Perdre le Sud: Décoloniser la solidarité internationale 9782897196035, 9782897196059

Travailleuse d'usine mexicaine, cultivateur de riz indien, ménagère ougandaise, fermière aymara: ces personnes ont

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Perdre le Sud: Décoloniser la solidarité internationale
 9782897196035, 9782897196059

Table of contents :
Couverture
Perdre le Sud
Crédits
Préface de Haroun Bouazzi
Prologue – Trois histoires de mondialisation
Introduction – Décoloniser les relations Nord-Sud
Partie 1 – Impacts de l’ordre mondial institutionnalisé
1. L’ordre mondial institutionnalisé
2. Grandeurs et misères de la coopération internationale
3. Alternatives à la coopération internationale
Partie 2 – Repenser la solidarité internationale et la transition
4. L’internationalisme radical
5. Propositions politiques, innovations et actions directes
Conclusion – Se mobiliser pour mieux internationaliser
Remerciements
Notes

Citation preview

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PERDRE LE SUD Décoloniser la solidarité internationale

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Préface de Haroun Bouazzi

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Coordination éditoriale: David Murray Maque e de la couverture: Catherine d’Amours, Nouvelle Administration Typographie et mise en pages: Yolande Martel Adaptation numérique: Studio C1C4 © Les Éditions Écosociété, 2020 ISBN 978-2-89719-603-5 (papier) ISBN 978-2-89719-605-9 (ePub) Dépôt légal: 3e trimestre 2020 Les Éditions Écosociété reconnaissent l’appui financier du gouvernement du Canada et remercient la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) et le Conseil des arts du Canada de leur soutien. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.

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À la grand-mère qui écoute mes histoires au moins une fois par semaine depuis les 30 dernières années. Celle qui a lavé d’innombrables planchers en élevant ses quatre enfants, et qui m’a transmise sa force de caractère. À Thérèse Roy, Mamie.

À la grand-mère que je n’ai jamais connue. Celle qui s’est mariée à Madagascar à 14 ans à un homme qu’elle n’avait pas choisi et qui a mis au monde 13 enfants. Celle qui a laissé mon père partir à l’autre bout du monde et qui m’a ainsi destinée à mener une vie différente. À Djenabay Alibay, Dādīma.

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de gauche, étions nombreux au début des années 2000 à nous opposer à la

Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), à fonder nos espoirs de transformation économique et sociale sur l’émergence du Forum social mondial (FSM) ou encore à nous dresser contre l’impérialisme en marchant en soutien aux populations du Moyen-Orient. «L’éducation n’est pas à vendre!», «Un autre monde est possible!», «Non à la guerre en Irak!», scandions-nous avec énergie et détermination. Vingt ans plus tard, le constat est glaçant. Les accords de libre-échange qui affaiblissent nos États et nos démocraties se sont multipliés, nos mobilisations se sont globalement essoufflées et la prolifération des guerres et invasions impérialistes continue à produire du chaos dans nombre de pays du Sud global. La mondialisation s’est renforcée, confirmant la violence de ses effets contre lesquels nous nous insurgions. Elle est organisée et structurée, cela ne fait aucun doute. Elle est portée par des institutions internationales établies, des politiques étatiques complaisantes, voire complices, ainsi qu’un arsenal d’accords multilatéraux et bilatéraux. Elle s’appuie sur une idéologie rodée aux relais multiples dans les milieux politiques, économiques et de la société civile, prenant des allures de force irrésistible. La gauche a pourtant la responsabilité de ne pas céder. Pour s’opposer à ce e mondialisation, nous n’avons pas d’autre choix que de proposer une alternative internationaliste, qui se hisse à la hauteur des enjeux. Or, depuis le début des années 1990 et l’effondrement du bloc soviétique, ce e alternative peine à se préciser, faute d’une idéologie forte sur laquelle s’appuyer. Pire encore, elle est menacée par le piège du paternalisme sexiste et colonial qui aujourd’hui encore corrompt trop d’initiatives portées par la gauche du Nord dans ses rapports avec le Sud. L’altermondialisme, qui a vécu ses heures de gloire avec le soutien de la gauche au pouvoir au Brésil, au Venezuela ou en Bolivie, ne semble plus certain de sa propre pertinence. Résigné.e.s, de plus en plus de militantes et de militants prônent désormais la démondialisation. Ils et elles préconisent, à juste titre, l’économie locale et circulaire, le renouvellement de la démocratie à travers la délibération à petite échelle. Malheureusement, comme le montre brillamment Maïka Sondarjee, ce réflexe de repli sur soi pour repenser une société locale idéale s’avère très insatisfaisant, voire impuissant, pour fonder un nouvel ordre mondial structuré autour de la solidarité internationale. Ce e solidarité est pourtant essentielle d’un point de vue stratégique et tactique pour contrer la crise climatique, me re un terme à l’évasion fiscale ou encore éviter la concurrence fiscale entre États. Elle est également nécessaire pour des raisons morales et éthiques qui renvoient aux fondements mêmes des principes de gauche. À ces écueils qui minent les avenues jusqu’ici explorées par la gauche, vient s’ajouter le fait que la droite identitaire se réapproprie les thèmes anti-mondialisation en se faisant le héraut du protectionnisme. Ce e droite que l’économiste Thomas Pike y qualifie à juste titre de social-nativiste va même, une fois au pouvoir, jusqu’à associer à la remise en cause des accords de libre-échange la mise en place de certaines politiques sociales, renforçant les difficultés de la gauche à être audible auprès des groupes qu’elle entend défendre et représenter. Dans un tel contexte, nous avons la tâche colossale de repenser une gauche internationaliste axée sur la solidarité Nord-Sud. Comme le montre avec force cet ouvrage, il ne s’agit pas d’une option à explorer, mais plutôt d’un impératif. La gauche est internationaliste ou n’est pas. La gauche sera internationaliste ou ne sera pas. Face à une gauche qui se cherche encore et à un ordre mondial néolibéral d’apparence inébranlable, il y a pourtant matière à espérer. En effet, les équilibres politiques construits depuis les années 1960 sont en train de voler en éclats. Le rejet des élites politiques qui nous gouvernent depuis un demi-siècle est généralisé en Occident et les pouvoirs majoritairement autoritaires sont de plus en plus contestés dans les anciennes colonies. Les équilibres

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mondiaux sont aussi en mutation: l’hégémonie économique des États-Unis d’Amérique et de l’Europe de l’Ouest a laissé place à un monde multipolaire où cohabitent plusieurs puissances dont la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil ou la Turquie. Les choses bougent et il n’y a pas de raison que cela s’arrête car le statu quo est intenable. Le capitalisme, basé sur une croissance continue et sans limite, n’est pas soutenable et est voué à s’écrouler dans un horizon imprévisible mais que l’on voit se profiler. À gauche, l’espoir nous vient de la jeunesse qui a déjà commencé à faire la démonstration qu’elle peut créer une dynamique collective et internationale pour faire face aux enjeux écologiques. Elle est et sera de plus en plus le catalyseur du changement. En définitive, le changement est inéluctable. Sera-t-il porté par la gauche? Si oui, vers où nous mènera-t-il? Quelle utopie nous donnons-nous comme horizon et de quelle ambition nous armons-nous pour façonner une alternative susceptible de créer un mouvement massif à l’échelle internationale? Il nous faut imaginer une idéologie nouvelle en phase avec notre temps. Il nous faut l’incarner dans nos combats, dans nos institutions sociales et politiques, dans nos efforts de convergence et nos alliances. Ce livre arrive à point nommé. Il offre une contribution très importante pour le travail de refonte auquel doit s’a eler la gauche québécoise et canadienne, voire occidentale. Il n’est pas un texte académique, mais il est écrit par une universitaire. Il est rigoureux, documenté et convaincant. Il nous permet de gagner du temps. À travers une belle richesse d’exemples concrets et une vulgarisation de la théorie, il permet à la lectrice ou au lecteur de trouver des repères et d’avoir les idées plus claires sur les défis à relever. Enfin, et c’est certainement sa contribution la plus importante, ce livre ne se borne pas à nous convaincre que la mondialisation est injuste, sexiste et raciste. Il fait une proposition concrète et savamment construite. Pour reprendre les mots de l’auteure elle-même, ce e proposition constitue «un projet politique multilatéral, décolonial et féministe» et sa réappropriation par nos mouvements serait salutaire. H B Militant pour les droits de la personne

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Trois histoires de mondialisation

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’ , qui comporte une série de relations sociales inégalitaires entre les pays, encourage la concentration de richesses dans les mains de quelques individus au détriment de milliards

de personnes. Et la grande majorité de ces personnes lésées se trouvent dans des pays non occidentaux. Cet essai tire ses racines de la prémisse voulant que l’ordre mondial institutionnalisé non seulement perme e, mais encourage la marginalisation des populations du(des) Sud(s) au nom du profit et de l’expansion d’un modèle économique capitaliste centré sur la primauté de l’Occident. Ce e marginalisation se maintient à travers une triangulation de facteurs, soit l’exploitation (économique), la dépossession (des terres, des savoirs et des vécus) et l’oppression (raciale, genrée et sexuelle, notamment). L’ordre mondial institutionnalisé est également à l’origine d’innombrables problématiques qui affectent ces mêmes populations dans une configuration discriminatoire, que ce soit la crise climatique, les migrations forcées ou la stagnation des conditions de travail. L’international est généralement trop peu considéré dans le vécu quotidien des populations occidentales. Il y a d’un côté ce qui se vit ici, et de l’autre tout le reste, ce qui se vit ailleurs, auquel trop peu d’entre nous réfléchissent activement. Pourtant, notre parcours, nos désirs, nos aspirations et tant d’aspects de nos vies quotidiennes sont directement tributaires du travail de personnes vivant à des milliers de kilomètres de nous. L’ordre mondial lie intimement les habitantes et habitants du Nord au vécu de celles et ceux qui vivent au Sénégal, en Indonésie ou en Bolivie, dans le «Sud global». La plupart des conséquences résultant du mode de vie consumériste à l’occidentale, dont la crise climatique n’est qu’un exemple, sont externalisées vers des populations qui vivent majoritairement dans les régions qu’un vocabulaire obtus qualifie de «moins développées». Une observation rapide des inégalités économiques, politiques et sociales au niveau mondial indique que l’emplacement géographique est un des facteurs les plus importants pour déterminer le niveau socioéconomique, les opportunités et les conditions de vie. Dans un monde dominé par l’Occident, le lieu de naissance a un impact majeur sur la trajectoire de vie de tout un chacun. La crise de la COVID-19 nous a par exemple fait réaliser qu’un passeport pouvait faire la différence entre la vie et la mort. Les pays occidentaux ont fait des pieds et des mains pour rapatrier et offrir des fonds d’urgence à leurs citoyennes et citoyens, mais n’ont pas témoigné de la même sollicitude envers les travailleurs migrants agricoles ou les demandeuses d’asile qui travaillent dans des centres pour personnes âgées. Il est donc évidemment faux de prétendre que tous possèdent les mêmes clés dans leur quête d’émancipation. Ainsi, il est crucial de comprendre comment les inégalités entre populations des différents hémisphères sont encouragées par une multitude de règles et de relations sociales d’oppression. Il s’agit d’un devoir de justice face à celles et ceux qui perme ent aux gens du Nord de s’épanouir de trouver des solutions afin d’ébranler l’ordre des choses. Les différents systèmes d’oppression et d’exploitation – capitaliste, hétéro-patriarcal, racial, capacitiste, etc. – sont tous étroitement imbriqués aux inégalités géographiques. Différents vécus de personnes vivant dans les pays du Sud illustrent avec justesse l’impact de l’ordre mondial institutionnalisé. Zeinab, travailleuse en Éthiopie Le parc industriel d’Hawassa est un projet industriel gouvernemental, situé au sud d’Addis-Abeba, en Éthiopie. Une odeur de poussière plane autour des dizaines de gigantesques bâtiments gris où les travailleuses s’affairent

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quotidiennement. Une fois la journée commencée, il n’y a aucun signe de vie à l’extérieur. Il fait une chaleur étouffante, mais c’est pire à l’intérieur. Habiter sur le site coûte très cher, mais habiter loin n’est pas une option: le parc a été construit au milieu de nulle part. Hawassa, c’est le symbole du développement pour le gouvernement éthiopien. Ce parc industriel est un des fleurons de la stratégie économique d’Addis-Abeba, qui a pour ambition d’a irer les investissements étrangers et d’augmenter ses exportations de textiles de 145 millions à 30 milliards de dollars dans les prochaines années1. Dans les différentes usines qui composent le parc, des compagnies multinationales comme Levi’s et Guess emploient environ 25 000 personnes, principalement des femmes. Parmi elles se trouve Zeinab Abibi2. À 22 ans, Zeinab est partie de son village natal de Sodo un an plus tôt pour s’installer à Hawassa et travailler à l’usine de Calvin Klein pour un salaire mensuel de 28$. C’est en perme ant aux investisseurs étrangers de payer des salaires aussi bas que le gouvernement a pu les convaincre d’installer leurs usines en Éthiopie plutôt qu’en Chine ou en Malaisie. Avec le développement du parc industriel, le prix des logements a considérablement augmenté à Hawassa. Interdites de s’organiser en syndicats, les employées comme Zeinab peinent à faire valoir leurs droits. Les propriétaires des usines textiles refusent les demandes des employées portant sur l’augmentation des salaires ou la mise à disposition de logements abordables. Nouvelle maman d’une petite fille, Zeinab est installée devant une machine à coudre environ 10 heures par jour. L’environnement doit être gardé propre en tout temps et les quotas de pantalons à coudre par jour l’empêchent de prendre des pauses. Assise sur un tabouret toute la journée, son dos la fait souffrir. Il arrive à Zeinab d’être en retard quand elle doit prendre soin de sa fille. Dès qu’elle arrive en retard, Zeinab a droit à des injures de la part de ses patrons. Elle a de la difficulté à s’adapter aux normes de productivité occidentales, à l’intensité des horaires. Le mois dernier, Zeinab s’est évanouie en raison de la ventilation défectueuse et des longues journées de travail. À plusieurs reprises, un supérieur immédiat s’est permis de lui toucher les seins à travers son chandail, mais elle n’a jamais dénoncé ces abus. Après un an et demi, elle se décide finalement à qui er l’usine, car son travail ne lui permet même pas de subvenir aux besoins de sa fille et de son mari sans emploi. Peu à peu, elle commence à se sentir complètement dépassée par sa situation. L’avenir semble bouché. Zeinab pense qu’il serait mieux pour elle de qui er le pays pour aller s’installer en Arabie saoudite, où des dizaines de milliers d’Éthiopiens, comme elles, migrent chaque année. Malgré le désir du gouvernement de faire de l’Éthiopie un centre de l’industrie de la mode, cela ne s’est pas traduit par de meilleurs emplois pour les travailleuses. Selon une étude récente de la Stern School of Business affiliée à l’Université de New York, le salaire mensuel des travailleuses éthiopiennes, de 26$ en moyenne, se situe au bas de l’échelle des salaires dans l’industrie mondiale du textile, loin derrière la Chine (326$), l’Indonésie (280$), l’Afrique du Sud (244$) ou le Myanmar (95$)3. Les travailleuses restent en moyenne un an avant de qui er leur emploi, souvent par incapacité de se trouver un logement, quand ce n’est pas tout simplement par épuisement. Dans la majorité des pays du Sud, les femmes4 moins fortunées sur le marché du travail sont cantonnées aux industries moins payantes et plus précaires, comme celle du textile. Comme ces emplois demandent plus d’heures de travail et moins d’expertise, les femmes doivent se contenter de salaires moins élevés tout en subissant le harcèlement sexuel de la part de collègues ou de patrons. Il est en général facile pour des propriétaires d’entreprise d’imposer des conditions de travail minimales et d’exploiter le corps de ces femmes. Beaucoup d’abus sont rapportés chaque année dans les industries se trouvant dans des zones franches du libre-échange, comme dans les maquiladoras au Mexique5. Dans certaines usines, les femmes doivent se soume re à des contrôles de maternité obligatoires et sont renvoyées lorsqu’elles tombent enceintes. Ailleurs, d’autres sont enfermées jusqu’à ce qu’elles remplissent leur quota de production. Il est arrivé au Mexique et en Chine que des dizaines de femmes périssent enfermées dans leur usine dans le cas d’incendie ou de tremblement de terre6. Dans ces usines, la mort rôde et les personnes vivant en Occident continuent trop souvent à porter leur jean Levi’s sans trop se poser de questions. Nizar et Fatima, migrants climatiques

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À 60 ans, Nizar Padhel7 a toujours habité un village frontalier du nord-ouest du Bangladesh, où il cultive le riz avec sa femme Fatima et leurs 5 enfants. À la suite des inondations de 2017 dans le pays, 29 personnes ont perdu la vie et 200 000 ont dû qui er leur foyer. Parmi eux, Nizar et Fatima. Avec leurs enfants, ils ont dû se déplacer, leurs biens matériels imbibés par l’humidité, dans un camp situé près de la ville d’Assam, dans le nord-est de l’Inde. Peu de temps après, les trains de la région d’Assam ont dû cesser le service parce que les rails ont été inondés par des pluies torrentielles. Durant une année normale, la saison des pluies provoque des inondations pouvant couvrir de 25 à 70% du territoire du Bangladesh8. Quelques mois après leur arrivée en Inde, la famille Padhel a été forcée de se déplacer à nouveau, ce e fois vers la capitale du Bangladesh, Dhaka. Nizar a commencé à conduire un rickshaw9 pour nourrir sa famille. N’ayant pas les moyens de se procurer un rickshaw à moteur, il a dû se résigner à acheter un véhicule plus rudimentaire qui se conduit comme un vélo et peut transporter jusqu’à quatre personnes. Évidemment, Nizar n’était pas entraîné à fournir chaque jour un tel effort physique, ce qui l’épuise. Puisque Nizar ne fait pas beaucoup d’argent, Fatima doit s’occuper de trouver des manières alternatives pour soigner ses enfants, pour cuisiner. Elle part souvent à la recherche de matériaux dans les dépotoirs et a enseigné à ses trois filles à mendier tandis que ses deux garçons vont à l’école. Le gouvernement du pays n’a pas les moyens financiers et logistiques de gérer l’urbanisation rapide de Dhaka ni de fournir des biens de base aux nouveaux arrivants, ne serait-ce que l’eau potable. Des millions de Bangladeshis comme Nizar et sa famille sont confrontés au choix de cultiver une terre de plus en plus aride, d’habiter dans des camps de réfugiés en raison des inondations ou de migrer à Dhaka, où le libre-échange a conduit de multiples industries occidentales à s’installer et à œuvrer dans des conditions souvent douteuses. Dire de la capitale du Bangladesh qu’elle a une forte densité de population est un euphémisme: pour s’en rendre compte, il suffit de parcourir ce e mégapole, la plus surpeuplée du monde. Les jeunes hommes s’empilent sur les toits des trains. Des centaines de vélos, de motos et d’animaux se partagent les routes mal pavées et un chaos organisé règne entre les bazars et les vendeuses de thé sur l’accotement. Plus de 44 500 personnes se partagent chaque kilomètre carré de la ville de Dhaka10. Contrairement à d’autres villes densément peuplées comme New York ou Singapour, qui se construisent en hauteur, les habitantes et habitants de Dhaka s’empilent les uns sur les autres, augmentant ainsi les risques d’épidémies et de morts accidentelles. En outre, plus les villes tendent vers le surpeuplement, plus les inégalités de richesse et de qualité de vie augmentent, puisque les riches ont les moyens de s’établir en banlieue fermée, avec un accès à tous les services11. L’histoire de Nizar et Fatima est loin d’être unique. Bien que la terminologie de réfugiés ou migrants climatiques tarde à entrer dans le vocabulaire du droit international, des milliers de personnes des pays du Sud qui ent leur foyer chaque année à cause d’inondations répétées, de sécheresses et de catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes. Entre 500 000 et 1 million de Bangladeshis sont forcés de se déplacer annuellement en raison de l’érosion des berges. Ils se réfugient soit à l’intérieur du pays soit dans un pays voisin12. Lorsque les inondations amènent de l’eau saline sur les berges, les cultures sont très souvent ruinées et les sols contaminés, forçant les cultivateurs à se déplacer même si leur terre n’a pas été complètement engloutie. C’est cela ou risquer leur vie de manière encore plus aiguë. Selon l’Organisation des Nations unies (ONU), les changements climatiques pousseront 120 millions de personnes dans la pauvreté d’ici 2030, principalement dans les pays du Sud13. Le monde se dirige inexorablement vers un apartheid climatique. D’un côté, des foyers de classe moyenne du Nord qui peuvent se payer un havre de paix climatisé et les ultra-riches des bunkers sécurisés ou des îles privées dans le cas d’un effondrement généralisé. De l’autre, des communautés du Sud déjà inondées ou qui peinent à cultiver le sol en raison du manque d’infrastructures pour résister aux sécheresses répétées. Alors que la Somalie était aux prises avec des vagues de chaleur extrême en 2017, des centaines de personnes périssaient des suites de la faim et de la diarrhée causée par l’eau stagnante. Environ 1 000 autres décédaient après avoir bu de l’eau contaminée par le choléra alors qu’elles se déplaçaient pour trouver de la nourriture14. Au même moment, la Californie vivait l’une des pires sécheresses de son histoire: des incendies ont consumé des millions d’arbres et des dizaines de personnes ont été hospitalisées en raison de la chaleur. Or personne n’est mort. La différence est notable. La sécheresse en elle seule ne provoque pas la famine. Elle le fait si et seulement si elle est accompagnée de pauvreté extrême, d’insécurité politique et/ou d’infrastructures déficientes. Alors qu’il y avait une sécheresse en Californie, il

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est intéressant de noter que cet État américain continuait à produire environ 80% des amandes consommées mondialement, surtout sachant que la production d’une seule noix nécessite près de 4 litres d’eau15. La Somalie n’avait pas ce choix; ce e eau, elle n’aurait jamais pu la trouver nulle part. Elle n’en avait pas les moyens. Máxima, une Autochtone contre une minière internationale Haute de ses quatre pieds et demi, Máxima Acuña Atalaya16 arbore un chapeau traditionnel au large rebord. N’étant jamais allée à l’école, elle cultive la patate et élève des cochons d’Inde avec son mari Jaime dans les Andes péruviennes. Ses enfants, une fille et un garçon, sont partis vivre dans la capitale, Lima. Après de nombreuses années à économiser sur les revenus de la terre et sur ceux de la vente des vêtements autochtones qu’elle tisse à la main, Máxima et Jaime ont réussi à se procurer 27 hectares de terre. En 2011, en plus d’adoucir les régulations environnementales pour perme re aux compagnies privées d’exploiter les ressources de la région, le gouvernement péruvien a vendu 7 400 acres de terrain à la compagnie minière américaine Newmont, qui s’est associée à la compagnie péruvienne Buenaventura17. Newmont et Buenaventura possèdent Yanacocha, située dans le département péruvien de Cajamarca. Il s’agit de la quatrième plus grande mine d’or du monde. Ces compagnies avaient l’intention de continuer l’exploration minière dans la région. Newmont a notamment conçu le plan de la mine d’or Conga, qui prévoit de drainer quatre lacs pour perme re l’entreposage de déchets toxiques. Deux de ces lacs se trouvent sur la terre de Máxima. La Société financière internationale, une branche de la Banque mondiale, a prêté 150 millions de dollars à Newmont et Buenaventura pour la réalisation du projet Conga. Revenons à Máxima. Elle a refusé de vendre sa terre où elle a élevé ses enfants. Ce refus l’a entraînée dans une bataille juridique. C’est David contre Goliath. Lors de leurs journées de congé, des policiers péruviens sont autorisés à travailler pour Newmont. Ils ne se sont pas gênés pour utiliser des techniques d’intimidation sur Máxima et sa famille: on les a autorisés à le faire. Ils ont détruit son champ de patates, ont tué son chien d’élevage, saccagé sa propriété et ba u sa fille, qui était de passage pour aider sa mère. Le lendemain de ces a aques, des policiers en uniforme sont revenus voir Máxima pour rédiger un rapport d’incident. Une chaîne de solidarité s’organise en soutien à Máxima. En 2012, cinq manifestants ont été tués par les autorités péruviennes lors d’une manifestation publique pour elle. Plus tard la même année, après avoir permis à d’autres manifestants de camper sur sa terre, Máxima a été condamnée à payer 200 soles (environ 80 dollars canadiens), à qui er sa terre dans les 30 jours et à purger une peine de trois ans de prison pour avoir «squa é» la terre de Newmont. Il s’agissait pourtant de sa propre terre. Elle a perdu deux appels successifs devant des cours régionales, pour finalement obtenir gain de cause devant la Cour suprême du Pérou, avec l’aide d’une avocate ayant décidé de la représenter gratuitement, celle de la Commission interaméricaine des droits de l’homme et d’Amnistie internationale. La lu e de Máxima a fait le tour du monde. En 2017, Máxima a remporté le prestigieux prix Goldman, accordé annuellement à des défenseurs de l’environnement répartis en six régions géographiques. Un an plus tard, la Banque mondiale a vendu ses parts de la mine de Yanacocha, sans préavis. En 2019, Newmont est devenu le plus grand producteur d’or du monde et Cajamarca, la région la plus pauvre du Pérou18. En 2018, une cour américaine a refusé d’entendre la cause de Máxima contre Newmont et la compagnie a depuis intenté un recours civil contre Máxima et sa famille pour l’acquisition de sa terre. Le procès pourrait durer une dizaine d’années. Depuis près d’une décennie, Máxima se bat sur tous les fronts: dans des cours de justice, sur son champ de patates, dans la rue. L’histoire de Máxima est une histoire de lu e autochtone, paysanne, environnementale et féministe contre l’extractivisme sous toutes ses formes. Un extractivisme qui exploite la terre pour ses richesses et qui exporte ces richesses au plus offrant en laissant les communautés locales appauvries19. Máxima résiste sans violence pour protéger sa terre contre l’accaparement et la destruction. Elle résiste pour protéger sa famille, pour le droit à l’eau et le droit à la vie.

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Décoloniser les relations Nord-Sud

Nos esprits doivent être aussi prêts à se déplacer que le capital, tracer de nouveaux chemins et imaginer des destinations alternatives. – Chandra Talpade Mohanty, activiste et universitaire féministe20

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s’approprient des terres autochtones en Amérique latine. Des femmes américaines font appel à des mères porteuses en Inde. Des travailleuses chinoises produisent des chaussures de luxe pour des salaires dérisoires. Des multinationales pharmaceutiques américaines ne partagent pas leurs avancées dans la découverte d’un vaccin contre le SARS-CoV-2. Des militantes et des militants de partout se révoltent contre des gouvernements autoritaires et contre l’appropriation de leurs terres. Des habitats sont détruits, des espèces animales et végétales éliminées et des milliers de familles forcées de qui er leur foyer en raison de la crise climatique. Des compagnies multinationales imposent l’allègement des normes de travail à des gouvernements du Sud en les menaçant de délocaliser leurs usines. Des travailleuses à Madagascar passent leurs journées à observer des photos violentes pour épurer les fils Facebook de personnes se trouvant à des milliers de kilomètres. Ces faits sont dus au moins en partie à des règles internationales dont les gouvernements du Nord global ont forcé l’adoption. Au moins en partie, les populations du Nord les encouragent par leur manque d’intérêt, par leur inaction. En raison d’un étrange revirement de situation, même le discours «anti-mondialisation» est actuellement repris par des démagogues de la droite nationaliste. Le président américain Donald Trump a affirmé à maintes reprises être «anti-globalisme» et a drastiquement retiré son soutien aux institutions internationales depuis son entrée en fonction. Sans oublier sa proposition d’interdiction de voyage pour les citoyens américains de confession musulmane. Marine Le Pen dénonce tout aussi fort la mondialisation et le pouvoir des compagnies multinationales. Sa perspective se concentre toutefois sur la France et ne réfléchit pas aux impacts encore plus importants sur les autres populations du monde. La montée de partis anti-mondialisation de droite nationaliste et/ou raciste est préoccupante, qu’il s’agisse de l’Alternative pour l’Allemagne, de Vox en Espagne ou du Parti des Finlandais qui, bien qu’il soit social-démocrate, défend des positions populistes identitaires qui le rapproche des partis européens d’extrême droite. Alors que la pandémie de coronavirus de 2020 a été a ribuée à notre connectivité internationale, elle est elle aussi devenue une excuse pour l’adoption de politiques nationalistes, isolationnistes et xénophobes. Alors que le magazine Forbes annonçait en avril 2020 la «fin de la mondialisation», il s’en est plutôt suivi une montée du nationalisme. La guerre entre les États-Unis et la Chine pour le contrôle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la montée de l’islamophobie et du racisme anti-chinois, la course au vaccin ou l’interdiction par Donald Trump d’exporter des masques produits aux États-Unis ne sont quelques exemples de ce repli sur soi. Si une telle crise met en lumière la nécessité de limiter la libéralisation des échanges et de consommer en circuits plus courts, il est aussi crucial de soutenir un régime multilatéral solidaire capable de gérer les conséquences de ce genre de crise globale. Plutôt que d’offrir la charité, les gouvernements occidentaux doivent établir des règles multilatérales fondées sur une réelle solidarité afin de soutenir une sortie de crise globale. Les plus grandes victimes de la mondialisation aux États-Unis ou en Europe sont les travailleuses et les travailleurs perdant leur emploi en raison de délocalisations. Or ces victimes, trop souvent, peinent à s’allier dans un projet commun contre ceux et celles qui reproduisent un ordre mondial institutionnalisé qui exploite et dépossède

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les populations. Loin d’associer leur malheur au pouvoir d’entreprises, d’organisations internationales et de pays impérialistes, ces travailleuses et travailleurs se sont laissé convaincre par des populistes que l’ennemi est l’immigrant ou le travailleur étranger qui ne leur ressemble pas. Suivant la rhétorique du Rassemblement national de Marine Le Pen ou du Parti républicain de Donald Trump, les Chinois, les Arabes, les Mexicains qui leur «volent leurs jobs» seraient devenus l’ennemi commun, quand ce ne sont pas les femmes voilées qui menaceraient «leur identité». Alors que dans les années 1980, le discours anti-mondialisation véhiculait un esprit de solidarité internationale, il est aujourd’hui porté par des partis politiques qui priorisent leur population nationale au détriment de toutes les autres, que ce soit les gens vivant dans d’autres pays ou les communautés immigrantes dans leurs propres pays. Alors que l’anxiété collective liée à la crise climatique n’a jamais été aussi forte et que les inégalités ne cessent d’augmenter, la solution privilégiée (consciemment ou non) est un repli sur la nation qui revêt trop souvent des habits xénophobes. Devant cet état de fait, il est impératif de se réapproprier le discours anti-mondialisation dans un esprit de solidarité radicale entre les nations. Cet anti-mondialisme ne doit pas être synonyme de rejet de la gouvernance globale, mais d’une solidarité plus radicale. Si la crise du coronavirus (COVID-19) de 2020 démontre une chose, c’est la nécessité des réponses multilatérales aux crises globales. Seule une réponse coordonnée pouvait mitiger les effets de la pandémie et ce fut un exemple accéléré de gestion multilatérale d’une crise internationale. L’Occident ayant été plongée dans une décroissance accélérée majeure pour éviter des morts supplémentaires, la leçon à tirer est qu’il faudra opérer de la même manière pour gérer la crise climatique ou celle de la reproduction sociale. Les crises comme celle de la COVID-19 démontrent l’importance d’une position internationale solidaire qui doit s’incarner dans nos relations Nord-Sud. Nous devons cesser d’a endre que les crises a eignent l’Occident pour réagir de manière multilatérale. Dans la langue française, le mot solidaire est d’abord utilisé au e siècle afin de signifier dans la loi un «commun à plusieurs», où chacun répond du tout. Plutôt qu’une simple aide par charité, une réelle solidarité entre nations implique une reconnaissance des torts passés dans la création collective d’un commun équitable. Une solidarité radicale implique par conséquent une décolonisation de nos pratiques et de nos savoirs. Ce mot, solidarité, porte ainsi une signification importante dans la li érature sur la justice sociale et sur les lu es féministes. Pour certaines auteures toutefois, l’appel à la solidarité occulte l’exploitation passée des terres, des corps et des forces de travail. La chercheuse Naïma Hamrouni soutient que «l’appel à la solidarité, si elle est basée sur la charité, doit être remplacé par un appel à la réparation des injustices passées et d’une réciprocité21». C’est dans cet esprit que je fais un appel à la solidarité. Un appel à une solidarité décoloniale qui, plus qu’une «aide», implique une «réciprocité»22. J’en appelle à une solidarité radicale, soit qui va à la racine de l’oppression, plutôt qu’à une solidarité qui tente simplement d’a énuer les conséquences superficielles de l’ordre mondial. Une seconde interprétation dont je tiens à m’éloigner est celle qui implique une homogénéité entre les entités dites solidaires. Le terme solidarité peut parfois signifier la création d’une communauté d’intérêts universalisante qui déshumanise une partie des femmes (et des hommes) marginalisées. Depuis les années 1980, bell hooks a mis en garde contre les appels à la sororité (sisterhood) et à une lu e comprise comme universelle23. L’appel à la solidarité que je défends dans ce livre n’implique pas que les différentes communautés du monde se voient comme une seule unité lu ant contre l’oppression, mais plutôt qu’elles sont liées par un ordre mondial institutionnalisé qui en opprime certaines et en avantage d’autres, et ce, de manière différenciée. Suivant l’injonction de la féministe indienne Chandra Mohanty, j’appelle également à une pratique de la solidarité qui implique que des communautés de personnes choisissent de travailler et de lu er ensemble en faveur de la transformation sociale24. Ces communautés sont hétérogènes, mais unies; différenciées, mais solidaires. Cet essai porte donc sur la coopération internationale formelle (projets et politiques financés par des fonds internationaux) et sur une solidarité internationale constante (par les mouvements sociaux et la société civile internationale). Depuis le déclin du discours anti-mondialisation qui rassemblait les foules dans les années 1980 et 1990, le discours militant semble prôner de moins en moins une solidarité internationale pour favoriser une émancipation «chez soi», que ce soit celle des communautés pauvres, racisées ou marginalisées. Si les mouvements et partis politiques occidentaux progressistes se targuent d’être «internationalistes» ou «altermondialistes», dans les faits, peu

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nombreux sont ceux qui intègrent de manière convaincante l’exploitation des populations du Sud dans leur réflexion sur le système capitaliste. Les termes «impérialisme», «colonialisme» et «mondialisation néolibérale» sont lancés à la volée, mais rares sont celles et ceux qui s’efforcent d’élaborer une politique étrangère réellement progressiste. Bien sûr, des mouvements s’organisent en faveur d’une transition écologique ou autour d’enjeux comme le pouvoir des grandes entreprises ou les paradis fiscaux, mais la tendance prédominante est de traiter ces enjeux dans son pays et/ou sans théoriser l’impact différencié des problèmes globaux sur les populations du Sud et sur les populations marginalisées du Nord. La travailleuse d’usine chinoise, la ménagère ougandaise et la fermière aymara en Bolivie ont d’abord en commun d’être nées dans le mauvais hémisphère. On parle désormais de «transition» ou de «décroissance» jusque dans les médias grand public, mais on oublie de mentionner que l’exploitation d’une région du monde par une autre est à la base même de la prospérité occidentale et que l’élimination de ce e exploitation est le seul moyen d’opérer une transition juste vers un autre système. Un pays occidental décroissant ou socialiste restera toujours dans une position de pouvoir face à la majorité des pays du monde. À moins de faire quelque chose pour l’empêcher. L’idée d’un essai sur la nécessité d’une plus grande solidarité entre les populations du Nord et du Sud m’est donc venue lorsque je me suis rendu compte du manque de considération pour l’international dans les débats publics occidentaux. Autour d’une sangria sur une terrasse ensoleillée, des militantes et militants s’échauffent pour défendre la redistribution ici, mais on critique à la fois les pratiques actuelles du développement international (qui ont encouragé un sous-développement chronique), les organisations non gouvernementales (ONG) (accusées de paternalisme et de néocolonialisme) et l’aide internationale dite féministe (qualifiée de rhétorique vide). Alors que bon nombre de ces critiques sont légitimes et seront abordées dans cet essai, je souhaite défendre l’argument que la solution ne réside pas dans un rejet pur et simple de toute solidarité internationale, mais dans une transition systémique qui élimine la possibilité même de l’exploitation et de l’oppression d’une majorité par une minorité. Une approche décoloniale intersectionnelle L’approche qui sera défendue ici découle d’une pensée féministe décoloniale. Celle-ci a nécessairement été forgée par mon vécu d’immigrante malgache-indienne de deuxième génération. J’ai certainement été influencée par le parcours de mes arrière-grands-parents musulmans ismaéliens qui ont émigré de l’Inde à Madagascar au début des années 1900, puis de mon père et de ses frères, qui ont émigré d’Antananarivo à Sherbrooke au milieu des années 1970 durant des troubles politiques à Madagascar. Bien qu’étant née au Québec, j’ai grandi en entendant les histoires de mes ancêtres musulmans marginalisés en Inde, et de leurs descendants ostracisés à Madagascar pour la seule raison qu’ils étaient «étrangers». Malgré tout, mon premier voyage dans le village natal de mon père m’a fait réaliser que ma famille était à bien des égards privilégiée d’avoir pu qui er le pays lors des soulèvements populaires des années 1980. Beaucoup de Malgaches ont dû rester au pays par manque de moyens ou de passeport. Ma position sociale et celle de ma famille teintent donc grandement ma réflexion. Dans cet essai, je postule que la plupart des inégalités internationales découlent de relations de colonialité basées sur une vision du monde ethnocentrique. Je me rai en exergue les conséquences matérielles encore présentes de la colonisation et les rapports économiques qui en découlent, mais également la manière dont les inégalités entre groupes sociaux sont basées sur une perception et des discours liés à ces relations d’inégalité25. Ce e colonialité s’appuie notamment sur la racialisation des relations sociales internationales et du système économique, qui s’incarne souvent par une division basée sur des différences de couleur de peau26. J’entends également que ma réflexion est imprégnée par le féminisme en soulignant qu’on sous-considère systématiquement les capacités des groupes de femmes. Si le capitalisme a eu besoin de la colonisation et de l’esclavage pour maintenir sa domination, il a aussi eu besoin du travail des femmes en général et de celui des femmes du Sud en particulier. La plupart des féministes se qualifiant de décoloniales militent toutefois pour la destruction des organisations internationales de développement27. Il est vrai que depuis les années 1980 et la mise en œuvre du tristement célèbre Consensus de Washington28, le régime de coopération internationale a engendré plus de cynisme que d’es-

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poir. Plutôt que de favoriser un développement pour tous, les programmes d’ajustement structurel promus par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) ont creusé les inégalités et créé de multiples crises sociales. Les institutions internationales ont permis, voire encouragé, l’accumulation de richesses et de pouvoir dans les mains d’une minorité tout en priorisant la stabilité macroéconomique au détriment de la réduction des inégalités. Rares sont celles et ceux qui défendent l’argument que les organisations internationales n’ont eu que des effets positifs. Bien au contraire. La Banque mondiale a favorisé le déplacement de nombreuses populations pour perme re notamment la construction de barrages hydroélectriques qui ont forcé l’appauvrissement de nombreux pays. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) a permis l’adoption de règles qui avantagent certains pays sur d’autres, comme celles liées aux brevets sur des médicaments ou des technologies industrielles. Le FMI a, quant à lui, enfoncé la Grèce et bon nombre d’autres pays dans des crises en raison de politiques d’austérité trop rigoureuses. Mais en parallèle, dans beaucoup de pays, des professionnels du développement en partenariat avec des communautés locales ont participé (et participent encore) à faire progresser les droits humains, l’accès aux ressources de base, l’égalité femmes-hommes et des méthodes coopératives d’organisation du travail. J’écris donc aussi ce livre dans l’optique de réhabiliter la coopération internationale comme priorité dans les programmes des mouvements de gauche, dans l’optique où celle-ci est menée dans un système alternatif qui ne repose plus sur l’exploitation des pays et des populations du Sud. De plus, à l’heure actuelle, la seule alternative à cet ordre dicté par des pays du Nord est celle d’un monde du chacun pour soi, où les frontières se ferment de plus en plus et où des accords commerciaux bilatéraux encore plus injustes s’établissent. Je discute fréquemment avec des personnes travaillant en coopération internationale qui s’échinent à rendre le monde un peu plus égalitaire. Tout en ayant développé des critiques très pertinentes sur les failles de l’aide internationale, les projets qu’elles et ils développent ont des effets concrets sur la vie de femmes et d’hommes dans des pays du Sud global. En ce moment, des milliers de personnes accèdent à des opportunités grâce à des prêts ou des projets internationaux. Des organisations citoyennes fonctionnent grâce à des prêts ou des projets internationaux. Des chercheuses et des chercheurs du Sud réalisent de la recherche cruciale grâce à des prêts ou des projets internationaux. Cesser d’opérer une redistribution de richesses du Nord vers le Sud aurait des conséquences directes sur ces communautés. Cela signifierait aussi d’abandonner l’idée d’une potentielle rétribution pour les torts causés par le mode de vie occidental sur les autres populations, tout en me ant de côté la volonté de diminuer les inégalités causées par les actions des gouvernements occidentaux. À l’heure actuelle, la conception et l’importance de la solidarité au sein des nations diffèrent grandement de la solidarité entre nations. Pourquoi les États sociaux-démocrates ont-ils adopté des politiques de redistribution au sein de leurs frontières? Par reconnaissance du fait que tous les membres de la nation ne naissent pas dans les mêmes conditions socioéconomiques? Par culpabilité d’avoir laissé des individus s’enrichir aux dépens d’autrui? Parce qu’ils ont un désir de plus d’égalité entre les individus? Pour éviter une crise sociale? Par empathie? Peu importe les raisons qui la motivent, ce e redistribution vient du fait que ceux qui la conçoivent considèrent toutes les personnes habitant un même territoire comme faisant partie d’une même communauté politique. Mon souhait est que l’on tente d’imaginer les différentes nations du monde comme un certain type de communauté politique. Peu importe les raisons pour lesquelles la redistribution s’opère au sein des pays, il faut penser que ce e distribution est tout autant nécessaire sur le plan international, ne serait-ce qu’en raison du rôle des pays du Nord dans l’augmentation des inégalités et celui des pays du Sud dans la prospérité des sociétés occidentales. Contrairement à certaines féministes décoloniales, je crois fermement au devoir de tenter d’améliorer les préceptes et les critères de la redistribution entre nations plutôt que de me re fin à l’aide internationale purement et simplement. Une telle redistribution doit toutefois être soutenue par des réformes radicales de l’ordre mondial dans son ensemble, comme je le défendrai dans ce livre. Par ailleurs, l’approche constitutive de cet essai n’est pas de rejeter toutes les autres variables pour ne prioriser que celle de l’oppression Nord-Sud, mais d’inviter les personnes et partis politiques progressistes à intégrer cet aspect dans leurs réflexions et leurs lu es pour la justice sociale. Il ne s’agit pas non plus de développer plus de pitié pour les populations du Sud, mais plutôt d’envisager ces enjeux comme une question de justice. L’intersectionnali-

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té dont on parle de plus en plus pour analyser les questions sociales ne se définit pas par l’addition ou la hiérarchisation de variables plus ou moins importantes de domination, mais par la compréhension de l’oppression dans toute sa complexité et sa globalité. Je souhaite élaborer un modèle multidimensionnel qui vise à intégrer la solidarité Nord-Sud à la compréhension de l’oppression, mais également élaborer un modèle féministe, décolonial et post-capitaliste de l’ordre multilatéral29. Il s’agit de faire une analyse multidimensionnelle de l’oppression en soutenant que la race, les capacités, la sexualité, la classe et l’emplacement géographique ne sont pas des catégories qui s’excluent mutuellement30. Le vécu de Zeinab, Nizar, Fatima et Máxima est intimement lié au nôtre en raison de l’ordre mondial institutionnalisé, mais aussi en raison de leur positionnalité, ou position sociale, par rapport à ces différents facteurs. Les mouvements sociaux doivent inclure la solidarité entre les nations dans leur analyse de l’oppression patriarcale et capitaliste, même si les combats à mener se déroulent principalement au niveau national ou local, et penser l’oppression de manière intersectionnelle, afin de comprendre comment l’ordre mondial institutionnalisé affecte les personnes racisées, les femmes et les communautés marginalisées. Simultanément, il faut reconnaître que bon nombre de lu es contre la mondialisation sont menées par des femmes et des mouvements sociaux composés de populations du Sud. L’internationalisme radical, un projet nécessaire pour la transition Je défendrai dans les prochaines pages l’argument voulant que l’ordre mondial perme e et encourage la marginalisation de certaines populations. Comme mentionné précédemment, ce e marginalisation inclut l’exploitation (économique), la dépossession (des terres, des savoirs et des vécus) et l’oppression (raciale, genrée et autres). Non seulement les pays et populations du Sud sont désavantagés par la mondialisation et l’ordre mondial qui en découle, mais leur exploitation est à la base de la prospérité des pays du Nord global et du mode de vie de leurs populations. L’exploitation des nations du Sud est une condition plutôt qu’un effet du système capitaliste et néolibéral. Par exemple, le système de production capitaliste a toujours reposé sur l’extractivisme, l’exploitation, la dépossession et l’appropriation des terres autochtones pour l’acquisition de matières premières dans les Amériques. Les lu es sociales privilégiées en Occident sont plus souvent liées au travail. De très nombreux militants et militantes, particulièrement d’allégeance marxiste, perçoivent le problème principal comme étant lié à l’exploitation des travailleurs et des travailleuses par les propriétaires des moyens de production (au Nord et au Sud). Ce type d’évaluation occulte souvent l’exploitation structurelle des nations du Sud pour s’accaparer leurs terres, leurs connaissances et leur travail reproductif. En d’autres termes, elle invisibilise le vécu de leurs membres en dehors de leur rôle productif. Une analyse se concentrant sur le travail relègue souvent au second plan des types d’exploitation complexes comme celui des femmes de différents pays du Sud qui assument aujourd’hui une grande part du travail de care mondialisé ou encore celui des communautés autochtones dont les terres sont accaparées par des compagnies minières. Les solutions proposées par différents mouvements progressistes, comme celles liées à la «démondialisation», visent souvent à augmenter le pouvoir des institutions nationales sur les corporations et les acteurs transnationaux. On promeut des mesures protectionnistes afin de limiter le vol de ressources naturelles par des corporations étrangères. On vise la consommation locale pour limiter les dégâts environnementaux causés par le commerce international. On veut faire adopter des politiques sociales au niveau national pour limiter les inégalités économiques à l’intérieur des frontières. On milite pour la souveraineté des pays du Nord afin qu’ils puissent concevoir un projet social par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Par manque de moyens et de coordination internationale, l’action de ceux qui travaillent d’arrache-pied à réduire ces inégalités, soit les personnes œuvrant en coopération et en solidarité internationale, se limite aussi souvent au niveau national dans chacun des pays concernés. Des ONG occidentales travaillent par exemple sur des projets de coopératives ou au renforcement des capacités des femmes dans une ville, mais ces organismes n’ont pas le financement nécessaire et le pouvoir politique pour travailler à une transition économique, politique et environnementale globale.

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Plutôt que de formuler une simple critique, je tenterai d’élaborer une position morale et politique perme ant d’être plus solidaire avec les nations du Sud. L’objet de cet essai, dans sa plus simple expression, est de réfléchir à une transition économique, politique et environnementale qui prend en compte les inégalités et l’exploitation Nord-Sud. J’appelle ce e position un internationalisme radical, afin de la différencier de l’internationalisme libéral, de l’altermondialisme et de la démondialisation. L’internationalisme radical est une vision de l’international qui est progressiste, intersectionnelle et multilatérale. L’internationalisme radical est une position cherchant à s’a aquer aux racines du problème de l’exploitation et de la dépossession, plutôt que de se limiter à ses symptômes ou à un internationalisme libéral superficiel. Il relève d’une position morale d’intégration de l’Autre dans la conception du politique et pourrait être défini comme l’établissement d’une pluralité de solidarités internationales dans l’optique d’une transition économique, politique, sociale et environnementale globale. Une telle position nécessite d’élaborer une nouvelle conception de la solidarité avec les nations du Sud (incluant les populations autochtones d’ici et d’ailleurs) et doit contribuer à réhabiliter les pratiques de coopération internationale et d’aide publique au développement. À propos de ce livre Bon nombre des idées et des propositions formulées dans cet essai pourraient être utiles à un gouvernement souhaitant adopter des politiques bilatérales et multilatérales plus progressistes. Mais je m’adresse également aux citoyennes et citoyens qui s’intéressent aux enjeux internationaux et qui veulent réfléchir ensemble à la promotion d’une plus grande justice sociale entre les peuples. J’aspire également à me re sur la table des pistes de réflexion pour perme re aux mouvements sociaux d’opérer une pression sur le pouvoir politique et économique afin de bâtir une alternative viable à l’ordre mondial tel qu’il se donne à vivre à l’heure actuelle. Ainsi, l’objectif de cet essai est double. D’un côté, il élabore une position morale face à l’oppression Nord-Sud et à son éradication. De l’autre, il vise à discuter de certaines options politiques pour me re ce e position morale en œuvre et à réfléchir à la manière dont la coopération internationale peut (et doit) s’opérer dans une perspective de transition sociale globale. Ce faisant, je me concentre sur les pratiques de coopération et de solidarité internationales, tant dans leurs problèmes que dans leur potentiel émancipateur. Comme il s’agit d’un projet ambitieux, je tiens à mentionner d’entrée de jeu les limites de cet essai. Il n’est pas exhaustif. Pour des raisons évidentes, je n’aborderai pas tous les problèmes et toutes les dynamiques liés à l’ordre mondial actuel. En me concentrant sur la coopération internationale sociale et politique, je ne traiterai pas des questions liées à la gestion de la sécurité internationale, aux élections, à l’impérialisme militaire, au système financier international ou même au libre-échange – du moins pas extensivement. Je ne m’aventurerai pas non plus à proposer des solutions clé en main pour résoudre tous les problèmes liés au multilatéralisme (ni même à un seul). Une telle approche serait malhonnête et risquée. Il s’agit plutôt d’ouvrir des pistes de réflexion sur la coopération internationale, de nommer des intuitions et d’apporter des suggestions afin d’orienter le débat. Il n’est pas universitaire. Le but de cet essai n’est pas d’influencer les débats académiques sur la question de l’éthique de la mondialisation ou le multilatéralisme. L’objectif est plutôt d’initier une conversation collective sur l’importance d’adopter des politiques internationales solidaires. Je suis bien sûr influencée par mes recherches doctorales sur la Banque mondiale et par mon implication dans divers projets de solidarité en Bolivie, en Inde et au Burkina Faso31. Les prochaines pages résultent d’une décennie de questionnements sur la solidarité internationale et la mondialisation, plutôt que d’une recherche académique classique. Il ne porte pas sur les politiques publiques nationales. Je n’aborderai pas les politiques nationales pour qu’un État refonde sa fiscalité, abolisse ses lois coloniales, élabore des politiques protectionnistes ou renforce la protection de ses travailleurs et travailleuses. Il serait présomptueux de suggérer des politiques publiques applicables tant aux Philippines, au Suriname ou au Canada tant ces environnements politiques sont tous singuliers. Toutefois, je ne souhaite pas minimiser les facteurs nationaux de développement. De multiples explications nationales des différences entre pays existent dans la li érature, qu’elles soient liées à la malédiction des ressources naturelles, à la corruption, au despotisme des dictateurs africains ou aux expériences ratées du socialisme latino-américain. Toute-

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fois, ces hypothèses basées sur des facteurs nationaux ne sont qu’une partie de l’Histoire et je me penche ici exclusivement sur un modèle et des politiques multilatérales, soit des règles et engagements qui impliquent plusieurs pays, nations ou acteurs à la fois et qui cherchent à conjuguer leurs variables. Il n’accuse pas les pays occidentaux de tous les maux. La colonisation, l’esclavage et les règles économiques désavantageuses ont eu des effets déstabilisateurs à long terme sur la trajectoire des pays du Sud. Toutefois, expliquer les faiblesses de ces pays par ces seules variables peut donner l’impression fausse que ces derniers n’ont pas de responsabilité par rapport à leur développement. Comme l’explique l’écrivain ivoirien Kakou Ernest Tigori, les Africains précoloniaux n’étaient pas «des oies blanches» qui ont été «subjuguées par l’envahisseur tout-puissant32». Ainsi, l’histoire des pays du Sud ne commence pas avec l’esclavage et les dirigeants de ces pays ont une part de responsabilité dans la situation socioéconomique de leur population. Mais cet essai vise tout de même à me re l’accent sur les facteurs multilatéraux des inégalités économiques et politiques entre nations. Sans vouloir retirer aux gouvernements du Sud leur part de responsabilité et d’agentivité, je mets l’accent dans cet essai sur les relations actuelles entre les pays et la reproduction de l’ordre mondial par les pratiques de personnes et d’entités qui ont le pouvoir d’exploiter et de s’accaparer des terres et des ressources impunément. Google ou Amazon, par exemple, ont davantage le pouvoir d’orienter l’ordre mondial à leur avantage qu’un regroupement citoyen du Pérou. Cet angle d’analyse ne diminue en rien l’agentivité des gouvernements du Sud, mais souligne leur difficulté à négocier des politiques plus justes. Cet essai est divisé en deux parties. La première partie procède à un diagnostic de l’ordre mondial institutionnalisé et de la coopération internationale. Le premier chapitre présente de manière générale les enjeux transnationaux liés à l’accélération de la mondialisation et la mise en place de ce que je définis comme l’ordre mondial institutionnalisé. Il présente les différentes conséquences de la mondialisation ainsi que les fondations racistes et patriarcales de cet arrangement institutionnel. Le deuxième chapitre présente le point focal de l’essai, soit la coopération et la solidarité internationale. J’aborderai les différents problèmes pratiques et éthiques qui y sont liés, afin de distinguer ce qui est réformable et ce qui ne l’est pas. Je parlerai donc d’aide publique au développement, mais également de la solidarité internationale plus généralement. Le troisième chapitre expose les différentes solutions alternatives proposées au système de coopération actuel et les apories de celles-ci. Je testerai certaines propositions théoriques comme l’arrêt de toute forme d’aide internationale, le recours à la philanthropie, l’aide bilatérale, l’altermondialisme ou la démondialisation. Malgré le constat des difficultés de la coopération internationale et les problèmes des différentes solutions alternatives, la deuxième partie de cet essai vise à réhabiliter la coopération et le développement international dans l’optique d’une transition sociale globale. Le quatrième chapitre présente ainsi, dans un premier temps, différents arguments philosophiques et moraux défendant la coopération entre nations. Il développe aussi la position de l’internationalisme radical, basée sur une plus grande solidarité et équité entre les nations. Ce e position pourrait servir de base à un type d’aide internationale radicalement différent de celui qui est actuellement proposé par les élites économiques et les agences internationales de développement. Le cinquième chapitre présente finalement de manière succincte une série de réformes radicales du système, au niveau politique, économique et social. Celles-ci sont toutes dépendantes d’une transition sociale globale, mais peuvent également être considérées comme des étapes perme ant d’accéder à une plus grande justice sociale. J’aborderai notamment l’annulation des de es illégitimes, la régulation du cours des matières premières, la taxation des multinationales, l’élimination des paradis fiscaux, la limitation de la durée d’exploitation des brevets et l’élaboration d’une vision féministe de la coopération et de la justice climatique. Je conclus en abordant l’importance de constituer des mouvements sociaux afin d’opérer une pression sur le pouvoir politique si nous souhaitons que le projet internationaliste radical soit défendu et accepté. En somme, les prochaines pages tenteront d’établir une critique post-capitaliste, féministe et décoloniale de l’ordre mondial institutionnalisé, en se concentrant sur ses effets sur les pays et les populations du Sud. Des liens seront faits entre des individus comme Zeinab, Nizar, Fatima et Máxima, dont les histoires ont été racontées en ouverture, et la manière dont le cadre institutionnel mondial permet, voire encourage, leur marginalisation. Il s’agit ainsi d’établir les bases d’un programme qui perme rait de sortir, réellement, de ce système qui exploite, dépos-

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sède et opprime. Ce programme nécessitera de renforcer la solidarité entre les pays, mais aussi d’établir des organisations internationales de contrôle et de taxation des acteurs transnationaux comme les multinationales et les compagnies minières. Ce e perspective vise ainsi à réhabiliter les pratiques de la coopération internationale ou de l’aide au développement, mais dans le cadre d’une transition globale hors du système actuel.

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₁ Impacts de l’ordre mondial institutionnalisé

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1 L’ordre mondial institutionnalisé

Quand je donne de la nourriture aux pauvres, on me traite de saint. Quand je demande pourquoi les pauvres n’ont pas de nourriture, on me traite de communiste. – Dom Helder Camara, théoricien de la théologie de la libération33

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’ , dans son expression actuelle, a été construit d’abord grâce aux relations coloniales et d’esclavage, puis grâce aux relations multilatérales néolibérales. Cet ordre institutionnalisé de discrimination et d’exploitation Nord-Sud permet aussi la survie du système capitaliste actuel dans ses formes nationales. Ainsi, me re un terme à l’exploitation et à la dépossession systématique du Sud par des gouvernements du Nord et des compagnies multinationales mènerait forcément à une transition vers un autre système, quel qu’il soit. L’ordre mondial institutionnalisé repose entre autres sur le travail des femmes des différents pays du Sud et sur un racisme systémique et international, et plusieurs conséquences directes et indirectes dévastatrices découlent de cet ordre et du processus de mondialisation, telles que les inégalités grandissantes, les crises climatique et migratoire, la détérioration des conditions de travail et les délocalisations massives. Ce chapitre a pour ambition de démontrer la nécessité d’élaborer une solidarité internationaliste radicale tout en détaillant le fonctionnement et les conséquences de l’ordre mondial actuel. Questions de définitions Dans cet essai, je prends le parti d’une terminologie particulière, en caractérisant certaines populations ou pays comme provenant «du Sud global» ou «du Sud». Ce vocabulaire réfère aux populations du monde marginalisées économiquement et politiquement, lesquelles sont principalement situées dans des pays de l’hémisphère Sud, mais pas uniquement. Ce choix sémantique permet d’éviter l’utilisation de termes qui encensent un modèle de développement capitaliste téléologique lié aux théories de la modernisation (pays «sous-développés» et «en développement» versus «développés»), qui a ribuent une valeur indue à l’accumulation de capital (pauvres versus riches), qui relèguent au second plan certaines régions du monde (tiers monde versus premier monde) ou qui retirent aux pays du Sud leur agentivité en focalisant uniquement sur la structure du système international (périphérie versus centre). Faire partie du Sud global (ou en anglais Global South) réfère davantage à un état et à un processus qu’à une stricte position géographique. Les populations et gouvernements du Sud sont souvent fortement ende és, ont globalement un revenu inférieur et des conditions matérielles d’existence réduites, par exemple un manque d’accès à de l’eau potable, à une éducation de base ou à des services de santé abordables (état). Ils sont aussi souvent exploités économiquement et politiquement par des compagnies multinationales ou par des populations du Nord par le biais d’accords bilatéraux et multilatéraux ainsi que par des relations de colonialité (processus). La Chine, par exemple, malgré la hausse impressionnante de son produit intérieur brut, peine toujours à assurer des services de base ou des conditions de travail décentes à de larges pans de sa population. Les Premières Nations du Canada, de leur côté, peuvent être considérées comme des nations du Sud dans le Nord: elles représentent des communautés politiques qui vivent économiquement et socialement comme celles du Sud. Malgré l’existence de néologismes comme pays «de la majorité» et «de la minorité» en fonction de leurs populations, l’utilisation des termes «Sud» et «Nord» fait aujourd’hui consensus en études du développement et dans le

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milieu de la solidarité internationale. Il s’agit des termes aux connotations les plus neutres possible, bien que sémantiquement inexacts puisque leur définition renvoie à une position géographique approximative. Bien que les frontières du Nord et du Sud soient fluides, le Sud réunit essentiellement des populations et gouvernements africains, est-européens, asiatiques et latino-américains. Les divisions géographiques ne sont toutefois pas strictes puisque le Kazakhstan et le Kosovo sont considérés comme étant «au Sud» alors qu’ils sont situés dans l’hémisphère Nord, contrairement à Singapour et à l’Australie, par exemple, qui font partie du Nord global bien qu’ils soient situés dans l’hémisphère Sud. L’utilisation de termes neutres permet de me re l’accent sur les différentes relations sociales d’exploitation et sur les asymétries politiques et économiques entre les deux pôles. Ces relations d’exploitation sont généralement marquées par une interdépendance dans laquelle certaines entités tirent profit alors que d’autres, à l’opposé du spectre, en souffrent. Plus encore, ces relations sont maintenues par les pratiques des différents gouvernements et organisations internationales. Les relations bilatérales quotidiennes entre diplomates canadiens, tchadiens ou vénézuéliens ainsi que les traités ratifiés chaque année par les États perpétuent l’exploitation des nations du Sud par celles du Nord. En introduisant l’internationalisme radical comme moralité et projet politique, cet essai se concentre sur les relations entre nations plutôt que seulement entre gouvernements ou populations. Une nation est un ensemble d’êtres humains qui vivent sur un même territoire et qui partagent une communauté d’origine, une histoire, une culture, des traditions et souvent une langue commune. Le critère définitionnel le plus important de la nation est que celle-ci constitue ou aspire à constituer une communauté politique34. Par exemple, alors que les Anishinaabe ou les Quechuas n’ont pas d’État à proprement parler, ils ont tout de même des institutions politiques au sens large. Parler de nations – plutôt que d’États, de personnes ou de populations – limite le point focal de l’analyse, mais permet d’intégrer des subtilités comme je l’ai fait précédemment en soulignant qu’il y a des nations du Sud dans le Nord et des nations du Nord dans le Sud, comme les communautés autochtones vivant au Canada ou les peuples aborigènes en Australie. Il faut aussi ajouter qu’une nation peut faire partie du Sud, même si certaines franges de sa population possèdent le pouvoir économique et politique (les propriétaires d’entreprises minières, par exemple) qui les font participer à l’exploitation d’une autre partie (les Aymaras en Bolivie, par exemple). L’internationalisme radical prend racine dans le concept de nation pour parler de solidarité entre elles, et se positionne donc contre certains projets politiques nationalistes qui priorisent une solidarité homogène. Il y a bien sûr une différence entre le nationalisme civique basé sur une conception large de la citoyenneté et un nationalisme culturel aux connotations identitaires, représenté ces dernières années au Québec par des penseurs comme Mathieu Bock-Côté. Toutefois, le nationalisme implique la plupart du temps une perception de différences culturelles avec d’autres nations et donc, trop souvent, de différences raciales. L’étranger, celui qui ne fait pas partie de la nation, n’est pas seulement celui qui est loin, mais aussi celui qui est perçu comme différent. Dans l’Allemagne nazie, le juif allemand n’était pas considéré par le discours politique comme un Allemand. Dans les politiques et les débats publics au Québec et en France ces dernières années, les femmes immigrantes portant le voile sont souvent perçues comme ne faisant pas partie intégrante de la nation. Les débats portent ouvertement sur la possibilité de légiférer sur l’habillement de ces femmes, ce qui serait perçu comme insensé si cela était proposé aux dépens de Québécoises qu’on considère «de souche». Bien que je me concentre sur les relations multilatérales, soit les relations entre plusieurs nations, il ne faut pas oublier que l’institutionnalisation de l’ordre mondial et les actions de ses différents acteurs perpétuent une oppression particulière envers les femmes. Comme j’ai cherché à l’illustrer dans les histoires racontées en introduction, les conséquences de l’ordre mondial, comme les crises climatique ou migratoire, tendent à produire des effets négatifs encore plus importants sur les femmes des pays du Sud. Cela les force à développer des pratiques empreintes de résilience, à bâtir divers mouvements de résistance. Je tenterai donc dans cet essai de me re en exergue l’émancipation des femmes et les lu es qu’elles mènent tout en suggérant des solutions alternatives qui prennent en compte ce e configuration spécifique de l’exploitation Nord-Sud. Pour conclure sur ces considérations sémantiques, notons que les adjectifs «transnational» ou «transfrontalier» relèvent de ce qui traverse les frontières politiques ou agit en faisant fi des normes associées à ces frontières, comme les activités des cartels internationaux de la drogue ou le déversement de produits chimiques dans un

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océan à la frontière de plusieurs pays. L’adjectif «multinational» est associé aux compagnies ou corporations qui ont des filiales ou des activités dans plusieurs pays alors que «l’international» relève, quant à lui, des relations entre États ou nations. Il est régulé par des normes et des traités internationaux. Le projet internationaliste radical, qui sera développé plus en profondeur dans la dernière section de cet essai, prend en considération le fait qu’à l’heure actuelle les États sont les seuls à pouvoir réguler les phénomènes transnationaux et multinationaux. Toutefois, il accorde une importance cruciale à la pression politique bâtie par des mouvements sociaux et qui doit peser sur ces États. Il ne s’agit pas de suggérer un gouvernement mondial, mais de réfléchir à des politiques et des solidarités visant à empêcher l’exploitation, l’oppression et la dépossession de certaines populations au profit d’autres populations. Fondements de l’ordre mondial L’ordre mondial institutionnalisé est plus qu’un simple système d’intégration des économies capitalistes: il relève d’un réseau globalisé et institutionnalisé de pouvoir appuyé par des normes, des accords, des traités économiques et politiques. Il est favorisé par une homogénéisation d’un certain mode de production. Au-delà de ces dimensions économiques, l’ordre mondial implique aussi des relations sociales basées sur la race et le genre. L’institutionnalisation de l’ordre mondial relève d’une configuration sociale plus large qui repose sur les entrelacements de toutes ces sphères. Ajoutons qu’il implique également une certaine relation de domination de l’humain sur la nature. Le monde globalisé s’est articulé autour de relations de commerce inégales et de l’exploitation de certaines populations. Parmi les exemples les plus souvent cités, nous pourrions mentionner: la destruction d’économies locales par des entreprises du Nord soutenues par des subventions gouvernementales, de longs délais d’accès aux médicaments anti-infectieux en raison de traités de propriété intellectuelle ou encore la protection de brevets sur des semences par des accords multilatéraux. Les origines Les bases de l’ordre mondial institutionnalisé ont été posées il y a plus de 500 ans, alors que l’Europe a amorcé sa colonisation du reste du monde. La «découverte» du Nouveau Monde par Christophe Colomb en 1492 a marqué le début de ce e domination des pays occidentaux sur de nombreuses nations. Alors que les territoires les moins peuplés comme ceux qui allaient devenir le Canada et les États-Unis ont subi une colonisation de peuplement, un système de conquête et d’exploitation s’est mis en place dans les plus densément peuplés. La conquête des empires aztèque et inca en Amérique latine a notamment permis aux Européens d’accumuler et de stocker de l’or et diverses matières premières. La révolution industrielle en Europe a donc notamment été rendue possible grâce à ce e extraction d’une grande partie des richesses naturelles des pays colonisés. Au même moment la traite des esclaves d’Afrique subsaharienne commençait. La rentabilité des plantations du sud des États-Unis, basée sur le travail d’esclaves africains, a permis l’accumulation de capital entre les mains d’une minorité d’exploitants d’origine européenne, et ce, au prix d’une déstabilisation des pays africains. Selon les estimations, le volume de la traite transatlantique d’esclaves a a eint entre 9,5 et 15,4 millions de femmes et d’hommes libres vendus pour être asservis en Amérique35. En plus de profiter aux Européens, la traite transatlantique a également créé un choc démographique incroyable pour les pays et royaumes africains, en raison du nombre de personnes déplacées d’une région à l’autre du monde. En étant ainsi privés de travailleurs et travailleuses potentielles, les pays d’Afrique victimes de la traite d’esclaves ont subi une déstabilisation sur le plan de la sécurité, car la traite illégale d’êtres humains initiée par des Européens a été supportée par un système d’élites locales. En échange d’armes et de possibilités d’avancement social, ces élites ont favorisé l’approfondissement des divisions internes entre tribus et entre classes. Ce e période coloniale, basée sur l’accumulation de biens et de monnaies en Europe, a également bloqué les possibilités de développement dans d’autres régions du monde36.

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La qualification de la Chine comme pays émergent a d’ailleurs quelque chose d’étrange puisqu’à l’époque, le pays jouissait d’une richesse sans égal et possédait des inventions plus modernes que celles qu’on trouvait en Europe. Sous l’empereur Zhu Di, au début du

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siècle, la Chine était technologiquement supérieure au reste du

monde et la flo e impériale avait voyagé sur tous les continents, incluant l’Amérique du Sud. Selon l’historien Gavin Menzies, après la mort de Zhu Di, son fils Zhu Gaozi a cessé les explorations sur recommandation de ses conseillers, et beaucoup de documents rédigés par les anthropologues, cartographes et ethnographes chinois ont été détruits37. Les Pakistanais et les Indiens non plus n’avaient rien à envier aux Européens. Les historiens décrivaient la ville pakistanaise de Lahore et la ville indienne d’Agra, où se situe le Taj Mahal, comme largement supérieures à Londres, tant en beauté que sur le plan technologique38. Les processus de colonisation en Asie du Sud ainsi que la possibilité d’accumulation de richesse due à l’esclavage et à l’extraction de ressources dans les différentes colonies ont établi les bases de l’accroissement des inégalités entre les nations du Nord et du Sud. La vision eurocentrique de l’Histoire tend à nous faire oublier ces données historiques et à considérer les inégalités entre nations comme naturelles ou inévitables. Pourtant, il y a moins de 500 ans, les inégalités mondiales étaient inversées. Les «découvertes» européennes ont été initiées par le désir de trouver une nouvelle route pour faire le commerce des épices et de la soie, et donc pour a eindre des pays qui sont aujourd’hui récipiendaires de l’aide au développement. L’ordre actuel L’ordre mondial institutionnalisé actuel perpétue les inégalités et renforce l’exploitation des nations du Sud par celles du Nord. Mon intention n’est pas de procéder à une sociologie complète de la mondialisation, puisque de nombreux ouvrages existent à ce sujet comme ceux de la théoricienne Saskia Sassen39. Je me perme rai toutefois quelques remarques d’ordre très général. L’ordre mondial est d’abord et avant tout défini par un mode d’organisation économique capitaliste. Selon Nancy Fraser, quatre caractéristiques sont inhérentes à ce système: la propriété privée des moyens de production (qui implique une division entre propriétaires et producteurs); la marchandisation du travail; la dynamique d’accumulation du capital; et finalement l’allocation des facteurs de production et du surplus social par le marché40. L’exploitation des nations du Sud a été renforcée par la quête de profits et la marchandisation du travail. Ainsi, pour Fraser, le capitalisme en tant qu’ordre social institutionnalisé va au-delà du seul système économique et inclut la nature, les pouvoirs publics et la reproduction sociale. L’expression «ordre social mondial institutionnalisé» met en évidence l’imbrication de ces sphères dans le cadre de relations Nord-Sud inégales. Ce mode d’organisation capitaliste de l’économie s’est internationalisé dans les dernières décennies par ce qui est identifié, à tort et à travers, comme étant la mondialisation. Le processus de mondialisation est défini comme l’intégration de plus en plus étroite des pays et des peuples, en raison de la baisse des coûts et des innovations en transport et en communication, ainsi que par l’élimination des barrières entravant la libre circulation des biens, des services, des capitaux et, dans une moindre mesure, des personnes41. Ceci est régi par une série de processus liés aux transferts de capitaux et de biens, soutenus par une intégration culturelle ainsi que par une augmentation des flux de personnes et des canaux de communication. La mondialisation est loin de se limiter à la sphère économique, puisqu’elle encourage également une homogénéisation culturelle occidentale et un mode de pensée individualiste. Le type de mondialisation qui s’est installé s’est accompagné non seulement d’une libéralisation, mais aussi d’une déréglementation des marchés aux dépens des pays du Sud. À partir de 1947, l’expression actuelle de ces processus s’est institutionnalisée avec la signature de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, un accord multilatéral de libre-échange, le très connu et très controversé GATT (General Agreement on Tariffs and Trade). En 1994, le dernier cycle de négociations de cet accord qui eut lieu en Uruguay, suivi par la signature de l’accord de Marrakech, amorce la transformation du GATT. Il est alors rebaptisé Organisation mondiale du commerce (OMC). L’ordre international s’est ensuite consolidé avec l’adoption en parallèle d’une série de traités de libre-échange bilatéraux ou régionaux, comme l’Accord de libre-échange nord-américain (maintenant l’Accord Canada–États-Unis–Mexique, ACEUM). La mondialisation semble d’ailleurs

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s’accélérer, puisque entre 2008 et 2018, les échanges de biens et de services dans le monde ont augmenté de plus de 30%42. L’institutionnalisation de l’ordre mondial s’est faite suivant des préceptes néolibéraux, soit une série de politiques de dérégulation des marchés mondiaux, d’augmentation du libre-échange, de privatisation et d’individualisation des droits et opportunités économiques. Les politiques d’ajustement structurel des années 1980 imposées par la Banque mondiale et le FMI sont l’exemple par excellence des politiques néolibérales, puisqu’elles obligeaient les pays emprunteurs à libéraliser leur économie, privatiser les entreprises d’État et favoriser les investissements directs étrangers. Comme l’explique le géographe et économiste David Harvey, bien qu’on oppose souvent l’étatisme et le néolibéralisme, ce dernier ne signifie pas une absence de règles ou d’interventions étatiques, laissant toute la liberté aux entreprises privées de faire comme bon leur semble43. Au contraire, le néolibéralisme relève d’un mode spécifique de régulation. Il se constitue au travers de la signature de nombreux accords étatiques sur la fiscalité internationale, de traités sur le libre-échange, de conventions sur les droits d’auteurs et de régulations environnementales. Il n’y a donc pas lieu de différencier la «mondialisation» de la «mondialisation néolibérale», puisque ce e dernière expression n’est en fait qu’un pléonasme44. Dans cet essai, je fais plutôt la différence entre la mondialisation (et plus particulièrement son état actuel, soit l’ordre mondial institutionnalisé) et l’internationalisme radical, qui relève d’un ordre multilatéral différent. L’ordre mondial actuel renforce la dépendance économique et accroît la vulnérabilité des pays du Sud face aux décisions prises par des acteurs occidentaux. Il fragilise certaines populations face aux fluctuations financières causées par les activités spéculatives qui émanent des bourses de Londres ou de New York. La structure de cet ordre suit les intérêts économiques et électoralistes des gouvernements du Nord, même si les décisions prises par ceux-ci sont rarement consciemment mues par le désir d’exploiter les communautés du Sud, mais plutôt par le désir de servir notre intérêt national. Finalement, si les gouvernements du Nord «gagnent» lors de négociations internationales, ils le font en perpétuant une exploitation historique des populations du Sud. La plupart des organisations internationales, des banques centrales et des agences de notation considèrent aujourd’hui le statu quo néolibéral comme la seule option possible. L’exploitation existe dès que des individus ou des acteurs collectifs disposent d’une ressource et profitent de la plus-value sur celle-ci créée par des travailleuses et travailleurs. L’exploitation se traduit donc également par l’appropriation de certaines ressources au détriment d’autrui, le partage inégal desdites ressources et le profit mal réparti. Ce système d’exploitation implique donc que la richesse des uns n’est pas indépendante des conditions d’autrui et est même dépendante de l’appauvrissement des autres. C’est la raison pour laquelle je suis en désaccord avec la position d’un auteur comme Steven Pinker. Dans le livre Le triomphe des Lumières, il soutient notamment que, grâce aux valeurs comme la raison, la science et l’humanisme, la violence et les guerres sont en déclin depuis les derniers siècles. Ce serait notre subjectivité et les médias de masse qui donneraient l’impression que l’époque moderne est particulièrement violente45. Lors d’une conférence à Montréal en 201946, tout en minimisant l’importance de l’augmentation des inégalités, il affirmait être indifférent au fait que certains individus soient extrêmement riches ou ne paient pas d’impôts, tant que la majorité d’entre nous se porte mieux qu’au siècle précédent. Je soutiens plutôt que la pauvreté et les inégalités existent précisément parce que certaines personnes profitent du travail d’autrui pour accumuler de la richesse et renforcer leur position de domination. L’exploitation Nord-Sud n’est pas le résultat d’un système mondial désincarné et abstrait. Les pratiques quotidiennes d’individus et de gouvernements perpétuent ce e exploitation. Et si les gouvernements occidentaux ne pensent pas toujours exploiter consciemment les nations du Sud lorsqu’ils signent des traités ou font du commerce, les compagnies multinationales adhèrent à cet objectif de manière plus assumée. Les gouvernements et les multinationales participent ainsi de plusieurs manières à ce que l’économiste Jayati Ghosh nomme le «prochain impérialisme47» ou ce que Michael Hardt et Antonio Negri conceptualisent comme un empire en réseaux décentralisés48.

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Premièrement, la signature de traités économiques bilatéraux et régionaux qui imposent des conditions économiques désavantageuses pour les pays du Sud contribue à l’augmentation des inégalités entre les régions du monde. L’Accord sur l’agriculture signé à l’OMC, par exemple, contient des clauses qui perme ent aux pays industrialisés de subventionner leurs producteurs agricoles, mais empêchent les pays du Sud d’en faire autant. Le plus choquant est que les quelque 400 accords régionaux de libre-échange signés dans les 20 dernières années sont souvent encore pires que les accords multilatéraux. Ghosh les appelle les accords «OMC+», pour souligner qu’ils sont même plus pernicieux que les accords de base signés multilatéralement dans le cadre de l’OMC. Deuxièmement, le service de la de e donne un pouvoir important aux banques privées et aux banques de développement international. Des mesures d’austérité nationales peuvent être imposées aux pays qui ne remboursent pas leurs de es dans les temps impartis, donnant ainsi un pouvoir indu à des acteurs externes de la politique interne d’un État. Le cas de la Grèce est un des exemples les plus récents dans les pays du Nord, mais ce fut également le cas de dizaines de pays du Sud lors de la crise de la de e des années 1980, que ce soit le Mexique, l’Argentine ou le Zimbabwe. Troisièmement, le contrôle sur les droits de propriété intellectuelle par les compagnies du Nord empêche les pays du Sud de dépasser un certain seuil de développement. Ces restrictions concernent principalement les technologies industrielles, les semences et les médicaments dont les nations du Sud auraient pourtant grandement besoin. Les accords sur la propriété intellectuelle, comme l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle49, sont davantage influencés par les compagnies qui font des profits sur des produits brevetés que par le bien commun. Quatrièmement, le pouvoir des multinationales participe à ce nouvel impérialisme en ce sens que leurs propriétaires possèdent un pouvoir abusif sur les décisions internes des gouvernements du Sud. En brandissant la menace de ne pas investir ou de retirer leurs investissements, les compagnies imposent aux gouvernements de baisser les taxes, de leur vendre des terres à rabais ou de limiter les droits des travailleuses et travailleurs. Il est vrai que les propriétaires d’entreprises n’exercent pas directement un contrôle colonial sur les gouvernements, à la manière des métropoles européennes durant la colonisation. Toutefois, ils pratiquent souvent un impérialisme latent en imposant l’extension de leur pouvoir politique sur les décisions d’un pays, et ce, sans recourir à la force militaire. Bien que la mondialisation soit un processus en cours depuis plusieurs décennies, les élites économiques internationales ne cessent de renforcer leur emprise sur la structure de l’ordre international, que ce soit les propriétaires d’entreprises multinationales ou les élites politiques qui leur perme ent d’accumuler du capital. Autrement dit, la mondialisation est de plus en plus contrôlée par des corporations et des élites économiques et laisse de plus en plus en marge les populations et les sociétés civiles du monde entier. Des mesures protectionnistes adoptées par des gouvernements sociaux-démocrates pourraient certes renforcer le pouvoir d’un État face aux multinationales, mais ne peuvent pas contrer de manière efficace les effets multilatéraux de la mondialisation. Même les communautés les plus reculées sont aujourd’hui intégrées dans l’ordre mondial. Ce e intégration se renforce par des actions constantes d’acteurs comme les compagnies minières (par l’extractivisme, soit l’exploitation massive de ressources ou de la nature, pour des fins d’exportation), la Banque mondiale (par l’intégration des communautés au mode de production capitaliste) et les multinationales (par l’exploitation des travailleurs et travailleuses du Sud). Ce système, dans son ensemble, bloque les possibilités d’universalisation de l’épanouissement humain à l’échelle planétaire. Être «contre le capitalisme» devrait donc signifier être contre les politiques multilatérales inéquitables; et être «pour la transition» devrait inclure une compréhension de la complexité géographique de l’oppression. La société d’externalisation Les relations Nord-Sud sont basées sur ce que le sociologue allemand Stephan Lessenich nomme «la société d’externalisation», qui circonscrit les mécanismes d’exploitation multidimensionnels et mondialisés qui perme ent (au Nord) de conserver des acquis et d’en externaliser les coûts sociaux et environnementaux (au Sud). Ainsi, pour reprendre la formule de Lessenich, nous ne vivons pas «au-dessus de nos moyens», mais «au-dessus des moyens des autres», puisque la croissance des pays du Nord se réalise en empêchant le développement d’autres pays, donc

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grâce et aux dépens d’autrui50. Il est à l’avantage des populations du Nord, pour perpétuer un mode de vie consumériste, que le prix des matières premières reste bas et que l’exploitation minière du cobalt ne respecte pas les régulations internationales du travail ou les normes environnementales. Il est également à l’avantage des populations du Nord que les changements climatiques affectent en premier lieu d’autres personnes. Alors que la Chine et l’Inde se trouvent en haut du palmarès des producteurs de dioxyde de carbone (avec les États-Unis), l’empreinte carbone de ces derniers est notamment basée sur des industries qui fabriquent localement des produits destinés exclusivement à l’exportation vers des pays du Nord. En conséquence, la cause de la surproduction et de la pollution dans ces pays relève principalement du mode de vie des populations du Nord et de l’ordre mondial qui permet ce type de production. Du point de vue de la justice environnementale, plusieurs chercheuses et chercheurs calculent que les pays du Nord ont une de e écologique envers les pays du Sud, en raison de l’exploitation massive des ressources naturelles à partir de la révolution industrielle, de la détérioration de l’environnement et de la crise climatique qui s’en est suivie51. Ce e de e est déduite du fait que les pays du Nord ont utilisé une ressource essentielle à la survie de l’humanité (la qualité de l’environnement) alors que moralement, toutes et tous devraient, de manière égale, avoir accès et pouvoir utiliser ce e ressource. S’ajoutent à cela des pratiques telles que la décharge de déchets dans des pays du Sud52 ou l’extractivisme encore pratiqué par des compagnies occidentales. Des chercheuses et des chercheurs ainsi que des activistes prônent par conséquent pour les pays du Sud soit des compensations monétaires ou non monétaires pour pallier la pollution causée par les pays du Nord, soit une liberté de se développer tout en polluant davantage. Il est à noter qu’une différenciation dans la liberté de polluer due à ce e de e historique est déjà reconnue dans plusieurs traités internationaux, mais ne l’est toujours pas dans les revendications des mouvements militants du Nord et dans les débats publics sur la crise climatique. En général, les populations du Nord externalisent les coûts sociaux et environnementaux de leur mode de vie, tout en se dissociant moralement de ce e charge. Lessenich explique que dans les périphéries de l’économie mondiale, des travaux sont effectués, des ressources sont extraites, des substances toxiques sont libérées, des déchets s’accumulent, des espaces sociaux sont détruits et des humains sont tués pour que certaines personnes puissent entretenir leurs habitudes de consommation53. L’accaparement des terres et la délocalisation de paysans sans terre par des compagnies américaines au profit de l’agrobusiness perme ent à certaines personnes d’acheter des tomates au rabais sans jamais risquer de subir le même sort que ces paysans. L’externalisation environnementale, par exemple, réfère à la concentration des coûts environnementaux dans certaines régions, indépendamment de leur propre consommation énergétique. Malgré le fait que les pays industrialisés du Nord ont historiquement eu la consommation énergétique la plus élevée, la crise climatique se fait le plus sentir dans des pays du Sud. Depuis la fin des années 1960, l’empreinte écologique par personne dans les pays du Nord se situe systématiquement à un peu moins de 10 hectares globaux (hag), dépassant largement la biocapacité de la planète Terre. Aux États-Unis, une personne consomme en moyenne 8,4 hag et au Canada, 8 hag54. Alors que les citoyennes et citoyens des pays aux revenus les moins élevés consomment environ 1 hag seulement, elles et ils subissent la majorité des contrecoups de la crise climatique, des désastres environnementaux, de la pollution atmosphérique, des famines et des migrations climatiques. Même la souffrance morale est externalisée. Toutes les minutes de tous les jours, des équipes de «ne oyage» s’assurent que nos fils Facebook et Instagram ne dévoilent pas des corps décapités, des vidéos d’abus d’enfants ou des poussins déchiquetés. La «technologie» de censure de nos réseaux sociaux n’est pas réalisée par un algorithme magique, mais par le travail constant et éreintant de femmes et d’hommes qui s’échinent souvent à des milliers de kilomètres. La modération du contenu commercial, ou de ce que Lessenich appelle nos déchets psychopathologiques, est donc elle aussi externalisée. En échange de salaires dérisoires, ce type de travail cause des troubles tels que des dépressions, de l’alcoolisme et des délires paranoïaques à ceux et celles qui ont bien souvent peu d’autres options professionnelles. Les femmes et les hommes derrière l’intelligence artificielle, ou les «petites mains de l’intelligence artificielle», réalisent également un travail de clic pour l’alimentation de nos fils de médias sociaux et pour le minage de données personnelles au profit des acteurs de l’économie numérique55.

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Le phénomène d’externalisation contredit le narratif des théoriciens de la modernisation qui assure que tous les pays peuvent suivre la voie des pays industrialisés et que tous pourraient, théoriquement, devenir riches. Le développement capitaliste est basé sur l’externalisation des coûts et empêche le mode de vie d’opulence de s’universaliser. Dans le système actuel, les pays du Sud et l’ensemble de leurs populations ne pourront pas se développer dans ce e société d’externalisation sans eux-mêmes se baser sur l’exploitation d’entités extérieures. Mais qui pourraient-ils donc exploiter alors qu’ils sont eux-mêmes au bas de l’échelle de la croissance? Une externalisation et une croissance infinies impliquent qu’il se trouve toujours quelqu’un en bas pour tenir l’échelle sur laquelle monter. Notons toutefois que les populations du Nord tolèrent plus qu’elles ne choisissent la société d’externalisation. L’externalisation ne se fait ni par méchanceté ni par déficit moral, mais «parce que la structure sociale nous place dans ce e situation, parce que les mécanismes sociaux nous y contraignent et parce que la pratique sociale encourage ce comportement56». En bref, les personnes vivant en Occident externalisent parce qu’elles le peuvent. Les individus du Nord ne sont pas moins empathiques que les autres, mais la loterie de la naissance les a fait naître dans des pays dont la prospérité repose structurellement sur le travail et sur l’exploitation de populations vivant dans d’autres pays. Le racisme systémique international L’ordre mondial et ses différentes institutions, tout comme les inégalités Nord-Sud qui en découlent, sont soutenus par un racisme systémique. Si nous acceptons d’externaliser les coûts de notre mode de vie, cela tient beaucoup au fait que les corps qui subissent ce e externalisation sont racisés. Le racisme systémique relève d’une série de pratiques et de règles qui soutiennent une hiérarchie et un système de privilèges et d’inégalités57. Alors que ce système se traduit dans les institutions nationales, le discours médiatique, le taux de chômage ou l’accès au logement, il convient de noter son aspect globalisé. Le racisme systémique global représente l’entièreté d’un système qui «perpétue des pratiques et des politiques qui excluent et marginalisent58». Ce système s’imbrique au néolibéralisme et au patriarcat dans l’ordre mondial pour opérer une discrimination systémique des communautés racisées et immigrantes. Ce e discrimination vient d’une conception de l’Autre visant à justifier son exploitation, par un manque de compassion et par du paternalisme à son égard. Comme l’expliquent des auteurs comme Edward Saïd dans son étude postcoloniale de l’orientalisme, l’Occident a «créé» les autres régions du monde en fonction de sa propre expérience59. Les populations du Nord ont construit les populations d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine comme des versions inférieures d’eux-mêmes: les uns sont modernes et rationnels et les autres sont irresponsables et irrationnels. Saïd explique par exemple la construction de la représentation des femmes orientales comme exotiques et sensuelles, ce qui, ultimement, encourage le tourisme sexuel et l’industrie sexuelle dans ces pays. D’un autre côté, la vision répandue des gouvernements africains, censés être intrinsèquement corrompus ou incompétents, justifie l’agenda du développement basé sur la «bonne gouvernance» et la tendance à dicter comment ces gouvernements devraient se comporter face à leur population. Le racisme systémique global détermine une division entre les vies/corps qui comptent et celles et ceux qui ne comptent pas. La philosophe féministe Judith Butler explique, en parlant du mouvement Black Lives Ma er, que certaines vies (blanches) nécessitent d’être protégées à tout prix, alors que d’autres (racisées) continuent d’être assassinées impunément60. La féministe décoloniale Françoise Vergès parle d’une «humanité qui a le droit de vivre et [d’une autre] qui peut mourir61». Les vies de personnes noires aux États-Unis et ailleurs peuvent être tuées ou confinées à des positions de pauvreté extrême et cet état de fait est trop souvent considéré comme naturel. La société d’externalisation et l’incapacité à éliminer l’exploitation des populations du Sud découlent directement de ce racisme systémique dont les premières briques ont été posées au tout début de la colonisation. La différenciation entre les corps qu’on doit protéger et ceux qui n’en valent pas la peine a été très claire durant la campagne électorale canadienne d’octobre 2019. En visite à Grassy Narrows, un territoire autochtone du nord de l’Ontario aux prises avec un problème d’accès à l’eau potable, le chef du Nouveau Parti démocratique Jag-

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meet Singh pressa le gouvernement fédéral de fournir un accès à l’eau pour les communautés autochtones contraintes depuis plusieurs mois de bouillir leur eau avant de la boire pour la rendre potable. Un journaliste lui a alors demandé si une telle proposition ne revenait pas à signer un «chèque en blanc» pour «tous les problèmes autochtones», en sous-entendant que cela représenterait une énorme somme d’argent pour les contribuables canadiens. Singh lui a alors rétorqué que jamais il ne poserait ce e question s’il s’agissait de citoyennes et citoyens de Vancouver, Toronto ou Montréal. Si la solidarité au niveau national est influencée par des considérations racistes, la solidarité à l’international l’est encore plus. Dans les années 1990, l’aide internationale accordée aux personnes réfugiées (majoritairement blanches) des Balkans était 11 fois plus grande qu’à celles de pays africains62. En parlant d’une plus grande solidarité envers des personnes réfugiées d’origine caucasienne, la chercheuse Katie Lockwood argumente que les populations du Nord définissent inconsciemment leur communauté comme blanche, ce qui fait que les demandeurs d’asile d’origine africaine représentent une menace existentielle, alors que les demandeuses et les demandeurs d’asile caucasiens sont perçus comme plus facilement assimilables comme immigrants dans les pays du Nord63. Deux expérimentations réalisées en 2011 et 2012, durant lesquelles des Américaines et Américains devaient partager leur opinion sur l’aide internationale accordée par leur gouvernement, illustrent ce phénomène. Dans la première, on présentait aux répondants soit une photo d’une famille de Guyane ou du Ghana, soit une photo d’une famille d’Arménie ou de Moldavie et on les informait que les parents gagnaient en moyenne 5$ par jour. Davantage de répondants à qui on présentait la photo de la famille noire de Guyane répondaient par l’affirmative à des propositions telles que «les personnes dans les pays pauvres sont comme des patients extrêmement malades ou paralysés, ils sont incapables de s’aider eux-mêmes64». La deuxième expérimentation a démontré que le niveau de paternalisme augmentait pour la famille noire. Bien que les répondants aient souhaité réduire les flux d’aide internationale dans les deux cas, ils étaient disposés à couper l’aide de manière beaucoup plus importante (à hauteur de 40%) pour la famille moldave que pour la famille camerounaise. Toutefois, ce e dernière était systématiquement perçue comme ayant moins d’agentivité et les répondants préféraient lui accorder des biens en nature (nourriture ou matériel) plutôt que de l’argent. Ainsi, ils la considéraient incapable de faire des choix judicieux. L’étranger ainsi dévalorisé est souvent lointain, mais il peut aussi être tout près. Le racisme systémique n’influence pas seulement la perception à l’endroit des populations d’outre-mer, mais également à l’endroit des immigrants et des personnes racisées dans les pays du Nord. Bien que cet essai ne touche pas directement les discriminations vécues par toutes les communautés marginalisées à l’intérieur des frontières canadiennes, il est important de noter la similitude des mécanismes d’exclusion, par exemple envers les peuples autochtones. La militante Widia Larivière explique que le colonialisme moderne est une forme de racisme65. Ainsi, bien qu’ils représentent environ 5% de la population canadienne, les Autochtones représentent 25% de la population carcérale. Le problème est encore plus criant pour les femmes autochtones qui, bien qu’elles ne représentent que 2% de la population canadienne, forment 38% des populations carcérales féminines. Pour la militante métisse Amanda Lépine, le système carcéral a remplacé les pensionnats d’autrefois: «C’est une façon de nous tenir à l’écart du reste du monde et de nous faire taire66.» Comme la décolonialité renvoie davantage à un espace d’énonciation qu’à un lieu d’origine géographique67, il faut soutenir l’émancipation et le développement des immigrantes et immigrants de toutes générations, des nations sur les terres qui ont été volées, ainsi que les personnes racisées dans les pays occidentaux. Une position morale radicalement solidaire perme rait à la fois d’adopter des pratiques multilatérales plus équitables pour les populations du Sud, mais aussi d’adopter une position d’ouverture pour celle ou celui qui est considéré étranger chez lui. Il ne s’agit pas d’un appel à la pitié ou à l’empathie, mais plutôt à une reconceptualisation morale de quelle vie compte et de qui doit être considéré dans les lu es pour la justice sociale. La division sexuelle internationale du travail La division internationale du travail permet à quelques pays de gagner beaucoup en produisant des biens à haute valeur ajoutée (pays industrialisés) et à d’autres de perdre sur le long terme en produisant des matières premières

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à faible coût (pays non industrialisés). Des individus dans le Sud produisent, récoltent et exportent des matières primaires à faible valeur ajoutée, alors que d’autres, dans des pays plus industrialisés, fabriquent des produits manufacturiers à la chaîne. D’autres encore, dans les pays plus riches, exportent des services qui exigent de hautes qualifications. La division sexuelle du travail, quant à elle, implique que le travail est distribué de manière asymétrique selon le genre, puisque les femmes sont cantonnées à des emplois moins bien rémunérés et moins sécuritaires. Dans les pays du Sud, cela implique que les femmes sont plus présentes dans les industries du textile, par exemple, où les conditions de travail sont plus instables et les salaires moins élevés, comparativement aux industries de production de postes de télévision ou de pièces automobiles qui eux commandent de bien meilleurs salaires. Bien qu’elles aient aussi accès à un revenu par le biais d’emplois productifs créés par l’investissement étranger, les femmes sont intégrées à l’économie formelle comme travailleuses à bas prix, et ce, à grands risques pour leur santé et leur vie. Les femmes représentent plus de 80% de la main-d’œuvre dans les «zones franches» en Asie de l’Est et du Sud-Est, par exemple68. Comme le souligne la chercheuse Jules Falquet, alors que la mondialisation a amélioré le sort d’un segment de femmes privilégiées, beaucoup sont passées du travail domestique ou d’autosuffisance à un travail informel et féminisé où leur travail est pauvrement rémunéré, dans des conditions qui ne cessent de se détériorer69. Selon une étude récente, en parallèle à une stagnation relative des salaires, le coût de la vie pour les travailleuses du textile au Bangladesh, par exemple, a augmenté de 85% entre 2013 et 201870. Le désastre du Rana Plaza au Bangladesh, près de la capitale Dhaka, est représentatif du manque de considération pour le travail des femmes et pour les travailleuses elles-mêmes. Le 24 avril 2013, l’effondrement d’une usine de textile a provoqué la mort de 1 127 personnes, principalement des travailleuses. Ce e tragédie aurait pourtant pu être évitée. Elle est en effet survenue à la suite d’une courte fermeture de l’usine après que des travailleuses eurent remarqué des fissures dans les murs et les piliers, après quoi elles furent rappelées au travail, certaines ayant même été forcées de réintégrer leur poste. Quelques heures plus tard, le bâtiment s’écroulait. Un rapport sur la tragédie a révélé que le bâtiment était construit sur un sol marécageux où se trouvaient des piles de déchets, que certains des matériaux utilisés pour la construction du bâtiment étaient de piètre qualité et que le propriétaire avait construit huit étages supplémentaires alors que le permis originel autorisait cinq étages maximum71. Ces imprudences, conjuguées aux vibrations et au poids des machines industrielles, ont ainsi eu raison du bâtiment. Les propriétaires de l’usine font aujourd’hui face à une peine maximale de sept ans de prison. La déconsidération des femmes comme travailleuses a également permis l’augmentation des violences sexuelles dans les entreprises du Sud qui engagent une grande proportion d’employées féminines. Une étude de 2019 de l’ONG ActionAid a démontré que 80% des 4 200 travailleuses du textile au Bangladesh avaient été victimes ou témoins de violence sexuelle ou de harcèlement au travail. Ce e situation découle d’une culture de discrimination sexuelle bien implantée, du fait que les femmes sont considérées comme des travailleuses de seconde zone et que les syndicats actifs dans ces entreprises – censés les protéger – sont souvent faibles ou inexistants. Un rapport de 2018 sur les chaînes d’approvisionnement de grandes compagnies occidentales en Asie avait également souligné la prolifération de violences basées sur le genre; cependant, après la parution de ce rapport, les compagnies occidentales n’ont pas engagé d’action réparatrice72. Le stigma, la peur d’être renvoyée et l’intimidation vécue à la suite d’accusations publiques briment beaucoup de femmes dans leur volonté de dénoncer leurs agresseurs. ActionAid met notamment en cause la faiblesse des législations pour la protection des femmes défendues au sein de l’Organisation internationale du travail (OIT). Un rapport d’un consortium pour les droits des travailleurs dévoilait en 2019 que des employées de cinq usines au Lesotho détenues par une entreprise taïwanaise se voyaient refuser des promotions ou se faisaient me re à la porte si elles refusaient les avances de leurs supérieurs73. Dans ce e usine qui produit notamment des marques américaines comme Levi Strauss, Wrangler et Lee, des patrons forçaient des femmes à avoir des relations sexuelles avec eux en leur prome ant des promotions ou des contrats à temps plein. Des entrevues menées pour la rédaction de ce rapport révèlent également que le harcèlement par des hommes en position d’autorité était si fréquent que les employés masculins se perme aient également d’importuner leurs collègues féminines qui occupaient les mêmes postes qu’eux. À l’heure d’écrire ces lignes, aucune action n’avait été engagée par les propriétaires de l’usine et les

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travailleuses n’avaient toujours pas le droit de se syndiquer, ce qui les empêche d’organiser une mobilisation commune contre le harcèlement sexuel. L’internationalisation du travail reproductif À la division internationale sexuelle du travail s’ajoute l’internationalisation du travail reproductif. La théoricienne et militante Silvia Federici réclame également une reconnaissance du travail des femmes des pays du Sud, qui contribuent à la reproduction d’une force de travail internationale. Selon elle, si les pays du Sud deviennent des bassins de travailleuses et travailleurs à bas prix, le travail de reproduction derrière ces travailleuses et travailleurs devrait être reconnu. En bref, si la Chine peut produire des produits manufacturés à bas prix en raison de sa grande quantité de main-d’œuvre à bas prix, c’est grâce à toutes ces femmes chinoises qui ont porté et élevé ces travailleuses et travailleurs. L’exode des cerveaux des pays du Sud vers les pays du Nord est également soutenu par le travail des femmes qui portent et s’occupent de ces individus qui qui eront éventuellement leur pays pour venir participer à la vie sociale et économique des pays du Nord. Les mères de ces personnes hautement qualifiées qui émigrent de pays du Sud participent ainsi à l’accumulation de richesses dans les pays du Nord et ne reçoivent rien en contrepartie74. En plus de reproduire la force de travail internationale, dans les dernières décennies, les femmes des pays du Sud se sont mises à effectuer une part encore plus importante du travail ménager et de care au niveau mondial75. D’un côté, les femmes de tous les pays sont les principales responsables de la majorité du travail de reproduction, soit de s’assurer du bien-être et de la reproduction des travailleuses et des travailleurs en société. Les femmes portent et élèvent les enfants, s’occupent du travail ménager, subissent l’essentiel de la charge mentale en milieu familial et s’occupent souvent de la production alimentaire dans la sphère domestique. D’un autre côté, ce travail s’est de plus en plus externalisé et le mode de vie occidental est maintenant soutenu par l’internationalisation du travail reproductif ou par les «chaînes globales du care», où des réseaux internationaux appuient le maintien de la vie sociale. Ces réseaux sont composés de foyers qui externalisent les tâches domestiques et de reproduction à d’autres femmes sur la base de relations de pouvoir telles que l’âge, l’origine ethnique, la classe sociale et le pays d’origine76. Un exemple simple serait une famille française engageant une femme philippine pour s’occuper à temps complet de leur grand-père malade, l’obligeant ainsi à demeurer en France sans pouvoir s’occuper de sa famille restée aux Philippines, qui sera, elle, prise en charge par une sœur ou une tante. Sans vouloir uniformiser l’expérience des femmes immigrantes, remarquons que des femmes de classes aisées du Nord s’émancipent souvent des tâches liées à la sphère privée en allant sur le marché du travail en s’appuyant de plus en plus sur des travailleuses domestiques immigrantes. Lorsqu’elles émigrent dans un foyer afin de jouer ce rôle, les employées de maison ou les nounous sont parfois même interdites de déplacement et de retour dans leur pays pour la durée déterminée par le contrat qu’elles ont signé avec leur employeur. Dans certains pays comme le Koweït, le Qatar ou la Jordanie, les employeurs se perme ent légalement (ou illégalement) de conserver le passeport de leur employée pour avoir la garantie qu’elles resteront à leur service. En plus de perme re une multiplication d’abus, il s’agit d’une forme d’esclavage moderne puisque ces femmes sont ainsi privées de la possibilité de se déplacer. Cela est sans compter le fait que la grande majorité du travail domestique effectué dans le marché du tourisme international est accompli par des femmes dans les pays touristiques. Dans des hôtels luxueux tant au Nord qu’au Sud, des femmes, souvent racisées ou immigrantes, lavent les draps et rangent les chambres pour que des hommes et des femmes qui en ont les moyens viennent se reposer de leur vie productive. En conséquence, même sans femmes immigrantes qui prennent en charge le travail ménager dans nos foyers, la plupart des hôtels et des compagnies qui sous-traitent l’entretien et le ne oyage des bureaux engagent des femmes racisées ou immigrantes avec des salaires avoisinant le salaire minimum. Le travail sexuel et lié à la reproduction d’enfants est également de plus en plus externalisé. Pour s’occuper des hommes du Nord, il y a également un système organisé d’achat de fiancées en ligne, une manière pour les jeunes femmes de pays d’Europe de l’Est et d’Asie du Sud-Est d’émigrer. Selon ces agences en ligne, déjà en 2010,

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elles étaient plus de 2 000 à émigrer aux États-Unis de ce e manière chaque année. À cela s’ajoute un marché international de bébés par les mécanismes d’adoption internationale, le phénomène des mères porteuses du Sud pour des couples du Nord ainsi que le tourisme sexuel encore présent dans de nombreux pays, pratiqué tant par des femmes (par exemple en Amérique centrale et dans les Caraïbes) que par des hommes du Nord (par exemple en Thaïlande). Problèmes liés à l’ordre mondial institutionnalisé Des inégalités grandissantes Les défenseurs de l’ordre mondial actuel soutiennent que le nombre d’individus vivant dans «l’extrême pauvreté» a diminué depuis les années 1990. Selon la Banque mondiale, le nombre de personnes vivant avec moins de 1,90$ par jour a diminué d’environ 1,1 milliard entre 1981 et 2013. Puisque la population mondiale est passée de 4,5 à 7,2 milliards d’individus, le taux d’extrême pauvreté est passé de 42,2 à 10,7%77. Toutefois, une diminution minime du nombre de personnes vivant sous le seuil d’extrême pauvreté et les quelques success stories du capitalisme ne suffisent pas à dissimuler le fait que des millions de personnes ont tenté de monter les échelons, mais n’ont jamais réussi à franchir la première marche alors que ceux qui se trouvent au sommet poursuivent leur ascension de façon exponentielle. Comme l’explique Thomas Pike y dans Le capital au

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siècle, le fossé économique continue de se creuser

entre les pays, entre les individus d’un même pays et entre les individus dans le monde78. Selon un rapport de l’ONU, 70% de la population mondiale vit dans des pays où les inégalités de richesse augmentent79. Oxfam International rappelle également chaque année dans son rapport annuel que les inégalités internationales vont en s’accroissant. Selon un autre rapport de l’organisme, les 22 hommes les plus riches de la planète possèdent autant de richesse que toutes les femmes africaines80. Dans son rapport annuel en 2018, on signale que les inégalités entre les pays les plus riches et les plus pauvres ont augmenté de 44:1 en 1973 à 80:1 en 2018. Pour illustrer ce phénomène, disons que le PDG d’une des cinq plus grandes multinationales du textile gagne autant d’argent en quatre jours qu’une de ses employées indiennes durant toute sa vie. Entre les individus, le constat est encore plus frappant. Toujours selon Oxfam, le 1% des individus les plus riches du monde possèdent autant de richesse que les 99% restants. Jamais de telles inégalités ne pourraient exister dans un pays comme le Canada ou la France sans qu’une crise sociale éclate. Pourtant, les inégalités entre les plus riches du monde et les plus pauvres du monde sont souvent observées sans trop cligner des yeux. De plus, ces chiffres ne prennent pas en compte la destruction des modes de vie traditionnels et l’industrialisation forcée de populations rurales qui les poussent à aller travailler dans des usines dans des conditions aussi déplorables que celles qui prévalaient lors de la révolution industrielle en Angleterre. Selon l’historien Angus Madison et l’économiste Jomo Kwame Sundaram, ces inégalités ne sont pas nées avec le capitalisme, mais tirent leur origine du début des conquêtes coloniales81. Et avec la révolution industrielle et la division internationale du travail, ce fossé s’est creusé. La mondialisation et la libéralisation accrue des cinquante dernières années ont encore empiré le phénomène et permis à des acteurs non étatiques comme les multinationales de faire plus d’argent que certains petits pays. Walmart a réalisé en 2017 des revenus supérieurs au PIB de la Belgique et Volkswagen a eu un chiffre d’affaires supérieur au PIB du Chili. L’accroissement des inégalités a également des effets différenciés selon le genre. Le phénomène de paupérisation des femmes vivant dans les pays du Sud, considérant le fait que les femmes sont surreprésentées dans le groupe des individus les plus pauvres du monde, creuse le fossé des inégalités économiques. À l’échelle mondiale, environ 70% des personnes considérées comme pauvres par l’ONU sont des femmes. Il ne s’agit pas ici d’argumenter que les femmes étaient riches avant la mondialisation et qu’elles se sont appauvries ensuite, mais plutôt de constater que l’écart économique entre les hommes et les femmes s’est creusé depuis les années 1980. Toujours selon les chiffres d’Oxfam, les hommes possèdent 50% plus de richesse que les femmes et exercent 86% plus de contrôle sur les corporations. En termes d’inégalités, les femmes assument encore environ 76% des

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heures totales du travail de care non rémunéré au niveau international, soit du travail reproductif, ménager et de soin. Pour les pays qui fournissent ce type de données, les hommes auraient augmenté leur part de travail de care de seulement 7 minutes durant les 20 dernières années. En 2018, 606 millions de femmes en âge de travailler affirmaient ne pas pouvoir le faire en raison du travail à accomplir à la maison, alors que seulement 41 millions d’hommes tenaient les mêmes propos82. La crise climatique et l’exploitation de la nature La crise climatique, dont je n’ai pas besoin d’énoncer tous les symptômes, découle directement du mode de production capitaliste et de l’augmentation des dépenses énergétiques. Premièrement, un système économique productiviste qui place le profit comme objectif principal exige une production incessante de richesses. Ce système de production permis et encouragé par des politiques de libre-échange et d’accès aux matières premières à rabais des pays du Sud demande une quantité de ressources toujours grandissante. Ce mode de vie exige des compagnies qu’on pratique un extractivisme effréné et exploite abusivement la nature. Deuxièmement, l’intensification des flux de marchandises et d’échanges a imposé depuis plusieurs décennies une pression disproportionnée sur l’atmosphère et les océans. Un des jalons principaux de la mondialisation, l’avènement des bateaux cargos transportant des marchandises d’un continent à l’autre, a fait augmenter drastiquement le flux de marchandises circulant sur de longues distances, accélérant ainsi la production des gaz à effet de serre et l’augmentation de la pollution atmosphérique tout en générant des impacts irréversibles sur les écosystèmes. Troisièmement, la diffusion du mode de vie consumériste a participé à l’augmentation de ces flux de marchandises et à la demande en énergie. Le capitalisme s’est montré capable, dans les dernières décennies, d’augmenter sa productivité. Une fois ce e productivité améliorée, les propriétaires des moyens de production décident soit de produire autant de marchandises avec moins de ressources matérielles et humaines, soit de produire davantage de marchandises avec la même quantité de ressources. Comme le système est basé sur la quête du profit plutôt que la satisfaction des besoins, c’est la seconde option qui a été historiquement choisie. Puisque les entreprises désirent constamment augmenter leurs ventes, ce mode de production encourage les consommatrices et consommateurs à adopter une vie dont l’idéal à a eindre pour être satisfaites et satisfaits demande une consommation toujours grandissante. Alors que la majorité des biens et services étaient consommés localement il y a une centaine d’années, l’importation internationale de biens de consommation est aujourd’hui la norme, augmentant ainsi la densité des flux de transports maritimes, terrestres et aériens et leurs impacts sur l’environnement. Les répercussions de ce modèle économique incluent non seulement les changements climatiques, mais également l’intensification des désastres climatiques comme les tsunamis et ouragans, la montée des océans et la désertification de grandes étendues de terres. Au-delà de l’urgence d’opérer une transition vers un autre système économique, des communautés du Sud ont besoin que l’on réagisse immédiatement à ce e crise. Dans la région de l’Asie-Pacifique, où la majorité de la population vit dans des archipels constitués de petites îles, de nombreuses communautés devront financer leur départ des régions côtières ou le développement d’un plan afin de rester sur place, alors que plusieurs régions sont déjà affectées par la montée des eaux. En août 2019, le gouvernement indonésien a affirmé devoir déplacer sa capitale Jakarta vers l’île de Bornéo, plus précisément dans la province orientale de Kalimantan (partie indonésienne de Bornéo), puisqu’elle risque de plus en plus d’être immergée sous l’eau dans un futur proche. La construction de ce e nouvelle ville qui devrait accueillir les futurs bâtiments gouvernementaux devrait débuter en 2020. Des rapports estiment que dans certaines zones de la partie nord de Jakarta, le sol s’affaisse de 2 mètres et demi par décennie, soit 25 centimètres par an83. Puisque la ville est incapable de distribuer suffisamment d’eau potable à ses 9,6 millions d’habitantes et habitants, ceux-ci se voient forcés de pomper de l’eau dans des puits de fortune, ce qui érode chaque année le sol poreux de la ville. Des bâtiments continuent malgré tout d’être construits sur les berges, en dépit des interdictions gouvernementales. La crise climatique est globale, mais ses effets sont différenciés puisque les populations du Sud en sont systématiquement les premières victimes. L’ONU estime que plus de 3,2 milliards de personnes vivent dans des régions

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qui risquent de se dégrader en raison de la désertification, mais que la grande majorité se trouve dans des pays du Sud84. À la suite de ce e prise de conscience, le concept de racisme environnemental a été développé pour désigner toute pratique ou politique environnementale qui touche ou défavorise particulièrement des individus en raison de leur origine ethnique (race)85. Comme le racisme systémique, ces pratiques peuvent être intentionnelles ou non. Ainsi, des communautés racisées du Sud global et des nations autochtones sont affectées de manière disproportionnée par des pratiques non respectueuses de l’environnement, comme le déversement de substances toxiques dans les cours d’eau, la pollution de l’air ou les décharges de déchets toxiques. Le mouvement qui dénonce le racisme environnemental est né dans les années 1970 aux États-Unis afin de me re en lumière l’impact des changements climatiques et de la pollution sur des communautés racisées, souvent dans des quartiers au zonage plus permissif ou défavorisés86. La sortie d’un rapport établissant un lien entre le lieu où sont déchargés les déchets et les quartiers où vivent des personnes racisées aux États-Unis a participé à étendre ce mouvement de dénonciation. Avec la mise en lumière de toutes sortes d’enjeux liés au manque de considération des gouvernements occidentaux pour la santé ou l’environnement des communautés du Sud, que ce soit l’envoi par le Canada de tonnes de déchets aux Philippines ou l’enfouissement de contaminants dans des territoires autochtones en Amérique latine, la prise de conscience de l’injustice environnementale a a eint des dimensions globales87. Contrairement à l’historien Dipesh Chakrabarty, qui soutient que la crise climatique nous fera prendre conscience de notre humanité commune face à la détérioration de la Terre, le penseur Razmig Keucheyan défend la thèse qu’elle creusera plutôt le fossé entre les riches et les pauvres. Alors que Chakrabarty affirme qu’aucun canot de sauvetage ne pourra sauver les riches de la destruction de la Terre88, Keucheyan postule la radicalisation des oppositions de classe basées sur un racisme environnemental. Il met en lumière l’aspect géographique des impacts négatifs sur l’environnement à la manière de la chercheuse Laura Pulido qui a théorisé avant lui la «sédimentation spatiale des inégalités raciales». Bien que la dimension raciale ne soit pas la seule en jeu, surtout si on ne s’a arde qu’aux intentions des gouvernements ou des compagnies du Nord, considérer le racisme systémique devrait faire partie intégrante de la gestion de la crise climatique. Il contribue à l’indifférence généralisée et influence les moyens accordés pour se prémunir contre la crise. Lorsque des communautés blanches d’Europe ou d’Amérique du Nord sont victimes d’un ouragan ou d’inondations, les pleurs sont dédoublés ou durent plus longtemps. Des études l’ont d’ailleurs prouvé89. Ces inégalités se traduisent également dans les mobilisations pour le climat. Alors que beaucoup de militantes environnementales sont des femmes autochtones du Sud global, les militantes qui font les manche es sont plutôt celles qui correspondent à un profil occidental. Sans vouloir minimiser les efforts de la militante environnementaliste suédoise Greta Thunberg, sa popularité internationale n’a rien de comparable à celles d’autres militantes comme l’Anishinaabe Autumn Peltier ou l’Ougandaise Vanessa Nakate. Lorsqu’il s’interroge sur la mobilisation des jeunes Occidentaux en faveur du climat, l’économiste camerounais Thierry Amougou parle de «privilège de race». Il met en exergue la blancheur et la dimension géographique des manifestations pour le climat. «Les enfants congolais parfois ensevelis vivants dans les mines artisanales auprès desquelles s’approvisionnent les multinationales occidentales ont-ils le privilège de “penser climat” lorsqu’ils doivent s’activer à réunir trois pièces pour faire un sou?», demande-t-il90. En général, leur proximité avec la terre et leurs traditions ancestrales rend les communautés autochtones et rurales du Nord comme du Sud particulièrement vulnérables à la crise climatique. La fonte des glaciers, par exemple, menace beaucoup de milieux de vie autochtones. En 2014, 16 membres d’une communauté vivant dans les montagnes de l’Himalaya au Népal sont morts lors d’une avalanche. En 2002, une avalanche avait également détruit une ville entière en Ossétie du Nord en Russie91. La fonte des glaciers cause également la relocalisation de villages entiers comme celui de Newtok, en Alaska, dont les familles ont commencé à déménager dans un tout nouveau village en 201992. En plus de se ba re contre les minières et les compagnies qui convoitent leurs terres, les communautés autochtones doivent aujourd’hui faire face à des projets gouvernementaux de production d’énergie renouvelable qui modifient négativement leur environnement. Au Brésil, la tribu guarani a dû se ba re contre un projet gouvernemen-

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tal visant à générer des biocarburants à partir de plantations de canne à sucre sur son territoire ancestral. En Malaisie, un projet de construction de barrage hydroélectrique a déplacé près de 10 000 Autochtones qui vivaient de la chasse et de la cueille e sur ces territoires93. En général, la dégradation de l’environnement affecte les modes de vie traditionnels qui dépendent d’une plus grande symbiose avec la nature. Non seulement la crise climatique met en péril la survie de plusieurs communautés autochtones, mais elle affecte également la survie de leurs traditions et identités. Comme des chercheuses écoféministes l’ont déjà bien documenté, la crise climatique exerce aussi des effets plus importants sur les femmes. La féministe Nora Bouazzouni soutient que les femmes du Nord subissent davantage la pression de lu er en faveur de l’environnement en se réappropriant la sphère domestique et en changeant les habitudes de consommation de leur famille94. Ainsi, les femmes sont généralement les premières à prendre en charge l’impératif de transition écologique au sein du foyer, en adoptant de nouvelles pratiques de consommation ou en se réappropriant la production locale de nourriture et de produits ménagers. De la même manière, les femmes des pays du Sud, incluant les femmes autochtones un peu partout à travers le monde, sont à l’avant-garde des lu es contre l’extractivisme et les coupes forestières. De plus, dans le cas de désastres environnementaux dans les pays du Sud, les femmes sont en moyenne 14 fois plus à risque de perdre la vie que les hommes95. Cela est dû au fait que les femmes vont davantage habiter en régions rurales alors que les hommes vont travailler en ville, ce qui rend plus difficiles leurs déplacements en cas de catastrophe naturelle. Les rôles traditionnels font que les femmes apprennent moins souvent à nager ou portent des vêtements comme des saris qui les ralentissent lorsque vient le temps de fuir une inondation ou un tremblement de terre. Finalement, les normes sociales font que les femmes vont rester dans les villages plus longtemps pour tenter de sauver les personnes âgées et les enfants de leur communauté. La crise migratoire Selon l’ONU, en 2017, environ 258 millions de personnes ont migré en espérant trouver un meilleur niveau de vie dans un autre pays. Selon l’Organisation mondiale pour les migrations, la majorité des migrantes et des migrants entre continents partent des pays du Sud pour aller vers les pays du Nord96. Les migrations ne sont pas un nouveau phénomène, mais l’ampleur de la crise migratoire actuelle est probablement la conséquence la plus visible de l’augmentation des inégalités et de la crise climatique. L’appauvrissement des sols et la diminution des rendements de l’agriculture en raison de la destruction des écosystèmes incitent beaucoup de personnes vivant dans des pays du Sud à migrer vers les grandes villes. Le processus d’urbanisation accéléré, qui rend ces villes souvent insalubres ou saturées, empêche les nouveaux arrivants d’a eindre un niveau de vie satisfaisant; en conséquence, bon nombre décident de continuer le périple vers des pays du Nord. Les raisons individuelles expliquant la migration sont variées et complexes. Toutefois, la mondialisation des 50 dernières années a produit un nouvel imaginaire lié à un autre espace où habiter, malgré les risques que ce voyage peut comporter. Environ 6000 personnes meurent annuellement en initiant leur trajet migratoire dans des zones à risque comme la mer Méditerranée ou le passage de l’Amérique latine aux États-Unis97. Le fait que les inégalités entre individus aux niveaux national et international ne cessent d’augmenter en pousse beaucoup à penser, à juste titre, que le seul moyen d’améliorer concrètement leurs conditions d’existence est de migrer vers l’Europe ou l’Amérique du Nord. Il s’agit également pour ces personnes d’un moyen direct d’aider leur famille, par le biais de virements d’argent qu’elles et ils effectuent une fois qu’elles et ils trouvent un travail dans leur société d’accueil. Les délocalisations Au Nord, de nombreux travailleurs industriels perdent leur travail en raison des délocalisations d’usines dans des pays aux régulations minimales, où les compagnies peuvent payer une fraction du salaire versé dans les pays occidentaux. De plus, d’ici 15 ans, les innovations technologiques et l’automatisation du travail menaceront un emploi sur sept, selon les estimations de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)98. Au

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Québec, l’entreprise Bombardier a supprimé au moins 3100 postes depuis 2015, pour les délocaliser au Mexique, au Costa Rica, en Inde, en Roumanie et au Maroc. En 2018-2019, l’entreprise de robine erie industrielle Velan a supprimé près de 200 postes dans la province en moins de 18 mois. Lors d’une période de questions à l’Assemblée nationale en juin 2019, le premier ministre du Québec François Legault a d’ailleurs affirmé que le transfert de ces emplois en Inde était peut-être une «bonne chose», puisqu’il s’agissait d’emplois peu payants. La base électorale du président américain Donald Trump est souvent regardée de haut par la gauche. Elle la perçoit comme raciste et ignorante, et la place dans un «panier de déplorables», selon l’expression tristement célèbre d’Hilary Clinton lors des primaires démocrates de 2016. Pourtant, les électrices et électeurs de Trump sont aussi victimes de la mondialisation et de l’ordre libéral international. Malheureusement, ces électeurs ont été convaincus par la droite nationaliste que leurs malheurs étaient dus aux immigrants qui leur «volent leur job», plutôt qu’à l’avancement technologique ou à l’avarice des propriétaires d’entreprises qui font tout pour augmenter leurs profits. Le mécontentement de ces travailleurs et travailleuses, qui devrait être dirigé vers les propriétaires qui délocalisent leurs usines, est plutôt redirigé contre cet «autre» au visage étranger. Ce e haine est une des conséquences de l’ordre mondial actuel et elle sous-tend l’a itude de beaucoup de citoyennes et citoyens du Nord envers la coopération internationale. Ils considèrent, comme Donald Trump, que ces pays sont des «pays de merde» (shitholes) qui ne méritent pas de pitié ou d’empathie.

L’ordre mondial institutionnalisé, tel qu’il se déploie aujourd’hui et comme je viens de le décrire, contribue à creuser les inégalités Nord-Sud et à perpétuer l’exploitation et la dépossession des populations du Sud. Les aspects genrés et racistes de la constitution de cet ordre social expliquent en grande partie sa perpétuation. Les arrangements institutionnels et les discriminations ainsi créées empêchent la coopération internationale, incluant l’aide publique au développement, d’être réellement transformatrice. Après avoir posé ce diagnostic sur l’exploitation des pays du Sud par les pays du Nord, j’énumérerai maintenant les problèmes actuels liés à la coopération internationale. Finalement, suivant l’injonction du penseur critique Erik Olin Wright, je développerai une alternative morale et politique visant à éliminer, ou du moins à réduire significativement, les maux et les injustices identifiés99.

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2 Grandeurs et misères de la coopération internationale

Nous encourageons l’aide qui nous aide à nous passer de l’aide. Mais en général, la politique d’assistance et d’aide n’aboutit qu’à nous désorganiser, à nous asservir et à nous déresponsabiliser. – Thomas Sankara, président du Burkina Faso de 1983 jusqu’à son assassinat en 1987

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et multilatérales liées à la coopération internationale sont souvent considérées comme l’affaire des États. Pourtant, cet espace politique est aussi investi par les organisations non gouvernementales, les syndicats et les mouvements citoyens. Plusieurs acteurs et organisations opérant dans le champ de la coopération internationale tentent de répondre aux conséquences de l’ordre mondial institutionnalisé. Dans les deux prochains chapitres, je me rai donc l’accent sur cet aspect précis des relations Nord-Sud: la coopération et la solidarité internationale, incluant, mais ne s’y limitant pas, l’aide publique au développement. La coopération internationale est l’ensemble des moyens adoptés et des activités menées par des acteurs qui souhaitent contribuer au développement institutionnel, économique, social ou culturel d’États et de populations du Sud. Elle relève de la collaboration dans différents domaines, incluant les dimensions scientifique, médicale, politique, diplomatique, militaire, économique et culturelle. Ainsi, contrairement à des organisations comme le FMI qui s’occupe de stabilité macroéconomique et de prêts d’urgence ou des organisations d’aide humanitaire qui agissent dans des situations de crise, les organisations multilatérales et bilatérales de développement ont des visées à plus long terme et normalement plus holistiques. Une part importante de ce e coopération passe par l’aide publique au développement, qui se manifeste sous la forme de prêts à faible taux d’intérêt, de prêts concessionnels ou de dons. L’aide publique bilatérale est distribuée directement d’un pays à un autre, alors que l’aide multilatérale est transférée par le biais d’organisations publiques comme la Banque mondiale ou des banques régionales. L’aide bilatérale et multilatérale est constituée de dons et de prêts préférentiels de pays à pays ou de projets sectoriels menés par des agences gouvernementales ou financés par les gouvernements. Depuis les années 1940, la plupart des pays du Nord se sont dotés de programme d’aide bilatérale. L’aide publique au développement (bilatérale ou multilatérale) n’est qu’un aspect de la coopération internationale Nord-Sud. La coopération internationale, parfois appelée aide internationale, est également réalisée par des centaines d’individus et d’associations tant privées que publiques. Notamment, depuis les années 1940, diverses coalitions se sont professionnalisées en organisations non gouvernementales (ONG) afin d’apporter du support localisé, de réaliser des projets de petite et moyenne envergures et de développer des partenariats avec des communautés locales. La coopération internationale concerne donc à la fois les États donateurs et récipiendaires, les populations bénéficiaires, les ONG et les organisations de la société civile qui reçoivent du financement international, ainsi que des individus qui se sont institués philanthropes comme Bill et Melinda Gates ou Bono. Quelques moments clés La Banque internationale de reconstruction et de développement (BIRD), maintenant une agence de la Banque mondiale, a été fondée en 1944 dans le but d’accorder des prêts préférentiels aux pays d’Europe dévastés par la guerre. Le Plan Marshall, ou Programme de rétablissement européen, a ensuite été adopté par les États-Unis en 1948. Ce plan visait à aider les pays européens ruinés par la guerre à rebâtir leurs capacités productives. Il incluait

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notamment des prêts majeurs pour des projets d’infrastructures. En 4 ans, les États-Unis ont prêté de manière concessionnelle ou ont donné près de 13 milliards de dollars à 18 pays européens100. Dans les faits, le Plan Marshall était la première série de prêts d’aide publique au développement. Ce e politique n’était évidemment pas tout à fait désintéressée, puisque les États-Unis avaient grandement besoin de partenaires commerciaux au sortir de la guerre et ils devaient éloigner la menace soviétique du vieux continent. Même aujourd’hui, hormis les raisons humanitaires ou de compassion, l’octroi conditionnel de l’aide inclut le plus souvent des alliances militaro-politiques, le désamorçage de potentiels conflits civils, l’intérêt national, l’augmentation de la solvabilité d’un pays allié, la gestion de la montée du terrorisme ou l’influence de votes dans des forums internationaux. Ces conditions, auxquelles s’ajoutent de nombreux problèmes logistiques, ont empêché l’aide internationale de remplir son mandat d’éradiquer la pauvreté. Certains diront même que l’aide internationale a même parfois alimenté le sous-développement dans certaines régions. Le célèbre discours d’inauguration du président américain Harry Truman, le 20 janvier 1949, cristallisa le concept de l’aide au développement, mais redirigea l’intérêt des Américains vers les pays du Sud, qu’il définit comme «sous-développés». Après la reconstruction de l’Europe, la Banque mondiale a également revu son mandat pour aider le développement des pays du Sud par de l’expertise et des prêts concessionnels. Ce discours de Truman constitue la première occurrence de l’idée du sous-développement et de la nécessité pour tous les pays de se développer: Il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui me e les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées. Plus de la moitié des gens dans le monde vit dans des conditions voisines de la misère. Ils n’ont pas assez à manger. Ils sont victimes de maladies. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères.

Avec l’imposition d’un mode de pensée dont le but ultime est l’universalisation d’un modèle occidental de développement, les modes de vie traditionnels, soudainement décrits comme non modernes (donc non développés), sont maintenant à proscrire. En bref, le discours de Truman marque le début d’un système de coopération internationale basé sur des transferts de richesses entre les pays du Nord et du Sud, évoluant selon le postulat téléologique que ces derniers doivent évoluer sur l’échelle de la modernisation jusqu’à a eindre le niveau des pays occidentaux. Dans les études du développement, les enseignants et enseignantes débutent la plupart du temps leurs cours en parlant de ces approches plutôt qu’en discutant de la colonisation ou de l’esclavage. À l’époque, il s’agissait également d’un moyen de s’assurer des alliés. Or depuis la fin de la guerre froide, le niveau d’aide internationale n’a cessé de diminuer. L’arrivée de gouvernements de droite, comme ceux de Margaret Thatcher au Royaume-Uni ou Ronald Reagan aux États-Unis, ou plus récemment de Stephen Harper au Canada ou Boris Johnson au Royaume-Uni, a contribué encore davantage à la diminution des parts budgétaires accordées à l’aide internationale. Alors qu’en 1970, les pays représentés à l’ONU s’étaient entendus sur un objectif de redistribution de 0,7% du PIB des pays donateurs, seuls la Suède, les Pays-Bas, la Norvège, le Danemark et le Luxembourg sont arrivés à cet objectif101. En parallèle, dans la plupart des pays, les dépenses liées à la sécurité et à la défense sont en hausse constante. En septembre 2000, 193 États membres de l’ONU et plus d’une vingtaine d’organisations régionales et internationales ont signé la Déclaration du millénaire, définissant 8 objectifs du millénaire pour le développement, 34 cibles et 60 indicateurs. En bref, le premier objectif vise à réduire l’extrême pauvreté de moitié, le deuxième à universaliser l’éducation primaire, le troisième concerne l’égalité homme/femme, les trois suivants la santé (mortalité infantile, santé maternelle et VIH), alors que le septième porte sur l’environnement et le huitième aborde l’idée d’un partenariat global en développement. En 2015, l’Agenda 2030 a été adopté, fixant 17 objectifs de développement durable, encore une fois établis par un accord discuté et signé aux Nations unies. Le but ambitieux de ces accords est d’éradiquer la pauvreté sous toutes ses formes et de garantir une prospérité pour tous. Cet objectif semble toujours, à l’heure actuelle, hors de portée. Malgré certains progrès visibles, les inégalités, la précarité des emplois et l’insécurité dans plusieurs pays viennent relativiser les succès de la coopération internationale actuelle. Le principal problème tient au fait que la

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coopération est pensée dans le cadre d’un ordre mondial qui encourage l’exploitation, la dépossession et l’oppression. Cet état de fait empêche l’aide au développement de faire autre chose que de pallier des problèmes structurels plus importants. Les prochaines pages énumèrent quelques-uns des problèmes liés à la coopération internationale en général et à l’aide internationale en particulier, et ce, dans l’optique d’élaborer un modèle différent. L’imposition d’un modèle unique Dans de très nombreux cas, la coopération internationale a servi un projet politique ou économique de manière à peine voilée, surtout dans le cas de l’aide publique au développement distribuée bilatéralement. Ce que l’économiste américain John Williamson a qualifié de Consensus de Washington en 1989 illustre parfaitement ce phénomène. Williamson a fait la liste des dix politiques économiques qui faisaient consensus au sein des institutions basées à Washington (le FMI, la Banque mondiale et le Trésor américain). Les détracteurs du Consensus de Washington, comme l’économiste Joseph Stigli , ont critiqué le leitmotiv «privatisations, libéralisations et stabilité macroéconomique» qu’ils percevaient dans ce e liste. Pour suivre les préceptes dudit consensus, les pays emprunteurs de la Banque mondiale et du FMI devaient adopter des programmes d’ajustement structurel dans le but de stabiliser leur balance des paiements et de rembourser leurs de es. Le Consensus de Washington visait donc à rééquilibrer financièrement les pays qui, selon les institutions basées à Washington, vivaient au-dessus de leurs moyens. Il fallait donc reme re les pays à flot tout en sauvant les intérêts des créanciers qui seraient les premiers touchés par un éventuel défaut de paiement. En plus de ne pas générer de développement économique soutenu, ce e période a participé à la privatisation de multiples entreprises d’État et à la libéralisation des marchés nationaux. Ces répercussions ont empêché les pays du Sud de se diversifier et de s’assurer des rece es gouvernementales suffisantes pour financer leurs services publics. Ce e libéralisation a également accéléré la dépendance des États du Sud aux marchés internationaux et aux investissements étrangers. En plus de créer des crises sociales engendrées par des coupes répétées dans les dépenses de l’État, les programmes d’ajustement structurel promus par la Banque mondiale et le FMI ont démantelé, à de multiples occasions, les appareils étatiques au profit de partenariats avec des acteurs privés, limitant ainsi les capacités des États sur le long terme102. Un modèle de développement néolibéral unique favorise la lu e contre l’inflation et la stabilité macroéconomique plutôt que la redistribution des richesses et l’accès à des emplois décents pour tous. Par exemple, la privatisation de services normalement dispensés par les États peut sembler efficace, mais réduit l’accès des populations pauvres ou rurales à des services de base. À titre d’exemple, lorsque la Banque mondiale a poussé la Bolivie à privatiser les services d’approvisionnement en eau dans les années 1980, cela a pénalisé l’accès aux aqueducs pour les communautés éloignées et a forcé les foyers plus pauvres à rationner leur utilisation de l’eau en raison des nouveaux coûts au volume. Le démantèlement de l’appareil étatique dans beaucoup de pays et les privatisations de services essentiels ont davantage affecté les femmes. Le désengagement des États dans les services de santé a souvent forcé les femmes à trouver des solutions alternatives pour soigner leurs proches, alors que la privatisation du système d’éducation et l’instauration de frais supplémentaires ont obligé beaucoup de familles à envoyer moins d’enfants à l’école. Les familles choisissent plus régulièrement, dans ce cadre, de scolariser leurs garçons plutôt que leurs filles. L’obligation pour des foyers de trouver des revenus supplémentaires a également poussé des femmes de certains pays du Sud à se tourner vers l’industrie du sexe afin de trouver des revenus. Le rapport «Trading Away Our Jobs» («Vendre nos emplois») discute des pertes d’emplois et de la réduction des capacités industrielles liées à la libéralisation des marchés en Afrique. Les auteurs calculent notamment que loin de promouvoir la croissance, trois pays sur quatre ayant suivi à la le re les conseils de la Banque mondiale et du FMI dans les années 1980 ont connu une baisse ne e de leur PIB par habitant103. Même des institutions considérées comme des châteaux forts du néolibéralisme reme ent aujourd’hui en cause l’adhésion trop stricte à un modèle unique. En effet, à la surprise générale, même le FMI publiait en 2013 dans la revue Finance and Development un rapport intitulé «Neoliberalism: Oversold?»104, dans lequel trois de ses économistes critiquaient les positions

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trop strictes du FMI en ce qui a trait à l’austérité et au néolibéralisme. Ils reme aient notamment en question deux piliers du néolibéralisme: la libre circulation des capitaux et la priorité donnée à la réduction des déficits. Les prescriptions universelles liées à la libéralisation de l’économie ont été particulièrement critiquées. L’économiste Ha-Joon Chang explique que les pays qui considèrent aujourd’hui le libre-échange comme la panacée du développement ont longtemps agi selon un modèle protectionniste. «Les partisans du libre-échange croient agir dans le sens de l’histoire. Selon eux, ce e politique est à l’origine de la richesse des pays développés; d’où leur critique des pays en voie de développement qui refusent d’adopter une rece e aussi éprouvée105.» Pourtant, Chang fait une revue historique qui prouve que les plus grands défenseurs du libre-échange comme la Grande-Bretagne et les États-Unis se sont plutôt développés en protégeant leurs industries stratégiques et en utilisant des politiques dirigistes. Une fois leurs industries assez fortes, ces pays se sont ouverts à la compétition externe. Les programmes d’empowerment des femmes appliqués de manière plus ou moins indifférenciée (one-size-fitsall) et créés par des organisations internationales depuis les années 1980, ont également participé à détruire des modes d’organisation collective propres à de nombreuses communautés du Sud. Alors que des militantes du Sud ont élaboré le concept dans les années 1980, l’ONU en a popularisé l’usage avec son agenda pour l’empowerment adopté en 1995. Ce terme, défini initialement comme l’émancipation collective par et pour les femmes, est lentement devenu synonyme d’une autonomisation économique que les organisations internationales et non gouvernementales (ONG) doivent «accorder» aux femmes dans les pays récipiendaires de l’aide internationale. Par exemple, l’ONG Heifer International promeut l’empowerment des femmes en leur envoyant un «panier de l’entrepreneure», la Fondation Gates leur fournit des animaux d’élevage, alors que la Banque mondiale propose des microcrédits. Plusieurs qualifient ces initiatives d’empowerment «léger106» ou d’empowerment «néolibéral107», car elles promeuvent l’autonomisation économique individuelle plutôt que l’émancipation collective et politique et ne respectent pas les manières locales d’organiser l’économie. Par exemple, en aidant les femmes à accéder à la titularisation de terres en propriété individuelle, des programmes d’empowerment ont souvent provoqué la dépossession de terres communales ou collectives. De plus, la prédominance des monocultures ou de l’agrobusiness dans les projets de développement en agriculture, souvent réalisés par des hommes, contribue à la destruction de cultures vivrières, traditionnellement effectuées par des femmes. L’imposition de politiques néolibérales de développement a également participé à imposer un système unique, à rejeter le rôle de l’État comme promoteur de développement et à transformer les membres de communautés en homo œconomicus atomisés. Ce type d’approche dépossède les populations locales de leurs savoirs et de leurs vécus pour les intégrer de force dans un modèle occidental de développement. L’anthropologue postcolonial Arturo Escobar a critiqué l’essence même du discours du développement comme processus de modernisation. Il critique ainsi l’imposition d’un modèle unique pour déterminer ce que signifie «être moderne et développé», tel que promu par les discours et les pratiques des organisations internationales. Il défend l’argument voulant que le développement international, notamment prôné dans le discours du président américain Harry Truman en 1949, ait créé des pays «sous-développés» et «développés» selon des critères arbitraires tout en imposant ces catégories au reste du monde. Se référant aux travaux d’auteurs comme Edward Saïd sur l’orientalisme et Michel Foucault sur la gouvernementalité, Escobar discute d’impérialisme culturel pour définir le modèle occidental du développement qui homogénéise les expériences des pays du Sud et tente de trouver des solutions techniques universalisables pour régler les problèmes. Ce e homogénéisation du monde a en effet détruit des pratiques et des cultures locales en imposant un modèle unique et téléologique du développement. L’augmentation des de es souveraines Le 13 août 1982, le ministre des Finances mexicain, Jesús Silva Herzog, annonçait que le Mexique ne pourrait pas repayer sa de e au FMI, qui devait être remboursée deux jours plus tard. Ce e annonce marqua le début de la crise de la de e des années 1980, provoquée par un ende ement accru afin de financer l’industrialisation par substitution des importations, mais aussi par une chute des prix du pétrole qui a modifié les prédictions des capacités de paiement des pays du Sud producteurs d’or noir. Comme plusieurs pays étaient en plein boom pétrolier dans

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les années 1970, le FMI, la Banque mondiale et les banques privées leur ont accordé une très grande quantité de nouveaux prêts. Quand la crise est survenue, ces pays se sont rapidement retrouvés en défaut de paiement, les forçant ainsi à demander des fonds d’urgence qui serviraient à payer d’anciennes de es. Résumons rapidement: ce phénomène les a entraînés dans un cercle vicieux de contraction de de es pour payer d’autres de es ou encore des intérêts sur d’anciennes de es. Le Consensus de Washington a finalement aggravé les différentes crises de la de e auxquelles durent faire face plusieurs pays du Sud dans les années 1980 et auxquelles il prétendait s’a aquer. Les nouveaux prêts de la Banque mondiale et du FMI dans les années 1980 se sont accompagnés d’une série de programmes d’ajustement structurel. Ceux-ci comportaient une série de conditionnalités, chacune associée à une nouvelle «tranche» d’argent. Ces conditions étaient reliées à un programme de stabilité macroéconomique et de politiques néolibérales de libéralisation et de privatisation. Avec la restructuration des de es, les gouvernements devaient augmenter leurs revenus rapidement et diminuer leurs dépenses, les forçant bien souvent à couper dans des services essentiels comme l’éducation ou la santé ou à privatiser certains secteurs. Comme précédemment mentionné, loin de créer une hausse des revenus soutenue, les programmes d’ajustement structurel ont dans bien des cas empiré la crise en aggravant les conditions d’existence des populations concernées et en provoquant des crises sociales. Ces programmes, qui représentent par ailleurs une a aque directe au travail de reproduction nationalisé par l’État, ont directement affecté prioritairement les femmes qui bénéficiaient des services de garderie, de santé infantile ou de santé publique en général. L’aide internationale dans sa forme actuelle contribue également à ende er les pays emprunteurs et parfois à créer des crises économiques liées au paiement de la de e. Une partie importante du service de la de e sert d’ailleurs seulement à payer les intérêts et non les de es elles-mêmes, ce qui fait que les montants des de es sont souvent remboursés de multiples fois à cause de ces intérêts astronomiques. Sans parler des taux d’intérêt imposés par les banques privées, qui dépassent de loin les taux concessionnels offerts par la Banque mondiale. Les pays du Sud remboursent environ 600 milliards de de es chaque année à des banques du Nord et à des banques internationales de développement, des de es parfois contractées par des gouvernements antérieurs non démocratiques ou pour rembourser des dépenses illégitimes108. Les de es odieuses ou illégitimes sont celles qui sont détournées par un gouvernement, qui utilise l’argent emprunté à un autre pays ou à une banque multilatérale d’une manière qui ne bénéficie pas à ses citoyennes et citoyens, ou pire encore, qui participe à leur oppression. La de e contractée par le gouvernement colonial espagnol de Cuba, puis transférée au gouvernement cubain est un exemple de de e odieuse. On pourrait aussi donner comme exemple la de e contractée par le gouvernement sud-africain du temps de l’apartheid, dont l’argent a servi à réprimer d’importants segments de sa propre population. Ce e de e continue pourtant aujourd’hui d’être remboursée alors que le pays ne vit plus sous ce régime politique discriminatoire. L’aide liée Dans un ordre mondial institutionnalisé où le profit privé et l’intérêt national priment, les pratiques d’aide «liées» se sont multipliées. Ce terme, «aide liée», réfère à des dons ou des prêts bilatéraux qui servent en partie ou en totalité à financer l’achat de biens ou de services produits par des compagnies du pays donateur ou du groupe de pays donateurs. Un dollar ainsi prêté ou donné peut rapporter gros au pays ou aux entreprises du Nord tout en ne favorisant pas la formation de marchés locaux ou d’une force de travail locale. De plus, lorsque l’argent de l’aide sort ensuite du pays pour l’achat de matériel ou de services, cela empêche l’État emprunteur de collecter des taxes sur ce qui est produit ou vendu. Depuis le début des années 2000, ce type d’aide est ouvertement critiqué, même par des acteurs normalement promoteurs du statu quo. L’OCDE, par exemple, la critique. L’organisation ne remet toutefois pas en question le fait que ce e aide soit injuste, mais reconnaît qu’elle empêche la libre concurrence pour les différents contrats liés à l’aide au développement. Même si, selon l’Institut danois de recherches internationales, le pourcentage de l’aide liée a diminué d’environ 54 à 24% entre 1999 et 2008109, elle demeure trop élevée. Dans un réel cadre de solidarité

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internationale, les pays du Sud devraient pouvoir choisir leurs fournisseurs et ainsi favoriser leurs entreprises nationales et se diversifier. L’aide comme outil impérialiste La fin de la Deuxième Guerre mondiale a provoqué un processus massif de décolonisation qui s’est intensifié dans les années 1960. Ce processus peut être expliqué par l’effritement de la légitimité des pays européens à garder le pouvoir politique sur leurs colonies, par l’émergence de l’ONU et par la montée des mouvements de libération nationale. S’en est suivi un ordre international qui encourage les inégalités et la concentration du pouvoir. L’aide publique au développement est souvent devenue un moyen pour d’anciens pays colonisateurs de conserver un certain pouvoir sur leurs anciennes colonies, tant au niveau économique que politique. Ce pouvoir n’est plus lié à une colonisation directe, mais représente une forme plus diffuse d’impérialisme, qui se traduit par un contrôle partiel exercé sur les institutions ou les politiques d’un pays. L’aide publique au développement française, par exemple, est fortement orientée vers ses anciennes colonies. L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), si elle désigne principalement un espace linguistique, permet à la France de maintenir sa position culturelle et politique hégémonique dans un sous-groupe de pays, principalement en Afrique de l’Ouest. Au-delà de l’aide publique au développement, la France utilise également l’Alliance française, fondée le 21 juillet 1883, pour diffuser la culture française dans ses anciennes colonies. L’Alliance soutient monétairement et logistiquement l’enseignement du français en Afrique francophone, afin de préserver un espace politique où la France fait encore office de maître du jeu. En 1890, l’Alliance soutenait: «La langue française donne des habitudes françaises, les habitudes françaises amènent l’achat de produits français. Celui qui sait le français devient le client de la France110.» Ce e philosophie perdure jusqu’à aujourd’hui. Un terme a même été inventé pour qualifier l’ingérence de la France dans la politique et l’économie de ses anciennes colonies: la Françafrique. Fréquemment utilisée par les médias français, la Françafrique désigne les rapports néocoloniaux qu’entretient la France avec ses anciennes colonies d’Afrique, tant au niveau de la coopération militaire, des services de renseignement, des interventions politiques directes que de l’aide au développement. La zone franc en Afrique de l’Ouest, et sa monnaie le franc CFA, n’est qu’un outil de plus perme ant à la France d’exercer un poids économique et politique en Afrique. Les décennies de la guerre froide, qui ont donné lieu au Consensus de Washington, démontrent quant à elles comment les États-Unis ont réussi à utiliser l’aide au développement afin d’imposer un système idéologique et des politiques économiques qui les avantagent. Bien qu’ils n’opèrent pas un contrôle direct sur les institutions des pays avec lesquels ils font affaire, ils sont parvenus à obtenir une certaine emprise sur des organisations comme la Banque mondiale et le FMI, notamment par un système de votation basé sur un dollar/un vote où les donateurs peuvent imposer des orientations politiques. L’appropriation de l’aide Des millions de dollars ont transité par des dictateurs des pays du Sud qui se sont approprié l’aide. Au nombre de ces dictateurs, nommons Mobutu Sese Seko, le président de la République démocratique du Congo de 1965 à 1997 (anciennement Zaïre) ou Blaise Compaoré, le président du Burkina Faso de 1987 à 2014. Dans les années 1950 et 1960, après la décolonisation, plusieurs nouveaux dirigeants ont profité des flots d’aide internationale pour s’enrichir, et les pays donateurs détournaient le regard lorsqu’il s’agissait de partenaires commerciaux. Lorsque l’aide sert l’intérêt national des pays donateurs, elle peut donc parfois perpétuer le cycle de pauvreté et augmenter les inégalités en encourageant la corruption des élites locales. Ainsi, contrairement aux affirmations de la Banque mondiale dans de nombreux rapports prônant la bonne gouvernance, les gouvernements corrompus tendent à recevoir plus d’aide que ceux qui ne le sont pas et rien ne prouve que l’aide tend à diminuer la corruption111. Le problème de la corruption ne relève pas d’une intentionnalité négative des acteurs multilatéraux ou bilatéraux de l’aide publique au développement. Comme les autres problématiques énumérées dans ce chapitre, ce problème découle de l’ordre mondial actuel qui ne régule pas suffisamment l’accumulation de richesse et encou-

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rage ainsi les pays du Nord à prioriser leur intérêt national. Les acteurs en quête de profit tendent ainsi à s’approprier l’aide internationale pour d’autres raisons que la justice Nord-Sud. Les montants d’argent et les biens liés à l’aide au développement et à l’aide humanitaire, lorsqu’ils sont distribués dans des pays fragiles politiquement, aux prises avec des tensions internes ou en situation de guerre civile, peuvent également être accaparés par des groupes armés. La livraison d’aide sous toutes ses formes devient un casse-tête pour les organisations sur le terrain, spécialement dans un pays ravagé par des violences intestines et qui doit composer avec la présence de groupes terroristes et/ou de milices civiles. La Somalie est un cas d’école en ce qui a trait à l’appropriation de l’aide. Un rapport révèle que durant la famine de 2010-2012, le groupe extrémiste al-Shabaab, associé à al-Qaïda, avait concocté un système sophistiqué d’exploitation des livraisons d’aide pour son propre profit. Réalisé par l’Overseas Development Institute et un groupe d’experts somalien, le rapport explique que le groupe salafiste interdisait la livraison de nourriture dans certaines régions du sud du pays, a aquait les livraisons et demandait des paiements a eignant jusqu’à 10 000 dollars aux agences humanitaires pour obtenir l’accès à certaines régions touchées par la famine. Fournir de l’aide dans des pays en guerre s’avère donc non seulement inefficace, mais risque également d’altérer les processus de reconstruction et de maintien de la paix. Une plus grande équité entre les individus et les pays aurait le potentiel de limiter le soutien international à des groupes armés, qui livrent des guerres par procuration et contribuent à la perpétuation d’une insécurité endémique dans certaines régions du Sud global. La coordination de l’aide Bien que les organisations de ce secteur aient l’avantage de la connaissance du terrain et de la flexibilité, la coopération internationale basée sur l’action d’ONG et d’associations locales favorise une désagrégation des plans d’aide et de reconstruction. La situation d’Haïti après le tremblement de terre de 2010 en est sans doute l’exemple le plus frappant. Alors qu’une quantité de dons massive en provenance des pays du Nord affluait dans le pays, un an après le séisme, 90% des débris n’avaient pas été ne oyés et 595 000 réfugiés vivaient toujours dans des camps de fortune autour de la capitale112. Travaillant dans une logique de «projets» plutôt que selon un plan coordonné par le gouvernement central, chaque organisation avait des intérêts spécifiques, que ce soit la construction de maisons clés en main, l’installation de cliniques médicales d’urgence, l’autonomisation économique des femmes ou la gestion des orphelins. Cela est essentiellement a ribuable au manque de confiance envers les gouvernements récipiendaires d’aide, particulièrement en ce qui concerne la gestion des montants d’aide internationale. Comme les ONG doivent trouver des fonds pour survivre et que les donateurs individuels privilégient les dons sectoriels, les organisations sont prises dans un modèle qui se décline par projets. Dans beaucoup de cas, les gouvernements seraient pourtant plus à même de coordonner des plans globaux de développement, mais les contraintes du milieu rendent la coordination difficile. De plus, comme la compassion est plus forte en cas de catastrophe, l’afflux monétaire est alors tellement important et spontané que seule une fraction des dons peut être distribuée rapidement. Même les ONG internationales les plus importantes comme Oxfam ou Save the Children suggèrent de donner de manière globale aux organisations plutôt que de donner seulement lorsqu’une catastrophe survient. Ce type de dons impulsifs les oblige souvent à utiliser les fonds dans les pays visés et ainsi à délaisser d’autres pays qui sont tout autant dans le besoin, mais qui sont moins «a rayants» pour des citoyennes et citoyens donateurs. Le manque de coordination ne découle pas nécessairement de l’aspect capitaliste ou sexiste de l’ordre mondial, mais de problèmes logistiques liés au manque de coordination multilatérale. Ces difficultés me ent en exergue le besoin de financer des organisations d’aide internationale et de coopération internationale globales, qui ont les capacités logistiques de mener des opérations globales de solidarité internationale et qui peuvent a ribuer le financement aux plus petites organisations en fonction des besoins. Le financement des organisations de coopération

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Les difficultés d’obtention de financement ont particulièrement influencé le travail des organisations de développement dans les dernières décennies, difficultés provoquées notamment par les baisses de fonds publics accordés à la coopération internationale. Les fluctuations du financement public obligent les ONG et les organisations de la société civile à faire des choix d’action en fonction des intérêts des donateurs, et ce, au détriment des besoins locaux. D’un côté, le financement gouvernemental varie en fonction des intérêts, ou désintérêts, des partis politiques. Au Canada, par exemple, le gouvernement conservateur de Stephen Harper finançait à grands frais les organisations prosélytes et religieuses, alors que le gouvernement libéral de Justin Trudeau préfère les organisations dont les projets concordent avec une vision libérale féministe. À chaque cycle d’élections, les organisations doivent revoir leurs projets et certaines doivent fermer boutique si elles ne sont plus dans les bonnes grâces des donateurs publics. D’un autre côté, le financement citoyen des ONG de développement fluctue également en fonction des intérêts des populations donatrices. Comme mentionné plus tôt, les dons individuels vont davantage être influencés par une crise spontanée que par un problème structurel de développement. En d’autres termes, un tsunami va perme re de récolter davantage d’argent qu’un problème lié à l’irrigation des sols au Pérou. Les crises plus médiatisées comme celles en Syrie ou en Haïti récoltent également davantage de dons que les crises structurelles affligeant des pays dont on entend peu parler, comme la Centrafrique ou le Sri Lanka. Ensuite, les donations affluent davantage pour un projet qui semble intéressant que pour le fonctionnement général d’une ONG. Un projet d’autonomisation économique des femmes récoltera davantage de dons que la nécessité de payer les administrateurs d’une ONG, surtout si on peut me re un nom et un visage sur la personne qu’on va aider dans un pays dans le besoin. Pour obtenir du financement crucial à leurs activités et en raison de la compétition entre elles pour les mêmes sources de financement, les organisations sont forcées de redoubler d’efforts pour en appeler à la compassion des citoyennes et citoyens du Nord. Cela encourage parfois l’adoption d’un certain misérabilisme de la part des populations du Sud, le délaissement de populations vivant dans des pays moins a rayants pour les donateurs et des stratégies de marketing commerciales visant à maximiser les dons, et ce, malgré les meilleures intentions de la part desdites organisations. Des ONG en sont souvent venues à focaliser sur une hyper-individualisation du principe de dons par des campagnes du type: «donnez 20$ et nous donnerons une machine à coudre à Rosario» ou «donnez 5$ par mois pour envoyer Abbas à l’école». Malgré de bonnes intentions, ce type de stratégie porte ombrage aux véritables problèmes du système international qui donnent l’impression qu’à coups de dons, nous réglerons le problème structurel des inégalités entre les pays et entre les individus. En fait, c’est l’ordre mondial, basé sur l’exploitation et la dépossession, qui doit être remis en cause. En général, les problèmes de financement favorisent les ONG occidentales de grande envergure plutôt que les organisations locales qui n’ont pas accès à beaucoup de sources de financement. Les raisons avancées par les donateurs du Nord pour favoriser ces grandes ONG sont que les petites organisations sont incapables de remplir les formulaires de demande et de suivi correctement, ou encore qu’il est plus difficile de donner une multitude de petits montants que de donner de plus gros montants à des organisations qui ont déjà plus de ressources. Pourtant, les organisations locales sont bien placées pour perme re un réel développement adapté au contexte. Les financer perme rait de s’éloigner de l’homogénéisation des programmes de développement113.

Les déficiences du système actuel de coopération internationale, comme on peut le voir, ne découlent pas seulement de problèmes logistiques, mais également d’une vision néolibérale et technocratique du développement international basée sur l’intérêt national des pays donateurs. Bien qu’aucune solution globale de rupture ou de réformes ne puisse s’a aquer à tous ces problèmes à la fois, davantage de solidarité dans le financement des organisations de développement et la création de nouvelles organisations internationales pourraient perme re de régler plusieurs de ces problèmes. Une nouvelle moralité politique encourage ainsi certaines politiques plutôt que

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d’autres; certains exemples seront abordés plus tard au cours de cet essai. Ces propositions seront élaborées dans l’optique de se fixer un cap en dépit de l’effritement de l’ordre mondial institutionnalisé. Mais pour l’instant, passons en revue les différentes alternatives déjà suggérées.

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3 Alternatives à la coopération internationale

Si nous voulons a eindre la paix sur Terre […] [n]os loyautés doivent transcender notre race, notre tribu, notre classe et notre nation; et cela veut dire que nous devons développer une perspective mondiale. – Martin Luther King, Jr., militant pour les droits civiques aux États-Unis

H à la coopération internationale, il est triste de constater que même des images misérabilistes d’enfants pauvres et sans défense émeuvent de moins en moins les populations du Nord114. La coopération internationale n’a plus la cote dans les foyers occidentaux et plusieurs perçoivent ses déficiences comme insurmontables. Différentes alternatives théoriques ont été élaborées afin de répondre à ce désintéressement et aux critiques légitimes dont le système de coopération internationale actuel est l’objet. Je présente ici quelques-unes de ces alternatives au modèle de coopération internationale et à l’ordre mondial institutionnalisé. Le prochain chapitre portera sur l’élaboration d’une position internationaliste radicale, accompagnée d’une transition globale, pour parvenir à une plus grande équité Nord-Sud. Cesser l’aide internationale Bon nombre d’économistes réputés vilipendent l’aide internationale pour des raisons plus que justifiées. Étrangement, il s’agit d’une position adoptée tant par des penseurs libéraux que marxistes. Il est désormais à la mode, tant à gauche qu’à droite, de critiquer l’aide internationale. Elle est vue au mieux comme inefficace et au pire comme perpétuant le sous-développement. Pour beaucoup, l’aide crée une dépendance et perpétue la pauvreté. Dans son best-seller paru en 2006 et intitulé Le fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres, l’ancien chercheur de la Banque mondiale William Easterly expose les problèmes liés à l’aide internationale et à la professionnalisation du développement international. Il note par exemple que la majorité de l’aide internationale est basée sur des solutions à la pièce pour régler des problèmes beaucoup plus larges. De plus, selon lui, l’aide annihile l’innovation locale et le développement autonome des populations du Sud115. Sept ans plus tard, dans son livre intitulé The Tyranny of Experts (La tyrannie des experts), Easterly peaufine sa solution aux échecs de l’aide en suggérant un recours accru au marché afin d’accélérer le développement des pays du Sud. Il oppose la technocratie des organisations internationales, qu’il associe à un développement autoritaire de la part d’experts externes, à une forme de développement basée sur des solutions spontanées encouragées par le marché. Bien qu’il n’ignore pas les déficiences du marché, il argumente tout de même qu’un marché compétitif est plus à même de proposer des solutions dont les populations ont besoin. Le marché, selon lui, serait le seul moyen d’assurer les droits des individus face à l’autoritarisme de l’État et des organisations internationales. En citant allègrement l’économiste néolibéral Friedrich Hayek, il associe un développement organisé par des acteurs étatiques et des experts externes à un développement autoritaire inefficace. Pour soutenir son argumentation, Easterly raconte l’histoire du Sud-Coréen Chung Ju-yung, né en 1915 à Asan, un village situé dans le district de Tongchan116. Composée d’agriculteurs, la famille de Chung n’arrivait pas à produire suffisamment de nourriture pour lui et ses frères et sœurs. Easterly montre que les experts technocratiques du développement auraient sûrement trouvé une solution technique au problème de Chung. Un expert en agriculture aurait recommandé un certain type de fertilisant ou une meilleure irrigation des sols, un expert en éducation aurait suggéré d’envoyer les enfants à l’école. Finalement, Easterly raconte comment Chung a migré vers la ville, est devenu mécanicien dans un petit garage et a éventuellement fondé la compagnie Hyundai, qui devint un

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des plus grands constructeurs automobiles du monde. L’auteur en conclut que la solution spontanée de Chung, basée sur un calcul coût-bénéfice (le salaire d’un fermier était moins avantageux que le salaire d’un mécanicien, ce qui a amené Chung à migrer) a permis à Chung de sortir de son impasse et d’envoyer assez d’argent à sa famille pour la sortir de la pauvreté. Le problème avec l’anecdote de Chung Ju-yung relève précisément du fait qu’il s’agit d’une anecdote. L’économiste Jagdish Bhagwati utilise la même stratégie lorsqu’il soutient que la mondialisation est bonne pour l’égalité homme-femme en mentionnant l’accession de Sadako Ogata au poste de Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés ou de Makiko Tanaka comme ministre des Affaires étrangères du Japon117. Ces quelques exemples de personnes du Sud qui gravissent les échelons sociaux grâce à des solutions spontanées favorisées par le marché ne sont pas une preuve irréfutable du bien-fondé de ces mêmes marchés pour assurer le développement de la majorité des individus. L’accession d’une femme à une position de pouvoir ne règle pas le problème de l’oppression systématique sexuelle et genrée. De plus, beaucoup de solutions à des problèmes de base ne sont pas rentables pour le marché. Pour qu’une compagnie privée décide de s’occuper d’un problème lié au développement, comme l’accès à des toile es fonctionnelles, à de l’eau potable ou à des semences, il faut que ce problème offre des perspectives de rendement. Si un problème humain majeur n’offre pas de possibilité de profits, il ne fera pas l’objet d’investissements. Ainsi, l’idée n’est évidemment pas de donner à un acteur externe tout-puissant les pouvoirs de déterminer tous les détails d’un plan de développement, mais plutôt d’encourager et de financer des solutions par des acteurs locaux et leur accorder le soutien technique et financier nécessaire pour leur perme re de développer des solutions qui n’apparaissent pas rentables au premier abord. Dans un livre intitulé L’aide fatale, l’économiste zambienne Dambisa Moyo dénonce les ravages de l’aide internationale et propose un plan en cinq à dix ans pour se sortir du système d’aide systématique. En raison des déficiences exposées dans le chapitre précédent, il est difficile d’être en complet désaccord avec le constat principal de Moyo: l’industrie de l’aide a été, écrit-elle, un désastre sur les plans politique, économique ou humanitaire pour la plus grande partie du monde118. Cependant, la solution de Moyo peut sembler risquée même pour les plus grands critiques des institutions de développement international. Son plan? Un retour au fondamentalisme de marché tel que promu par le Consensus de Washington dans les années 1980. Pour se libérer de la dépendance à l’aide, elle considère que les pays africains doivent ouvrir leurs frontières, a irer les investisseurs étrangers à tout prix, payer leurs de es, s’intégrer plus rapidement aux marchés mondiaux, favoriser les exportations et emprunter aux banques privées et aux marchés internationaux de capitaux plutôt qu’à la Banque mondiale. Les solutions proposées par Moyo font fi des recherches qui démentent l’idée selon laquelle toutes choses étant égales par ailleurs, le libre marché produit de la croissance économique. Sa promotion de l’inclusion des économies africaines aux marchés mondiaux ne prend pas suffisamment en compte les capacités productives et politiques des pays africains, qui les rendent souvent non compétitifs et incapables d’imposer des règles de commerce équitables, notamment en ce qui a trait au marché des matières premières. Même l’ancien économiste de la Banque mondiale Paul Collier, dans son livre intitulé The Bo om Billion, a démenti la thèse de l’ouverture au marché comme moteur de croissance. Il contredit également l’idée que le commerce pouvait servir le «bo om billion» des individus les plus pauvres119. Collier, tout comme Ha-Joon Chang, émet l’argument que l’ouverture aux marchés internationaux par le libre-échange, lorsque réalisée avant qu’une économie nationale ne réussisse à se diversifier, n’aura pas les effets escomptés. L’histoire a en effet prouvé que les politiques néolibérales de développement ont plutôt creusé le fossé des inégalités entre les pays du Sud et du Nord. Même le FMI tente aujourd’hui de s’éloigner du fanatisme de marché tel que proposé par Moyo120. Des théoriciens postcoloniaux et marxistes ont développé des critiques similaires à propos de la coopération internationale et promeuvent aussi une dissolution de l’architecture de l’aide internationale. Alors que les marxistes matérialistes soulignent la déficience des liens de dépendance et d’impérialisme encouragés par l’aide au développement, les postcoloniaux me ent en évidence l’homogénéisation d’un système économique et culturel qui détruit les modes de pensée locaux. Ce faisant, la plupart promeuvent un esprit de décolonisation passant par la destruction des organisations internationales.

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Dans le dernier chapitre de cet essai, je tenterai de démontrer comment favoriser (et financer) les solutions locales et comment repolitiser l’aide dans l’optique d’une coopération solidaire, et ce, sans rejeter le principe même de la coopération internationale. Il est possible de rejeter un modèle unique tout en espérant la modernisation des infrastructures sanitaires, l’accès à des médicaments génériques ainsi que le développement de routes et d’écoles. La déconstruction d’un modèle n’implique pas une absence de redistribution et de responsabilité sociale et historique envers des populations pillées et exploitées. Si l’aide internationale est distribuée dans le contexte d’un multilatéralisme différent, elle pourrait être garante d’une réduction des inégalités et de l’accès à davantage de ressources de base pour tous. L’aide seulement bilatérale Une autre solution au système actuel d’aide publique au développement serait de cesser toute coopération multilatérale pour miser seulement sur l’aide bilatérale, soit entre deux pays. Mais l’aide bilatérale, si elle peut être transformatrice lorsqu’elle est mise en œuvre par des pays plus progressistes, peut être dévastatrice si elle est accordée par des pays qui priorisent leur propre intérêt géostratégique. Un système décentralisé de coopération internationale serait davantage soumis aux aléas de gouvernements changeants et ferait encore plus l’objet d’intérêts politiques des pays donateurs qu’un système multilatéral. La politique d’aide de la Chine en Afrique, par exemple, a souvent fait l’objet de louanges et a été présentée comme un modèle de coopération Sud-Sud (ou pays émergents-pays en développement). Le volume de commerce et de prêts entre la Chine et l’Afrique a drastiquement augmenté dans les dernières années. Alors que les importations chinoises représentaient 4% de toutes les importations africaines en 2001, elles représentaient 16% en 2018, et les exportations africaines en direction de la Chine sont passées de 3 à 15% durant la même période. Les compagnies chinoises investissent massivement sur le continent et financent de gigantesques projets d’infrastructures. Par exemple, Beijing a prêté l’équivalent d’environ 15 milliards de dollars canadiens à la Guinée sur 20 ans afin de financer un projet de développement de bauxite et d’alumine réalisé par China Henan International et China Power Investment, alors que China Railway Construction a investi 9 milliards pour la construction d’un chemin de fer sur la côte du Nigeria, et que la Banque de Chine a financé 75% d’un projet hydroélectrique majeur au Nigeria121. Le «Consensus de Beijing», soutenu notamment par la Banque asiatique de développement dirigée par la Chine, est souvent vanté comme un modèle venant du Sud, en comparaison au Consensus de Washington. Le modèle promu par Beijing inclut un développement basé sur l’innovation et la non-intervention dans les affaires nationales, ce qui contraste en effet avec les programmes d’ajustement structurel imposés aux gouvernements emprunteurs par la Banque mondiale et le FMI dans les années 1980. Pourtant, l’aide bilatérale chinoise est loin d’être plus solidaire que le système de coopération multilatérale organisé par la Banque mondiale. Un exemple négatif des relations entre la Chine en Afrique est celui de la compagnie minière chinoise Haiyu dont les activités ont causé des inondations majeures et forcé le déplacement sans compensation d’un village entier au Mozambique. Cet investissement étranger chinois, pourtant soutenu par les gouvernements des deux pays, a eu des effets dévastateurs sur l’environnement et sur le mode de vie d’au moins 300 Mozambicains122. Au-delà du modèle macroéconomique néolibéral qu’elles défendent encore, les organisations régionales et internationales de développement traditionnelles comme la Banque mondiale et le PNUD sont forcées de rendre des comptes pour de telles tragédies, et ce, au moins depuis les mobilisations citoyennes contre ces institutions dans les années 1990. Dans beaucoup de cas, les organisations régionales et les ONG ont des mécanismes de rétroaction et des cadres de protection sociale et environnementale que les projets bilatéraux ou privés ne comprennent pas. Dans tous les cas, la Chine ne prétend pas faire du développement, et assume que l’aspect commercial de ses pratiques sert ainsi ses intérêts nationaux. Bien qu’ils reconnaissent que les investissements chinois ont propulsé le développement industriel et technologique en Afrique, beaucoup d’observateurs critiquent ce nouveau type de développement d’infrastructures basé sur des prêts gigantesques, qui risquent de pousser des pays dans une nouvelle crise de la de e. Certains qualifient

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ce e nouvelle relation de néocoloniale, puisque la Chine détient notamment aujourd’hui, en raison des projets majeurs réalisés dans ces deux pays, 72% de la de e bilatérale du Kenya et 77% de la de e de Djibouti123. De plus, la Chine amène bien souvent en Afrique son propre matériel et capital humain plutôt que d’engager des travailleurs et des fournisseurs locaux, ce qui ne favorise en rien le développement d’une force de travail locale. Bien que l’aide multilatérale porte son lot de problèmes, il y a davantage d’espace pour les motivations intéressées dans l’aide bilatérale. Le président américain Donald Trump a d’ailleurs clairement dit dans son adresse à la nation de 2018 vouloir donner seulement aux pays qui servent les intérêts américains en s’alignant sur les positions étatsuniennes à l’ONU. Dans l’aide multilatérale, l’intérêt national ne disparaît pas, mais se dissipe davantage dans les processus bureaucratiques et les relations de pouvoir entre les différents États. De plus, les relations de pouvoir entre deux États dans le cadre de négociations bilatérales sont beaucoup plus directes et inégalitaires, alors qu’il est possible de créer des coalitions ou d’être appuyé par d’autres États dans des négociations multilatérales. La philanthropie Les populations du Sud reçoivent aujourd’hui plus en biens et en argent de la part de philanthropes américains que de l’aide officielle de la part du gouvernement des États-Unis. Malheureusement, bon nombre de ces nouveaux «philanthrocapitalistes124» investissent seulement dans des projets sociaux qui génèrent un retour sur investissement et plusieurs d’entre eux investissent uniquement dans des programmes sociaux gérés par des entreprises privées. En bref, le philanthrocapitalisme implique une importation de la logique du capital financier dans le secteur philanthropique. La plupart des philanthropes importent des manières de faire du monde de l’entreprise privée et intègrent ainsi les populations du Sud à un système capitaliste structuré par l’intérêt individuel et l’individualisation des prêts et des responsabilités. Les philanthrocapitalistes vont plus souvent financer des projets qui utilisent le marché plutôt que des initiatives locales basées sur la coopération, l’entraide et l’équité. Un autre problème majeur avec les initiatives philanthropiques est qu’elles encouragent le complexe du sauveur, soit un type de colonialisme nouveau genre à travers lequel les pauvres n’existent que pour que les riches puissent augmenter leur bien-être en les aidant. Traduction du white savior complex, cet état d’esprit donne l’impression que les populations pauvres et racisées ont besoin de l’aide des personnes blanches pour se sortir de leur situation125. Alors que certaines fondations, individus ou groupes privés opèrent des projets intéressants, la plupart ne font que proposer une solution temporaire là où il faudrait résoudre des inégalités systémiques. La philanthropie met donc un baume sur le cœur de personnes bien intentionnées, mais la multiplication d’initiatives individuelles crée un manque de coordination et souvent de professionnalisme. Même Peter Buffe , fils du milliardaire et philanthrope Warren Buffe , critique ce besoin des personnes riches de redonner afin de «mieux dormir la nuit» pendant que «la structure des inégalités reste en place126». Il n’appelle pas à un changement radical du système, mais identifie l’absurdité de ce qu’il appelle le complexe charitable-industriel. En 2005, plusieurs personnalités connues comme Gordon Brown, Bill Clinton et Bono ont été sensibilisées au problème important du manque de moustiquaires pour protéger les familles pauvres de la propagation de la malaria en Afrique. L’actrice Sharon Stone avait alors organisé une collecte de fonds auprès de ses amis bien nantis et avait récolté un million de dollars pour l’achat de moustiquaires pour la Tanzanie. Bien sûr, l’installation de moustiquaires permet de réduire de manière significative le taux de malaria chez les Tanzaniens. Mais il ne s’agit pas d’avoir de bonnes intentions et d’avoir identifié un problème à régler. Ce n’est pas pour rien si l’achat de moustiquaires ne fait pas partie des programmes réguliers des organisations de développement: celles-ci sont constamment revendues sur le marché noir par ceux qui les reçoivent gratuitement ou même utilisées comme filet à poissons ou voile de mariage. Une étude portant sur un projet de distribution gratuite de moustiquaires en Zambie établissait que 70% des moustiquaires distribuées n’étaient pas utilisées ou étaient revendues127. L’envoi de denrées ou de vêtements fait aussi partie des initiatives citoyennes les plus communes. Lancée en 1992 par Bernard Kouchner, alors ministre français de la Santé, l’opération «Du riz pour la Somalie» est devenue emblématique d’une aide hautement médiatisée, mais mise en œuvre sans professionnalisme. Celui qui a également fondé Médecins sans frontières en 1971 a organisé une grande campagne de récolte de sacs de riz dans les

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écoles françaises pour les envoyer en Somalie. Il avait ainsi mobilisé des centaines de ses concitoyennes et concitoyens pour la cause somalienne, en leur montrant des images de Somaliennes et Somaliens rachitiques, grandement affectés par la famine. Des observateurs africains parleront plus tard du «triomphe de la communication humanitariste émotionnelle128». Outre le fait que le riz était fort probablement produit en Asie, emballé en France puis envoyé en Somalie, ce qui montre tout le ridicule d’un point de vue écologique face à de tels transports, ce e initiative a surtout fait parler d’elle, car elle donnait l’impression à des personnes bien intentionnées d’aider des «pauvres Africains noirs». Ce faisant, par le syndrome du sauveur, ces personnes reproduisaient une vision postcoloniale des Africaines et des Africains «sans défense» devant absolument être aidés par des Blanches et des Blancs. De plus, ce e initiative aura coûté plus cher qu’une aide financière directe, grâce à laquelle le gouvernement somalien aurait pu acheter du riz à des producteurs locaux ou à des pays voisins. Pourquoi ne pas récolter de l’argent et l’envoyer au gouvernement local ou aux équipes onusiennes qui tentent tant bien que mal d’organiser la reconstruction des pays affectés? Probablement parce qu’en plus de les percevoir comme faibles et sans défense, les populations occidentales ont tendance à considérer les personnes racisées du Sud comme corrompues, malhonnêtes ou promptes à dépenser de manière irresponsable l’argent envoyé. Encore aujourd’hui, il est mieux vu d’envoyer des dons sous forme de biens matériels plutôt que de l’argent. Dans une le re ouverte au Devoir en 2017, je critiquais une campagne lancée sur les médias sociaux par une vede e de Snapchat qui avait réussi à amasser 1,5 million de dollars dans le but d’envoyer des avions remplis de nourriture en Somalie129. Le Français Jérôme Jarre et l’acteur américain Ben Stiller étaient à la tête de ce e initiative visant à aider les quelque 20 millions de Somaliens affectés par la famine. Avec le hashtag#TurkishAirlinesHelpSomalia, ils ont convaincu la compagnie d’aviation Turkish Airlines de livrer trois bateaux et trois avions-cargos remplis de nourriture et d’eau embouteillée en Somalie, au Yémen et au Soudan du Sud. Même si elles étaient très bien intentionnées, ces personnalités n’avaient pas compris que la cause fondamentale de la famine en Somalie n’était pas le manque de nourriture, mais l’incapacité financière et logistique de réagir aux sécheresses. Les famines sont principalement liées à l’incapacité des producteurs locaux de produire suffisamment de vivres pour les emmagasiner durant les années sèches. Les sécheresses poussent donc les agriculteurs à augmenter le prix de leur production. Et lorsque les sacs de riz gratuits arrivent, la population choisira évidemment ces denrées gratuites fournies par les organisations internationales. Ainsi, envoyer des cargos de nourriture influe forcément sur les marchés nationaux, déjà fragiles. Les petits producteurs qui ont déjà de la difficulté à écouler leur marchandise seront complètement écrasés sous le poids de ce e nourriture gratuite tombée du ciel. Le revenu des populations locales continuera donc de chuter, aggravant ainsi la crise économique et la famine. La pauvreté des sols et la pénurie de pluie sont les causes naturelles de la famine en Somalie. Certes, des relations commerciales inégales appauvrissent la population et la forcent à faire de la monoculture, mais la pratique de l’aide liée et le dumping de nourriture expliquent en partie la persistance du problème. La majorité des individus souffrant de la famine sont des paysans, ce qui fait qu’il est curieux de leur envoyer de la nourriture plutôt que de l’aide logistique pour irriguer leurs sols ou faire de la recherche et développement pour produire de manière plus soutenue. De plus, comme la plupart des pays du Sud exportent à très faible coût des denrées alimentaires vers le Nord, il est plutôt ironique de leur envoyer en retour de la nourriture en cas de crise. Il va sans dire que le coût d’emballage, de transport et de livraison de ladite nourriture excède grandement le coût de production et de distribution sur place, tout en ayant un coût environnemental énorme. Envoyer de la nourriture et de l’eau à des populations victimes d’une famine apporte une aide humanitaire d’urgence certes cruciale, même si elle est réalisée par des philanthropes. Dans plusieurs contextes, c’est ce qui doit être fait en priorité. Stabiliser les prix des denrées premières pour éviter les fluctuations ou encore déterminer un juste prix pour les produits de l’agriculture venant du Sud serait cependant plus solidaire sur le long terme que d’envoyer des sacs de riz en cas de sécheresse. Bien qu’il ait éventuellement modifié son approche pour envoyer de la nourriture protéinée pour bébés, Jérôme Jarre a participé au manque de dialogue sur l’inégalité des règles de commerce au niveau mondial en réduisant le problème à un simple manque de nourriture. Localement, une solution à long terme inclurait plutôt l’irrigation des terres arables, la construction de puits dans les régions éloignées, des subventions gouvernementales pour les petits producteurs ou encore des projets de recherche et développe-

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ment en agriculture. Ce n’est pas un hasard si les organisations humanitaires professionnelles ne demandent des dons de nourriture qu’en dernier recours. Avec les organisations sur le terrain, elles travaillent plutôt à améliorer l’autonomie des producteurs, à renforcer les communautés paysannes par des systèmes coopératifs et à réaliser de la recherche et développement au niveau local. Parmi les exemples de pratiques qui échouent à circonscrire les problèmes à la racine, mentionnons également les initiatives philanthropiques de la compagnie américaine TOMS, qui reme ait une paire de souliers en Afrique pour chaque paire achetée aux États-Unis, celle de Vision mondiale, qui voulait distribuer les chandails usagés de la NFL, celle de l’entrepreneur américain Jason Sadler qui cherchait à donner un million de t-shirts en Afrique ou encore celle d’une association française qui, après le tremblement de terre de 2005 au Pakistan, recueillait tous les dons, «même des choses usées, même des couvertures trouées130». L’idée de vouloir donner des vieux vêtements pose plusieurs questions éthiques. La surconsommation de vêtements dans les pays du Nord a participé à la réduction de leur qualité et de leur longévité. Les vêtements envoyés en Afrique ont donc une espérance de vie très courte. Selon la chercheuse Sandrine Chastang, l’association belge Les petits riens utilisait dans les années 2000 moins de 1% des 3000 tonnes de vêtements qu’elle récolte chaque année: 20% sont envoyés à la décharge, 30% deviennent des chiffons, 10% sont vendus en Belgique et le reste est exporté en Afrique. Est-il vraiment nécessaire d’engager des bénévoles ou des employés rémunérés pour récolter, empaqueter et envoyer des couvertures trouées au Pakistan? Ne devrions-nous pas plutôt mieux organiser notre temps, mieux dépenser notre argent et mieux hiérarchiser nos bonnes intentions? Si la philanthropie, bien que fondée sur le complexe du sauveur, était correctement orchestrée, elle pourrait représenter un apport potentiellement important au système de solidarité internationale. Toutefois, la rhétorique du «un peu d’aide, c’est mieux que pas d’aide du tout» est trompeuse. «Un peu d’aide» peut aussi apparaître comme une aide nuisible. L’aide philanthropique qui n’est pas mise en œuvre en partenariat direct avec les gouvernements et les populations locales peut nuire à l’autosuffisance d’un pays, au développement humain et à la réduction des inégalités. Parfois, les bonnes intentions ne suffisent pas. Si je me fais retirer une dent par un dentiste, je préfère que celui-ci soit un professionnel qui respecte certains codes déontologiques. Pourtant, quand vient le temps de discuter du développement international, certaines personnes se contenteraient de bonnes intentions pour appréhender les problèmes, ce qui est souvent insuffisant et parfois nuisible. Un autre problème du philanthrocapitalisme est qu’il encourage la sphère privée à assumer des fonctions auparavant réservées à l’État. À partir de 1999, Bill et Melinda Gates ont eu le désir d’améliorer le système d’éducation public aux États-Unis. Suivant leur intuition voulant que les écoles secondaires soient trop densément peuplées pour la réussite des étudiants, ils ont injecté des millions de dollars pour construire de plus petits établissements d’enseignement. Des années plus tard, une étude menée par leurs propres chercheurs a démontré que la taille des écoles n’influençait en rien les performances des élèves. Hormis la perte de ces millions de dollars qui auraient pu servir à autre chose, les commissions scolaires tests ont dû gérer contre leur gré les petites écoles construites par la Fondation Gates, et ce, à des coûts plus élevés que les écoles comptant de grands effectifs. Dans les années 2010, la Fondation Gates finançait également des programmes indiens de vaccination, destinés à environ 27 millions d’enfants, par le biais du groupe indien Immunization Technical Support Unit. En septembre 2017, le ministre de la Santé indien, Soumya Swaminathan, a annoncé que le gouvernement allait dorénavant financer luimême le programme afin de se soustraire à l’influence potentielle de la Fondation Gates sur l’orientation des programmes. La plupart des philanthrocapitalistes sont par ailleurs des individus ayant fait fortune en suivant des modèles d’affaires redoutables, notamment en se procurant des matières premières ou des produits à faible coût dans les pays du Sud et en profitant des régulations de travail minimes dans ces mêmes pays. Redonner par la suite n’aura pas pour effet d’empêcher l’exploitation à laquelle ils ont souscrit, mais plutôt d’appliquer un baume temporaire sur des problèmes plus structurels. De même, en redonnant une maigre portion de leurs profits, beaucoup en profitent pour réaliser des économies d’impôt et éviter de financer l’État, qui serait mieux à même de redistribuer de manière plus globale131.

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Le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, a promis en 2015 de donner avant sa mort 99% des actions qu’il détient dans son entreprise, et ce, dans le but de faire avancer le potentiel humain et de promouvoir l’égalité. Lui et sa femme Priscilla Chan ont notamment financé un projet de plus de trois millions de dollars en dons pour a énuer la crise du logement dans la Silicon Valley. Ironiquement, c’est l’arrivée même de Facebook et d’autres géants de l’industrie des technologies de l’information qui a créé ce e crise du logement. La spéculation sur l’immobilier dans la région, due à l’arrivée de ces industries, a rendu difficile l’accès au logement, parfois même pour des employés ayant des salaires de plus de 100 000$132. Par ailleurs, le statut légal de la fondation créée par Zuckerberg et Chan leur permet d’investir dans d’autres compagnies et de faire des dons politiques. Le philanthrope milliardaire américain Warren Buffe a également affirmé à plusieurs reprises que ceux qui ont la chance d’être dans le 1% ont le devoir de penser aux autres 99%. L’idée est intéressante. Mais la solution ne serait-elle pas plutôt d’avoir un impôt plus progressif sur le revenu et de taxer les plus riches afin d’empêcher la création de la classe du 1%? L’argent ainsi amassé pourrait ensuite servir à une redistribution plus équitable tant au niveau national qu’international. Comme certaines des propositions du dernier chapitre y feront allusion, une réelle solidarité passerait par l’adoption de politiques bilatérales et internationales perme ant de réduire les inégalités sur le long terme, plutôt que par la charité d’individus philanthropes bien-pensants. La coopération altermondialiste La mouvance altermondialiste s’est constituée lors d’événements comme la formation de l’Armée zapatiste de libération nationale au Mexique en 1993, les différentes manifestations contre l’ALENA, les marches européennes contre le chômage dans les années 1990, les manifestations de Sea le en 1999 ainsi que la grande mobilisation de l’an 2000 en réponse au Forum économique de Davos, lors de laquelle 1 000 personnes ont alors causé suffisamment de dégâts pour faire augmenter substantiellement les coûts du Forum en matière de sécurité. Plus récemment, des mouvements comme Occupy et A ac France ont aussi milité pour que soient apportées des modifications au modèle économique dominant et pour demander l’avènement d’une «autre mondialisation». L’altermondialisme peut être considéré comme un «mouvement de mouvements» regroupant autant des groupes autochtones, féministes, environnementaux ou religieux que des syndicats, des ONG et des groupes citoyens133. Au-delà de son hétérogénéité, le mouvement altermondialiste se reconnaît autour de valeurs telles que la démocratie participative, la justice économique et sociale, les droits des peuples à l’autodétermination, la protection de l’environnement et le respect des droits humains. Son slogan? «Un autre monde est possible», en réponse au slogan bien connu de l’ancienne première ministre britannique Margaret Thatcher: «Il n’y a pas d’alternative [au néolibéralisme]». Une des principales manifestations du mouvement altermondialiste à l’échelle planétaire a été l’organisation du Forum social mondial (FSM). Le but du FSM est de perme re l’auto-organisation des différents groupes, de se rassembler pour échanger points de vue et expériences et de créer des alliances dans le but ultime de poser les bases d’un monde plus juste. Lors de ces rencontres, chaque groupe autogéré organise des activités exprimant ses valeurs ou ses revendications. Les activités peuvent prendre plusieurs formes: table ronde, grande conférence, assemblée de convergence, activité culturelle, espace festif ou manifestation militante. Les forums sont des espaces régis par des principes d’ouverture, de décentralisation, d’inclusion et de non-représentativité. Il n’y a donc pas de porte-parole, de programme unitaire, de procédure de vote ni de principe régulateur restrictif. Aucun document final ou déclaration commune n’est diffusé à la fin des forums sociaux mondiaux. Les propositions des sous-groupes sont diffusées de différentes manières par des canaux de diffusion horizontaux. De ce fait découlent la principale force et le principal problème de l’altermondialisme. D’un côté, la non-hiérarchie et la démocratie radicale sont des valeurs qui doivent être développées si on souhaite construire un système solidaire au niveau global. D’un autre côté, la décentralisation des prises de décision et du mode d’organisation empêche les mouvements altermondialistes de proposer des solutions concrètes au problème de l’ordre mondial institutionnalisé.

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Il y a bien sûr des avantages à être «un mouvement de mouvements» plutôt qu’un acteur à proprement parler, à ne pas imposer de solutions qui ne seraient pas unanimes. Les groupes féministes ne seraient peut-être pas d’accord avec les revendications des adeptes de la théologie de la libération et la vision des Autochtones boliviens ne concorderait peut-être pas non plus avec celles des syndicalistes indiens. La fonction la plus importante des FSM et du mouvement altermondialiste, bien que peu spectaculaire, est la construction de mobilisations, de revendications et de campagnes communes, la mise en commun de visions du monde et l’analyse des grands événements qui secouent la planète. Cependant, il est du devoir collectif de penser plus concrètement aux stratégies économiques, politiques et sociales multilatérales à adopter pour se sortir de l’ordre mondial néolibéral, plutôt que d’en rester au stade de la simple critique. La démondialisation Le mouvement de la démondialisation a fait surface dans les années 1990 sensiblement en même temps que les mouvements altermondialistes. Les valeurs à la base de ces deux mouvements sont d’ailleurs similaires, soit de se positionner contre la mondialisation et les institutions de l’ordre mondial institutionnalisé (Banque mondiale, OMC et FMI). Pour les démondialistes, puisque les compagnies et les acteurs transnationaux exercent un pouvoir non régulé par le pouvoir démocratique, la mondialisation contourne la souveraineté populaire encore souvent déterminée par l’espace de la nation, seul espace concret d’exercice de la démocratie. La démondialisation développe souvent une position qui enjoint les gouvernements à se défaire des rouages de la mondialisation économique pour perme re l’émancipation des populations. Pour ce faire, les démondialistes souhaitent créer une rupture radicale avec les institutions internationales, promouvoir jusqu’à la possibilité d’être protectionniste, nationaliser les multinationales. Ce mouvement de «repli» n’est toutefois pas élaboré comme un mouvement de fermeture, puisqu’il vise théoriquement à (re)favoriser la coopération entre les peuples. La démondialisation reje e le pouvoir des multinationales et des élites capitalistes. Il est ainsi plus ardu pour une internationaliste de critiquer la mouvance démondialiste, car il existe beaucoup d’affinités entre les deux positions. L’internationalisme ne nie d’ailleurs pas le besoin de renforcer la souveraineté au niveau national afin de se prémunir contre le pouvoir des multinationales. Toutefois, un point qui distingue ces deux positions est que le rejet de la mondialisation, pour les démondialistes, doit se faire en deux temps: premièrement, assurer la protection des populations des pays du Nord face à l’avarice des compagnies multinationales; et deuxièmement, développer, par les gouvernements ayant regagné leur souveraineté, des stratégies afin de favoriser une plus grande solidarité Nord-Sud. L’internationalisme assume plutôt que les deux actions vont de pair, que l’une ne pourra pas se faire sans l’autre, puisque les gouvernements et les populations du Nord profitent de l’exploitation des populations du Sud pour conserver un certain mode de vie. Le lien entre nationalisme et démondialisation est aussi très clair dans un des plus récents ouvrages sur la démondialisation, écrit par l’auteur et militant français Aurélien Bernier. Pour Bernier, la restauration de la souveraineté nationale est la pierre angulaire du projet démondialiste, puisqu’il s’agit du seul moyen de contrer le pouvoir des multinationales134. Pour être mise en place, la démondialisation passerait donc par le biais de taxes et de quotas ainsi que par l’interdiction des paradis fiscaux, et ce, dans le but de forcer les compagnies françaises et étrangères à financer l’État français à la hauteur de leurs profits (l’auteur se plaçant du point de vue de la France). L’idée principale sous-jacente du projet démondialiste est d’éviter que la mondialisation n’affecte la population (française ici) plutôt que de cesser l’exploitation des pays du Sud par les gouvernements du Nord et avec la complicité des populations du Nord. Comme l’affirme Bernier, les multinationales ont acquis un pouvoir démesuré qu’il convient de leur retirer par le biais de nationalisations massives notamment. La démondialisation diffère évidemment d’un nationalisme économique de droite conservateur, et pourrait être associée en cela à un nationalisme de gauche. Le projet de Bernier est donc ancré à gauche, mais l’accent est mis sur le contrôle par les gouvernements occidentaux de la production et des flux monétaires plutôt que sur les actions des compagnies privées sur les populations du Sud. Un autre penseur de la démondialisation, Frédéric Lordon, parle également de la possibilité de constituer une «enclave de vie économique pacifiée135» à travers ce

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mouvement. La démondialisation préconise une sortie de la mondialisation, mais qui passe d’abord par une plus grande souveraineté nationale. On favorise ce e posture à la création d’institutions supranationales perme ant de réguler les actions des entreprises à l’international. Sortir complètement de la mondialisation apparaît, dans ces termes, prioritaire à un changement du système dans son ensemble. Même Walden Bello, pourtant un des premiers penseurs du mouvement altermondialiste, proposait en 2002 une liste d’idées démondialistes qui proposaient essentiellement la reconquête de la souveraineté nationale. Dans ce e liste se trouvaient des options de stratégies comme produire pour le marché intérieur, consommer localement, adopter des mesures protectionnistes, mieux répartir la richesse, améliorer la qualité de vie, favoriser des technologies non polluantes, promouvoir l’égalité des sexes et la démocratie locale. Ces idées sont toutes progressistes et sont toutes applicables au niveau national. Mais la priorité est donnée à la survie de la nation face aux compagnies transnationales plutôt qu’à la fin de l’exploitation Nord-Sud, qui est pourtant l’une des conditions de survie du système capitaliste. L’objectif des démondialistes est donc de démondialiser d’abord et internationaliser ensuite… si on se rend jusque-là. Il n’est donc pas surprenant que le manifeste démondialiste136 lancé au Québec en mai 2018 ait été initié par Jonathan Durand Folco, Eric Martin et Simon-Pierre Savard-Tremblay, trois des jeunes souverainistes de gauche les plus actifs de la province. Dans leur manifeste, dans les discours qu’ils livrèrent lors de son lancement et au travers de leurs publications passées, leur allégeance commune à la souveraineté du Québec est claire. Une autre face e importante de leur positionnement idéologique est leur préférence pour le niveau local afin de comba re les multinationales. Ils choisissent de me re cela de l’avant plutôt que de chercher à soutenir prioritairement les lu es des communautés du Sud137. La question n’est pas de dire que l’un ne peut pas se faire sans l’autre, mais plutôt que l’un ne doit pas se faire sans l’autre. La solidarité Nord-Sud et la fin de l’exploitation des communautés marginalisées du Sud ne sont pas des questions secondaires. Il est évident pour une grande partie de la gauche que pour décoloniser nos esprits des impératifs néolibéraux de croissance et de compétition, les autorités nationales doivent être renforcées, notamment pour qu’elles puissent resserrer leur étau (à ce jour presque inexistant) sur les multinationales. Mais dans cet essai, j’ai plutôt préféré me re la lumière sur l’exploitation, l’extractivisme et la dépossession des pays du Sud qui perme ent l’accumulation de richesses par des acteurs privés et par les gouvernements du Nord global. La prise en compte de ce e réalité devrait constituer le fondement de tout projet progressiste. Loin de vouloir discuter du bien-fondé ou non de la lu e souverainiste au Québec, je soutiens que les mouvements progressistes souverainistes et non souverainistes doivent s’approprier un discours renforçant le pouvoir des États sur les multinationales, et ce, dans le but que toutes les nations se libèrent de ce système qui constitue le fondement de l’exploitation des unes par les autres. Il faut également évaluer comment les mouvements sociaux à gauche peuvent avoir un impact sur les populations du Sud. Si le projet démondialiste pense prioritairement aux manières dont la nation peut être renforcée contre les propriétaires de capitaux, l’internationalisme pense à comment redéfinir radicalement les relations de pouvoir et l’ordre international multilatéral. Parce que les relations de pouvoir ne sont pas un jeu à somme nulle. Ce n’est pas parce qu’on reprend du pouvoir au niveau national que les corporations et les agences de notation perdent du pouvoir. Alors il faut penser tout de suite à comment éroder le système dans sa globalité. Lorsque la démondialisation est entrée dans la sphère politique, l’accent mis sur le nationalisme, au détriment de la solidarité, est devenu encore plus apparent. Le député du Parti socialiste français de la Saône-et-Loire, Arnaud Montebourg, a adopté le discours démondialiste en le détournant de sa définition originelle. Plutôt que de reme re en cause les principes néolibéraux de concurrence et de profit, démondialiser est devenu pour lui un moyen de redresser la compétitivité française et européenne. Selon lui, l’objectif premier – se distancier des organisations internationales – n’est donc pas de perme re au gouvernement français d’établir des règles du jeu différentes, mais plutôt de lui perme re de gagner davantage en suivant les mêmes règles du jeu. En un mot, la démondialisation de Montebourg est protectionniste avant d’être anti-néolibérale, et bien avant d’être solidaire. Le projet démondialiste est-il donc fondamentalement progressiste, pourrait-on se demander? La présidente du Front national français, maintenant le Rassemblement national, Marine Le Pen, qui est encore plus nationaliste

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que Montebourg, a également adopté le discours démondialiste en se référant à un «patriotisme économique» face à l’Union européenne. Lors d’une conférence de presse tenue à Strasbourg le 13 mai 2011, en s’appuyant sur les travaux de l’économiste démondialiste Jacques Sapir, elle affirmait vouloir «tourner le dos à la mondialisation». Elle milite ainsi pour une approche de «un-pays-contre-tous». Le président américain Donald Trump, qui est également un ardent pourfendeur de la mondialisation, défend les intérêts américains contre les compagnies privées qui délocalisent leurs opérations en Chine. Il a également drastiquement diminué le budget pour l’Agence d’aide publique au développement des États-Unis (USAID). Être anti-mondialisation est donc devenu une position attrayante tant pour des progressistes que pour des conservateurs. Il ne s’agit évidemment pas de dire que tous les démondialistes sont idéologiquement proches du Front national ou de Donald Trump, mais que le projet, puisqu’il est d’abord basé sur la souveraineté nationale et la protection de l’économie nationale, peut aisément être défendu par des mouvements nationalistes xénophobes de droite. Alors que le projet visait justement à perme re à la gauche de se réapproprier des thèmes comme celui de la nation, la reprise de ce discours par les partis les plus divers met en lumière une lacune majeure dans la définition de la démondialisation, soit son caractère flou et souvent simpliste. Dans un article de 2011, des membres de l’Association pour la taxation des transactions financière et l’aide aux citoyens (A ac) notaient en ce sens la superficialité et la simplicité du concept de démondialisation138. Ils soulignent que le retour à une monnaie nationale ou au protectionnisme ne protège pas du néolibéralisme mondialisé, de la spéculation ou du productivisme. Les solutions démondialistes peuvent en effet perme re à une nation de se prémunir contre les effets néfastes de la mondialisation, mais non d’établir un système multilatéral qui empêche l’exploitation des nations du Sud. En réponse à ces critiques, les adeptes de la démondialisation soulignent que le projet doit être associé à la libération et non au repli identitaire et géographique. Tout comme Frédéric Lordon, Walden Bello a récemment appelé à ce qu’on se réapproprie le message démondialiste afin de créer une option politique viable à gauche139. Bello se demande pourquoi la droite usurpe ainsi le message de la démondialisation, puisque le projet est avant tout progressiste. La question à se poser est plutôt la suivante: si la droite s’approprie si facilement un message, ce message ne devrait-il pas être modifié? Peut-être le message insistait-il trop sur la reprise du pouvoir national et trop peu sur un multilatéralisme différent. Si certains aspects définitoires de la démondialisation sont en effet a rayants, elle aurait gagné à être mieux définie afin de ne pas être récupérée par la droite nationaliste. À ce stade, l’utilisation fréquente de la terminologie démondialiste par des politiciens conservateurs ou des partis d’extrême droite ne donne pas envie de se ba re activement afin de reformuler plus efficacement le concept. Frédéric Lordon affirme également qu’on ne doit pas poursuivre la «chimère de la re-régulation mondiale», mais plutôt envisager une «re-régulation simplement régionale140». Il explique que le niveau de protection à réformer devrait être régional plutôt qu’international. Bien que j’abonde dans le même sens que Lordon, soit celui d’un besoin de re-régulation régionale qui vise à protéger les populations contre l’action des multinationales, surtout les populations autochtones, il ne faut pas reme re à plus tard l’instauration d’une telle solidarité internationale. Dans cet essai, à défaut de miser sur une utopie régionale, je vise plus largement une utopie internationale que je tente de définir par une série de réformes radicales, mais viables et faisables. Comme le résument bien les membres d’A ac, «on ne renversera pas le dogme de la “création de valeur pour l’actionnaire” en commençant par des droits de douane contre la Chine, mais par une redistribution des richesses dans nos pays et entre pays141». Il faut donc agir à la fois sur le front de la solidarité internationale et sur celui de la démondialisation économique. Puisque la droite nationaliste tend à gagner davantage de terrain que la gauche nationaliste dans les dernières années, il semble peu probable que suffisamment de partis progressistes arrivent au pouvoir dans le monde pour implanter un projet démondialiste qui serait également solidaire avec les nations du Sud. Dans la conjoncture actuelle, se retirer des institutions internationales sans penser à la solidarité Nord-Sud risque d’être néfaste pour les nations du Sud. Alors que les pays du Nord se sont développés en étant protectionnistes, en se diversifiant et en subventionnant leurs industries nationales, peu de pays du Sud ont pu se diversifier suffisamment pour vivre dans un monde aussi hautement protectionniste. Si les pays du Nord progressistes se me ent à imposer des quotas et des taxes sur les importations, il faut être conscient de l’impact que cela aura sur des économies du Sud beaucoup plus fragiles que les nôtres, qui vivent souvent de l’agriculture ou de la production de matières premières. Ainsi,

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l’internationalisme radical pense à des façons de se prémunir contre le pouvoir des détenteurs du capital mondial, mais pas aux dépens d’une solidarité avec les populations du Sud.

Dans cet essai, je soutiens qu’il faut sortir de la mondialisation en prévoyant un plan internationaliste qui suit une logique complètement différente de celle de l’ordre mondial institutionnalisé. Tout en rejetant le libre-échange, une position internationaliste tente de bâtir un plan de sortie du libre-échange plus clair et qui ne serait pas néfaste pour les nations du Sud. Les partisans d’une cessation en bloc de toutes formes d’aide internationale réfléchissent à partir d’un constat légitime, mais développent des solutions souvent injustes, car elles risquent de créer plus d’inégalités. Les philanthropes ont de bonnes intentions, mais leurs approches basées sur le marché ou sur des projets à la pièce contribuent souvent à la consolidation d’un système qui permet l’exploitation, la dépossession et l’oppression. Les altermondialistes, quant à eux, ne proposent pas d’option politique claire et les démondialistes, bien qu’ils promeuvent plus de justice, priorisent trop souvent l’échelon national à la solidarité Nord-Sud. Le repli national, promu par des partis de droite «anti-mondialisation», ne réglera pas les problèmes qui affectent toutes les nations du monde, que ce soit la crise climatique, les impacts de la mondialisation sur les femmes ou les mouvements migratoires. Il est temps que la gauche reprenne en main le discours anti-mondialisation dans l’optique d’une plus grande solidarité Nord-Sud.

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₂ Repenser la solidarité internationale et la transition

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4 L’internationalisme radical

Notre réalité se borne à une mondialisation imparfaite, mais notre objectif est un mondialisme sans exclusion. Le nouveau multilatéralisme est un impératif, en aucun cas une option. – Abdou Diouf, ancien président du Sénégal, et Kamalesh Sharma, ancien représentant de l’Inde à l’ONU142

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internationale et la définir autrement, le modèle qui s’impose est celui de

l’internationalisme radical. Si la coopération internationale et l’aide au développement en sont des composantes importantes, il ne doit toutefois pas s’y restreindre. Actuellement, le modèle promu par la Banque mondiale, le FMI et les organisations affiliées à l’ONU est basé sur une vision de la pauvreté comme un ensemble de problèmes techniques détachés de la logique d’accumulation de richesse et d’oppression systémique des populations du Sud. Un internationalisme radical postule que la pauvreté économique ne peut pas se régler à la pièce et qu’elle est créée et maintenue par une architecture internationale qui favorise la concentration de capital par une minorité ainsi que la dépossession des savoirs et l’oppression de certaines nations par d’autres. Appauvrir les pays et les populations du Sud par l’exploitation et la dépossession n’est pas forcément l’intention des concepteurs de conventions et traités internationaux, encore moins des individus du Nord qui s’achètent des iPhone produits en Chine ou consomment des avocats cueillis au Mexique. Leurs intentions n’étaient «que» de faire du profit pour les uns ou de dépenser moins pour les autres. Mais dans son ensemble, l’ordre mondial est basé sur le maintien d’un certain mode de vie. Ce mode de vie favorise les populations du Nord aux dépens non seulement des travailleurs et travailleuses qui produisent ces objets achetés à rabais, mais aussi aux dépens des Autochtones qu’on déplace pour construire des mines à ciel ouvert, des paysannes et des paysans qu’on spolie de leurs terres pour laisser place à des monocultures extensives et des gouvernements du Sud qui sont systématiquement désavantagés par les accords de libre-échange. Selon un rapport de l’organisation Global Financial Integrity, les pays du Sud perdent chaque année environ 900 milliards de dollars en évasion fiscale au profit des compagnies multinationales basées dans des pays du Nord ou enregistrées dans des paradis fiscaux. Le montant de l’aide internationale qui transite dans l’autre direction (du Nord au Sud) est minime comparativement à ces flux. D’un côté, les économistes les plus orthodoxes comme la Zambienne Dambisa Moyo militent pour un arrêt de l’aide internationale afin de laisser le marché favoriser le développement national. De l’autre, les économistes marxistes et les féministes décoloniales s’entendent généralement pour dire que l’aide internationale sert d’outil impérialiste. Elles et ils pensent que les pays du Nord devraient laisser les pays du Sud suivre leur propre voie de développement, notamment par plus de protectionnisme, par le développement d’une classe moyenne et par une industrialisation par substitution des importations. Alors, pourquoi défendre le système de prêts concessionnels et de coopération internationale? Je défends l’avis qu’il ne suffit pas de militer pour des réformes superficielles du régime d’aide internationale afin d’en minimiser les impacts négatifs. Un internationalisme radical implique davantage de redistribution internationale (qu’on la nomme «aide publique au développement» ou d’une quelque autre façon) conjointement à des réformes radicales de l’ordre mondial institutionnalisé. Un arrangement multilatéral plus solidaire perme rait de rendre les flux d’argent et les projets de coopération internationale réellement transformateurs. Dans ce chapitre, je présente différents arguments en faveur de la coopération internationale, puis je définis les prémisses de la position morale et politique au cœur de notre réflexion, soit l’internationalisme radical.

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Les arguments basés sur les résultats Comme démontré dans le chapitre précédent, évaluer les effets de la coopération internationale est matière à débat. Force est d’adme re que plusieurs avancées positives ont résulté au moins en partie de la coopération et du développement international. L’arrivée de la médecine moderne, en raison notamment des transferts technologiques liés à la coopération internationale, a permis de réduire drastiquement la mortalité infantile depuis les années 1990, de 90 morts par 1000 nouvelles naissances à 43 par 1000 naissances en 2014143. Des campagnes globales ont réussi à éradiquer ou à grandement réduire la prévalence de maladies comme la variole et la polio, et la recherche sur le VIH-Sida a permis de rendre plus efficaces les traitements antirétroviraux et les trithérapies, permettant ainsi de rallonger de plusieurs dizaines d’années l’espérance de vie des personnes a eintes. La variole ou petite vérole, maladie infectieuse très contagieuse, est un cas intéressant pour la défense de la coopération internationale. Il s’agit de la première maladie à avoir été éradiquée à la suite d’une campagne délibérée organisée internationalement. Le dernier cas de variole a été détecté en 1977 et la maladie est considérée comme éteinte depuis 1980. Récemment, des chercheurs ont développé un moyen efficace de tuer le parasite de la malaria qui pourrait servir à lancer une campagne de l’OMS financée par l’aide internationale144. Si le seul effet positif de la coopération internationale avait été celui-ci, elle pourrait être considérée comme ayant valu la peine. De plus, des milliers de projets transformateurs réalisés par des ONG et financés par des flux venant de l’aide internationale ont prouvé que la coopération internationale à petite échelle pouvait produire des effets positifs. Le Pad Project, subventionné par une organisation citoyenne californienne, est un bon exemple de ce type de projet qui se base sur un besoin local bien identifié, mais qui n’aurait pas été rentable si on l’avait livré aux seules forces du marché145. En effet, dans les régions rurales de nombreux pays, des jeunes femmes qui ent l’école dès qu’elles commencent à avoir leurs menstruations, à défaut d’avoir des infrastructures sanitaires appropriées ou d’avoir accès à des servie es hygiéniques abordables. L’histoire de Jackline Chepngeno, une Kenyane de 14 ans qui s’est enlevé la vie en 2019 après qu’un professeur l’eut couverte de honte pour avoir eu ses règles durant la classe, n’est qu’un exemple de l’ampleur de ce e stigmatisation146. Ayant constaté ce problème, l’équipe du Pad Project vise à former des femmes dans des villages afin qu’elles puissent opérer une machine qui produit des servie es hygiéniques biodégradables et abordables faites à partir de matériaux locaux. Les instigatrices et instigateurs du projet entrent en contact avec des femmes sur le terrain qui en font la demande, financent pour un an une machine avec un lot de matériaux et font de la recherche et développement pour s’assurer que l’emplacement dispose des ressources nécessaires pour réaliser le projet. Par exemple, si le village n’a pas suffisamment d’énergie à sa disposition, ils peuvent fournir des panneaux solaires pour perme re l’autonomie de la production. Les femmes s’organisent ensuite en collectivité pour gérer la production, le marketing et les profits. Tout en visant un type d’autonomisation économique et décisionnelle collective des femmes au niveau local, puisqu’elles se me ent en groupe pour gérer la production et la vente, ce projet répond à un besoin formulé par des communautés rurales. Au Sénégal, le projet Gou e à gou e soutient les cultivatrices dans leur adaptation aux changements climatiques147. Après avoir constaté la discrimination à l’égard des femmes pour ce qui concerne l’accès à la terre et la distribution de l’information, l’ONG Carrefour international a trouvé du financement pour former les cultivatrices sénégalaises à diverses techniques qui les amènent à mieux irriguer leurs terres et à les aider à stocker leurs récoltes. Le projet est financé par le Fonds vert du ministère de l’Environnement du Québec et est appuyé par le Réseau des organisations paysannes et pastorales du Sénégal. Dix-huit Sénégalaises intéressées ont ainsi été formées à des procédés maraîchers, agroécologiques et d’énergie solaire, afin de faire de la recherche et développement sur les cultures les plus résistantes aux intempéries. De retour dans leur communauté, ces femmes ont ensuite formé d’autres femmes, développant ainsi l’expertise locale. Il ne s’agit bien sûr que d’exemples et plusieurs autres histoires pourraient au contraire démontrer les effets négatifs de ce type de projet. Toutefois, après avoir travaillé en étroite collaboration avec de nombreuses personnes œuvrant en coopération internationale et pour avoir siégé sur un comité de sélection de projets de volontariat international au ministère des Relations internationales et de la Francophonie du Québec, j’ai pu constater qu’une majorité de projets ont des effets positifs, même s’ils sont parfois minimes, sur les processus d’émancipation au ni-

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veau local. Ces projets à échelle locale peuvent favoriser le renforcement des capacités et l’éducation des filles, ou encore l’accès à des services juridiques, à des soins de santé maternelle, à de la formation journalistique et à de la formation en médiation dans des pays en situation de conflit. Pour de très nombreuses personnes en Occident, l’aide internationale est synonyme de technocratie, ce qui est d’ailleurs le cas lorsqu’elle est portée par des technocrates de la Banque mondiale qui forcent les gouvernements à réduire leurs dépenses sociales afin d’équilibrer leurs budgets. Beaucoup se confortent dans l’idée que les gouvernements accordent moins de parts de budget à la coopération internationale en contestant l’imposition d’un modèle unique ou l’inefficacité de certains projets. Pourtant, l’aide publique au développement n’est qu’un aspect de la coopération internationale. Que ce soit l’installation de puits dans des villages indonésiens, la dénonciation d’atteintes aux droits des prisonnières et des prisonniers chinois, le renforcement des capacités communicationnelles de femmes activistes au Burkina Faso ou le support canadien aux coopératives boliviennes, les bienfaits de projets réalisés par des ONG témoignent de succès rapidement écartés du revers de la main par ceux et celles qui ont toujours eu accès à la médecine moderne, à de la formation professionnelle et à un État de droit. Comme l’expliquent les chercheurs Nancy Birdsall, Dani Rodrik et Arvind Subramanian, bien que les effets de l’aide internationale soient souvent exagérés et que celle-ci doive faire l’objet de critiques, l’aide fonctionne néanmoins dans certains contextes, pour certains pays et dans certaines communautés148. Au-delà d’adme re que la coopération internationale peut avoir des bénéfices concrets, il existe différents arguments philosophiques justifiant son existence. Les arguments utilitaristes Dans son livre One World Now: The Ethics of Globalization, le philosophe Peter Singer présente un argument utilitariste en faveur de la coopération internationale, en se basant notamment sur les travaux de Jeremy Bentham149. Pour Singer, puisque la souffrance liée au manque de nourriture, d’infrastructures ou de soins est moralement injuste, l’échec des individus des pays du Nord à aider ceux et celles qui meurent en Afrique en raison de leur pauvreté est indéfendable. Son calcul est basé sur le fait que le coût engendré par des dons en aide internationale est minime par rapport aux effets positifs. Pour a ribuer une égale utilité à chaque individu de la planète et maximiser le bonheur du plus grand nombre, les individus du Nord devraient éthiquement donner autant aux «enfants qui meurent en Afrique» qu’aux victimes d’a entats terroristes dans leur propre ville. Selon lui, il est du devoir collectif de diminuer la souffrance du plus grand nombre, peu importe la provenance géographique des personnes concernées. Moralement, il s’agirait ainsi de prévenir ce e souffrance autant que possible et si cela ne cause pas de sacrifice indu. L’expérience de pensée utilitariste classique, qui frôle le cliché, est le dilemme qu’incarne la métaphore du tramway. Un tramway filant à pleine allure se dirige vers cinq hommes a achés aux rails de la voie de gauche. Vous pouvez tirer un levier pour que le tramway change de voie, mais, ainsi, vous tuerez un seul homme se trouvant a aché sur la voie de droite. Tueriez-vous un homme pour en sauver cinq? L’argument moral utilitariste soutient que l’action qui sauve le plus de vies ou qui implique le moins de sacrifices est l’action morale appropriée. Il est donc éthique, selon Singer, de donner une partie de notre salaire aux œuvres charitables qui peuvent sauver beaucoup de vies. Selon lui, il faut également «élever nos enfants à comprendre que d’autres sont plus dans le besoin que nous et à être au courant des possibilités de les aider, par exemple, en réduisant les dépenses superflues150». Dans un autre ouvrage, il promeut un «altruisme efficace» qui vise à réduire la souffrance le plus efficacement possible151. La plupart des «altruistes efficaces» focalisent leurs efforts sur l’aide apportée par des organisations à but non lucratif ou sur le principe de charité individuelle. Singer parle notamment de l’obligation morale d’augmenter les donations individuelles afin de réduire la souffrance humaine des populations du Sud. Selon lui, il s’agit de la manière la plus efficace de réduire la souffrance des autres et la pauvreté. Ainsi, la charité par projets est pour lui la façon la plus efficace de comba re la pauvreté et incarne donc la forme que devrait prendre la coopération internationale.

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D’un côté, Singer et les autres promoteurs d’un altruisme efficace font preuve d’une grande solidarité: les vies de nos compatriotes ne valent pas davantage que les vies des gens vivant à des milliers de kilomètres. Ce type d’argument peut être pernicieux puisqu’il promeut une image misérabiliste des pays et des populations qu’on doit nécessairement «aider». Il perpétue une image des individus du Sud présentés comme sans défense: ce serait précisément pour ce e raison que nous devrions les aider. Ce type d’argument repose donc sur la compassion plutôt que sur la solidarité, en faisant appel aux sentiments et à la bonne volonté. De plus, les arguments utilitaristes en faveur de la coopération internationale, tels que ceux avancés par Singer, reposent sur une vision individualiste liée au financement des œuvres de charité et aux dons individuels plutôt qu’à une équité basée sur une solidarité entre les peuples. C’est loin d’être un projet politique visant à me re fin à l’exploitation. Tout comme les philanthropes de la trempe des Bono ou du YouTubeur philanthrope Jérôme Jarre, Singer marche sur un chemin pavé de bonnes intentions, mais encourage dans les faits un désinvestissement public du devoir collectif, au profit des seules bonnes intentions individuelles. Si l’on suit sa logique, les gouvernements peuvent se désengager d’organisations multilatérales de solidarité comme la Banque mondiale ou le PNUD, pour privilégier des initiatives individuelles décentralisées, non réglementées et basées sur des préceptes de marché. Un internationalisme radical émane plutôt d’une ontologie sociale qui vise à penser à la meilleure manière de réduire collectivement la souffrance humaine, celle qui, je le rappelle, découle d’une exploitation collective. Singer semble ainsi soutenir une approche «par projet» plutôt qu’une approche «par lu e» ou basée sur des stratégies multilatérales. Peut-être que l’argent que nous devons donner par solidarité morale serait mieux utilisé s’il était investi dans des mouvements sociaux de lu e pour les droits des travailleuses (comme au Bangladesh), pour les droits humains (comme à Hong Kong) ou contre la hausse des prix des services publics (comme au Chili ou au Brésil). Une approche morale basée sur la charité et la philanthropie, si elle peut apporter des solutions locales à des problèmes pressants, ne pourra assurément pas régler de manière efficace ni définitive le problème de l’exploitation Nord-Sud. Finalement, la vision de Singer n’est certainement pas décoloniale puisque ce sont les gens capables de financer l’aide aux pays du Sud qui doivent hiérarchiser les projets les plus «efficaces» pour réduire la souffrance «des autres». En aucun cas ne conteste-t-il la capacité de déterminer pour autrui des solutions de développement, ou même de questionner le modèle de développement actuellement en place qui, comme abordé plus tôt, crée une dépossession des savoirs et des vécus. L’altruisme efficace se base sur une logique «coût-bénéfice» des différents projets, suivant une rationalité néolibérale promue par un certain mode de vie. Un internationalisme radical, bien qu’il propose des options multilatérales afin d’éliminer l’exploitation, ne suggère aucune solution nationale ou locale de développement. Il suggère plutôt de décoloniser le savoir dans ces domaines afin d’inclure des perspectives historiquement marginalisées. Les arguments d’intérêt national Lors d’un événement sur l’empowerment des femmes organisé à l’Université McGill en mars 2018, l’ex-ministre du Développement international Marie-Claude Bibeau a affirmé que le Canada devait «faire sa part» dans le monde. L’aide internationale, ainsi, ne serait cependant pas a ribuée seulement par compassion, mais par «intérêt pour la paix, la sécurité dans le monde et la santé mondiale». De la même manière, lors d’un sommet sur le développement international en octobre 2008, l’ancienne secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice avait réitéré l’intérêt des États-Unis à soutenir le développement international en affirmant que ce type «d’investissement» n’était pas seulement lié à la compassion, mais était «vital pour l’intérêt national des États-Unis». De nombreux dirigeants politiques du monde occidental se servent de la sécurité ou de l’intérêt national lorsqu’il s’agit de justifier la coopération internationale. Par exemple, l’aide internationale française en Afrique francophone a toujours été un moyen de gérer les flux de migration en France. Aider les pays d’Afrique de l’Ouest à gérer la crise climatique ou à diminuer leur taux de chômage comporte donc un intérêt net pour la France. C’est pourquoi Paris a toujours favorisé l’aide au développement dans ce e région, afin de garder ses partenaires économiques à flot, mais aussi pour éviter des flux de migra-

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tion trop importants. Un argument «rationnel» pour la coopération internationale relève donc de l’intérêt à favoriser la stabilisation de ses partenaires économiques, comme dans le cas du Plan Marshall qui visait à reconstruire l’Europe dévastée après la Deuxième Guerre mondiale. La paix, la sécurité et la santé économique des États-Unis dépendaient alors de la situation économique de ses partenaires principaux en Europe, et c’est la raison pour laquelle le gouvernement américain a financé une série de dons et de prêts concessionnels majeurs. La même raison motive l’aide humanitaire en période de crise ou de désastre écologique. Bien qu’il y ait certainement une part de compassion dans leurs actions, les dirigeants des grandes puissances préfèrent toujours que les citoyennes et citoyens du Sud moins éduqués ou sans capital restent dans leur pays. Le 11 septembre 2001 a également rappelé aux Américains l’importance de l’amélioration des conditions socioéconomiques des pays du Sud pour leur propre sécurité. Des auteurs du Carnegie Endowment for International Peace, un centre de recherche libéral, affirment que les a aques terroristes menées par Al-Qaida sont directement liées à l’effondrement économique de l’Afghanistan, qui a permis à l’organisation de donner une voix à de nombreux jeunes hommes marginalisés152. Critiquant la baisse des fonds alloués à l’aide internationale par l’administration de George W. Bush, ces chercheurs suggéraient de favoriser une aide internationale visant à empêcher la reproduction de groupes violents anti-américains. Un autre argument rationnel en faveur de l’aide internationale repose sur l’idée qu’il faut éviter que les épidémies de maladies infectieuses se propagent au Nord. Après que le VIH-Sida est devenu un problème de santé publique aux États-Unis dans les années 1980, les réactions concertées en réponse aux crises du H1N1 en 2009, du Zika en 2015, de l’Ebola de 2013 à 2016 ou de la COVID-19 en 2020 ont été beaucoup plus importantes. Accorder des prêts concessionnels pour gérer les épidémies dans les pays du Sud permet d’éviter ou de contrôler la propagation des maladies dans les pays du Nord. Alors que la communauté internationale a réagi fortement dès que des cas de coronavirus se sont déclarés dans des pays occidentaux, ce e sollicitude est beaucoup moins grande concernant les problèmes structurels causant des milliers de morts pourtant évitables en Afrique subsaharienne. Toutefois, ces raisons, bien que fondées, se limitent au niveau moral. Elles ne prennent pas en compte le fait que beaucoup de crises actuelles viennent de l’externalisation des conséquences d’un mode de vie qu’il est difficile de changer en profondeur. Ainsi, ce e réflexion est basée sur le bien-être des populations occidentales Pour réellement œuvrer en faveur d’une plus grande justice internationale et d’une plus grande solidarité, il faut opérer un changement paradigmatique de l’ordre mondial dans son ensemble. Il s’agit du seul moyen d’éliminer les inégalités Nord-Sud. Les arguments internationalistes radicaux La devise de l’aide internationale, au moins depuis le discours du président Truman en 1949, est la suivante: les pays du Sud sont pauvres et corrompus, mais il faut tenter de les aider. À grand renfort d’images, de campagnes et d’appels à la charité, mais aussi d’œuvres li éraires et cinématographiques, on a renforcé depuis des décennies des stéréotypes misérabilistes sur les populations et les gouvernements du Sud. La plupart des flux d’aide publique au développement sont distribués par compassion plutôt que par réel désir de réduire les inégalités créées par la conduite, les politiques et les institutions des pays du Nord. Il faut mieux définir le devoir moral et politique collectif face à la redistribution de la richesse et le chemin pour l’adoption de mesures de régulation multilatérales radicalement solidaires. L’internationalisme radical relève de l’établissement de solidarités internationales dans l’optique d’une transition économique, politique et environnementale globale. Dans cet essai, j’avance qu’il ne faut pas amener les gouvernements du Nord à favoriser plus de coopération Nord-Sud seulement par charité ou par intérêt géostratégique, mais plutôt par solidarité radicale et par souci de justice sociale. Bien sûr, les populations du Sud ont «besoin» de générosité en termes d’accès à des médicaments, à des fonds pour réduire leur de e ou pour gérer des crises humanitaires. Toutefois, l’aide internationale ne devrait pas être mue par la seule compassion. La position avancée dans cet essai provient d’une position morale différente, déjà adoptée consciemment ou inconsciemment par beaucoup de travailleuses et travailleurs d’organisations de coopération avec lesquels j’inter-

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agis. Néanmoins, ce e position n’est pas encore répandue dans l’opinion publique et encore moins dans les mouvements progressistes plus militants. La prémisse de base pour l’élaboration d’une telle position est que les valeurs morales et les notions de justice collective influent sur les politiques que les gouvernements adoptent. Ce e perspective présente certes des similitudes avec l’altermondialisme ou la démondialisation, mais mène à des propositions politiques claires tout en évitant la cooptation par des partisans d’un repli nationaliste. Ce e moralité radicalement solidaire est soutenue par trois fondements: un internationalisme méthodologique, un universalisme politique et un féminisme décolonial. L’internationalisme méthodologique Le cosmopolitisme, ou globalisme, s’élabore à partir d’un sentiment d’humanité commune à l’échelle planétaire. Créé par le philosophe Diogène de Sinope, à partir des mots grecs cosmos, l’univers, et politês, citoyen, le cosmopolitisme conceptualise le vœu d’étendre une citoyenneté et un sentiment d’appartenance universelle au-delà des frontières. L’expression «être citoyen du monde» réfère à cet idéal cosmopolite: nous pouvons accepter d’avoir une identité spatiale déterminée tout en nous efforçant de toucher à l’universalité du monde. Et dans la pratique, nous devons nous comporter comme un membre de ce e communauté mondiale. Fondée au sortir de la Première Guerre mondiale, la Société des Nations était mue par ce sentiment cosmopolite. Elle n’a cependant pas su imposer cet idéal cosmopolite et s’adapter aux conditions internationales de son temps. Elle a commencé à s’effondrer dans les années 1930, jusqu’à sa dissolution complète en 1946. Bien que je critique l’idée même de nation et la forme qu’elle a prise, l’internationalisme radical n’est pas une forme de cosmopolitisme. Loin d’idéaliser la société mondiale ou de rêver d’un gouvernement mondial, l’internationalisme radical est avant tout un projet politique (multilatéral, décolonial et féministe) qui met en exergue les problèmes transnationaux. On y considère l’État-nation comme un acteur fondamental de gestion démocratique des multinationales et des problématiques transnationales. Bien que de nombreux pays du Nord contribuent à maintenir les pays du Sud en position d’inégalité, l’État est le seul acteur capable à ce jour de réguler les compagnies multinationales (comme Walmart ou Google), les mouvements transnationaux (de trafic d’êtres humains ou de groupes terroristes) ou d’enjeux globaux (comme la crise climatique). Le projet internationaliste ne rêvera d’une humanité commune que lorsque les inégalités et les relations d’exploitation auront cessé d’exister. Le premier fondement de l’internationalisme radical est celui de l’internationalisme méthodologique. Celui-ci consiste à intégrer une solidarité pour l’Autre dans la conception même du politique, plutôt que de hiérarchiser l’international et le national en priorisant l’un par rapport à l’autre. Cela implique aussi la prise de conscience que l’humanité et la Terre sont liées, incluant toutes les nations du monde et leurs environnements153. Il ne s’agit pas d’oublier les frontières dans une conception naïve d’une société internationale où toutes et tous seraient des citoyennes et citoyens du monde, mais de se concevoir comme citoyennes et citoyens dans le monde, dans un monde partagé et commun154. Les relations de pouvoir et d’inégalité sont si importantes entre les individus et les nations qu’il est insensé d’imaginer évoluer dans un village global. D’autant plus que les barrières entre nations se remodèlent plus qu’elles ne s’estompent. L’ordre mondial institutionnalisé permet plutôt à certains de construire des murs encore plus hauts. L’internationalisme méthodologique, selon la chercheuse Isabelle Delpla, vise à aller au-delà de la gestion internationale des questions transnationales comme les migrations ou les gaz à effet de serre. Il s’agit plutôt de déconstruire un imaginaire articulé autour d’un ethnocentrisme national qui donne l’impression que politique intérieure et politique étrangère évoluent en vase clos. La richesse «nationale», dans l’esprit populaire, n’entretient que peu de liens avec la pauvreté (ou le travail) d’autres nations. Or, les conditions matérielles d’existence et les opportunités offertes aux populations du Nord dépendent directement de leurs relations économiques et politiques avec des pays fournisseurs de fruits exotiques, de coltan, de pacotilles de plastique à usage unique, de ménagères à bas prix et de travailleurs saisonniers immigrants. Un internationalisme méthodologique vise à cesser de traiter le national et le global comme des niveaux qui s’excluent mutuellement. Suivant l’injonction de la sociologue Saskia Sassen, la mondialisation doit être conçue

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«non seulement en termes d’interdépendance et d’institutions internationales, mais aussi comme habitant le national155». Comprendre la société d’externalisation, par exemple, aide à réaliser l’ampleur du rapport à l’autre. La sociologie de Sassen propose de regarder non seulement les mécanismes et problématiques globales, mais également l’imbrication de l’ordre mondial au niveau local. Cela implique notamment de prendre conscience du fait que nous considérons certaines personnes vivant ici comme ne faisant pas partie du «nous» si elles sont immigrantes ou racisées. Le manque de solidarité ne se manifeste donc pas seulement au-delà des frontières, mais également à l’intérieur même de celles-ci. Un internationalisme méthodologique implique également de cultiver une vision différenciée des impacts négatifs de l’ordre mondial institutionnalisé. Il faut s’a aquer à la crise climatique non seulement parce qu’il s’agit d’un «problème global», mais aussi parce qu’elle affectera certaines nations plus que d’autres, que ce soit l’île de la Réunion ou les régions bordant le désert du Sahara. Certaines personnes faites de chair, d’os, de rêves et d’aspirations seront affectées plus que d’autres. Sauf que ces personnes sont principalement des femmes, des paysans et des habitants de régions rurales. Les solutions multilatérales présentées dans le prochain chapitre découlent donc du principe moral qu’il faille conceptualiser l’Autre dans la définition du politique, que celui-ci soit lointain ou très proche. Ainsi, au-delà d’un sentiment de similitude universelle cosmopolite, l’internationalisme radical vise l’élaboration de programmes politiques au-delà des frontières. L’universalisme politique Le deuxième précepte au fondement d’une position internationaliste radicale est l’universalisme politique, selon lequel tous les individus et les collectivités d’un même système sont soumis aux mêmes droits et responsabilités. Cela vaut autant pour les villageois du sud du Kerala que les communautés autochtones du Canada: tous méritent de jouir des mêmes droits de base que les habitantes et les habitants des grandes capitales occidentales. Cela vaut également pour les investisseuses et investisseurs étrangers américains qui doivent se soume re aux mêmes responsabilités que les organisations gouvernementales ougandaises. Il est difficile de justifier que quelqu’un né au Canada de parents riches et ayant accès à un bon système d’éducation mérite mieux que quelqu’un qui est né de parents pauvres en Sierra Leone. Il est également difficile de justifier qu’un travailleur de Bombardier à Dorval ait des conditions sécuritaires si différentes d’une travailleuse du Bangladesh œuvrant dans l’industrie du textile. Comme le philosophe Thomas Pogge, je soutiens qu’une conception véritable de la justice doit nécessairement prendre en compte les inégalités au niveau mondial156. Lors de mes études en journalisme, on m’a appris à différencier les nouvelles tragiques selon leur valeur journalistique afin de déterminer lesquelles sont dignes d’être publiées. La newsworthiness, comme on dit dans le milieu, est calculée en fonction de la triangulation du nombre de morts, du caractère sensationnel de la nouvelle et de la distance entre la nouvelle et le public auquel on s’adresse. Le premier facteur est assez explicite: si 50 personnes meurent aux Philippines et 1000 en Afrique du Sud, la dernière nouvelle aura la priorité. Le deuxième facteur relève du caractère exceptionnel ou sensationnel d’un événement. En ce sens, la mort d’un homme tentant de sauver des enfants piégés dans une mine en Thaïlande aura plus de chance d’être publiée que celle d’un autre dans un accident de voiture à Saint-Jean-sur-Richelieu. Le troisième facteur est plus complexe, puisque la distance entre un événement et un public représente à la fois la distance géographique et culturelle. Bien sûr, une personne qui décède à Alma aura plus d’impact pour les auditeurs du Téléjournal du Saguenay–Lac-Saint-Jean que pour des auditeurs de Sherbrooke, par exemple. La distance culturelle signifie quant à elle qu’un individu qui nous ressemble suscitera davantage notre pitié qu’un individu à qui on ne s’identifie pas. Cinquante morts en France toucheront davantage la population canadienne que 50 morts en Arabie saoudite. De la même manière, l’incendie de la cathédrale Notre-Dame à Paris en 2019 a fait couler davantage d’encre dans les pays occidentaux que la destruction des mausolées de Tombouctou, au Mali, en 2016. Pourtant, on pourrait déba re longtemps de la valeur comparable de ces deux monuments. Un professeur de l’Université George-Washington a répertorié la différence de couverture médiatique américaine entre 35 désastres naturels survenus entre 1972 et 1985, tous ayant coûté la vie à plus de 300 personnes. Il a

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découvert qu’au-delà de la sévérité de l’incident, la proximité culturelle était le facteur le plus déterminant dans l’ampleur de la couverture. Ainsi, le Guatemala a subi l’un des pires tremblements de terre du siècle en 1976; cet événement qui a causé la mort de 4 000 personnes a fait l’objet d’un tiers de la couverture d’un tremblement de terre en Italie qui avait causé 1000 morts157. Ce e hiérarchisation se répète tous les jours dans la sphère médiatique et il s’agit d’une des raisons pour lesquelles l’actualité des pays du Sud fait si mauvaise figure dans la presse occidentale. Cet état de fait découle du racisme systémique et global tel qu’avancé dans le chapitre 1. Le fait de hiérarchiser les tragédies est compréhensible, dans un monde globalisé où des dizaines d’événements surviennent tous les jours. Il serait injuste d’accuser les individus vivant dans des pays occidentaux de ne pas ressentir autant de compassion pour un être humain vivant à 6000 kilomètres de distance que pour son voisin. Je serais moi-même plus portée à m’intéresser à un événement se déroulant dans ma ville natale de Sherbrooke que dans une ville où je ne suis jamais allée. Toutefois, nous devons prendre conscience que ce e hiérarchisation, bien que naturelle, relève d’une position morale où certaines vies valent davantage que d’autres. Bien que je sois consciente qu’il sera toujours plus difficile pour moi de m’intéresser davantage à un accident de voiture à Milan qu’à Sherbrooke, je tente tout de même de me pencher davantage sur les vies perdues au Chili qu’en Europe. Changer la distinction dominante entre des vies blanches et des vies racisées a le potentiel de me re en lumière que la distance culturelle n’est pas proportionnelle à la distance géographique. Ce e prise de conscience est porteuse d’un potentiel politique important pour la solidarité Nord-Sud. Un autre aspect qui limite actuellement un universalisme politique est que les morts causées par des agents clairement identifiables sont généralement considérées comme plus révoltantes. D’un côté, les tueries créées par l’homme poussent davantage à l’action ou du moins à la condamnation, que ce soit les violations des droits humains perpétrées par les Hutus durant le génocide rwandais, celles du régime de Slobodan Milosevic durant la guerre en ex-Yougoslavie ou celui d’Augusto Pinochet durant son règne au Chili. Les morts dues aux relations économiques internationales, quant à elles, semblent plus difficiles à circonscrire, car ceux qui en sont responsables demeurent moins identifiables. Il est donc plus facile de se mobiliser contre le régime israélien pour critiquer ses actions en Palestine que contre l’OMC pour fustiger l’adoption de règles de commerce inégales. Pourtant, l’ordre mondial institutionnalisé, qui permet l’exploitation, la dépossession et l’oppression, a été échafaudé d’un traité à l’autre, d’un prêt concessionnel à l’autre et à force d’accords politiques inégaux. Il est possible de le désagréger. D’un autre côté, les catastrophes «naturelles» provoquent aussi des donations sans précédent. Pourtant, les morts liées à une pauvreté causée par un ordre mondial et un système économique n’apparaissent pas aussi tragiques. Environ un tiers des décès dans le monde sont liés à des causes telles que la famine, la diarrhée, la malaria, les morts périnatales ou la tuberculose. Il est logistiquement possible de prévenir l’entièreté de ces morts par l’accès à de la nourriture, à de l’eau de qualité, à des vaccins et à des médicaments. De plus, si ces morts correspondaient à la démographie mondiale actuelle et étaient ainsi réparties à travers le monde de façon égalitaire, la pauvreté tuerait environ 3 500 Britanniques et 16 500 Américains par semaine158. Pourtant, alors que les citoyennes et les citoyens des pays du Nord s’accommodent du fait que des milliers de personnes meurent de pauvreté dans des pays du Sud chaque année, ils n’accepteraient jamais qu’autant de vies humaines soient perdues dans leur propre pays. Ce fait témoigne d’un double standard quand vient le temps de considérer une mort humaine comme acceptable ou inacceptable. De la même manière, les gouvernements du Brésil ou de l’Afrique du Sud sont critiqués par la communauté internationale en raison des inégalités économiques au sein de leurs frontières, mais tous les types d’inégalités ne sont pas soumis au même jugement. L’ampleur des inégalités internationales entre nations ou individus ne serait jamais acceptée au niveau national dans les pays du Nord. Alors que la répartition des richesses au sein des pays n’a rien d’enviable (les familles canadiennes les plus riches ne cessent de s’enrichir pendant que la classe moyenne voit ses revenus stagner), un gouvernement canadien qui perme rait à certains de vivre avec moins de deux dollars par jour alors que d’autres font des milliards serait, à juste titre, considéré agir de façon inacceptable. Imaginez des travailleurs d’usine payés cinq dollars par jour pour construire des nouvelles voitures de métro à La Pocatière alors que Pierre Karl Péladeau se prélasserait dans un château à deux milliards de dollars dans les Laurentides. Imaginez une jeune fille qui a ses premières règles se suicider parce que son professeur la couvre de honte. Imagi-

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nez des personnes a eintes de maladies mentales a achées à un arbre pendant des années. Imaginez devoir vous lever tous les matins à cinq heures pour défendre votre maison qu’une compagnie veut vous voler. Imaginez être nés dans un pays qui ne vous offre pas de protection contre le viol collectif. Les acteurs qui ont bâti un ordre mondial qui les avantage sont jugés moins durement que les dirigeants nationaux qui font la même chose au niveau national. Pourtant, les règles de l’ordre mondial qui perme ent l’accumulation de richesse de manière violente sont aussi évitables au niveau national qu’au niveau international. Ainsi, les droits de tous les individus, peu importe leur localisation géographique, devraient être considérés comme universels. Il faut que les dirigeants et les diplomates comprennent que plus ils ont du succès dans l’avancement de l’intérêt national, plus des êtres humains en subiront les conséquences. Lorsque les élus paient moins cher pour des matières premières, lorsqu’ils empêchent l’adoption de régulations sur les compagnies ou l’imposition de quotas par les pays du Sud, ils en font payer le prix à des populations marginalisées à l’extérieur de leurs frontières. Autrement dit, maximiser l’intérêt national à tout prix implique bien souvent d’exploiter davantage les pays du Sud. L’universalisme politique implique également des responsabilités différenciées en fonction de la de e écologique des pays du Nord notamment. L’internationalisme féministe décolonial Adopter une conception féministe décoloniale de l’ordre mondial institutionnalisé signifie comprendre les relations entre le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat dans leurs dimensions matérielles, culturelles, discursives et épistémologiques. Par exemple, les femmes racisées du Nord et du Sud subissent différemment les conséquences matérielles et sociales de la mondialisation, et elles sont aussi socialement construites comme inférieures. Encore une fois, l’ordre mondial institutionnalisé marginalise les populations du Sud par des relations d’exploitation matérielle, mais aussi de dépossession et d’oppression. L’internationalisme radical implique une compréhension féministe décoloniale des relations Nord-Sud, donc une prise en compte de tous les niveaux d’oppression. La théoricienne féministe Silvia Federici a été l’une des premières à souligner les dynamiques genrées de la nouvelle division internationale du travail159. Elle aborde notamment l’internationalisation du travail ménager et reproductif, en me ant en lumière le travail de plus en plus important réalisé par des femmes migrantes dans les pays occidentaux. Ce e externalisation du travail reproductif a créé, entre autres choses, une relation inégalitaire entre les femmes des pays du Nord et celles des pays du Sud, tout en provoquant une crise du care dans ces derniers. Ces relations inégalitaires doivent être reconnues dans les débats publics, par les gouvernements du Nord, comme par beaucoup de féministes elles-mêmes parfois aveugles à ces dynamiques. Toutefois, lu er contre la colonialité signifie également lu er contre un épistème, ou une forme de savoir, purement occidentale. Des auteurs comme Aníbal Quijano ont mis en évidence la délégitimation des formes de savoir alternatives au modèle scientifique occidental160. Dans ses recherches sur la colonialité du pouvoir, il critique la raison occidentale et milite pour une déconstruction des savoirs. Dans le même ordre d’idées, la chercheuse Olivia Rutazibwa parle «d’épistémicide des savoirs marginalisés161». Une nouvelle moralité internationaliste radicale s’effectuerait à partir d’une réhabilitation de toutes les formes de savoir. Il ne s’agirait pas seulement de les inclure dans un système dominant, mais de déconstruire nos manières de penser. Une telle transition morale et politique doit prendre racine dans une décolonisation morale et politique, ainsi qu’une considération globale des différentes formes d’oppression. Comme le suggère Rutazibwa, il faut repenser la solidarité et nos conceptions mêmes du monde de manière anticoloniale, ce qui s’avérera particulièrement difficile pour les citoyennes et citoyens du Nord global. Une réelle solidarité ne prendra donc pas seulement le chemin d’une refonte du système monétaire international, mais se vivra au travers d’une refonte des conceptions collectives de l’humanité. Il faut donc revoir quels individus méritent de vivre une vie pleine et entière. La solidarité, d’un point de vue occidental, est souvent définie par l’aide internationale. Mais un internationalisme radical, sans rejeter les transferts d’argent et de capacités entre le Nord et le Sud, doit dépasser une solidarité d’apparat. L’aide au «développement» ne doit donc pas consister en une mission civilisatrice. Il ne faut pas rejeter

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du revers de la main l’accès à l’éducation ou à la technologie seulement parce qu’ils sont financés par des organisations comme la Banque mondiale. Il s’agit d’une ligne très fine puisque contrairement à beaucoup de féministes décoloniales, l’internationalisme radical ne reje e pas les efforts de coopération internationale actuels, mais promeut une coopération couplée d’une transition globale vers un système différent et une réhabilitation des savoirs marginalisés. L’apport du féminisme décolonial est donc de me re en lumière une conception largement partagée au Nord qui consiste à déterminer qui a le droit de vivre et qui peut mourir dans une certaine indifférence162. Il vise une compréhension nouvelle des conséquences différenciées de l’ordre mondial institutionnalisé, mais aussi l’inclusion de ce e prise de conscience dans nos lu es sociales et dans nos politiques. L’internationalisme radical vise donc la convergence des lu es contre le sexisme, le patriarcat, le racisme et le capitalisme, surtout dans leur expression géographique Nord-Sud. Il s’agit également de continuer à soutenir les lu es des féministes du Sud, souvent invisibilisées au profit de celles des militants et militantes du Nord. Seule ce e décolonisation du savoir, des lu es et des politiques perme rait d’imaginer de réelles alternatives locales, nationales et multilatérales. L’internationalisme radical: une alternative émancipatrice Comment l’établissement de solidarités internationales pour une transition économique, politique et environnementale globale peut constituer une alternative émancipatrice? Selon Erik Olin Wright, une alternative pour l’émancipation devrait remplir trois critères: la désirabilité (mener à un changement social souhaitable par rapport au statu quo), la viabilité (fonctionner autant en théorie qu’en pratique, selon les conditions structurelles et historiques) et la faisabilité (être réalisable par des stratégies poursuivies consciemment et selon le pouvoir relatif des parties en cause)163. Un internationalisme radical devrait donc remplir tous ces critères pour constituer une alternative véritablement émancipatrice. La coopération internationale sous un internationalisme radical ne se résume pas simplement à donner davantage de médicaments et de nourriture en situation de crise humanitaire, mais également à instaurer des règles internationales qui perme ent un développement juste et équitable. La coopération doit perme re l’instauration d’un système empêchant l’exploitation et la dépossession des populations du Sud, surtout des populations autochtones. Et l’aide publique au développement ne doit plus servir de remède palliatif, mais contribuer à l’instauration d’une plus grande justice internationale à l’image des systèmes de redistribution en cours dans les pays du Nord. La solution aux problèmes créés par l’ordre mondial institutionnalisé sera donc foncièrement progressiste, intersectionnelle et multilatérale. Un internationalisme radical doit aller aux racines du problème de l’exploitation et de la dépossession, plutôt que de se limiter à ses symptômes, et en finir du multilatéralisme organisé par les multinationales et les élites économiques et politiques. Il ne s’agit pas de me re en place un gouvernement mondial ou même régional de type Union européenne – ce qui semble impossible vu la diversité des contextes nationaux –, mais plutôt d’établir des règles multilatérales pour que cessent l’exploitation et la dépossession des populations du Sud. L’internationalisme radical n’est pas non plus une injonction à rejeter les connexions locales, familiales et nationales, mais à inclure l’Autre dans la conception du politique. Il vise donc à trouver une manière d’aménager les sentiments d’appartenance nationale tout en lu ant contre le repli identitaire. L’internationalisme, comparativement au cosmopolitisme, reconnaît l’existence des États dans la protection des acquis sociaux et de la sécurité nationale, mais vise à créer davantage de solidarité et d’obligations éthiques qui vont au-delà des frontières des pays. L’internationalisme radical cherche aussi surtout à dépasser l’internationalisme libéral. Ce type d’approche, d’abord défini par le président américain Woodrow Wilson au sortir de la Première Guerre mondiale en 1919 et ravivé par Franklin D. Roosevelt en 1933, est basé sur l’établissement d’organisations internationales mandatées pour veiller à la sécurité collective et à la gestion des problèmes mondiaux. Il promeut également l’ouverture des marchés entre les démocraties du monde. Bien que Donald Trump dise s’opposer à toute forme de globalisme, des politiques de ce e nature sont encore favorisées par la plupart des gouvernements occidentaux. L’internationalisme libéral est mu par la croyance de pouvoir a eindre un réel progrès international par une plus grande coopération entre pays sociaux-démocrates. Ce e approche perpétue des solutions diplomatiques et multilatérales en cher-

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chant à colmater les problèmes du monde, sans nécessairement reme re en cause les aspects néocoloniaux, racistes ou genrés de ces solutions. Les internationalistes libéraux sont évidemment promoteurs d’institutions internationales telles que l’ONU et soutiennent une internationalisation du modèle social-démocrate occidental164. Bien que l’internationalisme libéral préconise l’instauration d’institutions formelles supranationales, un internationalisme radical conteste plutôt les organisations internationales qui valorisent le statu quo néolibéral et perme ent l’exploitation de certaines nations au profit d’autres nations ou de compagnies. La proposition au cœur de ce livre dépasse donc dans son orientation politique l’internationalisme libéral, qui prône des règles communes basées sur un modèle de démocratie libérale à l’américaine. La philosophie au fondement de ce e proposition va aussi plus loin que la simple promotion de la coopération, laquelle n’a pas réussi jusqu’à présent à éliminer les inégalités internationales. La dernière différence est que l’internationalisme radical valorise le développement de solidarités militantes et citoyennes qui ne seront pas portées par des institutions formelles, mais par une nouvelle définition du politique. L’internationalisme radical diffère par ailleurs des internationales ouvrières du siècle dernier, même s’il peut être considéré comme socialiste au sens où on y recommande une transition hors du capitalisme165. Cherchant à constituer, puis à consolider un monde sans classe ni exploitation, l’internationalisme radical vise une série de solidarités allant au-delà des «travailleurs et travailleuses de tous les pays». La prémisse féministe décoloniale rend l’internationalisme radical davantage au fait des perspectives ouvertes par l’intersectionnalité: il prend en compte une multiplicité de formes d’exploitation et d’oppression internationales. Un internationalisme radical souligne l’importance de lu er pour l’émancipation des victimes de l’impérialisme, du pouvoir du capital, du racisme systémique, de l’extractivisme et de la dépossession des terres et des savoirs. Une solidarité basée sur une classe travailleuse est d’ailleurs mise sous une lorgne e critique, car la majorité des travailleuses et de travailleurs se sentent plus près émotionnellement de leurs compatriotes nationaux que de leurs homologues exploités dans d’autres pays. Une coordination efficace contre l’exploitation et la dépossession se fera hors de tout doute par l’accord concerté entre les États et les organisations de la société civile, les syndicats et des mouvements citoyens. À l’instar de Michael Walzer dans son texte intitulé «A Foreign Policy for the Left», je tente de bâtir un internationalisme de gauche post-capitaliste, mais également post-marxiste166. Par post-marxisme, j’entends une position selon laquelle l’analyse sociologique, la théorie politique et le projet d’émancipation n’accordent plus de priorité explicative ou instrumentale à la lu e des classes ou à la solidarité entre travailleuses et travailleurs. L’internationalisme radical ne reje e pas en bloc l’existence de classes sociales ou l’importance des mouvements ouvriers dans l’histoire, mais souligne le besoin de développer une théorie complexe qui inclut une pluralité de facteurs et de systèmes de domination pour comprendre les injustices et les perspectives de transformation167. L’internationalisme radical est féministe et décolonial avant d’être marxiste parce que bien qu’il reconnaisse l’imbrication des différentes formes d’oppression, il situe les bases de l’exploitation et de l’oppression avant l’avènement du capitalisme, soit avec les débuts de la colonisation et de l’esclavage engendrés par le mercantilisme. Internationalisme versus nationalisme L’internationalisme radical ne vise pas à effacer l’idée de la nation ou le sentiment national. Comme l’auteur Benedict Anderson le démontre dans son ouvrage, L’imaginaire national, les populations ont un a achement fort à cet espace culturel qu’est la nation168. L’imaginaire national est, selon Anderson, l’appartenance politique qui prédomine actuellement sur toutes les autres. Des hommes et des femmes délaissent leurs familles pour aller se ba re – et mourir – par patriotisme. Il s’agit d’ailleurs d’une des plus grandes failles de la théorie marxiste. Alors que Marx abordait la conscience de classe, il oubliait que beaucoup de femmes et d’hommes imaginent faire partie d’une communauté qui inclut les élites économiques qui leur sont géographiquement et culturellement proches, mais qui exclut les travailleuses et travailleurs d’un pays étranger. La plupart des Québécoises et des Québécois s’imaginent être plus proches des hommes d’affaires millionnaires Guy Laliberté et Pierre Karl Péladeau que des femmes sénégalaises de leur âge et de leur classe économique. L’internationalisme radical n’implique pas d’oublier cet a achement politique national

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bien réel, mais plutôt de faire de la place à l’Autre au travers d’une solidarité radicale. Ce n’est pas impossible. Si la nation en tant que communauté politique est «imaginée» plus qu’elle n’est «objective», il y a moyen d’en modifier l’imaginaire afin d’y insuffler une plus grande solidarité. C’est cet état de la nation qui a amené Ernest Gellner à dire que le nationalisme n’est pas l’éveil d’une conscience de soi (self-consciousness), mais plutôt l’invention d’une communauté là où il n’y en a pas objectivement169. Je ne vais toutefois pas aussi loin que Gellner quant au caractère factice de la nation. La nation et le nationalisme existent, qu’ils soient basés sur une invention ou sur une objectivité factuelle. Je souhaite plutôt arguer que si la communauté nationale est forgée par un imaginaire collectif, il est par conséquent possible et souhaitable de renouveler cet imaginaire pour perme re d’y concevoir une plus grande solidarité avec les communautés du Sud. La nation est invention au sens où il s’agit d’une entité imaginée et de ce fait, malléable. Et bien qu’il ne soit pas nécessaire d’en détruire l’essence, il faut briser les tendances du nationalisme identitaire de repli sur soi. Internationalisme ou mondialisation L’internationalisme radical ne vise pas simplement à imposer des règles à la mondialisation, mais à réfléchir à un système multilatéral qui perme rait l’avènement d’un ordre mondial radicalement différent. L’adoption d’un internationalisme radical implique donc le dépassement de la dichotomie fallacieuse entre la mondialisation, d’un côté, et l’absence de mondialisation de l’autre. Il s’agit de réfléchir à un système aux règles du jeu multilatérales différentes et aux solidarités accrues qui en découleraient. Il ne s’agit donc pas d’argumenter que la mondialisation a eu des effets sociaux positifs, comme certains économistes le prétendent, et que certains aspects de la mondialisation devraient être conservés170, mais plutôt de réfléchir différemment à l’ordre mondial institutionnalisé. Ainsi, la simple imposition de mesures régulatrices à une mondialisation qui n’en respecte actuellement aucune ne semble pas non plus être une solution viable. L’ordre mondial structuré au niveau multilatéral est notamment soutenu par des principes capitalistes (d’accumulation de richesses et de propriété privée des moyens de production) et néolibéraux (de libéralisation des marchés et d’individualisme économique). Les gouvernements, compagnies et lobbys économiques ont passé les dernières décennies à adopter une série de traités de libre-échange et de conventions. Les organisations internationales soutiennent un certain type d’ordre mondial qui lie les pays et les peuples par des relations de concurrence et d’échanges inégaux. Une mutation radicale de la logique de l’ordre mondial sera nécessaire, bien qu’il soit presque impensable d’éliminer la mondialisation culturelle et communicationnelle, ou encore d’éliminer le commerce international. Promouvoir un type différent de mondialisation ne signifie toutefois pas de se retirer des organisations multilatérales existantes, comme certains adeptes de la démondialisation le suggèrent. Se retirer des institutions actuelles sans penser une alternative en parallèle provoquera un retour à des accords bilatéraux d’autant plus inégaux. En effet, les accords bilatéraux comme l’ALENA ou les prêts qu’accorde la Chine aux pays africains sont souvent plus dommageables pour les nations du Sud que les accords multilatéraux de l’OMC. Cela ne signifie pas d’endosser l’action de ce e dernière. J’invite plutôt à une réflexion collective sur quels types d’accords et d’organisations sont porteurs d’une réelle solidarité. Ce e réflexion devra avoir lieu avant de passer à une période trouble «sans organisation», ce qui pourrait mener à des relations plus inégalitaires entre nations. Un internationalisme radical ne vise donc pas seulement à mieux gérer la mondialisation, mais à activement adopter des régulations et des organisations qui empêchent des rapports hiérarchiques et violents des êtres humains. Il ne suffit pas d’augmenter le flot de capital ou d’aide logistique du Nord vers le Sud, mais d’empêcher les conditions mêmes de l’exploitation et de la dépossession des nations du Sud. Il faut donc davantage de coopération pour minimiser les effets de la crise climatique et les dynamiques migratoires, mais aussi une réflexion collective sur des politiques bilatérales et multilatérales progressistes. Il faut réfléchir aux régulations à adopter pour gérer le bien commun international, que ce soit l’eau, l’espace, les médicaments ou la technologie. Il faut mondialiser les droits des communautés autochtones et des femmes, sans imposer un système libéral universel. Finalement, il faut soutenir les mouvements sociaux internationaux pour renforcer les lu es collectives et transnationales.

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La sauvegarde des écosystèmes, des acquis sociaux ainsi que des droits des travailleuses et des travailleurs nécessitera une plus grande coordination internationale. Les lu es sociales comme les récentes révolutions dans des pays du Moyen-Orient ou les lu es des travailleuses en Asie du Sud bénéficieraient grandement d’un renforcement des liens institutionnels et d’un plus grand partage de connaissances. Ce n’est pas l’intégration des peuples et des économies qu’il faut rejeter, mais l’ordre économique néolibéral tel qu’organisé en fonction des intérêts des multinationales et des grandes puissances. Il ne suffira pas de retourner à l’autosuffisance locale ou d’empêcher tout commerce international. Il faudra réduire le flux de circulation de marchandises à l’échelle internationale, mais aussi opérer une série de changements pour a eindre une réelle soutenabilité économique, écologique et sociale. Rupture ou transformation radicale? Modifier radicalement les règles du jeu multilatéral ne se fera pas en une nuit. Réfléchir à l’oppression Nord-Sud comme étant à la base de l’ordre mondial institutionnalisé éloigne malheureusement l’idée d’une stratégie de rupture avec le capitalisme dans son expression actuelle. Ainsi, l’internationalisme radical reje e une solution de rupture qui perme rait à un pays ou une nation de s’émanciper en laissant le système global d’exploitation et de dépossession intact ailleurs qu’en ses frontières. Je soutiens qu’une telle rupture au niveau national est de toute façon impossible si les bases du système international demeurent inchangées. L’internationalisme radical est donc une solution de transformation radicale du système par une érosion de ses principes sous-jacents. En outre, si les ruptures systémiques sont possibles, du moins au niveau national, elles mènent rarement à un système plus égalitaire. Si on considère que les révolutions dans le monde arabe en sont les exemples les plus récents, force est d’adme re que les transitions opérées ont parfois mené à des régimes plus autoritaires ou fondamentalistes qu’à des alternatives réellement émancipatrices. Certains pourraient avancer l’argument que des ruptures radicales ont parfois mené à des modèles sensiblement plus justes; certains nommeraient en ce sens la révolution cubaine de 1959 ou la révolution espagnole de 1936 avant qu’elle ne soit réprimée. Mais même en adme ant qu’une rupture au niveau national puisse mener à un système plus égalitaire, il est très peu probable qu’une telle rupture soit possible de manière globalisée, au niveau international. Il est également peu probable que suffisamment de ruptures de la sorte surviennent au niveau national pour mener à une plus grande solidarité entre nations, surtout en présence d’autres pays plus conservateurs ou impérialistes. Je soutiens donc qu’une réelle transition vers une société internationale plus égalitaire ne pourra survenir que s’il y a une création active des conditions d’existence d’un tel ordre différent. Avoir un plan de rupture qui ne perdurera pas dans le temps et qui laisse la majorité de la population du monde sur la voie d’accotement n’est pas une bonne stratégie. Ainsi, les solutions proposées sont révolutionnaires au sens où elles aspirent à un ordre idéal radicalement différent du statu quo; elles sont transformatrices au sens où elles se concentrent sur les stratégies d’effritement de l’ordre mondial institutionnalisé. Il s’agit donc d’une stratégie de «transformation interstitielle» plutôt qu’une stratégie révolutionnaire. Le processus de métamorphose de l’ordre mondial institutionnalisé se manifestera seulement grâce à une série de transformations successives qui produiront, en s’additionnant, un changement qualitatif du système social. Ce e vision de la transition globale par le mouvement multiple de réformes radicales, d’innovations institutionnelles et d’actions sociales d’effritement aux interstices du système ne revient pas à renoncer à un changement radical de l’ordre mondial. Mais il s’agit d’une «mutation progressive des structures sous-jacentes d’un système social et de ses mécanismes de reproduction, mutation qui transforme progressivement le système dans son ensemble171». Cet effritement implique d’adopter une solidarité radicale avec les populations du Sud et les populations exploitées dans les pays du Nord. Comme une rupture à l’échelle globale ou par une majorité de pays simultanément est relativement improbable, il est préférable de miser sur une stratégie plus réaliste ou faisable au sens où l’entend l’auteur Erik Olin Wright, c’est-à-dire en fonction des circonstances historiques actuelles. Par ailleurs, des réformes radicales à l’échelle internationale perme raient de réduire les inégalités à l’intérieur de l’ordre mondial actuel, tout en favori-

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sant l’émergence d’initiatives locales (changement interstitiel) et en préparant le terrain pour des ruptures nationales qui pourraient se révéler plus égalitaires par la suite. En ce sens, l’internationalisme pourrait s’avérer la condition plutôt que la conséquence de ruptures victorieuses aux échelles régionale et nationale.

Théoriquement, l’internationalisme radical ne place pas la solidarité Nord-Sud au-dessus de toutes les lu es. Toutefois, l’oppression des femmes, des Autochtones ou des travailleuses et travailleurs est toujours médiée par une dynamique Nord-Sud. Penser l’externalisation des impacts d’un certain mode de vie au Nord sur d’autres populations, en majorité de femmes, des communautés autochtones et des personnes racisées, doit mener à l’établissement d’une nouvelle solidarité radicale. Un internationalisme radical est donc forcément postcapitaliste, décolonial, féministe et intersectionnel et relève de solutions locales, nationales et multilatérales.

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5 Propositions politiques, innovations et actions directes

On pense aujourd’hui à la révolution non comme à une solution des problèmes posés par l’actualité, mais comme à un miracle dispensant de résoudre les problèmes. – Simone Weil, philosophe humaniste et militante syndicale172

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doit aller au-delà d’un anti-impérialisme démodé ou d’un anti-américanisme simpliste. De telles positions tendent à rejeter toutes les organisations internationales dans lesquelles les États-Unis ont une position de pouvoir. Elles témoignent d’un refus d’investir la sphère politique internationale et d’un rejet du principe même de l’aide internationale. Bien qu’il faille critiquer l’hégémonie américaine et l’impérialisme sous toutes ses formes, il faut réfléchir collectivement à ce à quoi ressemblerait une position multilatérale et bilatérale progressiste. Une position morale internationaliste radicale sera peut-être acceptée sans trop de discussion par celles et ceux qui s’associent à la gauche, autant sociale-démocrate que révolutionnaire. Cependant, les étapes nécessaires pour promouvoir ce e position morale risquent de faire débat. Comment un idéal de solidarité internationale est-il a eignable? Quelles politiques adopter pour fragiliser le système actuel et établir les bases d’un ordre multilatéral différent? Bien que je ne cherche pas ici à définir un programme multilatéral spécifique, j’explore dans ce chapitre différentes options afin d’ouvrir un débat sur les priorités à définir dans le cadre d’un internationalisme radical. Ces priorités sont soit des idéaux, soit des mesures à prendre afin de relever des défis pressants. Je procéderai en quatre temps. Dans une première section, il s’agit de passer en revue des idées générales et sectorielles en ce qui a trait à l’économie politique. La deuxième concerne les régulations à adopter pour limiter (et éliminer) le pouvoir des entreprises sur les populations du Sud. La troisième passe en revue des propositions spécifiques au secteur du développement international et la dernière section aborde certaines positions politiques féministes, environnementales et migratoires qu’il importe de me re de l’avant. La stratégie analytique consistant à séparer les différentes propositions n’enlève rien au fait qu’une transition économique, politique et environnementale doit regrouper à la fois un plan global et une série de politiques dans toute une série de domaines. Toutefois, comme la citation de Simone Weil en exergue de ce chapitre l’indique, il y a une tendance forte à penser l’émancipation en bloc plutôt que comme une suite d’étapes d’effritement du système. Pourtant, afin d’a eindre un nouvel ordre mondial, il apparaît plus constructif de s’a aquer aux briques de l’édifice une à une plutôt que de faire exploser l’édifice et espérer que la nouvelle construction sera plus solide. L’économie politique internationale La renégociation des accords de libre-échange sera incontournable dans l’optique d’une plus grande solidarité Nord-Sud. Je n’entrerai toutefois pas ici dans le détail de ce e renégociation, pas plus que je n’aborderai la socialisation du secteur financier ou l’abolition de la logique spéculative. Ces positions ont été élaborées par des économistes dans le passé, parfois de manière très détaillée. Je présente plutôt ici des propositions d’ordre général en lien avec l’économie politique internationale, soit la nécessité d’une transition vers une société post-croissance équitable, l’annulation des de es illégitimes, une plus grande régulation du cours des matières premières et l’adoption de règles de commerce plus équitable. La transition vers une société post-croissance

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Le système d’exploitation et de dépossession des populations du Sud est au cœur du modèle économique dominant fondé sur une croissance infinie, puisque ce e dernière ne peut que reposer sur un productivisme et un consumérisme effrénés. Or, ces modalités du système capitaliste ne sont plus viables puisqu’elles causent directement la dégradation de la planète. Une simple hausse de la croissance de 3% par an signifie que le volume de l’activité économique est multiplié par 2 tous les 20 ans173. Les effets les plus visibles de ce e croissance sont les changements climatiques, mais notons également la déforestation, la désertification, la pollution chimique, la destruction des terres arables, la montée du niveau des océans et la destruction de la biodiversité. Changer les bases du système économique que sont la croissance et le productivisme est essentiel pour survivre à l’anthropocène, ce e nouvelle ère durant laquelle l’influence de l’être humain sur la biosphère a a eint un tel niveau qu’elle est devenue une force géologique majeure, capable de transformer durablement l’écosystème terrestre. Cela implique de changer la manière de définir la production, la consommation et la relation de l’humain à la nature. Il s’agit de sortir de l’aliénation provoquée par un certain mode de production et de consommation, qui nous condamne à un mode de vie prédéterminé par l’impératif du «toujours plus». Dans la pratique, un système post-croissance qui perme ra de sortir du besoin d’exploitation et de dépossession se fera en alliant une vision globale et des alternatives locales174. Pour qu’une société post-croissance soit désirable, viable et faisable, il faut respecter les limites naturelles posées par l’environnement, tout en organisant de manière démocratique un nouvel ordre économique. Sortir de l’impératif de la croissance à tout prix au niveau global est certes très complexe, surtout si ce e sortie doit se faire dans l’équité et la solidarité avec les nations du Sud. Puisque ces pays sont historiquement plus victimes de la crise climatique qu’instigateurs de celle-ci, il est du devoir collectif de réfléchir à une manière équitable de promouvoir un changement de système. Même aujourd’hui, alors que des pays comme les États-Unis et le Canada consomment largement au-delà des biocapacités de la planète en hectares globaux (en moyenne 5 hag par personne), la plupart des pays du Sud sont loin derrière (environ 1 hag par personne). Le problème des limites de la nature n’est pas lié au nombre de personnes habitant sur Terre, mais plutôt au fait que certains individus (au Nord) consomment cinq fois plus que d’autres (au Sud), entraînant ainsi une production en constante croissance. Bien qu’une grande part de la production énergivore des industries soit aujourd’hui concentrée dans les pays du Sud, elle a pour finalité de satisfaire des idéaux de consommation encouragés par des personnes vivant dans des pays occidentaux. Un idéal de solidarité Nord-Sud s’effectuera donc nécessairement par le biais d’une transition vers une société post-croissance, mais non pas en refusant l’industrialisation aux pays moins industrialisés. En bref, cela signifie que certaines nations devront réduire leur production et leur consommation et décroître la taille de l’économie afin que d’autres puissent simplement accéder au minimum. Par ailleurs, soulignons qu’une multitude d’alternatives radicales portant les germes d’une société post-croissance sont déjà en place. Loin d’être en opposition à un plan global de sortie de crise, ces initiatives locales sont nécessaires à l’avènement d’un modèle post-croissance au niveau global. Parmi ces initiatives se trouvent par exemple le mouvement des Villes en transition, les systèmes de monnaies alternatifs, les expériences de cohabitat, les expériences de transition vers la permaculture ou les initiatives d’économie sociale. Multiplier ces expériences, tant au Nord qu’au Sud, perme ra d’opérer une transition vers une société post-croissance et rendra caduque l’exploitation des nations du Sud. Ces initiatives décentralisées d’économie alternative ne constituent évidemment pas en elles-mêmes la panacée pour penser une sortie du système, mais feront certainement partie d’une transition internationaliste radicale. Les coopératives ou les villes ne peuvent pas apporter toutes les réponses aux enjeux de société, mais il n’en demeure pas moins que chaque fois qu’une organisation démocratique remplace une entreprise hiérarchique, c’est une parcelle du monde qu’on soigne du capitalisme. Les organisations internationales devraient donc encourager financièrement ce type d’initiatives à partir des fonds qu’elles consacrent à l’aide internationale, plutôt que de reproduire un modèle basé sur l’entreprenariat individuel. Cela ne sera jamais aussi vrai que dans les projets de microcrédit, où on encourage bien souvent des femmes à s’intégrer à un système occidental de prêts et de responsabilités individuelles.

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L’audit et les annulations de de es Le problème de l’augmentation des de es souveraines, particulièrement les de es illégitimes, est un sujet de plus en plus consensuel au sein de la gauche internationale. Le FMI évaluait en mai 2019 que 7 pays à faible revenu étaient en situation de surende ement et que 24 étaient sur le point de l’être. Ce e situation s’est empirée avec la pandémie de 2020. Selon le Comité pour l’abolition des de es illégitimes, entre 2000 et 2017, la de e extérieure publique des pays du Sud a doublé, passant de 1300 à 2630 milliards de dollars américains. La proportion accordée au remboursement de de es extérieures des pays du Sud par rapport à leurs revenus a augmenté de 85% depuis 2010175. Comme le cas de la Grèce après la crise financière de 2008 l’illustre, il est très difficile politiquement de cesser de payer une de e nationale de manière unilatérale. D’abord, rejetons d’emblée la question de la restructuration des de es, qui revient à échanger une partie des de es nationales contre une nouvelle de e consolidée. Bien qu’une restructuration des de es puisse se traduire, dans des cas rarissimes, par une réduction de celles-ci, la plupart du temps cela revient plutôt à un rééchelonnement des paiements. Un tel rééchelonnement se conjugue souvent avec un abaissement du taux d’intérêt et un calendrier de remboursement plus flexible. Or, la restructuration de de e n’apporte aucun changement fondamental aux capacités d’un pays d’opérer des changements dans son mode de développement et ne le libère pas des diktats des organisations internationales176. Rejetons également l’idée d’une annulation unilatérale des de es multilatérales, qui aurait des effets désastreux sur les capacités d’emprunt à long terme des pays concernés. De plus, selon les critères d’Erik Olin Wright, ce serait difficilement réalisable sur le plan politique. Même Eduardo Lucita, activiste argentin et membre du groupe Economistas de Izquierda (Les économistes de gauche), qui a toujours prôné le «non au paiement de la de e», admet qu’un tel discours a aujourd’hui peu de résonance au niveau politique et dans la société civile. De plus, les de es contractées par des gouvernements du Sud ne sont pas toutes «illégitimes». Les de es «illégitimes» ou «odieuses» sont seulement celles qui sont détournées par un gouvernement qui utilise l’argent emprunté d’une manière qui ne bénéficie pas à ses citoyennes et citoyens ou pire, qui sert à les opprimer. Alors que les de es sont normalement passées d’un gouvernement à un autre, les nouveaux gouvernements ne devraient pas être responsables des de es illégitimes contractées par leurs prédécesseurs. Plus encore, les créditeurs devraient éviter de prêter à de tels gouvernements. L’annulation de de es ne devrait être faite qu’après évaluation de celles-ci par le biais d’audits populaires complets des de es du Sud, réalisés avec le concours d’une forte participation citoyenne des populations locales. On déterminerait ainsi la réelle proportion de de es illégitimes. À la suite de tels audits, les gouvernements progressistes du Nord devraient encourager le non-paiement des de es illégitimes ou même promouvoir l’annulation, par solidarité, d’une proportion importante des de es légitimes, sans a endre que les pays concernés soient en situation de défaut de paiement. La réduction et l’annulation des de es sont les moyens les plus sûrs d’assurer un développement plus soutenu et une meilleure égalité entre les nations, sans toutefois assimiler l’entièreté des de es souveraines à des de es illégitimes. Une telle annulation de de es nationales sera possible seulement si elle est soutenue par un mouvement global des créditeurs internationaux en ce sens. Une des seules initiatives de ce genre à avoir vu le jour jusqu’ici, mais qui comportait son lot de problèmes, était l’initiative des Pays pauvres très ende és (PPTE) de la Banque mondiale et du FMI. Adoptée en 1996 lors du sommet du G7 à Lyon, ce e initiative visait une restructuration et une réduction des de es de pays emprunteurs de la Banque mondiale. L’initiative a ensuite été reconduite en 2005 sous le nom d’Initiative d’allègement de la de e multilatérale, menée par la Banque mondiale, le FMI et le Fonds africain de développement. Toutefois, ces initiatives étaient limitées à des pays qui acceptaient d’implanter une «stratégie pour la réduction de la pauvreté», qui comprenait le même type de politiques macroéconomiques que les programmes d’ajustement structurel des années 1980. Ce e obligation a donc favorisé les pays qui adhéraient aux politiques néolibérales promues par la Banque mondiale, participant ainsi à l’homogénéisation d’un système économique productiviste et priorisant l’exportation. Les pays devaient aussi avoir un niveau d’ende ement «insoutenable», ce qui fait que seulement 42 pays ont eu accès à des fonds liés à l’initiative PPTE.

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De la même façon, des annulations de de es nationales risquent de n’avoir aucun effet à long terme si elles ne s’accompagnent pas de mesures multilatérales solidaires. L’Ouganda, par exemple, a bénéficié de l’initiative PPTE, mais la chute subséquente des prix du café l’a empêché d’augmenter ses exportations et ainsi de maintenir une stabilité économique. Voilà pourquoi l’application de mesures au niveau national doit s’accompagner de politiques multilatérales plus solidaires, comme le contrôle du prix des matières premières. Ultimement, la solution au surende ement sera de modifier le système économique global qui survit sur de l’argent fictif afin de promouvoir la croissance. À l’heure actuelle, les économies nationales doivent croître pour perme re aux États de payer les intérêts sur leurs de es et ces derniers doivent continuer d’emprunter ne serait-ce que pour seulement équilibrer leur budget. Comme les banques prêtent de l’argent avec intérêt, chaque dollar prêté sera repayé en double ou en triple, d’où la nécessité de continuer à croître, simplement pour repayer la de e. Ainsi, sous un internationalisme radical, si les pays étaient toujours susceptibles d’emprunter, davantage de prêts sans intérêts devraient se faire sous le couvert de l’aide internationale. Réguler le cours des matières premières La volatilité des prix des matières premières fait peser un risque financier important sur les pays du Sud, qui sont le plus souvent cantonnés à leur rôle de producteurs de matières premières. Par exemple, la hausse du prix des matières premières durant la période 2007-2008, conjuguée à la spéculation intensive sur les marchés mondiaux, a provoqué des famines dans 37 pays177. Au-delà de solutions nationales comme la diversification de l’économie et l’industrialisation, il est impératif de réguler ce type de fluctuations. Entre-temps, me re en valeur la visibilité des quantités de stock détenues par différents pays augmentera la capacité de prévision des changements de prix. Les décideurs politiques persistent à considérer le problème de la faim dans le monde comme un problème lié au manque de nourriture disponible. Les agences de développement promeuvent une extension des terres agricoles et de la monoculture pour l’exportation parce qu’elles croient qu’il y a une insuffisance au niveau de la production agricole. Pourtant, les famines et l’insuffisance alimentaire ne sont pas causées par le manque de vivres, mais par l’incapacité des populations de se procurer de la nourriture à faible coût, d’avoir accès à des terres agricoles pour pratiquer l’autosuffisance et de prévoir l’augmentation des prix des produits agricoles. Tout en concentrant les efforts sur la souveraineté alimentaire, l’aide aux petits producteurs, l’interdiction des monocultures et des grands propriétaires terriens, il est essentiel de réguler les marchés financiers pour me re un terme à la spéculation, donc aux variations de prix, sur les matières premières et les produits agricoles. Comme une grande partie des populations du Sud consomment des produits peu ou pas transformés, les variations du prix des ressources agricoles affectent d’autant plus le budget des familles. Si 80% de la consommation hebdomadaire d’un foyer est basé sur certains produits alimentaires et que leurs prix doublent, cela aura un effet dramatique sur son pouvoir d’achat à court terme. La spéculation financière et les variations du cours des produits agricoles ont donc un impact important sur les nations du Sud alors qu’il a un impact minime ou nul sur les populations du Nord. Bien qu’il n’existe pas de solution toute faite, une plus grande coordination internationale sera nécessaire pour modifier le système alimentaire mondial. Selon Olivier De Schu er, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, il n’est plus acceptable que les marchés financiers et les politiques de commerce contredisent les orientations prises dans le domaine de l’agriculture qui visent à améliorer la situation des petits agriculteurs et des populations vulnérables178. Pour des règles de commerce plus équitables Afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), il est crucial de réduire le flot d’importations, surtout pour les produits agricoles et les biens manufacturiers. La consommation locale est ainsi prônée par beaucoup d’environnementalistes comme une solution probante à la hausse des GES et aux changements climatiques. Aux États-Unis en 2012, la nourriture parcourait une distance d’environ 2400 kilomètres de la ferme à l’assie e, produi-

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sant ainsi 5 à 17 fois plus de CO2 que la nourriture produite localement ou régionalement179. Consommer des produits locaux signifie acheter des aliments qui ont été produits à moins de 650 kilomètres du lieu de consommation. Toutefois, tourner le dos au commerce international pour favoriser seulement le commerce local est non seulement impossible en raison des habitudes de consommation des populations du Nord, mais irait à contre-courant d’une réelle solidarité internationale. Malheureusement, la colonisation et les agences de développement ont forcé beaucoup d’économies du Sud à adopter un modèle de spécialisation économique basé sur l’exportation de produits primaires, ce qui a freiné la diversification économique de nombreux pays. Alors que plusieurs d’entre eux cherchaient à se diversifier afin de réduire leur dépendance aux exportations dans les années 1970, les programmes d’ajustement structurel des années 1980 les ont obligés à ouvrir leurs frontières aux investissements étrangers et à favoriser la production pour l’exportation. Cela les a aussi forcés à promouvoir une surspécialisation dans une ou deux industries payantes à court terme plutôt que de subventionner le développement d’industries diversifiées à long terme. Il s’agit bien sûr d’une forme de schizophrénie historique, puisque tous les pays industrialisés depuis la révolution industrielle ont soutenu leurs industries nationales à grands coups de subventions avant d’adopter des politiques de libre-échange180. Cela a permis à leurs industries d’être suffisamment fortes pour affronter la compétition. Ironiquement, on a suggéré aux pays du Sud la voie inverse. Ce manque de diversification a rendu beaucoup de pays dépendants de la production et de la vente exclusive de matières premières ou de produits agricoles, les rendant ainsi vulnérables aux variations du coût des matières premières, mais aussi aux aléas et aux goûts changeants des consommateurs du Nord. Cesser toute importation dans les pays du Nord par des politiques protectionnistes aurait des effets désastreux sur la stabilité des économies des pays du Sud vu l’état actuel des choses. Cela ne signifie pas d’endosser les politiques de libre-échange, mais plutôt d’adopter des politiques équitables et progressistes. De plus, alors que certaines importations sont contreproductives au niveau environnemental, comme importer du bois d’œuvre au Canada, il peut même parfois être plus dommageable pour l’environnement de consommer local. La donnée à prendre en compte n’est pas seulement le transport: il faut aussi considérer les techniques de production. Selon une étude de 2008, alors que le transport n’est responsable que de 11% de la production de GES aux États-Unis, les méthodes de production de nourriture sont responsables de 83% de la production de GES (en raison de la production de méthane, notamment)181. La production intensive et l’utilisation de pesticides ou de certaines méthodes d’irrigation expliquent ces chiffres. Acheter d’un petit producteur local qui doit utiliser des serres chauffées au propane ou pratiquer une monoculture extensive employant des travailleurs saisonniers immigrants et utilisant des pesticides aura plus d’impacts négatifs sur l’environnement que le fait d’acheter le même produit à l’international, si celui-ci provient d’une association de petits producteurs et est transporté par train. Les bénéfices de la nourriture «hyper-locale», produite dans un bâtiment, un bureau ou un restaurant à l’aide de technologies de pointe, sont également à relativiser. En plus de coûter des sommes astronomiques, ce type de production demande une quantité énorme d’énergie, d’eau ou d’électricité. Les produits finissent par coûter très cher aux consommatrices et consommateurs, ce qui finalement ne bénéficie qu’aux classes les plus aisées de nos sociétés. Cela crée une stratification entre celles et ceux qui peuvent «manger éthique» et celles et ceux qui ne peuvent pas se le perme re. La consommation est toujours basée sur une division des classes sociales et il serait présomptueux de penser appliquer un modèle universel. Sans compter le fait que l’électricité renouvelable dans les pays du Nord n’est souvent pas suffisamment développée pour produire de grandes quantités de ce type de nourriture faite de manière très locale. Ajoutons que les projets hydroélectriques de grande envergure nécessitent souvent des relocalisations de populations autochtones ou une destruction massive de la biodiversité. De plus, une grande part de la production agricole au Canada et au Québec nécessite l’emploi de travailleuses et travailleurs étrangers temporaires. Venant par exemple du Mexique, du Guatemala ou des Philippines, ceux-ci sont forcés de qui er leur foyer temporairement et subissent souvent des conditions de travail déplorables qu’on justifie en les comparant aux conditions prévalant dans leur pays d’origine. Ils dépendent souvent de leur employeur pour le logement, l’assurance maladie ou l’achat de vêtements. Ainsi, manger local peut signifier encourager l’exploitation de travailleurs qu’on sépare de leur pays et de leur famille, sans jamais leur offrir une possibilité

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réelle d’immigrer. La production basée sur l’emploi de travailleuses et travailleurs migrants saisonniers devrait être interdite pour de multiples raisons d’ordre éthique et environnemental. Comme l’explique la chroniqueuse du Devoir Émilie Nicolas, si l’on tient absolument à manger local, il faut tout de même se demander ce qui permet, et surtout, qui permet à ces fruits et légumes de se rendre à l’assie e182. L’emploi de travailleuses et travailleurs saisonniers vient bien sûr des pressions du marché qui pousse à maintenir le prix des aliments bas. Ainsi, pour rester concurrentiels, les producteurs sont en quelque sorte forcés de faire appel à ce type de pratique. Bien sûr, il est souvent mieux pour l’environnement de produire localement, mais il faut être conscients que ce e consommation a parfois un impact sur des êtres humains qui vivent les conséquences des choix de vie occidentaux consuméristes. Les pressions du marché découlent au moins en partie des demandes des consommatrices et des consommateurs. Manger local n’équivaut donc pas automatiquement à manger de manière éthique. Par ailleurs, la production de viande et de produits laitiers, même si elle est locale, est souvent plus dommageable pour l’environnement que l’importation de fruits et légumes, notamment en raison de la production de grains pour nourrir les animaux. Sur le plan climatique, diminuer ou cesser de consommer de la viande a donc des impacts beaucoup plus importants que de cesser de manger des bananes du Brésil ou des fraises du Mexique. Un gouvernement progressiste devrait donc favoriser l’achat équitable de denrées locales dépendamment des saisons et encourager l’accroissement des menus végétariens dans les institutions publiques. Finalement, une plus grande solidarité Nord-Sud devra d’abord et avant tout passer par une consommation équitable et l’adoption de règles de commerce plus équitables. Ce qu’on appelle à tort et à travers le «commerce équitable» n’a pas toujours bonne presse. Celui-ci vise à payer un juste prix aux producteurs du Sud pour leur travail, à respecter l’environnement, à favoriser l’autonomie collective des communautés et à respecter les droits humains en refusant par exemple le travail des enfants et en imposant plus de protections pour les travailleuses et les travailleurs. Pour l’instant, ce type de commerce constitue une part minime du commerce mondial. L’organisation Fairtrade représente par exemple environ 1,7 million de productrices et producteurs dont seulement 23% sont des femmes. De plus, certaines compagnies multinationales comme Nestlé ont voulu gagner en acceptabilité sociale en établissant un produit équitable parmi leur gamme de milliers de produits. La plupart du temps, après avoir accédé à la certification équitable, rien ne change dans leurs pratiques pour le reste de leurs produits qui ne sont pas certifiés. Ils vendent donc un ou deux produits «équitables», mais continuent de promouvoir des pratiques non éthiques pour le reste de leurs activités. L’obtention de certifications peut bien souvent être pour ces entreprises davantage un simple choix de relations publiques que le fruit de considérations éthiques réelles. D’où l’importance de bien choisir sa certification. Tous les produits identifiés «fairtrade» ne sont pas nécessairement «fairly traded». Il est donc crucial d’identifier les certifications qui encouragent des pratiques réellement transformatrices, comme le Latin American and Caribbean Network of Small Fair Trade Producers (CLAC) ou les certifications Small Producers. Au-delà de la consommation équitable, qui revient à a ribuer la plus grande part de responsabilité à la consommation individuelle plutôt qu’à des choix de société, favoriser le commerce équitable signifie surtout l’adoption de règles de commerce équitables. Des accords comme celui sur les Mesures concernant les investissements et liées au commerce (Agreement on Trade-Related Investment Measures) adopté en 1994, bien qu’ils soient acceptés par les pays du Sud, ont contribué au renforcement de leur position désavantageuse dans la division internationale du travail. Des règles de commerce équitables plus respectueuses de l’environnement impliqueraient, par exemple, la modification de la régulation sur les investissements étrangers pour perme re aux compagnies du Sud d’utiliser les technologies étrangères (comme le fait la Chine actuellement), l’annulation des temps de brevets pour les semences et technologies agricoles, l’arrêt des subventions de développement pour les monocultures intensives, l’obligation de transporter par train ou par voie maritime plutôt que par voie terrestre ou par avion, l’a ribution de subventions industrielles du Nord au Sud pour des industries qui correspondent à un plan de développement décidé localement. Une régulation de commerce à adopter serait par exemple l’interdiction du dumping de denrées alimentaires à des fins humanitaires ou commerciales – à l’exception de crise humanitaire extrême, et dans lequel cas en tentant

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toujours de se procurer les denrées dans les régions limitrophes à celles concernées. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, une pratique américaine répandue vise en effet à écouler les surplus agricoles du pays en les donnant ou en les vendant à très bas prix dans les pays du Sud. En menant une concurrence déloyale aux producteurs locaux, une telle pratique contribue à la déstructuration des marchés de l’agriculture locale. Ce type de pratiques peut parfois venir de bonnes intentions, par exemple lorsqu’elles se font en temps de famine ou de désastre environnemental, mais elles sont dans la grande majorité des cas fortement nuisibles pour les économies du Sud. Lors des mois qui ont suivi la famine de 1974 en Somalie, par exemple, des tonnes d’aide alimentaire continuaient d’être envoyées, alors que la phase d’urgence humanitaire était terminée et que les marchands locaux tentaient tant bien que mal d’écouler leur production. Tout comme les initiatives citoyennes d’envoi de nourriture ou de vêtements abordées au chapitre 2, le sentiment à l’origine de ces initiatives est tout à fait compréhensible: près d’un milliard de personnes dans le monde ne mangent pas à leur faim, alors que les garde-manger du Nord débordent. Toutefois, ces initiatives sont souvent nuisibles sur le long terme et résultent, du moins en partie, du syndrome du sauveur. Selon la chercheuse Sandrine Chastang, il y a une dizaine d’années, environ 200 millions de personnes souffraient de la faim dans la région africaine du Sahel. Toutefois, statistiquement, la couverture des besoins alimentaires était de 89% au Niger, 101% au Mali et 105% au Burkina Faso183. Ces pays auraient donc pu produire suffisamment pour nourrir leur population: dans certaines zones, les céréales excédentaires se perdent alors que d’autres zones doivent recourir à l’aide alimentaire. Il s’agit donc plutôt d’un problème de distribution et d’inégalité au sein même de ces pays. De plus, le dumping a souvent été utilisé comme pratique commerciale prédatrice. Il s’agit d’envahir un marché avec un produit moins cher que son équivalent produit localement, accordant ainsi un avantage compétitif à la compagnie internationale. En bref, une compagnie arrive dans un pays, vend un produit à perte le temps de s’imposer dans le marché et, à la longue, les producteurs locaux ne peuvent plus faire concurrence et doivent donc se retirer du marché, laissant ainsi toutes les parts de marché à la compagnie étrangère. Ce phénomène n’est pas interdit par l’OMC, à moins que le pays d’accueil puisse prouver que les firmes locales ont été clairement désavantagées par ces pratiques. Et si le pays décide de prendre ce e voie, au moment où il le fera, le risque est grand que le marché se soit déjà remodelé à l’avantage des plus grandes compagnies qui auront pratiqué le dumping, rendant difficile, voire impossible, la réintégration des produits locaux. La majorité des accords de libre-échange incluent des restrictions sur ce type de pratique, mais les violations aux règles sont souvent difficiles à prouver puisque le fardeau de la preuve repose sur le pays du Sud lésé. De plus, les pays du Sud ont souvent moins le pouvoir d’imposer des quotas ou des tarifs unilatéraux pour limiter ce type de pratique prédatrice. On ne peut pas simplement se fier à la bonne volonté des consommateurs et aux intentions des producteurs pour certifier le commerce équitable. Il faut aussi imposer des règles de commerce qui perme ent de briser le contrôle des compagnies privées sur les conditions de travail des travailleuses et travailleurs et sur les régulations environnementales. En investissant l’Organisation internationale du travail (OIT), il est impératif d’intégrer dans les traités de l’OMC des normes de travail minimales afin de renforcer le pouvoir des travailleuses et des travailleurs sur les compagnies qui les embauchent. La fin de l’exploitation passera notamment par un renforcement des lois sur le salaire minimum, les règles de sécurité au travail et toutes sortes de régulations liées au travail. Les accords de commerce doivent toujours inclure des règles spécifiques pour défendre les travailleuses et travailleurs. Il ne suffit pas de verser des salaires plus élevés: il faut que chaque personne puisse avoir accès à un travail décent et puisse vivre dans la dignité. Les compagnies doivent également respecter des régulations environnementales strictes. La plupart de ces aspects ne se retrouvent pas dans les accords multilatéraux actuels et sont à peine discutés lors des négociations d’ententes commerciales. Les investissements directs étrangers sont souvent accueillis avec joie par les gouvernements et populations des pays du Sud. Mais il faut que ces investissements soient régulés par la communauté internationale. L’accès aux marchés du Sud devrait se faire sous des conditionnalités strictes concernant les droits humains et les droits du travail. La compétition ne doit pas prévaloir sur les droits des travailleuses et travailleurs.

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Encadrer les activités des entreprises multinationales Réguler et taxer les multinationales Selon une étude de 2019, les entreprises multinationales évitent de payer annuellement environ 125 milliards de taxes dans 79 pays184. Le Centre for Research on Multinational Corporations et Oyu Tolgoi Watch affirmaient dans un rapport paru en 2018 que l’entreprise minière australienne Rio Tinto et sa filiale canadienne Turquoise Hill Resources ont évité de payer 230 millions de dollars de taxes au gouvernement mongol sur une période de cinq ans, malgré l’exploitation extrêmement rentable de la mine Oyu Tolgoi que le consortium opère dans le sud du pays185. À des fins de comparaison et pour démontrer l’importance de ces revenus perdus, les dépenses totales du gouvernement mongol étaient au milieu des années 2010 d’à peu près 1,6 milliard de dollars seulement. Ce e évasion fiscale aurait donc permis à Oulan-Bator de consacrer environ 14% plus d’argent en dépenses publiques. En 2009, un accord d’investissement a été signé entre le gouvernement mongol et Turquoise Hill Resources lui accordant des taux de taxation minimes. Malgré un rapport critique du FMI en 2012 sur ce type d’accord et une tentative du gouvernement mongol d’annuler sa signature, les taux de taxation sont restés les mêmes. Durant une période où le gouvernement canadien imposait des mesures d’austérité à sa population, un tel arrangement perme ant l’évasion fiscale est d’autant plus ironique. Rio Tinto possède 66% des parts de la compagnie qui exploite la mine d’or et de cuivre Oyu Tolgoi, le gouvernement mongol détenant les autres 34%. Selon les auteurs du rapport précédemment mentionné, il s’agit d’un des investissements publics les plus importants pour une compagnie minière privée. Selon un autre rapport, en 2016, les produits de la mine représentaient environ 87% des exportations totales de la Mongolie, pour un montant d’environ 4,2 milliards186. D’ici 50 ans, soit la durée de vie prévue de la mine, celle-ci pourrait avoir généré jusqu’à 30% du PIB de la Mongolie. Ce e dépendance aux revenus et aux emplois miniers rend l’économie mongole très vulnérable à la fluctuation des prix des matières premières. De plus, sa population doit vivre avec les conséquences pour la santé de ce type d’emploi. Suivant les lois canadiennes sur l’impôt des sociétés, si tout avait été fait dans les règles, Turquoise Hill Resources aurait dû payer entre 26,5 et 31% en impôts sur les revenus liés à l’exploitation de la mine. Afin d’y échapper, ce e dernière et Rio Tinto ont créé des comptes et des adresses au Luxembourg et aux Pays-Bas, des paradis fiscaux reconnus. Ils ont donc également échappé aux 470 millions de dollars qu’ils auraient dû payer en taxes canadiennes en recourant à ces compagnies factices. Cet exemple montre à quel point il importe de me re en place des mécanismes adéquats de taxation des multinationales. Tout en imposant davantage les compagnies qui opèrent dans plusieurs pays, il faut adopter un modèle unitaire de taxation qui taxe les profits dans les pays où ceux-ci sont réalisés plutôt que dans ceux où ils sont rapatriés. Cela perme rait aux pays du Sud de taxer les compagnies directement. Il est bien sûr difficile de déterminer où les profits sont réalisés par une compagnie qui crée un modèle de téléphone aux États-Unis, achète du cobalt servant à sa fabrication au Congo, assemble l’appareil à Taïwan et le vend en France, mais plusieurs propositions de modèles de taxation unitaire ont été élaborées, en prenant en compte la domiciliation du siège social, des ventes, du personnel salarié et des actifs. De plus, alors qu’une taxation sur les chiffres d’affaires plutôt que sur les bénéfices pourrait heurter les start-ups qui ne font pas encore de bénéfices, il faut trouver un moyen de taxer les géants du Web (Google, Amazon, Facebook, etc.) de manière plus équitable. Dans le monde globalisé actuel, seule une entité internationale pourrait coordonner les discussions pour s’entendre sur un tel système. Finalement, il faut également investir et soutenir les mouvements citoyens transnationaux qui militent pour une plus grande justice fiscale, lesquels pourront me re de la pression sur le pouvoir politique. Le Global Alliance for Tax Justice, par exemple, réunit des activistes, des syndicats et des organisations de tous les continents afin de demander davantage de justice à ce niveau et milite beaucoup contre l’impact d’une fiscalité inégale sur les droits des femmes. Ils ont par exemple organisé une campagne internationale en mars 2019 intitulé Make taxes work for women, afin de montrer les impacts d’une taxation injuste sur les femmes. Ils soulignaient comment les politiques fiscales et les abus des multinationales sont biaisés envers les femmes, puisqu’elles sont les premières victimes des

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coupes dans les services sociaux. La campagne visait également à enjoindre les mouvements militants féministes à adopter un agenda qui préconiserait une taxation plus juste. Éliminer les paradis fiscaux Une réelle justice fiscale ne pourra que passer par l’élimination de l’évitement fiscal – le fait de cacher des revenus aux gouvernements par le travail au noir, par exemple – et de l’évasion fiscale – le fait de créer des filiales dans des paradis fiscaux où une compagnie ne paie aucun impôt. Les plus vieux paradis fiscaux datent du début du siècle dernier et incluent aujourd’hui des États aussi variés que la Suisse, le Panama et la principauté du Liechtenstein. Bien qu’il n’y ait pas de définition universellement acceptée, les paradis fiscaux regroupent normalement les caractéristiques suivantes: pas de taxe ou des taxes minimales, une protection des informations des compagnies, une opacité des pratiques légales et législatives et une présence physique des maisons mères non nécessaires pour être enregistrées. En 2018, 40% des investissements directs rapportés par le FMI étaient enregistrés dans 10 pays avec des taxes sur les corporations de 3% ou moins187. Les Panama Papers et les Paradise Papers ont mis au jour le détail de l’évitement fiscal des plus grandes compagnies du monde, allant jusqu’à dénoncer des personnalités comme la reine Elizabeth II. L’auteur Alain Deneault a démontré dans plusieurs ouvrages que les paradis fiscaux ne sont pas un problème lointain, mais plutôt un enjeu qui affecte directement les populations occidentales. Dans son travail, il montre comment les impôts impayés minent la capacité des États à remplir leurs obligations sociales. Deneault a démontré l’ampleur du problème et le peu d’intérêt que les gouvernements du Nord y portent. Un pays comme le Canada peut même être considéré comme un paradis pour les compagnies minières, puisque le cadre financier et réglementaire canadien est si permissif que 75% des sociétés minières du monde sont installées dans le pays et 60% des compagnies minières en bourse sont enregistrées à la Bourse de Toronto188. Alors que la lu e contre les paradis fiscaux ne fait pas l’unanimité dans les sphères politiques, certains pays ouvrent tout de même la voie en adoptant des pratiques afin de les interdire. Le Japon, par exemple, a adopté différentes mesures comme une taxation supplémentaire pour les filiales d’entreprises japonaises se trouvant dans des pays pratiquant des taux de taxation de 20% ou moins189. Il ne suffit pas non plus d’adopter pays par pays des régulations à la pièce, mais plutôt d’harmoniser les régulations nationales sur les paradis fiscaux et de refuser de faire affaire avec des compagnies dont les maisons mères sont enregistrées dans ces paradis fiscaux. D’ailleurs, on s’a aque souvent dans les discours publics aux paradis fiscaux comme les Bermudes ou les Bahamas, mais les gouvernements du Nord ferment les yeux sur le fait que bon nombre de leurs alliés historiques sont eux aussi les plus grands coupables lorsqu’il s’agit d’offrir des taux de taxation réduits. Alors que les Bermudes sont listées comme le 34e pays le plus secret quant à ses pratiques bancaires, l’Allemagne, les États-Unis et le Luxembourg sont dans le top 10190. Dans la ville de Londres, par exemple, il y a un périmètre d’un mille carré qui agit à la manière d’un paradis fiscal, où sont enregistrées 18 000 compagnies ainsi que la Bourse de Londres191. La mobilisation politique est essentielle pour forcer les gouvernements du Nord à établir des politiques plus strictes en matière d’évasion fiscale. En bref, seule une mobilisation collective réussira à établir un rapport de force sur ce front192. La lu e doit être politique et collective. La pression sur les gouvernements doit s’accentuer pour que la lu e s’élargisse aussi à l’évitement fiscal. La transparence fiscale peut être augmentée en obligeant les compagnies à partager les paiements de taxes et les détails des accords d’investissement par des initiatives comme l’Extractive Industries Transparency Initiative. Les lois canadiennes de divulgation des rapports d’impôts pour les compagnies, par exemple, ne sont pas respectées et doivent être renforcées. Une réelle justice fiscale globale et l’abolition des paradis fiscaux passeront donc par l’adoption de régulations nationales et la création d’une organisation internationale de la fiscalité. Une telle organisation régulerait et taxerait les compagnies multinationales à juste titre. Elle empêcherait ainsi la concurrence fiscale entre les pays pour a irer les investissements étrangers, adopter des règles de fiscalité justes tout en faisant la promotion de la transparence fiscale. Une telle organisation pourrait également établir des règles de taxation pour le commerce en ligne.

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Prôner l’établissement de solutions multilatérales ne veut toutefois pas dire que les gouvernements du Nord doivent se contenter d’a endre leur instauration pour adopter des régulations bilatérales. Pour a eindre le point de bascule («tipping point») d’un internationalisme radical, il faut que les gouvernements prônent et adoptent des pratiques plus solidaires dès maintenant. Seules des «réformes radicales» adoptées au niveau de chaque pays pourront mener à l’établissement de pratiques multilatérales de transition au niveau global. Abolir le temps d’exclusivité pour les brevets La propriété intellectuelle et les brevets servent d’abord à empêcher la duplication d’un travail individuel ou collectif sans accord préalable. La règle canadienne pour le droit d’auteur d’une invention est la suivante: le droit d’auteur demeure valide pendant toute la vie de l’auteur, puis pour une période de 50 ans suivant la fin de l’année civile de son décès, alors qu’un brevet acheté a une durée de vie de 20 ans. Ce e paternité accorde à l’individu ou à la compagnie qui en est propriétaire le droit de vendre et de tirer profit d’une innovation ou d’une création, qu’il s’agisse d’œuvres d’art ou de chansons, ou bien de logiciels, de nouvelles technologies industrielles, de semences ou de médicaments. Alors que les adeptes des droits d’auteur et brevets soutiennent qu’ils encouragent l’innovation, la plupart sont la propriété de compagnies ayant des chiffres d’affaires de plusieurs millions de dollars qui les utilisent pour s’arroger un monopole. Les brevets servent donc non pas à protéger l’innovation, mais à contenir la concurrence. En 2007, par exemple, la compagnie pharmaceutique américaine Mylan a acheté les droits de l’EpiPen, seringue vitale et répandue en Amérique du Nord pour les gens ayant des réactions allergiques graves. Depuis, le prix de l’EpiPen a été multiplié par 6, passant d’environ 94 à 608$, créant évidemment un torrent de critiques et une mobilisation politique importante. Les cas similaires concernant des maladies infectieuses davantage présentes en Afrique subsaharienne ou en Amérique latine créent moins d’émoi. Dans le monde, entre 1,3 et 2,5 milliards de personnes n’ont pas accès à de la médication de base par manque de distribution, en raison du prix trop élevé, ou à cause d’une pénurie193. La protection des droits sur les médicaments empêche des compagnies locales de fabriquer des médicaments génériques bon marché qui perme raient pourtant de sauver des milliers de vies. En outre, les compagnies préfèrent faire de la recherche et développement sur des médicaments qui seront achetés au prix fort dans les pays riches, comme des pilules pour perdre du poids ou pour ralentir la perte de cheveux, plutôt que sur des médicaments destinés à traiter des maladies plus répandues en Afrique subsaharienne comme le paludisme ou la diarrhée chronique. Les règles concernant la propriété intellectuelle sont régies par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, une agence des Nations unies, et par l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle de l’OMC. Ce dernier a fréquemment été critiqué puisqu’il empêche les pays du Sud de produire des médicaments génériques contre le VIH-Sida. Une coalition de pays du Sud a d’ailleurs refusé de continuer les négociations sur l’accord et d’autres militent pour une relaxation des clauses. En 2009, l’Argentine, le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay, le Venezuela, la Bolivie et le Chili avaient d’ailleurs fait pression pour suspendre les règles de propriété intellectuelle pour les médicaments et les vaccins pour la grippe H1N1 et pour élargir la définition de pandémie194. Dans le cadre d’une pandémie comme celle de la COVID-19 en 2020, l’OMS peut jouer un rôle crucial pour partager les avancées technologiques dans la création d’un vaccin en libre accès. Alors que nous avons été témoins d’une solidarité scientifique sans précédent dès le début de la crise, les règlementations de l’OMC priorisent toujours le droit des compagnies à breveter des médicaments et à interdire la création de génériques à faible coût. Le régime de propriété intellectuelle international actuel met donc encore une fois le profit avant la santé mondiale. D’un même souffle, l’accord de l’OMC permet l’appropriation par des compagnies du Nord des savoirs agricoles locaux du Sud souvent développés par des femmes autochtones ou des communautés rurales. Ayant plus de capacités logistiques et monétaires, ces compagnies s’approprient souvent légalement des technologies ancestrales en les brevetant. Les pays occidentaux qui souhaitent développer davantage de solidarité Nord-Sud devraient donc cesser d’imposer des lois restrictives légiférant la propriété intellectuelle et promouvoir un nouvel accord sur

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les droits d’auteur qui pourrait prévenir les situations de monopole pharmaceutique. Cela perme rait plus de flexibilité pour les pays du Sud. Une autre façon d’être solidaire serait de signer un accord de transfert de technologies obligatoires des compagnies du Nord vers les gouvernements du Sud. La Chine fut la première à adopter une politique industrielle forçant les compagnies étrangères à effectuer un transfert technologique: qui souhaite avoir accès au marché chinois doit partager avec une compagnie chinoise sa technologie et ses licences, ce qui permet à des compagnies chinoises locales de s’approprier des technologies occidentales. Les compagnies étrangères, surtout américaines, se créent ainsi d’éventuels concurrents chinois directs. Bien que beaucoup d’observateurs américains critiquent ce e ingérence du gouvernement chinois, la plupart calculent que l’accès à un marché potentiel de 1,3 milliard de consommateurs et consommatrices en vaut la chandelle. Depuis 2014, le gouvernement chinois encourage également les entreprises à effectuer leur recherche et développement en Chine, afin de renforcer la diversification de l’économie locale. D’un côté, les compagnies souhaitent produire de la marchandise élaborée spécialement pour le marché chinois et profiter ainsi de l’expertise chinoise grandissante. D’un autre côté, cela alimente un bassin d’emplois en recherche et développement, ce qui suscite de l’innovation et renforce les capacités chinoises. Évidemment, les États-Unis désirent ardemment que Beijing se soume e au régime de droits intellectuels américain, ce qu’ils ont d’ailleurs tenté de faire avec le défunt Partenariat Trans-Pacifique. Bien que la Chine ne soit pas un exemple de pays progressiste avec un système de redistribution égalitaire, il y a quand même à apprendre dans les méthodes qu’elle met en place en refusant que des compagnies viennent s’enrichir à l’intérieur de ses frontières sans contrepartie. En somme, l’encadrement des activités des entreprises passera donc minimalement par la régulation et la taxation importante des profits réalisés outre-mer, l’élimination des paradis fiscaux et l’abolition des temps de brevets. Bien sûr, il ne s’agit évidemment pas d’une liste exhaustive des politiques à adopter pour opérer une transition hors du capitalisme, mais ces propositions visant l’effritement d’un système aux inégalités structurantes seraient certainement à prioriser. Aide et solidarité internationales Pour celles et ceux qui souhaitent réformer l’aide au développement, l’idéal à a eindre est celui d’une plus grande efficacité, suivant une logique managériale. Selon ces réformateurs, il suffirait de huiler la machine pour la rendre plus efficace, tout en gardant tous ces éléments. Les réformes incluent par exemple une plus grande «inclusion» des populations locales, un libre-échange plus «juste», une lu e contre la corruption des gouvernements emprunteurs et des projets «pour femmes seulement». Les réformes proposées sont donc résolument technocratiques au sens où elles se limitent aux aspects techniques de l’aide et acceptent le statu quo comme horizon indépassable. Ces réformes ne s’a aquent pas à l’architecture économique et politique de l’ordre mondial, mais abordent les problèmes à la pièce. Pour être véritablement transformatrice, l’aide internationale doit se faire dans l’optique d’un internationalisme radical, soit d’une transition économique, politique et environnementale hors de l’ordre mondial institutionnalisé. Il faut continuer de répondre aux besoins réels des populations récipiendaires d’aide, sans renforcer la possibilité d’exploitation et de dépossession des communautés marginalisées. Un réel plan de coopération doit inclure un programme ambitieux de coopération internationale, mais aller au-delà d’un simple appui aux programmes internationaux de lu e contre la pauvreté. On doit viser au-delà de l’objectif de dépenser 0,7% du PIB en aide internationale. Des institutions et des banques multilatérales de développement progressistes doivent être mises sur pied et travailler en collaboration réelle avec les pays emprunteurs sans imposer une vision du développement basée sur l’austérité, le contrôle de l’inflation ou l’ajustement structurel. Me re sur pied des organisations de développement internationalistes

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La Banque mondiale n’est pas le véhicule approprié pour promouvoir un internationalisme radical. La raison principale relève d’abord et avant tout du mode de votation défini au sein de ce e institution qui stipule qu’un dollar équivaut à un vote. Cela accorde évidemment aux pays créditeurs un poids décisionnel disproportionné comparativement aux pays emprunteurs. Si les États membres n’ont pas le pouvoir de légiférer sur toutes les actions de ces institutions au jour le jour, ils peuvent tout de même imposer certains objectifs géostratégiques ou des lignes idéologiques. D’un côté, les États-Unis ont empêché la Banque mondiale de prêter au Vietnam dans les années 1970 et la France pousse généralement pour davantage de prêts pour les pays d’Afrique francophone. D’un autre côté, des économistes et présidents formés en économie et en affaires aux États-Unis ont historiquement imposé diverses orientations idéologiques à la Banque mondiale et au FMI au fil des ans, tel que l’ajustement structurel ou la lu e contre la corruption. Comme chaque vote doit passer à 85% lors du Conseil des Gouverneurs et que les États-Unis financent la Banque mondiale à hauteur d’environ 16%, ils ont de facto un droit de veto. Il existe aussi une tradition désuète voulant que les États-Unis désignent le président de la Banque mondiale et que l’Union européenne désigne le président ou la présidente du FMI. Un système de votation basé sur la taille de la population amènerait aussi son lot de problèmes en donnant un droit de veto à la Chine et à l’Inde. D’un autre côté, un système comme celui de l’Organisation des Nations unies, où chaque membre a droit à un vote, avec un conseil de sécurité de cinq pays dotés d’un droit de veto, est également problématique par son manque d’efficacité et de flexibilité. De nombreuses chercheuses, chercheurs, militantes et militants s’entendent pour dénoncer les actions de la Banque mondiale. Mais il faut savoir distinguer les différents rôles joués par celle-ci, l’institution faisant à la fois office de banque, d’agence de développement et d’institution de recherche. Comme agence de développement et institution de recherche, elle adhère à un modèle économique productiviste et néolibéral. Comme banque, son statut AAA lui permet de prêter à des taux très avantageux et les gouvernements emprunteurs les plus ende és n’ont souvent accès à aucun marché de capitaux. Alors que la Banque mondiale a longtemps été la seule institution majeure de développement, les pays emprunteurs n’avaient aucun levier de négociation. Avec l’arrivée d’agences de développement alternatives comme celles de la Chine et de l’Inde, le vent a tourné légèrement. Mais alors que les pays emprunteurs ont davantage de choix, les dynamiques de l’aide bilatérale perme ent aux pays créditeurs comme la Chine d’imposer leur intérêt géostratégique de manière plus affirmée. Les prêts concessionnels de la Banque mondiale sont donc encore l’option favorisée par beaucoup de gouvernements. En jouant le rôle d’intermédiaire, la Banque partage – minimalement certes – le coût et les risques associés aux prêts. En général, les prêts multilatéraux ont une utilité certaine comparativement aux prêts bilatéraux ou privés. D’un côté, les banques privées n’accepteraient pas de prêter à des pays déjà surende és ou alors leur imposeraient des taux d’intérêt astronomiques. La lourdeur des institutions multilatérales vient de leur charte et de leurs structures organisationnelles, mais ces facteurs les empêchent de prendre des décisions unilatérales basées seulement sur des intérêts économiques. Les pays membres, mais aussi les dirigeants de la Banque, passeront par plusieurs stades avant de déclarer faillite sur une de e souveraine. L’objectif de la Banque mondiale n’est pas de «faire du profit» en soi. Le problème est davantage lié au fait qu’elle promeut une vision néolibérale et universelle du développement. Les banques privées ou les banques bilatérales n’ont pas les mêmes restrictions institutionnelles et leur objectif se limite à la réalisation de profits. Il n’est pas anodin que les parties prenantes de la Banque ne soient pas des investisseurs, mais des gouvernements. Aussi capitalistes soient-ils. La composition des conseils d’administration des banques privées ou de la Banque centrale européenne est beaucoup plus effrayante que celle de la Banque mondiale, malgré de claires similarités idéologiques. Le taux d’intérêt concessionnel offert par la Banque mondiale est à l’heure actuelle ne ement moins élevé que les taux d’intérêt généralement offerts par les banques privées. En outre, bien que la Banque mondiale soit reconnue pour l’imposition de conditionnalités néolibérales très strictes, elle accepte fréquemment des rééchelonnements ou des annulations de de es, ce qui n’est pas le cas des banques privées. La plupart d’entre elles refusent tout simplement de prêter à des demandeurs non solvables. Comme la Banque mondiale priorise des projets s’échelonnant à long terme, ses prêts sont aussi beaucoup moins contraignants que ceux du FMI, par exemple. Bien que ce soit un combat légitime, militer pour un changement du mode de votation ou des réformes de la Banque

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mondiale et empêcher les États-Unis d’en choisir le président ne sera pas suffisant. Il faut réfléchir à des organisations alternatives vers lesquelles les gouvernements emprunteurs du Sud pourraient se tourner. Il est impératif de réfléchir à une offre différente de prêts concessionnels sans imposer un modèle unique et à la création d’organisations alternatives à la Banque mondiale et au FMI, et ce, avant de songer à la destruction pure et simple de ces dernières. Dans l’optique de favoriser des relations multilatérales plus solidaires, les États devraient graduellement diminuer le financement de la Banque mondiale, afin de la forcer à se concentrer sur sa fonction d’intermédiaire dans l’allocation de prêts multilatéraux. La Banque devrait également cesser de prêter aux pays avec des revenus moyens et se concentrer sur les pays fortement ende és ou ayant des revenus faibles. Elle doit cesser de prendre de l’expansion en se décentralisant et en multipliant ses domaines d’action, et plutôt distribuer les fonds alloués à des agences régionales de développement. Il s’agit de l’initiative la plus politiquement faisable et la plus viable, car la dissolution ou la dislocation immédiate de la Banque mondiale aurait pour conséquence de laisser les pays emprunteurs dans l’obligation d’emprunter sur les marchés privés ou à la Chine, ce qui risquerait d’en plonger plusieurs dans une nouvelle crise de la de e. Même si les annulations des de es de la Banque mondiale sous l’initiative PPTE comportait beaucoup de problèmes, comme l’imposition de conditions macroéconomiques néolibérales, il est peu probable que la Chine accepte d’annuler ne serait-ce qu’une partie minime des prêts sans intérêts qu’elle accorde à des pays africains sans demander des pénalités énormes. Dans plusieurs de ces prêts, elle s’arroge notamment le droit d’accéder aux ressources premières des pays emprunteurs en cas de non-paiement. Il est grandement temps de penser à des institutions internationales de coopération alternatives. En réponse au sommet du G20 en 2009, Kamalesh Sharma et Abdou Diouf, alors respectivement secrétaires généraux du Commonwealth et de la Francophonie, appelaient à une plus grande solidarité avec ce qu’ils nomment le «G172». Ils demandaient notamment aux pays riches d’écouter les points de vue et les aspirations des pays non présents à la table des négociations: La Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont été conçus à une époque révolue, par une autre «communauté internationale» – beaucoup plus restreinte, beaucoup moins représentative. Ils doivent être redimensionnés pour répondre aux besoins du e siècle. Ils doivent être refondés, sur la base de principes partagés et appliqués par tous. Il s’agit de créer de nouvelles institutions reposant sur la légitimité, l’égalité et une représentation équitable, la flexibilité, la transparence, l’obligation de rendre compte et l’ef-

ficacité195.

Ce désinvestissement de la Banque mondiale doit se faire en parallèle à la création d’une institution financière internationale progressiste, ce qui nécessitera davantage de coopération internationale. Des pays comme le Canada, la Suisse, le Luxembourg et les pays scandinaves pourraient par exemple établir une banque de développement commune où les pays emprunteurs auraient davantage de pouvoir décisionnel. Le dilemme demeure que les institutions de développement et les banques privées présentent des similarités flagrantes et qu’aucune ne priorise réellement une transition économique, politique et environnementale. Toutefois, pour éviter l’effondrement des pays du Sud, il convient d’adopter des pratiques graduellement plus solidaires et de me re à mal le système afin d’opérer une transition globale, postcapitaliste, décoloniale et féministe. Les gouvernements et les mouvements militants qui adhèrent à un internationalisme radical devraient également réinvestir temps et argent dans les organisations internationales qui défendent les droits et les savoirs des populations marginalisées, afin d’accroître leur impact. Bien qu’il ne s’agisse pas du sujet de prédilection au sein de la gauche occidentale, qui milite souvent pour une plus grande justice sociale chez elle comme les droits du travail ou le racisme au niveau national, le travail de plusieurs de ces organisations est crucial pour répondre à des besoins réels et urgents. Certaines d’entre elles renforcent les droits des travailleuses et des travailleurs (OIT), protègent les droits humains (Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés) et le patrimoine mondial (UNESCO), s’occupent de renforcer la souveraineté alimentaire (FAO), défendent les droits des personnes persécutées (Amnistie internationale ou Human Rights Watch) ou tentent d’établir une justice internationale (Cour pénale internationale). Encourager et financer les mouvements militants transnationaux

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Comme le note le regroupement A ac, la construction de mouvements sociaux transnationaux sera essentielle à la construction d’un ordre mondial différent. Cela perme rait d’éviter que le mécontentement général soit coopté par des logiques de rivalités nationales et identitaires196. Ces mouvements transnationaux sont actifs autant sur les plans syndical, sectoriel, municipal, culturel ou affinitaire. Une manière pour les gouvernements du Nord d’adopter une solidarité radicale plutôt qu’un repli identitaire est donc de financer des mouvements sociaux transnationaux dans une variété de champs d’action sociale. Ces mouvements contribueront non seulement à la création de solidarités, mais également à la conception de solutions alternatives aux différents problèmes liés à l’ordre mondial institutionnalisé. Par exemple, le Development Alternatives with Women for a New Era (DAWN) est un réseau transnational de militantes, chercheuses et responsables politiques des pays du Sud. Fondé par Devaki Jain en 1984, DAWN formule des critiques féministes du développement, élaborées par des chercheuses du Sud qui ont réussi à maintenir de forts liens avec des militantes sur le terrain. Le mouvement municipaliste global Fearless Cities est quant à lui un regroupement de villes misant sur les communs, l’autogestion et le pouvoir citoyen qui s’organisent afin de bâtir des institutions radicalement solidaires197. Des dizaines de réseaux similaires existent, mais manquent de financement pour réfléchir à l’implantation de stratégies de lu es et de solidarités globales, notamment dans le monde syndical, municipal et environnemental. Le financement d’initiatives transnationales perme rait non seulement la construction de projets communs et l’établissement de politiques communes, à la manière de la Première Internationale, mais favoriserait également le flux de connaissances et de philosophies du Sud vers le Nord plutôt que l’inverse. Ce type de coordination internationale demande de l’argent, du temps et des capacités logistiques, qui pourraient être fournis par une logique d’aide internationale internationaliste radicale. Il faut favoriser la création d’instances capables de coordonner l’action collective et favoriser les solidarités communes, dans le but d’inverser le rapport de force entre les mouvements citoyens et les organisations internationales. La solidarité à distance ne peut plus être seulement déclarative: il est impératif qu’elle s’inscrive dans des pratiques, des procédures et des formes de reconnaissance mutuelle. Ce support international doit dépasser les intérêts économiques nationaux. Le Canada, lorsqu’il a refusé d’annuler un contrat de vente d’armes à l’Arabie saoudite en 2018, malgré les nombreuses violations des droits humains du gouvernement saoudien, a ainsi fait preuve d’un manque de solidarité flagrant envers la population de ce pays. Décoloniser le savoir sur le développement J’ai déjà mentionné au chapitre 3 l’initiative de Sharon Stone qui consiste à distribuer des moustiquaires pour lu er contre la malaria en Tanzanie, des moustiquaires dont la plupart ont été revendues sur le marché noir par des Tanzaniens qui avaient des besoins plus urgents. Il s’agit d’un exemple classique de solidarité internationale qui ignore les besoins et le savoir des populations visées. Forte de son expertise et de ses partenariats sur le terrain, l’organisation américaine sans but lucratif Population Service International a adopté une stratégie différente198. Plutôt que de donner des moustiquaires à tous, l’organisation a plutôt profité de ses fonds pour acheter des moustiquaires qu’elle revendait cinquante sous aux mères qui en faisait la demande par le biais d’une clinique de natalité. Pour éviter la revente sur le marché noir, les infirmières organisées collectivement gardaient neuf sous par filet vendu, ce qui les incitait à vouloir maintenir le projet à flot. Éventuellement, les profits engrangés par la vente de filets à cinq dollars à de riches Malawiens ont servi à financer les moustiquaires à rabais, ce qui a permis de rendre le projet autosuffisant. Ce e solution avait l’avantage d’offrir des moustiquaires à celles et ceux qui en avaient besoin, tout en accordant de la valeur à son utilité. Ce e solution à un problème pratique n’est cependant pas venue de nulle part: le bureau de l’organisation était formé majoritairement de Malawiennes et Malawiens. Valoriser les savoirs marginalisés dépasse la simple «consultation» des populations dans l’élaboration d’un projet de développement en demandant un réel partenariat afin de supporter le savoir et les initiatives locales. Comme l’explique l’auteure féministe décoloniale Soumaya Mestiri, il ne s’agit pas de ramener des savoirs périphériques au centre, mais de réfléchir aux modalités de discours qui perme raient de les faire dialoguer sur un pied d’égalité avec les autres savoirs199. Dans une perspective décoloniale, valoriser les savoirs ne vise pas seulement à

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inclure ou consulter, mais à réhabiliter les savoirs et les vécus marginalisés. Tout en contribuant à la survie des savoirs locaux, de telles initiatives bénéficient d’une connaissance accrue des conditions spécifiques. De nombreuses ONG opèrent déjà dans ce e mentalité et sont malheureusement sous-financées comparativement à des organisations qui favorisent une mentalité plus homogène et one-size-fits-all telles que la Banque mondiale. Financer des projets qui valorisent l’expertise et l’expérience locale signifie par exemple réhabiliter les savoirs autochtones, trop souvent dévalués au profit d’approches dites «généralisables» ou «scientifiques». L’universitaire atikamekw Suzy Basile a par exemple étudié le rôle des femmes autochtones dans la gouvernance du territoire et des ressources naturelles200. Elle note combien celles-ci ont conscience de l’ampleur des transformations du territoire ancestral et des pertes des connaissances et pratiques liées au territoire. Même les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et l’accord de Paris sur le climat constatent l’apport des savoirs autochtones dans la gestion de la crise climatique. L’UNESCO a également publié en 2012 un rapport sur la prise en compte de la connaissance traditionnelle pour l’évaluation et l’adaptation aux changements climatiques201. En environnement, par exemple, ces connaissances marginalisées, parfois appelées traditional ecological knowledge, peuvent aider les scientifiques à comprendre et réagir à la crise climatique, que ce soit vis-à-vis de la fonte des glaciers, de la protection de la faune ou du contrôle des feux de forêt. Par exemple, dans le cadre d’un projet scientifique, les aînés d’une communauté inuit en Alaska ont aidé des chercheurs à comprendre la disparition des bélugas de manière holistique en leur expliquant que les bélugas avaient plus de difficulté à se nourrir, car la population de castors avait augmenté dans la région. Ce e augmentation avait entraîné une diminution sensible de la population de saumons qui durent migrer en raison des barrages bâtis par les castors. En Tanzanie au début des années 2010, l’initiative Indigenous Knowledge visait à documenter ce type de connaissance afin d’améliorer la réponse aux désastres environnementaux. Le groupe de chercheuses et chercheurs, dialoguant avec des aîné.e.s autochtones, reconnaissait la capacité accrue des communautés locales à prévenir les catastrophes environnementales et à en gérer les conséquences. Par exemple, dans les régions de Mahenge et Ismani, l’observation a entive des animaux était utilisée pour prédire les précipitations durant la saison des pluies. L’apparence des Kakakuona (pangolins) et le comportement des Dudumizi (oiseaux coucal) étaient utilisés comme indicateurs de la venue de précipitations. Le projet était organisé par l’Université d’agriculture Sokoine, en Tanzanie, et financé par l’Agence norvégienne de coopération pour le développement202. Ce type de connaissance, crucial à la survie de l’humain, n’est pas valorisé à sa juste valeur: «Le savoir traditionnel est un système de gestion des ressources basé sur des millénaires d’observations détaillées et pointues. […] Mais les données archivées se transme ent à travers les histoires et les mythes, et l’on n’est pas habitué à ce genre de langage», explique la chercheuse Gail Whiteman, citée dans un article de Québec Science203. Le gouvernement du Québec a d’ailleurs fréquemment mis en doute le savoir autochtone. L’ancien sous-ministre du Développement durable, de l’Environnement et de la Lu e contre les changements climatiques, Patrick Beauchesne, avait notamment critiqué la volonté du gouvernement canadien de prendre en compte les savoirs autochtones dans les évaluations d’impact, tel que suggéré dans le projet de loi C-69. Penser la solidarité selon un internationalisme radical signifie agir en réciprocité et transformer les institutions pour qu’elles considèrent tous les acteurs comme partenaires plutôt que récipiendaires. Décoloniser les savoirs dans une perspective internationaliste équivaut à opérer un changement dans les relations de pouvoir. Il y a à l’heure actuelle des «épistémicides», soit une destruction de formes de pensée marginalisées qui se révèlent être cruciales à la survie de l’humanité. Un seul modèle de pensée est encouragé, et il s’agit de celui qui concorde avec les modèles économiques et ethnocentriques dominants. Il est impératif que dans les arènes internationales, les plus puissants laissent la place aux moins puissants, qui représentent par ailleurs la majorité de la population de la planète. Genre, environnement et migration Adopter des politiques multilatérales radicalement féministes

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Comme démontré précédemment, l’ordre néolibéral actuel a des effets différenciés sur les femmes et les minorités sexuelles. Le patriarcat étant imbriqué au capitalisme et au racisme, des solutions sectorielles qui visent à s’a aquer aux inégalités de genre sans adopter de vision féministe globale ne seront pas suffisantes. Toutes les propositions abordées dans ce chapitre contribueraient, si elles étaient adoptées, à la réduction d’une ou de plusieurs oppressions vécues par les femmes des pays du Sud. Toutefois, vu la tendance grandissante à adopter des politiques étrangères féministes, il convient d’établir une vision féministe radicale sur les plans bilatéraux et multilatéraux, qui prenne en compte toutes les inégalités créées par le système capitaliste racialisé. La première politique étrangère féministe a été adoptée en 2014 par la ministre des Affaires étrangères suédoise, Margot Wallström. La France a pour sa part adopté une stratégie internationale sur l’égalité entre les femmes et les hommes en 2018. La politique d’aide internationale canadienne féministe, adoptée en 2017, promet de son côté qu’avant 2022, 95% de l’aide canadienne aura pour but de réduire les inégalités basées sur le genre et de renforcer l’empowerment des femmes et des filles. Pourtant, la politique en question n’a pas encore fait la démonstration d’une vision radicalement différente du genre en développement international, et encore moins en politique étrangère. Le problème majeur avec la politique canadienne est qu’aucun financement supplémentaire n’est à l’agenda. Alors que le Canada dépense 0,26% de son revenu national brut en aide internationale (loin derrière le 0,7% demandé par l’ONU), les dépenses militaires ont augmenté d’environ 14 milliards en 2017, l’année de l’adoption de la politique. La vente d’armes à l’Arabie saoudite, un des régimes les plus inégalitaires au monde qui brime régulièrement les droits des femmes, est aussi en contradiction avec une politique étrangère dite féministe. Plusieurs questions demeurent également en suspens dans ce e politique canadienne, à commencer par la définition même du féminisme. Le terme féministe, quand il est jumelé à l’idée du développement, peut autant être transformateur que factice. Une vision féministe est en effet ornementale, voire tout simplement pernicieuse, lorsqu’elle participe à l’acceptation, au sein d’un système économique, de l’ende ement des femmes et qu’elle ne les soutient pas dans la quête d’une émancipation collective radicale. Si la politique d’aide internationale féministe du Canada a pour seule finalité de promouvoir l’autonomisation économique des femmes sans reconnaître leurs capacités politiques et collectives, c’est un pas dans la mauvaise direction. Par contre, si elle se base sur la recherche féministe en développement et l’expertise des chercheuses et praticiennes féministes sur le terrain, c’est un pas dans la bonne direction. Un autre exemple est la politique étrangère féministe suédoise. Contrairement à la politique canadienne, celleci englobe une vision plus globale du féminisme. Tout en promouvant l’égalité femmes-hommes, le gouvernement de la Suède souhaite se positionner contre les discriminations et la subordination systémiques des femmes204. Ainsi, non seulement l’aide internationale suédoise possède une visée explicitement féministe, mais le pays a opéré des changements majeurs sur le plan de sa politique étrangère, comme l’annulation d’un contrat de vente d’armes à l’Arabie saoudite, ce que le gouvernement canadien ne peut pas se targuer d’avoir fait. Le gouvernement suédois a également promis de ne plus financer les organisations qui suivent la règle anti-avortement de l’administration Trump. Malgré certaines incohérences205, la politique suédoise demeure tout de même un exemple dont on pourrait s’inspirer pour développer une politique étrangère réellement féministe. Adopter une vision féministe du multilatéralisme ne se limite pas à l’adoption de politiques étrangères féministes, surtout si celles-ci demeurent floues quant aux manières d’éliminer l’oppression des femmes: il ne s’agit pas simplement de rendre plus douce ou moins visible ce e oppression. Comme l’ont argumenté plusieurs chercheuses féministes telles Silvia Federici ou Bengi Akbulut, la société est soutenue par le travail du care et le travail reproductif, qui sont de plus en plus effectués par des femmes de pays du Sud. Ce e compréhension implique d’adopter une vision féministe de l’économie, afin de prendre conscience que l’obsession de la croissance économique, tout comme les modèles basés sur la décroissance, ont des effets différenciés selon le genre. Notre mode de vie est soutenu grâce au travail gratuit effectué de plus en plus par les femmes des pays du Sud, et quel que soit le modèle économique adopté, rien ne suggère que cet état de fait sera appelé à évoluer. L’adoption de politiques étrangères féministes ne fait pas consensus. D’abord, il convient d’adme re que l’adoption d’une politique dite féministe contribue à une large diffusion du discours de gender mainstreaming, soit une addition des variables de genre aux politiques, à quelque chose qui cherche explicitement à modifier les rela-

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tions de pouvoir basées sur le genre. Toutefois, il s’agit souvent d’une stratégie rhétorique visant l’égalité femmeshommes, mais pas l’élimination des structures d’oppression liées au genre. Le but n’est pas de tout faire pour que les femmes (du Sud et du Nord) accèdent à une position d’égalité avec les hommes dans un système raciste, fondamentalement divisé en classes sociales et qui promeut une destruction de la nature. De plus, les politiques dites féministes demeureront un engagement rhétorique si aucuns fonds ne leur sont accordés, et risquent de renforcer le système capitaliste si elles prônent des solutions à la pièce comme l’autonomisation économique des femmes par le microcrédit. Les accords internationaux comme la Charte mondiale des femmes pour l’humanité doivent être respectés et les pays du Nord doivent cesser de commercer avec ceux qui tolèrent des violations évidentes des droits de leurs citoyennes ou qui laissent les féminicides impunis. En ce qui a trait à l’aide internationale, plusieurs politiques radicalement féministes doivent être adoptées: soutenir/financer les mouvements féministes et les mouvements de travailleuses d’ici et d’ailleurs, faire preuve de leadership sur la scène internationale pour défendre les droits des femmes de toutes origines, se baser sur la recherche pour supporter des opérations de maintien et de consolidation de la paix qui prennent en compte l’apport et les besoins spécifiques des femmes et des minorités sexuelles, supporter l’autonomisation économique, mais encore plus l’émancipation politique des communautés de femmes, supporter l’augmentation de la protection pour les communautés LGBTQ+ et ne pas commercer avec des pays qui criminalisent les relations entre personnes de même sexe, financer les ONG qui créent de réels partenariats avec les communautés autochtones, et financer des projets en santé reproductive et maternelle. Des politiques multilatérales réellement féministes devraient, d’une part, reconnaître la valeur du travail domestique des femmes et, d’autre part, sortir les femmes de divers pays du Sud de leur obligation de soutenir le développement des populations du Nord. Il s’agit éventuellement d’en finir avec la dépendance au travail de care des femmes des divers pays du Sud. Le consensus de Quito, signé le 9 août 2007, est le premier document international reconnaissant la valeur économique et sociale du travail domestique des femmes. Il reconnaissait aussi l’importance du care comme responsabilité collective tout en soulignant la responsabilité de l’État dans la promotion d’une meilleure division des tâches entre les genres. La prochaine étape serait d’aller plus loin dans le débat public sur l’organisation du travail reproductif et du care, notamment dans ses dimensions locales, nationales et internationales. Il faut également adopter des politiques visant à prévenir la féminisation de la pauvreté, pour que les femmes aient un niveau de vie suffisamment élevé dans leur pays, ainsi que les impacts genrés des crises climatique et migratoire. La reconnaissance de l’apport des femmes de pays du Sud dans le soutien d’un certain mode de vie au Nord est un premier pas vers une vision réellement internationaliste de la transition économique, politique et environnementale. Adopter un système de migration juste Une position internationaliste n’est pas synonyme d’abolition des frontières (no borders), mais plutôt d’ouverture des frontières (open borders). Alors que la position no borders relève d’une abolition pure et simple des frontières entre États, la position open borders promeut la libre circulation des personnes entre entités juridiques, sans distinctions d’origine géographique ou de moyens financiers, et donc ultimement l’élimination des restrictions de déplacement aux frontières. L’espace Schengen, par exemple, qui comprend 26 États européens, permet une grande ouverture des frontières entre les pays européens pour les visiteurs et touristes, tout en maintenant l’existence de frontières qui perme ent de légiférer sur la migration entre pays. Les arguments en faveur des frontières ouvertes n’ont cessé de gagner des adeptes depuis au moins les années 1980206. À l’heure actuelle, l’État-nation est à la fois l’entité politique la plus légitime à grande échelle, ainsi que la seule capable d’organiser la redistribution des richesses dans un territoire donné et d’y imposer un état de droit. Les frontières nationales ont l’utilité de consolider une communauté politique, d’organiser des services sociaux cohérents et d’éviter l’évasion fiscale à une échelle encore plus grande. Plus encore, les frontières perme ent de réglementer les biens et marchandises qui entrent et sortent du territoire.

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Toutefois, les frontières sont virtuellement inexistantes pour certaines personnes et foncièrement violentes pour d’autres. Les frontières délimitent le monde arbitrairement entre ceux qui ont accès à un certain mode de vie et ceux qui en sont exclus. Cela n’a jamais été plus vrai que pendant la pandémie de 2020, alors que les gouvernements nationaux ont fermé toutes leurs frontières afin de prioriser leurs propres citoyennes et citoyens. C’est ce que la chercheuse Ayelet Shachar appelle la «loterie de la naissance207». En termes de privilèges, le monde est segmenté de manière étonnamment similaire au découpage qui prévalait à l’époque féodale. Les individus du Nord global bénéficient des mêmes types de privilèges de mobilité et de richesse que les nobles de naissance du Moyen Âge et ceux du Sud bénéficient des mêmes privilèges que les paysans. Bien sûr, il y a de riches paysans et des nobles moins fortunés, mais dans l’ensemble, la naissance est le facteur le plus déterminant dans le nombre d’opportunités et de contraintes face aux déplacements. Hormis la fermeture justifiée de territoires protégés pour les nations autochtones, la fermeture des frontières sert principalement à empêcher certains groupes (du Sud) d’accéder aux richesses et au mode de vie des pays du Nord. L’ouverture des frontières est donc déjà une réalité, mais qui profite seulement à certaines personnes. Alors qu’un individu qui voyage pour réaliser des profits sera célébré, celui qui voyage pour sa survie sera renvoyé d’où il vient. Le Canada se situe en sixième position quant à la facilité pour ses ressortissants de voyager sans visa, à égalité avec la Belgique, la Grèce, l’Irlande, la Norvège, la Suisse, le Royaume-Uni et les États-Unis. Seulement 10 pays sur 184 me demandent de faire une demande de visa avant de franchir leurs frontières. En comparaison, les Iraniens peuvent se déplacer sans visa ou avec un visa à l’entrée dans seulement 38 pays, et encore moins immigrer dans ces pays. Pour de nombreuses personnes souhaitant immigrer en Europe, cela signifie qu’elles doivent payer une somme astronomique pour avoir la chance de tenter un dangereux et clandestin voyage. La construction de murs toujours plus hauts dans certaines régions, comme celui proposé par Donald Trump, ne fait qu’augmenter les risques et encourage les activités illégales de ceux qui désirent faire le voyage. Être née au Canada m’a accordé une chance indue que n’a pas eue ma Da¯dı¯ma208, Djenabay Alibay, née à Madagascar, mariée à 14 ans à un homme que ses parents avaient choisi, mère de 13 enfants et qui n’a jamais qui é le pays jusqu’à son décès à 67 ans. Elle a développé une force de caractère incroyable et effectué un titanesque travail reproductif au profit d’un autre pays, puisque la plupart de ses enfants ont participé à la force de travail du Canada et non de Madagascar. Je n’aurai jamais à réaliser un tel travail et à faire preuve d’autant de résilience. À 31 ans, j’ai en poche un doctorat et un passeport qui me perme ent de visiter librement et de m’installer dans environ 184 pays. La loterie de la naissance (à laquelle j’ai clairement gagné) ne dépend ni du talent, ni des efforts, ni de la valeur, mais principalement de la chance. Même mon père et ses frères sont parmi ceux qui ont réussi à migrer lorsque la situation sécuritaire est devenue trop tendue à Madagascar, parce qu’ils avaient plus de moyens et de connexions. Beaucoup de Malgaches n’ont pas eu ce e chance et ne l’ont toujours pas. Aujourd’hui, les filles de celles et ceux qui sont restés au pays n’ont pas le loisir de l’écrire dans un livre. Bien que ce soit plus par complaisance que par choix, l’ordre mondial institutionnalisé est accepté car il est favorable à la plupart d’entre nous. Un internationalisme radical s’appuie sur une telle prise de conscience. Le concept de frontières ouvertes peut faire peur, mais il s’agit de la seule option viable pour gérer la crise migratoire actuelle. Les conséquences négatives présumées d’une telle politique n’ont jamais été prouvées. Premièrement, une des objections les plus fréquentes vient de la peur de se voir envahir par des millions d’immigrants dès le lendemain de l’adoption d’une telle politique. Pourtant, l’Histoire démontre le contraire. Après la chute du mur de Berlin, malgré la peur d’un exode massif, seulement 200 000 personnes originaires de Berlin-Est ont déménagé à l’Ouest. De la même manière, entre 2004 et 2007, l’Union européenne (UE) a admis 10 pays de l’ex-URSS qui avaient un niveau de vie largement inférieur à ceux des pays fondateurs de l’UE. Cependant, bien que le revenu moyen en Suède soit plus de 8 fois supérieur à celui de la Roumanie, seulement 4 millions de personnes originaires de ces pays (sur un total de 100 millions) ont décidé de s’installer dans un autre pays européen après l’instauration de l’UE209. En comparaison, le revenu moyen aux États-Unis est cinq fois supérieur à celui du Mexique, mais le gouvernement américain a une peur bleue que tous les Mexicains décident soudainement d’immigrer sur son sol. À la suite de l’ouverture des frontières, la plupart des personnes vivant dans le Sud ne décideraient tout simplement pas de

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qui er l’endroit où ils ont des connexions culturelles, parlent un langage commun et entretiennent des relations filiales210. La majorité de la population mondiale n’est pas prête à être déracinée pour toujours, à moins de vivre dans des conditions socioéconomiques particulièrement difficiles: la plupart des immigrantes et des immigrants ne feraient pas le voyage si les conditions de vie dans leurs pays d’origine étaient satisfaisantes. Plutôt que de mener à des relocalisations massives, l’ouverture des frontières mènerait plutôt à de l’immigration rotative. Lorsque les États contrôlent moins strictement leurs frontières, les migrants tendent à travailler une saison et retournent ensuite dans leur pays. Toutefois, lorsque les difficultés d’immigrer augmentent, les migrants ont plutôt tendance à tout faire pour rester dans leur pays d’accueil une fois la frontière passée. Le cas des travailleurs mexicains aux États-Unis est un bon exemple. Avant le contrôle accru de leur frontière sud dans les années 1950, les États-Unis laissaient les Mexicains la traverser plus librement et une moins grande proportion s’installait de manière permanente en sol américain. La raison évoquée est que le salaire plus élevé aux États-Unis leur donne un statut social et une capacité d’achat au Mexique qu’ils n’obtiendront jamais comme immigrants aux États-Unis. Une autre objection à l’ouverture des frontières est qu’il n’y aurait pas suffisamment d’emplois pour accueillir un grand nombre de nouveaux immigrants. Toutefois, la taille d’une économie n’est pas fixe. Celle-ci augmente avec l’arrivée de nouveaux immigrants et donc le nombre d’emplois disponibles augmente proportionnellement au nombre d’immigrants, sans compter que la plupart de celles et ceux qui s’installent de manière permanente sont jeunes et contribuent au fonds de retraite de populations vieillissantes. Si elle cessait d’accueillir des immigrants, la population projetée de la force de travail de l’Union européenne, par exemple, chuterait de 336 millions en 2010 à 300 millions en 2030, alors que le nombre de personnes âgées de 50 ans et plus passerait de 87 millions à 123 millions durant la même période211. Les immigrantes et les immigrants qui sont aujourd’hui considérés comme une menace contribueront au financement des services sociaux en payant des taxes et des impôts. L’effet le plus important de l’ouverture des frontières demeure de sauver les vies de celles et ceux qui échouent dans leur tentative de traverser la Méditerranée ou la frontière mexico-américaine. Concernant l’accueil des personnes réfugiées, les pays du Nord ont déjà fait l’erreur de fermer leurs frontières et ont souvent promis de ne plus jamais répéter l’expérience. Après la Deuxième Guerre mondiale, le Canada a refusé énormément de ressortissantes juives européennes et de ressortissants juifs européens en utilisant les mêmes excuses qu’aujourd’hui: le pays avait ses propres problèmes et certaines de ces personnes, peut-être, étaient des nazis infiltrés. En 1939, le Canada a notamment refusé l’accueil d’un bateau de 900 demandeuses et demandeurs d’asile de confession juive. S’étant également vu refuser l’entrée à Cuba et aux États-Unis, le bateau allemand MS Saint Louis a dû retourner en Europe. Dans les années qui suivirent, 254 passagères et passagers du bateau ont été tués dans les camps de concentration nazis212. Deux cent cinquante-quatre. Durant le règne du parti nazi en Allemagne, le Canada a été l’un des pays ayant accepté le moins de personnes réfugiées de confession juive. En reconnaissant a posteriori l’ampleur négative de ce e a itude, les autorités canadiennes avaient promis de ne plus jamais refuser l’entrée de celles et ceux dans le besoin. L’ouverture des frontières ne veut pas dire accorder la citoyenneté dans l’immédiat à toutes les personnes qui en font la demande. Il convient évidemment d’imposer certains critères pour obtenir un tel statut, que ce soit l’intention d’apprendre la langue du pays d’accueil ou la durée passée sur le territoire. Mais dans le cadre d’un internationalisme radical, il est inconséquent de refuser l’entrée à quiconque pour des raisons reposant principalement sur le pays d’origine du demandeur. Ouvrir les frontières est la solution la plus directe aux inégalités Nord-Sud, parce que l’argent envoyé par les personnes immigrantes à leur famille dans leur pays d’origine est le moyen le plus direct de diminuer le niveau de pauvreté dans ces pays. Selon la Banque mondiale, les envois de fonds de ce type vers l’Inde, par exemple, étaient de 80 milliards en 2018. La Chine recevait quant à elle 67 milliards de ce e façon, les Philippines et le Mexique 34 milliards chacun et l’Égypte 26 milliards213. Cela dit, l’ouverture des frontières ne fait pas consensus dans les sociétés occidentales. Il ne serait donc pas politiquement faisable ou acceptable d’imposer une transition brutale, en passant de frontières fermées comme elles le sont actuellement à des frontières complètement ouvertes du jour au lendemain. L’espace Schengen, par exemple, a commencé par la libre circulation entre sept pays membres de l’Union européenne en 1985, puis s’est

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élargi progressivement. Il serait donc politiquement faisable de commencer par des initiatives de libre circulation à l’échelle continentale pour commencer (entre le Mexique, les États-Unis et le Canada, par exemple) avant d’envisager une extension du processus d’élargissement. Des problèmes pressants liés à la crise migratoire méritent également une a ention immédiate. D’abord, si l’État est actuellement le seul acteur légitime pour encadrer l’immigration, celui-ci n’a pas la légitimité morale de brimer les droits humains des individus qui arrivent au pays, de les déporter peu importe le temps passé sur le territoire ou même de les empêcher d’arriver sur le territoire. Toute personne souhaitant émigrer d’un pays à l’autre devrait avoir la certitude que ses droits seront protégés. Elle doit aussi pouvoir faire le trajet de manière sécuritaire. Un internationalisme radical privilégie ainsi les droits humains plus que la souveraineté étatique, contrairement aux tendances actuelles. Les nationalismes les plus conservateurs (incarnés par Trump aux États-Unis ou Bolsonaro au Brésil) privilégient systématiquement la souveraineté nationale et la sécurité de leurs citoyennes et citoyens, et n’hésitent pas à refouler les étrangers. Il s’agit d’une forme de gestion moyenâgeuse à l’égard de personnes ayant commis des actes illégaux. Je ne souhaite plus vivre dans une époque où être criminel (par l’entrée illégale dans un territoire) rend certaines personnes hors-la-loi, et légitime le fait que le gouvernement ne leur accorde pas la reconnaissance de leurs droits fondamentaux. Il faut donc participer à l’élaboration d’une convention internationale sur les droits des personnes migrantes plus englobante qui vise l’établissement d’un régime de protection des droits fondamentaux des personnes migrantes, notamment en matière d’éducation, de santé et de justice. Ce faisant, un gouvernement progressiste devrait soutenir les mobilisations internationales pour les droits des personnes migrantes et réfugiées et contre la criminalisation des personnes sans papiers. Tout individu qui se trouve sur le territoire illégalement doit tout de même avoir accès aux mêmes services que toute personne vivant sur ledit territoire. Il faut aussi établir un cadre légal qui oblige les gouvernements à respecter les droits fondamentaux de toutes les personnes résidant sur leur territoire. Par exemple, les informations collectées pour accéder à des services fondamentaux ne devraient pas être utilisées par la suite pour justifier le renvoi des individus dans leur pays d’origine. Un immigrant non régularisé devrait pouvoir recevoir des soins à l’hôpital ou déclarer un crime à la police sans craindre que ses informations personnelles soient transférées aux services d’immigration et sans risquer la déportation. Ce cadre légal devrait aussi protéger davantage les migrantes et les migrants temporaires, qui sont actuellement à la merci de leurs employeurs. Un régime plus ouvert concernant l’accueil et la protection des demandeuses et des demandeurs d’asile doit être établi. Les personnes venant de pays du Sud doivent être traitées humainement et avoir accès à toute l’information nécessaire afin de demeurer sur le territoire. Il ne suffit pas d’augmenter le nombre de réfugiés admis alors que, en même temps, les gouvernements empêchent les demandeurs d’asile d’arriver sur leur territoire, que ce soit en refusant les bateaux qui a eignent leurs berges ou en légitimant un système de visas qui empêche la plupart des personnes qui voudraient faire une demande d’asile au Canada de s’installer au pays. Abolir l’entente entre le Canada et les États-Unis sur les tiers pays sûrs est aussi une étape transitionnelle vers un monde aux frontières ouvertes. Puisque les deux pays se reconnaissent mutuellement comme sécuritaires, cet accord détermine que les demandeuses et les demandeurs d’asile arrivant aux États-Unis ou au Canada doivent faire leur demande d’asile dans leur pays d’arrivée. Cet accord, qui a été signé alors que les deux pays avaient sensiblement les mêmes lois en matière de migration internationale, ne convient plus à la réalité actuelle. Dans les faits, les États-Unis sous la présidence de Donald Trump ne peuvent plus être considérés comme sécuritaires pour les réfugiés. Des enfants immigrants avec leurs parents continuent d’être placés en centres de détention et les conditions de vie à l’intérieur de ces centres sont de moins en moins stables. De plus, le gouvernement américain ne considère plus la violence imputable aux cartels de la drogue et les violences basées sur le genre comme des critères suffisants pour faire une demande d’asile. De toute évidence, ce changement de régulation vise les populations d’Amérique latine et contredit les lois canadiennes sur le sujet. L’interdiction de voyager aux États-Unis pour des ressortissants de pays à majorité musulmane («muslim ban») est une tentative claire du président Trump d’empêcher un certain type de personnes de s’établir aux États-Unis.

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Il est aussi moralement injustifiable de laisser plusieurs générations vivre leur vie dans des camps de réfugiés un peu partout à travers le monde. Les pays voisins des pays en guerre ou en proie à des crises humanitaires ne devraient pas assumer l’entière responsabilité d’accueillir les millions de personnes qui cherchent refuge. Le Liban, par exemple, accueille près de 920 000 Syriennes et Syriens fuyant la guerre alors que le Canada était félicité de part et d’autre en 2018 pour en avoir accueilli seulement 28 100214. Les pays n’ayant pas de frontières avec des pays en guerre ont donc le pouvoir de refuser facilement l’arrivée massive de personnes réfugiées ou d’ériger des murs infranchissables, alors que d’autres, situés pour la plupart dans le Sud global, n’ont pas ce choix. Finalement, il est impératif de modifier le système d’immigration basé sur le mérite. Selon ce système, seules certaines personnes immigrantes méritent d’entrer sur le territoire, soit celles et ceux qui ont les moyens et le niveau d’éducation requis. Ce système méritocratique encourage une fuite des cerveaux du Sud au Nord, c’est-à-dire le départ en masse de personnes éduquées vers des pays où les opportunités d’emploi et d’avancement sont plus grandes. Avant d’ouvrir les frontières et de favoriser l’émigration massive de gens ayant des diplômes universitaires, il est impératif de changer la vision collective du «bon immigrant» et de favoriser une plus grande inclusion d’une panoplie de personnes. La consolidation d’un appui populaire en faveur de propositions liées à une ouverture des frontières influera sur sa faisabilité. Plusieurs mesures doivent être prises afin de favoriser ce e acceptabilité sociale et mener à un moment politique plus propice pour l’adoption de politiques migratoires radicalement justes. Ainsi, il ne suffit pas pour la gauche de développer des politiques plus justes215, mais de réfléchir à la manière de bâtir une base solide pour rendre possible l’adoption de ces politiques. Défendre la justice climatique Il est difficile de circonscrire les solutions à la crise climatique sans reconnaître les savoirs autochtones, et sans modifier la vision dominante de la migration internationale, ce qui inclut la vision féministe du multilatéralisme. Les politiques perme ant de survivre à la crise climatique se situeront à la fois au niveau local avec des initiatives concrètes de transition, au niveau national avec des propositions comme des Green New Deal, et au niveau multilatéral avec des accords environnementaux contraignants. Mais d’abord et avant tout, une réelle solidarité en ce qui a trait à la lu e climatique passera par une écologie décoloniale216. Il s’agit de se soucier du vivant dans son ensemble: de l’environnement, des animaux, des personnes racisées et des femmes. Adhérer à une écologie décoloniale implique de comprendre les effets différenciés de la crise écologique et l’importance de protéger les populations les plus affectées, soit les populations du Sud, en particulier les femmes, et les populations racisées et autochtones dans les pays du Nord. Une compréhension de la solidarité environnementale serait donc contre la construction de projets hydroélectriques qui impose la délocalisation de peuples autochtones, et contre l’établissement de décharges de déchets toxiques dans des quartiers à majorité immigrante. Pour établir une pensée et des politiques environnementales décoloniales, il faut s’inspirer de militantes environnementalistes comme la Kenyane Wangari Muta Maathai, première femme africaine à gagner un prix Nobel pour son activisme environnemental. Maathai a notamment fondé le Green Belt Movement, un mouvement holistique de conservation environnementale et de renforcement des capacités des femmes217. La militante indienne et écoféministe Vandana Shiva milite également pour que l’écologie et les femmes soient au cœur du développement social, notamment en ce qui concerne la protection des semences et de l’agriculture paysanne218. Alors que de plus en plus de partis politiques voient la nécessité d’instaurer un plan d’action environnementale, les lu es demeurent isolées au niveau national: pensons notamment au Green New Deal, aux membres de Democratic Socialists of America, à la députée Alexandria Ocasio-Cortez, au DiEM25 de Yanis Varoufakis ou au plan vert de Caroline Lucas, co-chef du Parti vert anglais. Ces plans incluent une décarbonisation de l’économie, un investissement massif dans les énergies renouvelables, le transfert d’emplois dans l’industrie du pétrole vers des énergies vertes sans pertes de conditions de travail et l’inclusion de toutes les communautés à l’établissement de solutions globales. Le Green New Deal aux États-Unis, soutenu par les Democratic Socialists of America, une des

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branches les plus à gauche du Parti démocrate, englobe également les soins de santé, l’éducation et les services de garderie pour tous. Dans son livre intitulé La maison brûle, Naomi Klein défend un Global Green New Deal, qui irait plus loin qu’une série d’actions sectorielles pour le climat et impliquerait de bâtir un plan global de justice climatique219. Selon elle, un plan holistique de transition inclurait une décarbonisation rapide opérée dans un esprit de justice sociale, économique et environnementale et accorderait des réparations aux communautés autochtones et aux personnes racisées, qui sont les premières victimes de la crise climatique. Une mobilisation globale sera toutefois nécessaire pour forcer l’adoption d’un plan énergétique global qui perme rait d’alimenter l’entièreté de la planète en énergies renouvelables. Si certaines régions peuvent produire de l’énergie solaire et d’autres de l’énergie éolienne, d’autres n’ont aucune de ses possibilités. De plus, beaucoup de pays du Sud en plein processus d’industrialisation ont bien souvent moins de ressources financières et logistiques pour opérer une transition énergétique. Un chercheur allemand, Dennis Eversberg, a également démontré les différences de genre liées à la gestion de la crise climatique. Les deux catégories de personnes moins enclines à encourager ce e lu e sont celles qui priorisent la protection de leur statut social ou celles qui sont carrément anti-écologistes. Dans les deux groupes, les hommes sont majoritaires220. Un chercheur de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) met de l’avant l’idée que ce manque de considération pour la crise climatique ne serait pas dû à un manque d’information ou de sensibilisation, mais à un manque d’empathie envers les populations les plus affectées par les changements climatiques221. Il ne faut donc pas uniquement penser à des solutions pratiques, mais opérer un changement sociétal qui perme ra de sensibiliser les populations vers davantage de care pour nos proches et pour les populations du Sud, souvent racisées et/ou marginalisées. Ce sera la seule manière de comprendre et de régler les dynamiques liées au racisme environnemental. Il faut opérer une plus grande solidarité internationale quand vient le temps de parler du financement de la transition. Pour ce faire, les liens institutionnels entre scientifiques doivent être renforcés afin de trouver rapidement des solutions à la crise climatique. Suggérer d’adopter des énergies vertes ne suffira pas à ralentir la crise, et une transition hors du capitalisme et de l’injonction à la croissance sera ultimement la seule option pour survivre à l’anthropocène. Mais au-delà de l’idéal, soit une transition vers une société post-croissance, il faut trouver des solutions immédiates et radicales à la déforestation, à la désertification, aux changements climatiques et à toutes les autres pressions que subit la nature, principalement dans des pays du Sud et particulièrement les femmes et les communautés racisées. Ces innovations nécessiteront des laboratoires de haut niveau et un plus grand partage du savoir scientifique. L’économiste et ancien ministre des Finances grec, Yanis Varoufakis, suggère notamment la création d’une Organisation pour la coopération sur l’urgence environnementale, qui favoriserait une mobilisation transnationale222. L’élaboration et l’établissement d’un plan juste et équitable, qui impliquerait les pays historiquement les plus pollueurs (du Nord) et ceux qui ont subi le plus fortement les conséquences de ce e pollution (au Sud et les communautés autochtones et les femmes particulièrement) nécessiteront le concours d’une organisation supranationale. Une grande partie de l’aide internationale devrait être utilisée pour réaliser des opérations massives de reboisement et de soutien aux lu es environnementales contre les minières et les entreprises multinationales. Si le statu quo est laissé intact, la crise empirera de manière exponentielle dans les prochaines années. Il faut également qu’une telle organisation trouve des moyens d’imposer des pénalités plus restrictives dans le cas du non-respect des clauses des traités environnementaux. Une telle organisation internationale, en relation avec l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, devra également réguler le problème grandissant des migrants et des migrantes climatiques. Un statut juridique devrait être développé et reconnu par les pays du Nord pour l’entièreté des migrantes et des migrants climatiques, mais sans nécessairement leur a ribuer le qualificatif de réfugié. En effet, la migration climatique n’est pas nécessairement «forcée» comme pour les personnes réfugiées telles qu’on les conçoit traditionnellement, mais résulte d’un processus long et progressif. Intégrer les facteurs climatiques dans l’évaluation des demandes d’asile pourrait être complexe. Par ailleurs, ajouter les aspects climatiques à la Convention de Genève relative au statut des réfugiés risque

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de réduire la protection offerte aux demandeurs d’asile fuyant la guerre ou la persécution. Ces questions doivent cependant être posées. Finalement, renégocier la Convention de Genève risque de prendre des années et certains pays pourraient en profiter pour renégocier la convention à la baisse. Il convient donc plutôt d’élargir les critères de réception des personnes réfugiées afin d’accueillir davantage de personnes ne correspondant pas exactement aux critères usuels, ce qui perme rait d’accueillir davantage de migrantes et de migrants climatiques sans réduire le nombre de personnes réfugiées provenant de pays en guerre. L’Australie, par exemple, a établi une centaine de visas spéciaux pour les habitantes et habitants des îles du Pacifique obligés de migrer en raison de la hausse du niveau des océans223. Toutefois, un tel plan global ne doit pas être simplement dirigé vers les solutions environnementales. Comme l’explique Naomi Klein, c’est le système économique capitaliste en entier qui doit être revu, ainsi que le mode de vie consumériste. Des solutions à la pièce ne pourront que pallier les conséquences les plus visibles de la crise climatique, mais ne feront que retarder l’inévitable. Un tel plan ne sera par ailleurs accepté que si la mobilisation populaire s’accentue, tant au Nord qu’au Sud. Pour les centaines de personnes qui manifestaient à Cape Town en Afrique du Sud en mars 2019 contre l’approbation de nouveaux projets d’exploitation de combustibles fossiles, ce n’était pas un combat hypothétique, puisqu’elles avaient vécu une des pires sécheresses de leur histoire moins d’un an auparavant. Ces populations sont les premières à aller au front, mais les pays du Nord doivent leur apporter un soutien financier pour qu’elles puissent presser leurs gouvernements d’agir. Il faut également cesser de donner de la visibilité seulement aux mouvements menés par des personnes blanches ayant les moyens de bâtir des campagnes massives sur les médias sociaux. Les militantes et militants du Sud, ainsi que celles et ceux au-devant des différentes grèves pour le climat, participent à un mouvement de masse qui a le pouvoir de changer le cours des choses. Et on doit leur donner un porte-voix.

Les propositions politiques pour l’établissement des bases d’un internationalisme radical touchent donc à plusieurs domaines. Premièrement, tout en renégociant les accords commerciaux pour sortir du libre-échange, il sera nécessaire d’opérer une transition juste vers une société post-croissance. Cela passera par l’annulation des de es illégitimes et la régulation du cours des matières premières, mais aussi par l’adoption de règles bilatérales et multilatérales de commerce plus équitables. Deuxièmement, l’élimination de la capacité de concentration de la richesse par les compagnies multinationales devra passer par la taxation, mais surtout par la suppression des paradis fiscaux et l’élimination des brevets. Troisièmement, plutôt que d’éliminer la coopération et l’aide internationale, il faut adopter un système plus juste d’aide internationale et me re sur pied des organisations alternatives de financement du développement. Il faut cesser d’imposer un système unique et décoloniser la mentalité qui sous-tend beaucoup des projets de coopération internationale actuels. Finalement, un multilatéralisme féministe, respectueux de la nature et des personnes immigrantes devra être développé, promu et adopté afin de favoriser un internationalisme radical.

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Se mobiliser pour mieux internationaliser

La seule manière de trouver la liberté pour nous-mêmes est de s’identifier avec toutes les populations opprimées du monde. – Malcolm X, prêcheur musulman afro-américain et militant pour les droits civiques

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, politique et environnementale telle que je viens de l’élaborer ne se fera pas seulement par l’élection d’un ou de plusieurs gouvernements nationaux progressistes, mais par l’organisation soutenue de lu es internationales pour la justice sociale. Une transition globale exige que les mouvements sociaux opèrent une pression constante sur les gouvernements occidentaux afin qu’ils adoptent une fiscalité réellement juste et équitable et des règles de commerce solidaire, tout en assurant le respect du droit international. L’internationalisme radical, la proposition que j’ai défendue ici, implique ainsi autant moins de mondialisation (néolibérale) que plus de mondialisation (solidaire), c’est-à-dire plus de régulations, de règles, de mouvements et d’institutions orientées vers une solidarité internationale radicale. Bien que cet essai se soit davantage concentré sur le modèle internationaliste lui-même plutôt que sur les moyens à déployer pour le me re en place, il convient de dire quelques mots en conclusion sur la mobilisation politique nécessaire pour accéder à cet idéal dont j’ai cherché à définir les contours. Le renforcement du pouvoir citoyen dans l’établissement d’un rapport de force à l’international a réussi dans le passé à modifier le cours de politiques internationales. Les rassemblements tenus à Sea le durant la rencontre de l’OMC en 1999 ou les grèves internationales des femmes sont évidemment des exemples marquants. Bien que de tels mouvements n’aient pas toujours mené à des changements radicaux immédiats, ils ont contribué à l’émergence d’une conscience politique nécessaire pour concourir à l’avènement d’un internationalisme radical. Durant les dernières décennies, plusieurs campagnes ont contribué à des avancées majeures au sein des organisations internationales, comme celles menées par des ONG et des mouvements citoyens qui se sont mobilisés pour que la Banque mondiale cesse de soutenir des projets qui sont néfastes pour l’environnement ou qui entraînent la délocalisation de populations autochtones. Ces mouvements citoyens l’ont notamment fait plier pour qu’elle en vienne finalement à renoncer à différents projets d’hydroélectricité en Inde et pour qu’elle retire son financement au projet de la mine d’or Conga au Pérou. L’effondrement du Rana Plaza a de son côté poussé des activistes à militer pour l’établissement de syndicats dans l’industrie du textile et le mouvement international#MeToo a encouragé l’empowerment de milliers de femmes en lien avec la dénonciation de leurs agresseurs. Des victimes de harcèlement sexuel dans des usines sont devenues activistes, comme Dolly Akhtar au Bangladesh, et ont incité d’autres femmes à s’impliquer dans des mouvements syndicaux. Ce faisant, elles ont poussé des gouvernements à perme re l’établissement de syndicats dans ces industries. Des lu es auxquelles ont pris part diverses ONG internationales et mouvements citoyens. Le plaidoyer et la dénonciation prônés par ces organisations citoyennes sont un moyen parmi d’autres d’encourager l’adoption de plus de droits pour les syndicats dans le monde ou de droits pour les femmes un peu partout. Il faut cesser de penser que «l’international» n’évolue que de manière lointaine et théorique. La mondialisation des communications permet une internationalisation des lu es dans lesquelles les acteurs locaux jouent un rôle grandissant pour l’adoption d’une justice sociale internationale. L’arrivée sur la scène politique des différents mouvements environnementalistes qui se sont concertés pour organiser les manifestations en faveur du climat le

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27 septembre 2019 en est un bon exemple. Cela est sans compter l’impact de lu es individuelles comme celles de Pia Klemp, la capitaine de bateau allant à la rescousse de demandeurs d’asile, de Máxima, l’Autochtone péruvienne se ba ant contre une minière américaine, d’Ahed Tamimi, la militante palestinienne lu ant contre l’occupation israélienne, ou de Greta Thunberg, la jeune militante environnementaliste suédoise. Le renforcement d’une société civile globale aux revendications radicales et l’établissement de réseaux d’activistes transnationaux forts pourront seuls renverser les rapports de pouvoir actuels. L’établissement de ces lu es doit également avoir pour finalité de modifier l’opinion publique en ce qui a trait aux différents enjeux internationaux. Puisque le fait d’opérer une rupture radicale sera encore plus difficile au niveau international qu’au niveau national ou local, il faut favoriser le soutien social en faveur de positions comme l’ouverture des frontières ou le Green New Deal global. Cet appui grandissant mènera à l’élection de gouvernements prêts à opérer une transition économique, politique et environnementale et à la dénonciation plus systématique de l’exploitation et de la dépossession opérées au nom du profit. Il ne suffit pas d’avoir un plan idéal, il faut avoir un plan stratégique. Qui plus est, une transition globale ne pourra être opérée qu’après l’établissement des conditions propices à l’acceptation d’idéaux moraux et politiques liés à un internationalisme radical.

En conclusion, bien que ce soit essentiel, il ne suffit pas de demander «combien d’argent de plus» pour l’aide internationale ou «quel serait le montant de la de e écologique». Il faut élargir notre champ de vision et décoloniser la politique multilatérale. Il faut penser l’émancipation au-delà des frontières, ou plutôt penser le dépassement des frontières comme condition inéluctable à notre propre émancipation collective. Il faut redéfinir les cadres moraux du projet politique internationaliste radical. Celui-ci doit passer par une intégration de l’international dans le national, une égalité des droits et responsabilités ainsi qu’une décolonisation féministe. La dimension morale du projet politique de l’internationalisme radical devra également prendre en compte l’exploitation et la discrimination que vivent les populations autochtones et les personnes racisées au niveau national. Si un internationalisme radical doit mener à l’adoption de pratiques multilatérales plus équitables pour les populations du Sud, il doit aussi mener à la dénonciation des discriminations envers celles et ceux que l’on considère étrangers chez nous. Une moralité décoloniale vise non seulement à éliminer un système d’oppression géographique économique, mais à détruire des discriminations quotidiennes ancrées dans des pratiques locales, nationales et internationales. Pour repenser la coopération internationale, il faut donc repenser l’ordre mondial institutionnalisé et ses impacts différenciés. Il relève du devoir moral de redistribuer les richesses mondiales, mais également d’empêcher la concentration de puissance et de capital dans les mains d’une minorité. Même si nous faisons nous-mêmes partie de ce e minorité. L’émancipation globale passera par un internationalisme radical plutôt que par un internationalisme libéral de façade. À travers la thèse défendue dans ce livre se trouve une invitation à renouveler le souffle de la solidarité internationale, laquelle n’est pas seulement un programme ou un ensemble de politiques publiques, mais demande un sentiment de solidarité plus large, un appel à transformer radicalement les sociétés, un élan vital visant l’émancipation de tous les peuples sur Terre. Il ne s’agit pas d’un appel pour une solidarité de salon, mais d’un authentique appel à l’action. D’un côté, les gouvernements doivent adopter des pratiques solidaires et les citoyennes et citoyens doivent les encourager à le faire. De l’autre, il s’agit de créer des alliances larges dans les lu es sociales, de s’inspirer des mouvements sociaux du Sud global et de penser les lu es de manière intersectionnelle en termes de classe, de genre, de race et de géographie. Je terminerai avec les mots que l’ancien président du Burkina Faso Thomas Sankara a prononcés lors d’un discours aux Nations unies en 1984. Tout en ne rejetant pas l’ONU comme institution internationale, Sankara n’appelait pas simplement à plus de transferts de fonds, mais à une refonte majeure du système international: «Il faut proclamer qu’il ne peut y avoir de salut pour nos peuples que si nous tournons radicalement le dos à tous les mo-

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dèles que tous les charlatans […] ont essayé de nous vendre vingt années durant. Il ne saurait y avoir pour nous de salut en dehors de ce refus-là. Pas de développement en dehors de ce e rupture224.»

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Écrire un livre prend beaucoup de temps, de sueur et de soutien. Pour y arriver, je me suis appuyée sur le soutien indéfectible de nombreuses personnes. D’abord, merci à Kari Polanyi Levi d’avoir été une mentore et une interlocutrice de choix pour me perme re de mieux comprendre les inégalités Nord-Sud. À son contact, j’ai affiné ma propre pensée critique. Merci également à Dominique Caoue e pour son soutien constant depuis tant d’années. Ensuite, merci aux personnes qui ont influencé ma pensée d’une manière ou d’une autre lors de la rédaction de cet essai. Dans le désordre, et en en oubliant probablement beaucoup: Alain Savard, Renaud Santerre-Crête, Christian Pépin, Amel Zaazaa, Jon McPhedran, Nadia Duguay, Haroun Bouazzi, Léa Clermont-Dion, Yves-Marie Abraham, Bengi Akbulut, Ambre Fourrier, Caterina Milani et Denis Côté. J’ai développé beaucoup d’alliances et de résistances grâce à mes interactions avec vous. Merci également à toutes les personnes avec qui j’ai interagi dans les dernières années à l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI), qui m’ont indiqué différentes sphères où la solidarité est déjà une réalité. Merci également à toutes les autres personnes qui m’ont aidée et soutenue d’une multitude d’autres manières, soit dans la réalisation de mon doctorat ou dans ma vie professionnelle et personnelle. Merci à David Murray: ta confiance inébranlable dès le début de ce e aventure m’a rendue plus sereine et tes commentaires ont amené une cohérence essentielle à cet essai. Merci également à Chloé Savoie-Bernard pour ton talent d’éditrice incomparable. Merci à Jonathan Durand Folco, qui me soutient à la fois moralement, émotionnellement et intellectuellement depuis plusieurs années. Merci d’avoir lu et commenté chacune des lignes de ce livre et de me respecter suffisamment pour me questionner intellectuellement. Finalement, merci à ma famille. Votre amour inconditionnel m’est extrêmement précieux. J’espère que ce livre vous donnera une meilleure idée de comment je réfléchis le monde.

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COLLECTION POLÉMOS Comba re, déba re

Polémos signifie combat, lu e, guerre, en grec ancien. Il vient du mot polemai, se remuer, et a donné le mot polémique, qui renvoie à la discorde. Pourquoi une collection Polémos chez Écosociété? Pour rappeler que des lu es naissent les avancées, des conflits jaillit le politique. Le conflit, père de toutes choses pour Héraclite, la politique, lieu de la mésentente pour Rancière; le vivre ensemble est fait de confrontations. Nourrir les combats, nourrir les débats, tel est l’esprit de la collection Polémos, qui accueille des textes aux paroles fortes. Dans la même collection Alain Deneault, Une escroquerie légalisée. Précis sur les «paradis fiscaux». Éric Pineault (avec David Murray), Le piège Énergie Est. Sortir de l’impasse des sables bitumineux. IRIS, Cinq chantiers pour changer le Québec. Temps, démocratie, bien-être, territoire, transition. Pierre Madelin, Après le capitalisme. Traité d’écologie politique. Paul Ariès, Désobéir et grandir. Vers une société de décroissance. Rodolphe Christin, Manuel de l’antitourisme. Eric Martin, Un pays en commun. Socialisme et indépendance au Québec. Alain Deneault, Le totalitarisme pervers. D’une multinationale au pouvoir (Rue de l’échiquier pour l’Europe). Alain Deneault, Faire l’économie de la haine. Essais sur la censure. Olivier Ducharme, Travaux forcés. Chemins détournés de l’aide sociale. Marcos Ancelovici et Pierre Mouterde (avec Stéphane Chalifour et Judith Trudeau), Une gauche en commun. Dialogue sur l’anarchisme et le socialisme. Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini. Produire moins, partager plus, décider ensemble. Rodolphe Christin, La vraie vie est ici. Voyager encore? Benoit Renaud, Un peuple libre. Indépendance, laïcité et inclusion.

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1. Aisha Salaudeen, «Ethiopia’s garment workers make clothes for some of the world’s largest clothing brands but get paid the lowest», CNN, 13 mai 2019. 2. Personnage fictif. 3. Paul Barre et Dorothée Baumann-Pauly, «Made in Ethiopia: Challenges in the Garment Industry’s New Frontier», New York, NYUStern, Center for Business and Human Rights, mai 2019. 4. Les différentes références aux similarités dans les situations d’inégalités vécues par des femmes des pays du Sud n’impliquent pas une quelconque homogénéité dans leurs expériences vécues. Malgré des tendances structurelles, les femmes «du Sud» constituent un groupe social extrêmement hétérogène. 5. Les maquiladoras sont des zones de production exonérées des droits de douane, afin que les propriétaires d’usines puissent produire et exporter à moindre coût. Les premières maquiladoras ont été établies dans les années 1960, notamment au Mexique. 6. Lydia DePillis, «Two years ago, 1,129 people died in a Bangladesh factory collapse. The problems still haven’t been fixed», The Washington Post, 23 avril 2015. 7. Personnage fictif. 8. Marjolaine Martel-Morin, Hugo Maurer et Tariq Rami, «Module 2 – Changements climatiques et migration», Projet FOURMIS – Université de Montréal, 2018. 9. Véhicule de type tricycle à volition humaine ou à moteur, utilisé pour le transport de personnes. 10. Callum Brodie, «These are the world’s most crowded cities», World Economic Forum, 22 mai 2017. 11. Euromonitor International, «The World’s Largest Cities Are The Most Unequal», Euromonitor International, 2011, h ps://blog.euromonitor.com/the-worlds-largest-cities-are-the-most-unequal. 12. Marjolaine Martel-Morin, Hugo Maurer et Tariq Rami, «Module 2 – Changements climatiques et migration», op. cit. 13. «World faces ‘climate apartheid’ risk, 120 more million in poverty: UN expert», New York, United Nations, 25 juin 2019. 14. «Hundreds of Thousands of Somalis Displaced by Drought, Conflict», Voices of America, 30 juillet 2017. 15. Tom Philpo et Julia Lurie, «Here’s the Real Problem With Almonds», New Republic, 31 décembre 2015. 16. Contrairement aux deux exemples précédents, Máxima Acuna Atalaya n’est pas un personnage fictif. 17. Dan Collyns, «Goldman prize winner: “I will never be defeated by the mining companies”», The Guardian, 19 avril 2016. 18. Voir le documentaire Máxima: This Land of Mine, de Mariel Sosa (2018). 19. Yves-Marie Abraham et David Murray (dir.), Creuser jusqu’où? Extractivisme et limites à la croissance, Montréal, Écosociété, 2015. 20. Chandra Talpade Mohanty, Feminism without Borders: Decolonizing Theory, Practicing Solidarity, Durham/Londres, Duke University Press, 2003. 21. Naïma Hamrouni, «Décoloniser le féminisme. Ignorance épistémique, solidarité et réparation», Philosophiques, vol. 44, no 1, 2017, p. 150. 22. Voir aussi Soumaya Mestiri, Décoloniser le féminisme. Une approche transculturelle, Paris, Vrin, 2016. 23. bell hooks, Feminist Theory: From Margin to Center, 2e éd., Cambridge (MA), South End Press, 2000. 24. Chandra Talpade Mohanty, Feminism without Borders, op. cit. 25. Soumaya Mestiri, Décoloniser le féminisme, op. cit.; Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, Paris, La Fabrique, 2019. 26. Aníbal Quijano, «“Race” et colonialité du pouvoir», Mouvements, no 51, 2007, p. 111-118. 27. Olivia Rutazibwa et Valérie Marin La Meslée, «Pour en finir avec la colonialité», Le Point Afrique, 14 novembre 2017. 28. Le «Consensus de Washington» réfère à la période durant laquelle la Banque mondiale et le FMI imposaient des politiques néolibérales sous la forme de programmes d’ajustement structurel aux pays emprunteurs. Ces programmes sont reconnus pour ne pas avoir provoqué de développement économique soutenu et pour avoir participé au démantèlement de nombreux programmes sociaux dans les pays du Sud. 29. Je définis le multilatéralisme comme les institutions et accords formels entre pays et organisations dans la sphère internationale. 30. Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, op. cit. 31. J’ai par exemple participé à un projet Québec sans frontières (QSF) au Burkina Faso en 2010 avec Oxfam-Québec, en soutien à la radio communautaire de l’Association Munyu des femmes de la Comoé; j’ai été volontaire internationale en communications avec l’ONG Socodevi en Bolivie en 2013; j’ai fait du bénévolat avec les Sœurs de la Charité en Inde en 2014; et j’ai participé à un projet de renforcement des capacités de femmes activistes au Burkina Faso en 2019. 32. Kakou Ernest Tigori, «Regardons l’Afrique en face», Jeune Afrique, no 3054, 2019. 33. Zildo Rocha (dir.), Helder, o dom: uma vida que marcou os rumos da Igreja no Brasil, Petrópolis, Editora Vozes, 1999, p. 53. 34. Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte/Poche, 2002.

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35. John Inikori, «Measuring the Atlantic Slave Trade: An Assessment of Curtin and Anstey», Journal of African History, vol. 17, 1976, p. 197-223; Maurice Jackson, Let This Voice Be Heard: Anthony Benezet, Father of Atlantic Abolitionism, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2010; Paul E. Lovejoy, Transformations in Slavery, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. 36. Ce e section est basée en grande partie sur le travail non publié de l’économiste Kari Polanyi Levi . 37. Gavin Menzies, 1421: The Year China Discovered America, New York, Harper Perennial, 2008. 38. Ramkrishna Mukherjee, The Rise and Fall of the East India Company, New York, NYU Press, 1974, p. 141, 193-194. 39. Saskia Sassen, La globalisation. Une sociologie, Paris, Gallimard, 2009; Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Paris, Gallimard, 2016. 40. Nancy Fraser et Rahel Jaeggi, Capitalism: A Conversation in Critical Theory, Cambridge/Medford (MA), Polity, 2018, p. 28. 41. Joseph E. Stigli , La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002. 42. Ross Marowits, «Le secrétaire général de l’OCDE appelle à sauver le multilatéralisme», La Presse canadienne, mai 2018. Notons que malgré des niveaux d’échanges croissants, le taux de croissance économique n’est toutefois pas ce qu’il était il y a 30 ans. 43. David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford/New York, Oxford University Press, 2005. 44. Frédéric Lordon, «Qui a peur de la démondialisation?», Le Monde diplomatique, juin 2011. 45. Steven Pinker, Le triomphe des Lumières. Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme, Paris, Les Arènes, 2018. 46. Conférence donnée en collaboration avec le Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal. 47. Jayati Ghosh, «The Creation of the Next Imperialism. 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