Penser et repenser le postcolonial dans le monde Atlantique 2343139628, 9782343139623

Cet ouvrage propose un regard renouvelé sur l'émergence d'une pensée postcoloniale durant la seconde moitié du

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French Pages 226 [228] Year 2018

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Penser et repenser le postcolonial dans le monde Atlantique
 2343139628, 9782343139623

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Rodolphe Solbiac

PENSER ET REPENSER LE POSTCOLONIAL DANS LE MONDE ATLANTIQUE

Sous la direction de

Q

Questions contemporaines

Cet ouvrage analyse ainsi les reconfigurations successives de la définition de l’identité politique des anciennes colonies françaises de la Caraïbe. Il explore, de même, la refondation du modèle de relation entre les États de la Caraïbe anglophone et les sociétés européennes, consécutive à l’émergence d’une pensée postcoloniale de la réparation. Ces essais examinent également l’élaboration paradigmatique littéraire et artistique contribuant à la résorption de la colonialité de l’être. Ils portent un regard critique sur la réinvention anticolonialiste de soi des Afro-descendants et Amérindiens dans la Caraïbe et sur la révision des paradigmes postcoloniaux de définition de la reterritorialisation de l’Indo-Caribéen sur l’ensemble du continent américain. Ils explorent, enfin, les questions de langue et les pratiques de traduction dans les écritures postcoloniales francophones et anglophones du point de vue de leur contribution au maintien de la colonialité de l’être ou à son émancipation.

Rodolphe Solbiac est maître de conférences en littérature caribéenne et Cultural Studies à l’Université des Antilles, en Martinique. Ses recherches portent sur la littérature caribéenne anglophone, notamment dans ses expressions indo-trinidadienne et canadienne. Elles explorent les problématiques postcoloniales auxquelles est confronté le sujet caribéen, ainsi que les dynamiques de transformation sociale en lien avec la production culturelle.

ISBN : 978-2-343-13962-3

24 €

PENSER ET REPENSER LE POSTCOLONIAL DANS LE MONDE ATLANTIQUE

Cet ouvrage présente quelques approches contemporaines de la situation postcoloniale dans le Monde Atlantique, dans une perspective essentiellement — mais non exclusivement — caribéenne et américaine. S’il pose un regard renouvelé sur l’émergence d’une pensée postcoloniale durant la seconde moitié du XXe siècle, il accorde une attention toute particulière aux multiples dimensions d’une refonte de l’héritage théorique postcolonial qui élabore de nouveaux paradigmes pour penser la situation postcoloniale au XXIe siècle.

Q

Sous la direction de

Rodolphe Solbiac

Questions contemporaines

PENSER ET REPENSER LE POSTCOLONIAL DANS LE MONDE ATLANTIQUE

Questions contemporaines

PENSER ET REPENSER LE POSTCOLONIAL DANS LE MONDE ATLANTIQUE

Questions contemporaines Collection dirigée par B. Péquignot, D. Rolland et Jean-Paul Chagnollaud Chômage, exclusion, globalisation… Jamais les « questions contemporaines » n’ont été aussi nombreuses et aussi complexes à appréhender. Le pari de la collection « Questions contemporaines » est d’offrir un espace de réflexion et de débat à tous ceux, chercheurs, militants ou praticiens, qui osent penser autrement, exprimer des idées neuves et ouvrir de nouvelles pistes à la réflexion collective. Dernières parutions

Abdelbaki BELFAKIH, Bruno PÉQUIGNOT (dir.), Professionnalisation des métiers des arts, de la culture et des médias suivi de Art, ville, images, 2018. Pauline ALMÉRAS, Le sport au service du développement et de la paix, Réflexion sur la centralité des Nations unies, 2018. Houssen ZAKARIA, L’aide publique au développement à l’ère néolibérale, 2018. François BOUDREAU, L’intérêt contre l’éthique, Réflexions sur la culture et le politique, 2017. Jean-Baptiste MANROUBIA-PORTEOUS, La persistance du recours à la force à travers la légitime défense internationale, 2017. Michel MESSU & Cristina ALBUQUERQUE (dir.), Confiance et barbarie, Pour une anthropologie renouvelée de l’action, 2017. Frédéric GOBERT, Mai 68. Le mythe a 50 ans. La politique éducative française depuis la Révolution, 2017. Michel JOUARD, De la domination coloniale au rejet des migrants. De l’indigène à l’immigré. Essais politiques, 2017.

Sous la direction de

Rodolphe Solbiac

Penser et repenser le postcolonial dans le Monde Atlantique

© L’HARMATTAN, 2018 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr/ ISBN : 978-2-343-13962-3 EAN : 9782343139623

Dédicace Aux peuples du Monde Atlantique, pour une nouvelle relation !

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Remerciements J’adresse mes remerciements à ceux qui contribuent à la mise en place d’une nouvelle orientation de la recherche sur la culture, le social et le politique à l’Université des Antilles. Je remercie tout particulièrement Alexandre Alaric, maître de conférences habilité à diriger les recherches, dont le guidage théorique et méthodologique, à la genèse de ce projet, a permis le succès du colloque international pluridisciplinaire Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? Mes chaleureux remerciements à Andréa Parra-Leylavergne pour sa relecture éclairante.

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Sommaire Dédicace

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Remerciements Avant-Propos

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En guise d’introduction : La pensée postcoloniale dans le Monde Atlantique, aspects d’un renouvellement Rodolphe Solbiac

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Pratiques et pensées politiques

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France/États-Unis/Caraïbe : le développement d’une pensée postcoloniale Stève Puig

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De quoi les « outre-mer » sont-ils aujourd’hui le nom ? Justin Daniel L’artiste, le savant et le politique dans la Caraïbe anglophone diasporique : de l’écriture réparatrice à l’action pour une transformation sociale réparatrice Rodolphe Solbiac

Ecopoétique et citoyenneté culturelle transnationale From the Oceanic to the Riverine: Re-Reading (the IndoCaribbean) Diaspora Between Postcolonial and “Hemispheric Thinking” Mariam Pirbhai Marronnage et postcolonialité ou le réontologisme des « Spiritual Baptists » dans The Wine of Astonishment d’Earl Lovelace Alexandra Roch Les fonctions du féminisme caribéen du début du 20e siècle à nos jours Ithany Jennifer 11

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61

83 85

99

113

Déconstruire le trauma, l’art dans la construction du soi caribéen : L’exemple des arts visuels en Guadeloupe: Patricia Donatien

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Écritures postcoloniales langues et traduction

153

Écrire en situation postcoloniale : la francophonie en question Kahiudi C. Mabana

155

La perspective postcoloniale et la question de la langue dans le corpus francophone Laté Lawson-Hellu

167

Traduire la créolité en poésie Nicole Ollier

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La visibilité du traducteur peut-elle être garant d’éthique ? Christine Raguet

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Avant-Propos Cet ouvrage est le fruit de la réflexion menée dans le cadre de colloque international pluridisciplinaire Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? qui s’est tenu à l’Université des Antilles du 23 au 25 novembre 2015. Cette manifestation scientifique organisée par Alexandre Alaric, en collaboration avec Rodolphe Solbiac, Jean-Louis Joachim, Olivier Pulvar et Dominique Aurélia, reprenait une réflexion initiée dix ans plus tôt par Patricia Donatien, avec Images de soi dans les sociétés postcoloniales, premier colloque international s’appuyant sur une méthodologie postcoloniale, organisé à l’Université des Antilles et de la Guyane. Penser et repenser le postcolonial dans le Monde Atlantique vient à la suite de l’ouvrage Littérature et arts postcoloniaux dans l’émergence civilisationnelle caribéenne, publié en 2016, qui examinait la situation postcoloniale en Caraïbe du point de vue de la contribution de la littérature et des arts à l’invention du sujet caribéen postcolonial. Si Images de soi dans les sociétés postcoloniales accordait, légitimement, une attention particulière au sujet postcolonial, et Littérature et arts postcoloniaux dans l’émergence civilisationnelle caribéenne au rôle de l’artistique dans l’élaboration postcoloniale, Penser et repenser le postcolonial dans le Monde Atlantique embrasse un champ de considération plus large. En effet, en plus de renouveler l’approche de la situation du sujet postcolonial sous l’angle artistique, cet ouvrage s’intéresse aux nouvelles modalités d’une pensée postcoloniale multidimensionnelle qui articule des analyses relevant de la politique des savoirs et des pouvoirs avec des considérations relevant de l’économie, pour explorer et envisager de nouvelles formes de sociabilité. À cette fin, cet ouvrage qui regroupe des travaux ayant fait l’objet d’une évaluation en aveugle, associe des essais produits par des spécialistes bien établis dans leur champ de recherche au regard neuf de jeunes chercheurs.

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En guise d’introduction : La pensée postcoloniale dans le Monde Atlantique, enjeux et aspects d’un renouvellement Rodolphe Solbiac maître de conférences en études anglophones Université des Antilles La critique est si importante à mes yeux que j’en arrive à penser que même au plus fort d’une bataille qui inévitablement conduit chacun à choisir son camp, la critique doit demeurer. Une conscience critique est indispensable là où il existe des enjeux, des problèmes, là où il faut se battre pour des valeurs ou pour sauver des vies […] Ces objectifs sociaux sont la production d’un savoir non coercitif, élaboré dans l’intérêt de la liberté de l’Homme (Said 28)1.

Quels regards peuvent être portés, dans la décennie 2010, sur les sociétés nées de l’action impériale et coloniale européenne dans le Monde Atlantique ? Cet ouvrage se propose de réexaminer les moyens conceptuels et paradigmatiques de l’analyse de la situation postcoloniale. Il présente le regard que portent des chercheurs d’origines diverses, appartenant à des champs disciplinaires différents, sur l’élaboration conceptuelle et paradigmatique en rapport avec les besoins des sociétés du Monde Atlantique en ce début de 21e siècle. Il entreprend de contribuer à un état de la pensée dans les sociétés postcoloniales plus d’une trentaine d’années après l’apparition, durant les deux dernières décennies du 20e siècle, de méthodologies critiques s’émancipant du cadre idéologique colonial. Ce tournant majeur dans l’histoire de la critique résulte, en premier lieu, de l’émergence, dans les années 1980, des études subalternes et des études postcoloniales. Les études subalternes se développent en Inde autour des travaux de chercheurs tels que Ranajit Guha, P. Chatterjee et Chakravarty rassemblés dans une série de publications intitulées « Subaltern Studies: Writings on South Asian History and Society ».2 « I take criticism so seriously as to believe that, even in the midst of a battle in which one is unmistakably on one side against another, there should be criticism, because there must be critical consciousness if there are to be issues, problems, values, even lives to be fought for.[…] its social goals are noncoercive knowledge produced in the interests of human freedom. » (Said 28) 2 Guha, Ranaji. Subaltern Studies: Writings on South Asian History and Society, Vols. I-VI. » Oxford: Oxford University Press, 1997. 1

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Dans le même temps, le développement, dans les années 1980 et 1990 d’une critique anglophone produisant des travaux portant non seulement sur les Indes, mais sur plusieurs sociétés de l’ancien Empire colonial britannique, de l’Afrique à l’Australie, en passant par le Moyen-Orient, conduit à l’émergence du champ des études postcoloniales (Postcolonial Studies). Cette émergence résulte en grande partie de la diffusion et de l’influence dans les universités anglo-saxonnes des travaux des critiques Edward Said, Gayatri Chakravorty Spivak, Arjun Appadurai et Homi Bhabha qui en deviennent les figures de proue. Du fait de l’installation de certains de ces critiques postcoloniaux dans de puissantes universités nord-américaines, les études postcoloniales ont souvent réfléchi aux questions du sujet dans l’histoire à partir des « contextes et des enjeux propres aux États-Unis (droits civiques, immigration, multiculturalisme) » (Boidin). En dépit des ruptures qu’elles introduisent, ces études postcoloniales se voient reprocher une forme d’eurocentrisme découlant de la limitation de leur champ d’investigation aux anciens empires coloniaux des pays nord-européens. Dès le milieu des années 1990, une autre émergence de pensée postcoloniale cherche à s’émanciper des « Postcolonial Studies », des « Area Studies » et des « Subaltern Studies » telles qu’elles se sont développées dans les universités des États-Unis. C’est le cas du mouvement du décolonial né d’une volonté de s’affranchir du schéma épistémique étasunien des études subalternes et postcoloniales. Le décolonial, qui se développe autour des travaux de Walter Mignolo et Ramon Gorsfoguel principalement, vise le dépassement de la simple déconstruction de l’européocentrisme des savoirs en articulant les analyses économiques, historiques et sociologiques avec des analyses philosophiques. Ses théoriciens reprochent aux études postcoloniales et subalternes et aux études subalternes latino-américaines produites dans les universités étasuniennes de « produire un savoir à propos des subalternes, mais pas avec les subalternes ni en réfléchissant à partir de leurs perspectives ». Ainsi, « cette théorie demeurait coloniale et eurocentrique » (Grosfoguel 2013,74).

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Plus d’une décennie après l’irruption de la question du postcolonial dans le débat intellectuel français, événement faisant suite aux débats qu’ont connu, dans les décennies précédentes, le monde universitaire britannique, celui des États-Unis, l’université canadienne, ou encore le groupe des études subalternes latino-américaines, il importe de se pencher de nouveau sur la manière dont la situation postcoloniale se pense. Les auteurs de l’introduction de l’ouvrage intitulé Ruptures postcoloniales et dirigé par Achille Mbembe posent les enjeux de la pensée postcoloniale pour la France : La société française ne peut plus se comporter comme si la colonisation n’avait été qu’un détail de son histoire. L’heure est venue de se rendre compte que le devenir postcolonial a donné naissance à de nouvelles réalités sociétales non seulement là-bas, dans les anciennes colonies, mais aussi au cœur de l’Hexagone. Sur des terrains de recherche aussi distincts que les migrations internationales, les banlieues, les outre-mers, la diversité culturelle ou les lieux de mémoire de la France contemporaine, une réflexion critique et pluridisciplinaire s’impose (Bancel et al 11).

Ils précisent que l’objectif est bien de « dépasser le nationalisme méthodologique, ne plus enfermer la réflexion dans l’espace francophone et faire preuve surtout, en suivant le conseil de Walter Benjamin, d’une éthique de la responsabilité tournée vers le passé » (Bancel et al 12). Pour atteindre cet objectif, il importe de dépasser les malentendus de la réception française des études postcoloniales dont « le principal porte sur le mot postcolonial lui-même » (Bancel et al 17). En effet « [e]n France, on s’en tient à une étymologie simpliste : « postcolonial » voudrait dire benoîtement « après la colonisation » ! La notion a cependant pris une dimension épistémologique qui permet de dépasser la simple chronologie : l’enjeu, précisément, est de sortir d’une lecture linéaire de l’histoire, de considérer le post comme un « au-delà », une rupture radicale qui ouvre sur la construction d’un autre rapport au passé, au présent et au futur. (Bancel et al 17)

À l’image de celle de la France, les institutions académiques des pays occidentaux sont confrontées, avec une acuité particulière depuis le début du 21e siècle aux contradictions auxquelles les soumettent l’émergence de « la convergence des histoires » qui appelle « un engagement de la recherche dans la construction d’une démocratie postraciale » (Bancel et al 33). En effet, comme le souligne Homi Bhabha dans The Location of 17

Culture, il est de la responsabilité du critique d’essayer de prendre la pleine mesure des silences et des occultations du passé qui hantent le présent de l’Histoire (12)3. C’est à cela que nous invitait déjà Édouard Glissant, en 1961, lorsqu’il écrivait, dans l’avant-propos de son roman, Monsieur Toussaint, que « l’élucidation du passé proche ou lointain est une nécessité. Renouer avec son histoire obscurcie ou oblitérée dans son épaisseur, c’est se vouer mieux encore aux saveurs du présent (…) » (7-8). Ce propos d’Homi Bhabha fait également écho à cette pensée si postcoloniale d’Aimé Césaire dans son Discours sur la négritude de la fin des années 1980 : En fait, le moment actuel est pour nous fort sévère, car, à chacun d’entre nous, une question est posée, et posée personnellement : ou bien se débarrasser du passé comme d’un fardeau encombrant et déplaisant qui ne fait qu’entraver notre évolution, ou bien l’assumer virilement, en faire un point d’appui pour continuer notre en avant. [...] Nous sommes de ceux qui refusent d’oublier. Nous sommes de ceux qui refusent l’amnésie même comme méthode. (25-26)

Ainsi, les réticences et résistances qu’elle rencontre découlent d’un des enjeux majeurs du développement de la méthodologie postcoloniale d’appréhension de la politique des savoirs, car celle-ci nécessite de : […] renverser les perspectives, mettre fin au « binarisme » qui depuis toujours oriente, sous couvert d’universel, le pouvoir de nomination et de distinction des vainqueurs. Et, pour le dire plus franchement encore, le regard eurocentré de la domination occidentale ! Cet ethnocentrisme fonctionne en effet selon un mode binaire de représentation, une ligne de naturalisation de la différence entre « nous » et « les autres ». Nous, les citoyens reconnus assimilés à une généalogie blanche, contre les autres, les colonisés, les sous-développés, les étrangers et autres « métèques ». (Bancel et al 17)

Ainsi, la décolonisation des savoirs devient dès lors un enjeu dont témoignent notamment les travaux au Canada de Cynthia Sugars et Smaro Kamboureli. Quelques titres de travaux publiés dans les années 2000 renseignent sur le débat canadien autour de la question de la politique du savoir. Le livre Is Canada Postcolonial?: Unsettling Canadian Literature dirigé par Laura Moss et publié en 2003 montre l’importance de cette question. [...] the critic must attempt to fully realize, and take responsibility for, the unspoken, unrepresented pasts that haunt the historical present (Bhabha 4).

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De même, dans un ouvrage ayant pour titre Home-Work: Postcolonialism, Pedagogy, and Canadian literature, Cynthia Sugars évoque l’impossibilité d’enseigner dans son article intitulé "Postcolonial Pedagogy and the Impossibility of Teaching: Outside in the (Canadian Literature) Classroom ». Sugars poursuit en l’occurrence une réflexion entamée avec l’article « Can the Canadian Speak? Lost in Postcolonial Space » publié en 2001. Dans ce contexte de remise en cause de la critique et de la politique des savoirs, il importe de ne pas réduire la pensée postcoloniale à la dimension d’une école critique parmi d’autres. En effet, avant même la mise en place des études postcoloniales en tant que champ de recherche dans les universités anglo-saxonnes du monde occidental, et de manière indépendante vis-à-vis de ces dernières, les démarches caractéristiques de création d’artistes issus de sociétés postcoloniales relèvent d’une pensée postcoloniale. Ces démarches artistiques qui se caractérisent par une interdisciplinarité découlant du fait qu’elles combinent plusieurs genres (roman, théâtre, poésie, essai) et intègrent dans la création des aspects relevant d’autres champs comme la politique ou l’histoire, contribuent à une pensée transnationale qui entreprend de repenser le monde en abrogeant la hiérarchie établie entre les centres européens et et leurs périphéries coloniales. Alexandre Alaric décrit la posture et la contribution des écrivains caribéens et africains américains : Ainsi, au plus immédiat niveau de leur écriture poétique, romanesque, théâtrale, à celui de la formation de leur poétique, et plus profondément de leur théorie de la littérature, et enfin pour certains de leur théorie du discours caribéen ou américain, eurent à penser les modalités de la représentation sociale et discursive qu’ils rencontrèrent dans leur pratique langagière conflictuelle. Ils eurent à projeter une nouvelle économie de pensée, une nouvelle manière d’être (Alaric 12).

L’œuvre multigenres d’Aimé Césaire (théâtre, poésie, essai) illustre bien cette interdisciplinarité et son essai Discours sur le colonialisme les interrelations entre création et politique. Ainsi, la pensée postcoloniale constitue non pas une théorie aux contours bien définis, mais une modalité de pensée émergeant de la théorisation des procédés d’appréhension des incidences de l’histoire de la modernité coloniale sur le devenir des espaces colonisés par les Européens, mais également sur les sociétés européennes colonisatrices. 19

C’est pourquoi cette publication se donne comme objet l’exploration de l’articulation de paradigmes théoriques et méthodologiques qui s’émancipent du cadre idéologique colonial pour contribuer à une modalité de pensée de nature postcoloniale. Elle s’intéresse aux modalités selon lesquelles diverses émergences de pensée postcoloniale dans le Monde Atlantique, au 21e siècle, contribuent au renouvellement de la fabrication du savoir, mais également aux incidences sociales d’un tel renouvellement. À cet égard, la pensée caribéenne de la réparation relève de cette démarche, car elle articule des analyses économiques, historiques et sociologiques avec des analyses philosophiques. Le philosophe Caribéen David Scott souligne l’importance d’une «ré interrogation systématique des pratiques contemporaines afin de savoir dans quelle mesure elles reproduisent les formes de savoir appartenant à l’appareil conceptuel colonial » (12). Cette analyse présente des enjeux qui dépassent le cadre de la Caraïbe, car l’observation de la situation du monde contemporain conduit au constat du maintien de la colonialité du pouvoir, de la colonialité des savoirs, et de la colonialité de l’être qui en découle (Mignolo, Maldonado Torres). Le sociologue Anibal Quijano définit la colonialité comme étant : […] l’un des éléments spécifiques constitutifs du modèle de pouvoir du capitalisme mondial. Elle repose sur l’imposition d’une classification ethnique et raciale de la population mondiale comme pierre angulaire de ce modèle de pouvoir, et opère à tous les niveaux, et dans tous les champs et dimensions (à la fois matériels et subjectifs) de la vie quotidienne, et ce, à un niveau sociétal. (2000 342)

La colonialité du pouvoir, ce «système constitutif de la modernité, correspond à « une forme spécifique et historicisée des rapports de domination entre États et sociétés » (Palmieri) qui diffère du colonialisme, qu’il a précédé, accompagné, dépassé » (Palmieri). Ainsi, selon Quijano : « La colonialité du pouvoir […] inclut, normalement, les rapports seigneuriaux entre dominants et dominés ; le sexisme et le patriarcat ; le familismo (jeux d’influence fondés sur les réseaux familiaux), le clientélisme, le compadrazgo (relations d’amitié au sein d’une même classe d’âge) et le patrimonialisme dans les relations entre le public et le privé et surtout entre la société civile et les institutions politiques ».

(1994)

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Le maintien de la colonialité du pouvoir résulte également de « la persistance du complexe raciste/ethniciste » qui selon Quijano fait partie du fondement de ce pouvoir. Ce dernier en précise l’importance en ces termes : Bien que ce complexe soit aujourd’hui confronté aux idéologies et aux législations formelles, et bien qu’il soit souvent obligé de se réfugier dans la sphère privée ; bien qu’il soit souvent voilé ou qu’il se nie explicitement parfois, il n’a cessé d’agir depuis le XVIe siècle, dans le lieu même de toutes les relations de pouvoir où, par-dessus le marché, il marque, imprègne, conditionne et module tous les autres éléments. (1994)

Cette colonialité du pouvoir et cette colonialité du savoir ont engendré la colonialité de l’être, « l’expérience vécue de la colonisation dont l’impact se manifeste dans la langue » (Mignolo, cité par Maldonado-Torres 242). Ce sont ces hiérarchies racialisées qui « maintiennent le colonisé dans un monde de second ordre où règnent la violence, la guerre, le viol, les maladies et le deuil » (Maldonado-Torres 242). Si David Scott considère que la fin du 20e siècle constitue le moment de « la fin de l’hégémonie des relations sur lesquelles le projet national moderniste ayant servi de modèle à l’État postcolonial a été établi » et que « ce moment de crise est en même temps un moment de possibilités » le moment de la définition de nouvelles manières de penser et d’agir, il met également en lumière le risque du maintien de la colonialité du pouvoir (Scott 215). Il en appelle donc à la fin de à « la perpétuation dans les sociétés postcoloniales d’un jeu de dupe élitiste dans lequel la bourgeoisie moderniste séculaire, qu’elle soit de droite ou socialiste, parle au nom du peuple (215). Le constat du maintien de la colonialité des savoirs sur une planète soumise la mondialisation capitaliste néolibérale (Palmieri)4 donne toute son importance à l’examen et au réexamen des outils conceptuels au moyen desquels les sociétés postcoloniales prennent en charge les défis auxquels elles sont confrontées. Repenser le postcolonial revient à considérer la politique des savoirs pour le 21e siècle. La liquidation de la (…) la mondialisation met en scène la violence épistémique des États du centre sur les États de la périphérie, car en mixant accélération du commerce mondial et du capital financier, en plus de renforcer la militarisation des sociétés et par ricochet la banalisation de la violence, elle consolide les fondations de la société numérique colonialitaire qui place l’individu à la fois en situation de contrôleur et de contrôlé (Spivak, 2008) (Palmieri).

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politique des savoirs de la modernité coloniale européenne en constitue un objectif majeur. Un tel objectif apparaît comme une nécessité qui découle du caractère « épistémisticide » de la colonisation européenne qui a recherché l’extermination des savoirs et des manières de savoir (Boaventura de Sousa Santos 92)5 La structuration coloniale raciste et sexiste du savoir de l’époque moderne constitue le fondement de l’épistémologie des universités occidentales. Le sociologue Grosfoguel fait prendre conscience du fait que « les canons de pensée dans toutes les disciplines des sciences sociales et des humanités dans les universités occidentalisées reposent sur le savoir fabriqué par quelques hommes originaires de cinq pays d’Europe occidentale, Italie, France, Angleterre, Allemagne, et États-Unis » (Grosfoguel 74). Ainsi, la réflexion menée dans cet ouvrage examine les propositions qui relèvent d’une émancipation vis-à-vis de la colonialité du savoir, de la colonialité du pouvoir aussi bien que de la colonialité de l’être. Elle explore, par conséquent, les travaux produits en ce début de 21e siècle afin d’établir les modalités selon lesquelles ils s’affranchissent non seulement du cadre idéologique colonial, mais également des conceptions dominantes dans les études postcoloniales, apportant un renouvellement de la pensée. S‘affranchir de la colonialité du pouvoir et du savoir constituait un enjeu essentiel pour les sociétés africaines et caribéennes et américaines du 20e siècle que présente Frantz Fanon en 1961 dans Les Damnés de la terre : L’ancien pays dominé se transforme en pays économiquement dépendant. L’ex-puissance coloniale qui a maintenu intacts, et quelquefois renforcé, des circuits commerciaux de type colonialiste accepte par petites injections d’alimenter le budget de la nation indépendante. On voit donc que l’accession à l’indépendance des pays coloniaux place le monde devant un problème capital : la libération nationale des pays colonisés dévoile et rend plus insupportable leur état réel (100).

En effet, il s’agit en effet pour ces sociétés de trouver des réponses à la question de savoir comment faire pour que les indépendances deviennent I designate espistemicide, the murder of knowledge. Uniqual exchanges among cultures have always implied the deathof knowledge of the subordinated culture, hence the death of the social groups that possessed it. In the most extreme cases, such as that of European expansion, espistemicide was one of the conditions of genocide. (Boaventura de Sousa Santos 92). 5

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des décolonisations. Dans la Caraïbe, c’est la question que pose par exemple la « révolution Black Power » de Trinidad en 1970. S‘affranchir de la colonialité du pouvoir et du savoir demeure un enjeu essentiel pour les sociétés africaines et caribéennes et américaines au 21e siècle. Ainsi, la question de la transformation des indépendances en décolonisation demeure également une préoccupation majeure pour l’Afrique comme en témoigne l’ouvrage de Sabelo NDovlu Gatsheni intitulé Coloniality of Power in Postcolonial Africa. De plus, du fait de la convergence des histoires, la situation postcoloniale est également une condition des sociétés européennes occidentales. En effet, en plus d’avoir été influencées par les actions coloniales et impériales qu’elles ont menées depuis l’époque moderne, ces sociétés sont transformées par les phénomènes sociaux, économiques, politiques et culturels qui relèvent de la décolonisation. Le propos suivant d’Homi Bhabha présente l’enjeu pour tous les habitants de ces sociétés européennes : « L’interstice entre les identifications figées ouvre la possibilité d’une hybridité culturelle qui cultive la différence sans hiérarchisation implicite ou imposée » (4)6. Ainsi, dans le Monde Atlantique, étant donnée l’interdépendance culturelle des sociétés théorisée par Paul Gilroy sous le vocable « Atlantique Noir » d’une part, et l’importance des relations économiques qui les lient, d’autre part, l’abrogation de la colonialité des pouvoirs et des savoirs nécessite une transformation sociale qui se produise sur tous les rivages de l’Océan Atlantique. C’est la pensée qu’articule Hilary Beckles dans l’ouvrage Britain’s Black Debt, qui invite à des changements de perspectives et de paradigmes. Ce dernier souligne la nécessité d’appréhender l’Histoire et concevoir l’avenir au moyen de nouvelles conceptions, « pour une liquidation de l’héritage négatif de la colonisation sur tous les rivages de l’Océan Atlantique et pour une transformation sociale qui répare tous les protagonistes de l’histoire de cette région depuis les Temps Modernes » (Beckles (xvi). Penser le postcolonial engage l’ensemble des sociétés de la planète dont l’interdépendance initiée par la mondialisation de la modernité ne cesse de s’accroitre sous l’effet du capitalisme libéral mondialisé qui caractérise ce début de 21e siècle (Palmieri). Penser le postcolonial engage et poursuit une réflexion de nature à permettre une meilleure appréhension du sens des conflits existant dans le [T]he interstitial passage [liminality] between fixed identifications opens up the possibility of a cultural hybridity that entertains difference without an assumed or imposed hierarchy.’ (4)

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Monde du 21e siècle, comme les origines et enjeux des phénomènes migratoires de la décennie 2010 en direction de l’Europe. Penser et repenser le postcolonial, dans le Monde Atlantique s’organise selon trois domaines. En premier lieu, il analyse les pratiques et les pensées politiques qui se sont développées dans l’espace atlantique. Il présente, en second lieu, des élaborations discursives relevant de la citoyenneté culturelle transnationale ainsi que d’une écopoétique de la relation à l’environnement caribéen et américain. Enfin, cet ouvrage offre une exploration des élaborations discursives découlant des problématiques de langue et de traduction dans les écritures postcoloniales. Son premier volet intitulé « Pratiques et pensées politiques » regroupe trois contributions qui analysent l’émergence d’outils conceptuels d’une pensée d’un soi collectif dans la Caraïbe ainsi que la concrétisation dans la sphère politique de cette émergence. En ouverture de ce volet, Stève Puig présente les échanges intellectuels qui ont conduit au développement d’une pensée postcoloniale ainsi que les étapes marquantes de son évolution dans trois zones, présentes dans le roman urbain de Didier Mandin intitulé Banlieue Voltaire : la France métropolitaine, les États-Unis et la zone caraïbe. Puig s’appuie sur ce roman paru en 2006 pour caractériser l’apport des philosophes français de la déconstruction, des écrivains caribéens d’expression française au développement de la pensée postcoloniale dans un contexte anglais et américain, puis les circonstances historiques de son arrivée en France métropolitaine jusqu’à son enracinement dans la culture populaire. Cette étude souligne par ailleurs l’intérêt que représente l’apport des penseurs postcoloniaux et des écrivains français d’outre-mer pour la quête de réponses aux questions que posent les troubles que connait la France du début du 21e siècle. Cette réflexion menée par Stève Puig offre un arrière-plan idéal à l’appréhension de la contribution du politiste Justin Daniel. Celui-ci se propose d’analyser et d’objectiver les stratégies discursives qui président à l’émergence de nouveaux cadres de références et de perception des espaces ultramarins français. À partir d’une analyse des catégories discursives auxquelles ont recours acteurs locaux et centraux, elle examine la façon dont les réalités ultramarines sont désormais nommées, appréhendées et reconstruites sur les différentes scènes sociales et politiques. Cette analyse des processus de catégorisation et de classification des sociétés ultramarines dans leur rapport à l’État explore les catégories politico-administratives auxquelles ont recours les acteurs

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impliqués dans une définition sans cesse renouvelée du sens de la notion « d’Outremer français ». La contribution de Rodolphe Solbiac explore, pour sa part, les conditions de la mise en œuvre d’une pensée postcoloniale dans une action culturelle et politique avec pour visée la transformation des sociétés issues des anciennes colonies britanniques caribéennes. Elle analyse notamment les modalités selon lesquelles l’articulation mémoire-historicité dans la production littéraire, artistique et discursive a contribué à une l’émergence d’une pensée de la réparation visant une transformation sociale qui engage l’ensemble du Monde Atlantique. Cette réflexion met en exergue les relations qui se nouent entre la production littéraire et artistique, les travaux de recherche des caribéanistes, l’Université des « West-Indies », le mouvement caribéen et panafricain pour les réparations et la CARICOM, durant les premières décennies du 21e siècle, autour de la recherche de réponses aux problématiques caribéennes. Le volet « Ecopoétique et citoyenneté culturelle transnationale » présente quatre exemples de révision de modèles et de paradigmes de définition de soi dans les sociétés postcoloniales de la Caraïbe et des Amériques. En premier lieu, Mariam Pirbhai propose une exploration de la littérature et des arts visuels indo-caribéens qui nous révèle une poétique de la naturalisation de l’indien diasporique dans le Nouveau Monde tout en introduisant de nouveaux paradigmes de lecture de la situation de la Diaspora indo-caribéenne dans l’ensemble du continent américain. Situant sa réflexion dans le cadre épistémologique de la pensée hémisphérique, Pirbhai démontre que, si les traversées transocéaniques ont donné naissance à une hydropoétique océanique et diasporique ancrée dans le grand récit de l’histoire impériale, le 21e siècle voit l’émergence d’une hydro-mythopoétique de la rivière ou du fleuve rendant compte de l’installation ou de l’enracinement de cette diaspora dans des espaces géographiques continentaux des Amériques souvent au contact des Amérindiens. En second lieu, Alexandra Roch étudie la ré-humanisation de l’assujetti en établissant une complémentarité entre marronnage et postcolonialité. L’étude de l’écopoétique singulière du roman The Wine of Astonishment publié par Earl Lovelace qu’elle présente met en évidence la fonction de marronnage qui caractérise l’écriture postcoloniale de ce romancier trinidadien. Jennifer Ithany aborde, pour sa part, la question de la contribution des actions de citoyenneté culturelle transnationale à une pensée du 25

postcolonial. Elle propose une revue des fonctions du féminisme caribéen du début du 20e siècle à nos jours dans le but de démontrer qu’il remplit une fonction majeure de révision des modèles. Son rappel des conditions de son émergence sert en premier lieu le projet d’invalider le discours stéréotypé qui représente la femme caribéenne comme féconde et libertine, par opposition à la pureté et à la fragilité de la femme blanche. En second lieu, il vise le rétablissement d’une représentation la femme caribéenne débarrassée du poids de l’héritage colonial. Enfin, la contribution de Patricia Donatien explore l’articulation entre la déconstruction du trauma et la construction du soi caribéen dans les œuvres de plasticiens guadeloupéens Stonko et Lima. Cette étude trouve sa complémentarité avec les trois essais qui la précèdent en offrant une ouverture vers la manière dont cette révision de modèles et de paradigmes de définition de soi se manifeste dans le domaine des arts visuels. Le volet « écritures postcoloniales langues et traduction » aborde les problématiques du postcolonial du point de vue du statut des langues et leur abrogation avec une attention particulière. Il porte, notamment, un regard sur les enjeux de la traduction en contexte postcolonial. En premier lieu, Kahiudi C. Mabana établit un état du débat sur la complexité du concept de la francophonie. Avant d’interroger l’articulation du rapport entre la francophonie et la théorie postcoloniale, Mabana souligne prégnance d’une perception de cette francophonie comme survivance de la politique coloniale d’assimilation et d’un impérialisme français culturel et international. S’il souligne que Francophonie et postcolonialisme se refoulent réciproquement dans la critique littéraire française, Mabana présente les perspectives théoriques et pratiques que le postcolonial est susceptible d’ouvrir à la francophonie. En second lieu, l’étude que propose Laté Lawson-Hellu poursuit la réflexion initiée par Kahiudi C. Mabana en mettant en lumière la pertinence de certains des outils mis au point par la perspective postcoloniale pour la lecture du texte francophone en termes de pluralité linguistique et langagière. En effet, Laté Lawson-Hellu porte son attention sur les outils d’appréhension de la question énonciative de la langue dans le texte postcolonial, qu’il soit francophone ou non. Pour Nicole Ollier la traduction littéraire interlangue offre une analogie avec l’écriture post-coloniale et serait par conséquent un terrain privilégié pour observer la pensée postcoloniale à l’œuvre. Son étude intitulée « Traduire la créolité en poésie » interroge donc les modes d’une traduction dite « postcoloniale » spécifiques à la poésie. Son propos 26

explore les stratégies et les outils à la portée du traducteur postcolonial, accordant une attention particulière aux formes de la créolité qui marquent la langue en dehors de la langue créole proprement dite, ainsi qu’aux marqueurs sociaux, idéologiques, inscrits dans le registre de langue. Christine Raguet nous invite à revisiter la traduction postcoloniale en analysant les enjeux relatifs aux relations de pouvoir ainsi qu’au positionnement éthique des traducteurs. Ainsi interroge-t-elle la relation entre visibilité du traducteur et éthique dans un espace culturel marqué par le poids du passé colonial et de ses modes de représentation. Son étude se penche sur l’écueil récurrent à la traduction que constitue la question du passage en traduction de toutes données porteuses de double sens ou d’ambiguïtés, tant par leur contenu que par les modalités selon lesquelles elles sont exprimées. Bibliographie

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Pratiques et pensées politiques

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France/États-Unis/Caraïbe : le développement d’une pensée postcoloniale Stève Puig Assitant Professor of French St John’s University, New York La pensée postcoloniale regroupe un ensemble de concepts développés sur plusieurs continents par des penseurs souvent venus de territoires anciennement colonisés, notamment des universitaires expatriés aux États-Unis ou en Angleterre. Il faut donc insister d’emblée sur l’aspect migratoire de cette pensée qui ne peut être traitée comme une théorie aux contours bien définis, mais plutôt comme la somme d’une multitude de concepts visant notamment à déconstruire les représentations héritées des empires coloniaux. Comme l’affirme Achille Mbembe : « elle est loin d’être un système parce qu’en grande partie, elle se fait elle-même en même temps qu’elle fait sa route. Voilà pourquoi, à mon avis, il est exagéré d’en parler comme d’une théorie » (Mbembe 117). Pour comprendre comment cette pensée a évolué et son impact sur la culture en France aujourd’hui, il faut aborder ce que l’on pourrait appeler l’ « effet boomerang » de la pensée postcoloniale et revenir sur les échanges intellectuels qui ont conduit à son développement ainsi que sur les différents virages qu’elle a pris entre trois zones, la France métropolitaine, les États-Unis et la zone caraïbe. Bien évidemment, la pensée postcoloniale s’est développée grâce à des penseurs issus d’autres régions du monde, compliquant davantage ces échanges, mais ces trois zones sont celles présentes dans le roman de Didier Mandin intitulé Banlieue Voltaire paru en 2006, roman que l’on peut qualifier de roman « urbain » et qui illustre ce que l’on pourrait appeler une créolisation de la pensée postcoloniale en France aujourd’hui. Il importe tout d’abord de revenir sur le mot « postcolonial », employé de manières différentes selon le contexte et l’orthographe. Ainsi faut-il différencier les deux mots « post-colonial » (avec tiret) et « postcolonial » (sans tiret). Comme l’ont affirmé Marie-Claude Smouts dans son livre La situation postcoloniale et Michel Laronde dans son ouvrage Postcolonialiser la haute culture à l’école de la République, le mot post-colonial (avec le tiret) a une portée chronologique désignant la période suivant l’indépendance de pays colonisés alors que l’adjectif postcolonial en un mot s’inscrit plutôt dans 31

la lignée du postmodernisme, préconisant une nouvelle approche de l’histoire ou de la littérature qui est celle de la déconstruction. Comme l’écrit Smouts dans l’introduction à son ouvrage : Le postcolonial traduit cette situation d’enchevêtrement des temps et des territoires. Le « post » ne renvoie pas une notion de séquence avec un « avant » et un « après ». Il englobe toutes les phases de la colonisation : le temps des empires, le temps des indépendances, le temps d’aujourd’hui. Il exprime également un « au-delà » qui est à la fois une résistance, une visée et une espérance (…). Le postcolonial est une approche, une manière de poser les problèmes, une démarche critique qui s’intéresse aux conditions de la production culturelle des savoirs sur Soi et sur l’Autre. (33)

Parmi les pionniers de cette pensée postcoloniale figurent Edward Saïd et Gayatri Spivak, l’un ayant écrit l’incontournable Orientalism (1978) et l’autre ayant développé dès le milieu des années 1980 tout un mouvement sur la question du subalterne et de son droit à la parole (Can the Subaltern Speak?). Les deux sont lecteurs de ce que l’on va appeler la « théorie française » de l’époque, l’un (Saïd) utilisant les travaux de Michel Foucault, entre autres la façon dont il définit le discours comme arme idéologique et les rapports entre savoir et pouvoir ; l’autre (Spivak) traductrice de Jacques Derrida, s’interrogeant sur l’espace de parole des dominés1. Dans son ouvrage, Saïd explore des domaines aussi divers que la littérature, l’histoire, la politique, l’ethnologie, la sociologie (approche qu’il doit peutêtre en partie à Foucault d’ailleurs) et démontre ainsi comment le regard posé sur les pays d’Afrique du Nord en littérature et en histoire recrée un « orient » fantasmatique dans l’imaginaire occidental. La question de la représentation est donc cruciale pour les travaux des penseurs postcoloniaux dont les ouvrages sont clairement inspirés de la philosophie française de l’époque, traduite et adaptée en « théorie » , plus compacte et plus accessible pour un public universitaire anglo-saxon. À la suite de ces publications, des cours consacrés spécialement aux littératures postcoloniales se développent au sein des départements d’anglais dans les universités anglaises et américaines, dans lesquels on tend à inclure des écrivains ou penseurs comme Aimé Césaire ou Frantz Fanon, déjà connus

1Sur

l'influence de Foucauld sur Saïd, voir l'article de Pierre Robert-Baduel dans Ruptures Postcoloniales. Sur les liens entre Derrida et Spivak, et l'influence de la philosophie française aux ÉtatsUnis en général, voir le livre de François Cusset intitulé French Theory.

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aux États-Unis dans le cadre de la lutte des Afro-Américains2, qui contribuent au développement de cette « théorie postcoloniale » , notamment le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire (1950) et Peau noire masques blancs de Frantz Fanon (1952). Pour comprendre cet intérêt pour Césaire et Fanon aux États-Unis, il faut se pencher sur les relations entre intellectuels afro-américains et écrivains francophones de la Caraïbe qui commencent très tôt un dialogue transatlantique : Aimé Césaire a en effet écrit sur la poésie afro-américaine, Léon-Gontran Damas, autre chantre de la négritude, a été lecteur de Langston Hughes et de Claude McKay3 ; les sœurs Nardal ont joué un rôle d’intermédiaires entre les Antillais et les Afro-Américains comme le rappelle notamment Brent Hayes Edward dans son étude The Practice of diaspora. Le mouvement de la négritude peut donc être considéré à bien des égards comme le fruit d’une série d’échanges au cours desquels le rôle de la traduction a joué un rôle majeur, notamment, dans le cadre théorique, celle des ouvrages de Fanon (comme la montré Nigel Gibson4) qu’Edward Saïd avait d’ailleurs qualifié de « théorie voyageuse » dans son livre sur l’exil. Il est également intéressant de remarquer que la pensée postcoloniale émerge dans un contexte francophone grâce aux écrivains qui ont enseigné aux États-Unis (Léon-Gontran Damas à l’université Howard à Washington D. C, Édouard Glissant à LSU en Louisiane, puis à la City University of New York, et Maryse Condé dans plusieurs universités avant d’obtenir une chaire de littérature francophone à l’université de Columbia à New York) ; cette trajectoire les inscrit donc dans la même voie que Saïd, Spivak et Bhabha, dont la problématique est souvent celle d’» écrire en pays dominé » , pour reprendre le titre de l’ouvrage de Chamoiseau du même nom. Certaines questions cruciales pour la pensée postcoloniale sont donc posées par les penseurs de la négritude, en dialogue avec les penseurs afro-américains et l’approche de Césaire et de Fanon s’inscrit d’ores-et-déjà dans l’interdisciplinarité des champs (littérature, psychanalyse, histoire, et politique) et des formats (poésie, essais

2Voir

à ce sujet l'hommage de Geneviève Fabre et Naaman Kessous intitulé « Frantz Fanon et la révolte noire ». 3Voir Stève Puig.. « Damas et les écrivains de la Harlem Renaissance: Une Négritude transatlantique ». L'arbre à palabres numéro 22, Paris: août 2008 (106-116). 4

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théoriques et politiques, pièces de théâtre) faisant d’eux des écrivains postcoloniaux avant la lettre. Césaire, Chamoiseau, Glissant, écrivains postcoloniaux  ? Concernant l’aspect postcolonial de ces écrivains et en particulier pour Césaire, Françoise Vergès, intellectuelle formée en grande partie aux ÉtatsUnis propose une lecture « postcoloniale » de l’ancien maire de Fort-deFrance. Il ne s’agit pas pour elle de reprendre l’œuvre du poète afin de la relire à travers le prisme des études postcoloniales, mais de voir comment la démarche même de Césaire s’inscrit dans un mouvement de pensée transnational qui servirait à repenser le monde à partir de ses centres et de ses périphéries : la critique postcoloniale s’engage alors dans un dialogue avec les textes classiques et analyse la situation postcoloniale comme productive de sens et non comme simple produit de la colonisation. La postcolonialité serait une expérience décentrée du monde, avec ses temporalités multiples » (74).

Pour Vergès, le poète martiniquais peut être considéré comme penseur postcolonial parce qu’il incarne à la fois un mouvement anticolonialiste (dans son Discours sur le colonialisme), mais aussi parce qu’il insiste sur le lien entre métropole et colonie, n’en faisant pas deux entités séparées avec l’une (l’empire) contrôlant l’autre (la colonie), mais en affirmant que le système colonial prend ses racines au sein même de l’Europe et influence de manière durable à la fois la métropole et la colonie, question particulièrement importante lorsque l’on considère le continuum entre le regard porté sur les indigènes pendant la période coloniale et le traitement des populations issues de l’immigration aujourd’hui en métropole5. De même, les penseurs de la créolité, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Jean Bernabé, dans leur ouvrage Éloge de la créolité démontrent le potentiel du mouvement créoliste en insistant sur la visée multiple de leur projet, qui va au-delà du langage (on réduit parfois les créolistes à leurs idées sur la langue) pour finalement rejoindre la pensée postcoloniale dans sa visée politique. En effet, si l’on s’en tient à la définition de Marie-Claude Smouts, qui définit le postcolonial comme une approche mêlant politique et esthétique alors l’Éloge de la créolité peut être inscrit dans le champ postcolonial parce qu’il se situe justement dans ces mêmes préoccupations 5On

notera d'ailleurs l'influence de Césaire sur des auteurs issus des banlieues tels Abd Al Malik qui lui rend hommage dans Place de la République (14).

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avec une portée politique, culturelle, et donc humaniste comme le dit Smouts. Dans le chapitre intitulé « créolité et politique », les trois penseurs précisent : La revendication de la créolité n’est pas seulement de nature esthétique, elle présente des ramifications importantes dans tous les domaines d’activité de nos sociétés et notamment dans ceux qui en sont les moteurs : le politique et l’économique. Elle s’articule en effet sur le mouvement de revendication d’une pleine et entière souveraineté de nos peuples sans pour autant se reconnaitre tout à fait dans les idéologies qui ont soutenu cette revendication à ce jour (55).

La critique marxiste qui a inspiré bon nombre de penseurs anticoloniaux n’a donc pas pu fournir aux ex-colonisés des armes suffisantes pour déconstruire les représentations imposées par les puissances dominantes et à travers cet essai, les créolistes envisagent une affirmation de l’identité créole qui passerait par une solidarité et une collaboration entre divers pays de la Caraïbe, et par la décolonisation de l’imaginaire. En effet, dans Écrire en pays dominé Chamoiseau pose la question de la langue dans la zone Caraïbe et du problème d’exister dans une langue qui reflètent des valeurs imposées par une puissance colonisatrice. L’écrivain, qui a remporté le prix Goncourt en 1992, propose dans la première partie de l’essai une relecture de ce qu’il nomme sa « sentimenthèque », préconisant une relecture du canon à travers un nouveau prisme, pratique s’inscrivant dans l’approche postcoloniale, qui pousse à la relecture, mais aussi à la réécriture d’œuvres classiques.6 La créolisation de Glissant est peut-être plus à même de caractériser la pensée postcoloniale à l’heure de la mondialisation dans le sens où plutôt que de figer sa pensée dans un carcan stable, il préfère la présenter comme étant en constante évolution, confirmant ainsi les propos de Mbembe déjà cités. Édouard Glissant dénonçait souvent dans ses cours à la City University of New York les dangers du terme postcolonial qu’il jugeait dangereux, probablement parce qu’il l’entendait comme un terme ayant une visée chronologique (post-colonial). Comme il le dit à Lise Gauvin dans un entretien :

6On

peut citer comme exemple La Tempête de Césaire, réécriture de la pièce de Shakespeare ou Heremakhonon de Maryse Condé, réécriture de Wuthering Heights d'Emily Bronté.

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 Si on appelle post-colonialisme le fait que l’on est dans une période où l’on peut réfléchir sur un phénomène passé qui s’appellerait le colonialisme, je dis que ce n’est pas vrai. Nous sommes encore en période colonialiste, mais un colonialisme qui a pris une autre forme. C’est un colonialisme de domination des grandes multinationales. Un pays colonisateur n’a pas besoin d’en occuper un autre pour le coloniser. Il y a quelque chose de récapitulatif, de synthétique et de conclusif dans le terme « post-colonialisme » que je récuse ». (Édouard Glissant, entretiens avec Lise Gauvin, L’imaginaire des langues, Gallimard, 2010, p. 65.)

Il est pourtant évident que les engagements politiques de Glissant ainsi qu’une grande partie de son œuvre ont fait de lui un pilier des études postcoloniales. Pour le philosophe, les Antilles sont un lieu de créolisation pouvant être pris comme un microcosme du monde. En effet, l’histoire des Antilles est inextricablement liée à l’histoire de l’esclavage et a donc des liens enchevêtrés avec l’Europe en général, avec la France métropolitaine, mais aussi avec l’Amérique dans son ensemble. Les Antilles sont donc un réseau de relations en évolution constante qui finalement représentent aussi une mondialisation qu’elle soit physique ou virtuelle. Dans La Lézarde (1958), l’écrivain propose déjà un récit polyphonique et sinueux, tout comme la rivière elle-même, qui s’oppose aux grands récits linéaires fondateurs de la littérature canonique, un critère de la littérature dite postcoloniale et dans Le Discours antillais (1981), il dénonce le discours officiel métropolitain qui vise à dépersonnaliser les spécificités antillaises, ironisant sur le fait que la Martinique est un exemple de « colonisation réussie » (108-109). Tant de démarches de la part de Césaire, Chamoiseau et Glissant qui s’inscrivent donc dans ce mouvement visant à l’autoaffirmation de l’identité créole et à la réappropriation des valeurs antillaises face à celles de la métropole, déjouant ainsi dans une certaine mesure la vision dominante. Ces penseurs martiniquais ont largement contribué au développement de cette approche tout en mettant la Caraïbe francophone sur le devant de la scène littéraire. Pourtant, leur impact en France même a été moindre par rapport aux États-Unis et en Angleterre, puisque c’est au sein des « Postcolonial Studies » dans les départements de français aux États-Unis qu’ils ont d’abord trouvé un écho retentissant. En France, il faudra attendre 2005 pour que les études postcoloniales émergent véritablement en tant que domaine d’études dans l’hexagone. Ce sont en effet les émeutes d’octobre et de novembre 2005 qui ont poussé 36

certains historiens à se pencher sur le passé colonial de la France et notamment sur les répercussions de ce passé sur la société contemporaine, créant ainsi une sorte de continuum entre situation coloniale (dans les excolonies françaises) et situation postcoloniale au sein même de la France, dans l’espace des banlieues que l’on peut ainsi voir comme une postcolonie. Ainsi, les membres du groupe ACHAC, connus pour leurs travaux sur la colonisation française publient en 2005 l’ouvrage collectif La Fracture coloniale, un des premiers travaux qui réévaluent la place de la communauté maghrébine et afro-caribéenne en France. La pensée postcoloniale émerge donc en France par le biais de l’histoire et non par la littérature comme cela avait été le cas dans le monde anglo-saxon, et elle reprend le projet foucaldien dans un sens (par le détour de Saïd et Spivak) puisqu’elle s’appuie sur l’analyse de la diffusion des savoirs et des représentations. Cette approche postcoloniale dépasse le cadre des études universitaires et s’infiltre également dans la culture populaire, en parallèle avec l’actualité sociale précédemment discutée (émeutes en banlieue) ; ainsi, dans La Fracture coloniale, Didier Lapeyronnie, professeur de sociologie, aborde le lien entre territoires coloniaux et banlieue, analysant la continuité entre une mentalité coloniale et le traitement des populations périphériques en France. Pour Lapeyronnie, certains comportements actuels, émanant aussi bien de la société au sens large que de certains membres du gouvernement, ne sont pas sans évoquer certains réflexes coloniaux d’une période que l’on croit révolue : Comme les « colonisés », les habitants des « quartiers sensibles » ont d’abord le sentiment de ne pas avoir d’existence politique, de ne pas être considérés comme des citoyens ou comme des citoyens de seconde zone. N’étant pas des acteurs ou des citoyens, ils sont soumis à des discours « moraux » permanents de la part d’institutions diverses qui les appellent en même temps à se « prendre en charge » et à ne pas être « passifs », comme pour souligner leur « incapacité ». (215)

Banlieue Voltaire Banlieue Voltaire, roman de Didier Mandin publié à Fort-de-France en 2006, aborde le quotidien d’un groupe d’amis d’origine antillaise habitant une banlieue de Paris appelée Morcy, créée de toutes pièces par l’auteur. S’inscrivant dans une nouvelle tendance littéraire qualifiée par certains de

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littérature « de banlieue » ou de littérature « » urbaine"7, le roman représente justement un exemple de l’impact de la pensée postcoloniale en France de par son rapport à l’histoire et au fait que l’écrivain semble avoir été nourri des discussions ayant émergé au sein des études postcoloniales amorcées par les ouvrages du groupe ACHAC. Bien que les personnages du roman soient issus d’horizons variés, le narrateur surnommé Voltaire et son ami Ludo se définissent comme des Antillais de France évoluant entre trois zones d’influence d’un point de vue culturel, celle de la métropole, celles des Antilles et celle des États-Unis. Le roman est ancré dans la culture antillaise, même s’il s’agit davantage de la culture des parents du narrateur plus que de la sienne. D’un point de vue linguistique, le roman emprunte bon nombre d’expressions de ce que l’on appelle le « français des cités », mais comporte également des phrases en créole, un hommage implicite aux écrivains de la créolité qui se réclamaient d’une certaine opacité langagière, non accessible aux personnes non créolophones. La question de l’identité reste une question centrale du roman. Lorsque Voltaire et ses amis s’interrogent sur la condition des Antillais en métropole, et qu’ils espèrent trouver une définition grâce aux divers mouvements antillais que sont la négritude, l’antillanité ou la créolité, ils se rendent compte de l’écart entre la situation que ces écrivains décrivent et la leur, celle de jeunes de banlieue parisienne. Voltaire rapporte alors le dialogue avec Ludovic à un journaliste venu l’interroger : Il m’a dit qu’il avait tenté de lire des bouquins écrits par d’illustres écrivains antillais sur la négritude, la créolité, et pleins de trucs comme ça, des bouquins d’Aimé Césaire et tout ça... Il n’a rien compris. Il m’a dit que c’était écrit trop compliqué (...) Je lui ai dit que c’était moche qu’il ne soit pas foutu de comprendre les œuvres qui le renseignent sur sa culture. (92)

Avec ces références aux écrivains antillais, tels qu’Aimé Césaire et Patrick Chamoiseau, vainqueur du prix Goncourt en 1992, Mandin veut montrer le manque d’impact de ces écrivains sur la communauté antillaise en France. Peut-être est-ce justement à cause du souci d’opacité de ces écrivains, qui tendent à rendre la lecture difficile, ou du manque de promotion de ces ouvrages en France métropolitaine qui ne sont que 7Cf.

Stève Puig. « Littérature-monde et littérature urbaine : deux manifestes, même combat ? ” Nouvelles Francographies 2 :1 (2011) : 87-95.

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rarement inscrits au programme, posant la question de la marginalisation de ces écrivains par rapport à une littérature française plus canonique. Le retard de la France dans la promotion de cette littérature s’explique également par rapport à son retard sur cette approche postcoloniale et à son refus de faire face à son passé colonial. D’ailleurs, le roman de Mandin présente de nombreuses références au passé colonial français. Didier Mandin semble être informé par les débats autour de la repentance coloniale qui surgissent en France depuis le début des années 2000, ainsi que par les travaux du groupe ACHAC, dont le premier ouvrage ayant eu une large couverture médiatique traite des zoos humains. Lors d’un dialogue avec son ami, sur le manque de représentation des communautés afro-caribéennes dans les médias, Voltaire affirme : À ma grande surprise, Ludo m’a répondu que l’Éducation Nationale fait son job : elle s’adresse à des êtres indifférenciés, des particules de République partageant légalement une histoire commune (…). Mais surtout, elle devra veiller à ce que cette histoire ne soit pas enseignée à travers des prismes de lecture multicentenaires, ceux-là mêmes qui font passer des lois vantant les mérites de la colonisation dans les manuels scolaires. (93)

Ce passage montre à quel point une nouvelle génération d’écrivains est informée par le développement en France des études postcoloniales et de nouveaux outils critiques qui leur permettent d’appréhender de manière différente leur degré d’appartenance à la société française, et de redéfinir leur identité par rapport à plusieurs lieux, avec un regard vers le passé antillais de leurs parents, leur situation présente en France métropole et un futur qui s’envisage de plus en plus ailleurs, en Angleterre par exemple, ou aux États-Unis, pays de la réussite pour les communautés de la diaspora noire. Dans Banlieue Voltaire, Adjovi, un personnage d’origine africaine, n’ayant pas pu décrocher d’emploi en France, s’est expatrié aux États-Unis pour travailler à la Société Générale, ce qui pousse Ludovic à considérer un avenir outre-Atlantique. Cette critique acerbe de la société française par Mandin est symptomatique d’une France qui, bien que multiculturelle depuis au moins quatre décennies, ne se considère toujours pas comme telle, et qui peine à faire confiance aux minorités ethniques sur le marché de l’emploi. Banlieue Voltaire est donc un roman qui questionne l’identité antillaise au sein de la métropole. Bien qu’il puisse se lire comme un hommage aux écrivains antillais et aux divers mouvements de la négritude et de la 39

créolité, il s’inscrit plutôt dans un contexte hexagonal et montre qu’une nouvelle génération d’Antillais métropolitains s’arme d’outils leur permettant un nouveau positionnement par rapport à leur « francité ». Ce roman semble donc illustrer l’impact de la pensée postcoloniale telle qu’elle s’est d’abord développée dans un contexte anglais et américain, grâce, en partie, aux philosophes français de la déconstruction, et comment elle revient dans l’hexagone, par le biais de l’histoire, pour prendre racine dans la culture populaire ; que ce soit dans le roman urbain ou dans le hip-hop (que l’on peut qualifier de postcolonial, comme l’a montré Laurent Béru). Encore faut-il se pencher davantage sur ces penseurs dits postcoloniaux et sur les écrivains d’outre-mer d’expression française dans leur diversité pour mieux répondre aux questions ayant trait aux troubles actuels que traverse la France. En effet, de la même façon que dans Banlieue Voltaire, Ludovic et ses amis fantasment sur le rêve américain, le militantisme en France tend plutôt à prendre comme modèles Martin Luther King, Malcom-X et la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains que leurs propres penseurs. En effet, au moment où s’établit en France un « Black History Month » importé directement du modèle américain et que les essais militant pour la reconnaissance des minorités prennent comme modèle Barack Obama8, il est à craindre que ces intentions, bien que louables, ne renforcent l’impression que les luttes des minorités aux ÉtatsUnis et en France sont exactement les mêmes, et n’occultent davantage l’apport des penseurs afro-caribéens à la société française. Or il semble qu’il faudrait plutôt mettre en avant les spécificités de la pensée postcoloniale française (que ce soit en métropole ou aux Antilles) pour faire avancer la lutte pour la décolonisation des imaginaires et pour une présence accrue des Afro-Caribéens dans les domaines culturel, économique et politique.

8Le

rappeur Axiom dans son essai J'ai un rêve écrit: " L'itinéraire d'Obama est exemplaire (8) (...); "mes modèles en politique, ce sont Martin Luther King et Malcom X, alors on s'est tout de suite bien entendu" (15).

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De quoi les « outre-mer » sont-ils aujourd’hui le nom ?* Justin Daniel professeur de science politique Université des Antilles

La question du devenir « des outre-mer » au sein de la République française et de l’Union européenne constitue un thème récurrent des débats politiques et institutionnels en France, en particulier dans les « quatre vieilles colonies » — la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et La Réunion — qui ont opté en 1946 pour leur transformation en départements. En dépit de cette volonté d’intégration constamment réitérée par la voie des urnes, les responsables élus à la tête des collectivités françaises situées en Amérique1 et de manière plus générale, le personnel politique local, procèdent périodiquement à la réévaluation de leurs rapports avec un centre externe et éloigné. Un centre dont les prétentions uniformisatrices et la réputation d’être aveugle aux spécificités locales sont régulièrement dénoncées. Au moment où est célébré le soixante-dixième anniversaire de la départementalisation, ces collectivités ont d’ailleurs fait le choix d’évolutions institutionnelles et statutaires différenciées : depuis le 1er janvier 2016, la Guyane et la Martinique sont érigées en collectivités territoriales uniques2 sur le fondement de l’article 73 de la Constitution, alors que La Réunion dans l’océan Indien ainsi que la Guadeloupe conservent leur statut actuel de département-région d’outre-mer (DROM). De leur côté, Saint-Barthélemy et Saint-Martin se sont

Ce travail a bénéficié du soutien des « Investissements d’avenir » de l’Agence nationale de la recherche française (Ceba, réf. ANR-10-LABX-25-01) 1De ce point de vue, il existe une différence notoire avec l’île de La Réunion où la question institutionnelle a cessé, au moins depuis les années quatre-vingt, de meubler les débats partisans, même si la relation avec l’Hexagone (et l’Europe) demeure au cœur des préoccupations politiques. 2Celles-ci sont respectivement dénommées collectivité territoriale de Guyane (CTG) et collectivité territoriale de Martinique (CTM). *

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détachées de la Guadeloupe dès 2007 pour devenir des collectivités d’outre-mer (COM) dans le cadre de l’article 74 de la Constitution. Cette prolifération de catégories institutionnelles, au sein de laquelle il est parfois difficile de se repérer et qui met à mal la cohérence de l’ordre constitutionnel français, apparaît comme le moyen de sauvegarder l’État unitaire. Il s’agit de mieux gérer les autonomies locales ainsi que les revendications identitaires, afin de désamorcer les tensions qui traversent un modèle étatique aux prises avec l’affaiblissement de ses références normatives, abstraites et universelles. Ainsi, de nouveaux cadres de références et de perception des espaces ultramarins se font jour, soustendus et travaillés par des stratégies discursives qu’il importe d’objectiver et d’analyser. Sans négliger les données structurelles qui servent de toile de fond à l’évolution ainsi constatée, cette contribution entend prendre au sérieux la façon dont les réalités ultramarines sont désormais nommées, appréhendées et reconstruites. S’appuyant sur les expériences des « quatre vieilles », elle accorde une attention particulière aux catégories discursives mobilisées par des coalitions d’acteurs locaux et centraux agissant sur différentes scènes sociales et politiques. La démarche est résolument constructiviste : loin de partir d’une définition donnée a priori de l’outremer, elle s’efforce d’analyser les processus de catégorisation et de classification des sociétés ultramarines dans leur rapport à l’État et de mettre au jour l’évolution des registres discursifs des acteurs impliqués à différentes échelles dans la gestion des « outre-mer ». Une telle démarche n’est assurément pas exempte de limites et de frustrations : il ne s’agit pas tant de qualifier des réalités ultramarines à partir d’une lecture téléologique que de s’intéresser aux processus par lesquels elles sont reconstruites à l’aune des discours et perceptions des acteurs, en particulier des catégories politico-administratives qu’ils convoquent3. Elle ne procède pas à la confrontation entre discours et expériences de terrains et n’aborde pas non plus la question des éventuels décalages entre les catégories forgées par des configurations et confrontations d’acteurs en charge des politiques publiques appliquées dans les outre-mer d’une part, et les représentations des groupes ainsi que les attentes des populations cibles desdites politiques, d’autre part. Basée 3Pour

une approche quelque peu différente, mais complémentaire, davantage axée sur la confrontation des catégories par lesquelles les outre-mer sont nommés à l’épreuve du terrain, on pourra utilement se reporter au numéro thématique de la revue Terrains & travaux 2014/1 (n° 24).

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sur l’institutionnalisme centré sur les acteurs, cette approche repose sur l’hypothèse que les perceptions individuelles et collectives — au même titre que la construction sociale des enjeux ultramarins — jouent un rôle non négligeable dans l’explication du comportement des acteurs et des processus de changement qui affectent, à des degrés divers, les sociétés concernées. À la manière de certains travaux récents portant sur les transformations de l’État, elle cherche à établir un lien entre les objectifs ainsi que les intérêts poursuivis par les acteurs (dimension matérielle), leurs valeurs, croyances et perceptions (dimension idéelle) et les institutions (structures politiques formelles) dans le processus de construction de catégories pour nommer les réalités ultramarines et la façon dont celles-ci imprègnent l’action publique (Rothgang et Schneider). Les catégorisations à partir desquelles ces acteurs procèdent à un découpage de la réalité sont issues des interactions qui se jouent à un triple niveau — local-régional, central et européen — sous la forme de jeux complexes de coopérations et de conflits, mais aussi de luttes concurrentielles pour l’imposition de sens. Ainsi présentées, les quelques pages qui suivent prennent comme angle d’attaque l’action publique et comme source empirique d’observation la manière dont ces acteurs construisent un discours nouveau sur les DROM, ainsi que les collectivités de Guyane et de Martinique et leur rapport à l’État4. Leur ambition est de montrer en quoi les catégories produites par les coalitions d’acteurs en charge de la gestion de l’outre-mer évoluent et interagit avec le politique, et accessoirement, dans quelle mesure elles contribuent ou non à modifier le regard sur ces territoires. Partant de ces interrogations, un double constat peut être établi : 4Cette

contribution présente les premiers résultats d’une recherche réalisée dans le cadre du programme ANR “PRODISDOM”, Les départements d’outre-mer entre proximité et distance : constructions et politisation des frontières, 2011-2014. Elle s’appuie sur l’exploitation d’une abondante littérature grise, notamment sous la forme de rapports officiels, l’observation des campagnes électorales entre 2010 et 2014 aux Antilles et en Guyane française, une cinquantaine d’entretiens semi-directifs avec les représentants du personnel politique de Martinique, Guyane, Réunion (élus locaux et parlementaires) et des hauts fonctionnaires à Paris en charge des outre-mer dans les ministères. Les entretiens ont été réalisés en mai 2013 en Guyane, entre janvier et novembre 2014 à la Martinique et en décembre 2013 à La Réunion. La réflexion ainsi amorcée se poursuit dans le cadre des investissements d’avenir (cf. note supra). Nous tenons à remercier Audrey Célestine, Joëlle Kabile, Aurélie Roger, Myriam Thirot qui, à divers degrés nous ont aidé dans la phase de collecte de données ainsi que Michel Giraud avec qui nous avons partagé le terrain à La Réunion.

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- D’une part, les catégories discursives mobilisées par ces différents acteurs, quelles que soient les scènes où ils s’expriment, tendent à associer la diversité et les particularismes des outre-mer, désormais célébrés et valorisés après avoir été niés et combattus, à une vision prométhéenne de leur avenir au sein de l’ensemble franco-européen ; - D’autre part, ces nouvelles représentations imprègnent fortement les logiques symboliques et matérielles qui structurent les dispositifs de politiques publiques et se traduisent par la recomposition du référentiel d’action publique dans les territoires concernés I - Les outre-mer au prisme de nouvelles catégories discursives Divers indices tendent à montrer que de nouvelles catégories servant à nommer les outre-mer, à mettre en récit et en politique les liens qui les unissent à l’Hexagone, ont fait leur apparition au cours des dernières décennies. Perceptible aussi bien à l’échelon central, et le cas échéant européen, que dans les territoires concernés, cette évolution témoigne des métamorphoses de la notion d’outre-mer et des représentations qui lui sont attachées.

Les métamorphoses de la catégorie d’outre-mer et des représentations collectives Pour s’en tenir à la période récente et en simplifiant de manière outrancière, il est possible de revenir succinctement sur les métamorphoses de la notion d’outre-mer au fil du temps. Faut-il rappeler, en effet, que l’expression « outre-mer » signifie littéralement « au-delà des mers » par rapport à un pays (la France) ou un continent (l’Europe). Un « au-delà » historiquement construit comme colonies, mais aussi comme entités politico-administratives à travers un rapport singulier à l’État colonial et post-colonial. L’expression « France d’outre-mer », a longtemps désigné l’ensemble des colonies françaises constitutives d’un empire établi en plusieurs vagues entre le XVIe et le XIXe siècle dont l’évolution durant la Seconde Guerre mondiale précède la dislocation graduelle ; un empire qui connaît des modes d’administration à la fois très diversifiés et complexes. Aujourd’hui tombée en désuétude, cette expression a le mérite de rappeler qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la colonisation ne se conçoit plus seulement comme une possibilité

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de drainer des ressources en matières premières ; elle fait de la possession de territoires un enjeu entre les puissances européennes et des politiques publiques étatiques. Dans le répertoire juridico-institutionnel, les expressions d’« Union française » contenue dans la Constitution de la Quatrième république, et celle de « Communauté française » reprise par la constitution de 1958 lui sont substituées. Cette translation tend à faire de l’outre-mer, à la faveur d’une décolonisation empruntant des voies multiples et variées, quoique souvent inachevée, une catégorie générique désignant tous les territoires de souveraineté française situés hors d’Europe (Grelley ; Lemercier, Muni Toke et Palomares). Les expressions « Union française » et « Communauté française » introduisent une classification dualiste au sein du paysage politico-institutionnel répartissant les possessions françaises entre les départements d’outre-mer (DOM) et les territoires d’outre-mer (TOM). Si elles connaissent une durée de vie éphémère en raison de l’accélération des processus formels de décolonisation, il n’en demeure pas moins que la distinction DOM/TOM sur laquelle elles reposent partiellement poursuivra encore longtemps son devenir historique. Pareille distinction imprègne fortement, même après sa disparition formelle consacrée par la réforme constitutionnelle de 2003, à la fois les catégories d’action publique et les imaginaires collectifs, aussi bien dans l’Hexagone que dans les sociétés ultramarines. En sorte que la catégorie ordinaire « outre-mer » et la dichotomie DOM-TOM ont pendant longtemps postulé de fausses homogénéités qui seront graduellement remises en cause à l’épreuve des faits. En effet, à partir des années 1970, l’approche traditionnelle est battue en brèche par la multiplication de statuts particuliers (Mayotte en 1976, Saint-Pierre-et-Miquelon en 1985, Nouvelle-Calédonie depuis 1985, la Polynésie française), en plus de ceux déjà existants (Terres australes et antarctiques françaises ou TAAF, Wallis-et-Futuna). De manière significative, le répertoire discursif des élus locaux et des représentants du pouvoir central est remodelé : en écho aux revendications locales, il s’enrichit de nouvelles expressions telles que « évolution institutionnelle différenciée », « statut à la carte » ou encore « statut sur mesure », avant de se ressourcer plus récemment auprès de la thématique de la diversité. La thématique de la diversité, progressivement acclimatée et associée en France à la représentation des minorités (Masclet ; Sénac, L’invention ; Sénac, L’égalité), trouve un terrain d’expression à travers les changements institutionnels revendiqués ou envisagés outre-mer. Elle légitime le 47

glissement sémantique de l’outre-mer au singulier vers « les outre-mer ». Désormais admis, même si la syntaxe reste mal assurée, le pluriel a une double vocation : elle renvoie à l’idée de diversité des territoires et de traitement différencié, et à celle de richesse de chaque territoire pris isolément ; elle fait de la fragmentation et de l’éparpillement de l’ensemble l’une des sources de cette richesse aux déclinaisons multiples. En un mot, longtemps ignorée par les pouvoirs publics centraux, la diversité est désormais célébrée et valorisée par ces derniers : on passe d’une conception plutôt homogénéisante de l’outre-mer, en particulier les « quatre vieilles », longtemps asservie au credo républicain de l’uniformité et fondée sur la dichotomie DOM/TOM, à une approche qui élève la diversité et la différenciation au rang de véritable matrice des politiques publiques et s’efforce de les traduire en normes juridiques et en catégories d’action publique. Partagée par les différents acteurs en charge de la gestion des outremer, cette nouvelle approche fait l’objet d’appropriations multiples et participe de la construction d’un nouveau récit sur les outre-mer.

De nouvelles façons de dire l’outre-mer

Cette approche revendiquée aussi bien localement qu’au niveau central se nourrit de la volonté communément affichée de réévaluer les rapports des outre-mer, dont les DROM, avec l’Hexagone. Manifestement, elle sous-tend la révision de l’article 73 de la Constitution intervenue en 2003 et la formulation de l’article 349 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui se répondent en écho et obéissent à la même logique. Ainsi, l’article 73 de la Constitution est ainsi rédigé : « Dans les départements et les régions d’outre-mer, les lois et règlements peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités ». Cette nouvelle rédaction, issue de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, élargit les cas dans lesquels sont possibles des adaptations, qui étaient auparavant limitées aux mesures « nécessitées (…) par la situation particulière » des collectivités concernées. En outre, elle ouvre aux autorités locales de nouvelles possibilités d’adaptation et même de dérogation5 pour adopter dans le domaine de la loi des actes administratifs (Jos, 65-83). 5À

l’exclusion du DROM de La Réunion pour lequel les dispositions relatives à l’habilitation permettant d’adopter des règles spécifiques pouvant relever du domaine de la loi (art. 73 alinéa 5) ne sont pas applicables.

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Outre l’élargissement du champ d’application et des conditions d’application de la loi et du règlement, cette évolution vise à favoriser une meilleure prise en compte de la diversité des situations et à permettre un traitement différencié des territoires. Dès lors, la notion de diversité sert de support à un nouveau discours sur l’outre-mer, largement relayé par les différents acteurs, quelles que soient les scènes à partir desquelles ils s’expriment et les échelles où ils agissent ou interagissent. Elle est emblématique d’une tentative pour convertir l’idée de handicap, fréquemment associée à la catégorie institutionnelle de DROM, en atouts à valoriser, ou, à tout le moins, pour établir un équilibre entre compensation des handicaps permanents et promotion des atouts. Cette nouvelle approche entre en résonance avec celle qui prévaut au niveau européen. Significative est, à cet égard, l’homologie structurale entre l’article 73 de la Constitution française et l’article 349 du TFUE, qui se réfèrent tous les deux « aux caractéristiques et contraintes particulières », s’agissant des collectivités régies par l’article 73 dans le premier cas et des régions ultrapériphériques (RUP) dans le second. De même, deux Communications de la Commission européenne vont dans le même sens : celle du 17 octobre 2008 intitulé les Régions ultrapériphériques : un atout pour l’Europe, s’appuie très clairement sur une stratégie visant à exploiter au mieux le « potentiel de compétitivité et de développement durable » des RUP ; celle du 20 juin 2012, les régions ultrapériphériques de l’UE : vers un partenariat pour une croissance intelligente, durable et inclusive, insiste sur les atouts dont disposent ces territoires. Dans les deux cas, une même logique est à l’œuvre : en parfaite concordance avec la gouvernance durable identifiée par Pierre Muller comme un nouveau cycle d’action publique (Muller, La société..), l’accent est mis sur une richesse, la biodiversité, et la nécessité de la préserver dans un contexte de changements globaux. Dans le même mouvement, ces deux documents, qui expriment la vision officielle que l’Europe entend donner de ces territoires excentrés, insistent sur la chance pour les RUP, en particulier les collectivités territoriales françaises situées en Amérique et dans l’océan Indien, d’appartenir à des « hotspot » de la biodiversité mondiale ainsi que sur leur incroyable richesse et diversité tant naturelle que socioéconomique et culturelle. La construction de ce nouveau récit à propos des outre-mer — ici les « quatre vieilles » — et de leur rapport à l’ensemble franco-européen passe également par la production d’une abondante littérature grise qui opère à partir d’un registre discursif similaire. D’où la multiplication de rapports

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officiels rappelant sans cesse les atouts des DROM-RUP, parfois présentés comme une chance pour l’Europe et la France, assurément une richesse au moins d’un point de vue symbolique (Bensken ; Blanc ; COM, Un atout..; COM, Vers un partenariat..; Galenon). On voit bien qu’il s’agit, en quelque sorte, de se départir de l’image — qui tend à se répandre dans certaines franges de la population hexagonale en cette période de crise — d’outre-mer coûteux, afin de promouvoir leur pleine appartenance à l’ensemble franco-européen en dépit de leurs particularismes affirmés, naguère combattus. La dimension socioculturelle de cette richesse n’est pas négligée. La mobilisation de notions qui prétendent s’inscrire dans une rupture avec le passé participe de cette volonté affichée d’une meilleure reconnaissance nationale des outre-mer et d’une revalorisation des sociétés ultramarines. En témoignent les positionnements et les luttes symboliques en faveur de la prise en compte de la traite négrière et de l’esclavage dans le récit national français, dans le prolongement de la loi de 1998 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité (loi Taubira, du nom de sa rapporteure à l’Assemblée nationale). Ce type de discours est relayé non seulement par l’État central, mais aussi par les responsables politiques locaux qui, au-delà des revendications institutionnelles et/ou statutaires proclamées, tendent à se l’approprier.

De multiples appropriations

Dans le champ de l’action publique comme ailleurs, cette nouvelle approche des outre-mer se conjugue avec des notions plus iréniques que dotées d’une réelle portée — responsabilité, territorialisation, partenariat… – qui viennent enrichir le trousseau des politiques publiques et tentent de promouvoir une vision réactualisée des réalités ultramarines6. 6L’idée

de solidarité nationale qui a longtemps légitimé les politiques publiques étatiques dans les “quatre vieilles” tend à être complétée, voire supplantée par des notions nouvelles, dont les contours restent parfois flous, comme celle, par exemple, d’“égalité réelle”. Dans un récent rapport remis au premier ministre par le député de la Guadeloupe, Victorin Lurel, le principe d’engagements réciproques de l’État et des collectivités territoriales situées outre-mer est clairement mis en avant. Il signifie par là même la fin des relations univoques, sous-tendues par le simple principe de solidarité nationale, au profit d’une forme de contractualisation permettant d’atteindre cette “égalité réelle” : “La convergence réelle des outre-mer avec la moyenne nationale implique l’invention d’un nouveau modèle de développement, décliné par des stratégies de développement à 25 ans maximum, spécifiques à chaque territoire et reposant sur des engagements contraignants des parties et des

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Divers exemples tirés d’une littérature grise foisonnante et de publications qui exposent la doxa de la haute fonction publique, ou encore des données recueillies sur le terrain suffisent amplement pour confirmer ce constat. Il en est ainsi du discours véhiculé ou relayé par La revue Administration publiée par l’Association du Corps Préfectoral et des Hauts Fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur (ACPHFMI). Diffusée auprès des décideurs publics et privés ainsi qu’auprès des universitaires, la revue rend compte des évolutions qui caractérisent l’époque actuelle et aborde des thèmes qui « concernent tant les grands enjeux des politiques publiques (l’énergie, la mer, les transports terrestres, la recherche, etc.) que les problèmes de société (respect de l’environnement, développement durable, problèmes démographiques) » (La Revue Administration). Dans une série de livraisons consacrées aux outre-mer7, auxquelles ont conjointement contribué des acteurs locaux, centraux et européens, on décèle une très grande homogénéité dans l’approche des réalités ultramarines, en dépit de leur diversité présentée comme une richesse, et dans les discours produits sur ces dernières. Au point qu’il est possible de parler d’une grille de lecture largement partagée et d’une conception globale, voire paradigmatique, animant les promoteurs des politiques publiques conçues pour les outre-mer. Ce cadre cognitif est sous-tendu par un répertoire discursif organisé autour de notions plus ou moins opératoires — responsabilité, partenariat, contractualisation, territorialisation… – fréquemment reprises par les élus et responsables locaux. Il en résulte que les divergences affichées et les conflits politico-symboliques sur les questions statutaires et institutionnelles continuent à structurer les clivages partisans aux Antilles et en Guyane. Mais force est d’admettre qu’elles jouent en même temps le rôle de paravent à des catégories discursives qui ambitionnent de promouvoir une image prométhéenne des outre-mer. La députée réunionnaise, Erika Bareigts estime que la réécriture de l’article 73 de la Constitution modifie le « regard de l’Hexagone sur les DOM », voit dans la contractualisation un outil correspondant à une « forme de respect de la parole de l’autre (…) d’engagement mutuel et de partenariat » dès lors que la « différence dans l’unité » est acceptée au niveau central, seule façon de débrider

financements pérennes” (Lurel, 2016 : 9). les suppléments aux numéros suivants : n° 242, juin-juillet 2013 (La Réunion dans l’espace européen), n° 243, septembre-octobre 2014 (La Martinique dans l’espace européen), n° 244, décembre 2014 (La Guadeloupe dans l’espace européen), n° 246, juin-juillet 2015 (SaintMartin dans l’espace européen), n° 248, janvier 2016 (Mayotte dans l’espace européen).

7Voir

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l’initiative locale8. Un discours que ne renierait pas l’ex-président du conseil général de la Guyane ainsi que les membres de la majorité de l’assemblée départementale, Alain Tien-Liong qui, derrière la rhétorique dénonciatrice des insuffisances du statut politico-institutionnel, insistent sur la nécessite de promouvoir « une économie de production » tenant compte notamment de l’environnement régional, avec « l’aide de la France ». On retrouve également cette vision prométhéenne dans la démarche qui a présidé à l’élaboration du Plan d’Actions pour le Développement de la Martinique (PADM) adopté par l’ex-conseil régional en 2014 : tout en prétendant capitaliser sur les plans et schémas antérieurs, le PADM prend acte de l’échec de l’approche du développement économique par les besoins, consistant à cibler les carences du tissu socioéconomique et social martiniquais dans un paradigme de rattrapage et de convergence. Il « prend le parti de se concentrer sur l’amplification des atouts du territoire. Ainsi, il interroge sur ce que la Martinique peut valoriser au regard des opportunités offertes par le nouveau contexte mondial » (PADM, livre 1 : 17). Au total, le discours sur les DROM ainsi que les collectivités territoriales de Guyane et de Martinique qui en sont issues et les catégories politico-administratives à partir desquelles ceux-ci sont appréhendés ont manifestement évolué. Les stratégies discursives qui sont à l’œuvre marquent la volonté affichée de procéder à la transmutation d’un lien de subordination en un rapport à l’État présenté comme partenarial. Ils contribuent, pour la part qui leur revient, à une recomposition du référentiel d’action publique dans ces territoires. II - La recomposition du référentiel d’action publique dans les outre-mer Le terme « référentiel » doit être entendu ici au sens qui lui est attribué par Pierre Muller, c’est-à-dire « un ensemble de prescriptions qui donnent du sens à un programme politique en définissant des critères de choix et des modes de désignation des objectifs. Il s’agit à la fois d’un processus cognitif permettant de comprendre le réel en limitant sa complexité et d’un processus prescriptif permettant d’agir sur le réel » (Muller, Les politiques… : 42). Il serait intéressant de voir comment le référentiel d’action publique dans les DOM s’est recomposé sous l’emprise des réformes cumulatives de décentralisation et de régionalisation, de l’européanisation des politiques publiques et de la globalisation et sous l’action de configurations 8Entretien

réalisé à Paris le 7 avril 2014.

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d’acteurs agissant à différentes échelles. Il en a résulté une réorganisation de l’action publique et des échelles territoriales en dessous ou au-dessus de l’État. Ce sont là autant d’éléments de contexte qu’il convient de garder présents à l’esprit, même s’ils ne sauraient faire l’objet d’un examen approfondi dans le cadre de cette contribution. Au-delà de ces données contextuelles, il apparaît que les stratégies discursives repérables dans les DOM postulent clairement que les politiques publiques mises en œuvre localement sont marquées du sceau de l’inadéquation et de l’injustice. Elles s’accompagnent parfois d’un puissant sentiment qu’une telle situation n’est que le prolongement d’une vieille relation coloniale qui ne peut être réellement combattue qu’en territorialisant l’action publique et en y réintroduisant davantage de proximité, d’une part ; d’autre part, elles portent en germe une nouvelle conception de l’autonomie politique : le terme continue à structurer les débats partisans, mais il se voit assigner de nouveaux sens, fort éloignés de ceux qui étaient en cours dans les années 50-70 du siècle dernier et son emploi va de pair avec la transformation des logiques symboliques et matérielles de l’action publique.

La recherche d’un ancrage territorial de l’action publique

Une première déclinaison de ce nouveau référentiel peut être repérée à travers la recherche systématique d’un ancrage territorial de l’action publique, notamment dans les collectivités françaises d’Amérique. Celle-ci se double et se renforce de la quête d’une plus grande proximité entre les citoyens, invités à s’impliquer davantage dans le fonctionnement d’une démocratie prétendument participative, et des centres décisionnels de plus en plus éclatés. Ceux-ci sont condamnés à opérer sur le mode privilégié de la coordination des interventions d’acteurs dont ils n’ont pas l’entière maîtrise. Cette double quête de territorialisation de l’action publique — un phénomène qui est loin d’être spécifique aux outre-mer mais qui dans le cas d’espèce connaît nécessairement une résonance particulière — et de proximité de l’action politique agit directement sur le registre discursif des acteurs, y compris l’État. À la dénonciation de l’inadaptation et de l’inadéquation des outils et instruments de politiques publiques, jusques et y compris de la part des acteurs économiques qui se sont prononcés lors des crises sociales en 2009 pour un « statut économique adapté » — outils et instruments parfois présentés comme asservis à une logique coloniale — répond la promotion d’un local à connotation identitaire. Cette posture joue du rapprochement avec l’environnement régional de la Caraïbe et de

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l’identification à une culture et une expérience historique partagées, non sans se parer localement, de surcroît, des vertus de l’efficacité et de la légitimité9. Ce référentiel puise, au moins partiellement, sa source dans une tradition intellectuelle réactivée par la relativisation et la démythification de l’État induites par la construction européenne et la globalisation. Cette tradition revendique des institutions et des procédures respectueuses des particularismes locaux hérités de l’histoire. Elle s’est récemment enrichie d’un constitutionnalisme réévalué mettant l’accent sur la nécessité d’une coordination horizontale, d’une reconnaissance mutuelle des partenaires de l’action publique et sur une forme de pluralisme institutionnel qui, en France, a directement inspiré la réécriture en 2003 des articles 73 et 74 de la Constitution. Puissamment relayée par les élus ultramarins, elle se prononce également pour une insertion croissante des collectivités situées outre-mer dans leur environnement immédiat au nom du néorégionalisme et de l’efficacité. De la sorte, ces représentations contribuent à construire de nouvelles proximités qui se nourrissent de l’identification à un espace culturel commun et servent de support à la quête de modèles de développement reposant sur une territorialisation multiniveaux. Une seconde déclinaison de ce référentiel de proximité est perceptible à travers, d’un côté les métamorphoses de la notion d’autonomie, telle qu’elle est désormais investie par les acteurs locaux d’un côté, et de l’autre à travers les transformations du discours étatique et des représentations des outre-mer qu’il véhicule.

Les métamorphoses de la notion d’autonomie et les transformations du discours étatique Il ne fait donc guère de doute que la question de l’autonomie se pose avec une particulière acuité dans les collectivités situées outre-mer et que son contenu a historiquement donné lieu à de multiples débats : comment garantir l’appartenance de celles-ci à la République, tout en déléguant localement davantage de responsabilités  ? Comment accroître leur marge de manœuvre dans le strict respect des principes d’unité et d’invisibilité de la République  ? Comment faire de ces collectivités des lieux d’autonomie, 9Cette

évolution peut être également observée, mais sur un mode mineur, à La Réunion où la question de la participation aux organisations régionales et l’implication dans les processus d’intégration régionale semblent moindres, comparativement aux Antilles et en Guyane (Daniel, Dire…)

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d’innovation économique, culturelle et sociale et comment les différents acteurs investissent de sens l’idée d’autonomie  ? Naguère portée par les forces de gauche dans les « Quatre vieilles », la revendication d’autonomie, qui procède aujourd’hui d’un référentiel aux contours et contenus imprécis, persiste, à l’exception de La Réunion, sous une forme renouvelée, mais atténuée. Plusieurs facteurs expliquent une telle évolution : la dépolarisation idéologique liée à l’exercice des responsabilités à partir des années 80 et corrélativement le déplacement des enjeux vers la mise en œuvre des politiques publiques territoriales ; le relatif désenchantement des électeurs en quête d’un difficile équilibre entre renforcement de la présence de l’État et domiciliation de nouveaux pouvoirs au niveau local ainsi que leur réticence à accorder des pouvoirs supplémentaires à leurs représentants élus, en dépit des limites unanimement admises du vieux modèle départemental ; l’inclusion des pouvoirs régionaux à des processus décisionnels complexes associant, à travers la politique de cohésion économique et sociale développée par la Commission européenne, plusieurs échelons de décision et instituant une gouvernance multiniveaux, qui conduit à relativiser, voire à dépasser la revendication d’autonomie telle qu’elle s’exprime traditionnellement (Levrat). Il en résulte que la notion d’autonomie s’est métamorphosée au fil du temps : à la conception d’une autonomie politique des années 60-70 fondée sur un pouvoir unifié, désigné par un modèle de délégation démocratique, s’est substituée une nouvelle vision axée sur un pouvoir de plus en plus réduit à un rôle de coordination de politiques publiques. Cette nouvelle conception consacre le triomphe du modèle dit de la gouvernance. Il s’agit là d’un cadre de pensée caractérisé par un flou certain et une relative indétermination, mais qui fait l’objet d’un investissement inflationniste de la part de l’ensemble des acteurs (Daniel, La gouvernance territoriale ; Daniel, La domiciliation). Quant aux logiques symboliques et matérielles de l’action de l’État, elles semblent également avoir évolué. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, elles prétendaient conjuguer égalité des chances10, diversité et proximité à 10À

l’approche da la fin de la mandature du président Hollande, une nouvelle expression — l’égalité réelle — s’est, semble-t-il, substitué à l’égalité des chances (Lurel, 2016)

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travers des actions — plus symboliques que réductrices d’inégalités — se déclinant outre-mer par l’élargissement à des viviers locaux de la base de recrutement des agents exerçant localement des responsabilités. Des logiques qui entrent en résonance avec les revendications relayées par les élus dans les sociétés ultramarines sous la forme d’une préférence locale aux Antilles et en Guyane, et d’une préférence régionale à La Réunion, pour l’accès aux emplois. Ainsi les résolutions no 5 et 6 adoptées par le Congrès des élus départementaux et régionaux de la Martinique le 18 juin 2009 comportent deux séries de dispositions qui vont sans ambiguïté dans le sens de cette démarche : – l’une prévoit que la collectivité de Martinique partage avec l’État « la compétence en matière de formation, de recrutement et d’affectation du personnel enseignant qui relève de la Fonction publique d’État » ; – l’autre énonce que la « collectivité de Martinique peut prendre des mesures favorisant l’accès aux emplois salariés du secteur privé au bénéfice des personnes justifiant d’une durée suffisante de résidence sur son territoire ou des personnes justifiant d’une durée suffisante de mariage, de concubinage ou de pacte civil de solidarité avec ces dernières », et que « à égalité de mérites, de telles mesures sont appliquées dans les mêmes conditions pour l’accès aux emplois de la fonction publique de la Collectivité de Martinique et des communes ». Tout se passe comme si le référentiel de territorialisation de l’action publique et l’hymne à la proximité qui imprègnent cette conception de la gouvernance avaient pour corollaire obligé le principe d’un reflet le plus fidèle possible des caractéristiques de la structure sociale et des sociétés locales. Réponse aux affirmations identitaires, ce souhait d’homothétie entre ces dernières et ceux qui sont en charge de l’action publique est aussi présenté comme un gage d’efficacité des politiques mises en œuvre. Il constitue surtout un ressourcement auprès du modèle d’autonomie polynésien, révélant par là même que les outre-mer, en dépit de leur très grande diversité, sont loin d’être aussi étanches et cloisonnés que l’on pourrait le croire. Ce modèle s’analyse, à travers la faculté accordée aux autorités polynésiennes de prendre des mesures en faveur des populations locales, comme la capacité reconnue à une collectivité d’outre-mer dotée de l’autonomie au sens de l’article 74 de la Constitution, de mettre en œuvre des politiques publiques axées sur la protection de l’identité locale et une stratégie de développement adapté aux spécificités du territoire. Une stratégie de développement qui ne saurait être contrariée par une complète liberté de circulation des personnes ou un exercice sans bornes de la liberté d’entreprendre. Toutefois, dépouillé du transfert de

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compétence matérielle et normative qui lui donne consistance en Polynésie, ce modèle, s’il devait être transposé dans les DOM ou les collectivités uniques créées sur le fondement de l’article 73 de la Constitution, n’irait guère au-delà de l’établissement d’un simple rapport de proximité, basé sur l’insertion communautaire des acteurs locaux, entre les citoyens et les décideurs. Conclusion Au terme de cette analyse, une interrogation subsiste : l’outre-mer, ou plus précisément les outre-mer existent-ils  ? Pour surprenante que peut paraître une telle question, elle mérite d’être posée : outre le fait que les outre-mer dérivent d’un rapport colonial, appréhendés sous l’angle de l’action publique, ils apparaissent aujourd’hui comme des constructions complexes qui découlent du jeu des acteurs, de leurs représentations et des catégories à partir desquelles ils appréhendent leurs rapports à l’État. Plutôt que construction, il faudrait d’ailleurs parler de co-construction, tant il est vrai que le rapport à l’État est de moins en moins univoque : contrairement à une idée largement répandue, ce dernier ne prétend plus être omniscient ni omnipotent ; il tend de plus en plus à négocier avec les acteurs locaux, ne serait-ce que pour légitimer ses propres réformes. En outre, avec l’aide de ses relais locaux, il bricole plus qu’il n’affiche une intentionnalité claire à travers des dispositifs de politiques publiques. Cette co-construction est sous-tendue par des luttes pour l’imposition de sens et pour investir de sens la notion d’outre-mer (Célestine, Roger) et pour nommer le fait d’appartenir à un ensemble externe et éloigné. D’où une série de mécanismes et de stratégies discursives à travers lesquels s’élaborent des conceptions différenciées de l’outre-mer. Ces nouvelles représentations qui mettent l’accent sur des particularismes aujourd’hui célébrés et valorisés après avoir été longtemps niés et combattus, imprègnent fortement les logiques symboliques qui structurent les dispositifs de politiques publiques. Elles ont pour corollaire la recomposition du référentiel d’action publique dans les territoires concernés. En se fondant, dans une large mesure sur la valorisation de la proximité, ce nouveau référentiel cherche sans doute à réenchanter le lien avec l’Hexagone constamment soumis à l’épreuve des revendications identitaires et statutaires.

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Références citées BENZAKEN, D. et Renard, Y. Perspectives d’action pour la biodiversité dans l’outre-mer européen : Bilan de la mise en œuvre de la Convention sur la diversité biologique, décembre 2010. Gland, Suisse : UICN, 2011, ix+51 pp. BirdLife International Important Bird Areas in the Caribbean: key sites for conservation. Cambridge, U.K.: BirdLife International. (BirdLife Conservation Series No. 15), 2008. BLANC, Marc, Rapporteur, La biodiversité : relever le défi sociétal, Conseil économique et environnemental, juin 2011. CELESTINE Audrey et Roger Aurélie, « L’“outre-mer” à la croisée du national et du local » Construction, évolution et appropriations d’une catégorie sur trois terrains ultramarins, Terrains & travaux, 2014/1 n ° 24, p. 121COM (Commission des Communautés Européennes) (2008) 642 final : Les Régions ultrapériphériques : un atout pour l’Europe, http://ec.europa.eu/regional_policy/sources/docoffic/official/communic/rup2008/rup _com2008642_fr.pdf COM (Commission des Communautés Européennes) (2012) 287 final : Les régions ultrapériphériques de l’Union européenne : vers un partenariat pour une croissance intelligente, durable et inclusive, 142.http://ec.europa.eu/regional_policy/sources/docoffic/official/communic/rup2012 /rup_com2012287_fr.pdf DANIEL, Justin, « Dire l’indianoéanité », 2016 (à paraître). DANIEL, Justin, « De la domiciliation des pouvoirs locaux au triomphe de la gouvernance locale : les nouvelles visions de la proximité ultramarine », in Pierre-Yves Chicot, Décentralisation et proximité. Territorialisation et efficacité de l’action publique locale, Paris, Dalloz (Thèmes & Commentaires), 2013, pp. 5973. DANIEL, Justin, « La gouvernance territoriale aux Antilles et en Guyane : indétermination d’une notion, transformation de l’action publique » in Maude Elfort & Vincent Roux (eds), La gouvernance territoriale dans les régions et départements français d’Amérique, Aix-Marseille : Presses Universitaires d’Aix-Marseille — P.U.A.M, 2012. GALENON, Patrick, Les énergies renouvelables Outre-mer : laboratoire pour notre avenir, Conseil économique et environnemental, juillet 2011. GRELLEY, Pierre « Contrepoint — La genèse de l’outre-mer », Informations sociales 2014/6 (n° 186), p. 108-108.

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L’artiste, le savant et le politique dans la Caraïbe anglophone diasporique : de l’écriture réparatrice à l’action pour une transformation sociale réparatrice Rodolphe Solbiac maître de conférences en études anglophones Université des Antilles

Notre propos ici est d’examiner les réponses qu’élaborent les Caribéens aux questions qui se posent à eux, du milieu du 20e siècle au milieu de la décennie 2010. Un tel examen nécessite l’étude de la production littéraire et discursive qui répond à la question essentielle, au 20e siècle, du passage de l’état de colonisé ou de subalterne à celui de sujet caribéen. Il requiert également d’étudier la production discursive et épistémologique en rapport avec la question qui se pose aux Caribéens après celle de la décolonisation. Comment penser l’avenir des sociétés caribéennes après la décolonisation des consciences  ? Il s’agit, de même, de caractériser la pensée avec laquelle ces Caribéens entendent reconfigurer le futur. C’està-dire d’identifier les outils épistémologiques avec lesquels ils entendent guider les projets sociétaux. De cette étude de la production artistique discursive et épistémologique découlent plusieurs autres questions, dont celle du rôle joué par la théorie postcoloniale dans l’élaboration De réponses des Caribéens à leur situation à différents moments de leur histoire. Car comme le montre ce propos de David Scott l’enjeu est bien celui de la production de savoirs nouveaux, pertinents pour l’évolution des sociétés : As a political-theoretical project, then, postcoloniality has been concerned principally with the decolonization of representation; the decolonization of the West’s theory of the non-West. Postcoloniality altered the question about colonialism and provided a new set of conceptual tools with which not merely to revive colonialism as a going problematic, but to reframe it in terms of the relation between colonial power and colonial knowledge. It thereby enabled a systematic

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reinterrogation of contemporary practices in terms of the extent to which (or the senses in which) they reproduced forms of knowledge that emerged as part of the apparatus of colonial power. (Scott 12)

Cette étude entreprend de montrer comment l’écriture littéraire et sa critique ainsi que la recherche caribéenne sur l’Histoire et les cultures de la Caraïbe anglophone ont contribué à une pensée de la réparation relevant du postcolonial et du postcolombianisme qui, au 21e siècle vise une transformation sociale des sociétés caribéennes qui concerne également celles de l’ensemble du Monde Atlantique. Elle mobilise, à cette fin, une approche pluridisciplinaire mettant en relation des analyses relevant aussi bien de l’Histoire littéraire, de l’Histoire sociale économique et politique, que de l’Histoire des idées. Une telle étude nécessite l’examen de l’articulation mémoirehistoricité dans la production artistique et discursive caribéenne. À cet effet, elle examine les caractéristiques de la réinvention du sujet caribéen par la littérature. Elle jette également un regard sur l’historiographie caribéenne de la seconde moitié du 20e siècle avant d’analyser celle du début du 21e siècle dans le but de mettre en évidence sa contribution à cette pensée postcoloniale et à la transformation sociale qu’elle vise. Cette réflexion analyse ensuite les relations qu’entretiennent les chercheurs caribéanistes, l’Université des West-Indies, le mouvement caribéen et panafricain pour les réparations et la CARICOM, durant les premières décennies du 21e siècle, autour de la recherche de réponses aux problématiques caribéennes. Il importe enfin d’apprécier le rôle joué par la théorie postcoloniale dans cette production épistémologique caribéenne. I- Mémoire et historicité littéraire : l’artiste écrivain théoricien et la réinvention du sujet caribéen I.1. Écrire la mémoire culturelle caribéenne pour l’invention du sujet caribéen Les écrivains et artistes de toutes sortent, ont une importance particulière en ce moment de notre évolution. Ils nous révèlent à nous-mêmes, et nous révèlent au monde extérieur… (James, « Lecture on Federation »)1

1Writers,

and artists of all kinds, are of particular importance at this transitional stage of our development. They interpret us to ourselves and interpret us to the world abroad (James, “Lecture on Federation”)

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La production littéraire caribéenne et sa critique constituent la première instance d’une production discursive caribéenne répondant à la question du sujet caribéen. La construction du sujet caribéen passe par l’élaboration d’une mémoire culturelle alternative qui s’effectue dans une conflictualité larvée entre l’Histoire officielle eurocentrique et la « chronologie tourmentée de la non-histoire » (Glissant 136). Le sujet caribéen s’invente dans une querelle permanente avec l’histoire (Baugh 2012). L’action des écrivains caribéens sur la mémoire consiste à « fouiller la mémoire historique à partir de traces latentes repérées dans le réel […] » (Glissant 36). Elle relève d’une historicité littéraire qui documente le réel caribéen tout en élaborant une mémoire culturelle. On peut citer dans cette veine durant les premières décennies du 20e siècle H. G. de Lisser, Banana Bottom et Banjo du Jamaïcain Claude McKay, Minty Alley (1936), du Trinidadian C. L. R. James, ainsi que l’œuvre de Roger, Mais. Ces œuvres marquées par le réalisme social représentent le Caribéen aliéné, partagé entre plusieurs cultures (Ledent). La période 1937-1962, la plus dynamique de l’histoire littéraire de la Caraïbe anglophone est également celle de l’émergence de l’anticolonialisme et d’une conscience politique caribéenne que cette littérature suscite et accompagne (Dabydeen, WilsonTagoe 922). Les auteurs caribéens écrivent une histoire de la Caraïbe navigant entre amnésie et souvenir, remémoration et pardon proposant ainsi une mémoire alternative (Viala, 7-14). L’écrivain barbadien George Lamming qualifie le roman caribéen anglophone des années de l’après seconde guerre mondiale de « méthode d’investigation » qui vise la définition du sujet caribéen (Lamming 38). Cette élaboration construit le sujet caribéen en le réinventant (Yassine-Diab 22). Ils écrivent dans leurs textes créatifs et théoriques les origines traumatiques des sociétés caribéennes, faisant ainsi œuvre de devoir de mémoire. Après New Day de V. S. Reid (1949) roman de l’émergence du nationalisme jamaïcain (Ledent), il convient de souligner la contribution des romans du Barbadien George Lamming à partir des années 1950 comme Of Age and Innocence (avec sa société secrète de jeunes de toutes origines ethniques qui préparent une Caraïbe décolonisée en réinterprétant des mythes amérindiens antécolombiens). Ils apportent une perspective collective à la construction du sujet caribéen en dessinant les contours d’un nationalisme caribéen multidimensionnel puisque pan-caribéen. Wilson Harris le guyanien durant la décennie 1960, et plus tard Jamaïca Kincaid notamment dans Autobiographie de ma mère, produisent des œuvres qui se préoccupent du sujet caribéen dans le temps.

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Il est également important de mentionner les publications durant les décennies 1950 et 1960 des romans de Samuel Selvon Turn Again Tiger, A House for Mr Biswas de V.S Naipaul, A Morning at The Office d’Edgar Mittleholzer qui écrivent l’individuation de l’Indien à Trinidad l’une des dimensions de son acculturation à des sociétés afro-européennes. Cette historicité littéraire contribue dans le même temps à un socle de savoirs à partir duquel se développe une pensée de la décolonisation. Le texte littéraire caribéen remplit une fonction de production textuelle de savoirs qui possède un caractère interdisciplinaire renvoyant à l’Histoire, la sociologie, l’anthropologie, la théorie littéraire et la linguistique. Il est également influencé ou complété par des travaux anthropologiques majeurs comme ceux menés sur la transculturation par le cubain Ortiz dans les années 1940 (Viala, 7-14), ou la production, à l’aube des années 1970, du Barbadien Edward Kamau Brathwhaite sur l’élaboration des sociétés caribéennes par la créolisation dans The Development of Creole Society in Jamaïca. Enfin, la formulation au milieu des années 1970 du concept de continuum linguistique caribéen créole intervient également dans le débat entre grande culture et culture populaire. L’élaboration de la mémoire culturelle du caribéen résulte d’une production textuelle de savoirs qui conteste à la fois l’historiographie coloniale et la politique coloniale de l’espace. Trois générations d’écrivains et de critiques littéraires ont tenté selon des modalités diverses de reconstruire la vie des populations africaines du Nouveau Monde avec comme visée la création d’une conscience historique qui s’oppose aux formes de mémoire construites par les états. C’est pour cette raison que cette construction d’une conscience historique constitue une contrearchive. (Thomas, Caribbean Studies 28). I.2. Une historicité littéraire réparatrice

L’historicité littéraire de l’écriture caribéenne possède également une dimension réparatrice. La portée réparatrice de l’écriture littéraire caribéenne du 20e siècle se manifeste dans sa fonction documentaire de contre-archive (documentaire contre discursif). Elle s’exerce autant au moyen d’une poétique du paysage que d’une poétique du corps-mémoire. Cette poétique du paysage se caractérise par ses dimensions contrearchivistique et réparatrice. En effet, dans l’écriture du milieu du 20e siècle l’action réparatrice s’exerce au moyen d’une poétique du paysage qui « restaure les espaces hors la plantation, les espaces d’une autre 64

transculturation que celle de la plantation, les espaces de marronnage et de créolisation » (DeLoughrey 266-267). Ses caractères documentaires, contre-archivistiques et réparateurs s’exercent auprès d’un lectorat appartenant dans un premier temps à la diaspora africaine du Monde Atlantique. Cette littérature se caractérise également par des stratégies narratives relevant d’une poétique du corps mémoire, pour une réparation psychique décolonisatrice. Le corps du Caribéen est le lieu et le moyen de son invention qui consiste en une réinvention. Au-delà des seuls écrivains, les artistes caribéens s’allient aux hommes politiques pour œuvrer à la définition du sujet caribéen. La mise en place de la Fédération des West Indies en 1958 s’accompagne de la mise en place, à Trinidad, d’un festival des arts, par « The University College of the West Indies ». Après l’échec de cette Fédération des Indes Occidentales, les artistes contribuent à l’action de construction d’un espace culturel et national pan-caribéen en s’investissant dans des actions telles que la rencontre des écrivains et artistes caribéens de 1966 au Guyana, leur rassemblement à l’occasion des célébrations de l’indépendance du Guyana en 1970 et enfin, la plus importante, CARIFESTA, le premier festival caribéen des arts de 1972 toujours au Guyana. Ce CARIFESTA, mis en place grâce à la volonté politique de Forbes Burnham, alors Premier Ministre du Guyana, a pour objectif d’œuvrer à la promotion et au développement d’une personnalité caribéenne. Si la décolonisation a vu les anciennes colonies britanniques devenir des états membres du Commonwealth à partir des années 1960, les anciens colonisés et anciens subalternes demeurent entravés par le maintien des dynamiques coloniales dans ces sociétés. La révolution Black Power de Trinidad au début des années 1970 constitue une réaction marquante contre cet état de fait dont témoigne l’écriture d’Earl Lovelace. Les écritures de Jamaïca Kincaid et d’Earl Lovelace marquées par la poursuite de l’émancipation illustrent cette situation du sujet caribéen entravé dans l’espace social néocolonial. L’ensemble des caractéristiques et fonctions de la production littéraire caribéenne anglophone énoncées ici nous conduit, à l’exemple de l’anthropologue Deborah Thomas, à adopter le concept de réparation comme élément directeur de l’approche du texte littéraire caribéen2. La construction du sujet caribéen constitue une entreprise de rétablissement, de restauration et de réinvention qui répare le colonisé. 2I

mobilize a concept of reparations as a framework for thinking (Thomas, Exceptional violence 4)

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I.3. La littérature caribéenne canadienne anglophone de la première décennie du 21e : un projet thérapeutique. L’émergence du Canada en tant que lieu majeur de la production littéraire caribéenne durant les trois dernières décennies du 20e siècle légitime l’examen de son apport à la réinvention du sujet caribéen. En effet, « les apports passés et contemporains de cette écriture à la pensée caribéenne diasporique » sont reconnus en 2013 par des chercheurs participant à la 16e conférence de l’A.C.L.A.L.S (Association for Commonwealth Literature and Language Studies) (Solbiac, Émergence 135). Ils soulignent « l’influence majeure, quoique sous-estimée, de l’implantation canadienne des Caribéens dans l’articulation des différents tournants conceptuels et sociétaux auxquels ces sociétés ont été appelées tout au long du 20e siècle aussi bien qu’au début du 21e » (Solbiac, Émergence 135-136). Ainsi, « dans une interaction constante avec la Région Caraïbe, l’espace caribéen canadien a constitué un lieu d’élaboration de nouvelles conceptualisations de la culture et de l’identité caribéenne anglophone » (Bucknor). Au début du 21e siècle, le texte littéraire caribéen canadien recèle un projet thérapeutique envers le sujet caribéen diasporique aussi bien qu’envers le sujet caribéen vivant dans la Région Caraïbe. S’appuyant, en grande partie sur l’œuvre de Jamaïca Kincaïd, Kezia Page, utilise le terme « remittance text » pour définir le rapport qu’entretient l’écriture caribéenne nord-américaine avec la Caraïbe régionale. Cette conceptualisation qualifie la posture qui consiste à « renvoyer à quelqu’un ou à une entité, et de manière critique, une question qui relève de sa responsabilité ou de son autorité » (Page 9-13). Page exprime ainsi l’idée que cette littérature caribéenne diasporique se conçoit comme une écriture qui se destine aux sociétés de la Caraïbe régionale en intervenant de manière critique sur des questions la concernant. L’étude de romans The Polished Hoe d’Austin Clarke, The Swinging Bridge de Ramabai Espinet, et Soucouyant de David Chariandy nous conduit à penser qu’une part significative du texte littéraire caribéen canadien des années 2000 mène une action mémorielle qui procède à un traitement de l’héritage colonial relevant à la fois du devoir de mémoire, de l’expurgation de la violence coloniale et de réhabilitation du Caribéen. Cette action mémorielle exerce une décolonisation du passé du sujet caribéen

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diasporique visant une réparation de son estime de soi. En exposant, durant les années 2000, les méfaits du colonialisme enfoui dans les inconscients collectifs barbadiens et trinidadiens, l’écriture d’Austin Clarke, de Ramabai Espinet et de David Chariandy contribue à la réparation des dommages qu’il a causés dans le psychisme des individus. En effet les représentations, et les révélations produites par toute la sémantique textuelle font œuvre de réparation. Cette réparation prend la forme d’une restauration de l’estime de soi par une écriture qui combat les représentations de la femme caribéenne tantôt victime passive, victime complice, victime manipulatrice du patriarcat européen dans la société de plantation (Solbiac, Émergence). Ainsi, la réhabilitation de la femme caribéenne métisse dans The Polished Hoe (Solbiac, Émergence 35) comme celle de la femme indo-caribéenne dans The Swinging Bridge (Solbiac, Revising 240) concourt également à la liquidation des clivages hérités de l’histoire coloniale et à la réconciliation entre Caribéens appartenant à des ethnoclasses différentes. Cette écriture caribéenne canadienne se caractérise ainsi par une démarche d’exploration et de résolution des conflictualités auxquelles est confronté le Caribéen (Solbiac, Beyond 122-123). Ce texte caribéen canadien qui se préoccupe du psychisme et du social, exerce sa réinvention du Caribéen selon des stratégies narratives relevant, comme durant les décennies précédentes, d’une poétique de la mémoire du corps. II- L’apport de l’action sur la mémoire des chercheurs caribéens à l’élaboration caribéenne de réponses : un socle pour une pensée du postcolonial II.1 l’historiographie caribéenne et la production discursive théorique du 20e siècle : une culture caribéenne viable et singulière L’historiographie caribéenne du 20e siècle et la production discursive théorique offrent une contribution importante à l’élaboration d’une pensée de l’après colonisation. La mémoire culturelle caribéenne s’organise à travers l’écriture alternative de l’Histoire caribéenne entreprise par nombre d’écrivains qui poursuivent leurs explorations littéraires dans des textes théoriques transformant en paradigmes le produit de ces explorations. L’écriture d’une Histoire caribéenne vient compléter cette construction lorsque l’action des chercheurs caribéens sur la mémoire historique prend la forme d’une écriture de l’Histoire qui cesse d’être eurocentrée et produit une Histoire Caribéenne recentrée sur la

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.

région tout en mettant en avant une perspective atlantique. On peut citer Éric Williams, Gordon Lewis, James Millette, Roy Augier… Ce mouvement s’accompagne de l’écriture d’Histoires nationales telles que : A History of the People of Trinidad and Tobago d’Eric Williams. Cette historiographie caribéenne alimente la pensée nationaliste caribéenne du 20e siècle. De plus, les recherches en sciences humaines et sociales menées par les caribéanistes parmi lesquels on peut citer C.L.R James, Walter Rodney, Éric Williams, Gordon Lewis, Elsa Govea, Antonio Benitez Rojo, Edward Brathwaite, Rex Nettleford et Hilary Beckles conduisent à la mise en évidence d’une culture caribéenne singulière. Il importe de mentionner l’importance pour ces caribéanistes des apports de la pensée de Frantz Fanon, de la pensée du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, du théâtre et de la poésie de Derek Walcott, et plus tard du Discours antillais d’Édouard Glissant. Dans une dynamique de résistance culturelle, entre assimilation, néoafricanisation, et créolisation, ces chercheurs et ces penseurs ont œuvré à la décolonisation des consciences et démontré l’existence d’une culture caribéenne aussi viable que singulière restaurant l’humanité des anciens sujets coloniaux. Dans cette dynamique il convient de souligner l’apport de l’enseignement des « Black Studies » dans des pays tels que Trinidad, le Guyana, la Jamaïque et la Barbade au niveau universitaire aussi bien qu’en dehors de cet espace. Cet enseignement a œuvré à la préservation de la mémoire de l’engagisme et de l’esclavage. Ainsi, les « Black Studies » héritières du mouvement « Black Power » contribuent à la pensée postcoloniale qui s’élabore après la décennie 1960. Cette action des caribéanistes contribue à façonner une pensée de décolonisation. Elle contribue au socle à partir duquel une pensée du postcolonial en Caraïbe se développe. Ensuite, la production discursive théorique qui s’élabore dans la Caraïbe comme réponse aux questions qui se posent après la décolonisation politique s’enrichit durant la décennie 1990 d’une pensée de l’Atlantique Noir et du postcolombianisme qui conduit vers une pensée de la réparation. Le postcolombianisme qui prend naissance à partir de 1992 constitue une pensée de la contre-archive relevant d’une démarche de reconstruction-construction. Il génère une autre façon de penser l’histoire coloniale, pour un agir de décolonisation. Le paradigme de lecture de la culture du Monde Atlantique articulé en 1993 par Paul Gilroy sous le nom d’Atlantique Noir constitue un apport majeur dans la poursuite de la définition de la dimension diasporique du

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sujet caribéen afro-descendant dans sa relation avec l’Européen et l’Africain. Ces paradigmes influencent l’historiographie caribéenne anglophone du 21e siècle en favorisant sa « judiciarisation ». II.2. La recherche historiographique du 21e siècle : agir pour transformer les sociétés contemporaines. L’historiographie caribéenne du 20e siècle et sa production discursive théorique sont nourries par une pensée de la décolonisation qui est par nécessité une pensée contre archivique. Un examen de l’historiographie caribéenne des premières décennies du 21e siècle permet de mettre en évidence la manière dont les historiens continuent à interroger les frontières temporelles disciplinaires et géographiques de la Caraïbe (Newton 1) ainsi que la portée concrète du produit de leur recherche qui vise la transformation des sociétés. Hilary Beckles et Verene Shepherd sont des chercheurs qui illustrent particulièrement ces caractéristiques. Hilary Beckles, chercheur en Histoire sociale, président de la commission de la CARICOM pour les réparations situe son action, non seulement dans l’héritage des travaux menés par les caribéanistes C.L.R James, Walter Rodney, Éric Williams, mais également dans celui des écrivains ayant publié des années 1940 aux années 1970. Son ouvrage Britain’s Black Debt, Reparations for Caribbean Slavery and Native Genocide fédère les résultats de recherches en sciences humaines et sociales menées par les institutions de recherche de l’Université des West Indies avec celles menées dans des universités de l’ensemble du Monde Atlantique, pour établir un nouveau paradigme de lecture de l’histoire de la traite et du génocide de l’Amérindien ayant une visée concrète de transformation sociale par la mise en œuvre de réparations pour le sujet caribéen comme pour les sociétés. Britain’s Black Debt construit une archive qui possède un caractère de contre-archive, pour générer une autre façon de penser l’histoire de la Modernité dans l’espace Atlantique, pour un agir de décolonisation qui produise une transformation sociale. Sa collègue Verene Shepherd elle aussi chercheuse en histoire sociale est présidente du comité national jamaïcain pour les réparations. Le rôle joué par Beckles et Verene Shepherd auprès de la CARICOM et du comité national jamaïcain pour les réparations illustre le rôle joué par les historiens dans une judiciarisation du passé (Newton 2). Leurs recherches débouchent en effet sur une judiciarisation du passé qui

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soutient la démarche en justice réparatrice3 d’organisations de citoyenneté culturelle transnationale, de l’institution internationale qu’est la CARICOM, mais aussi celle des 14 états de la Caraïbe qui ont porté plainte contre les pays européens ayant organisé ou tiré profit du génocide de l’Amérindien, de la traite et de l’esclavagisation de l’Africain. L’action pour les réparations du génocide de l’Amérindien, de la traite et de l’esclavagisation de l’Africain résulte d’une pensée postcoloniale de la réparation qui constitue l’une des réponses élaborées dans la Caraïbe anglophone, aux questions qui se posent aux Caribéens en ce début de 21e siècle. II.3 Le chercheur et le politique dans la Caraïbe anglophone Il est parfaitement exact de dire, et toute l’expérience historique le confirme, que l’on n’aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s’était pas toujours et sans cesse attaqué à l’impossible (Weber 71)4.

L’observation des caractéristiques des relations qu’entretiennent l’Université des West-Indies, les chercheurs caribéanistes, le mouvement caribéen et panafricain pour les réparations et la CARICOM durant les premières décennies du 21e siècle, dessine les contours de la concrétisation de cette pensée postcoloniale de la réparation. Elle nécessite, premièrement, l’examen d’un certain nombre d’actions importantes menées à partir de l’année 2000 impliquant l’université des West Indies en tant qu’institution. En 2000 Miat Mottley, ministre barbadien de la Culture demande au Professeur Rex Nettleford, éminent caribéaniste, alors vice-chancelier de l’Université des West Indies, de mettre à sa disposition les ressources intellectuelles de l’université dans le but de définir une position nationale sur les questions de la race et du racisme. Il s’agissait de fournir des arguments à la délégation barbadienne appelée à participer à la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et 3Verene

Shepherd, quoted in “CARICOM to Demand European Compensation for Slavery,” Argentina Independent, 4 August 2013; on historians, restorative justice, and “juridification of the past,” see Caroline Elkins, “Alchemy of Evidence: 4Dans la Caraïbe anglophone, le chercheur et le politique collaborent pour entreprendre une action qui pour beaucoup relève de l’impossible.

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l’intolérance de Durban en 2001. Une telle sollicitation de l’Université des West Indies n’est pas sans rappeler une précédente demande des rastafaris de Jamaïque auprès de cette institution académique qui a conduit à la rédaction par des universitaires caribéens des Rastafari Reports de1960. Les rastas avaient écrit à Arthur Lewis, alors directeur de « the University College of the West Indies » en Jamaïque, pour demander que l’Université aide à la réduction de l’hostilité dont faisait montre à leur égard une société qui leur prêtait le projet de changer l’ordre social et de détruire l’État par la violence (Augier and Salter vii)5. Quelques années plus tard, la commission nationale panafricaine qui pilotait l’établissement de la commission nationale barbadienne pour les réparations demande à l’Université des West Indies à Barbade d’organiser une conférence sur les réparations dans le but de créer l’instance régionale de négociation des réparations. L’Université des West Indies accède à cette demande et, en février 2013 (CARICOM). L’Historien Sir Hilary Beckles alors responsable de l’Université des West Indies, Campus de Cave Hill à Barbade, demande à la CARICOM de créer une commission pour les réparations. Les chefs de gouvernement de la CARICOM décident alors de créer cette Commission de la CARICOM pour les réparations dans laquelle siège un représentant l’Université des West Indies. La trentequatrième rencontre de la conférence des chefs de gouvernement de la CARICOM de juillet 2013 à Trinidad et Tobago convient d’entamer la préparation de la formulation d’un argumentaire pour une action en justice réparatrice pour le paiement de réparations aux nations et peuples de la Communauté Caribéenne. Elle décide de la tenue de la réunion des responsables de la commission de la CARICOM pour les réparations le 9 décembre 2013 à l’Université des West Indies à Mona en Jamaïque (CARICOM). L’action menée au niveau institutionnel par l’Université des West Indies s’appuie sur le produit de la recherche caribéenne en sciences humaines et sociales. Il est nécessaire de souligner tout particulièrement l’influence de « The Caribbean Studies Association » et celle du Groupe de recherche SALISES de l’université des West Indies à Mona en Jamaïque.

5[T]he

Report had its origin in the letter from the Rastas to the Principal Arthur Lewis, asking the University to help reduce the hostility towars them of a society that believed they were intent on violently changing the social order and destroying the state (Augier and Salter vii).

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Les thématiques explorées par les conférences annuelles de « The Caribbean Studies Association » témoignent d’une démarche de recherche de réponses aux questions qui se posent aux sociétés de la région au début du 21e siècle : CSA 2010, Understanding the Everyday Occurrence of Violence in the Cultural Life of the Caribbean: Where Do We Go From Here ?, CSA 2011, Construire une nouvelle maison : l’avenir de la Caraïbe dans une ère d’incertitudes, CSA 2012, Unpacking Caribbean Citizenship (s) : Rights, Participation and Belonging, CSA 2013 Caribbean Spaces and Institutions: Contesting Paradigms of “Development” in the 21st Century. Lancé en 2012, le SALISES 50/50 PROJECT s’appuie sur un bilan économique, social et humain des anciennes colonies britanniques de la Caraïbe 50 années après les premières indépendances pour établir une projection sur les 50 années à venir à partir de l’année 2012. Ce programme cherche à articuler de nouveaux modèles économiques pour faire face aux défis environnementaux et énergétiques. Il est également en quête de combinaisons, de stratégies sur le plan social, politique et économique susceptibles de combattre le plus efficacement violence et criminalité. Le projet SALISES 50/50 trouve une convergence avec la thématique étudiée par la C.S.A en 2013 : “Caribbean Spaces and Institutions: Contesting Paradigms of “Development” in the 21st Century ». Ces convergences révèlent que ces chercheurs sont incontestablement à la recherche de nouveaux paradigmes pour répondre aux questions qui se posent au sujet caribéen. II.4- Du postcolombianisme au discours puis à l’action pour les réparations : de la concrétisation d’une pensée du postcolonial caribéen. [N]ous entendrons par politique l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État (Weber 29)

Cette action pour les réparations dans la Caraïbe anglophone résulte d’une évolution discursive et paradigmatique, entamée au 20e siècle dans la production littéraire, qui poursuivie par les chercheurs constitue le socle à partir duquel se développe une pensée singulière du postcolonial

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caribéen. Dans ce processus, ces trois dernières décennies sont marquées par le passage du postcolombianisme au discours puis à l’action pour les réparations. Cette action constitue la concrétisation d’une pensée du postcolonial caribéen qui se préoccupe du sujet comme du social. En effet, en ce début du 21e siècle, il ne semble plus acceptable que le corps du Caribéen soit l’unique lieu et moyen de sa réinvention. La pensée caribéenne de la réparation s’attache à ce que ce Caribéen réinventé accède à plus de justice sociale. Les écrivains et les chercheurs ont fait œuvre d’imagination au sens ou l’entend Appadurai, c’est-à-dire en tant que « champ de pratiques sociales organisées et en tant que mode de négociation entre l’agentivité de l’individu et les champs de possibilités définis à l’échelle mondiale » (Appadurai 31).6 Ainsi, le politique reprend le produit de l’imagination (en tant que pratique sociale) d’une autre Caraïbe. Il s’empare des scénarii de la conquête de soi élaborés par l’écrivain et le chercheur pour donner une dimension sociale à la réponse apportée aux questions qui se posent aux caribéens. C’est la tâche que se donne la Commission de la CARICOM pour les réparations dans son programme d’action qui consacre un volet à la réparation du sujet caribéen. Au milieu du 20e siècle, un certain nombre d’artistes et d’intellectuels considèrent que la Fédération des West-Indies créée en 1958 constitue le seul moyen de mettre en œuvre la transformation sociale et l’émancipation des peuples de la Caraïbe. À cet égard l’action de l’intellectuel C.L.R James secrétaire général du parti politique fédéraliste « West Indies Federal Labour Party » constitue un exemple probant de l’articulation de la théorie et de l’action en vue de mettre en œuvre la première tentative de transformation sociale postcoloniale dans la Caraïbe anglophone. En effet C.L.R James produit des écrits et donne des conférences pour supporter l’établissement de cette fédération promouvoir l’idée d’une identité pancaribéenne. Après la disparition précoce de la Fédération des West Indies, dès 1962, les Anglo-Caribéens entreprennent de mettre en œuvre cette transformation sociale en unissant leurs économies dans le cadre de la Carifta (Caribbean Free Trade Association) créée en 1965 qui devint la CARICOM en 1973. En établissant la commission de la CARICOM pour les réparations en 2013 et le « Caribbean Reparatory Justice Programme » 6[T]he

imagination has become an organized field of social practices, a form of work (in the sense of both labor and culturally organized practice), and a form of negotiation between sites of agency (individuals) and globally defined fields of possibility (Appadurai 31).

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(Programme caribéen de justice réparatrice) en 2014, les anciennes colonies anglaises de la Caraïbe poursuivent, en lui faisant prendre un tournant majeur, l’action de transformation sociale des sociétés et d’émancipation des peuples qui habitait le projet de la Fédération des West Indies de 1958. Cette commission de la CARICOM estime qu’il y a lieu de transformer et de réparer chez le sujet caribéen « un état de dépossession sociale, psychologique, économique et culturelle, de privation de droits civiques dont découlent des souffrances et des faiblesses » (CARICOM) résultant des crimes que sont la traite et l’esclavagisation de l’Africain dans la Caraïbe et en Amérique, ainsi que le génocide de l’Amérindien. Elle détermine six domaines d’action où doivent s’exercer réparation et transformation sociale : l’éducation, les institutions culturelles, la dépossession culturelle, le traumatisme psychologique, le retard scientifique et technologique, la Santé publique (CARICOM). La commission appelle les chefs de gouvernement de la CARICOM à engager un dialogue réparatoire avec les états européens qui se sont enrichis grâce à ces crimes. Il s’agit, en matière de santé par exemple, de développer et de financer la recherche scientifique pour enrayer deux pandémies d’origine historique : L’hypertension artérielle et le diabète de type 2 (CARICOM). En matière d’éducation, l’action vise à résorber cet illettrisme hérité de la période coloniale qui sévit encore dans ces sociétés caribéennes et fait partie de défis à relever pour leur développement. L’action sur la dépossession culturelle, pour sa part, vise à résorber la déculturation et la criminalisation des cultures africaines. L’action sur le traumatisme psychologique se conçoit à partir de la nécessité d’un dialogue réparatoire pour initier un processus de guérison et de réparation (CARICOM). L’action de la CARICOM pour les réparations a pour projet de donner à la jeunesse caribéenne les outils qui vont lui permettre de dépasser les réalisations du 20e siècle et de faire face aux défis du 21e siècle. Elle souhaite engager une conversation avec la société britannique, pour une transformation sociale du Monde Atlantique. Elle constitue la concrétisation d’une pensée postcoloniale caribéenne de la réparation qui s’attaque à la continuité des effets de pouvoir et des inégalités qu’ils maintiennent. Ce mouvement caribéen pour les réparations relève d’un transnationalisme (Puri 6) qui s’appuie sur les nationalismes caribéens de la société civile aussi bien que sur les nationalismes des États caribéens.

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Ces nationalismes de la société civile sont des nationalismes transnationaux qui interagissent également avec « l’internationalisme stratégique » des États-nations de la Caraïbe anglophone (Puri 6). Ici le nationalisme caribéen fourni cadre à l’action politique (Puri 6) transnationale. Dans le même temps, cette action transnationale renforce le nationalisme entravé dans certains États par des gouvernements affaiblis par une dépendance économique internationale néocoloniale. L’action caribéenne pour les réparations combine transnation (au sens ou l’entend Bill Ashcroft) et transnational. Elle est produite et portée par la transnation constituée par la société formée par des Caribéens anglophones appartenant à des États différents (Barbadiens, Jamaïcains par exemple) qui à partir d’organisations nationales, mais non étatiques (les organisations de la société civile, les comités nationaux pour les réparations) mènent des actions au-delà des frontières de l’État Barbadien et de l’État Jamaïcain (ainsi que d’autres états). Elle est également portée par une transnation de personnes d’ascendance africaine agissant par exemple au sein des organisations panafricaines engagées dans le mouvement caribéen pour les réparations. Cette action se caractérise, de plus, par sa dimension transnationale qui consiste en une coopération entre les états de la Caraïbe anglophone dans le cadre des sommets réunissant les chefs de gouvernements des États membres de la CARICOM. III- S’affranchir du discours postcolonial de l’hybridité : la théorie postcoloniale et la pensée de la réparation en Caraïbe À ce stade de définition des caractères de cette pensée postcoloniale caribéenne de la réparation, un examen du rôle joué par la théorie postcoloniale dans l’élaboration caribéenne de réponses à la situation du sujet caribéen est nécessaire. Ainsi, au 21e siècle l’élaboration caribéenne de réponses à la situation du sujet s’affranchit d’un certain discours postcolonial de l’hybridité élaboré à partir de la conceptualisation par Homi Bhabha du caractère central de l’hybridité de la culture (324)7.

7“The

theoretical recognition of the split-space of enunciation may open the way to conceptualising an international culture, based not on the exoticism of multiculturalism or the diversity of cultures, but on the inscription and articulation of culture's hybridity. It is the inbetween space that carries the burden of the meaning of culture, and by

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Évitant l’écueil contre lequel Lewis Gordon met en garde, car « la pensée postcoloniale ne peut se permettre de s’enfermer dans le rôle d’une critique négative » cette pensée caribéenne de la réparation s’émancipe de l’érection de l’hybridité en principe épistémologique régnant par la théorie postcoloniale produite dans le centre métropolitain (439). Cette pensée caribéenne postcoloniale de la réparation procède au « changement d’orientation dans la géographie de la raison » qui répond à la nécessité qu’énonce Gordon de « permettre aux dimensions productives de la pensée de prospérer » (439). Elle se libère de cette hybridité qui a pour effet de repousser l’examen de la continuité des effets de pouvoir et des inégalités qu’ils maintiennent, et de ne pas permettre le travail de construction d’une opposition à ces inégalités (Puri 21–22). Cette question est importante, car les discours sur l’hybridité jouent un rôle essentiel dans la construction des nationalismes caribéens (Puri). Cette pensée postcoloniale caribéenne de la réparation articule qu’il y a lieu de considérer la Caraïbe non pas comme un espace culturel hybride, selon une conception statique, mais comme un espace caractérisé par diverses hybridités dont plusieurs sont en mal de reconnaissance, d’émancipation et de justice sociale (Puri 1). Par exemple, l’hybridité qui se développe dans la société de plantation entre le planteur européen et l’Africain conduit à l’apparition d’un groupe ethnique dit de mulâtres ou d’hommes de couleur émergeant progressivement, aux 19e et 20e siècles, en classe moyenne à qui son accès à l’éducation permet d’exercer des métiers, des emplois dans l’administration et des fonctions politiques. Si elle demeure exclue des cercles qui contrôlent l’industrie, le commerce, la finance et l’agriculture de grande échelle, au moment de la décolonisation des Antilles anglophones, c’est à cette ethnoclasse hybride que les Britanniques transmettent le pouvoir politique au détriment des autres groupes8. En revanche, les hybridités entre l’Afro-descendant et l’Amérindien, entre exploring this Third Space, we may elude the politics of polarity and emerge as the others of our selves” (Bhabha 324). 8Our West Indian middle-classes are for the most part colored people of some education in a formely slave society. That means that for historical reasons they are excluded from those circles which are in control of big industry, commerce and finance. They are almost as much excluded from large-scale agriculture, sugar for example. …Gradually, however, the British government felt itself compelled to make the Civil Service West Indian, i.e. middle-class. By degrees the middle-class took over the political parties. The Colonial Office carefully, what it called, educated them to govern…(James, "The West Indian Middle Classes", 132-133).

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l’Indo-descendant et l’Afro-descendant ont un statut et une visibilité bien moins prestigieuse, et une situation économique et sociale moins enviable. L’importance qu’accorde le mouvement caribéen pour les réparations à la réparation des peuples s’appuie sur un discours concernant les hybridités négligées, occultées ou marginalisées aussi bien par le colonialisme que dans les constructions nationales caribéennes. Il se préoccupe ainsi de l’émancipation dans les espaces nationaux des peuples se définissant par des hybridités nées de la rencontre l’Amérindien et de l’Africain, de l’Indien et l’Afro-descendant par exemple. La pensée postcoloniale caribéenne de la réparation s’attaque à la continuité des effets de pouvoir et des inégalités qu’ils maintiennent. Le raisonnement qui sous-tend l’action caribéenne pour les réparations considère que l’épistémique doit posséder une dimension matérielle. Elle entend allier la matérialité d’une politique du savoir centrée sur la corporalité de ceux qui ont été exclus par le projet moderniste de création de savoirs (Mignolo 18-19), à la matérialité des structures de l’économie politique. La pensée de la réparation est une pensée de la décolonisation qui est également une pensée du postcolonial, c’est-à-dire une pensée de ce que doit devenir, au 21e siècle, le Monde Atlantique qui s’est élaboré à partir de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique. La pensée de la réparation est donc une pensée postcoloniale en ce qu’elle propose la révision des termes de la relation initiée à l’époque moderne entre les peuples amérindiens, européens et africains et la concrétisation philosophique, sociale et économique de cette pensée dans des actions politiques, symboliques et économiques. La contribution du chercheur caribéen et sa démarche sont donc essentielles. « La science est de nos jours une “vocation” fondée sur la spécialisation au service clé de la prise de conscience de nous-mêmes et de la connaissance des rapports objectifs », nous dit Mark Weber (24). Dans cette logique, l’étude critique des apports de différents champs et écoles de pensée doit conduire le chercheur caribéen à rassembler les outils théoriques permettant de proposer de nouveaux terrains ouvrant à la possibilité de décrypter les projets antérieurs et contemporains, de présenter aux sociétés les conséquences et les enjeux de ces projets, mais aussi de proposer aux sociétés des alternatives à ces projets9. Si certains 9Voir

Vété-Congolo, Hanétha. "Créolisation, Créolité, Martinique, and the Dangerous Intellectual Deception of “Tous Créoles!”." Journal of Black Studies (2014): 0021934714552724.

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tenants de la décolonialité prônent le « delinking » (Mignolo), la pensée caribéenne de la réparation appelle à l’établissement de nouveaux rapports entre les peuples et les nations de l’espace atlantique. Conclusion Dans la Caraïbe anglophone, si l’artiste écrivain s’est attelé à la réinvention du sujet caribéen, le savant (le chercheur) identifie les dynamiques coloniales et néocoloniales auxquelles celui-ci est confronté. Il œuvre au 21e siècle avec la société civile et les institutions politiques et économiques, à transformer les dynamiques sociales et économiques coloniales ou néocoloniales qui perdurent dans le présent au détriment du sujet caribéen. Le politique reprend, pour sa part, les scénarii de la conquête de soi élaborés par l’écrivain et le chercheur. Si le corps du Caribéen a été jusqu’ici le lieu et le moyen de sa réinvention, le politique œuvre à ce que ce Caribéen réinventé accède à plus de justice sociale. L’université des West Indies, et les sociétés savantes caribéennes jouent pleinement leur rôle qui consiste à « donner aux sociétés les moyens de comprendre les nouvelles formes de complexité qu’elles doivent affronter » (Alaric). Dans cette Caraïbe anglophone, la relation singulière de l’intellectuel au peuple et à la politique conduit à une élaboration postcoloniale « des politiques narratives du devenir des sociétés » (Alaric). Cette pensée qui sous-tend l’action caribéenne pour les réparations entend allier la matérialité d’une politique du savoir centrée sur la corporalité des anciens subalternes, à la matérialité des structures de l’économie politique. Bibliographie ALARIC, Alexandre. Personal Interview. 20. Nov. 2015. APPADURAI, Arjun. Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalization. Vol. 1. Minneapolis: U of Minnesota Press, 1996. AUGIER, Roy, and Veronica Salter. Rastafari: The Reports. Caribbean Quarterly, Cultural Studies Initiative, UWI, 2010. BAUGH, Edward. « The West Indian Writer and his Quarrel with History. » Small Axe 16.2 (2012): 60-74. BECKLES, Hilary. Britain’s Lack Debt: Reparations for Caribbean Slavery and Native Genocide. Kingston: University of West Indies Press, 2013.

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Ecopoétique et citoyenneté culturelle transnationale

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From the Oceanic to the Riverine: Re-Reading (the Indo-Caribbean) Diaspora Between Postcolonial and “Hemispheric Thinking” Mariam Pirbhai Associate Professor of English Wilfrid Laurier University, Canada

River-watchers we continue to be. Currents always moving. -

Dabydeen, Cyril. Drums of My Flesh, 233.

I- Reading “America” (and its Diasporas) Otherwise

Imperial geography is, as Peter Hulme suggests, a discursive and ideological act.1 Decolonizing processes thus necessarily involve a decolonized cartography, though such re-mappings, if you will, continue to elude postcolonial studies, particularly in the context of the “American” hemisphere. Whether we are referring to the “Americas” in the plural sense of a divided continent, or “America” in the singular sense of the United States’ self-image at the hegemonic epicentre of a continental history and identity, we partake of a rather unsavoury consumption of the idea of this hemisphere as a mutilated geography, carved up into three if not four distinct solitudes, including North America, South America, Central America and the Caribbean region. Moreover, the gradual distantiation between the northern and southern hemispheres of the continent came about, as Walter Mignolo attests, not simply as a geographic splitting but also as a hierarchical division between Anglo and Latin America, or “Anglicidad” and “Latinidad.”2 Thus, we now additionally occupy a distinctly asymmetrical cartography, where the 1See

Peter Hulme, Colonial Encounters: Europe and the Native Caribbean, 1492-1797 (London and New York: Methuen, 1986). She also Patrick Brantlinger, Victorian Literature and Postcolonial Studies (Edinburgh: Edinburgh University Press, 2009). 2See Walter Mignolo, The Idea of Latin America (NY: Blackwell, 2005).

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wedge-like girth of the northern hemisphere bears down, politically, culturally and discursively, on the hemisphere that it deems part of its “lower” order. Suggesting that there has always been “complicity between geography and epistemology” (150), Mignolo contends, “The ‘idea of Latin’ America and the ‘idea of America (as the US)’ came into being in the process of building the . . . colonial matrix of power” (157),” such that the division between northern and southern hemispheres was not only conceived as a “natural division” between inherently different people (Anglo and Latin) but also between the value systems ascribed to each location: the South serving as the source of “natural resources and cheap labour” and the north “as the land of democracy and human rights” (157). This, he goes on to say, effectively wrote the southern hemisphere out of the geopolitical, sociocultural and ideological community of the “West” in much the same way that the national appropriation of “America” subordinates an entire hemisphere to the United States. The decolonization of “American imperial cartographies” has found a recent advocate in Hemispheric studies. As Caroline E. Levander and Robert S. Levine assert in their 2008 inaugural collection, Hemispheric American Studies provides a comparatist and transcontinental framework which not only yokes together north and south but also more radically aims to “chart new literary and cultural geographies by decentering the U.S. nation and excavating the intricate and complex politics, histories, and discourses of spatial encounter that occur throughout the hemisphere” (“Introduction” 3). This provides a useful starting point for my discussion. Indeed, much in the way that Levander and Levine seek to “excavate the complex cultural history of texts, discourses, and bodies in motion and at rest across the ever-shifting . . . fields [of]. . . the American hemisphere” (9-10; emphasis added), I look toward the Indo-Caribbean diaspora as a pancontinental phenomenon which, as textual archive, migratory system and cultural entity, provides us a way of re-reading “America” outside its dominant cultural, racial and geopolitical modalities. Diasporas, like geopolitical regions, are similarly apprehended through acts of discursive hegemony insofar as the diverse range of experiences that comprise the various satellite communities of a diaspora are often subsumed by its dominant centres (i.e., those locales where a diasporic population has either been settled in the largest numbers or for the longest period). For the Indo-Caribbean diaspora, Trinidad and, to a lesser extent, Guyana, has functioned as the dominant template for the Indo-Caribbean diaspora writ large, given that these former colonies received the first and

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largest quotient of indentured migrants from the Indian subcontinent, in 1845 and 1838, respectively. However, the Indo-Caribbean diaspora is made up of numerous satellite communities located across the American hemisphere and thus can be apprehended as a simultaneously diasporic and pan-continental phenomenon. The pan-continental breadth of this diaspora has necessarily come into being over time. From 1834 to 1917 (the official period of indentureship), peoples of the Indian Subcontinent were recruited as indentured labourers to service British overseas colonies. The story begins there but it certainly doesn’t end there. The continuing demand for labour in a postemancipation economy in English, French and Dutch colonies, as well as the political and socioeconomic upheavals of decolonization would propel further migrations across the Caribbean region, as well as emigration to and across the hemisphere. By the twentieth century, the descendants of these early migrants came to occupy South America (Guyana, Suriname and French Guiana); the Caribbean archipelago (Trinidad, Jamaica, St. Lucia, Grenada, St. Vincent, Guadeloupe, Martinique, St. Kitts and Nevis) ; Central America (small communities from Belize to Panama) ; and North America (where Toronto and its environs are home to the largest population of Indo-Caribbean immigrants outside the Caribbean region). Sabir Nakhuda’s illuminating study From Bengal to Barbados alerts us to at least one of these alternate trajectories, in bringing to view intradiasporic networks between Barbados, Trinidad, Guyana and Suriname, which have notably functioned outside the purview of colonial infrastructures. Similarly, intra-diasporic networks emerge in the context of coastal Central America, where Indo-Caribbeans have engaged in both island-mainland migrations as well as coastal migrations reaching all the way from Belize to Panama, where they have been employed not only in agriculture but also in the building of the Panama railroad and later Panama canal, as well as granted land holdings in the former British Honduras. As Kumar Mahabir notes, Belize has seen multiple waves of South Asian migration, including deported sepoys in a post-Mutiny British-occupied India, ex-indentured labourers from Jamaica, and coffee plantation workers from Guatemala (“Indo-culture centre”). Finally, critics such as Rodolphe Solbiac have done the significant work of opening up discussions of the Indo-Caribbean diaspora as a transnational entity that moves between America’s northern and southern hemispheres. In his essay on Trinidad-Canadian novelist Ramabai Espinet, Solbiac theorizes a new conceptualization of diaspora borne out of the double displacement

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of Indo-Trinidadians settled in Canada, asserting that this second migration has created “a multilocational diaspora consciousness” (“Revising Female Indian Memory” 231) in which “links are re-established between Indo-Trinidadians dispersed in Canada and Trinidad.” Solbiac significantly argues that this second migration has not foreclosed so much as broadened negotiations of Indian cultural heritage and memory, through a triangulated network of inter-relation between “Trinidadian space” and “the Indian historical centre, [thereby setting] the three spaces — mother India, Trinidad and Canada — within a newly conceptualized diasporic framework” (230). I contend that a “multilocational” diaspora culture, to borrow Solbiac’s term, likewise necessitates a multi-layered theoretical approach which not only includes postcolonial and diasporic models but also what Silvia Spitta and Louis Parkinson Zamora refer to as “hemispheric thinking,”3 or a teleological shift that invites us to speak, to write, and to know ourselves in America, “otherwise by experiencing American cultures” as a set of interrelated “elsewheres” (“Introduction” 203). Indeed, the Indo-Caribbean diaspora’s “vertical” and “horizontal” mappings of the continent throughout the course of the nineteenth and twentieth centuries typifies the “elsewheres” or multiplicities of hemispheric thinking. In this paper, then, I draw on postcolonial, diasporic and hemispheric studies to suggest that a revisionist reading of “America” as a de-centralized geography produces a “postcolonial” democratization of representative space that also has considerable bearing for the way we read or, more ideally, continually re-read diaspora cultures. Traditionally, diaspora cultures have been approached within the rubric of the nation and, more broadly, as aspects of “globalization and global capitalism” (Braziel and Mannur 8). While this has been a vital way of establishing archives and critical discourses relating to minority communities, it has tended to relegate our reading of diaspora cultures to national, regional or, at the limit, transnational contexts. Perhaps the African diaspora, embedded as it is in the ubiquitous context of the transatlantic slave trade, is an exception to the rule insofar as it has been a point of interest for Hemispheric Studies. The Indo-Caribbean diaspora is, comparatively speaking, a micro-diaspora culture that elides this pancontinental approach. However, perhaps because of its relative smallness, the Indo-Caribbean diaspora offers a unique opportunity to propose an 3See

Lois Parkinson Zamora and Silvia Spitta, “Introduction: The Americas Otherwise,” Special Issue of Comparative Literature 61.3 (2009): 189-208.

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alternate comparatist hermeneutics that begs us to read “America” otherwise. II-

From the Oceanic to the Riverine: ‘Gangetic’ Currents of Fluvial Memory

Thus far, postcolonial readings of the Indo-Caribbean diaspora, including my own, have looked to transoceanic metaphors as they are associated with an indentured labour diaspora journeying from the Indian subcontinent to Britain’s former plantation colonies in Asia, Africa and the Caribbean. As I have argued elsewhere, the shared experience of the traumatic oceanic voyage to vastly alien lands formed the basis of a new diasporic consciousness and poetics of communalism, affiliation, and solidarity across religious and ethno-regional differences.4 Transoceanic metaphors also accrue religiocultural specificity for a predominantly Hindu diaspora whose concept of “kala pani” (“black water”) signifies caste contamination away from the sacred motherland. Interestingly, the dominant water metaphor, as it has been associated with these oceanic crossings, continues to sustain the Indo-Caribbean diaspora’s mythopoetics. But whereas transoceanic crossings gave rise to a diasporic hydropoetics, if you will, anchored in the grand narrative of imperial history, I propose here that “rivers” and “river imagery” hold symbolic primacy in descriptions of the diaspora’s settlement across the American hemisphere, alerting us to a significant paradigm shift from “the oceanic” to “the riverine.” In this regard, hemispheric readings of what is a near bi-centennial diasporic community brings to view new spatio-cultural metaphors outside strictly postcolonial frameworks. Rivers rather than oceans figuratively map the diaspora onto the body of the land, signaling a continental cartography that transcends the originary poetics of migration and early resettlement in colonial outposts or plantation colonies, and alternately calls attention to an emergent poetics of naturalization in the “new world.” As afore-suggested, this paradigmatic shift, from the oceanic to the riverine, does not usurp the symbolic currency of the sea, but rather 4See

Mariam Pirbhai, Mythologies of Migration, Vocabularies of Indenture: The Novels of the South Asian Diaspora in Africa, the Caribbean, and Asia-Pacific (Toronto: U Toronto, 2009). See also “The Jahaji-Bhain Principle” A Critical Survey of the Indo-Caribbean Women’s Novel, 1990-2009,” Journal of Commonwealth Literature 45.1 (2010): 37-56.

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extends oceanic metaphors as naturally and seamlessly as the river runs into the sea and the sea is fed by the river. Outside their role as historical and spiritual signifiers, then, I would like to suggest that rivers provide an apt metaphor for a diaspora culture that, much like fluvial phenomena, is a body at rest and a body in motion, one which also exceeds the discursive and other determinants of the border, thus remapping America, itself, as a land mass implicitly stitched together by its river systems and waterways. As a body in motion, the Indo-Caribbean diaspora forms an implicitly decentralized and expansive continental reach. At the same time, this diaspora, like the river that runs through its imaginary, so-to-speak, also continually “(re-)settles” like alluvial deposits sedimented across the hemisphere, becoming a body at rest in its multiple national homes. The spiritual connection to water, and to rivers, cannot be underestimated for a predominantly Hindu diaspora for whom the river Ganges (represented by the goddess Ganga Mai) is the central symbol of the sacred motherland. As Steven G. Darian notes in his study of the river Ganges, “Among the many symbols of India endowed with spirituality, water is the most sacred, at once the purifier and the origin of the mystery. It is the real and imagined source of life » (14). Indeed, the Ganges is the prime mover for a diaspora borne across the kala pani, such that the metaphysical transposition of the Ganges onto local continental rivers is a recurring motif across Indo-Caribbean writing. In acts of ethno-cultural self-affirmation, the Ganges assumes its full symbolic power as a conduit for the retention or recovery of sacred religious practices. In Trinidad, where large segments of the Indo-Caribbean population have retained devout Hindu identities, the symbolic transposition of Ganga Mai onto local rivers facilitates and ensures such religious continuity. Perhaps one of the most significant customs associated with the Ganges is that of cremation, for “it is the wish of every pious Hindu to die at Bañaras and have his or her ashes scattered on the sacred river” (Darian 14). These rites are carefully elucidated in Trinidad-Canadian Shani Mootoo’s recent novel Moving Forward Sideways Like a Crab. Here, a Hindu cremation takes place along the banks of Trinidad’s largest river, the Caroni. The Caroni River becomes completely transformed by the sights: “burning pyres . . . clumps of white flags raised on tall bamboo posts » (300) ; the sounds: Hindi prayers and chants; and the smells: “smoky sandalwood aroma of the ghee-fuelled fire (302), of this particular religious custom. Similarly, in Lelawatee Manoo-Ramming’s poem

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“Incarnation on the Caroni,” the speaker witnesses a great-grandmother’s funeral pyre, attesting not only to the transposition of religious custom from India to Trinidad, but also to the transfusion of the island with ancestral bloodlines tied to a Gangetic “soul [that] is not charioted away, by the Great Vishnu” but “stays with me here/on the banks of the Caroni River” (11). The sacred primacy of the river is also evoked in the French Caribbean context by essayist and poet Ernest Moutoussamy. However, as a largely Christianized community, one which has notably long since abandoned the practice of cremation for that of interment, the Ganges is mobilized as one of many residual signs of “Indianité” that serve as affirmations of cultural survival through a distinctly creolized identity. Indeed, Moutoussamy alternately invokes the Ganges as a syncretic sign of “attachement” to the originary culture. He writes: “Malgré les contraintes et les interdits existant en Guadeloupe, loin du Gange, il s’appropria les spécificités locales avec une facilité déconcertante, l’esprit syncrétique étant l’apanage des Indiens” [In spite of the constraints and barriers in Guadeloupe, far from the Ganges, Hinduism has readily absorbed local specificities with a disconcerting ease, the syncretic spirit being the preservation of Indians] (La Guadeloupe et Son Indianaté 27).5 In this manner, the Ganges becomes a strategic conveyer of spiritual and cultural memory, a transcendent symbol of the message of “reconnaissance” (of remembering and recognition), rather than as a functionary conduit of religiocultural practice. This is illustrated in Moutoussammy’s volume of poetry A La Recherche de l’Inde Perdu. In the sequence titled “Je suis une énigme,” a female migrant (or jahaji-bhain)6 finds herself washed up on the shores of the island like a bereft castaway. Falling into a state of existential crisis, she laments: “Je suis une énigme à la recherche d’une terre” [I am an enigma in search of a country] (30). Homeless and stateless, the jahajibhain struggles to find her footing in what appears, to her, to be a godless new world. Significantly, it is Ganga Mai who alleviates the jahaji-bhain’s sense of abject displacement in the form of an embodied memory connected to the gangetic source: “Mes long cheveux qui descendent sur mes 5This

and subsequent translations from Ernest Moutossamy’s works are my own. is Hindi for shipmate or passenger; jahaji-bhai means ship-brother and jahaji-bhain means ship-sister, a common term of fraternity and kinship among the indentured migrants travelling during the colonial era on British vessels.

6Jahaji

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épaules/Source du Gange dans ce pays stérile/Me protègent du saccage des sans-dieux” [My long hair that falls down my shoulders/source of the Ganges in this sterile country/protects me from the depredation of the godless] (30). The purifying current of the Ganges not only spiritually uplifts the exilic subject but also becomes a wellspring of nourishment in the bankrupt plantation system: “Alors les eaux du Gange arrosent la Caraïbe/Le riz supplante la canne à sucre/... La terre de Guadeloupe soupire des plaisirs/La lampe de mon Inde se rallume” [Then the waters of the Ganges nourish the Caribbean/rice supplants sugar cane/the Guadeloupean earth sighs with pleasure/the light of my India reignites] (33). In the context of a plantation colony overrun by the ecologically devastating monocrop culture of cane, the jahaji-bhain’s search is only complete when both the spiritual and physical sources of sustenance are restored, the former symbolized by Ganga Mai and the latter by rice, a staple South Asian food source that notably requires ancestral knowledge of river systems and waterways to grow and flourish, like the diaspora it nourishes, in the new land. i. “Amer-Indian” Encounters in the Amazonian “Land of Many Waters”

Taking a hemispheric turn, if you will, to South America, the river as Ganga is differently incarnated where the formidable Amazonian river systems are a force to be reckoned with in their own right. Here, the diasporic imaginary collides with other kinds of riverine currents galvanizing, more viscerally, a creolizing poetics that not only affirms the “Indian” or “South Asian” presence, but also mobilizes a new set of interrelationships with the indigenous peoples of the continent. Naturalization in the American continental mainland finds its apotheosis in what I would like to call an “Amer-Indian encounter”: that is, the encounter between sonamed Amerindian (indigenous) populations, and the “Indians” (or South Asians) of the Indian labour diaspora. In South, Central and North America, this “Amer-Indian encounter” emerges not merely as transhistorical trace, as is often the case in the Caribbean context, but as lived sociopolitical reality, where indigenous populations play a vital role, alongside settler communities, in articulations of postcolonial statehood. As Shona N. Jackson contends, non-European/diasporic subjects in America might also be viewed as “settler” cultures in the postcolonial moment, for these “ethnic groups [who were] coercively brought into a territory in which Indigenous Peoples exist now hold identities through 92

which settler colonial power works affectively: whether deliberately or unwittingly, they extend the colonial subordination of Indigenous Peoples” (Creole Indigeneity 3). Where the Indo-Caribbean diaspora lives alongside indigenous populations it occupies a double role as both a formerly colonized and newly colonizing presence and thus risks inscribing, in its own indigenizing poetics, continued forms of oppression. Guyana will be my case study in this regard, for despite its sizable indigenous population (which is comprised of nine distinct groups and constitutes 9.2% of the population), Guyana, too, is a land of geopolitical solitudes, where the dominant Afro- and Indo-Caribbean communities live primarily along the coast, and indigenous communities continue to occupy the interior, which is often referred to as the country’s “hinterland.” For this reason, perhaps, indigenous cultures also appear, in many Guyanese works, in the hinterland of the imagination, such that the Amer-Indian encounter is often most visible at the level of myth.7 Mythology and water imagery merge in spectacular ways in Guyana, a country whose name translates as “land of many waters” — waters that wind their way down from Amazonian forests and pour into the rich alluvial plains that mark the country’s marshy border between land and sea. This hydro-mythopoetics is typified in Ryhaan Shah’s novel, aptly titled Weaving Water. In a quasi-historical fiction about the tail-end of the indenture system, water first signals the archetypal kala pani crossing —  significantly undertaken in a ship named S.S. Ganges — to a plantation colony ubiquitously sustained by the country’s rivers, creeks and canals. From the novel’s outset, the water metaphor assumes a double signification as it is connected to both ocean and river; this is personified in the supernatural figure of Neela. Born during the ship voyage on the S.S. Ganges, Neela’s genealogy is first inflected by transoceanic metaphors, as a “baby born out of the belly of the sea,” and then more fully developed in river imagery, when Neela’s nocturnal disappearances into the local river systems leads to local speculation that she is a “water mama.” Much like the legendary water mama, Neela’s genealogy is also steeped in mystery: that is, she is not only birthed in the liminal chronotope of the sea, but also adopted on this journey by a jahaji couple who know very little about her birth mother, and thus cannot fully claim to understand their child’s origins. Similarly, Shah never identifies the source of the “water mama” legend, in a gesture that assumes her reader’s familiarity 7See,

for instance, Wilson Harris’s Palace of the Peacock, or Cyril Dabydeen’s Dark Swirl.

93

with local folklore--specifically, that of the Amerindian mythical “goddess” named Oriyu, who is considered to be a benevolent spirit living in the rivers.8 With the doubly reinforced (biological and mythological) aspect of Neela’s “mystery,” therefore, Shah’s magical realist character becomes a truly creolized metonym that draws on an admixture of local and, perhaps, trans-Caribbean mythologies.9 In Shah’s novel, it is also important to note that the water mama assumes an additional geneaological layer, for her mystique is alternately enhanced by her uncanny knowledge of Hindu scripture and her ability to sing, like a gangetic Siren perhaps, “in the most beautiful voice,” the “bhajans and chalisas” at the mandir” (Weaving Water 63). Thus, even though Neela is often referred to as a devi (the great goddess), the “mystery” of Neela’s identity nonetheless remains her sustaining power, much in the same way that Oriyu, the Amerindian water goddess, can only exert her powers for good among ordinary folk if the “secret” or “mystery” of her identity remains intact.10 In this way, the Guyanese landscape is newly imagined through syncretic Hindu religious lore, which is, in turn, refracted through water mythologies that are themselves a metaphysical bridge between mainland and archipelagic storytelling traditions. Shah deftly animates a creolizing poetics that is uniquely rendered through a magical realist mode, and further transformed by local Guyanese folkloric and religious belief systems. As such, the novel implicitly draws into the frame an “AmerIndian” encounter that reveals ethnoreligious and cultural affinities that are mobilized by the land itself — that is, by the Amazonian river systems and their energizing myths and legends.

8The

water mama, named Oriyu, appears in one of the Amerindian folktales found in Odeen Ishmael’s Guyana Legends: Folktales of the Indigenous Amerindians (Xlibris, 2011). 9As Al Creighton points out, variations of the water mama figure are found across Caribbean folklore, such as the “Ribba Mooma of Jamaica . . . or Mama Dlo” of the French Caribbean. See Al Cleighton, “Death, Destruction and Enchanting Folklore Maidens.” Staebroek News 12 July 2015. 10This is demonstrated in the Amerindian folktale, “The Fisherman and the Water Goddess,” when Oriyu marries a young fisherman on the condition that he will never reveal the secret of her mystical identity. When her mother-in-law betrays the secret of her daughter-in-law’s “magic,” Oriyu knows “she can no longer live on the land with her husband” (Ishmael 162).

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ii. « Intertwining Water (ways) » in the « Double Diaspora »: Towards a Pan-Continental Geography

Where the diaspora is farther distantiated from its original points of settlement — that is, where it begins to move across the continent like a meandering tributary straying from the fluvial source, riverine metaphors assume a different currency, forming the basis of a more explicitly pancontinental geography. This is particularly true of those settled in Canada, the northern-most reach of the diaspora. Immigrating to Canada in the 1970s, and joining what has become the largest wing of the community outside the Caribbean region, Guyanese poet and fictionalist Cyril Dabydeen offers what I believe to be the most explicit rendering, to date, of Indo-Caribbean diasporic subjectivity as a distinctly “pan-continental” identity. In his novel Drums of My Flesh, this is figuratively conveyed in the continents’ rivers and waterways. Indeed, the novel’s dual setting is distilled through the imagistic confluence of rivers: namely, those of Berbice, Guyana (Dabydeen’s birthplace), Ottawa (the Canadian capital he has called home for the last forty-odd years), and the Ganges (together with its major tributary, the Yamuna). These rivers provide a symbolic bridge between the protagonist Boyo’s seemingly mutilated geographies across the northern and southern hemispheres of America, and between America and Asia. From the novel’s outset, the protagonist Boyo walks along the Ottawa river with his daughter Catriona, searching for ways to connect her to a country (or countries) she has never visited but whose cultural and physical topographies permeate the father’s mental landscapes. Explicitly invoking the major rivers of Guyana and India, the narrator-father remarks: Unconsciously, I draw parallels with other rivers, creeks. Dark brown or chocolate-covered waters too in the far-away Demerera, Essequibo, Berbice in Guyana, then the Orinoco and the Amazon. The Ganges and Yamuna rivers also. Again, origins. . . . Places known and unknown around the world, everything intertwining. I imagine. Waterways, riverways. Cane punts yet clanging thunderously in a sugar plantation. I take Catriona’s hand firmly, walking along as in our familiar pathway. Memory appearing fixed, because of somewhere else, a place where I came from. . . . In the tropics now, as I remember only too well. (Drums 11) 95

The rivers of the father’s imaginary thus act like geographic sinews of memory that make an otherwise fragmented family genealogy cohere, echoing Anissa Janine Wardi’s claim, in the context of African-American literature, that “waterways, loci of both forced and chosen movement, are bodies of memory, registering a complex history inscribed in the natural, shifting, and fluid geography of the nation” (Water and African-American Memory). In this case, however, the diaspora culture exceeds national topographies, as Boyo sees in the river a transcontinental and transhemispheric symbol of wholeness, where the Ganges and its tributaries occupy equal space with those of the Amazon and Canada—“In another country, another place, I hear Catriona’s laughter. The Ottawa and the Rideau. . . . and the Demerera, Berbice. . . Orinoco, Amazon, closer » (11). The seemingly unbridgeable distances created by farther migrations across the vast expanse of the American hemisphere are thus re-imagined as interconnected and fluid. Like the confluence of the rivers that Boyo imagines, individual memory similarly finds expression through a newly articulated transcultural heritage that spans the length and breadth of the continent. Such elemental bridging metonymically recalls Cuban José Marti’s famous treatise, “Nuestra America” (“Our America”), in which the continent and its populations so long condemned to their various solitudes by the legacies of European imperialism are alternately conceived as a “wordless union of the continental soul” (295). The river metaphor that unifies a father and daughter’s hemispheric alterities implicitly finds its antecedent in an anti-imperialist (specifically, Latin American and Caribbean) tradition of spatio-cultural mappings that have always insisted on the continent — as populace and place — as continuous and whole, rather than isolated and fragmentary. As a decolonizing cartographic imaginary, Dabydeen’s pan-continental geography also confirms the postcolonial sentiment “that Caribbean literature [like the region itself] must not be balkanized by its presumably insignificant size but must be addressed in its island, oceanic, and continental complexity” (Deloughery, Gosson, Handley 13). Post-colonial studies reminds us not to take the taxonomies that have come to define our “place” in this world for granted, and to cultivate a critical awareness that geographic complacency, like ideological or cultural fixity, is an intrinsically hegemonic act. In this reading, I have suggested that “postcolonial thought” and “hemispheric thinking” can be productive allies in our continuing engagements with diaspora cultures. Indeed, a

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hemispheric reading of the Indo-Caribbean diaspora alerts us to the dynamic ways in which diaspora cultures often settle and resettle, like alluvial deposits in riverine journeys, across a continental expanse. A simultaneously comparatist and hemispheric approach that is mindful of a diaspora’s decentralized or “multilocational” geography alerts us to unexpected passages and flows of interconnection, thus inviting a rereading of America itself, not in its historically over-determined solitudes, but in its new spaces of recognition, or in its diverse communities’ newly emergent poetics of settlement, naturalization and belonging. Typified in what I have described as the spatio-cultural metaphor of the river, this naturalizing poetics is neither utopic nor monolithic for a diaspora that is necessarily continually unsettled by its multifold axes of affiliation, an often tenuous inter-relationship between people, place and history exemplified in what I have termed the “Amer-Indian encounter,” or the interrelationship between South Asian diasporic and indigenous peoples. However, much like the spatial and cultural gulf that narrows between a father and a daughter in the figurative confluence of this continent’s majestic waterways, re-reading America in the spirit of the rivers that run through it, so-to-speak, asks us to reassemble the fragments of a uniquely inter-related whole, beyond the instrumental design of imperializing systems and their mutilating geographies. Works Cited CLEIGHTON, Al. « Death, Destruction and Enchanting Folklore Maidens. » Staebroek News 12 July 2015. http://www.stabroeknews.com/2015/features/07/12/deathdestruction-and-enchanting-folklore-maidens/. Web. DABYDEEN, Cyril. Drums of My Flesh. Toronto: TSAR, 2005. ---. Dark Swirl. 1988. Leeds, UK: Peepal Tree Press, 2007. DARIAN, Steven G. The Ganges in Myth and History. Honolulu: University of Hawaii, 1978. GLISSANT, Édouard. Caribbean Discourse: Selected Essays. Trans. J. Michael Dash. 1989. Charlottesville, University of Virginia Press, 1999. HARRIS, Wilson. Palace of the Peacock. London: Faber and Faber, 1960. ISHMAEL, Odeen. Guyana Legends: Folktales of the Indigenous Amerindians. Xlibris, 2011. JACKSON, Shona N. Creole Indigeneity: Between Myth and Nation in the Caribbean. Minneapolis: University of Minnesota Press, 2012.

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Marronnage et postcolonialité ou le réontologisme des « Spiritual Baptists » dans The Wine of Astonishment d’Earl Lovelace Alexandra Roch docteur en études anglophones Université des Antilles, Martinique La colonisation dans la Caraïbe a façonné des hommes et des femmes noirs meurtris physiquement et mentalement, dépourvus de toute liberté. D’ailleurs, le poète martiniquais Aimé Césaire met en exergue la chosification du corps de l’esclave qui est l’objet de souffrance, d’humiliation et de maltraitance de la part des Occidentaux : « le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête » (21). La chercheuse Anny Dominique Curtius qualifie ce processus de désontologisme c’est-à-dire l’annihilation de l’humanité de l’esclave. Curtius déclare dans son article « désontologisme et réontologisme des esclaves et des marrons » que « le système esclavagiste façonne un autre être, lui confère une autre dimension, celle d’un objet/meuble/colonisé » (2). Néanmoins, l’écrivain trinidadien Earl Lovelace retranscrit dans ses romans notamment dans The Wine of Astonishement1 la résistance et la survivance des classes sociales défavorisées confrontées à un impérialisme omniprésent. Les AfroTrinidadiens ne se laissent donc pas abattre par la domination occidentale puisqu’ils luttent pour une affirmation identitaire qui se manifeste dans le roman par la pratique du culte afro-trinidadien « Spiritual Baptist ». Earl Lovelace est un Afro-Trinidadien né en 1935 à Toco, village situé au nord-est de Trinidad. Cet écrivain, journaliste, metteur en scène est reconnu par la communauté des chercheurs de la Caraïbe pour son style littéraire novateur. Il présente dans son quatrième roman TWOA, publié en 1982, la stigmatisation des Afro-descendants et particulièrement des « Spiritual Baptists » à Trinidad au XX siècle. En dépit de l’abolition de l’esclavage à Trinidad en 1833, le gouvernement colonial britannique 1

The Wine of Astonishment sera abrégé par TWOA dans le texte.

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continue de maintenir les Afro-Trinidadiens à l’écart du monde politique, social et économique. Cependant, en réaction à cette oppression, la spiritualité devient pour ces marginalisés un espace de résistance et d’expression de la liberté. Ainsi, TWOA met en scène la lutte qui oppose les « Spiritual Baptists » de Bonasse, village rural situé au sud de Trinidad, au gouvernement colonial britannique. Le « Spiritual Baptism » est un culte syncrétique afro-trinidadien qui comprend des éléments religieux traditionnels de l’Afrique intégrés au christianisme. Lovelace balaye dans le récit trente-quatre années de souffrance et de survivance des « Spiritual Baptists », de 1917, date de la « Shouters Prohibition Ordinance »2, jusqu’à l’abrogation de celle-ci en 1951. Il s’agit donc d’établir la complémentarité entre marronnage et postcolonialité et par là montrer que ces concepts participent à l’épanouissement de l’être et à la réhumanisation de l’assujetti. En effet, l’esthétique littéraire postcoloniale est une forme de marronnage se caractérisant par « des modes d’écriture désignés par le déplacement, la transgression, le jeu, la déconstruction des codes européens tels qu’ils se sont affirmés dans la culture concernée » (Moura 151). Le marronnage est une attitude de résistance que les asservis adoptèrent pour échapper aux brutalités et aux mauvaises conditions de vie sur le continent américain. Il s’illustre majoritairement par la fuite des esclaves hors des plantations pour se réfugier dans des lieux inaccessibles en quête de liberté. Notre propos s’intéressera au petit marronnage c’est-à-dire la résistance pratiquée au quotidien sur la plantation. Lovelace présente le petit marronnage comme un phénomène qui perdure à une époque contemporaine influençant aussi l’écriture romanesque. Dans un premier temps, il convient d’analyser les conditions sociales et politiques des Afro-Trinidadiens en termes de subalternité et de désontologisme. De plus, l’étude exposera le phénomène du marronnage par les adeptes « Spiritual Baptists » comme un processus de réontologisme, autrement dit, « la réaffirmation de leur identité, leur capacité à créer une culture en recomposant sur la terre nouvelle les traces qui leur restaient de leur culture africaine et ce, tout en résistant au système esclavagiste » (Curtius 1). Enfin, il s’agira de démontrer l’écriture du 2

La Shouters Prohibition Ordinance est une loi votée le 16 novembre 1917 par le gouvernement britannique interdisant la pratique de la religion « Spiritual Baptist » sur le sol trinidadien. Elle est abolie en 1951.

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marronnage des adeptes « Spiritual Baptists » comme une esthétique postcoloniale, libérant la voix des marginalisés. I-Subalternité et désontologisme des Afro-Trinidadiens Lovelace dévoile sans états d’âme la situation des noirs à Trinidad et particulièrement des adeptes du culte religieux « Spiritual Baptist ». Les Afro-Trinidadiens sont ramenés à une condition de sous-hommes à Trinidad, société dans laquelle la métropole anglaise garde le contrôle. À ce propos, le lecteur constate une certaine continuité entre le statut de l’Afro-Trinidadien et celui de ses ancêtres esclaves car, si ses droits sont bafoués, il reste néanmois assujetti au devoir de conformer aux règles. Eva Dorcas, narratrice du roman et épouse d’un pasteur baptiste, soulève le problème de l’inégalité dont sont victimes les Afro-descendants dans l’espace insulaire. I want to know what preventing him from seeing us as people. I mean, I want to know what preventing him from seeing that we is people who need a decent health office to go to and sit down comfortable instead of standing up in a line like criminals in the hot sun road waiting for the doctor who come on Tuesday alone, and when you do get a seat is on a hard wood bench like you in jail, and the nurse so rough, you wish you had the money to go to a private doctor where you could sit down and be somebody. (TWOA 134)

Cette description révèle une persistance de la politique esclavagiste et de la subalternité des descendants d’esclaves. Par ailleurs, la discrimination des membres « Spiritual Baptists » se manifeste par l’exclusion de ces derniers du droit de vote et donc de toute citoyenneté. Le gouvernement colonial se réserve le droit de choisir et de décider pour le colonisé. En ce sens, le culte « Spiritual Baptist » est interdit sur le territoire insulaire, car aucune pratique religieuse autre que le catholicisme ou l’anglicanisme n’est autorisée ; ce qu’Eva Dorcas retranscrit à travers ces mots : « Then one day it was in the papers. They pass the law against us that make it a crime on the whole island for people to worship God in the Spiritual Baptist religion. Now if we ring the bell, that was against the law. If we clap we hands and catch the spirit, the police could arrest us. One day we was Baptist, the next day we is criminals. » (TWOA 34). Ce passage démontre que la voix des asservis est infériorisée, dénigrée, voire sourde. C’est ainsi que le concept de subalternité s’applique aux Afro-Trinidadiens dans le contexte social de l’île. 101

Le concept de subalternité fait son entrée dans le monde universitaire dans les années 1980 avec le groupe des « Subaltern Studies » en Inde. La subalternité désigne la position subordonnée d’un individu déterminée par la classe sociale, l’âge ou le genre. Les chercheurs de Postcolonial Gareth Tiffin, Bill Ashcroft livrent aussi une définition du subalterne dans leur ouvrage The Postcolonial Studies : The Key Concepts : « Subaltern meaning of inferior or rank […] refers to these groups in society who are subject to the hegemony of the ruling classes. Subaltern classes may include peasants, workers and other groups denied access to hegemony power. » (198). La situation sociopolitique de Trinidad s’établit dans une relation de pouvoir où les hommes et les femmes noirs subissent les actions et les décisions de la classe élite, les européens. Les divers éléments illustrent le fondement de la politique coloniale basée sur le désontologisme c’est-à-dire « la destruction de tous les paramètres sociaux culturels africains en fonction desquels les esclaves se reconnaissent avant leur capture […] En tant que processus de dépossession de l’esclave toute son historicité, le désontologisme doit être vu comme la reconstitution d’un être non pas en tant qu’être humain, mais en tant qu’être réifié esclave » (Curtius 2). La violence symbolique opérée par la politique coloniale participe au désontologisme des Afro-Trinidadiens comme le montrent les personnages représentatifs de l’ordre tels que le policier Corporal Prince ou le politicien Ivon Morton. Ainsi, pour paraphraser la pensée de Pierre Bourdieu « les dominés appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination les faisant ainsi apparaître comme naturelles. Ce qui peut conduire à une sorte d’auto dépréciation, voire d’auto dénigrement systématique » (55). Les propos d’Ivon Morton et du Corporal Prince reflètent la démarche de réification de la politique coloniale. Ces hommes renaissent à une nouvelle ontologie qui est de l’ordre de l’assimilation et de l’aliénation ; ce que Frantz Fanon illustre à travers les mots suivants : « ce qu’on appelle l’âme noire est une construction du blanc » (11). Bee Dorcas traduit cette aliénation mentale en rapportant le discours d’Ivon Morton au sujet du culte afro-trinidadien des « Spiritual Baptists » : « Tell me he not against the principle of the freedom of worship but what worrying him is that, I, We should still be in the dark ages in these modern times when we could settle down and be civilize […] we can’t change our colour, Dorcas, but we can change our attitude. We can’t be white, but we can act white. » (TWOA 13) TWOA 102

dépeint sans états d’âme le désontologisme de l’homme noir c’est-à-dire « le processus de dépouillement socioculturel et identitaire [qui] déstructure la personnalité de l’esclave à plusieurs niveaux. On peut considérer d’une part, la perte d’un environnement social et religieux qui a régi toute la raison d’être du monde de l’esclave avant sa capture » (Curtius 2). Le corps de ces hommes est porteur des signes de la manipulation coloniale et transforme donc l’identité des protagonistes. Ainsi, l’écrivain expose clairement la subalternité des Noirs à Trinidad qui ne doit pas être perçu comme une fatalité. II-Marronnage et réontologisme des « Spiritual Baptists » L’exclusion politique, sociale et économique amène les « Spiritual Baptists » à construire des espaces parallèles à ceux créés par l’Empire britannique dans lesquels la spiritualité est un outil de revendication et de pouvoir. La « Prohibition Ordinance », érigée en 1917, qui interdit la pratique religieuse afro syncrétique pousse les adeptes à recourir au marronnage. Les personnages défient l’autorité coloniale et tentent de faire réapparaitre les traces spirituelles africaines. Le marronnage dans l’œuvre de Lovelace n’est pas seulement une résistance individuelle, mais aussi une résistance collective. Le contre - monde que permet le marronnage aide à la reconstruction du corps social. Les protagonistes se construisent autour de la trace de l’Afrique. La spiritualité africaine est au cœur du réontologisme de l’Afro-Trinidadien que la narratrice Eva Dorcas précise avec ces mots : The church is the key to everything, that if Ivon Morton can’t understand that to free the church is to free us, if he can’t understand that the church is the root for us to grow out from, the church is Africa in us, black in us, if he can’t understand that the church is the thing, the instrument to make us legal and legitimate and to free him, Ivan Morton, himself too, if he can’t understand that, Bee say, then he don’t have any understanding of himself or of black people. (TWOA 133)

La trace de l’Afrique semble avoir une portée réontologique dans le récit. Ce contre-monde basé sur les traces de l’Afrique permet de supporter les douleurs et les souffrances de l’univers colonial et rend compte par conséquent du mécanisme de l’esprit humain à travers le processus de la mémoire. Les diverses stratégies utilisées par les nègres marrons et les AfroTrinidadiens constituent une résistance engagée établissant un lien avec la 103

culture africaine perdue. Les luttes visibles ou invisibles telles que la rébellion, le camouflage, l’opacité ou de mimétisme sont des stratégies d’opposition aux colonisateurs et de déstabilisation du pouvoir colonial. Dans le récit, le narrateur féminin Eva dépeint l’une des méthodes utilisées par sa communauté : « And we have a look-out to watch for the police so if they creep up on us and we don’t have time to run we could pretend that we keeping an agriculture meeting […] still, black people was having dreams and visions and coming in secret for baptism. » (TWOA 35). Dans une conversation au sujet de la Prohibition Ordinance avec Bolo, un membre « Spiritual Baptist » Bee Dorcas souligne « When your hand is in the lion mouth, you have to ease it out. We have to be wise as the serpent and harmless as the dove. » (TWOA 47). Cette stratégie est appelée camouflage par l’écrivain togolais Kossi Efoui, précisément l’avancée masquée, c’est-à-dire « comment dans une situation extrême, on apprend à dégager un espace de liberté incroyable dans un mouchoir de poche » (Mauffret 15) : L’avancée masquée pourrait être définie comme un mode d’expression spécifique de la culture créole. L’esclave par le biais de la langue, des images, des contes, des danses, des musiques, de la religion, des fêtes montrait un caractère inoffensif, c’est-à-dire fidèle à la culture du blanc et/ou fidèle à l’image grotesque et dérisoire que le Blanc se faisait du Noir, pour mieux dissimuler un discours subversif, incompréhensible par le maître. (Chalaye 16)

La résistance passive est l’une des formes de marronnage expérimenté par les personnages des romans. À la violence coloniale, Bee Dorcas et son épouse Eva refusent de contre-attaquer par l’agressivité. Il semble que le caractère pacifique amène l’Afro-Caribéen à son ultime but: l’émancipation. En effet, la narratrice Eva Dorcas souligne que la résistance est une passerelle qui va conduire les protagonistes d’une condition de dominé à une existence de pleine liberté. Si certains chercheurs persistent à dire qu’il n’existe pas de résistance sans violence, les personnages de Lovelace présentent cette passivité à travers l’expression culturelle. L’affrontement physique ne résout pas le problème des oppressés si ce n’est que réduire leur humanité. La contre-attaque par le détour, notion empruntée à Édouard Glissant, où le camouflage devient un moyen de préserver et de créer la culture interdite. La libération des « Spiritual Baptists » va au-delà de la pratique religieuse, comme le souligne Bee Dorcas, puisqu’elle est une métaphore de la liberté du peuple afro104

trinidadien et du réontologisme de celui-ci. La démarche des « Spiritual Baptists » est une façon de revendiquer une identité culturelle et corporelle propre. La notion de corporéité permet de comprendre le réontologisme des « Spiritual Baptists » qui intervient dans la pratique du culte. Emprunt au latin Corporeins, la corporéité signifie qui appartient au corps et qui a un corps. Dans le contexte colonial, le corps n’est plus considéré « comme à une essence, à une réalité fermée, délimitée par la peau [… le corps est pensé] comme une entité poreuse, perméable, carrefour d’influence et de rapports. Le corps est envisagé comme un reflet de notre culture, de notre imaginaire, de nos pratiques et comme le reflet d’une organisation sociale et politique ».3 Lovelace démontre que le caractère subjectif du corps dans le culte « Spiritual Baptist » auquel renvoie la notion de corporéité : The church was a sea and we was the boats rocking sweet, and I could hear It coming, I could hear it. I could hear all the angels coming in my ears with their wings shhhing like a storm of whispers. And heads was bobbing and hands was clapping and the church was rocking and the church was jumping, the church was shaking and humming, and Bee there on the pulpit, his voice ringing out to the four corners of the church above the rain and humming. (TWOA 61)

La différence culturelle se manifeste à travers les chants (shout), la danse (Spirit possession ou le phénomène de transe), la couleur des vêtements, « The nurses in white, the sisters in blue and brown, and our Leader in front with the seals and the shepherd croock and his robe » (TWOA 34), les instruments musicaux (The bell, clapping hands) lors du culte. La corporéité dans cette situation sociale déconstruit la représentation du corps développé par les colons c’est-à-dire un « corps sans organes » (189) pour paraphraser Gille Deleuze. Le lecteur assiste à un épanouissement du corps colonisé dans la pratique spirituelle. Ce contre-monde religieux est un espace auquel s’accrochent les assujettis pour supporter l’injustice, et la marginalisation qu’ils endurent au quotidien. La chercheuse martiniquaise Patricia Donatien-Yssa précise 3

Sophie Walon, “Les corporéités de la danse contemporaine française expérimentale : une pratique philosophique et politique de “résistance””, Agôn [En ligne], Points de vue, mis à jour le : 14/11/2011, URL : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1927.

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dans son article « La spiritualité dans l’art contemporain » : « Les souffrances inhérentes à l’institution esclavagiste ainsi qu’au colonialisme, la violence des éléments naturels et l’enfermement insulaire sont autant de facteurs qui ont favorisé le maintien et même l’accroissement des besoins spirituels des populations caribéennes » (135-136). Une autre étape du réontologisme est la reconstruction d’une nouvelle église dans un lieu isolé, dans le but de préserver et protéger le culte religieux. Il s’agit pour Eva et Bee de résister à la politique coloniale puisque la religion se développe dans le secret. Le marronnage des « Spiritual Baptists » doit être vu comme un refus total de la chosification et du désontologisme opéré par le gouvernement britannique puisque : « Le réontologisme marronneur peut donc être lu comme un réveil après le vide, réveil au cours duquel tout un effort de recomposition des traces, de récupération d’une ontologie africaine, est mis en œuvre » (Curtius 2). Le réontologisme des « Spiritual Baptists » favorise la création d’un espace dans lequel les opprimés se retrouvent. Le rassemblement des adeptes « Spiritual Baptists » envisage donc la reconstruction de la structure sociale et spirituelle du territoire d’origine avant la politique de désontologisme des colons. La sphère culturelle, spirituelle associée à la mémoire sont autant d’éléments qui participent au réontologisme de l’Afro-descendant. Pour cela, Elsa Dorlin déclare dans son article « Les espaces-temps des résistances esclaves » : « La stratégie du marronnage suppose “un lieu propre”, elle rend possible l’action par capitalisation du temps : “un temps pour se réapproprier son corps, un temps pour élaborer les combats, un temps pour adopter de nouveaux codes, pour fabriquer de nouveaux discours, pour produire une autre histoire”. III-Marronnage intellectuel, une écriture postcoloniale. La réécriture des différentes péripéties des “Spiritual Baptists” à Trinidad et le style littéraire de TWOA font de Lovelace un écrivain postcolonial. L’écriture de Lovelace s’intègre dans la définition de la postcolonialité attribuée par la chercheuse française Jacqueline Bardolph : Le terme “postcolonial” désigne tout un ensemble […] qui s’interroge sur les discours, la réécriture de l’histoire, l’évolution des mentalités et des imaginaires et se sent concerné par une quantité croissante de données touchant à l’identité — diasporas, immigrés, appartenance plurielle,

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nativisme, nationalisme — ou encore au couple domination/résistance en touchant au féminisme, aux situations minoritaires ». (11)

Tout comme la Shouter Baptist liberation day célébrée annuellement le 30 mars vise à raviver le souvenir du combat des adeptes de ce culte syncrétique pour liberté et reconnaissance, Lovelace utilise son art pour faire acte de mémoire ; mémoire qui a connu un accroissement après l’indépendance de Trinidad en 1962 et les mouvements de décolonisation. Pour l’écrivain caribéen, la revendication et la célébration de la mémoire ancestrale semblent être essentielles. Dans TWOA, Lovelace honore le courage et la résistance de ceux qui ont su s’opposer à l’autorité coloniale et dans son travail de mémoire, il restitue les faits historiques et montre les conséquences de ces événements sur la société contemporaine. C’est ainsi que les souvenirs des « Spiritual Baptists » constituent un enjeu dans le fondement de l’identité. Lovelace fait perdurer les valeurs culturelles afrodescendantes et amène la population actuelle à se sentir les héritiers de ceux qui ont combattu pour défendre la culture, la liberté et le droit. L’analyse du marronnage inscrit le roman de Lovelace dans le mouvement de la postcolonialité. Le récit se caractérise par une résistance littéraire anticoloniale qui se manifeste par le biais de la linguistique, la thématique et la structure narrative. Le chercheur français Jean Marc Moura annonce dans l’introduction de son ouvrage Littératures francophones et théories postcoloniales, les caractéristiques de l’écriture postcoloniale qu’il présente comme une sorte de revanche des auteurs sur le temps. Il ne s’agit plus de considérer l’écrivain des colonies et sa littérature en termes de mimétisme, ou de dépendance vis-à-vis de l’Europe. Jean Marc Moura déclare : La prise de parole des minorités et des immigrés ainsi que l’émergence de la littérature venues de ces pays ont attiré l’attention des universitaires sur l’actualité géopolitique de la littérature sur le fait notamment que la plupart des histoires littéraires impliquaient une définition restrictive et donc normative de la littérature à partir des conceptions modernes et eurocentriques et par conséquent que la singularité de ces littératures émergentes par rapport aux canons littéraires occidental. (6-7)

Lovelace s’inspire de l’histoire de Trinidad et notamment celle de la conquête pour retranscrire un langage qui représente les diverses colonies qui ont occupé l’île. Dans TWOA, la langue dominante est un anglais créolisé auquel s’ajoute quelques mots français ou espagnol témoignant de 107

la présence passée des colonies espagnoles et françaises à Trinidad. Lovelace accorde une importance significative au choix de la langue de la narration qu’il retranscrit dans ces propos : I think language will always bear the experience of the group. This is not a big problem: it should. It is not something, that should be untaned. Language doesn’t act, it describes. Language is always yesterday. Language incorporates things as historical, events, concepts, values.4

Le créole dans la littérature issue du monde colonisé intervient comme un marronnage linguistique. Cette stratégie d’écriture permet de lutter contre l’hégémonie de la langue européenne dans les sociétés coloniales. D’ailleurs, dans son étude linguistique dans la Caraïbe, le poète barbadien Kamau Brathwaite définit le créole comme une subversion de la langue anglaise : « Creole English […] is a mixture of English and an adaptation that English took in the new environment of the Caribbean when it became mixed with the order imported languages. » (5-6) Son écriture a pour but de décoloniser l’imaginaire colonial et apporte un souffle nouveau à la littérature caribéenne qui se distingue des valeurs du colonisateur. Le choix de la langue des « subalternes » de la société trinidadienne est une stratégie de refus de l’aliénation mentale, culturelle et politique. Il s’agit d’une parole d’affirmation de soi et d’une affirmation identitaire. La voix de cette communauté religieuse sort de l’ombre et atteste de l’humanité de ces Afro-descendants puisque si l’on reprend les mots de bell hooks dans son article : « Choosing the margin as a space of radical openness » : « language is also a place of struggle. The oppressed struggle in language to recover ourselves, to reconcile, to reunite, to renew. Our words are not without meaning, they are an action, a resistance. Language is also a place of struggle. » (204). Les divers propos positionnent l’œuvre de Lovelace dans la pensée postcoloniale qui propose « un réexamen de tous les présupposés de l’époque coloniale. Les œuvres sont alors étudiées en ce qu’elles réfutent, résistent, proposent un contre-discours » (Bardolph 11). Ainsi, l’écriture marronne « se doit d’être indocile, voire incorrect afin de résister à la forme canonique. Il s’agit d’engendrer le texte insoumis d’un moi resté trop longtemps aphasique et sous tutelle ».5 L’esthétique marronne Kelly Hewson, “An interview with Earl Lovelace” http://postcolonial.org/index.php/pct/article/viewArticle/344/802 5Andrée-Anne Kekeh-Dika, “De la nécessité du désordre : les enjeux de l’informe dans 4

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s’insère dans le mouvement postcolonial, car le marronnage n’est pas simplement un acte de résistance historique. Il s’agit d’une action de révolte et de contestation pratiquée par les Afro-descendants pour rompre avec l’idéologie dominante. C’est ainsi que l’écriture du Trinidadien Lovelace est similaire au petit marronnage c’est-à-dire à la résistance au sein même de l’habitation. L’écrivain se sert de la forme classique du roman pour y glisser sa résistance. Loin d’être totalement transgressif, le style narratif de Lovelace se dégage petit à petit des canons romanesques occidentaux. Conclusion En somme, les notions de marronnage et de postcolonialité jouent un rôle significatif dans le roman TWOA tant du point de vue des protagonistes que de la narration. En effet, le marronnage des personnages associés à la posture postcoloniale de l’écrivain permet de sortir les Afrodescendants de l’ombre du colonialisme. Lovelace se fait le témoin de l’action des « Spiritual Baptists ». Il met en exergue l’action des « Spiritual Baptists » qui consiste à revaloriser cet héritage culturel issu du continent africain et de mettre en lumière une dimension spirituelle qui commence à s’éteindre sous la domination du Royaume-Uni. Dans tout le roman, l’auteur montre comment résister devient une manière d’agir, de transformer, et de réorienter la notion de culture sur l’espace trinidadien. En effet, combattre l’idée de l’hégémonie culturelle est l’objectif des « Spiritual Baptists » et à un autre degré celui de l’écrivain caribéen. C’est ainsi que la résistance et la rébellion envisagent l’Afro-descendant en tant qu’agent et être humain à part entière.

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Les fonctions du féminisme caribéen du début du 20e siècle à nos jours Ithany Jennifer docteur en études anglophones Université des Antilles Espace géographique qui soulève de nombreuses interrogations dans le champ des sciences sociales, la Caraïbe a connu dès le début du XXe siècle, de profonds changements politiques, économiques et sociohistoriques tels que la départementalisation pour les Antilles françaises ou encore l’indépendance des États de la Caraïbe anglophone, qui façonneront les rapports sociaux de sexe ainsi que la condition des femmes. L’étude de la condition des femmes dans l’espace caribéen a déjà beaucoup mobilisé la sphère universitaire. Le colonialisme a institué une représentation de la femme noire à travers une stricte hiérarchisation des « races » et des genres. De cette façon, la femme est enfermée dans des clichés, des images, des croyances et des stéréotypes coloniaux qui impactent encore sa condition au sein de la société caribéenne. Tantôt sujet de fascination, tantôt sujet de rejet, elle est envisagée à travers le discours hégémonique comme féconde et libertine, par opposition à la pureté et à la fragilité de la femme blanche. Le féminisme caribéen a vu le jour dans le but de briser ce discours stéréotypé et de rétablir la femme dans une représentation débarrassée du poids colonial et dans une posture sociale plus équitable. Cet article présente une réflexion sur les principales fonctions du féminisme caribéen à travers son historicité. Il s’agit d’apporter un éclairage scientifique sur ce mouvement à la fois polémique et complexe à travers les écrits de théoriciens tels que, Édouard Glissant, Eudine Barriteau ou encore Carolyn Cooper. C’est en ce sens que nous étudierons dans un premier temps, les prémices du féminisme caribéen qui conduisent à l’émancipation des femmes, puis dans un deuxième temps, nous analyserons la manière dont les études postcoloniales vont contribuer à la démystification de l’image de la femme caribéenne soumise et enfin, nous démontrerons que le féminisme caribéen a une fonction de révision des modèles.

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Vers l’émancipation des femmes caribéennes Pour comprendre les fonctions du féminisme caribéen, il est important de faire le point sur l’historicité de son émergence dans la Caraïbe en questionnant la manière dont les consciences activistes féministes vont s’éveiller dès le début du XXe siècle permettant de créer l’égalité sociale. La Caraïbe peut être considérée comme une région symbolique de la transformation de l’Ancien Monde. La culture créole, née de la violence de la traite et de l’esclavage, mais également du mélange des cultures caractérisé par le mouvement, est une culture plurielle, nécessairement moderne et prélude à la mondialisation. La plantation, dès le XVIIe siècle, a été le lieu de l’expérimentation et de la consolidation du capitalisme contemporain par la mise en place d’un dispositif de division des tâches, de production de masse et par le mécanisme d’accumulation du capital (économique, politique et symbolique) par une minorité tenant à la fois le pouvoir des marchands et celui des dirigeants entre leurs mains. (Guillemaut 2013)

La sociologue ajoute également que : le colonialisme a empêché le développement d’une conscience régionale. La partition du monde antillais par la colonisation a eu pour conséquence la mise en place de liens exclusifs d’ordre politique, économique et intellectuel entre chaque île et sa métropole européenne ou nord-américaine dans un rapport exclusif et unidirectionnel centre-périphérie, et la décolonisation a intensifié la segmentation et l’isolationnisme, eux-mêmes facilités par l’insularité. En atteste la diversité des références fondant les cultures nationalistes, avec par exemple des courants comme le Black Power, la négritude ou le mouvement rastafari, émergeant séparément dans différents territoires et poussant plus à la fragmentation qu’à l’unité. De ce fait, les identités caribéennes sont multiples, et dans ce contexte, l’émergence de courants féministes demeure incertaine. (Ibid)

En effet, les premières féministes de la Caraïbe anglophone ont, de manière anticipée, conscientisé leurs origines culturelles qu’elles soient Africaines, Indiennes ou autres, à une époque où subsistait encore une puissance de l’hégémonie coloniale européenne dans la région. La lutte féministe dans la sphère anglophone est d’abord d’inspiration pan-africaniste. Dans son brillant article publié en 2007, Rhoda Reddock indique que l’une des premières féministes caribéennes engagées,

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Catherine McKenzie1, insiste sur la prise en compte de l’égalité des femmes en tant que droits civiques fondamentaux. S’en suivront d’autres telles que Amy Ashwood Garvey2, Ford Smith, Amy Bailey, Una Marson3 ou encore Audrey Jeffers4, la plupart, féministes et militantes d’inspiration panafricaniste et ce, entre la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Conséquence directe des heurts entre les esclaves libres, les esclaves, les autorités coloniales et enfin les propriétaires d’esclaves, la création du panafricanisme, mouvement philosophique, culturel et politique, s’inscrit comme une réponse : la promesse d’un avenir meilleur par le retour à la terre natale d’Afrique. Toutes les femmes précitées ont compris qu’il était important de ne pas dissocier la classe, la race et le genre au sein de leurs discours, car ces trois éléments font partie intégrante de tous les aspects de la vie des femmes caribéennes. La femme caribéenne se réapproprie son corps ainsi que son identité mise à mal dans le système plantationnaire. Pour ce qui concerne les Antilles françaises, les femmes et en particulier celles de la Martinique ont participé à l’élaboration intellectuelle et politique des théories identitaires. L’on pourra citer Paulette Nardal et Suzanne Roussi Césaire, deux figures de la naissance de la négritude dans les années 1930, qui avaient également des affinités avec les mouvements noirs-américains. Mais l’histoire au masculin a occulté leurs contributions, car la négritude comme par la suite la créolité se sont encore déclinées au masculin, comme si l’homme noir incarnait tout à la fois les hommes et les femmes. (Ibid)

Parallèlement, pour faire face aux problématiques financières de la vie quotidienne, le militantisme s’organise de façon progressive, tout d’abord sous la forme de réseaux d’entraides et solidaires puis d’organisations féministes. En Guadeloupe, la féministe Gerty Archimède est la première avocate noire des Antilles, la première députée de la Guadeloupe en 1945 1Catherine

McKenzie (féministe jamaïcaine d’inspiration panafricaniste, secrétaire du Pan African Association). 2Amy Ashwood Garvey (1897- 1969) est la première femme de Marcus Garvey, militante panafricaniste (doctrine et mouvement de solidarité entre les peuples africains- partage d’une idée commune selon laquelle il faudrait unifier le peuple africain continental et celui de la diaspora) et féministe d’origine jamaïcaine. 3Una Marson (1905-1965) est une féministe jamaïcaine, poète, journaliste à la BBC et militante. Elle est l’auteur des poèmes Tropic reveries ou encore Heights ands Depths. 4Audrey Jeffers (1898- 1968) est militante panafricaniste d’origine trinidadienne. Elle est la première femme à intégrer la Legislative Council of Trinidad of Tobago

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et elle sera à l’origine de la création de l’Union des Femmes Guadeloupéennes pour l’acquisition de droits sociaux tels que la sécurité sociale et la retraite pour les femmes guadeloupéennes. Son engagement et son militantisme d’inspiration communiste sont également le fer de lance dans sa lutte contre le colonialisme. En Martinique, on ne peut véritablement parler de féminisme qu’après le droit de vote en 1944. S’organise alors entre 1944 et 1949, des associations féministes communistes et catholiques visant à donner aux femmes une certaine représentation au sein des partis politiques à l’exemple du Rassemblement féminin et l’Union des femmes de la Martinique. Citons également le comité permanent de soutien aux femmes agressées d’inspiration socialiste (1979-1984). Pour illustrer notre propos, il est nécessaire d’utiliser un extrait du journal Justice du samedi 21 avril 1945 qui aborde le rôle social de la femme martiniquaise dans une perspective d’émancipation : Nous avons dit, combien il serait puéril de prétendre à une liquidation de la société capitaliste sans l’adhésion intelligente sinon le concours actif de la femme martiniquaise. (…) Que certains nient encore la possibilité, pour toute femme sensée et équilibrée, de diriger son foyer tout en s’intéressant aux questions politiques et sociales, nul ne s’en étonnera. (…) Décréter l’émancipation de la femme est un vain mot, si elle n’est pas à même d’assurer convenablement sa mission maternelle et sociale. (…) il est, par conséquent nécessaire que la femme, de qui dépend presque uniquement les premières années, et plus tard le devenir de l’enfant, suive avec un profit croissant, les grands mouvements d’idées (…). La famille de demain devra être l’œuvre de femmes libérées (…). C’est en rejetant carrément le voile d’artifices et d’erreurs qui prolonge son servage (…) que l’épouse martiniquaise atteindra la plénitude de sa personnalité.5

De nombreux domaines seront abordés par ces groupements féministes par la suite : l’éducation des femmes, l’amélioration des conditions sociales des femmes vis-à-vis de la santé, mais aussi au sein de la famille. Toutes ces préoccupations convergent vers l’amélioration de la condition féminine, mais qui sera pendant longtemps cantonnée à son rôle de femme-- mère.

5Justice,

samedi 21 avril 1945

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Démystification l’image de la femme caribéenne soumise Les théories féministes postcoloniales dans le Monde questionnent la représentation des femmes dans les espaces géographiques qui ont été colonisés. Elles remettent en question le féminisme occidental dit hégémonique, s’affiliant ainsi aux théories de la pensée postcoloniale. Le féminisme postcolonial s’inscrit également dans la lignée des études subalternes, mais aussi du féminisme militant à l’exemple du féminisme noir américain. Le discours postcolonial émerge ainsi dans les îles de la Caraïbe anglophone au cours des années 1960 -1970, période parallèlement marquée par l’obtention de l’indépendance de certains états. L’identité et les discours nationalistes deviennent alors le centre de la plupart des recherches caribéennes. Les réflexions scientifiques délaissent progressivement l’historicisation de la vie des femmes pour aller vers le questionnement des relations de genre. D’ailleurs, dès les années 1960, le « Black Feminism » émerge dans sa dimension politique sur fond de discours raciaux et ségrégationnistes et perpétue ainsi la lutte des femmes noires pour la reconnaissance de leurs droits, entreprise depuis la période esclavagiste. Selon le Professeur Violet Eudine Barriteau6 qui exerce à UWI (University of the West Indies), le féminisme noir américain s’est attaché à problématiser la question de la race et à analyser en quoi le racisme complexifie toutes les relations de pouvoir. Bien que les femmes caribéennes n’aient pas vécu de la même manière les problématiques liées au racisme comme ce fût le cas aux États--Unis, il n’en reste pas moins que la majorité de la population des îles de la Caraïbe est afro-descendante. Mais ce qui frappe cette féministe caribéenne, c’est l’usage plutôt limité des concepts du féminisme noir chez les féministes caribéennes, alors que ces deux espaces géographiques, en l’occurrence, les États-Unis et la Caraïbe au sens large, ont connu la même exploitation raciale par l’hégémonie coloniale. La chercheuse fait référence à un certain nombre d’éléments à savoir : l’interdépendance sociale entre la race, la culture, le genre et la classe ; le développement des consciences et des identités

6Violet

Eudine Barriteau, « The Theoretical Strengths and Relevance of Black Feminist Scholarship: A Caribbean Feminist Perspective », Feminist Africa. Vol. 7 No. 1. January 2007 : p.9-31

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multiples ; les problématiques entre la sphère privée et la sphère publique ou encore la déconstruction du patriarcat. Certaines théoriciennes issues principalement du « Tiers- Monde », critiquent le féminisme occidental qui visait à soutenir une vision globale et universaliste de la condition des femmes et du patriarcat. Les femmes du « Tiers- monde » vivent de manière plus urgente des situations caractéristiques des sociétés postcoloniales comme l’assujettissement ou encore la domination. C’est pourquoi les femmes issues de ces régions du monde ont ressenti de manière beaucoup plus forte le besoin de dépasser les conséquences de la colonisation et de la centralisation. En ce sens, les théories postcoloniales et féministes convergent dans le fait qu’elles apportent un nouveau regard sur la construction identitaire des sujets étudiés, en l’occurrence la femme, qui subit un double assujettissement7, d’une part en vivant au sein d’une société patriarcale et d’autre part, en tant qu’individu à part entière ayant connu l’oppression coloniale. L’analyse de la théorie postcoloniale est pleinement justifiée dans la Caraïbe qui est dominée par une vision endocentriste de la famille, et ce, depuis l’esclavage. [L] a famille patriarcale […] était tenue comme le remède de tous les maux, de toutes les pathologies sociales. Sous cet angle, l’esclavage délimitait d’ailleurs une population qui-- au même titre que les prisonniers, les déments et surtout les ouvriers -- devait être soumise aux méthodes d’amélioration de la société que le scientisme de l’époque testait. Les esclaves comme tous les « déviants » de la société devaient être ramenés dans le cadre de la famille considérée comme curatrice de tous les maux sociaux. Celle-- ci est organisée et dirigée par l’homme, à la fois mari et père, car, dans ce processus, les règles de la masculinité tout autant que celles de la féminité sont fixées. (Cottias 57)

Dans la réflexion scientifique que propose le féminisme postcolonial, la question de la condition de la femme est liée à des éléments tels que l’ethnicité, l’impact de l’époque coloniale sur les anciennes colonies ou encore la culture, qui rendraient possible la compréhension des diverses formes de discriminations faites aux femmes en relation à des situations géopolitiques et socio-culturelles particulières. À titre d’exemple, dans la 7Ici

je fais référence aux travaux de recherches de Kristen Holst Peterson et Anna Rutherford, A double colonization : Colonial and Post- Colonial Women’s Writing, Dangaroo Press, 1986, 188pp

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Caraïbe, de nombreuses études vont s’intéresser au rôle de la femme antillaise dans la famille en déconstruisant le patriarcat, favorisant ainsi l’émergence de concepts comme la matrifocalité ou encore le matriarcat. Le texte Can the Subaltern Speak? apparaît comme étant le texte fondateur du féminisme postcolonial. En effet, dans son essai dont l’écriture est assez condensée, Gayatri Chakravorty Spivak critique la vision réductrice que portent les féministes occidentales sur la condition des femmes du « Tiers-Monde » en mettant en avant l’idée selon laquelle les subalternes ne peuvent s’exprimer. Ce concept marque ainsi la volonté de rendre la parole à ces femmes ignorées. De ce fait, en utilisant les travaux d’auteurs tels que Derrida ou encore Foucault, le féminisme caribéen s’interroge sur la possibilité réelle qu’ont les femmes opprimées de s’exprimer, d’avoir la parole. Parole qui pour l’auteur ne semble qu’apparente, voire même inexistante, face aux constructions du discours impérialiste dominant. « Ces attitudes ethnocentriques sont colonisatrices et nient aux femmes vivant dans différentes sociétés leurs propres réalités et expériences dans la construction de genre et de sexualité et le droit de déterminer le sens et les buts de leurs vies ».8 D’un point de vue sociologique, Linda L. Lindsey apporte un éclairage particulier à la compréhension des présupposés de l’équilibre dans le couple homme-femme dans la famille nucléaire : When the husband – father takes the instrumental role, he is expected to maintain the physical integrity of the family by providing food and shelter and linking the family to the world outside the home. When the wife – mother takes the expressive role, she is expected to cement relationships and provide emotional support and nurturing activities that ensure the household runs smoothly. If too much deviation from these roles occurs, or when there is too much overlap, the family system is propelled into a state of imbalance that can threaten the survival of the family unit. (Lindsey 107)

Ainsi, dans ce type de famille, l’équilibre dans le couple hétérosexuel est soumis à la répartition genrée des rôles : l’homme est désigné comme chef de famille, tandis que la femme est confinée dans son rôle émotionnel

8Ihwa

Ong, « Colonialism and Modernity: Feminist Re-presentations of Women in Non-Western Societies », Inscriptions, special Issue in Feminism and the Critique of Colonial Discourse, n° 3-4, 1988, pp.80, 81, 87.

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et sentimental. La moindre défaillance telle que la subversion de ces rôles dans cette relation monogame déstabilise le microcosme familial. Autant de questions et d’interrogations que la subversion de la femme en tant que genre socialement construit qui évolue dans nos sociétés caribéennes souligne. En permettant le dépassement de l’identité-rhizome, la créolisation, concept développé par Édouard Glissant, rend possible la création d’une identité multiple qui favorise la formation d’une hétérogénéité des structures sociales ainsi que la déconstruction de schémas qui dans le cas de la famille, inverse les relations internes de pouvoir et valide le modèle matriarcal. Fritz Gracchus explique ce changement dans Les lieux de la mère dans les sociétés afro- américaines en affirmant que la cellule familiale des populations d’Amérique noire a subi de profondes métamorphoses au cours de l’esclavage. L’une d’entre elles est la création de la famille matrifocale dans laquelle la femme détient tous les pouvoirs. Ce type de famille se structure essentiellement autour de la grand- mère ou de la mère. Cependant, à mesure des avancées sociétales, les choses évoluent de manière progressive. C’est par le biais des divers conflits et contradictions des mouvements féministes que vont apparaître des changements de rôles et statuts contribuant ainsi à modifier l’image du soi féminin et une volonté de défier le mythe de la femme « poto-mitan ». Ainsi, la subversion s’opère : la famille nucléaire qui est le lieu de l’exercice du pouvoir masculin est renversée et la femme en devient le pivot central. « Une image reflète toujours les conceptions, les croyances et les valeurs de celui qui l’a produite, de même qu’elle reflète aussi les conceptions, les croyances et les valeurs de ceux à qui elle est destinée ».9 S’ouvrir aux débats autour du féminisme est donc essentiel à la compréhension du maillage des réalités quotidiennes des femmes vivant au sein de notre société caribéenne postcoloniale. L’image de soi est donc aussi bien l’image que l’individu perçoit de lui-- même et de sa collectivité, que l’image (là aussi individuelle ou collective) que chacun crée et projette (à travers les arts, les discours, les écrits et les comportements). Elle dépend de la psychologie individuelle (image de soi, estime de soi) et de

9Moliner,

Pascal. Images et représentations sociales. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, 1996. p.117

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la psychologie sociale (rôle, attitude de l’individu et du groupe social). (Donatien 16)

Par exemple, nous pouvons constater que des dispositifs sont mis en place afin de faciliter l’insertion professionnelle des femmes, de promouvoir l’éducation ainsi que la reconnaissance de leurs droits en tant que femme. Nous comprenons ainsi qu’au sein de notre société postcoloniale, il existe, une complexité des relations entre individus, mais aussi avec les individus lorsqu’ils sont confrontés à eux-- mêmes. Nos populations caribéennes quelles soient créoles, amérindiennes ou issues de communautés immigrées (chinois, syrien, libanais…) aussi diverses soientelles, ont intégré des schèmes inconscients. Le genre en milieu postcolonial reconnaît les différences entre les hommes et les femmes. Du fait de la complexité historique de la colonisation, les identités évoluant dans cet espace sont également complexes. Dans la Caraïbe francophone, il existe quelques exemples de travaux de recherches scientifiques assez datés qui font état de la condition des femmes : Le couteau seul : la condition féminine aux Antilles de France Alibar et Pierrette Lembeye- Boy de 1981/1982 ou encore le numéro spécial de la revue Nouvelles Questions Féministes « Antillaises » publiée en 1985. Néanmoins, il convient d’affirmer que la prise en compte du féminisme postcolonial se manifeste aux Antilles françaises essentiellement à travers une profusion d’œuvres littéraires qui s’attèlent paradoxalement à déconstruire et démystifier les stéréotypes de la figure féminine restreinte au rôle de mère, de « poto-mitan » dans le foyer antillais et ce dès la seconde moitié du XXe10, période essentiellement marquée par la départementalisation11. Comme le souligne le professeur et écrivain Maryse Condé, Les femmes écrivains venues d’horizons si divers s’insurgent donc contre les images véhiculées par l’oralité et qui imprègnent si puissamment toute la société. Depuis des générations, les femmes aux Antilles assument une multiplicité de rôles, assurent l’entretien et l’éducation de leur nichée au 10Je

m’appuie sur les travaux de recherches d’Emeline Pierre qui traite du caractère subversif de la femme antillaise à travers la littérature (2007). 11La départementalisation est prononcée pour les Antilles françaises en 1946. Ces territoires ne sont plus juridiquement des colonies. L’application de l’égalité en matière de droits sociaux par exemple en termes de politique familiale (prestations prénatales et familiales, mise en place des Caisses d’Allocations Familiales) sera très progressive.

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détriment de leurs joies personnelles. Même dans les cas où il s’agit de couples de type occidental, légitimement unis et monogamiques, l’enfant demeure l’affaire de la mère, le père se consacrant à des activités toutes extérieures. [...] À présent, bien des femmes · n’en peuvent plus et cette révolte sourde qui n’ose s’exprimer, se perçoit à travers ces écrits contemporains (Condé 45).

Ce propos est renforcé par ceux de Teri Hernandez pour qui, [l] a nouvelle image de la femme lutte contre cette ancienne représentation dominante, limitative et paternaliste [...]. On assiste à une nouvelle attitude face aux rôles féminins imposés par la société, surtout face à la maternité [...]. Ce que l’on aperçoit à travers la nouvelle littérature antillaise c’est un désir de créer un personnage féminin plus authentique. Il faut éviter que la femme soit « écrasée sous les clichés » ; c’est pour cela que les écrivains antillais contemporains proclament la diversité comme étant le seul synonyme de la nouvelle condition féminine. En même temps que le récit antillais s’occupe des stéréotypes féminins, les écrivains y insèrent des éléments nouveaux qui pourront aider à la transformation des attitudes au sujet de la condition féminine aux Antilles (Hernandez 44).

Néanmoins, en dépit de ce fort marronnage et de cette volonté pour beaucoup de femmes écrivaines de permettre à leurs homologues féminins de dépasser leur rôle de mère et d’embrasser leur identité de femme-mère en s’identifiant à des personnages fictifs, la réalité semble être toute autre dans les relations sociales puisque la reproduction n’est pas visible. Révision des modèles À travers la transmission et l’évolution des savoirs, le féminisme caribéen a développé une révision des modèles sociaux. Comme l’indique la sociologue et journaliste indépendante Marie-Anne Juricic, la transmission pose […] la question de la généalogie et de l’évolution de la pensée féministe. Les femmes ont un passé et une histoire, qui ne se sont pas construits non sans difficulté puisque c’est grâce à l’engagement politique et intellectuel des féministes que l’histoire des femmes a pu s’esquisser, mais c’est également grâce à cet engagement

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et à cette quête du savoir, que l’histoire des féminismes a pu s’écrire. (Juricic, 2005)

Depuis peu, nous assistons à une véritable institutionnalisation des organisations féministes à l’exemple du CAFRA12 et d’une prise en compte des pouvoirs publics de la persistance de certaines problématiques dont souffrent les femmes telles que les violences domestiques. Afin de lutter contre ces dernières, les institutions caribéennes disposent de textes législatifs importants tels que, d’une part, la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) promulguée en 1979 par l’Assemblée générale des Nations unies, mais ratifiée par les États de la CARICOM en 2000 et d’autre part, la Convention interaméricaine pour la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme de Belem do Para datant de 1994. D’ailleurs, ce dernier texte établit que la violence faite aux femmes renvoie à « tout acte ou comportement fondé sur la condition féminine qui cause la mort, des torts ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychiques à la femme, aussi bien dans sa vie publique que dans sa vie privée. » Le féminisme caribéen évolue et se spécialise ainsi sur des questions contemporaines comme l’impact du VIH chez les femmes ou la place de la femme noire occupant des postes à responsabilités dans le monde du travail. La révision des modèles invite à la déconstruction des schèmes qui nous ont été imposés comme valides et que nous avons reproduits et intériorisés. Ainsi, nous constatons que la plupart des héroïnes caribéennes à l’exemple de la Mulâtresse Solitude, de l’avocate Gerty Archimède ou Eugenia Charles, femme politique et première femme avocate de l’île de la Dominique surnommée « La dame de fer » , se sont affirmées en tant que femme en désobéissant aux modèles et aux canons suggérés. Car la femme caribéenne contemporaine se veut autonome et indépendante. Elle n’hésite plus à s’affranchir des frontières sociales ou encore géographiques pour atteindre son autonomie et développer son estime personnelle. En s’appuyant sur les recherches du Professeur émérite Christine Barrow, A. 12Le

CAFRA (Caribbean Association for Feminist Research and Action) est une association caribéenne qui réunit des féministes ainsi que des organisations de défense des droits des femmes. L’objectif de ce groupement féministe est de lutter contre toutes les formes d’oppression faites aux femmes au sein de la société. Cette structure non gouvernementale est basée à Trinidad.

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Lynn Bolles souligne notre propos en affirmant que : Independent is a word often used to describe West Indian women and how they carry out their responsabilities. Independence is a quality based on having one’s own source of economic support- from employment, other incomegenerating activities, and, where possible, savings- while at the same time organizing and utilizing support from others (Barrow 1986). Autonomy, by contrast, implies exercising options while making decisions for oneself and having control over one’s destiny with no strings attached. (Bolles, 276)

Elle poursuit sa réflexion en soutenant l’idée selon laquelle : […] According to Barrow, female autonomy in the English –  speaking Caribbean is encouraged from an early age, and education is emphasized as a means to get a good job. The major lifelong strategy, then, to ‘cut and contrive’ involves female networks that assist mothers, sisters, daughters, and in-laws (children’s father’s female relatives) alongside income – generating activities (Barrow 1996). […] One of the developments that further exemplifies notions of interdependence, autonomy, women’s employment, and the varied kinds of Caribbean households is the immigration of women of the region to the United States, Britain and Canada. During the 1970s, the numbers of Caribbean women migrants from all areas of the region rose dramatically, changing the migration pattern from a male- dominated one to a female – and family- centered one. (Bolles 277-278)

L’essor des médias et des nouvelles technologies de la communication ou encore la démocratisation des transports aériens rendus possibles grâce au progrès de la mondialisation ont favorisé les échanges entre les peuples de la Caraïbe et leur migration vers d’autres continents. La femme caribéenne peut ainsi entrer en contact avec d’autres schémas comportementaux lui permettant d’asseoir et d’affirmer sa personnalité. Toutefois, une récente tendance critique le féminisme caribéen postcolonial et invite les universitaires à le décoloniser, point de vue des plus intéressants quand nous constatons par exemple la quasi- inexistence d’un militantisme amérindiano- caribéen dans le féminisme postcolonial ou encore l’absence d’étude du genre féminin amérindien dans notre région caribéenne en dépit de la survie des communautés garifuna,

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kalinago et kalina respectivement de Saint-Vincent, la Dominique et la Guyane française. En effet, [p] artout dans le monde, les féminismes coloniaux et le colonialisme queer pratiquent la violence épistémologique. Ils oublient les analyses et les luttes menées sur de multiples fronts par des femmes, des transgenres et d’autres queers du Tiers-Monde et du Nord, aussi bien avant que pendant le colonialisme et le néo-colonialisme. Ces luttes incluent notamment les analyses et les combats aujourd’hui dit-e-s intersectionnel-le-s, ainsi que les actions contre le colonialisme menées par des femmes, des transgenres et d’autres queers autochtones. Les féminismes coloniaux et le colonialisme queer exercent également une violence matérielle, lorsqu’ils soutiennent activement les États dans leurs efforts néocoloniaux. (Bachetta 2015)

À ce titre, Carolyn Cooper en tant que femme et théoricienne d’envergure dans la Caraïbe anglophone déconstruit également les canons en affirmant que le « slackness » de la danse passa- passa mise en avant à travers la musique dancehall à la Jamaïque est une forme d’affranchissement et de libération du corps féminin en dépit du fait que cette danse soit couramment qualifiée de vulgaire et de déplacée. Liberated from the repressive respectability of a conservative gender ideology of female property and propriety, these women lay proper claim to the control of their own bodies. Further, the seemingly oppressive macho DJ ethic must itself be problematised as a function of the oppressive class relations which produce what may be defined as a ‘diminished masculinity: » (Cooper, 11)

Comme le mentionne Lizabeth Paravisini-Gebert, Likewise, in "Slackness Hiding from Culture: Erotic Playin the Dancehall," one of the chapters of Noises in the Blood, Carolyn Cooper uses the metaphor of Slackness/Culture to investigate the "high/low, “metropolitan/insular divide emblematic of Jamaican society as reproduced "in the hierarchical relations of gender and sexuality that pervade the dancehall, "Although the denigration of "slackness" that pervaded Jamaican colonial culture would appear to determine "the concomitant denigration of female sexuality" as manifested in the freedom of the dancehall, Cooper reads images of transgressive-woman- as Slackness-personified as "an innocently transgressive celebration of freedom from sin and law." (Paravinisi –  Gebert,6)

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Dès lors, la déconstruction proposée par Cooper amène à envisager de nouvelles techniques de création de l’espace de liberté de la femme, une réévaluation des sphères publiques et privées, cassant ainsi les limites des modèles anciennement proposés. C’est le symbole d’une réécriture des relations entre la périphérie et le centre. En somme, il convient d’affirmer suite à cette historicité que le féminisme caribéen s’appuie sur des mouvements qui posent de véritables problématiques sur la prise en compte des droits des femmes au-delà de la classe, du genre et de la race. Ces interrogations permettent d’alimenter le discours caribéen sur l’amélioration de la condition féminine. À travers ses fonctions d’émancipation des femmes, de démystification de l’image de la femme caribéenne soumise et de révision des modèles, ce féminisme connaît un nouvel essor en développant de nouvelles perspectives. Références bibliographiques BACCHETTA, Paola, « Décoloniser le féminisme : intersectionnalité, assemblages, co-formations, co-productions », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 20 | 2015, mis en ligne le 15 juin 2015, URL : http://cedref.revues.org/833 BARRITEAU, Violet Eudine, « The Theoretical Strengths and Relevance of Black Feminist Scholarship: A Caribbean Feminist Perspective», Feminist Africa. Vol. 7 No. 1. January 2007: p.9-31 BENELLI Natalie, Delphy Christine et alii, « Les approches postcoloniales : apports pour un féminisme antiraciste », Nouvelles Questions Féministes, Vol.25, N° 3/2006, Edito, p.6 BOLLES, A. Lynn. ‘Women and Development.’ Understanding the Contemporary Caribbean. Edited by Richard S. Hillman and Thomas J. D’Agostino. Second edition. Ed. Lynne Rienner (USA et United Kingdom) et Ed. Ian Randle (Kingston), 2009 CONDE, Maryse. La parole des femmes : Essai sur des romancières des Antilles de langue française. Paris : L’Harmattan, 1979. COTTIAS, Myriam. « Un genre colonial ? Mariage et citoyenneté dans les Antilles françaises (XVIIè- XXè siècles). » Genre et postcolonialismes- Dialogues transcontinentaux. Ed. des Archives contemporaines. Paris, 2011

DAGENAIS, Huguette, Quand la sociologie devient action : l’impact du féminisme sur le concept la pratique sociologique, Sociologie et sociétés, vol. 13, n° 2, 1981, p. 49-66

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Déconstruire le trauma, l’art dans la construction du soi caribéen : l’exemple des arts visuels en Guadeloupe Patricia Donatien maître de conférences habilité à diriger les recherches en études anglophones Université des Antilles Dans les sociétés caribéennes partagées entre un désir d’enracinement traditionnel et une modernité contemporaine, les populations sont aujourd’hui confrontées à une double difficulté : vivre dans des sociétés où le quotidien entre crises financières, chômage, violence et drogue se transforme en un combat perdu d’avance ; et se penser, concevoir son peuple dans un espace géographique marqué par l’incomplétude, le mépris inculqué de soi et la difficulté à vivre avec une histoire brutale, complexe et chaotique. Dans la Caraïbe des années 2000 où les combats idéologiques, les philosophies en résistance et l’aspiration à l’égalité ont laissé place aux désirs et aux démons de la consommation forcenée, à l’empire du tourisme et aux vitrines exotiques, l’art est souvent un des rares discours vrais ou du moins révélateurs des traumas, des déviances ou espérances des populations. Il prend ainsi fréquemment la forme d’un miroir grossissant reflétant les brisures, les incohérences d’aujourd’hui, de même que les aspirations de peuples que les négations d’humanité et les politiques coloniales de « chosification » (Césaire 22) ont jetés dans un espace de vide, de manque et de douleur dont les Caribéens ont du mal à s’extraire. Dans le monde actuel, où la technologie, la permanence et la rapidité de la communication médiatique et la pression impitoyable de la concurrence et de la rentabilité ne laissent qu’une place réduite à la philosophie et à la spiritualité, le malaise lié aux difficultés d’articulation entre présent et passé, exacerbé par la pauvreté, le manque d’éducation, la déstructuration sociale et l’absence de référent idéologique s’avive continuellement sans trouver d’exutoires. Ainsi, dans la Caraïbe

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d’aujourd’hui, l’art longtemps confiné à un exotisme vendeur, se fait la scène privilégiée de ces errements, ces interrogations et ce mal de vivre que l’historien et le politique ont du mal à appréhender et que l’artiste expose de manière impudique dans ces créations. L’art devient ainsi un lieu où l’imaginaire est un espace de résolution où l’artiste repense l’espace social en fonction de sa propre expérience et de son interprétation du monde postcolonial, comme nous l’explique le chercheur Arjun Appadurai dans son ouvrage Modernity at Large: [T]he imagination has become an organized field of social practices, a form of work (in the sense of both labor and culturally organized practice), and a form of negotiation between sites of agency (individuals) and globally defined fields of possibility (Appadurai 31). C’est pourquoi il semble intéressant d’approcher les arts caribéens dans leur dimension spéculaire et en tant que révélateur des stigmates et des doutes des individus, mais aussi, peut-être, en tant que pourvoyeurs de solutions existentielles pour les collectivités ainsi que pour la construction des individus qui les constituent. Cette réflexion s’efforcera donc de poser et d’analyser les rapports de l’art aux sociétés caribéennes, à leur histoire et à leur évolution ; elle tentera également de comprendre comment les esthétiques proposées par les artistes d’aujourd’hui sont à la fois les capteurs des brisures et des violences résiduelles qui perturbent l’harmonie et le bien-être de ces populations. Par ailleurs, cet essai se focalisera sur la production artistique en Guadeloupe comme exemple révélateur ; il tentera de démontrer à travers la valorisation de concepts tels que « l’errance » et « l’opacité » du philosophe Édouard Glissant, la « déconstruction » du philosophe Jacques Derrida, ou encore « l’interstice » du chercheur indien Homi K. Bhabha, que la peinture, les installations, les sculptures, en bref les arts visuels peuvent être des espaces de révélation de l’énergie et des capacités d’évolution des populations caribéennes. En tant qu’espace de création, l’œuvre devient en effet un lieu privilégié de déconstruction des traumas pour une édification élaborée et signifiante du soi. Durant une période qui peut être qualifiée non pas de renaissance, mais de jaillissement caribéen, des pays comme Cuba, la Jamaïque, Trinidad, Haïti, Porto-Rico et plus tard La Martinique sous la double impulsion de déterminations politiques et d’ambitions personnelles ont vu la création de galeries nationales1, de théâtres, de musées, d’écoles d’art et 1

The cultural policies of the seventies led to the establishment of new cultural

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parallèlement de groupes ou mouvements comme l’indigénisme cubain2 ou l’école du Saint Soleil haïtien3. Par ailleurs, les efforts consentis par certains particuliers ou par les gouvernements en matière de préservation des musiques traditionnelles et d’autres formes d’art populaire ont contribué jusqu’aux années 90 à l’affirmation d’une identité (ou des identités caribéennes), à un mieux-être face à la complexité de la réception de l’histoire, ainsi qu’au développement d’une conscience de soi apparemment libre de toute angoisse face à l’avenir. Ainsi, jusqu’aux années 90, l’art dans toutes ses composantes semblait n’être le reflet que de dynamiques positives, de réajustements porteurs d’espoir et d’ouvertures sur le futur ; à l’image sans doute des politiques économiques et sociales du moment. Cependant, aujourd’hui, cette promesse d’évolution, de développement et d’accomplissement semble remise en cause. En effet depuis les années 2000 et même depuis la deuxième moitié de la décennie précédente, la Caraïbe semble plongée, à l’image du monde, dans une forme de crispation culturelle, de régression économique et de démantèlement social. En dépit de l’évolution des mœurs, de la transformation radicale des systèmes politiques et économiques, les questions de la représentation de soi, du rapport à l’autre, des rapports à l’histoire traumatique, mais aussi aux violences du présent demeurent institutions, such as the National gallery of Jamaica in 1974 and the Cultural Training Centre in 1976. The National Gallery increased the national and international visibility of Jamaican art through its program of exhibitions, acquisitions, publications and educational activities. (Boxer, Poupeye 31) (Traduction : Les politiques culturelles des années soixante dix débouchèrent sur la création de nouvelles institutions culturelles, telle que la Galerie Nationale de la Jamaïque en 1974 et le Centre d’Apprentissage Culturel en 1976. La Galerie Nationale accrut la visibilité nationale et internationale de l’art jamaïcain par le biais d’un programme d’expositions, d’acquisitions, de publications et d’activités éducatives.) 2 L’indigénisme haïtien et cubain apparaît dans un certain nombre d'ouvrage sur la littérature haïtienne, il en est question notamment dans la belle analyse que Valérie Kaussen en fait dans son ouvrage Haitian Litterature, Globalization and V.S Imperialism, page 92 3 L’école du Saint Soleil puis du Poto Mitan fut créée par l’artiste haïtien Tiga (JeanClaude Garoute) qui façonna ses élèves ‘dans un mode de créativité dont l’essentiel émerge du principe analytique sous-tendant les ‘vévé’ […] le style abstrait du dessin faisant fi des lois de la perspective linéaire et de la représentation mimétique.’ (Nzegwu, Philippe Dodard 85). Ces deux écoles, qui sont aussi des mouvements esthétiques, auront une influence considérable sur les artistes qui y seront formés notamment Philippe Dodard.

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vivaces et problématiques. La violence constitue [nous affirme le psychologue clinicien guadeloupéen Errol Nuissier]... « l’expression et le signe d’une société déprimée et qui perd son emprise sur la réalité » (57). Partout de par le monde, les conflits raciaux opposant Blancs, Noirs et Indiens éclatent sporadiquement, révélant au grand jour des blessures que l’on croyait guéries depuis longtemps. La violence sociétale et intrafamiliale, les errements de la jeunesse, la permanence d’une agressivité larvaire sont autant de signes d’un mal-être résurgent qui ne cesse de refaire surface malgré les dénonciations, raisonnements et contestations des discours philosophiques et politiques portés par les grands penseurs caribéens en leur temps. L’écrivain Ernest Pépin dans son article « Les raisons de la colère » sur la crise de 2009 en Guadeloupe, dénonce d’ailleurs un engorgement économique et politique qui ne peut qu’aboutir à une explosion sociale: On oublie trop souvent, par un tour de passe-passe indécent, les « peuples » transformés en « populations » [qui doivent] endurer des affirmations humiliantes (les bienfaits de la colonie) ; entendre des injonctions insupportables (cessez de parler d’esclavage!) On ne peut qu’être révolté par la dégradation de l’environnement, le développement de l’insécurité. Cette situation crée un malaise diffus, une frustration, une colère qui se sont cristallisés en un soulèvement... à bien regarder c’est le colonialisme qui est en procès... une économie-containers sera toujours une économie de pacotille. Une société « racialisée » sera toujours minée par la discrimination. Une culture perçue comme « périphérique », « mineure », sera toujours une culture de combat dans son expression et son intention. Une histoire bâillonnée criera toujours son devoir de mémoire. (88-89)

Nonobstant les efforts sincères des gouvernements en place et en dépit de la prospérité de quelques pays, qui, comme Trinidad, réussissent un développement économique relativement harmonieux, les sociétés caribéennes subissent l’impact déstructurant et désespérant du chômage, de la violence et de la drogue. En plus de ces fléaux, l’absence d’investissement civique, de conscience nationale et identitaire4, due à une histoire non assumée, d’une grande partie des populations qui se laissent happer par le modèle consumériste, vient aggraver une situation qui semble sans issue. Dans la dernière décennie, un certain nombre d’

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Notamment dans les îles françaises.

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événements isolés ainsi qu’une succession de crises sociales et politiques5 ont démontré : — la perte d’emprise de la pensée sur les réalités politiques et sociales dans ces pays — la fragilité du tissu social et économique — l’affaiblissement du rayonnement philosophique et culturel — la désespérance de la jeunesse — la rémanence des expériences traumatiques de l’histoire douloureuse et brutale de la Caraïbe. Ainsi, lors des grandes grèves menées en février et mars 2009 en Guadeloupe et en Martinique, les slogans scandés dans les rues ont rapidement pris la tournure d’une dénonciation d’inégalités raciales et économiques directement dérivées de l’époque coloniale. Par ailleurs, au quotidien, la jeunesse et tout particulièrement celle des classes populaires paie un lourd tribut à l’érosion culturelle et éducative, à l’effondrement économique, à l’absence d’emplois et à la décérébration collective résultant des politiques de « tout tourisme » folklorisant, au matraquage audiovisuel prônant une vie facile dans laquelle on ferme les yeux sur l’illégalité des sources de revenus6. Parallèlement, en 2009 et 2010 les émeutes et les grèves ont jeté pêle-mêle dans les rues de Kingston, comme dans celles de Pointe-à-Pitre et de Fort de France, des enfants en manque d’éducation, des jeunes en manque d’espoir, des junkies en manque de substance, des mères de famille désespérées et des travailleurs exaspérés. Ainsi, dans la rue, sous les réverbères, dans les quartiers délaissés de Kingston, de Port of Spain, de Pointe-à-Pitre ou de La Havane, la population glisse dans un enlisement morbide, dans une errance malsaine qui ne laisse entrevoir aucune issue que la drogue, l’assistanat quand il existe, ou au mieux l’espérance d’une nouvelle acquisition futile. Sans lieux 5 Dans les années 2000, toute une série de grèves, émeutes, et crises ont secoué la Caraïbe, on peut citer les émeutes de 2009 et 2010 à la Jamaïque, les grèves de 2006 à la Barbade et enfin la grève générale de février et mars 2009 en Martinique et en Guadeloupe. 6 Lors d'entretiens avec les artistes, notamment ceux de la rue, il est apparu qu'une partie de la population en Guadeloupe, face à l'inégalité des classes, directement héritée de la société de plantation, développe une économie souterraine, de la débrouillardise dont il n'est fait état nulle part, mais que tout le monde connaît. Cette économie souterraine serait une forme de compensation une des raisons pour lesquelles la fracture sociale et économique ne donne pas lieu à des crises plus fréquentes et plus violentes.

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de parole, sans avenir, toute une frange de ces peuples perd sa dignité ; la jeunesse en tête de liste des victimes, bat les records de chômage, sombre dans la violence qui s’étale à la une des quotidiens, comme l’a démontré l’étude menée par les Nations Unies sur le chômage des jeunes dans la Caraïbe : Plus impressionnables que les adultes et plus sensibles aux effets dévastateurs du chômage de longue durée, les jeunes sont plus susceptibles d’en subir les conséquences que les travailleurs plus âgés. De plus, les problèmes de santé, l’addiction aux drogues et toutes les autres formes d’anomie et de malaise social sont directement liés à l’absence prolongée d’emploi. (Huda 5)7

L’observation du fonctionnement social des pays caribéens d’aujourd’hui montre donc que les espaces de construction des individus, malgré quelques résistances isolées, ont pratiquement disparu. Sous la pression des crises financières mondiales et en conséquence des errements politiques, de nombreuses structures éducatives, institutions culturelles, et associations gouvernementales n’existent plus, ou ont perdu leur essence. Les partis politiques et syndicats, privés de leurs ténors et de leurs guides, décédés pour la plupart, ne sont plus des lieux ouverts d’expression pour des peuples redevenus tout à coup inaudibles ; et les espaces traditionnels de parole, de résistance et de solidarité perdent en puissance ou deviennent des sanctuaires que seule une catégorie d’intellectuels et de militants avertis fréquentent. Pour les jeunes comme pour les autres, l’art apparaît souvent comme seul espace de sauvegarde de la parole libre à côté de l’effondrement philosophique, intellectuel et social. Ainsi, la création artistique joue-t-elle un rôle multiple de dispositif de restauration du sens politique, du sens civique et même du sens philosophique dans une région privée de leader où le bricolage identitaire prend le dessus ; il devient également un outil clinique d’analyse et de rétablissement psychanalytique, mais aussi, et surtout, un espace spéculaire grossissant et instantané permettant une lisibilité quasi immédiate des déviances et espérances de ces populations. Since young people are more […] impressionable than adults, the long-term scaring effects of long unemployment spells are likely to be of even more consequence than for older workers. Furthermore, health problems, drug addiction, and other forms of social anomie and social unrest are strongly linked to extended periods of unemployment. (Huda 5)

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Le roman d’Ernest Pépin Toxic Island en est un exemple édifiant ; dans les premières pages du roman, il campe l’environnement dans lequel vont évoluer ses personnages en particulier Ringo : J’ai commencé très jeune à rendre de menus services. Soudoyer une telle pour un notable au-dessus de tout soupçon. Surveiller les abords contre les multiples tracas de la police. Faciliter une livraison d’herbe parfumée... Surveiller le nombre de clients d’une attrape charnelle. Et c’est à force de ces manœuvres hautement formatrices que je me suis lancé dans les commerces illicites... Moi c’est Ringo. Un nom qui m’avait été donné par ma mère venue de la Dominique et qui n’avait pas son pareil pour faire craquer les lits de plaisir achetés en contrebande... (9,10)

L’art, dans une région du monde qui a été souvent privée de sa véritable histoire devient archive, reflet des véritables événements et des pensées. Un des exemples les plus significatifs est le slam qui se fait hautement politique et critique malgré sa dimension poétique. La dénonciation, l’appel à la résistance, l’engagement deviennent ainsi, dans le slam, poésie. Cette dimension de l’engagement, de la dénonciation et de la résistance mêlés à un imaginaire poétique et rédempteur trouvent un écho dans les œuvres de trois peintres guadeloupéens dont j’ai choisi d’analyser les processus de création et de reconstruction de soi en rapport aux événements de 2009. La Guadeloupe est un microcosme sociétal postcolonial, un pays, une réalité que Michel Rovelas, Stonko et Lima auscultent depuis de longues années. Leurs expositions respectives, présentées entre 2010 et 2013, viennent poser un regard scrutateur et sévère sur la situation particulière de leur île et de leur région, mais proposent également un cheminement vers la guérison, par la déconstruction du trauma et la création de nouveaux espaces de résolution. 8 Rovélas réinventer le mythe pour sortir du chaos Dans Mythologies créoles, l’exposition, qu’il propose en juin 2013 dans la grande galerie de l’Archipel9, Michel Rovélas occupe entièrement l’espace 8...

these artists redefine space using their canvases, installations and supports as surfaces of deterritorialization of conflictive representations to conceive imaginary spaces for the resolution of historical and cultural conflicts. (Donatien, Solbiac 7, 8) 9 L'Archipel est le plus grand espace culturel de la ville de Basse-Terre en Guadeloupe, scène nationale et galerie d'art ce lieu de culture présente chaque année deux ou trois

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par une installation dense, structurée en trois espaces distincts, et qui semble être son testament ; cela frappe l’œil et le cœur, l’homme veut tout dire, le militant tout révéler, l’artiste tout créer. Cette exposition de l’Archipel comme toute l’œuvre de Rovélas affiche clairement son engagement, le peintre fait partie de ces générations d’artistes guadeloupéens et plus largement caribéens qui ne créent pas en dehors de l’ancrage sociopolitique et historique et hors du maillage identitaire de leur pays, de leur région et de leur peuple. Ainsi, pour Rovélas, comme pour de très nombreux artistes caribéens, on peut citer les Martiniquais Victor Anicet et René Louise, le Barbadien David Gall, David Boxer de la Jamaïque, le Trinidadien Leroy Clarke ou encore Philippe Dodard d’Haïti, l’art au-delà d’une expression éminemment personnelle, est nécessairement engagé, comme une peau recouvrant un corps social. Michel Rovélas se dit concerné par l’état de la société guadeloupéenne, et les Mythologies Créoles sont d’abord une résonance et une réponse à la crise de 2009 et à une société désabusée, en perte de conscience. Rovélas questionne l’engagement de cette société pour son propre devenir. Il se veut éveilleur de conscience et s’interroge sur le ciment social, sur le lien qu’il œuvre à rétablir. La Guadeloupe, pour Rovélas se perd dans une bataille d’hommes souvent vaine et son action plastique ainsi que sa réflexion tendent à redonner au « combat spirituel » sa juste valeur et sa juste importance. Ce que constate Michel Rovélas, après le grand bruit de 2009, c’est « l’assoupissement de la nation guadeloupéenne », il cite Diderot en prologue de son catalogue : Le pire des esclavages est l’assoupissement. Les nations font quelquefois des tentatives pour se délivrer de l’oppression de la force, mais jamais pour se sortir d’un esclavage auquel elles ont été conduites par la douceur. 10

Par son engagement discursif, sa posture de poète, c’est-à-dire de celui qui ressent et traduit l’être et la société, Rovélas met en exergue l’oubli, l’opacité, l’absence de conscience de la réalité d’une Guadeloupe amenée en douceur dans ce nouvel esclavage dont les commandeurs sont le renoncement à la pensée politique et philosophique, l’enfermement dans le binôme étroit et asphyxiant de la « consommation-divertissement » et la expositions qui comptent généralement parmi les plus signifiantes. 10 Diderot cité par Michel Rovélas dans le catalogue Mythologies créoles page

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vacuité d’une religiosité compulsive condamnant toute véritable spiritualité. C’est dans ses grandes toiles heurtées à la limite de l’abstraction et traversées par le chaos que le peintre exprime cet engagement-angoisse, comme un miroir cent fois tendu à la face de l’inconscient, mais qui ne renvoie qu’une image dont la compréhension des codes et des processus de création accentue la dimension d’une opacité dont il faut accepter le poids dans cette société guadeloupéenne. En effet, l’œuvre de Michel Rovélas, complexe et enivrante charrie le spectateur vers des espaces glissants où la maîtrise et la logique ne résistent pas à la puissance du non tangible, du non réel, du spirituel et du chaotique. Dans son dialogue avec son soi et sa société, Rovélas pousse tout un chacun à faire face à ce qu’Édouard Glissant décrit comme un droit et que le chercheur Clément Mbom aborde comme une épaisseur psychoculturelle: Pour l’auteur du Discours antillais et de tout Monde, l’opacité est une notion épistémologique qui accorde à chacun le droit de garder son ombre épaisse, c’est-à-dire son épaisseur psychoculturelle. L’opacité ainsi comprise reconnaît l’existence chez chaque individu de faits culturels incompréhensibles à d’autres individus qui ne participent pas de la même culture. (Mbom 248) Michel Rovélas situe son œuvre dans une tension entre cette opacité riche de l’inénarrable, de l’ombre de la cale et de la mémoire encodée et cette volonté de reconstruction de l’être. Cette détermination se traduit aussi par le désir de proposer une autre forme de représentation de l’être, de la société et de l’histoire. Par sa posture artistique, il renonce au descriptif, à l’analytique trop prompts à tomber dans le piège du constat tragique acculant l’artiste dans l’enfermement, la rigidité directive ou encore la lamentation. À l’opposé de ce discours systématique, Rovélas positionne sa création comme « art poétique » c’est-à-dire un art qui s’interroge dans la lignée de la pensée d’Aristote sur les moyens, les objets et les modes de la représentation. Ainsi, en réponse à l’opacité, aux angoisses, au vide, au chaos et dans l’objectif de construire une écriture, Michel Rovélas interroge d’abord les moyens de la représentation : le choix des matériaux, des supports qui portent son discours, mais aussi la désignation des modalités de l’édification de ce discours plastique. Toute représentation n’est poétique que si elle tient compte du tragique et de ses effets, de l’excès, du trouble, des contradictions, des illogismes, des délires, de l’ambiguïté, des blessures sacrées ; toute représentation n’est poétique que si elle comporte des histoires, si elle brise les limites des systèmes

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(système de pensée, système d’écriture, langages, lexiques) pour en explorer et fabriquer d’autres par le biais de l’imaginaire et de la révélation. Car les moyens de la représentation, c’est aussi la pensée qui se met en action, en relation, c’est la « poétique de la relation » (Glissant). Michel Rovélas interroge aussi les objets de la représentation, l’objet/modèle — la société et l’être guadeloupéens —, mais aussi l’objet artefact. Il propose ainsi dans Mythologies créoles une exploration basée sur trois types d’objets : les peintures (huiles sur toiles 130X89, huiles sur toiles 200X200), les sculptures (en métal de dimensions variées et en métal et bambous 178x50x40) et enfin des encres de chines qui mettent en scène les viols extatiques et ravageurs de femmes par un minautore.

Michel Rovelas. Mythologie créole, Métamorphoses 2013 130 x89. Chaque type d’œuvre, donc d’objet/artefact correspond à un objet/modèle. Comme on l’a vu, les peintures de 130x89 correspondent à la dénonciation du chaos social, les sculptures qui sont particulièrement innovantes dans le travail plastique de l’artiste, représentent « les anciens

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toujours bien vivants » donc la mémoire. Par l’installation de cette foule d’anciens, Rovélas se situe en « entrepreneur de la mémoire » chaque vis, plaque de métal, tige de bambous venant s’articuler « comme des actes de mémoire [concourant] à l’élaboration d’une conscience historique, aux dynamiques de reproduction culturelle, à l’articulation de politiques de la culture et à la reconstruction du rapport au lieu... [Cet enchevêtrement de bambou et de métal est comme] « cette exploration de l’enchevêtrement des mémoires individuelles des personnages avec l’histoire, et relève également du devoir de mémoire, car elle témoigne de la violence coloniale, néocoloniale et postcoloniale crue dont ces Caribéens ont subi les conséquences… » (Solbiac 39). Les peintures de deux mètres par deux en résonance aux dessins à l’encre de Chine explorent un modèle de mythe et c’est dans cette articulation binaire, mais plurispatiale que l’artiste va examiner plus largement la dimension poétique de son engagement. Rovélas interroge enfin les modes de représentation par la mise en scène de son travail, la mise en espace et bien entendu la définition d’une écriture qui libère la création artistique par la mise en œuvre de processus poétiques : improvisation, résonance, construction — déconstruction, effet vibratoire. Ces modes de représentation incluent également le langage que porte chaque œuvre ou chaque série dans un processus de médiation discursive, de révélation des savoirs et d’analyse critique des immédiats, des obsessions et des contradictions que porte la société. On peut ici emprunter la voix de René Ménil (Tracées) pour dire des œuvres de Rovélas qu’elles sont poétiques… Par ce [qu’elles] véhiculent d’émotion et de ressentiment. En même temps, elles sont critiques dans la mesure où elles prennent leur distance par rapport à l’enchevêtrement et la complexité de la vie quotidienne pour en faire surgir un sens vital pour la communauté. (Ménil 11, 12)

L’œuvre objet est donc un espace de questionnement, d’interrogation critique du corps social et de tous les éléments qui le composent, de même que le processus de création est un temps de questionnement, de mise à nu, d’analyse, d’exploration pendant lequel l’artiste crée dans son « usine à imagination », comme le dirait Wilson Harris,11 des systèmes de représentation, des réalisations de la pensée critique permettant la mise en images, en espace ou en action d’une réflexion née de la convergence 11

Wilson, Harris." The fabric of the imagination" 175-186

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de savoirs, de constats, de projets, de dénonciations, d’étonnements ou de cris. En bref, les mythologies créoles de Rovélas sont une interrogation poétique, car puissamment innovantes dans l’écriture, dans la charge des signes, dans leur approche décomplexée de l’être et du socius guadeloupéens, mais aussi éminemment politique par la charge cognitive et analytique qu’elles charrient. C’est dans cette même verve que se situent Stonko et Lima, deux peintres guadeloupéens de la génération suivante qui se sont également interrogés sur leur société, une société fortement marquée selon leur analyse par les stigmates de l’esclavage et de la colonisation. À la suite aux mouvements de 2009, ils décident de porter leur réflexion sur le code noir et sur la prégnance de cette loi initiée par Colbert, dans la société guadeloupéenne d’aujourd’hui. Opéyi, leur exposition, scelle une quête commune, un regard analytique partagé sur cette terre-île qui a porté les deux artistes et qui vit en eux comme une résonnance assourdissante qu’ils doivent traduire, chacun avec ses mots, chacun avec ses yeux. Je dis mon corps, tu dis ton lieu ; et à deux, liés par un non-serment, par un enserrement, un besoin commun de comprendre le pays, de faire vibrer cette terre, de plonger à quatre mains dans ses boyaux, de flairer pareillement sa panse, son errance, de fouler à quatre pieds son sol, son humus, son goudron ; ils avancent, ils tracent, ils plient, déchirent, coupent. L’exposition « Opéyi ! » décrit un peuple, une histoire, un malêtre, un trop être, une difficulté à être ! Opéyi est un choc, un interstice entre le monde d’aujourd’hui et le monde d’hier que les deux artistes pénètrent pour en sonder l’ombre, l’engorgement, pour en démêler les nœuds, révéler l’indicible pour apaiser le trauma. Opéyi est donc un pas, une étape dans le grand cheminement, dans la grande quête analytique qu’ont entreprise Stonko et Lima ; cette exposition, concise et directe est l’antichambre intimiste d’une plongée abyssale, le prélude vibratoire à un opéra sensoriel. Peu d’œuvres, pas de grands formats, mais une manière de scruter l’homme à la loupe, de l’examiner jusqu’à ce que le fondement se découvre. L’ensemble des œuvres dévoile un code, permet le décodage d’une société et d’un peuple dont les deux artistes nous exposent le sens, nous démontrent la logique, nous traduisent les signes. Un code qui en dénude un autre, un premier, très vieux, un amas de mots ancrés, tatoués, marqués au fer rouge dans la chair de cette île. Un code amer, cinglant, le Code Noir ! Ce code que

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Stonko et Lima choisissent d’interroger est comme un testament, de ceux qui pèsent, de ceux qui tuent, ces testaments porteurs de lourds secrets, ces testaments qui détruisent. Ce code que Stonko et Lima décryptent, dissèquent, c’est celui de Colbert, une date, 1685, des articles, 60, des mots : « Interdisons », « voulons », « défendons », « déclarons », « assemblées illicites, séditieuses… », « commandeurs à la direction des nègres… », « maîtres », « marques… », « punitions corporelles », « fouet », « fleur de lys… », « aura les oreilles coupées… », « sera puni de mort » ! Des injonctions, des menaces, qui répétées, légales, jamais contredites12, jamais rejetées, résonnent encore aujourd’hui, héritage purulent, nauséabond dont les remugles remontent à la surface de temps en temps en éructations involontaires qui effraient, courbent l’échine, détruisent les espérances de la Terre de Guadeloupe. Pour Stonko et Lima révéler ces marques, dévoiler ces traces s’impose en devoir de mémoire, en obligation de militants. Ce discours plastique qu’ils tiennent, puissant, sans détour, étalant la fleur de lys, montrant les dents, les failles, dénonçant les fuites, les évitements dont beaucoup font preuve aujourd’hui: les « oui j’ai peur », les « je renonce », les « pas pour moi », les « je détourne la tête », les « j’oublie, c’est le présent qui compte », est d’une esthétique sans complaisance, chargée de messages qui n’en ont rien à faire des susceptibilités. Stonko et Lima inscrivent leur création, avec l’exposition Opéyi, dans une vaste réflexion, sur le sens et la place de l’art caribéen dans les sociétés postcoloniales. Ils la situent dans un processus analytique qui a pour but premier d’affranchir leurs compatriotes et eux-mêmes en tout premier lieu, des violences symboliques, des héritages normatifs et des évidences trafiquées qui figent encore les représentations que les Caribéens, et singulièrement les Guadeloupéens, ont de leur monde. Décoder le code noir, explorer sa sémantique, déchiffrer la complexité de son fonctionnement et de ses répercutions dans l’intimité psychique des êtres, est, au-delà d’une thématique, le ferment de leur expression, un engagement qu’ils déclinent en explorations personnelles et en conjonctions éclairantes des symboles passés et des vécus présents.

Aucune loi française n'a jamais déclaré le Code noir de Colbert inapplicable et obsolète.

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Stonko: déconstruire le code, décoder les espaces Stonko, alias José Lewest, est un homme qui ne s’en laisse pas conter ; esprit vif et ouvert, toujours à l’écoute, il cherche, observe et s’applique à saisir les rouages et articulations de la société que porte la terre de Guadeloupe. Comme dans toutes les îles de la Caraïbe, des petites aux grandes, les langues, les cultures, les peuples se sont entrechoqués sur l’île guadeloupéenne pour donner vie, dans un contexte d’affrontement, d’écrasement, de domination, de refus d’humanité même, à une identité mouvante à strates multiples, de celles que Wilson Harris, historien et écrivain guyanien, situe dans «l’infinie genèse », « une genèse […] dont les racines plongent dans les vieux et nouveaux mondes… » 13. La grande grève de 2009, en évènement historique, est venue ajouter sa page à l’historiographie touffue et complexe de la Guadeloupe ; interpellé, Stonko comprend qu’il n’est pas aisé, englué dans le présent, de déchiffrer les logiques sociales et ontologiques à l’œuvre. L’idée de la déconstruction le hante alors, une déconstruction derridienne14 appliquée à ce texte de 1685 relu et analysé dans le contexte d’une Guadeloupe toujours sous tutelle et qui s’interroge quant à son avenir statutaire. De là naît Opéyi, une idée de relecture du Code Noir hors du temps, dans une approche sociologique contemporaine, capable d’éclairer les réminiscences des interdits et des conceptions antiques de l’homme noir qui pourraient expliquer les ambiguïtés encore actives, les freins et les masques. Du partage de ce projet avec Lima découle la décision de confronter le texte « colbertien » à l’image des nègres héroïques, mais aussi aux représentations des affres que cette rhétorique du 17e siècle provoque toujours dans les moments de crise et dont l’impact peut encore se mesurer. Opéyi est une révolte plastique contre cette charge discursive. 13 ‘Unfinished genesis’. Harris Wilson. Selected Essays. The Unfinished Genesis of the Imagination. London and New-York: Routledge, 2007 , 237. 14 Les mouvements de déconstruction ne sollicitent pas les structures du dehors. Ils ne sont possibles et efficaces, ils n'ajustent leurs COUDS qu'en habitant ces structures. En les habitant d'une certainenmanière, car on habite toujours et plus encore quand on ne s'en doute pas. Opérant nécessairement de l'intérieur, empruntant à la structure ancienne toutes les ressources stratégiques et économiques de la subversion, les lui empruntant structurellement, c'est-à-dire sans pouvoir en isoler des éléments et des atomes, l'entreprise de déconstruction est toujours d'une certaine manière emportée par son propre travail. (Derrida 39)

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C’est, en effet, dans le dérangement de l’ordre de l’édit et dans le détournement des symboles qu’il charrie — croix, fleur de lys —, mais aussi dans la superposition des fragments de texte, des sarabandes d’êtres, dans la saturation de l’image et dans la répétition jusqu’à l’excès que Stonko choisit d’inscrire son esthétique. À la limite du baroque, il accumule les figures sacrificielles, ténébreuses et christiques tel un Caravaggio peignant la mort, le cri et l’enfermement en son temps ! Mais au-delà de cette figuration, l’œuvre de Stonko exprime une nécessaire déconstruction des époques et des espaces qui se traduit par l’usage de la superposition systématique de styles divers voire opposés. En effet, dans chacune des petites toiles carrées qui constituent la trame de sa quête historique et sociologique, les expressions se mêlent, des dessins hyperréalistes ou surréalistes au crayon ocre rouge côtoyant des frises découpées en fine dentelle dans des masses grises, noires ou rouges.

Stonko. « Le songe du marron 5 », Technique mixte, 40cm/40cm. Les images chez cet artiste traversent le temps, traduisent la discontinuité d’une histoire en patchwork, et jettent violemment sur la surface singulière de la toile les réalités des siècles passés et les vérités du temps présent. L’espace que décode Stonko est celui de l’univers caribéen

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d’aujourd’hui, composite et multiple. Car chaque île est à elle seule une totalité de lieux et un lieu en fragments : villes, rues, campagnes et sentes, passé d’habitation et présent de bitume, l’espace s’accumule en strates contradictoires et en chronotopes15 improbables. Ainsi, vivent les toiles de Stonko dans la complexité d’une lecture en révolte, amassant jusqu’à l’excès les mots grossis et répétés de l’édit, les visions jaillissant d’yeux terrifiés et enfoncés dans une peau fissurée, les machines fantastiques broyant l’homme et les personnages surnaturels, mi-homme mi-outil. Les visions interstitielles que nous offre le plasticien guadeloupéen, brutales comme la violence étalée quotidiennement sur le papier presse qui lui sert de support, s’étalent sans détour comme les mots qui se heurtent à elles dans ses œuvres : « punis de mort, traitements barbares… », et au-delà de la perception intuitive qu’on peut en avoir, leur sens véritable ne peut être discerné qu’à la lumière de ces mêmes mots. Le code se fait alors clé, décodage des modes de représentation chaotiques qui s’affichent en refus du déni et en rejet de toute forme de complaisance. Les créations de l’artiste développent un procédé de rencontre de graphismes qui se nourrit de syncrétisme, au carrefour de la sculpture africaine, des peintures baroques, mais aussi, singulièrement, d’une symbolique royale, républicaine ou judéo-chrétienne dont il sonde, peut-être malgré lui le sens et la pertinence dans l’espace contemporain de la Guadeloupe. Son désir de retour à l’Afrique s’affiche dans les yeux en amande, les masques, mais la nécessité d’une esthétique affranchie s’affirme surtout dans la singularité de ces découpes insurrectionnelles qui s’imposent la nouvelle signature plastique de Stonko. Travail de dentelle, préciosité et complexité ; ces découpes réunissent à la fois une délicatesse poétique et féminine et un message politique dénonciateur fait de corps convulsés, révoltés et de superpositions de foules en lutte. Stonko plonge dans l’histoire et dans le

Mikhaïl, Bakhtine. Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard, 1978. ‘Nous appellerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par ‘temps-espace’ : la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature […] Ce qui compte pour nous, c’est qu’il exprime l’indissolubilité de l’espace et du temps. […]Dans le chronotope […] le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’histoire. Les indices du temps se découvrent dans l’espace, celui-ci est perçu et mesuré d’après le temps. (235) 15

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magma spatio-temporel pour mieux reconstruire son peuple et lui proposer une voie exutoire hors des discours blessants et avilissants hérités de la société d’habitation. Lima: Le code du corps C’est depuis son interstice obsédant, trou noir, vide vibratoire, « élément instable permettant de configurer la réécriture sensible et manifeste de l’expérience transculturelle du migrant »16 (Bhabha 324) que Thierry Lima interroge le Code Noir. Pourquoi ce texte, pourquoi cette présence des mots, de ce vieux français violent et condamnateur, qui depuis 1685, depuis un froid cabinet parisien est venu régir la vie sans vie, la vie sans regard, la vie sans paroles, d’hommes et de femmes privés de leur être, privés de leur corps ? Que vient faire ce code dans le monde d’aujourd’hui, comme une errance fantomatique, un relent, une résonnance, une résurgence d’interdits, de barrières ? Code de comportement, code social d’hier, code mode de pensée, comme une intention dirigeante et rigide dans laquelle le corps se traite comme objet, comme détaché de toute âme, comme séparé de toute existence, comme dégagé de tout affect. Les mots de cet édit dénomment, qualifient, désignent, ordonnent, classent, déparent, tranchent, jettent ces corps qui ne sont plus des hommes, ces corps qui ne sont plus des femmes, mais seulement des chiffres dans des alignements d’articles. Des corps privés de parole, voilà ce que crachent les trous noirs de Lima ; et les mots de différence violée, d’altérité condamnée, qui depuis son propre corps de souffrance ravalée résonnent, reprennent tout à coup sens. La privation de liberté, la douleur de la négation, des limites, Lima les vit au quotidien ; et, voilà que dans sa modernité d’homme du vingt et unième siècle la différence niée, l’uniformité imposée, la négation des identités singulières revêtent tout à coup une double signification dans sa conscience d’artiste militant, mais aussi d’homme dont le corps porte une blessure17.

16 de l'anglais: as the unstable element - the interstice- unables.... the configuration of the disjunctive rewriting of the transcultural migrant experience. (Bhabha 324) 17 Suite à un grave accident de la circulation Thierry Lima est handicapé et souffre constamment des membres inférieurs.

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Thierry Lima. Sans titre, série le Code Noir Ainsi, pour Lima, le code noir rédigé par un homme, une entité dirigeante du dix-septième siècle hante encore la perception de l’homme guadeloupéen, de l’homme caribéen du 21e siècle. Pour l’artiste, tout, du simple contact humain au fonctionnement social passe par un regard codifié, violenté, limité, qui jette sur l’homme le sentiment d’un assujettissement dont il faut se défaire. Thierry Lima vit, à travers ses œuvres, le continuum de ce texte, le Code Noir, qui depuis des siècles, régit non plus l’existence des hommes, mais une pensée sociale qui n’arrive pas toujours à s’évader d’un cadre rigidifiant qui laisse peu de place à la « pensée du métissage […] qui nous préserve […] peut-être des limites ou des intolérances qui nous guettent, et nous ouvre […] de nouveaux espaces de relation » (Glissant 15). L’œuvre de Lima est une interrogation du texte de ce Code Noir, une méditation sur son sens profond ; aussi, l’investit-il comme on entre par une porte ; il le pénètre, l’habite, glissant ses propres images entre les différentes épaisseurs des mots. Sa démarche consiste à démanteler l’écriture de l’édit, ses phrases, sa pertinence, comme on détruirait une bête immonde pour enfin aller vers la renaissance. Toutefois, dans l’approche de Lima, c’est la problématique du corps qui prend le dessus. Pour l’artiste, la réhabilitation du corps est essentielle comme l’affirment les chercheurs William, Réno et Alvarez en rapport avec la crise de 2009 :

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La réhabilitation des corps est nécessaire pour construire la relation dans la société comme dans l’entreprise. Cette construction passe d’abord par une prise de conscience des causes et effets des sentiments de rejet, d’exclusion, de non-respect, de domination maintes fois exprimés durant le mouvement social. (154)

Les mots qu’il choisit dans le code, renvoient à ce corps dépossédé des esclaves, mais aussi au corps de souffrance de ceux qui, mutilés ou malades, deviennent « infirme » et « fragile » ; ce mot se répète, en gros plan, comme un cri, d’une œuvre à l’autre, « Fragile », car brutalisé par une histoire que nous ne connaissons pas. C’est donc l’épreuve de soi que Lima lit dans le code, qu’il perçoit et retranscrit dans son art. C’est à travers le corps souffrant que Lima dit son engagement de la politique à l’ontologique. À travers les fissures et les silhouettes noires qui hantent ses toiles, à travers cette colonne vertébrale torturée comme arrachée à cette forme blanche et spectrale qu’il lève le voile de l’ignorance. Le texte, en agent de souffrance, est alors coupé, gratté, brûlé, comme un juste retour des choses dans un rituel exorciseur ! La pratique plastique de Lima devient alors une arme ou plutôt la synthèse de toutes les armes qu’il possède : dessin académique, dessin numérique, peinture, grattage, collage. C’est grâce à ces armes qu’il évoque avec la liberté d’écriture qui lui est propre un grand nombre de thématiques qui traversent son œuvre avec fulgurance : marronnage, religion, commerce inéquitable, retour sur l’origine : Afrique, Inde. La contemporanéité des créations de Lima se lit dans sa capacité à dégager des émotions, à nous promener de la colère à l’apaisement, par le biais de détails simples en apparence, naïfs au premier abord, mais qui nous rattachent fondamentalement à une énergie du présent et à une dynamique constructive. Dans les toiles répétées en formats identiques, le signe définit l’écriture, porte le sens. Ramenés à leur essence, le trou noir, le cercle du tambour, la ronde des « léwozs »18, les croix de métal signifient l’histoire et se passent de narration. Les mots deviennent alors la peau de l’œuvre et l’entassement des êtres, dans ce resserrement du texte, les pores de cette société ; car le corps qu’examine Lima est également le corps social jeté dans le chaos des mots en pluie drue, dans le déferlement des flèches de métal tranchant ; là, dans le magma et l’amas des détails, c’est la fragmentation historique qui, comme Le léwoz est un des rythmes fondamentaux de la musique traditionnelle de la Guadeloupe : le Gwoka. 18

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celle du corps, apparaît par bribes. Toutefois, dans la tourmente de ces mots du code qui devient symbolique de l’errance, des entrechoquements que la société guadeloupéenne vit, entre postcolonialité et mondialité, l’artiste laisse apparaître un message d’espoir. Les visages affleurent dans l’accumulation des signes et des griffures, photographies d’hommes célèbres de héros : Césaire, Gandhi19, qui transparaissent et forcent le passage comme une espérance qui triomphe du désespoir. Le travail de découpe du papier, les masques d’or et figuration de matières précieuses se mêlent à la masse informe. Lima use du détournement de la fleur de lys qui cesse d’être alors symbole punitif pour devenir bijou ; il sublime les instruments de torture physique comme mentale pour en faire une aura, une exploration spirituelle. Son indianité se lit dans la grâce sophistiquée des bateaux de dentelle en couleurs vives, et étrangement dans les ors des masques africains. Lima se veut témoin de son monde, témoin de cet empilement d’êtres entre espoir et désespoir, entre lumière et ombre, entre l’agression destructrice des mots en lances meurtrières et la parole salvatrice des héros. Il explore le trauma pour en tirer une source de création. Conclusion Là où les idéologies ont défailli, et sans aucunement renoncer au refus et au combat que tu dois mener dans ton lieu particulier, prolongeons au loin l’imaginaire… Édouard Glissant : Traité du Tout – Monde (18) Cette citation d’Édouard Glissant semble caractériser le travail et l’engagement de Rovélas, Stonko et Lima, à la fois dans leur création, dans leur posture idéologique et dans leur dynamique militante. La particularité de l’engagement protéiforme de ces artistes guadeloupéens réside dans leur capacité à explorer le chaos, la crise, l’ombre pour y trouver le ferment de leur esthétique, la faculté de dépasser le trauma et de proposer à leur peuple un autre regard sur lui même. Michel Rovelas est aujourd’hui âgé de 76 ans ; sa vie et sa création ont épousé les méandres historiques et les luttes sociales et politiques de la Guadeloupe. Cependant, son œuvre, Thierry Lima est un indo-descendant d'où la référence assez fréquente à l'Inde et à ses héros, qui viennent s'ajouter aux renvois à l'Afrique et à l'ensemble de la Caraïbe. 19

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malgré son appartenance à l’U.P.L.G20, sa sympathie pour l’ARC21, ses prises de position nationalistes, ne peut être analysée en simple résonnance à un engagement syndicaliste, politique et social, car elle dépasse, par la complexité de son projet et de son affirmation esthétique, le cadre de l’activisme pour rentrer dans une dimension à la fois cathartique et poétique fusse-t-elle utopique ! Un désir poétique et d’une implication créative refondatrice : donner à son peuple un mythe, le mythe qui lui fait défaut. [car] La mise en contact de ces cultures ataviques dans les espaces de la colonisation a donné naissance par endroits à des cultures et sociétés composites, qui n’ont pas généré de Genèse (adoptant les Mythes de Création venus d’ailleurs), et cela, pour la raison que leur origine ne se perd pas dans la nuit, qu’elle est évidemment d’ordre historique et non mythique. La Genèse des sociétés créoles des Amériques se fond à une autre obscurité, celle du ventre du bateau négrier. C’est ce que j’appelle une digenèse. (Glissant 36).

C’est là, l’engagement principal de Michel Rovélas, celui qui compte aujourd’hui. Car sans mythe fondateur, ou comme le dit Édouard Glissant dans la digenèse des peuples composites, le peuple quoique libéré des contraintes millénaires des sociétés monolithiques, est en errance et peine à trouver sa trace « dans les trames des cultures » (Rovelas 4). L’engagement est une activité sociale, celui de Rovélas consiste aussi à prendre part à la construction identitaire par l’exploration du chaos et la création d’une mythologie. Pour Stonko et Lima, l’espace et le corps, autant celui des êtres que celui de la société servent de point départ à l’analyse qu’ils font des traumatismes qui pèsent encore sur la société guadeloupéenne, en injonctions venues du passé, en violence symbolique et discursive qui s’infiltrent dans toutes les failles et vrillent les esprits malgré le temps écoulé. C’est une confrontation avec la désagréable réalité qu’affichent Stonko et Lima sur leurs toiles, un hurlement pour le nécessaire réveil de leurs compatriotes, et ils le disent eux-mêmes, pour leur propre salut. Dans l’exposition Opéyi, les deux artistes montrent à quel point la Guadeloupe qui se veut moderne et affranchie des stigmates du passé, peine encore à se défaire des gangues discursives qui l’ont subalternisée. Depuis les 20 21

Union Pour la Libération de la Guadeloupe. Alliance Révolutionnaire Caraïbe.

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revendications de 2009, Le Mémorial Acte a été construit, marquant pour les uns, une étape importante dans la reconnaissance des traumatismes vécus par les Guadeloupéens, mais ne venant ajouter, pour d’autres comme le syndicaliste Eli Domota22, qu’une poudre aux yeux dans la vacuité des actions menées par le gouvernement français. En moins d’un quart de siècle, la trajectoire historique des îles de la Caraïbe semble s’être infléchie. Les progrès constants, qui depuis les abolitions de l’esclavage menaient les populations de l’asservissement physique et intellectuel enfermant les individus dans la dégradation ontologique à une conscience politique et culturelle valorisant aussi bien chaque être que les structures familiales et sociales, semblent ralentis, voire inversés. L’esprit de rébellion créative porté par de nombreux penseurs et leaders politiques tels Norman Manley (Jamaïque), CLR James (Trinidad), Aimé Césaire et Frantz Fanon (Martinique), Nicolas Guillén (Cuba) et leurs émules s’est réduit comme peau de chagrin pour laisser une place de plus en plus visible aux « malls », aux « reality shows » et à toutes les formes d’évitement et d’exotisme permettant de nourrir le fantasme des paradis caribéens. Dans la torpeur économique, politique et culturelle qui pèse sur tous ces pays comme sur la Guadeloupe qui vit elle, de plus, la difficulté de n’être ni un pays ni une nation, l’espace de revendication et d’expression est étroit. Les artistes, combattants isolés et désignés comme agitateurs, tels Rovélas, Stonko et Lima se sont donc emparés de la création comme d’une sonde, d’une arme, expurgeant la blès23, comblant les fissures, pour prendre part à la guérison et à l’avancement de leur peuple. Car « L’artiste dans sa position de magicien de l’âme, de récepteur intuitif, est celui qui ressent le mieux ce qui est enfoui au plus profond des êtres. Comme les autres, il est en blès, mais contrairement aux autres, il détient un pouvoir de révélation et sait transformer sa blès en énergie créatrice ». (DonatienYssa 17)

22 Eli Domota est le leader du LKP, mouvement qui a mené la grève de 2009 en Guadeloupe. 23 ...maladie psychosomatique... souffrance qui n'est pas seulement la conséquence d'un vécu individuel, mais l'intériorisation collective de siècles de rabaissement, de frustration, de fureur et douleur. (Donatien-Yssa 17)

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Écritures postcoloniales langues et traduction

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Écrire en situation postcoloniale : la francophonie en question Kahiudi C. Mabana, Professor of French and Francophone Literature Université des West Indies, Barbade Le concept de francophonie soulève un débat théorique et politique qu’il convient d’examiner du point de vue postcolonial. Quel type de rapport la francophonie entretient-elle avec le postcolonial ? Ou mieux comment concevoir la francophonie dans le contexte du postcolonial ? Il importera d’abord de remonter à l’origine de ces notions et de retrouver les fondements théoriques, idéologiques et culturels qu’elles comportent. Détracteurs et défenseurs de la francophonie s’affrontent dans une interminable querelle de mots et d’idéologies. Ainsi, les écrivains dits francophones se sentent marginalisés et voient dans la francophonie une survivance du néo-colonialisme, une dissimulation de l’impérialisme français. Et ces ambiguïtés délibérément entretenues par l’establishment semblent insurmontables à première vue. Dans Écritures en situation postcoloniales : francophonies périphériques (2013), j’expose ce malaise d’écrire en français pour les non-Français avec l’expression « francophonies périphériques », faisant écho à « littérature (s) — monde (s) » (Le Bris, Oana Panaïté) inspirée du « tout-monde » d’Édouard Glissant. Cette réflexion privilégie dans l’ensemble la périphérie plutôt que le centre. 1. Débat théorique et politique. Le débat sur le concept de la francophonie est de nature très complexe. Il a depuis quelques années largement dépassé les limites territoriales françaises pour embrasser une dimension beaucoup plus étendue, plus considérable. En quels termes se pose-t-il dans le cercle franco-français ou francophone français ? Si au départ, il était question de déterminer la langue française telle qu’elle est géographiquement répandue, conformément au vœu fondateur du concepteur Onésime Reclus, la réalité récente et actuelle que représente la francophonie montre clairement que la dimension politique a pris le dessus sur le plan

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culturel et international. En effet, la Francophonie institutionnelle fonctionne avec l’appui du ministère des Affaires étrangères et du Développement international dans lequel existe un secrétariat d’État chargé du développement et de la francophonie. Le culturel a été au fil du temps graduellement évacué au profit du politique et de l’économique. Pour preuve, on peut lire en chapeau sans froncer les cils sur le site internet officiel du gouvernement français, ce qui suit : La francophonie et la francophilie constituent pour la France et ses partenaires francophones une opportunité économique majeure. Les enjeux sont immenses. L’ensemble des pays francophones représente 16 % du PIB mondial et connaît un taux de croissance de 7 %. Dans le cadre de la politique d’attractivité engagée par le président de la République, tout doit donc être mis en œuvre pour renforcer la communauté francophone dans le monde, au service d’une croissance mutuellement bénéfique. (Source : http://www.gouvernement.fr/action/la-francophonie)

Ce chapeau donne la mesure de la réalité actuelle de la Francophonie. L’expression « francophonie économique » est désormais une réalité plus probante que la francophonie culturelle d’heureuse mémoire. Et de ce point de vue, il y a une ambiguïté, car les pays du Tiers-Monde francophone misent sur l’usage commun de la langue française pour revendiquer un traitement de faveur du genre : « Nous partageons avec vous l’usage du français, aidez-nous de façon préférentielle ou privilégiée. » La francophonie est soupçonnée de maintenir sous dépendance permanente les pays qui utilisent le français comme langue officielle ou de culture. Selon toutes les apparences, la réalité est loin de correspondre aux discours politiques de la Francophonie officielle, dans lesquels se ressent un relent de l’hégémonie française. Cette francophonie-là est soupçonnée de soutenir le néo-colonialisme, d’assurer la survivance de la politique coloniale d’assimilation et de l’impérialisme français. La Francophonie, parce qu’elle regroupe en son sein, toutes les anciennes colonies et les partenaires qui emploient le français comme langue officielle ou administrative, est souvent traitée d’instrument de la politique néocoloniale française. Elle dissimule mal une hégémonie française remettant sous tutelle ses anciennes colonies ou imposant ses

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vues à ses alliés. En plus, elle incorpore en son sein des pays qui n’ont été des colonies françaises, n’ont rien à voir avec la langue française. Signe d’un probable impérialisme non avoué, mais dont les retombées sont d’ordre économique et géopolitique. La critique la plus virulente à ce propos vient d’Ambroise Kom qui, dans un autre contexte, va jusqu’à parler de « malédiction francophone. » Son livre du même titre reflète une attitude agressive et négative vis-à-vis de la Francophonie officielle, allant jusqu’à remettre en question l’usage même de la langue française dans les territoires africains (Kom 2000). Quoique ce débat-là paraisse passionné et trop étendu pour être discuté ici, j’estime pour ma part qu’il faudrait le signaler à l’attention des non-initiés. 2. Rapport entre francophonie et postcolonial Comment s’articule le rapport entre la francophonie et la théorie postcoloniale ? Quittons en quelque sorte la Francophonie de l’establishment pour la francophonie des chercheurs. Il apparaît clairement que, de par la nature même de leurs objectifs, francophonie et postcolonial ne font pas bon ménage en France. S’ils devaient s’articuler, leur union ne serait que de raison. Yves Clavaron a fait l’état des lieux en 2005: Hormis les travaux récents de J. M. Moura, il est rare pourtant de trouver associées les notions de « francophonie » et « postcolonialisme » dans la critique littéraire française. Comme les littératures postcoloniales anglophones, les littératures francophones sont pourtant le produit de processus de colonisation chronologiquement comparables, même si la dynamique britannique a été plus forte que la française. La francophonie tend à privilégier le matériau linguistique et le rapport à l’ancienne métropole coloniale tandis qu’elle occulte l’environnement socioculturel. En revanche, la critique postcoloniale (essentiellement anglophone) insiste sur une détermination historique et affirme une autonomie politique et culturelle de ces littératures. (Clavaron 2005: 107)

Francophonie et postcolonialisme se repoussent mutuellement dans la critique littéraire française. Il n’est pas aisé de les juxtaposer simplement parce que ces notions ont deux acceptions originelles différentes. Si la première notion appartient au milieu français dans sa pure tradition, la seconde notion échappe à toute influence française et

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la dépasse. La francophone distingue une catégorie spécifique, liée à une langue, tandis que le postcolonialisme échappe aux contraintes et aux pesanteurs historiques qui pèsent de tout leur poids sur la francophonie. La francophonie fait primordialement corps avec la langue alors que la postcolonie, selon le terme d’Achille Mbembé, relève d’une épistémologie complètement différente de celle de la francophonie (Achille Mbembé). Que pourraient signifier les termes « francophonie postcoloniale ou postcolonialisme francophone » ? Ce qui semble de prime abord être un jeu de mots possède finalement une sérieuse gravité. Alors que francophonie postcoloniale désigne la francophonie dans le contexte de la postcolonie, le postcolonialisme francophone ne se conçoit pas aussi aisément qu’on l’aurait souhaité. J’aurais sans aucun doute tort de soutenir que le postcolonialisme francophone n’est pratiqué que par des chercheurs évoluant en milieu anglophone. La tension entre les deux concepts est encore bien illustrée au cours de ce colloque grâce entre autres à l’intervention lors de la plénière inaugurale de Michel Laronde lorsqu’il a parlé, avec raison, d’intersections, d’interpénétrations et de parallélismes dans sa tentative conciliante d’ « Articuler la francophonie et le postcolonial : À la jonction des littératures des immigrations ». Depuis près d’une vingtaine d’années, Laronde soutient plutôt le concept de littératures immigrantes de postcontact, estimant qu’il faudrait dépasser la binarité pour sortir du dilemme francophone. À quoi je réponds que la nature de cette binarité est tellement intrinsèque à ce que j’appelle le génie français, qu’il est difficile de tracer sa voie sans heurter l’ossature nationale française. Le français, propriété du peuple français, a statut d’emblème national et républicain. Protégée par l’Académie Française, consolidée comme langue constitutionnelle de la République, elle laisse peu d’espace au compromis ou à l’influence extérieure. Le monolithisme est tellement contraignant qu’en écrivant en français, l’écrivain se qualifie soit comme français soit comme francophone avec toutes les connotations péjoratives que cette dernière désignation comporte. Et cette césure semble inéluctable. La théorie postcoloniale opérée dans ces circonstances n’y trouve pas son compte, mais ouvre des brèches dans l’inamovible citadelle francophone. Jusqu’à ce jour, la majorité des chercheurs qui tentent cette approche évoluent en général hors de France, au Royaume-Uni, au Canada ou en Amérique. Lorsqu’ils sont en France, ils appartiennent à des

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départements d’anglais ou de littératures comparées. Ces chercheurs développent des concepts heuristiques susceptibles de leur permettre d’articuler un discours hors de l’establishment, tels : « poétiques transfrontalières » (Jacques Rancière), « littérature-monde » (Michel Le Bris), « littératures-mondes » (Oana Panaïté), unhoming (dépaysement, Mireille Rosello), French Global (Christie McDonald et Susan Rubin Suleimann), « francophonie périphérique » (Bernhard Pöll, Mabana). L’expérience montre suffisamment que le dialogue entre francophonie et pensée postcoloniale s’opère naturellement hors de France, initiative d’écrivains et spécialistes évoluant en dehors de la logique du centre parisien (Panaïté 2012 : 41 ; Mabana 2015 : 183). Dans Écritures en situation postcoloniale, j’ai particulièrement souligné cet aspect important : La francophonie s’est souvent limitée à la langue française alors que la théorie postcoloniale se passe de la langue pour examiner de manière globale des problèmes touchant à l’activité créative de l’esprit humain au-delà de la sphère linguistique. Elle vise l’interdisciplinarité, s’occupe de l’interlangue plutôt que d’une langue conservée dans sa pureté, de l’interstice culturel plutôt que d’une culture monolithique. Témoignage de l’exil, du déplacement ou de la déterritorialisation des individus et des cultures, elle vise le développement et l’évolution d’une langue dans son rapport dynamique avec les autres langues, dans un environnement transnational. (Mabana 2013: 6)

Ainsi, les notions d’identité et de nationalité sont à revisiter à la lumière des données récentes de l’histoire migratoire, de la littérature, de la philosophie ou de la psychanalyse. Les concepts de culture, d’identité ou d’altérité, s’inscrivent désormais dans un contexte dépassant l’eurocentrisme ou le dualisme occidental. En débordant des limites conservatrices du temps et de l’espace, le postcolonialisme semble approprié pour répondre aux données actuelles de la mondialisation. Ainsi, le métissage culturel jadis prôné par les tenants de la négritude Léopold Senghor peut être reconsidéré sous une perspective plus large et dépasser la dichotomie initiale essentialiste, raciale – Blanc vs Noir – pour joindre l’universelle notion d’hybridité, ce dont d’ailleurs rêvait déjà le poète visionnaire sénégalais. Est-il possible de concevoir la francophonie dans un contexte postcolonial ? Plutôt que de poser la question en ces termes, il serait de s’interroger comme l’aurait fait E. Kant, en reformant en terme de

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possibilité et se demander comme une approche postcoloniale de la francophonie est possible. C’est là que je perçois, comme de fil en aiguille, une filiation et une tentative de réponse dans la dynamique du décentrement qu’ont opéré et opèrent encore les mouvements de la négritude, de l’antillanité, de la créolité et de la littérature-monde. C’est en d’autres termes des francophonies périphériques que je conçois la possibilité d’une approche postcoloniale de la Francophonie. Si la francophonie relève fondamentalement de la matrice française et pose l’opposition francophone vs français comme un point d’ancrage, le postcolonial d’inspiration « anglophone » rompt avec l’unicité monolithique française et embrasse volontiers le pluralisme et la diversité. 3. Écrire en français : un défi face à une marginalisation programmée Le drame de l’écriture en français réside dans la nature discriminatoire du français et dans le purisme linguistique qui s’est historiquement attaché à cette langue: « Le français-langue draine un ensemble de présupposés assimilationnistes et colonialistes dont il ne se débarrassera peut-être jamais. Inflexible face à ses règles standards, il relègue automatiquement au rang de “l’Autre” tous ceux qui ne partagent pas sa culture, son origine, son génie. » (Mabana 2013 : 8) Esquissant les espaces francophones, Jean-Marc Moura range l’Afrique noire parmi les « francophones monolingues, mais où le français n’est pas autochtone (nombreux pays d’Afrique noire) » (Moura 1999: 25). Ce classement, aussi prestigieux soit-il, repose sur un flagrant mépris des langues africaines autochtones, lesquelles chez Moura ne possèdent pas de statut de langue. Je serais, pour ma part, tenté d’affirmer qu’il n’existe aucun Africain noir francophone monolingue. La théorie postcoloniale, récupérée comme une revanche du colonisé, amène à décentrer le discours vers la marge et à évaluer l’intervalle qui sépare celle-ci de l’ancien centre métropolitain. Le débat autour de la francophonie en tant que concept et institution, en tant qu’idéologie et praxis, est considérablement radicalisé entre défenseurs et détracteurs, tous convaincus d’avoir raison. Pour Ambroise Kom, l’auteur de la Malédiction francophone, l’écrivain francophone s’interroge sur le bien-fondé de cette institution avilissante et aliénante

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pour les anciens colonisés qui se sont vus imposer le français comme langue d’administration et d’écriture. À quoi sert-il de s’exprimer et d’écrire dans une langue imposée qui résiste à son génie naturel ? Vaut-il encore la peine d’utiliser une langue qui vous rejette et vous marginalise en tant qu’écrivain ou intellectuel non français ? À s’y méprendre, on dirait que la francophonie n’est rien de plus qu’un pur produit et une survivance de la politique coloniale française d’assimilation. Le rôle de la francophonie serait de maintenir dans le cercle français le plus de pays possible sous le prétexte de l’usage du français. Ce n’est pas du tout par hasard si les initiateurs de cette institution sont des présidents africains formés dans un contexte colonial assimilationniste. La dichotomie manichéenne français vs francophone est un sujet à questions sans réponses, une aporie. Dans le contexte des littératures francophones d’Afrique ou de la Caraïbe, Écritures en situation postcoloniale impliquent une conscience identitaire, politique, linguistique et idéologique qui anime l’auteur audelà des présupposés traditionnels de l’esthétique coloniale. L’acte d’écrire revient à faire fi des stéréotypes persistants, des idées préconçues qui marginalisent tout non-Français qui écrit en français. Les écrivains de la première génération se sont vus imposer des diktats de la part des éditeurs parisiens puristes gardiens du modèle d’écriture autorisé par l’Académie française ou paternalistes soucieux d’imposer leur culture comme modèle aux dominés. A été longtemps considérée comme une bonne œuvre des francophones africains et antillais celle qui, émaillée d’expressions petit-nègre et insolites, offrait aux Occidentaux le spectacle de sensations exotiques et du rire banania. Publier en français a longtemps été un défi au canon esthétique du centre. Pour ne citer que quelques cas, Senghor a payé les frais de sa parenté poétique avec Saint John-Perse. On disait de Césaire qu’il parlait le français mieux que les Français français. Jusqu’à ce jour, de tels réflexes colonialistes ou impérialistes n’ont pas tout à fait disparu. Au vu des répartitions géographiques, il est important de concevoir, non pas une, mais de plusieurs aires de la francophonie. Paris et l’Ile de France étant le centre, tout ce qui est en dehors constitue en mon sens déjà la francophonie, car j’estime qu’elle commence dans les banlieues métropolitaines. Et par effet de rotation, le centre peut bouger et se déplacer. Les communautés francophones en dehors de Paris doivent bénéficier d’une attention particulière et soutenue parce qu’elles sont en

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concurrence avec d’autres communautés linguistiques et culturelles. Il existe dès lors, non pas une, mais des francophonies périphériques, de véritables prolongements des banlieues de la métropole parisienne. Et il existe également des niveaux d’identification francophone (faible, moyen, intermédiaire ou avancé). Les contours de la francophonie subissent de sérieux changements si l’on considère la récente défection de certains pays du giron francophone – tels le Rwanda, le Burundi – en faveur du Commonwealth. La francophonie économique est devenue désormais une réalité au point que le linguiste congolais Mwata Ngalasso y voit paradoxalement un « carrefour d’ambigüités » comme il l’a exprimé dans le journal Le Potentiel du 14 octobre 2012: La Francophonie est devenue un gros « machin » où il n’est plus question que de fric et de froc, de bric et de broc. On y parle de plus en plus de la France et de ses alliances, de moins en moins du français et des langues partenaires. Les peuples sont loin d’y trouver leur compte en termes de développement et de mieux-être, alors que les États francophones d’Afrique se placent toujours dans les derniers rangs sur l’échiquier mondial. […] Sur les 75 États et gouvernements qui y siègent déjà, en tant que membres permanents ou observateurs, seule la moitié a le français comme langue officielle. (Ngalasso 2012)

Au niveau de la critique littéraire, il faudrait reconnaître avec Charles Forsdick l’inexistence des études francophones postcoloniales comme discipline autonome: Francophone Postcolonial Studies does not exist, at least not as a distinct, discrete discipline. Like the fragmented academic or critical traditions to which it is most closely cognate […] it exists between other disciplines and reveals a complex genealogy whose dominant aspects and affiliations appear to vary according to individual scholars’ needs, interests and preconceptions. (Forsdick 2003: 35)

Il n’est pas aisé d’en dessiner les contours, bien que les présupposés fondamentaux soient repérables dans le vaste corpus de thèmes, concepts et idéologies défendus par le postcolonialisme. Les écrivains et les penseurs s’y accommodent à leur gré, sans suivre des directives ni des schémas précis. L’écrivain francophone en situation postcoloniale se

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fraie un chemin qui n’est pas suffisamment exploré. Le dilemme consiste à opter entre une esthétique inspirée de la tradition standard française et une ouverture d’esprit postcolonial qui embrasse tout le domaine du vécu et de l’imaginaire. La difficulté émane de la jonction de deux traditions épistémiques aux téléologies opposées, de la concurrence de l’empirisme pragmatique anglo-saxon et du rationalisme français, entre lesquels le postcolonialisme voudrait instaurer des ponts et de points de convergence. Il est à noter parmi les inspirateurs explicites de la pensée postcoloniale la présence d’Aimé Césaire, Albert Memmi, Frantz Fanon et dans une moindre mesure de Léopold S. Senghor. Ce qui montre que le contexte historique de la négritude a favorisé l’éclosion d’une idéologie anticoloniale et d’un discours identitaire du colonisé. Ayant comme Maître Jourdain découvert que je faisais du postcolonial sans le savoir, j’ai par exemple rassemblé plusieurs articles dont trois spécialement consacrés à Tchicaya U Tam’ Si dans Écritures en situation postcoloniale : « Quoique tout cela soit acceptable, la question qui demeure est de savoir où s’arrête la lecture francophone et où commence l’approche postcoloniale dans l’étude de Tchicaya. En d’autres mots, où se situent les balises délimitant les sphères de chacune ?» (Mabana 2013 : 228)

La théorie postcoloniale se présente, par conséquent, comme une porte ouverte vers l’interdisciplinaire, le complexe, le métissage culturel, le fluctuant, le mélange générique ou la poétique hybride, que la critique française arrête par la barrière linguistique. C’est aussi là que réside le risque de la théorie postcoloniale, d’être une investigation toujours inachevée parce qu’elle embrasse, vaguement et d’un seul trait, plusieurs domaines à la fois complémentaires et contradictoires. Sous l’aspect d’une utopie politique, d’une synthèse idéaliste, d’une épistémologie irréaliste, elle vise l’imprévisibilité des résultats et la perméabilité des corpus d’études. Un article intitulé «'Grammarticalogylisationalism': the Reinvention of Language in New African Fiction » de Jane Bryce illustre un type concret d’analyse postcoloniale, elle recourt aux traditions linguistiques anglaise, pidgin, française, francophone, franglaise, camfranglaise (mélange français-anglais camerounais), à la musique africaine et caribéenne, au

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cinéma Nollywood pour étudier l’écriture africaine actuelle. Son constat final se résume à ce qui suit: “we can see the essentially impure strategies of representation of these verbal artists as a mode of refusal of a totalising narrative of 'Africa' or African history” (Bryce 2012: 190). Il est clair que l’analyse postcoloniale opère hors des pistes traditionnelles, perçoit la langue dans un contexte dynamique et pragmatique: Elle (Bryce) perçoit une évolution « continue » de la langue coloniale comme moyen de résistance et de survie dans les villes africaines, les banlieues des métropoles occidentales comme dans les camps rebelles (ou des réfugiés), les ghettos de la Diaspora. Ceci montre que les paramètres d’évaluation littéraire s’orientent dorénavant vers le possible parler-écrit, la découverte de l’inattendu, la « cross-culture » ou l’interlangue. D’où la nécessité d’un lexique adapté au besoin local et d’une terminologie syntaxique inédite, car la périphérie francophone commence déjà dans les banlieues parisiennes. (Mabana 2013 : 190)

Cette approche qui insiste sur l’usage polyphonique et hybride de la langue s’apparente parfaitement aux analyses qui s’effectuent actuellement sur la littérature créole. La spécificité de la créolité est d’opérer au-delà de la langue univoque, d’affirmer son identité antillaise face à toute nature englobante. La lecture postcoloniale permet de percevoir que le mouvement de revendication identitaire jadis initié par les tenants de la négritude poursuit son chemin à travers les littératures nationales, l’antillanité, la créolité et la littérature-monde. L’élan est le même, seul le discours change. Chaque temps a certes son langage, mais l’histoire se tisse à coup de crises, de remise en question et d’initiatives de survie. Il se dégage donc une nécessité, plutôt que de suivre aveuglément les directives de l’establishment, de critiquer et de repenser la francophonie en fonction des paramètres qui régissent actuellement le monde culturel et intellectuel universel. Comme quoi, la voix de la périphérie se frayer un chemin dans le roc monolithique de la francophonie. Conclusion Dans cette étude qui en réalité reprend des idées exposées dans Écritures en situation postcoloniale et dans la « Postface » au collectif Antillanité, créolité, littérature-monde, j’ai tenté d’explorer la possibilité d’une

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application de la théorie postcoloniale, et ce faisant, de situer l’écriture dans ce contexte. La piste postcoloniale telle qu’elle s’est développée chez les Anglo-Saxons ouvre des perspectives théoriques et pratiques insoupçonnées dans la mesure où elle libère l’imaginaire des francophones de certaines contraintes intrinsèques au canon rationnel français. Elle rend possible un bilinguisme fréquent dans la fiction antillaise et créole, elle justifie une analyse critique qui va au-delà de la langue unique en optant pour l’interlangue, ou la diversité. Tout cela mène forcément à une remise en question de la francophonie institutionnelle et oblige à repenser fondamentale la francophonie dans le contexte de la mondialisation, à l’ère de la postmodernité et de la poétique transfrontalière. En termes de genres, races et pouvoirs, la piste postcoloniale explore les diasporiques plutôt que les originaux, la diversité plutôt que l’unité, l’hybridité plutôt que la pureté. C’est cette orientation vers le tout-monde comme l’a spécifié Glissant qui justifie l’attraction qu’elle exerce sur les écrivains et chercheurs francophones périphériques. La démarche consiste à partir de la périphérie vers le centre pose en principe un problème de binarité qui n’est que conséquent de la nature même du débat qui est à la fois politique et culturel. C’est pourtant l’une des voies les plus efficaces pour la périphérie de se libérer mentalement et culturellement, ce qui n’est pas du goût des décideurs politiques. En proclamant la mort de la francophonie, le Manifeste de 2007 a certes provoqué un tollé général, mais il a épinglé une facette contraignante de la francophonie qu’on ne saura plus dissimuler entièrement. Bibliographie BRYCE, Jane. 2012. «'Grammarticalogylisationalism': The Invention of Language in New African Fiction. » Conventions & Conversions. Generic Innovations in African Literatures. Innovations génériques dans les littératures africaines. Ed. by Suzanne Gehrmann & Flora Veit-Wild. Trier: Wissenschaftlicher Verlag Trier: 175–93. CLAVARON, Yves. 2011. Poétique du roman postcolonial. Presses Universitaires de Saint-Étienne. CONSTANT, Isabelle, Kahiudi C. Mabana, Philip Nanton, eds. 2013. Antillanité, créolité, littérature-monde. Newcastle: Cambridge Scholars Publishing.

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La perspective postcoloniale et la question de la langue dans le corpus francophone Laté Lawson-Hellu Associate Professor of French and Francophone Literature Western University Ontario, Canada

Introduction Si la pensée postcoloniale permet de poser la question cruciale de l’histoire de la modernité dans sa déclinaison coloniale, elle ne se limite pas au constat de l’histoire, mais théorise les modalités d’appréhension des incidences de cette histoire sur le devenir des espaces qui en ont fait l’expérience. Sur le plan des études littéraires, la même pensée postcoloniale a donné cours à une théorisation dans laquelle le paradigme postcolonial devient en soi un mode d’intelligibilité et de lecture des œuvres produites par l’histoire coloniale européenne. Le paradigme postcolonial appliqué à la lecture du fait linguistique dans l’œuvre de fiction constitue un des résultats d’une telle perspective herméneutique, dès lors. Il s’agit, dans la réflexion proposée ici, de mettre en lumière la pertinence de certains des outils mis au point par la perspective postcoloniale dans la lecture du texte francophone et de sa pratique de la pluralité linguistique et langagière. La mise en rapport de cette perspective et de la question des langues locales, dans l’intelligibilité sémiotique et sociodiscursive des textes produits dans le contexte de la colonisation européenne, sera ainsi suivie de la présentation des outils d’appréhension de la propre question énonciative de la langue dans le texte appelé à ce titre postcolonial, qu’il soit francophone ou non. 1. Le cas d’étude : les écritures créoles Dans une étude intitulée « L’archipel littéraire créole »1, MarieChristine Hazaël-Massieux évoque la relation épistémique que les écritures littéraires des régions créolophones du monde entretiennent avec la problématique de la langue au regard de l’histoire coloniale qui les détermine. La discussion d’une telle étude permet de mettre au jour, Marie-Christine HAZAËL-MASSIEUX, ‘L’archipel littéraire créole’, Notre Librairie, no 143, janvier-mars 2001, p. 14-20. 1

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ici, la problématique plus générale des écritures francophones confrontées aux conditions historiques puis idéologiques et institutionnelles affectant la dimension identitaire de leur intelligibilité comme productions culturelles. Elle permet ensuite d’établir l’apport de la théorie postcoloniale dans la reconnexion entre l’écriture informée par l’histoire coloniale et l’expression identitaire qui la fonde également au regard de cette histoire. Dans son étude, M.-C. Hazaël-Massieux interroge notamment le degré de présence du créole comme langue dans les productions littéraires des espaces insulaires créolophones, permettant ainsi de poser la question idéologique et hégémonique de la langue unique par laquelle se comprend pour sa part la question francophone, mais aussi celle de la résistance par laquelle peut se concevoir la posture de l’écrivain issu de l’histoire coloniale devant un tel fait idéologique et hégémonique. Pour M.-C. Hazaël-Massieux, en effet, les littératures des régions créolophones du monde ne peuvent se définir ou se comprendre sans la prise en compte de leur déterminisme par la question de la langue, ou des langues, fort du principe de pouvoir qui, historiquement, fonde une telle question dans leurs espaces de référence : Après quelques décennies pendant lesquelles la littérature des régions créolophones est venue sur le devant de la scène, en raison à la fois du talent indéniable de certains auteurs, mais aussi plus prosaïquement parce que les débats sur les créoles ont à l’occasion été houleux, en tout cas toujours passionnés, il est intéressant d’examiner un instant les rapports de cette littérature avec les langues dans lesquelles elle s’exprime. On peut constater que dans toutes les régions, Caraïbe comme océan Indien, Haïti, comme Petites Antilles, Réunion ou Maurice comme les Seychelles ou la Guyane, cette littérature est toujours profondément soucieuse de la langue d’écriture : choix de la langue, le français ou le créole, choix du style, français standard ou français régional, créole acrolectal ou créole basilectal, et si maintenant des mémoires ou des thèses sont publiés sur les auteurs en créolie […] ou les écrivains de la créolité […], comme on veut les appeler, ces scripteurs eux-mêmes développent des théories de la littérature, proposent des interprétations, soulignent les combats qu’ils mènent pour ou contre la langue.2

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Ibid., p. 14.

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Pour la critique, il est ainsi souvent opéré, dans l’exemple de ces littératures, une distinction entre une écriture francophone et une écriture créolophone, mais sans que soit posée la question épistémique de la langue qui les caractérise : On a souvent opposé littérature francophone et littérature créolophone, mais les plus récents développements de cette littérature interdisent souvent de situer les auteurs d’un côté ou de l’autre. Si pour la littérature antérieure aux années 1970, il est assez facile de citer comme auteurs francophones, outre des auteurs célébrissimes comme Aimé Césaire (à qui les « jeunes » générations de la créolité ont pu durement reprocher de ne pas utiliser le créole), Édouard Glissant ou Maryse Condé, des auteurs qui, sans doute moins connus du grand public, ont laissé des œuvres en français intéressantes : on pense à René Maran (Guyane), Joseph Zobel (Martinique) ou Guy Tirolien (Guadeloupe), à Jean PriceMars, Jacques Roumain, Roger Dorsinville, Jacques-Stephen Alexis, Émile Ollivier, Marie Chauvet et beaucoup d’autres en Haïti, à MariusAry Leblond, Jean Albany, Anne Cheynet, Axel Gauvin, Boris Gamaleya à la Réunion ou encore à Léoville L’Homme (1857-1928), RobertEdward Hart ou bien sûr Malcolm de Chazal, Marcel Cabon, André Masson, Loys Masson, Jean Fanchette, Édouard Maunick et d’autres à l’île Maurice. Parallèlement, on soulignera les apports à la littérature créole d’auteurs comme Oswald Durand (Haïti), Gilbert de Chambertrand (Guadeloupe) […], Gilbert Gratiant (Martinique)… ; déjà des auteurs comme Justin Lhérisson (1873-1903) qui n’écrivent pas tout à fait en français, non plus d’ailleurs qu’exactement en créole, posent des problèmes aux critiques littéraires… Et que faire des Mémoires d’un Vonvon de Tonton Dumoco (Martinique, 1905) ? Ces écrivains écriventils en créole ou en français ? On est tenté de répondre ou bien « ni dans l’un ni dans l’autre », ou bien « les deux », selon le point de vue adopté. 3

Pour elle, cette distinction repose sur des bases politiques liées au contexte colonial et discursif d’émergence et de développement de chacune des deux écritures : Après 1970, la littérature francophone et la littérature créolophone continuent chacune à se développer, dans un climat souvent plus passionnel, et les échanges ne sont pas rares, où tel écrivain francophone reproche à un écrivain créolophone son obscurité, si ce n’est même 3

Ibid., p. 15.

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d’être un écrivain de second ordre qui ne manipule qu’une langue populaire peu propice à la vraie littérature, et où tel écrivain créolophone reproche à un écrivain francophone son manque d’engagement, voire le désintérêt qu’il manifeste pour ses racines, pour ses origines, lui, le « récupéré » des colonisateurs. 4

C’est à travers les propres développements de la recherche scientifique sur les créoles des diverses régions créolophones du monde, rappelle donc M.-C. Hazaël-Massieux, qu’il est apparu le principe de diversité qui les régit comme les autres langues importées dans ces régions, à l’exemple des langues coloniales.5 Pour elle, une telle diversité des créoles se double du travail de création individuelle des écrivains dans l’écriture créolophone, au point d’affecter la circulation de la production littéraire créolophone : Dans ces conditions, un auteur qui écrit dans la variété de son île n’a guère de chance d’être lu au-delà, et ne trouve donc pas d’éditeur qui accepte de s’engager dans une publication destinée à ne toucher qu’un nombre très limité de lecteurs : dans l’île même qui l’abrite, l’auteur, qui utilise avec beaucoup de courage, une langue non véritablement instrumentalisée, qui n’est pas dotée d’une orthographe reconnue, qui n’est apprise à aucun moment de leur éducation par les jeunes ou les adultes, se heurte à des lecteurs au moins réservés et souvent hostiles qui renoncent à aller plus loin que les trois ou quatre premières pages. Il faut dire que les auteurs créolophones ont en outre souvent des visées d’obscurité […], ou alors choisissent de recourir, pour éloigner au maximum leur créole du français, à un créole basilectal, qui, de l’aveu même des tenants d’une telle « déviance maximale », comporte de très Ibidem. Pour M.-C. Hazaël-Massieux, en effet : ‘C’est un peu plus tard qu’apparaît clairement dans la conscience du public la question de la diversité des créoles. En réaction contre l’opinion générale qui a cours dans les milieux peu ou pas informés, où l’on pense qu’il y a un seul et même créole qui réunirait des îles aussi séparées qu’Haïti et la Martinique ou les Seychelles et la Réunion, le développement des études créoles, les avancées des descriptions des divers créoles, ainsi que la parution d’œuvres littéraires en toute zone (parfois un même texte issu de la traduction d’une œuvre littéraire française permettait une comparaison aisée, et mettait à jour, pour les lecteurs, la difficulté de comprendre un certain créole, quand on en pratique un autre […]) ont permis de mesurer les différences très importantes qui séparent les créoles : différences phonologiques, certes, mais surtout différences grammaticales notables : là où le créole de Maurice dit ‘Sésil so lisyen in mòr’ (le chien de Cécile est mort) le Martiniquais dira ‘Chyen Sésil la mò’, et différences de vocabulaires sensibles, qui ne permettent guère l’intercompréhension.’, op. cit., p. 17. 4 5

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nombreux « trous » : le créole basilectal, utilisé à la campagne, est adapté à l’expression des réalités rurales, mais se trouve plus particulièrement défaillant s’il convient de parler de tout dans le cadre d’œuvres littéraires : d’où alors la création de très nombreux néologismes […] déjà évoquée, qui complique sérieusement la lecture de celui qui tente de découvrir ces œuvres nouvelles, déclarées incompréhensibles – et l’on ajoute souvent que c’est parce que le créole ne peut pas s’écrire…6

Dans la conclusion de sa réflexion, elle indique cependant combien de telles difficultés de circulation n’empêchent pas l’existence d’une littérature créolophone dont les termes esthétiques et discursifs demeurent les mêmes que ceux de la littérature francophone des mêmes régions, c’est-à-dire mettant en œuvre les conditions sociohistoriques de la langue et de son rapport aux questions identitaires des espaces de référence de l’écriture : Pour conclure cette trop courte présentation des langues dans les littératures du monde créole, on pourra souligner que, si, au premier regard, beaucoup d’éléments peuvent sembler communs entre l’océan Indien et la Caraïbe, tant sur le plan des thématiques qu’à celui des contacts de langues, il faut aussi constater que les courants ou plus précisément les « mouvements » littéraires ne développent pas les mêmes options. Si dans la Caraïbe le ton de la revendication anime fortement le courant dit de la « créolité », alors que se mêlent étroitement politique et littérature dans un cocktail assez détonant, la situation est plus directement axée sur les questions littéraires dans l’océan Indien, si du moins on en croit les éditeurs, qui expliquent par là des chiffres de vente bien plus importants que ceux qui sont évoqués pour des œuvres en créole dans les Petites Antilles. Il est vrai que la mise en œuvre par plusieurs auteurs dans les Antilles d’un français marqué par le créole (P. Chamoiseau, R. Confiant, G. Pineau…) et la possibilité de vendre de telles œuvres bien au-delà de leur île […], constitue sans doute, à l’heure actuelle un frein au développement des œuvres écrites en créole, auxquelles certains promettent de revenir… un jour ! 7

La réflexion de M.-C. Hazaël-Massieux pose ainsi la question identitaire sous-jacente aux écritures créoles et francophones, mais dans le postulat de l’évaluation de cette inscription du fait identitaire, tel 6 7

Ibid., p. 17-18. Ibid., p. 20.

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qu’exprimé par le biais de la langue, à un niveau quasi sociologique de l’œuvre produite. La re-situation de ce débat à partir de l’intentionnalité de l’écrivain ainsi qu’à celui, interne, du texte produit, devrait permettre de répondre favorablement aux questions soulevées. Une telle resituation permettrait en outre de mettre en exergue la contribution de la perspective postcoloniale dans ce qui se présente alors comme une redéfinition nécessaire du statut identitaire du texte produit plus généralement dans le contexte hégémonique du fait colonial. Nous emprunterons le biais de la question du discours rapporté dans l’énonciation littéraire pour poser une telle re-situation. 2. L’appréhension méthodologique : la langue des personnages La problématique du discours rapporté, qui fait intervenir au moins deux situations d’énonciation, celle du discours citant et celle du discours cité, constitue en effet un aspect d’intelligibilité de la pratique de la pluralité linguistique et langagière – ou plurilinguisme – dans le texte de fiction. Si, notamment, dans le texte de fiction, le discours citant relève du travail de narration dans le récit présenté, le présupposé de son adéquation avec la langue d’écriture du texte produit fait quasiment l’unanimité. Il en va autrement du discours cité et de sa langue. Ici, c’est le principe de la citation par lequel le discours cité s’inscrit dans le travail de la voix narratrice, ou dans le discours citant, qui se problématise. Y at-il adéquation ou non entre la langue du discours citant, c’est-à-dire du narrateur, et la ou les langues du discours cité, celles des personnages ?8 Dans la problématique du discours rapporté, dans le texte de fiction, malgré les spécificités des formes empruntées par le principe de la citation qui le définit, le travail du narrateur relevant de ce que la narratologie, chez Genette, identifie au récit des paroles des personnages ou autres énonciateurs pris en charge par la voix narratrice, c’est la prépondérance du discours cité – ou du personnage – qui fait l’unanimité, l’analyse du Dominique Maingueneau, dans son Manuel de linguistique pour les textes littéraires (Paris, Armand Colin, collection ‘U’, 2010), évoque certes, par exemple, la question de la langue dans le principe du discours rapporté, mais pour en relever l’impossibilité à induire la corrélation d’usage présupposée entre le discours direct et le discours indirect : ‘[…] Il est impossible de mettre en discours indirect beaucoup d’éléments qui figurent au discours direct : onomatopées, interjections, vocatifs, exclamations, énoncés inachevés, en langue étrangère, etc.’ (p. 181). 8

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récit de fiction, ou le lecteur, prenant en considération l’ensemble des paroles conférées aux divers personnages par l’entremise du narrateur pour l’intelligibilité du récit présenté. Pour rappel, les diverses modalités de ce travail de citation sont le discours direct, le discours indirect, le discours indirect libre et le discours narrativisé.9 La langue des personnages y demeure cependant une autre question. Dans le texte de fiction, c’est la dissociation introduite par la langue étrangère ou le niveau de langue différent, ou encore le parler social distinct du discours cité par rapport à la langue ou au langage ou encore au parler social du discours citant, qui fait conclure notamment à l’hétérogénéisation linguistique dans le texte de fiction10, autrement dit, au principe du plurilinguisme littéraire. Si, dans le cadre du discours rapporté, le principe énonciatif convoqué présuppose la prépondérance du discours cité – des personnages – dans l’appréhension d’ensemble de l’énonciation produite, il devrait en être de même dans la situation du plurilinguisme généré, où devrait également devenir prépondérante la langue – ou les langues ou les parlers sociaux – du discours cité. Une théorie du plurilinguisme qui partirait du principe du discours rapporté pour interroger la présence de langues autres dans le texte de fiction au regard de la langue dite principale du récit, ne pourrait donc ne pas intégrer ce degré d’importance nécessaire de la langue ou des langues, ainsi, du discours cité. Si la prépondérance du discours cité est reconnue dans l’appréhension énonciative de la situation d’ensemble du discours rapporté, il en est cependant autrement de son appréhension linguistique ou sociolinguistique dans le texte. C’est ici qu’intervient la réflexion postcoloniale, qui reprend le principe de la pluralité linguistique et langagière d’usage du récit de fiction pour y interroger l’intentionnalité de l’écrivain dans sa mise à contribution à dessein non plus uniquement narratif du matériel linguistique des espaces référentiels convoqués dans son écriture. Dans la mesure où de tels espaces sont inscrits dans une situation antagonique de pouvoir où la question linguistique constitue un enjeu pour les subjectivités individuelles et collectives impliquées dans le symbolisme discursif de l’écriture, la prépondérance éventuelle du discours cité, dans sa spécificité linguistique ou sociolinguistique, devient 9 Voir ici l’ensemble du chapitre 10, ‘Le discours rapporté’, du Manuel de linguistique pour les textes littéraires de Dominique Maingueneau, p. 181-219. 10 On rappellera ici que l’introduction de la langue ‘hétérogène’ se produit également dans la propre énonciation de la voix narratrice.

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un impératif. L’œuvre francophone, ou europhone11, qui témoigne d’un tel contexte référentiel antagonique, devient le lieu et la matière de la réflexion postcoloniale qui distingue dès lors la langue du discours citant – celle du narrateur, dans la plupart des cas – de celle du discours cité, la langue du discours citant étant également et généralement celle du fait colonial de pouvoir. Pour les écritures francophones, pour garder cet exemple, la langue du discours citant demeure ainsi la langue française du fait colonial reconduite dans l’espace post-colonial, lequel sert également d’espace référentiel à l’écriture produite. Dans la mesure où la situation d’hégémonie, alors, du fait colonial traduit, dans la langue de l’écriture, le présupposé institutionnel qui attribue à cette écriture la langue du fait colonial, une telle identité linguistique conférée à l’écriture ne tient plus compte que de la langue du discours citant, pour le principe du discours rapporté qui fonde ici aussi le travail de narration dans le récit. Parce que le sujet de l’écriture issu de l’histoire coloniale se situe de manière différentielle dans la langue du fait colonial, quand bien même cette langue constitue sa langue de pratique de l’écriture, sa position ontologique fondée sur le rapport différentiel à la langue du pouvoir ainsi convoquée se traduit, dès lors, par la mise en écriture de situations de pratiques linguistiques hétérogènes. Si par convention, ou par obligation institutionnelle, son écriture doit être inscrite dans la langue officielle du fait institutionnel qui reconnaît et valide cette écriture, c’est au niveau de l’ensemble des discours cités – des paroles des personnages, par exemple – que lui devient possible la restitution symbolique, dans l’écriture, de la langue minorée par le contexte hégémonique, laquelle langue son écriture est également susceptible de revaloriser alors12. La question d’identité et de revendication Voir Jean-Marc MOURA, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, P.U.F., 2013 (c1999). Le critique indique par œuvre Europole, l’œuvre produite dans l’une ou l’autre des langues européennes de l’histoire coloniale, à l’exemple de l’œuvre francophone. 12 En décrivant à travers le paradigme de la scénographie la scène énonciative particulière que se construit l’œuvre ainsi produite, Jean-Marc Moura indique justement en quoi le texte appose à cette scénographie la validité de son espace culturel de référence, mais une validité – ou une revalorisation – que le texte construit et qu’il utilise en même temps pour son autovalidation, en réponse à la minoration que le fait colonial aura conférée à cet espace culturel de référence : ‘Une étude de poétique postcoloniale se concentre non sur la situation d’énonciation de l’œuvre, concept linguistique transféré au plan sociohistorique, mais sur la situation d’énonciation que s’assigne l’œuvre elle-même (situation que l’œuvre présuppose et qu’en retour elle valide), et dont l’ensemble des signes déchiffrables dans l’œuvre peut être appelé la 11

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identitaire qui émerge ici ne permet plus la prise en compte de la seule langue du discours citant – le français, pour l’écriture francophone – dans l’identification linguistique ou langagière de l’œuvre de fiction ainsi considérée. La prépondérance que la question énonciative du discours rapporté accorde au discours cité devient également celle, identitaire et discursive, de la langue du discours cité pour le texte europhone ou francophone, ou encore postcolonial, suivant les catégories de la réflexion postcoloniale : L’auteur postcolonial a, de façon presque obligée, une conception forte de la littérature dans l’histoire, de ce qu’elle peut pour et dans la culture, de ce dont elle est capable pour les relations interculturelles. C’est pourquoi l’on peut parler de conscience culturelle. L’écriture, entreprise singulière, ne se détache pas ici de préoccupations collectives, qu’il s’agisse de traduire une expérience linguistique commune (Gilbert Gratiant, Raphaël Confiant et le créole), de traduire une expérience socioculturelle (la culture africaine pour Senghor, la société traditionnelle haïtienne pour Jacques-Stephen Alexis ou René Depestre), d’accepter ou de refuser tel aspect de l’histoire littéraire occidentale (le refus d’un certain exotisme par la plus grande partie de ces littératures, la reprise, à l’inverse, de certains mythes ou figures occidentaux, tel Caliban).13

Pour ce texte postcolonial, l’étude du plurilinguisme qui s’y déploie constitue, en somme, la marque du positionnement antagonique du sujet colonisé – ou post-colonial – face à la langue issue du fait colonial et constitutive de l’identité institutionnelle de son écriture. C’est aussi par le paradigme de la résistance qu’une telle posture antagonique est appréhendée dans les catégories méthodologiques de la théorie postcoloniale, et c’est dans cette perspective de résistance que les paradigmes ponctuels d’appréhension de l’hétérogénéité linguistique et langagière de l’écriture postcoloniale ont été développés. Il s’agira ici de présenter les deux paradigmes qui subsument le principe du plurilinguisme littéraire ainsi évoqué, tels qu’ils sont également intégrés dans la théorie postcoloniale14 : l’hétérolinguisme et le transpolinguisme. Ce sont deux paradigmes qui scénographie’ (op. cit., p. 119). 13 Ibid., p. 54-55. 14 Voir, par exemple, à cet effet, le chapitre ‘Langues et littératures’ de Littératures francophones et théorie postcoloniale de Jean-Marc Moura, op. cit., p. 83-118, et l’article de Laté Lawson-Hellu, ‘La textualisation des langues et la résistance chez Félix Couchoro’, Les Cahiers du GRELCEF, no 2, 2011, p. 245-260.

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traduisent les niveaux visible et non visible de l’introduction de langues autres dans la matérialité du texte proposé dans la langue institutionnellement conférée à l’écriture. 3. La conceptualisation : transpolinguisme

l’hétérolinguisme

et

le

Deux niveaux méthodologiques d’appréhension de la présence des langues dans l’écriture permettent donc de formuler la valeur discursive de l’insertion de langues autres dans la matérialité du texte de fiction, et particulièrement du texte de fiction produit dans un contexte d’hégémonie comme celui des écritures francophones : un niveau visible, dont rend compte le paradigme de l’hétérolinguisme, et un niveau non visible, dont rend compte le paradigme du transpolinguisme. La présentation de ces deux paradigmes est suivie, ici, de leur mise en contexte à partir de la réflexion de Marie-Christine Hazaël-Massieux sur la question de la langue d’écriture dans l’espace créole. C’est dans ce dernier cas que l’incidence du paradigme du transpolinguisme devient par exemple cardinale dans la redéfinition des écritures créoles elles-mêmes, d’un point de vue à la fois herméneutique et heuristique, ou encore épistémologique. Pour le paradigme de l’hétérolinguisme, il est désormais d’usage d’en référer l’émergence aux travaux de Rainier Grutman sur la littérature québécoise du XIXe siècle15, puis aux recontextualisations qui en ont été dérivées16 pour en faire un paradigme de la perspective postcoloniale17. Chez Jean-Marc Moura, ainsi, qui introduit la perspective postcoloniale aux études francophones, c’est par l’hétérolinguisme que l’écriture europhone se positionne dans l’antagonisme épistémique fondateur des champs littéraires europhones tel le champ littéraire francophone : En outre, un texte littéraire est très rarement uniforme du point de vue de la langue : il intègre plusieurs niveaux et diverses strates historiques Rainier GRUTMAN, Des langues qui résonnent. L’hétérolinguisme au XIXe siècle québécois, Montréal, Fides-CETUQ, 1997. 16 Voir en cela, par exemple, Laté LAWSON-HELLU, ‘Hétérolinguisme et roman d’Afrique francophone subsaharienne’, Revue de l’Université de Moncton, vol. 34, nos 1-2, 2003, p. 311-336. 17 Voir également en cela, et entre autres, L. LAWSON-HELLU, ‘La textualisation des langues et la résistance chez Félix Couchoro’, op. cit., ou J.-M. MOURA, Littératures francophones et théorie postcoloniale, p. 85-89. 15

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de son idiome principal, tels les romans d’Émile Zola, allant du registre de la haute bourgeoisie à celui des ouvriers ou des paysans. Il fait une place (variable) à d’autres langues, de l’emprunt lexical ou syntaxique […] aux dialogues en parlers imaginaires […] ou aux citations d’auteurs étrangers […]. Je désignerai cette présence de divers idiomes, cette pluralité langagière, par le terme d’hétérolinguisme18. Il s’agit d’une caractéristique des littératures europhones et son étude, engageant une sociostylistique des textes, permet d’aborder l’œuvre littéraire dans sa spécificité, comme le montre l’exemple canadien présenté par Rainier Grutman.19

Pour le critique, le champ europhone, du fait de son émergence dans le contexte idéologique de la colonisation européenne, ne peut que problématiser la question de la langue qui le définit. Entre la langue institutionnelle du champ et les références culturelles de ses écritures, l’écrivain devient un « passeur de langue », mais dans la mesure où une telle opération s’inscrit dans le refus de la mort identitaire. L’auteur francophone est souvent un véritable passeur de langue dont la création maintient la tension entre deux (ou plus) idiomes et parfois même, dans le cas de l’interlangue, rompt la norme linguistique afin de se forger un langage propre. Il est le lien entre une société où l’éducation étrangère n’existait pas – ou ne touchait qu’une partie minime de la population – et un monde où elle a commencé à se répandre. […] L’intérêt des œuvres de ces passeurs de langue est de « maintenir une tension entre la langue d’origine et le français, sans abandonner la partie au profit du français »20. L’hétérolinguisme est source d’un dynamisme créatif dont témoigne au premier chef la poésie de J.-J. Rabearivelo21.

L’inscription hétérogène des langues référentielles des univers fictifs créés par l’écrivain participe dès lors de la résistance de l’individu En note : ‘À la suite notamment de R. Grutman, qui le définit : ‘La présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale’ (Des Langues qui résonnent…, p. 37).’ ; J.-M. MOURA, Littératures francophones et théorie postcoloniale, op. cit., p. 85, note 5. 19 Ibid., p. 85-86. 20 Alain RICARD, Littératures d’Afrique noire. Des langues aux livres, Paris, Karthala / CNRS éditions, 1995, p. 152. 21 Notamment dans Jean-Joseph RABEARIVELO, Le Coup de cendres, Tananarive, Pitot de la Beaujardière, 1924 ; Sylves, 1927. 18

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confronté aux termes idéologiques du fait colonial, dans l’hier colonial comme dans l’aujourd’hui post-colonial de son écriture. On rappellera ainsi, pour l’hétérolinguisme, qu’il s’agit d’un paradigme qui permet « d’envisager à la fois l’hétérogénéité des langues et langages dans le texte, et l’intentionnalité discursive qui préside à leur mise en texte »22. Si de telles inscriptions prennent les formes matérielles de présence de mots étrangers dans la langue d’écriture, ou en affectent la cohérence syntaxique ou sémantique, par exemple, elles demeurent néanmoins au niveau visuel de leur appréhension.23 Il se peut notamment qu’une telle hétérogénéisation prenne également la forme implicite de la présupposition, où le travail du narrateur occulte la manifestation de la langue hétérogène des personnages, ou du discours cité, dans ce cas-ci, au profit d’une uniformité d’écriture qui n’est plus qu’apparente du point de vue de ses langues constitutives. Si, dans ce sens, le texte met en scène des locuteurs dont l’intelligibilité narrative et socio-référentielle indique une non-adéquation entre la langue qui leur est prêtée, celle de la narration, et leur identité linguistique référentielle effective dans la propre cohérence interne de la fiction, c’est à travers la modalité complémentaire du transpolinguisme qu’il devient possible de restituer de telles langues présupposées dans l’écriture et masquées par celle du narrateur. S’il est question d’un processus de traduction, c’est dans la pertinence de ce processus de traduction que la mise au jour des langues traduites, c’est-àdire non visibles, devient aussi une nécessité foncière pour l’intelligibilité du texte produit. Le paradigme du transpolinguisme permet ainsi de décrire un tel processus, et d’en rendre compte d’un point de vue critique : À la différence de l’hétérolinguisme, la transposition hétérolinguistique, ou transpolinguisme désormais, définit donc et permet d’étudier l’inscription plutôt in absentia de l’hétérogénéité linguistique dans le texte littéraire24. Par transpolinguisme, il s’agira dès lors de désigner ce processus particulier d’expression in absentia du contenu énonciatif d’une langue d’origine, L. LAWSON-HELLU, ‘La textualisation des langues et la résistance chez Félix Couchoro’, op. cit., p. 250. 23 Pour L. Lawson-Hellu, en effet : ‘Le paradigme de l’hétérolinguisme […] définit et permet d’étudier notamment l’inscription in praesentia de l’hétérogénéité linguistique dans le texte littéraire.’ (Ibidem.) 24 Référence ici à Laté LAWSON-HELLU, ‘Norme, éthique sociale et hétérolinguisme dans les écritures africaines’, in Semen, Revue de sémio-linguistique des textes et discours, no 18, nouvelle série, 2004, p. 96-97. 22

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langue-source, dans une langue d’arrivée, langue-cible, processus accompagné des marques énonciatives, explicites ou implicites, permettant de reconstituer l’identité (socio — ) linguistique du contenu énonciatif in absentia. Dans son fonctionnement, le transpolinguisme procède ainsi par biais et ne révèle l’inscription de l’hétérogène linguistique et langagier dans le texte que par détour.25

À l’image de l’hétérolinguisme inscrit, en tant que paradigme, dans la perspective épistémologique de la théorie postcoloniale, le transpolinguisme devient susceptible, lui aussi, d’intégration à la même perspective épistémologique de la théorie postcoloniale. On retiendra, enfin, que la formalisation des deux paradigmes en a proposé les modalités respectives d’appréhension et d’analyse, que ce soit pour le texte francophone, ou europhone, ou pour tout autre texte littéraire : D’un point de vue méthodologique, l’hétérolinguisme participe à la constitution du texte sous deux modes principaux repérables à même la matérialité du texte : soit par emprunt et intégration dans le texte, d’éléments linguistiques hétérogènes (sonores, graphiques, grammaticaux, lexicaux, syntaxiques ou même sémantiques ou connotatifs) par rapport à la langue principale ; soit par insertion, toujours par rapport à la langue principale, de termes étrangers accompagnés ou non de glose métaénonciative. Dans l’un ou l’autre de ces deux cas, on parlera respectivement de pérégrinisme et de xénisme […]. [D] » un point de vue méthodologique, le transpolinguisme procède de deux modalités principales : l’une, de mention, et l’autre, de présupposition. Si par la première, l’hétérogénéité inscrite dans le texte se révèle par des indications textuelles explicites de l’énonciation, dans la seconde, elle n’apparaît plus que par un travail de déduction, à partir notamment de la conjonction que l’analyse ou le lecteur est à même d’établir entre l’identité référentielle des énonciateurs (personnages ou narrateurs) et leurs contextes d’énonciation respectifs.26

C’est à ce niveau de la réflexion que la lecture du texte francophone de la Caraïbe, par exemple, dans sa mise en écriture de personnages issus d’espaces culturels et linguistiques autres que celui, français, de sa langue d’écriture officielle, peut désormais associer la langue de l’écriture à ces L. LAWSON-HELLU, ‘La textualisation des langues et la résistance chez Félix Couchoro’, op. cit., p. 251-252. 26 Ibid., p. 252-253. 25

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espaces culturels autres de référence et d’identification inhérents aux univers fictifs constitués. Le principe du discours rapporté, que convoque dans son intelligibilité le principe de l’hétérogénéisation linguistique ou du plurilinguisme dans le texte, le permettait déjà au niveau de l’énonciation dans le texte. Aussi n’est-il plus besoin, par exemple, du fait de la particularité même du principe du transpolinguisme, que le texte soit produit, à titre d’illustration, dans le créole de son contexte d’émergence pour devenir créole, du fait de l’identité créole de son univers créé et des personnages qui sont locuteurs du créole dans cet univers créé. Il en va de même de la redéfinition épistémique que permet un tel processus où la langue de l’écriture ne peut désormais plus se restreindre à la langue de travail du processus narratif, fort de l’intentionnalité de l’écrivain, et particulièrement de son intentionnalité militante et anticolonialiste lorsqu’il devient question d’un contexte marqué par l’histoire coloniale comme celui du fait créole. La relecture épistémologique que permet la théorie postcoloniale, quant au legs de l’histoire coloniale dans les productions culturelles issues de cette histoire coloniale, passe également par la question de la langue jusque dans la cohérence interne et identitaire discursive des fictions produites. Conclusion Pour la théorie postcoloniale, le débat entourant son émergence comme perspective herméneutique a été pour un moment circonscrit autour de sa capacité à rendre compte de l’antagonisme épistémique de l’écriture issue du processus colonial et traduisant l’expression de l’individu qui est en producteur face à l’histoire coloniale et à son fondement idéologique. Le risque était en effet sa reconduite des propres catégories normatives du fait colonial, ou sa collusion avec le discours colonial27. C’est cependant à travers la mise en discours – ou la mise en écriture – de cette expression de l’individu à travers des aspects fonciers de sa pratique scripturaire telle la question de la langue, que l’individu écrivain crée les conditions épistémologiques permettant à la théorie postcoloniale de proposer des paradigmes théoriques et méthodologiques qui dégagent sa propre intelligibilité de celle du fait idéologique colonial, pour les termes Ania Loomba en fait part notamment dans le chapitre liminaire de sa synthèse sur la perspective postcoloniale. Voir Ania LOOMBA, Colonialism / Postcolonialism, London & New York, Routledge, 2000 (c1998), p. 7 et suivantes.

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évoqués de ce débat. Le transpolinguisme et l’hétérolinguisme, avant d’être des paradigmes critiques, demeurent des modalités d’expression des subjectivités qui produisent des œuvres de fiction en y inscrivant leur rapport antagonique à un fait hégémonique générique. C’est dans ces conditions, pour clore le propos, que par ses personnages et par les langues locales qui informent son univers fictif, un roman francophone comme Ti Jean L’Horizon de Simone Schwarz-Bart28 devient créole et guadeloupéen, que Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain29, devient à son tour créole et haïtien, ou Pagli, d’Ananda Devi30, devient créole et mauricien, ou encore le Texaco de Patrick Chamoiseau31, qui demeure créole et martiniquais, parmi tant d’autres, s’il ne faut retenir que le cadre institutionnel littéraire de l’étude de Marie-Christine Hazaël-Massieux citée en début de réflexion. Il en va dès lors de la redéfinition même du fait francophone envisagé ici, telle que la perspective postcoloniale en formule également le projet pour l’œuvre postcoloniale qu’elle cherche à resituer dans ses collectivités d’émergence et encore d’intelligibilité. Textes cités CHAMOISEAU, Patrick, Texaco, Paris, Gallimard, 1992. Réédition Gallimard, Folio, 1994. GRUTMAN, Rainier, Des langues qui résonnent. L’hétérolinguisme au XIXe siècle québécois, Montréal, Fides-CETUQ, 1997. HAZAËL-MASSIEUX, Marie-Christine, « L’archipel littéraire créole », Notre Librairie, no 143, janvier-mars 2001, p. 14-20. LAWSON-HELLU, Laté, « Hétérolinguisme et roman d’Afrique francophone subsaharienne », Revue de l’Université de Moncton, vol. 34, nos 12, 2003, p. 311-336. LAWSON-HELLU, Laté, « Norme, éthique sociale et hétérolinguisme dans les écritures africaines », in Semen, Revue de sémio-linguistique des textes et discours, no 18, nouvelle série, 2004, p. 95-104. Simone SCHWARZ-BART, Ti Jean L’Horizon, Paris, Seuil, 1979. Réédition Points/Seuil, 1981. 29 Jacques ROUMAIN, Gouverneurs de la rosée, Port-au-Prince, Imprimerie d’État, 1931. Réédition Messidor, 1987. 30 Ananda DEVI, Pagli, Paris, Gallimard, 2001. 31 Patrick CHAMOISEAU, Texaco, Paris, Gallimard, 1992. Réédition Gallimard, Folio, 1994. 28

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LAWSON-HELLU, Laté, « La textualisation des langues et la résistance chez Félix Couchoro », Les Cahiers du GRELCEF, no 2, 2011, p. 245-260. LOOMBA, Ania, Colonialism / Postcolonialism, London & New York, Routledge, 2000 (c1998). MAINGUENEAU, Dominique, Manuel de linguistique pour les textes littéraires, Paris, Armand Colin, collection « U », 2010. MOURA, Jean-Marc, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, P.U.F., 2013 (c1999). RABEARIVELO, Jean-Joseph, Le Coup de cendres, Tananarive, Pitot de la Beaujardière, 1924 ; Sylves, 1927. RICARD, Alain, Littératures d’Afrique noire. Des langues aux livres, Paris, Karthala /CNRS éditions, 1995. ROUMAIN, Jacques, Gouverneurs de la rosée, Port-au-Prince, Imprimerie d’État, 1931. Réédition Messidor, 1987. SCHWARZ-BART, Simone, Ti Jean L’Horizon, Paris, Seuil, 1979. Réédition pointe/Seuil, 1981

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Traduire la créolité en poésie Nicole Ollier professeur de littérature américaine et de traduction Université Bordeaux Montaigne La symphonie des langues serait plus belle à vivre que la réduction à un monolinguisme universel, neutre et standardisé. Soyons-en sûrs, la lingua franca (langue française humaniste, sabir anglo-américain ou code espéranto) est toujours apoétique.

Édouard Glissant, Poétique de la relation, 126

La traduction postcoloniale, terrain d’étude privilégié La traduction serait un terrain privilégié pour observer la pensée postcoloniale à l’œuvre, si l’on en croit Maria Tymoczko, pour qui la « traduction littéraire interlangue offre une analogie avec l’écriture postcoloniale »1, cette dernière étant une forme de traduction2 : rappelons le sens étymologique du transport d’un lieu à un autre ou de passage repris par le We are translated men de Salman Rushdie, lequel ne voyait pas que perte dans ce passage3. Les deux activités impliquent de traverser les frontières culturelles, elles entraînent, selon Ashcroft et al. dans The Empire Notre traduction, « interlingual literary translation provides an analogue for postcolonial writing » (1999 : 19-20), cité dans Suchet, 9. 2 Dans le sens de déplacer les reliques des saints, « the transportation and relocation of the bones and other remains of saints. In this sense post-colonial writing might be imaged as a form of translation », Maria Tymoczko, 19-20. 3 « The word ‘translation’ comes, etymologically, from the Latin for ‘bearing across’. We have been borne across the world, we are translated men. It is normally supposed that something always gets lost in translation; I cling, obstinately to the notion that something can also be gained. » Salman Rushdie, Imaginary Homelands: Essays and Criticism 1981-1991, Penguin Books, 1992, http://www.goodreads.com/quotes/208698-the-word-translation-comesetymologically-from-the-latin-for-bearing, 5/12/2015. 1

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Writes Back, une tension entre l’abrogation de la langue du centre et l’appropriation du vernaculaire : in one sense all post-colonial literatures are cross-cultural because they negotiate a gap between ‘worlds’, a gap in which the simultaneous processes of abrogation and appropriation continually strive to define and determine their practice. This literature is therefore always written out of a tension between the abrogation of the received English which speaks from the centre, and the act of appropriation which brings it under the influence of a vernacular tongue. (Ashcroft et al. 1989 : 39)

Cette tension se trouve condensée dans le fameux « We has none » de Derek Walcott, qui triomphe des limites entre l’anglais d’Oxbridge et le créole4. Les Postcolonial Translation Studies sont injustement méconnues en France pour Hélène Buzelin, alors qu’elles « apportent une prolongation intéressante aux éthiques du traduire proposées notamment par Antoine Berman et Henri Meschonnic » (Suchet : 168) lorsqu’ils plaident pour « une traduction respectueuse de l’altérité du texte source » (Suchet : 169), et de l’hétérolinguisme qui y prévaut. Existe-t-il donc une spécificité de la traduction dite « postcoloniale » ? Dans quelle mesure croise-t-elle les enjeux de la pensée postcoloniale et de sa littérature ? Quels en sont les modes incontournables en poésie, genre fragmentaire, sujet à des conventions, soumis à une surabondance de contraintes esthétiques, prosodiques, rythmiques, spatiales ? Nous prendrons la créolité, définie plus bas, comme cœur de notre analyse appliquée à la poésie, pratiquée au sein d’un collectif. Notre démarche, d’abord théorique, tentera de définir les aspects de la créolité qui marquent la langue en dehors du créole proprement dit, examinera des stratégies et outils à la portée du traducteur postcolonial. À partir d’exemples précis, nous voyagerons ensuite à travers le corpus de poèmes pris comme entités singulières afin d’explorer les façons de rendre la voix des sans-voix, en étant attentifs aux marqueurs sociaux, parfois idéologiques, inscrits dans le registre de langue, à la valeur des aphorismes ; nous nous pencherons sur la traduction de certains jeux de mots et double 4

Cette expression est commentée par Figueroa (1970: 227-8), cité par W. H. New dans « New Language, New World » in Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, ed. (1995: 305).

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entendre, apanage des écritures postcoloniales, qui permettent sur un mode métaphorique de dénoncer la domination raciale ; nous observerons enfin dans ce cheminement fait de compromis combien le paratexte peut suppléer certains manques inévitables. QUELQUES RÉFLEXIONS THÉORIQUES

Créoles, créolité, créolisation et traduction Que serait donc « traduire la créolité en poésie » ? Comment rendre ce « monde diffracté, mais recomposé », né de ce « formidable « migan »’ dans ces « forgeries d’humanité » des îles, riches d’une tradition orale, pour emprunter les mots de Bernabé5 ? Le créole désigne d’abord celui qui est né dans la colonie avant de qualifier la langue de ces plantations et par extension, la cuisine, faune, flore, musique. Loin de parvenir à les déculturer, l’Européen va vers le parler des esclaves dans un phénomène de transculturation selon Romain Cruse, qui rappelle combien une langue créole caribéenne6 possède le plus souvent un lexique européen, une structure africaine et des influences amérindiennes et parfois indiennes7 8. Parce qu’il est surtout parlé dans les campagnes et les quartiers populaires des villes, peuplés de migrants ruraux, le créole est lié à la classe

« La Créolité, c’est « le monde diffracté, mais recomposé », un maelström de signifiés dans un seul signifiant : une Totalité. » (27) Les îles [...] ont été de véritables forgeries d’une humanité nouvelle, celles où langues, races, religions, coutumes, manières d’être de toutes les faces du monde, se trouvèrent brutalement déterritorialisées, transplantées dans un environnement où elles durent réinventer la vie. Notre créolité est donc née de ce formidable « migan » que l’on a eu trop vite fait de réduire à son seul aspect linguistique ou à un seul terme de sa composition. » (26) « Cette non-intégration de la tradition orale fut l’une des formes et l’une des dimensions de notre aliénation. » (35) Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphael Confiant (1993). 6 Pour Chaudenson, les créoles sont des langues ordinaires nées dans des conditions socio-historiques extraordinaires. R. Chaudenson, La Créolisation : théorie, applications, implications. Paris : L’Harmattan, coll. « Langues et développement » 2003, cité dans L’Espace géographique (2015 : 2). 7 « on dira que c’est une langue qui est née du contact entre deux groupes de personnes, Européens et Africains, et qui utilise le vocabulaire européen, mais la structure africaine. » Hubert Devonish, interviewé par Romain Cruse à Kingston, 1er juillet 2014. 8 Pour Glissant, le créole est « un compromis », c’est « une langue dont le lexique et la syntaxe appartiennent à deux masses linguistiques hétérogènes » (1990 : 132). 5

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sociale, au lieu et à l’activité9. En Jamaïque10, qui nous concerne ici, une seule langue créole s’est développée, le patwa, ou créole jamaïcain, qui a évolué, avec des variétés régionales, mais il est « compris et imité par les classes populaires de toutes les îles anglophones de la Caraïbe et des ÉtatsUnis. » (Cruse : 12) Dans le domaine de la traduction postcoloniale, le traducteur doit choisir une attitude éthique et esthétique avant de s’approprier un texte issu d’une culture qui a traversé la colonisation, a suivi un processus de créolisation et en garde des traces hétérogènes. Le passeur de textes doitil domestiquer la langue en ôtant ses aspérités ou en gommant les écarts pour la transformer en français métropolitain à la portée d’un lectorat néophyte ? Doit-il initier ce lecteur, le laissant au terme de sa lecture comme après un voyage, plus informé, sa curiosité aiguisée ? Doit-il accentuer sa différence pour le défamiliariser (foreignizing) ? Edward Said met en garde contre l’exotisation, représentant pour lui « l’exacerbation facile de la différence qui essentialise l’autre. » (Suchet 47) De fait, tout parti pris comporte une valeur idéologique, voire politique. Le travail présenté ici a été conduit à Bordeaux par le collectif de traduction Passages11, qui a choisi de faire passer des textes aux racines africaines et de façon privilégiée, des poètes d’origine caribéenne. Par souci de concision, seule sera examinée l’élaboration autour d’Olive Senior, reçue deux mois en résidence à l’occasion de la parution de notre anthologie bilingue, Un Pipiri m’a dit12 ; elle a participé à la relecture des épreuves et à la traduction de quelques poèmes inédits. Par son éducation, Olive Senior est une fille lointaine de l’Empire, héritière d’une double culture13. Elle a indiqué que sa fiction use de tous les registres du vernaculaire jamaïcain, ses personnages pratiquent le codeIl peut exister un « continuum créole » allant du créole pur (« basilecte ») à la langue coloniale, avec la langue tampon du mesolecte. R. Cruse (2015 : 8). 10 Le mélange se serait limité à deux groupes parce que la Jamaïque a été occupée uniquement par les Britanniques et qu’on y a amené uniquement des esclaves africains. 11 J’ai le plaisir de diriger ce collectif que j’ai créé au sein de l’équipe CLIMAS, dotée d’un site où figurent quelques-uns de ses travaux et activités : ils ne se limitent pas à la traduction en mots, mais aussi en images, musique, danse, à la scène et à l’écran. 12 Les références au texte seront faites à partir de cette anthologie, voir bibliographie. 13 Née dans un village de montagne, Olive Senior fut envoyée en ville recevoir une instruction secondaire coloniale selon le canon britannique et poursuivit des études supérieures de journalisme en Angleterre et au Canada. 9

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switching et elle-même use du « double-speak », qui permet aux lecteurs avertis de décoder les double entendre, jeux de mots, allusions : un défi auquel le traducteur ne saurait se soustraire. I did not find my literary voice until I allowed my characters to speak in their voices, employing the varied registers of the Jamaican vernacular which range from deep creole to Standard English. (Montout 11) I choose to use English or JC for the narrative voice, depending on the story I want to tell and the point of view that I choose. People in my stories do what linguists call ‘code-switching’, moving in speech along a continuum from Jamaican creole at one end to English at the other, sometimes in the same sentence, depending on the listeners and the situation. Like other Jamaican writers today, I engage in what is called ‘double-speak’ – writing with the expectation that it will be read by different sets of readers : those who understand English will read it at one level, and those who are schooled in the language and culture of Jamaican creole will read it at a deeper level, understanding more of the nuances of the language, including double meanings, puns and so on. (Montout 12) Hybridité Sa langue d’écriture est donc hybride, adjectif dont Neil Lazarus remarque qu’il est passé « d’un terme de dénigrement à un terme progressiste » (372). Hélène Buzelin souligne que valoriser l’hybridité remet en question le statut du traducteur, longtemps « agent bilingue et culturel » (92). C’est la voix de ses personnages qui inspire Olive Senior, voix que le traducteur s’attachera à rendre à son tour, avec ses sautes de registre, cette alternance entre l’écrit et l’oral, caractéristiques d’une langue créolisée, dans une démarche que pourraient guider les regrets d’Achille Mbembe concernant la pensée postcoloniale : « la réflexion française ne sait plus parler de l’Autre ou à l’Autre, mais à la place de l’Autre. » 14 Or, qu’est le rôle

14

Propos recueillis par Olivier Mongin, Nathalie Lempereur et Jean-Louis Schlegel, auprès d’Achille Mbembe, Professeur à l’Université de Johannesbourg et de Californie, Revue Esprit, décembre 2006, 121.

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du traducteur postcolonial ? Non de parler à la place de l’Autre, mais plutôt de rendre sa voix dans l’autre langue. En faisant parler ces « gens de peu », gens de l’ère postcoloniale que d’aucuns assimileraient volontiers au « tiers-monde », selon Deepika Bahri15, Olive Senior donne une voix aux sans voix, aux sans pouvoir, aux vaincus de la colonisation, aux subalternes. Dans ses poèmes, la dose de langue créole est subtile, rien de comparable à celle qui fut pour elle une pionnière, Louise Bennett : cette discrétion réclame une attention d’autant plus vive. Nous voyagerons sélectivement à travers quelques poèmes en considérant chacun comme une entité singulière, donnant à chaque personnage sa propre langue, sa propre voix. Le créole martiniquais Mais dans quelle langue rendre la créolité ? Judith Lavoie, citée par Hélène Buzelin comme par Myriam Suchet, a démontré comment les premiers traducteurs des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain avaient trahi « la fonction idéologiquement contestataire de ce sociolecte » en donnant au jeune héros une langue marquée par leur propre idéologie réactionnaire. Elle suggérait de se tourner vers la langue de la littérature antillaise, moins canonisée, pour accomplir ce décentrement et redécouvrir Mark Twain dans sa plurivocalité, ou, oserions-nous dire, sa diversalité (Buzelin 94). C’est le choix qu’a opéré Passages, rendre des accents jamaïcains en empruntant le créole martiniquais – peut-être une évidence géographique pour qui bénéficie de cette ressource privilégiée. Nous nous sommes gardés cependant de jouer les apprentis sorciers en nous improvisant natifs, au risque de « transformer le créole en « petit-nègre » »16. Nous n’avons pas suivi à la lettre l’avertissement d’Antoine Berman envers la transposition des sociolectes : « le traducteur ne peut se permettre de transposer les sociolectes dans des équivalents familiers. [...] Malheureusement, le vernaculaire ne peut être traduit dans un autre vernaculaire » (cité par Suchet 171). Mais nous avons usé de doses infimes de créole et avons pleinement adhéré à sa philosophie : « l’essence de la « Le glissement du « postcolonial » au « Tiers-Monde » est si répandu que c’est à peine si on le remarque. » Deepika Bahri, « Le Féminisme dans / et le postcolonialisme » in Neil Lazarus, 317. 16 Pinalie (2000 : 56), cité par Buzelin 99. 15

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traduction est d’être ouverture, dialogue, métissage, décentrement. Elle est mise en rapport [...] accueil de l’autre et de sa parole au sein de la langue cible » (cité par Suchet 171). Comme les meilleures lectures de Chamoiseau, Confiant, Glissant..., ne suffisent pas à rendre le lecteur bilingue ou plurilingue, nous nous sommes entourés de locuteurs de Saint Martin, Trinidad, mais surtout de la Martinique et Sainte Lucie, en la personne de Martha Bazile, qui puise ses origines dans ces deux îles à la fois. Par ailleurs, nous avons eu le privilège de pouvoir échanger chaque fois que nous le désirions avec l’auteur, toujours prompte à répondre précisément à nos apories. APPLICATIONS PRATIQUES : VOYAGE AU CŒUR DES TEXTES

Les « subalternes », du colonialisme au postcolonialisme Nous commencerons avec le poème qu’Olive Senior lit invariablement pour son auditoire. Il fait le lien entre l’arrivée des colons, et la descendance des colonisés des siècles plus tard, entre le colonialisme et le postcolonialisme. L’héritière « de cinq cents ans de servitude » (17), après avoir répondu aux caprices insatiables des touristes, se rebelle – révolte que rend le rythme heurté. Olive Senior nous a mis sur la voie des « dreadlocks » et par analogie, du rasta, ce qui a donné pour « [they] / want it dread », « Ils [...]/demandent du rasta » (17), qui bien sûr, par sa précision, ferme légèrement le sens. But still they want more want it strong want it long want it black want it green want it dread (16)

Mais ils en veulent toujours plus demandent que ça soit serré que ça soit long que ça soit noir que ça soit vert demandent du rasta (17) (chaque fois, c’est nous qui soulignons)

Sa langue orale fait peu d’entorses à la grammaire anglaise et le français de Martinique se démarque plutôt par le lexique du français standard : nous nous sommes contentés d’une forme orale pour « you have to born with that », « il faut être né avec » :

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you canon catch my rhythm// (for you have to born with that) (20)

tu ne peux prendre mon rythme// (pour ça, il faut être né avec) (21)

Par mesure de compensation, nous avons ajouté ailleurs une marque lexicale. Le « little chat », devenu « un petit causé », ramène l’intimité sociale sous les Tropiques : le rythme s’accommodait mal de la double négation, nous avons gardé le « tu ne peux », même s’il est soutenu. I want to feel you cannot take away // the sun dropping by every day for a little chat (18)

Je veux sentir que tu ne peux emporter// le soleil qui chaque jour passe faire un petit causé (19)

La voix des sans-voix Les histoires dites de cyclones, différenciées par l’année de passage du cyclone, 1903, 1944, 1951, 1988, racontent l’histoire de survie des petites gens qui doivent arrimer leur toit, colmater les ouvertures, réunir des provisions pour tenir le siège. Elles regorgent de vocabulaire pour décrire le quotidien, la flore (latanier, fromangier, allamanda, cassia, pui, pluie d’or, haie de pingouin, pomme étoile ou caïmite), la faune (la poule Sensey ou autres volatiles), la nourriture (chacklata, donkits, dokunu, yayama, cassave, oignon pays, herbe couresse), les vêtements (sampata, gole, mouchoir de tête – présent aussi dans les poèmes de Saint-John Perse, tel « Écrit sur la porte »), les accessoires (le panier hong-pong me). L’effet est exactement inverse de la flore érudite et résolument décentrée de Saint-John Perse qui participe du lyrisme déclamatoire : « campêche », « cannelier », « le fruit noir d’Anibe dans sa cupule/verruqueuse et tronquée », la « guilandine ou le mucune », des « plantes à siliques », « les gomphrènes, les ramies,/l’acalyphe à fleurs vertes et ces piléas cespiteuses qui sont la barbe des vieux murs »17. Ce 17

St.John Perse, Éloges and Other Poems, New York, Pantheon Books, Bollinger Series, LV, 1956, bilingual edition translated by Louise Varese, digitalised by the Internet Archive

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lexique, au contraire terre-à-terre, rigoureusement authentique, décrit le quotidien des gens de la campagne. Une fausse supériorité sociale, trahie par la langue L’histoire du cyclone de 1944 conte le récit d’une femme potomitan que son bon à rien de mari exploite comme son esclave. La belle-mère reproche à sa bru sa condition trop modeste. Or son langage dénonce l’illusion de sa propre supériorité ; “Mark My Words”, “Écoutez-moi bien”, contrefait un dialogue : Then (his mother complained) [...] he take up with this girl that don’t come from nowhere she dark she plain nobody know what he see in her when a man his caliber could get any girl he want (little most) Mark My Words she going cause him to turn again (28, 30)

Et puis (se plaignait sa mère) [...] le voilà qui se met avec cette fille on ne sait pas d’où elle vient elle était foncée, elle était ordinaire personne ne voit pas ce qu’il lui trouve quand un homme de sa trempe pourrait obtenir n’importe quelle fille (ou presque) Écoutez-Moi Bien à cause d’elle, il va se rabaisser à nouveau (29, 31)

Les conjugaisons en rupture avec l’anglais standard ont été remplacées par des triples négations, selon la langue orale antillaise : “personne ne voit pas ce qu’il/lui trouve.” Comme, plus loin : “No job he could find /worthy of a man of his abilities.” (34) devient “Pas le moindre travail il ne put pas trouver/digne d’un homme de ses capacités” (35). Les écarts grammaticaux ne sauraient être systématiquement rendus. Le traducteur est tenu par le souci de fidélité, mais à l’instar de l’écrivain postcolonial, lui aussi doit être sélectif s’il ne veut ensevelir son lecteur : pour Maria Tymoczko,

in 2011 : 16, 18, 24, 44, 52, 46. http://uf.catalog.fcla.edu/uf.jsp?st=UF001818305&ix=nu&I=0&V=D&pm=1

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Selectivity is essential to the construction of any piece of literature, [...] a literary translator chooses an emphasis or privileges an aspect of the text to be transposed in translation (eg. linguistic fidelity, tone, form, cultural content, or some combination thereof). [...] Another name for the choices, emphases and selectivity of both translators and post-colonial writers is interpretation. [...] Such a process of selectivity and interpretation is ideological and will inevitably invite controversy. (Maria Tymoczko 23-24) L’absence de la copule be dans “she dark she plain”, retranscrite à l’identique, donnerait du petit nègre : l’imparfait signale l’effet de discours rapporté : [selon elle], “elle était foncée, elle était ordinaire”. La belle-mère s’abrite hypocritement derrière la prétendue sagesse des aphorismes caribéens, tel “you mek yu own bed you must lie on it”, qui a donné lieu à son équivalent en créole martiniquais, “kon fè li-ou kon couché”, lequel restitue ses racines rurales à cette femme qui leur tourne le dos. Aphorismes, idiomatismes Dans “Initiative du bassin caribéen”, nous avions rendu une expression dont la forme rappelait un aphorisme, par une forme d’antillanisme, voisin de : “C’est pas tout ce qui veut qui peut” : Not all trunks will float. (40)

C’est pas tous les troncs qui flottent. (41)

À l’occasion, l’ajout d’un mot outil insignifiant rend une expression martiniquaise et apporte ainsi un parfum d’oralité là où l’anglais n’en présentait aucun, comme “tout pareil” (the same way) : Every Sunday dressed the same way to flaunt his glory (28)

Tous les dimanches habillé tout pareil pour étaler sa gloire (29)

Quand le mari perd son emploi, sa femme, qui nourrit sa famille grâce au travail de la terre, décide de vendre sa récolte au marché. Or ce métier

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de “higgler” représente une véritable institution de résistance économique féminine, le vocable devait impérativement marquer sa singularité, rendue par un écart modeste, mais sensible à travers ce terme local, “’tite marchande” (31). My father never wanted a higgler for a wife (30)

Mon père n’avait jamais voulu une » tite marchande pour femme (31)

Lorsque le créole haïtien s’invite dans le texte anglais, il fait de même dans le texte cible : comme cette formule rituelle utilisée dans les cérémonies vaudoues : louvri baryè pou mwen, « ouvre-moi la barrière » (4445). Le créole est le lot de ceux qui ne maîtrisent pas l’écrit, il sous-entend des relations de pouvoir, minorant les créolophones non instruits. Mülheisen indique que les traductions d’Olive Senior, Lorna Goodison et Joan Riley ont choisi des registres peu marqués pour rendre les parties créoles du texte. Elle note que le procédé d’étrangement « foreignization » est rare depuis les années quatre-vingt, ce qui n’empêche pas la polyphonie sociale bakhtinienne18. Le rêve des futurs exilés économiques dans l’Histoire de Cyclone de 1951 se traduit par une langue socialement marquée, difficile à rendre en français : la jeune mère veut partir à Londres poursuivre des études d’infirmière et se voit déjà de retour, diplômée. Faute de créoliser « mi whites nuh », nous avons rendu le « big job » par « un gros travail », immédiatement compréhensible. As soon as I graduate I’ll come back get big job (48) That time see me in mi whites nuh (48)

Dès que j’aurai le diplôme, je reviendrai j’aurai un gros travail (48) Alors tu me verras dans ma blouse blanche (49)

« Granny » prend un accent créole avec « Manman doudou » (53), et une correspondance bienvenue en créole martiniquais rend l’expression jamaïcaine « Hard-ears children », signifiant têtus, par « aux oreilles 18

Voir Mühleisen, 200, « From invisibility to register variation » : 243, 245, 246.

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raides », ce qui permet de jouer à la manière de l’anglais avec la surdité, « être dur d’oreille » « hard of hearing ». Hard-ears children can’t reach nowhere you will never amount to anything

Les enfants aux oreilles raides ne vont arriver nulle part Tu ne deviendras jamais quelqu’un

His ears weren’t hard he was just hard of hearing (52)

Ses oreilles n’étaient pas raides il était simplement dur d’oreille (53)

Olive Senior a évoqué l’importance de la notion de sel dans les croyances des Africains de la diaspora caribéenne19. Par ailleurs, « To suck salt », c’est « avoir la vie dure », on dit aussi « manger du fer ». Mais dans notre récit, primait la notion de dureté, celle de la pierre, associée à celle de l’eau de la mer (« Initiative du bassin caribéen ») : une fois écartée la soupe aux cailloux, trop métropolitaine, nous avons retenu l’expression « manger des pierres », reçue en Martinique, comme en métropole.

19

Though in 1951 when the hurricane struck they ended up sucking salt same as everybody else (Hurricane Story, 48)

Pourtant en 1951 lorsque le cyclone frappa, ils finirent par manger des pierres comme les autres (49)

For I know if I’m careful and I eat no salt [...] the minute that I’m dead, I fly straight back to Guinea. (« West India Cane Piece Rat (1821) » 216)

Car je sais que si je fais attention à ne pas manger de sel, [...] à la minute même de ma mort, je m’envolerai droit vers la Guinée. (217)

Cette croyance est évoquée dans le poème « Rat d’un champ de cannes... (1821) West India Cane Piece Rat (1821) » : les Africains de la diaspora caribéenne croyaient que manger du sel dans le Nouveau Monde les empêcherait de retourner en Afrique à leur mort.

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Un nouveau personnage de « ’tite marchande » s’illustre dans « Histoire de Cyclone, 1988’ ; le cyclone cloue les avions au sol et contrarie son commerce. Son vocabulaire reflète l’oralité vitupérante, « getting junjo » devient « mosi », qui se démarque de son équivalent français de France « moisi » tout en restant compréhensible. « [T] he roof decamp » offre une rime interne avec « from the damp » ; il a été rendu par l’expression « les tôles avaient pris la vole », qui tire une qualité poétique du rythme et des assonances, tout en introduisant ce qui chez Twain crée le charme dû aux brusques sautes de registre : l’exaspération de la marchande culmine avec son imprécation au « bon Dieu », « Lawd!» et l’expression de créole jamaïcain « To raatid!», rendue par un équivalent martiniquais « Voyé, chè! » No sale and her shoes

Pas de vente et ses souliers

getting junjo from the damp (since the roof decamp) and the rest sitting in the Customs, impounded.

mosis avec l’humidité (comme les tôles avaient pris la vole) et le reste de sa camelote était à la Douane, saisi

[...] Every morning she get up and she wail: Lawd! Life so soakup and no bail out. To raatid! (84)

à réfléchir. Tous les matins elle se lève et se lamente : bon Dieu! Avec la tête sous l’eau pas moyen de respirer. Voyé, chè! (85)

Autres marqueurs sociolectaux ou ethnolectaux « La Voie est claire » offre un récit de femme délaissée par un compagnon ingrat qui revient pour constater que la belle jeune fille du temps lontan n’est plus, elle a eu des enfants hors des liens du mariage, coutume qui se devait de trouver une expression créolisante : « mettre en caye » a traduit « the carpenter took me in », dans un contexte où de nombreux mots créoles pour désigner des référents locaux, gardés inchangés, contribuent à planter un décor rustique. « [J] ohnny cakes » a été créolisé en donkits, après une discussion sur leur appellation selon les îles de l’archipel caribéen.

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[...] my greying hair, a loosening of my pride (three sons with Mr Hall

[...], mes cheveux grisonnants, ma fierté distendue (trois fils avec Mr Hall

the carpenter who took me in) I lowered my eyes and tried to hide. (88)

le menuisier qui m’avait mise en caye) je baissai les yeux, tentant de me cacher. (89)

[...] a heng-pon-me with four days ration of roasted salted fish,

[...] un panier heng-pon-me contenant quatre jours de rations de poisson salé rôti,

johnny cakes, dokunu and cerasee for tea to tide him over to the SS Astrato lying in wait in the Kingston Harbour. (88)

des donkits, du dokunu et de l’herbe couresse pour le thé de quoi tenir jusqu’à l’Atrato tapi dans le port de Kingston. (88)

Expropriation, annexation, abrogation, appropriation La femme, vieille comme Mathusalem dans « La locataire indélogeable », est une résistante écologique et politique à la colonisation immobilière qui passe par l’expropriation, l’annexation, la destruction des repères : tous termes qui pourraient être transposés à la langue. Un vocabulaire châtié évoque d’abord la jeunesse d’une femme dont le corps a été « colonisé » par l’homme, avant que ces nouveaux intrus ne s’en prennent à sa terre : d’où une expression locale pour ce premier abus, nous avons rendu « each one claiming to be lord of the manor » par « chacun se déclarait maître caille », qui suggère un retour à l’époque de la plantation : in her lifetime she’s experienced nothing but upheaval and a succession of husbands, each one claiming

dans sa vie elle n’a connu que chamboulements et une succession de maris, chacun se déclarait

to be lord of the manor, each fading from the scene leaving her as lonesome queen or bereft first lady. (114)

maître caille, chacun s’éclipsait, la laissait reine solitaire ou première dame délaissée (115)

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La femme âgée désormais se déguise en « dread Warner », que nous avons adapté en « quimboiseuse » (120-121). Créole et sortilèges Cette notion de sortilèges et de superstitions s’est immiscée dans les conseils de jardinage ancrés dans la ruralité, dans le poème « Conseils et astuces » (124-131), avec des rites de gratitude et d’humilité envers la Terre : la langue des humbles a été rendue par l’expression « en cas où » suivi de l’indicatif, pour le plus anodin « in case ». [...] (you should also take a swig and rub some over your head in case there’s a snake). (124)

[...] (tu devrais aussi en boire une rasade et te frotter la tête avec en cas où il y avait un serpent). (125)

Les termes créoles ont pour la plupart été gardés tels quels : (wangla, bizzie lizzie, chaini wis,) ou bien ils ont été translittérés « Haricot Vigile », pour « Overlook Bean », « huile d’obligation » pour « Oil of Compellance ». Des connotations malicieuses résistent à la traduction, comme « cowitch », où manque le sorcier caché, invisible dans « un petit paquet ». Deux ajouts créoles vont alors s’efforcer de compenser ces manques : « avoir la grattelle » pour « itch and tremble », et « driver sur terre » pour « wander the earth » (126-127). Blanc et noir : métaphore raciale La couleur ne saurait être dénuée d’une double signification. Le poème sur le « Blanc », censé faire référence à la lessive, porte bien entendu sur la race et sur l’idéologie de la religion des Blancs qui associe cette prétendue non-couleur à la pureté. Celle qui lave le linge est désignée d’abord par « laundress », traduit d’une façon plus française de France par « lavandière ». Le contexte une fois établi, « washer woman » a pu être rendu par « lessiveuse », sans crainte d’ambiguïté avec le récipient pour la lessive. La coutume de mettre le linge au pré, dans l’expression martiniquaise « mettre au blanchi », place très justement l’accent sur le résultat, « bleach ». La servante, effrayée par les paroles de l’hymne protestant, « Take me and make me whiter than snow », en exergue du

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poème, compte, son heure venue, supplier Dieu de lui épargner ce traitement, « d’aller doucement sur le blanchi ». to Miss Dora the laundress who soaks clothes overnight to let them know who is mistress then beats them on the big rock and hangs them on the bush to bleach in the dew. (174)

à Miss Dora, la lavandière qui fait tremper les habits la nuit pour leur apprendre qui fait la loi puis les bat sur le gros rocher et les pend au buisson pour les mettre au blanchi à la rosée. (175)

[...] If ever I should arrive at them high-up place there, as a good washer woman I couldn’t hold mi tongue, I would duty bound to say, Lord, I glad I reach but I have to beg you Sar, please go easy with the bleach. (176)

[...] Si jamais je dois arriver dans leur endroit jusqu’en haut là-bas, en tant que bonne lessiveuse, je ne vais pas pouvoir tenir ma langue, je vais être obligée de dire, Seigneur, je suis contente je suis arrivée ici, mais je dois te supplier, Monsieur, d’aller doucement sur le blanchi. (177)

Double entendre La stratégie du double entendre était une méthode de résistance des esclaves pour ne pas être compris du maître, comme le soulignent Ashcroft et al. dans The Empire Writes Back : subject to a tragic alienation from both language and landscape, the transplanted Africans found that psychic survival depended on their facility for a kind of double entendre. They were forced to develop the skill of being able to say one thing in front of ‘massa’ and have it interpreted differently by their fellow slaves. This skill involved a radical subversion of the meanings of the master’s tongue. (146) Olive Senior a fréquemment recours au « double speak » et pas seulement au niveau lexical, mais dans une sorte de métaphore filée, ainsi dans le poème « Grain de poivre », où le grain de poivre ballotté dans la

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cale d’un bateau négrier symbolise le noir arraché à sa rive africaine et jeté comme une marchandise dans le Passage du milieu. Le traducteur gardera en tête que tout ce qui caractérise le grain de poivre doit pouvoir qualifier un humain traité comme une marchandise : thrown in [...] jumbled, shaken up, rolled together [...] black and shrivelled [...] tumbled into [...] Disgorged, spilled out, shell-shocked [...] parched and dried, my head emptied, till shock-still [...] shelled out, buck naked (210)

jetés dans le tas, mélangés, malmenés, roulés ensemble [...] noircis et fripés [...] ballottés [...] Dégorgé, vomi, traumatisé, [...] déshydraté, desséché, la tête vide, [...] sonné [...] vidé, nu comme un ver (211)

Un jeu de mots désigne l’insignifiance de la valeur marchande d’un grain de poivre, « peppercorn rental », pour lequel nous avons fait appel à une autre graine tropicale, l’arachide, ou plus exactement « trois cacahuètes » (211). Know that alone I’m of little value, like a peppercorn rental. All together, we can pepper your arse with shot. (210) [...] In your mad scramble to possess, devour me, remember, if you’d only allow me to do a striptease, slow, peel off my black skin, you’d be pleased – or shocked – to discove: I’m white below. (210, 212)

Sachez que seul, je ne vaux pas grand-chose, trois cacahuètes. Tous unis, nous pouvons pimenter votre cul de grenaille de feu. (211) [...] Dans votre course pour me posséder, me dévorer, rappelez-vous que si seulement vous me permettiez de faire un strip-tease, lentement, peler ma peau noire, vous seriez comblé — ou choqué — par la découverte : je suis blanc dedans. (211, 213)

La chute « je suis blanc dedans » pour « I’m white below » n’est pas sans rappeler la réflexion de Huckleberry Finn, parlant de son ami Jim, et c’est plus exactement son exclamation que vous avons rendue, « he’ s white inside ». Olive Senior a mis le doigt dans l’inédit « Dead Straight » sur un jeu de mots que nous n’avions pas perçu, même si l’intertextualité nous y invitait.

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Le tourisme a corrompu un paysage jamaïcain, les hôtels occultent la mer, et les palmiers, souillés par la pollution, se sont clairsemés : il fallait voir en filigrane de l’expression « palms greased », que les promoteurs ont graissé la patte aux élus pour pouvoir arracher ces arbres afin de mieux bétonner. Le sens était annoncé quelques vers plus hauts par ces hôtels « as thick as thieves », idiome traduit par l’expression idiomatique martiniquaise « gras comme des voleurs ». Nous avons dû opérer un compromis pour rendre le double entendre de ces palmiers/paumes, « les palmiers ont été dépouillés », ce qui garde l’idée d’appât du gain, tout en suggérant leur étiolement et leur raréfaction. [...] le nécessaire (avec mon aide) a été fait, on a graissé les bonnes pattes, signé les contrats. (« La locataire indélogeable, 119)

[...] all the necessaries (with my help) have been dealt with, the right palms greased, contracts signed. (« The Immovable Tenant », 118)

Pas la moindre percée sur la côte lorsque j’essaie de rentrer à la maison revenir vers toi, à travers une forêt d’hôtels gras comme des voleurs,

Not a glimmer of the coastline as I try to make it home to you through a forest of hotels as thick as thieves,

[...] Dans ce nouvel Eden, les palmiers ont été dépouillés, [...] (« Ligne droite mortelle »)

[...] In this new paradise, the only palms are greased, (« Dead Straight »)

Le livre publié. Le paratexte. Mühleisen rappelle qu’Olive Senior écrit aussi pour l’extérieur de la Caraïbe, avec les contraintes éditoriales que cela suppose, même si la mentalité des éditeurs a évolué : The strong dependence on a readership outside the Caribbean as well as the change in publishing practices was also pointed out by Jamaican writer Olive Senior: « we are entirely dependent on metropolitan publishers and all that it entails. » (« From badge of authenticity to voice of authority. » 203)

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À l’intention des écoliers qui étudient son œuvre, Senior a établi des glossaires, pour éclairer la flore, mais aussi les coutumes et l’histoire. Pour la publication, éprouvant nous-mêmes le besoin d’un degré de transparence, nous avons voulu partager nos hésitations et la voie de la résolution de certains problèmes. Pour Myriam Suchet, « l’inconvénient maintes fois souligné du glossaire est qu’il favorise moins la posture du lecteur que celle de curieux, ethnographe ou linguiste. » (144) Cependant sa lecture, offerte dans le paratexte pour qui la choisit, nous a semblé fournir un supplément linguistique, culturel, ethnographique compatible avec la version bilingue de la publication, et en harmonie avec les vœux de la femme poète. Maria Tymoczko ne sous-estime pas la valeur de ce paratexte pour apprécier la traduction et compenser le fait que tout ne peut être traduit : plutôt que de détruire l’équilibre d’une traduction en la saturant d’une information indigeste – et qui serait a-poétique –, ces annexes (avantpropos, postface, notes, etc.) peuvent contenir le surplus de sens et constituer de ce fait plusieurs niveaux textuels enchâssés : A postcolonial writer, by contrast, chooses which cultural elements to attempt to transpose to the receiving audience. (21) In the form of introductions, footnotes, critical essays, glossaries, maps, and the like, the translator can embed the translated text in a shell that explains the necessary cultural and literary background for the receiving audience and thus act as a running commentary on the translated work. (22)

Envoi : critères de réussite en traduction postcoloniale Après avoir, grâce à des illustrations multiples, exploré les principaux écueils de la traduction postcoloniale (négociation de l’hybridité langagière, du code-switching et du code-mixing, traduction des jeux de mots, débusquage des double-entendre qui ne sauraient être « écrasés » ou gommés), ses enjeux majeurs (rendre avec justesse la voix des sans-voix, des subalternes dans une langue autre, mais reconnaissable, marquer la différence de la créolité sans forcer la défamiliarisation ou l’exotisation), après s’être approprié les outils linguistiques offerts par la variété de la francophonie, comment peut-on penser avoir atteint l’objectif, avoir réussi sa traduction dans le contexte postcolonial, avoir rendu la créolité dans ce passage vers l’autre langue ?

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La traductrice du recueil Éloges de Saint-John Perse en anglais, en 1956 – où l’on ne parlait pas de traduction postcoloniale –, s’était aperçue qu’en voulant réviser sa traduction, elle s’apprêtait à pervertir ses intuitions par trop de réflexion. Louise Varese ne visait pas l’exactitude inaccessible – de sens ou de rythme –, mais, plus intangible, le ton juste : For the translator of poetry, the problem of exactitude is extremely complex: it involves not only the exact word, the precise sense, double sense more often than not, a corresponding rhythm (exactness being obviously impossible), and the reconciliation of often conflicting demands of sound and sense, but something intangible which Valery would call the tone. If the tone is not exact – that is, an echo of the original – a work cannot be called a translation. And this tone, this echo, can only be caught, if caught at all, in the first fever of discovery.

La fièvre de la découverte peut-elle être simultanée dans un travail collaboratif ? Olive Senior elle-même s’étonnait d’autant de ratiocination autour de nos choix. Nous essayons cependant de garder la spontanéité jaillie du dialogue, et de laisser trancher l’épreuve du « gueuloir », pour que prime l’oralité ; nous avons appris à échapper à la tentation du lyrisme, à éviter les clichés, accepter la simplicité, être ouverts aux surprises, ne retenir que des éléments choisis, accessibles, de la créolité. Nous ne saurions traduire sans nos traducteurs-relais, créolophones, dans cet « espace entre-deux » de « renégociation » évoqué par Homi Bhabha : the ‘inter’ – the cutting edge of translation and renegociation, the inbetween space – that carries the burden of the meaning of culture. And by exploring this Third Space, we may elude the politics of polarity and emerge as the others of our selves. (Bhabha 1994: 38-39, cité par Suzanne Mühleisen 258) La réception de notre travail par le public, par les lecteurs et par Olive Senior elle-même nous a rassurés sur la justesse du ton, la sagesse voudrait que nous nous en contentions — comprenant, avec Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphael Confiant dans Éloge de la créolité, que pour le traducteur comme pour l’écrivain postcolonial, « il faut [...] écrire au difficile, s’exprimer à contre-courant des usures [...] » et donc, dans notre cas, prendre des risques calculés, au risque d’être critiqués.

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La visibilité du traducteur peut-elle être garant d’éthique ? Christine Raguet professeure émérite de littérature américaine et de traduction Université Sorbonne nouvelle — Paris 3 Toute vie locale et régionale avait péri dans cet immense territoire ; la disparition des langages de la plupart des pays conquis en est la meilleure preuve. (Weil 39)

Placer la philosophe Simone Weil en exergue peut paraître inattendu pour évoquer la traduction post-coloniale. Toutefois, cette phrase extraite de « Hitler et la politique extérieure de la Rome antique » renvoie à deux notions-clés qui y sont mises en perspective : l’expansion coloniale – en l’occurrence ici celle de Rome, comparée à celle qu’espéraient mettre en place les nazis – et l’avilissement d’une part de l’humanité, quelles que fussent toutes les formes plus ou moins extrêmes qu’il prit. Ensuite, dans ce court extrait, une formule retient l’attention de tout traducteur : « la disparition des langages » qui accompagne la mort des traditions locales. Une fois ces quelques liens établis, il devient clair qu’ils conduisent au cœur d’un sujet central à la traduction en général, et à la traduction des textes de littérature postcoloniale en particulier, à savoir le rôle des langages1 et la relation entre leur survie et celle des cultures dans lesquelles ils s’épanouissent, ou qu’ils représentent. En second lieu, j’aimerais rebondir sur la notion de représentation, puisque je viens d’utiliser à dessein le verbe « représenter ». Liée à la mémoire, aux projections imageantes nées des perceptions, la représentation renvoie aussi à tous les facteurs sensoriels et au besoin de transmission par les actes de mémorialisation, la représentation est donc une notion ambiguë. Ambiguë parce qu’elle implique à la fois la matérialisation d’une réalité tangible et aussi la mise en forme d’une virtualité, comme le rappelait Bergson : 1

Sur la distinction langue, langage, parole, revoir Ferdinand de Saussure. Dans cet article, j’adopte cette distinction : langue = fonction du sujet parlant, instrument de communication, produit social ; langage = faculté d’utiliser la langue, de s’exprimer au moyen de signes; parole (discours) = réalisation individuelle, utilisation concrète des signes dans un contexte donné.

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(Q) u’ est-ce que penser l’objet A inexistant ? Se le représenter inexistant ne peut pas consister à retirer de l’idée de l’objet A l’idée de l’attribut « existence », puisque, encore une fois, la représentation de l’existence de l’objet est inséparable de la représentation de l’objet et ne fait même qu’un avec elle. (285) En littérature postcoloniale, compte tenu du poids du passé et de ses modes de représentation, la question du passage en traduction de toutes données à caractère amphibologique,2 tant par leur contenu que par la manière de les exprimer, n’est pas sans constituer un écueil récurrent à la traduction. Enfin, pour revenir aux propos de Bergson quant aux phénomènes de représentation par l’esprit, ils montrent tout simplement la dimension créative, consciente ou inconsciente de tout acte de représentation. Ils soulèvent aussi bien des interrogations sur la relation au présent, car qu’est-ce que la mémorialisation ? Qu’est-ce que la traduction ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est-ce que la lecture ? Les questions pourraient ainsi continuer à l’infini et toutes aboutir à une constante : celle d’une activité ajustée au temps présent. Par ailleurs, il serait hypocrite de nier l’implication personnelle du lecteur, de l’auteur, du traducteur, du spectateur, de l’auditeur, de l’artiste, de l’acteur, du conteur, bref de tous les acteurs en relation avec une représentation manifestée ou en-cours de manifestation. En conséquence, le transfert d’une part de remémoration sensorialité sur l’objet A, pour reprendre la terminologie bergsonienne, est indéniable. 1) « But slaves we are, and labour on another man’ s plantation » (Dryden) Esclaves au sens propre du terme, mais aussi esclaves du langage de l’autre, voici ce qu’il faut entendre dans cette citation. C’est pourquoi il m’importe ici de revisiter le traduire postcolonial en termes de relations de pouvoir, en général, ainsi qu’en fonction du positionnement éthique des traducteurs. Or même si j’écris en mon nom, je prends la liberté de 2

Amphibologie vient du grec amphibolos (ambigu) et logos (parole). Ce terme s’applique donc à une proposition porteuse d’un double sens, d’une ambiguïté. On parle aussi d’amphibolie (« Ambiguïté syntaxique, amphibolie des mots, – c’est le brouillard propice où vont germer les malentendus… », Jankélévitch 1957 (159).

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m’exprimer pour toute une profession, en dépit de ce que certains chercheurs ont, à juste titre déclaré notamment à propos de l’emploi du « nous ».3 Pour que la citation de Simone Weil fasse écho à celle de Dryden, il est possible de jouer sur la proximité entre les notions sousjacentes d’assujettissement, de travail et de langage – langage étant ici le mot-pivot. En effet, pour continuer dans cette voie, la reprise de la notion de langage en association à celle de patrie met au jour le rapport entre asservissement à un maître et liberté de parole, et ceci semble se vérifier quelles que soient les circonstances : Plus de deux siècles avant Jeanne d’Arc, le sentiment de la patrie, une patrie qui, bien entendu, n’était pas la France, fut le principal mobile de ces hommes ; et ils avaient même un mot pour désigner la patrie ; ils l’appelaient le langage. (…) Le comte, en les remerciant, leur dit que leur langage leur saura gré de cette action. Peut-on imaginer, pour des hommes libres, une manière plus généreuse de se donner un maître ? (Weil 57)4

Cet équivoque rapprochement entre la liberté, l’attachement à la patrie/à un maître et le langage n’est pas sans poser problème, surtout dans la perspective de la traduction postcoloniale. Longtemps la traduction a été perçue comme une forme d’attachement absolu à un maître, plus souvent d’ailleurs le commanditaire que l’artiste, si bien que la critique la plus commune revient à ne pas concevoir que les traducteurs puissent servir deux maîtres à la fois.5 En résumé, chez Weil comme chez Dryden, le langage – que je distingue de la langue – est le moyen par excellence de domination ou de sujétion, selon le point de vue. Il devient alors aisé de comprendre la difficulté que représente tout particulièrement la traduction postcoloniale qui a, par essence, toujours affaire à des textes linguistiquement multiples. Que les langues étouffées soient directement perceptibles ou non dans le Voir ce qu’écrivent Akrich, Callon et Latour sur l’emploi du « nous » : « Dès qu’un acteur dit “nous”, voici qu’il traduit d’autres acteurs en une seule volonté dont il devient l’âme ou le porte-parole. Il se met à agir pour plusieurs et non pour un seul. Il gagne de la force » (13). Cité par Christine Raguet dans « Jeux de pouvoir et traduction » (416). 4 C’est moi qui souligne. Le comte ici nommé est Simon de Montfort, comte de Toulouse (1215-1218), une de principales figures de la croisade contre les Albigeois. 5 Matthieu, 6, 24 : « Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. » (T.O.B.) Ici, il s’agit de l’antagonisme Dieu / argent. Franz Rosenzweig (55) : « Traduire, c’est servir deux maîtres » 3

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langage d’un (e) auteur (e), voire abusivement mises en relief. La question du statut de ces langues a déjà été largement débattue notamment par les sociolinguistes. J’ai moi-même souvent évoqué les difficultés, les contradictions engendrées par tout ce qui a trait à l’hybridité langagière, au métissage, à la créolisation, m’appuyant sur les travaux de Benoist (1996), Bhabha (1990), Glissant (1981, 1995,1996), Grutman (1997), Said (1993) et Spivak (1987, 1999). Afin d’illustrer ces quelques propos, j’aimerais donner deux courts extraits d’un poème que j’ai exploité ailleurs6 : je me suis amusée à réaliser plusieurs traductions de « Hatch » d’Olive Senior, ce qui m’a apporté une preuve tangible que même un lecteur unique n’a pas de lecture absolue d’un texte. Voici quelques exemples : what if i didn’ t want out if happy here floating from one end to the other what if i didn’t want out if happy here floating from one end to the other what if i didn’t want out if happy here floating from one end to the other what if i didn’ t want out if happy here floating from one end to the other

flood waters sweep me through the hatch

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et si je ne voulais pas sortir si heureuse en-dedans à flotter d’un côté jusqu’à l’autre « Couvée » et si je ne veux pas sortir si douce en-dedans à flotter d’ici-dans jusque là « Poindre » et si je ne veux pas sortir si douillette en-dedans à flotter d’un côté-ci et là de « Coque » et si je ne voulais pas sortir si heureuse en-dedans à flotter d’un côté jusqu’à l’autre « Bonde »

le déluge m’expulse hors de la couvée « Couvée »

Voir Raguet, « L’écriture traductive est-elle toujours un “sable mouvant”? ». Le poème d’Olive Senior a été publié sous le titre « Éclosion », dans Un pipiri m’a dit, traduit par le collectif « Passages », sous la direction de Nicole Ollier en 2014.

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flood waters sweep me through the hatch flood waters sweep me through the hatch flood waters sweep me through the hatch

un flux liquide m’enlève poindre « Poindre » un déluge m’expulse de la coque « Coque » un flux liquide m’emporte par la bonde « Bonde »

À partir de cet axiome de base que toute lecture reste ouverte, il devient clair que la traduction l’est tout autant, donc, pour reprendre la pensée de Berman, tout texte appelle retraduction. Alors, comment admettre l’asservissement au maître linguistique qui imposerait sa norme ? Car là est bien le problème : celui de la normativité qui même si elle n’entraîne pas nécessairement des manifestations de pouvoir, va infléchir la posture éthique. Ce n’est guère qu’en reconnaissant l’existence et le travail des traducteurs, qu’il est possible d’espérer qu’ils auront une attitude éthique. Ou pour le moins qu’ils endosseront leurs choix et leur positionnement traductifs. Combien d’éditeurs, trop heureux de vendre le nom de leurs auteurs, effacent ceux des traducteurs ? C’est en commettant cet acte de pouvoir, de domination sur un texte qui ne fut, n’est pas et ne sera jamais le leur, qu’ils abjurent le droit de libre expression. On voit bien le danger de la traduction-soumission dans un cadre normatif. Les défenseurs de la normativité s’attachent ainsi à un état, un langage, un maître, un figement et refusent toute reconnaissance de mouvance, de devenir, de processus, de rhizomation, si je puis me permettre ce néologisme. Donc, qu’opposer à ce désir de perpétuation par l’absolu ? Que peuvent proposer les traducteurs de textes postcoloniaux pour la survie des cultures et comment élaborent-ils leur représentation ? 2) « Much have I travelled in the realms of gold » (Keats)7 Ce vers de Keats me séduit pour différentes raisons : comme tout traducteur littéraire, j’aime jouer avec le littéraire, avec les mots et avec tout ce qu’ils cachent et ce qu’ils pourraient révéler. En quoi ce vers est-il un régal ? Peut-être tout simplement parce que Keats l’a écrit pour signifier qu’il découvrait l’inspiration grâce à une traduction…, celle qu’avait faite Chapman de Homère. Mais aussi parce que l’étymologie du mot anglais 7

Written in October 1816, first published in The Examiner, 1st December 1816.

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travel renvoie tout autant à voyage qu’à travail8. Donc, traduire, c’est voyager dans le temps, l’espace, les mots, les cultures et les travailler jusqu’à l’inspiration – inspiration trop souvent limitée aux auteur (e) s. Cette exploration, Keats la conçoit comme un déplacement vers « the realms of gold »9. Toutefois, traduire c’est travailler et voyager avec les représentations et dans le cadre postcolonial ces représentations sont directement associées à la mémoire du passé et peuvent même se manifester dans des actes de mémorialisation, comme le signalait Peschanski : « la mise en récit publique d’un passé convoqué dans le présent pour l’avenir ». Pour l’équilibre de mon propos, j’exclus la mémorialisation monumentale ainsi que toutes les formes artistiques ou humaines autres que l’écriture. Tout acte de mémorialisation a pour objet de donner au groupe le sentiment d’ériger un monument qui établira le sens de son état présent : fût-il colonial ou postcolonial. La mémoire est alors instrumentalisée afin d’être mise au service d’une construction qui a pour objectif de nouer des liens nationaux ou communautaires, comme l’entendait à sa façon le comte Simon de Montfort lorsqu’il parlait de langage, au sens de patrie, en appelant ses hommes à le reconnaître comme maître. Donc le risque d’infléchissement est grand. C’est pourquoi reproduire tous les binarismes antérieurs, comme traduction littérale/traduction libre ; lettre/esprit (Berman) ; sémantique/objet de communication (Newmark) ; covert/overt translation (House) ne semble plus productif depuis déjà longtemps, car envisager de situer la production entre deux extrêmes, c’est admettre un facteur d’opposition et nier toute possibilité de rencontre ou de complémentarité. C’est également passer par un stade d’évaluation, voire d’exclusion, qui risque d’aboutir à une classification selon un étalonnage normatif que l’éthique traductologique ne peut admettre. En conséquence, si l’on veut mieux comprendre comment s’articulent les phénomènes de représentation et de mémorialisation en traduction, faire intervenir mémoire et perception peut offrir des pistes de recherche constructives. Pour cela, l’on peut postuler que traduire, tout comme représenter, c’est se reposer sur les projections imageantes nées des travel (v.) late 14c., « to journey, » from travailen (1300) « to make a journey, » originally « to toil, labor ». The semantic development may have been via the notion of « go on a difficult journey, » but it also may reflect the difficulty of any journey in the Middle Ages. Replaced Old English faran. 9 Intéressant détournement d’une conquête coloniale… 8

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perceptions, sur le travail des sens, à savoir leur voyage dans les textes en quête de ce qu’ils évoquent et ce qu’ils suscitent. Alors, on constate que de nécessaires déformations se mettent en œuvre au cours de ce processus dans le cadre de l’ajustement au présent de la lecture et de l’écriture. Dès lors, peut-on concevoir une représentation ou une traduction acceptable par tous ? Non, d’autant que si l’on reprend Bergson, représenter, c’est donner une existence. C’est à ce stade que le degré de subjectivité des lecteurs et des producteurs est à prendre en considération et à moduler. Moduler comment ? Peut-être en maintenant ouvert le champ des lectures possibles. Le souci de mémoire, de remémoration, de construction de soi et de la construction du texte et du récit sont au cœur du roman de David Chariandy, Soucouyant /Soucougnant qui va me fournir quelques exemples. Pourquoi ce roman particulier ? Parce que le narrateur découvre son passé à travers la mémoire défaillante de sa mère atteinte de démence présénile. Ce récit est révélateur de l’écriture postcoloniale : il repose sur l’indicible, le non-dit, l’absence, le blanc, le creux. Sur un passé occulté, à la fois très présent et totalement gommé. Il est également remarquable en ce qu’il procède, à sa façon, à l’élaboration d’un monument, à une forme de mémorialisation de l’objet central : le soucougnant. D’une part, par la voix incontrôlée de la mère, enfin libérée de ses inhibitions, car comme l’énonçait Freud en 1926 : « Bien des inhibitions sont manifestement des renonciations à une fonction motivée par le fait que son exercice provoquerait un développement de l’angoisse » (1965 2). D’autre part, par celle d’un frère poète, donc créateur. Les illustrations suivantes sont tantôt la matérialisation des figures obsessionnelles de la mère – sous la forme de différentes graphies plus ou moins achevées du mot soucougnant, tantôt des mots, des expressions comme dementia, cola, blow jobbb, et des figures plus explicitement reliées au traumatisme de la mère. Il paraissait délicat de les traduire, sinon à se prêter à une projection créative autre, sous forme d’adaptation. Il n’aurait pu s’agir d’équivalence de situation, car procéder ainsi c’était opérer un changement d’espace linguistico-culturel et ôter une part de son altérité à l’œuvre. Ici, la traductrice a tout simplement révélé sa présence en reportant les formes de l’original dans la traduction. Cas de manifestation de la visibilité par la nontraduction.

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Ces représentations manuscrites reproduites à l’identique dans la traduction : elles sont tout à fait comparables à des œuvres originales d’art brut. Pour les lecteurs, certaines semblent avoir été réalisées par l’héroïne du roman, qui gagne ainsi le statut d’artiste, d’autres l’ont été par son fils poète, le frère du narrateur. Elles aident à passer de l’impossible verbalisation à l’exprimable sous forme scripturaire, si bien que toute tentative de « traduction » ou d’adaptation aurait risqué d’altérer la perception de l’œuvre ; c’est la raison pour laquelle, volume original et volume traduit les ont transférées à l’identique, comme des œuvres d’art, des monuments-témoins qui méritaient d’être conservés en l’état. J’admets qu’une telle posture peut faire l’objet d’un débat sur la visibilité ou nonvisibilité des traducteurs. Or, tout choix traductif, même s’il est une

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reproduction à l’identique, est une marque. Donc en ne touchant pas à ces hésitations graphiques, la traduction reporte l’insoutenable : une forme d’indicible qui propose de muettes figures sibyllines pour répondre aux propos du narrateur : « The stench that seemed to cling to words like aphasia and agnosia and apraxia … » (Soucouyant 40)/« La puanteur qui semblait attachée à des mots comme aphasie et agnosie et apraxie… » (Soucougnant 48) Par ailleurs, l’indicible se manifeste de diverses manières dans le texte, notamment par la rétention d’information en rapport à des situations de souffrance, qui sont à l’origine du mal. Dans le cas d’Adele, la mère, il s’agit de son enfance à Chaguaramas, puis de son déplacement à Carenage (Trinidad) et de tout ce qui s’y rattache, comme le sens des dénominations toponymiques, qui met en relief le poids de la transmission de personne à personne – autre forme de mémorialisation. The old woman had long memories and the proper names for things. She knew the meaning of Chaguaramas itself. (…) They were dispersed, these people, but their voice still haunted the place. Chaguaramas. The old woman knew the meanings of other names too. Carenage, for instance. Named after the Spanish ships which anchored there long ago to be careened. Cleaned of barnacles and made sleek and efficient again after the trips from Africa. « What were they carrying?» Adele once asked. ‘Ghosts,’ the old woman answered, a smile of exactly five white teeth. Soucouyant, 181-2. (c’est moi qui souligne)

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La vieille femme avait des souvenirs anciens et connaissait le nom des choses. Elle savait le sens de Chaguaramas même. (…) Ils avaient été dispersés ces gens, mais leur voix hantait toujours le lieu. Chaguaramas. La vieille femme connaissait le sens d’autres noms aussi. Carénage, par exemple. Nommé d’après les navires espagnols qui avaient jeté l’ancre à cet endroit il y a très longtemps pour se faire caréner. Débarrasser des bernacles et être de nouveau lisses et opérationnels après leur traversée depuis l’Afrique. — Qu’est-ce qu’ils transportaient ? avait un jour demandé Adele. — Des fantômes, avait répondu la vieille femme, avec un sourire comptant exactement cinq dents blanches. Soucougnant, 217-18.

Dans ce premier exemple, c’est le passé historique qui remonte – passé qui risque de demeurer obscur pour tout lecteur étranger à l’histoire caribéenne, et dans le cas présent, de Trinidad. Le voyage que va opérer ici un traducteur vers le royaume de l’or, ne peut guère s’accomplir qu’en transportant les mots avec leur impénétrabilité initiale : celle que la petite fille qu’était alors Adele a dû ressentir, sans apporter la moindre explicitation. Car finalement, ce sont des images de fantômes qui la poursuivent. Nul monument ici à reconstruire, seuls des renseignements épars, sous forme de bribes de mots et de gribouillis retrouvés ; l’objectif étant de susciter des sensations et des émotions, tant dans l’original que dans la traduction, par le biais des mises en association. C’est à partir de cela que le caractère amphibologique que j’avais évoqué, l’équivoque, le mystérieux, constituent le tissu même du texte. De plus, l’onomastique y tient une place de premier plan pour la jeune immigrée que fut Adele : quitter son île natale n’équivalait pas pour autant à nier son passé. Sa souffrance d’adulte trouve ses échos dans ses souffrances d’enfant, qui sont attachées à des lexies précises. C’est pourquoi la résonance des toponymes est fonctionnelle et que remplacer les sonorités de l’original, serait remplacer Adele par Adèle. L’horreur se cache, se masque, il n’est donc pas à la traduction de la révéler. Parfois Chariandy donne à son discours un ton très sarcastique, presque persifleur : People trapped in the aftermath of slavery and colonialism had the chance to encounter the modern world, and to find their place in it. RUM AND Coca-Cola, Go down Point Cumana, Both mother and daughter, Working for the Yankee Dollar.… « What was that ? » Mother said, noticing me just then. « What I was singing?» (…) ‘It’s an old song, Mother,’ I answered.

Encore pris au piège des conséquences de l’esclavage et du colonialisme, ces gens avaient eu la chance de rencontrer le monde moderne et d’y trouver leur place. Rum and Coca-Cola, Go down Point Cumana, Both mother and daughter, Working for the Yankee Dollar… — C’était quoi ça ? dit manman, ne me remarquant qu’à ce moment précis. Qu’est-ce que je chantais ? (…) — C’est une vieille chanson, manman, j’ai répondu.

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« À song ?»

— Une chanson ?

« À calypso. By someone named Lord Invader. » She stopped to think. The smell of burning cotton started to lift in the air. « How you know such a silly, silly song?» « You told me, Mother. » Soucouyant, 179-80.

— Un calypso. De quelqu’un qui s’appelle Lord Invader. Elle s’est arrêtée pour réfléchir. L’odeur du coton brûlé a commencé à se répandre dans l’air. — Comment tu fais pour connaître une chanson si bête, si bête ? — Tu me l’as apprise, manman. Soucougnant, 215-6.

Certes, ces quelques exemples ne reflètent pas les difficultés linguistiques que peut présenter un texte comme celui-ci, parce que j’ai choisi dans ces pages de réfléchir sur la traduction d’évidences dérobées. Dérobées à l’entendement d’Adele perdue dans sa démence, dérobée à son fils-scripteur de son récit, qui n’a jamais connu l’histoire de sa mère : fille d’une femme seule qui, pour survivre, se prostituait auprès des soldats américains venus sauver le monde du nazisme (Simone Weil n’est toujours pas très loin) et qui finit par en mourir. Dérobées à la vision d’Adele enfant/adulte pour qui l’horreur de ces événements a pris la forme de fantômes et de la figure obsessionnelle du soucougnant. Et aussi, dérobée à la communication. La traduction, et de surcroît la traduction postcoloniale, va au-delà du linguistique : « Translation is seen as an ethical, political and ideological activity rather than as a mechanical linguistic exercise. Even when the literary art of translation is recognized as fundamental, the ideological implications of literary creativity and innovation are also sounded. » (Tymoczko 443) Donc, comment dire et a fortiori comment transmettre ce vide ? 3) « PASS IT ON! »/« TRANSMETS-LA! » (Olive Senior) Ce leitmotiv du poème d’Olive Senior « Shell Blow »/« Souffle de conque » invoque le souffle de la conque en charge de transmettre l’Histoire. L’Histoire qu’elle renferme et qui, si elle n’est pas libérée, est condamnée à se répéter.

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They say,

Ils disent,

that is how History stay. Say you bound to re-live it on and on. Unless you can find a way to shell it out; pass it on.

que telle est l’Histoire. Disent que tu vas la re-vivre encore et encore. À moins de trouver moyen de l’extraire de la conque, de la transmettre.

PASS IT ON! Olive Senior, « Shell Blow I » Shell, TRANSMETS-LA! 2007. « Souffle de conque I » (trad. inédite Christine Raguet)

Quel bel hommage aussi au travail-voyage de la traduction. Non seulement parce qu’il transmet, mais aussi parce que, à l’instar du souffle issu de la conque, il prolonge le message en le façonnant avec de nouveaux outils linguistiques : « translating serves as a way of continuing to write and to shape language creatively, it can act as a regenerative force. It has often been noted that periods of intense translation activity in a culture are followed by a great flowering of local writing talent ». (Bassnett 179) Il est clair que toute traduction, en véhiculant des savoirs et des valeurs propres à une culture donnée, va exercer un pouvoir symbolique dont les récepteurs n’ont pas nécessairement conscience : « le pouvoir symbolique est en effet ce pouvoir invisible qui ne peut s’exercer qu’avec la complicité de ceux qui ne veulent pas savoir qu’ils le subissent ou même qu’ils exercent ». (Bourdieu 405) De telle sorte que « l’immigration des idées »10 risque de s’accompagner d’un certain nombre de préjudices non anticipés par les pouvoirs en place qui auront pour effet de restructurer les modèles existants. Comme « (l) es symboles sont les instruments par excellence de l’“intégration sociale” » (Bourdieu 408), l’introduction de nouvelles valeurs symboliques, par le biais de la traduction et des textes traduits, va permettre la remise en question d’un équilibre existant. C’est-à-dire que le pouvoir de la langue, outil de langage – j’en reviens à la citation initiale de Simone Weil – inquiète.

10

Marx, cité par Bourdieu (405).

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Pick me up. Let us sit mouth to ear. Ramasse-moi. Asseyons-nous bouche Let me à oreille. Laisse-moi put my tongue in, just for practice. glisser ma langue en toi, pour There. m’entraîner. Là. Are you scared? Do you find that As-tu peur ? Trouves-tu ça palpitant ? thrilling? Déplaisant ? Tintillant ? Ou juste Disturbing ? Tintillating ? Or simply humide ? wet ? Aimerais-tu mieux entendre gronder Would you prefer to hear ocean l’océan ? Ô roar? O je peux offrir tellement plus que ce I can offer so much more than that vieux old cri rauque ruisselant d’eau salée, de croak soaked up in salt water, sable brûlant. burning sand. « Souffle de conque III » « Shell Blow III »

Les mots de la fiction sont souvent ressentis comme une menace. Pourquoi ? Parce qu’en se transmettant, en étant portés de langue en langue par le souffle de la conque, ils mettent en péril un ordre établi, ils sapent une certaine forme de légitimité. L’un de ces ordres étant : on ne peut apprécier telle littérature que si on la lit dans la langue d’origine. Assertion indéniable, mais je ne pense pas qu’il existe encore de cerveau humain, ou même artificiel, qui remplisse cette condition. Restent alors trois options : 1) ne lire que dans sa langue maternelle ; 2) lire dans les langues que l’on maîtrise parfaitement et/ou en traduction ; 3) ne pas lire. La troisième option étant généralement l’option prônée par les tyrans.11 Ainsi, souffler dans la conque pour propager l’information peut engendrer des renversements de valeurs en libérant des voix étouffées et en redonnant vent ainsi à de nouvelles sensibilités. Le pouvoir d’énonciation devient alors un élément majeur : en activant toutes les sensibilités, il acquiert ainsi le pouvoir de transformer la vision existante. Par suite, toute énonciation étant subjective, ce n’est pas tant la fonction illocutoire12 qui importe en traduction postcoloniale que sa fonction perlocutoire.13 On peut lire ou relire Bend Sinister / Brisure à senestre de Nabokov pour en mesurer toute l’horreur. 12 J’entends dans ce cadre sa fonction intentionnellement informative. 13 J’entends ici l’effet que produit l’énoncé, effet qui sera variable sur le lieu et le mode de 11

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Donc, proposer qu’une traduction postcoloniale réponde à des données éthiques, c’est la concevoir comme lieu ouvert. C’est lui reconnaître son caractère hétérogène. C’est aussi assumer que le transfert d’une part de remémoration sensorialisée se conçoive dans le présent de la traduction, qu’il n’ait de valeur que dans ce présent-là, qu’il soit acte créatif, qu’il façonne une représentation que chaque traducteur doit pleinement assumer. En dépit de son caractère façonnant, une telle posture n’est en rien la négation d’un geste éthique, elle peut tout au contraire, niant l’hypocrisie de la pseudofidélité à tel ou tel message, tout comme l’hypocrisie de la belle parlure accessible au lecteur, être la meilleure preuve d’un désir d’éthique. Pourtant dans ce domaine, nul ne pouvant prétendre détenir la vérité, c’est pour cette raison que je considère la traduction comme une expérience, une étape, un inachèvement, une pierre de l’édifice qu’est la littérature. Pour mémoire, ce qui apparaît comme « politics of translation » dans les écrits de Gayatry Chakravorty Spivak, c’est que l’engagement politique du traducteur se révèle dans l’œuvre traduite.14 Cette disposition des traducteurs peut se faire au détriment de l’engagement des auteur (e) s. Pour admettre une telle attitude, il faut reconnaître à chaque traducteur son entière responsabilité face à sa production et ne plus concevoir son activité comme ancillaire. C’est aussi convenir une bonne fois pour toutes que la traduction des littératures postcoloniales ne se limite pas au débat autour de l’effacement ou de la mise en relief de la voix de l’Autre, car je pense qu’il serait temps, là aussi, de sortir de l’étroitesse des systèmes binaires ou de se figer sur la pseudonécessité de transmettre un message. Spivak ne voit-elle pas la tâche de tout traducteur comme étant de faciliter une relation d’amour entre l’original et son ombre ? (Spivak 181) Pourtant, l’association implicite d’ombre et de traduction ne me paraît guère satisfaisante dans la présente démonstration puisqu’elle suggère l’invisibilité de la traduction, ou même la projection d’un élément fixe arrêtant la lumière (le texte original ?) pour ne laisser paraître qu’une trace spectrale… Or, lorsqu’un traducteur laisse sa marque, c’est bien ce que Lawrence Venuti voit comme « an ethics of difference », aucune forme d’assimilation, mais une existence autonome : « This translation ethics does not so much prevent the

14

réception. Il faut entendre « engagement politique » au sens large d’orientation culturelle, de positionnement générique ou racial, mais au sens réduit de « relatif à l’état ».

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assimilation of the foreign text as aim to signify the autonomous existence of that text » (Venuti 11). Conclusion En conclusion, suffit-il aux traducteurs de se révéler pour assurer une valeur éthique à leur travail ? Sans doute, car se révéler n’est ni s’imposer, ni s’effacer. Pour sa part, dans un ouvrage général sur la traduction, Ben Van Wyke définit l’éthique en traduction comme : « the morally correct manner in which one should practice the task of rewriting a text in another language ». (Van Wyke 111) Si un traducteur parvient à établir un échange, à donner libre cours à ses émotions, sensations, vibrations, impressions sensorielles, pour devenir actif et libérer sa voix, peut-il espérer entrer dans le cadre énoncé par Van Wyke ? On peut en douter. Parce que traduire de façon éthique, ce n’est pas être animé du désir de ré-écrire de manière morale, tout simplement parce qu’un tel traducteur ne pense pas qu’il existe de morale normative, sinon celle imposée par une force dominante. Ce serait une morale de l’ordre du figement, comme le préconise d’ailleurs Van Wyke : « ethical translators must accept their position of subservience and recognize that the texts they translate are not their own » (Van Wyke 111). En ne suivant pas de tels préceptes, non seulement un traducteur n’enferme pas l’auteur (e) dans un espace-temps donné, mais il voit le texte comme porteur d’énergie. Son travail consiste alors à vouloir prolonger le souffle du texte, à transmettre son mode d’être, parce que si la traduction est animée d’un souffle de vie, elle peut continuer à transmettre ce souffle et ce qu’il porte. C’est ce que demande la « conque » d’Olive Senior : ne pas rester abandonnée sur la grève à la mort, mais continuer à souffler et à souffler encore. Alors, ce n’est plus tant le traducteur qui compte que le souffle des textes… Bibliographie AKRICH, Madeleine, Michel Callon, Bruno Latour. Sociologie de la traduction. Paris: Presse des Mines, 2006. BARASH, Jeffrey Andrew. « Qu’est-ce que la mémoire collective ? Réflexions sur l’interprétation de la mémoire chez Paul Ricœur. » Revue de métaphysique et de morale 2006/2 (n° 50): 185-195.

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BERGSON, Henri. L’évolution créatrice, Paris: PUF, 1907. BERMAN, Antoine. « La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain. » Les tours de Babel. Éd. Antoine Berman. Mauvezin: Trans-Europ-Repress, 1985, 35-150. BHABHA, Homi (interview with…). « The Third Space ». Identity: Community, Culture, Difference. Éd. Jonathan Rutherford, London: Lawrence and Wishart, 1990, 207-221. BIBLE, Évangile selon Saint Matthieu, T.O.B. Le 15 juin 2015.

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Rodolphe Solbiac

PENSER ET REPENSER LE POSTCOLONIAL DANS LE MONDE ATLANTIQUE

Sous la direction de

Q

Questions contemporaines

Cet ouvrage analyse ainsi les reconfigurations successives de la définition de l’identité politique des anciennes colonies françaises de la Caraïbe. Il explore, de même, la refondation du modèle de relation entre les États de la Caraïbe anglophone et les sociétés européennes, consécutive à l’émergence d’une pensée postcoloniale de la réparation. Ces essais examinent également l’élaboration paradigmatique littéraire et artistique contribuant à la résorption de la colonialité de l’être. Ils portent un regard critique sur la réinvention anticolonialiste de soi des Afro-descendants et Amérindiens dans la Caraïbe et sur la révision des paradigmes postcoloniaux de définition de la reterritorialisation de l’Indo-Caribéen sur l’ensemble du continent américain. Ils explorent, enfin, les questions de langue et les pratiques de traduction dans les écritures postcoloniales francophones et anglophones du point de vue de leur contribution au maintien de la colonialité de l’être ou à son émancipation.

Rodolphe Solbiac est maître de conférences en littérature caribéenne et Cultural Studies à l’Université des Antilles, en Martinique. Ses recherches portent sur la littérature caribéenne anglophone, notamment dans ses expressions indo-trinidadienne et canadienne. Elles explorent les problématiques postcoloniales auxquelles est confronté le sujet caribéen, ainsi que les dynamiques de transformation sociale en lien avec la production culturelle.

ISBN : 978-2-343-13962-3

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PENSER ET REPENSER LE POSTCOLONIAL DANS LE MONDE ATLANTIQUE

Cet ouvrage présente quelques approches contemporaines de la situation postcoloniale dans le Monde Atlantique, dans une perspective essentiellement — mais non exclusivement — caribéenne et américaine. S’il pose un regard renouvelé sur l’émergence d’une pensée postcoloniale durant la seconde moitié du XXe siècle, il accorde une attention toute particulière aux multiples dimensions d’une refonte de l’héritage théorique postcolonial qui élabore de nouveaux paradigmes pour penser la situation postcoloniale au XXIe siècle.

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Sous la direction de

Rodolphe Solbiac

Questions contemporaines

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