࠕ㢼ᅵࡢ ኚᐜ࡜⎔ቃၥ㢟ࠖ, La transfiguration des milieux et le problème de l’environnement), dans Kamo Naoki et Tanimoto Mitsuo (éd.), Kankyō shisō wo manabu hitono tameni (⎔ቃᛮ᝿ࢆᏛࡪேࡢࡓࡵ࡟, Pour ceux qui cherchent à apprendre l’idée d’environnement), Kyōto, Sekai Shisō-Sha, 1994, p. 139-140. 31. Fūdo, p. 54-55.

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Tant que la seconde se fera à l’occasion de la première, elles ne pourront jamais coïncider mais seulement se ressembler. Parce que les deux sujets médiaux entrent éventuellement au travers de leur rencontre dans une relation symétrique dans laquelle ils peuvent apprendre ou se consulter l’un l’autre ; un couple de connaissances ressemblantes peut donc en surgir. Établir la connaissance analogique de cette façon n’est pas autre chose que réaliser une « distance » entre eux qui n’est ni une coïncidence ni une discontinuité. C’est par cette distance même qu’un milieu peut avoir des relations avec un autre milieu. Selon la description de Fūdo, l’analogon constitué par la définition climatologique et le caractère humain s’écrira selon la formule déterminée ci-dessous : Humide (‵₶, shitsujun)㸸passif ou soumis (ཷᐜⓗ࣭ᚸᚑⓗ, juyōteki, ninjūteki) [ humain moussonier ] (ࣔࣥࢫ࣮ࣥⓗே㛫, monsūnteki ningen) Ҹ sec (஝⇱, kansō)㸸combattif ou volontaire (ᡓ㜚ⓗ࣭ពᚿⓗ, sentōteki, ishiteki) [ humain désertique ] (Ἃ₍ⓗே㛫, sabakuteki ningen) Ҹ sec㸩humide㸸rationnel ou régulier (ྜ⌮ⓗ࣭つ๎ⓗ, gōriteki, kisokuteki) [ humain prairial ] (∾ሙⓗே㛫, makibateki ningen) Ҹ ……

L’analogon impliquant la compréhension de « soi » et de l’« autre » se réalise chez l’« humain moussonier » en formant une symétrie avec celui de l’« humain désertique » dans leur communication. On pourra consulter d’autant plus cet analogon que l’on fait l’enchaînement et l’élargissement de la pensée analogique. En ce sens, l’analogie n’est pas l’empathie égocentrique mais la « logique de la particularisation » dans laquelle « soi » et l’« autre » se rapportent l’un à l’autre en se relativisant. Elle nous indique de plus l’importance de l’ouverture, non pas de la clôture, des rapports et, par conséquent, de la rencontre elle-même. Les sujets médiaux qui se rencontrent doivent être égaux en ce sens qu’ils ne sont ni « centriques » ni « périphériques » l’un à l’autre. Tant qu’on restera fidèle à un tel principe analogique, aucune culture ne pourra occuper une position prédominante sur les autres. Je trouve la contribution mésologique de Watsuji la plus précieuse en ce qu’il a suggéré à travers sa pratique de fūdogaku une possibilité théorique de rencontre intermédiale.

La contribution mésologique de Watsuji Tetsurō

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Mais ce disant, je pourrai peut-être m’exposer aux contre-attaques suivantes : « Que pensez-vous de son nationalisme culturel qui correspond, en fait, à sa défense du « régime d’État japonais » (ᅜయ, kokutai) et à ses autres réflexions qui posent problème ? » Nous n’allons rien mentionner ici concernant les faits historiques. Au lieu de les discuter, je voudrais signaler ce seul point : s’il se lève un problème dans l’application de l’analogie, c’est que s’arrête l’enchaînement de la pensée décentralisatrice, de sorte que se fixe un couple de termes « nature-culture » où un milieu en s’absolutisant se rend incomparable aux autres32. À moins que le sujet médial en ait une conscience ferme, il ne pourra pas échapper à ce danger. Pour s’en défendre, il faut essayer d’ouvrir la pensée analogique au dehors, pour qu’elle ne se ferme pas au dedans et que des termes corrélatifs apparaissent à nouveau afin de faire découvrir les sens des termes existants. Autrement dit, c’est opposer une analogie à une autre, et ainsi faire naître un contact et une communication entre elles. S’il manque quelque chose chez Watsuji, c’est une rencontre avec autrui au travers de laquelle on puisse ouvrir ladite pensée analogique33. Si elle avait introduit ainsi ce point de vue avec une logique de la rencontre dans sa méthodologie de l’étude des milieux, la fūdoron de Watsuji aurait pu ouvrir la voie à une « autre mésologie » qui diffère de celle de Berque. Références Aristote, De Arte Poetica Liber, New York, Oxford University Press, 1965. Berque Augustin, « The Question of Space. From Heidegger to Watsuji », Ecumene, 3 (1996, no 4) 373-383. Berque Augustin, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997.

32. L’« insularité », un terme de Berque, signifie une « logique de la mondanité » qui fait du relatif l’absolu. Certes, si l’analogie manque de dynamisme, cela peut avoir une conséquence négative : l’absolutisation de la culture propre. Nous devons nous défendre toujours contre une éventualité de cette sorte. Voir « § 7, Les insularités de la singularité » et surtout p. 33, dans Augustin Berque, Écoumène. 33. La rencontre avec les autres ne peut empêcher de produire des expériences désagréables ou marquées par l’échec en ce qu’elle nous met devant nos erreurs ou insuccès de l’analogie. À cet égard, les documents laissés par Watsuji dont la majeure partie est constituée par sa correspondance témoignent de l’existence d’un homme typique du Japon qui, se situant dans le processus de modernisation de son temps, a toujours refusé la rencontre avec des hommes étrangers en face à face.

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Berque Augustin, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000. Berque Augustin, « Offspring of Watsuji’s theory of milieu (fūdo) » : GeoJournal 60 (2004) 389-396. Kioka Nobuo, « Kuki Shūzō, un critique de la philosophie nishidienne » : Bungaku Ronshū 53 (2003, no 1) 91-120. Kuki Shūzō, La structure de l’iki, Paris, PUF, 2004, 134 p. (trad. Camille Loivier). Watsuji Tetsurō, Fūdo. Ningengakuteki kōsatsu (ࠗ㢼ᅵ ே㛫Ꮫⓗ⪃ᐹ࠘, Milieux. Étude humanologique), Tōkyō, Iwanami Shoten (Iwanami Bunko), 1979. Watsuji Tetsurō, Shokan (ࠗ᭩⡆, Correspondance), dans Watsuji Tetsurō zenshū (ࠗ࿴㎷ဴ㑻඲㞟࠘, Œuvres complètes de Watsuji Tetsurō), vol. 25, Tōkyō, Iwanami Shoten, 1992. Watsuji Tetsurō, « Kokuminsei no kōsatsu nōto (shō) » (ࠕ 㸦ᢒ㸧ࠖ, Extrait de « Cahiers de la considération sur les caractères nationaux »), dans Watsuji Tetsurō zenshū (ࠗ࿴㎷ဴ㑻඲㞟࠘, Œuvres complètes de Watsuji Tetsurō), vol. séparé 1, Tōkyō, Iwanami Shoten, 1992.

3 À la recherche d’un autre type de subjectivité

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L’aspect affectif de la philosophie de Nishida Kuroda Akinobu

« La philosophie commence par le fait de l’autocontradiction de notre soi. La motivation de la philosophie n’est pas l’“étonnement”, mais elle doit être la tristesse profonde de notre vie1. »

Cette assertion, quelque peu déconcertante, nous porte à nous interroger sur sa signification. Suivant la perspective qui nous préoccupe ici, nous pouvons nous résumer à travers trois questions : Qu’est-ce que « la tristesse profonde de la vie » (῝࠸ே⏕ࡢᝒယ) chez Nishida ? D’où provient cette notion ? Pourquoi considère-t-il ce sentiment comme la motivation de la philosophie ? Je vais aborder ce problème de tristesse profonde de la vie, comme un véritable questionnement philosophique et tenter d’y apporter une réponse, ne serait-ce que partiellement, en traitant les questions que je viens de poser en tant qu’elles concernent essentiellement l’origine de la philosophie. Il ne s’agit pas en effet d’interpréter la tristesse profonde dont parle Nishida comme la simple répercussion psychologique, la traduction affective, d’une intuition avant tout d’ordre intellectuel, mais à l’inverse de demander dans quelle mesure, et à quelles conditions, une investigation philosophique peut s’engager à partir d’un sentiment que l’on considère souvent comme délimité et négatif par rapport à d’autres sentiments. 1. ࠕဴᏥࡣᡃࠎࡢ⮬ᕫࡢ⮬ᕫ▩┪࠿ࡽጞࡲࡿࡢ࡛࠶ࡿࠋဴᏥࡢືᶵࡣ㦫ࡁ!࡛ࡣ ࡞ࡃࡋ࡚῝࠸ே⏕ࡢᝒယ࡛࡞ࡅࢀࡤ࡞ࡽ࡞࠸ࠖ(Nishida Kitarō, Nishida Kitarō zenshū (ࠗす⏣ᗄከ㑻඲㞟࠘, Œuvres complètes de Nishida Kitarō= NKZ), 19 volumes, Tōkyō, Iwanami Shoten (1re éd., 1947-1953 ; 2e éd., 1965-1966 ; 3e éd., 1978-1980 ; 4e éd. 1987-1989) ; NKZ 6, 116.

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L’éveil à soi du néant absolu et l’autocontradiction de notre soi L’éveil à soi du néant absolu

Précisons tout d’abord quel est le contexte plus élargi dans lequel est énoncée la thèse en question. L’essai auquel nous nous référons ici s’intitule « L’acte de la conscience en tant qu’autodétermination du basho » (ࠕሙᡤࡢ⮬ᕫ㝈ᐃ࡜ࡋ ࡚ࡢព㆑స⏝ࠖ) (1930). Ce titre exprime la thèse même de cet écrit. Nishida y définit ce qui constitue la conscience en tant qu’acte, à partir de la notion de basho qu’il est en train d’élaborer. Il s’agit de bien cerner la nature de la conscience en acte, en la distinguant clairement de la conscience objectivée et représentée par la pensée. Comment la conscience en acte peut-elle se saisir elle-même comme telle, sans distance ni délai ? Autrement dit, comment est-il possible de saisir de l’intérieur le processus de la conscience à l’œuvre, et non pas la conscience comme objet du penser ? Pour Nishida, cette question est précisément celle de la possibilité pour l’être humain individuel d’éprouver en lui l’éveil à soi, à savoir la possibilité de l’autodétermination du basho dans l’être humain individuel. La thèse principale de l’essai évoqué précédemment est également résumée dans la proposition suivante : « La connaissance au sens le plus large consiste dans l’autodétermination du basho2. » Le basho n’est pas une catégorie globale subordonnant les êtres, mais il s’autodétermine entièrement comme néant absolu, tout en permettant par là même aux êtres de se déterminer eux-mêmes d’une manière concrète et individuelle, chacun en sa position. Le basho, en tant que néant absolu s’autodéterminant, englobe également tous les faits relatifs à la connaissance, et leur vaut de s’autodéterminer en soi et de soimême. L’acte de la conscience saisi en soi étant une connaissance immanente de soi, il se comprend donc comme autodétermination du basho. Cet acte se compose de deux processus opposés, à savoir la « détermination noématique » (ࣀ࢚࣐ⓗ㝈ᐃ) et la « détermination noétique » (ࣀ࢚ࢩࢫⓗ㝈ᐃ)3. De cette autodétermination noético-noématique du basho provient selon Nishida l’intentionnalité de la conscience. La 2. NKZ 6, 111. 3. NKZ 6, 102.

L’aspect affectif de la philosophie de Nishida

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détermination noématique est saisie en moi comme « éveil à soi noématique » (ࣀ࢚࣐ⓗ⮬ぬ) ou « intellectuel » (▱ⓗ). La détermination noétique s’éprouve en moi comme « éveil à soi noétique » (ࣀ࢚ ࢩࢫⓗ⮬ぬ) ou « affectif » (᝟ⓗ)4. Là, le fait que le basho du néant absolu s’autodétermine comme acte de la conscience ici et maintenant d’une manière concrète et singulière signifie non seulement que ma conscience est déterminée d’une manière concrète et individuelle, mais aussi qu’elle détermine concrètement et individuellement, par le fait même qu’elle est déterminée, la manière même dont elle s’autodétermine, sans qu’il soit besoin d’un déterminant transcendant. À la rigueur, c’est à l’éveil à soi affectif éprouvé en moi que doit s’identifier l’acte de la conscience vécu et saisi comme tel. Nishida voit dans l’autodétermination de l’éveil à soi affectif l’origine de l’amour de soi, lequel implique « les conflits dialectiques des désirs différents du soi »5. Mais l’éveil à soi ne s’arrête pas à l’état auto-affectif englobant ces conflits ; en se dépassant, il s’approfondit jusqu’à « l’éveil à soi volontaire », qui consiste à « se percer (◚ࡿ) soi-même6 ». Celui-ci constitue un processus infini au sein duquel le basho s’autodétermine en tant que néant absolu. « La philosophie, ajoute Nishida, se fonde sur le fait même de l’éveil à soi qui s’autodétermine en tant que néant7. » Or, l’éveil à soi s’éprouve en nous. Il s’ensuit que la philosophie est « une anthropologie de l’être humain auto-éveillé » (⮬ぬⓗே㛫ࡢே㛫Ꮫ)8. C’est dans cette perspective que Nishida aborde l’anthropologie de Maine de Biran à la fin de l’essai « L’acte de la conscience en tant qu’autodétermination du basho ». Il apprécie la philosophie biranienne du sentiment en ceci qu’elle saisit bien l’effectivité indépendante de l’éveil à soi affectif réellement vécu par le moi, mais il ajoute tout de suite que la valeur épistémologique de ce fait primitif n’est pas claire chez Biran9. Aux yeux de Nishida, le sentiment intérieur étant un principe psychologique, les rapports du sens intime à la connaissance objective du monde extérieur restent obscurs ; par contre, l’éveil à soi affectif, en tant qu’autodétermination noétique du basho du néant absolu, constitue 4. NKZ 6, 100, 103-104. 5. NKZ 6, 104. 6. Ibid. 7. NKZ 6, 112. 8. Ibid. 9. NKZ 6, 115.

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la forme fondamentale de la connaissance. Cette critique est étroitement liée à une autre critique concernant l’idée biranienne de Dieu comme fondement de la vie de l’esprit, laquelle tend à « l’absorption en Dieu par la perte du sentiment du moi, et l’identification de ce moi avec son objet réel, absolu, unique10 ». Nishida y voit une métaphysique consistant à rendre noématique ce qu’il y a de noétique dans la conscience religieuse, tout en insistant sur le fait que le fondement de notre soi consiste en un « Dieu noétique », non pas en un « Dieu noématique11 ». Qu’est-ce que le « Dieu noétique » ? C’est « l’éveil à soi du néant absolu », dans lequel « on voit le vrai Dieu là où Dieu n’existe pas12 ». Cette non-existence de Dieu ne signifie pas son absence. Nous touchons au cœur même de la philosophie de Nishida lorsqu’il va jusqu’à dire que l’éveil à soi du néant absolu « est le fondement du tout, non seulement celui de notre soi auto-éveillé, mais aussi celui de Dieu lui-même13 ». Cela me semble correspondre au fait que lieu d’auto-affection, à savoir lieu d’effectivité de l’autodétermination du basho du néant absolu, je sois là, sans Dieu, égaré ainsi tout seul et auto-éveillé comme tel. Nishida termine cet essai par la thèse qui a été citée au début : « La philosophie commence par le fait de l’autocontradiction de notre soi. La motivation de la philosophie n’est pas l’“étonnement”, mais elle doit être la tristesse profonde de notre vie14. » L’autocontradiction de notre soi

Examinons maintenant de plus près le dernier paragraphe du texte à la fin duquel se trouve l’assertion qui nous intrigue. La notion de tristesse de la vie est évoquée dans un contexte où Nishida aborde de front la question de la religion, que depuis sa première œuvre, Recherches sur le bien (ࠗၿࡢ◊✲࠘), il considère toujours comme « le point final de la philosophie » (ဴᏥࡢ⤊⤖)15. 10. Maine de Biran, Œuvres de Maine de Biran, sous la direction de François Azouvi, 13 tomes, 19 volumes, Paris, Vrin, 1984-2001, tome X-2, Dernière philosophie. Existence et anthropologie, p. 322. 11. NKZ 6, 116. 12. Ibid. 13. Ibid. 14. Ibid. 15. NKZ 1, 3.

L’aspect affectif de la philosophie de Nishida

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Nishida apprécie très hautement saint Augustin, en ce que ce dernier radicalisa le sens profond de l’éveil à soi à un point tel qu’il parvint à voir tout ce qui existe depuis la position de l’éveil à soi. Nishida insiste avec saint Augustin sur le fait suivant : lorsque nous recherchons notre propre existence dans la réalité intérieure de notre soi, saisie par introspection et en nous séparant des êtres extérieurs, nous parvenons certainement de nous-même à Dieu. Et il cite ce passage célèbre des Confessions de saint Augustin : « C’est vous qui l’engagez à chercher sa joie dans vos louanges, car vous nous avez fait pour vous et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il se repose en vous16. » Nishida ajoute que saint Augustin chercha le fondement de notre existence auto-éveillée en Dieu. Dans cette perspective, il se réfère aussi à la « vie de l’esprit » de Maine de Biran : « Le principe de la 3e vie (celle de la grâce) consiste dans la présence d’un esprit supérieur à celui de l’homme, qui se met pour ainsi dire à la place de son esprit et ouvre à ses yeux une perspective infinie de perfection et de bonheur, et remplit son âme d’une joie, d’une paix ineffable, que le monde ne connaît pas, que rien du monde ne saurait donner17. » La raison pour laquelle Nishida se réclame de ces deux auteurs est apparemment qu’ils cherchèrent tous les deux le fondement de notre existence en Dieu, en sondant leur propre expérience intérieure et intime, laquelle s’éprouvait elle-même immédiatement en eux. Il est d’accord avec eux en ceci qu’ils réussirent à atteindre l’instance intérieure où ce qui est absolument noétique ou éternellement en acte s’éprouve soi-même immédiatement et perpétuellement. Mais Nishida ne s’arrête pas là. Ce qui est remarquable chez lui, c’est que la question de la religion ne se réduit pas simplement à une analyse et à une explication des croyances religieuses au moyen d’un dispositif conceptuel, mais consiste avant tout dans une investigation philosophique ayant pour objectif de remonter jusqu’à l’origine non seulement intellectuelle, mais surtout affective d’un acte de foi en Dieu qui est 16. « Tu excitas, ut laudare te delectet, quia fecisti nos ad te et inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te » (saint Augustin, Confessions, vol. I, Paris, Les belles lettres, 1956, p. 2 (trad. Pierre de Labriolle). Nishida cite la traduction anglaise suivante : « Thou awakest us to delight un Thy praise ; for Thou madest us for Thyself, and our heart is restless, until it repose in Thee » (NKZ 6, 116). 17. Maine de Biran, Journal, 3 tomes, Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1957, tome III, p. 200.

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absolument irreprésentable et auto-affectif. Quand Nishida identifie la dialectique hégélienne avec la réalité autocontradictoire vécue effectivement par Pascal, il semble entendre par là que le sentiment intérieur s’éprouvant lui-même en notre soi individuel et fini n’est autre que l’autodétermination objectivante de l’absolu en une infinité d’objets véritablement concrets. Ces objets qui se saisissent euxmêmes à la fois concrètement et objectivement, ici et maintenant, sont effectivement les êtres humains qui s’autodéterminent d’eux-mêmes là où ils se phénoménalisent en tant que corps déterminés et agissants. Notre soi individuel et fini, intérieurement et immédiatement éprouvé par lui-même et en lui-même, n’est autre qu’une effectivité concrète, lieu de phénoménalisation effective, de l’autodétermination de ce qui est tout à la fois absolu, universel et éternel. Cette réalité concrète, vécue par chacun de nos soi, est ce que Nishida appelle le « fait de l’autocontradiction de notre soi ». Que signifie ce fait ? Il consiste par exemple en ceci que l’éternité s’éprouve elle-même, pour autant qu’elle s’autodétermine ici et maintenant comme une infinité d’êtres individuels et absolument finis que nous sommes. Cette autocontradiction s’éprouve elle-même comme une tristesse profonde de la vie qui est, selon Nishida, la motivation de la philosophie. L’éveil à soi de la mort

Passons à un autre texte où se retrouve l’expression « tristesse de la vie », de manière à mieux comprendre la notion de tristesse propre à la pensée nishidienne. Il s’agit du dernier essai de Nishida, « Logique du basho et vision religieuse du monde » (ࠕሙᡤⓗㄽ⌮࡜᐀ᩍⓗୡ⏺ ほࠖ), rédigé en 1945, l’année de sa mort, c’est-à-dire quinze ans plus tard que le texte auquel nous venons de nous référer. Lorsque nous prenons conscience d’une autocontradiction profonde au fond de notre soi, lorsque nous nous sommes auto-éveillés au fait que notre soi est un être autocontradictoire, l’être de notre soi lui-même est mis en question. La tristesse de la vie, son autocontradiction sont des clichés répétés depuis fort longtemps. Mais nombreux sont ceux qui évitent de regarder en face cette réalité jusqu’au fond 18.

18. ࠕᡃࠎࡀࠊᡃࠎࡢ⮬ᕫࡢ᰿ᰌ࡟ࠊ῝ࡁ⮬ᕫ▩┪ࢆព㆑ࡋࡓ᫬ࠊᡃࠎࡀ⮬ᕫࡢ⮬ᕫ ▩┪ⓗᏑᅾࡓࡿࡇ࡜ࢆ⮬ぬࡋࡓ᫬ࠊᡃࠎࡢ⮬ᕫࡢᏑᅾࡑࡢࡶࡢࡀၥ㢟࡜࡞ࡿࡢ࡛࠶ࡿࠋ

L’aspect affectif de la philosophie de Nishida

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Il est évident ici aussi que la « tristesse de la vie » n’est rien d’autre que l’être autocontradictoire vécu par chacun de nos soi individuels. Nishida précise que « le fait de l’autocontradiction radicale ou fondamentale de l’existence de notre soi consiste dans l’éveil à soi de la mort »19. Que signifie « éveil à soi de la mort » (Ṛࡢ⮬ぬ) ? Il ne s’agit pas simplement d’une prise de conscience, celle que l’être humain est un « être-pour-la-mort ». Il s’agit de s’auto-éveiller en soi-même à sa propre finitude. Nishida insiste sur une finitude originaire s’éprouvant elle-même en notre soi individuel et qui s’oppose radicalement à l’infinité absolue. Cette opposition radicale et fondamentale, vécue en notre soi fini, n’est autre que l’effectivité de l’absolu, autrement dit l’autodétermination du néant absolu, concrétisée en vertu de la négation absolue. Qu’est-ce que Nishida entend par « fait de la contradiction absolue » ? Il s’agit non pas d’un fait simplement connu tel quel par notre soi intellectuel, mais d’un fait qui s’éprouve lui-même immédiatement en notre soi affectif. Vécu comme un sentiment de finitude absolue consistant en une pure auto-affection, il est ce que Nishida appelle « tristesse de la vie ». La tristesse profonde de la vie. La réalité autocontradictoire de notre soi individuel et fini

De la lecture de ces deux textes concernant la tristesse profonde de la vie en tant que motivation de la philosophie, on peut tirer les trois remarques suivantes : 1) La motivation de la philosophie s’origine dans la question religieuse qui consiste à chercher l’éveil à soi ultime à partir de la finitude originaire, à savoir la réalité autocontradictoire de notre soi individuel et fini. 2) Nishida ne considère cependant pas que la philosophie se réduise à la quête d’une béatitude ou quiétude, à savoir d’un état d’âme paisible consistant à se reposer sur un fondement éternel tel que Dieu, ni à « l’absorption en Dieu par la perte du sentiment du moi, et l’identification de ce moi avec son objet réel, absolu, unique20 ».

ே⏕ࡢᝒယࠊࡑࡢ⮬ᕫ▩┪࡜பࡩࡇ࡜ࡣࠊྂ౗ゝ⯈ࡉࢀࡓᖖዓㄒ࡛࠶ࡿࠋేࡋከࡃࡢே ࡣ῝ࡃṈࡢ஦ᐿࢆぢワࡵ࡚࠸࡞࠸ࠖ (NKZ 11, 393).

19. NKZ 11, 394. 20. Maine de Biran, Journal, tome X-2, p. 322.

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3) La tristesse profonde de la vie n’est pas un sentiment relatif qui s’oppose aux autres sentiments relatifs et qui peut être remplacé par un autre sentiment. Elle n’est pas non plus une émotion passagère qui peut être relayée par une autre, notamment par la joie. Elle est une réalité plus profonde qu’un sentiment relatif à une situation particulière ou une émotion provoquée par une certaine cause. Distinguer la tristesse profonde de la vie de l’étonnement

Pourquoi alors la tristesse au lieu de l’étonnement comme motivation de la philosophie ? En quoi consiste la différence essentielle entre la tristesse qui se trouve à l’origine de la philosophie de Nishida et l’étonnement considéré comme commencement de la philosophie au long de l’histoire de la philosophie occidentale ? Une confrontation de Nishida et de Schopenhauer sur ce point précis apportera une clé permettant de donner une réponse à ces questions. Selon Schopenhauer, avoir l’esprit philosophique, « c’est être capable de s’étonner des événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d’étude ce qu’il y a de plus général et de plus ordinaire »21. Il s’agit de l’étonnement devant les choses les plus ordinaires, vécues par chacun de nous quotidiennement, par opposition à l’étonnement qui s’éprouve devant ce qui se révèle ou se dévoile comme rare et extraordinaire. Quelle est la motivation de la philosophie pour Schopenhauer ? « C’est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie, qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l’explication métaphysique du monde22. » De là provient le sentiment particulier qui nous pousse à nous poser la question philosophique fondamentale, celle de savoir pourquoi le monde et notre existence sont là tels qu’ils sont. « L’étonnement philosophique est donc au fond une stupéfaction douloureuse ; […] cette nature particulière de l’étonnement qui nous pousse à philosopher dérive manifestement du spectacle de la douleur et du mal moral dans le monde23. » 21. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966, p. 852 (trad. A. Burdeau). 22. Ibid. 23. Ibid., p. 865.

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L’auteur du Monde comme volonté et comme représentation nous semble très proche de la position de Nishida lorsqu’il parle de la douleur provoquée devant la misère et le mal du monde comme motivation de la philosophie. Quelle est alors la différence entre ces deux philosophes sur ce sujet ? Chez Schopenhauer, il s’agit d’un sentiment provoqué par ce qui nous apparaît dans le monde, à savoir d’un sentiment provoqué par l’extérieur et qui présuppose la dualité de l’esprit désirant comprendre l’apparaître du monde et ce qui apparaît dans le monde d’une part, et du monde qui se phénoménalise devant cet esprit d’autre part. Or, chez Nishida, il s’agit d’un sentiment immanent, à savoir d’un sentiment qui s’éprouve lui-même immédiatement en notre soi individuel, et cela comme événement affectif ou auto-affection événementielle du monde, qui s’éprouve au cœur même du monde. Basse continue sur laquelle tout se phénoménalise, et qui est constante au fond de passions s’opposant les unes aux autres, ce sentiment — au sens où il est fondamental — est pourtant indépendant de l’apparaître du monde et de ce qui apparaît dans le monde. Il consiste en un « s’éprouver soi-même » originaire, indépendant de tout ce qui se passe à l’extérieur. Il en résulte que c’est exactement ce sentiment originaire qui permet à notre soi d’être susceptible d’échapper à l’absorption en l’absolu, à la fusion avec la totalité, ou à l’engloutissement dans le monde. Le sentiment originaire et générique, et la passibilité de la vie

Essayons maintenant de mieux saisir ce que signifie exactement la « tristesse profonde de la vie » en tant que motivation affective de la philosophie, à savoir le sentiment tout à la fois originaire et générique qui nous pousse à chercher à nous connaître nous-mêmes. Une catégorie générique

Lorsque Nishida parle de la tristesse profonde de la vie comme motivation de la philosophie, il s’agit d’une catégorie générique, au double sens où « tristesse » désigne un genre, en même temps que ce terme indique ce qui rend possible la genèse de toute pensée authentique de la réalité.

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L’auto-affection pure de la vie

La tristesse profonde de la vie, qui imprègne notre soi corporel, n’a aucun objet extérieur ; donc, au lieu de comporter une dimension transitive, c’est-à-dire de se rapporter à des objets particuliers et éventuellement extérieurs, elle est entièrement autoréflexive, ne dépend pas des autres sentiments, et consiste par conséquent en une pure auto-affection. La passibilité de la vie

Il s’agit d’un sentiment générique qui n’est autre que la passibilité en son sens originel24, à savoir la capacité à souffrir de la contradiction réelle de la vie et à recevoir et accueillir infiniment en soi-même la réalité telle qu’elle se donne, dans sa vérité. La tristesse profonde de la vie, en tant qu’effectivité de la passibilité infinie, englobe l’opposition de la jouissance et de la souffrance. Elle est donc ce qui rend effectives l’activité et la passivité comme moments opposés, tout en s’éprouvant elle-même au fond de leur opposition au niveau phénoménal. La source de la vie

La tristesse profonde de la vie s’incarne en un lieu affectif et fini qu’est notre soi corporel, lequel est susceptible de recevoir et d’accueillir toutes les différenciations affectives qui se réalisent dans le monde. Elle est un sentiment qui s’éprouve lui-même en nous, là où notre soi corporel touche à la source de la vie. L’éveil à soi affectif

La tristesse profonde de la vie n’est ni l’inquiétude ni l’angoisse. Elle est le contraire de l’apathie ou de l’ataraxie. Elle est un sentiment générateur qui se trouve à la source même de la vie et qui accompagne 24. « Passible », « capable de souffrir ». Passible a disparu en ce sens, sauf dans le langage théologique où, par opposition à impassible, il qualifie « l’être capable d’éprouver des sensations de joie ou de souffrance » ; passibilité se dit de l’« état d’une personne capable d’éprouver des sensations (de plaisir, de souffrance) » (Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert).

L’aspect affectif de la philosophie de Nishida

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notre soi en permanence, jusqu’à ce qu’il parvienne à s’auto-éveiller au fait de l’autocontradiction absolue de la réalité du monde où il vit et qu’il vit. Elle s’approfondit, au-delà de l’éveil à soi intellectuel, jusqu’à l’éveil à soi affectif. Une communauté passible

La tristesse profonde de la vie est susceptible de nous ouvrir une communauté passible. Car elle est aussi le sentiment moral par excellence qui nous ouvre aux autres, ouvre l’horizon ou la dimension du rapport à autrui, et qui nous fait ressentir une communauté composée d’autres soi que nous-mêmes, c’est-à-dire une dimension compassionnelle. Bibliographie Maine de Biran, Journal, 3 tomes, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1957. Maine de Biran, Œuvres de Maine de Biran, sous la direction de François Azouvi, 13 tomes, 19 volumes, Paris, Vrin, 1984-2001. Nishida Kitarō, Nishida Kitarō zenshū (ࠗす⏣ᗄከ㑻඲㞟࠘, Œuvres complètes de Nishida Kitarō), 19 volumes, Tōkyō, Iwanami Shoten, 1re éd., 1947-1953 ; 2e éd., 1965-1966 ; 3e éd., 1978-1980 ; 4e éd. 1987-1989. Saint Augustin, Confessions, vol. I, Paris, Les belles lettres, 1956 (trad. Pierre de Labriolle). Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966 (trad. A. Burdeau).

L’intuition agissante et l’invisible chez Nishida, Kimura et Merleau-Ponty Une réflexion à l’âge post-Hiroshima Kazashi Nobuo

Cet article vise à mettre en lumière le sens que revêt aujourd’hui la pensée nishidienne de la nature corporelle de l’existence humaine ainsi que les possibilités qu’elle ouvre, mais aussi certaines insuffisances qui nous paraissent concomitantes. Dans la première section, « Nishida et Merleau-Ponty sur le corps comme “Ce qui voit et ce qui est vu” », nous soulignerons les réflexions pionnières du dernier Nishida sur le « corps historique » et l’« intuition agissante » en les confrontant aux considérations célèbres du dernier Merleau-Ponty sur la « chair du monde » et le « chiasme ». Dans la deuxième section, « Intuition agissante et “entre” chez Kimura », nous rendrons compte des développements féconds de la notion nishidienne d’« intuition agissante » dans la description phénoménologique que propose Kimura Bin de l’expérience de l’« entre », exemplifiée par excellence dans l’expérience musicale du « jouer ensemble » ; les travaux de Kimura Bin sont réputés pour avoir tiré certaines de leurs inspirations les plus fondamentales de la philosophie nishidienne. Dans la troisième et dernière section, « De “Ce qui a été détruit”. Sur la continuité de la discontinuité », nous interrogerons certaines difficultés sérieuses que pose la philosophie nishidienne concernant la réalité sociohistorique, en dépit de ces notions fascinantes que sont l’« intuition agissante » et le « corps historique ». En vue de poursuivre une philosophie de l’histoire qui tienne compte de la pluralité radicale de la réalité sociohistorique, nous chercherons à identifier certaines des caractéristiques les plus problématiques de la philosophie nishi-

L’intuition agissante et l’invisible

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dienne de la réalité sociohistorique en l’examinant à partir de contextes historiques concrets, en la contrastant aussi avec les réflexions décisives de George H. Mead et d’Alfred Schütz. Nishida et Merleau-Ponty sur le corps comme « Ce qui voit et Ce qui est vu »1

Dans un article décisif, « Logique et vie » (1936), Nishida avance la notion d’« intuition agissante », laquelle constituera une des idées centrales de sa philosophie tardive : La vie même de nos soi, qui sont dotés de corps historiques et sont actifsintuitifs, est autocontradictoire. La vie historique elle-même est autocontradictoire. On ne peut pas dire que le connaissant est le connu. Notre auto-éveil est autocontradictoire. Notre corps est aussi une chose. Les choses sont des choses vues. Mais notre corps est simultanément ce qui voit et ce qui agit […] Certains admettent une autocontradiction uniquement au sein du soi pensant parce qu’ils le séparent du soi corporel et l’utilisent comme point de départ. Mais le soi pensant n’existe pas, lui non plus, séparément de notre corps historique. Les choses sont expressives et ont un nom. Nous intuitionnons les choses activement en tant qu’elles sont des corps ; notre soi pensant existe là où nous intuitionnons activement les choses en tant qu’elles ont un nom. Si nous nous séparions du corps historique qui est intuition agissante, il n’y aurait ni autocontradiction, ni auto-éveil. Par conséquent, il n’y aurait pas davantage de point de départ pour le soi pensant 2.

Il existe des passages similaires dans d’autres textes de Nishida où il s’efforça inlassablement de formuler ce qui deviendra sa position de « l’intuition agissante ». Le lecteur familier de la pensée tardive de Merleau-Ponty sera tenté de mettre en vis-à-vis ce passage de Nishida et des extraits de L’Œil et l’esprit où Merleau-Ponty expose de manière suggestive sa vision de la texture chiasmatique du domaine corporel, qu’il nomme la « chair du monde » : 1. Cette section se base sur notre article « Bodily Logos. James, Nishida, and Merleau-Ponty », dans D. Olkowski et J. Morley (éd.), Merleau-Ponty. Interiority and Exteriority, Psychic Life and the World, New York, SUNY Press, 1999, p. 121134. 2. NKZ 8, 360 (nous soulignons). Désormais, les références à Nishida Kitarō zenshū (Œuvres complètes de Nishida Kitarō), publiées par Iwanami Shoten, seront indiquées de cette manière, le premier chiffre indiquant le volume, le second indiquant la page.

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philosophes japonais contemporains

L’énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu’il voit alors « l’autre côté » de sa puissance voyante. […] C’est un soi, non par transparence, comme la pensée, qui ne pense quoi que ce soit qu’en l’assimilant, en le constituant, en le transformant en pensée […]. Ce premier paradoxe ne cessera pas d’en produire d’autres. Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose. Mais puisqu’il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont en annexe ou en prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l’étoffe même du corps3.

En dépit de la différence de vocabulaire propre à chacun des deux philosophes, il est difficile de ne pas remarquer certaines résonances intertextuelles étonnantes entre les passages que nous avons cités. L’élément commun à la racine de ces variations textuelles est clairement la notion ontologique du soi corporel et expressif comme ce qui se forme dans et à travers la relation chiasmatique (selon l’expression Merleau-Ponty) ou autocontradictoire (selon l’expression de Nishida) entre le soi corporel et le monde. En d’autres termes, de la même manière que la position initiale nishidienne de la philosophie de l’expérience pure s’est muée, au fil d’un processus d’autocritique, en une nouvelle vision « dialectique » du soi, la philosophie merleaupontienne de l’ambiguïté s’est transformée en une vision chiasmatique du soi. Maintenant, le corps ambigu est essentiel pour comprendre notre existence au sein du monde, non pas parce que le corps est ambigu au sens péjoratif d’une constante oscillation indéterminée entre les pôles subjectif et objectif, mais parce que le corps ambigu joue sans cesse un rôle pivot dans la structuration autoréflexive du domaine corporel de l’expérience. Nishida se démena littéralement pour formuler une telle vision selon les termes de l’« intuition agissante » et de l’« auto-identité absolument contradictoire » ; et Merleau-Ponty s’y efforça au moyen des notions de « chair » et de « chiasme ». Paraphrasant la même idée, Merleau-Ponty consigna dans une autre note de travail : 3. Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 18-19 (nous soulignons).

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Je ne puis me voir en mouvement, assister à mon mouvement. Or cet invisible de droit signifie en réalité que Wahrnehmen et Sich bewegen sont synonymes : c’est pour cette raison que le Wahrnehmen ne rejoint jamais le Sich bewegen qu’il veut saisir : il en est un autre. Mais, cet échec, cet invisible, atteste précisément que Wahrnehmen est Sich bewegen, il y a là un succès dans l’échec. […] Wahrnehmen et Sich bewegen émergent l’un de l’autre. Sorte de réflexion par Ek-stase, ils sont la même touffe. […] Toucher, c’est se toucher. À comprendre comme : les choses sont le prolongement de mon corps et mon corps est le prolongement du monde, par lui le monde m’entoure4.

Cette note de travail n’indique pas seulement la ténacité avec laquelle Merleau-Ponty continua de méditer l’inspiration qu’il tirait des textes de Husserl pour articuler sa propre conception ontologique, mais elle témoigne aussi de la proximité de celle-ci, dans ses ultimes formulations, avec celle que Nishida formula dans le registre de « l’intuition agissante ». Mais qu’entendait exactement Nishida par « intuition agissante » et quelles transformations philosophiques supplémentaires cette notion est-elle susceptible d’entraîner ? Laissons la parole à Nishida afin de saisir le fond de sa pensée. Les deux premiers passages sont extraits de « Logique et vie », le troisième est extrait de « Le monde comme universel dialectique » : Nous voyons le monde doté d’une forme dans la mesure où le corps est formé. Donc, il n’y aurait pas de moi sans le corps. Cela vaut également pour les animaux. Par conséquent, le corps est du caractère du logos5. La véritable intuition ne signifie pas simplement, comme on le croit en général, que le soi se perd ou que les choses et le moi s’unifient. Elle signifie que le soi devient créatif. […] Notre corps y devient simultanément ce qui voit et que ce qui agit. […] Le monde devient le corps du soi6. L’intuition ne signifie pas que le tout est vu en une fois. Elle n’est pas simplement un total simul. Elle signifie uniquement que l’universel s’autodétermine infiniment ou que le basho [lieu] s’autodétermine. […] L’être humain est une totalité relative. […] Même dans l’intuition artistique, la totalité n’est pas simplement donnée tout d’un coup ; on ne la réalise pas simplement telle qu’elle est. L’artiste voit les choses progressivement ; par conséquent, il embellit cette totalité. On peut donc dire 4. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 308. 5. NKZ 8, 328. 6. NKZ 8, 341-342.

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avec Bergson que pas même l’artiste ne sait vraiment quelle œuvre il en sortira. […] De même que l’artiste construit une œuvre que lui-même ne peut pas connaître, nous aussi nous construisons l’histoire 7.

Nishida mobilisa ses notions « d’intuition agissante » et de basho (lieu) afin de saisir les formes essentielles de la relation entre l’individuel et le monde socio-historique ; autrement dit, nous constatons ici un recours à l’art comme « archétype » pour comprendre la réalité sociohistorique. Exactement comme Merleau-Ponty reconnaissait le « meilleur du Bergsonisme » non pas dans l’idée bergsonienne bien connue de la « coïncidence intuitive » entre le sujet et l’objet mais dans « l’échange entre le passé et le présent, la matière et l’esprit, le silence et la parole, le monde et nous », Nishida reconnaissait l’essence de l’intuition dans la compréhension anticipative du tout qui, considérait-il, se forme dans et à travers l’interpénétration expressive entre l’individu et le monde sociohistorique comme basho (lieu) fondateur de son existence. Et c’est en ce sens que les deux philosophes ont considéré l’activité artistique et corporelle comme paradigme d’une telle interpénétration « dialectique » entre l’immanent et le transcendant. On se souvient de ce passage bien connu de L’Œil et l’esprit : « C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le corps opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement8. » Comme cela doit être clair désormais, ce que Nishida cherchait à décrire à travers la notion d’intuition agissante n’était rien d’autre que le phénomène d’entrelacement de la vision et du mouvement auquel le dernier Merleau-Ponty consacra ses méditations ontologiques, à ceci près que Nishida concentra ses réflexions non pas sur le mouvement cinétique comme tel mais plutôt sur l’activité productrice au sens le plus large du terme. En somme, les « actes » expressifs sont fondés dans, et dérivent de, l’horizon socio-historique de l’être ; en ce sens, l’expression n’est pas tant le produit d’un individu particulier que celui du domaine de l’être sociohistorique lui-même. 7. NKZ 7, 342-344 (nous soulignons). Voir Nishida Kitarō, Fundamental Problems of Philosophy. The World of Action and the Dialectical World, Tōkyō, Sophia University Press, 1970, p. 184 (trad. David A. Dilworth). 8. Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 16.

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Intuition agissante et « entre » chez Kimura 9

Conjointement à Alfred Schütz, Kimura Bin, un éminent psychiatre japonais contemporain, a reconnu dans l’expérience musicale un mode exemplaire de relation intersubjective. Tout en admettant la pertinence de l’orientation générale du travail de Schütz, Kimura entend fermement la développer davantage. Et le travail de Kimura est d’autant plus approprié à notre propos qu’il s’inspira considérablement des travaux de Nishida Kitarō, dont la description de la nature incarnée de l’existence humaine présente une ressemblance flagrante avec celle de Merleau-Ponty dont nous avons discuté plus haut10. Aida est le thème central de la recherche psychiatrique de Kimura qui vise à pénétrer dans les couches les plus profondes du dynamisme de la relation intersubjective. Maintenant, pour comprendre les vues de Kimura sur le ma intersubjectif dans l’expérience d’un « ensemble musical »11, il est indispensable de saisir d’abord sa conception du ma (ou « écart ») acoustique entre les sons. En citant un ouvrage du compositeur japonais contemporain Takemitsu Tōru, Kimura met l’accent sur le fait que les écarts musicaux sont loin d’être des hiatus dépourvus de contenus acoustiques : Un simple son, celui d’un plectre ou d’un souffle, est trop complexe pour être porteur de logique, et en lui-même il est déjà accompli. La complexité du son susceptible de s’accomplir en tant que simple son a produit un ma, c’est-à-dire une durée métaphysique insonore mais dynamiquement tendue, laquelle durée est inquantifiable. […] Le ma silencieux et hors son est en fait reconnu en tant qu’un « ma », empli d’innombrables sonorités, qui lutte avec le simple son12. 9. Cette section se base sur notre article « The Musicality of the Other. Schütz, Merleau-Ponty, and Kimura », dans S. Crowell (éd.), Prism of the Self, Dordrecht/ Boston, Kluwer Academic Publishers, 1995, p. 171-188. 10. Nous renvoyons le lecteur intéressé par l’œuvre de Kimura en langues occidentales à Kimura Bin, Écrits de psychopathologie phénoménologique, Paris, PUF, 1992 ; Kimura Bin, « Mitmenschlichkeit in der Psychiatrie. Ein transkultureller Beitrag aus asiatischer Sicht », dans Zeitschrift für Klinische Psychologie und Psychotherapie 19 (1971, no 3) 3-15. 11. Tel est le titre d’un des articles de Kimura inclus dans Aida (Tōkyō, Kōbundō, 1988). 12. Takemitsu Tōru, Oto, chinmoku to hakarieru hodoni (Le son, au point de se mesurer au silence), p. 196 (cité dans Kimura Bin, Aida, p. 58 [notre traduction] ; traduction française : Kimura Bin, L’entre, Grenoble, Millon, 2000, p. 57).

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C’est là une idée fondamentale que l’on exprime souvent, mais que l’on a aussi tendance à oublier aussitôt. De toute évidence, par rapport au passage que nous venons de citer, même la thématisation schützienne de la nature essentiellement polythétique de l’expérience musicale apparaît encore habitée par les restes d’une conception atomiste et rationaliste de la signification musicale. Dans « La réflexion et l’expérience de la musique », dernier chapitre de Fragments sur une phénoménologie de la musique, et qui en est aussi le plus long, Schütz examine l’articulation du flux musical en unités et sous-unités à l’aune des notions de « vols » et de « haltes » de la conscience, qu’il emprunte à William James. À propos de ces notions de « vols » et de « haltes » dans le courant de conscience, que James paraphrase parfois en parlant d’états « transitifs » et « substantifs » de la conscience, gardons à l’esprit qu’elles ne sont rien d’autre qu’une variante de sa notion de « franges » ou « d’horizon »13. Maintenant, la manière dont Schütz applique ces notions au phénomène musical de l’« écart » est la suivante : L’art du phrasé musical consiste à rendre perceptible chaque unité et sous-unité en rassemblant en une seule phase ce qui va ensemble et à séparer celle-ci de la phase suivante par une très brève interruption dans le flux de la musique. […] Ces pauses très brèves sont les haltes durant lesquelles le flux de la musique vient à s’immobiliser. Elles invitent et incitent l’auditeur à regarder rétrospectivement depuis cette phase finale vers la phase initiale, à revenir au début qui lui est encore accessible en raison de l’effet réciproque des rétentions analysé précédemment14.

Par contraste avec la caractérisation que Takemitsu propose du « ma silencieux », la signification des écarts semble avoir été analysée 13. Voici une des caractérisations que donne James lui-même de cette notion cruciale dans The Principles of Psychology (vol. I, p. 243) : « Lorsque nous jetons un coup d’œil d’ensemble sur le merveilleux courant de notre conscience, ce qui nous frappe dès l’abord, c’est une succession d’allures très différentes. Il semble que la conscience, tel un oiseau, vole et se perche tour à tour. Ce rythme s’exprime dans le rythme du langage, où chaque pensée se meut dans une phrase et chaque phrase s’arrête à un point. Les haltes de la pensée sont généralement consacrées à quelques images sensorielles, qui ont ici le privilège de pouvoir rester indéfiniment sous le regard de la conscience qui les contemple sans les altérer. Et les vols de la pensée sont consacrés aux rapports, statiques ou dynamiques, qui, pour la plupart, tendent à relier les objets contemplés pendant les périodes de repos relatif » (William James, Précis de psychologie, Paris, Marcel Rivière, 1909, p. 207 ; nous soulignons). 14. Music and Man 2 (1976, nos 1-2) 66.

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par Schütz du point de vue de la nécessité technique pour le « phrasé musical » : c’est-à-dire qu’elle est comprise largement comme un compartimentage des Gestalts mélodiques. L’aspect des écarts compris comme moments de trop-plein significatif ne semble pas avoir reçu toute l’attention requise. Phénoménologiquement parlant, les « écarts » sont des « horizons » acoustiques qui ne sont pas de simples « arrière-plans vides » pour des sons positifs, mais plutôt des espaces qui résonnent de l’écho presque imperceptible du passé et du futur. Un espace d’écarts ouvert entre les sons commence à s’animer, si l’on peut dire, d’une vie spontanée et quasi autonome qui lui est propre, et il se met à diriger l’écoulement du temps musical. Ces idées nous rappellent la formule ramassée que Merleau-Ponty donne à ce phénomène en développant la méditation de Proust sur la « petite phrase ». À l’extrême fin de la partie achevée de son livre Le Visible et l’invisible, il écrit : Les idées musicales ou sensibles, précisément parce qu’elles sont négativité ou absence circonscrite, nous ne les possédons pas, elles nous possèdent. Ce n’est pas l’exécutant qui produit ou reproduit la sonate : il se sent, et les autres le sentent, au service de la sonate, c’est elle qui chante à travers lui, ou qui crie si brusquement qu’il doit « se précipiter sur son archet » pour la suivre. Et ces tourbillons ouverts dans le monde sonore n’en font enfin qu’un seul où les idées s’ajustent l’une à l’autre15.

C’est un argument crucial car cela signifie qu’une série d’écarts successifs ouverts entre des sons ouvrent maintenant à leur tour, pour ainsi dire, un flot d’écarts continus entre, d’un côté, une succession d’espaces fluants et noématiques aux horizons illimités et, de l’autre, les actes passagers de l’exécutant qui ont initialement produit les séries de sons. Ainsi, une telle expérience musicale met en lumière les limites de la notion de constitution du noème par la noèse et, partant, nous oblige à la reconsidérer en termes de détermination réciproque de ceux-ci. Le sens d’une telle compréhension de la fonction des écarts comme consistant en la formation d’un espace mouvant d’une signification spontanée et émergente s’avèrera encore plus important si nous le

15. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 198-199 (nous soulignons).

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considérons dans le contexte d’un ensemble musical. Et c’est ce que fait Kimura en s’appuyant sur la notion « d’intuition agissante » de Nishida, c’est-à-dire l’idée qu’il existe une dynamique de formation réciproque entre « ce qui crée » et « ce qui est créé ». Kimura écrit : Il ne serait pas correct de diviser, comme dans la phénoménologie husserlienne, noèse et noème en fonction intentionnelle et objet intentionnel, et de considérer que la première « constitue » le second. Du point de vue de « l’intuition agissante », nous devons considérer que l’aspect noématique détermine l’aspect noétique en même temps que l’aspect noétique produit l’aspect noématique. Étant donné que les deux aspects sont dans une relation que Weizsäcker appelle « Gestaltkreis », aucun n’est la cause ni l’effet de l’autre. […] Dans le cas d’un ensemble musical où chaque musicien écoute le tout de la musique en tant qu’aspect noématique de sa conscience, l’aspect noétique qui lui est corrélatif ne peut plus être [considéré seulement comme] son propre aspect noétique « actuel ». Il s’agit, d’une certaine manière, de l’aspect noétique « virtuel » dans sa conscience. On peut dire qu’a été établie, à « l’intérieur » de la conscience individuelle, une corrélation noèse/noème collective, intersubjective et autonome au-delà des subjectivités de conscience individuelle. Et, en même temps, la volonté autonome de chaque musicien à créer de la musique y est à coup sûr aussi à l’œuvre. […] Lorsqu’un sujet individuel poursuit son engagement dans le monde de la musique par une détermination constante et réciproque entre, sur le plan noétique, l’acte de jouer et, sur le plan noématique, la perception de la musique, cette subjectivité continue toujours d’être déterminée par l’intersubjectivité méta-noétique de l’ensemble16.

Chez Kimura, l’acception large des termes « noème» et «noèse» n’est pas fidèle à Husserl, et le terme d’« intersubjectivité méta-noétique » peut paraître fort peu orthodoxe. Mais ce qui est en jeu, c’est ceci : dans le cas d’un ensemble idéalement exécuté, les écarts mêmes entre les sons en viennent à s’animer d’une vie créative et quasi autonome qui leur est propre, non seulement à l’intérieur d’une seule conscience mais primitivement dans le lieu de l’« entre » intersubjectif. Par conséquent, il peut arriver que des exécutants individuels se trouvent eux-mêmes dirigés par la vie horizontale, toujours émergente, des mouvements musicaux produits intersubjectivement tout en embras-

16. Kimura Bin, Aida, p. 46-50 (notre traduction) ; traduction française : Kimura Bin, L’entre, p. 49-52.

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sant l’ensemble du flot noématique de la musique comme s’il était produit individuellement par leur propre jeu. De « ce qui a été détruit ». Sur la continuité de la discontinuité 17

Dans « Le principe pour le nouvel ordre mondial » (1943), Nishida comprenait la signification mondiale-historique de la guerre dans laquelle le Japon s’était engagé en se prétendant leader de l’Asie de l’Est par analogie à la signification que revêtait la guerre de la Grèce antique contre la Perse. Nishida déclara : « De la même manière que, jadis, la victoire de la Grèce dans la guerre perse détermina l’orientation du développement de la culture mondiale européenne jusqu’à ce jour, la guerre actuelle en Asie orientale pourrait déterminer une direction pour l’histoire mondiale à venir18. » Toutefois, dans son ultime article achevé, « La logique du lieu et la vision religieuse du monde » (rédigé deux années plus tard alors que les signes d’une défaite du Japon se faisaient de plus en plus évidents), le modèle de référence de Nishida avait changé. Comme Andrew Feenberg l’a très justement remarqué19, Nishida s’efforçait désormais d’envisager ce qu’aurait à être l’attitude du Japon, après la défaite annoncée, d’après le modèle des Juifs qui « même lorsque captifs à Babylone, ils perdirent leur terre, ils ne perdirent pas leur religion. Ils ne perdirent en rien leur confiance spirituelle20. » Cela va sans dire que ce changement de modèle pour le Japon reflétait un changement drastique dans la perception nishidienne de la situation. Mais on peut aisément imaginer que, si Nishida avait survécu à la fin de la guerre et avait pris 17. Cette section s’appuie sur le commentaire de notre éditeur pour Philosophy of History, vol. V, Nishida Philosophy Collections (Toeisha, 1998, p. 470-531 ; en japonais). 18. NKZ 12, 429. Voir la traduction anglaise, « The Principle of the New World Order », par Arisaka Yoko dans son article « The Nishida Enigma. The Principe of New World Order » : Monumenta Nipponica 51 (1996, no 1) 81-105 (traduction aux pages 100-105). 19. Feenberg Andrew, « The Problem of Modernity in the Philosophy of Nishida », dans James W. Heisig et John C. Maraldo (éd.), Rude Awakenings. Zen, the Kyōto School and the Question of Nationalism, Honolulu, University of Hawaii Press, 1995, 381 p. ; p. 172. 20. NKZ 11, 455. Traduction française : Nishida Kitarō, Logique du lieu et vision religieuse du monde, Bordeaux, Osiris, 1999, 92 p. ; p. 64 (trad. Sugimura Yasuhiko et Sylvain Cardonnel).

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connaissance des exactions que le Japon avait de fait commises pendant la guerre, des changements plus drastiques encore se seraient opérés au cœur de sa philosophie. « La logique du lieu et la vision religieuse du monde » s’achève sur une phrase que l’on peut entendre comme une supplication émouvante de la part de Nishida : « L’État doit être ce qui reflète la Terre Pure en ce monde21. » Or, après la guerre, Tanabe Hajime critiqua son propre échec philosophique à apercevoir que, « tout comme un mal radical sous-tend la liberté humaine, un mal radical est latent au fond de l’État 22 ». De manière similaire, Nishida aurait reconnu, avec quelques remords, la nature irréaliste de sa conception trop morale et trop religieuse de l’État qui considère que « chaque nation est un monde contenant en lui-même une expression de l’absolu23 ». Mais nous qui vivons en ces temps de guerre post-Hiroshima, ce qu’il nous faudrait maintenant reconsidérer d’un œil critique, c’est l’idée que se fait Nishida de la notion héraclitéenne de « conflit = guerre » et qui nourrit sa conception de l’État en même temps qu’elle est nourrie par celle-ci : Je pense que, lorsque le monde devient concrètement poiétique, les races doivent émerger sur la scène de l’histoire. […] Le monde des espèces est le monde du conflit24. En tant qu’identité dialectique, à savoir que ce qui est créé crée ce qui crée, un présent historique, c’est-à-dire une époque, possède des directions alternatives. […] Ce doit être une tendance du monde héraclitéen où toutes les choses sont engendrées par le conflit — le multiple absolu étant l’un. […] Une époque se transforme en une autre non pas simplement de façon continue mais au moyen d’une dialectique absolue. Une

21. NKZ 11, 463. Cette phrase a été traduite par David Dilworth comme suit : « La nation est le miroir de la Terre Pure en ce monde ». Voir Nishida Kitarō, Last Writings. Nothingness and the Religious Worldview, Honolulu, University of Hawaii Press, 1987. Dans la traduction française, on trouve : « La nation […] : la réflexion de la Terre Pure dans sa Terre » (Logique du lieu et vision religieuse du monde, p. 92). 22. Tanabe Hajime, préface à « La logique de la dialectique de l’espèce », p. 253254 (inclus dans le septième volume de Tanabe Hajime Collection, Chikuma Shobō, 1963). 23. NKZ 11, 463. Traduction française : Logique du lieu et vision religieuse du monde, p. 91. 24. « La position de l’individuel dans le monde historique », NKZ 9, 144.

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époque a toujours le caractère d’un monde. […] J’appelle cela une métamorphose25.

« Antagonisme et conflit », qu’Héraclite considère comme le Logos qui génère « l’unité harmonieuse », ne signifient pas nécessairement « guerre » ; mais, à en juger par les circonstances de l’époque, il est indéniable qu’au moins « conflit » signifie aussi « guerre » dans ces textes de Nishida. Bien entendu, une logique qui pose la guerre comme principe de génération est loin d’être quelque chose d’exceptionnel dans l’histoire de la philosophie, et elle forme même une lignée vigoureuse représentée par Hegel et Nietzsche. Dans le cas de Nishida, comme on peut s’en rendre compte du fait que, par exemple dans « L’identité et la continuité du monde », il reproduit de longues citations, dans l’original allemand, extraites de l’œuvre de Leopold von Ranke, sa compréhension de la politique effective au sein du monde peut se réduire, dans une large mesure, à une assimilation fidèle de la conception rankienne de l’histoire, selon laquelle « les moments mondiaux-historiques émergent non pas en des développements paisibles et sans heurts mais dans des conflits et des luttes perpétuels car le combat est la nature originelle de l’être humain26 ». Alors que la défaite du Japon et sa propre mort approchaient, comme si elles rivalisaient l’une avec l’autre, Nishida écrivit : « La guerre mondiale doit être une guerre mondiale qui vise à nier la guerre mondiale et à contribuer à la paix éternelle27. » Mais notre âge « post-Hiroshima » est un âge caractérisé par le fait que l’histoire mondiale est cernée par « l’impossibilité d’une guerre mondiale » au sens où une guerre nucléaire ne peut pas éclater sans précipiter le genre humain dans une ruine totale. C’est un âge dans lequel l’espèce humaine est confrontée pour la première fois au fait que les « conflits », qui s’accompagnent d’une escalade réciproque des forces armées, plutôt que de conduire à un niveau supérieur « d’unité harmonieuse » héraclitéenne, résulteraient en une destruction mutuelle, ainsi que l’illustre l’acronyme MAD (Mutually Assured Destruction). Le « conflit », au sens le plus large du terme, serait indispensable à la créativité culturelle. Mais notre temps est un âge qui a besoin avant 25. « Le problème de la genèse et du développement des espèces », NKZ 8, 515517. 26. Cité par Nishida dans NKZ 8, 94-95. 27. NKZ 11, 439.

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toutes choses de « l’équivalent moral de la guerre28 » à la nécessité duquel exhortait William James ; c’est-à-dire que notre priorité absolue doit consister à élargir les domaines de la « vie active », dans lesquels l’espèce humaine peut manifester sa combativité positive dans des formes culturellement sublimées, et à réaliser une co-existence plus vaste et plus profonde à travers la « co-opération ». « Le motif qui nous incite à philosopher doit être, non pas l’émerveillement, mais la profonde douleur de la vie » — telle est l’une des citations de Nishida les plus souvent reproduites pour caractériser sa philosophie. Les êtres humains… meurent. C’est la douleur de cette vérité crue qui les conduit à s’interroger sur le sens de la vie et à s’éveiller véritablement à leur existence ici et maintenant. Cette posologie méta-philosophique de Nishida était destinée à être une critique fondamentale du penchant de la philosophie occidentale à objectifier l’Être, déjà perceptible au sein de son commencement allégué dans l’étonnement. Toutefois, on dit que la « philosophie en quête de paix » dans « l’âge post-Hiroshima » tire son origine de la « crainte », en l’occurrence de la crainte d’une guerre nucléaire29. Cela ne signifie pas seulement qu’un motif supplémentaire incite l’être humain à philosopher mais qu’une disposition fondamentale, ou Befindlichkeit, de notre époque, à savoir la crainte d’une guerre nucléaire, est devenue pressante au point de rivaliser avec ces sentiments éternels que sont « l’étonnement face à l’Être » ou la « douleur de la vie », et même au point de les éclipser. Cela signifierait également que les questions philosophiques traditionnelles sont désormais examinées au sein de « l’horizon historique » de notre âge de guerres. Par nature, les questions philosophiques ne s’harmonisent pas facilement avec notre vie quotidienne. Déjà dans la philosophie grecque, la rupture entre la philosophie et la vie quotidienne se révéla être un grand problème pour la philosophie30. Mais dans l’âge post28. William James, Memories and Studies, Greenwood Press, 1941, p. 265-296. 29. C’est Dorf Sternberger qui a souligné la « Erschrecken » comme moteur de la philosophie de la paix à notre époque. Cf. Über den verschiedenen Begriffe des Friedens, 1984. 30. Le célèbre mythe de la caverne dans La République de Platon est une allégorie classique de ce problème. Dans sa discussion du mythe de la caverne, Hannah Arendt déclare : « [L]e début de toute philosophie est taumazein, l’étonnement devant tout ce qui est en tant qu’il est. Plus que toute autre chose, la “théorie” grecque est la prolongation et la philosophie grecque est l’articulation et la concep-

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Hiroshima, la position de la philosophie et son rôle dans le monde concret des affaires historiques et politiques sont questionnés à nouveaux frais et de manière bien plus aiguë. Par conséquent, la conception métaphilosophique de Nishida est susceptible d’être mise en question d’une façon tout à fait semblable à la mise en question, par exemple, de la pensée heideggérienne sur la question de l’Être par la philosophie éthique de Levinas qui s’articula autour de l’altérité particulière et historique d’autrui. Notre époque est un âge dans lequel la « possibilité concrète d’une fin de l’histoire humaine » pèse gravement sur nous au point d’éclipser le problème suprahistorique de « la vie et la mort du soi ». Cela signifie également que nous vivons une époque dans laquelle il ne nous est plus permis de nous contenter, sans réserve, de la prise de conscience philosophique que « la vie-et-mort est, comme telle, le Nirvana31 » ou de prôner la valeur d’une liberté absolue en déclarant que « le soi existe là où il a la possibilité de transgresser la loi32 ». Ce à quoi la terre dans son ensemble fait face aujourd’hui, c’est une situation problématique où, pour user d’une expression nishitanienne, « ce qui a été créé » peut devenir par excellence « ce qui détruit », par exemple en tant qu’armes nucléaires ou en tant qu’hormones environnementales. En d’autres termes, nous faisons face à une situation où une « cessation décisive dans la discontinuité » peut se produire dans un tournant eschatologique de « ce qui a été créé » vers « ce qui a été détruit » à la place d’une « continuité de discontinuité » dialectique de « ce qui a été créé » vers « ce qui crée ». Pour mieux dire, notre époque est aussi un âge « post-Nanjing », « post-Auschwitz », « postMinamata » ; par conséquent, son histoire est hantée par une foule

tualisation de cet étonnement initial. La capacité de s’étonner, voilà ce qui sépare le petit nombre de la multitude, et le fait de se consacrer à l’étonnement est ce qui l’éloigne des affaires des hommes » (La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 152). 31. NKZ 11, 421. 32. « Le soi pratique n’est pas la simple raison. Le soi existe là où il a la possibilité de transgresser la loi. L’existence volontaire de notre soi, le soi personnel, doit être, absolument, une existence auto-contradictoire » (cf. « Logique du lieu et conception religieuse du monde », NKZ 11, 401 ; traduction française : Logique du lieu et vision religieuse du monde, p. 34) ; « L’être humain est né en tant qu’appartenant à une espèce ; il existe là où, individu du monde, il nie l’espèce » (cf. « Le problème de la culture japonaise », NKZ 12, 322 ; traduction française : La culture japonaise en question, Publications Orientalistes de France, 1991, p. 43).

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de souvenirs invisibles de « ceux qui ont été détruits ». Il va sans dire que l’optimisme de Nishida, qui parle presque exclusivement de la dialectique « de ce qui a été créé » à « ce qui crée », n’est plus justifiable aujourd’hui. On peut penser que l’optimisme que Nishida arbore vis-à-vis de la dialectique de « la continuité de la discontinuité33 » dérive ultimement de sa confiance ou, plus justement, de sa croyance en un « lieu du néant absolu34 ». Dans la préface à la seconde édition des Recherches sur le bien, il écrit : « Ce que j’appelle dans ce livre “monde de l’expérience immédiate” ou “monde de l’expérience pure, j’en suis maintenant venu à le penser comme monde de la réalité historique. Le monde de l’intuition agissante — le monde de la poiesis — n’est en réalité rien d’autre que le monde de l’expérience pure35. » L’examen nishidien de la « phénoménologie du monde de la réalité historique » à travers l’analyse du corps le persuada d’accomplir son propre « retour vers le monde de la vie ». Et le monde de la vie que Nishida découvrit n’était pas limité au monde des individus qui se déterminent les uns les autres volontairement et se tiennent directement les uns en face des autres ; ce fut aussi le monde où d’innombrables individus indépendants, qui existent en toute autonomie et ne sauraient être directement reliés, se déterminent les uns les autres de manière expressive à travers la poiesis (la production de choses). Ou, dans la perspective de la philosophie nishidienne du basho (lieu), c’était la manière dont le monde apparaît quand la relation à multiples niveaux de détermination expressive réciproque entre d’« innombrables individus » était saisie à nouveaux frais en tant que réalité ultime sous la bannière du « général dialectique » (l’universel). En termes nishidiens, c’était la vision du monde dialectique de la « réalité historique », laquelle est hautement « continue dans la discontinuité », où les « individus uniques » indépendants, c’est-à-dire les « non-médiatisables » qui continuent de se déterminer eux-mêmes indépendamment, en viennent à être médiatisés expressivement. Toutefois, lorsque nous considérons sans réserve le « monde de la réalité historique » en tant que « monde de l’expérience pure », nous

33. NKZ 8, 70. 34. NKZ 7, 425. 35. NKZ 1, 7. Traduction française : « Une étude sur le bien » : Revue Philosophique de Louvain 97 (1999, no 1) 19-29 ; 21-22 (trad. Bernard Stevens).

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sommes condamnés, comme Nishitani Keiji l’a indiqué dans son analyse de la philosophie de son maître, à échouer à saisir adéquatement le fait que, comme soi conscient, on adopte « généralement le point de vue de la “compréhension mondaine [autocentrée]” loin de la réalité des choses » et que « la fausseté illusoire est un fait grave ici36 ». Autrement dit, les êtres humains, saisis d’illusoires faussetés et guidés par leurs désirs, s’emploient à produire des biens de consommation ou des armes, par exemple. Par conséquent, le monde est au bord de l’extinction — un tel renversement de la fausseté et de la réalité risque d’être masquée par le voile d’une conception philosophique idéaliste. Alfred Whitehead déclare, en résumant le cœur de sa philosophie : « La philosophie de l’organisme inverse la philosophie kantienne. […] Chez Kant, le monde provient du sujet ; dans la philosophie de l’organisme, le sujet provient du monde — un “superjet” plutôt qu’un “sujet”37. » Pour Whitehead, qui vise à accomplir avec Nishida un « tournant topologique » (bashoronteki), l’élément qu’il nous faut d’abord remettre en question dans le « schème des idées scientifiques qui a dominé la pensée » depuis le xviie siècle, c’est la « conception de la localisation simple », c’est-à-dire le présupposé selon lequel, « en exprimant les relations spatiotemporelles [d’une portion de matière], il est adéquat d’exposer qu’elle est où elle est, dans une région rigoureusement déterminée de l’espace et pendant une durée rigoureusement déterminée, en dehors de toute référence essentielle aux relations de cette portion de la matière avec d’autres régions de l’espace et d’autres périodes de temps38 ». En conséquence de quoi, on peut dire que la signification ultime du « tournant topologique » réside dans la rectification du « sophisme de la localisation simple ». D’un autre côté, cependant, Whitehead attire notre attention sur le « sophisme de la concrétisation mal placée39 » auquel on risque de succomber si l’on utilise des idées abstraites au-delà des limites de leur applicabilité. En 36. Nishitani Keiji, « Nishida Philosophy and Tanabe Philosophy », dans Nishitani Keiji chosakushū (Œuvres choisies de Nishitani Keiji), vol. 9, Sōbunsha, 1987, p. 48. Traduction anglaise : Nishitani Keiji, Nishida Kitarō [Nanzan Institute for Religion and Culture, 15], Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1991, 238 p. ; p. 185. 37. Alfred Whitehead, Procès et réalité, Paris, Gallimard, 1995, p. 167-168. 38. Alfred Whitehead, La science et le monde moderne, Paris, Payot, 1930, p. 82. 39. Ibid., p. 74.

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ce sens, nous pourrions considérer que, en certains moments décisifs du moins, la « logique du lieu » de Nishida est victime du « sophisme de la concrétisation mal placée » dans son effort acharné à rectifier le « sophisme de la localisation simple ». Une telle partialité sur le plan théorique est susceptible d’entraîner de graves conséquences concrètes ; dans la mesure où son rapport avec la réalité historique effective était impliqué, la philosophie nishidienne se révéla quasiment impuissante dans son effort à réorienter, autant que possible, la tendance de son époque à insister toujours davantage sur la race et la nation au détriment des individus, sur l’obligation et la tradition par opposition à la liberté. Cela était certainement dû en grande partie au mouvement implacable de la réalité historique ; mais, comparées à la philosophie sociale de George H. Mead, la conception nishidienne de la « société » elle-même ainsi que ses conceptions de la nation et de la race nécessitent un réexamen40. 40. Tel est l’argument que Steve Odin défend de manière très convaincante dans The Social in Zen and American Pragmatism (Albany, SUNY Press, 1996), un ouvrage conséquent qui contraste la notion de « soi social » dans la pensée japonaise moderne et celle du pragmatisme américain. — Pourtant, lorsque les sociologues prendront connaissance de la conception nishidienne du « il », telle qu’elle apparaît dans les citations ci-dessous, ils seront nombreux à être surpris par sa ressemblance frappante avec l’idée « d’adopter l’attitude de l’autre généralisé », un des concepts-clefs de la philosophie sociale de Mead. Qui plus est, chez Mead comme chez Nishida, ce qui mobilisait leur attention n’était pas la « médiation par la généralité » elle-même en tant qu’étape indispensable dans la formation du soi, mais la relation dialectique entre une telle dimension « sociale et codifiée » et la dimension « individuelle et créative » qui fait d’un individu un individu. Nishida explique sa conception du « il » de la manière suivante : « Le fait qu’en niant le soi conscient, le “je” adopte la position du soi agissant signifie qu’il adopte la position du “il” et qu’il devient le “il”. L’objectivation de notre subjectivité doit être comprise en ce sens. (Le “il” n’est pas seulement le principe de séparation entre le “je” et le “tu”, mais aussi le principe de l’objectivation). Depuis la position du “il”, nous voyons les choses de manière subjectivo-objective. Que le “je” agisse signifie qu’il adopte la position du “il”. C’est d’une manière semblable que le “tu” agit : il le fait en adoptant la position du “il”. Ainsi, le “je” et le “tu” s’associent mutuellement par l’entremise du monde du “il” et se déterminent réciproquement au moyen de l’intermédiaire qu’est la continuité de la discontinuité. Ils se déterminent l’un l’autre dans le monde des choses subjectivo-objectives. Le monde des choses est le monde du “il” » (« L’auto-identité et la continuité du monde », NKZ 8, 56-57). — Comme on sait, Mead a établi son « béhaviorisme social » en se centrant sur l’analyse de la relation dynamique et complémentaire entre le pôle du « je = soi subjectif » et le pôle du « moi = pôle objectif » ; le « je = le soi subjectif » en particulier a été qualifié de « soi émergent » en raison de sa spontanéité et de sa créativité. D’un autre côté, ce que Nishida s’est efforcé de saisir à travers la notion d’« identité

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La conception nishidienne de la « société » pose, comme principe général de la vie sociale, la « dialectique de vie-et-mort » fondée sur l’alternative entre la vie sociale et la vie individuelle ; son caractère problématique pourrait, in fine, être attribué à la conception ellemême que Nishida se fait du « lieu ». Chez Nishida, un « lieu » est trop souvent caractérisé comme un « lieu avec une circonférence infinie ». Par exemple, nous pouvons citer ce passage qui est typique à cet égard : « C’est comme l’autodétermination de ce que Pascal appelle la sphère infiniment grande dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Par conséquent, le monde de la réalité est déterminé infiniment simultanément à partir de sa longueur et à partir de sa circonférence ; il est le plan d’intersection du sujet et de l’objet41. » D’un autre côté, George H. Mead considère clairement que « [l]a socialité est la capacité d’être plusieurs choses en même temps42 ». À partir de cette notion de « soi-multiple », on ne peut pas déduire, comme principe général, la « dialectique de vie-et-mort » qui détermine en son fond la logique nishidienne de « l’acte social », c’est-à-dire la logique en vertu de laquelle « vivre socialement, c’est mourir individuellement ». Au contraire, la pluralité de la relation sociale n’est rien d’autre que ce qui permet aux individus de tisser la texture unique de leur être à travers la médiation de différentes vies sociales tout en maintenant une distance relative par rapport aux relations particulières. Il y a maintenant plus d’un siècle, Nietzsche rejeta, comme « prêcheurs de mort », ceux dont l’œil « ne voit qu’un seul visage de l’existence » et sont prompts à affirmer que « La vie est réfutée ! » à la vue contradictoire de la détermination individuelle et de la détermination générale », une expression alambiquée qui pourrait être prise pour un simple jargon, correspond à une telle relation dialectique entre la dimension « sociale et codifiée » et la dimension « individuelle et créative ». Et « l’individu unique » (yuiitsunaru kobutsu) est le nom que Nishida a donné au « soi agissant » qui vit la dynamique de cette relation dialectique. — En raison du nom « logique du lieu », on a tendance à s’imaginer la philosophie nishidienne comme une philosophie qui insiste de manière unilatérale sur la dimension communautaire. Cependant, Nishida déclara que « [l]e soi consiste à avoir la possibilité de transgresser les lois » quand bien même « des choses telles que la loi et la moralité » doivent être « ce qui me fait face en tant qu’un tu ». Ainsi, « l’individu unique » de Nishida n’était pas moins résolu dans sa radicalité, du moins conceptuellement, que le « soi émergent » de Mead. 41. « Le monde comme universel dialectique », NKZ 7, 320. 42. Georges H. Mead, The Philosophy of the Present, University of Chicago Press, 1980, p. 49.

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de la mort et de la maladie43. Mais l’histoire du xxe siècle a révélé de nombreux exemples qui peuvent être interprétés comme, pour ainsi dire, « une réfutation de l’homme » sous des formes que même Nietzsche n’aurait pas pu imaginer. Maintenant, la question du sens de l’être humain a été écartelée entre, d’un côté, les souvenirs lointains hantés par ces traumas et, de l’autre, la possibilité de la fin de l’histoire humaine. Cette question, qui évoque la douleur et l’atrocité de la vie en même temps que le mystère insondable de l’existence humaine, est une question métaphysique pour laquelle il ne peut y avoir aucune réponse ultime. Mais ce n’est qu’en posant la question par nous-mêmes et en entretenant en nous-mêmes la force que cette question engendre que nous serons capables d’acquérir la capacité durable de concevoir et de construire, en tant que nouveau paradigme pour une société civilisée, un « système de paix » qui ne soit pas canalisé par la guerre et la violence. Concevoir un tel nouveau paradigme signifie créer une nouvelle philosophie de l’histoire ; une des exigences pour y parvenir serait de saisir concrètement les caractéristiques d’historicités de différentes « dimensions de la réalité », ainsi que leurs relations, sans masquer les nombreuses disjonctions qui existent dans la réalité-multiple, y compris la disjonction entre le point de vue du « soi conscient » et celui de « l’expérience pure ». Et il n’y a que les questions cardinales (qui vont de pair avec l’émerveillement, la douleur ou la crainte) qui puissent mettre en lumière les principales dimensions distinctes qui structurent la multiplicité de la réalité humaine. Par conséquent, pour comprendre notre époque et concevoir notre futur, il serait inadéquat que nous considérions l’histoire comme l’autoformation créative du « présent éternel ». Il serait essentiel pour nous de garder en vue ces questions cardinales qui rivalisent les unes avec les autres et se remettent mutuellement en cause afin que nous puissions prendre en considération « l’existence simultanée de différents laps de temps » dans notre époque actuelle. Concrètement parlant, voici ce qu’il nous faut considérer : « l’existence simultanée de nombreux phénomènes caractérisés par divers laps de temps » tels que « la répétition routinière » qui confère son rythme à notre vie quotidienne ; « la non-réitération de l’existence individuelle » ; la « longue durée » des coutumes et institutions sociales, les récits des 43. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1971, p. 57.

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« communautés de mémoire » chargés d’un caractère éthique et politique ; le temps comme « ressources de labeur calculable et valeur d’échange » ; l’accélération de la « synchronisation » globale ; et, qui plus est, les influences de la radioactivité et des matières contaminées qui persistent dans des laps de temps qui excèdent la capacité consciente de l’individu pour qu’il puisse en avoir expérience, etc.44. Dans ce prolongement, un des meilleurs usages que l’on pourrait faire du minerai philosophique qu’a extrait Nishida serait de transformer les méditations nishidiennes sur le « soi agissant » en une théorie du « soi multiple » agissant dans les « lieux pluriels de la réalité »45. Une telle possibilité peut être reconnue dans la prise de conscience par Nishida que le « monde de la quotidienneté » est le « monde de l’inquiétude » où, « dans chaque action, nous débouchons plus ou moins sur une crise » car, « dans toutes les poiesis, non seulement le “je” transforme les choses mais encore, les choses transforment le “je” »46. Une telle conception pourrait être développée en une notion du soi compris comme constamment ouvert en direction de multiples possibilités fondées en différents lieux de la réalité. Et cela reviendrait, en fin de compte, à reformuler radicalement l’idéal nishidien du « monde mondain »47 (sekaiteki sekai) comme « lieu de la synthèse unifiante » de « diverses tendances »48 en un idéal de la « société civile globale » visant à la réalisation harmonieuse de valeurs plurielles49. Traduit de l’anglais par Sylvain Isaac

44. Cf. B. Adam, Time and Social Theory, Philadelphia, Temple University Press, 1990. 45. Nous pourrions très bien confronter les conceptions nishidiennes en matière de réalité sociale avec, par exemple, la théorie de l’action sociale chez Alfred Schütz qui a créé une phénoménologie caractéristique du monde de la vie en assimilant la théorie de William James de la « réalité-multiple » et la théorie de Mead du « soi social ». 46. NKZ 8, 70. 47. NKZ 12, 427. 48. NKZ 8, 92. 49. Cf. Nakamura K., « Globalization and Citizenship », dans Alternative for 21st Century, Peace Studies, vol. XX, p. 17 (The Peace Studies Association of Japan, 1996).

Existence et saisie de l’être chez Nishitani Keiji Sylvain Isaac

Le sens de la philosophie chez Nishitani

Au sein de l’école de Kyōto, Nishitani Keiji す㇂ၨ἞ (1900-1990) occupe une place particulière. Aux côtés de Nishida Kitarō す⏣ᗄ ከ㑻 (1870-1945) et de Tanabe Hajime ⏣㎶ඖ (1885-1962), figures renommées dans l’univers philosophique japonais du xxe siècle, il apparaît comme le troisième pilier de cette école. Et, s’il n’est assurément pas le moins créatif des trois, il est surtout celui par lequel la philosophie japonaise acquit ses lettres de noblesse à l’étranger. Ses nombreux séjours en Europe et en Amérique, son caractère affable et prompt au dialogue, l’élégance de sa plume, l’aisance avec laquelle il exposait les aspects les plus abstraits, spéculatifs voire obscurs de la pensée de ses prédécesseurs et popularisait leurs intuitions les plus hardies, mais aussi l’originalité intrinsèque de ses propres conceptions philosophiques, tout cela contribua à faire rayonner hors du Japon une pensée qui se trouvait, jusque-là, confinée aux cercles de rares érudits et de quelques spécialistes japonologues. Bref, il participa de manière décisive à la montée de l’école de Kyōto et, avec elle, de toute la pensée japonaise contemporaine sur la scène philosophique mondiale. Sur le plan des convictions intellectuelles aussi, Nishitani se distingue notablement. Par rapport à ses deux illustres professeurs, il se montre méfiant à l’égard de toute pensée qui se voudrait « systématique », s’inscrit dans une veine résolument existentielle et manifeste une plus grande audace dans sa réappropriation philosophique de

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l’héritage spirituel et intellectuel de l’Orient. Ces trois aspects s’éclaireront au fil des pages qui vont suivre. Tout au long de son labeur de pensée (dont les fruits sont rassemblés dans les vingt-six volumes de ses Œuvres choisies1), Nishitani n’a de cesse de questionner les fondements de la subjectivité et ceux de la raison, il n’a de cesse de mettre en garde contre les dérives de la marche triomphale de la science moderne (marche qui s’apparente davantage à une mise au pas de l’ensemble de la réalité, laquelle est enserrée dans les limites de la saisie et de la manipulation technoscientifique), il n’a de cesse d’exhorter à une revalorisation, réfléchie mais néanmoins décidée, de l’insaisissable et irréductible plénitude vécue de l’existence personnelle contre l’appauvrissement que lui a irrémédiablement fait subir l’instauration moderne d’une subjectivité autonome et autofondatrice. En corollaire, sa démarche vise à restaurer l’inscription originaire de l’être humain dans un réseau de relations pluridimensionnelles, à savoir : la relation de l’être humain à son semblable (dans le cadre de rapports interpersonnels dont Nishitani s’efforce de repenser la dynamique en vue d’en assurer l’authenticité), la relation de l’être humain à Dieu (autrement dit à la transcendance et à la sacralité de la vie, transcendance et sacralité qui s’expriment dans le quotidien le plus concret de l’existence) et la relation de l’être humain à son environnement (par-delà le schème classique sujet/ objet). Au fondement de chacune de celles-ci se trouve la relation de l’homme à lui-même — relation qui prend, chez Nishitani, la forme d’un éveil à soi (⮬ぬ, jikaku), d’un éveil à l’authenticité restaurée du moi qui se connaît non plus en contradiction au monde qu’il habite (et, d’une certaine manière, comme isolé de celui-ci) mais au diapason avec chaque chose, chaque entité, chaque phénomène qui en tisse la réalité. À travers cette notion d’éveil à soi, Nishitani rejoint, sans s’en cacher, l’injonction socratique qui inaugure toute l’entreprise philosophique en Occident : connais-toi toi-même. Voilà en quoi consiste la tâche de la philosophie, tâche qui, selon Nishitani, relève de la responsabilité individuelle de chacun, à la fois au sein de son existence privée et sociale, mais aussi incombe à chaque nation ou à chaque peuple qui conforme le monde d’aujourd’hui. 1. Nishitani Keiji, Nishitani Keiji chosakushū (ࠗす㇂ၨ἞ⴭస㞟࠘, Œuvres choisies de Nishitani Keiji), 26 vol., Tōkyō, Sōbunsha, 1986-1995. Désormais NKC.

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Aussi, affirme-t-il à maintes reprises, cette tâche ne saurait être menée à bien que dans le cadre d’un dialogue interculturel qui mobilise les ressources les plus vivaces et les plus créatives de chaque sphère civilisationnelle. Sans reprendre ici les différentes étapes de la genèse et de la maturation de l’argumentation nishitanienne, nous nous proposons d’en illustrer la dynamique interne à travers l’analyse d’un article intitulé « Sonzai no mondai to sonzairon no mondai » (ࠕᏑᅾࡢၥ㢟࡜Ꮡᅾㄽ ࡢၥ㢟ࠖ, Le problème de l’être et la question ontologique)2, article inédit en langue occidentale. Notre analyse se développera en trois temps. D’abord, nous situerons ce texte au sein du corpus nishitanien. Ce sera l’occasion d’expliciter le caractère résolument « a-systématique » du jeu de la raison chez Nishitani. Ensuite, nous en commenterons la trame et les thèses principales afin de mettre en exergue l’attitude de Nishitani face à la pratique philosophique conjointement à ce qui semble constituer, à ses yeux, le cœur de celle-ci. Il apparaîtra combien cette attitude est marquée du sceau de « l’existentiel ». Enfin, nous évoquerons succinctement les reformulations ultérieures de ces mêmes problématiques, qui recevront alors, sous la plume de Nishitani, une saveur orientale toujours plus marquée. Cette saveur nouvelle donnée à des questions philosophiques ancestrales n’a pas pour finalité d’ajouter à l’exotisme d’une pensée qui n’en manque déjà pas ; elle participe en fait de la volonté d’une régénérescence croisée des traditions de pensée occidentale et orientale. C’est à ce niveau que l’on pourra récolter le meilleur de ce qu’a à offrir la philosophie nishitanienne. Avant d’en venir à l’analyse de cet article de Nishitani, il nous faut préciser les raisons qui ont orienté notre choix vers celui-ci. Pour le dire très brièvement, ces raisons ont trait, pour une large part, aux conditions de la réception occidentale de la pensée nishitanienne. Outre le fait que les traductions en langue française sont encore rarissimes (celles en langues anglaise, allemande et, depuis peu, italienne et espagnole étant plus nombreuses), il faut souligner que ceux qui, en Occident, se sont rapprochés le plus de la pensée nishitanienne sont principalement des penseurs versés dans le dialogue interreli2. Nishitani Keiji, « Sonzai no mondai to sonzairon no mondai » (ࠕᏑᅾࡢၥ 㢟࡜Ꮡᅾㄽࡢၥ㢟ࠖ, Le problème de l’être et la question ontologique), dans NKC 13, 3-29.

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gieux ainsi que des théologiens soucieux de poursuivre l’œuvre œcuménique de l’Église. Très peu de philosophes occidentaux ont pris le risque de relever le défi que représente cette pensée extrêmeorientale. Et pourtant, c’est bien de la part de ceux-ci en priorité que Nishitani attendait une réaction, c’est bien avec ceux-ci qu’il espérait avant tout engager un débat. Il résulte de ces circonstances un déséquilibre en direction du théologique dans la réception occidentale de la pensée nishitanienne, et cela au détriment de sa teneur proprement philosophique — les deux étant intimement liés chez Nishitani. C’est donc à dessein, et dans un souci de rendre justice à l’intention fondamentale du philosophe japonais, que nous avons choisi de commenter cet article qui, comme son titre l’indique et comme son contenu le confirme, se situe de plein droit dans le domaine de la philosophie. Le contexte de l’examen nishitanien de la question de l’être

« Le problème de l’être et la question ontologique » est publié pour la première fois dans une série en six volumes intitulée Tetsugaku kōza (ࠗဴᏛㅮᗙ࠘, Cours de philosophie) ; il apparaît dans le premier volume, qui porte lui-même le titre de Tetsugaku no tachiba (ࠗဴᏛ ࡢ❧ሙ࠘, La Position de la philosophie). Nous sommes en 1949, soit la même année où paraît un des ouvrages majeurs de Nishitani, Nihirizumu3 (ࠗࢽࣄࣜࢬ࣒࠘, Nihilisme), et un an après la parution de ses Arisutoteresu ronkō4 (ࠗ࢔ࣜࢫࢺࢸࣞࢫㄽᨳ࠘, Études aristotéliciennes). Ces publications marquent la fin d’une période d’assimilation, par Nishitani, des grandes questions et des enjeux centraux de la philosophie occidentale (depuis ses origines grecques jusqu’à son essoufflement dans le nihilisme européen du xixe siècle et sa revitalisation dans les courants naissants, à l’aube du xxe siècle, de la phénoménologie et de l’herméneutique). Ces publications annoncent aussi une période de transition qui verra Nishitani réinvestir, avec toujours davantage de conviction, l’espace — encore largement laissé en friche — qui s’ouvre entre les traditions de pensée occidentales et extrêmeorientales. Cette période de transition aboutira à la publication, en 3. Nishitani Keiji, NKC 8 (traduction anglaise : The Self-Overcoming of Nihilism, Albany, SUNY Press, 1990). 4. Nishitani Keiji, NKC 5.

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1961, de son maître-ouvrage Shūkyō to wa nanika5 (ࠗ᐀ᩍ࡜ࡣ࡞࡟࠿࠘, Qu’est-ce que la religion ?). Et ce sera à partir de la position philosophique élaborée dans ce livre, la « position de la vacuité » (✵ࡢ❧ሙ, kū no tachiba), que Nishitani développera en toute conscience ses intuitions les plus originales et donnera un tour définitif à la posture philosophique qui caractérisera sa pensée de maturité. Conjointement, cette maturation de sa pensée s’accompagnera d’une reprise de son examen des grandes questions de la tradition philosophique à l’aune cette fois de l’héritage, désormais pleinement assumé, de la spiritualité bouddhique, et singulièrement zen — entreprise qui l’occupera jusqu’au soir de sa vie. Mais revenons à l’article qui nous occupe ici. Dans le cadre du cheminement de pensée de Nishitani, il nous faut le considérer comme une production « de jeunesse ». L’influence heideggérienne s’y fait encore prégnante (une dizaine d’années plus tôt, Nishitani a suivi les cours dispensés par le maître à Fribourg) ; par ailleurs, l’inspiration orientale n’y apparaît que fort timidement. Et pourtant, force est de constater qu’y sont déjà mises en scène les préoccupations pérennes de Nishitani, et en premier lieu celle de la quête existentielle du moi authentique ainsi que la question de l’originarité (᰿※ᛶ, kongensei) commune de toutes les créatures mondaines (ୡ⏺୓᭷, sekai ban’yū). On peut également voir s’y profiler un certain nombre de problématiques qui connaîtront ultérieurement des développements prodigieux et inédits sous la plume de Nishitani. Il s’agit en l’occurrence de la question de l’un et du tout, de celle du rapport du temps et de l’éternité à l’existence vécue (c’est-à-dire à la quotidienneté), ou encore celle de la fondation croisée du métaphysique et de l’éthique (que l’on pourrait résumer sous l’emblème de « l’être-vrai comme être-juste »). Il faut noter toutefois que ces questions trouvent ici une formulation tout ce qu’il y a de plus classique par rapport à l’histoire de la philosophie. Mais elles préfigurent les audacieuses relectures qu’en proposera Nishitani dans son œuvre de maturité. Par ailleurs, ce texte met également en œuvre ce qui, au fil des publications, deviendra une caractéristique récurrente de la stratégie argumentative de Nishitani. Contrairement à ses deux professeurs, Nishida et Tanabe, Nishitani ne cherche à aucun moment à bâtir un 5. Nishitani Keiji, NKC 10 (traduction espagnole : La religión y la nada, Madrid, Siruela, 1999).

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« système » où l’argument progresserait de manière linéaire par accumulation successive d’assertions démontrées qui serviraient à leur tour de points d’ancrage à l’acquisition de nouvelles certitudes assurées, et cela jusqu’à l’élaboration d’une saisie irréfutable du « tout » de la réalité. Au contraire, attentif au risque d’un auto-encerclement de la pensée que font courir les exigences strictes liées à la constitution d’un tel système, il préfère concentrer son attention sur une portion clairement délimitée de la réalité, sur un problème minutieusement déterminé afin d’y exercer son regard inquisiteur jusqu’en ses strates les plus fondamentales avant de poursuivre de la même manière son questionnement à l’occasion d’autres problèmes soulevés par la philosophie et l’existence humaine — à telle enseigne que l’on a pu parler à son égard d’une « pensée topique »6. Ce procédé ne l’empêche pas, bien au contraire, de jeter des ponts entre ces différents lieux topiques afin de les éclairer réciproquement. Mais surtout, il lui permet de retracer très précisément la généalogie d’une question spécifique à travers les âges de la pensée, au fil de ses nombreuses incarnations et de ses métamorphoses successives. Tenant par une extrémité un problème philosophique, il aime à en dérouler toutes les circonvolutions qui ont marqué son « histoire » jusqu’à en dévoiler, dans une saisie transhistorique, les enjeux fondamentaux qui ont présidé à ses multiples incarnations, mais aussi à en débusquer les préjugés « des philosophes » qui y persistent de manière latente. En outre, ce procédé se double d’un mouvement spiroïdal qui le voit reformuler à moult reprises sa problématique en ajoutant à chaque fois un motif nouveau au thème principal et en déplaçant ainsi progressivement le centre de gravité de ce dernier afin d’en appréhender les différents aspects et de réajuster presque à l’infini l’articulation relative des différents éléments qui entrent successivement en perspective. D’aucuns7 ont comparé ce procédé de l’argumentation nishitanienne à l’art musical de la fugue où plusieurs voix, en une superposition en contrepoint, se répètent et se répondent en brodant autour d’un thème général qui déploie toute sa grâce dans l’unité vocale ainsi

6. Voir, entre autres, Bernard Stevens, Topologie du néant. Une approche de l’École de Kyōto, Louvain-la-Neuve/Louvain/Paris, Éditions de l’Institut Supérieur de Philosophie/Peeters, 2000. 7. Frederick Franck (éd.), The Buddha Eye. An Anthology of the Kyōto School, New York, Crossroad, 1982, p. 47.

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générée ; d’autres8 l’ont comparé à la montée d’un escalier en colimaçon où, à chaque élévation, la perspective s’élargit et permet un regard neuf sur ce qui semblait être acquis précédemment. Cette double approche (topique et, pourrait-on dire, polyphonique) apparaît avec une grande netteté dans ce texte de jeunesse qui annonce, sur ce point également, la maturation à venir du philosopher nishitanien. Ontologie et existence

Prenant acte de la fondation aristotélicienne de l’ontologie comme science de l’être en tant qu’être, Nishitani interroge la position philosophique qui, sous-jacente à ce geste inaugural, le détermine de l’intérieur. Il accorde à Aristote le mérite d’avoir, pour la première fois, distinctement articulé la position de la philosophie grâce à la distinction qu’il a établie entre, d’un côté, la philosophie comme questionnement de l’être et, de l’autre, les sciences particulières qui investiguent chacune une parcelle du monde des étants ; mais, nuance Nishitani, « il faut toutefois admettre que la manière dont Aristote a appréhendé l’être comme tel, la manière dont il a déterminé la philosophie, n’est pas totalement exempte de difficultés9 ». Ces difficultés que relève Nishitani ressortissent d’un double registre : premièrement, il se fait que, en vertu de la théorie des catégories, « l’être en tant qu’être renvoie en fin de compte à la substance10 », substance qu’Aristote comprend comme l’hypokeimenon qui définit une chose dans son être propre ; deuxièmement, dans le souci tout à fait légitime qui a été le sien de définir la position propre de la philosophie dans son rapport aux autres sciences, Aristote n’a pas résisté à la tentation d’en faire la « science des sciences ». La combinaison de ces deux éléments « engendra une attitude qui consiste à voir ce que l’on entend investiguer en le plaçant devant soi, elle a généré une pensée objectivante, un point de vue de la “contemplation” (theoria)11 ». Cette attitude 8. James W. Heisig, Philosophers of Nothingness, Honolulu, University of Hawaii Press, 2001, p. 188-189. 9. Nishitani Keiji, « Sonzai no mondai to sonzairon no mondai », p. 4. Les citations de cet article sont traduites en collaboration avec Takada Tadanori. Toutes les autres citations sont traduites par nous (excepté les extraits de Qu’est-ce que la religion ?, pour lesquels nous renvoyons à la traduction la plus récente, celle en langue espagnole). 10. Ibid. 11. Ibid., p. 5.

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s’apparente à la manière dont la science voit les choses. Et, si c’est à ce titre que l’on peut attribuer à la philosophie le statut de « science », ce que déplore par contre Nishitani, c’est le prix à payer pour une telle attribution, à savoir : le caractère objectivant et non-existentiel de l’ontologie aristotélicienne (du moins telle qu’elle fut transmise à la postérité). Cette dernière questionne l’être de ce qui est mais, note Nishitani, « “l’être” de l’étant qui philosophe n’est pas inclus dans la question 12 ». Or, affirme-t-il immédiatement, l’existence de l’être humain, cet étant qui interroge l’être en tant qu’être, s’avère cruciale pour la question de l’être elle-même. À partir de ce constat, la thèse que Nishitani va développer est la suivante : la question de « l’être » implique à la fois et la contemplation philosophique, qui vise à appréhender le principe ultime de l’être de tout étant, et l’existence philosophique où la saisie de l’être du soi lui-même est en jeu. En outre, il va soutenir que cette unité de perspective non seulement excède le cadre de l’ontologie traditionnelle, telle que léguée par Aristote, mais surtout qu’elle est congénitale à la fondation de la philosophie et inséparable de sa pratique. Le premier point qu’il lui faut dès lors établir, c’est, en un même geste, que « la question de l’être et la quête philosophique ont une origine commune13 » et que « la question de “l’être” a toujours occupé une position centrale dans la philosophie14 ». Au fil d’une herméneutique serrée des présocratiques, il s’applique à démontrer la présence, dès l’émergence du discours philosophique, d’une sensibilité à la question de l’être. L’événement qui marque le passage de la justification mythologique de l’ordre des choses à son explication philosophique est la prise de conscience suivante : le monde peut être rationnellement élucidé dans la mesure où les fondements de la nature sont à chercher en elle-même et non plus sur le plan surnaturel de quelque force mystérieuse ou d’une quelconque providence divine. Il s’agit du passage d’une cosmologie hétérogène, où les connaissances scientifiques étaient organisées sur un fond préscientifique qui leur assurait unité et cohérence, à une vision homogène du monde où les principes mêmes de son organisation appartiennent au monde de la nature et relèvent donc, eux aussi, du discours scientifique. Le mérite de ce 12. Ibid., p. 6. 13. Ibid., p. 7. 14. Ibid., p. 8.

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passage reviendrait à Thalès : « En posant l’eau comme principe (archè) de toutes choses, Thalès inaugura cette nouvelle vision du monde, ou du moins il en prépara l’advenue15. » Et à sa suite, ceux que l’on dénomme les « physiologues » s’employèrent à dégager le principe ultime susceptible d’expliquer tout à la fois l’origine, la constitution et l’essence de chaque chose en même temps que leur organisation en un monde unique et ordonné. En quête de ce principe ultime, ils étaient animés par l’ambition de rendre compte des choses telles qu’elles étaient en elles-mêmes. Et donc, fondamentalement, lorsque les premiers philosophes s’interrogeaient sur le principe originaire de la nature, c’était bien la question de l’être qui se posait à eux. Nishitani poursuit en montrant comment toute la tradition philosophique occidentale s’installe dans cette « quête de l’être », depuis Aristote jusqu’à Hegel. Chez le premier, il interprète la « connaissance par les causes premières » comme une « interrogation […] sur “l’être” à l’endroit même où se constitue le mode d’être le plus concret […] de chaque chose16 », c’est-à-dire une interrogation sur ce que la tradition post-aristotélicienne nommera « substance » (ᐇయ, jittai). Quant à Hegel, Nishitani explique qu’il a radicalisé la notion de « substance » dans celle de « concept » (ᴫᛕ, gainen). Pour faire bref, l’être d’une chose, son identité à elle-même, se réalise à travers la négation de son individualité dans l’universalité de la détermination par action réciproque de toutes les substances, de telle sorte que cette totalité n’est rien d’autre que la chose elle-même. Autrement dit, « chaque chose ne peut exister comme individuelle qu’en incluant toujours l’universel ou, plus précisément, en passant par la médiation négative de l’universel17 ». Et le concept est ce qui précède la scission de l’individuel et de l’universel contradictoires tout en unifiant leur déploiement sous la forme du sujet et du prédicat dans le jugement. Aussi, le jugement est, chez Hegel, bien davantage qu’une opération de la pensée subjective ; il est ce qui dévoile la structure de l’être même. Donc, conclut Nishitani, d’Aristote à Hegel, et déjà chez les présocratiques, « la question de l’être est bien la lame de fond qui oriente toute l’histoire de la philosophie en Occident18 ».

15. 16. 17. 18.

Ibid., p. 10. Ibid., p. 14. Ibid., p. 17. Ibid., p. 18.

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Dans le prolongement de ces considérations, Nishitani attire l’attention sur le fait que l’ontologie ne traite en vérité que d’un aspect de l’être, celui qui répond à la question : cette chose, qu’est-elle ? Il s’agit de la question qui porte sur son essentia (ᮏ㉁Ꮡᅾ, honshitsu sonzai). Or, préalablement à la détermination d’une chose en termes d’essence, de substance ou encore de concept, il faut prendre en compte le fait qu’elle « est » effectivement, son existentia (⌧ᐇᏑᅾ, genjitsu sonzai). Autrement dit, explique Nishitani, « lorsque l’on s’interroge sur l’être, on questionne l’existentia en même temps que l’essentia19 ». Cette différence de registre apparaît clairement dans la distinction entre jugement prédicatif (㏙ㄒⓗุ᩿, jutsugoteki handan) et jugement d’existence (Ꮡᅾุ᩿, sonzai handan). Si dans le premier cas, la détermination de ce qu’est une chose est possible indépendamment du fait de savoir si elle existe ou pas, dans le second cas, c’est bien l’existence même de celle-ci qui entre en ligne de mire. Chaque chose entretient un rapport avec le temps et est déterminée par ce rapport. Nishitani poursuit : « L’existentia comprise en ce sens se manifeste avant tout dans l’impression immédiate que nous avons de notre propre être. Notre soi est temporel et il se demande d’où il vient et où il va20. » Ce qui sert de moteur à cette interrogation, c’est le caractère éphémère de notre existence, de toute existence. Évoquant à nouveau les présocratiques, Nishitani atteste que, chez eux, la poursuite d’un principe ultime, d’une archè, susceptible de rendre compte de l’être de tout étant se doublait d’une sensibilité vive à l’égard de l’existence elle-même. Il voit en effet deux motifs à l’œuvre au cœur de leur quête philosophique : « Expliquer l’origine du caractère éphémère de ce qui est fini en même temps que le moyen de s’en libérer21. » Et il explique : « Si la première finalité répond à une préoccupation “scientifique”, la seconde me paraît correspondre à un souci quant au sens de la vie humaine ; et il me semble que l’on puisse ajouter que ces deux préoccupations n’en constituaient qu’une seule chez eux. Cela revient à dire qu’ils ne séparaient pas la question de l’essentia et de celle de l’existentia et que, lorsqu’ils interrogeaient “l’être”, c’était dans une perspective une22. » Ensuite, il se fait plus

19. 20. 21. 22.

Ibid. Ibid., p. 20. Ibid. Ibid., p. 20-21.

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explicite encore en affirmant que, chez eux mais aussi chez Pythagore, la philosophie « qui enquêtait sur le principe fondamental de l’être de toutes les créatures mondaines […] se confondait avec l’obtention d’une sérénité spirituelle dans la mesure où elle liait l’être-soi à cet “archè” de toutes les créatures23 ». Enfin, il reste à Nishitani à établir un lien entre, d’un côté, la quête philosophique comprise comme recherche des fondements de la réalité, fondements qui supportent toutes existences, et, de l’autre, la prise en compte du caractère décisif de l’existence de celui qui s’engage dans une telle quête. Ce pas, il l’effectue en compagnie d’Héraclite. D’abord, il pense trouver chez ce dernier la première formulation explicite de la question de l’existentia et de son rapport à la temporalité. Aussi déclare-t-il que les célèbres aphorismes « Tout s’écoule » et « Dans le même courant, nous pénétrons et ne pénétrons pas ; nous existons et n’existons pas », expriment « non seulement l’intuition que tout est constamment soumis à un changement perpétuel mais aussi le pathos de notre être plongé dans ce changement perpétuel24 ». Dans cette perspective, il décèle chez Héraclite une « saisie de l’être en tant que ce qui est par essence temporel25 », saisie qui préfigure en un sens le « Welt = Spiel » nietzschéen ainsi que l’affirmation heideggérienne selon laquelle le « monde » est une modalité de l’être. Ensuite, Nishitani met en parallèle cette intuition du monde avec un autre fragment héraclitéen : « Je me suis cherché moi-même », suggérant que ce fragment revêt une dimension existentielle au sens où il réfère à la posture de qui veut s’élucider soi-même. Et il en tire que, chez Héraclite, « il ne fait aucun doute que la quête de soi se confondait dès le début avec la quête du logos du monde changeant26 ». Et c’est en se conformant à ce savoir qui, dans une saisie qui transcende les intérêts particuliers et égoïstes des hommes, s’accorde à la loi ordonnatrice de toutes choses qu’il est donné à l’homme de se connaître véritablement luimême. Chez Héraclite, le pathos de l’existence humaine forcée de vivre malgré elle selon un mode d’être « mondain », c’est-à-dire temporel et fini, est ce qui incite l’homme à chercher une échappatoire par la médiation d’un examen du logos qui opère en toutes choses (y

23. 24. 25. 26.

Ibid., p. 21. Ibid., p. 22. Ibid. Ibid., p. 23.

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compris en nous-mêmes). La question de l’essentia et celle de l’existentia s’entrelacent en tension vers un « éveil originel de l’âme » (㨦ࡢ ᰿ඖⓗ࡞┠ぬࡵ, tamashii no kongenteki na mezame), vers une position qui, en prenant la pleine mesure du changement perpétuel, s’élève jusqu’à le transcender de l’intérieur. Dans la dernière section de son texte, outre l’essentia et l’existentia, Nishitani triangule la question de l’être autour d’un troisième terme, qui rassemble les deux précédents, à savoir l’être-vrai (┿ᐇᏑᅾ, shinjitsu sonzai) : « C’est seulement dans le mode d’être authentique de notre âme que se révèle le mode d’être authentique de toutes choses. Pour le dire en sens inverse, là où nous réintégrons le mode d’être authentique de toutes choses s’ouvre aussi notre mode d’être authentique. […] “L’être” est élucidé dans le double foyer optique qui irradie l’essentia et l’existentia sous la forme de l’être-vrai27. » Toutefois, Nishitani précise à dessein que cet « être-vrai » ne saurait se confondre avec une pure vérité ontologique — désincarnée et anonyme. Au contraire, « l’être-vrai », c’est non seulement la connaissance du logos ou de la nature originelle de toutes choses et du soi lui-même, mais c’est aussi et surtout le dire vrai et l’agir juste car, affirme Nishitani, ce n’est que lorsqu’elle est rendue publique dans une parole conforme à cette nature originelle et articulée dans une activité adéquate elle aussi que la vérité se réalise. De la sorte, il apparaît que l’éthique s’inscrit dans le prolongement immédiat du métaphysique : « Être à l’écoute du logos, c’est y conformer sa parole et son action », dit en substance Nishitani. Au final, il devient très clair qu’il cherche à nouer ensemble ontologie, éthique et politique : « La philosophie, qui dévoile l’être-vrai simultanément des choses et du soi, révèle également l’authenticité des relations sociales, du vivre-en-société de l’être humain28. » Et de conclure en valorisant l’attitude de celui qui interroge « “l’être”, qui est du ressort de l’ontologie, là où le monde, le soi (ou l’âme) et la société sont renvoyés à une seule origine29 ». En résumé, Nishitani s’attache à sauver la réflexion philosophique d’une abstraction vaine et ruineuse à laquelle elle est parfois trop encline en montrant comment la question de l’être, qui relève traditionnellement de l’ontologie, articule et oriente en fait toute la philosophie 27. Ibid., p. 26. 28. Ibid., p. 29. 29. Ibid.

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dès le moment où est incluse la question de la temporalité comme effectivité de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire donc la question de l’existence, et en montrant combien cette question de l’être est déterminée par l’existence individuelle de celui qui s’interroge à son sujet autant qu’elle la détermine en retour. Pensée de l’être, pensée de la vacuité : continuité ou rupture ?

Le lecteur quelque peu familier du corpus nishitanien, du moins dans sa partie traduite, ne manquera pas de s’étonner d’une absence criante qui traverse l’ensemble de l’article que nous venons de commenter : ne s’y trouve pratiquement aucune allusion à la pensée bouddhique, aucune référence à la tradition zen, aucune mention du mode de pensée de l’humanité orientale. Et pourtant, les intuitions que formule ici Nishitani montrent quelques accointances prémonitoires avec une sensibilité proprement orientale face aux questions ancestrales que se pose l’être humain. Seulement, Nishitani ne semble pas encore prêt à assumer un tel héritage. On sait qu’avec la publication de Qu’est-ce que la religion ?, une bonne dizaine d’années plus tard, Nishitani ne s’embarrassera plus de tels scrupules. Nous pouvons poser la question de savoir s’il faut y voir une rupture dans le cheminement de pensée de Nishitani et, si rupture il y a, à quel niveau la situer. Si l’on prend le corpus nishitanien dans son ensemble, il ne fait aucun doute qu’un changement de ton s’opère autour des années 1954-1955, lors de la publication des différents essais qui seront rassemblés en 1961 dans Qu’est-ce que la religion ? Convaincu de la nécessité et de la pertinence du questionnement philosophique à l’endroit des interrogations existentielles qui habitent l’humain, mais insatisfait en même temps par la tournure massivement théorétique et essentialiste qui en occulte le plus souvent la dimension existentielle en Occident, Nishitani se tourne vers les traditions spirituelles d’Orient afin d’en extraire les éléments susceptibles de répondre à l’exigence d’une plus grande attention à la concrétude du vécu humain. Ce tournant est préfiguré dans un article que Nishitani publie en 1953 : « Ikebana ni tsuite »30 (ࠕ⏕ⰼ࡟ࡘ࠸࡚ࠖ, De l’ikebana). Sous couvert 30. Nishitani Keiji, « Ikebana ni tsuite » (ࠕ⏕ⰼ࡟ࡘ࠸࡚ࠖ, De l’ikebana), dans NKC 20, 212-219.

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d’un examen de l’activité créative de l’arrangement floral traditionnel japonais, il introduit subrepticement, dans le cadre d’une réflexion articulée en termes philosophiques, le thème de l’absence de fondements, si cher à la spiritualité bouddhique : « Intrinsèquement, toutes les choses en ce monde sont sans racine. Toutefois, plongeant ses racines dans le sol, la plante se cache à elle-même son sort qui est d’être par essence sans racine. Ce n’est qu’au moment où elle se voit coupée de ses racines qu’elle est reconduite à sa propre essentia qui est d’être sans racine31. » Et Nishitani précise un peu plus loin, en mobilisant cette fois explicitement une conceptualité héritée du bouddhisme : « Que la fleur ou la plante soit faite art, cela dépend, comme je l’ai dit, de la main humaine qui la coupe. Qui plus est, par cet acte, la “vacuité”, qui se dissimule au plus profond de l’être de la fleur ou de la plante, est révélée32. » La notion de « vacuité » (✵ kū) devient, à partir de Qu’est-ce que la religion ?, le centre de gravité d’une remise en question progressive des principaux acquis et des thèses centrales de la philosophie en Occident. À cette occasion, Nishitani entend substituer au regard informé par une prétendue « subjectivité autonome et autofondatrice », position exacerbée dans la modernité européenne, celui d’un respect de la réalité véritable des choses (y compris de la personne humaine), laquelle réalité échappe par nature à toute emprise objectivante. Or, nous l’avons compris, la question de l’être est, aux yeux de Nishitani, celle qui oriente toute l’histoire de la philosophie occidentale. Il serait dès lors pertinent de nous demander dans quelle mesure, et au prix de quelles adaptations, le changement de perspective, et même de paradigme, suggéré par Nishitani se répercute sur le problème de la saisie de l’être en tant que tel. La position de la vacuité apparaît dans le prolongement d’une thématisation du nihilisme compris comme l’expérience existentielle la plus radicale et la plus traumatisante du vécu de l’être humain. L’expérience nihiliste consiste en une véritable lacération du voile d’illusions pudiques que notre affairement quotidien jette sur l’abysse insondable qui s’ouvre en réalité à la base de notre existence même : « Les choses de la vie d’ordinaire [perçues comme] nécessaires […] perdent leur nécessité et leur utilité sous la pression des problèmes personnels que sont la mort, la nihilité ou le péché — ou n’importe 31. Ibid., p. 215. 32. Ibid., p. 216.

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laquelle de ces situations qui provoquent une négation fondamentale de notre vie, de notre existence et de nos idéaux, qui privent notre existence de tout enracinement et qui remettent en question le sens de notre vie33. » Ailleurs, Nishitani précise que le nihilisme, loin de se réduire à un simple objet d’analyse objective, « doit être avant tout un problème pour soi-même [et qu’] il ne devient un tel problème qu’à partir du moment où, soi-même, on est mis en question34 ». C’est précisément à ce titre que le problème du nihilisme constitue le point de départ35 de sa propre pratique philosophique. La dimension existentielle de la pensée nishitanienne apparaît dans la mise en scène du « je » au centre du questionnement philosophique, dont l’enjeu est de participer à la manifestation de l’être-vrai de toutes choses (y compris du moi), de contribuer à l’accomplissement de leur talité (en laquelle elles sont pleinement « réalisée »). Dans ces conditions, l’expérience de la nihilité (⹫↓, kyomu) se présente sous la forme d’une dénonciation de la « vue déformée » de la conscience (symbolisée par le paradigme de l’opposition sujet/objet dans la pensée objectivante et discriminante) et, en ce sens, elle constitue une étape transitoire vers « l’éveil à soi » qui accompagne la saisie authentique du mode d’être intrinsèque du réel. Cet « éveil » passe par une négation de l’annihilation radicale de toute existence, consécutive au trauma nihiliste, et cela au profit d’une restauration du moi dans son rapport au monde, aux choses et à lui-même (sur un mode authentifié dans la mesure où il a « traversé les feux purgatifs de la nihilité »). C’est cette double négation, ou négation absolue, qu’incarne la « position de la vacuité » : C’est la position dans laquelle la négation absolue est, en même temps, […] une grande affirmation. Ce n’est pas une position qui se contente d’affirmer que le moi et les choses sont vides. Si c’était le cas, elle ne diffèrerait en rien de la manière dont la nihilité se manifeste au fond du moi et des choses. Les fondations de la position de la vacuité reposent ailleurs : non que le moi soit vide, mais bien que le vide soit le moi ; non que les choses soient vides, mais bien que le vide soit les choses36. 33. Nishitani Keiji, La religión y la nada, p. 39. 34. Nishitani Keiji, NKC 8, 4. 35. Nishitani Keiji, « Watashi no tetsugakuteki hossokuten » (ࠕ⚾ࡢဴᏛⓗⓎ ㊊Ⅼࠖ, Mon point de départ philosophique), dans NKC 20, 185-195 (traduction française à paraître dans Daruma). 36. Nishitani Keiji, La religión y la nada, p. 195.

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Le regard « transfiguré » sur le réel qu’induit la position de la vacuité correspond, sur le plan du vécu, à la redécouverte par le moi de sa possibilité d’exister, bien que sur un mode différent. Nishitani parle de la « venue à l’être » (᭷໬, uka). Pour comprendre ce qui caractérise cette « venue à l’être » par rapport au mode d’être vain et inauthentique nié dans l’expérience de la nihilité, il faut s’arrêter sur la distinction qu’opère Nishitani entre « substance » (ᐇయ, jittai), au sens de l’ousia, et « ipséité » (⮬య, jitai), au sens de la talité. Selon Nishitani, la substance « indique ce qu’une chose est en elle-même uniquement sous la forme eidétique par laquelle la chose se révèle à nous »37. En d’autres termes, si la substance permet de distinguer une chose d’autre chose qu’elle n’est pas, elle ne permet en revanche pas de saisir son être propre, c’est-à-dire ce qu’est cette chose en ellemême, autrement que par la médiation du regard discriminant. Or, celui-ci échoue à saisir véritablement ce qu’elle est « en elle-même », son ipséité, puisqu’il s’arrête à la « surface », à ce qu’il peut en « voir ». En sens inverse, saisir une chose selon son ipséité, c’est la saisir selon son mode d’être non-substantiel. Cette chose ne saurait dès lors être soumise au regard inquisiteur de la raison discriminante qui ne vise la réalité que dans un rapport objectal. Au contraire, c’est dans l’expérience préréflexive d’une co-naturalité foncière du moi et des choses que se révèle la vérité intime de l’être-soi (⮬ᕫᏑᅾ, jiko sonzai) de l’un et des autres. Cette expérience requiert, on l’aura compris, que le moi se libère des rets de la subjectivité autonome et autofondatrice (détachement que le bouddhisme nomme ↓ᡃ, muga). Cette expérience par laquelle le moi connaît une métamorphose, ou plutôt une régénérescence, du regard qu’il pose sur lui-même et sur le monde qui l’entoure est précisément le plan de la « venue à l’être » — plan sur lequel le moi ne s’efforce plus de saisir les choses selon sa propre perspective, mais les laisse s’épanouir depuis leur archè (ࡶ࡜, moto). Dans un article publié en 1968, « “Kami” to konpon keiken » (ࠕ࡜᰿ᮏ⤒㦂ࠖ, « Dieu » et l’expérience fondamentale)38, Nishitani précise le sens de cette expérience par laquelle l’être humain est immédiatement « mis en présence » de l’ispéité d’une chose, dans le respect de ce qu’elle est « en elle-même ». Il s’agit de « l’expérience dans 37. Ibid., p. 171. 38. Nishitani Keiji, « “Kami” to konpon keiken » (ࠕ࡜᰿ᮏ⤒㦂ࠖ, « Dieu » et l’expérience fondamentale), dans NKC 15, 131-135.

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laquelle un étant (quel qu’il soit) vient à se présenter dans sa réalité39 ». Et il ajoute : « Le plan où se produit cette expérience […] est le plan où la présence réelle de cet étant devient, pour nous, consciente d’une manière extraordinaire. […] Ce plan est ce qu’ouvre [cet] étant autour de lui, dans sa présence réelle et par sa présence même ; c’est la sphère indéfinie dans laquelle la réalité de cet étant est émise40. » Cette « présence » (⌧๓) d’un étant ou d’une chose donnée, qui se manifeste spontanément à la conscience du moi, ne répond pas à une mise en demeure de la part de ce dernier. Au contraire, c’est en se plaçant dans une attitude de réceptivité attentive, où il ne chercherait pas à interférer à tout prix dans la manifestation de l’étant en y projetant ses propres catégories, que le « moi » se rend apte à le recueillir en sa présence véritable, tel qu’il est en lui-même. Cela induit naturellement que, par rapport à notre commerce quotidien avec le monde qui nous entoure, l’étant apparaît ici comme s’il surgissait depuis un plan surnaturel alors qu’il s’agit en fait de sa « présence naturelle au sens authentique véritable, [de sa] présence dans la réalité même41 ». Nishitani explicite ce point : « Que la réalité d’un étant devient consciente d’une manière extraordinaire, cela signifie qu’une chose de ce monde […], en tant qu’elle-même, se met en relief et est distinguée de toutes les autres choses comme une chose qui s’origine à partir du fond le plus profond […]42. » Nishitani souligne l’importance déterminante de l’expérience fondamentale en précisant que, « comprise comme autodévoilement (self-revelation) fondamental de l’être, [elle] reconduit en même temps la personne qui en fait l’expérience au fondement de son être et la rend consciente de la réalité de sa propre existence43 ». De tout ceci transparaît en filigrane une saisie de l’être radicalement différente de celle qu’opère traditionnellement l’ontologie occidentale. Réactualisant une des intuitions cardinales de l’enseignement bouddhique, Nishitani affirme qu’aucune réalité ne possède en elle-même son propre fondement. Cette intuition d’une absence de fondements, que nous avons déjà rencontrée dans « De l’ikebana » et qu’il faut comprendre en son sens le plus radical comme une négation de toute substantia ou eidos 39. Ibid., p. 132. 40. Ibid. 41. Ibid., p. 131-132. 42. Ibid., p. 132. 43. Ibid., p. 133.

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prétendument inhérente aux choses en même temps qu’un rejet de tout principe transcendantal qui en gouvernerait l’organisation de l’extérieur, accompagne Nishitani depuis longtemps. Déjà dans la préface à son premier ouvrage, Kongenteki shutaisei no tetsugaku (ࠗ᰿※ⓗ୺యᛶࡢဴᏛ࠘, Philosophie de la subjectivité originaire) 44, publié en 1940, il écrivait de manière programmatique : « Je pense qu’il n’y a rien, à la racine de notre vie, sur quoi nous puissions poser nos pieds ; je dirais même que c’est précisément parce que nous nous appuyons sur ce rien que la vie peut être ce qu’elle est45. » Mais ce n’est qu’à partir du moment où il accepte de mobiliser une conceptualité novatrice, s’inspirant à la fois de la tradition spirituelle d’Orient et de celle d’Occident, qu’il se rend capable d’articuler cette intuition en des termes satisfaisant l’exigence discursive de la raison philosophique sans compromettre le contenu trans-logique de l’expérience qui y donne accès. Dans Qu’est-ce que la religion ?, Nishitani introduit la notion d’« interpénétration circonsessionelle » (ᅇ஫ⓗ┦ධ, egoteki sōnyū). Cette notion permet le passage d’une ontologie essentialiste, dans laquelle chaque chose n’est perçue que dans son rapport à notre regard discriminant (et, corrélativement, dans un cadre dualiste qui annihile toute possibilité de penser la chose telle qu’elle est), à une ontologie relationnelle qui substitue à la notion d’hypokeimenon celle, héritée du bouddhisme, de co-origination dépendante (⦕㉳, engi, sansk. pratîtya-samutpâda). Cette ontologie relationnelle vise à articuler ensemble deux éléments qui peuvent paraître distincts, voire contradictoires, mais qui, dans le processus de la « venue à l’être », ne font qu’un : l’identité-à-soi exclusive de tout étant et l’inscription de ce même étant au sein d’un tissu de relations (le monde) qui détermine précisément son existence propre en tant qu’il est ce qu’il est. En effet, si d’un côté « le fait qu’une chose soit réellement signifie qu’elle est absolument unique [et que] deux choses dans le monde ne peuvent être complètement identiques46 », il n’empêche, d’un autre côté, que chaque chose « réside au fondement des autres choses, leur permettant d’être ce qu’elles sont et ainsi de se tenir elles aussi en une

44. Nishitani Keiji, NKC 1-2. 45. Nishitani Keiji, NKC 1, 3 (trad. Takada Tadanori). 46. Nishitani Keiji, La religión y la nada, p. 205.

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position d’autonomie47 », de telle sorte que « l’existence se produit invariablement comme co-détermination48 ». Ainsi, quoi qu’il arrive, tout étant (nous y compris) « est toujours engagé dans le tissage du réseau de causalité qui constitue le monde49 ». Dans un article tardif, intitulé « Kū to soku » (ࠕ✵࡜༶ࠖ, Vacuité et non-dualité)50, publié en 1982, Nishitani reprend cette discussion en la plaçant sous la bannière de l’un et du multiple. Le monde est l’« un » (୍, ichi) qui rend possible l’existence de toutes choses en leur procurant un lieu, un espace, une ouverture où être ; les innombrables choses sont le « multiple » (ከ, ta) qui concrétise ou actualise le monde au fil des relations qui s’y nouent. Nishitani y formalise la relation d’« interpénétration circonsessionnelle » de la manière suivante : En général, une « limite » implique qu’une séparation est aussi une jonction. Cette jonction correspond à la relation que j’ai qualifiée de projection réciproque et d’interpénétration mutuelle entre des choses différenciées. Si l’on appelle cette structure « circonsessionnelle », ce qui importe dans une relation circonsessionnelle, c’est d’abord le fait que, quand une chose qui appartient par essence à A se phénoménalise en se projetant (au sens de se réfléchir et de se transférer) en B, elle ne se phénoménalise pas en B en tant que A mais en tant qu’une partie de B. Pour le dire autrement, lorsque le « corps » A se communique au « corps » B, ce n’est pas sous la « forme » de A mais sous la « forme » de B. A s’alloue (mitteilen) à B sous la forme de B tandis que B participe aussi sous la forme de B à cela qu’il reçoit de A. Telle est la « fonction » de A comme autocommunication à B. Il en va de même lorsque c’est B qui se communique à A51.

Ainsi, A et B participent essentiellement l’un à l’autre sans jamais se départir de la « limite » qui les sépare tout en les maintenant joints. Généralisée au niveau du réseau de connexions le plus englobant, que l’on appelle « le monde », une telle relation implique une simultanéité de deux mouvements diamétralement opposés que nous avons déjà évoqués : chaque étant se distingue du reste des étants et se referme sur son identité-à-soi (⮬ᕫྠ୍ᛶ, jiko dōitsusei), en vertu de laquelle il occupe une place (࡜ࡇࢁ, tokoro) déterminée dans le monde ; et 47. Ibid., p. 206. 48. Ibid., p. 306. 49. Ibid., p. 307. 50. Nishitani Keiji, « Kū to soku » (ࠕ✵࡜༶ࠖ, Vacuité et non-dualité), dans NKC 13, 111-160. 51. Ibid., p. 133.

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chaque étant entretient des rapports avec les autres étants et, ce faisant, ouvre un espace d’échange qui constitue un monde en l’absence duquel il n’y aurait aucune place où résider. Et, ajoute Nishitani, « cette “place”, où ce qui est “accède à l’être”, est d’emblée l’“être” lui-même52 ». Autrement dit, vidé de lui-même (c’est-à-dire dépossédé d’une prétendue essence), chaque étant se découvre unique et irréductible (et, partant, autonome) en tant qu’inscrit dans un processus de co-émergence en vertu duquel se constitue son être propre (et dont il dépend donc de manière essentielle). Ce faisant, tous les étants constituent à l’unisson le monde. La réalité, ou le monde, consiste en un tissu relationnel qui se crée à mesure que chaque étant co-émerge avec tous les autres tout en y puisant ce qui constitue son unicité absolue. Chacun se tient au centre du tout en même temps qu’il est subordonné à tous les autres. La réalité est un espace homogène mais infiniment différencié dont « le centre est partout et la circonférence nulle part53 ». On peut dès lors dire que le « monde » est l’ouverture absolue qui recueille et rend possibles toutes les relations auxquelles prennent part les étants, à la condition de garder à l’esprit que ce même monde n’est pas « donné » préalablement mais, au contraire, s’ouvre simultanément au tissage d’un réseau de relations entre les étants. Aussi Nishitani affirme-t-il que « l’ouverture du monde est équivalente au “vide” et est “sans aspérité”54 ». Bref, il ne saurait être question de considérer cette « ouverture du monde » comme une ouverture en direction d’un « autre monde ». Bien au contraire : Ce qui rend possible le « monde » en tant que myriades de créatures, myriades d’existences et myriades de phénomènes (potentiellement, la totalité infinie des choses), c’est le « monde » comme ouverture d’un site où toute chose est susceptible de se manifester. […] Bien entendu, cela ne signifie pas qu’un autre monde que le monde en tant qu’« ouverture » réelle existerait ailleurs que dans la réalité. L’ouverture absolue, c’est la « mondanéité » du monde lui-même en tant qu’ouverture55.

Le geste qui accompagne cet ancrage ferme du principe (non hypostasié) de l’être dans la « phénoménalité » du monde est celui d’une « trans-descendance ». Transcendant et extatique par rapport 52. 53. 54. 55.

Ibid., p. 138. Nishitani Keiji, La religión y la nada, p. 329. Nishitani Keiji, « Kū to soku », p. 140. Ibid., p. 144.

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à la saisie ordinaire des choses, ce geste sonde les strates les plus profondes de la réalité, de l’existence, pour y découvrir une absence de fondements ultimes, et cela au profit d’une revalorisation de la part de mystère et d’obscure clarté que recèle toute existence en regard de la « volonté de transparence » par laquelle la raison discriminante travestit le réel. En résumé, c’est dans l’affirmation absolue de son être propre, unique et irréductible, que chaque étant en vient à inclure en luimême l’ouverture d’un espace où peut se réaliser la relativité (constitutive) de son être à celui de tous les autres étants. Cette réalisation correspond à la découverte de la vérité inhérente à toute existence, vérité que partage chaque étant en son fond propre : la formation d’une nature individuelle (une sorte d’eidos sans contenu prédéfini) par conformation au tout de la réalité. Un étant n’est finalement pure identité à soi qu’à la mesure de son inscription dans un monde en vertu duquel il reçoit son être propre des autres étants qui l’environnent — et qui se trouvent dans une égale position. C’est la raison pour laquelle Nishitani soutient que « la forme est vide ». Or, la vacuité en question n’est pas une réalité ontologique qui précèderait le surgissement du monde comme complexe d’interconnexions entre tous les étants, mais désigne précisément l’absence d’un tel principe qui soustendrait ce monde — lequel n’existe que par les réalités qui s’y codéploient, et vice-versa. Le monde, ce tissu de relations qui forme le réel, s’apparente à un voile ou un masque qui ne cache rien. C’est pourquoi, Nishitani caractérise la vacuité comme « un indéfini absolu56 » : elle ne fixe à aucun moment l’existence de quoi que ce soit en une essence déterminée. Bref, « la réalité, comme plan de l’interpénétration circonsessionnelle et comme vacuité, est le domaine d’une indétermination infinie et d’une possibilité inépuisable57 ». Il s’agit là de la formulation ultime, sur le plan conceptuel, du contenu existentiel qui accompagne l’expérience fondamentale de la perte des fondements et, corrélativement, de la découverte de l’incomplétude du soi lorsqu’il est abstrait de la réalité mondaine — réalité mondaine qui l’entoure et le porte à l’être en même temps que luimême en constitue le centre absolu (et cela au même titre que n’importe 56. Nishitani Keiji, « Hannya to risei » (ࠕ⯡ⱝ࡜⌮ᛶࠖ, Prajña et raison), dans NKC 13, 31-95 (voir en particulier p. 85-95). 57. Nishitani Keiji, La religión y la nada, p. 334.

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quelle autre chose). On assiste dès lors à l’abandon de toute prétention autofondatrice d’une subjectivité prétendument autonome au profit d’un soi qui s’assume pleinement comme « finitude infinie » ↓㝈࡞᭷ 㝈ᛶ, mugen na yūgensei) — c’est-à-dire une finitude qui ne connaît aucune échappatoire vers un quelconque salut éternel. Si salut il y a, il passe par une acceptation de la condition humaine en cette vie, en ce monde. Plus précisément, c’est dans la revendication résolue de cette condition incarnée que repose le salut. Tout ceci induit une transfiguration du moi qui se défait des oripeaux de la subjectivité autonome et se découvre inscrit dans un monde-nexus qui, d’une manière, le précède, mais auquel aussi, par sa propre existence, il contribue. Le moi se découvre être-au-monde plus originairement que dans la perspective dichotomique « sujet/ objet » par laquelle il se rapporte ordinairement (scientifiquement et philosophiquement) au monde — mais en vertu de laquelle aussi il s’en tient étranger. Cette position dépasse donc celle de l’idéalisme (comme ultime représentante d’une ontologie essentialiste) en direction d’une saisie du pathos de l’existence. On comprend mieux, désormais, l’importance que Nishitani attache à la prise en considération philosophique de « l’être de celui-là même qui philosophe ». Vers une hybridation des pensées

Au cours de notre bref survol de la saisie de l’être chez Nishitani, nous avons pénétré au cœur de sa démarche philosophique et en avons révélé l’économie particulière. Ce qui constitue l’enjeu de cette démarche en même temps que le point d’articulation de son développement, c’est la visée « trans-descendante » qui cherche à dévoiler, par-delà l’évidence du quotidien, l’originaire (᰿※ᛶ, kongensei) du déploiement vital de la réalité, c’est-à-dire la source d’où surgit tout étant, tout phénomène ou tout événement qui, par son surgissement même, participe à la constitution d’un monde. C’est cette dynamique d’émergence autoformatrice d’étants interconnectés qui, au gré de leurs interconnexions, donnent naissance au monde et assurent réciproquement leur propre constitution, que Nishitani cherche à formuler lorsqu’il articule la notion de vacuité à celle d’interpénétration circonsessionnelle de toutes choses au sein d’une ontologie relationnelle. C’est donc en recourrant à une conceptualité résolument inspirée du bouddhisme (sans s’y calquer, tant il est vrai que la lecture qu’il en

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propose est, parfois, peu orthodoxe) que Nishitani propose une alternative consistante au discours de l’être qui a prévalu dans la longue histoire de l’ontologie en Occident. Sa tentative de dire l’« être » (tentative qui se double d’une réflexion sur le langage, ses limites mais aussi sa capacité « à en dire plus », grâce notamment à sa dimension poétique qui mobilise la faculté imaginative) présente ainsi un caractère hybride, puisant à la fois dans les ressources du discours philosophique occidental et dans celles de la spiritualité bouddhique. Et, nous l’avons vu, cette hybridation prend corps, dans la pensée nishitanienne, à partir du milieu des années 1950. Cela nous ramène à la question de savoir s’il faut y voir une rupture dans le discours sur l’être chez Nishitani, une rupture dans son schème de pensée, ou si, au contraire, ce changement de registre sémantique masque en réalité une continuité de propos dans son cheminement de pensée. Il ne fait aucun doute qu’un « tournant » s’opère lorsque, au fil de la longue méditation nishitanienne, la raison philosophique classique, celle qui adhère doctement au « savoir » accumulé et transmis par la tradition occidentale, s’ouvre peu à peu et s’expose à un mode de penser étranger, certes, mais susceptible d’apporter un éclairage nouveau, oblique, aux interrogations qui l’animent depuis ses origines grecques mais aussi aux réponses, ou tentatives de réponses, qui jalonnent son histoire. Nishitani en prend d’ailleurs conscience. En 1963, c’est-à-dire au cours de la période qui s’inscrit dans le prolongement de ce « tournant », il reconnaît que « [p]rogressivement, j’en suis venu à penser selon les catégories de la pensée bouddhique58 ». Cela ne signifie pas pour autant quelque infidélité à ses convictions de jeunesse ni en aucune manière un déni de ses intuitions philosophiques les plus précoces. Nous pouvons rappeler ici un passage que nous avons déjà cité et dans lequel Nishitani formule très tôt une des intuitions centrales de sa philosophie : « Je pense qu’il n’y a rien, à la racine de notre vie, sur quoi nous puissions poser nos pieds ; je dirais même que c’est précisément parce que nous nous appuyons sur ce rien que la vie peut être ce qu’elle est59. » Mais si l’intuition reste la même, son investigation, son articulation, sa mise en forme et en parole, bref sa formulation bénéficie de l’apport précieux de la pratique spirituelle orientale en général et 58. Nishitani Keiji, « Watashi no tetsugakuteki hossokuten », p. 185. 59. Nishitani Keiji, NKC 1, 3 (trad. Takada Tadanori).

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bouddhique en particulier. Aussi ne faut-il pas considérer ce « tournant » comme un simple dépoussiérage cosmétique qui ne viserait qu’à donner une apparence exotique à des questions ressassées depuis des siècles. Quelque chose de plus essentiel s’y joue — comme si la « percée » spirituelle du satori avait trouvé quelque écho sur le plan intellectuel de la raison philosophique. Et celle-ci offre en contrepartie une tribune inestimable où peut s’exprimer l’événement le plus intimement existentiel de l’« éveil à soi ». Nishitani se situe assurément à la croisée des chemins d’Occident et d’Orient ; et ces chemins se nouent en une seule voie au moment où il adopte une position médiane entre les deux traditions. Bibliographie Franck Frederick (éd.), The Buddha Eye. An Anthology of the Kyōto School, New York, Crossroad, 1982. Heisig James, Philosophers of Nothingness, Honolulu, University of Hawaii Press, 2001. Nishitani Keiji, Nishitani Keiji chosakushū (ࠗす㇂ၨ἞ⴭస㞟࠘, Œuvres choisies de Nishitani Keiji), vols 1-2 : Kongenteki shutaisei no tetsugaku (ࠗ᰿※ⓗ୺యᛶࡢဴᏛ࠘, Philosophie de la subjectivité originaire), Tōkyō, Sōbunsha, 1986-1987. Nishitani Keiji, Nishitani Keiji chosakushū (ࠗす㇂ၨ἞ⴭస㞟࠘, Œuvres choisies de Nishitani Keiji), vol. 8 : Nihirizumu (ࠗࢽࣄࣜࢬ࣒࠘, Nihilisme), Tōkyō, Sōbunsha, 1986 (traduction anglaise : The Self-Overcoming of Nihilism, Albany, SUNY Press, 1990). Nishitani Keiji, « Hannya to risei » (ࠕ⯡ⱝ࡜⌮ᛶࠖ, Prajña et raison), dans Nishitani Keiji chosakushū (ࠗす㇂ၨ἞ⴭస㞟࠘, Œuvres choisies de Nishitani Keiji), vol. 13 : Tetsugaku ronkō (ࠗဴᏛㄽᨳ࠘, Études philosophiques), Tōkyō, Sōbunsha, 1987, p. 31-95. Nishitani Keiji, « Kū to soku » (ࠕ✵࡜༶ࠖ, Vacuité et non-dualié), dans Nishitani Keiji chosakushū (ࠗす㇂ၨ἞ⴭస㞟࠘, Œuvres choisies de Nishitani Keiji), vol. 13 : Tetsugaku ronkō (ࠗဴᏛㄽᨳ࠘, Études philosophiques), Tōkyō, Sōbunsha, 1987, p. 111-160 (traduction anglaise : « Emptiness and Sameness », dans Michele Marra (éd.), Modern Japanese Aesthetics. A Reader, Honolulu, University of Hawaii Press, 1999, p. 179217). Nishitani Keiji, Nishitani Keiji chosakushū (ࠗす㇂ၨ἞ⴭస㞟࠘, Œuvres choisies de Nishitani Keiji), vol. 10 : Shūkyō towa nani ka (ࠗ᐀ᩍ࡜ࡣ࡞ ࡟࠿࠘, Qu’est-ce que la religion ?), Tōkyō, Sōbunsha, 1987 (traduction espagnole : La religión y la nada, Madrid, Siruela, 1999).

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Nishitani Keiji, « Sonzai no mondai to sonzairon no mondai » (ࠕᏑᅾࡢၥ 㢟࡜Ꮡᅾㄽࡢၥ㢟ࠖ, Le problème de l’être et la question ontologique), dans Nishitani Keiji chosakushū (ࠗす㇂ၨ἞ⴭస㞟࠘, Œuvres choisies de Nishitani Keiji), vol. 13 : Tetsugaku ronkō (ࠗဴᏛㄽᨳ, Études philosophiques), Tōkyō, Sōbunsha, 1987, p. 3-29. Nishitani Keiji, « Ikebana ni tsuite » (ࠕ⏕ⰼ࡟ࡘ࠸࡚ࠖ, De l’ikebana), dans Nishitani Keiji chosakushū (ࠗす㇂ၨ἞ⴭస㞟࠘, Œuvres choisies de Nishitani Keiji), vol. 20 : Zuisō I (Kaze no kokoro) (ࠗ㝶᝿ I㸦㢼ࡢࡇࡇ ࢁ㸧࠘, Réflexions I : Le cœur du vent), Tōkyō, Sōbunsha, 1990, p. 212219. Nishitani Keiji, « Watashi no tetsugakuteki hossokuten » (ࠕ⚾ࡢဴᏛⓗⓎ ㊊Ⅼࠖ, Mon point de départ philosophique), dans Nishitani Keiji chosakushū (ࠗす㇂ၨ἞ⴭస㞟࠘, Œuvres choisies de Nishitani Keiji), vol. 20 : Zuisō I (Kaze no kokoro) (ࠗ㝶᝿ ,㸦㢼ࡢࡇࡇࢁ㸧࠘, Réflexions I : Le cœur du vent), Tōkyō, Sōbunsha, 1990, p. 185-195 (traduction française à paraître dans Daruma). Nishitani Keiji, « “Kami” to konpon keiken » (ࠕ⚄!࡜᰿ᮏ⤒㦂ࠖ, « Dieu » et l’expérience fondamentale), dans Nishitani Keiji chosakushū (ࠗ࠘す ㇂ၨ἞ⴭస㞟, Œuvres choisies de Nishitani Keiji), vol. 15 : Kōwa tetsugaku II (Tetsugaku to shūkyō) (ࠗㅮヰဴᏛ,, ဴᏛ࡜᐀ᩍ ࠘, Causeries : Philosophie II (Philosophie et religion)), Tōkyō, Sōbunsha, 1995, p. 131135. Stevens Bernard, Topologie du néant. Une approche de l’École de Kyōto, Louvain-la-Neuve/Louvain/Paris, Éditions de l’Institut Supérieur de Philosophie/Peeters, 2000.

L’herméneutique archéologique de Karatani Kōjin Bernard Stevens

Parmi les penseurs japonais contemporains, dont la célébrité a pu dépasser les frontières nationales, Karatani Kōjin (né en 1941) est l’un des plus inclassables. Sa recherche se situe à la jointure de la critique littéraire, de l’esthétique et de l’herméneutique philosophique. La méthode de Karatani, si elle peut se nommer herméneutique, ne l’est pas au sens heideggérien ou ricœurien, mais plutôt au sens de la généalogie ou archéologie, inspirée par Nietzsche et Michel Foucault, dont il se réclame d’ailleurs explicitement. Il s’agit de décrypter la genèse historique des constructions intellectuelles, surtout là où leur intériorisation est si forte qu’elles passent pour naturelles. Ce sont les « inversions » de sens (tentō ㌿ಽ) qu’il dénonce dans quantité de concepts pris pour acquis. Il y a ainsi quelque chose de déconstructeur dans son geste et, plutôt que de caractériser celui-ci d’herméneutique, il tend à le qualifier de critique : c’est donc « l’espace critique » qu’il cherche à déployer, ainsi qu’en témoigne le titre du journal qu’il dirige (hihyō kūkan ᢈホ✵㛫) où sont parus nombre d’articles exprimant sa pensée. L’herméneutique critique de Karatani, appliquée à la déconstruction du moderne, en a fait — selon l’expression de Pierre Lavelle — un « pionnier du postmodernisme japonais1 ».

1. Pierre Lavelle, La pensée japonaise [Que sais-je ?, 3188], Paris, PUF, 1997, 128 p. ; p. 118.

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La critique des implications idéologiques de l’esthétique kantienne

Karatani est surtout connu pour ses travaux concernant la réception de l’herméneutique occidentale et concernant la manière dont celleci tend à ramener la spécificité des cultures non-occidentales à une simple variation sur les catégories provenant de la pensée européenne. Cette recherche, qui pourrait sembler purement académique, a des implications idéologiques que Karatani n’a pas manqué de mettre en relief. Plusieurs axes critiques sont ainsi développés. Un des plus percutants est sans doute celui le long duquel il déploie la thèse selon laquelle l’élévation du Japon comme objet d’admiration esthétique, de la part de certains intellectuels occidentaux, dès le milieu du xixe siècle, permettait à ces derniers de compenser leur propre participation implicite au geste occidental de réduction de l’autre au silence — tant sur le plan intellectuel (l’autre, oriental, comme variation du même, occidental) que politique (l’autre comme victime de l’expansion coloniale). Il montre comment ce phénomène était renforcé par le rôle central attribué à la théorie kantienne dans le domaine de l’esthétique2. En effet, la thèse kantienne du jugement de goût en tant qu’attitude désintéressée permettait d’affranchir celui-ci du domaine de la connaissance (le vrai et le faux) et du domaine de l’éthique (le bien et le mal). Alors que la tradition métaphysique prékantienne tendait à voir une convergence ou un parallélisme entre le beau, le vrai et le bien d’une part et le laid, le faux et le mal, de l’autre, la position kantienne permettait de considérer les trois sphères de l’investigation philosophique dans leur autonomie propre. On pouvait donc apprécier la beauté d’un monde esthétique tout en le considérant inférieur sur le plan de la civilisation (et donc à la fois épistémologiquement faux et moralement mauvais) — et, très hypocritement, tout en agissant envers lui selon des préceptes inavoués, parce que moralement condamnables (la violence de la politique impérialiste). Il devenait ainsi possible de juger belles les productions artistiques d’une culture dont on méprisait par ailleurs le reste de la civilisation. L’enfermement dans le domaine de l’art et la mise entre parenthèses des autres 2. Voir à ce sujet la synthèse proposée par Michele Marra, Modern Japanese Aesthetics. A Reader, Honolulu, University of Hawaii Press, 1999, p. 12 sqq et 263 sqq.

L’ herméneutique archéologique de Karatani Kōjin

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dimensions permettait aux esthètes d’avoir l’impression de reconnaître l’étranger à part égale et de se laver du sentiment inconscient de culpabilité. Par la construction du Japon esthétique, cap extrême du continent asiatique, par sa « muséalisation », ils se donnaient l’illusion de sauver un monde, l’Orient, dont leur propre civilisation était à toute force en train de saper les fondements. Cependant Karatani ne se contente pas d’accuser l’assaut capitaliste occidental sur la planète : il poursuit en montrant comment, le Japon, en reproduisant la logique impérialiste des puissances occidentales, a pu contribuer à renforcer le phénomène dont lui-même était victime. Les grandes lignes des « Origines de la littérature japonaise moderne »

Ainsi — et c’est l’objet de son grand œuvre traduit en anglais : Origins of Modern Japanese Literature3 — parallèlement à la « construction » esthétique du Japon par l’Occident, à la recherche d’un point d’appui extérieur pour mettre en question une modernité philosophiquement égologique et artistiquement illusionniste, se produit une modernisation du Japon, en quête d’une subjectivité dont les fondements contiendraient le secret de la puissance occidentale, mais aussi celui de son énigmatique profondeur. Tandis que les peintres impressionnistes, les collectionneurs et critiques d’art parisiens lancent en Occident la mode du japonisme, rompant avec l’organisation rationnelle de l’esthétique post-renaissante, soulignant l’extériorité, l’impermanence et l’absence de forme structurée, les écrivains du Japon découvrent les abîmes de l’intériorité et ses artistes le point de vue perspectiviste dans le paysage. À l’immersion orientale dans le cosmos, dont l’artiste cherche à capter les rythmes, se substitue le retrait du sujet par rapport à un monde qu’il observe et objectifie, en même temps que se développe l’exploration de l’intimité du cœur. Au sein du mouvement du genbun itchi ゝศ୍⮴ (« unification de la langue écrite et parlée »), la quête de l’intériorité va jusqu’à la tentation d’abandonner la dimension visuelle de l’idéogramme chinois au profit de la dimension sonore de l’écriture phonétique, afin d’atteindre une expression plus fidèle de la voix intérieure. Dans ce même contexte 3. Karatani Kōjin, Origins of Modern Japanese Literature, Durham and London, Duke University Press, 1993.

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se développe, durant l’ère Meiji, la forme littéraire de la confession, en tant que traduction plus pure du « soi véritable », mais également en tant que masque de faiblesse, servant à protéger la subjectivité individuelle contre un pouvoir politique de plus en plus autoritaire. C’est ainsi une subjectivité forte, éminemment moderne, qui se cherche à travers le tandem ambigu du pouvoir, cherchant à asseoir son autorité, et de l’individu, cherchant à assurer son autonomie. La généalogie inaperçue de cette obscure alliance, Karatani va la retracer — nous simplifions ici à l’extrême — jusque dans le lien entre la naissance du genre de la confession dans la littérature chrétienne et la structure monothéiste du christianisme. L’autorité absolue de l’empereur devient ainsi comme un reflet lointain de l’absoluité du Dieu chrétien. L’apport d’une tonalité chrétienne dans la littérature du Japon moderne est également l’occasion d’aborder le thème de la maladie qui, avec la souffrance, est une des conditions de la rédemption christique. La maladie prend le sens métaphorique de la véritable réalité cachée sous les apparences de la santé. Quant à cette dernière, elle devient presque vulgaire et le signe de succès d’une médecine moderne, appartenant à une culture d’importation que l’intelligentsia littéraire fait mine de remettre en question alors qu’elle est ellemême un des principaux vecteurs de son introduction. C’est encore la quête (et l’illusion) de la « vraie réalité » qui conduit la littérature de l’époque Meiji au thème de l’enfant, ou encore de l’innocence, comme expressions plus pures du soi authentique. Ici encore, croyant avoir atteint le sol d’une réalité plus authentique, ils ne sont que les instruments d’un genre construit et reçu. Références Frye Northrop, The Anatomy of Criticism, Four Essays, Princeton University Press, 1957. Karatani Kōjin, Origins of Modern Japanese Literature, Duke University Press, 1994 (titre original : Nihon kindai bungaku no kigen ᪥ᮏ㏆௦ᩥ Ꮫࡢ㉳※, parus sous forme d’articles chez Geijutsu et Gunzō, 19781980). Lavelle Pierre, La pensée japonaise [Que sais-je ?, 3188], Paris, PUF, 1997, 128 p. Marra Michele, « The complicity of Æsthetics. Karatani Kōjin », dans Michele Marra (dir.), Modern Japanese Aesthetics. A Reader, Honolulu, University of Hawaii Press, 1999, p. 263-269.

4 Modalités de la rencontre interpersonnelle

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Le « je » et le « tu » Une étude comparative de Mikhaïl Bakhtine et Nishida Kitarō Thorsten Botz-Bornstein

Préoccupations parallèles

Des réflexions fondamentales concernant la relation entre le « je » et le « tu » ont été essentielles pour deux grands penseurs préoccupés par la création de systèmes philosophiques susceptibles de définir la place de l’individu à l’intérieur d’un environnement général. Martin Buber initia un débat dont l’écho se fit entendre dans les travaux de penseurs japonais comme Nishida, Kuki, Watsuji et Kimura Bin. Je veux ici attirer l’attention sur un penseur russe qui s’est nourri, tout à fait comme Nishida, de la pensée allemande. Simultanément quoique sur des continents différents, Mikhaïl Bakhtine et Nishida Kitarō ont poursuivi la question de la perception de l’autre tout en considérant la fonction de l’empathie, du Soi humain, de la valeur de la réexpérience, etc. Ce qui reste frappant, ce n’est pas seulement la ressemblance méthodologique entre les deux approches philosophiques, mais aussi la ressemblance de leurs résultats respectifs. Avec persévérance, Nishida et Bakhtine ont insisté sur le caractère paradoxal de la perception de l’autre qui, quoique fonctionnant dans une certaine mesure à travers l’assimilation du « tu » au « je », doit néanmoins aussi toujours maintenir une distinction nette entre les deux afin de rendre possible une perception du « je » par le « tu ». Trois points de ressemblance peuvent être considérés comme particulièrement frappants : a) Nishida et Bakhtine étaient imprégnés par l’herméneutique allemande et la philosophie néokantienne de leur temps ; en outre, les

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écrits de Dilthey et de Rickert ont laissé une forte empreinte sur la pensée des deux philosophes. L’héritage commun de ces deux philosophes germanophiles inclut aussi leur adaptation du concept humboldtien de la langue en tant qu’acte créatif. Pour Bakhtine, le lieu de la création linguistique représentait un lieu de production de l’action sociale. Il sera donc intéressant de savoir aussi de quelle manière l’idée nishidienne du « lieu » inclut l’action sociale. b) Les parallèles qui apparaissent au sujet des réflexions sur l’art sont étonnants. Les deux philosophes considèrent Semper, Riegl, Wölfflin et Worringer comme des théoriciens de l’art digne d’être discutés en premier lieu. La critique qu’ils développent vis-à-vis de ces auteurs s’avère en grande partie identique. c) L’analyse bakhtinienne de la relation entre « je » et « tu » a été inspirée par le livre de Martin Buber Ich und Du. Dans cette étude, Buber tente de redéfinir la valeur d’un « tu » personnel en tant qu’alternative à un environnement moderne et aliéné dans lequel l’« autre » n’est expérimenté qu’à travers l’accumulation des informations1. Nishida aussi a lu ce livre2. La théorie bubérienne du « je » et du « tu » a exercé une influence considérable sur la formulation de manière alternative de l’idée de lieu comme opposée au concept moderne d’espace en tant qu’extension géométrique. Plus précisément, l’expérience authentique des phénomènes spatiaux a été reliée avec succès par des théoriciens de l’urbanisme à l’expérience « je-tu » de Buber. Il est donc possible de définir un autre parallèle général 3. Le travail de Nishida se présente comme une philosophie de l’espace et il n’est

1. Martin Buber, Ich und du, Werke, vol. 1, München, Kösel, 1962-1964. Cf. le court essai « Zur Geschichte des dialogischen Prinzips » (même volume). 2. Quoique Nishida connaissait le livre, il n’est pas clair si son propre article du même titre a été influencé par Buber. Comme Ōhashi Ryōsuke l’a expliqué, Nishida mentionne le livre de Buber la première fois seulement dans son journal du 20 août 1934, c’est-à-dire deux ans après la publications de sa propre étude. Cf. Ōhashi Ryōsuke, « Jeu et logique du lieu », dans Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, vol. 1 : Nishida : La mouvance philosophique, Bruxelles, Ousia, 390 p. ; p. 338-352 ; p. 342. 3. Cf. E. Relph, Space and Spacelessness, London, Pion, 1976 : « An unselfconscious experience of space as an authentic sense of place is rather like the type of relationship characterized by Martin Buber as “I-Thou”, in which the subject and object, person and place, divisions are wholly replaced by the relationship itself » (p. 65). Et : « An “I-Thou” experience of place is a total and unselfconscious involvement in which person and place are indissociable » (p. 78).

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certainement pas faux de dire que les travaux du Cercle de Bakhtine4 également exposent la conviction que l’espace concret (aussi bien que le temps concret) doivent être réévalués en tant que problèmes philosophiques. Tout le criticisme anti-idéaliste du Cercle de Bakhtine consiste en la condamnation de la déportation de la réalité concrète en un domaine « внепространственный » (extraspatial) et « вневременный » (extratemporel)5. Étant donné ces préoccupations parallèles concernant la réappropriation de l’espace à l’âge moderne, une étude comparative entre Nishida et Bakhtine peut trouver un point de départ naturel. Malgré ces parallèles, il y a, bien sûr, des différences principales entre les idées que les deux penseurs se sont faites du « je » et du « tu », des différences dues non seulement à un décalage de culture mais aussi à celui de l’âge. Bakhtine s’est penché sur la relation du « je » et du « tu » au début de sa carrière, et les convictions qu’il a manifestées plus tard au sujet de l’importance d’une « dialogalité » culturelle dans l’existence humaine sont restées directement basées sur ces réflexions initiales. Nishida voyait certainement les formulations de la relation entre « je » et « tu » comme un pas progressif dans sa recherche de la « logique du lieu ». Mais la découverte de l’« autre » par le philosophe mûr et son importance potentielle pour l’« intuition » n’avaient pas assez de force pour initialiser une nouvelle conception du monde en lui. Elles ne pouvaient que modifier quelques-unes de ces conceptions déjà bien établies dans sa philosophie. Jusqu’ici Nishida avait examiné le phénomène de l’intuition surtout par rapport à l’éveil à soi. Il avait réussi à établir un concept subtil d’intuition sous la forme d’une « logique du lieu ». En ce sens l’existence du « tu » et le caractère dialogal de l’existence humaine représentaient un nouveau défi puisqu’ils rendaient possible une vision de l’intuition (le « lieu »), de même que du « je » et du « tu », comme mutuellement déterminés. Bien sûr, cela ne pouvait pas 4. Dans l’histoire de la philosophie russe, le Cercle de Bakhtine est un groupe de théoriciens travaillant avec Bakhtine. Quelques livres écrits par des membres de ce cercle (parmi lesquels se trouvent aussi quelques-uns des titres cités dans cet article) ont été attribués à Bakhtine lui-même, quoiqu’il n’y ait pas d’opinion unanime sur cette question parmi les spécialistes. 5. P. N. Medvedev, Формальный метод в литературоведении. Критическое введение в социологическую поэтику, Leningrad, Priboi (La Méthode formelle dans la science littéraire. Une introduction critique à la poétique sociologique), 1928.

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renverser ses idées déjà existantes sur l’expérience pure en tant qu’activité liée à l’éveil à soi. Comme on le montrera à la fin de cet article, l’intégration du « tu » dans l’expérience pure doit être considérée comme un problème non résolu. Bakhtine et l’impossibilité de l’Einfühlung

L’approche du jeune Bakhtine vis-à-vis de la perception, formulée dans son texte juvénile « Auteur et héros dans l’action esthétique6 » consiste à indiquer toujours à nouveau l’impossibilité d’une compréhension de l’« Autre », tant que le processus de cette compréhension implique une théorisation de n’importe quel genre. Une théorisation ou objectivation a lieu déjà au moment même où le « je » tente de comprendre l’autre de la même manière dont il se comprend luimême. Bakhtine découvre le paradoxe essentiel que la négation volontaire des différences entre le « je » et le « tu » par un acte d’abstraction (comme il est représenté par exemple par l’intuition ou l’Einfühlung), ne mène pas du tout à une compréhension « concrète » de l’autre mais plutôt à son contraire. L’intuition, l’empathie ou toute approche impliquant l’idée d’une « fusion » avec l’autre, ne comprendra l’autre qu’en tant que « je », et pas du tout en tant qu’autre. Dans un passage dramatique d’Art et Responsivité, Bakhtine écrit : Puisse-t-il plutôt rester à l’extérieur de moi, parce qu’en cette position il peut voir et savoir ce que je ne vois pas moi-même et ce que je ne sais pas de mon propre point de vue ; et ainsi peut-il essentiellement enrichir l’événement de ma propre vie. Si par contre je ne fais que fusionner avec l’autre, je ne fais qu’approfondir la situation sans issue qui caractérise ma propre vie. Je ré-expérimente la vie de l’autre de façon numérique7.

Comprendre l’« autre » est un acte de création culturelle et l’idée d’une simple « fusion » avec l’autre contredit tout concept d’une 6. M. M. Bakhtine, « Автор и герой в эстетической деятельности », dans Работы 1920-х годов, Kiev, Next, 1994 (Art et responsivité). Le mot russe « otvectnoct » ne signifie pas « responsabilité » mais a été traduit en anglais par « answerabilité ». Nous traduisons ce mot aussi bien que l’adjectif « otvetnij » en francais par « responsivité » ou « responsible ». Dans le présent article les citations de ce texte seront marquées par (AR). 7. Пусть он останется вне меня, ибо в этом своем положении он может видеть и знать, что я со своего места не вижу и не знаю, и может сущвественно обогатить событие моей жизни. Только сливаясь с жизнью другого, я только углубляю ее безысходность и только нумерически ее удваиваю (ibid., p. 157).

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compréhension active. Pour cette raison Bakhtine veut établir le « côté autre » du « tu » comme composante importante de la compréhension du « tu » en tant que « tu » par le « je ». La négation de l’étrangeté essentielle attachée à chaque « tu » dès qu’il est aperçu par un « je », transformera par contre le « tu » en idée abstraite. Un « tu » concret ne peut pas être compris par l’assimilation de lui-même à un « je » mais uniquement à travers un acte de réaction garantissant l’existence autonome du « tu » comme quelque chose d’« étrange » : « Je ne dois ni le reproduire — l’imiter ou co-expérimenter — ni l’approcher de façon artistique, mais y répondre par un acte “responsible”. En réagissant sur le “tu”, le “je” comprend le “tu” mieux que par un acte d’abstraction mené par la conscience, même si cette abstraction est destinée à produire une perception “neutre” de l’autre8. » Nishida et la logique de la responsivité

Dans l’article « Basho » (lieu)9, Nishida définit l’« intuition » d’une manière qui reste proche de celle de Bakhtine : « La conscience n’est pas séparée du concept général même lorsque nous adoptons le point vue intuitif, pensé comme union sujet/objet. Elle atteint plutôt le point culminant du concept général. […] L’intuition n’est qu’un simple objet si elle signifie qu’il n’y a ni sujet ni objet. Lorsqu’on parle de l’intuition, le connaissant et le connu sont déjà distingués, néanmoins, l’un et l’autre doivent s’unir.10 » Ce que Bakhtine caractérise comme une ré-expérience vide de l’autre, Nishida le voit comme une généralité vide dont l’ambition d’être « objective » est justifiable, mais qui manquera toujours de fournir la « connaissance » d’un monde objectif appréhendé par le 8. Мы не должны ни воспроизводить — сопереживать, подражать, - не художественно воспринимать, а реагировать ответным поступком (ibid., p. 207 ; ma traduction). 9. ࠕሙᡤࠖ (« Lieu ») (1926), dans NKZ 4, p. 208-89. Traduction allemande par Rolf Elberfeld : « Ort » dans Nishida Kitaro : Logik des Ortes. Der Anfang der modernen Philosophie in Japan, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999. 10. ᡃࠎࡀ୺ᐈྜ୍࡜⪃࠼ࡽࢀࡿ┤ぬⓗ❧ሙ࡟ධࡿ᫬࡛ࡶࠊព㆑ࡣ୍⯡ᴫᛕⓗ࡞ ࡿࡶࡢࢆ㞳ࢀࡿࡢ࡛ࡣ࡞࠸ࠊ࠿࠼ࡗ୍࡚⯡ᴫᛕⓗ࡞ࡿࡶࡢࡢᴟ⮴࡟㐩ࡍࡿࡢ࡛࠶ࡿࠋ 㸦ࠋࠋࠋ㸧 ┤ぬ࡜࠸࠺ࡢࡀ༢࡟୺ࡶ࡞ࡃᐈࡶ࡞࠸࡜࠸࠺ࡇ࡜ࢆព࿡ࡍࡿ࡞ࡽࡤࠊࡑࢀࡣ ༢࡞ࡿᑐ㇟࡟㐣ࡂ࡞࠸ࠋ᪤࡟┤ぬ࡜࠸࠼ࡤࠊ ▱ࡿࡶࡢ࡜▱ࡽࢀࡿࡶࡢ࡜ࡀ༊ูࡏࡽࢀࠊ ࡋ࠿ࡶ ୧⪅ࡀྜ୍ࡍࡿ࡜࠸࠺ࡇ࡜࡛࡞ࡅࢀࡤ࡞ࡽࡠࠋ (ibid., p. 222).

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sujet qui perçoit. Pour cette raison Nishida contredit l’idée d’une « fusion » du sujet et de l’objet comme type d’intuition qui ne mènera qu’à l’abstraction et l’objectivation. L’alternative qu’il propose dans « Basho » est celle d’un « miroitement » du sujet et de l’objet. Ce « lieu » représente un type particulier d’intuition qui ne manquera jamais de contenu concret tant que le sujet et l’objet « se miroitent » l’un dans l’autre sans jamais former un concept abstrait. L’idée du « miroitement » sera analysée plus bas. Pour le moment je voudrais montrer comment Nishida modifie son idée d’intuition comme « lieu » créé par un effet de « miroitement » entre sujet et objet au moment où il rencontre le problème du « je » et du « tu ». À l’intérieur de la « place » qui crée le jeu de réflexion, le « je » et le « tu » ne sont pas vraiment opposés mais existent l’un l’autre même avant que toute réflexion ait lieu, et se déterminent l’un l’autre. Dans l’essai « Je et tu » Nishida reconnaît que le « je » et le « tu », à cause de leur interdétermination, doivent « naître à partir d’un même milieu »㸦ྠࡌ⎔ ቃ࠿ࡽ⏕ࢀ㸧11, et que le « je » doit toujours être vu comme déterminé par « une conscience commune ». L’acte d’intuition doit incorporer la connaissance du « tu » en tant que « tu » par le « je ». Proche des propositions bakhtiniennes sur le même sujet, Nishida insiste sur l’idée qu’une « fusion » négligerait la composante essentielle de la compréhension humaine : « L’intuition ne signifie pas que nous nous unissons directement aux choses, comme on le croit ordinairement. En prenant pour archétype l’intuition artistique, elle signifie que le soi contient l’autre absolu au fond de soi-même, qu’il se tourne vers l’autre à partir de son propre fond. Elle ne signifie pas que le soi et l’autre deviennent un, mais que [le soi] voit en soi l’autre absolu12. » Chez Nishida comme chez Bakhtine, le moment d’« étrangeté » reste plus important que celui de la fusion subjective. Le « je » ne représente pas une base subjective ferme dans laquelle pourrait ou devrait être intégré, pendant le processus de la compréhension, l’« autre » par une assimilation. Si le « je » et le « tu » s’approchent, ce n’est pas pour fusionner jusqu’à ce que le « tu » devienne le « je », mais 11. Ibid., p. 348. 12. ┤ほ࡜࠸࠺ࡢࡣ㏻ᖖࠊⱁ⾡ⓗ┤ほࢆ඾ᆺ࡜ࡋ࡚⪃࠼ࡽࢀࡿዴࡃࠊᡃࠎࡀ┤ࡕ࡟ ≀࡜ྜ୍ࡍࡿ࡜࠸࠺ࡇ࡜࡛ࡣ࡞࠸ࠊ⮬ᕫ⮬㌟ࡢᗏ࡟⤯ᑐࡢ௚ࢆⶶࡋࠊ⮬ᕫࡀ⮬ᕫࡢᗏ࠿ ࡽ௚࡟㌿ࡌ⾜ࡃ࡜࠸࠺ࡇ࡜࡛࡞ࡅࢀࡤ࡞ࡽ࡞࠸ࠊ⮬ᕫ࡜௚࡜ࡀ୍࡜࡞ࡿ࡜࠸࠺ࡢ࡛ࡣ࡞ ࡃࠊ⮬ᕫࡢ୰࡟⤯ᑐࡢ௚ࢆぢࡿ࡜ப࠺ࡇ࡜࡛࡞ࡅࢀࡤ࡞ࡽ࡞࠸ࠋࡑࢀࡣ⪃࠼ࡿࡇ࡜ࡢ࡛ ࡁ࡞࠸▩┪࡛࠶ࢁ࠺ࡀࠋ(ibid., p. 390).

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plutôt pour découvrir l’« altérité » non seulement dans le « tu » mais aussi dans le « je ». En ce sens, aussi pour Nishida, l’« éveil à soi », même par rapport à ses couches psychologiques les plus profondes, n’est pas fondé sur l’autoperception (et à strictement parler même pas sur une sorte d’autoperception qui fonctionne à travers un processus de réflexion), mais sur une conscience sociale. Il est clair que cela correspond non seulement aux idée bakhtiniennes concernant le « caractère social » de la vie psychique, de la langue, de l’art et de la société, mais que cela implique aussi une certaine logique de la « responsivité », c’est-à-dire une logique de la compréhension humaine qui attribue plus d’importance à la réaction active qu’à l’intellectualisation passive. Aussi Nishida croit que « le “je” connaît le “tu” en ceci que le “tu” répond au “je”, tandis que le “tu” connaît le “je” en ceci que le “je” répond au “tu”13 », et cette idée fait certainement plus que seulement évoquer Bakhtine. Dans « Je et tu » de Nishida, l’acte de « se répondre l’un l’autre » ou la « rencontre en résonance de ceux qui sont opposées14 » sont présentés comme le fond de l’existence humaine et opposés à tout concept d’« unification ». Même l’activité artistique est fondée sur ce genre de « responsivité de deux personnalités15 », parce que l’art lui aussi existe dans le domaine de la réalité au sens d’une « actualité » ; et une telle actualité a lieu uniquement à l’intérieur d’une rencontre du « je » et du « tu ». L’esthétique du jeu de Nishida et Bakhtine

Il est possible de ramener les théories de la responsivité de Bakhtine et de Nishida à un modèle de jeu parce que les deux philosophes en fournissent les indications. Ōhashi a essayé d’établir deux visions différentes de la logique du lieu nishidienne en réfléchissant sur la différence entre un jeu joué par deux joueurs et un jeu qui se joue tout seul. Selon lui, la logique du lieu serait proche d’un « jeu joué par un joueur16 ». Un « je » solitaire se reflète lui-même dans un lieu et n’a pas d’autre objectif que la perfection de ce jeu de miroirs. La volonté personnelle et l’intérêt personnel sont ici purs et non réfléchis ou 13. ⚾ࡣỢࡀ⚾࡟ᛂ⟅ࡍࡿࡇ࡜࡟ࡼࡗ࡚ Ợࢆ▱ࡾࠊỢࡣ⚾ࡀỢ࡟ᛂ⟅ࡍࡿࡇ࡜࡟ ࡼࡗ࡚ ⚾ࢆ▱ࡿࡢ࡛࠶ࡿ(ibid., p. 392). 14. Ibid. 15. ே᱁࡜ே᱁࡜ࡢᛂ (ibid., p. 394). 16. Ōhashi Ryōsuke, « Jeu et logique du lieu », p. 343s.

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même réfractés par ceux d’un « tu ». Mais au moment où le « je » découvre le « tu », le jeu de l’expérience pure est étendu au monde sociohistorique concret. Il me semble que ce qui a été dit plus haut concernant la reconnaissance de l’« altérité de l’autre » ou même du Soi peut aussi être reformulé par la métaphore du jeu. Que se passet-il quand le jeu solitaire du « je » se transforme en un jeu avec l’autre ? Ōhashi dit que le fond du « je » deviendra aussi le fond du « tu »17. « Fond » doit être compris ici aussi comme « intuition de l’espace ». Mais comment cette « réunion sur un fond commun » peut-elle être caractérisée de manière plus précise ? Il est possible que seulement l’usage d’un modèle strictement ludique puisse empêcher cette « union du sujet et de l’objet » (shukyaku gōitsu) de retomber dans une simple fusion. Finalement, c’est seulement dans le jeu que le « je » et le « tu » sont unis tout en restant aussi clairement distinct. Logiquement, toute « vraie » fusion des horizons du « je » et du « tu » signifierait la fin du jeu. Il est remarquable que Bakhtine, dans Art et responsivité, avance un tel argument au sujet de la valeur du jeu dans la compréhension. Bakhtine ne fait pas la distinction entre le jeu joué tout seul et le jeu joué par plus d’un joueur, mais il insiste sur la différence entre un « jeu joué à son propre gré » et le « jeu de l’acteur » comme action créativement formée devant d’autres. La première forme du jeu est rejetée comme forme trop passive d’intériorité, insuffisante pour créer la forme esthétique. La deuxième est vue comme un « jeu social » qui inclut l’autre : « Jouer comme acteur, vu du point de vue des joueurs eux-mêmes, ne présuppose aucun spectateur (à l’extérieur du jeu) à qui ce mensonge imaginé par le jeu pourrait être présenté18. » Pour Bakhtine l’esthétique implique toujours le fait d’être « responsible » vis-à-vis d’un « tu ». Les enfants jouent des jeux mais ils ne créent pas de l’art. Leur « tu » n’est que le prolongement du « je » puisque les deux font partie du même jeu, et leur interaction entre « je » et « tu » n’implique aucun acte d’imagination créative. Le jeu d’acteur, par contre, peut être vu comme une telle forme d’« imagination ». L’idée du jeu comme modèle de création devient nécessaire parce que seul le jeu peut fournir la fusion paradoxale d’un esthétisme 17. Ibid., p. 344. 18. Игра с точки зрения самих играющх не предпологает находящегося вне игры зрителя, для которого осуществлялось бы целое изображаемого игрою события жизни… (M. M. Bakhtine, « Автор и герой в эстетической деятельности », p. 147).

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intériorisant et d’une créativité extériorisante. Dans le jeu d’acteur, le propre « je » est vu comme quelque chose d’extérieur, il doit devenir un « tu » pour le joueur. Toute beauté esthétique détachée de ce double aspect de la création devient une beauté passive et théorique : ses manifestations restent naïves et non artistiques. La beauté découverte à travers une approche purement intériorisante finira comme quelque chose d’enfantin-idyllique ; la beauté vue uniquement d’un point de vue extérieur, par contre, sera autosuffisante au sens où elle ne sera présentée qu’à travers des canons scientifiques. Finalement c’est seulement en jouant à la manière de l’acteur que le « je » rencontre le « tu » et l’intègre dans le lieu de sa propre action ludique. Malgré le ton commun dans les perspectives de Nishida et de Bakhtine, il serait certainement trop de dire que la « scène » de Bakhtine est l’équivalent du basho nishidien. Comme nous l’avons mentionné, trop d’éléments de la pensée de Nishida restent déterminés par l’idée individualiste de l’expérience pure. Finalement, ses réflexions concernant la rencontre du « je » et du « tu » n’ont pas été poussées au point d’affirmer que chaque activité artistique peut être façonnée selon le modèle du jeu de l’acteur. Le basho nishidien n’est pas le terrain de jeu carnavalesque bakhtinien. Un « jeu avec deux joueurs » était le maximum de ce que Bakhtine pouvait admettre. Mais en même temps, il est possible de découvrir une ressemblance entre l’idée bakhtinienne du jeu-acteur et celle du « basho comme acte » selon la manière dont elle a été développée par Nishida depuis son article « Basho ». Pour Nishida « la réalité est ce en quoi nous nous “situons” et ce en quoi nous “agissons”19 », et il croit que « l’humain, en s’exprimant lui-même dans la civilisation, exprime en même temps le processus dynamique du monde lui-même20 ». Pour cela, « notre action dans ce monde est une formation des choses ; nous voyons ces choses à travers l’intuition agissante21 ». En ce sens, la condamnation bakhtinienne du voir esthétique en faveur de l’action esthétique qui est une sorte de voir, n’est certainement pas incompatible avec le programme nishidien « de l’action au voir ».

19. Nishida Kitarō, ࠕཿᬛⓗୡ⏺ࠖ, dans NKZ 5, 123-185. Trad. anglaise par Schinzinger dans Nishida Kitarō, Intelligibility and the Philosophy of Nothingness, Tōkyō, Maruzen, 1958, p. 169. 20. Voir l’introduction de Schinzinger dans ibid., p. 62. 21. Ibid., p. 191.

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Le but de Bakhtine (et de son cercle) a toujours été de saisir la réalité historique (quelquefois appelée « idéologique ») en tant qu’unité22. Ses analyses des œuvres de Dostoïevski par exemple, ne perdent jamais de vue le caractère du roman en tant qu’unité organique et unique qui obéit aux lois autonomes et intrinsèques. Pour cette raison, l’antiidéalisme de Bakhtine aussi bien que son antipositivisme l’ont poussé vers un certain organicisme. Des définitions organicistes de l’environnement culturel, par contre, mettent Bakhtine en proximité avec ces gens qui essayent de penser le lieu comme étant plus qu’une extension newtonienne de l’espace. Comme l’a dit Nakamura Yūjirō, depuis la chora aristotélicienne jusqu’au spéculations modernes sur le Big Bang, l’idée d’organicité a toujours représenté un défi. Cela dénote un autre parallèle entre Bakhtine et Nishida puisque aussi la philosophie nishidienne de l’espace doit être vue comme installée à l’intérieur du courant philosophique organiciste23. C’est aussi devant cet arrière-plan que l’on devrait réfléchir à propos de cet argument important de Nakamura : la « métaphysique religieuse » de Nishida serait par principe inapte pour toute analyse de l’histoire et de la société. Celle-ci nécessiterait une analyse sous l’aspect des institutions24. Ernest Hocking a dit que « la religion ne parle pas tout d’abord à l’homme-dans-la-nation mais à l’hommedans-le-monde25 ». Cette conviction devrait certainement être introduite dans tout discours sur Nishida et son utilisation de la philosophie en vue d’une idéologie nationale. Mais cela n’est pas le point que l’on veut discuter ici. En réalité, il n’y a aucune raison de dire que l’histoire et la sociologie ne feraient pas partie d’un « monde » mais seulement d’une « nation ». Au contraire, c’est justement à l’intérieur du monde historique et sociologique que la réalité se trouve mélangée avec l’imagination à un point tel qu’une analyse se limitant à la sphère des « institutions » sera probablement incapable de saisir l’essence de tout environnement dialogal-idéologique.

22. Cf. Medvedev, Méthode formelle, introduction et p. 91/64s. 23. Nakamura Yūjirō, « Au delà de la logique du lieu », dans Augustin Berque (éd.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, p. 369, 375. 24. Ibid., p. 375. 25. Ernst Hocking, The Coming World Civilization, New York, Harper, 1956, p. 47.

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C’est ce que montre la philosophie de Bakhtine. L’idée de jeu d’acteur comme unité de l’imagination et de la création se superpose (comme le montre très bien l’exemple du carnaval) à une sorte de lieu mi-réel et mi-joué. Il est vrai que Nishida n’aurait très probablement pas voulu pousser la fusion ludique du « je » et du « tu » aussi loin. Sa philosophie du « je » et du « tu » est développée jusqu’à un certain point, et ici Nakamura a peut-être raison, dans un cadre métaphysique préoccupé par l’unification de deux opposés. Malgré cela, Nishida serait d’accord avec le fait que, par exemple, l’histoire ne peut pas être vue seulement comme quelque chose de « réel » mais aussi comme une réalisation du « non-réel »26. Est-ce que de telles affirmations doivent vraiment être lues comme des convictions quasi religieuses ou est-ce qu’elles ne pourraient pas aussi être comprises comme traitant des relations humaines « réelles » ? Dans « Je et tu », Nishida voulait toucher à la sphère de l’action sociale réelle. Une discussion concernant les parallèles et les différences avec Bakhtine aide à comprendre la pensée de Nishida aussi bien que celle de Bakhtine. Bakhtine aimait, dans son zèle juvénile, présenter le monde comme une scène théâtrale où toute action est un jeu d’acteur. Mais même en évoquant les formes les plus extrêmes de confusion au sujet des identités humaines (par exemple dans le carnaval), Bakhtine semble toujours être prêt à admettre que le carnaval doit être vu comme un « модус взаимоотношений человека с человеком » (mode interrelatif de l’homme à l’homme)27. Il semble que les deux philosophes, Nishida et Bakhtine, se rencontrent quelque part dans la marge de leurs habitudes intellectuelles représentatives, ce qui rend possible une définition de l’environnement bakhtinien créé par la communication sémiotique comme « lieu » tout à fait proche de celui formulé par Nishida. Le problème du style et de l’unité stylistique chez Bakhtine et Nishida

Quoique l’ensemble des idées bakhtiniennes concernant la dialogalité culturelle soit fondée sur le refus de toute unité stylistique (formelle, 26. Cf. Nishida Kitarō, Intelligibility and the Philosophy of Nothingness. 27. Bakhtine, Проблемы поэтики Достоевского, Москва : Советская Россия, 1979, (Problèmes de la poétique de Dostoïevski), p. 14.

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empirique ou même spirituelle), l’idée d’une unité culturelle est néanmoins reconnue en évoquant l’existence d’un « lieu du jeu » dans lequel les signes fournis par la réalité sociohistorique interagissent. Ainsi, l’unité stylistique existe, mais elle doit être « jouée » pour être modelée selon les conditions ontologiques fournies par un lieu concret. Aussi Nishida est convaincu que « les styles artistiques, comme auto-identité contradictoire du sujet et du milieu, sont différents selon les peuples et leur milieu28 ». Ces parallèles concernant le caractère paradoxal du style sont frappants et même développés en utilisant les mêmes méthodes. Bakhtine a développé une méthodologie de la dialogalité qui doit montrer combien les approches quasi structuralistes de Wölfflin sont insuffisantes dès qu’il s’agit d’une appréhension du style de Dostoïevski par exemple. Aussi Nishida considère la diversité de l’art oriental et demande : « Est-ce que le style de l’art oriental pourra jamais être forcé dans quelque chose comme les catégories stylistiques de Wölfflin ? J’en doute29. » Nishida est conscient que toute définition abstraite des « styles » aura lieu aux dépens d’une limitation de l’extension spatiale par des moyens abstraits. Une relation essentielle entre le style et l’espace peut être localisée ici dans la philosophie de Nishida. Le style apparaît comme un basho, il n’a pas d’extension géographique mais est plutôt l’affaire d’une autoréflexion. Vu cet arrière-plan, il est remarquable que les analyses de Nishida tournent autour des mêmes questions qui sont classiques pour le Cercle de Bakhtine, quelquefois citant même les mêmes auteurs. Quand Nishida exprime par exemple son désaccord avec Riegl et Worringer concernant le caractère artificiel des catégories stylistiques, ses phrases se lisent presque comme les critiques classiques que le Cercle de Bakhtine lançait contre le formalisme : « Dans l’école de Riegl, l’art délimite l’espace. L’espace compris ainsi, c’està-dire l’espace artistique, est, du présent absolu, le plan du présent

28. ⱁ⾡ⓗᵝᘧࡣ୺య࡜⎔ቃ࡜ࡢ▩┪ⓗ⮬ᕫྠ୍࡜ࡋ࡚ࠊẸ᪘࡜ࡑࡢ⎔ቃ࡜࡟ࡼࡗ ࡚␗࡞ࡽ࡞ࡅࢀࡤ࡞ࡽ࡞࠸ (NKZ 10, 177-264. Traduction allemande par E. Weinmeyr: « Das künstlerische Schaffen als Gestaltungsakt der Geschichte », dans Ōhashi Ryōsuke (éd.), Die Philosophie der Kyoto Schule, Freiburg, Alber, 1990, p. 119-137 ; p. 238). 29. ࢙࢘ࣝࣇࡾࣥࡢᵝᘧ⠊␪ࡢዴࡁࡶࡢࡢ୰࡟ࠊᮾὒⱁ⾡ࡢᵝᘧࢆࡣࡵ㎸ࡵ࡚ࡼ࠸ ࡛࠶ࢁ࠺࠿ࠋ⚾ࡣ␲࡞ࡁࢆ࡞ࡽ࡞࠸ (NKZ 10, 241).

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abstrait. Worringer voit cette délimitation comme une sorte de solution30. » La définition nishidienne du style artistique comme « auto-identité contradictoire du sujet et du milieu 31 » ne montre pas seulement combien le phénomène du style est lié à celui du basho. Il rend aussi clair la ressemblance entre les approches qu’utilisent Nishida et Bakhtine pour définir le basho ou l’« environnement idéologique » qui, tous les deux, se forment dialectiquement et existent comme synthèses immédiates et auto-contradictoires. Miroirs et Dialogues

Nous avons vu que Nishida échappe à l’idée de « fusion avec l’autre » en insistant sur l’importance d’un « miroitement » ou d’une réflexion. La dernière citation de Nishida se poursuit avec une phrase qui tente de spécifier comment la « limitation de l’espace » de Worringer pourrait mener à la création d’un basho. Ce qu’il faudrait, c’est un élément « artistique » fondé sur l’effet du miroitement : « Dans la mesure où cette détermination est un point de vue artistique, elle consiste simultanément pour le soi à se refléter dans les choses et à se voir dans les choses32. » J’ai montré que dans l’idée même d’une « autoréflexion » réside un danger tant que l’existence du « Soi » est restreinte à un espace limité. « Autoréflexion » ou autodétermination restent des idées étranges quand on considère que le but de la théorie nishidienne du « je » et du « tu » est d’élargir les limites du soi et de l’autre. Nakamura Yūjirō a peut-être raison quand il dit qu’en général les définitions de l’autoréflexion apportées par Nishida manquent de profondeur. Il est évident qu’un basho dans lequel il n’existe pas de « tu » deviendra narcissique puisqu’il ne fera que se refléter lui-même. Mais est-ce qu’un tel narcissisme ne contredit pas la définition du basho lui-même ? Ne peuton pas aller jusqu’à dire qu’un narcissisme purement « autoreflétant » apparaîtra plutôt à l’intérieur de ces espaces limités qui causent non 30. ࣮ࣜࢤࣝᏛᐙ࡛ࡣⱁ⾡ࡣ✵㛫ࢆ㝈ᐃࡍࡿ࡜ゝ࠺ࠋ࠿࠿ࡿព࿡ࡢ✵㛫ࡍ࡞ࢃࡕ ⱁ⾡ⓗ✵㛫࡜ࡣ⤯ᑐ⌧ᅾࡢᢳ㇟ⓗ⌧ᅾ㠃࡛࡞ࡅࢀࡤ࡞ࡽ࡞࠸ࠋ࢘࢜ࣜࣥࢤࣝࡣࡇࢀ ࢆ୍✀ࡢゎㄝ࡜⪃࠼ࡿࡢ࡛࠶ࡿࡀ (NKZ 10, 238). 31. NKZ 10, 135. 32. ࡑࢀࡀⱁ⾡ⓗ❧ሙ࡛࠶ࡿ࠿ࡂࡾࠊྠ᫬࡟≀࡟࠾࠸࡚⮬ᕫࢆᫎࡍࠊ≀࡟࠾࠸࡚⮬ ᕫࢆぢࡿ࡜࠸࠺ࡇ࡜ࡀྵࡲࢀ࡚࠸࡞ࡅࢀࡤ࡞ࡽ࡞࠸ (ibid).

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seulement l’aliénation du « je » par rapport au « tu », mais aussi l’aliénation du « je » par rapport à lui-même ? En dessinant des parallèles entre la philosophie du basho de Nishida et la philosophie de la dialogalité de Bakhtine, il est possible de mieux expliquer une approche du basho qui, à un certain point, avait l’ambition sérieuse d’intégrer le « tu » dans le processus autodétermination. Il est vrai que dans la philosophie de Nishida elle-même ce projet reste fragmentaire. Mais il n’est certainement pas impossible d’en trouver des traces solides. Le miroitement pur est vide, il mène à la répétition et à l’autolimitation. Un miroitement plus « ouvert » qui s’accorderait avec les conditions ontologiques plus sophistiquées de l’autodétermination ou de l’« autodétermination de l’environnement idéologique » de Bakhtine, doit être ouvert pour obtenir un effet de Verfremdung du côté de l’image reflétée. On doit dire ici que le problème ne se rapporte pas uniquement aux définitions de l’espace, mais qu’il est si fondamental qu’il concerne la perception du monde par l’humain en général. Plus encore, il concerne la formation de la conscience humaine dans le monde. Des réflexions philosophiques cherchant à clarifier le statut de la connaissance humaine comme quelque chose de subjectif ou d’objectif commencent souvent par l’analyse de la fonction de l’esprit humain en tant que miroir reflétant la nature. Une question qui se pose très vite est la suivante : si l’esprit humain n’est rien qu’un miroir, comment prendra-t-il jamais conscience de lui-même ou même de sa propre fonction de miroir ? Ne doit-il pas y avoir une rupture essentielle entre l’humain qui perçoit et son environnement, une rupture ou une « distorsion » à l’intérieur de laquelle peut se produire la composante importante généralement appelée la conscience ? La « conscience » telle qu’elle est comprise ici, implique toujours aussi l’idée de l’éveil à soi parce qu’en reconnaissant son propre esprit comme miroir mis devant la nature, l’humain s’auto-éveille (jikaku suru) à sa propre situation. Richard Rorty a discuté du problème de la conscience dans le processus cognitif en utilisant comme ligne de conduite méthodologique précisément la métaphore du miroir, et il est instructif de regarder son argument principal de plus près. Dans Philosophy and the Mirror of Nature, il propose ceci : « C’est comme si l’Essence Vitreuse de l’homme a pu devenir visible à lui-même seulement au moment où elle était légèrement nuageuse. Un système neutre ne peut

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pas avoir des nuages mais un esprit (mind) peut en avoir un. Nous concluons donc que des esprits ne peuvent pas être des systèmes neutres33. » Ce que Rorty appelle « nuages », d’autres l’appèlent « distorsion » ou « réfraction ». De toute manière, pendant le processus du miroitement créatif produisant un « lieu » qui inclut l’objet aussi bien que le sujet auto-éveillé, la « réflexion » ne peut pas être « pure ». Pour des raisons dérivées de Nishida et de Bakhtine, je voudrais me concentrer sur l’idée de la « réfraction » et non sur celle des « nuages ». En fait, pour le Cercle de Bakhtine, l’opposition de réfraction et réflexion représente un des outils principaux. Bakhtine insiste sur le fait que l’existence humaine « réfléchie dans le signe n’est pas juste reflétée mais réfractée34 ». Cela est bien sûr le cas parce que « le facteur constituant pour la forme linguistique, sinon pour le signe, n’est pas du tout son auto-identité en tant que signe mais sa variabilité spécifique35 ». La réfraction de l’individuel par son environnement social est vue comme un processus de stylisation à travers lequel l’individuel aussi bien que l’environnement créent une « existence stylistique ». Le processus de réfraction lui-même est polyphonique ; c’est la raison pour laquelle, comme Bakhtine ne cesse d’y insister, aucune stylistique conventionnelle n’a jamais été capable de résoudre ce problème. L’environnement dans lequel la réfraction a lieu doit être ouverte parce que le monde lui-même est un dialogue qui inclut beaucoup d’éléments opposés se réfractant constamment l’un l’autre. Le résultat de cette réfraction polyphonique ne peut jamais être seulement « un style » mais il sera un champ ouvert apparaissant comme un événement stylistique. En ce sens, la réfraction s’oppose directement à l’idée d’Einfühlung telle qu’elle a été présentée au début de cet article. La réfraction mène à la création d’un environnement stylistique polyphonique. Tout « miroitement passif ou toute ré-expérimentation 33. Richard Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature, Oxford, Blackwell, 1980, p. 86. 34. отраженное в знаке, не просто отражено, но преломлено (V. A. Voloshino, Марксизм и философия языка. Основные проблемы социологического метода в научном языке, Ленинград : Прибой, 1929. Marxisme et la philosophie de la langue. Problèmes fondamentaux de la méthode sociologique et de la linguistique, p. 31). 35. таким образом, конститутивным моментом для языковой формы, как для знака, является вовсе не ее сигнальная себетождественность, а ее специфическая изменчивость (ibid., p. 82).

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de l’expérience de l’autre en moi36 », par contre, qui n’inclue pas un acte de réponse actif, stylisant tel qu’il est nécessaire pour toute vraie compréhension, doit être lié au positivisme ou au jeu vide de l’esthétique impressionniste37. La réponse de Nishida à l’argument de Rorty concernant l’« état nuageux de l’esprit » pourrait se trouver dans une phrase des Problèmes fondamentaux de la philosophie : « La vie n’est pas simplement une détermination par le milieu. Une simple détermination ne serait que de la nature, et la vie ne peut pas s’écouler de la nature tout court. De la même manière aussi la vie concrète ne peut pas être définie comme la simple détermination du milieu et du corps physique38. » Parce qu’un milieu culturel ne peut se produire qu’à travers la réfraction dialectique du soi avec lui-même aussi bien qu’avec son milieu, l’effet de miroir du basho doit être actif. C’est seulement ainsi que les « sentiments et la volonté » peuvent se produire eux-mêmes à l’intérieur du miroir « autoréfléchissant » (⮬ᕫ⮬㌟ࢆ↷ࡽࡍ㙾, jiko jishin o terasu kagami)39. L’effet indirect de tout miroitement devient clair ici. Le point que je veux clarifier est le suivant : l’effet de miroir de Nishida n’est pas lié à un naturalisme mais s’établit sur le fond d’une stylistique culturelle pour laquelle le moment de la réfraction du monde est plus important que sa réflexion. Je dis cela parce qu’on pourrait trop facilement se tromper concernant le miroir autoréflexif de Nishida en l’associant tout simplement à un quiétisme panasiatique qui, par principe, ne fait aucun effort pour fracturer activement la nature mais qui l’accepte afin de la reproduire de manière simple. Yuasa Nobuyuki a dit quelque chose concernant la production des haïku qui semble être important ici. Dans la préface à sa traduction de Oraga Haru, de Issa, Yuasa mentionne que l’esthétique de l’« objectivisme » du haïku exigeant d’apprendre quelque chose « du bambou seulement par le bambou » n’encourage pas « un simple naturalisme mais plutôt une vraie expression symbolique. L’intention du poète de 36. пассивом отображения удвоения переживания другого человека во мне (ibid., p. 170). 37. Ibid., p. 161. 38. Nishida Kitarō, Fundamental Problems of Philosophy. The World of Action and the Dialectical World (ࠗဴᏛࡢ᰿ᮏၥ㢟࠘) (NKZ 7), Tōkyō, Sophia University Press, 1970, p. 100 (trad. Dilworth). 39. Bakhtine, op. cit., p. 213.

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haïku n’est pas simplement de mettre un miroir devant la nature […] mais de trouver de l’identité dans la nature40. » De la même manière, quand Nishida insiste sur la fonction du basho en tant que jeu autoréflexif, il ne pense pas à un milieu reproduisant parfaitement la nature, mais plutôt, pour utiliser une expression qui apparaît souvent dans Art et morale, à un « style [qui] est l’éveil à soi en action41 ». Comme Nishida le dit dans « Le monde intelligible », le résultat de l’intuition-agissante autoréflexive est toujours un certain « style de production », un processus dans lequel, selon la formulation de Schinzinger, « l’humain, lui-même un facteur autoformateur de ce monde historique autoformateur […], saisit le style de productivité du monde42 ». Finalement il doit être dit que la réflexion nishidienne du « je » en regard du « tu » produit aussi une certaine conception du temps. Le monde historique comme présence unique et éternelle est déterminé par une dialectique du temps fondée sur le jeu répondant du « je » et du « tu » : « Le “je” d’aujourd’hui voit le “je” d’hier comme un “tu”, et le “je” d’hier voit le “je” d’aujourd’hui comme un “tu”. Notre éveil à soi individuel s’établit à titre de continuité de la discontinuité43. » Le « je » n’est ni général ni naturel mais historique, et les idées du Cercle de Bakhtine sur « le temps comme événements du rapport social44 » semblent s’appliquer aussi à cette conception du temps.

Ê Les philosophies de la « responsivité » de Bakhtine et de Nishida peuvent aussi être comprises comme des éléments travaillant contre la forme mécanique de la communication courante dans la société électronisée moderne. Dans une sphère où l’autre est surtout représenté par l’information, la « communication » se limite à un espace

40. Issa, Oraga Haru, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1960, p. 18 (trad. Yuasa Nobuki). 41. Nishida Kitarō, Art and Morality (ࠗⱁ⾡࡜㐨ᚨ࠘) (NKZ 3, 239-546), Honolulu, University of Hawaii Press, 1973, 216 p. ; p. 32. 42. Nishida Kitarō, Intelligibility and the Philosophy of Nothingness, p. 62. 43. ௒᪥ࡢ⚾ࡣ᫖᪥ࡢ⚾ࢆỢ࡜ぢࡿࡇ࡜࡟ࡼࡗ࡚ࠊ᫖᪥ࡢ⚾ࡣ௒᪥ࡢ⚾ࢆỢ࡜ぢࡿ ࡇ࡜࡟ ࡼࡗ࡚ࠊ⚾ಶேⓗ⮬ᕫࡢ⮬ぬ࡜࠸࠺ࡶࡢࡀᡂ❧ࡍࡿࡢ࡛࠶ࡿࠊ㠀㐃⥆ࡢ㐃⥆࡜ ࡋ࡚ᡃࠎࡢಶேⓗ⮬ぬ࡜࠸࠺ࡶࡢࡀᡂ❧ࡍࡿࡢ࡛࠶ࡿ (NKZ 6, 415).

44. Cf. Medvedev, p. 160s.

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abstrait ; seule une communication vivante, « responsive » peut créer un « lieu » d’interaction communicative. À l’intérieur d’un tel lieu, fût-il appelé basho ou environnement idéologique, l’humain peut devenir autonome seulement en agissant librement devant l’« autre ». La liberté que nous donne la réalité virtuelle, par contre, apparaît comme une liberté qui manque notamment de responsivité. Cela peut sembler paradoxal, mais c’est à cause de ce paradoxe même que la liberté « virtuelle » n’a pas de vrai effet libérateur sur le Soi. La distance abstraite établie entre le « je » et le « tu » ne fait que produire une « fusion » globalisante avec l’« autre » mais échoue au moment où elle doit établir l’autre en tant qu’autre. Bibliographie Sources premières Bakhtine Mikhaïl, « Стилистика художественной речи » : Literaturnaja Ucheba 5 (Leningrad, 1930), 65-87. Bakhtine Mikhaïl, « Автор и герой в эстетической деятельности », dans Работы 1920-х годов, Кiev, Next, 1994. Trad. anglaise : « Author and Hero in Aesthetic Activity », dans Art and Answerability. Early Essays, University of Texas Press, 1990. Bakhtine Mikhaïl, Искусство и ответственностъ, dans Работы 1920х годов, Kiev, Next, 1994. Trad. anglaise : « Art and Answerability », dans Art and Answerability : Early Essays, Austin, University of Texas Press, 1990. Bakhtine Mikhaïl, Проблемы поэтики Достоевского, Москва, Советская Россия, 1979. Trad. anglaise : Problems of Dostoevsky’s Poetics (trad. Emerson), University of Minnesota Press, 1984. Bakhtine Mikhaïl, Творчество Фурансуа Рабле и народная култура средневековъя и рьнессанса, Moskow, Isd. vo Khudozh. Lit., 1965. Trad. anglaise : Rabelais and His World, MIT Press, 1968. Bakhtine Mikhaïl, « Проблема содержания, материала и формы в словесном художественном », dans Вопросы литература и эстетикиь, Moscow, Nauka Reprint, 1975, p. 6-71. Trad. anglaise : « The Problem of Content, Material and Form in Verbal Art », dans Art and Answerability, p. 257-318. Bakhtine Mikhaïl, « Слово в Романе », dans Вопросы литература и эстетики : исслед обвания лет, Moscow, Nauka Reprint, 1975. Trad. anglaise : « Discourse in the Novel », dans The Dialogic Imagination, Austin, University of Texas Press, 1981.

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La question du soi et de l’éthique dans l’ontologie religieuse de Nishitani Keiji Chloé Sondervorst

Les relations interpersonnelles recèlent un mystère occulté par l’apparente évidence du monde quotidien. Sur la base de ce constat simple mais fondamental, Nishitani Keiji entreprend d’investiguer la nature de la rencontre entre deux personnes en suivant le mouvement de fond de sa philosophie : un questionnement d’une exigence infinie adressé à soi-même. S’inspirant tour à tour de l’ontologie bouddhique, de l’analytique existentiale et de la mystique rhénane, cette entreprise philosophique est l’occasion de la recherche, au « plus intime de l’esprit1 », de l’essentialité de l’être humain. Par une investigation existentielle, l’auteur entend révéler le plus propre de l’humain, là où l’être au monde de chacun et de toute chose s’établit mutuellement dans le champ de la vacuité (kū, en sanscrit : sûnyatâ). Or c’est aussi ce processus de dé-couverte du soi qui est chez Nishitani la première condition de la rencontre authentique avec autrui. C’est dans cette perspective également qu’est pensée l’éthique, avec la volonté de dégager le site originel des grandes questions de la philosophie pratique (i.e. l’essence des relations interpersonnelles, du mal radical, de l’action) dans la richesse de leur dimension ontologique. Cette quête d’authenticité est bien distincte de la spéculation pure. La recherche philosophique de Nishitani a un caractère d’urgence, découlant simultanément de la conscience du tragique de l’existence 1. Nishitani Keiji, « Reflections on Two Addresses by Martin Heidegger » : The Eastern Buddhist I (1966, no 2) 49. Par souci de continuité, toutes les citations extraites de l’œuvre de Nishitani ont été traduites à partir de l’anglais.

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et de la responsabilité individuelle. Cette souffrance est à la fois métaphysique (caractère douloureux de l’être au monde dans le samsâra bouddhique) et historique (épreuve du nihilisme en Orient comme en Occident). Et cette responsabilité est tout à la fois celle de faire face à la « déshumanisation » de nos sociétés et celle, fondamentale, qui lie chaque être à tous les autres dans un rapport de co-détermination originaire. Dans tous les cas, pensée et pratique se répondent intimement. Ainsi, lorsque l’auteur entreprend la déconstruction de la « citadelle du soi », c’est sur la base du constat suivant : « Ce qui gît au fond de nos vies quotidiennes est le champ d’une séparation essentielle entre le soi et les choses2. » La réalité ne nous apparaît que déformée, filtrée par l’opacité de la conscience ordinaire, pareille aux ombres projetées sur les murs de la caverne platonicienne. Chez Nishitani, la sortie de la caverne prend une tournure résolument existentielle. Car si la conscience d’un soi centré sur lui-même n’épuise pas le sens du réel, c’est à travers la descente dans les profondeurs de ce soi que se réalise la véritable nature de ce dernier comme celle du monde qui l’entoure. Le sens de cette déconstruction se trouve donc non seulement dans le dévoilement de la proximité essentielle du soi et de toute chose, mais aussi dans son actualisation. La portée éthique de cette pensée semble d’emblée prometteuse puisque, au niveau des relations interpersonnelles, cette dialectique entre distance et proximité, portée par l’investigation existentielle, s’accompagne d’un effort de découverte et d’instauration du rapport originel à l’altérité. Ce qu’il faut alors préciser, c’est comment la thématique des relations interpersonnelles et comment l’éthique ellemême sont abordées par Nishitani depuis la question du soi. Il s’agit, en d’autres termes, de mettre en lumière l’intrication entre éthique et ontologie religieuse dans l’univers philosophique de Nishitani qui, dans Religion and Nothingness, investigue l’essence de la religion « en retraçant le processus de la poursuite réelle de la véritable réalité3 » à travers la découverte du soi par lui-même. Ceci, enfin, en soulignant d’emblée que les suggestions faites par l’auteur dans Religion and Nothingness et dans « The I-Thou Relation in Zen Buddhism », sur

2. Nishitani Keiji, Religion and Nothingness, Berkeley, University of California Press, 1982, p. 10 (trad. Jan van Bragt). Désormais RN. 3. Nishitani Keiji, RN, p. 6.

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lesquelles nous nous baserons ici, indiquent à quel point se pose la question de l’éthique, sans formuler des règles d’action précises. Penser l’éthique depuis la question du soi

Nous sommes constamment en train de rencontrer les autres — épouses, enfants, famille, collègues, foule des rues et des bus, parfaits inconnus. À travers les livres d’histoire nous rencontrons des personnes qui ont vécu des centaines ou des milliers d’années plus tôt. Étrangement, nous ne voyons rien d’extraordinaire dans ces rencontres, pas plus que nous ne cherchons à savoir ce qui rend possible celles-ci, quelle infinie beauté, quelle terreur sans limites peut être cachée sous la surface de ces confrontations4. Tout comme Heidegger souligne dans Être et temps la sombre superficialité des relations mondaines, Nishitani s’applique à dévoiler le vide rampant sous la surface inquestionnée des relations humaines. Nous nous plaisons à nommer les gens et les choses avant de déduire que si nous connaissons les noms, nous connaissons ce qu’ils désignent. Mais dans ce monde si « quotidien », dit Nishitani, nous oublions l’essence de ces personnes et de ces choses dans le mouvement même qui nous les fait paraître familiers. Or nous sommes séparés les uns des autres par une faille insondable et, dans ce sens, alors que nous sommes « assis ensemble dans la même pièce, l’univers entier nous sépare5 ». Cet abysse de nihilité (kyomu), dans sa réalité propre, peut se comprendre en référence à la déconstruction nishitanienne de l’ego. Car Nishitani en fait explicitement un problème du soi : c’est en tant que je suis étranger à moi-même que je m’entretiens dans des rapports inauthentiques et illusoires avec autrui. Le champ de la conscience ordinaire, centrée sur elle-même, est le site d’une inadéquation du soi à lui-même. Or l’expérience douloureuse de la nihilité est aussi l’occasion d’une l’interrogation radicale du soi, susceptible de révéler la véritable nature de ce dernier. Mais, pour ce faire, les outils conceptuels auxquels nous avons habituellement recours — qu’il s’agisse de ceux « de la biologie, de l’anthropologie, de la sociologie,

4. Nishitani Keiji, « The I-Thou Relation in Zen Buddhism », dans Frederick Franck (éd.), The Buddha Eye. An Anthology of the Kyoto School, New York, Crossroad, 1982, p. 48 (trad. N. Waddell). Désormais I-T. 5. Nishitani Keiji, RN, p. 101.

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ou de l’éthique6 » — ne seront d’aucun secours, puisqu’ils constituent le carcan dont nous devons précisément nous débarrasser pour être aptes à explorer « les profondeurs mystérieuses de la rencontre humaine7 ». Or cette dernière « ne peut être investiguée hors de la rencontre elle-même8 » — c’est-à-dire, pour Nishitani, hors de la présence du soi à lui-même, qui repose sur un questionnement explicité de manière paradigmatique par le processus du Grand doute. Sur fond de cette élucidation progressive du soi, nous préciserons la place qu’occupe l’éthique dans la pensée de Nishitani en regard de l’ontologie qui, ultimement, révèle l’essence des relations interpersonnelles. La perception de la nihilité décrite plus haut est en effet un premier pas. Et alors que l’abysse qui est à chaque pas sous ses pieds lui apparaît, la conscience qu’a l’individu de son existence atteint une profondeur nouvelle. Ce changement radical d’attitude par rapport à la vie n’est autre que le germe de la religion. Il s’agit dès lors de poursuivre le processus de dévoilement que ce doute initie, par l’appropriationqua-réalisation du doute. Le doute devient existentiellement sérieux lorsque le « se questionner » devient le mien et qu’alors il interroge le soi lui-même. Alors, « en apparaissant depuis les profondeurs du fond du soi comme du monde, ce Doute se présente comme une réalité9 ». Le Grand doute contient les germes de la conversion fondamentale qui prend place à l’issue de cette épreuve. En poussant les doutes « jusqu’à leurs limites comme actes conscients du soi qui doute10 », le Grand doute, de l’intérieur, fissure l’ego : « C’est le moment où le soi est en même temps le néant du soi11. » L’éclaircissement de la conscience forme ainsi le cœur de cette réflexion, par l’ouverture du soi à la spontanéité du réel tel qu’il est, dans son être le plus propre, sans forme. Le doute apparaît comme une pratique d’évidement de l’esprit12 visant à laisser apparaître les choses dans leur « talité » (nyojitsu, ou tathatâ en sanskrit) : « La véritable vacuité n’est autre que ce qui vient à notre conscience comme notre nature propre absolue. En outre, 6. Nishitani Keiji, I-T, p. 48. 7. Nishitani Keiji, I-T, p. 49. 8. Nishitani Keiji, I-T, p. 48. 9. Nishitani Keiji, RN, p. 18. 10. Nishitani Keiji, RN, p. 21. 11. Ibid. 12. James W. Heisig, Philosophers of Nothingness, Honolulu, University of Hawaii Press, 2001, p. 221.

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cette vacuité est le point auquel chaque entité se manifeste telle qu’elle est, dans la forme de sa talité. C’est le champ dans lequel la conscience de notre nature propre […] et la talité de chaque chose se déploient […] en tant qu’identiques à soi13. » C’est dans cette perspective que Nishitani envisage la religion comme la réelle « auto-aperception de la réalité14 », c’est-à-dire « à la fois notre devenir conscient de la réalité et la réalité se réalisant ellemême dans notre prise de conscience15 ». Réaliser, c’est actualiser et comprendre : le réel est le mouvement par lequel la perception de la réalité, en tant que véritable appropriation16, constitue notre réalité propre en même temps que l’actualisation de la réalité. Cette dynamique d’autodétermination mutuelle est appropriée existentiellement : du point de vue de l’individu, la manière dont le soi se comprend et la manière dont la réalité est comprise se répondent. C’est dans ce sens que la pensée de Nishitani a la forme d’une ontologie existentielle, dont le mouvement ultime s’accomplit dans la religion. Maintenant, quelle place l’éthique occupe-t-elle dans cette pensée ? Au fil de la découverte du soi authentique dans la présentation du Grand doute, Nishitani souligne que, dans la religion, l’individu va de l’avant dans la direction qui est la plus problématique pour le soi, là où le soi devient le doute. Si ce genre de doute n’est pas totalement étranger à la philosophie, il tend à être transféré dans le domaine théorique afin d’y être résolu. Or, dit Nishitani, la différence qui existe entre philosophie et religion est similaire à celle qui existe entre éthique et religion. Comme la philosophie, l’éthique a un penchant théorique qui tend à exiler dans un arrière-monde une réflexion qui ne peut être menée à bien que dans le « côté proche » de l’ici et maintenant. Cet argument se précise lorsque Nishitani aborde la question du mal radical et du péché originel. Il suggère ici que le point de vue de « l’agent moral » et la conception « personnelle » de l’action comme « quelque chose que le soi a accompli17 » ne permettent pas d’aborder 13. Nishitani Keiji, RN, p. 106. 14. L’usage récurrent des termes « véritable », « réel », « vrai » est révélateur du souci de Nishitani de souligner la différence de compréhension d’un terme derrière l’usage général de celui-ci. 15. Nishitani Keiji, RN, p. 5. 16. Le proprium comprenant l’être humain dans son intégralité, corps et esprit (RN, p. 6). 17. Nishitani Keiji, RN, p. 24.

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véritablement cette question. Le problème du mal, tant qu’il est traité dans le champ de l’ego — ce qui, précise Nishitani, est parfois approprié —, ne peut apparaître dans sa réalité propre, en tant que problème du soi lui-même. Comme pour le Grand doute, c’est la religion qui rend possible l’appropriation existentielle du problème : par l’actualisation dans le soi de la réalité de la condition pécheresse du soi et de l’humanité se réalise « l’appropriation du mal de tous les humains dans le mal du soi en même temps que l’appropriation du mal du soi dans le mal de tous les humains18 ». Si l’éthique ne permet pas cette appropriation originelle, c’est donc parce qu’elle est liée au point de vue « personnel ». Ce point de vue — par ailleurs largement répandu — signale, comme le point de vue de l’ego, un confinement de l’être-soi qui découle de la réflexivité fermée sur elle-même à partir de laquelle l’individu appréhende sa propre personnalité. Il est miné en son fond, car il représente une forme d’attachement au soi, et est lié « au point de vue de la raison dans son acception large, où nous ne pouvons entrer en contact avec la réalité des choses19 ». On comprend la gravité du reproche au sein d’une pensée dont l’effort est tourné vers le réel dans son être le plus propre. Cependant, en tant qu’elle est liée au point de vue personnel, l’éthique constitue un élément fort de l’expérience humaine, et ce selon une double guise. D’une part, dit Nishitani, en regard du problème historique du nihilisme, le point de vue personnel comporte un aspect positif. Cette conception s’oppose en effet à la « perte de l’humain » qui menace les hommes et les femmes modernes sous le couvert de la mécanisation de leur vie intérieure et sociale comme de leur transformation en sujets à la poursuite de désirs. L’éthique, dans ce sens, ramène le centre de gravité de la situation époquale dans l’individualité où les problèmes contemporains peuvent être traités comme des réalités subjectives, offrant une solution de rechange à l’objectivité des sciences sociales et économiques qui, argumente l’auteur, réduisent l’éthique à des questions socioculturelles. Cette ouverture vers la responsabilité individuelle est tout à fait essentielle. D’autre part, continue Nishitani, en référence à l’éthique kantienne, « l’humanité de l’être humain » atteint un sommet dans la conscience subjective de l’autonomie de la 18. Nishitani Keiji, RN, p. 23. 19. Nishitani Keiji, RN, p. 118.

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personne dans son rapport aux autres. La conception de la personne comme « fin en soi » implique en effet « un respect pour la dignité de la personne en soi et en les autres20 ». Elle instaure aussi une communauté liée par une forme sécularisée d’amour religieux du prochain. On s’en doutera, ces deux éléments ne suffisent pas à élever l’éthique au rang de catégorie véritablement authentique d’existence dans le cadre de la pensée de Nishitani. D’une part, la perte des valeurs si caractéristique de l’époque moderne, dit ce dernier, ne doit pas avoir pour effet une restauration des traditions que la modernité a fauchées. C’est au contraire l’occasion unique d’une « avancée spirituelle » qui, « en traversant l’éthique en direction du religieux », accomplit un ressourcement dans « le véritable comportement éthique21 ». D’autre part, si la liberté et l’égalité des sujets moraux conceptualisés par le personnalisme kantien sont des sommets dans la perspective de la conscience subjective, ils n’épuisent pas le champ des possibles de l’être humain. Nishitani entend ainsi montrer que le point de vue personnel qui est au fondement de l’éthique repose sur une détermination plus fondamentale — non anthropocentrique — qui seule permet d’appréhender la signification ultime des problèmes éthiques. Et, parce que le point de vue de la personne reste rivé à l’attachement au soi, l’auteur propose dans le même mouvement un dépassement de la morale kantienne, en se basant sur la conception de la relation entre ipséité et altérité propre au point de vue de la vacuité22. L’attachement au soi qui demeure en son fond est donc l’argument central de la double critique nishitanienne qui invite au ressourcement de l’éthique dans l’ontologie. Cet attachement relève lui-même de l’ignorance fondamentale (avidyâ) sur laquelle se fonde la conscience, ainsi que le révèle l’interprétation existentielle de la notion mythique de karma23, qui désigne la forme de l’action dans le monde. 20. Nishitani Keiji, RN, p. 274. 21. James W. Heisig, Philosophers of Nothingness, p. 235. 22. Nishitani aborde cette question dans les derniers paragraphes de Religion and Nothingness. Une présentation éclairante des difficultés soulevées par l’argumentation de Nishitani est proposée par David Little dans « The Problem of Ethics in Nishitani’s Religion and Nothingness », dans Unno Taitetsu (éd.), The Religious Philosophy of Nishitani Keiji, Berkeley, Asian Humanities Press, 1989, p. 181-187. 23. Pour une lecture détaillée de cette notion importante de la pensée de Nishitani dans Religion and Nothingness, on pourra se rapporter à la mise en lumière réciproque de l’être-karmique chez Nishitani et de l’être-en-dette chez Heidegger (Schuldigsein) par Bernard Stevens dans « La thématique du nihilisme chez Heidegger et Nishitani », dans Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et

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Il s’agit ici d’être attentif à la structure très particulière de la pensée de Nishitani, qui établit un lien essentiel entre agir et être, et appelle ultimement au non-agir dans l’union paradoxale avec le non-être. C’est à ce point que le non-soi se révèle comme site des relations interpersonnelles authentiques. Nishitani, nous l’avons vu, souligne la responsabilité du soi quant à la condition de son existence. Sur fond de la notion de samsâra — la transmigration des êtres dans l’alternance de la « naissance-et-mort » selon un mouvement évoquant la rotation infinie d’une roue —, le devenir incessant se présente comme résultant de nos propres actes24 et désirs, en tant que fait du karma, comme « causation de l’existence par l’action »25. Chaque acte est le fruit des actes passés et la semence des actes futurs. Et tant qu’il y a la soif d’être et de devenir, le cycle de continuité se poursuit. L’acte apparaît ainsi sur le fond d’une causalité infinie, dans un temps « sans commencement ni fin » : Et ainsi l’action, et ainsi le fruit Mènent leur ronde, l’un causant l’autre Comme va la ronde de l’arbre et de la graine : Nul ne peut dire leur commencement26.

Le lien qui apparaît ici entre être, faire et devenir situe chaque acte karmique à l’intersection d’un réseau qui est non seulement temporel mais aussi spatial, liant l’existant (gensonzai) à la totalité des étants dans un rapport de co-détermination qui tisse le monde. Tel est le sol de l’engagement dans l’interrelation, en tant qu’humain, dans le complexe mondain : dans le fond de l’encapsulement du soi, l’être de toutes les choses est rassemblé. De cette manière, le soi devient un centre du monde, mais dans une solitude abyssale, car la centration du soi sur lui-même a lieu à l’horizon de la plus profonde intercommunication avec toutes choses. Parce que le soi égocentrique demeure souffrant, désirant, ignorant, cette interdépendance est elle-même douloureuse et inauthentique. dépassement de la modernité, vol. 1 : Nishida : La mouvance philosophique, Bruxelles, Ousia, 2000, p. 291-336. 24. Définis comme fait du karma de la pensée, du discours et de l’agir, constituant les actions volontaires du corps et de l’esprit (RN, p. 169). 25. Bernard Stevens, « La thématique du nihilisme chez Heidegger et Nishitani », p. 320. 26. Visuddhi-magga, chap. XIX (cité dans Suzuki Daisetz Teitaro, Essais sur le bouddhisme zen (II), Paris, Albin Michel, 1965, p. 265-266).

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Ainsi ce qui est mis à jour, avec la conceptualisation du karma, c’est la profondeur de l’enracinement du processus d’autocentration de l’ego, mais aussi l’interdépendance indéfectible de toutes choses. En creusant le site de la temporalité pour en dégager la source, Nishitani montre alors comment la présence à soi, en tant que surgissement absolu, est la conversion de l’interdépendance douloureuse en liberté. Ce qui est visé ici, c’est la révélation naturelle du soi authentique, comme mode d’être paradigmatique, à travers le rassemblement de la conscience dans l’ici et maintenant. Dans le champ de la vacuité, tout ce qui a été dit à propos du point de vue du karma est alors converti, et une nouvelle vie y est insufflée. Tel est le motif de la conversion : c’est le retournement, l’inversion du sens de la production conditionnée. C’est en effet au sein de la vie samsârique comme telle, à travers l’impermanence des choses, que se manifeste le nirvâna, comme samsâra-qua-nirvâna. L’acte apparaît toujours dans le complexe mondain en étant lié aux choses. Mais alors que l’agir karmique, sur fond de nihilité, dans le rassemblement des choses dans le soi, s’accompagne d’un encapsulement du soi, le véritable autocentrement est sans soi : le soi « n’est pas soi et par là est le soi27 ». Le soi authentique est réalisé (manifesté-qua-appréhendé) depuis l’absolue négation du soi par le soi, comme négation de toute forme de volonté indissociable de l’autocentrement karmique. Or, dit Nishitani, le rassemblement de toutes choses dans le chez-soi de l’être du soi est indissociable de la subordination de celui-ci à l’être des choses dans leur chez-soi. Il est alors, en quelque sorte, agi depuis le « milieu » de toute chose, dans une relation de « réciprocité dans le retour » (egoteki : e, « autour », go « mutuellement », et teki, « en aller et en retour28 ») qui exprime l’être véritable de la réalité. La tâche du soi, dans son absolue liberté et autonomie, est aussi intrinsèquement tournée vers l’autre. C’est ici, au creux de l’éveil à la nature véritable du soi et dans un horizon religieux, que se formule le message éthique de la pensée de Nishitani. Car la compassion universelle qui est au fondement de cette « interconnexion authentique29 », tout comme l’amour indifférencié 27. Nishitani Keiji, RN, p. 251. 28. Hans Waldenfels, Absolute Nothingness. Foundations for a BuddhistChristian dialogue, New York, Paulist Press, 1980, p. 180. 29. Selon l’expression d’Elizabeth Gallu dans « Sûnyatâ, Ethics, and Authentic Interconnectedness », dans Unno Taitetsu (éd.), The Religious Philosophy of Nishitani Keiji, Berkeley, Asian Humanities Press, 1989, p. 188-200.

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qui unit le soi à toute chose, repose sur la forme originale de la réalité dans le champ de la vacuité. Si la vacuité signifie l’absence d’être substantiel du soi et de toutes les choses, en même temps que la codépendance originelle donne lieu à leur existence provisoire, c’est la dynamique de réciprocité qui forme le cœur de cette réalisation. Or cette « interpénétration circonsessionnelle » est celle qui ouvre le champ « où l’autre est vu comme un telos, et où le soi est vu comme un telos ; où le soi est au service des autres et se néantifie, et où le soi demeure pour toujours le soi lui-même30 ». Nous pouvons à présent clarifier la problématique des relations interpersonnelles. Le « je » et le « tu », comme sujets, ont une double détermination : ils sont chacun absolus et en même temps absolument relatifs. D’une part, en regard de leurs subjectivités respectives, quelle que soit la façon dont on conçoit le sujet de cette subjectivité, « rien ne peut prendre sa place31 ». D’autre part, de par la relation qui les unit, ils sont absolument relatifs. Cela, dit Nishitani, semble impliquer une contradiction de principe et une hostilité fondamentale de chacun envers l’autre, dont l’issue serait soit la lutte à mort (« mangé ou être mangé32 »), soit le compromis dans la médiation de l’universel (institutions légales, morales ou divines). La médiation d’un universel limite l’égoïsme et la volonté de puissance de chacun et permet la collaboration. Mais, en même temps, cet universel obscurcit le caractère originel de ces subjectivités. C’est que les lois civiles, morales ou divines qui incarnent cet universel, tout comme les diverses idéologies qui les accompagnent, n’atteignent nullement les racines de l’attachement au soi qui établit la discrimination entre ipséité et altérité et qui « poursuit son œuvre sous le couvert de ces lois33 », sous la guise du nationalisme, du moralisme ou du fanatisme religieux. Nishitani condamne ici l’errance dans cette forme élaborée d’attachement au soi. Non pas que les lois soient mauvaises : c’est l’attachement à l’universel quasi ontologique qu’elles incarnent qui est néfaste34. De 30. Nishitani Keiji, RN, p. 284. 31. Nishitani Keiji, I-T, p. 49. 32. Nishitani Keiji, I-T, p. 54. 33. Nishitani Keiji, I-T, p. 58. 34. La critique de la médiatisation des relations interpersonnelles chez Nishitani semble exclure la pensée de la rencontre qui, hors de l’immédiateté du face-à-face, nous lie avec le lointain. Pourtant, à côté de la relation qui unit le « je » au « tu », il y a la relation — nécessairement médiatisée — qui unit la première à la troisième personne. Or « la pluralité », comme le souligne Paul Ricœur, « inclut des tiers qui

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plus les lois, qu’elles relèvent de l’État, de la morale ou de la religion, ne soumettent jamais totalement la volonté individuelle. L’homme ne cesse pas d’être un loup pour l’homme. Cette impasse est la réalité des relations interpersonnelles ordinaires : la relation du « je » au « tu » est définie par cette absolue relativité et cette absolue opposition, et « au fond d’une telle rencontre gît une horreur sans limites35 ». Or, dit Nishitani, ce « champ de bataille » peut devenir un « terrain de jeu ». Car ce qui rend possible une authentique rencontre, c’est « une égalité dans laquelle la négation de l’individu et de sa liberté deviendrait l’absolue affirmation de cet individu et de sa liberté36 ». Et telle est précisément la structure de la relation du soi à l’autre que permet le champ de la vacuité : ils ne font alors « ni un, ni deux 37 ». Il faut donc transcender non seulement le plan de l’universel, mais aussi l’attachement au soi qui établit la discrimination entre ipséité et altérité, tout comme la compréhension de la non-dualité entre le soi et l’autre comme non-discrimination (car il s’agit alors du simple concept de non-discrimination). De là résulte la compréhension paradoxale selon laquelle « l’opposition absolue est en même temps absolue harmonie38 ». C’est là que « l’horreur sans limites » s’efface pour faire place à la « signification infinie39 » de la relation interpersonnelle. C’est là aussi qu’une éthique de la rencontre se déploie dans la pensée de Nishitani40 : « Chacun est à la fois maître et employé » (suban dōe ; shuban gogu). Le maître et l’employé ne doivent pas aller l’un sans l’autre […] — les deux parties doivent être présentes en moi au même moment. C’est à cette condition seulement qu’une coopération fructueuse est possible. Chaque partie doit avoir une ferme confiance en elle-même, tout en demeurant fondamentalement ouverte à la rencontre avec l’autre41. » ne seront jamais des visages » (Soi-même comme un autre. Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 228). Ricœur intègre ainsi les « institutions justes » à la définition de la visée éthique (p. 102). Il faudrait examiner les conséquences pratiques — au niveau du lien social — d’une pensée qui se conçoit sur un modèle avant tout dialogal. 35. Nishitani Keiji, I-T, p. 56. 36. Nishitani Keiji, I-T, p. 51. 37. Nishitani Keiji, I-T, p. 56. 38. Ibid. 39. Nishitani Keiji, I-T, p. 59. 40. Elizabeth Gallu développe ce point de vue dans « Sûnyatâ, Ethics, and Authentic Interconnectedness ». 41. Nishitani Keiji, « Encountering No-Religion » : Zen Buddhism Today (1985, no 3), p. 144 (trad. L. Knaul).

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Ê Si le questionnement en vue de la découverte du soi authentique est la contribution majeure de Nishitani au rayonnement philosophique de l’école de Kyōto, la place de l’altérité y est toute particulière. Tout d’abord parce que le soi est en début d’analyse un autre pour lui-même, la prise de conscience de cette « étrangèreté » étant le premier moment de la conversion. Ensuite parce que cette réflexion existentielle est de part en part ontologique, et révèle l’autre au terme de la transformation du soi, non comme un objet, mais dans sa réalité propre. « L’altérité de l’autre soi », pour reprendre le mot de Ricœur, est ici saisie à partir de l’éveil à soi (jikaku). Elle s’y révèle paradoxalement comme ontologiquement nécessaire — elle est constitutive du réel au sein de la relation de « réciprocité dans le retour » — et logiquement impossible — puisque Nishitani la situe par-delà la discrimination entre ipséité et altérité, là où le soi et l’autre ne font « ni un, ni deux ». Nishitani nous emmène de la sorte en deçà du questionnement éthique traditionnel, sur le site de la rencontre existentielle-ontologique entre deux êtres humains. En tant qu’elle vise l’authenticité de cette rencontre, cette interrogation se situe, en même temps, sur un site incontournable de la réflexion éthique : celui du questionnement de l’égoïsme dans sa relation avec l’altruisme. Dans l’effort de dévoilement de l’ignorance dans laquelle erre le soi inauthentique, chaque pas vers le cœur de l’être au monde est aussi un pas en direction d’autrui. Cette dynamique est réversible : comme le souligne James Heisig, le motif de la rencontre entre le « je » et le « tu » chez Nishitani est proche de celui du dialogue zen, dont l’objet est moins la clarification conceptuelle que la découverte du soi dans la rencontre avec l’autre42. Mais parce qu’il est intrinsèquement orienté vers l’éveil à soi et qu’il se déploie dans un horizon qui est de part en part religieux, le questionnement de Nishitani à propos des relations interpersonnelles semble aussi emprunter le « chemin le plus court » vers une vérité ontologique dont les exigences sont peut-être irréconciliables avec celles de la philosophie pratique43. 42. James W. Heisig, Philosophers of Nothingness, p. 233. 43. Car la tentation de ramener les aspérités et contradictions inhérentes à l’action morale dans le monde historique à la vérité plus essentielle de l’éveil est ici pleinement assumée. Or accepter cette « réduction de l’éthique » c’est faire fi de

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Au fil de la réflexion qui, chez Nishitani, pose ensemble les questions éthiques et la question du soi, se dévoile le non-lieu de l’éthique : l’éthique, au sens ordinaire, doit être dépassée, pour prendre place, dans son sens véritable, dans le point de vue de la vacuité. Cette vacuité, souligne Nishitani, ne peut en aucun cas se comprendre conceptuellement. Une conversion existentielle est nécessaire : « Le néant absolu […] n’est pas possible en tant que néant pensé mais uniquement en tant que néant vécu44. » Comme nous l’avons vu, toute démarcation entre pensée et pratique apparaît ici artificielle. Les questions éthiques sont traitées chez Nishitani via l’investigation ontologico-existentielle du soi, afin de découvrir la réalité originelle de ces problèmes éthiques et, dans le même mouvement, de transformer le soi. Comme le souligne Bernard Stevens, la réflexion de Nishitani s’inscrit, à cet égard, en continuité avec la pensée bouddhique : Parce que la conscience de la vacuité de l’étant (sur le plan ontologique) est inséparable de la conscience de la vanité du monde (sur le plan existentiel), le passage de l’ontologie à la morale se produit insensiblement dans la pensée bouddhique et la quête de vérité ultime est inséparablement une quête sotériologique de libération45.

Sur fond de la question de la définition de l’éthique même, on pourra donc argumenter en faveur d’une interprétation « forte » de la distinction aristotélicienne entre praxis et theoria dont on connaît l’importance en ce qui concerne la clarification aristotélicienne des types de raison (pratique et contemplative) en général et l’interprétation de la pensée de Nishitani en particulier. Dans Le néant évidé, Bernard Stevens montre comment, dans l’occultation de la différence entre ces deux grandes catégories de la pensée, se joue le « défaut professionnel des penseurs spéculatifs » (p. 79-82) tout comme l’interprétation du sens effectif de la pensée de Nishitani. Cette analyse, développée en regard de l’engagement politique de Nishitani (Topologie du néant, p. 125-142), est également des plus éclairantes dès lors que nous cherchons à mettre en perspective l’intrication entre éthique et ontologie existentielle chez Nishitani. Cette dernière a pour effet ambigu de tout à la fois enraciner le questionnement éthique dans une dimension universelle de la moralité (en visant « le ressourcement aux valeurs de l’essentialité humaine que seul un soi décanté de toute égoïté peut véritablement saisir » ; (Bernard Stevens, Le néant évidé, p. 187) et de résoudre les imperfections de la philosophie pratique (liée à une conception insatisfaisante du soi) dans l’existence religieuse. Si la richesse du premier moment est indéniable, notamment parce qu’elle permet de penser le lien du soi à toute chose dans une dimension non-anthropocentrique, le deuxième moment est plus problématique. 44. Nishitani Keiji, RN, p. 70. 45. Bernard Stevens, Le néant évidé, p. 124.

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l’éthique chez Nishitani comme de son contraire. Au terme du parcours mené ici, je suggèrerai plutôt une position médiane — assurément moins conclusive, mais peut-être plus proche de l’intention de Nishitani. Car il s’agit de ne pas manquer la portée éthique d’une pensée qui, si elle ne peut sans difficultés fonder une philosophie morale, peut indéniablement contribuer à la nourrir — en nous invitant, avec cette capacité d’interrogation infatigable qui est au cœur de la recherche de Nishitani, à tourner le regard vers le lieu du surgissement de l’agir moral, quitte à le formuler dans un horizon plus proche de la sagesse des limites. Bibliographie Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1997 (trad. Jean Tricot). Carter Robert E., Encounter with Enlightenment. A Study of Japanese Ethics, Albany, SUNY Press, 2001. Confucius, Entretiens de Confucius et de ses disciples, Paris, Les Belles Lettres, 1956 (trad. Séraphin Couvreur). Cua Antonio S., Dimensions of Moral Creativity. Paradigms, Principles and Ideals, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1978. Franck Frederick (éd.), The Buddha Eye. An Anthology of the Kyoto School, New York, Crossroad, 1982. Gallu Elizabeth, « Sûnyatâ, Ethics, and Authentic Interconnectedness », dans Unno Taitetsu (éd.), The Religious Philosophy of Nishitani Keiji, Berkeley, Asian Humanities Press, 1989, p. 188-200. Heisig James W., « The Quest for the True Self. Jung’s Rediscovery of a Modern Invention » : Journal of Religion 77 (1997, no 2) 252-267. Heisig James W., Philosophers of Nothingness, Honolulu, University of Hawaii Press, 2001. Little David, « The Problem of Ethics in Nishitani’s Religion and Nothingness » dans UNNO Taitetsu (éd.), The Religious Philosophy of Nishitani Keiji, Berkeley, Asian Humanities Press, 1989, p. 181-187. Nishitani Keiji, « Reflections on Two Addresses by Martin Heidegger » : The Eastern Buddhist I (1966, no 2) 48-59 (trad. Graham Parkes). Nishitani Keiji, « The I-Thou Relation in Zen Buddhism », dans Frederick Franck (éd.), The Buddha Eye. An Anthology of the Kyoto School, New York, Crossroad, 1982, p. 47-60. Nishitani Keiji, Religion and Nothingness, Berkeley, University of California Press, 1982 (trad. Jan van Bragt). Nishitani Keiji, « Encountering No-Religion » : Zen Buddhism Today (1985, no 3) 141-144 (trad. L. Knaul).

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Nishitani Keiji, The Self-Overcoming of Nihilism, New York, SUNY Press, 1990 (trad. Graham Parkes et Aihara S.). Ricœur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. Stevens Bernard, « L’ouverture infinie au fond du temps. La conception nishitanienne de l’historialité », dans G. Florival (éd.), Dimensions de l’exister. Études d’anthropologie philosophique, Louvain-Paris, Peeters, 1994, p. 52-63. Stevens Bernard, « La thématique du nihilisme chez Heidegger et Nishitani », dans Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, vol. 1 : Nishida : La mouvance philosophique, Bruxelles, Ousia, 2000, p. 291-336. Stevens Bernard, Topologie du néant. Une approche de l’École de Kyōto, Louvain-la-Neuve/Louvain/Paris, Éditions de l’Institut Supérieur de Philosophie/Peeters, 2000. Stevens Bernard, Le néant évidé. Ontologie et politique chez Keiji Nishitani. Une tentative d’interprétation, Louvain-Paris, Peeters, 2003. Suzuki Daisetz Teitaro, Essais sur le bouddhisme zen (II), Paris, Albin Michel, 1965. Swanson Paul, « Absolute Nothingness and Emptiness in Nishitani Keiji. An Essay from the Perspective of Classical Buddhist Thought » : The Eastern Buddhist 29 (1996, no 1) 99-108. Unno Taitetsu (éd.), The Religious Philosophy of Nishitani Keiji, Berkeley, Asian Humanities Press, 1989. Waldenfels Hans, Absolute Nothingness. Foundations for a BuddhistChristian dialogue, New York, Paulist Press, 1980.

Kuki Shūzō Une réflexion sur la rencontre avec l’autre Uehara Mayuko

Le voyage en Europe de philosophes japonais commença avec l’ouverture de la modernisation du pays. Dans les années 1920 et 1930, avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, de jeunes philosophes appelés à devenir notables, se rendirent avant tout en Allemagne, afin de pouvoir introduire sans tarder la dernière tendance ayant cours parmi les pensées européennes, celles de Husserl, Rickert ou Heidegger1. Kuki Shūzō (஑㨣࿘㐀, 1888-1941), l’un de ces philosophes, partit en Europe en 1921, et il fit un séjour de plus de sept ans, relativement long par rapport à celui de ses compatriotes. Il demeura en Allemagne, en Suisse et en France. Son séjour à Paris se déroula de l’autome 1924 aux derniers jours de 1928, excepté environ un an d’étude à Marbourg afin d’assister aux séminaires de Heidegger. Il semble que la vie parisienne s’est particulièrement gravée dans son expérience étrangère, comme en témoignent suffisamment les différents écrits qu’il a laissés en japonais et en français. Iki no honshitsu (ࠗࡢᮏ㉁࠘, 1. Sur la raison pour laquelle les philosophes japonais de cette époque choisirent principalement l’Allemagne, voir Yusa Michiko, « Philosophy and Inflation. Miki Kiyoshi in Weimar Germany, 1922-1924 » : Monumenta Nipponica 53 (1998, no 1) 45-71. L’introduction initiale de la philosophie de l’Occident au Japon depuis la Restauration de Meiji (1868) concerna celle de l’Angleterre, des États-Unis et de la France. Mais à partir de la fin de 1880 environ, Inoue Tetsujirō ஭ୖဴḟ㑻, professeur de philosophie à l’Université impériale de Tōkyō, orienta le milieu académique vers la philosophie allemande. Dans ce contexte, on recommanda aux étudiants et aux chercheurs de se rendre en Allemagne. Sur la tendance des pensées en Allemagne de cette période, voir aussi ibid., p. 60-63.

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L’essence de l’iki), un court essai philosophique rédigé à Paris en 1926, marque une trace décisive dans sa pensée philosophique. Selon la compréhension de Kuki, le mot japonais iki2 est comparable aux mots français « chic », « coquet » ou « raffiné », sans qu’aucun de ceux-ci n’y corresponde parfaitement. Iki est intraduisible en d’autres langues. Cet essai, soigneusement révisé et remanié dès le retour de Kuki au Japon, parut en 1930 sous le titre Iki no kōzō (ࠗࡢᵓ㐀࠘, La Structure de l’iki) dans la revue Shisō (ࠗᛮ᝿, La Pensée࠘) des éditions Iwanami. Aussitôt après, cette version définitive fut publiée sous la forme d’un livre par la même maison d’édition. On peut considérer cette étude de la notion d’iki comme le début de la carrière philosophique de Kuki. De plus, il est incontestable qu’elle est la plus célèbre et la plus lue de son œuvre jusqu’à nos jours. Le mot iki concerne fondamentalement la relation entre homme et femme, comme l’a analysé Kuki. En général, c’est le mot qui représente la conscience esthétique des gens du peuple qui vécurent pendant la période Bunka-Bunsei de la fin de l’époque Edo, correspondant aux trente premières années du xixe siècle. La culture de la période Bunka-Bunsei trouva son centre dans la ville d’Edo (Tōkyō de nos jours). Le mode d’être iki se forma et se raffina au sein du monde flottant (ᾋୡ, ukiyo), qui connut une décadence à la suite d’une crise économique. Dans ce monde où l’on considérait que tout était illusion, le goût de la richesse ou de l’éclat était vu comme indigne3. En vue de saisir le phénomène de l’iki, Kuki étudia différents aspects de la culture et des mœurs de Bunka-Bunsei : il mit en relief l’iki à travers des dessins et des couleurs de kimono, la gestuelle, la coiffure ou le maquillage des femmes, ainsi que la musique, la peinture ou l’architecture. Il imagina une courtisane telle qu’on peut en admirer dans les estampes de Kitagawa Utamaro (႐ከᕝḷ㯢, 1753-1806). Enfin, Kuki rapporta cette étude du phénomène à une conceptualisation de l’iki. Autrement dit, il tenta de soumettre divers phénomènes d’Edo à la structure de l’iki, fondée sur la relation des sexes opposés. Mais comment Kuki, à Paris, en empruntant le mot iki à la culture traditionnelle d’Edo, a-t-il pu choisir et examiner l’iki au 2. Iki peut être employé à la fois comme substantif et comme adjectif. Lorsque ce mot qualifie un nom, il prend la forme iki-na. 3. À la différence de cette culture d’Edo, celle de Genroku, développée à Kyōto et à Osaka lors de la période précédente, représentait l’esthétique incarnant la prospérité.

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moyen de l’approche rigoureusement philosophique de l’Occident ? Réfléchissons sur sa rencontre avec Paris, du point de vue de sa vie personnelle et de sa volonté intellectuelle. La vie de Kuki, son séjour à Paris

De même que la méthodologie portant sur l’iki4 adopta la phénoménologie de Husserl et l’herméneutique de Heidegger, la majeure partie de la pensée philosophique de Kuki subit plutôt l’influence allemande. Pourtant, il s’inspira sans doute mieux de la vie parisienne que de celle d’autres villes européennes, dans la mesure où durant son séjour à Paris, il produisit de nombreux poèmes en japonais et essais en français, qui touchaient à divers thèmes, comme la philosophie, la culture française, la tradition japonaise et sa vie personnelle, mais ce ne fut pas le cas en Allemagne5. Le contact avec la France (Paris au sens strict du terme), qui conduisit Kuki à la réflexion sur l’iki, se déroula avant tout au niveau philosophique. On peut noter ses contributions dans les échanges intellectuels. Depuis la réception de la philosophie occidentale au Japon à la fin du xixe siècle, il semble avoir été le premier philosophe japonais reconnu dans le milieu académique français, grâce aux deux conférences qu’il prononça en langue française à Pontigny (Bourgogne) en 19286 et à des contacts avec certains philosophes français renommés. Ici, nous tenons à relever notamment les rencontres de Kuki avec les deux grandes figures que furent Bergson et Sartre. Kuki situa Bergson7 au cœur de la philosophie française de cette époque, avec qui il eut deux entretiens et échangea une correspon4. Voir Fujita Masakatu, « “Iki” no kōzō saikō » (Reconsidération sur La structure de l’iki), dans Kuki Shūzō no sekai (Le Monde de Kuki Shūzō), Kyōto, Minerva shobō, 2002, 117-138. 5. Les écrits allemands que Kuki a laissés sont moins nombreux que les écrits en français et se limitent au domaine philosophique. 6. Les articles « La notion du temps et la reprise sur le temps en Orient » et « L’expression de l’infini dans l’art japonais » ont été publiés la même année sous la forme d’un livre : Propos sur le temps, par les Éditions Philippe Renouard. Voir Kuki Shūzō, Kuki Shūzō zenshū daiikkan (KSZ, Œuvres complètes de Kuki Shūzō, 1), Tōkyō, Iwanami shoten, 1981, p. 263-296 et 464-466. 7. Sur la relation entre Kuki et Bergson, voir Iwata Fumiaki, « Kuki to furansu tetsugaku » (Kuki et la philosophie française) dans Kuki Shūzō no sekai (Le Monde de Kuki Shūzō), Kyōto, Minerva shobō, 2002, p. 171-194 ; voir aussi Kioka Nobuo, « Kuki Shūzō to Berukuson — deai no igi » (La signification de la rencontre. Kuki

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dance, et éprouva de la sympathie pour l’intuition bergsonienne, dans laquelle il observait une « affinité essentielle8 » avec l’esprit japonais, ainsi qu’une passerelle entre le néokantisme et les derniers courants de la philosophie allemande fondés par Husserl ou Heidegger. Son essai « Bergson au Japon » parut dans Les Nouvelles Littéraires de 1928 à l’occasion de la réception du prix Nobel de littérature par le philosophe français. Dans cet article, Kuki parle de l’« affinité en toute [la] spontanéité originelle » du « bergsonisme » que la philosophie japonaise peut apercevoir dans sa racine. Il souligne : « Notre pensée orientale, quoiqu’elle soit prête à étudier la pensée occidentale, n’atteindra jamais son véritable progrès sans être abondamment nourrie de sa propre tradition. Il faut donc que nous suivions notre propre tradition pour la dépasser. […] “Le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant”. Ainsi se définit pour nous le progrès ; ainsi se définit la durée bergsonienne9. » Ainsi, le bergsonisme est d’autant plus important qu’il permit d’éveiller la philosophie japonaise contemporaine à un retour à la tradition. Kuki écrivit L’essence de l’iki (version préliminaire à La Structure de l’iki) en 1926, après avoir rendu visite à Bergson pour la première fois. A-t-il été sensibilisé par celui-ci dans sa rédaction de cet essai qui traite d’un concept traditionnel du Japon ? Le croisement entre le début de sa carrière philosophique et sa rencontre avec Bergson nous suggère que le développement de son étude de l’ki subit une influence non négligeable du philosophe français. On peut dire que Kuki fut entraîné, grâce à Bergson, à approfondir un aspect traditionnel de la culture japonaise, à l’aide de la nouvelle méthodologie philosophique occidentale. C’est alors qu’il publia La Structure de l’iki. Quand il écrivait qu’« il faut donc que nous suivions notre propre tradition pour la dépasser », ce constat n’était autre que l’annonce de son propre projet philosophique. D’autre part, en 1928, alors agé de 40 ans, Kuki rencontra Sartre, qui était encore un étudiant de 23 ans à l’École normale supérieure. Celui-ci accorda un entretien hebdomadaire à Kuki afin de lui présenter la philosophie française, tel que l’atteste le cahier « Monsieur Shūzō et Bergson) dans Jinbungaku ronshū (Recueil d’articles en sciences humaines) 14, ōsaka furitsudaigaku jinbungakkai, 1996, p. 118-137. 8. « Bergson au Japon », dans KSZ 1, 258. 9. KSZ 1, 257. Une phrase de Bergson est citée entre guillemets, mais sans que Kuki ne précise sa référence.

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Sartre » de la main de ce philosophe japonais10. Sartre lui-même l’évoqua dans une interview parue dans le journal Sankei11. Outre le fait que ces entretiens aidèrent Kuki à enseigner l’actualité du milieu philosophique en France (Meyerson, Blondel, Le Roy, Sorel, Alain, Hamelin et Brunschvicg autour de Bergson), sur laquelle il put écrire, en 1928, « Futsudoku tetsugakukai no genjō » (ࠕ௖⊂ဴᏛ⏺ࡢ⌧≧ࠖ, L’actualité des milieux philosophiques de la France et de l’Allemagne)12, il faut relever l’importance du rôle qu’ils jouèrent quant à l’avenir du jeune philosophe français. En général, on dit que Sartre découvrit la phénoménologie en 1932 dans une discussion avec Raymond Aron. Cependant, avec Kuki, il bénéficia d’une occasion d’accéder à la dernière pensée de Heidegger et à la phénoménologie13. Ceci atteste le grand intérêt porté à Heidegger par Kuki, qui venait d’assister au séminaire du philosophe allemand à Marbourg. C’est grâce à Kuki que la curiosité de ce futur existentialiste s’orienta vers l’Allemagne. À côté de ses activités philosophiques, aussitôt installé à Paris après l’étape d’Heidelberg, Kuki se livra à la création poétique, « comme un poisson dans l’eau14 ». Sa sensibilité s’épanouit grâce à la vie parisienne à laquelle il avait auparavant aspiré dans son lointain pays natal. Il exprima sa pensée et ses sentiments en japonais sous la forme de poèmes et de vers de 31 syllabes (tanka). Sans attendre son retour au Japon, de 1925 à 1927, les recueils de tanka, Pari shinkei (ࠗᕮ㔛ᚰᬒ࠘, Paysages du cœur de Paris), Pari shōkyoku (ࠗᕮ㔛ᑠ ᭤࠘, Petites pièces de Paris), et les recueils de poèmes, Pari no mado (ࠗᕮ㔛ࡢ❆࠘, Fenêtres de Paris), Pari no negoto (ࠗᕮ㔛ࡢᐷゝ࠘, Mots de sommeil à Paris), Hahen (ࠗ◚∦࠘, Fragments), entre autres, parurent successivement dans la revue Myōjō (ࠗ᫂ᫍ࠘).

10. Ce cahier est conservé à la bibliothèque Kuki de l’Université Kōnan (Kōbe). Voir la reproduction du cahier faite par Stephen Light : Shūzō Kuki and Jean-Paul Sartre. Influence and Counter-Influence in the Early History of Existential Phenomenology, Southern Illinois University Press, 1987, p. 101-141. 11. Naitō Toshihito, « Kuki to Sarutoru » (Kuki et Sartre) dans Kuki Shūzō zenshū Geppō 12, Tōkyō, Iwanami shoten, 1991, p. 7-9. 12. KSZ 1, 221-232. 13. Light, op. cit., p. 3-31, et Iwata, op. cit., p. 176-179. 14. Voir Kioka, op. cit., p. 120, et Sakabe Megumi, « Kuki Shūzō no miryoku » (Le charme de Kuki shūzō), dans Kuki Shūzō no sekai (Le monde de Kuki Shūzō), Kyōto, Minerva shobō, 2002. Ces deux auteurs emploient cette expression pour souligner l’éveil du talent poétique de Kuki à Paris.

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Dans ses œuvres, on peut trouver un complexe des divers aspects de sa vie parisienne. La perception de la ville, du paysage, de la nature de Paris évoque pour Kuki la reconnaisance de la différence culturelle et raciale, la nostalgie, le souvenir, etc. Tantôt Kant, Pascal ou Bergson apparaissent, tantôt la contingence (അ↛, gūzen), devenue plus tard le concept central de la philosophie kukienne, s’incarne dans un poème. Par ailleurs, ses contacts plus ou moins sentimentaux avec des Parisiennes sont souvent dépeints d’une manière picturale et quelque peu triste. Parmi plusieurs tons et thèmes de ses poèmes et tanka, relevons ici un ton mélancolique et solitaire qui ne peut pas complètement quitter sa poésie ; cela permet de retracer à quoi tient l’inspiration de l’iki, appuyé sur la relation entre homme et femme, que nous avons déjà évoquée. Prenons quelques tanka tirés de Paysages du cœur de Paris : De nouveau, combien douloureux Est le sentiment du voyage ! À quand le premier signe annonçant L’arrivée de l’automne à Paris15 ? Perdu dans la rue La nuit Je murmure : « Mon cœur est aussi Une même obscurité16 ». À cause de la tristesse Je viens cueillir les fruits des arbres — le Bois de Boulogne À la fin de l’automne17. En me tourmentant D’une contradiction Indéfinie Quel sera le chagrin De la cloche au jour de la mort18 !

Certaines expressions comme « douloureux », « Mon cœur est aussi une même obscurité », « la tristesse », « en me tourmentant », la « contra15. 16. 17. 18.

(5) ࡲࡓയࡴ᪑ࡢࡇࡇࢁࡼ࠸ࡘࡋ࠿࡜ᕮ㔛࡟⛅ࡢ❧࡚ࡿࡋࡿࡋ࠿ (52) ኪ(ࡼࡿ)ࡢ⾤㊰࡟㏞ࡦ࡚ࡘࡪࡸࡁࡠࠕࢃࢀࡢᚰࡶ࠾࡞ࡌ㜌࡞ࡿࠖ. (56) ࡉࡧࡋࡉ࡟ⴠࡕࡋᮌࡢᐇࢆ᮶࡚ᣠࡩ᭦ࡅࡓࡿ⛅ࡢࣈࣟ࢜ࢽࣗࡢ᳃. (59) ࠿ࡂࡾ࡞ࡁ▩┪ࡢ࡞࠿࡟ᝎࡳࡘࡘṚࡠ᪥ࡢ㚝ࡸယࡋ࠿ࡽࡲࡋ.

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diction », « la mort » et « le chagrin », causent un effet sentimental. Pourquoi Kuki s’est-il senti ainsi en permanence dans cette vie parisienne qui pourtant lui plaisait apparemment ? Était-ce de la simple nostalgie ? En ce qui concerne les trois premiers tanka, le philosophe laisse entrevoir sa mélancolie à travers des phénomènes naturels. Mais le quatrième, qui est auto-analytique, consisterait dans un problème de fond personnel. Il paraît tentant d’analyser cette caractéristique de sa poésie par le biais psychologique. En fait, c’est dans la question familiale de son enfance et de sa jeunesse qu’il faut tenter de rechercher une explication, tel que le supposent les spécialistes de Kuki, Tada Michitarō ou Sakabe Megumi19. C’est ce que suggère, par exemple, le poème suivant : L’enfant qui pleurait À la berceuse En bas âge — Au-delà de trente ans Il n’est toujours pas comblé de bonheur ! (ou littéralement, il reste peu heureux !)20.

La vie tragique, son enfance et sa jeunesse

En tant que fils du baron Kuki Ryūichi (஑㨣㝯୍), qui était un homme politique, Kuki Shūzō eut une vie élitiste, aisée, mais complexe. Sa mère, Hatsuko (ἼὠᏊ), était issue du monde courtisan à Kyōto. Lorsque son père était ministre plénipotentiaire japonais aux États-Unis, il renvoya au Japon sa femme enceinte, qui avait des malaises, en la faisant accompagner par une vieille connaissance, Okakura Kakuzō (ᒸ಴ぬ୕ ; pseudonyme : Tenshin ኳᚰ), philosophe de l’art japonais, connu pour ses écrits en anglais, comme The Book of Tea (il existe une traduction française de 1927, Le livre du thé). 19. Voir Tada Michitarō, « Kaisetsu » (Explication), dans Kuki Shūzō, Iki no kōzō, Tōkyō, Iwanami bunko, p. 197-211 ; Tada Michitarō et Yasuda Takeshi, « Iki » no kōzō o yomu (La lecture de La structure de l’iki), Tōkyō, Asahi sensho, 1986 ; Sakabe Megumi, Fuzai no uta (Chansons de l’absence), Tōkyō, TBS buritanika, 1990. 20. (144) ࢆࡉ࡞ࡁ᪥ᏊᏲࡢှ࡟ἽࡁࡋᏊࡣ୕༑㊰ࡢᚋࡶᖾ(ࡉࡕ)࠺ࡍࡁ࠿࡞. Les numéros de poèmes suivent ceux des originaux dans KSZ 1 : 5, p. 174 ; 52, p. 179 ; 56, 59, p. 180 et 144, p. 192. Pour les traductions anglaises, voir Michael F. Marra (éd.), Kuki Shūzō. A Philosopher’s Poetry and Poetics, Honolulu, University of Hawaii Press, 2004, 357 p. ; p. 67, 76-78 et 95.

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Pendant leur voyage d’un mois de Washington à Tōkyō, une passion amoureuse naquit. Shūzō vint au monde l’année suivante. Ainsi commença la tragédie de la famille Kuki. Hatsuko était déjà affligée par sa relation conjugale. La séparation, suivie du divorce de ses parents, contraignit Shūzō à subir une enfance instable, entre son père, sa mère et Okakura, qui se lièrent les uns aux autres à travers l’enchevêtrement de l’amour, de la jalousie, de la déception ou de l’amitié. Le jeune garçon, qui vivait en principe avec sa mère, s’aperçut que l’homme qu’il appelait « Oncle » et qui leur rendait souvent visite était quelqu’un d’intime pour sa mère. Okakura le chérit bien et lui apprit le goût de l’art. De son côté, Kuki éprouva du respect et une familiarité mêlés de confusion. Dans l’essai de 1937 intitulé « Okakura Kakuzō shi no omoide » (ࠕᒸ಴ぬ୕Ặࡢᛮ࠸ฟࠖ, Souvenir de M. Okakura Kakuzō), il écrivit : « J’avais des sentiments mixtes pour lui, car je pensais qu’il était responsable de ce que ma mère était tombée dans un destin tragique21. » Par ailleurs, la même année, il analysa son propre état psychologique dans un autre essai : « Tōkyō to Kyōto » (ࠕᮾி࡜ி㒔ࠖ, Tōkyō et Kyōto) : « Me trouvant au milieu d’une relation familiale complexe, des troubles et des soucis surgissent inopinément22. » En ce qui concerne le destin tragique de sa mère, Kuki estime que celle-ci souffrit d’une psychose en raison de la pression de son entourage à l’encontre de ce qu’elle avait fait — l’époque était encore très sévère avec les femmes adultères, d’autant plus que l’adultère tombait encore sous le coup de la loi ; il fut aboli en 1947. Par conséquent, elle fut obligée de vivre isolée du monde, jusqu’à son dernier jour en 1931. Il est naturel d’imaginer que Kuki s’apitoyait profondément sur son sort. Comme Sakabe l’interprète, le jeune Kuki s’attacha sentimentalement à sa mère, du fait qu’il vivait avec elle, et il dut ainsi partager le sentiment de culpabilité qu’elle éprouvait envers son mari 23. Pourtant, celui-ci, en tant que « galant », avait été également responsable des ennuis de Hatsuko avant sa rencontre avec Okakura. Parallèlement, la souffrance même de sa mère fut la cause des « troubles et soucis » de Shūzō. Soulignons donc que dès sa naissance, Kuki se trouvait dans une relation triangulaire entre deux hommes et une femme, et 21. KSZ 5. Marra propose sa traduction de cet essai. Voir op. cit., p. 239. 22. Ibid. Voir également p. 255. 23. Sakabe, Fuzai no uta, p. 17.

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qu’il ne pouvait nouer que des rapports psychologiquement compliqués mais auxquels il ne pouvait pas échapper. Ici, le mot « contradiction » dans le poème que nous avons cité plus haut (« En me tourmentant D’une contradiction Indéfinie Quel sera le chagrin De la cloche au jour de la mort ! ») prend toute sa signification. C’est l’état psychologique du jeune Kuki, qui s’est développé dans un environnement spécifique, que représentent les poèmes emplis d’ennui. La vie parisienne et l’étude de l’iki

Nous venons de cerner l’hypersensibilité de Kuki à la question de la relation entre homme et femme qui s’est formée à partir de sa tragédie familiale. Cet arrière-plan psychologique peut sous-tendre son étude de l’iki, qui suppose la notion de relation entre sexes opposés. Comment l’iki est-il analysé et expliqué par ce philosophe ? Pour examiner cette question, nous nous référerons à la version définitive La structure de l’iki de 193024, qui est plus complète et accessible que la version parisienne de 1926, et dont l’essentiel reste semblable à cette version25. Nous avons déjà constaté le caractère intraduisible du mot iki. Kuki commence par présupposer la « spécificité ethnique », puis définit le rapport entre le sens d’un mot ayant une spécificité ethnique et l’existence de l’ethnie. L’ethnie est composée de chacun de « nous », et « quand un mode d’existence apparaît essentiel à un peuple », il se représente comme « un sens défini26 ». Pour cette raison, « le rapport entre le sens ou le langage et l’existence consciente de l’ethnie » ne signifie pas que la synthèse du sens ou du langage forme l’existence consciente de l’ethnie ; « c’est l’existence vivante de l’ethnie qui engendre le sens et le langage27 ». Sur cette base méthodologique, Kuki 24. Il existe deux traductions françaises de cette version : Kuki Shūzō, Structure de l’iki, Tōkyō, Maison Franco-Japonaise, 1984, 88 p. (trad. Maeno Toshikuni) ; Kuki Shūzō, La structure de l’iki, Paris, PUF, 2004 (trad. Camille Loivier). 25. Nous nous rangeons à l’opinion de Fujita Masakatsu, selon qui la différence entre ces deux versions porte sur celle de la méthodologie philosophique. Kuki adapte l’herméneutique à Iki no Kōzō, mais la question méthodologique n’est pas rigoureuse dans Iki no honshitsu. Voir Fujita, op. cit. 26. Kuki Shūzō, Iki no kōzō, p. 11-2 (traduction de Loivier, p. 19-20). Désormais, pour citer cet ouvrage, nous nous appuierons aussi sur la traduction de Camille Loivier. 27. Ibid., p. 12. C’est nous qui traduisons ces citations.

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essaie de décrire les « phénomènes de conscience concrets » de l’iki, puis de passer à « la compréhension des expressions objectives de l’iki28 ». Les phénomènes de conscience de l’iki s’éclairent au moyen de trois éléments constitutifs. Il s’agit d’abord de bitai (፽ែ, attirance), c’est-à-dire l’« attirance envers le sexe opposé », que nous avons déjà relevée et soulignée comme étant une relation entre homme et femme. L’attirance est plus précisément « une attitude dualiste qui donne forme à toute relation potentielle entre une personne de l’autre sexe et soi, étant entendu que le moi moniste présuppose l’opposition à l’autre sexe29 ». Ici, on peut remarquer la volonté de rencontre avec le sexe oppposé. Le deuxième élément constitutif est iki (ពẼ, courage), autrement dit ikiji (ពẼᆅ, vaillance). « L’iki est de l’ordre de l’attirance, pourtant, il relève d’une conscience capable de résister encore à l’autre sexe30 ». Le troisième est akirame (ㅉࡵ, résignation). Kuki interprète celle-ci comme étant mukanshin (↓㛵ᚰ, impassibilité) de « celui qui, fort de sa connaissance du destin, renonce à toute attache31 ». Cela concerne akanuke (ᇈᢤࡅ, raffinement). L’iki « doit posséder un caractère franc, simple et un style élevé32 ». Et l’akanuke est comparable au gedatsu (ゎ⬺, détachement), qui peut être réalisé au travers de « l’existence d’une société spécifique », établie comme « un pont entre les deux sexes » qui « offre d’amples occasions d’expérimenter la souffrance de la désillusion concernant la réalisation de l’amour33 ». Pour donner des images concrètes et des expressions objectives, Kuki a recours à la littérature ou l’estampe ukiyoe, qui montrent des personnages dans le monde flottant d’Edo. Il naquit dans une classe sociale où les hommes fréquentaient le monde courtisan. On sait qu’il fréquentait les geisha. Il était probablement habitué à voir en quelque sorte chez sa mère, issue de ce monde, une geisha qui vivait l’iki. À travers l’essentiel des phénomènes de conscience de l’iki ainsi présentés, on peut s’apercevoir de la tension permanente qui refuse la dépendance sentimentale parfaite du sexe opposé dans la relation 28. 29. 30. 31. 32. 33.

Ibid., p. 19. Ibid., p. 21-22. Voir aussi la traduction de Loivier, p. 30. Ibid., p. 24. Traduction de Loivier, p. 32. Ibid., p. 25. Traduction de Loivier, p. 34. Ibid. Ibid., p. 25. Traduction de Loivier, p. 34.

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intime. En ce sens, il écarte l’amour accompli, la stabilité de la relation. On peut, comme Kuki, l’assimiler à deux lignes qui s’approchent, s’éloignent, mais ne se croisent jamais. Cette expression objective de l’iki est également exprimée en terme de jiyū (⮬⏤, liberté) : « L’iki doit en effet s’élever au-dessus des contraintes de l’amour afin de réaliser sa nature insouciante et libre34. » Kuki semble souhaiter reconnaître cette idée de liberté dans la tradition de l’ethnie japonaise, en relevant la relation interne entre l’iki et la vaillance (ikiji) comme « idéalisme du bushidō (Ṋኈ㐨) ainsi que la résignation (akirame) comme irréalisme du bouddhisme35 ». L’existence de l’attirance (bitai) est accomplie par la vaillance et la résignation. Kuki écrit : L’« attirance, qui accepte la résignation face au destin et qui vit librement dans la vaillance, est iki36 ». On peut dire que la liberté confirme le rapport inséparable des trois éléments constitutifs de l’iki, autrement dit le fondement de l’iki comme phénomène de conscience37. Kuki s’est sans aucun doute intéressé à la relation fort indépendante que représente l’iki, d’autant plus qu’il avait été forcé de vivre au sein d’une relation instable et complexe, sur laquelle il ne pouvait pas compter. À Paris, il eut l’idée de faire une étude philosophique de l’iki, puisqu’il avait réussi à prendre ses distances avec la réalité de sa vie à Tōkyō, où demeuraient toutes ses amertumes. Voyageur à Paris, il réussit à objectiver son passé dans le monde flottant de son pays lointain et à s’objectiver lui-même. Paris lui permit d’être conscient de la différence entre l’esprit parisien et l’esprit de l’iki : Mon cœur respire Un parfum similaire À l’iki de mon pays natal 34. Ibid., p. 28. Traduction de Loivier, p. 39. 35. Ibid., p. 28 et 95. 36. Ibid., p. 95. Traduction de Loivier, p. 116. 37. Pour ce qui concerne la liberté, Kuki l’a découverte au sein de la culture traditionnelle du Japon, sans doute sous l’inspiration de Bergson. Sakabe Megumi interprète la liberté bergsonienne ainsi : elle consiste à vivre dans le courant de la durée interne, qui est non seulement celle d’un individu, mais aussi celle de la culture à laquelle cet individu appartient. Selon Sakabe, la réception de la liberté interne bergsonienne a permis à Kuki de mettre en lumière la liberté, dissimulée dans la culture traditionnelle du Japon. Ainsi, l’influence de Bergson sur la création de l’essai philosophique portant sur l’iki peut être mieux constatée. Nous remercions M. Sakabe de nous avoir révélé ce point.

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Dans la figure de Renée Une nuit de printemps38.

Kuki rencontra des Parisiennes dans le but de trouver l’iki, mais en vain.

38. (87) ࡩࡿࡉ࡜ࡢࠕ⢋ࠖ࡟ఝࡿ㤶ࢆ᫓ࡢኪࡢࣝࢿࡀጼ࡟Ⴅࡄᚰ࠿࡞ (KSZ 1, 185).

Kuki Shūzō et la culture européenne du xixe siècle Sakabe Megumi

Un philosophe japonais en Europe

Kuki Shūzō (1888-1941) est surtout connu comme l’auteur de Structure de l’iki. Il existe maintenant de ce livre des traductions françaises1, espagnole, italienne, anglaise et allemande. L’original japonais, inclus depuis longtemps dans la collection en paperbacks des éditions Iwanami-bunko, a attiré même récemment un public considérable parmi les jeunes générations. À l’époque de Kuki, le primat de la valeur économique du Japon, la stabilité et l’aisance de la dernière période d’Edo, avec sa décadence, fascinait la jeune génération. Fils du baron Kuki (connu comme l’un des dirigeants politiques au niveau de l’art et de l’éducation lors du second tiers de l’époque Meiji), et ayant passé son enfance et sa jeunesse dans un quartier bourgeois au milieu de Tōkyō, Kuki a toujours gardé ses distances envers son milieu et son temps, traumatisé qu’il avait été par l’amour de sa mère pour Okakura Tenshin, un subordonné de son père au Ministère de l’Éducation. Parfois, son fier isolement fit étinceler une méditation philosophique basée sur une expérience spirituelle et religieuse extrêmement profonde. Parfois, il s’avéra qu’il s’abandonna presque désespérément au charme de la sensualité. Kuki fut vraiment lié spirituellement à

1. Voir Kuki Shūzō, Structure de l’iki, Tōkyō, Maison Franco-Japonaise, 1984, 88 p. (trad. Maeno Toshikuni) ; Kuki Shūzō, La structure de l’iki, Paris, PUF, 2004 (trad. Camille Loivier).

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Nagai Kafu, son écrivain favori de toujours et son aîné. Parmi les personnes de sa génération, il se lia certes avec ses camarades de l’Université de Tōkyō, c’est-à-dire Watsuji Tetsurō et Iwashita Soichi, qui étaient tous deux disciples de Iwamoto Tei et de Raphael Koebel ; mais il se rapprocha de Hagiwara Sakutaro, poète, successeur dans le Japon moderne du dandysme et de la décadence baudelairienne, ou encore d’Origuchi Shinobu, poète et ethnologue, marqué par la tendance féministe (taoyame-buri) et manifestant un enthousiasme considérable à l’égard de l’autre monde et de l’autre culture qu’était l’Antiquité (kodai). Kuki fut maître de conférences, professeur adjoint, puis professeur titulaire à la faculté des lettres de l’Université de Kyōto pendant douze ans, de 1929 jusqu’en 1941, date de sa mort. À cette époque, l’école de Kyōto était à son apogée sous la direction de Nishida et Tanabe. Mais à proprement parler, Kuki ne fit pas partie de l’école de Kyōto et semble être demeuré jusqu’aujourd’hui dans son isolement glorieux 2. Néanmoins, si on regarde par-delà la courte période de l’école de Kyōto et si on se situe dans la tradition de la cité de Kyōto qui connut mille ans de gloire à partir de l’époque Heian, Kuki pourrait parfaitement être considéré comme un successeur de cette tradition. Non seulement il avait choisi Kyōto comme son lieu de résidence et de sommeil éternel, mais il s’était commodément installé dans cette cité du raffinement spirituel, celui de la culture courtoise aussi bien que de la culture baroque de la décadence, dite canaille (kabuki-mono). Cette situation est presque identique à celle de Baudelaire à Paris, ville de la tradition ancienne et de la décadence. Baudelaire définissait la modernité comme une synthèse de l’éternel et du contemporain qui change selon le temps. Kuki fut probablement un précurseur qui incarna cette « modernité » au Japon. On trouve parmi les poésies de Kuki une série de six Tanka (poème court) intitulée « L’hiver de Kyōto » ; ils furent composés dans le temps sombre de la guerre et reflètent l’affaiblissement de l’âme et du corps de Kuki. Voici le premier : Par hasard Je suis passé par 2. Watsuji Tetsurō, qui fut durant quelques années (1929-1934) le collègue de Kuki à l’Université de Kyōto, n’est généralement pas compté parmi les membres de l’école de Kyōto.

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L’ancien ermitage de Saigyō, N’étant pas sans bonheur Demeurant à Kyōto.

À travers cette compassion dont Kuki faisait montre envers Saigyō (1118-1190), moine-poète d’un moyen-âge marqué par la guerre, on peut remarquer l’écho de la compassion compliquée de Baudelaire à l’égard de Francois Villon. Assurément, Saigyō et Villon sont tous deux des poètes médiévaux ; Saigyō vécut néanmoins à une autre époque que Villon et leurs styles respectifs sont naturellement assez différents. De plus, la modernité japonaise dans laquelle se situait Kuki n’était pas la même que la modernité française. L’une et l’autre avaient un caractère unique, suivant les traditions culturelles et les situations historicogéographiques. Nishida, Tanabe et les autres membres de l’école de Kyōto s’engagèrent naturellement dans la modernité que Baudelaire avait définie comme une synthèse de l’éternel et l’éphémère dans la vie artistique. Mais l’engagement de Kuki dans la modernité fut d’autant plus profond qu’il accentuait l’ombre spécifique de la modernité japonaise, par rapport à celui des autres philosophes japonais qui était davantage en résonance avec la modernité européenne. Comparé à ses deux camarades d’université que j’ai déjà mentionnés, Watsuji et Iwashita, Kuki se situa, selon son caractère et ses dispositions, à une place unique. Watsuji, prenant le contre-pied de la temporalité heideggérienne et soulignant la spatialité de l’être humain, trouva dans les « milieux » (fūdo) la condition fondamentale de l’« être humain en relation » (ningen). Influencé lui aussi par la méthode de la phénoménologie herméneutique de Heidegger, Kuki approfondit pour sa part l’analyse de la temporalité dans son rapport étroit avec le problème de la contingence, et appliqua la méthode herméneutique à la forme de vie spécifique qu’est l’iki. Bien qu’ils aient estimé mutuellement leurs pensées respectives et aient en fait traité souvent de problèmes entrecroisés, Watsuji et Kuki s’intéressèrent évidemment à des aspects différents de la recherche philosophique. En un mot, l’intérêt de Watsuji se focalisa sur le problème de la spatialité-communauté, tandis que Kuki se concentra sur l’aspect de la temporalité-individualité. En conséquence, la modernité et sa réfraction spécifique au Japon s’ébauchent assez différemment chez chacun d’entre eux.

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En ce qui concerne Iwashita, il débuta comme chercheur dans le domaine de la philosophie européenne médiévale et se fit religieux catholique lors de son séjour de recherches en France. Il fut directeur d’un hôpital pour lépreux, en même temps qu’il initia au Japon les recherches en philosophie médiévale par ses travaux Études de la philosophie au moyen-âge et Héritages de la foi. Iwashita, né comme Kuki à Tōkyō (sa sœur avait été l’amante de Kuki mais était devenue religieuse), fut toujours un bon ami de Kuki qui avait choisi comme sujet de thèse « Le développement du problème du rapport foi/raison au moyen-âge ». Mais tandis que Iwashita s’attacha presque exclusivement à l’un des pôles de la modernité, celui de l’éternité, Kuki oscilla entre les pôles de l’éternité et de la sensualité éphémère. Quelquefois, Iwashita donnait des conseils à Kuki et observait avec un sentiment amer sa façon de vivre. En tous cas, ce qui ne se retrouve pas chez la plupart de membres de l’école de Kyōto, aussi bien que chez les camarades de Kuki que furent Watsuji et Iwashita, et qui fut par contre un aspect fondamental de sa vie, c’est justement la mentalité de décadence et de dandysme qui fait écho à la modernité baudelairienne. Cette mentalité, ai-je dit, se manifesta moins chez les philosophes japonais qui furent ses contemporains que chez les écrivains de la même époque, à savoir Nagai Kafu, Hagiwara Sakutaro, Orikuchi Shinobu (voir son « Kabuki san » [éloge du Kabuki]). La génération de Kafu, de Sakutaro, d’Orikuchi et de Kuki fut la dernière à conserver dans son âme et son corps la mémoire de la dernière période de l’époque Edo, celle du BunakaBunsei. Une philosophie anachronique

Il se trouve dans « Parii Shōkyoku » (Sonnets de Paris) (initialement publié dans le journal « Myojo » sous le pseudonyme S. K., 1925) une série de Tanka intitulée « Scherzo ». Les poèmes cités ci-dessous en sont les derniers. « Les fleurs du mal » Et « Critique de la raison pratique » Se gaussent de moi Situés côte à côte.

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Pendant que je médite Sur mon âme, Je me marque volontairement au fer chaud Sur le front le mot « Anachronisme ». Parfois encore Le rire serein Enseigné Par Zarathoustra Surgit de l’intérieur.

Dans ces poèmes, on peut trouver une ébauche assez achevée du style de vie et de pensée de Kuki qui se forma pendant son séjour de huit ans en Europe (1921-1928), surtout durant deux séjours à Paris (1924-1927, 1928), et qui se développa et se polit après son retour au Japon. Les deux livres Les fleurs du mal et Critique de la raison pratique indiquent justement les deux pôles entre lesquels oscillaient l’âme et la pensée de Kuki. Commençons par ce qui a trait à la Critique de la raison pratique. À l’époque où Kuki se trouvait en Europe après la première guerre mondiale, la philosophie néokantienne était toujours dominante à un certain degré, surtout en Allemagne ; la philosophie de Heidegger, de Jaspers, etc., qui tentait de se développer sous l’influence de la phénoménologie, commençait juste à l’emporter. Au début de son séjour en Europe, c’est-à-dire de 1922 à 1923, Kuki séjourna à Heidelberg avec Miki Kiyoshi, Amano Teiyu et Hani Goro, et assista aux cours de Heinrich Rickert, l’un des représentants de l’école sud-ouest allemande du néokantisme. Après ce premier séjour en Allemagne qui suivit le premier séjour à Paris, Kuki se familiarisa avec la phénoménologie auprès de Husserl et d’Oskar Becker, rencontra Heidegger chez Husserl, puis assista aux cours de Heidegger sur l’interprétation phénoménologique de la Critique de la raison pure — bien connue comme l’un des chef-d’œuvres de Kant, qui y présente une théorie « rigoriste » de la morale symbolisée par l’impératif catégorique —, ainsi qu’à son séminaire sur Schelling, « L’essence de la liberté humaine 3».

3. Rappelons que Être et temps fut publié en 1927, et Kant et le problème de la métaphysique en 1929.

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Ainsi, Kuki était bien au fait des détails de l’interprétation que l’ancienne et la nouvelle génération allemandes faisaient de Kant. De plus, étant donné sa formation philosophique au Japon, la philosophie de Kant représentait pour lui un exemple de pensée philosophique rigoureuse. En fait, dans son chef-d’œuvre intitulé Le problème de la contingence4 (Gūzensei no mondai), il choisit comme cadre de sa pensée systématique les trois types de jugements de la logique formelle : catégorique, hypothétique et disjonctif, suivant l’exemple que Kant avait donné dans le chapitre sur la dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure5. La série de Tanka intitulée « Scherzo » présente aussi beaucoup de poèmes du même genre que les précédents : Pour vivre Dans le monde De la grise abstraction La couleur de mes passions Est devenue sombre. Aujourd’hui, les mots « universel » Et « objectif » Ironiquement s’inclinent Devant moi. Combien d’années ai-je passé Me lamentant sur moi-même Insaisissable Par une catégorie ?

Kuki connaissait bien le charme et le mérite de la pensée morale de Kant ; mais il ne pouvait s’empêcher d’être conscient de l’écart qu’il instaurait en « me lamentant sur moi-même ». Cet écart, évidemment, marque aussi un aspect du poème, cité précédemment, qui met en parallèle Les fleurs du mal et la Critique de la raison pratique. Or, tournons-nous maintenant vers l’autre aspect du même poème. Publié en 1857, c’est-à-dire 70 ans après la Critique de la raison pratique, Les fleurs du mal de Baudelaire se révéla typique de la 4. Kuki Shūzō, Le problème de la contingence, Éditions de l’Université de Tōkyō, 1966, 198 p. (trad. Omodaka Hisayuki). 5. Plus récemment, Gilles Deleuze a adopté la même stratégie dans La logique du sens, peut-être sans connaître le précédent créé par Kuki.

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modernité. Les fréquentes mentions que fait Kuki de ce livre dans Bungei ron (Propos sur la littérature) sont les témoins de son influence profonde sur sa sensibilité et sa pensée, de même que sur les faits que je viens de présenter dans la section précédente. En fait, pour Kuki, Paris ne fut la ville ni de Villon, ni de St. Thomas, d’Apollinaire ou de Bergson, mais surtout de Baudelaire. Au début de son séjour en Europe, durant les deux années qu’il passa chez Rickert à Heidelberg, il ne se sentit pas toujours chez lui puisqu’il était en quelque sorte dépressif. Après s’être rendu en France à l’automne 1924, il se sentit brusquement stimulé par l’inspiration poétique et envoya successivement des poèmes à la revue Myojo, lesquels furent publiés après sa mort sous le titre « Sonnets de Paris ». À cette époque, Kuki écrivit aussi un essai intitulé «Iki no honshitu» (L’essence de l’iki, 1926) qui constitua l’ébauche du livre Iki no kōzō, qui devait être publié ultérieurement. Probablement stimulé par les poèmes et les poètes symbolistes, surtout Baudelaire, Kuki se mit à la composition de poèmes en japonais et, simultanément, put prendre la distance nécessaire pour observer de manière critique sa propre conscience esthétique et morale qui prenait appui sur la culture japonaise. Par ce poème : « “Les fleurs du mal” et “Critique de la raison pratique” se gaussent de moi situés côte à côte », Kuki s’avoue donc fasciné à la fois par Baudelaire et par Kant (il se trouve beaucoup de poèmes baudelairiens dans le style de la décadence qui oscillent entre le charme sensuel et la spiritualité profonde), et se moque de luimême comme celui qui est suspendu entre les deux. À cette époque, Kuki est le seul Japonais à avoir vécu jusqu’au bout cette sorte de mentalité (je pense qu’il s’en est trouvé très peu, même après Kuki). Ces considérations faites, il n’est pas nécessaire de fournir des remarques détaillées à propos de l’avant-dernier poème de la série intitulée « Scherzo », cité précédemment : « Pendant que je médite sur mon âme, je me marque volontairement au fer chaud sur le front le mot “anachronisme” ». Se tourmenter entre Les fleurs du mal et la Critique de la raison pratique est en fait un « anachronisme », au mépris du temps. Il serait justement ana-chronique de mettre en parallèle celui qui atteignit les sommets de la « raison » de l’époque des lumières et celui qui, après être passé par le romantisme, choisit de façon baroque l’ambivalence et initia l’époque du symbolisme et de la modernité. Quiconque se tourmente entre les deux ne peut être qu’« anachronique ». De plus,

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Kuki ayant eu pour père un haut fonctionnaire du gouvernement de Meiji et ayant mené une vie vagabonde en Europe, il ne manqua pas d’être conscient des regards de sa parenté et de la communauté traditionnelle au Japon ; on le considéra comme anachronique ! Cependant, le poème précédent n’est pas l’expression exclusive de l’humiliation. Il est le témoin de la dignité avec laquelle Kuki affirmait sa façon de penser et de vivre, et qui lui permettait de supporter l’anachronisme et l’isolement abstrait6. Cette vigueur de l’âme qui assume l’isolement et la solitude semble perpétuer l’individualisme de Okakura Tenshin qui, ayant été l’amant de sa mère, joua pour lui dans son enfance le rôle de père. Il s’agit évidemment d’une mentalité qui ne s’accorde en rien avec celle de la communauté japonaise traditionnelle, puisqu’elle est anachronique et, pour ainsi dire, a-climatique7. Tel est le contexte dans lequel se situe le dernier poème de la série « Scherzo » : « Parfois encore le rire serein enseigné par Zarathoustra surgit de l’intérieur ». On se souvient ici que la sympathie de Kuki à l’égard de Nietzsche fut assez forte. On remarque aussi le rire affirmatif (le rire aux éclats de carnaval ou ce que Baudelaire nomme le rire absolu). Kuki n’a traité du thème du rire dans aucun article ; il aurait pu néanmoins critiquer Bergson, un demi-siècle avant Hayashi Tatsuo, pour l’absence, dans son ouvrage sur le rire, d’une théorie au sujet de cette sorte de rire carnavalesque. Au cours de l’été 1928, Kuki donna à Pontigny deux conférences en français intitulées « La notion du temps et la reprise du temps en l’Orient» et «L’expression de l’infini dans l’art japonais». Le thème du temps, peut-être sous l’influence des cours et des séminaires de Heidegger auxquels Kuki avait assisté peu de temps auparavant, fut abordé par Kuki à plusieurs reprises après son retour au Japon. Dans la première de ces conférences, il réaffirma l’idée nietzschéenne de l’éternel retour en la mettant en rapport avec l’idée indienne équivalente. Kuki opposa à l’extasis horizontale du temps quotidien — composée du passé, du présent et du futur — une extasis verticale, dans 6. L’expression jidai-sakugo connote « anachronisme », aussi bien que Unzeitgemaess en allemand. Bien entendu, elle a servi à Nietzsche comme titre d’un de ses livres. Par conséquent, la mention de « Zarathustra » dans le dernier poème de la série « Scherzo » se comprend naturellement. 7. En définissant iki comme « la coquetterie avec résignation et dignité », Kuki s’assurait de la sympathie secrète des femmes du demi-monde, en même temps qu’il adressait une critique sévère à l’éthique masurao-buri (masculinité, conscience du sérieux depuis l’époque Meiji).

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laquelle chaque instant présent possède infiniment un temps identique dans le futur et dans le passé. Elle est un présent ayant une épaisseur profonde. Elle n’est plus phénoménologique mais plutôt mystique. Ainsi, Kuki présenta une théorie du temps qui rivalisa avec celle, heideggérienne, de l’extase du temps8. Après Kuki, beaucoup de philosophes japonais traitèrent de la théorie nietzschéenne de l’éternel retour. Mais pour autant que je sache, Kuki est le seul à avoir osé se l’approprier9. La contingence et le temps

Après 8 ans de séjour en Europe, Kuki retourna au Japon au début de l’année 1929 et entra en fonction comme maître de conférence à l’Université de Kyōto, où il commença son travail d’écrivain, de chercheur et de professeur. Au cours des dix années suivantes, et jusqu’à sa mort, les thèmes principaux de son activité furent les suivants : 1. le problème du temps ; 2. le problème de la littérature, surtout du poème ou de la rime ; 3. et finalement, le problème de « la contingence » qui se situait au croisement des deux premiers. Je présenterai ci-dessous les points capitaux du chef-d’œuvre de Kuki, Le problème de la contingence, ainsi que de Propos sur la littérature (voir la section 4). Comme je viens de le préciser, Kuki élabora sa propre idée de temps avant son retour au Japon, d’une part sous l’influence de Bergson, de Husserl et de Heidegger, et d’autre part d’après l’éternel retour de Nietzsche et la théorie du temps telle qu’on la trouve en Inde. Après son retour au Japon, il essaya à plusieurs reprises de développer cette même idée dans des écrits tels que « Le problème du temps », « Le temps métaphysique », etc., en même temps qu’il présenta au public japonais les tendances nouvelles de la philosophie en Europe10.

8. Voir Kuki Shūzō, « The Idea of Time and the Repossession of Time in the Orient », dans David A. Dilworth, Valdo H. Viglielmo et Agustin Jacinto Zavala (éd.), Sourcebook for Modern Japanese Philosophy. Selected Documents, Westport, Greenwood Press, 1998, 420 p. ; p. 201. 9. La thèse de l’extasis verticale pourrait être considérée du point de vue actuel comme une lointaine anticipation de la lecture de Klosowski ou de celle de Deleuze, qui accentue « l’intensité ». Toutefois, Nishida avait l’esprit tellement large qu’il engagea Kuki à l’Université de Kyōto, estimant, seulement sur la base de ses deux conférences à Pontigny, qu’il « avait la Bildung ». 10. Il fut le premier à employer le mot jitsuzon pour traduire « existence ».

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Cependant, juste après son retour au Japon, en octobre 1929, Kuki donna une conférence intitulée « La contingence » à l’Université Otani, dans laquelle « se présenta pour la première fois l’idée de contingence que Kuki avait élaborée lors de son séjour en Europe11 ». Il traita de nouveau du thème de la contingence dans son cours à l’Université de Kyōto (1931-1932), mais en fit aussi le sujet de sa thèse de doctorat (1932). Après avoir complété cette dernière au moyen de quelques notes, Kuki la publia aux Éditions Iwanami sous le titre Le Problème de la contingence. Même après la publication de cette œuvre, Kuki continua à traiter du problème de la contingence plusieurs fois dans des conférences et essais. Ainsi ce problème, conjointement à celui du temps, se situa au point focal des intérêts de Kuki, et cela sa vie durant. Le problème du contingent ou de la contingence, ai-je dit, fut traité par Kuki en parallèle étroit avec celui du temps. Plus encore, l’un et l’autre se croisent étroitement au niveau de leurs contenus. En un mot, le problème du mode de croisement de l’extase verticale et de l’extase horizontale n’est rien d’autre que celui de la contingence. Dans ce contexte, il s’avère non pas simplement abstrait, logique et métaphysique, mais avant tout concret, individuel et « existentiel » (il s’agit de savoir comment vivre chaque moment en se basant sur l’épaisseur verticale du temps). Se référant à la philosophie occidentale et orientale, ancienne et moderne, Kuki analyse soigneusement le problème de la contingence par rapport aux autres concepts « modaux » que sont la nécessité, la possibilité et la probabilité, de telle sorte qu’il établit une distinction fondamentale entre trois types de contingences : « catégorique », « hypothétique » et « disjonctive ». En conclusion, il s’assure des faits suivant : 1. la signification fondamentale de la « contingence catégorique » réside dans les faits individuels opposés au concept général ; 2. la « contingence hypothétique » consiste dans la rencontre d’une série avec une autre, plus précisément, la rencontre historique et irrationnelle en ce lieu-ci et à ce moment-ci ; 3. la « contingence disjonctive » est la possibilité du non-être qui s’approche infiniment de la nécessité du non-être, autrement dit, l’étonnement devant le mystère de la rencontre au fond de l’âme. De ces considérations, Kuki 11. Voir le « Sommaire bibliographique » dans les Œuvre complètes de Kuki Shūzō.

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déduit une maxime morale et religieuse : « Ne passe pas en vain quand tu rencontres quelque chose », mettant en variation une phrase du « Jyodo ron » (Sur le paradis). La rencontre est ainsi pour Kuki non seulement celle, au niveau horizontal, du monde quotidien ou historique entre les personnes, ou entre les personnes et les choses-événements, mais aussi et surtout celle entre les séries horizontale et verticale, c’est-à-dire, la rencontre avec l’absolu et son mystère. Mentionnons en terminant cette section que Kuki prit ses distances par rapport à la philosophie de l’intuition, comme en témoigne un autre poème de la série « Scherzo » : Qui estime Que la philosophie De l’intuition Est bonne À cause de l’odeur de la réalité ?

Bien qu’il eût une bonne compréhension de la philosophie de l’intuition qui devint à la mode à la place du néokantisme, Kuki décida de ne pas en suivre le style. En se détachant de l’« odeur de la réalité », il choisit plutôt de se conformer à la logique abstraite et d’en construire une (logique modale qui, après la deuxième guerre mondiale, prouverait le développement nouveau) qui engloberait les dimensions mondiale ainsi que métaphysique. Cette sorte de détachement pouvait faire office de sommet de la pensée « transcendantale » telle que Kuki la comprenait. D’ailleurs, il proposa de traduire en japonais le mot « transcendantal » par chōeturonteki plutôt que par senkenteki (littéralement, avant l’expérience), comme le voulait l’usage précédent. Il entrevit ce qui caractérisait la position « transcendantale » kantienne, à savoir un détachement par rapport à la connaissance a priori. Il put, je suppose, choisir ce mot-là justement parce que consciemment ou non, il remarqua l’instabilité de cette position « transcendantale » kantienne. Cette sorte de structuration « baroque », anachronique ou anticipée, est très rare parmi les penseurs japonais, exception faite de Kūkai (774-835) ou de Miura Baien (1723-1789). Mais Kuki la choisit tout à fait consciemment. Il savait pertinemment que loin d’être une abstraction stérile, la structuration baroque de l’Europe, chargée d’ambivalence, avait plutôt été décidée à un tournant de l’histoire, plein de guerres et d’épidémies, à un moment de crise où se croisaient la mort

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et la vie, ce qui entraînait pour ainsi dire une maladie, celle de l’excès d’« odeur de la réalité ». Le problème de la littérature

Kuki s’intéressa durant toute sa vie à la littérature, occidentale et orientale. Comme en témoigne par exemple son intérêt pour Baudelaire et le symbolisme, le problème de la littérature fut, en parallèle avec les problèmes du temps et de la contingence, l’« élément » dans lequel il vécut. Ses considérations sur la littérature se cristallisèrent dans sa dernière œuvre, Bungeiron (Propos sur la littérature), publiée juste après sa mort. Chez Kuki, les problèmes du temps et de la contingence (ainsi que celui de l’iki) ont beaucoup à voir avec celui de la littérature. Le chapitre intitulé « La contingence et l’art » en fournit un bon exemple. Kuki y traite de la question de la rime, dans laquelle la contingence comme coïncidence phonétique s’applique artistiquement à la littérature : « Paul Valery, parlant des “sourires jumeaux” qui existent entre un mot et un autre12, compare la coïncidence phonétique entre les mots au rapport contingent entre les jumeaux. Valery définit aussi le poème comme “système pur de la contingence du langage”13 et explique la “beauté philosophique”14 qui se présente dans la rime. » Kuki s’intéressa beaucoup au problème de la rime. En 1927, il envoya un article intitulé « Sur la rime » à la revue Myojo, lequel ne fut pas publié. Après son retour au Japon, une partie parut dans la revue Tō-haku (sous le nom de plume Komori Shikazo). Le problème de la rime entretient naturellement un rapport étroit avec celui du temps et de sa répétition ou « reprise ». Il a aussi à voir avec le problème de la rencontre (contingente). D’abord, Kuki considère la « rime » comme le modèle miniature ou le prototype du croisement de l’extasis horizontale et de l’extasis verticale, et aussi, comme l’indique sa référence aux « sourires jumeaux », comme le modèle miniature ou le prototype de la rencontre entre les personnes. Considérant la rime comme l’élément indispensable du poème, Kuki ne put pas supporter la tendance aux poèmes libres du Japon 12. Voir Paul Valéry, Aurores. 13. Paul Valéry, Variété, p. 159. 14. Ibid., p. 67.

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moderne qui négligeait la rime. Après son retour au Japon, il écrivit donc diverses choses concernant la rime du poème japonais ou essaya lui-même de faire des vers réguliers en Japonais. Bungeiron contient les chapitres suivant : « La métaphysique de la littérature », « Une considération sur « furyu », « La réunion de l’art et de la vie », « Une classification des émotions », « La rime du poème japonais », dont le dernier poème occupe au total deux tiers de page. Toutefois, ce qui retint l’attention de Kuki est le problème de la littérature — qui culmina avec ceux de la rime et de la poésie —, mais en parallèle avec ceux du temps et de la contingence, de même que leurs entrecroisements. Durant le trimestre d’été de 1933, il fut le premier à donner à la faculté des lettres de l’Université de Kyōto un cours d’introduction à la littérature. Parallèlement au cours sur la littérature de Natsume Sōseki, ce cours de Kuki, inclus dans le volume 11 de ses œuvres complètes, occupe avec son cadre très systématique et philosophique une position unique. Les chapitres de Propos sur la littérature intitulés « Une classification des émotions » et « La métaphysique de la littérature » sont tous les deux des articles que Kuki écrivit pour un public général au cours de ses dernières années. Dans « Une classification des émotions » se retrouve cette remarquable structure miniature en arabesque. Mais dans « La métaphysique de la littérature » surtout, on remarque une structuration baroque très raffinée qui, commençant par « la structure microcosmique de l’art », définit son propre caractère temporel et, suivant les modes de la temporalité, fournit une classification de la littérature au sommet de laquelle se situe la poésie comme manifestation de la présence éternelle infiniment profonde. Juste après la fin de la deuxième guerre mondiale, le groupe « matinée poétique » discuta du problème de la rime dans le poème japonais et s’essaya effectivement à produire des vers en rimes. Après cette époque, cependant, ce problème semble avoir été très peu discuté. Mais il ne peut pas être considéré comme résolu lorsqu’il est généralisé au problème du rythme intérieur de la langue japonaise et de ses locuteurs. C’est seulement récemment qu’on a commencé à lire Kuki et à prendre au sérieux les problèmes qu’il a posés.

Relation entre-deux Une étude féministe de Watsuji Erin McCarthy

Dans cette étude de Watsuji Tetsurō, je vois deux aspects qui résonnent dans l’éthique chez Watsuji et la philosophie féministe : la signification du corps et le concept du soi comme relationnel. Les orientations éthiques des œuvres de Luce Irigaray et Nel Noddings, chacune dans son style particulier, caractérisent comme féminins ces deux aspects de l’éthique qu’on trouve aussi chez Watsuji. Je n’entends pas suggérer que Watsuji était un philosophe féministe ; je trouve cependant qu’en mettant ces trois voix philosophiques ensemble, elles peuvent s’enrichir l’une l’autre, pour nous mener finalement à une nouvelle orientation éthique qu’il est possible d’appliquer aux problèmes actuels entre les sexes et, peut-être un jour, entre les cultures aussi. En mettant ces deux traditions (philosophie japonaise et philosophie féministe) en dialogue, j’essaie donc de les pousser au-delà des limites que chacune porte en soi, de manière isolée. Même si Watsuji Tetsurō, Luce Irigaray et Nel Noddings1 appartiennent à des périodes historiques, des traditions philosophiques et des cultures différentes, je retrouve de nombreuses similitudes dans leurs écrits. Le corps tient une place importante dans les œuvres et dans la pensée de Watsuji ainsi que dans la philosophie d’Irigaray. En cultivant un concept d’individu relationnel qui inclut le corps, on peut relier les sexes ; mais plus encore, je constate qu’un tel concept peut aussi former 1. Pour introduire cette éthique, j’ai choisi Nel Noddings, représentante d’une éthique de la sollicitude. D’autres auteurs importants dans ce genre incluent Carol Gilligan, Allison Jaggar, Annette C. Baier, Marilyn Friedman et Joan Tronto.

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la base d’un dialogue et d’une compréhension mutuels des cultures. L’éthique de la sollicitude (en anglais care ethics) qu’on trouve dans la philosophie féministe de Nel Noddings entre en résonance avec le concept du soi comme relationnel, où la relation est la fondation d’une orientation éthique du soi dans le monde qu’on trouve chez Irigaray et Watsuji également. La philosophie de Watsuji et la philosophie féministe créent une place pour la reconnaissance, le respect et la différence entre les sexes et, en fin de compte, entre les cultures. Si la globalisation et la technocratie dans leurs formes négatives continuent de nier la différence sous le nom d’un faux universel — où sont identifiés « occidental » et « universel » —, la possibilité d’une compréhension entre les sexes et les cultures, sans parler du dialogue, est fermée, niée. Mais si on prône une orientation éthique qui prend l’être humain dans toute sa richesse, on peut laisser place à la dialectique au lieu de l’empêcher, et donner voix à ceux qui étaient silencieux. Comme j’en ai fait état ailleurs2, je comprends dans ce qui suit le corps comme la chose à travers et dans laquelle nous connaissons la vie, comme ce qui synthétise la pensée, les sentiments et l’expérience du monde autour de nous. Le corps n’est pas un objet, séparé (dans le sens phénoménologique) de l’esprit. Dans la perspective cartésienne, le corps humain a été appréhendé comme objet scientifique séparé de ce qui en fait un moi à part entière. Comme l’a observé David Le Breton, le corps est devenu, dans le système dualiste cartésien, « un accessoire de la personne, une possession accidentelle et fugace »3. On retrouve une critique de ce concept chez Watsuji et chez les philosophes féministes. Pour Irigaray ainsi que pour Watsuji, le corps est ce qu’on peut désigner comme un complexe, comme dans la tradition japonaise. Il est un complexe qui contient l’esprit et le corps, compris comme les « deux faces interdépendantes d’un seul phénomène »4. Et pourtant, chacun de ces phénomènes est unique et doit s’exprimer en tant que masculin ou féminin, noir ou blanc, riche 2. Voir Erin McCarthy, « The Knowing Body », dans Gabor Cspregi (éd.), Sagesse du corps, Aylmer, Éditions du Scribe, 2001 ; « Le corps dans la philosophie japonaise contemporaine », dans Corps et science. Enjeux culturels et philosophiques, Montréal, Liber, 1999 ; et « Ethics in the Between » : Philosophy, Culture, and Traditions 2 (2003) 63-78. 3. David Le Breton, La chair à vif, Paris, Métailié, 1993, p. 96. 4. Thomas Kasulis, « The Body Japanese Style », dans Self as Body in Asian Theory and Practice, Albany, SUNY Press, 1993, p. 305.

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ou pauvre. Cette expression a des conséquences qui sont bien réelles, matérielles et immédiates. Irigaray et Watsuji arrivent à leurs concepts du corps largement à travers une critique de ce qui, à leur avis, manque dans la tradition philosophique occidentale. Tous deux pensent que la vision de l’éthique et du corps dans cette tradition est peu satisfaisante, car cela nous donne seulement un aperçu de l’expérience humaine. Irigaray maintient que le patriarcat désincarne le sujet féminin, et en fait, ne permet pas à la femme d’exister comme sujet incarné, de s’épanouir, d’avoir une voix. La philosophie d’Irigaray demande « une révolution de la pensée et d’éthique5 » en vue d’une éthique charnelle, d’une éthique, d’un monde « à construire ou reconstruire…6 ». Watsuji maintient que la définition même de l’être humain en Occident nie l’aspect spatial du soi et du corps. En particulier, il critique Sein und Zeit de Heidegger pour son manque d’attention à l’aspect spatial du Da-sein, ainsi que le traitement du corps humain comme objet. Le concept watsujien de l’être humain comme ningen (ே㛫) prend le corps en compte dans l’éthique et le soi. En bref, la théorie watsujienne de l’être humain comme ningen voit l’être humain comme relationnel, social, mais pas de façon exclusive. Autrement dit, ce concept de soi n’est pas entièrement social : « Watsuji souligne que le mot ningen ne désigne ni simplement un homme ni simplement un groupe, mais aussi bien un groupe d’hommes qu’un homme dans un groupe7. » Dans ce terme ningen, ces deux notions ne se distinguent pas. Son concept de ningen maintient que l’on n’est ni un individu complètement isolé (seulement une abstraction qu’on ne peut pas imaginer sans effort), ni un être humain entièrement social. Il faut voir résolument la notion de ningen plutôt comme « quelque chose de subjectifactif. Cela veut dire qu’il est une existence communautaire subjective en tant que réseau actif, mais en outre qu’il est un individu qui agit au sein de ce réseau. Cette structure subjective dynamique interdit de comprendre l’être humain comme une “chose” (ࡶࡢ, mono) unitaire

5. Luce Irigaray, Éthique de la différence sexuelle, Paris, Minuit, 1984, p. 14. 6. Ibid., p. 23. 7. Saito Takako, « La question de l’individu et du tout chez Watsuji, Kuki et Nishida », dans Japon Pluriel 4 : Actes du quatrième colloque de la société française des études japonaises, Arles, Phillipe Piquier, 2001, p. 316.

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ou une “substance” (ᐇయ, jittai)8. » Ningen a, en tant qu’élément de sa structure, un sens d’une réciprocité, d’un refus d’être un objet. John Maraldo suggère que l’on comprenne ningen non pas comme une entité métaphysique mais comme une interrelation9. La structure même de ningen est non-dualiste et cette relation de l’entre-deux (㛫 ᯶, aidagara) est le reflet de l’entre-deux que forment les « unités esprit/corps » des autres. En fait, Yuasa Yasuo interprète la philosophie de Watsuji comme une référence au corps charnel. Ainsi, pour Irigaray et Watsuji, le corps n’est ni un objet ni une chose tout court. Il est plutôt un site dynamique lié étroitement à l’esprit et aux autres êtres humains, et qui ne s’arrête pas aux limites corporelles/charnelles auxquelles nous sommes habitués. À travers ce sujet, nous pouvons reformer nos visions du sujet incarné et de ce que cela signifie en regard de la rencontre avec l’autrui. Les deux philosophes considèrent que cela est nécessaire pour exister éthiquement dans le monde. Je propose que nous étudiions deux niveaux d’interconnexion ou non-dualisme chez Irigaray et Watsuji. Le travail d’Irigaray relie l’esprit et le corps surtout dans le sujet féminin, et en même temps, peut être compris comme une nouvelle conception des rapports avec l’autre qui n’est pas bornée par les frontières corporelles. Nous allons d’abord examiner, dans la philosophie de Watsuji de l’être humain comme ningen, l’interconnexion non-dualiste de l’esprit/corps de l’individu. Ensuite, nous allons voir que cette interpénétration qui va au-delà de l’individu en faveur de l’interconnexion avec les autres êtres humains — qui sont aussi des complexes contenant à la fois l’esprit et le corps — est essentielle si nous voulons être éthiques, si nous voulons exister au monde comme ningen. Ainsi, il existe chez Watsuji aussi un double entre-deux ou un non-dualisme dynamique dans le concept de l’être humain comme ningen. Je propose de mettre ensemble les deux concepts de Watsuji et de Irigaray, ce qui nous permettra de comprendre l’existence éthique au monde en prenant en compte l’être humain entier. Pour Irigaray, la subjectivité est incarnée. Mais, même si le corps féminin est celui dans lequel les deux sexes (féminin et masculin) 8. Watsuji Tetsuro, « La signification de l’éthique en tant qu’étude de l’être humain » : Philosophie (2003, no 79) 5-24 ; 16 (trad. Bernard Stevens). 9. John Maraldo, « Watsuji Tetsurō’s Ethics. Totalitarian or Communitarian » : Komparative Ethik. Das gute Leben zwischen den Kulturen, Köln, Edition chôra, 2002, p. 185.

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deviennent incarnés et également l’endroit où le soi commence, nous ne le reconnaissons pas — et les résultats sont graves. Nous sommes désincarnés, homme et femme à la fois : « La matrice, non pensée comme lieu du premier séjour où nous devenons corps, est fantasmée par beaucoup d’hommes comme bouche dévorante, comme cloaque ou déversoir anal et urétral, comme menace phallique, au mieux comme reproductrice10. » Cela est devenu la définition de tout le sexe de la femme : « Pour parler de celle-ci, pas de mots, sinon orduriers, mutilants. Les affects qui y correspondent seront, dès lors, l’angoisse, la phobie, le dégoût, la hantise de la castration11. » Alors, l’incarnation de la femme, accablée par le langage du patriarcat, et par la subjectivité masculine dominante qui essaie de faire taire la femme et de la rendre moins subjective, devient non pas l’endroit de l’amour, de l’intimité première, de la puissance créatrice, mais un endroit sombre, sale et silencieux — sans voix et sans passion. Le concept d’Irigaray de la subjectivité féminine nous pousse à laisser « parler le corps », à ne pas y renoncer, à ne pas nier notre incarnation ni nous voir seulement comme des corps maternels — une façon de penser qui figerait la définition de la subjectivité féminine pour toujours : « Nous sommes historiquement les gardiennes de la chair, nous n’avons pas à abandonner cette garde mais à l’identifier comme nôtre, en invitant les hommes à ne pas faire de nous “leur corps”, une caution de leur corps12. » En réclamant le corps, en le gardant comme sien, la femme peut le réinscrire comme site épistémologique. Il faut comprendre que Irigaray ne dit pas que toutes les femmes devraient devenir mères : « Nous mettons au monde autre chose que des enfants : de l’amour, du désir, du langage, de l’art, du social, du politique, du religieux, etc.13. » Un tel point de vue du corps féminin a été systématiquement refusé à partir de Platon. La littérature féministe en a cité de nombreux exemples. Tasmin Lorraine explique : Pour Irigaray, nous avons besoin de désubjectiviser les rôles sociaux. Le rôle de la mère est dicté par un ordre social fondé sur une division du travail entre le masculin qui produit et le féminin qui reproduit. En refusant d’oblitérer le désir de la mère par égard à la loi du père, nous lui

10. 11. 12. 13.

Luce Irigaray, Sexes et parentés, Paris, Minuit, 1987, p. 28. Ibid., p. 28. Ibid., p. 31. Ibid., p. 30.

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donnons le droit au plaisir, à l’expérience sexuelle, à la passion et à la parole. En traduisant le lien au corps de la mère, nous découvrons un langage qui peut accompagner l’expérience corporelle plutôt que de l’effacer14.

Nous pouvons donc imaginer une subjectivité féminine et une langue qui, dans les mots de Irigaray, « ne barrent pas le corporel mais qui parlent corporel15 ». Elle nous propose une subjectivité qui est incarnée mais qui ne nous piège pas dans ce corps. Ce défi, cette nécessité de « parler corporel » rend impossible une notion statique de ce que c’est que d’être femme (cette idée statique nie une telle notion dynamique chez l’homme aussi). En plus, une telle langue qui parle corporel permet de refuser le clivage entre l’esprit et le corps et de trouver une langue qui exprime la richesse, l’ensemble de la vie humaine, l’expérience incarnée. L’appel d’Irigaray pour l’identification philosophique d’une telle plénitude se distingue d’une tradition qui a maintenu, depuis longtemps, la séparation corps/esprit : « Le développement de l’esprit m’a été présenté sous forme de textes philosophiques ou religieux, des impératifs abstraits d’un Dieu(x) absent, un dieu de politesse/courtoisie et d’amour. Mais pourquoi l’amour ne pourrait-il pas venir dans le respect et la culture de mon/notre corps16 ? » Irigaray propose que nous rejetions la division du corps et de l’esprit pour aboutir à une éthique de la différence sexuelle, une éthique du couple, parce que cette division sert uniquement à renforcer l’idée de la singularité du patriarcat. Pour Watsuji, en plus, l’unité corps/esprit transcende l’individu et n’a de sens qu’en relation avec autrui ; les connexions entre individus ne sont pas seulement psychologiques : « [L]’interconnexion subjective des intentions doit être comprise comme une interconnexion charnelle. De plus, cette interconnexion ne doit pas être pensée en termes de rapport psychologique ou physique, ni même vue comme une possible conjonction des deux 17.» Watsuji affirme que 14. Tasmin Lorraine, Irigaray and Deleuze. Experiments in Visceral Philosophy, Ithaca and London, Cornell UP, 1999, p. 83. 15. Luce Irigaray, Sexes et parentés, p. 31. 16. Luce Irigaray, Between East and West. From Singularity to Community, New York, Columbia UP, 2002, p. 60-61. 17. Yuasa Yasuo The Body. Toward an Eastern Mind-Body Theory, Albany, SUNY Press, 1987, 256 p. ; p. 47 (trad. Nagatomo Singenori et Thomas P. Kasulis).

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« les connexions corporelles sont toujours visibles partout où prévaut l’entre-deux18 ». Étant donné que l’entre-deux (aidagara) est un aspect essentiel du soi dans le concept watsujien du soi vu comme ningen, il est dès lors toujours présent. Pour illustrer ce point, le philosophe montre qu’un aspect important de l’amitié se fonde au minimum sur le potentiel de l’attraction corporelle et de la connexion. Qu’« une personne souhaite rendre visite à un de ses amis implique qu’elle a l’intention de tendre vers son corps. Si elle se rend chez un ami qui n’est accessible que par le tramway, alors son corps se meut dans la direction de cet ami, attiré qu’il est par le pouvoir qui les rapproche19. » La relation entre deux personnes ne peut être purement psychologique, et c’est la raison pour laquelle Watsuji affirme que la relation « spirituelle » entre deux individus ne peut pas être conçue hors d’une relation « corporelle20 ». On voit ici que les idées de Watsuji et Irigaray se rapprochent, puisque tous les deux font l’hypothèse que cette déconstruction ancienne du corps et de l’esprit a conduit à l’impossibilité, en philosophie occidentale, de pouvoir comprendre le corps humain. Le corps doit être compris comme un lieu riche, complexe ; comme un site ontologique, un site éthique n’impliquant ni simplement l’esprit, ni simplement le corps, mais tous les deux comme intimement reliés : « Quand nous nous rendons compte de quelque chose dans notre esprit, cette expérience implique déjà le corps humain comme élément intrinsèque21. » Autrement dit, la « connaissance » ne se trouve pas simplement dans nos esprits, mais également dans nos corps. Watsuji donne simplement l’exemple du sourire avec plaisir : « Dans l’expérience corporelle du plaisir, un corps humain est déjà impliqué comme sentiment et agent mobile, qui produit un sourire, qui est lui-même un mouvement corporel. Par conséquent, ce mouvement corporel est déjà rempli d’esprit, qui saute avec joie. L’expression “un esprit saute avec joie” indique déjà l’inséparabilité de l’esprit et du corps22. » Irigaray nous indique que les femmes (et par conséquent les hommes) n’ont pas la possibilité de cultiver une telle conception de 18. Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s Rinrigaku. Ethics in Japan, Albany, SUNY Press, 1996, 381 p. ; p. 62 (trad. Yamamoto Seisaku et Robert E. Carter). 19. Ibid. 20. Voir ibid., chap. 4. 21. Ibid., p. 65. 22. Ibid., p. 66.

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l’interconnectivité. En raison du rejet et de la crainte, de la part des hommes, de la puissance créatrice féminine et de leur identification des femmes avec leur seul corps comme objet —comme emplacement de la reproduction plutôt que créateur en lui-même —, les femmes perdent leur occasion de développer leur propre subjectivité ; car l’homme, le Père, « surimpose au monde charnel archaïque un univers de langue et de symboles qui ne s’y enracine plus, sinon comme ce qui fait trou dans le ventre des femmes et au lieu de leur identité23 ». En conséquence, continue Irigaray, il y a un trou dans notre langue : un trou apparaît parce que la plénitude de ce que signifie être humaine — l’unité du corps/esprit — est niée ; l’esprit est arraché du corps qui ne peut plus être un lieu pour la connaissance ; et la femme est rendue muette, privée d’une manière de parler corporelle, ou de parler tout court. Le résultat est que le dialogue entre les sexes, et par conséquent l’éthique, est rendu impossible. Pour Watsuji et Irigaray, un être entièrement humain doit être un être intégré, une unité esprit/corps qui, en outre, considère autrui de la même manière. Watsuji nous explique que « dans la mesure où l’entre-deux (aidagara) est constitué, un corps humain est relié aux autres24 ». Cette notion d’interconnexion avec l’autre est pour nous d’intérêt particulier dans notre dialogue avec Irigaray. Car nous verrons que pour les deux philosophes, une telle interpénétration implique le corps, de même que la perméabilité de ce que nous pensons normalement en tant que limites corporelles. Contre la perspective dualiste cartésienne, Watsuji souligne que la plupart du temps, dans notre manière d’être au monde, nous voyons le corps d’autrui non pas comme un simple objet physiologique mais comme une personne individuelle. Cela ne contredit pourtant pas le fait qu’à ses yeux, il est possible de traiter un corps de manière objective. Cela signifie plutôt qu’un grand effort d’abstraction est nécessaire pour voir une personne comme un simple organisme biologique, pour traiter le corps comme un objet scientifique. À l’exception du cas d’un professionnel qui doit effectuer ce processus d’abstraction afin d’effectuer « sans émotivité » la pratique chirurgicale, par exemple, nous nous offusquons, nous sommes même outragés quand un corps n’est pas traité comme une personne à part entière. Pour traiter un corps humain comme un simple objet, 23. Luce Irigaray, Sexes et parentés, p. 28. 24. Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s Rinrigaku. Ethics in Japan, p. 68.

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dit Watsuji, chacun doit « éliminer artificiellement le processus émotif donné d’emblée dans toute expérience quotidienne25 ». En effet, les soldats sont également formés à ce genre de désincarnation. Watsuji lui-même donne l’exemple des quartiers autorisés, lieux où il était permis de traiter le corps comme objet de satisfaction sexuelle. Il nous appelle à condamner ces pratiques parce qu’elles créent une abstraction de l’être humain26. Pour créer de telles abstractions, il est nécessaire de rationaliser et de trouver les méthodes par lesquelles il est possible de garder le corps séparé de l’esprit. Cela est contraire à notre expérience vécue et incorporée du monde. Selon Watsuji, lorsqu’on cantonne l’éthique au domaine du rationnel seulement, « la position de la subjectivité isolée, qui s’est abstraite du réseau de l’action d’homme à homme, est appliquée […] de force jusqu’aux problèmes éthiques27 ». Considérer l’éthique d’un tel point de vue conduit à perdre de vue que comme chez Irigaray, l’expérience vécue nous enseigne que le lieu de l’éthique est entre les personnes, entre les sujets incorporés. Et je crois que Watsuji va au-delà de cela aussi en suggérant qu’en cultivant un tel concept de l’être humain (ningen), le vécu devient inséparable d’un être-dans-le-monde éthique avec autrui. Lorraine explique dans son analyse d’Irigaray qu’« une théorie de la subjectivité incorporée peut nous aider à tracer les raccordements corporels entre des personnes et à indiquer ainsi à quel point les différentes formes de subjectivité sont interdépendantes et mutuellement informantes. En mettant en question ces limites traditionnelles entre corps et esprit, cela nous permet de repenser la nature interdépendante de la subjectivité28. » Le concept watsujien d’être humain comme ningen nous fournit une structure à l’aide de laquelle on peut défier ces frontières et penser à leur perméabilité. Il s’agit là de l’une des structures mêmes de l’être humain, comme nous le verrons plus loin dans la discussion de l’éthique de sollicitude. Nous y retrouverons l’idée de Irigaray de la conservation de soi et d’autrui, individuel et social, simultanément à la notion de leur interpénétration (un terme problématique), où on entend un écho du concept watsujien de l’être humain comme ningen. Ningen signifie « le public et, en même 25. Ibid., p. 65. 26. Ibid., p. 61. 27. Watsuji Tetsurō, « La signification de l’éthique en tant qu’étude de l’être humain », p. 5. 28. Tasmin Lorraine, Irigaray and Deleuze, p. 15.

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temps, les êtres humains individuels vivant en lui », ce qui est évident dans les idéogrammes ே㛫, qui combinent l’individu et l’entre-deux. Pourtant, une telle unité ne doit pas être confondue avec une notion d’absolu statique — la structure dialectique est ici fondamentale pour la compréhension de Watsuji et de Irigaray. Mais ici, on note bien qu’Irigaray dirait que le premier idéogramme, ே, doit inclure le féminin, si on se rappelle que ce qui dans notre culture était présenté comme neutre est, historiquement, masculin. Il est évident que dans le concept watsujien d’être humain comme ningen, la séparation corps/esprit, de même que la séparation complète de l’individu-autrui, ne pourraient être qu’artificielles. Dans son analyse de Watsuji, Yuasa Yasuo explique que le concept de ningen ne peut être qu’incorporé : « Exister dans l’entre-deux, c’est exister comme être humain en vertu de son corps ; j’existe dans mon corps, occupant le basho spatial de l’ici et maintenant : cela signifie que j’existe dans le monde29. » En outre, Watsuji nous indique que si la séparation de l’esprit et du corps est artificielle, c’est parce qu’elle ne reflète pas la nature du véritable être humain. Je maintiens que pour être éthique, le ningen doit inclure les deux interdépendances du corps/esprit chez l’individu, aussi bien que la connectivité entre les personnes. Nous apercevons le concept de subjectivité chez Watsuji dans sa critique des philosophies qui essaient de traiter les êtres humains comme s’ils étaient séparés de leurs corps : Le visionnement d’un corps humain seulement comme un objet matériel solide ne met pas en question la réalité du corps humain subjectif, bien qu’il se concentre sur l’objectif. Par conséquent, ce qui est traité n’est rien de plus qu’un rapport entre un moi subjectif et un corps humain objectif, ou un rapport entre un moi objectif et un corps humain objectif. Depuis l’Antiquité, ce point de vue a rendu impossible une compréhension complète du corps humain30.

Watsuji déclare qu’il faut se demander si dans notre vie quotidienne nous traitons réellement le corps comme un objet physiologique : Est-il vrai de dire, quand nous rencontrons un ami et échangeons des salutations, que nous prenons pour acquis que la salutation de notre associé est un mouvement de notre corps physiologique ? Est-il vrai de

29. Yuasa Yasuo The Body. Toward an Eastern Mind-Body Theory, p. 39. 30. Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s Rinrigaku. Ethics in Japan, p. 65.

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dire, quand je vois mon ami qui court vers moi tout en appelant mon nom, que je prête attention seulement à des choses telles que le mouvement véhément des muscles et la vibration des cordes vocales ? Chacun sait que ce n’est pas le cas. Dans les mouvements du corps humain, c’està-dire dans son comportement, nous avons un aperçu de l’expression d’un sujet qui agit, plutôt que d’un seul objet physiologique31.

En d’autres termes, Watsuji exprime ici l’idée d’une subjectivité où dès le début, nous voyons l’autre comme unité du corps/esprit et réagissons aussi dans nos situations comme sujets incarnés. En dépit du fait que Yuasa précise qu’il n’y a aucune prise en compte explicite du corps chez Watsuji, il est clair que le corps imprègne son concept de ningen et est central dans certains de ses exemples les plus évocateurs de l’entre-deux et de l’éthique, qui est, après tout, « foncièrement une question propre aux relations de personne à personne32 ». C’est dans la conception relationnelle de l’être humain comme ningen que se trouve la deuxième connexion avec la philosophie féministe : l’éthique de soin ou de la sollicitude. Développée dans les années quatre-vingts principalement par Carol Gilligan et Nel Noddings, « cette notion éthique, qui vient du terme anglais care qui veut dire prendre soin, est donc basée sur le principe, l’idée que la femme était plus prédisposée à “prendre soin”, à avoir de l’empathie pour les autres33 ». Liée au mouvement féministe, l’éthique de la sollicitude était d’abord un moyen de valoriser le travail des femmes. Mais elle n’est pas limitée aux femmes. Ce que Gilligan et Noddings montrent est que cette approche des situations morales, ce mode de raisonnement moral qui appartient à la moitié de la population n’était même pas reconnu en tant que tel. Dans l’introduction à Caring. A Feminine Approach to Ethics and Moral Education34, Noddings constate que « l’éthique est discutée plus ou moins dans la parole du père : en principes et propositions, en termes de justification, égalité, justice. La parole de la mère est silencieuse 35.» Si on laisse parole à la mère, 31. Ibid., p. 60. 32. Watsuji Tetsurō, « La signification de l’éthique en tant qu’étude de l’être humain », p. 8. 33. Transcription de l’émission « Par 4 chemins », sur les ondes de Radiocanada, le 25 février 1999. 34. Berkeley, University of California Press, 1984. 35. « Ethics has been discussed largely in the language of the father : in principles and propositions, in terms such as justification, fairness, justice. The mother’s voice has been silent » (ibid., p. 1).

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on trouve, par opposition à l’« être rationnel » typique d’une éthique de justice, l’« être relationnel ». Dans une éthique de la sollicitude, la personne, le concept de soi est, comme ningen, un soi relationnel. Il est intéressant de noter que pour Noddings et Irigaray, l’être relationnel est identifié au féminin. Irigaray raconte que « mon expérience de femme, de même que l’analyse de propos tenus par des femmes et des hommes, m’ont appris que le sujet féminin privilégie presque toujours la relation entre sujets, la relation avec l’autre genre, la relation à deux36 ». Noddings explique que même si cette éthique relationnelle est un point de vue féminin et peut être rejeté par quelques femmes et accepté par des hommes, il y a en elle quelque chose d’essentiellement féminin37. Elle caractérise ainsi cette féminité : « Elle est féminine dans le sens profondément classique : avec des racines dans la réceptivité, le relationnel et la sensibilité38. » Pour Watsuji aussi, la relation est ontologiquement primordiale — mais il ne s’agit pas là de quelque chose de particulièrement féminin. En fait, on peut être assez certain que Watsuji n’a jamais pensé à la philosophie féministe ; on trouve cependant dans sa théorie éthique des échos importants d’une éthique de la sollicitude. D’abord, pour Watsuji et pour Noddings, nous sommes toujours-déjà en relation39. Comme caractérisation du ningen déjà cité de John Maraldo, le soi d’une éthique de la sollicitude évoque ce concept d’interrelation au fond de l’être humain : « Prendre relation de façon ontologiquement fondamentale veut dire tout simplement qu’on reconnaît la rencontre humaine et sa réponse affective comme un fait de base de l’existence humaine40. » Pour Noddings et Watsuji, cette relation nous oblige à prendre soin de l’autre. En évoquant les exemples de l’amitié et de la relation mère/enfant, Watsuji soulève ce qu’on trouve aussi dans une éthique de la sollicitude : « Si la possibilité de relation est dynamique — si la relation peut se développer réciproquement —, la possibilité et le degré de mon obligation deviennent plus fort aussi41. » Un des 36. Luce Irigaray, Être deux, Paris, Grasset, 1997, p. 35. 37. Ibid., p. 2. 38. « It is feminine in the deep classical sense — rooted in receptivity, relatedness, and responsiveness » (ibid., p. 2). 39. Ibid., p. 15. 40. « Taking relation as ontologically basic simply means that we recognize human encounter and affective response as a basic fact of human existence » (ibid., p. 4). 41. Ibid., p. 87.

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exemples de l’entre-deux (aidagara) le plus évocateur chez Watsuji, et qui forme le point de départ de l’éthique de la sollicitude, est la relation mère/enfant. D’ailleurs, il s’agit ici de l’un des aspects relationnels dans la théorie du corps de Watsuji, aspect de la relation sur lequel les philosophes d’une éthique de la sollicitude n’insistent pas beaucoup. Dans cette perspective de Watsuji, l’espace occupé par chaque corps et l’espace de l’interrelation avec d’autres corps sont essentiels pour parvenir à une conceptualisation d’un soi entier et authentique : Dans la mesure où les corps biologiques sont concernés, on peut aisément en parler comme d’arbres individuels. Mais ce n’est plus le cas quand les corps sont vus dans leurs qualités concrètes comme des expressions de la subjectivité des personnes. Une mère et son enfant ne peuvent en aucun cas être conçus simplement comme deux individualités indépendantes. Si l’enfant désire le corps de sa mère, celle-ci lui offre naturellement son sein. S’ils sont séparés, ils se chercheront tous deux avec la dernière des énergies. Depuis des temps reculés au Japon, chaque tentative faite pour isoler deux corps comme ceux-là se traduit par l’expression « tordre du bois vert ». Il est évident que le corps d’une mère et celui de son enfant sont d’une certaine manière en connexion l’un avec l’autre […]. Ce pouvoir d’attraction, même s’il ne s’agit pas ici seulement d’une attraction physique, est une réelle liaison des deux en un. Si un noyau, avec les électrons qui l’entourent, constitue un atome, il est dès lors permis de penser que le corps d’une mère et celui de son enfant peuvent également être pensés comme une seule entité42.

C’est cette relation évoquée, comme on a vu, aussi par Irigaray, qui sert de base pour une éthique de la sollicitude : « Je constate, écrit Noddings, qu’il existe un forme de prendre soin qui est naturelle et accessible à tout le monde43. » Elle explique que cette attitude naturelle, qu’on trouve en premier dans la relation avec la mère, peut être cultivée si on se souvient du premier sentiment d’une telle tendresse. Elle veut établir des critères qui vont préserver ces sentiments profonds et tendres44. Quand on se souvient d’un tel moment d’amour et de soin, la réponse est immédiate : un « je dois », une obligation face à la situation d’autrui. Néanmoins, la réciprocité de la part de l’autre 42. Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s Rinrigaku. Ethics in Japan, p. 62. 43. Nel Noddings, Caring. A Feminine Approach to Ethics and Moral Education, p. 26. 44. Ibid., p. 87.

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est aussi essentielle, ou au moins la possibilité d’une réciprocité de la relation dans le futur. Et c’est cette orientation relationnelle au fond du soi qui nous oblige à nous comporter éthiquement. Si on commence à repenser le concept de personne comme relationnelle, on voit qu’« on ne peut pas refuser l’obligation dans les affaires humaines tout simplement en refusant d’entrer en relation avec l’autrui : nous sommes, en vertu de notre humanité mutuelle, déjà et sans cesse en relation potentielle45 ». On trouve aussi chez Watsuji cette notion de relation qui nous lie à autrui tout simplement du fait que nous sommes des êtres humains, parce que nous sommes toujours des « interrelations » dynamiques : des individus qui se dissolvent dans le lien social avec les autres et puis qui se reconstituent de nouveau comme individus : « D’un côté, la position de l’“individu” agissant ne se réalise que dans la mesure où elle est la négation d’une totalité, quelle qu’elle soit, de l’être humain quel qu’il soit. Un individu qui ne possède pas le sens de la négation, c’est-à-dire un individu essentiellement autosubsistant et isolé, n’est qu’une fiction. Cependant, d’un autre côté, la totalité de l’être humain se réalise dans la négation de l’individualité46. » Watsuji et Noddings critiquent donc l’être humain identifié comme individu isolé, surtout comme base d’une orientation éthique dans le monde. Dans le chapitre sur « La confiance et la vérité »47, la discussion de Watsuji sur la confiance nous rappelle aussi la sollicitude. Il donne l’exemple suivant : lorsqu’on est en danger, on appelle d’autres êtres humains à l’aide — en cas d’urgence, on attend qu’un autre être humain vienne nous aider. Dans cette situation, on fait appel à autrui « parce que dès le début, on leur fait confiance comme aides48 ». On attend cette sollicitude des autres naturellement ; il s’agit là pour Watsuji d’une chose qui existe dans toutes nos relations avec d’autres êtres humains : « Elle existe nécessairement dans n’importe quelle interaction humaine dans la vie quotidienne49. » Par exemple, on demande à des étrangers des indications si on est perdu et on ne s’attend pas à une déception — une confiance existe même entre des 45. Ibid., p. 86. 46. Watsuji Tetsurō, « La signification de l’éthique en tant qu’étude de l’être humain », p. 19. 47. Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s Rinrigaku. Ethics in Japan, chap. 13. 48. Ibid., p. 266. 49. Ibid.

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gens qui ne se connaissent pas. Il existe ainsi une réciprocité dans la relation de confiance. Un autre exemple : « Les gens se promènent dans la foule sans avoir besoin d’être prêts à se défendre eux-mêmes. Ils peuvent se promener à l’aise précisément parce qu’ils acceptent avec confiance que des étrangers n’ont aucun intention de les attaquer50. » Dans cette situation, on place sa confiance dans les autres, même s’il n’existe pas de relation proche. La même réciprocité est exigée dans une éthique de la sollicitude : « Chacun dépend de l’autre dans les relations soignantes et morales51. » De la même manière que chez Watsuji, on dépend d’autrui pour ne pas se faire faire de mal, dans l’éthique de la sollicitude, la perfection du soi éthique dépend d’autrui52. En principe alors, si on met toutes ces voix ensemble, on aboutira à une orientation éthique au monde qui exprime et explique la richesse de l’être humain et qui, si on s’y conformait, mènerai à la paix. Cependant, voici la question principale : comment peut-on concrétiser une telle vision du monde ? Il est important de reconnaître que pour Noddings et Irigaray, on doit d’abord admettre qu’il existe actuellement un abîme entre le masculin et le féminin. L’une et l’autre nous invitent à mettre en œuvre une vraie dialectique entre homme et femme où chacun a sa voix, de manière à pouvoir transcender dans l’éthique le masculin et le féminin. De plus, en prenant la philosophie de Watsuji en compte, on se retrouve en présence d’un début de structure non-dualiste pour ce concept de soi. Il est alors nécessaire de commencer à cultiver une ouverture vers la différence, vers autrui, sans peur, avec sollicitude ; par cette ouverture, on peut, comme l’explique Irigaray, « cultiver ensemble ». Sinon, nous allons rester piégés dans la solitude, isolés les uns des autres et séparés de nos corps. Nous allons maintenir la séparation entre les sexes, les religions et les cultures, tout ce qui, en somme, rend possible la perpétuation des guerres.

50. Ibid., p. 267. 51. Nel Noddings, Caring. A Feminine Approach to Ethics and Moral Education, p. 48. 52. Ibid.

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Bibliographie Irigaray Luce, Être deux, Paris, Grasset, 1997. Irigaray Luce, Between East and West. From Singularity to Community, New York, Columbia UP, 2002. Irigaray Luce, Éthique de la différence sexuelle, Paris, Minuit, 1984. Irigaray Luce, Sexes et parentés, Paris, Minuit, 1987. Kasulis Thomas, Self as Body in Asian Theory and Practice, « The Body Japanese Style », Albany, SUNY Press, 1993. Le Breton David, La chair à vif, Paris, Métailié, 1993. Lorraine Tasmin, Irigaray and Deleuze. Experiments in Visceral Philosophy, Ithaca and London, Cornell UP, 1999. Maraldo John « Watsuji Tetsurō’s Ethics. Totalitarian or Communitarian », dans Komparative Ethik : Das gute Leben zwischen den Kulturen, Köln, edition chôra, 2002. McCarthy Erin, « Ethics in the Between » : Philosophy, Culture, and Traditions 2 (2003) 63-78. McCarthy Erin, « Le corps dans la philosophie japonaise contemporaine », dans Corps et science. Enjeux culturels et philosophiques, Montréal, Liber, 1999. McCarthy Erin, « The Knowing Body », dans Gabor Cspregi (éd.), Sagesse du corps, Aylmer, Éditions du Scribe, 2001. Noddings Nel, Caring. A Feminine Approach to Ethics and Moral Education, Berkeley, University of California Press, 1984. Saito Takako, « La question de l’individu et du tout chez Watsuji, Kuki et Nishida », dans Nadine Lucas et Cécile Sakai (dir.), Japon Pluriel 4 : Actes du quatrième colloque de la société française des études japonaises, Arles, Phillipe Piquier, 2001. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, Ethics in Japan, Albany, SUNY Press, 1996 (trad. Seisaku Yamamoto et Robert Carter). Watsuji Tetsurō, « La signification de l’éthique en tant qu’étude de l’être humain » : Philosophie (2003, no 79) 3-24 (présentation et traduction Bernard Stevens). Yuasa Yasuo The Body. Towards an Eastern Mind-Body Theory, Albany, SUNY Press, 1987 (trad. Nagatomo Shigenori et Thomas P. Kasulis).

Apports spécifiques de la psychopathologie phénoménologique de Kimura Bin Joël Bouderlique

Occupant aujourd’hui une place majeure dans la pensée contemporaine, aussi bien en psychiatrie qu’en philosophie, les travaux du Professeur Bin Kimura prennent leur origine dans deux sources culturelles. Une partie des concepts qu’il a adoptés vient de la réflexion phénoménologique menée principalement en Europe, alors qu’il emprunte l’autre partie à des vues conceptualisées au sein de la culture japonaise. Sur ces bases, Kimura a développé une œuvre démontrant qu’il a approfondi et diversifié l’usage de ces concepts. Les interrogations soulevées par son exercice clinique l’ont de plus conduit à créer de nouveaux concepts. Pour le chercheur occidental, l’étude de sa pensée exige par conséquent de saisir l’usage qu’il fait des concepts occidentaux et de découvrir les conceptions japonaises qu’il emprunte ainsi que celles qu’il forge. Du sentiment de précoce à la conscience de soi

Dès ses premiers contacts avec les schizophrènes, Kimura a éprouvé ce que Rümke a nommé le sentiment de précoce. Ce sentiment consiste en une impression spécifique d’étrangeté ressentie en soi-même lors des relations avec les schizophrènes. Et depuis plus de quarante ans, Kimura se trouve directement confronté dans sa pratique à la question que pose ce sentiment de précoce à propos des conditions de possibilité de la « compréhension de soi » en tant que sujet des opérations de perception, de connaissance, de volition, etc. Son œuvre porte dans son ensemble l’empreinte régulière de cette interrogation

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fondamentale sur l’acte de retour sur soi par lequel le sujet tente de se ressaisir comme principe unificateur des opérations entre lesquelles il peut se disperser et s’oublier comme sujet1. C’est donc d’abord pour découvrir comment les modalités de l’immanence à soi, de la coïncidence de soi avec soi-même, sont perturbées dans la conscience de soi des schizophrènes que Kimura a introduit une pratique phénoménologique dans ses recherches. Il a trouvé l’une des références indispensables à une telle pratique dans la phénoménologie de Husserl. Il partage avec lui le sens le plus général donné à l’intentionnalité, c’est-à-dire à ce mode opératoire fondamental de la conscience dont Husserl a découvert qu’il ne fonctionne qu’en tant que conscience de quelque chose2. Toutefois, l’influence de Nishida Kitarō et celle de Watsuji Tetsurō ont été simultanément déterminantes. En effet, Kimura a cherché à rendre compte du « lieu » originaire (ሙᡤ, basho) de cette conscience de quelque chose et a découvert qu’il est antérieur à l’opposition du monde et du sujet qui s’y constituent. Le terme aida (࠶࠸ࡔ) est le fil conducteur de l’approfondissement de cette découverte dans toute l’œuvre de Kimura. Aida (

), entre

Le caractère 㛫, emprunté à la calligraphie chinoise, se prononce en lecture sino-japonaise ma, ken, kan et, en langue japonaise originale (኱࿴ゝⴥ, yamatokotoba), aida. Il évoque communément, selon les contextes et ses diverses lectures, un intervalle soit spatial, soit temporel. En fait, cet idéogramme, qui se trace à l’aide de l’emblème du soleil (᪥) apparaissant au milieu de l’emblème de la porte (㛛), signifie la plénitude d’un lieu ou d’une durée qui doit être comprise non 1. Quoique ce point soit méthodologiquement constant dans l’œuvre de Kimura, un article traduit en français en traite spécifiquement : Kimura Bin, « Réflexion et soi chez le schizophrène », dans Écrits de psychopathologie phénoménologique, Paris, PUF, 1992. 2. En effet, la réduction, en mettant hors circuit la doxa naturelle, révèle l’objet en tant que visé, ou phénomène, c’est-à-dire que la chose elle-même est reconnue comme vis-à-vis (Gegenstand) et la conscience comme ce pour quoi il y a des visà-vis. Dès lors une conscience à laquelle on retirerait tout ce dont elle est conscience est impensable. C’est pourquoi Husserl considère que le propre de la conscience est d’être conscience de quelque chose de donné par cette visée (intentio) dont il nomme le principe, après Brentano, intentionalité.

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seulement comme intervalle entre deux pôles distincts, par exemple l’organisme et le milieu, mais plus globalement comme tout l’espace de jeu qu’à la fois ils constituent ensemble et duquel ils se constituent eux-mêmes, quel que soit le champ de signifiance concerné. Ainsi, d’une manière générale, 㛫 c’est l’entre mais tel qu’il se constitue de l’intégralité de la faille et de ses bords. Pour rendre compte de la « nature du sujet », Kimura ajoute au sens original fourni par ce caractère 㛫 celui du terme aida (࠶࠸ࡔ) tel qu’il est proposé dans la langue japonaise originale. En raison du sens enrichi que prend le terme dans sa pensée, Kimura l’écrit toujours en hiragana : ࠶࠸ࡔ, et lui conserve ainsi sa prononciation spécifiquement japonaise : aida. Avec ce terme aida, Kimura évoque la rencontre en insistant sur son origine unitaire. Précisément, il met en évidence l’acte, qu’il qualifie de « noétique », constituant ensemble ce qui se distingue simultanément comme séparé dans la représentation noématique. Dans l’ouvrage qu’il consacre à aida3, Kimura explique : « Quand nous parlons d’aida, nous ne voulons pas signifier un quelconque lieu spatial, mais avant tout un mouvement. » Et il précise dans la phrase suivante : « Cet acte ou ce mouvement sont directement liés à l’activité vitale4. » Pensé avec le concept aida, le sujet n’est pas inhérent à l’individu. Ce dernier se constitue noématiquement en tant qu’une des lèvres articulant l’espace et le temps intervallaires qui s’y définissent alors, et cela dans une climatique propre à cet « entre ». La venue noétique du sujet dans l’ouvert originaire ne constitue pas une portion d’espace-temps découpée dans un ensemble pré-établi, mais l’événement fondateur de sa propre spatiotemporalité. C’est cet événement que Kimura nomme aida. Tel l’oiseau de Braque, en même temps surgissent nouveaux, le sujet, le ciel et la terre5. L’entre n’est pas compris en eux, ce sont eux qui sont issus de cet entre, ils sont issus « de cette distension ouvrante d’un pré-espace qui ne garde rien de l’ancien monde d’avant le moment apparitionnel6 ». L’entre, l’aida doit donc être compris — selon l’expression de Kimura — « comme l’origine du 3. Kimura Bin, L’entre. Une approche phénoménologique de la schizophrénie, Grenoble, Millon, 2000, 152 p. (trad. Claire Vincent). 4. Ibid., p. 107. 5. Cf. Jean Leymarie, Braque, Lausanne, Skira, 1961. Voir par exemple le tableau intitulé L’oiseau et son nid de 1956. 6. Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, 1991, p. 200.

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soi-même authentique » ; autrement dit, « le soi-même comporte l’aida à titre de moment constitutif 7 ». Et, comme nous allons le voir, Kimura enracine ce moment dans le mouvement même de la vie. Onozukara ( ) et (mizukara shizen (⮬↛ ) et jiko (⮬ᕫ)

),

Lorsque la dualité apparaît en ce moment premier, comment penser ce passage d’un moment « naturel » — où ne se distinguent pas encore un sujet et un monde — à cette différence, qu’exige l’ex-istence de chacun ? Kimura l’explique en revenant au sens premier de quelques termes japonais qui le conduisent à penser cette genèse du projet, qui ouvre réciproquement le sujet et le monde à leur être propre, en tant que diffraction de la spontanéité se manifestant comme aida originaire. En effet en japonais, la part commune de cette spontanéité est représentée par le même idéogramme ji (⮬) dans les termes qui évoquent les deux versants du déploiement de l’entre originaire. Dans le cas de ce qui se produit de soi-même, au sens d’un mouvement spontané universel, on emploie le terme onozukara (⮬ࡎ࠿ࡽ). Par contre, lorsque la spontanéité est perçue comme venant du soi-même propre à une personne, on emploie le terme (mizukara ⮬ࡽ). La spontanéité commune ji (⮬) se diffracte ainsi en deux sens différents de l’expression « de soi ». L’un renvoie directement à l’apparition du soi qui conserve en japonais la trace de la spontanéité commune originaire avec le terme jiko (⮬ᕫ) (qui signifie « soi »), et aussi dans l’expression employée pour dire que l’on fait quelque chose par soimême jibun (⮬ศ), terme signifiant mot à mot : ma part bun (ศ) de la spontanéité ji (⮬). Sur le versant de ce qui s’accomplit de soi, la spontanéité exprimée par le caractère ji (⮬) a été conservée dans le terme utilisé pour la nature (⮬↛, jinen, shizen). Cette distinction formulée par la langue japonaise recoupe, en fait, deux sens du soi re-découverts par l’analyse existentielle occidentale8 que Kimura connaît éminemment bien pour en avoir traduit de nombreux ouvrages. En effet, pour cette dernière également, l’être de l’humain par-

7. Kimura Bin, Écrits de psychopathologie phénoménologique, Paris, PUF, 1992. 8. Fondée par Ludwig Binswanger dans les années 1930 sous le terme allemand de Daseinsanalyse.

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ticipe en tant que vivant au mouvement général de la nature, c’est un étant parmi les autres étants. Là est, en sa nature propre, la nature. Par contre, en tant qu’existant9, il se tient de par lui-même — comme autre que — hors de cette nature de sa nature. En effet, de même qu’il n’est jamais possible de réduire des états psychiques à des processus cérébraux, il n’est pas non plus possible de dissoudre la spécificité de chaque individualité à une origine commune partagée dans la mère nature. Les deux aspects sont à affirmer simultanément, telle la vague qui constitue une forme spécifique de mer. Il en découle que l’aida étant compris « comme l’origine du soi-même authentique » qui s’enracine dans le mouvement même de la vie, ce soi-même inclus en sa propre constitution l’absolument autre. Basho (

) et ibasho (ᒃሙ

), « il y a » et « j’y suis »

Entre singulier et universel, Kimura constate que ni l’un, ni l’autre, ne suffisent à rendre compte du sujet. En effet, ni la nature ne peut accomplir son être propre, se donner un là par elle-même que seule la transcendance de l’être de l’humain apporte, ni l’humain advenir à soi-même hors d’un monde qu’il ouvre comme son propre là. Lorsque l’accomplissement de la spontanéité originaire prend l’humain pour relais, la catégorie change à la fois pour l’humain qui, du simple vivant, devient un ex-istant, et pour le monde qui est ainsi simultanément ouvert au là que cet existant constitue pour lui. La rupture est de l’ordre de l’événement-avènement : « il y a » et « j’y suis » y sont indissociables. C’est l’appartenance réciproque du monde et du soi au même lieu-moment, exprimée en français dans le « y, » qui évoque ce lieu commun (ሙᡤ, basho) pouvant devenir le lieu de son être propre (ᒃሙᡤ, ibasho). Mais le « il » de ce qui se présente et le « je » de la présence se constituent aussi réciproquement : je suis là dans le monde et je suis le là du monde, le « je » et le « il » étant constitués-par l’entre et constituants-de l’entre. Il s’agit donc de la réciprocité d’un monde et d’un sujet, constitués et constituants. Sur deux niveaux ontologiques différents, les deux sont à affirmer simultanément : l’origine commune du monde et du sujet dans la nature du vivre (Lebenswelt) mais aussi l’instauration commune réciproque du sujet et de son monde dans l’ex-istence. 9. Exister : ex-istere, se tenir hors de.

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Post-festum, intra-festum et ante-festum

Kimura analyse la schizophrénie comme « impossibilité à se constituer en ce lieu en tant qu’être distinct pouvant s’affirmer comme soi-même ». C’est précisément la révélation muette du vide béant que provoque le mode d’être en absence de soi du schizophrène au sein de ce lieu originaire commun aux organismes et au milieu où devrait naître l’existence séparée de chacun qui a incité Kimura à dévoiler la dimension singulière de l’entre. Une large part de sa contribution psychiatrique consiste à rendre compte de l’altération singulière de l’aida inhérente à ce mode de présence en absence de soi des schizophrènes, altération qui est donc éprouvée en eux-mêmes par les autres protagonistes comme perturbation dans leur propre présence, comme « sentiment de précoce » (Rümke). L’un des aspects singuliers de ce sentiment de précoce est la temporalité qui lui est associée. La temporalité du schizophrène — qui s’éprouve dans la transformation du mode de temporalisation de l’aida comme l’un des aspects du sentiment de précoce — est qualifiée par Kimura d’ante-festum. Il s’agit d’un mode de temporalisation dans lequel la succession temporelle ordinaire passé-présent-futur est disloquée au profit d’un devancement constant de l’avenir qui rend impossible l’ancrage dans le présent et coupe l’accès au passé authentique, rendant également de la sorte le futur inconsistant. À l’opposé de ce mode de temporalisation, Kimura analyse celui du mélancolique et le qualifie de postfestum (ou ᚋࡢ⚍, ato no matsuri, littéralement « après la fête »). Ce mode correspond à une hypertrophie de la représentation de la dimension temporelle passée rendant impossible l’accès au présent et à sa projection dans le futur. Enfin, il qualifie la constitution de la temporalité des pathologies de l’immédiateté comme l’épilepsie d’intra-festum, entendant par là un mode de temporalisation où l’instant peut prendre une dimension « verticale » qui s’abstrait du continuum temporel horizontal ordinaire. Toutes ces métamorphoses extrêmes du mode de temporalisation rendent compréhensible l’impossibilité subie à devenir soi selon des modes différents dans les diverses psychoses. En effet, dans toutes ces tentatives malheureuses d’existence, le lieu même de l’être soi-même (ᒃሙᡤ, ibasho) ne peut s’articuler dans le présent faute d’ouverture sur les autres dimensions temporelles. Kimura apporte avec ces concepts des outils analytiques qui éclairent également les accentuations/altérations temporaires et

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partielles des modes de temporalisation de la présence ordinaire et qui permettent également de rendre compte de fonctionnements extra-ordinaires comme ceux des extases mystiques. Jikaku (

), auto-aperception

Tant pour avoir pu être dit par la langue japonaise en terme d’aida que pour avoir été explicité par la réflexion de Kimura, il faut supposer un mode de dévoilement propre à l’entre, un mode de « conscience » propre à ce lieu paradoxal où apparaissent le sujet et le monde. Pour désigner le mode d’apparition à la conscience de ce fond commun au soi et au non-soi, Kimura emploie le terme jikaku (⮬ぬ)10 dont la transcription mot à mot peut correspondre à « auto-aperception », car il est composé du caractère ji (⮬) de la spontanéité et de kaku (ぬ) qui évoque une vue de l’intellect, ou une intuition intellectuelle. L’auto-aperception est pour Kimura le moment apparitionnel où se révèle la relation même du propre avec l’impropre, l’entre-même constitutif du soi-même11. Cette vue, qui ne repose donc pas sur une synthèse dialectique seconde mais sur le moment réciproquement constitutionnel du sujet et du monde, fournit l’un des axes de compréhension les plus propices au dévoilement de la constitution de soi et par conséquent l’un des outils les plus efficaces dans l’approche clinique que propose Kimura. En effet, véritable reflet apercevable de l’entre, cette autocompréhension ne se limite pas à une « connaissance de soi », si l’on entend par « soi » son atrophie solipsiste. Se comprendre comme être-en-devenir se constituant au sein de la relation explicitée comme entre (aida), implique au contraire une ouverture sur la situation et une ouverture de la situation commune. Dans le cas du soignant et du patient, enraciner la compréhension à ce niveau originaire permet d’auto-apercevoir la genèse même de la situation commune et de fonder de la sorte le diagnostic et les orientations thérapeutiques sur cette base commune en genèse. Comprendre la 10. Dans l’emploi quotidien ce mot signifie « conscience de soi » mais dans la philosophie de Nishida Kitarō le terme jikaku (⮬ぬ) prend le sens plus originaire d’éveil-à-soi. 11. C’est pourquoi, du reste, il n’est pas possible de concevoir la vue paradoxale de l’auto-aperception en tant que primat de la conscience de quelque chose sur la conscience de soi ou l’inverse. L’auto-aperception surmonte cette dissymétrie de par son origine même.

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façon dont la co-présence se trouve, repose donc sur la com-préhension du lieu de l’articulation, de l’entre, constitué par les deux partenaires engagés dans la situation présente. C’est un mode d’être si originaire que non seulement le comprendre se manifeste pour l’êtrelà12 comme une vue indissociable de soi-même et de son entourage, mais « cette vue, l’être-là l’est originairement13 ». Ceci revient à dire que « non seulement l’être-là a dans le “comprendre” ouverture à sa propre possibilité mais que le “comprendre” est lui-même l’ouverture de cette possibilité14 ». Le paradoxe de cette vue, offrant une ouverture diagnostique au cœur même du processus d’individuation de chacun des protagonistes d’une rencontre, est qu’elle se forme à un niveau où la distinction entre le soi et le non-soi est en accomplissement. Son fondement même suppose une capacité d’ouverture antérieure aux éprouvés déjà reconnus comme siens. Cette vue suppose une ouverture à l’en-deçà de ce dont le sujet est passible, elle exige une transpassibilité15. Koto (ࡇ࡜) et mono (

), noèse et noème

Du côté de ses sources occidentales, Kimura conçoit comme Husserl que « l’intentionnalité signifie que l’acte de viser quelque chose ne s’atteint lui-même qu’à travers l’unité identifiable et ré-identifiable du sens visé16 », nommé par Husserl : « noème », c’est-à-dire le corrélat intentionnel de la visée noétique. Pas de divergence non plus pour les strates qui s’accumulent en couches résultant des activités noétiques et qui constituent ainsi le noème. C’est ainsi que la chose, le moi, le monde se constituent en représentation par une « médiation »17, dit

12. Être-là est employé pour traduire Dasein, terme par lequel Heidegger désigne l’humain sur la base de sa caractéristique propre d’être. 13. Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, p. 146. 14. Ibid. 15. Ce terme comme celui de « transpossibilité », qui lui est corrélatif, sont d’Henri Maldiney. Pour une étude spécifique sur ce sujet cf. Joël Bouderlique, « Transpassibilité et transpossibilité », dans Les Cahiers de Gestaltthérapie no 12, « Pathologies de l’expérience », L’exprimerie, automne 2002. 16. Paul Ricœur, « Narrativité, phénoménologie et herméneutique », dans Encyclopédie Philosophique Universelle, V, L’Univers Philosophique, Paris, PUF, 1989, p. 68. 17. Kimura Bin, « Pathologie de l’immédiateté », dans Écrits de psychopathologie phénoménologique, Paris, PUF, 1992, p. 129-64.

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Kimura. Mais par contre le versant noétique déborde le cadre de la conscience et prend le sens chez Kimura de l’acte lui-même, quel qu’il soit : intuitif, volitif, cognitif ou plus originairement existentiel. C’est aussi une inspiration japonaise qui réapparaît ainsi dans la pensée de Kimura mais dans une formulation phénoménologique qui la rend inédite. En langue originale japonaise, Kimura parle de koto (ࡇ࡜) pour l’acte noétique et de mono (ࡶࡢ) pour sa thématisation noématique. Mais en fait koto relève plus profondément de la spontanéité immédiate (⮬ࡎ࠿ࡽ, onozukara) qui s’accomplit d’elle-même en ou par moi (⮬ࡽ, mizukara). Le soi-même s’établissant, comme nous l’avons montré, précisément dans cet « entre » onozukara (⮬ࡎ࠿ࡽ) et mizukara (⮬ࡽ), la part qui lui revient en propre devient consciente en tant que mono noématique. Là aussi, Kimura conserve ses acquis culturels mais les approfondit considérablement en marquant une différence ontologique — entre l’ordre du koto, pur spontanéité de l’être, et l’étant mono — sur laquelle se fonde l’ex-istence humaine qui, en tant que Dasein (être-là et être-le-là), se constitue à partir mais hors du simple étant qu’elle transcende. Le déploiement du mouvement originaire est donc ainsi explicité une nouvelle fois comme mouvement accompli par la transcendance effectuée dans l’existence humaine. Ce mouvement noétique d’ordre ontologique (koto), inscrit sa marque noématique dans l’ordre ontique (mono). Selon cette conception, la prise consciente sur le sens n’atteint donc jamais celui-ci qu’à travers la médiation du noème, mais cette thématisation ne fait qu’accomplir l’une des facettes du jaillissement énergétique qui produit l’univers. C’est là une vue en fait conforme au sens originaire d’onozukara qui exprime, tout comme la tournure adverbiale ancienne de shizen (⮬↛), l’activité de la spontanéité naturelle déjà décrite dans le Kojiki (ྂ஦グ)18 comme jaillissement énergétique ayant constitué le début de l’expansion universelle. Koto appartient à la catégorie de ce mouvement premier qui fit naître « les dix mille êtres » (୓≀, banbutsu ; wan wu en chinois). Son origine est l’origine, sa représentation est mono : montagnes, fleuves, animaux ou noèmes dans la pensée de l’humain. Mais pour la tradition japonaise, le caractère onozukara de la nature implique en lui-même la compréhension du mouvement qui l’anime : la nature comme telle et 18. Kojiki (ྂ஦グ) (Livre des choses anciennes, 712), le plus ancien traité cosmogonique du Japon.

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sa perception sont toutes deux des productions qui apparaissent au cours du même mouvement spontané. La conception traditionnelle affirme donc, comme l’une de ses productions, l’inclusion du sujet percevant au mouvement même de la création spontanée (⮬ࡎ࠿ࡽ, onozukara) de l’univers. Selon cette vue, nous sommes à l’opposé de la scission opérée par Descartes entre la res cogitans et la res extensa qui a pour conséquence l’extramondanéité du sujet. Lebenswelt et existence

Cependant si la continuité génétique entre l’observé comme nature et l’observateur humain de la nature est affirmée par la tradition japonaise, elle ne dit rien de la communication entre les deux et escamote aussi, dans cette hypothèse, toute la question de l’intentionnalité de la visée observatrice qui, elle-même, exige la question de la dissymétrie constitutive du sujet observé et du sujet observant. Kimura utilise aussi ce terme shizen (⮬↛) — entendu comme nature, processus naturel ou spontanéité originaire. Cependant, il ne s’agit pas pour lui de revenir à un « réalisme hypothétique » identique à celui exposé par Lorenz dans son Envers du miroir. En 1935, pour réfuter le béhaviorisme, Lorenz propose en effet un néodarwinisme qui consiste à affirmer que « l’observateur issu du naturel, ne peut manquer, du fait même qu’il est issu du naturel, d’atteindre dans son acte la seule vérité des êtres et des choses situés dans le naturel19 ». Mais la même année E. Straus publie son Sens des sens20 qui oppose à cette thèse le caractère non nécessaire de l’a priori qui fonde semblable prétention. Son travail démontre l’inadéquation de l’identité que pose de fait Lorenz — tout comme beaucoup d’auteurs japonais faisant référence à shizen — entre, d’une part, la communauté d’existence que partagent au départ l’observateur et l’observé et, d’autre part, la communication qui les lie ensuite. En fait, la référence au naturel ne peut se trouver clarifiée que si l’on appose à la communauté d’origine affirmée par le réalisme hypothétique — de Lorenz ou de la tradition japonaise — la communauté d’appartenance à l’existence. Il ne s’agit dès lors plus ni

19. Georges Thinès, « L’œuvre critique d’Erwin Straus et la phénoménologie », dans Psychiatrie et existence, Grenoble, Millon, 1991, p. 83-99. 20. Erwin Straus, Vom Sinn der Sinne, Springer, 1956 ; trad. fr. G. Thinès et J. P. Legrand : Le sens des sens, Grenoble, Millon, 1988.

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de l’amalgame néodarwinien du béhaviorisme ou de celui de la tradition japonaise, ni d’une rechute dans l’extramondanéité du sujet cartésien bisubstantiel. Il s’agit de la réciprocité d’un monde et d’un sujet constitués et constituants. Kimura ne s’y trompe pas, il affirme les deux simultanément : l’origine commune du monde et du sujet dans la nature du vivre (Lebenswelt) mais aussi l’instauration commune réciproque du sujet et de son monde dans l’ex-istence. Une des tâches constantes de l’œuvre de Kimura consiste précisément dans la répartition justifiée des phénomènes étudiés entre ces deux ordres et dans l’explicitation des transformations qu’engendre le passage de l’un à l’autre. Ayant compris ce souci dans la pensée de Kimura, il sera plus facile de saisir par la suite la diversité des intérêts que présentent ses recherches21. Sens, sens commun, sens-direction et sens-signification

Située dans ce lieu de passage constituant du monde et du soi qu’est l’entre et, révélée selon la modalité de conscience propre à ce lieu, sous forme donc d’auto-aperception de l’aida, que devient la question du sens ? Et bien, c’est précisément en ce lieu que le sens s’accomplit, comme l’exprime la polysémie du terme français : de fait, il s’y accomplit une mutation du sens-direction en sens-signification, un passage transformateur du mouvement spontané originaire à l’ordre de la représentation. En effet, comme nous l’avons vu, selon la référence à la culture japonaise proposée par Kimura, c’est la direction naturelle du mouvement générateur responsable de l’expansion universelle (⮬ ࡎ࠿ࡽ, onozukara) que d’inclure dans son déploiement l’étape de la signification intelligible. Si l’on est assuré de l’origine, de la direction et de la signification, il reste dès lors à expliciter le comment du passage de l’origine à la signification. Le même mot en rend compte : sens. Les sens donnent en effet la sensation qui fonde un sens-direction donnant par là même le sens-signification à l’être de l’humain. Ce sont les travaux d’Erwin Straus, soigneusement étudiés par Kimura, qui ont mis en évidence expérimentalement les articulations permettant 21. Le passage d’une investigation au niveau de l’éidétique à celui de la génétique ou bien de la biologie à l’analytique existentiale, par exemple, pose en effet souvent le problème de la cohérence de l’œuvre pour le lecteur peu averti de la double problématique qui articule toute la recherche de Kimura.

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d’affirmer cette chaîne. Sa description du spectre des sens « permet de relier le mode d’existence primaire du sentir à la perception, laquelle est émergence de la connaissance22 ». Le sentir ne doit dès lors plus être considéré comme le résultat de sensations ponctuelles affectant passivement la conscience considérée comme « contenu », mais « comme une expérience sympathique, c’est-à-dire intramondaine23 ». Straus montre qu’il existe une relation interne entre la sensation et le mouvement, que la résonance pathique du sujet au monde — ce qu’il appelle l’« expérience sympathique » — se fonde même sur cette relation indissociable du sentir comme mode d’accès primaire général au monde avec la motricité. Kimura ajoute qu’à l’origine de tous ces sens du sens il y a un sens commun, sensus communis ou koine aisthésis (ඹྠឤぬ, kyōdō kankaku) une synesthésie qui est garante du « bon sens » —expression fédératrice ici d’un quatrième sens du sens venant s’ajouter aux trois autres. L’inflation sémantique du terme « sens » réunit de la sorte en son sein des conceptions aussi éloignées dans le temps que dans l’espace. Aristote est ainsi mis à contribution par Kimura aux côtés de Merleau-Ponty et d’Erwin Straus sur le fond d’une conception cosmologique propre à la culture japonaise. Noèse, noème et métanoèse

Lorsque Kimura reconnaît avec Merleau-Ponty et Straus l’unité du sens en tant que direction allant de la sensation à la signification, Kimura se rapproche en fait également de Husserl. En effet, chez Husserl aussi il faut bien supposer au cœur de la sensation une direction noétique, en quelque sorte en germe signifiante, pour constituer un sens noématique. Mais l’analyse phénoménologique de Husserl révèle dans son investigation régressive « des couches toujours plus fondamentales où les synthèses actives renvoient sans cesse à des synthèses passives toujours plus radicales. […] Même les derniers travaux consacrés au monde de la vie (Lebenswelt) désignent sous ce terme un horizon d’immédiateté à jamais hors d’atteinte24. » La question du sens s’échappe donc pour Kimura de la dimension noématique dans laquelle l’intentionnalité husserlienne a d’abord 22. Georges Thinès, « L’œuvre critique d’Erwin Straus et la phénoménologie », p. 98. 23. Erwin Straus, Vom Sinn der Sinne, p. 35. 24. Paul Ricœur, « Narrativité, phénoménologie et herméneutique », p. 69

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essayé de le situer. En fait, pour Kimura, non seulement le sens déborde la polarité noématique de part l’origine du cours ascendant de ses métamorphoses mais il lui échappe également dans l’autre sens, à l’autre extrémité du processus. Kimura montre en effet que le sens thématisé dans le noème agit lui-même au niveau de la noèse ou plus précisément là où se fonde la noèse, en ce lieu que Kimura qualifie de « métanoétique ». Pour s’en expliquer, il donne l’exemple du jeu musical25. Il propose de distinguer trois moments, toujours simultanément intégrés, pour expliciter l’ensemble du flux musical (sons et silences) exécuté par des musiciens ou des chanteurs. Le jeu lui-même, s’accomplissant à chaque instant du présent, est noétique. L’attention retenue des phrases musicales déjà exécutées ou en train d’être jouées est de l’ordre du représenté, soit noématique, tout comme l’anticipation des phrases suivantes qui est nécessaire à la bonne continuité de chaque acte musical dans le présent. Le sujet a donc sa conscience limitée aux aspects noématiques — constitués en représentation — de la musique déjà jouée ou à jouer mais est dans l’incapacité radicale d’être conscient de l’acte même de son jeu, noétique, dans l’instant. Pourtant l’acte, noétique, du virtuose prend sans cesse son origine harmonieusement dans le fond noématique de l’avant et de l’après du morceau musical qu’il exécute. Par conséquent, le sens-direction de l’acte même, qui s’accomplit dans le temps noétique sans durée de l’instant, est donné en ce lieu singulier où le noème se transmute en métanoèse. Il y a probablement là une illustration du principe d’autoidentité absolument contradictoire (⤯ᑐ▩┪ⓗ⮬ᕫྠ୍, zettai mujunteki jiko dōitsu) de Nishida, mais sans que Kimura y fasse une référence explicite. Du monde naturel au monde historique

Ayant évité le mouvement du questionnement à rebours infini du présupposé du « monde de la vie » husserlien, la trajectoire herméneutique de Kimura aboutit à un irréductible qui est aussi un Lebenswelt, un « monde du vivre » mais donné et donnant. En effet, le versant occidental de l’inspiration de Kimura est en continuité sur ce point 25. Kimura Bin ࠗ࠶࠸ࡔ࠘ (Aida), Kōbundō Shisōsensho, Tōkyō, 1988, plus particulièrement les chapitres 4-7. Traduction française de Claire Vincent : L’entre, Une approche phénoménologique de la schizophrénie, Grenoble, Millon, 2000.

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avec la prise en charge de la question du « monde de la vie » rendue possible par l’ontologie fondamentale de Heidegger. Le mode de pensée s’inverse, en accord avec Heidegger, pour non plus considérer le monde de la vie, ou du vivre même, comme un résidu toujours présupposé dans le processus de la réduction du phénomène comme chez Husserl, mais pour l’assumer comme une donnée préalable. Nous sommes d’abord dans un monde et nous lui appartenons d’une appartenance participative irrécusable. Mais l’humain historique, qui est réflexif et ouvert au monde et à autrui dans la transcendance, se détache de l’humain comme être vivant issu du naturel. Cette articulation en deux versants de l’humain justifie que soit pratiquée l’épochè par laquelle le naturel est déclaré inadéquat pour caractériser exclusivement la relation du sujet et du monde. Le monde de l’humain, fondé par le langage réflexif, n’est pas plus naturel que le sujet par lequel il accède à l’être ; en devenant soi, l’humain appose la catégorie de l’existence à celle de la nature. Le temps qu’il instaure en ouvrant son monde, et par là même en ouvrant le monde à soi, porte sa marque propre. C’est pourquoi l’analyse de la temporalisation, qui pose la temporalité propre à l’humain historique lorsqu’il s’extrait de la nature, est une des voies privilégiées d’accès à la compréhension de l’être humain tentée par Kimura. Le rapport au fond, Grundverhältnis et la subjectivité

L’analyse de ces complexes procès circulaires est opérée par Kimura en vue de rendre compte de l’accomplissement de la subjectivité ellemême car il en observe les formes en défaut dans les essais malheureux de ses patients pour être eux-mêmes. Une autre tentative qu’il mène à cette fin prend son élan au niveau biologique dans une pensée occidentale pour curieusement y retrouver une vue orientale exprimée par Nishida Kitarō. Du point de vue occidental, c’est la leçon de Viktor von Weizsäcker qui est utilisée. Kimura en retient le rapport au fond (Grundverhältnis) constitutif de la « subjectivité ». Weizsäcker26 nomme en effet « subjectivité » le rapport du vivant au milieu ou au fond (Kimura l’entend comme fond de la vie) qui peut être expérimenté comme dépendance (du rapport au fond), ou comme liberté 26. Victor von Weizsaecker, Der Gestaltkreis, Stuttgart, Ed. Georg Thieme ; Le cycle de la structure, Paris, Desclée de Brouwer, 1958 (trad. Michel Foucault).

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(d’avec le rapport au fond). Pour bien préciser qu’il ne parle ni particulièrement du sujet conscient ni même spécifiquement du sujet humain, Weizsäcker propose de renoncer à l’identification entre le psychique et le subjectif. Il précise ainsi : « Cela veut dire qu’un organisme qui n’a pas de conscience ou qui n’a pas actuellement l’expérience d’un contenu psychique particulier a néanmoins comme sujet un rapport avec le milieu27. » D’une existence temporelle limitée à la durée de la relation qui le constitue, le sujet disparaît et naît au rythme des crises qui remettent en question l’équilibre relationnel. C’est pourquoi, et Kimura insiste sur ce point, Weizsäcker peut écrire que déjà au niveau biologique, « le sujet n’est pas une possession immuable, il faut inlassablement le conquérir pour le posséder28 ». Bien que les changements critiques de l’équilibre relationnel imposent des disparitions et réclament des renaissances continuelles, ce cycle s’accomplit selon un ordre constitutif d’une unité, que Weizsäcker nomme « cohérence », qui rend compte de la continuité individuelle. Cette description de la subjectivité qui s’articule initialement selon l’intrication circulaire de la perception et de l’automouvement du vivant — selon des « cercles de formes » (Gestaltkreisen) — est directement évocatrice pour Kimura des conceptions de Nishida Kitarō dont il cite la formule « continuité de la discontinuité ». À partir de ces travaux, Kimura propose l’analyse du lieu de cette rencontre (entre organisme et milieu) constituante de la subjectivité entendue au sens de Weizsäcker. Il fait ainsi reposer l’un des principes de sa pratique analytique sur une application de l’auto-identité absolument contradictoire en appelant avec Weizsäcker « sujet » le principe de rencontre du vivant et du monde ou encore le « principe de maintien de la cohérence de la rencontre par le cercle de la forme29 ». Présence et pouvoir-être

Dans cet intérêt pour les recherches biologiques, nous observons de nouveau, chez Kimura, ce même mouvement de retour à un fond qu’il appelle « fond de la Vie » d’où jaillit la source originaire du fleuve de la vie dont les berges se nomment respectivement être humain et 27. Victor von Weizsaecker, Der Gestaltkreis, p. 209. 28. Ibid., p. 210. 29. Kimura Bin L’entre, p. 32.

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monde. Le parcours de Kimura est en fait très voisin de celui de Nishida : provoqué par la souffrance humaine, il s’agit pour les deux pensées de tenter de fonder une anthropologie qui rende compte de l’accomplissement de la spontanéité originaire telle qu’elle se révèle dans l’expérience pure et en suivre le développement historique. La recherche de Kimura se dirige donc toujours vers le fond mais pas temporellement vers un avant par rapport à un après car il s’agit d’un avant toujours au-devant, en advenir perpétuel et qui prend son origine dans le présent. Dans quel présent ? « Celui de la présence qui se constitue dans le projet où elle s’ouvre à soi, en avant de soi, en se projetant dans la significativité qui constitue la mondanéité de ce qui lui est à chaque fois monde30. » La présence, que chacun est, consiste aussi pour Kimura à être à l’avant de soi. En fait, il y va de son être même pour cet étant, comme l’écrit à plusieurs reprises Heidegger dans Être et temps que Kimura cite. La présence naît (prend naissance) et n’est (ne tire son être) que dans la mesure où elle instaure sa propre possibilité en tenant son être à l’avant de soi ; elle n’a sa tenue que dans son ex-istence « en soi plus avant », selon une expression d’André du Bouchet, où elle est sans cesse « dehors toujours au centre ». Pourtant est-ce à dire pour Kimura comme pour Heidegger à l’époque de Être et temps que la tension de durée, qui constitue le temps, s’origine dans l’avenir ? Non, car pour l’humain il s’agit de pouvoir-être. De « pouvoir-être au monde à dessein de soi » (Maldiney). Un soi qui n’est pas là donné, ni à titre réel ni à titre idéal mais qui a à se tenir à chaque fois dans le présent hors de son étance et de celle du monde auquel il échoit en ouvrant l’avenir où il advient à soi. À la différence d’un simple vivant, l’humain n’est en tant que tel que par son pouvoir-être. L’articulation existentiale du pathique et du pathologique, et « l’histoire intérieure de la vie »

En fait il s’agit d’un mouvement circulaire, celui-là même pour Kimura de la Vie universelle. Inversement à la démarche précédente, au cœur de la référence à la spontanéité originaire qu’il emprunte à Nishida Kitarō, Kimura retrouve « la trans-formation constitutive » 30. Maldiney Henri, Existence. Crise et création, Encre marine, 2001. La conférence originale est aussi disponible en vidéo, Lyon, ALEP, 1991.

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qui définit pour Weizsäcker l’essence de la vie et le sens de la crise qui s’y joue constamment. Mais si chez ces deux prédécesseurs Kimura retrouve le sens-direction de la vie, il ne découvre point encore le sens-signification de l’ex-istence. Il lui faut pour cela accomplir le même passage que celui franchi par Heidegger entre ses premiers essais phénoménologiques de 1922 et Être et temps en 1927, à savoir celui où il substitue le Dasein, l’être-là, au Leben, la vie. L’« apparition de la vie sous forme non plus de continuité ininterrompue mais de déchirements et de bonds » que découvre Weizsäcker dans la succession de crises, constitue précisément le rythme de la vie et ne prend sens que dans le sentir. Comme nous l’avons vu, pour évoquer le creuset originel pathique où se fondent — dans les deux sens du terme — les trois sens du sens, Kimura parle d’un « sens commun ». Il s’agit pour lui de la koine aisthésis où se con-fondent la direction de la vie et celle de l’existence en vue de l’ouverture de l’entre qui marque la séparation constituante de l’impropre et du propre. Mais si au niveau vital, la crise est celle du décalage entre l’organisme et son milieu, au niveau de l’existence, elle est celle de l’être mis en demeure, ou d’advenir à soi, en devenant le là du monde auquel il est, ou de disparaître. Ce passage du subir vital au personnel est la définition même du pathique que Kimura a retrouvée lors de sa traduction de l’œuvre de Weizsäcker. C’est aussi à propos de ce passage que Kimura peut dire avec Heidegger que « la vie ne se déroule pas dans le monde mais que le monde est impliqué dans le vivre sous la forme du souci » d’un àêtre constant. Dans le passage de la nature au soi, le sens reste celui d’une spontanéité dont Kimura voit la réaffirmation en japonais dans le caractère ji (⮬) commun à la nature (⮬↛, shizen, jinen) et au soi (⮬ᕫ, jiko), mais l’appropriation de la part propre au soi (⮬ศ, jibun) assure la transcendance des deux. Cet instant toujours renouvelé de crise et de création où le vivre devient existence est l’origine aussi de la temporalité qui constitue l’histoire personnelle, ou comme l’appelle Binswanger (que Kimura a aussi traduit), l’« histoire intérieure de la vie ». Seulement si là s’esquisse le procès des instants critiques de l’existence normale, c’est en découvrant ses échecs dans le champ des pathologies psychiatriques que Kimura l’a d’abord entrevu. Cependant, la leçon de ses maîtres permet à Kimura de substituer à l’opposition réifiante du normal et du pathologique celle de l’articulation

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existentiale du pathique et du pathologique, « celui-ci étant une forme déchéante de celui-là, mais une déchéance inscrite dans sa propre possibilité même », comme l’explicite Henri Maldiney. Car en effet, Kimura reconnaît avec Maldiney que « le pathique et le pathologique appartiennent au pouvoir-être de l’existant qui est capable de répondre ou de se dérober à sa mise en demeure d’être ou de disparaître ». Et c’est justement parce que leur possibilité est inscrite comme celle du propre et de l’impropre dans la constitution même de l’existence et que leur divergence commence au point d’origine de la temporalité existentiale dans le présent, que Kimura a centré son étude de l’être humain malade sur celle des conditions de possibilité de sa santé qu’il découvre en faisant porter son analyse sur le lieu de l’entre — ayant pour mode de révélation son auto-aperception et pour dimension de son déploiement la temporalisation. Biographie de Kimura Bin Né le 15 février 1931 à Toh’ei en Corée. D’avril 1949 à mars 1955 : Étudiant en médecine à l’université de Kyōto. D’octobre 1961 à septembre 1963 : Médecin-stagiaire à la Clinique neurologique de l’Université de Munich. D’octobre 1963 à septembre 1965 : Médecin à l’Hôpital de Shigasato à Otsu. De septembre 1965 à janvier 1969 : Directeur-adjoint à l’Hôpital de Minakuchi à Koga. De février 1969 à octobre 1970 : Lecteur à la Clinique psychiatrique de l’Université de Heidelberg. De novembre 1970 à décembre 1974 : Professeur-adjoint dans le Service de Psychiatrie de l’hôpital universitaire municipal de Nagoya. De décembre 1974 à avril 1986 : Professeur, Chef du Service de Psychiatrie de l’hôpital universitaire municipal de Nagoya. De mai 1986 à mars 1994 : Professeur, Chef du Service de Psychiatrie de l’hôpital universitaire de Kyōto. Depuis septembre 1994 : Directeur de recherche de l’Institut d’Éducation et de Culture Kawai. Depuis septembre 1994 : Consultant et psychiatre à temps partiel à l’Hôpital Hakuaikai de Kyōto. D’avril 1995 à mars 2001 : Professeur d’Études transculturelles à l’Université Ryūkoku D’avril 2004 à juillet 2005 : Professeur de Philosophie à l’Université Ritsumeikan.

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1981 Prix Philip-Franz-von-Siebold (République Fédérale d’Allemagne). 1985 Prix de la Foundation du Dr. Margit-Egnér (Suisse). 2003 Prix Watsuji-Tetsuro (Japon).

Principales publications de Kimura Bin Écrits de psychopathologie phénoménologique, Paris, PUF, 1992 (trad. Joël Bouderlique). Zwischen Mensch und Mensch, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1995 (trad. Elmar Weinmayer). L’entre. Une approche phénoménologique de la schizophrénie, Grenoble, Millon, 2000 (trad. Claire Vincent). Œuvres choisies en 8 volumes, Kobundo, Tōkyō, Kobundo, 2001. Scritti de psicopatologia fenomenologia, Roma, 2005 (trad. Arnaldo Ballerini et Giovanni Fioriti).

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5 Les rapports entre individu, société et État

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Réflexions sur les notions de « sujet » et d’« individu » Britta Boutry-Stadelmann

Cette intervention se veut un chantier de réflexion et un carrefour d’idées. D’une part, il s’agit d’un regard critique sur la pensée euroaméricaine de l’individu défini comme indépendant du contexte, et de ses privilèges que sont liberté, autonomie, droits naturels ; d’autre part, c’est aussi une interrogation sur la pensée sino-japonaise qui a tendance à mettre en avant le fonctionnement de la société et à subordonner l’individu au groupe et aux intérêts de l’ensemble plutôt que de la considérer comme l’agencement d’une multitude d’individus et comme entité tenant compte des intérêts de chacun en tant que personne. Nous soulèverons également la question du bien-fondé de cette perception tranchée : individualisme « occidental », groupisme « oriental ». L’individualisme est-il le modèle unique proposé dans la sphère euro-américaine ? Le groupisme correspond-t-il réellement au fonctionnement de la société japonaise ? Au Japon, on observe une certaine méfiance vis-à-vis de la notion d’individu — méfiance que cultive le fond de pensée confucianiste en Chine et au Japon, en prônant un idéal d’harmonie et de loyauté, et en étiquetant les considérations privées d’égoïstes, le dévouement à la cause publique de méritoire — et on constate qu’elle a été la plupart du temps oblitérée au profit de la notion de collectivité (que ce soit l’intérêt de la famille, du groupe, de l’entreprise, de la faction politique ou encore de l’État). Parallèlement, on observe qu’il y a un investissement positif de l’individu au Japon dans la mesure où il est le logement du corps-

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esprit ; et il est possible de déceler une conception valorisante de l’individu, tant au niveau théorique qu’à celui des pratiques sociales. Ainsi, Nishida Kitarō (1870-1945) traite de l’individu en tant que sujet en action se trouvant soumis au prédicat (le verbe en tant qu’action), tandis que Yamazaki Masakazu (1926-) le présente comme un individu souple et pratiquant l’interaction avec autrui au sein de la société. Dans les deux cas, l’individu est bien réhabilité, car doté de caractéristiques nouvelles, celle d’un corps-esprit en action et celle de protagoniste de l’échange social. On trouve dans la pensée japonaise un acquis fondamental en faveur de l’individu, à savoir la perception positive du corps humain et la place que les Japonais lui accordent dans la vie, ainsi que la tradition des pratiques artistiques (㐨, michi, dō) qui en sont les expressions : les deux, corps et pratique artistique, sont toujours individuels. Ce corps en question n’est jamais simplement une entité matérielle, mais relié à l’esprit. Chez Nishida, par exemple, le corps-esprit (ᚰ㌟, shinshin) ne peut être qu’individuel et appartenir à un « moi », à une personne. Car aucune expérience où esprit et corps seraient dissociés n’est possible. Ce constat est le point de départ de la réflexion sur la réalité et la vérité. Soulignons que le concept corps-esprit implique une polarité de deux extrêmes, le corps et l’esprit, qui sont présents l’un dans l’autre, ou l’un à travers l’autre, mais pas dans un rapport de dualité. Il y polarité et tension, mais pas dualité ni opposition. Il est difficile de dire où le corps s’arrête et où l’esprit commence puisqu’ils sont en parfaite interrelation. Pour cerner ces notions d’individu et de sujet dans leur rapport avec le monde, nous traiterons de Nishida et de Yamazaki en particulier, avec des allusions à d’autres penseurs, notamment Hermann Schmitz et Miguel Benasayag, tous les deux très critiques vis-à-vis de la notion euro-américaine d’individu autonome et de sujet substantiel. Le sujet

Le sujet doit être déterminé car il intervient dans la création, soit comme artiste, soit comme spectateur. La première question qui se pose est de savoir ce qu’il faut entendre par « sujet ». En effet, la langue japonaise connaît trois termes permettant de le désigner :

Réf lexions sur les notions de « sujet » et d’« individu » ୺ㄒ ୺ほ ୺య

shugo shukan shutai

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le sujet grammatical ou logique ; le sujet épistémologique ; le sujet corporel1.

La subjectivité de type japonais se reflète de façon pertinente au niveau du langage. Nombreuses sont les remarques concernant la difficulté de traduire le japonais dans une langue indo-européenne à cause du rôle très différent qu’y joue le sujet grammatical. Le japonais peut se permettre de ne pas mentionner expressis verbis le sujet, soit parce que le contexte indique le thème de la phrase, soit parce qu’une certaine ambiguïté est volontairement laissée dans le but de créer une ambiance plutôt que de focaliser le discours sur un sujet. Nous appelons ce procédé « discours participatif » en ce qu’il place les interlocuteurs dans un contexte commun partagé par tous. En japonais, c’est le lacis de correspondances rendant compte de la participation du mot — en l’occurrence du sujet diffus — qui prime sur l’attribution claire et nette exigée dans les langues indo-européennes2. Le souci principal de Nishida, souci qui se manifeste dans plusieurs textes, fut de détruire le subjectivisme propre à la philosophie occidentale, au sens de théorie basée sur un « sujet – noyau dur » dotés de qualités, au profit d’un « subjectivisme » différent, animé par 1. John Maraldo affirme ce qui suit : « At times Nishida is more discriminating than the translation. His distinctions between the grammatical subject (shugo), the epistemological subject (shukan), and the embodied subject (shutai) were muddled by translating these termes “subject”, “subjectivity”, and “subject”, respectively » (John C. Maraldo, « Translating Nishida » : Philosophy East and West 39 [1989, no 4] 465-496 ; 475). Quant à Elmar Weinmayr, il dit ceci : « Das Japanische kennt mehrere Worte für “Subjekt”. Shutai (Bedeutung der Zeichen : Herr-Leib) meint weder das logische oder das grammatikalische Subjekt (shugo, Herr-Wort) noch ein Subjekt im einschränkenden Sinne des neuzeitlichen Erkenntnissubjektes (shukan, Herr-Sicht oder Herr-Blick), sondern ein Subjekt im positiven Sinn eines Handelnden » (dans Ōhashi Ryōsuke (dir.), Die Philosophie der Kyōto-Schule, Freiburg/München, Alber, 1990, p. 133, note 21). 2. Nous aimerions toutefois apporter une précision : il nous semble incorrect de parler de l’absence du sujet grammatical dans la langue japonaise. Le locuteur japonais a, bel et bien, besoin de savoir si on parle de lui, de l’interlocuteur ou d’une tierce personne. Il y a donc utilité d’un sujet grammatical, mais celui-ci n’est pas toujours exprimé par un pronom ; il peut se faire entendre autrement, de façon détournée (par exemple par la forme verbale humble ou respectueuse) ou comme le milieu qui s’exprime (les formes verbales « passives » que nous traduisons souvent en ajoutant le pronom « on »). En conclusion, le sujet n’est pas absent dans l’esprit de celui qui parle, même s’il n’a pas besoin d’être concrètement mentionné dans la phrase.

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un « soi en action » ou « sujet agissant3 » qui évolue vers le « monde agissant4 ». Lorsque le monde est conçu comme un produit de la conscience — celle-ci fût-elle à certains égards universelle et impersonnelle —, il est inévitablement un monde immanent au soi. Afin de se départir du point de vue du sujet, Nishida dut considérer le monde réel à partir du monde lui-même et non pas seulement à partir du soi qui fait des expériences. En effet, on peut considérer qu’à l’époque de la rédaction d’Art et morale (publié en 1923), et notamment suite à son livre Le problème de la conscience (1920), il mit l’accent sur la conscience ; de ce fait, il n’échappa pas à la critique d’avoir accentué le subjectivisme. Il utilisait encore les termes « sujet », « personne » et « soi » (ou « notre soi ») pour désigner les centres d’action5. Nishida combattit néanmoins la notion de sujet pris dans le sens de sujet-substance, et on comprend mieux le soin qu’il mit afin de désubstantialiser le sujet, d’en faire un non-sujet ou un sujet sans substance. Dans l’histoire du Bouddhisme — et Nishida est tributaire de cet enseignement —, il apparaît très fortement que l’idée du non-soi (non-self ) fut développée suite au besoin du Bouddhisme primitif de se démarquer de la pensée existante : C’est la doctrine du Bouddha « du non-soi » qui a établi le fondement de la subjectivité dans le bouddhisme, car la théorie d’une âme universelle qui a prévalu avant l’époque du Bouddha ne laisse aucune place à l’établissement d’une existence individuelle vraie et réelle, étant donné que l’« individu » a été dissous dans l’universel. Quoique la théorie de l’âtman eût démontré une grandeur dans la pensée humaine, elle n’avait pas la pro-

3. Nishida Kitarō す⏣ᗄከ㑻, ࠗⱁ⾡࡜㐨ᚨ࠘ (Geijutsu to dōtoku, Art et morale) (1923), dans ࠗす⏣ᗄከ㑻඲㞟࠘ (Nishida Kitarō zenshū, Œuvres complètes de Nishida Kitarō) (NKZ), Tōkyō, Iwanami shoten, vol. 2, chap. 8. 4. Voir « Le monde de l’action », 1933. 5. Takanashi Tomohiro a bien retracé cette évolution en expliquant que Nishida, en creusant encore davantage sa pensée sur l’auto-aperception, et par le fait d’établir le « lieu du rien absolu » qui est le lieu où se trouve la volonté absolue, se soustrait à une tendance psychologique et volontariste qu’il n’avait pas entièrement balayée avant. Voir Takanashi Tomohiro 㧗᲍཭ᏹ, ࠕୡ⏺ᢕᥱࡢᙧᘧ࡜ࡋ ࡚ࡢⱁ⾡ ࣮ す⏣ࡢࣇ࢕࣮ࢻ࣮ࣛ࡟ᑐࡍࡿ㛵ಀ࠿ࡽࠖ (Sekai haaku no keishiki toshite no geijutsu – Nishida no Fiidoraa ni taisuru kankei kara, L’art en tant que forme pour saisir le monde. Vu à partir du lien de Nishida avec Fiedler) (manuscrit de la conférence donnée le 6 sept. 1992 à Kyōto), p. 5.

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fondeur de la subjectivité absolue impliquée dans l’« homme vrai » ou de la conscience de soi existentielle impliquée dans l’« homme pécheur »6.

Cette explication historique est importante en ce qu’elle relativise la notion de non-moi et la situe dans un contexte. Dans le domaine de l’intersubjectivité, la particularité du « je » japonais est qu’il se distingue beaucoup moins que le « je » occidental du « champ profond » de l’intersubjectivité. En d’autres termes, il a moins de qualités propres et intrinsèques. Un bon exemple en est le jeu littéraire du renga (㐃ḷ, poème en chaîne) où chaque participant compose un vers à tour de rôle ; le tout forme un poème où résonnent les diverses contributions individuelles. Berque fait remarquer clairement que le procédé du renga n’a rien à voir avec les rites primitifs qui font appel à la participation de la collectivité. Il cite Marcel Mauss : « Le [qui] apparaît toujours d’une façon secondaire […] désigne le plus souvent la foule […] Dans la horde homogène, les dons d’improvisations sont diffus […]7. » Le « je » japonais se tisse dans les autres tout en gardant son individualité. Un autre rapprochement, celui des petits papiers surréalistes, est également trompeur et inadapté à la situation japonaise : « L’effet dislocateur du petit papier ne s’obtient en effet que si l’on cache ce qui précède : le sujet occidental s’affirme en occultant les autres sujets8. » Le « je » japonais vibre au diapason avec les sujets alentour, il s’en inspire et y réagit ; il ne les écarte point, ni ne fusionne avec eux. À l’égocentrisme qui situe le sujet au départ et au centre, Nishida oppose de cette manière la théorie d’un « soi périphérique » où le sujet est conçu comme champ de gravitation autour d’un centre, où l’être est activité et se constitue secondairement à la constitution du champ relationnel. Le « je » ou la personne se détermine par sa relation aux autres. Quelle est la différence entre la personne et le sujet ? Pour Nishida, le 6. « It was the Buddha’s doctrine of “non-self ” that laid the foundation for subjectivity within Buddhism, because the theory of a Universal Soul that prevailed before the Buddha’s time left no room for establishing a real, actual, individual existence due to the fact that the “self” was dissolved in the Universal. Even though the âtman-theory demonstrated a height in human thought, it did not have the depth of absolute subjectivity implied in the “True Man” or of existential selfconsciousness implied in the “Sinful Man” » (Nagao Gadjin, Mâdhyamika and Yogâcâra, Albany, SUNY Press, 1991, p. 9 ; trad. Kawamura L. S.). 7. Augustin Berque, Le sauvage et l’artifice, Paris, 1986, p. 276. 8. Ibid.

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sujet n’est pas la personne ; il est l’ego impur, tandis que la personne est l’être humain évolué. Le sujet n’est pas non plus le moi, mais une entité, une substance qui existe préalablement à tout rapport. Le moi ou la personne est quant à lui un acte unificateur des actes et relations, un carrefour de relations qui présuppose des rapports interhumains. C’est l’autre qui représente notre chance de nous constituer en personne. « En respectant l’autre comme une personne on peut soi-même devenir une personne libre »9. Nishida parle également de « contenu personnel », notion qui permet de prendre encore davantage de distance vis-à-vis du « sujet » et qu’il ne faut pourtant jamais confondre avec une entité figée mais plutôt considérer comme un processus continu. Le moi en tant que concept est toujours soit en arrière de notre vécu immédiat, soit en avant, mais pas au moment présent. Seul le moi en action est au présent, mais nous ne pouvons pas le connaître de manière objectivée. Hermann Schmitz (*1928), père de la Nouvelle phénoménologie en Allemagne et d’un Système de la philosophie (en 5 volumes), jette une lumière intéressante sur la problématique du sujet. Se situant à la fois dans la lignée de Heidegger, de Bollnow et de Sartre (selon lesquels l’angoisse de même que la crise et la rupture permettent au soi de prendre subitement conscience de son être et de rebondir), et proche de la pensée de Nishida (pour qui la personne est construite par l’environnement et pour qui le sujet, défini comme centre d’une situation ou d’un contexte, n’est pas opposé au monde mais en fait partie), Schmitz définit d’une part le sujet comme un être qui se développe par rétrécissement à partir d’un archisubjectivisme très large et englobant, et d’autre part comme centre d’une atmosphère : Pour le petit enfant, tous les états de fait, tous les programmes et problèmes lui apparaissent au début […] comme subjectifs : le fait de grandir (débutant vers la fin de la première année de vie) consiste dans le fait de se débarrasser d’une partie de cette masse de subjectivité ; en se faisant, la subjectivité se retire et se fixe sur un reste à partir duquel pourra se former la situation personnelle ; ce reste — qui change — sera le domaine, le point d’appui de la personne10. 9. NKZ 3, 321, chap. 3-4. 10. « Dem kleinen Kind sind anfangs alle Sachverhalte, Programme und Probleme, die ihm […] vorkommen, subjektiv : das Erwachsen (beginnend gegen Ende des ersten Lebensjahrs) besteht darin, dass von einem Teil dieser Masse die Subjectivität abgeschält wird, wodurch sich die Subjektivität auf einen Rest zurüc-

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Le sujet selon Schmitz est bien éloigné du « sujet-substance » ; il est une entité qui est en retrait par rapport à la fusion originelle et qui peut varier en fonction de la sensation éprouvée par le corps (Leib) dans les mondes au sein desquels il vit. C’est « l’intérêt », fait d’« être parmi » (du latin inter-esse), c’est le centre d’action qui éclaire une partie de tout ce qui est objectif, comme mon domaine subjectif. Ainsi ce qui est subjectif est tel par la lumière personnelle que le moi jette sur l’objectif, et inversement, car il y a toujours retour et détermination mutuelle. Et c’est dans des moments d’angoisse ou d’émotion forte qu’il y a régression vers l’archisubjectivisme. La frayeur ou le choc d’un vécu replace l’être humain dans son être véritable (l’Eigentlichkeit de Heidegger) et lui permet, grâce à l’éveil (selon Otto Friedrich Bollnow), de comprendre par explosions (selon Maria Montessori). De cette façon, l’émancipation de la personne va de pair avec l’objectivation (au sens de distanciation vis-à-vis de la fusion) de l’environnement et des autres. Non seulement Schmitz fait-il des sentiments un vecteur de la connaissance, mais il s’en sert pour proposer une nouvelle définition de la subjectivité ; celle-ci est le propre d’une atmosphère (c’est-à-dire d’un ensemble de sentiments) qui concerne l’être humain : Ce fait d’être concerné dans le sens de sentir qu’il s’agit de soi-même — c’est à toi qu’il incombe d’agir, tibi res agitur, comme le dit Horaz —, est l’archiphénomène de la subjectivité : être concerné affectivement. La subjectivité, prise dans ce sens fondamental, n’est pas une qualité des sujets (de « ceux qui ont conscience »), mais une particularité, ou un milieu, propre à des états de fait (des faits spéciaux), propre à des programmes (par exemple des souhaits) ou propre à des problèmes (soucis ou énigmes) — particularité par laquelle quelque chose se présente différemment que dans la manière de faits objectifs11. kzieht, aus dem sich die persönliche Situation bilden kann, indem die Person in diesem wechselnden Rest eine Domäne, einen Stützpunkt gewinnt » (Hermann Schmitz, « Gefühle als Atmosphären und das affektive Betroffensein von ihnen », dans Zur Philosophie der Gefühle, Hrg. H. Finkel-Eitel, G. Lohmann. Frankfurt a. M., Suhrkamp 1993, p. 53). 11. « Dieses Angegangenwerden im Sinne des Spürens, dass es sich um einen selbst handelt — tibi res agitur, wie Horaz sagt —, ist das Urphänomen der Subjektivität im affektiven Betroffensein. Subjektivität ist in diesem grundlegenden Sinn nicht etwa eine Eigenschaft von Subjekten (d.h. Bewussthabern), sondern die Eigenheit oder das Milieu von Sachverhalten (spezielle Tatsachen), Programmen (z.B. Wünschen) und Problemen (z.B. Sorgen oder Rätseln), wodurch etwas in anderer Weise der Fall ist als in der Weise objektiver Tatsachen » (ibid., p. 51).

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L’ensemble des éléments d’une situation par laquelle quelqu’un est concerné est donc appelé le « subjectif ». Schmitz explique le processus par lequel l’être humain évolue et devient sujet adulte de la façon suivante : L’émancipation de la personne (à savoir l’épanouissement de la subjectivité, du « momentum-je » du présent primitif) présuppose (dans les faits, pas dans le temps) l’émancipation de cela, plus précisément la particularisation d’états de fait, et aussi de programmes et problèmes, à partir de l’état d’amalgame et de fusion du présent fusionnel. L’émancipation consiste à décortiquer la subjectivité et de se défaire des états de faits, de programmes et de problèmes relégués — un par un ou en masse — à l’objectivité12.

Ce qui est « objectif » se trouve à l’état d’amalgame indéterminé (Verschmolzenheit, état de fusion), tandis que ce qui devient déterminé, particularisé, rétracté, est le subjectif. Cette explication est doublement intéressante pour le lecteur de Nishida. D’une part, le sujet selon Schmitz participe toujours à l’objectif, au général, à l’indéterminé, et y retourne dans les moments de crise. La crise ou le choc sont les moments où il y a élargissement du sujet pour retrouver l’étendue originelle du sujet archaïque qui coïncide avec ce qui est objectif et impersonnel. Ce qui est subjectif se constitue, selon Schmitz, par rétrécissement, par réduction à une partie en nous qui serait notre château fort, et qui s’écroule et se désintègre dans des moments de grande émotion : Schmitz nomme Schreck (frayeur) ce qu’on peut également appeler choc, crise ou rupture. Lors de la rupture, notre subjectivisme réintègre un terrain plus vaste, la perte du soi dans le subjectivisme originel qui était, toujours selon Schmitz, notre perception archaïque et primale du monde, à savoir une perception physique, corporelle voire 12. « 55. Die personale Emanzipation (d.h. die Entfaltung der Subjektivität, des Ich-Moments der primitiven Gegenwart) setzt die Emanzipation des Dieses — genauer die Vereinzelung von Sachverhalten, wohl auch Programmen und Problemen, aus der Verschmolzenheit in primitive Gegenwart — der Sache (nicht der Zeit) nach voraus. Sie besteht in Abschälung der Subjektivität von in Objektivität entlassenen Sachverhalten, Programmen und Problemen, einzeln oder in ganzen Massen » (Hermann Schmitz, « Thesen zur phänomenologisch-philosophischen Fundierung der Psychotherapie », Psychotherapie & Philosophie. Philosophie als Psychotherapie ? Hrg. R. Kühn, H. Petzold. Paderborn, Junfermann. 1992, p. 567, § 55).

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fusionnelle. Tout « choc » opère par conséquent un retour au chaos initial par liquéfaction du noyau consolidé appelé « sujet ». Le subjectif est une découpe de l’objectif, découpe caractérisée ou motivée par le souci ou l’intérêt que la personne y porte. L’ensemble se trouve là, mais neutre pour moi. Ce qui me concerne devient ma sphère subjective. La subjectivité de l’adulte s’élabore par le retrait de la subjectivité originelle et fusionnelle vers un domaine qui est la cellule de la « situation personnelle » (expression qui remplace « sujet », « je », ego ou « personnalité »). Le présent primitif (primitive Gegenwart) dont parle Schmitz semble bien correspondre à l’éternel présent (Ọ㐲⌧ᅾ, eien genzai) de Nishida qui caractérise l’état de la personne quand elle participe pleinement à l’univers. Mais ce qui distingue clairement Schmitz de Nishida est l’évaluation de la subjectivité originelle. À la différence de Schmitz, Nishida considère l’éternel présent comme l’instant qui favorise la véritable connaissance immédiate, tandis que pour Schmitz, la raison est le passage obligé pour connaître l’univers. Pour Nishida, la subjectivité originelle et fusionnelle telle que l’être humain la vit dans l’expérience pure, dans l’activité créatrice et dans l’éveil religieux, est la voie de la connaissance des choses ultimes, tandis que pour Schmitz, retourner à cette subjectivité originelle est une régression, un abandon de l’émancipation qui nous replonge dans le présent primitif (primitive Gegenwart)13. Il découle des qualités ainsi attribuées à ce qui est subjectif et à ce qui est objectif selon Nishida et Schmitz, la rectification d’un certain nombre d’autres « bévues » de la philosophie européenne dans le domaine de la logique et des théories de la cognition. Pour Nishida, monde et soi, ou monde et corps-esprit, forment une unité continue-discontinue, et leur développement procède au moyen d’une autodétermination contradictoire. Le corps (entendu comme corps-esprit) est érigé en outil de connaissance par Nishida, mais d’une connaissance qui naît du processus ininterrompu du contact du corps avec le monde ; les deux se déterminent et se modifient mutuellement et continuellement. Il en est de même du rapport entre ce qui connaît à ce qui est connu : l’un ne précède pas l’autre ; les deux surgissent simultanément et se conditionnent. Schmitz écrit que « le sujet personnel et le monde qui consiste en objets identifiables […] 13. Ibid., p. 568, § 58.

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surgissent ensemble par le déploiement du présent14 » ; « le problème épistémologique de savoir comment un sujet trouve son chemin vers les objets […] est par conséquent mal posé15 ». Corps et esprit coexistent dans une polarité dynamique ; parallèlement, le sujet dans le monde se trouve également dans une polarité similaire, qui n’est pas dualité (sujet/objet), mais qui est formée par deux extrêmes. C’est la même conception non duale qui est à l’œuvre. Le monde contient un individu qu’il détermine et qui le détermine en retour. Aucun des deux n’existe avant l’autre ; ils co-surgissent. De la même manière que Nishida définit le soi comme le carrefour des relations qu’il entretient avec les autres et le monde, Hermann Schmitz qui, dans son projet d’une « phénoménologie nouvelle » se tourne résolument vers la vie concrète, présente le « je » comme situation personnelle, comme un réseau de leibliche Befindlichkeiten (états corporels) en constante interaction avec l’environnement. Miguel Benasayag récuse l’autonomie de l’individu tout en lui permettant d’être fragile et dépendant d’une situation. La réflexion des trois penseurs va dans le même sens : détrôner le sujet-substance qui fut longtemps le point de départ de la connaissance du monde. Le soi (du créateur ou du spectateur) n’est pas une entité fixe ou une substance placée face à un objet, monde ou œuvre d’art. Au contraire, le « sujet » au sens nishidien et son « objet » surgissent ensemble, se conditionnent mutuellement à travers l’activité (artistique), et forment un seul univers dynamique. Le « sujet central » ainsi désubstantialisé (au sens où il est vidé de caractéristiques immuables) devient un « soi périphérique » qui se définit comme corps-esprit en évolution constante, comme sphère d’influence et comme carrefour de relations vivantes. L’entité « sujet » est par conséquent ce qui se délimite par rapport à l’objet (au sens de monde), et la spontanéité qui se manifeste lors de ses expressions créatrices peut être vue comme preuve de sa sincérité ; cette même sincérité devient pureté et beauté d’après Nishida : nous aboutissons à l’union du vrai, du bien et du beau. 14. Encore une expression si proche de l’éternel présent : le déploiement du présent qui donne simultanément existence au monde et à la personne. 15. « Das personale Subjekt und die Welt, die aus identifizierbaren Objekten […] besteht, entspringen miteinander durch Entfaltung der Gegenwart ; das erkenntnistheoretische Problem, wie ein Subjekt den Weg zu Objekten findet […] ist daher falsch gestellt » (ibid. p. 567, § 54).

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Ce qui distingue le subjectivisme de Nishida d’un subjectivisme intellectuel tient dans la place et le rôle qu’il accorde à ce qu’il entend par « sujet ». C’est un point de focalisation, un point d’unification qui entretient des relations étroites avec tout ce qui est le non-moi (monde, environnement, autrui, monde des objets). Il n’existe pas de sujet donné comme point de départ ; le sujet se constitue lui-même à travers ses expériences ; en retour, ses expériences lui permettent de constituer le monde. Pour Nishida, le sujet est le point de focalisation et de construction des connaissances : Ce qui nous fait face en tant que devoir, doit être le contenu d’une telle volonté transcendante. Ce qui étouffe (ᢚᅽ, yokuatsu) la volonté, c’est aussi la volonté. Le telos de la connaissance ne consiste pas dans le fait d’avancer en construisant selon des a priori, [mais] se base sur l’union sujet/objet. Lorsqu’on dit avancer en construisant selon des a priori, on ne peut jamais s’affranchir du point de vue de l’opposition sujet/objet. Cette dernière signifie la subjectivité de la connaissance. Afin d’effacer complètement son caractère subjectif, la connaissance devrait réaliser l’union sujet/objet et devenir une seule activité. Devenir une seule activité ne signifie pas que la distinction sujet/objet disparaît, [mais] que la contradiction, que l’opposition sujet/objet devient telle quelle (඼൷, sono mama) le contenu16.

En effet, Nishida ne parle pas de la fusion sujet/objet ni de l’effacement de la distinction sujet/objet17 ; ce qui lui importe, c’est de ne pas polariser le sujet et l’objet comme des entités fixes, mais de considérer leur opposition comme un processus dynamique de va-et-vient entre deux pôles qui se trouvent en mutuelle dépendance. L’union du sujet connaissant et de l’objet connaissable n’est pas un effacement de leur opposition, mais l’intégration de celle-ci. L’advenance de la connaissance nécessite des correspondances entre les mondes. Sans correspondance ni participation, il n’y a point de connaissance. Le sujet actif permet à la connaissance de se produire. Le sujet est un moi, une unité d’activités qui fonctionne comme le carrefour des relations diverses : « L’union de ces actes de notre mental doit former un monde d’objets indépendants. Ce qu’on appelle le “moi” n’est que le point d’union de tels actes18. » 16. NKZ 3, 529, chap. 13.1. 17. Voir ibid. 18. NKZ 3, 248, chap. 1.2.

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Ainsi, le monde ne débute pas avec le soi, mais co-surgit avec lui. L’un conditionne et façonne l’autre. À cet égard, la théorie du « soi » selon Nishida n’est ni un égocentrisme, ni un subjectivisme intellectuel qui accorderait au seul sujet pensant une prise cognitive sur le monde, mais une théorie de la réalité où monde et soi se constituent de concert à travers l’activité humaine. Et une des activités privilégiées est la création artistique. L’individu

Au moyen de faits sociopolitiques et économiques clairs et mesurables, Yamazaki Masakazu démontre dans son livre les modifications de la société japonaise dans les années 1970 et 1980. Il arrive à brosser un tableau du Japon dans son évolution vers une société postindustrielle et à dégager également l’évolution de l’individu durant cette période. Il en ressort que bien des problématiques qui résultent de l’évolution de la société de masse, du vieillissement de la population, du comportement des Japonais dans leurs loisirs, ne sont pas limitées au seul Japon, mais s’observent et peuvent s’expliquer dans un contexte international valable pour toutes les sociétés au même stade de développement économique. La question de la place de l’individu et de son évolution au sein de la société de consommation sert de fil rouge aux analyses de Yamazaki ; au cours de ses réflexions, ce dernier réussit à dégager la notion d’un nouveau type d’individualisme « souple » (ᰂࡽ࠿࠸ಶே୺⩏, yawarakai kojinshugi), reflet d’un mode d’existence qui émerge dans un contexte propre au Japon. Ce nouveau type d’individu souple a le don de fonctionner en réseau avec les autres tout en préservant sa qualité de personne. L’individualisme souple est ainsi opposé à l’individualisme dur et « concis ». « Souple » fait bien sûr référence à la grande adaptabilité exigée des Japonais, qu’il s’agisse de l’employé vis-à-vis de son entreprise, d’un membre de la famille vis-à-vis des autres membres, ou du citoyen envers son pays. L’individu souple privilégie l’interaction sociale et plie ses désirs devant l’importance accordée à l’ensemble. « Dur », en revanche, fait référence au concept d’un individu clairement délimité et identifié ; il a quelque chose de « substantiel » en son centre et prend également le nom de « sujet transcendantal », se présentant

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comme un noyau inchangeable et irréductible. L’individu « dur » serait celui mis en avant par les sociétés de type euro-américain. Les deux définitions nécessitent des développements moins polarisés ; présenter les Japonais comme des groupistes dépourvus de fond individuel est tout autant un mythe que de présenter l’individu dans le contexte euro-américain comme la seule référence qui ait été valorisée tout au long de l’histoire. Parfaitement lucique, Yamazaki considère les deux acceptions comme inexactes puisque schématisantes. Les deux contextes, euro-américain et (sino-) japonais, mettent l’accent plutôt sur l’individu pour l’un, et plutôt sur l’ensemble pour l’autre, mais sans exclusive. Mais, précise Yamazaki, quel que soit le type d’individualisme dont l’on traite, il faut en fin de compte le définir et le situer entre les deux extrêmes : l’évolution vers le collectivisme (㞟ᅋ໬, shūdanka) qui peut prendre des allures totalitaires, et la complète liberté individuelle qui ressemble à l’anomie ou à l’absence d’ordre (↓⛛ᗎ, mu-chitsujo). À travers sa redéfinition de l’individu, Yamazaki procède aussi à une réflexion sur la société de masse. La « masse » telle que la définit Ortega y Gasset19 (que Yamazaki cite et dont l’œuvre principale date de 1930) est un ensemble stagnant dans lesquel tous les individus se complaisent à partager les mêmes désirs et qui est surplombé par une élite. Au contraire, la nouvelle masse d’aujourd’hui a, selon Yamazaki, une grande conscience d’elle-même et se diversifie, s’individualise. L’individu n’est plus une entité fixe, avec des besoins prévisibles ; au contraire, il est dynamique, une continuité flexible qui est appelée à avancer20. Dans tous les cas, l’individu est inséré dans des contextes — la société, le groupe, un cadre de vie — qui sont eux-mêmes soumis à des changements et, de ce fait, dynamiques. Par conséquent, l’individu est en mutation et en interaction permanentes. 19. C’est par son livre La révolte des masses, publié en 1930, que José Ortega se fit connaître du public européen, et notamment en France où la traduction parut en 1937, avec une « Préface pour le lecteur français » dans laquelle il écrit qu’il faut se reporter aux années 1926-1928 pour les premiers chapitres qui ont le plus vieilli. Le propos de l’œuvre est « de faire l’analyse du type humain dominant à notre époque ». La foule est devenue visible ; l’être humain vit plus longtemps ; la population d’Europe a grandi de manière fulgurante depuis 1800. Le citoyen de cette époque est l’homme de la masse et ignorant ; face à lui se trouve une petite élite de gens conscients. 㸦Yawarakai 20. Yamazaki Masakazu ᒣᓮṇ࿴ࠗᰂࡽ࠿࠸ಶே୺⩏ࡢㄌ⏕࠘ kojinshugi no tanjō, Naissance d’un individualisme souple), Chūkō bunko, 2001, p. 189.

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Miguel Benasayag, bien qu’ayant un parcours très différent en tant que psychanalyste, philosophe et ancien prisonnier politique en Argentine, aboutit à une pensée similaire. Partant du constat que la conscience de la complexité nous plonge dans l’impuissance, il écrit : « Pourtant, au sein de ce tumulte et de ce désordre, un élément semble conserver pour nos contemporains suffisamment de “substance”, pour […] apparaître comme une sorte de refuge […] : l’individu. Création de la modernité, l’individu se proclamant transhistorique, et par là inébranlable, se considère comme ce sujet autonome séparé du monde conçu comme un objet qu’il peut maîtriser et dominer21. » Le mythe de l’individu, c’est le rêve qui tourne au cauchemar des temps modernes : l’individu qui lutte pour ne rien perdre dans une société foncièrement hostile. « Nos sociétés, poursuit Benasayag, se structurent non pas sur des principes positifs de culture, mais sur des principes négatifs de la peur de perdre. Perdre son emploi, sa santé, ses biens, sa vie22. » Évincer cet individu chimérique qui est extérieur au monde et qui devient la force motrice d’une vie irréelle de lutte pour le pouvoir et contre l’angoisse, et restaurer l’individu dont la « fragilité » est la dimension fondamentale, telle est la tentative du texte de Benasayag. En valorisant l’être fragile, il fait aussi appel à l’être responsable en nous : « Être responsable implique une harmonie avec ce que nous avons de plus intime et qui est par là même ce qu’il y a de plus universel23. » Nous avons cité Schmitz ci-dessus, qui se fait l’exégète de la pensée de Nishida (sans la connaître, soit-il précisé) en écrivant que l’ensemble des éléments d’une situation concernant quelqu’un est appelé subjectif. Indépendamment de Schmitz et de Nishida, Benasayag rebondit sur cette idée. Pour lui l’individu-roi est un mythe, et ne sont valables que les « situations » qu’il définit comme suit : Nous appelons « situation » un multiple convergent (consistant). Une situation est un mode d’être et par conséquent une dimension de la réalité, un niveau d’organisation. […] il ne peut exister de « situation universelle », […] la situation est toujours concrète et […] les situations sont multiples, […] chacune d’entre elles existe sous condition d’une 21. Miguel Benasayag, Le mythe de l’individu, Paris, 2004, p. 13. 22. Ibid., p. 25. 23. Ibid., p. 33.

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certaine « incomplétude ». Cette incomplétude ne signifie pas « défaut » ou manque, au contraire : […] une dimension de la réalité existe toujours en tant que plénitude24.

La « situation » ne peut pas être décrite comme une entité fixe et indépendante, elle est complètement impliquée dans l’agir de la personne. De ce fait, l’évolution de la société comme lieu de vie de l’individu doit être prise en compte. Dans ce sens, Yamazaki complète son analyse par un autre aspect important de l’évolution économique du Japon, à savoir la grande richesse économique du pays générée vers le milieu des années 198025 qui a provoqué un changement de paradigme sociétal. Yamazaki a donné le nom de « société de consommation » à ce nouveau modèle, par opposition à la « société de production » des décennies précédentes. Yamazaki apporte une définition originale de la notion de consommation (ᾘ㈝, shōhi), loin de la description sarcastique et négative de Baudrillard26. Il met tout d’abord en contraste la « consommation » avec le terme shōmō (ᾘ⪖, consommer en faisant disparaître ; consumation). La consommation évoque chez Yamazaki un rythme de vie plus lent, où on trouve le temps de savourer à nouveau les beautés de la vie, et où l’individu retrouve des moments à soi, mais aussi pour la conversation avec les autres. Yamazaki nous esquisse l’idéal de l’échange pratiqué dans les salons français du xviiie siècle dominé par la conversation instructive et néanmoins ludique et courtoise — selon l’imagination de Yamazaki du moins. Le fait est que la (nouvelle) société de consommation est placée sous le signe de l’art ; elle est régie par le rythme humain et caractérisée par un esprit de partage et de gratuité, alors que la société de production, stigmatisée comme négative, était (et l’est toujours) placée sous le signe de la technologie ; elle est régie par un rythme de plus en plus effréné dicté par la vitesse et les machines, et obéit entièrement à l’esprit d’efficacité et de rentabilité27. 24. Ibid., p. 81-82. 25. Le Japon est la deuxième puissance économique en terme de PNB après les États-Unis, et cela depuis 1969. L’augmentation de la valeur du Yen par rapport au Dollar dès 1985 (෇㧗, endaka) a contribué à un enrichissement encore plus spectaculaire, ce qui a valu des titres de livre tels que « Le Japon achète le monde ». 26. Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970. 27. On pourrait à juste titre critiquer Yamazaki et faire remarquer que la société de consommation ne peut exister sans un volet de cette même société consacrée à la production.

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Ce contexte des années 1980 aurait donc permis à l’individu souple de surgir en même temps que et conjointement à un nouveau type de société. Ce constat est intéressant à plusieurs titres. Notamment dans le domaine de l’industrie japonaise aujourd’hui, où le discours sur l’individu interpelle. Car les entreprises japonaises sont appelées à relever le défi de la concurrence internationale. Et beaucoup pensent qu’en sortant du moule, les Japonais auraient plus de chance de se profiler sur le plan international. Ce n’est pas qu’ils manquent d’excellence dans le travail manuel, qu’ils n’aient pas la créativité nécessaire pour développer des nouveaux produits ou qu’ils échouent à former des projets pour de futurs nouveaux marchés. La créativité des développeurs ne fait aucun doute au Japon. Ce qui manque est la capacité d’assurer la direction et de prendre la tête d’un mouvement. C’est la créativité du gestionnaire qui fait défaut.

Ê Les questions concernant le rôle et la place de l’individu, de l’individualisme, sont d’actualité. Au Japon, le groupe cède un peu de terrain à l’individu, il s’assouplit et s’ouvre ; tandis que dans le monde euroaméricain, il y a un mouvement (souvent forcé, toutefois) de l’individu vers le groupe, sous forme d’appel à la solidarité par exemple. Si nous souhaitons tirer une conclusion qui nous permettra de mieux comprendre le monde actuel et de mieux y vivre, il est important de garder à l’esprit ce nouveau type d’individu dont nous avons essayé de dégager les traits, à mi-chemin entre individu autonome voire autarcique, et individu dissolu et dépersonnalisé dans le groupe. Le changement de théories ou de modes de vie est généralement précédé par un changement d’atmosphère, d’ambiance, pour reprendre l’idée de Schmitz. C’est en se modifiant que l’ambiance initie de nouveaux comportements et de nouvelles expressions, surtout artistiques dans un premier temps. La sensibilité artistique permet de capter et de transcrire les nouveaux modes d’être. La transition est subtile au début, avant de déclencher un mouvement général, ce qui explique que l’artiste a souvent le pressentiment de ce que la masse ordinaire des gens ne sentira qu’à retardement 28. 28. Il est indispensable de préciser que la notion d’« atmosphère » (ou « ambiance ») dont il est question chez Schmitz est loin de la vision négative que nous propose

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Notre compréhension du monde commence par notre activité (créatrice) individuelle. Néanmoins, cet individu qu’est chacun de nous n’est jamais coupé de son contexte. La société dans laquelle il vit, le groupe auquel il appartient lui sont indispensables. Idéalement, individu et groupe sont en synergie sans qu’il y ait prédominance de l’un sur l’autre. Sous cet angle, les contributions japonaises (de Nishida, de Yamazaki et de bien d’autres) peuvent être une source d’inspiration, tout comme quelques penseurs européens. Après avoir déblayé les questions de l’individu et du groupe, et celle de l’individu et du monde, la véritable question qui se pose maintenant est de savoir comment utiliser ces connaissances pour vivre en individu créatif sur cette terre, comment transposer la réflexion en action ; il ne faudrait pas quitter cette lecture sans s’être demandé : « qu’est-ce que j’ai envie de changer ? » C’est peut-être sacrilège dans le contexte d’une discipline comme la philosophie, mais personnellement j’aime les textes qui non seulement m’autorisent mais m’encouragent, en tant que philosophe, à me réinsérer dans le quotidien. Ce que je fais volontiers. Bibliographie Baudrillard Jean, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970. Benasayag Miguel, Le mythe de l’individu. Paris, La Découverte poche, 2004. Berque Augustin, Le sauvage et l’artifice, Paris, 1986, p. 276. Boutry-Stadelmann Britta, La création artistique chez Nishida Kitarō (1870-1945) à travers ses lectures de Fiedler et de Kant dans son texte « Art et morale » (Geijutsu to dōtoku) de 1923, Cyber-thèse avril 2003, chap. 3.4 : « Le subjectivisme », http://www.unige.ch/cyberdocuments/theses2003/ StadelmannBoutryB/meta.html

Baudrillard : « On arrive au point où le groupe s’intéresse moins à ce qu’il produit qu’aux relations humaines en son sein. Son travail essentiel peut être en quelque sorte de produire de la relation et de la consommer au fur et à mesure. À la limite, ce processus suffit à définir un groupe en dehors de tout objectif extérieur. Le concept d’“ambiance” résume assez bien la chose : l’“ambiance”, c’est la somme diffuse de la relation, produite et consommée par le groupe rassemblé — présence du groupe à lui-même. Si elle n’existe pas, on peut la programmer et la produire industriellement. C’est le cas le plus général » (ibid., p. 274). De cette citation il découle que le terme « atmosphère » est clairement plus proche de la notion de « situation » de Benasayag que de la définition de l’« ambiance » par Baudrillard.

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Nagao Gadjin, Mâdhyamika and Yogâcâra, Albany, SUNY Press, 1991, p. 9 (trad. Kawamura L. S.). Nishida Kitarō, ࠗⱁ⾡࡜㐨ᚨ࠘ (Geijutsu to dōtoku, Art et morale) (1923), dans ࠗす⏣ᗄከ㑻඲㞟࠘ (Nishida Kitarō Zenshū, Œuvres complètes de Nishida Kitarō), Tōkyō, Iwanami shoten, vol. 3, 1988. Maraldo John C., « Translating Nishida » : Philosophy East and West 39 (1989, no 4) 465-496. Schmitz Hermann, System der Philosophie, 5 Bde. Bonn, Bouvier. Bd. 2, 1. Teil : Der Leib, Bonn 1965 ; Bd. 2, 2. Teil : Der Leib im Spiegel der Kunst, Bonn 1966. Schmitz Hermann, « Thesen zur phänomenologisch-philosophischen Fundierung der Psychotherapie », Psychotherapie & Philosophie. Philosophie als Psychotherapie ?, Hrg. R.Kühn, H. Petzold. Paderborn, Junfermann. 1992. Schmitz Hermann, « Gefühle als Atmosphären und das affektive Betroffensein von ihnen », dans Zur Philosophie der Gefühle, Hrg. H.Finkel-Eitel, G.Lohmann. Frankfurt a.M., Suhrkamp 1993. Takanashi Tomohiro, ࠕୡ⏺ᢕᥱࡢᙧᘧ࡜ࡋ࡚ࡢⱁ⾡ ࣮ す⏣ࡢࣇ࢕࣮ࢻ ࣮ࣛ࡟ᑐࡍࡿ㛵ಀ࠿ࡽࠖ (Sekai-haaku no keishiki toshite no geijutsu — Nishida no Fiidoraa ni tai-suru kankei kara, L’art en tant que forme pour saisir le monde — vu à partir du lien de Nishida avec Fiedler) (manuscrit de la conférence donnée le 6 sept. 1992 à Kyōto). Weinmayr Elmar, Das künstlerische Schaffen als Gestaltungsakt der Geschichte (1941). Traduction d’une partie de l’essai (NKZ 10, 223-241) « La création artistique en tant qu’activité formatrice historique » (Ṕྐⓗᙧ ᡂస⏝࡜ࡋ࡚ࡢⱁ⾡ⓗ๰స, Rekishi-teki keiseisayō toshite no geijutsuteki sōsaku) (NKZ 10, 177-264), dans Ohashi Ryōsuke (dir.), Die Philosophie der Kyōto-Schule, Freiburg/München, Alber, 1990, p. 119-137. Yamazaki Masakazu, ࠗᰂࡽ࠿࠸ಶே୺⩏ࡢㄌ⏕࠘ 㸦Yawarakai kojinshugi no tanjō, Naissance d’un individualisme souple), Chūkō bunko, 2001.

Spécificités du marxisme de Tosaka Jun Brice Fauconnier

Le marxisme japonais a connu et connaît, pour une dernière génération sans doute, une activité très importante. Des débuts socialistes chrétiens des années 1900-1910, à l’épisode anarcho-syndicaliste, en passant par la création du Parti communiste japonais (PCJ) en 1922, la collaboration avec le pouvoir pendant les années trente et quarante ou l’effervescence de l’après-guerre, il a marqué le monde intellectuel japonais en général1 et fut le lieu de débats à tous les niveaux : historique, politique, économique, sociologique, etc. Il a ses figures et ses représentants dont actuellement, pour le plus connu, Karatani Kōjin ᯶㇂⾜ே2. Tosaka Jun ᡞᆏ₶ n’a pas le même statut, même s’il a influencé directement certains penseurs d’après-guerre comme Takeuchi Yoshimi ➉ෆዲ3. Avec sa pensée, nous nous situons dans le marxisme japonais d’avant-guerre, mais selon une forme spécifique qu’il importe maintenant de situer sommairement.

1. Voir Yves-Marie Allioux, Cent ans de pensée au Japon, Arles, Philippe Picquier, 1996, surtout le tome II pour quelques traductions de penseurs japonais modernes et en particulier, sur le rôle du marxisme, les essais de Yoshimoto Takaaki ྜྷᮏ㝯᫂ et de Maruyama Masao ୸ᒣ┿⏨. 2. Dont les essais suivant sont traduits en anglais : Origins of Modern Japanese Literature, Dusham, Duke University Press, 1993 (trad. Brett de Bary) ; Architecture as Metaphor, Cambridge, the MIT Press, 1995 (trad. Sabu Khodso) ; Transcritique. Kant and Marx, Cambridge, the MIT Press, 2003 (trad. Sabu Khodso. 3. On peut lire en anglais : What is Modernity writings of Takeuchi Yoshimi, New York, Columbia University Press, 2005 (trad. Richard F. Calichman).

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À la base du matérialisme de Tosaka Jun

Tosaka reste inconnu en France, mais au Japon on retient avant tout de lui l’œuvre qui synthétisa sa critique de l’idéologie japonaise dans les années trente : De l’idéologie japonaise4. Un tel titre le range bien entendu parmi les « marxistes », ce que son trajet semble justifier au moins au premier abord. En effet, il fut interdit de publication deux fois (1937 et 1941), arrêté trois fois (1930, 1934, 1938) pour ses liens avec des personnes étiquetées marxistes ou communistes, puis pour activité subversive et mourut en prison le 9 août 1945. Pourtant, à reconsidérer son trajet, le terme générique « marxiste » n’embrasse certainement pas tous les aspects de son activité. On le classe d’abord souvent dans l’aile gauche de l’« école de Kyōto » qui gravitait autour du désormais connu Nishida Kitarō. Cette aile gauche fut bien entendu influencée par l’approche idéaliste, voire mystique de Nishida et notamment sa logique du basho, mais elle regroupait aussi de jeunes philosophes souvent attirés par le marxisme comme ce fut le cas, pour le plus connu, de Miki Kiyoshi (୕ᮌΎ, 1897-1945) après un séjour en Allemagne (1922-1925). Tosaka Jun ne fit pas de voyage d’étude, mais sa formation recadre ou élargit, à notre sens, cette appellation de marxiste vers celle de matérialiste en dépit de certaines critiques et accusations de déviation dont il fit l’objet. On voit en fait dans son trajet une constante préoccupation autour de questions telles que la scientificité, la théorie ou la méthode, thèmes autant liés aux débats de type marxistes que ceux de l’épistémologie en général.

4. Nihon ideorogii ron (ࠗ᪥ᮏ࢖ࢹ࢜ࣟࢠ࣮ㄽ࠘), 1re éd. Tōkyō, Hakuyōsha, 1935, éd. augmentée 1936. TJZ 2, 223-438. On peut dire que ce recueil d’articles constitue au Japon un classique du genre « critique du fascisme » à lire impérativement de par sa cohérence théorique, sa rigueur argumentative et sa lucidité. Il occulte quelque peu le reste des œuvres de Tosaka qui ne comprend que six volumes, une production limitée qui n’a pourtant attiré que peu de chercheurs, y compris au Japon. Un retour sur la logique de Tosaka ouvrirait cependant d’autres perspectives sur des questions comme le tenkō (㌿ྥ, changement d’orientation ou conversion idéologique), centrale pour comprendre le Japon d’avant et d’après-guerre. Concernant les études et traductions anglophones, on peut citer David Dilworth et al., Sourcebook for Modern Japanese Philosophy, Westport, Greenwood Press, 1998, et les travaux récents de Harry Harootunian (voir la bibliographie). Du côté français, le no 2 de Actuel Marx dédié au Japon apporte des informations utiles de base. Tosaka y est, de manière compréhensible, comparé à Althusser. Il faudrait cependant, pour commencer, confronter le statut de la théorie et de la pratique chez les deux auteurs.

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Après des débuts en mathématiques et sciences à l’Université impériale de Kyōto (1921), il s’intéresse aux questions d’espace euclidien et non euclidien à partir de la lecture de Kant, ainsi qu’aux sciences naturelles. Il lit Cournot, traduit Wilhelm Wildeldand puis, au contact de Miki (à partir de 1925) porte son intérêt vers Marx. La publication en 1929 de Essai sur la méthode des sciences5 reflète, à travers un souci d’exhaustivité et de synthèse, ses lectures concernant les théories des sciences et de la connaissance (Aristote, Bacon, Fichte, Bolzano ou Rickert, mais aussi Leibniz, Einstein ou Minkowski pour ne citer qu’eux), ainsi qu’une approche matérialiste qu’il qualifie d’ontologique (Ꮡᅾㄽⓗ, sonzaironteki) et qu’il énonce ainsi : J’ai dit que dans le monde (ୡ⏺, sekai) — dans l’existence transactionnelle (஺΅ⓗᏑᅾ, kōshōteki sonzai) — il y a rencontre (ฟ㐂࠺ࡇ࡜, deau koto), mais quoi rencontre quoi ? Ce que nous rencontrons c’est l’existence. Mais ce que nous rencontrons n’est ni une entité métaphysique, ni un sujet épistémologique. C’est une autre existence. Cette existence que nous sommes rencontre une autre existence. Et par là même nous pouvons atteindre l’existence et avons aussi une raison, une possibilité et la nécessité de l’interroger. L’existence qui peut comprendre l’existence, ce n’est autre que la base que représente le Dasein6,

sachant que chaque existence possède un caractère (ᛶ᱁, seikaku) et que le mode de l’existence est ce caractère. Le caractère de l’existence par excellence est « l’existence qui possède le caractère que Heidegger nomme Da » comme chose la plus directe et comme caractère du monde même (ୡ⏺ᛶ, sekaisei)7. Ce caractère ne se situe donc pas dans le monde, il est le monde comme étant déjà là. L’emprunt à Heidegger s’arrête là. Il fonctionne telle une évidence immédiate dans le cadre de laquelle la scientificité d’une méthode doit être éprouvée. Il n’en demeure pas moins un point de départ non orthodoxe dans le cadre des débats des marxistes japonais de l’époque et plus encore une déviance du point de vue du Dia-Mat socialiste soviétique8.

5. Kagaku hōhōron (ࠗ⛉Ꮫ᪉ἲㄽ࠘), TJZ 1, 3-114. 6. Essai sur la méthode des sciences, TJZ 1, 14. Dasein dans le texte. 7. TJZ 1, 14. Italiques de l’auteur. Da dans le texte. 8. Ou matérialisme dialectique, dans sa version canonique du Manuel de l’histoire de PC (b) de l’URSS de 1932.

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Critique du libéralisme, du fascisme et réorientation idéologique ( ྥ , tenkō)

Cette position le démarque donc d’emblée au niveau théorique, même si son objectif demeure la fondation logique (ou non contradictoire) de la connaissance scientifique. Sur ce point, l’étude de Kant et des formes d’espace l’ont conduit à reconsidérer la portée et les limites de la notion d’axiome ou d’a priori. Le premier pas vers la critique de l’idéologie intervient, sur la base de l’existence immédiate évoquée plus haut, dans la séparation entre sciences dites exactes ou axiomatiques (dont l’exemple le plus représentatif sont les mathématiques) et sciences autorisant plusieurs caractères à un objet (comme l’histoire ou la sociologie)9. C’est alors dans l’ambition de la philosophie spéculative d’incarner une forme de scientificité ou de logique universelle (comme chez Nishida) que s’exprime son idéologie. En faire la critique doit permettre de préserver une scientificité sans pour autant perdre cette dimension quotidienne et matérielle qui, semble-t-il, faisait aussi défaut aux intellectuels marxistes japonais de l’époque10. Cette nécessité d’allier scientificité et quotidienneté contraste à n’en pas douter avec les formes ultrathéoriques que prit, chez les marxistes de l’époque, le débat sur le développement du capitalisme japonais (᪥ᮏ㈨ᮏ୺⩏ㄽத, nihon shihonshugi ronsō)11. À titre d’exemple, la 9. À ce titre, il faudrait comparer systématiquement, dans le cadre de la compréhension médiatisée ou non, certains concepts de Kant comme l’intuition, le schème ou la construction des concepts en mathématique avec le caractère comme principe de compréhension rationnelle chez Tosaka. En terme plus général, le passage du criticisme kantien à la critique marxienne chez Tosaka peut se rapprocher de la pérennité qu’eut l’idée kantienne d’impossibilité d’un savoir de la totalité de toute expérience possible (ou système) dans le marxisme posthégelien en Europe. 10. Telle l’interprétation de Maruyama Masao ୸ᒣ┿⏨ dans La pensée japonaise (ࠗ᪥ᮏࡢᛮ᝿࠘, Nihon no shisō), Tōkyō, Iwanami shinsho, 1961. Pour un résumé en français du double rejet des intellectuels japonais (rejet d’une carrière bureaucratique et rejet d’une position populaire), voir Alain-Marc Rieu, Savoir et pouvoir dans la modernisation du Japon, Paris, PUF, 2001, en particulier le chap. 5. On notera que ce projet est d’abord dans la droite ligne de celui de Marx de l’époque de la Rheinische Zeitung, puisqu’il s’agit de poser les véritables questions comme activité théorique spécifique, mais qu’il mènera aussi à la constitution d’une nouvelle théorie (ou logique pour Tosaka). 11. Qui divisa, de 1927 à 1937 environ, les marxistes en deux grands courants sur la nature du capitalisme, de l’État japonais et de la période d’ouverture et de modernisation (période Meiji 1868-1912). Ce sont les groupes appelés Kōzaha (ㅮ ᗙὴ) et Rōnōha (ປ㎰ὴ). Le premier, attaché aux définitions du Komintern,

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question des rémanences féodales au sein de l’État japonais, qui fit couler tant d’encre, tenait pour Tosaka de l’évidence12, si bien qu’elle se trouve non plus passer par l’élucidation de la nature de cet État à travers des recherches historiques comparatives entre le Japon d’avant le début de la modernisation et celui des années trente, mais sur le fonctionnement, en tant qu’idéologie, c’est-à-dire véritablement comme aspect occulté, du libéralisme (⮬⏤୺⩏, jiyūshugi) et ses liens organiques avec le fascisme (nipponisme, ᪥ᮏ୺⩏, nipponshugi)13. Plus précisément encore, la critique du libéralisme revient à mettre en évidence son rôle de matrice dans l’essor du nipponisme (Tosaka nomme cela fascisme parlementaire [❧᠇ⓗࣇ࢓ࢩࢬ࣒, rikkenteki fashizumu]). Cette approche contraste sur ce point avec l’interprétation canonique de Maruyama Masao14 qui ne le considère pas potentiellement fasciste. Tosaka entend donc critiquer le nipponisme sans pour autant dédouaner le libéralisme. On ajoutera toutefois qu’il n’exclut pas les collaborations avec des intellectuels et savants étiquetés libéraux, pour preuve la fondation en 1932 du Groupe de recherche matérialiste (၏≀ㄽ◊✲఍, yuibutsuron kenkyūkai)15. Si, du point de vue du contenu elle semble s’y rattacher, il s’agit pourtant à ce niveau de préciser la portée politique de l’activité de Tosaka par rapport aux lignes du Komintern et du PCJ. Il faut d’abord préciser qu’il n’appartint jamais au PCJ, dont l’histoire illégale d’avantguerre couvre en gros la période de 1922 à 1933. Il s’engage officiellement insistait sur les rémanences féodales de la période en question et sur l’absolutisme du tennō (ኳⓚ, empereur), le second la définissait comme une révolution de type bourgeois. Ce débat fut à l’origine d’une pléthore de publications extrêmement riches et spécialisées sur l’histoire du Japon d’avant la modernisation, période d’Edo ou des Tokugawa (1603-1867), notamment sur le statut des manufactures. Pour un présentation détaillée et synthétique de ce débat, voir Germaine A. Hoston, Marxism and the Crisis of Development in Prewar Japan, Princeton, Princeton University Press, 1986. 12. Voir De l’idéologie japonaise, TJZ 2, 227. 13. Forme de nationalisme qui prône, à travers son histoire et sa culture la prééminence de la Nation et du peuple japonais. 14. Ce qui sépare le marxisme du libéralisme. Voir la version anglaise de l’ouvrage de Maruyama : Thought and Behavior in Modern Japanese Politics, Tōkyō, Oxford/New York, Oxford University Press, 1969. 15. Fondé avec, entre autres, Oka Kunio ᒸ㑥㞝 (spécialiste de l’histoire des sciences naturelles) et Saigusa Hiroto ୕ᯞ༤㡢 (spécialiste de philosophie et d’histoire des sciences et techniques). Il interrompit ses activités après une raffle de la police en 1938 connue sous le nom d’affaire du Groupe d’étude matérialiste (၏≀ㄽ◊✲఍஦௳, Yuibutsuron kenkyūkai jiken).

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en politique en entrant tardivement dans le Parti social des masses (♫఍኱⾗ඪ, shakai taishūtō) en 1937 afin de concrétiser son soutien au mouvement antifasciste contre la guerre. Une décision en accord avec son interprétation du libéralisme et survenue après le changement de stratégie du Komintern de la ligne parti contre parti à celle de Front populaire uni contre le fascisme (1935). On la comprend d’autant mieux qu’avec la montée du militarisme, il est à cette époque la cible de la censure et de l’encadrement de plus en plus sévère du pouvoir. Tosaka reste donc cohérent, bien qu’il faille remarquer, de manière surprenante, l’absence chez lui de critique directe de la politique du Komintern ou de l’autoritarisme intellectuel du PCJ en tant qu’organisation. Quelle limite et quelle efficacité pragmatiques peut-on alors attribuer à son projet théorique ? Celle d’une simple lucidité due à la souplesse de la notion de caractère ? D’une demi-mesure entre critique du libéralisme et silence sur les aléas de la politique du Komintern ? S’il ne fait aucun doute que ce choix ne l’a pas, du point de vue du PCJ, entièrement rejeté dans le camp des libéraux et de leurs « collusions » avec le militarisme et le fascisme, il n’en demeure pas moins que Tosaka représente un cas à part à cause de son ontologie et de ses critiques de certains marxistes membres du PCJ ou non16. À notre sens, l’efficacité pragmatique de la position de Tosaka opère précisément dans le rapport entre ses critiques du libéralisme et celles de certaines positions marxistes lorsqu’elles permettent un passage au nipponisme. Ce phénomène de conversion, bien que le terme soit quelque peu abusif, se nomme tenkō (㌿ྥ) en japonais, mot à mot « changement d’orientation ». Il désigne principalement, mais pas uniquement, le passage officiel et officialisé par les autorités du marxisme au nationalisme ainsi que la collaboration active de nombreux intellectuels dits de gauches ou libéraux à la politique d’encadrement et de mobilisation du Japon dans les années trente et quarante. Il fut massif parmi les communistes et très souvent désigné avant et aprèsguerre comme une trahison ou une apostasie. Or, que nous apprend la position de Tosaka sur ce phénomène de réorientation idéologique, hormis le fait qu’il est lui-même une exception ? Qu’il repose sur la 16. Nous pensons à Miki Kiyoshi, TJZ 5, 103-110 ou Fukumoto Kazuo ⚟ᮏ࿴ ኵ, que Tosaka critique selon son habitude du point de vue de la méthode. Voir TJZ 1, 301-309.

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manière d’aborder un problème, de poser une question, qu’il dépend de la relation dialectique objet/méthode et qu’il prend souvent la forme d’une interrogation sur la nature de l’État japonais plutôt que de s’intéresser à la mécanique (à l’idéologie) du Japon du moment. Sous cet angle, le caractère anachronique du nipponisme, puisqu’il repose souvent sur l’idée d’un retour, constitue aussi une tentative de dépassement, tout comme d’ailleurs, nombre d’approches de communistes japonais enfermées dans le modèle négation-dépassement17. Ce modèle se trouva souvent associé au principe national dans les années trente au Japon, si bien qu’une logique supposée marxiste pouvait, dans certains cas, servir d’articulation à la mystique nationale japonaise. À ce titre, la doctrine du socialisme dans un seul pays que Staline opposa à celle de la révolution permanente de Trotski, en réintroduisant non seulement la dimension nationale, mais aussi la défense de l’URSS dans ses priorités, sapa les bases de l’internationalisme et favorisa, dans le cas du Japon en tout cas, de nombreuses réorientations de la doctrine marxiste au nationalisme18. La méthode et la Nation représentent ainsi deux points d’articulation théoriques majeurs au phénomène de réorientation : comme argument d’unicité et de prééminence/priorité culturelle (mais non raciale) et comme méthode dialectique grossièrement hégélienne. Qu’elle appartienne au discours à coloration nationaliste ou à certains aspects de la méthode marxiste telle qu’elle fut reçue au Japon, la notion de dépassement (de la modernité occidentale ou de quelque autre objet) est étrangère à la pensée de Tosaka au moins à deux niveaux : dans sa considération de ce qu’est un système (య⣔, taikei) et dans la revalorisation du sens commun (ᖖ㆑, jōshiki). Le

17. Fukumoto Kazuo et sa lecture du jeune Marx en sont le stéréotype. Il n’existe, à notre connaissance, pas de présentation synthétique en anglais de son intervention en 1924-1926 dans les débats du PCJ, de son succès puis de sa disgrâce au Japon pour sa proximité avec le Komintern. À défaut, voir Beckmann George et Ōkubo Genji, The Japanese Communist Party 1920-1945, Standford, Stanford University Press, 1969 ; Germaine A. Hoston, Marxism and the Crisis of Development in Prewar Japan, ainsi que : The State, Identity, and National Question in China and Japan, Princeton, Princeton University Press, 1994. 18. C’est le cas en 1933 du discours des anciens membres du comité central du PCJ que furent Sano Manabu బ㔝Ꮫ et Nabeyama Sadachika 㘠ᒣ㈆ぶ. Leur exemple fut à l’origine d’une vague de conversions et est toujours considéré comme un archétype. Voir Germaine A. Hoston, Marxism and the Crisis of Development in Prewar Japan, chap. 8.

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premier se développe sans aucun doute à partir de Kant, des définitions a priori et axiomatiques d’un système spatial (qui conditionne en fait le jugement), de leur confrontation avec les systèmes d’Einstein et des géométries non-euclidiennes (Minkowski entre autres)19 ; le second appelle et implique, au moyen de la notion de caractère et de ses liens avec le mouvement historique, une possibilité de connaissance rationnelle quotidienne, c’est-à-dire directement réintégrable, en termes marxistes, dans les masses ou le peuple (኱⾗, taishū)20. Sans doute les limites et difficultés du second point sont encore à examiner tant il apparaît parfois tel un truisme voire une logique circulaire. Une chose reste néanmoins certaine, c’est que l’absence de tenkō chez Tosaka demeure un contre-exemple puissant de possibilité d’une pensée décomplexée par rapport à la modernité. Références Actuel Marx no 2, Le marxisme au Japon, Paris, L’Harmattan, 1987. Allioux Yves-Marie, Cent ans de pensée au Japon, 2 tomes, Arles, Philippe Picquier, 1996. Beckmann George et Ōkubo Genji, The Japanese Communist Party 19201945, Standford, Stanford University Press, 1969. Dilworth David, Viglielmo Valdo et Zavala Augustin Jacinto (dir.), Sourcebook for Modern Japanese Philosophy, Westport, Greenwood Press, 1998. Einstein Albert, Comment je vois le monde, Paris, Champs Flammarion, 1979. Harootunian Harry D., Overcome by Modernity, Princeton/Oxford, Princeton Univ. Press, 2000. Harootunian Harry D., « Généalogie du fascisme d’après-guerre et la critique du libéralisme d’avant-guerre de Tosaka Jun » ࠕᡓᚋࣇ࢓ࢩࢬ ࣒ࡢ⣔㆕Ꮫ࡜ᡞᆏ₶ࡢᡓ๓࡟࠾ࡅࡿ⮬⏤୺⩏ࠖ, Sengo fashizumu no keifugaku to Tosaka Jun no senzen ni okeru jiyūshugi Sengo fashizumu no keifugaku to Tosaka Jun no senzen ni okeru jiyūshugi), dans The Journal of pacific Asia, Yokohama, Seori shobō, 1995. Article en ligne en anglais sous le titre de : « Beyond Containment. The Postwar Genea19. Tosaka le dit explicitement : « Je pars de Kant » (TJZ 1, 365). 20. Possibilité qui exclut finalement l’idée d’avant-garde révolutionnaire et rejoint l’effort critique du jeune Marx portant sur la philosophie de Hegel, lorsqu’il chercha comme médiation à la réalité les « masses » puis le « prolétariat », afin de construire sa théorie générale de la compréhension de la société.

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logy of fascism and Tosaka Jun’s Prewar critique of liberalism ». Vérifié le 22 janvier 2006 sur http://law.rikkyo.ac.jp/npa/020401.htm Hoston Germaine A., Marxism and the Crisis of Development in Prewar Japan, Princeton, Princeton University Press, 1986. Hoston Germaine A., The State, Identity, and National Question in China and Japan, Princeton, Princeton University Press, 1994. Kuhn Thomas S., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Champs Flammarion, 1983. Maruyama Masao, La pensée japonaise (ࠗ᪥ᮏࡢᛮ᝿࠘, Nihon no shisō), Tōkyō, Iwanami shinsho, 1961. Maruyama Masao, Thought and Behavior in Modern Japanese Politics, Tōkyō, Oxford/New York, Oxford University Press, 1969. Rieu Alain-Marc, Savoir et pouvoir dans la modernisation du Japon, Paris, PUF, 2001. Takeuchi Yoshimi, What is Modernity, Writings of Takeuchi Yoshimi, New York, Columbia University Press, 2005 (trad. Richard F. Calichmant). Tosaka Jun ᡞᆏ₶, Œuvres complètes de Tosaka Jun (ࠗᡞᆏ₶඲㞟࠘, Tosaka Jun zenshū), 5 vol. + 1 vol. annexe, Tōkyō, Keisō shobō, 1966. Yamada Kō, Tosaka Jun et son époque (ࠗᡞᆏ₶࡜ࡑࡢ᫬௦࠘, Tosaka Jun to sono jidai), Tōkyō, Kadensha, 1990.

La transcendance chez Watsuji Bernard Bernier

La notion de transcendance, sous diverses définitions, a occupé dans la pensée occidentale une place de première importance (voir section 1). En simplifiant, la transcendance a fait référence tour à tour à une sorte d’absolu unique, à des principes derrière la « réalité » des choses et au sujet transcendantal de la connaissance. Les philosophes japonais, après 1868, à partir d’une tradition qui, sans toujours rejeter la transcendance, valorise davantage l’immanence (voir section 2), ont été confrontés à la pensée occidentale et ont dû composer avec ce concept. C’est la façon dont un de ces philosophes, Watsuji Tetsurō (࿴㎷ဴ㑻1889-1960), a traité de la transcendance en contrepoint à la philosophie occidentale qui fait l’objet de cet article. La position de Watsuji sera traitée en deux parties (sections 3 et 4), touchant, en premier lieu, à l’éthique et, en second, au système impérial comme moyen pour ce philosophe d’introduire une sorte d’absolu transcendant au fondement à la fois de l’éthique, de la nation et du politique au Japon. Mais situons très brièvement la pensée de Watsuji dans l’histoire de la philosophie japonaise. Comme la majorité des philosophes japonais de son temps, Watsuji a été formé dans le courant de l’idéalisme allemand. Dans les années 1920, il publia un livre sur Nietzsche et produisit une thèse de doctorat sur Schopenhauer. Par la suite, il passa deux ans en Europe, surtout en Allemagne, où il suivit les cours de Heidegger. La philosophie de Watsuji, tout en subissant fortement l’influence de la pensée allemande, s’est surtout efforcée de démontrer comment les doctrines orientales, surtout le bouddhisme, pourraient servir à approfondir notre compréhension de la situation humaine.

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Sur ce point, Watsuji a suivi l’exemple de ses prédécesseurs et contemporains, surtout Nishida Kitarō (す⏣ᗄከ㑻, 1870-1945), qui tenta de définit une sorte d’ontologie en combinant la phénoménologie de Husserl et la notion bouddhiste de sûnyatâ (néant). À la suite des efforts de Nishida, mais dans une autre direction, Watsuji a écrit abondamment sur le bouddhisme et sur ce qu’il appelle l’esprit japonais. Du point de vue philosophique, son apport le plus important touche à la définition théorique des fondements de l’éthique (voir section 3). Dans les années 1930 et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Watsuji a défendu l’idée de la supériorité morale du Japon, appuyant ainsi implicitement (mais jamais explicitement) l’impérialisme japonais en Asie. La transcendance dans la philosophie occidentale

On peut regrouper les différentes significations de la transcendance dans l’histoire de la philosophie occidentale en deux grands groupes. Dans son acception la plus simple, la transcendance se dit de principes qui dépassent un ordre de réalité déterminé ; ou, dans les mots de Lalande, est transcendant ce qui « ne résulte pas du jeu naturel d’une certaine classe d’êtres ou d’actions, mais suppose l’intervention d’un principe extérieur ou supérieur à celle-ci1 ». La transcendance assigne ce qui est perceptible (les choses du monde), dans sa cause ou dans ses fondements, à un principe extérieur ou supérieur qui le détermine. D’une part, la transcendance ainsi définie se réfère à un principe unique pensé comme absolu, que ce soit Dieu, une cause première ou, comme en philosophie chinoise, le cosmos. Dans ce sens, la transcendance est vue comme réelle, une transcendance dans l’être, mais elle se situe hors du monde humain, où elle englobe le monde humain dans un ensemble plus grand. En Occident, cette forme de transcendance a surtout caractérisé la religion chrétienne, avec Dieu comme absolu transcendant le monde et les humains. D’autre part, cette transcendance qui fait appel à un ou des principes supérieurs ou extérieurs peut se définir non pas par rapport à la divinité, mais en référence à l’essence ou à la substance, comme expliquant les choses du monde. Il s’agit donc d’une transcendance 1. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF (16e édition), 1988, p. 1144.

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ontologique, encore une fois dans l’être, mais cette fois-ci sans référence, du moins a priori, à Dieu. La transcendance définie de cette façon a pris diverses formes. Chez Platon, il s’agit de l’idée, du noumène, qui est au fondement des phénomènes, donc de ce qui est directement perceptible2. Chez Aristote, la transcendance est tour à tour celle de l’être, englobant tout ce qui est, et celle de la substance, comme composée de la matière et de la forme, mais qui dérive de l’être3. L’être devient ainsi une cause première. Comme on le verra en troisième section, Watsuji s’est opposé en principe à ce type de transcendance ontologique, parce qu’elle place l’absolu hors de la société humaine. Mais on verra qu’il revient à une sorte de transcendance religieuse dans certains de ses textes. Depuis Kant, la transcendance a pris une autre signification, passant de l’être à l’entendement, à la connaissance. « Les conclusions à propos des objets possibles de cognition doivent être cherchées dans les possibilités de représentations cognitives des objets4. » Pour Kant, la transcendance se dit des catégories a priori de l’entendement par lesquelles les humains se représentent le monde qui les entoure : « Par connaissances a priori nous entendrons désormais non point celles qui ne dérivent pas de telle ou telle expérience, mais bien celles qui

2. « L’Idée […] est le principe à la fois logique, épistémologique et réel de l’intelligibilité » (François Châtelet, « Platon », dans François Châtelet (dir.), La philosophie de Platon à saint Thomas, Paris, Marabout Université, 1972, p. 18-83 ; p. 68). « Ce qui définit donc, à première vue, l’Idée, c’est sa validité générale. […] l’idée est immuable ; […] elle est pure ; […] elle est simple ; […] elle est indépendante, elle n’existe ni par rapport à ni en autre chose qu’elle-même, elle est en-soi. Bref, elle est séparée ou transcendante, ce dernier terme impliquant non seulement l’idée d’une coupure, mais aussi celle de supériorité » (p. 159). 3. « [Aristote, La métaphysique, Livre E]. L’être par excellence est la Forme pure de toute matière, l’Acte éternel et absolument immobile ; plénitude de tout le reste, c’est bien le terme premier de la série des sens de l’être : tous les autres êtres, incorruptibles ou corruptibles, s’ordonnent par rapport à lui et l’imitent dans la mesure de leurs moyens » (Jean Bernhard, « Aristote », dans François Châtelet (dir.), La philosophie de Platon à saint Thomas, p. 132). 4. « Conclusions about possible objects of cognition are to be sought in a careful inquiry into the possibilities of the cognitive representations of objects » (Richard A. Smyth, Forms of Intuition. An Historical Introduction to the Transcendental Aesthetic, The Hague, Boston, Martinus Nijhoff, 1978, p. 2).

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sont absolument indépendantes de toute expérience5. » Il insiste sur « notre inévitable ignorance par rapport aux choses en soi » et il affirme que « tout ce que nous pouvons connaître théoriquement », ce sont les « simples phénomènes6 ». Kant applique le qualificatif de transcendantal à cette réflexion : « J’appelle transcendantale toute connaissance qui, en général, s’occupe moins des objets que de nos concepts a priori des objets7. » Le centre de la transcendance devient ici le sujet connaissant, le sujet transcendantal qui se représente le monde par la connaissance même. Kant s’est donc éloigné de la métaphysique ontologique prévalente en rejetant toute conclusion sur l’être en lui-même, pour se contenter d’analyser la façon dont les humains se représentent le monde. Il n’a pas rejeté comme tel la métaphysique (voir la Métaphysique de la nature), mais il a tenté d’en réduire la portée8. Kant a donné à l’expérience une place spéciale dans la connaissance. Il débute l’introduction de la première édition de la Critique de la raison pure par cette phrase : « L’expérience est, sans aucun doute, le premier produit que notre entendement obtient en élaborant la matière brute des sensations9. » Dans la seconde édition, il ajoute des précisions : « Mais si toute notre connaissance débute AVEC l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute DE l’expérience, car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par 5. Immanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1984, p. 32. Dans la Préface à la seconde édition (1787), Kant écrit « que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans […], qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour en ainsi dire en laisse par elle » (ibid. p. 17). Il ajoute : « Jusqu’ici on admettait que toute notre connaissance devait se régler sur les objets […]. Que l’on essaie donc enfin de voir si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique en supposant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité désirée d’une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard avant qu’ils nous soient donnés » (ibid., p. 19). 6. Ibid., p. 24. 7. Ibid., p. 46. 8. Kant, Critique de la raison pure, p. 20-21. Smyth est du même avis : « Transcendental philosophy does seek to revive metaphysical conclusions from a study of the possibilities of representation » (Richard A. Smyth, Forms of Intuition, p. 4). 9. Ibid., p. 31.

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des impressions sensibles) produit de lui-même10. » La connaissance est donc composée des formes a priori et des données de l’expérience. Kant n’a donc pas rejeté l’insertion du sujet connaissant dans le monde, mais il a privilégié, du moins dans la Critique de la raison pure, la connaissance a priori, celle qui provient de notre entendement lui-même, donc indépendamment de notre insertion dans le monde. Il a donc pensé un sujet qui se place en quelque sorte hors du monde pour le concevoir11. 10. Kant, Critique de la raison pure, p. 31. 11. Kant, tout comme Hegel et bien d’autres philosophes, a donné lieu à des interprétations contradictoires. Pour donner un seul exemple (mais voir aussi Jean Petitot, La philosophie transcendantale et le problème de l’objectivité, Paris, Éditions Osiris [Les entretiens du Centre de Sèvres], 1991, pour une interprétation du lien entre la Critique de la raison pure et les mathématiques), David Carr (The Paradox of Subjectivity. The Self in the Transcendental Tradition, Oxford and New York, Oxford University Press, 1999) a cru voir chez Kant un paradoxe du sujet (alors que Maréchal considère le problème de l’insertion dans le monde et du retrait du monde non pas comme paradoxe, mais bien comme contradiction entre deux positions non compatibles [voir Joseph Maréchal, Le point de départ de la métaphysique. Leçons sur le développement historique et théorique du problème de la connaissance (Cahier 5), Paris, DDB, 1949 ; cité dans Jacynthe Tremblay, Finitude et devenir. Fondements philosophiques du concept de révélation chez Karl Rahner, Montréal, Fides, 1992, chap. 2]). Selon Carr, pour Kant, le sujet existentiel est celui qui vit dans le monde, qui donc en fait partie et qui, de ce fait, peut avoir des expériences immédiates du monde et des choses. Face à lui, il y a le sujet transcendantal qui se place hors du monde pour se le représenter, donc qui s’abstrait de sa situation réelle dans le monde pour le regarder et se regarder lui-même pour ainsi dire de l’extérieur. Le sujet transcendantal est issu de cette épochè qui soustrait abstraitement le sujet de connaissance du monde dans lequel il se situe nécessairement. Pour se représenter le monde, le sujet transcendantal part de quelque chose : les catégories a priori de l’entendement humain. Autrement dit, toute connaissance se fonde sur ces a priori. Mais ces a priori ne forment qu’une sorte de possibilité, de cadre de la connaissance, qu’il faut par la suite appliquer à des objets. Toujours selon Carr, les choses du monde ne sont pas saisissables en soi, dans leur être : il rejette donc la métaphysique traditionnelle. Mais notre perception saisit des éléments apparents des choses qui servent dans notre esprit, à partir des catégories a priori, à la construction des concepts qui s’appliquent aux choses. Notre connaissance des choses n’est ni purement ontologique, c’est-à-dire celle des choses en elles-mêmes, ni purement un produit de l’esprit — Kant, selon le même auteur, rejette donc aussi bien le positivisme que l’idéalisme — mais elle passe par l’élaboration de concepts, donc de phénomènes, qui sont issus de notre esprit mais qui se fondent sur notre expérience des choses. Le sujet transcendantal doit donc opérer une suspension du train-train de la vie courante pour se pencher sur les conditions de la connaissance, conditions a priori dans ce sens que ce sont des structures qui précèdent l’application de l’entendement à n’importe quel phénomène. Mais si « la pensée fait partie de l’être » (Martin Heidegger,

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Husserl a repris en la modifiant et en la systématisant l’idée du sujet transcendantal. Pour Husserl, il faut distinguer entre la pensée en tant qu’elle se porte sur un objet (noème) et la pensée dans ses structures même (le cogitatio), donc la pensée en tant que telle (noèse)12. Husserl tente de définir à la fois la façon dont nous saisissons le monde par la perception et la conscience, et la façon dont l’entendement en lui-même fonctionne13. Il veut ainsi en arriver à définir le mode de fonctionnement de l’entendement et en même temps à préciser l’essence des choses à travers la façon dont l’ego perçoit le monde. […] la phénoménologie est à la fois une méthode et une philosophie. Comme méthode, elle profile les étapes par lesquelles on doit passer pour arriver au pur phénomène, dans lequel est révélée la véritable essence non seulement des apparences mais aussi de ce qui apparaît. Comme philosophie, elle a la prétention de fournir une connaissance nécessaire et essentielle de ce qui est, puisque l’existence contingente ne peut modifier la raison qui est reconnue comme la véritable essence des objets14.

« Moïra », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 291), comment peutelle se distancier de l’être pour se le représenter ? C’est là le paradoxe de la subjectivité selon Carr. En effet, le « je » du « Je pense », le sujet de la connaissance, est irrémédiablement dans le monde. La distanciation qu’il opère par la connaissance est donc paradoxale par rapport à son insertion nécessaire dans le monde. 12. Husserl, Idées directrices, Paris, Gallimard, 1985, p. 301. 13. « La phénoménologie est orientée vers l’objet en ce sens qu’elle a pour thème de réflexion l’objet dans le sujet. Il n’y a pas, dans le sujet, que la cogitatio ou la noèse. On y trouve », (Husserl, Idées directrices, p. 301). La caractéristique principale du vécu intentionnel est qu’il est conscience de quelque chose dans son immanence […]. La direction du cogito ou direction noétique (Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, p. 31. « Cette direction noétique s’oppose à la sphère des directions des cogitationes particulières, c’est-à-dire à la direction noématique ou direction de l’objet intentionnel » (Jacynthe Tremblay, Nishida Kitarō. Le jeu de l’individuel et de l’universel, Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 67). 14. « […] phenomenology is both a method and a philosophy. As a method it outlines the steps which must be taken in order to arrive at the pure phenomenon, wherein is revealed the very essence not only of appearances but also of that which appears. As a philosophy, it claims to give necessary, essential knowledge of that which is, since contingent existence cannot change what reason has recognized as the very essence of objects » (Quentin Lauer, Phenomenology. Its Genesis and Prospect, New, York, Harper, 1965, p. 8).

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Dans son analyse de l’entendement, Husserl dit de la critique transcendantale de la connaissance qu’elle se convertit « en études de la subjectivité phénoménologique, en études sur les structures intentionnelles de l’énoncer et du signifier15 ». Il précise plus avant le lien entre subjectivité et transcendance en mentionnant l’« édification subjective des formes catégoriales générales16 » et le « problème des origines constitutives subjectives » qui équivaut au « problème de la méthode des constructions » des « sens analytiques17 ». Autrement dit, Husserl cherche un fondement transcendantal et subjectif à la logique formelle, un fondement qu’il nomme « logique transcendantale » et qui est « fondation pour toute logique18 ». Ce fondement, Husserl le trouve dans une phénoménologie transcendantale, « dans la pure intériorité de l’ego, en tant que pôle intentionnel de l’expérience19 ». « Grâce à cette connaissance fondamentale, toute espèce d’unité intentionnelle devient le fil conducteur transcendantal des constitutives […]20. » « N’importe quoi qui s’oppose à moi en tant qu’objet existant a reçu pour moi […] tout son sens d’être de mon intentionnalité effectuante et il n’y a pas le moindre aspect du sens qui reste soustrait à mon intentionnalité. […]. L’intentionnalité vivante me porte, elle prescrit, elle me détermine du point de vue pratique dans toute ma conduite […]21. » Comme chez Descartes et Kant, l’individu, l’ego transcendantal22, est pour Husserl le fondement de la philosophie transcendantale de l’intentionnalité. Il mentionne bien la communauté, mais elle est pensée en termes d’intersubjectivité, donc à partir de la subjectivité individuelle23. En outre, Husserl rejoint la métaphysique, en postulant la capacité de l’entendement à saisir l’essence des objets. C’est cette capacité de l’entendement à saisir l’essence des choses, cette inten15. Edmund Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, Paris, PUF, 1957, p. 232. 16. Ibid., p. 236. 17. Ibid., p. 255. 18. Ibid., p. 308. 19. Ibid., p. 310. 20. Ibid., p. 328. 21. Ibid., p. 315. 22. Ibid., p. 319. 23. Ibid., p. 317. Husserl a analysé l’intersubjectivité plus en détail dans Autour des Méditations cartésiennes, réflexions élaborées de 1929 à 1932 (voir Edmund Husserl, Autour des Méditations cartésiennes, Paris, Millon, 1998).

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tionnalité de la conscience, fondée sur la noèse, sur les « modalités de la conscience », données a priori, qui fonde la transcendance du sujet chez Husserl. Comme on le verra, Watsuji a critiqué l’idée du sujet transcendantal comme centre de la connaissance, en la voyant comme une aporie de l’individualisme occidental qui, pour lui, oublie l’aspect social des humains. Chez Hegel, on en revient à l’idée, ou plutôt à l’esprit produisant le « savoir absolu », esprit qui s’actualise dans l’histoire à travers la conscience de soi et qui se manifeste autant dans le sens du monde « objectif » que dans les formes de pensées et les formes culturelles24. Selon Châtelet, Hegel « définit […] une idée de l’absolu dont est exclue toute transcendance » car, selon lui, « Hegel propose un pari ambigu : il demande […] que l’on refuse l’implication établie entre la notion de Savoir, compris comme discours universel disant ce qu’il y a à dire d’essentiel, et celle de Vérité, interprétée comme adéquation de l’Être et de la Pensée, ceux-ci étant eux-mêmes conçus comme originairement distincts25 ». Sur ce point, on peut admettre avec Châtelet que Hegel définit un absolu philosophique qui exclut la transcendance, du moins une transcendance de nature religieuse. Cependant, Redding voit la logique hégélienne comme transcendantale du fait qu’elle combine la forme et le contenu de la pensée, donc qu’elle devient une sorte d’ontologie, qu’elle propose que « le monde n’est pas dans la pensée […] mais bien présenté, exhibé, rendu manifeste26 ». La transcendance est ici réintroduite à travers la possibilité proposée par Hegel pour l’esprit humain de saisir non seulement les conditions formelles de l’expérience et de la pensée, mais aussi les conditions objectives matérielles27. La question prend un tour nouveau avec Nietzsche, qui rejette les notions anciennes de la transcendance, que ce soit sous les formes de Dieu 28 ou d’une connaissance absolue fondée sur la raison 24. Voir G. W. Friedrich Hegel, La phénoménologie de l’esprit, 2 vol., Paris, Aubier-Montaigne, 1939, vol. 1, chap. VIII ; voir Paul Redding, Hegel’s Hermeneutics, Ithaca, Cornell University Press, 1996, 2002, p. 4-5. 25. François Châtelet, Hegel, Paris, Seuil (non daté), p. 52. 26. Paul Redding, Hegel’s Hermeneutics, p. 10 ; ma traduction. 27. Ibid. 28. « Dieu est mort » ; voir Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris Gallimard, 1971, p. 21.

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pure29. Mais Nietzsche réintroduit la transcendance par la porte arrière, en donnant à l’homme, à l’être humain, la possibilité de la transcendance à travers le dépassement de lui-même, dans les notions de surhomme et de volonté de puissance30. L’humain, bien que fini, devient ainsi, par la volonté, le moyen de la transcendance. Heidegger reprendra cette idée de ce que Lacoue-Labarthe (1986) a appelée la « transcendance finie », qui semble à première vue une contradiction dans les termes. Heidegger, en effet, s’opposera à la métaphysique platonicienne, en assignant au monde sa propre signification. Mais il verra dans un des éléments du monde, soit le Dasein, qui est cette propriété des êtres humains d’être dans le monde, d’« être-là », le moyen d’accéder à la vérité du monde. Dans un premier temps, celui de Sein und Zeit, le Dasein sera le moyen d’accéder à l’ontologie fondamentale, au fondement de la réalité du monde. Heidegger prolonge ici la pensée de Husserl. Dans cette position, le Dasein, l’essence de l’Humain qui se manifeste à travers l’existence, est moyen dans un double sens : en premier lieu, le Dasein, en tant qu’il est être-là d’un être conscient, est le seul capable, par la conscience, d’atteindre l’ontologique dans l’ontique (le factuel, le manifeste) ; en second lieu, l’existence humaine elle-même devient l’occasion de la réflexion sur l’essence du monde, car c’est à partir du fait que le Dasein est être-pour-la-mort, donc mortel, que la réalité fondamentale du monde peut être saisie. Ce que le Dasein saisit, c’est la réalité du monde derrière l’apparence, derrière le facticiel, derrière l’ontique. La transcendance est ici réintroduite sous l’image de l’ontologie, de l’essence de la réalité derrière l’apparence. Heidegger semble se situer alors dans le courant de la métaphysique traditionnelle. Dans un second temps, cependant, Heidegger rejettera l’ontologie fondamentale, pour se concentrer sur ce que certains ont appelé l’analytique du Dasein. Dans ce cas, tel qu’on le retrouve dans Introduction à la métaphysique (1935), le point de vue passe du Dasein à l’être en tant que tel. « L’essence et la modalité de l’être-homme ne

29. Nietzsche fait valoir le caractère purement subjectif et sensible de la connaissance ; voir Friedrich Nietzsche, The Genealogy of Morals, New York, Doubleday, 1956, p. 255. 30. Voir Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, p. 22 ; 346-357.

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peuvent donc se déterminer qu’à partir de l’estance de l’être31. » Ou bien, « le caractère propre de l’être-homme provient de la singularité de son appartenance à l’être conçu comme un apparaître prédominant32 ». Dans ce texte, à partir d’une interrogation sur l’étant en totalité, la question vient à se poser ultimement sur l’être33. Heidegger cherche l’essence de l’être à partir des écrits de la philosophie présocratique et des tragédiens grecs. Il définit l’être à partir de différentes directions : la plus fondamentale porte sur le terme phusis, c’est-à-dire « ce qui s’épanouit de soi-même ; […] le fait de se déployer en s’ouvrant et, dans un tel déploiement, de faire son apparition, de se tenir dans cet apparaître et d’y demeurer34 » ; ou bien dans un langage plus obscur, « la perdominance de ce qui s’épanouit, et le demeurer perdominé par cette perdominance35 ». L’être se dit aussi logos, mais pas dans le sens de logique ou proposition36. « Phusis et logos sont la même chose37. » Logos dans ce sens signifie « 1. Le rassembler ; et 2. La recollection ; de même, logos signifie ici la recollection qui recueille, le rassemblant originaire38. » « Logos caractérise l’être à un point de vue nouveau et pourtant ancien : ce qui est étant, ce qui se tient en soi droit et bien accusé, cela est recueilli en soi à partir de soi, et se tient dans un tel recueillement39. » L’être se dit aussi dike, c’est-à-dire « ordre40 ». En tant que phusis, l’être englobe l’humain, mais l’humain devient le moyen du dévoilement de l’être. Tout d’abord, examinons la « détermination de l’essence de l’homme à partir de l’estance de l’être luimême41 », « la coappartenance de l’être et de la nature humaine42 » : « ce n’est qu’à partir de l’événement de la connexité essentielle de l’être et de l’appréhender que l’être de l’homme se détermine43 ». 31. Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967, p. 147 ; italiques dans le texte. 32. Ibid. 33. Ibid., p. 13-44. 34. Ibid., p. 26. 35. Ibid., p. 27. 36. Ibid., p. 134 s. 37. Ibid., p. 139. 38. Ibid., p. 136. 39. Ibid., p. 139. 40. Ibid., p. 166 s. 41. Ibid., p. 151 ; italiques dans le texte. 42. Ibid., p. 148. 43. Ibid.

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« L’appréhension n’est pas un mode de comportement que l’homme possède comme une propriété, mais inversement : l’appréhension est l’événement qui possède l’homme44. » « L’être-le-là de l’homme pro-ventuel, c’est : être exposé comme étant la brèche en laquelle la prépotence de l’être fait irruption en apparaissant, afin que cette brèche même se brise sur l’être45. » L’humain est donc porté par l’être, inclus en lui, sans sens sans lui. Mais l’humain est aussi le seul moyen d’amener l’étant « à son être, c’est-à-dire en lui donnant limite et forme […] par une pro-duction poétique originaire46 ». Pour Heidegger, cette action de l’humain, une action violente qui révèle l’être, se nomme teknè : Nous traduisons teknè par « savoir ». […] Le savoir n’est pas ici le résultat de simples constatations concernant un « subsistant » inconnu auparavant. […] Celui-ci, conformément au sens authentique de la teknè, est la vue première et constante au-delà du subsistant. […] Savoir, c’est pouvoir mettre en œuvre l’être comme un étant qui soit toujours tel ou tel. Si les Grecs appellent tout particulièrement et au sens fort teknè l’art proprement dit et l’œuvre d’art, c’est parce que l’art est ce qui porte le plus immédiatement à stance en un adestant (en l’œuvre) l’être, c’est-à-dire l’apparaître qui réside en soi-même47.

La teknè n’est pas ici surtout la technique48, mais bien l’art et surtout cet art sublime, la poésie49. Mais l’art est aussi violence : Mais l’homme est […] le faisant-violence. L’homme […] exerce sa violence contre le prépotent [l’être]50. 44. Ibid. 45. Ibid., p. 169. 46. Ibid., p. 151. 47. Ibid., p. 166. 48. Pour une vision plutôt négative de la technique, voir Martin Heidegger, « La question de la technique », dans Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 9-48. 49. Surtout pour Heidegger celle d’Hölderlin (voir Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1962) ; « Autrefois, teknè désignait aussi ce dévoilement qui pro-duit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît. Ce terme désignait aussi la pro-duction du vrai dans le beau. La poiesis des beaux-arts s’appelait aussi teknè. Au début des destinées de l’Occident, les arts montèrent en Grèce au niveau le plus élevé du dévoilement qui leur était accordé. Ils firent resplendir la présence des dieux, le dialogue des destinées divines et humaines. Et l’art ne s’appelait pas autrement que teknè. Il était dévoilement unique et multiple » (Martin Heidegger, « La question de la technique », p. 46). 50. Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, p. 157.

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Ce n’est que par cette sortie violente […] que l’étant se découvre comme mer, comme terre, comme animal. Cette sortie et ce défrichement ne se produisent que lorsque les puissances de la parole, de l’entendement, […] et du bâtir sont elles-mêmes maîtrisées dans le faire-violence. Le faireviolence du dire poétique, de l’esquisse par la pensée, de la fondation édificatrice, de l’action créatrice d’États, […] consiste à dompter et à harmoniser les puissances grâce auxquelles l’étant se découvre comme tel du fait que l’homme entre en lui51.

Le savoir humain fait donc violence à l’être, mais cette violence, à travers le dire poétique ou le savoir, est nécessaire pour le dévoilement de l’être dans l’étant. Cette violence peut aussi mener non pas au dévoilement de l’être, mais à son contraire, c’est-à-dire au désordre, à la « discession de logos et phusis52 », qui, selon Heidegger, caractérise la philosophie occidentale depuis Platon. Il faut donc pour Heidegger revenir à la pensée des présocratiques et des tragédiens grecs, à ce commencement de la pensée occidentale qui ne dissociait pas l’être, l’humain et le savoir. Heidegger, dans la conclusion de son ouvrage, explique de nouveau pourquoi il donne à l’homme la place centrale dans la divulgation de l’être : L’essence de l’homme doit être comprise et fondée, à l’intérieur de la question de l’être, et conformément à l’indication latente du commencement, comme le site que l’être exige pour soi, pour sa patéfaction. L’homme est le Là, qui est en lui-même patence. En ce Là, et vers lui, l’étant se tient et devient œuvre. C’est pourquoi nous disons : l’être de l’homme est, au sens strict du mot, « l’être-le-là ». C’est dans l’estance de l’« être-le-Là », conçu comme ce site de la patéfaction de l’être, que doit être fondée originairement la perspective pour la patéfaction de l’être53.

Patéfaction signifie ici ouverture, manifestation, ce qui signifie que l’homme, en tant que da-sein (l’être-le-là), est conçu comme le site, le lieu de l’ouverture vers l’être, comme la manifestation de l’être dans l’estance. L’humain devient alors le moyen du dévoilement de la réalité fondamentale, de l’être, ce par quoi l’être se révèle, surtout dans l’art et la poésie. Il y a cependant une réserve : Heidegger conclut le même ouvrage en affirmant que la quête de l’être est une tâche qui 51. Ibid., p. 163-164. 52. Ibid., p. 182. 53. Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, p. 208.

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n’a pas de fin, une tâche que « nous ne savons jamais que sur le mode du questionner54 ». La question devient ici plus importante que la réponse, le fait de s’interroger plus essentiel que celui de répondre, ce qui veut dire que la quête de l’être est une tâche sans fin. Dans ce texte de 1935, l’être devient le transcendant qui dépasse la capacité humaine de le saisir ; « l’Être est le transcendant pur et simple55 ». Dans cette seconde position, la transcendance est donc celle de l’être comme englobant, mais qui se dévoile à travers le savoir humain56. Heidegger dépasse ici, du moins partiellement, l’idée du sujet transcendantal, mais Watsuji reproche à Heidegger, même dans cette position, de ne pas saisir la réalité sociale des humains, donc de ne pas dépasser une vision individualiste, comme on le verra plus bas.

54. Ibid., p. 209. 55. Martin Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », dans Martin Heidegger, Questions III, Paris, Gallimard, 1965, p. 71-157 ; p. 111. 56. On peut saisir une troisième définition de la transcendance chez Heidegger, et celle-ci nous rapproche de la conception de la transcendance chez Nishida Kitarō. Dans Qu’est-ce que la métaphysique, conférence prononcée en 1929, Heidegger fait appel au néant : « C’est uniquement en raison de la manifestation originelle du Néant que la réalité humaine (Dasein) de l’homme peut aller vers l’Étant et pénétrer en lui. Mais pour autant que chaque réalité humaine (Dasein), de par son essence, est en rapport avec l’étant, avec celui qu’elle n’est pas et avec celui qu’elle est elle-même, déjà, étant telle parce que réalité humaine (Dasein), elle pro-cède du Néant révélé » (Martin Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique, Paris, Nathan, 1985, p. 56). « Être et néant se com-posent réciproquement, non pas parce que tous deux — envisagés par le concept hégélien de Pensée — concordent dans leur indétermination et leur immédiateté, mais parce que l’Être lui-même est fini dans son essence et ne se révèle que dans la transcendance de la réalité humaine (Dasein) qui, dans le Néant, émerge hors de l’étant » (ibid., p. 65). « C’est dans le Néant de la réalité humaine (Dasein) que l’étant dans son ensemble arrive seulement à soi-même, suivant la possibilité qui lui est infiniment propre, c’est-à-dire selon un mode fini » (ibid., p. 66). « La réalité humaine (Dasein) ne peut soutenir de rapport à l’étant que si elle se maintient à l’intérieur du néant » (ibid., p. 67). Heidegger modifie ici la situation de l’être, qui ne peut se définir que par son contraire, le néant. Le néant, au fondement même de la réalité humaine, est la condition d’apparition de l’étant comme fini, qui est une manifestation de l’être comme fini dans son essence. Et l’être fini « ne se révèle que dans la transcendance » du dasein, donc seulement dans la transcendance de l’être de l’humain « qui, dans le Néant, émerge hors de l’étant » (ibid., p. 65). La transcendance est ici celle de l’humain, du Dasein, de l’« être-le-là », qui fait surgir l’être en transcendant l’étant. Nous sommes ici dans une position différente de celle de 1935, mais qui s’approche de celle de 1927.

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Immanence et transcendance dans la pensée japonaise

La pensée japonaise a été influencée par la religion traditionnelle du pays, que l’on a nommée shintō (⚄㐨), la voie des kami, pour l’opposer au bouddhisme, religion « importée » du continent. Elle a aussi subi l’influence du bouddhisme et du confucianisme, deux doctrines chinoises accédant au Japon via la Corée autour du vie siècle de notre ère. Le shintō comprend diverses manifestations, plus ou moins bien organisées. Au moment de l’introduction du bouddhisme et du confucianisme, les cultes des kami (⚄) (terme que l’on traduit habituellement par divinités) se limitaient surtout à des cultes locaux, pratiqués dans des sanctuaires villageois. Mais une nouvelle forme de ces cultes était en train d’apparaître, centrée sur la lignée impériale qui tentait d’asseoir son pouvoir aux dépens de l’aristocratie militaire des grands clans provinciaux. Comparée aux cultes locaux, constitués de rites plus ou moins élaborés et comportant très peu de doctrine, le culte impérial se définissait par l’ascendant d’un clan, le clan impérial, justifié par une doctrine nouvelle, celle de la descendance de ce clan d’une déesse, la déesse soleil (Amaterasu-o-mikami). Les cultes traditionnels du shintō se caractérisent par l’absence de transcendance, dans le sens de forces absolues extrahumaines, ou même de réalité essentielle derrière les phénomènes. En effet, ces cultes se fondent sur une conception de l’interrelation entre les kami, la nature et les humains, une sorte d’immanence, chacun des termes ne pouvant se concevoir sans les autres et chacun pénétrant l’univers de l’autre57. Dans ces cultes, il n’y a pas de divinité au-dessus des humains, pas de créateur, mais des divinités multiples en relation intime avec les humains et avec les phénomènes naturels, avec lesquels ils se confondent souvent. En outre, la réalité est ce qu’elle est, et rien d’autre, il n’y a rien derrière les phénomènes, pas d’essence ou de substance. La doctrine impériale a introduit une sorte de transcendance dans le shintō en présentant le clan impérial comme au-dessus du reste des Japonais du fait de sa relation à la divinité affirmée comme la plus 57. Voir Bernard Bernier, Breaking the Cosmic Circle. Folk Religion in a Japanese Village, Ithaca, Cornell University East Asia Papers, no 5, 1975 ; Robert J. Smith, Japanese Society. Self, Tradition, and the Social Order, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, chap. 4 ; S. N. Eisenstadt, Japanese Civilization, Chicago, Chicago University Press, 1996, chap. 10).

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importante du panthéon, Amaterasu-o-mikami. La doctrine impériale change la nature de la relation entre humains et divinités, en faisant de certains humains, associés à une divinité, des êtres supérieurs, excluant les autres. De plus, la doctrine impériale, dans les chroniques anciennes (Kojiki, ࠗྂ஦グ࠘, publié en 702 ; Nihon shoki, ࠗ᪥ᮏ᭩⣖࠘, publié en 710), personnalise fortement cette divinité, alors que les cultes locaux définissent plus vaguement la personnalité des divinités représentées symboliquement dans les sanctuaires. Toutefois, il faut noter la faible influence dans le peuple de la doctrine impériale, limitée plus ou moins à l’aristocratie jusqu’au xixe siècle, et même au xxe siècle58. La doctrine impériale a subi une sorte d’éclipse entre 1185 et le début du xviiie siècle, du fait de la mise en place de gouvernements sous le contrôle des guerriers (ౝ, samourai ou Ṋኈ, bushi) qui ont écarté les empereurs et leur entourage du pouvoir réel jusqu’au changement de régime de 1868 (nous y reviendrons). Le bouddhisme, dans certaines de ses variantes, fait référence au paradis, mais l’essentiel de sa doctrine porte sur la recherche du salut dans la fin du cycle de réincarnation, dans le rejet du monde, donc un salut obtenu en réintégrant le néant (sûnyatâ). Le néant, qui peut aussi se dire le vide, signifie la fin de l’attachement à soi, la fin de l’appréhension de la personnalité centrée sur soi, et l’insertion dans l’univers59. Dans le bouddhisme ancien au Japon, les humains entraient dans le néant après la mort. Mais avec le zen, la signification du vide ou du néant a changé, car cette forme du bouddhisme insiste sur le rejet du moi et le « salut » (dans le néant) ici-bas à travers l’illumination (ᝅࡾ, satori). Si certaines tendances du bouddhisme ont manifesté une sorte de transcendance en faisant appel au paradis, le zen abandonne cet aspect et reporte le salut à la recherche en soi-même de la nature du bouddha en rejetant le moi, le raisonnement, la conscience, le langage. Ce rejet fait que les humains en viennent à saisir intuitivement l’univers en s’insérant dans le néant. L’absolu, c’est-à-dire l’illumination, devient complètement immanent, par la recherche du bouddha intérieur et par l’insertion complète dans le monde. La transcendance devient alors immanence. 58. Voir John W. Dower, Embracing Defeat. Japan in the Wake of World War II, New York, Norton, The New Press, 1999, p. 302-308 ; Herbert Bix, Hirohito and the Making of Modern Japan, New York, HarperCollins, 2000, p. 281-282. 59. Nishitani Keiji, Religion and Nothingness, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1982, p. 95.

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Le confucianisme est fondé sur diverses formes de transcendance, dépendant de son interprétation. Confucius lui-même semblait rejeter toute transcendance en dehors du monde humain, bien qu’il fît de l’harmonie cosmique, par le moyen du maintien de l’harmonie de l’ordre social, une sorte de valeur absolue. L’insistance, chez Confucius, porte sur l’ordre social, qu’il faut maintenir à tout prix. S’il y a un absolu chez Confucius, c’est celui de l’ordre social, un ordre hiérarchique ayant l’empereur au sommet. Les interprètes de la pensée de Confucius au cours des siècles ont ajouté des éléments de transcendance à la doctrine du maître. Certains ont déifié Confucius luimême, faisant du maître un principe transcendant. D’autres ont fait appel au Ciel (ኳ, tien) comme principe extérieur et supérieur au monde humain, équivalent du cosmos, dont le fonctionnement englobe le monde humain et le détermine. Autrement dit, le confucianisme, théorie de l’ordre social, a donné lieu à la fois à des interprétations transcendantes et non transcendantes. Ces deux variantes ont eu cours au Japon à diverses époques. Les variantes transcendantes ont été associées, d’une part, au système impérial, présenté comme système issu des divinités et donc comme fondement de l’ordre humain ; et, d’autre part, dans la période de contrôle militaire, aux clans guerriers dominants, selon la doctrine dite de « la voie du roi60 ». Mais ce sont les variantes non transcendantes, celles qui insistent sur un ordre humain qui se suffit à lui-même, qui ont dominé au Japon, du moins jusqu’au xviiie siècle. Ces trois doctrines ont subi diverses transformations et ont donné lieu à plusieurs variantes dans le cours de l’histoire du Japon. Limitonsnous à certains courants particulièrement importants. Le prophète Nichiren (᪥ⶈ) qui, au xiiie siècle, s’est présenté comme réincarnation plus parfaite du Bouddha, a développé une interprétation transcendante du bouddhisme. Il ne fait pas de doute que cette forme du bouddhisme fait appel à la transcendance, dans la personne du prophète lui-même. Nichiren a aussi affirmé la supériorité du Japon à cause de la descendance divine des empereurs, une théorie quelque peu contradictoire avec sa doctrine qui voulait que seule sa religion soit la bonne, les autres n’étant que superstition. Cette idée de la supériorité inhérente du Japon à cause de la lignée impériale sera 60. Voir David M. Earl, Emperor and Nation in Japan, Seattle, University of Washington Press, 1964.

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reprise par l’école dite du kokugaku (ᅜᏛ) ou études nationales. Elle sera élaborée surtout par Motoori Norinaga (ᮏᒃᐉ㛗, 1730-1801) qui s’appuiera sur les chroniques anciennes pour rejeter l’influence chinoise (bouddhisme et confucianisme) et pour valoriser le système impérial61. Sous la plume de Motoori, l’empereur en viendra à prendre des dimensions encore plus transcendantes, en tant que divinité équivalente, du point de vue de l’esprit, à la déesse-soleil62. Sur plusieurs points, le kokugaku servira de doctrine officielle après le changement de régime de 1868, un changement qui entraînera la mise en place d’un État moderne au Japon : État moderne, mais doctrine politique fondée sur la transcendance de l’empereur, descendant des divinités, au-dessus de tous les Japonais, présenté de plus en plus comme infaillible. C’est dans ce contexte très complexe de doctrines, souvent contradictoires, avec coexistence de courants immanentistes et transcendants, que les philosophes japonais ont été confrontés aux théories occidentales de la transcendance, y compris et surtout à la philosophie du sujet transcendantal, position très éloignée de la vision des doctrines traditionnelles. La plupart ont tenté de diverses façons de combiner les positions occidentales et les doctrines traditionnelles ou récentes ayant cours au Japon. Leurs solutions ont été diverses, allant de la tentative de Nishida Kitarō d’insérer les positions de Kant et de Husserl dans l’idée bouddhique du néant, avec des concepts comme le néant absolu qui englobe l’être ou l’auto-identité absolument contradictoire63, à l’adoption du néokantisme par Hatano Seiichi (Ἴ ከ㔝ㄔ୍, 1877-1950) et à l’application d’une méthode « phénoménologique-herméneutique » par Kuki Shūzō (஑㨣࿘㐀, 1888-1941)64. Watsuji Tetsurō a lui aussi été confronté à la philosophie occidentale et il y a réagi d’une façon originale, en se consacrant surtout à l’analyse de l’éthique en général et de la culture et du système politique

61. Voir Peter Nosco, Remembering Paradise. Nativism and Nostalgia in Eighteenth-Century Japan, Cambridge, Council on East Asian Studies et Harvard University Press, 1990, chap. 6 et 7. 62. Ibid., p. 192-193. 63. Voir Jacynthe Tremblay, Nishida Kitarō. Le jeu de l’individuel et de l’universel. 64. Voir Yuasa Yasuo, « The Encounter of Modern Philosophy with Heidegger », dans Graham Parkes (éd.), Heidegger and Asian Thought, Honolulu, University of Hawaii Press, 1987, p. 155-174 ; p. 157-158.

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japonais. Examinons chacun de ces sujets en fonction de l’importance de la réaction à la notion occidentale de transcendance. Watsuji et la question de l’absolu en éthique

Watsuji se place en premier lieu par rapport aux notions de Dieu et d’absolu telles que posées par certains philosophes occidentaux. Partons d’une citation : Tout ce que la philosophie a accompli jusqu’ici est de prendre le Dieu de la religion comme idéal philosophique. Si on agit de cette façon, alors, qu’arrive-t-il si la révélation met à jour non pas un Dieu absolu, mais plutôt un Absolu (⤯ᑐ⪅) qui ne peut être qualifié de personnel ? Je pense que les philosophes peuvent adopter cette idée de l’Absolu. Ou bien, si l’on peut dire que la philosophie devient étroite d’esprit lorsqu’elle choisit parmi les religions établies, il faut alors que les philosophes résistent à prendre pour acquis que l’Absolu se fonde sur les religions établies et acceptent l’idée d’un Absolu défini du point de vue philosophique. En analysant la totalité de l’être humain, nous pouvons trouver le fondement de cette idée dans la structure de la totalité elle-même. Je suis convaincu qu’il n’est pas nécessaire de décrire ce fondement dans les termes d’une personne totale en ayant recours à l’idée d’un Dieu personnel. La question de savoir si la totalité est personnelle ou non doit être tranchée sur la base de cette totalité elle-même. Le plus important est d’étudier la façon dont les multiples individus constituent réellement la totalité. La seule façon de résoudre ce problème se trouve dans la négation de l’indépendance de la personne individuelle65.

Dans ce passage, Watsuji rejette l’influence de la religion (ici, surtout les diverses religions chrétiennes, mais aussi le judaïsme) dans la conception de l’absolu. De plus, il avance que la philosophie occidentale ne s’est pas détachée d’une définition religieuse de l’Absolu, et il propose que l’Absolu soit trouvé au moyen du raisonnement philosophique lui-même, sans recours à la religion. En outre, il rejette

65. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, Tōkyō, Iwanami Shoten, p. 104 (Watsuji Tetsurō zenshū, 1962, vol. 10). Il n’existe pas de traduction française de ce texte ; j’ai fait la traduction en français de ce passage et des autres dans le texte. Pour une traduction en anglais d’une partie du volume 1, voir Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, Albany, SUNY Press, 1996, p. 97-98 (trad. Yamamoto Seisaku et Robert Carter). Dans la citation dont il est question ici, l’Absolu est rendu par le terme zettaisha (⤯ᑐ⪅).

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la définition personnalisée de l’Absolu, donc la définition de Dieu comme personne en tant qu’absolu, et par la même occasion la définition de la « totalité » (඲య) à partir de l’individu. Il faut en revenir selon lui à cette « totalité » elle-même, en examinant comment les personnes la constituent, et, pour cela, il faut rejeter l’idée d’indépendance de l’individu. En adoptant ce point de vue, Watsuji se distingue clairement des positions philosophiques occidentales inspirées de la religion (comme celle de Scheller ou de Spinoza). Mais il attaque aussi les positions prises à partir de l’individu, c’est-à-dire les théories qui prennent l’être humain individuel comme base. Parmi les auteurs visés dans cette attaque, citons Descartes, Kant et Husserl66, dont il voit les théories du cogito, du sujet transcendantal et de l’intentionnalité comme fondée sur l’individu. Et il y a bien sûr Heidegger, que Watsuji accuse de privilégier l’individu au détriment du social67. Au sujet de Kant, Watsuji s’objecte à l’idée du sujet transcendantal parce que, selon lui, dans cette position sur la subjectivité, « Kant se penche sur la relation entre un humain et la nature, pas celle entre un humain et un autre. La première caractérisation de l’espace que le Je définit est quelque chose devant moi qui existe hors de moi, limité aux choses objectives, et n’a rien à voir avec les autres humains68. » Watsuji soutient que Kant pose ainsi la subjectivité non pas dans la relation avec les autres, mais dans la relation avec la nature, cette dernière relation étant vue par Watsuji comme découlant de la conception occidentale du corps simplement comme « corps-objet » dans un environnement naturel et non pas comme concrétude subjective en interrelation avec d’autres humains69. Par la même occasion, il critique la vision objectiviste du milieu naturel et propose d’en rétablir la subjectivité70. 66. Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, p. 32-33. 67. Voir Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 234 ; 236-237 ; voir Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, p. 220 ; 226-228 ; Watsuji Tetsurō Fūdo. Ningengakuteki kōsatsu, Tōkyō, Iwanami Shoten, p. 1-2 ; Watsuji Tetsurō, Climate and Culture. A Philosophical Study (traduction de Watsuji Tetsurō, Fūdo), Tōkyō, Yushodo, 1961 (1988) (trad. Geoffrey Bownas), p. v-vi. 68. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 177. Voir Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, p. 169. 69. Voir Watsuji Tetsurō, Fūdo. Ningengakuteki kōsatsu, p. 17-18 ; Augustin Berque, « Préambule et premier chapitre de Fūdo de Watsuji Tetsurō », Philosophie (1996, no 51) 9-31 ; 23-24. 70. Voir Watsuji Tetsurō Fūdo. Ningengakuteki kōsatsu, p. 17-18.

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Voici ce qu’il écrit au sujet de la position de Heidegger : Sur ce point, Heidegger fait un pas en avant. La vie biologique, dont la vie humaine n’est qu’un phénomène, est fondée seulement sur l’« être » de « ce qui est ». L’existence humaine (ே㛫Ꮡᅾ, ningen sonzai) est le sol sur lequel se fonde cette sorte d’« être ». À cause de cela, l’existence humaine est plus fondamentale que la vie de tout être vivant. De cette façon, Heidegger a fait avancer la réflexion sur le temps d’un pas en se préoccupant de l’existence. Mais la question demeure : qu’est-il arrivé à la question de l’unité vitale des individus hétérogènes ? Sa tentative de clarifier les seules structures de l’être individuel en faisant référence à l’unité présentée comme arrivée consciente est insuffisante pour résoudre le problème de l’unité vitale d’un individu et d’un autre. Cela vient du caractère unidimensionnel de son approche, par laquelle il tente d’appréhender l’existence humaine seulement en termes d’êtres individuels71.

On le voit, Watsuji part ici du point de vue des humains en sociétés, de « l’unité vitale des individus hétérogènes », pour reprocher à Heidegger son approche individualiste de l’existence humaine. Mais la critique de Watsuji va plus loin : À cause de l’insistance sur la possibilité totale (Ganzseinkönnen) des êtres individuels, Heidegger se penche sur le phénomène de la mort. Mais sa tentative d’accéder à la totalité par le moyen du phénomène de la mort indique qu’il s’est contenté d’une individualité atomiste en ignorant la spatialité de l’existence humaine. Nous ne pouvons avoir accès à la totalité de l’existence humaine seulement à partir de la mort comme fin. Cette totalité doit être trouvée, en premier lieu, au-delà de la totalité d’un être individuel et seulement dans l’opposition et les unités infinies de ces dernières totalités. Par conséquent, la totalité de l’être humain, même si elle inclut « l’être-vers-la-mort », est aussi une totalité qui va au-delà de la mort72.

Watsuji critique ici un des fondements de la phénoménologie de Heidegger. En effet, Heidegger a fait du Dasein en tant qu’« être-versla-mort » la base de l’appréhension de l’essence des humains et celle de l’authenticité. Pour Watsuji, la mort qui, chez Heidegger, est la fin de l’existence considérée par rapport aux individus, devient partie 71. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 234 ; Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, p. 220 ; voir aussi p. 224, 225, 228. 72. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 236 ; Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, p. 224.

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d’une continuité qui ne peut se définir que par le lien des personnes entre elles : Parce que c’est la totalité de l’être humain, il s’agit d’une totalité tout à fait finie mais pas encore une totalité absolue. Par ailleurs, du fait que c’est une totalité, elle est possible seulement en tant que manifestation d’une totalité infinie, c’est-à-dire de la totalité absolue. La totalité absolue, dont la caractéristique essentielle se trouve dans la négation de la négation, se manifeste seulement comme totalité de l’être humain, pas en dehors ou en séparation de l’être humain. Donc, la possibilité totale de l’existence humaine doit se trouver non pas dans l’« être-vers-la-mort », mais dans la relation non duelle entre moi-même et l’autre comme elle est révélée dans la direction de la totalité absolue73.

Cette citation exige de plus amples explications. En premier lieu, l’expression « négation de la négation » fait référence, chez Watsuji, à ce qu’il considère comme le fondement de l’éthique74. En effet, Watsuji définit l’éthique par une double négation. La première établit l’individu comme autonome, en le séparant de sa communauté. La seconde, qui présuppose la première, mais qui établit véritablement l’éthique, est la négation de l’individualité quand l’individu retourne à son groupe. Pour Watsuji, cette négation de la négation que représente le retour de l’individu à sa communauté est le fondement de l’éthique. Si la première négation, celle qui fonde l’individu, est essentielle pour que l’éthique apparaisse, elle n’est éthique que si elle se complète par la seconde, c’est-à-dire la négation de la négation. En second lieu, fondant l’éthique, la négation de la négation, qui est totalité, puisqu’elle est cette « relation non duelle entre le moi et les autres », fonde aussi la « possibilité totale » de ningen sonzai. L’expression ningen sonzai, que les traducteurs de Watsuji en anglais ont conservée, signifie plus que l’existence. Cette expression connote aussi l’idée d’« être de l’humain » dans le sens de Heidegger. Cette expression est en quelque sorte une traduction du Dasein de Heidegger. Mais elle comporte une connotation qui ne se retrouve pas chez Heidegger75, celle d’un être en commun, d’un être en relation, que 73. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 236 ; Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, p. 224. 74. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 26-27 ; Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, p. 22-23. 75. À ce sujet, Sakai Naoki accuse Watsuji d’ignorer l’importance du concept d’« être-avec » (Mitsein) dans la philosophie de Heidegger. Sakai va plus loin dans

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Watsuji illustre au moyen de l’analyse des deux idéogrammes qui composent le mot ningen (ே㛫) « être humain76 ». De là le rejet de l’« être-vers-la-mort » comme fondement de l’éthique de l’authenticité77, que Watsuji considère comme dérivée de l’individualisme occidental78, tout comme le rejet du sujet transcendantal de Kant, le cogito de Descartes et l’intentionnalité de Husserl, que Watsuji associe tous à l’individualisme : « Ce que Heidegger appelle l’authenticité est en réalité l’inauthenticité. Quand cette in-authenticité est niée davantage par la relation non duelle entre moi et l’autre, c’est-à-dire quand le “moi” s’annihile, seulement à ce moment l’authenticité estelle réalisée79. » ses accusations : « It seems to me that this blindness [about his facile culturalist dichotomy between an individualist West and a collectivist East] prevented Watsuji from perceiving how akin, in its social and political consequences, his anthropology was to the kind of individualism he detested and objected to so much » (Sakai Naoki, Translation and Subjectivity. On Japan and Cultural Nationalism. Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997, p. 207-208, note 18 ; voir aussi p. 96-97. Jean-Luc Nancy, cependant, critique lui aussi l’utilisation du Mitsein chez Heidegger comme minimisant le social : « L’être-en commun, ou l’être-avec, ne s’ajoute pas de manière seconde et extrinsèque à l’être-soi ou à l’être-seul. […] ce que Heidegger a nommé le Mitsein, et même le Mit-da-sein, n’est pas encore pensé chez lui avec la radicalité ni avec la détermination qui conviendraient. Il faudrait, en effet, comprendre que le ne qualifie pas le (comme si l’être subsistait déjà d’une manière quelconque, comme si l’être était de soi, c’està-dire comme si l’être était ou existait, absolument), et que le ne qualifie même pas le , mais qu’il le constitue essentiellement » (Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1990, p. 203 ; italiques dans le texte). Habermas va dans le même sens quand il écrit que le Mitsein est un concept secondaire dérivé du Dasein et que, en tant que tel, il minimise la socialité (voir Jürgen Habermas, Martin Heidegger. L’œuvre et l’engagement, Paris, Cerf, 1988, p. 24). 76. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 15-22 ; Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, p. 12-19. 77. En 1935, Heidegger modifie sa position sur la mort et au moins un passage rapproche sa position de celle de Watsuji : « Et qu’est-ce que l’extension temporelle d’une vie d’homme dans la voie du temps avec ses millions d’années ? À peine une saccade de l’aiguille des secondes, un bref mouvement respiratoire. À l’intérieur de l’étant dans son ensemble, on ne peut trouver aucune raison de mettre en évidence précisément cette région de l’étant qu’on appelle l’homme, et à laquelle nous appartenons nous-mêmes par hasard » (Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, p. 16). Heidegger semble aussi rejeter l’individualisme lorsqu’il analyse le subjectivisme à partir de la notion d’upokeimenon d’Aristote (ibid., p. 190 s.). 78. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 237. 79. Ibid. ; Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, p. 225.

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En troisième lieu, Watsuji utilise l’expression « totalité absolue ». Le sens de cette expression n’est pas toujours clair dans les extraits présentés plus haut. Il faut donc préciser. La totalité absolue dont parle Watsuji est en réalité l’existence humaine, qui est pour lui fondamentalement relationnelle, à la fois spatiale et temporelle. Si l’existence d’un humain est finie, l’être de l’humain est infini, puisqu’il se perpétue au-delà de la mort de l’individu ; en ce sens, il dépasse l’existence individuelle, il se réfère à l’existence des humains en relation : De ce point de vue, l’unité fondamentale de la structure de l’être inhérente à l’être humain ne peut se concevoir comme séparée de la communauté des êtres humains. Revenir à l’authenticité comme arrivée consciente équivaut précisément à la réalisation de la non-dualité de moi et de l’autre, qui s’établit par la négation de la négation. Seule la relation non duelle entre moi et l’autre rend possible le retour à l’authenticité de l’être humain, mais le « moi » seul ne peut le faire. Non seulement la « préparation à la mort » rend-elle cela possible, mais encore la « mort » est-elle autotranscendance, c’est-à-dire, négation du moi ou autonégation80.

C’est en référence à cette existence en relation que Watsuji parle de totalité absolue. Il parle aussi de la transcendance de soi à travers la mort comme négation du moi. La mort, dans ce cas, n’est pas pensée comme moyen individuel de l’authenticité, mais bien comme lien aux autres humains et ainsi comme négation de l’individualité. Autrement dit, la transcendance chez Watsuji se trouve dans l’être des humains, qui est existence en relation, existence partagée, qui donc n’est jamais le fait d’un seul individu. La totalité absolue est celle de la relation entre moi et l’autre. Voilà l’absolu philosophique tel que Watsuji le conçoit. Cet absolu se distingue de l’intersubjectivité de Husserl en donnant priorité non pas à l’individu, mais bien à l’interrelation elle-même et à la communauté. Mais, dans son exposé de l’éthique, Watsuji glisse imperceptiblement de la relation (㛫᯶, aidagara, dont le premier idéogramme 㛫 est le second de ningen), qui est ce vide qui lie les personnes entre elles, vers la communauté, le groupe, qui devient la totalité qui englobe les individus. Watsuji, en effet, parle de l’« existence subjective communale » (୺యⓗ࡞ඹྠᏑᅾ, shutaiteki na kyōdō sonzai)81, de la « logique 80. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 240 ; Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, p. 228. 81. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 22.

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de l’existence communautaire » (ඹྠⓗᏑᅾࡢㄽ⌮, kyōdōteki sonzai no ronri)82, de la « restauration de la totalité » (඲యᛶࡢᅇ᚟, zentaisei no kaifuku)83, de l’« abandon de l’individu dans la communauté » (඲ యࡢ୰࡬ࡢಶேࡢᲠ༷, zentai no naka e no kojin no kikyaku)84, de la « révolte contre la communauté » (ඹྠᛶ࠿ࡽ⫼ࡁฟࡿࡇ࡜, kyōdōsei kara somukideru koto) comme équivalant au fait « de s’être révolté contre son propre fondement » (ᕫࡢ᰿※࠿ࡽ⫼ࡁฟࡓ, onore no kongen kara somukideta)85, de « demande de la volonté supra-individuelle, c’est-à-dire de la volonté de la totalité » (㉸ಶே㑇ᚿ࠶ࡿ࠸ࡣ඲యព ᚿࡢᙉせ, chōkojin ishi aruiwa zentai ishi no kyōyō)86, de « totalité de l’humain » (ே㛫ࡢ඲యᛶ, ningen no zentaisei)87. La « totalité absolue » (⤯ᑐⓗ඲యᛶ, zettaiteki zentaisei)88, la totalité transcendante, c’est pour Watsuji la communauté plus que la relation. Mais quelle est cette « communauté » ? Watsuji pose au départ l’existence de communautés dans lesquelles les individus naissent. Ces communautés sont de divers ordres, mais elles ont en commun de dépasser l’individu. Si la totalité absolue fondamentale est l’existence humaine collective en général, cette totalité absolue se présente concrètement dans les groupes qui se sont formés historiquement et qui, à un moment donné, englobent les individus. La totalité absolue se traduit concrètement dans le groupe dans lequel nous sommes nés. Watsuji établit donc une transcendance sociale, qui est celle du groupe, manifestation concrète de ningen sonzai. Cette position l’amène à absolutiser l’appartenance au groupe, et ceci n’est jamais plus clair que lorsqu’il parle du Japon, comme on le verra en section 4. L’idée fondamentale de Watsuji est que chaque collectivité développe sa culture, sa sensibilité propre, en relation avec un milieu physique particulier, un « climat » spécifique (voir Fūdo). La culture est liée au milieu particulier, qui est un milieu physique complexe, et elle contribue à modifier ce milieu suivant la sensibilité que la collectivité a développée en relation à ce milieu. Il en surgit une conception complexe du rapport entre l’être humain et le milieu, 82. 83. 84. 85. 86. 87. 88.

Ibid., p. 28. Ibid., p. 124. Ibid., p. 26-27. Ibid., p. 141. Ibid., p. 27. Ibid., p. 18. Ibid., p. 105.

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ou plutôt de l’insertion de l’être humain culturel dans le milieu, qui comporte, comme Berque l’a déjà souligné, des aspects causaux et métaphoriques89. L’idée de Watsuji est, du point de vue de l’éthique (೔⌮, rinri), que les principes universels se manifestent dans des morales (㐨ᚨ , dōtoku) particulières90. Ces morales, comme toute représentation, sont le fruit de développements historiques dans des milieux ou dans des climats particuliers. Les représentations sont donc le résultat d’une structure spatiotemporelle, c’est-à-dire se sont développées historiquement dans un milieu, dans un lieu donné. Ce milieu étant spécifique, particulier, les représentations sont nécessairement particulières. Watsuji en tire la conclusion que les représentations occidentales sont particulières à ce milieu et se sont développées historiquement, elles ne peuvent alors prétendre à l’universalité. Il faut souligner ici un paradoxe : Watsuji présente la morale japonaise, fondée sur le social, comme supérieure à la morale occidentale, qui se fonde sur des principes transcendants non sociaux, comme Dieu ou des causes universelles, ou qui part de l’individu. Paradoxalement, donc, Watsuji invoque pour le Japon une sorte d’universalité qu’il rejette pour l’Occident ; il présente en effet la morale japonaise comme manifestant plus clairement le fondement réel et universel de l’éthique, qui est pour lui communautaire91. Watsuji rejette donc toute transcendance fondée sur Dieu ou sur l’individu. Il rejette aussi la distinction scholastique entre l’essence et l’existence, inspirée d’Aristote, en soulignant que le terme japonais 89. Berque a tenté de systématiser les intuitions de Watsuji en définissant des concepts nouveaux comme la trajectivité, la médiance, etc. (voir Augustin Berque, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, chap. 4) : « À mi-chemin entre le subjectif et l’objectif, la trajectivité combine métaphore et causalité. Dans la mesure où il agit son milieu, l’homme maîtrise un plus ou moins grand nombre de chaînes causales, qu’il se représente plus ou moins objectivement. En somme, il pratique la causalité avec une approximation statistique. Par ailleurs, il ne cesse de projeter métaphoriquement ses représentations sur le milieu ; projection dont le degré de subjectivité détermine, en raison inverse, le degré d’efficacité de son action sur le monde. En retour, ce degré d’efficacité va déterminer, en raison directe, le degré d’objectivité de ses représentations ultérieures. Bien qu’antagoniques, métaphore et causalité sont donc indissolublement constitutives de la réalité du milieu » (ibid., 150-151). 90. Voir Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, chap. 14. 91. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 314 ; Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, p. 297.

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sonzai ne peut se résoudre ni dans un des termes ni dans l’autre, mais les subsume tous les deux92. Il rejette donc une transcendance ontologique telle qu’elle apparaît dans Aristote. Il ne prend pas position au sujet de la transcendance de l’être telle qu’exposée par Heidegger en 193593. Mais on peut penser qu’il aurait rejeté cette forme de transcendance comme trop abstraite, parce que trop éloignée de la vie concrète des humains ; en outre, si on en juge par sa discussion de l’être-dans-le-monde chez Heidegger94, il aurait probablement critiqué cette position comme niant l’être collectif des humains. Watsuji n’accepte comme transcendance, du moins dans ses écrits philosophiques, que celle de la relation entre les humains ou celle de la communauté. Watsuji, dans son exposé, passe graduellement de la relation à la communauté comme fondement de l’humain et de l’éthique. Il en arrive à la position selon laquelle l’absolu se trouve dans la communauté, qui est cette totalité qui englobe les individus. La transcendance se trouve donc ici dans la totalité absolue, dans la communauté, qui se fonde sur la négation de la négation, mais qui en réalité préexiste à la première négation, puisque Watsuji, comme on l’a vu, parle de « restauration de la totalité95 » et de la communauté comme fondement de l’individu96. De cette façon, Watsuji associe la transcendance à la

92. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 22 ; Watsuji Tetsurō, Watsuji Tetsurō’s rinrigaku, p. 20. 93. Il serait intéressant de comparer la positon de Heidegger sur ce point avec celle de Nishida Kitarō. Celui-ci, en effet, a tenté de définir une logique du prédicat « pour laquelle le sujet est d’emblée englobé dans le prédicat » (Jacynthe Tremblay, Nishida Kitarō. Le jeu de l’individuel et de l’universel, p. 17). Si on prend l’être chez Heidegger comme prédicat, alors le sujet, défini ici comme sujet humain, serait inclus dans le prédicat. Cette question exigerait un examen plus approfondi. En outre, si on accepte la conception de Orr de la transcendance chez Heidegger (voir Robert P. Orr, The Meaning of Transcendence. A Heideggerean Reflection, Ann Arbor, Edwards Brothers, 1981), c’est-à-dire comme transcendance par le fond, par le bas, plutôt que par le haut, nous nous trouvons encore proche de la conception de Nishida pour lequel aussi la transcendance se trouve dans l’approfondissement de l’universel par le fond (Nishida Kitarō, « Eichiteki sekai », dans Nishida Kitarō zenshū, Tōkyō, Iwanami shoten, vol. 5 : 123-185 ; p. 148 ; pour la traduction française, voir Jacynthe Tremblay, Nishida Kitarō. Le jeu de l’individuel et de l’universel, p. 205). 94. Heidegger Martin, Introduction à la métaphysique, p. 172. 95. Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1, p. 27, 124. 96. Voir ibid., p. 27.

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communauté. Cette position n’est jamais aussi claire que dans son exposé sur la culture et le système politique japonais. Watsuji, la transcendance et le système impérial

Watsuji considère que ce qui fait la particularité du système politique japonais, dans son contexte spatiotemporel, c’est le système impérial. Pour comprendre le raisonnement, il faut partir de sa conception de la communauté. Watsuji définit les formes de solidarité humaine à partir des deux pôles de Toennies, l’un étant la forme vraiment communale (Gemeinschaft) et l’autre étant fondé sur l’hétérogénéité (Gesellschaft). Les nations (ᅜᐙ, kokka) modernes, selon Watsuji, sont du second type. Se pourrait-il alors que la solidarité dans les nations modernes soit faible ? Pas nécessairement, car l’hétérogénéité, qui a première vue, pourrait apparaître comme déficiente du point de vue de la solidarité, peut trouver sa force dans la « solidarité consciente d’elle-même97 ». Cette solidarité consciente, qui s’exprime sous des formes juridiques, doit, pour véritablement devenir éthique, c’est-àdire conforme à la voie de l’humanité (ே㛫ࡢ㐨, ningen no michi), se fonder sur la solidarité de l’existence commune. Cette forme de solidarité est essentiellement spatiotemporelle (idem). « Donc, quand une structure spatiotemporelle de l’existence humaine se réalise dans une organisation humaine relationnelle, elle doit déjà être une structure climatique et historique de l’existence humaine98. » Ainsi, « comme produit climatique et historique, la nation (ᅜẸ, kokumin) doit être élucidée à travers l’étude de son origine99 ». En outre, c’est seulement quand elle se particularise sous différentes formes spatiotemporelles que l’existence humaine, l’être des humains, le Dasein, devient véritablement concret. Il n’y a pas d’homme universel, comme on l’a pensé en Occident, mais seulement des humains situés dans des ensembles spatiotemporels avec leurs caractéristiques particulières100. Comme on l’a vu, la nation constitue pour Watsuji la forme moderne de ces ensembles. Par conséquent, l’analyste doit élucider la question de la forme concrète des nations, en particulier en clarifiant les prin-

97. Ibid., p. 29. 98. Ibid., p. 30. 99. Ibid., p. 31. 100. Ibid., p. 175.

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cipes nationaux de l’éthique par lesquels chaque peuple manifeste la Voie des humains (ningen no michi). Watsuji a examiné en détail ce qui fait la spécificité de ce qu’il appelle l’esprit japonais (᪥ᮏࡢ⢭⚄, nihon no seishin)101. Selon lui, l’esprit japonais est la manifestation d’une conscience nationale particulière (ᅜẸⓗ⮬ぬ, kokuminteki jikaku)102. Cette conscience, d’après lui, a pris dans l’histoire différentes formes : yamatodamashii (኱࿴ࡔࡲࡋ࠸, l’âme ou l’esprit japonais), yamatogokoro (኱࿴ᚰ, la sensibilité ou l’esprit japonais), chūkun aikoku (ᛅྩឡᅜ, loyauté et patriotisme), sonnō jōi (ᑛⓚ᨝ዀrespecter l’empereur, expulser les barbares)103. Pour Watsuji, l’esprit japonais est « la manifestation de la vie du peuple japonais104 », « la totalité subjective » du peuple japonais105, « l’esprit absolu dans sa forme spécifiquement japonaise106 » ; c’est la totalité subjective vivante comme nationale et spécifique107. Cet esprit, selon lui, est très fort, il se compare à l’esprit de la Grèce ancienne et à celui de l’Allemagne, mais il est encore plus remarquable. En effet, malgré de nombreux emprunts extérieurs, l’esprit japonais s’est maintenu et a prospéré. Cet esprit est au fondement de la culture japonaise. C’est « l’unité dynamique d’éléments divers inter-reliés d’une façon particulière108 ». Watsuji attribue la majorité de ces éléments au bouddhisme109, mais il affirme que les Japonais ont redéfini le bouddhisme d’une façon qui leur est spécifique. L’essence de cet esprit est définie par Watsuji comme « la conscience de la communauté110 ». 101. Voir Watsuji Tetsurō, Nihon seishinshi kenkyū, Tōkyō, Iwanami Shoten (Watsuji Tetsurō zenshū, 1962, vol. 4, p. 1-271) ; Watsuji Tetsurō, Sonnō shisō to sono dentō, Tōkyō, Iwanami Shoten (Watsuji Tetsurō zenshū, 1962, vol. 14, p. 1-294). Watsuji Tetsurō, Kokumin tōgō no shōchō, Tōkyō, Iwanami Shoten (Watsuji Tetsurō zenshū, 1962, vol. 14, p. 313-396). 102. Voir Watsuji Tetsurō, Zoku nihon seishinshi kenkyū, Tōkyō, Iwanami Shoten (Watsuji Tetsurō zenshū, 1962, vol. 4, p. 273-551 ; p. 284. 103. Voir ibid., p. 284s. 104. Ibid., p. 297. 105. Ibid., p. 299. 106. Ibid., p. 300. 107. Voir ibid. 108. Voir ibid. 109. Voir Watsuji Tetsurō, Ningen no gaku to shite no rinrigaku, Tōkyō, Iwanami Shoten (Watsuji Tetsurō zenshū, 1962, vol. 9, p. 1-192), p. 156s ; Watsuji Tetsurō, Zoku nihon seishinshi kenkyū, p. 322s. 110. Ibid., p. 447.

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Watsuji s’est aussi penché sur des aspects institutionnels qui manifestent également l’esprit japonais. La maisonnée (ᐙ, ie), qui est la forme qu’a prise la famille au Japon, est une de ces institutions typiquement japonaises qui dévoilent l’esprit japonais111. Pour Watsuji, la maisonnée est le lieu primordial de la morale japonaise : dans ce raisonnement, elle est l’institution qui définit le plus fondamentalement l’intérieur et l’extérieur, de même que les comportements appropriés à cette définition112. La maisonnée apparaît alors comme l’institution qui, avec la lignée impériale, définit le plus fondamentalement ce que c’est que d’être japonais113. Watsuji lie le système de maisonnée, si supérieur, au système politique. Selon Watsuji, au Japon, le fondement de l’État se dit ōyake, qui pour lui, en partant des caractères utilisés pour écrire ce mot, veut dire « grande famille » (኱ ᐙ)114. Cette position, selon lui, diffère de celle des pays occidentaux, qui parlent de res publica, ou de Commonwealth, de chose en commun, plutôt que d’unités de personnes. Watsuji donne une explication de l’origine de l’État japonais qui s’accorde avec cette position. L’État japonais aurait acquis ses caractéristiques particulières dans la période des tumulis (période dite ྂ ቡ, kofun, allant en gros de 400 à 600 de notre ère). Dans cette période seraient apparues des communautés fondées sur une union émotive (ឤ᝟⼥ྜⓗ࡞ඹྠయ, kanjō yūgōteki na kyōdōtai), semblables à la maisonnée. Ces communautés seraient devenues les « manifestations les plus remarquables du mode de vie japonais115 ». Fondées sur la religion, elles auraient possédé en propre, selon Watsuji, une caractéristique qui les distingueraient de celles de la Grèce ancienne et de l’Inde : elles constituaient des unités à la fois religieuses et politiques (ᨻ, matsurigoto). Watsuji voit là le fondement de la cohésion

111. Voir Watsuji Tetsurō, Fūdo. Ningengakuteki kōsatsu, p. 141-169. 112. Voir ibid., p. 163-169. 113. Voir ibid., p. 141-144. 114. Watsuji Tetsurō, vol. 1, p. 594. LaFleur conteste l’analyse épistémologique de Watsuji au sujet des mots ōyake (domaine public) et kokka (État, mais, si l’on lit littéralement les deux idéogrammes qui composent le mot, il faudrait dire nation-famille) (voir William R. Lafleur, « An Ethics of As-Is. State And Society in the rinrigaku of Watsuji Tetsurō », dans Léon Vandermeersch (dir.), La société civile face à l’État dans les traditions chinoise, japonaise, coréenne et vietnamienne, Paris, École française d’Extrême-Orient, 1994, p. 453-464 ; p. 456, note 9). 115. Watsuji Tetsurō, Fūdo. Ningengakuteki kōsatsu, p. 149.

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nationale au Japon (ᅜẸⓗᅋ⤖, kokuminteki danketsu)116. L’empire japonais se serait unifié sur les mêmes bases, ce qui ferait de ce système le seul qui unit dans un même système autorité politique et autorité religieuse : « l’empereur, comme le pape, est le représentant du tout ; mais contrairement au pape, il est en même temps le souverain d’un État »117. Watsuji reconnaît que l’unification de l’empire japonais s’est effectuée dans la guerre : la communauté a été ainsi constituée dans la passion, le conflit et la violence. Mais elle est aussi fondée sur l’amour tranquille de Amaterasu-o-mikami (la déessesoleil, ancêtre mythique de la lignée impériale). Le conflit et l’amour de la déesse-soleil se combineraient pour donner le double caractère du mode de vie japonais, « le calme dans la passion » (ࡋࡵࡸ࠿࡞⃭ ᝟, shimeyaka na gekijō)118. Les symboles ou les valeurs qui unissent la nation japonaise sont un autre sujet d’importance pour Watsuji dans son examen du caractère politico-religieux de l’État japonais. Le fondement de ces valeurs se manifeste clairement selon lui dans la doctrine dite sonnō shisō (ᑛ ⋤ᛮ᝿), la doctrine de la dévotion envers l’empereur. Cet aspect est essentiel dans la pensée morale et politique de Watsuji119. Selon lui, la source des valeurs morales au Japon se trouve dans l’unité du peuple et « on peut l’exprimer en termes de dévotion envers l’empereur120 ». La dévotion envers l’empereur est la base du respect et de l’affection entre tous les Japonais. Watsuji reconnaît qu’il y eu des transformations politiques dans l’histoire du Japon121. Mais il affirme que le rôle de l’empereur comme manifestation de l’unité du peuple s’est maintenue à travers les périodes historiques et que ce rôle est le fondement de la restauration de Meiji de 1868. Selon lui, la moralité japonaise, fondée dans la spécificité du peuple japonais, s’est maintenue intacte. Dans ces écrits, Watsuji voit la source de l’éthique japonaise dans le système impérial. Pour lui, l’empereur est le symbole de l’unité nationale, et ce depuis les temps anciens, et il considère le système 116. Voir ibid., p. 150 ; voir aussi Watsuji Tetsurō, Kokumin tōgō no shōchō, Tōkyō, Iwanami Shoten (Watsuji Tetsurō zenshū, 1962, vol. 14, p. 313-396), p. 343 s. ; Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 2, p. 212 s. 117. Watsuji Tetsurō, Fūdo. Ningengakuteki kōsatsu, p. 150. 118. Ibid. 119. Voir ibid., p. 151s., et Watsuji Tetsurō, Sonnō shisō to sono dentō, en entier. 120. Watsuji Tetsurō, Fūdo. Ningengakuteki kōsatsu, p. 151. 121. Voir ibid., p. 152-153.

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impérial comme la source fondamentale des valeurs japonaises. Le raisonnement de Watsuji part de considérations au sujet de l’État en général122. Selon lui, l’État ne se réduit pas, comme on le pense en Occident, à la défense des intérêts privés ; il a en outre un caractère moral qui n’est pas fondé uniquement sur le calcul123. L’État comporte trois éléments : la souveraineté (୺ᶒ, shuken) qui implique le gouvernement (⤫἞, tōchi), le territoire (㡿ᅵ, ryōdo) et le peuple (ேẸ, jinmin). L’État unifie les communautés plus petites mais il leur assure une certaine autonomie, car l’unité de l’État est avant tout morale124. Il ne fait pas de doute que l’État possède de la force, mais sa force est celle de la loi125. Selon Watsuji, la source de la force de l’État est l’autorité de la totalité, du tout social. Comme il le dit ailleurs, c’est l’État en tant que totalité qui donne aux totalités de niveaux inférieurs (familles, villages, etc.,) la conscience de leur propre fondement126. L’État tient sa force de son autorité en tant que manifestation de la totalité et non l’inverse127. Il est la « totalité ultime » (✲ᴟⓗ࡞඲యᛶ, kyūkyokuteki na zentaisei)128. C’est par le caractère complet de l’obligation morale qui vient du fait d’être membre d’un État que la personnalité devient complète129. Et il ajoute : l’État garantit la liberté afin de manifester la voie de la moralité chez les membres individuels130. Mais il est aussi un sujet en tant qu’il est conscience de la totalité131. La coercition par la force est la caractéristique de la loi de l’État ; de plus, « le fait que le mode d’exercice de la force ou le mode de la coercition se fonde sur la loi est la caractéristique de l’État132 ». L’État est la conscience de l’organisation morale. En tant qu’organisation éthique consciente, il possède un sens éthique qui échappe aux communautés de niveaux inférieurs133. Autrement dit, ce qui fait la particularité de l’État en tant qu’organisation éthique, c’est le fait qu’il 122. 123. 124. 125. 126. 127. 128. 129. 130. 131. 132. 133.

Voir Watsuji Tetsurō, Rinrigaku, vol. 1., p. 594s. Voir ibid., p. 599. Voir ibid., p. 600. Voir ibid., p. 601-603. Voir ibid., p. 605. Voir ibid., p. 603-604. Ibid., p. 605. Voir ibid., p. 606. Voir ibid., p. 607. Voir ibid. Ibid., p. 604. Voir ibid., p. 605.

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est fondé sur la conscience éthique de ce qu’il est et qu’il englobe toutes les autres communautés (villages, familles, etc.). S’il y a un fondement universel de l’État, ce fondement se manifeste concrètement de façon différente selon les pays. Par exemple, il y a des démocraties, fondées sur le principe de la souveraineté du peuple, et des monarchies, fondées sur la souveraineté du roi. Ces différences, selon Watsuji, sont historiquement construites. Une des variantes de l’État est fondée selon Watsuji sur la séparation de l’État et du peuple, donc sur la séparation de la totalité du peuple et sur la négation du caractère sacré de l’État134. C’est là pour lui une variante moins parfaite que celle qui est fondée sur l’unité du peuple et de l’État. « Quand l’organisation d’un peuple en arrive à se structurer comme État en tant qu’organisation éthique, immanquablement apparaît ici un monarque qui possède un caractère sacré135. » C’est ce caractère sacré de la monarchie que Watsuji attribue au Japon. Comme l’écrit Bellah, pour Watsuji, « l’empereur était “l’expression de la totalité absolue”136 ». En tant que tel, pour lui, le système impérial, bien que spécifiquement japonais, se révélait éthiquement supérieur en tant que système politique et social, et ce parce qu’il fusionnait la religion et la politique et parce qu’il englobait tous les Japonais dans une totalité organique137. Watsuji voyait aussi ce système comme supérieur en termes religieux et philosophiques en ce qu’il rendait compte de l’absolu sans avoir recours à une divinité absolue et qu’il fournissait ainsi une base plus large d’inclusion puisque toutes les religions pouvaient être soumises à l’influence de l’empereur138. L’absolu, dans la théorie éthique et politique de Watsuji, est immanent à la totalité : l’empereur, en effet, qui est l’absolu, fait partie de la totalité qu’est la société japonaise. La place de l’empereur par rapport à cette totalité est particulière, puisqu’il est tout à la fois symbole de la totalité, source de la totalité et personnification de la totalité. Il est ce par quoi le Japon apparaît et existe, tout en étant la représentation de la volonté collective de la totalité. Absolu immanent à la totalité, l’empereur est aussi l’absolu transcendant la communauté. 134. Voir ibid., p. 607. 135. Ibid. 136. Robert N. Bellah, «Japan’s Cultural Identity. Some Reflections on the Work of Watsuji Tetsurō» : The Journal of Asians Studies 24 (1965, no 4) 573-594 ; 591. 137. Voir ibid., p. 592. 138. Voir ibid., p. 580.

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Car Watsuji réintroduit clairement ici une transcendance de nature religieuse, en faisant de l’empereur, source de tout ce qui est japonais, le descendant de la déesse-soleil. L’empereur se présente dans cette théorie comme principe supérieur, à la fois intérieur et extérieur à la totalité, donc à la fois dans la totalité et au-dessus d’elle, du moins au-dessus des autres Japonais dont il est littéralement la source. En tant que partie de la totalité japonaise, il lui est immanent, mais en tant que principe supérieur, il lui est transcendant. Watsuji, en acceptant tels quels les mythes impériaux, a donc réintroduit la transcendance religieuse dont il se défendait, puisque l’empereur est conçu comme d’essence divine, descendant en ligne directe de la déessesoleil, Amaterasu-o-mikami139). De cette façon, l’essence divine de l’empereur, qui pour Watsuji confère au Japon un statut particulier parmi toutes les nations, introduit une transcendance religieuse là où Watsuji voulait l’éliminer. La transcendance sociale apparaît alors comme fondée, du moins dans le cas du Japon, dans la transcendance religieuse, et c’est ce caractère qui donnerait au Japon sa supériorité éthique et politique. L’absolu philosophique dont parle Watsuji se résoudrait alors fondamentalement dans la transcendance religieuse.

Ê Watsuji a rejeté la transcendance dans la pensée occidentale, qu’elle soit de nature religieuse (Dieu comme fondement de la morale) ou philosophique (le sujet transcendantal, l’authenticité dans la mort), en faisant valoir une position qui voit le principe de la vie sociale dans le social lui-même. Mais ce faisant, il définit la transcendance sous la figure générale de la communauté et surtout sous la figure japonaise particulière (mais, selon lui, universalisable) de l’empereur comme source et manifestation de la totalité. Dans son éthique, la communauté devient l’absolu qui préexiste aux individus et à laquelle l’individu doit retourner. La communauté acquiert ainsi un caractère transcendant par rapport aux individus qui doivent s’y soumettre. Mais la communauté particulière la plus parfaite se trouve selon lui au Japon. En effet, non seulement les Japonais perçoivent-ils mieux le fondement universel de la morale parce qu’ils ne l’assignent pas à un principe transcendant, mais encore ont-ils dans le système impé139. Watsuji Tetsurō Fūdo. Ningengakuteki kōsatsu, p. 149.

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rial une forme politique supérieure. Mais en affirmant le caractère transcendant du système impérial, ou plutôt en affirmant la transcendance de l’empereur par rapport à la nation japonaise, en en faisant le point d’origine de la nation et de sa morale, Watsuji se contredit et établit un principe transcendant à la morale japonaise dans la personne de l’empereur. Il rétablit donc la transcendance là où il l’avait niée. Watsuji n’échappe donc pas à la tendance (occidentale ?) à poser un principe transcendant en éthique, et ce principe est essentiellement religieux. Watsuji a donc court-circuité sa propre tentative d’établir une éthique universelle à partir seulement du social, en se fondant sur les principes particuliers de la morale impériale japonaise de nature religieuse140. Bibliographie Bellah Robert N., « Japan’s Cultural Identity. Some Reflections on the Work of Watsuji Tetsurō » : The Journal of Asians Studies 24 (1965, no 4) 573594. Bernhard Jean, « Aristote », dans François Châtelet (dir.), La philosophie de Platon à saint Thomas, Paris, Marabout Université, 1972, p. 84-136. Bernier Bernard, Breaking the Cosmic Circle. Folk Religion in a Japanese Village, Ithaca, Cornell University East Asia Papers no 5, 1975. Berque Augustin, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. Berque Augustin, « Préambule et premier chapitre de Fūdo de Watsuji Tetsurō » : Philosophie (1996, no 51) 9-31. Bix Herbert, Hirohito and the Making of Modern Japan, New York, Harper Collins, 2000. Carr David, The Paradox of Subjectivity. The Self in the Transcendental Tradition, Oxford and New York, Oxford University Press, 1999. Châtelet François, Hegel, Paris, Seuil (non daté). Châtelet François, Platon, Paris, Gallimard, 1965. Châtelet François, « Platon », dans François Châtelet (dir.), La philosophie de Platon à saint Thomas, Paris, Marabout Université, 1972, p. 18-83. Crampe-Casnabet (dir.), Figures du transcendantal, Fontenay-Saint-Cloud, ENS Éditions, 1996. 140. Cette conclusion pose le problème de l’universel et du particulier chez Watsuji, ce qui fera l’objet d’un prochain article (mais voir Sakai Naoki, Translation and Subjectivity. On « Japan » and Cultural Nationalism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997.

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Remerciements

Cet ouvrage collectif a été rendu possible grâce à une subvention du Centre National du Livre (France) qui m’a été accordée pour ma contribution rédactionnelle personnelle à cet ouvrage et pour le travail de direction. Une subvention de la Fondation du Japon a aussi été accordée à la Faculté des arts et sciences de l’Université de Montréal pour la réalisation d’un colloque qui s’est tenu les 14 et 15 octobre 2005 au Centre d’études sur l’Asie de l’Est de l’Université de Montréal et qui a réuni plusieurs des participants de cet ouvrage. Je tiens à remercier en particulier Bernard Bernier pour son aide dans l’organisation de ce colloque. Merci également aux institutions m’ont fait profiter de leurs locaux et de leurs ressources : le Centre d’études sur l’Asie de l’Est de l’Université de Montréal, le Réseau Asie, la Faculté des lettres de l’Université de Kyōto et le Nanzan Institute for Religion and Culture de Nagoya. Ma gratitude va à chacun et chacune des auteurs sans lesquels cet ouvrage n’aurait pas vu le jour. Merci, enfin, à toutes les personnes qui m’ont apporté leur aide à quelque niveau que ce soit.

Présentation des collaborateurs

Bernard Bernier est né en 1942. Il a fait ses études supérieures à l’University of British Columbia et à Cornell, où il a obtenu son doctorat en 1970. Depuis 1970, il a été professeur au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal. Il est professeur titulaire depuis 1980. En 1983 et 1984, il a été directeur d’études associé à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales, Paris) et en 1986, il a reçu une bourse de la Fondation du Japon. Sa recherche concernant le Japon a porté sur la religion populaire, la société rurale, l’agriculture et, plus récemment, le travail industriel. Il a maintenu un intérêt parallèle pour la philosophie japonaise, plus spécifiquement l’œuvre de Watsuji Tetsurō. Augustin Berque, né en 1942, géographe, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et membre de l’Academia europaea. Il a publié de nombreux ouvrages sur la relation des sociétés humaines à leur environnement, dont Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature (Paris, Gallimard, 1986) ; Médiance, de milieux en paysages (Paris, Belin/RECLUS, 1990) ; Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène (Paris, Gallimard, 1996) ; Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains (Paris, Belin, 2000) ; (direction) Logique du lieu et dépassement de la modernité (Bruxelles, Ousia, 2000) ; (avec Maurice Sauzet) Le sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir (Paris, Arguments, 2004) ; (codirection) La ville insoutenable (Paris, Belin, 2006). Ses travaux lui ont valu notamment le prix Yamagata Bantō (1997), la médaille d’argent du CNRS (2001) et le prix culturel de l’Association des architectes japonais (2006). Thorsten Botz-Bornstein est né en Allemagne et a fait des études de philosophie à Paris et à Oxford. Depuis 1999 il est associé comme chercheur à l’EHESS de Paris d’où il a reçu son habilitation. Il est professeur de philosophie à l’université de Zhejiang (Chine). Il a publié Place and Dream. Japan and the Virtual (Amsterdam/New York, Rodopi, 2004) ; Vasily Sesemann. Experience, Formalism and the Question of Being (Amsterdam /New York, Rodopi, 2006) ; il est co-éditeur de Re-ethnicize the Minds ? Tendencies of Cultural Revival in Contemporary Philosophy (Amsterdam, Rodopi, 2006).

Présentation des collaborateurs

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Joël Bouderlique est né en 1951 à Lyon. Son doctorat en philosophie sous la direction d’Henri Maldiney, en 1980, et sa maîtrise en psychologie en 1985, l’ont orienté vers la psychopathologie phénoménologique de Bin Kimura auprès duquel il a effectué des recherches durant les années 85-88. Cette collaboration s’est poursuivie durant ses quatorze années d’enseignement au Japon qui ont débuté en 1991 à la faculté de culture comparée de l’Université de Tsukuba et se sont prolongées durant les trois dernières années à l’Université de Shimane. Parmi les publications qu’a engendré cette collaboration, on trouvera : « Contribution spécifique de Kimura Bin à la question du fondement phénoménologique de l’existence » (Actes du 2e colloque du Réseau Asie, 2005) ; « Sens de la vie et ipséité. Étude phénoménologique du déni de l’histoire de la vie » (Actes du 3e Colloque International de Psychiatrie et Philosophie, CHU de Nice, 2000) ; « Les doubles références philosophiques de la psychopathologie phénoménologique de Kimura Bin » (Études Phénoménologiques (1997, no 25) 5-29). « Psychopathologie de l’Aïda ou de l’interpersonnalité » (dans L’Approche clinique en psychiatrie, 1993, p. 171-195) ; « Signification et limite du langage dans la formation psychothérapeutique » (dans Psychiatrie et existence, Éditions Jérôme Million, 1991, p. 199-213). Il est aussi le traducteur de Kimura Bin, Écrits de psychopathologie phénoménologique (Paris, PUF, 1992, 198 p.). Il vit actuellement en Bretagne où il poursuit des recherches indépendantes. Britta Boutry-Stadelmann est née en Suisse et a fait des études de littérature, de philosophie et de japonais à l’Université de Genève, à l’INALCO à Paris et à l’Université de Kyōto. Elle a effectué du travail rédactionnel pour l’édition du Schweizer Lexikon (Encyclopédie Suisse) et pour différentes expositions. Depuis 1999, elle est chargée d’enseignement à l’Université de Genève, et depuis 2000, co-organisatrice des activités du groupe « Philosophie dans le Japon moderne » du Centre d’Études Japonaises (CEJ) à Paris. D’avril à juin 2004, elle a été professeure invitée à HEC Jouy en Josas. Publications : « Quelques notions clés de la pensée de Nishida et leur impact sur le “Dépassement de la modernité” » (dans Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, 2 vol., Ousia, Bruxelles 2000). Publication sous forme de cyberthèse : « La création artistique chez Nishida Kitarō (18701945) à travers ses lectures de Fiedler et de Kant dans son texte Art et morale (ⱁ⾡࡜㐨ᚨ, Geijutsu to dōtoku) de 1923 ». Avec la traduction commentée de son œuvre Geijutsu to dōtoku (Art et morale) de 1923 (Université de Genève, Cyberthèse L.527, 2003). Différents articles sur des sujets de société (alimentation, urbanisme). À paraître : « La notion du corps chez le philosophe Nishida Kitarō » (Actes du Colloque de Colmar, 26-27 mars 2004, Centre d’Études Japonaises en Alsace (CEJA)).

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Gerald Cipriani a obtenu en 1998 un premier doctorat d’esthétique et théorie de l’art à l’Université Métropolitaine de Leeds (Royaume-Uni), sur le concept du figural en peinture occidentale. Il a entrepris une deuxième étude doctorale de philosophie à l’École des Études Orientales et Africaines de l’Université de Londres (SOAS), dont le thème est : La culture en question. De l’actualité de la pensée de l’École de Kyōto dans un rapport dialogique avec la phénoménologie éthique occidentale. De 1996 à 2007, il a enseigné l’esthétique en cours de maîtrise et doctorat à l’Institut d’Art et Design de Birmingham (University of Central England), où il était maître de conférence (Senior Lecturer). Il a été, pendant l’année 2004-2005, boursier de l’Académie Britannique et de la JSPS (Japan Society for the Promotion of Science), puis de la Fondation Sasakawa de Grande-Bretagne au printemps 2006, ce qui lui a permis de mener des études comparatives sur Nishida Kitarō et Gabriel Marcel à la Faculté de Lettres de l’Université de Kyōto, sous les hospices des professeurs Iwaki Ken’ichi et Sugimura Yasuhiko. Gerald Cipriani a été nommé, à partir de 2007, professeur de philosophie de la culture à l’Université de Tama (Tōkyō). Ses dernières publications comptent les titres suivants : « Merleau-Ponty, Cézanne, and the basho of the visible » (dans Merleau-Ponty and Buddhism, Lanham, Lexington Press, 2007) ; « Western Culture and the Possibility of a Responsible Humanism » (traduit en chinois dans Beauty and the Way of Modern Life, Wuhan, Wuhan University Press, 2005) ; « Toward an Ethical Hermeneutics for Art and its Theories » (dans Yearbook of the Academy of Athens, Grèce, 2005) ; « The Art of Renewal and Consideration. Marcelian Reflections » (dans Revista Portuguesa de Filosofia, Universidade Católica de Braga, 2004). Il parachève plusieurs ouvrages sur l’esthétique et la philosophie de l’art, parmi lesquels The Available Self. Marcelian Reflections on Art. Pauline Couteau, née en 1980, est doctorante en philosophie à l’EHESS, Paris, sous les directions de Augustin Berque et Bernard Stevens (UCL, Louvain la Neuve). Son thème de recherche est la topologie philosophique dans l’Éthique de Watsuji Tetsurō. Une bourse de la Fondation du Japon en 2004 lui a permis de mener à bien ses recherches en langue japonaise. Plusieurs publications, en français et en anglais, sont actuellement en cours. Michel Dalissier est docteur en philosophie de l’École Pratique des Hautes Études, Section des « sciences historiques et philologiques », Paris. Il est lauréat du prix Shibusawa-Claudel 2007 pour sa thèse, intitulée : « Nishida Kitarō (1870-1945) : une philosophie de l’unification ». Post-doctorant associé au « Centre de recherche sur les civilisations chinoise, japonaise et tibétaine » (UMR 8155), à Paris, il est actuellement chargé de cours aux universités de Keiō et Osaka. Ses publications comprennent : « La pensée de l’unification »

Présentation des collaborateurs

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(http://www.reseau-asie.com/, rubrique « Congrès ») ; Nishida Kitarō, « Compréhension logique et compréhension mathématique » : Ebisu 31 (automnehiver 2003) 115-159 (traduction (avec D. Ibaragi), introduction, présentation, notes et commentaire de M. Dalissier) ; « De la néontologie chez Nishida Kitarō », Revue de philosophie française (juillet 2006) 184-194 ; « The Idea of Mirror in Nishida and Dogen », dans James W. Heisig (éd.), Frontiers of Japanese Philosophy, Nagoya, Nanzan Institute for Religion and Culture, 2006, p. 99-142 ; « Unification and Emptiness in Predication. The Stoics, Frege, Strawson, Quine, Nishida. History of Logic under a Topological Enlightenment » : Philosophia Osaka (2007, no 2) 19-43 ; « La description et la chose chez Hegel », dans Maxence Carron (dir.), Hegel, Paris, Cerf, 2007, p. 335-361. « La notion de comportement (verhalten) selon Heidegger » : Revue philosophique de Louvain (2008) (à paraître). Brice Fauconnier est titulaire d’une maîtrise de français langue étrangère (FLE) ainsi que d’une maîtrise et d’un DEA de langues et civilisation japonaise. Ses études l’ont mené de la question générale du discours des intellectuels japonais pendant la Seconde Guerre mondiale (notamment Sakaguchi Ango ᆏཱྀᏳ࿃) au phénomène de déviance et réorientation idéologique, souvent assimilé à une conversion du marxisme au fascisme, nommé tenkō (㌿ྥ, changement d’orientation) au Japon. Son DEA traite de la mise en place de l’encadrement légal desdits intellectuels et de ses rapports avec les développements théoriques marxistes centrés autour du Parti communiste japonais des années vingt à la fin des années trente. Dans ce cadre, il s’intéresse maintenant à l’évolution du discours de certains philosophes étiquetés marxistes des années trente à l’après-guerre dans leurs articulations logiques, à partir d’une relecture du concept de caractère (ᛶ᱁, seikaku) de Tosaka Jun ᡞᆏ₶, auquel il consacrera son doctorat à l’Université de Kyōto. Il a contribué au recueil Le Japon d’après-guerre dirigé par Michael Lucken, avec « Les Red purges et la démocratisation du Japon, 1949-1952 » (en cours de publication). Sylvain Isaac est titulaire d’une maîtrise en philosophie de l’université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) et a obtenu un diplôme d’études spécialisées en langues et civilisations d’Asie orientale (option : Japon) à l’université de Liège. Ses publications comprennent : « Basho et individu chez Nishida » (dans Philosophie, 2003) ; « D’Athènes à Fribourg, via Kyōto. L’influence de la philosophie grecque antique et de la philosophie allemande moderne sur Nishitani Keiji » (dans Les Cahiers Philosophiques de Strasbourg, 2007) ; « L’altérité en question chez Nishitani. Au fondement de la relation intersubjective » (dans Cipango, 2007). Par ailleurs, il a traduit Nishitani en français : « “L’un et le tout” en question » (dans Ebisu, 2005) ; « Mon point de

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philosophes japonais contemporains

départ philosophique », (à paraître dans Daruma). Récipiendaire d’une bourse du gouvernement japonais, il travaille actuellement à la traduction de ࠗࢽࣄࣜࢬ࣒࠘ (Le Nihilisme). Kazashi Nobuo ჆ᣦಙ㞝, professeur de philosophie à l’Université de Kōbe, est né en 1953. Après avoir terminé sa maîtrise au Japon, il a fait une thèse de doctorat à l’Université Yale, sous la direction de Maurice Natanson (titre de la thèse : « Quatre variations sur le thème phénoménologique de l’“horizon”. James, Nishida, Merleau-Ponty et Schutz »). Il est spécialiste de la philosophie contemporaine (avec un accent sur la phénoménologie et le pragmatisme) et de la pensée japonaise moderne. Il vit à Hiroshima depuis 12 ans, où il est impliqué dans des activités pacifistes, par exemple comme directeur du NO DU (depleted uranium) Hiroshima Project. Ses publications en anglais comprennent les titres suivants : « On the Horizon where James and Merleau-Ponty Meet » (dans Immersing in the Concrete, Kluwer Academic Publishers, 1998), pour lequel il a obtenu en 1991 le 6th William James Prize from American Philosophical Association ; « The Musicality of the Other. Schutz, Merleau-Ponty, and Kimura » (dans The Prism of the Self, Kluwer Academic Publishers, 1995) ; « Bodily Logos. James, Merleau-Ponty, and Nishida » (dans Merleau-Ponty. Psychic Life and the World, Albany, SUNY Press, 1999). Parmi ses ouvrages en japonais figurant : Nishida’s Works on the Philosophy of History (Toeisha, 1998) ; The 21st Century of Philosophy. A First Step from Hiroshima (Hiroshima Peace Culture Center, 1999). Kioka Nobuo ᮌᒸఙኵ est diplômé de maîtrise ès lettres de l’Université de Kyōto. Depuis lors, il s’est spécialisé dans la philosophie bergsonienne de la vie. Dans un premier temps, il a été chargé de cours à la faculté des arts et sciences intégrées de l’Université préfectorale d’Osaka, en 1988. Depuis 1998, il est professeur à l’Université du Kansai (section de philosophie de la faculté des lettres). En 2002, il a été chercheur invité au Centre de Recherches sur le Japon à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Pendant l’année 2004, il a été nommé professeur invité au Centre International de Recherches Scientifiques sur le Japon (Nichibunken), où il a dirigé une étude en collaboration intitulée : « Les idées de la technique et du corps dans le processus de modernisation au Japon ». Ses recherches portent sur les sujets suivants : la relation entre le corps humain et son milieu (la mésologie humaine) ; la philosophie japonaise des années 1930, surtout celle de Kuki Shūzō, de Watsuji Tetsurō et de Nishida Kitarō. Ses dernières publications en français sont les suivantes (excepté la finale rédigée en japonais) : « Kuki Shūzō, un critique de la philosophie nishidienne » (Bungaku Ronshū 53-1, 2003) ; « De l’imitation à la distance. L’Occident et le Japon chez Kuki Shūzō » (Synthesis Philosophica 37, 2004) ; « Habitat et nature dans le pro-

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cessus de modernisation au Japon. Le cas d’Osaka en particulier » (dans La ville insoutenable, Belin, 2006) ; « La philosophie de Nishida comme fūdogaku (mésologie) » ; La logique du paysage. Du silence au récit (Fūkei no ronri. Chinmoku kara katari e, Sekai Shisō Sha, 2007). Kuroda Akinobu 㯮⏣ ᫛ಙ est docteur en philosophie et maître de conférences à l’Université de Cergy-Pontoise. Articles : « Le fait primitif chez Nishida Kitarō. Pour une généalogie de l’expérience pure » (dans les Actes du premier colloque d’études japonaises de l’Université Marc Bloch, Strasbourg, Université Marc Bloch, 2000) ; « La résonance de la philosophie française moderne chez Nishida Kitarō. Sur l’intimité de la conscience » (dans Tradition et modernité en Orient et dans les mondes slaves et néo-hellénique. L’inspiration française, Actes du Congrès international organisé par le GEO, Strasbourg, 25-27 novembre 1999, Publication Langues’O, collection « Colloque Langues’O », 2002) ; ࠕ⏕ᡂࡍࡿ⏕࿨ࡢဴᏛ ࣇࣛࣥࢫ⌧㇟Ꮫࡢ㙾࡟ᫎࡉ ࢀࡓす⏣ဴᏛ ࠖ(Une philosophie de la vie en train de se faire. La philosophie de Nishida au miroir de la phénoménologie française), (ࠗ⎔࠘ no 16, ⸨ ཎ᭩ᗑ (dans le numéro 16 de la revue trimestriel Kan, Éd. Fujiwara, paru en janvier 2004). Publication : Enjeux, possibilités et limites d’une philosophie de la vie. Kitarō Nishida au miroir de quelques philosophes français (Lille, ANRT, Thèse à la carte, 2004). Traductions : ࣑ࢵࢩ࢙࣭ࣝࣇ࣮ࢥ࣮ࠕᵓ㐀୺⩏࡜࣏ࢫࢺ ᵓ㐀୺⩏ࠖ(࣑ࠗࢩ࢙࣭ࣝࣇ࣮ࢥ࣮ᛮ⪃㞟ᡂ IX࠘㸪⟃ᦶ᭩ᡣ ‹d. Chikuma, 2001, p. 298-334) (traduction de Michel Foucault, « Structuralisme et poststructuralisme » dans Dits et écrits 1954-1988, IV 1980-1988, Gallimard, 1994, p. 431457) ; ࢔ࣛࣥ㺃ࣂࢹ࢕࢘ࠗဴᏛᐉゝ࠘ (ඹヂ avec Kenta Endo, ⸨ཎ᭩ᗑ, Éd. Fujiwara, 2004) (traduction d’Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, Seuil, 1989). Erin McCarthy est née en 1969. Elle a obtenu un doctorat en philosophie de l’Université d’Ottawa en 2000 (thème de la recherche : « The Spatiality of the Self. Husserl, Heidegger et Watsuji »). Elle est actuellement professeure associée de philosophie et coordinatrice du programme en études asiatiques à St. Lawrence University (Canton, New York), où elle enseigne la philosophie asiatique, continentale et féministe. Ses publications comptent les articles suivant : « Le corps dans la philosophie japonaise contemporaine » (Corps et science. Enjeux culturels et philosophiques, Montréal, Liber, 1999) ; « The Knowing Body » (dans Sagesse du corps, Aylmer, Éditions du Scribe, 2001) ; et « Ethics in the Between » (Philosophy, Culture, Traditions 11 (2003) 63-77) ; « Peaceful Bodies », dans War and Peace. East and West (à paraître, Berlin, Parerga Verlag) ; Ethics Embodied (à paraître, Lexington books).

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Sakabe Megumi ᆏ㒊ᜨ (1936-2008) a été professeur de philosophie à l’Université de Tōkyō de 1985 à 1996 puis à l’Université Ritsumeikan. Ses publications en japonais comptent les livres suivants : Kamen no Kaishakugaku (Herméneutique du masque) (Tōkyō University Press, 1976) ; Risei no Fuan (L’inquiétude de la raison. La genèse et la structure de la philosophie kantienne) (Keiso-shobo, 1976) ; Introduction à l’histoire intellectuelle européenne. Crépuscule de la renaissance carolingienne (Iwanami-shoten, 1997) ; Poétique de l’Hurumai (comportement) (Iwanami-shoten, 1997). Il a publié, en plus des ouvrages mentionnés ci-dessus, six autres livres et plus de 130 articles (y compris en français et en anglais). Chloé Sondervorst est née à Bruxelles en 1981. Ses études supérieures en philosophie et en cultures asiatiques à l’Université catholique de Louvainla-Neuve l’ont amenée à étudier la philosophie de la religion à l’Université de Salerne (Italie), l’éthique et la pensée chinoise à l’Université McGill (Canada) et la philosophie de l’École de Kyōto au Nanzan Institute for Religion and Culture de l’Université Nanzan (Japon). Son mémoire de maîtrise en philosophie, réalisé sous la direction de Bernard Stevens, portait sur la question du soi et la notion de karma chez Nishitani Keiji. Après un séjour en Chine, elle a collaboré à la rédaction d’articles sur l’éthique confucéenne pour la Chaire de management éthique de l’HEC Montréal. Bernard Stevens, né en Indonésie, a été formé à la Freie Universität Berlin, à Trinity College Dublin et à l’Université Catholique de Louvain (Louvainla-Neuve, Belgique), où il est actuellement chercheur FNRS et professeur. Il a été directeur de programme au Collège International de Philosophie (Paris) de 1993 à 1997. Formé à la phénoménologie et à l’herméneutique européennes continentales, il s’est consacré depuis 1990 à l’étude de la philosophie japonaise contemporaine. Il collabore à de nombreuses revues dont : Les Temps modernes, Esprit, Philosophie et la Revue Philosophique de Louvain. Il a traduit en français Heidegger (Aristotes, Métaphysique thêta 1-3. De l’essence et de la réalité de la force) et Watsuji (« Introduction à l’Éthique »). Ses principaux ouvrages sont : L’apprentissage des signes. Lecture de Paul Ricœur (Phaenomenologica, Dordrecht, 1990) ; Une introduction historique à la philosophie, deux tomes, (Erasme, Namur, 1990 et 1993) ; Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyōto (Peeters, Louvain-Paris, 2000) ; Le Néant évidé. Ontologie et politique chez Keiji Nishitani (Peeters, LouvainParis, 2003) ; Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida (Paris, CNRS Éditions, 2005).

Présentation des collaborateurs

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Peter Suarès a poursuivi des études doctorales à la faculté des langues orientales de l’Université de Californie à Berkeley, sous la direction de Van Gessel, spécialisé en anthropologie culturelle du Japon, psychologie, sociologie, et littérature japonaise. Il a obtenu un doctorat en histoire culturelle de la religion de la Graduate Theological Union à Berkeley en 2004 (thème de la recherche : L’idée du développement de la conscience chez Hegel et Nishitani Keiji). Sugimura Yasuhiko ᮡᮧ㟹ᙪ est né en 1965. Il a fait ses études supérieures sur la philosophie contemporaine à l’Université de Kyōto où il a obtenu son doctorat en 1996. Entre 1992 et 1994, il a étudié en France, à l’Université de Paris I et à l’Institut Catholique de Paris. Il a reçu un DEA en philosophie à Paris I, en 1993. Depuis 1998, il est maître de conférences au Département de philosophie de la religion de l’Université de Kyōto. L’intérêt principal de ses recherches est de concevoir une possible « philosophie de la religion » à l’ère postmoderne sous la double inspiration de la philosophie contemporaine française (Ricœur, Lévinas, Derrida, Henry, etc.) et de la philosophie de l’École de Kyōto. Ses publications récentes en français comptent les articles suivants : « Témoignage comme “passage originaire” chez Jean Nabert » (dans Le Souci du passage, Paris, Cerf, 2004) ; « Histoire/Historicité », « Volonté » (Encyclopaedia Universalis, Notionnaires, vol. 1 (Paris, Éditions Encyclopaedia Universalis, 2004) ; « Pour une philosophie du témoignage. Ricœur et Heidegger autour de l’idée de l’attestation » (dans Études Religieuses et Théologiques, no 4 : Hommage à Paul Ricœur, 2005) ; « Du mal au Pardon. Derniers débats entre Ricœur et Derrida » (Rue Descartes, Hors Série, Collège International de Philosophie, 2006 ; à paraître). Jacynthe Tremblay a obtenu un doctorat en sciences de la religion de l’Université de Montréal en 1990. De 1990 à 1992, elle a poursuivi des études post-doctorales à la faculté des lettres de l’Université de Tōkyō, sous la direction de Sakabe Megumi, grâce à une bourse de la Fondation du Japon. De 1992 à 1997, elle a occupé un poste d’agente de recherches au Centre d’études sur l’Asie de l’Est de l’Université de Montréal, dans le cadre duquel elle a fait quelques stages de recherche au Japon, notamment grâce à une bourse conjointe du Ministère des affaires étrangères du Japon (Gaimushō) et de la Japan Studies Association of Canada. À l’automne 1996, elle a été chercheuse invitée à l’EHESS. De 1997 à 2005, elle a vécu au Japon où elle a poursuivi ses travaux de recherches concernant la philosophie de Nishida Kitarō. Elle habite actuellement en Chine (Shenzhen), où elle est chercheuse indépendante. Ses publications comptent les livres suivants : Finitude et devenir. Fondements philosophiques du concept de révélation chez Karl Rahner (Montréal, Fides, 1992) ; Nishida Kitarō. Le jeu de l’individuel et de

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philosophes japonais contemporains

l’universel (Paris, CNRS Éditions, 2000) ; La relation et son lieu. Introduction à la philosophie de la relation de Nishida (Beauport, MNH/Anthropos, 2000) ; (traductrice) Nishida Kitarō, L’Éveil à soi (Paris, CNRS Éditions, 2003) ; Auto-éveil et temporalité, volume 1 : Une introduction à la philosophie de Nishida, Paris, L’Harmattan, 2007, 157 p. ; Auto-éveil et temporalité, volume 2 : Les défis posés par la philosophie de Nishida, Paris, L’Harmattan, 2007, 231 p. ; Auto-éveil et temporalité, volume 3 : Nishida en dialogue avec Rahner, Buber, Descartes et Augustin, Paris, L’Harmattan, 2007, 266 p. Uehara Mayuko ୖཎ㯞᭷Ꮚ a vécu en France de 1990 à 2007. Elle a obtenu son doctorat (titre : Traduire la philosophie japonaise. Formation des concepts et transformation de la langue dans l’œuvre de Nishida Kitarō, sa traduction en français) sous la direction de M. Augustin Berque à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris) en 2004. Ses recherches sont centrées sur la relation entre la philosophie du Japon moderne et la traductologie. Elle a enseigné à l’Université Lyon 3 et à l’Université du Havre de 2004 à 2007, et est l’une des organisateurs des activités du Groupe de Recherches sur la philosophie dans le Japon moderne (fondé en 2000 au sein du Centre d’Études Japonaises de l’I.N.A.L.C.O, Paris). Elle est actuellement maître de conférences à la Faculté de Culture Japonaise de l’Université Meisei (Tōkyō). Ses publications récentes comptent « The Conceptualization and the Translation of Jikaku and Jiko in Nishida » (Frontiers of Japanese Philosophy, Nagoya, Nanzan Institute for Religion and Culture, 2006), « “La langue philosophique” de Nishida Kitarō. La traduction et l’interprétation » (Revue d’études japonaises du Centre européen d’études japonaises d’Alsace, 2006) et « Problèmes de sujet et de la traduction chez Nishida » (article en japonais, Asia yūgaku no 98, Tōkyō, Bensey-shuppan, 2007). Yoneyama Masaru ⡿ᒣඃ est professeur de philosophie de l’information à l’Université de Nagoya. Il a étudié l’économie mathématique à l’Université Hitotsubashi et la philosophie à l’Université de Tōkyō. En 1982, il a été nommé chargé de cours en philosophie et en histoire de la philosophie à l’école d’éducation générale de l’Université de Nagoya. Il a été nommé professeur associé en 1987, professeur de sciences humaines-informatique en 1999, et professeur de philosophie de l’information en 2003. En 2002, il a obtenu un doctorat en informatique de l’Université de Nagoya. Il a publié les livres suivants : Esthétique de la monadologie (Nagoya, Nagoya University Press, 1999) ; Fondements philosophiques de l’informatique (Tōkyō, Ōmura Shoten, 2002).

table des matières

Préface Sakabe Megumi ᆏ㒊ᜨ



Avant-propos James W. Heisig



Introduction Jacynthe Tremblay



1 La philosophie japonaise, une philosophie en dialogue Témoin agissant du néant absolu. La signification de Tanabe dans le contexte de la philosophie du témoignage Sugimura Yasuhiko ᮡᮧ㟹ᙪ



À propos de Nishida Bernard Stevens



Une réflexion dialogique entre Nishida Kitarō et Gabriel Marcel Gerald Cipriani



L’inspiration de la philosophie française chez Nishida Kuroda Akinobu 㯮⏣᫛ಙ



La pensée de l’unification Michel Dalissier



La critique nishitanienne de Hegel Peter Suarès



2 Le caractère spatiotemporel de l’être humain Temporalité et temporalisation du soi Jacynthe Tremblay



Espace monadologique Yoneyama Masaru ⡿ᒣඃ



Le concept de milieu de Watsuji Pauline Couteau



La théorie de la médiance de Watsuji Tetsurō et son actualité Augustin Berque



La contribution mésologique de Watsuji Tetsurō Kioka Nobuo ᮌᒸఙኵ



3 À la recherche d’un autre type de subjectivité L’aspect affectif de la philosophie de Nishida Kuroda Akinobu 㯮⏣᫛ಙ



L’intuition agissante et l’invisible chez Nishida, Kimura et Merleau-Ponty. Une réflexion à l’âge post-Hiroshima Kazashi Nobuo ჆ᣦಙ㞝



Existence et saisie de l’être chez Nishitani Keiji Sylvain Isaac



L’herméneutique archéologique de Karatani Kōjin Bernard Stevens



4 Modalités de la rencontre interpersonnelle Le « je » et le « tu ». Une étude comparative de Mikhaïl Bakhtine et Nishida Kitarō Thorsten Botz-Bornstein



La question du soi et de l’éthique dans l’ontologie religieuse de Nishitani Keiji Chloé Sondervorst



Kuki Shūzō. Une réflexion sur la rencontre avec l’autre Uehara Mayuko ୖཎ㯞᭷Ꮚ



Kuki Shūzō et la culture européenne du xixe siècle Sakabe Megumi ᆏ㒊ᜨ



Relation entre-deux. Une étude féministe de Watsuji Erin McCarthy



Apports spécifiques de la psychopathologie phénoménologique de Kimura Bin Joël Bouderlique



5 Les rapports entre individu, société et État Réflexions sur les notions de « sujet » et d’« individu » Britta Boutry-Stadelmann



Spécificités du marxisme de Tosaka Jun Brice Fauconnier



La transcendance chez Watsuji Bernard Bernier



Remerciements



Présentation des collaborateurs



Ce livre a été imprimé au Québec en mars 2010 sur du papier entièrement recyclé sur les presses de l’Imprimerie Gauvin.