Penser et agir avec la nature 9782348036279, 9782348040511

9782707185716 « Le naturel et l’artificiel »

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Penser et agir avec la nature
 9782348036279, 9782348040511

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Catherine Larrère et Raphaël Larrère

Penser et agir avec la nature Une enquête philosophique

2018





Présentation Que signifie « protéger la nature » ? Répondre à cette question concrète, urgente, suppose d’affronter une question proprement philosophique. Car la notion même de « nature » ne va plus de soi. On a pris l’habitude d’aborder l’environnement à partir des oppositions entre nature et culture, naturel et artificiel, sauvage et domestique, que la globalisation de la crise environnementale a effacées : le changement climatique remet en cause la distinction traditionnelle entre histoire de la nature et histoire humaine. Ces oppositions tranchées n’ont plus lieu d’être, mais leur effacement ne signifie pas pour autant le triomphe de l’artifice. On peut continuer à parler de « nature » et même en parler mieux, parce qu’il n’y a plus à choisir entre l’homme et la nature, mais plutôt à se soucier des relations entre les hommes, dans leur diversité, et la diversité des formes de vie. Que l’on s’intéresse à la protection de l’environnement, aux techniques ou à la justice environnementale, cet ouvrage montre qu’il est possible de concilier le souci de la nature, la diversité des cultures et l’équité entre les hommes ; et qu’il existe aussi des manières d’agir avec la nature et pas contre elle. « Dans un langage clair, Catherine et Raphaël Larrère récapitulent les constructions conceptuelles essentielles de notre appréhension de la question : la naturalité de Rousseau, la wilderness (l’état sauvage) de Thoreau, la biodiversité, l’anthropocène, la justice environnementale, le catastrophisme… On ne saurait résumer ce livre passionnant. » PHILOSOPHIE MAGAZINE

Pour en savoir plus…

Les auteur.e.s Catherine Larrère, professeur émérite à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, est spécialiste de philosophie morale et politique. Raphaël Larrère, ingénieur agronome et sociologue, a été directeur de recherche à l’Inra.

Collection Poches / Sciences humaines et sociales no 490

DES MÊMES AUTEURS Ouvrages de Catherine Larrère (dir. avec Rémi BEAU), Penser l’anthropocène, Presses de Sciences Po, Paris, 2018. (dir.), Les Inégalités environnementales, PUF, coll. « La vie des idées », Paris, 2017. (dir. avec Bérangère HURAND), Y a-t-il du sacré dans la nature ?, Publications de la Sorbonne, Paris, 2014. (avec Lucile SCHMID et Olivier FRESSARD), L’écologie est politique, Les petits matins, Paris, 2013. (dir.), Nature vive, Muséum national d’histoire naturelle/Nathan, Paris, 2000. Actualité de Montesquieu, Presses de Sciences Po, coll. « La bibliothèque du citoyen », Paris, 1999. Les Philosophies de l’environnement, PUF, coll. « Philosophies », Paris, 1997. L’Invention de l’économie au XVIIIe siècle. Du droit naturel à la physiocratie, PUF, coll. « Léviathan », Paris, 1992. Ouvrages de Raphaël Larrère (dir. avec Vinciane DESPRET), Les Animaux. Deux ou trois choses que nous savons d’eux, Actes du colloque, Cerisy-la-Salle, juillet 2010, Hermann, Paris, 2014. (dir. avec Bernadette LIZET et Martine BERLAN-DARQUÉ), Histoire des parcs nationaux. Comment prendre soin de la nature, Quæ/Muséum national d’histoire naturelle, Versailles/Paris, 2009. (dir. avec Bernadette BENSAUDE-V INCENT et Vanessa NUROCK), Bionano-éthique. Perspectives critiques sur les bionanotechnologies, Vuibert, Paris, 2008. (dir. avec Pascal MARTY, Franck-Dominique VIVIEN et Jacques LEPART), Les Biodiversités. Objets, théories, pratiques, CNRS Éditions, Paris, 2005. (avec Olivier NOUGARÈDE), Des hommes et des forêts, Gallimard, coll. « Découvertes », Paris, 1993 (rééd. en 2003). (avec Martin DE LA SOUDIÈRE), Cueillir la montagne. Plantes, fleurs, champignons en Gévaudan, Auvergne et Limousin, Manufacture, 1985 (rééd. en 2010 aux éditions Ibis Press). Ouvrages communs Bulles technologiques, Wildproject, Marseille, 2017. Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Aubier, Paris, 1997 (rééd. en 2009 chez Flammarion, dans la collection « Champs »). (dir.), La Crise environnementale, Inra, Paris, 1997.

Copyright Cet ouvrage a été précédemment publié en 2015 aux Éditions La Découverte. © Éditions La Découverte, Paris, 2015, 2018.

Composition numérique : Facompo (Lisieux), Mai 2018

ISBN papier : 978-2-3480-3627-9 ISBN numérique : 978-2-3480-4051-1

En couverture : Bord de trottoir fleuri © PxHere.

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Table Introduction

Première partie - Respecter la nature 1 - Sauver le sauvage ? L’idée de wilderness Wildness et wilderness La wilderness, une nature extérieure à l’homme La critique de la wilderness Sauver le sauvage ? La wilderness perdue peut-elle être retrouvée ? Le paradoxe de la wilderness

2 - De la nature à la biodiversité : desserrer l’étau du dualisme Nature et culture : quel naturalisme ? Une dualité contingente Desserrer l’étau du dualisme L’individu s’affirme en référence à la nature Biodiversité et diversité culturelle Un cadre politique De la wilderness à la biodiversité Villes contre nature ou biodiversité urbaine ? Le dynamisme du Tiers paysage

3 - Diversité des biodiversités Pourquoi la biodiversité est-elle devenue une norme pour l’action ? Lutter contre l’érosion de la biodiversité, c’est protéger la nature et la protéger dans l’intérêt des humains La biodiversité en tant que patrimoine Évaluer la biodiversité est tout sauf trivial Une invitation à prendre soin de la nature ordinaire Un autre regard sur les activités humaines De nouvelles démarches pour une politique de protection

4 - Autochtonie, solidarité, naturalité Faut-il préserver la pureté originelle des écosystèmes ? Quels dommages ? Les leçons de l’histoire Arguments écologiques Solidarités écologiques Réseaux écologiques et trame verte et bleue (TVB) Naturalité Une autre politique de protection ?

Deuxième partie - Techniques : agir avec la nature, et non contre elle 5 - Le naturel et l’artificiel La distinction du naturel et de l’artificiel : Aristote « Toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles » : Descartes… et ses limites L’artificiel, ou l’exploration des possibles naturels Art, nature, culture La technique, un rapport à nous-même ? Le cauchemar solipsiste

6 - Le démiurge et le pilote Les paradigmes techniques et ce qu’ils supposent Deux modèles qui impliquent des rapports différents à la nature et entre les hommes De quel paradigme les nouvelles technologies relèvent-elles ? Les OGM, le « clonage » et la biologie de synthèse : des bricolages sophistiqués L’exploration des possibles naturels Des pilotes qui se croient démiurges

7 - L’écomimétisme La restauration écologique Des opérations controversées Pourquoi restaurer ? Les espoirs de l’agroécologie La « révolution verte » La révolution doublement verte Des conditions de réalisation chimériques

Troisième partie - Du local au global et vice versa 8 - Peut-on échapper au catastrophisme ? « Paris n’a pas été inondé » Le nouveau régime de la peur L’anthropocène Les mérites du systémisme…

… et ses limites Du catastrophisme Le paradoxe de la globalisation

9 - Du bien commun au monde commun : la biodiversité De la valeur intrinsèque… … à la valeur marchande Qu’y a-t-il de commun dans la biodiversité ? Du bien commun… … au monde commun

10 - Quelle justice environnementale ? Justice distributive ou justice corrective ? Le tribunal de la dette Responsabilité et justice De quels dommages parle-t-on ? Quel contrat pour la justice environnementale ? Inégalités et corruption morale

11 - Diversité culturelle et environnement La dimension environnementale des revendications culturelles Diversité des cultures, unité de la nature ? Faire une place aux différentes visions du monde ? Comment s’articulent l’environnemental et le social Quel environnementalisme ? De la justice au care ? Conclusion

Introduction

R

éévaluer « ce qui est artificiel, domestique et confiné à l’aune de ce qui est naturel, sauvage et libre1 » : en formulant cette injonction, en 1948, à la fin de l’Almanach d’un comté des sables – livre qui devait connaître un prodigieux succès posthume –, Aldo Leopold énonçait des critères pour juger de nos rapports à la nature, afin que cesse la dégradation continue de notre environnement. Il proposait aussi le sauvage comme modèle pour la vie sociale et politique et s’inscrivait dans la continuité de Henry David Thoreau (1817-1862). Si celui-ci considérait que « le salut du monde se trouve dans la vie sauvage » (« in wildness is the preservation of the world »), c’est que sauvage et libre allaient de pair à ses yeux. Dans le rapport à la nature, Thoreau et Leopold trouvent ainsi une leçon politique de liberté. Aux ÉtatsUnis, les environnementalistes qui se sont, à leur suite, réclamés du souci de la nature, ont de même opposé le naturel à l’artificiel et le sauvage au domestique, au nom de la liberté : celle des hommes comme celle d’une nature non entravée. Et c’est à ce titre qu’ils ont avec détermination exigé la préservation de vastes espaces de wilderness – ces forêts qui, bien que modifiées par les peuples amérindiens, leur paraissaient quasiment vierges. En Europe, où la préservation d’une nature sauvage n’a pas joué un rôle aussi central, on s’est cependant beaucoup ému de l’artificialisation croissante de la nature. Cette façon de défendre la nature peut-elle survivre à l’effacement des couples de contraires qui l’ont structurée ? Depuis 1948, les problèmes environnementaux se sont multipliés et, plus encore, globalisés. Une protection de la nature élaborée en Amérique du Nord autour d’une wilderness mise à l’abri de toute emprise humaine s’est révélée difficilement exportable en Afrique, en Asie, ou en Amérique du Sud : tout simplement parce que ces forêts primaires étaient habitées par des peuples autochtones qui les avaient marquées de leur empreinte, et que l’idée de nature, comme ensemble matériel, existant par soi et indépendamment des humains, est typiquement occidentale, sans équivalent dans les cultures de ces populations. Mais l’idée d’une nature classiquement saisie autour d’une série d’oppositions (naturel/artificiel, sauvage/domestique, nature/culture, etc.) a également été remise en cause par la généralisation des problèmes environnementaux. Ce qui caractérise la question environnementale, c’est en effet qu’elle efface le partage entre le naturel et le social autour duquel la représentation occidentale du monde (et tout particulièrement celle de la modernité) s’était organisée : d’un côté, ce qui concerne la nature (dont les savants sont en charge) ; de l’autre, ce qui relève de la société (affaire de politique et de vie commune). La crise environnementale, c’est le naturel qui fait irruption dans le social (nos problèmes environnementaux sont des problèmes sociaux) et le social qui s’imprime sur le naturel (ce sont certaines activités de notre vie sociale, notamment depuis l’âge industriel, qui dégradent la nature). C’est particulièrement net quand les problèmes deviennent globaux. Tel est le cas du changement climatique. Que l’humanité soit capable de perturber le climat montre qu’elle est devenue une force géophysique. Les frontières traditionnelles tombent. Histoire et nature se rencontrent : « L’histoire globale entre dans la nature ; la nature globale entre dans l’histoire », affirmait Michel Serres dès 19902. Depuis lors, cette rencontre a pris un nom, celui d’« anthropocène » : des scientifiques (géologues, chimistes, etc., mais aussi des chercheurs en sciences humaines) ont proposé de désigner sous ce vocable la nouvelle époque géologique en cours, marquée par l’impact des actions humaines dans les processus bio-géochimiques3. Faire tomber ainsi les barrières, n’est-ce pas dire la fin de la nature ? Sans doute existe-t-il toujours des êtres naturels, sur lesquels nous n’avons pas de prise, mais on ne peut plus considérer la nature comme une entité existant en dehors de nous. La séparation ontologique entre deux substances distinctes – la nature et la société humaine – ne saurait plus tenir. Au-delà même du constat de la disparition des forêts primaires ou de l’artificialisation croissante des milieux naturels, souvent qualifiées de « fin de la nature4 », c’est l’idée même de nature, et les dualités autour desquelles elle s’organise, qui n’a plus de raison d’être. À vrai dire, l’idée de la fin de la nature est plus ancienne. Toute une tradition, philosophique et sociologique, affirme que la nature n’existe pas. Du côté philosophique, on a invoqué la polysémie du terme (qui signifie aussi bien ce qui naît que ce qui est permanent, l’extériorité des choses que leur principe interne) pour prendre ses distances avec une notion conjointement descriptive et normative dont l’usage manque de rigueur. Descartes lui-même n’affirmait-il pas que, la « nature » évoquant trop une déesse, il lui préférait la « matière »5 ? L’idée de nature, ayant épuisé son rôle scientifique avec la modernité, ne devrait sa survie qu’à des motifs le plus souvent religieux : après la modernité, il n’y aurait plus eu de place que pour une vision romantique, métaphysique ou religieuse de la nature6. Certains anthropologues, sociologues, ou historiens ont fait remarquer que la nature n’était pas une entité indépendante, mais se donnait à travers une série d’oppositions servant à qualifier des rapports sociaux : opposer le sauvage et le domestique, ou le naturel et le civilisé, par exemple, c’est dire l’infériorité des peuples dits « sauvages » (ou « barbares », ou « primitifs ») pour mieux les « domestiquer » ou les

« civiliser »7. Pour d’autres sociologues, la société n’a de rapport qu’à elle-même et à ses œuvres et ce que l’on problématise comme crise environnementale n’est que l’expression d’un malaise social8. L’inquiétude concernant les effets non intentionnels de la technique, comme le désir de préserver la diversité des formes de la vie ne seraient, en fin de compte, que des interrogations sur nous-mêmes. Dans une telle perspective, il n’y a pas de nature, mais seulement des naturalisations, qui sont des entreprises conservatrices ou dominatrices : qu’il s’agisse de l’économie, de l’ordre éternel des champs, ou des rapports entre les genres, dire qu’un rapport social est naturel, c’est tenter de le pérenniser pour justifier un rapport de forces existant9. L’idée générale qui se dégage de cette tradition est que la nature n’existe pas. Elle a alimenté les critiques de ceux qui s’étonnaient ou s’inquiétaient d’un mouvement écologique qui remettait la nature sur le devant de la scène. Pourquoi faudrait-il protéger une nature qui n’existe pas ? N’est-ce pas au détriment des hommes que l’on s’intéresse à la nature ? La prétention naturaliste ne pouvait cacher que des ambitions conservatrices, pétainistes, voire fascistes. Si cette tradition persiste (elle se manifeste en particulier par le déni des problèmes environnementaux, et notamment du changement climatique10), une nouvelle forme de critique s’est développée dans les rangs mêmes de ceux qui reconnaissent l’importance des dégradations environnementales, s’inquiètent de la santé de la Terre (voire se réclament de Gaïa) et se soucient des générations futures. Eux aussi mettent la nature en question. Pour faire face aux problèmes environnementaux, il ne suffit pas, comme le montre Bruno Latour dans Politiques de la nature11, de créer un ministère de l’Environnement chargé (entre autres missions) de protéger la nature : ce faisant, on perpétue la domination des scientifiques sur ces questions, confortant le partage entre nature et société. Or ce partage fait d’autant plus problème que notre environnement est peuplé d’« objets hybrides » à la fois naturels et culturels12. Lorsqu’en 1998 Philippe Descola présenta devant l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature, l’une des plus importantes associations de protection de la nature) les idées qu’il développera plus tard dans Par-delà nature et culture13, il entendait mettre en garde contre les conséquences d’une exportation des modèles occidentaux de protection de la nature : c’est en défendant la vie des cultures non occidentales et en respectant leur propre ontologie que l’on protégera ce que nous concevons comme leur nature – qui fait partie de leur culture. Comme l’antinaturalisme traditionnel, cette nouvelle version de la « fin de la nature » n’a-t-elle pas pour conséquence de mettre en question la protection de la nature ? En effaçant les frontières entre le naturel et l’artificiel, le sauvage et le domestique, ne se prive-t-on pas des repères qui permettaient de guider l’action écologique et, même quand on continue à parler de protection de la nature, n’en vient-on pas à reconduire des formes anciennes de domination et d’artificialisation de la nature ? La question se pose à propos de l’anthropocène. Ceux qui proposent ce terme sont tout sauf climato-sceptiques : bien loin de nier l’origine anthropique du changement climatique, ils entendent le mettre en évidence. Ce faisant, ne remettent-ils pas l’homme au centre de leurs préoccupations ? Donner le nom d’anthropocène à une ère géologique, c’est naturaliser l’humanité, devenue force tellurique. Mais c’est aussi se situer dans une nature entièrement dépendante de l’homme, coextensive à notre pouvoir. Ce nouvel épisode de la fin de la nature ne vise pas tant, comme la première vague d’antinaturalisme, à s’opposer aux politiques de protection de la nature, qu’à en donner une version qui ne remette pas en cause nos ambitions de maîtrise. De « maîtres et possesseurs » nous voilà passés « maîtres et protecteurs » de la nature14. Ainsi les sociétés industrielles ont-elles admis et intégré à leurs politiques environnementales le souci de la nature. Les pouvoirs publics y ont été d’autant plus sensibles qu’ils estimaient avoir les moyens scientifiques et techniques d’inscrire la protection de la nature dans un aménagement rationnel du territoire, invitant les militants écologistes à participer à une entreprise technocratique de gestion des milieux protégés. La nature dont on se préoccupe est une nature que l’on peut maîtriser, inventorier, classer, administrer, qui ne nous échappe jamais. Plus encore, elle est entièrement à notre service, idée qui se développe tant dans les milieux de l’environnementalisme que dans ceux de l’aménagement du territoire. Nous sommes à l’époque du Millenium Ecosystem Assessment15, du recensement des services rendus par les écosystèmes parce que, bien sûr, la nature n’a jamais été faite que pour nous. Une nature sous contrôle, qui ne nous surprend ni ne nous déborde. Est-ce vraiment ce que nous voulons protéger ? La question se pose aussi aux auteurs de ce livre. Nous avons publié Du bon usage de la nature16 dans un contexte fortement antinaturaliste : publication, en 1992, au moment du sommet de Rio, de l’appel de Heidelberg, puis, peu après, du livre de Luc Ferry17, diabolisation des éthiques environnementales, sous le label, largement imaginaire, de deep ecology, attaques convergentes contre le philosophe allemand Hans Jonas et son heuristique de la peur… Contre ceux qui voyaient dans le souci de la nature et la pensée écologique une « idéologie irrationnelle », subjectiviste et romantique, nous avons montré à quel point nos rapports à la nature étaient mis en forme et dirigés par les représentations scientifiques que nous en avions. Loin d’être assimilable à un romantisme antimoderne, la protection de la nature procède de la modernité. Elle a émergé au sein des sociétés industrielles, et a mis en pratique la conception moderne d’une nature en équilibre et extérieure à l’homme. Nous défendions alors la thèse que, si la protection de la nature procède de la modernité, et de sa rationalité, elle conduit en pratique à en sortir. Plus précisément, sa mise en œuvre remet en cause le dualisme (homme/nature, nature/société, nature/culture, naturel/artificiel) sur lequel la représentation moderne de la nature s’est construite. Nous avons notamment soutenu l’idée qu’à se contenter d’inverser

les signes de l’opposition entre l’homme et la nature pour la mettre au service de la nature, comme le font souvent les éthiques environnementales, notamment celles qui se réclament de la valeur intrinsèque de la nature, on met surtout l’homme, ce grand perturbateur, en accusation. Et l’on s’expose ainsi à des critiques justifiées. Nous nous sommes ainsi retrouvés sur des positions proches de celles de Bruno Latour ou de Philippe Descola. Comme Descola, nous nous opposions à ce que l’on protège une nature dont on aurait auparavant chassé les habitants humains (ou négligé leur conception du monde), ce qui, appliqué hors de l’Occident, ne pourrait aboutir qu’à des formes de néocolonialisme. Comme Latour, nous rejetions ce que nous avons appelé la « dictature platonicienne des savants », qui consiste à donner, sur les questions environnementales, toute autorité aux scientifiques, là où il faudrait un règlement démocratique. Mais si l’on ne peut continuer à se soucier de la nature à l’aide des couples d’oppositions qui ont longtemps fait référence, cela signifie-t-il qu’il faut renoncer à parler de nature ? Nous ne le pensons pas. Ne serait-ce que parce que l’on ne se débarrasse pas si facilement de la nature. La notion n’est pas universelle, mais c’est bien parce qu’il s’agit d’une catégorie occidentale que cela nous condamne, jusqu’à un certain point, à y rester attachés. On ne change pas d’ontologie, ni de façons de s’exprimer, sur simple décision, et les catégories par lesquelles on peut tenter de remplacer la nature (les humains et nonhumains, ou la biodiversité) sont elles aussi occidentales. D’ailleurs, le non-humain est une catégorie tellement relative à l’humain, que toute l’attention se porte, comme d’habitude, sur l’humain. Aussi continuerons-nous à parler de nature. En y voyant non pas une substance, mais un ensemble de relations, dans lequel les hommes sont inclus, un enchevêtrement de processus. Elle n’est donc pas seulement derrière nous (comme un passé à préserver), mais également devant nous : la nature fait partie de notre avenir et nous pouvons en infléchir le cours sans que ce soit au détriment des non-humains et/ou au nôtre. Certes, la nature ne s’appréhende qu’à travers une série de couples de contraires, mais cela ne signifie pas pour nous que ce soit une notion inconsistante et condamnée à ne signifier qu’autre chose qu’elle-même. Distinguer nature et société (ou nature et culture), ce n’est pas effectuer une fois pour toutes un « grand partage » entre deux domaines bien tranchés. C’est se donner des repères tels que l’extériorité d’un des deux termes permette de qualifier les catégories que regroupe l’autre terme : le naturel ne s’oppose pas tant au social qu’il n’aide à le caractériser. Dans Du bon usage de la nature, nous en appelions à un nouveau naturalisme capable de dépasser l’opposition entre naturalisme et humanisme. Par naturalisme, nous entendions alors une attitude qui place l’homme dans la nature, les humanistes étant ceux pour qui l’homme, cet être d’antinature, trouve son humanité dans sa capacité à s’arracher à la nature. Depuis, Philippe Descola est venu donner un sens nouveau au naturalisme, terme par lequel il qualifie la position dualiste, que nous avions nommée humaniste. Plus exactement, chez Descola, le naturalisme ne désigne pas une position possible, au sein de la vision occidentale de la nature, dans sa différence avec l’humanisme, mais l’ensemble de la position occidentale, qui s’affirme pleinement avec la modernité. Il n’y a pas de raison de réserver le terme de « naturalisme » aux positions monistes (pour lesquelles homme et nature ne font qu’un) en qualifiant d’« humanistes » les positions dualistes qui opposent l’homme et la nature. À y regarder de près, monisme et dualisme ne sont que deux positions au sein d’une même unité, qui peut être globalement qualifiée de naturaliste, car elle est représentative de la vision occidentale, la seule où l’on puisse véritablement parler de nature (voir le chapitre 2). Pour continuer à parler de nature, il faut accepter de se situer dans le cadre occidental, où cette notion a un sens. Nous n’envisageons pas tant de répudier une fois pour toutes le dualisme, que de chercher à en desserrer l’étau, en comptant sur ses ressources critiques, en jouant sur sa plasticité, sur sa capacité à intégrer des fragments d’autres ontologies, afin d’échapper aux périls conjoints d’un dualisme humaniste qui oppose l’homme et la nature, et d’un naturalisme moniste qui réduit l’homme à son existence biologique. Une façon d’explorer cette plasticité consiste à montrer que la diversité des oppositions qui caractérisent le dualisme naturaliste, celle du naturel et de l’artificiel, du sauvage et du domestique, de la nature et de la culture, ou de la nature et de la société…, sans oublier celle du sujet et de l’objet…, ne sont pas équivalentes. Ce n’est pas la même chose d’opposer le naturel à l’artificiel et la nature à la culture, ne serait-ce que parce que les signes de valeur s’y distribuent différemment : l’opposition du naturel et de l’artificiel se fait au profit du naturel, quand celle de la nature et de la culture valorise en général la culture (ou la société). Par ailleurs, les frontières s’effacent beaucoup plus facilement entre le naturel et l’artificiel qu’entre nature et culture : c’est même précisément au moment où Descartes affirme l’identité du naturel et de l’artificiel (« les choses artificielles sont avec cela naturelles18 ») que se mettent en place les repères conceptuels de l’opposition de la nature à la société (dans la théorie du contrat social, notamment). C’est donc en explorant ces oppositions, les problèmes qu’elles posent et la façon d’y répondre que nous sommes revenus sur des questions traitées dans Du bon usage et que nous en avons étudié de nouvelles. Nous commençons par poursuivre le débat sur la nature que nous voulons protéger : une nature qui n’existe que si nous n’y sommes pas (la wilderness), ou une nature dont nous faisons partie et dont nous pouvons encourager la diversité ? Nous poursuivons en abordant une conception de la technique qui ne soit pas oublieuse de la nature. Nous terminons à l’échelle globale, où s’effacent le plus manifestement les dualités traditionnelles, ce qui nous expose au risque du catastrophisme et pose des problèmes inédits de justice. Dans la première partie, nous nous interrogeons sur ce que signifie, dans le contexte actuel, « respecter la nature ». S’agit-il de préserver la nature sauvage à l’abri des activités humaines ? Manifestant un

dualisme rigoureux, insouciants de l’existence d’autres ontologies parmi les sociétés humaines, les défenseurs de la wilderness considéraient ainsi que, dès qu’intervenait une intentionnalité humaine, on entrait dans le domaine dévalorisé de l’artifice : la nature n’est authentique que lorsque les hommes n’y sont pas. Il en va de même de tous ceux qui, dans les pays où il ne reste plus guère de forêt primitive, font du sauvage la quintessence de la naturalité. Lorsque nous écrivions Du bon usage de la nature, nous pensions que les développements d’une écologie des dynamismes naturels combinés à ceux de l’histoire écologique rendraient obsolète la notion même de wilderness. Mais ceux qui veulent sauver le sauvage ont su justifier leur point de vue dans le cadre conceptuel de l’écologie contemporaine. C’est donc bien sûr au niveau de la question du dualisme que se situe l’enjeu, si l’on a de bonnes raisons de penser qu’il ne suffit pas de protéger le sauvage pour respecter la nature. Il convient de délaisser les analyses structurées par les oppositions nature/culture, nature/artifice, sauvage/domestique, au profit d’un examen des interrelations que les humains, dans leur diversité, entretiennent avec la diversité des vivants non humains, des milieux et des paysages. Cela nous conduit à réexaminer les arguments qui invitent à considérer la biodiversité (aux différents niveaux d’organisation du vivant où on peut la définir) comme une norme pour apprécier l’impact des activités humaines sur la nature. Placer la protection de la nature sur le terrain de la biodiversité revient alors à sortir du remarquable, des hauts lieux de la naturalité (le sauvage), et à prendre soin de la nature banale, celle que les hommes côtoient, exploitent, mais aussi altèrent et détruisent, celle qui partage leur quotidien, dans les campagnes aussi bien que dans les espaces urbains et périurbains. Cela conduit enfin à porter un nouveau regard sur les activités humaines, certaines d’entre elles pouvant être favorables à la nature. Préserver la capacité évolutive des processus écologiques en évitant l’érosion de la biodiversité implique d’ailleurs souvent de maintenir certaines pratiques ou d’en développer de nouvelles, ce qui invite à évaluer les actes techniques à l’aune de leurs conséquences sur la diversité biologique. Mais le souci de la diversité biologique n’épuise pas ce qu’il y aurait à respecter dans la nature, tout en menant à un parti pris gestionnaire qui, comme le remarque l’écologue Patrick Blandin, « accompagne l’émergence d’un rapport à la nature comptable et manipulateur, pouvant faire le lit d’une nouvelle technocratie19 ». Aussi de nombreux militants de la protection de la nature estiment-ils que gérer la biodiversité n’est qu’une nouvelle forme de domination de l’homme sur la nature. Protéger la nature, c’est la laisser « reprendre ses droits » partout où la déprise agricole conduit à un ensauvagement du paysage. À côté des territoires mis en valeur et des espaces protégés où l’on gère la diversité biologique (et quels que soient les avantages de cette gestion), il y a effectivement place pour des milieux abandonnés aux seuls dynamismes naturels, dans des forêts inexploitées, des espaces agricoles ou pastoraux délaissés et des friches industrielles. Outre l’intérêt scientifique de disposer de milieux en libre évolution, protéger cette nature spontanée et imprévisible, ne serait-il pas, comme l’écrivait Thoreau, préserver le sauvage qui est en nous, cultiver cette aspiration à la liberté, commune à tous les êtres vivants20 ? Certes, le respect de la nature doit excéder largement le souci du sauvage, mais il doit aussi l’englober. Dans Du bon usage de la nature, nous avions abordé le principe de précaution et sa possible justification dans Le Principe responsabilité de Hans Jonas21, mais nous n’avions pas consacré de réflexion spécifique à la technique, dans laquelle nous avions tendance à ne voir que l’application d’une théorie scientifique préexistante. Or nous sommes revenus, notamment à partir d’une lecture de Canguilhem, sur cette idée et nous nous sommes rendu compte que les différentes techniques pouvaient poser des problèmes écologiques propres, indépendamment des théories scientifiques qu’elles incorporaient. Mais suffisait-il d’aborder ces problèmes, comme le fait généralement la critique écologique, à partir de l’opposition naturel/artificiel ou en déplorant l’excès de notre puissance technique ? Il ne nous semble pas. À ne se focaliser que sur la puissance des techniques modernes, on se prive de la possibilité de qualifier les objets techniques, seule possibilité d’échapper aux inséparables technophilie et technophobie, toutes deux fascinées par la puissance. Et l’opposition naturel/artificiel a le tort, comme tout couple dualiste, de présenter un contraste rigide là où l’on aurait besoin d’une progression continue. On voit mal comment accorder une portée normative à ce qui n’a pas de base descriptive. Dès lors, la distinction entre l’artificiel et le naturel n’est plus tenable. Cela signifie-t-il qu’il faut renoncer à juger des techniques ? Si l’on déplore souvent l’effacement de la distinction entre le naturel et l’artificiel (ou entre l’organique et le mécanique), c’est que l’on pense généralement que cela équivaut à renoncer à tout contrôle normatif de l’activité technique : l’artificialisation du vivant ouvrirait la voie à une instrumentalisation et à une appropriation sans limites de la nature. Nous avons donc consacré notre deuxième partie à la technique et aux catégories descriptives aussi bien que normatives qui permettent de l’étudier. Nous commençons par montrer pourquoi on ne peut plus s’appuyer, au moins depuis Descartes, sur une opposition tranchée entre artificiel et naturel. Sans renoncer pour autant à toute distinction, dès que l’on se rend compte que les différentes oppositions (naturel/artificiel, nature/culture) ne sont pas équivalentes, et que l’on peut trianguler, en la référant à la culture, la distinction du naturel et de l’artificiel, pour lui faire jouer un rôle. On peut alors parler de cultures techniques et insister sur leur diversité. Deux grands modèles ont en effet dirigé l’action technique des sociétés humaines : celui de la construction, de la fabrication ou de la production d’artefacts et celui du pilotage ou de la manipulation des êtres vivants et des processus naturels. Le premier produit des objets et des outils, construit des bâtiments, des infrastructures, synthétise des substances qui n’existent pas à l’état naturel. Ce sont les « arts et métiers » de l’artisanat, des

manufactures et de l’industrie : des arts du faire. Le second infléchit des processus naturels ou s’en sert au profit des humains. Ce sont les multiples façons de composer avec la nature (pour la thérapie, l’agriculture, l’élevage, les fermentations contrôlées), comme avec un partenaire : les arts du faire-avec ou du faire-faire. Or ces deux paradigmes impliquent des rapports différents avec leur environnement naturel et social. Le réductionnisme obligé des techniques de fabrication fait que les objets produits – de plus en plus standardisés, pour des raisons commerciales – sont nécessairement indifférents au contexte dans lequel ils sont employés. Les arts du faire-avec, pour avoir quelque chance de réussite, supposent, à l’inverse, de tenir le plus grand compte du contexte, c’est-à-dire de l’environnement naturel complexe (et de l’environnement social, tout aussi complexe) dans lequel ils s’inscrivent. Tant que l’on s’en tient à l’opposition du naturel et de l’artificiel, on ne peut que condamner toute tentative de restauration d’espaces naturels comme une forme d’artificialisation de la nature, une œuvre de faussaire. Or ces opérations se multiplient, tandis que de nombreux programmes technologiques prétendent s’inspirer de la nature, la respecter et, pour certains même, la transformer en partenaire de l’action technique (restauration écologique, agro-écologie). La distinction des deux paradigmes, de la fabrication et du pilotage, permet de caractériser ces programmes, en les situant dans un continuum entre les deux pôles du naturel et de l’artificiel. Plus un acte technique a respecté les processus naturels, plus on se rapproche de la nature, avec laquelle il a bien fallu composer ; plus on a négligé les contextes et les processus naturels, plus on s’oriente vers l’artifice. Aldo Leopold s’efforçait de « penser comme une montagne », c’est-à-dire qu’il se situait à un niveau local : son éthique est une éthique de la terre (Land). C’est après sa mort que des scientifiques (des biologistes comme Rachel Carson ou Edward O. Wilson, des spécialistes de la dynamique des systèmes comme Donella et Dennis Meadows), ou des politiques (ceux qui ont mis en place le Programme des Nations unies pour l’environnement) ont révélé la dimension globale de la crise écologique. Le premier sommet de la Terre, qui s’est tenu à Rio de Janeiro en juin 1992, en a été la manifestation publique mondiale. La globalisation des questions environnementales a transformé la façon de les aborder : nous en faisons le sujet de notre troisième partie. La première conséquence est l’apparition du catastrophisme. Leopold s’inquiétait des effets néfastes du développement de la société industrielle et urbaine sur les espaces naturels subsistants et sur notre vie sociale, mais il n’appréhendait pas de menaces globales sur la Terre ou sur l’humanité. La globalisation de la crise environnementale, dont le changement climatique est la forme la plus explicite, transforme le régime de la peur : l’anthropocène est le nom que prend la conscience des effets potentiellement catastrophiques de la transformation de l’humanité en force géophysique. Parce qu’il existe différentes façons de comprendre l’effacement de la distinction entre histoire naturelle et histoire sociale (selon le tout naturel ou le tout social), il existe diverses formes de catastrophisme. Mais elles attirent toutes l’attention sur les conséquences politiques de cet effacement et la difficulté de faire front démocratiquement à la crise. Peut-on échapper au catastrophisme ? Nous nous interrogerons sur les raisons (politiques mais aussi épistémologiques) du contraste qu’il y a entre la possibilité de solutions au niveau local et leurs obstacles au niveau global. La seconde conséquence de la globalisation est le retour en force de l’anthropocentrisme et l’apparition des questions de justice environnementale. Tant que l’on s’en tient à une approche locale, on peut considérer à part les espaces naturels et poser la question de leur valeur intrinsèque, indépendamment des desiderata humains. Mais, à partir du moment où l’on envisage la Terre dans son ensemble, les hommes y ont leur place ; une place diverse. Si les éthiques environnementales ont posé la question des rapports de l’Homme et de la Nature, remettre l’Homme dans la Nature, c’est découvrir les hommes, la diversité, mais aussi l’inégalité des rapports entre les hommes et la nature : dans leur diversité sociale, culturelle, nationale, individuelle ou collective, les hommes ne contribuent pas également à la crise environnementale. Ils n’en souffrent pas non plus de la même façon. Cela pose des problèmes de justice. Cela fait-il surgir un conflit entre nature et justice ? La Convention de Rio sur la diversité biologique (1992) conjugue, dans son préambule, l’affirmation de la valeur intrinsèque de la diversité biologique et, dans son article 1, le souhait que les avantages issus de l’exploitation des ressources génétiques fassent l’objet d’un « partage équitable ». Ce dernier semble difficile à réaliser. Non pas parce qu’il met en question la valeur intrinsèque de la biodiversité, en appropriant celle-ci et en faisant une marchandise, mais plutôt parce que la marchandisation de la biodiversité s’oppose à son caractère de « bien commun ». Pour ambiguë ou critiquable que ce soit cette expression, elle renvoie bien à des problèmes de justice distributive entre les hommes. Mais, même anthropocentrique, la justice environnementale pose problème. C’est ce que montrent les tentatives pour appliquer à l’allocation des permis d’émission de gaz à effet de serre des schémas distributifs empruntés aux théories libérales de la justice. Le plus souvent, cela n’aboutit qu’à conforter la situation acquise, à « établir le droit par le fait », comme le reprochait Rousseau à Grotius22. Comment expliquer cette corruption morale ? En s’interrogeant sur le type de justice en cause. S’agit-il d’une justice distributive ? D’une justice corrective ? Faut-il en revenir au sens général de la justice, qui s’interroge sur la communauté au sein de laquelle s’effectue la distribution ? C’est peut-être en se situant au niveau de la communauté que les hommes, dans leur diversité culturelle, forment avec leur environnement que l’on pourra affronter et résoudre le conflit entre justice et nature. À partir du moment où la globalisation des problèmes environnementaux replace la diversité des sociétés

humaines dans la nature, la question n’est plus de concilier, dans leur généralité, les rapports de l’homme et de la nature, mais d’accorder diverses conceptions culturelles de l’environnement, de faire se rencontrer multiculturalisme et environnementalisme. Contrairement à ce que pourrait faire croire le mythe du bon sauvage écologique (le primitivisme procède typiquement du naturalisme occidental), l’accord entre pratiques environnementales autochtones et environnementalisme global ne va nullement de soi. Il importe donc de trouver les conditions dans lesquelles on puisse élaborer les questions environnementales en veillant à ce qu’elles soient compatibles avec la diversité des cultures et s’articulent avec le social.

1. Aldo LEOPOLD, Almanach d’un comté des sables (trad. par Anna Gibson), Aubier, Paris, 1995 [1949], p. 15. 2. Michel SERRES, Le Contrat naturel, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1992 (1re éd., François Bourin, 1990), p. 18. 3. Paul CRUTZEN, « L’anthropocène », Écologie & Politique, nº 34, 2007 [2002], p. 143-148. 4. Bill McKIBBEN, The End of Nature, Random House, New York, 1989. 5. « Sachez donc, premièrement, que par la Nature je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire ; mais que je me sers de ce mot pour désigner la Matière même… » (René DESCARTES, Le Monde, t. XI, chap. VII, Adam et Tannery, 1664 [publication posthume], p. 36). 6. François DAGOGNET, Nature, Vrin, Paris, 1990. 7. François SIGAUT, « Nature et culture », in Catherine LARRÈRE (dir.), Nature vive, MNHN/Nathan, Paris, 2000, p. 26-35. 8. André MICOUD, « L’écologie et le mythe de la vie », in Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE (dir.), La Crise environnementale, INRA, Versailles, 1997, p. 17-29. 9. Chassez le naturel… Écologisme, naturalisme et constructivisme, Revue du MAUSS, nº 17, La Découverte/MAUSS, Paris, 2001. 10. Edwin ZACCAÏ, François GEMENNE et Jean-Michel DECROLY (dir.), Controverses climatiques, sciences et politique, Presses de Sciences Po, Paris, 2012. 11. Bruno LATOUR, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, Paris, 2004 [1999]. 12. Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, Paris, 2006 [1991]. 13. Philippe DESCOLA, « Diversité biologique et diversité culturelle », in Imagine Tomorrow’s World, Keynote Presentations, Fontainebleau Symposium, Fontainebleau 3-5 novembre 1998, IUCN, 1998, p. 77-90 ; idem, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005. 14. Alain ROGER et François GUÉRY (dir.), Maîtres et protecteurs de la nature, Champ Vallon, Seyssel, 1991. 15. Millenium Ecosystem Assessment, Ecosystems and Human Well-being : Biodiversity Synthesis, World Ressource Institute, Washington, 2005. 16. Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Aubier, Paris, 1997. 17. Les signataires de l’appel de Heidelberg, en 1992, au moment du sommet de Rio, s’inquiétaient « d’assister, à l’aube du XXIe siècle, à l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social ». Appel publié en annexe du livre de Dominique LECOURT, Contre la peur, suivi de Critique de l’appel de Heidelberg, Hachette, Paris, 1993 (2e éd.), p. 171-172 ; Luc FERRY, Le Nouvel Ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Grasset, Paris, 1992. 18. « Il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles » (Les Principes de la philosophie, IVe partie, § 203 [Le Monde, op. cit., t. IX, p. 321].) 19. Patrick BLANDIN, « La biodiversité, substitut technocratique de la nature », in Florence BURGAT et Vanessa NUROCK (dir.), Le Multinaturalisme. Mélanges à Catherine Larrère, Wildproject, Marseille, 2013, p. 54-66. 20. Henry David THOREAU, Marcher (trad. par Sophie Rochefort-Guillouet), Herne, Paris, 2014 [1862]. Cet ouvrage, dont Thoreau donna des lectures dix ans durant, fut publié à titre posthume. 21. Hans JONAS, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (trad. par Jean Greisch), Cerf, Paris, 1990 [1979]. 22. Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, livre I, chap. 2, in Œuvres complètes, vol. III, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1964.

Première partie Respecter la nature

C’est dans la seconde moitié du XIX siècle que, des deux côtés de l’Atlantique, les nations industrialisées e

se sont préoccupées d’une protection de la nature qui n’avait jusqu’alors fait l’objet d’aucune intention délibérée, d’aucun projet cohérent. En France, on s’est d’abord soucié de préserver des paysages ayant une valeur patrimoniale, culturelle et artistique (les « séries artistiques » de Fontainebleau font l’objet de mesures de protection dès 18611). Aux États-Unis, l’attention s’est directement orientée vers une protection de la nature sauvage, celle que les pionniers défrichaient avec enthousiasme et tendaient à faire disparaître. Lincoln prend en 1864 la décision de protéger la vallée du Yosemite en Californie, suivie par la création, le 1er mars 1872, du parc national de Yellowstone, élément majeur d’un vaste réseau de trente-six parcs nationaux couvrant 1 % du territoire américain. En 1964, le Wilderness Act, législation fédérale réglant la protection de la nature, marque l’aboutissement d’une mobilisation plus que centenaire autour d’une nature sauvage, primitive ou originelle, que l’on veut maintenir à l’écart du développement et des interventions humaines. Mais si le mouvement américain de défense de la nature sauvage est symbolisé par le terme de « wilderness », c’est aussi sous ce nom qu’il a été critiqué. On a fait valoir que cette nature dont on admirait tant la sauvagerie avait été façonnée par les Amérindiens et que la notion même de wilderness était un produit de la colonisation américaine, une vision de part en part culturelle, qui nous parle bien davantage des Américains que de la nature. Appliquée aux pays tropicaux, elle a conduit à éliminer ou à déplacer de force des populations autochtones au bénéfice des amoureux de la nature sauvage. On lui a aussi reproché de se focaliser sur des territoires en apparence vierges, strictement protégés, et de laisser faire n’importe quoi partout ailleurs, dans les zones utilisées par l’agriculture et l’exploitation forestière, ou soumises à une urbanisation proliférante. Ce débat sur la wilderness a atteint le cœur même des milieux américains de protection de la nature et remis en cause les normes morales à partir desquelles on justifiait sa préservation. Pour sérieuse qu’ait été la critique de la wilderness, elle n’a nullement conduit à y renoncer. Bien au contraire, on continue à l’exporter. En Europe, continent de vieilles civilisations agraires pratiquement dépourvu de wilderness, la protection de la nature ne s’était pas réglée sur le modèle américain. Pourtant, le 3 février 2009, le Parlement européen a adopté une résolution préconisant une politique communautaire de protection des espaces naturels, qui marque un tournant. Dans la version française de la résolution, ces espaces sont qualifiés comme des zones de « nature sauvage » ou de « nature vierge ». En anglais, il est question de « wilderness » ; le terme est suffisamment prégnant pour être utilisé même en français. Pourquoi vouloir importer en Europe une politique de la wilderness qui ne semble avoir de sens qu’en Amérique du Nord ? Le débat qui, dans les milieux anglophones, a rassemblé les spécialistes d’éthique et de philosophie environnementale autour de la notion de wilderness a mis en évidence non seulement une figure culturelle typiquement américaine, mais le dualisme qui caractérise la vision occidentale de la nature. Tel est bien le paradoxe de la wilderness : s’en occuper (ne serait-ce que pour la protéger), c’est la détruire en tant que nature extérieure à l’homme. Si le débat a ainsi révélé la fragilité de la notion, il a aussi montré à quel point on pouvait y être attaché, et vouloir sauver le sauvage, alors même que l’on en constate l’inexistence. Cela peut expliquer pourquoi des Européens défendent une politique de la wilderness : s’ils n’en partagent pas la vision américaine, ils restent attachés à la conception dualiste d’une nature extérieure à nous et dont l’altérité doit être protégée, ne serait-ce que parce que nous avons besoin, pour notre santé morale, d’avoir affaire à quelque chose qui nous résiste. On peut douter qu’un dualisme qui a tant servi, depuis la modernité, à affirmer la domination humaine sur la nature, à travers la science et la technique, puisse, par simple renversement de la valeur des termes, être mis au service de la protection d’une nature non exploitée. Mais comment échapper à un dualisme à ce point constitutif de notre conception occidentale du monde ? Les sciences sociales, et plus particulièrement l’anthropologie, qui se sont constituées autour du partage entre nature et culture (ou entre nature et société), ont fait un retour réflexif sur le dualisme auquel elles doivent l’existence. Cela permet de le mettre en perspective et de ne plus considérer le couple de la nature et de la culture comme une catégorie universelle, mais aussi de comprendre à quel point nous en sommes dépendants. On n’échappe pas au dualisme par le monisme : dire que nous faisons partie de la nature n’empêche pas de maintenir le minimum de différence entre les hommes et la nature qui permet de qualifier normativement les actions. Ce qui nous apparaît dans la radicalité d’un partage n’en est pas toujours un : on peut faire en sorte que la distinction entre nature et culture, loin d’opposer les deux termes, permette de qualifier leurs interactions.

Confortée par les développements récents de l’écologie, une nouvelle conception de ce qu’il convient de respecter dans la nature s’est fait jour. Cette nature est une nature dont les hommes font partie et dans laquelle ils sont actifs : la respecter, c’est y agir de telle sorte qu’elle préserve ses capacités d’adaptation et son potentiel évolutif. C’est ce qui explique que l’on soit passé de la protection du sauvage à celle de la diversité biologique. Or cette notion met en question le dualisme sur lequel s’est construite la

représentation moderne de la nature. Se préoccuper de la biodiversité, c’est en effet abandonner les considérations sur la confrontation entre la nature et la société pour s’interroger sur la pluralité des relations que les hommes (dans leur diversité biologique et culturelle) entretiennent avec la grande diversité des vivants non humains. Là où la wilderness sépare, faisant de l’homme un perturbateur que l’on met en accusation, la biodiversité permet de qualifier les actions de l’homme dans la nature et de découvrir que certaines sont positives. Elle peut donc servir de norme, sans que celle-ci soit radicalement extérieure à l’action humaine. La protection de la nature acquiert ainsi de plus amples ambitions : elle invite à se soucier de la biodiversité dans les territoires soumis à une mise en valeur agricole ou forestière, dans les espaces périurbains et dans les villes, autant que dans des parcs et des réserves peu anthropisés. Mais cette nouvelle conception soulève autant de problèmes (les invasions d’espèces, les structures spatiales qui rompent les continuités entre des habitats indispensables à la faune, etc.) qu’elle n’en résout. Enfin, la protection de la nature ne se résume pas à la gestion de la biodiversité, ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas une, mais des biodiversités définies à différents niveaux d’organisation du vivant, évaluables à différentes échelles spatiales, et qu’il faut pouvoir arbitrer entre les objectifs que l’on poursuit. Parmi les critères proposés, celui de la « naturalité », c’est-à-dire de la libre expression des dynamiques naturelles, ce que l’on qualifie parfois de « nature férale », a de bons arguments à faire valoir. Si la protection de la nature ne se réduit plus à sa préservation, le sauvage a cependant encore de beaux jours devant lui !

1. Les amis des peintres de Barbizon, s’indignant des coupes d’exploitation pratiquées dans certains secteurs du massif forestier dont les paysages venaient d’être immortalisés par Théodore Rousseau, Charles-François Daubigny ou Jean-Baptiste Corot, obtinrent de l’administration forestière qu’elle s’y abstienne de toute intervention.

1 Sauver le sauvage ? L’idée de wilderness

R

ousseau herborise, seul, au cœur de la forêt alpine. Grands arbres, fourrés sombres, précipices impressionnants : le voilà parvenu « à un réduit si caché que je n’ai vu de ma vie un aspect plus sauvage1 ». Il est heureux, loin des hommes, dans la montagne. Un cliquetis mécanique le tire cependant de sa rêverie : il s’approche du fourré, point si épais qu’il y paraissait d’abord, et découvre, là où il croyait « être parvenu le premier », une manufacture de bas2 ! Faut-il, pour autant, renoncer à l’idée d’une nature sauvage, où l’on ne peut se trouver que seul, à l’écart des autres hommes ? Rousseau ne l’a point fait et son nom est resté attaché à la valorisation et à la défense d’une telle nature. Pour la désigner, les anglophones ont un nom sans équivalent dans notre langue, celui de wilderness. Comme Rousseau qui, se croyant le premier à pénétrer dans ce lieu sauvage, se pensait « presque comme un autre Colomb3 », les colons anglais ont vu une wilderness dans l’Amérique qu’ils découvraient. C’est-à-dire, dans un premier temps, une terre à conquérir. Tocqueville remarque, dans un passage souvent cité : On s’occupe beaucoup en Europe des déserts de l’Amérique, mais les Américains eux-mêmes n’y songent guère. Les merveilles de la nature inanimée les trouvent insensibles et ils n’aperçoivent pour ainsi dire les admirables forêts qui les environnent qu’au moment où elles tombent sous leurs coups. Leur œil est rempli d’un autre spectacle. Le peuple américain se voit marcher lui-même à travers ces déserts, desséchant les marais, redressant les fleuves, peuplant la solitude et domptant la nature4.

Mais, une fois parvenus au terme de leur parcours, les pionniers se sont rendu compte que la nature qu’ils étaient en train de détruire devait être préservée. Autour de l’idée de wilderness se sont rassemblés des philosophes (Thoreau, Emerson), des peintres (Thomas Cole, Frederic E. Church, Albert Bierstadt), des poètes (Walt Whitman, notamment). Un mouvement s’est créé qui, lancé par des militants (John Muir, Aldo Leopold, Robert Marshall, Sigurd Olson), s’est organisé en diverses associations (Sierra Club, Wilderness Society). L’un de ses succès les plus marquants fut la promulgation, en 1964, du Wilderness Act. L’idée de wilderness est ainsi la « plus ancienne et la plus populaire variante américaine de l’idée de nature5 ». Elle n’a pas, pour autant, échappé à la critique. En 1989, la revue Environmental Ethics publie l’article d’un historien indien, Ramachandra Guha, qui juge la wilderness du point de vue du tiers monde : transportée hors d’Amérique, en particulier en Asie du Sud-Est, elle n’a pas tant conduit à protéger la nature qu’à créer, au détriment des populations locales, des parcs d’attractions pour Américains fortunés6. En 1995, un article de l’historien américain de l’environnement William Cronon y voit une construction sociale : loin de désigner une réalité indépendante des hommes, la wilderness est une création humaine, typiquement américaine, plus précisément blanche, mâle et raciste7. La wilderness est tout sauf naturelle, tout sauf sauvage : elle a une histoire, elle est le produit d’une civilisation. À son tour, Baird Callicott, un des piliers de l’éthique environnementale américaine, s’engage dans une critique de l’« idée reçue de wilderness8 ». En collaboration avec Michael P. Nelson, il rassemble les éléments du débat, des premiers promoteurs de l’idée à sa critique présente9. Faut-il en conclure que la notion de wilderness a vécu ? Pas du tout. Un second volume, également publié par Callicott et Nelson, montre que le débat fait toujours rage, que les défenseurs de la wilderness ne s’avouent pas vaincus et s’orientent, non vers l’abandon de celle-ci, mais vers son renouveau10. Notre enquête marquera trois étapes, de l’idée première de wilderness à sa forme recomposée, en passant par sa critique. Il s’agit de comprendre le surprenant rebond de cette conception du sauvage. Pourquoi s’obstine-t-on à sauver le sauvage ?

Wildness et wilderness « In short, all good things are wild and free11 » (« en bref, toutes les bonnes choses sont sauvages et libres »), écrit Thoreau dans Walking. C’est dans ce même essai qu’il a cette fameuse phrase : « In Wildness is the preservation of the World12. » La wildness est la qualité de ce qui est sauvage (wild) et il y a en nous une aspiration au sauvage. Thoreau associe ce désir à la liberté, qui se trouve chez les hommes, mais aussi chez tous les êtres vivants : « Chaque arbre tend ses fibres en quête du sauvage13. » Le sauvage et la nature sont ainsi étroitement associés, et Thoreau souligne, dans Huckleberries, l’importance de « préserver

quelques portions de la nature elle-même, non affectée [“unimpaired”]14 ». C’est cela que l’on peut désigner comme wilderness : « des forêts et de la wilderness proviennent les toniques et les écorces qui fortifient l’humanité15 ». L’anglais compte donc deux substantifs pour qualifier le sauvage : wildness et wilderness. Le second est ancien. Les étymologies renvoient au vieil anglais16, avec des origines germaniques et nordiques. Le mot viendrait de will (« volonté ») et connoterait le volontaire, l’incontrôlé, et même l’incontrôlable, ce qui échappe à la règle, l’indiscipliné. Portant au départ sur la conduite humaine, le terme se serait appliqué à toutes les formes vivantes. Ainsi, en vieil anglais, deor (« animal ») accompagné du préfixe wild désigne-t-il les animaux sauvages, ceux qui échappent au contrôle de l’homme. Wilderness – wild-deor-ness – serait ainsi le lieu des bêtes sauvages17. Attesté dès le XIIIe siècle, le terme ne prend vraiment de l’importance qu’au XIVe siècle, dans les traductions anglaises de la Bible. C’est à partir de là qu’il se répand et en vient à désigner les terres arides et non peuplées (les « déserts », au sens ancien du terme) qui jouent un rôle important dans l’histoire du peuple juif (la traversée du désert). De même, dans la religion chrétienne, le désert est-il la « demeure des esprits mauvais », l’endroit où « Satan chercha à tenter Jésus »… mais aussi celui où Jésus se réfugia, trouva la solitude et le réconfort18. Le terme se charge alors d’une forte connotation religieuse et morale : la wilderness devient synonyme de lieu d’épreuve, où l’homme se trouve seul, et même abandonné de Dieu. Pour ces grands lecteurs de la Bible que sont les colons puritains d’Amérique du Nord, transformer la wilderness n’est pas seulement, comme le dit Tocqueville, une tâche séculière, de civilisation, c’est un devoir sacré. La wilderness est le repère de Satan, la marque d’une nature corrompue, contre laquelle il faut lutter. Mais, comme au désert érémitique des premiers temps de la chrétienté, l’épreuve peut aussi bien conduire à la rédemption qu’à la perdition. La wilderness que célèbrent Thoreau ou Emerson a changé de valeur : de lieu du mal, elle est devenue œuvre de Dieu. Cette inversion n’en remet pas en cause la dimension symbolique. Elle est d’ailleurs antérieure à la philosophie transcendantaliste des romantiques américains. Callicott cite ainsi un pasteur puritain du XVIIIe siècle, d’inspiration calviniste, Jonathan Edwards, qui voit dans la nature « les images ou les ombres des choses divines19 ». Seul l’homme est dans le péché, le reste de la Création est exempt du mal. L’homme ne se purifie pas en venant à bout de la nature comme mal ; il souille la nature en se l’appropriant. La wilderness réunit ainsi les connotations de deux mots français : le sauvage (et la forêt) et le désert comme lieu symbolique20. Le doublet wildness/wilderness peut s’entendre comme l’association d’une définition substantielle (la caractéristique propre de ce qui est sauvage) et d’une définition extensive ou même spatiale (la wilderness désigne une étendue, un espace de nature sauvage : d’où l’importance attachée à sa superficie). Il est donc important de distinguer les deux termes21 : on peut qualifier de sauvage la végétation qui envahit une rue fermée à la circulation, cela n’en fait pas pour autant une réserve naturelle. Mais chez Thoreau les deux mots associent plutôt le sauvage en nous (wildness) et hors de nous (wilderness). Pour lui, ces deux aspects sont inséparables, et il se pourrait même que le second n’existe que par le premier. On peut comprendre ainsi ces vers : It is in vain to dream of a wildness distant from ourselves. There is none such. It is the bog in our brains and bowels, The primitive vigor of Nature in us ; that inspires that dream. I shall never find in the wilds of Labrador any greater wildness Than in some recess of Concord ; i. e. than I import into it22.

Cette affirmation d’une sauvagerie que « l’on met soi-même » suggère que la nature romantique est subjectivée (et pas seulement spiritualisée), que l’on insiste sur la dimension individuelle de cette subjectivation (une projection du moi intérieur)23, ou sur sa dimension collective, celle de mythes (au sens de Jung) à la « longévité surprenante », qui se donneraient à lire au travers de paysages, qui en constitueraient le palimpseste24.

La wilderness, une nature extérieure à l’homme L’unité de la nature en nous et hors de nous est caractéristique de l’amour des environnementalistes pour la wilderness. Cependant, le mouvement environnementaliste américain, de « preservation », tend à mettre l’accent sur la dimension extérieure, sur la wilderness, jusqu’à occulter la wildness. Le bâtiment d’accueil d’une réserve naturelle américaine (Point Reyes National Seashore, près de San Francisco) en témoigne : la devise de Thoreau (« In Wildness is the preservation of the World ») est devenue « In Wilderness is the preservation of the World » sans que personne (ou presque) s’en rende compte, ou s’en étonne25. La wilderness, c’est, selon l’expression de Mark Woods, un philosophe environnementaliste, le sauvage comme « quintessence » du naturel : une nature qui, parce qu’elle est sauvage, contient en elle-même les raisons de la protéger26. La wilderness associe ainsi, toujours selon Mark Woods, deux types de valeurs, celles qui sont liées au sauvage, l’idée de liberté, d’autonomie (le « wild and free » de Thoreau) et celles qui le sont à la nature (l’idée d’un processus qui se poursuit de lui-même, d’une continuité causale)27. La meilleure définition est alors celle que donne le Wilderness Act :

Une wilderness, par opposition aux espaces où l’homme et ses œuvres dominent le paysage, est ici identifiée comme un espace où la terre et sa communauté de vie ne sont pas entravées par l’homme, où l’homme luimême n’est qu’un visiteur qui ne reste pas. Plus précisément, un espace de wilderness est défini, dans cette loi, comme un espace de terre fédérale non exploitée qui conserve son caractère et sa force primitifs, sans mise en valeur ou habitation humaines permanentes ; un espace qui est protégé et géré de façon à en préserver les conditions naturelles et qui (1) apparaît généralement n’avoir été essentiellement affecté que par les forces de la nature, l’empreinte de l’œuvre humaine ne s’y laissant pas, en substance, détecter ; (2) offre de remarquables occasions de jouir de la solitude et de jouir de formes de récréation primitives et illimitées ; (3) a une superficie d’au moins cinq mille acres [un acre = 0,4047 hectare] de terre, d’une taille suffisante en tout cas pour permettre sa préservation et un usage qui en maintienne le caractère non affecté28.

Cette définition de la wilderness est typiquement dualiste : la wilderness est définie par opposition à l’homme – qui ne peut y être qu’un visiteur temporaire –, et donc à la civilisation. La série de termes négatifs qui connotent l’action humaine en suggère le caractère nocif, s’agirait-il d’une amélioration ou d’une mise en valeur (« improvement » dans le texte anglais). L’œuvre humaine est en effet assimilée à une « domination ». La nature sans l’homme, la wilderness, apparaît comme une nature libre, laissée à ellemême, à sa nature propre. Celle-ci est définie comme originaire, ou primitive : les termes de « pristine » ou « primeval » sont régulièrement associés à la wilderness. Cette nature sauvage est vierge (« forêt vierge » se dit en anglais « primeval forest »), qui n’a pas encore été souillée par l’homme. Cette définition strictement dualiste, selon laquelle l’homme et la nature constituent deux réalités distinctes, qui doivent avoir le moins de contacts possible, est d’autant plus importante que sa seconde partie a des implications pratiques : il s’agit d’énoncer les critères qui permettent de classer un espace comme wilderness, et de le maintenir en cet état sauvage par une gestion appropriée. Le texte de 1964 a une approche plutôt pragmatique de ces critères29. Une définition très exigeante pourrait satisfaire les défenseurs les plus radicaux de la wilderness, mais conduirait à en restreindre l’étendue : beaucoup de zones susceptibles d’être classées en tant que wilderness pourraient être rejetées si l’on pouvait y prouver une utilisation humaine, même partielle ou temporaire. On s’en tient donc à l’apparence de naturalité. Comme le remarque Mark Woods, c’est la continuité d’une causalité naturelle (que les forces « non entravées de la nature » soient à l’œuvre) qui est le critère déterminant, non la complète absence de tout usage humain, passé ou présent30. Mais il importe avant tout que les espaces ainsi protégés ne soient pas soumis à l’exploitation humaine : pas d’exploitation minière, pas de coupes de bois, aucune pratique de développement d’aucune sorte. Et surtout pas de routes : à l’époque où se répandent l’automobile et le tourisme motorisé, les promoteurs d’une politique de protection de la wilderness au début du XXe siècle (Robert Marshall, Sigurd Olson, Aldo Leopold) insistent beaucoup sur ce point31. La question est alors de savoir ce qu’est une route : faut-il du goudron, ou bien un chemin de terre battue, voire une piste, peuvent-ils être qualifiés de « routes » ? Aldo Leopold dénonçait en outre la présence de grands parkings à l’entrée des parcs naturels. Le caractère « primitif » des activités tolérées dans ces espaces interdit tout engin motorisé, quel qu’il soit. On peut descendre les rivières en canoë, utiliser des ânes pour porter des bagages, mais il est exclu de s’aider d’un moteur. L’actuelle génération de défenseurs de la wilderness maintient cette interdiction. La route est la porte par laquelle entrent tous les maux : elle fragmente les habitats, sert de corridor à l’invasion d’une faune ou d’une flore étrangères. Surtout, elle fait pénétrer les hommes, munis de « fusils, de traquenards et de pièges32 ». La nature sauvage se saisit donc dans son opposition (« in contrast ») à l’humain, et à ses œuvres : elle existe sans nous, n’a pas besoin de nous pour exister et si les interférences humaines, jugées dangereuses, ne sont pas complètement bannies, elles sont étroitement contrôlées. Pour autant, dans la loi, la définition de la wilderness n’est pas exempte d’ambiguïtés. Comme le montre le point (2) de la définition pratique, le but de l’établissement de zones de wilderness est explicitement récréatif : il s’agit de fournir des espaces de loisirs. Pas n’importe lesquels : ils doivent être « primitifs » – faire appel à aussi peu de technique que possible – et inviter à la solitude. Les promoteurs de la wilderness, tout particulièrement le président Theodore Roosevelt, insistèrent sur le caractère éminemment viril de ces activités récréatives : chasse au gros gibier, longues marches, descentes dangereuses de rivières. Il s’agit de retrouver l’esprit des pionniers, voire des Indiens33. L’affirmation de la loi selon laquelle, dans la wilderness, « l’homme n’est qu’un visiteur qui ne reste pas » n’est pas seulement restrictive, elle indique une finalité : il s’agit d’offrir aux Américains des espaces où ils pourront, comme les pionniers, affronter la nature sauvage. La dimension récréative de la wilderness a joué un rôle décisif dans le succès du mouvement en faveur de sa protection. Depuis qu’en 1864 le président Lincoln a offert la vallée du Yosemite à l’État de Californie comme parc « for public use, resort and recreation34 », le public américain s’est attaché à la wilderness comme à un espace de « recreation ». Cela peut s’entendre comme un lieu de simple détente loin des bruits de la ville, mais aussi de rédemption religieuse, de ressourcement spirituel, ou d’affrontement viril avec les forces de la nature. Dans tous les cas, la wilderness n’est pas protégée pour elle-même, mais comme un moyen au service des Américains qui peuvent la visiter : sa valeur est instrumentale. Elle rentre ainsi dans les usages du sol et de la nature. Ce qui inspire le titre d’un article de Leopold en 1925 : « Wilderness as a form of land use35 ». Un usage qui vise à préserver la ressource qu’il utilise, mais un usage tout de même. Ne rencontre-t-on pas là les limites de cette définition de la wilderness ? Peut-on à la fois « protéger et gérer », préserver et utiliser ? Le vocabulaire de la gestion, qui est celui, économique ou technique, de

l’instrumentalisation, peut-il s’appliquer à une nature posée comme indépendante de l’homme, intouchée par lui ? Cela tient sans doute à la multiplicité des buts assignés à la protection de la wilderness : mettre la nature à l’abri de l’intervention humaine, offrir un espace de récréation « primitive » et virile. Le Wilderness Act (comme tout texte de loi) résulte d’un compromis entre des défenseurs de la wilderness qui formaient un front uni, mais pouvaient avoir des projets différents. Cependant, on peut aussi se demander si l’idée même de protéger la nature sauvage ne relève pas d’un paradoxe. Ce dernier nous paraît bien présenté par François Terrasson, un défenseur français de l’idée de sauvage comme qualité naturelle. Il explique ainsi, à la façon des théoriciens américains de la wilderness, que c’est le sauvage qui définit la nature : celle-ci ne se conçoit pas sans « cette composante de non apprivoisé […] qui est une sorte de squelette, d’armature sans lequel la notion de Nature se dissipe, se dilue et s’affadit36 ». Mais une telle définition contient en elle-même sa propre difficulté : « Le problème c’est que la Nature n’est la Nature que quand il n’y a personne dedans37. » Comment protéger la nature sans y être ? L’entreprise semble autodestructrice. Le paradoxe auquel conduit ainsi la définition dualiste du sauvage a été utilisé par les critiques de la wilderness, qui ont fait valoir que, dès que l’on protège la nature (ne serait-ce qu’en prenant des mesures juridiques), on n’a plus affaire à la nature.

La critique de la wilderness Dans un des nombreux articles qu’il a consacrés à la question, Baird Callicott regroupe les critiques adressées à la wilderness autour de trois thèmes principaux. La wilderness serait ethnocentrique, dualiste, et reposerait sur une vision statique de la nature38. La première critique est développée par William Cronon. Dans un livre publié en 1983, Changes in the Land, il explique comment le paysage de la Nouvelle-Angleterre avait été habité, mis en valeur et transformé par les peuples amérindiens, avant que les colons à leur tour ne l’habitent, ne le mettent en valeur et ne le transforment, différemment39. Ce livre met à mal l’idée reçue d’une nature vierge, découverte par les colons. Cronon a explicitement formulé cette critique dans un article (« The trouble with wilderness, or getting back to the wrong nature »)40, défendant l’idée que la wilderness a une histoire, qui nous en dit beaucoup sur la culture et les mentalités américaines et fort peu sur la nature. C’est en ce sens qu’il peut dire que la wilderness est un produit de la colonisation américaine, moment très particulier de l’histoire humaine. Il distingue alors trois composantes de cette passion pour la wilderness : une conception du sublime, un primitivisme antimoderne et un élitisme. Rappelant l’origine religieuse du mot, il montre que l’inversion de valeur que subit la wilderness au début du XIXe siècle n’en affecte pas le caractère sacré : le surnaturel affleure sous le naturel. Il y voit la conséquence de l’importation aux États-Unis de la notion de sublime introduite par Burke et Kant. Le sublime se loge dans la nature sauvage que découvrent les romantiques américains. Symbole de la présence de Dieu sur terre, il subit lui-même une inflexion : le sublime qui inspire à Wordsworth franchissant les Alpes, et encore à Thoreau, une terreur sacrée ne provoque plus, chez John Muir, à la fin du siècle, qu’une extase heureuse. Il s’est apaisé, domestiqué. Mais le temple subsiste : dans sa campagne contre la construction du barrage de Hetch Hetchy qui, pour alimenter San Francisco en eau, aurait inondé une wilderness protégée, John Muir affirme que le projet reviendrait à transformer une cathédrale en silo à blé41. À l’instar de Rousseau (ou de l’idée que l’on s’en fait), le primitiviste cherche l’antidote aux maux de la civilisation dans le retour à une vie plus simple. Aux États-Unis, cette aspiration prend la forme d’un mythe d’identité nationale. Comme l’a montré Frederick Jackson Turner, la disparition de la Frontière en a révélé la signification : c’est dans l’affrontement avec la nature que le colon a trouvé son identité, et s’est transformé, d’Européen émigré qu’il était, en Américain. En découvrant dans la wilderness une nature sans équivalent en Europe (plus sauvage, plus majestueuse), le colon a aussi, en l’affrontant, affirmé ses valeurs propres, de liberté et d’égalité. Quand les Européens cherchent leur identité dans une histoire (souvent celle de leur servitude), le colon américain découvre la sienne dans son rapport à la nature42. L’idée américaine de wilderness peut donc avoir une dimension démocratique. Cependant, dans cette nostalgie d’une vie plus simple et plus rude, Cronon voit une forme typiquement bourgeoise (propre aux classes moyennes et, surtout, urbaines) de critique de la modernité. Préserver l’expérience de la Frontière traduit à ses yeux une passion élitiste pour la solitude et la vie sauvage. On en trouve une illustration dans le roman de Russell Banks, The Reserve. On y voit comment de riches New-Yorkais se sont réservé, dans les années 1930, une vaste zone de terres dans les Adirondacks, en bordure d’un lac. La réserve est soumise à des règles strictes (celles de la wilderness), néanmoins adoucies par l’existence d’un club-house aux frontières de la réserve et par la transformation d’une partie des habitants des environs en domestiques qui transportent au cœur de la réserve bagages, nourriture et approvisionnements divers (les engins motorisés sont interdits), entretiennent les modestes cabanes qui y sont tolérées comme abris pour les visiteurs, tout en les faisant bénéficier de leur connaissance du pays43. Ce savoir suggère l’existence d’un temps d’avant la wilderness, où les espaces de ce qui sera ensuite classé comme une réserve étaient parcourus par les habitants du lieu, qui y chassaient ou y pêchaient, sans les transformer, pour autant, en lieux civilisés. En créant les parcs nationaux, la politique américaine ne les a pas seulement soustraits au développement urbain. Elle a en même temps banni toute une série d’usages locaux, que ce soient ceux de colons ruraux

(les chasses et les cueillettes que ceux-ci pratiquaient ont été interdites), ou, plus massivement et plus violemment, ceux des Indiens44. Un article du géographe américain William M. Denevan, « The pristine myth : the landscape of the Americas in 149245 » a joué un rôle important dans la controverse. Il démonte l’illusion selon laquelle la nature que les colons ont découverte aurait été vierge. Sans doute les espaces d’Amérique du Nord que les colons rencontrent, après 1607, dans leur progression conquérante, sont-ils assez vides d’hommes. La nature y semble laissée à elle-même. Mais cette situation est une conséquence des ravages provoqués par l’arrivée des Européens après Christophe Colomb : les affrontements militaires, le travail forcé qui désespérait les Amérindiens, mais surtout (et tout particulièrement en Amérique du Nord) les épidémies frappant des populations qui n’avaient pas développé de défenses immunitaires ont drastiquement réduit la population d’avant 1492. Quand les premiers colons anglais ont débarqué, en 1607, la population ne représentait plus qu’un dixième, voire un vingtième de ce qu’elle avait été. La nature avait eu le temps de retrouver quelque chose de l’aspect primitif du sauvage, mais c’était en quelque sorte un sauvage artificiel (si l’on entend par là tout ce qui résulte de l’intervention humaine)46. Les promoteurs de la wilderness ont souvent exprimé le souhait que les parcs nationaux offrent un panorama de l’Amérique d’avant 1492, que chaque parc représente « une vignette de l’Amérique primitive »47. Or une telle nature n’a jamais existé. La wilderness est donc un mythe, une création culturelle que ses défenseurs n’ont pas hésité à imposer, violemment parfois, pour en faire une réalité. Le Yellowstone, premier parc national américain créé en 1872, a assez vite été « violemment débarrassé des Shoshones qui y résidaient afin que nulle présence humaine permanente ne puisse entamer l’émotion pure ressentie au contact d’une nature sauvage48 ». Les Indiens qui peuplaient le Yosemite ont pu y rester jusqu’au XXe siècle, mais à condition d’abandonner leurs activités traditionnelles pour devenir des prestataires de service (dont la présence devait se faire la plus discrète possible) pour les visiteurs49. Il a fallu attendre les années 1970-1980 pour que des discussions soient engagées avec les populations indigènes de l’Alaska que l’on s’apprêtait à transformer en réserve naturelle, mais en y maintenant les populations locales50. On comprend donc la critique d’environnementalistes du tiers monde vis-à-vis de la wilderness américaine : pourquoi exporter une idée si visiblement occidentale et colonialiste ? Ne faut-il pas s’indigner de ce que, en Inde, les tigres soient protégés au détriment des populations locales51 ? Dénoncer l’ethnocentrisme de la notion de wilderness, c’est en faire apparaître le dualisme. Cette façon de séparer l’homme et la nature est en effet typiquement occidentale. Callicott rappelle les trois composantes de cette dichotomie : l’héritage de la philosophie gréco-romaine (où seuls les hommes sont doués de raison), la tradition judéo-chrétienne (l’homme y est un être de grâce et non de nature)52, et la modernité scientifique (Galilée, Descartes, Newton et Kant : séparation du sujet et de l’objet, affirmation de l’autonomie morale). Cependant, s’il affirme clairement la dimension occidentale de l’idée de wilderness, il insiste plus encore sur son obsolescence : ce dualisme est « prédarwinien »53. Il ignore l’enseignement de la théorie de l’évolution selon laquelle l’homme n’a pas été créé par Dieu, mais a coévolué avec les autres êtres naturels ; il « n’est qu’un compagnon voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution », suivant la formule d’Aldo Leopold54. Callicott s’emploie donc à montrer que l’idée de wilderness, telle qu’elle s’est développée et a guidé le mouvement environnemental américain, est antérieure aux développements scientifiques (de la théorie de l’évolution, de l’écologie) qui peuvent la contredire, ou du moins la corriger. La philosophie américaine de la protection de la nature repose ainsi sur des idées qui sont scientifiquement contestables. Deux « sophismes » notamment la caractérisent : l’idée que Christophe Colomb a débarqué sur une terre vierge ou sauvage (« in a totally “wilderness condition” ») et celle que toute intervention humaine dans la nature ne peut que l’altérer, si bien que la seule façon de protéger la nature est de la tenir à l’écart des intrusions humaines, dans des espaces aussi vastes que possible55. Cela conduit à une vision statique de la protection de la nature. Non seulement l’article de Denevan a fait voler en éclats ce mythe d’une nature originaire, où les Indiens n’auraient pas existé, ou n’auraient pas eu d’effet sur leur environnement, mais les développements récents de l’écologie ont remis en cause l’idée d’une nature statique, celle des équilibres de la nature. Déjà, la théorie de l’évolution a introduit une vision dynamique de la nature, mais dans une perspective de longue durée. Elle peut s’accommoder, pour des échelles de temps plus courtes, de visions de l’équilibre, comme celle, thermodynamique, autour de laquelle se stabilise l’écologie, entre Tansley et Odum, des années 1930 aux années 1960, avec la conception de l’écosystème et du climax56. Mais, comme le rappelle Baird Callicott, les années 1980 ont été marquées par un changement de paradigme qui, aux « équilibres de la nature » substitue une vision dynamique, sur le court terme, celle d’une nature « en flux ». L’équilibre n’est plus qu’une exception, l’ordinaire est le changement, la perturbation (sur les conséquences de cette écologie nouvelle, voir le chapitre 3). Pour l’écologie des perturbations (disturbance ecology), les écosystèmes ne sont plus que « des quasi-entités ouvertes, aux frontières incertaines, exposées aux perturbations et prises dans une dynamique sans direction fixe57 ». Si la science exige que l’on ait une vision dynamique de la nature, que conclure, demande Edward Grumbine, historien de la protection de la nature, de l’obstination des défenseurs de la wilderness à « geler [“freeze”] la nature en des paysages préeuropéens » ? Qu’ils sont « incapables d’échapper à leurs valeurs culturelles58 ». Il semblerait donc que la wilderness ne résiste pas à sa déconstruction. Cronon suggère que cette fausse nature est aussi un alibi : les politiques de protection qui font de la wilderness leur principal objet, laissent

en dehors de leur souci environnemental tous les espaces civilisés ou développés, alors que c’est là que se posent les vrais problèmes : la wilderness, selon Cronon, n’est pas la solution aux problèmes environnementaux, elle en fait partie59. Callicott semble incliner dans le même sens : il propose de ne plus parler de wilderness, mais de « réserves de biodiversité »60, et que l’on se préoccupe surtout de la gestion des territoires non protégés, en tâchant d’introduire un peu de « sauvage » dans l’utilisation humaine de l’espace. À la toute fin du premier volume du débat sur la wilderness, cependant, la philosophe Val Plumwood suggère que l’on peut débarrasser la notion de wilderness du dualisme qui la plombe, sans pour autant la faire disparaître61. L’idée reçue de wilderness est celle d’une terre dont les hommes sont absents. Écoféministe, Val Plumwood est attentive au parallélisme entre la domination des femmes par les hommes, et celle de la nature : dans un cas comme dans l’autre, ces situations sont présentées dans une dualité inégalitaire qui non seulement distingue, mais subordonne en dévalorisant l’un des deux termes distingués (les femmes par rapport aux hommes, la nature par rapport à l’homme). La wilderness inverse la valeur des termes distingués, mais cela ne change rien. Pas plus que l’exaltation d’une Mère vierge et pure ne met le commun des femmes à l’abri des mauvais traitements de leurs compagnons masculins, la sacralisation d’une nature vierge ou sauvage ne met le reste de la nature à l’abri de son instrumentalisation destructrice. La nature vierge ainsi mise à l’écart est finalement moins protégée qu’enfermée (« cordonned off »), voire incarcérée62. Non seulement le dualisme de la wilderness met à mal tous ceux (les autochtones) qui se trouvent exclus des espaces protégés, mais la nature elle-même ne gagne pas vraiment à une telle protection. Le modèle dualiste de la wilderness n’est pas, selon Val Plumwood (qui est australienne), uniquement américain : il est surtout colonial. C’est aussi bien en Australie ou en Afrique que les colons européens, croyant y trouver de la wilderness, ont naturalisé des terres habitées : de la culture, ils ont fait une nature63. Débarrasser la wilderness de son dualisme, c’est la décoloniser. À en croire Val Plumwood, la wilderness cessera alors d’être appréhendée comme une absence (de l’homme) pour être éprouvée comme une présence : celle de la nature, dont il est possible d’être la(le) partenaire. Cette tentative pour se débarrasser de la dimension coloniale et machiste de la wilderness, tout en en maintenant l’idée à l’intention des Occidentaux, était-elle tenable ?

Sauver le sauvage ? L’expérience de la wilderness est celle de l’engagement militant, qui a rassemblé tous ceux qui se sont associés pour défendre, contre les entreprises de développement, les espaces déjà sauvegardés et pour essayer d’en gagner d’autres. Ce sont donc des dirigeants d’association, comme Dave Foreman (fondateur de Earth First !), ou des poètes engagés comme Gary Snyder qui prennent la tête de sa défense. La lutte idéologique prend alors le pas sur le débat philosophique. On ne regarde pas tant la vérité et la rigueur des arguments que leurs conséquences politiques : aux articles de Cronon ou de Denevan, on reproche d’être trop souvent cités par les antienvironnementalistes qui y trouvent argument pour dire l’inanité de politiques de protection d’une nature qui n’existe pas. Cronon et Callicott sont qualifiés de « déconstructionnistes » ou de « postmodernes », ce qui semble manifester une décadence européenne qu’ignore la rude simplicité américaine. Quant à ceux qui, depuis le tiers monde, critiquent la wilderness, ils sont accusés de verser dans l’antiaméricanisme64. Comment en serait-il autrement quand le réseau américain de parcs naturels, unique au monde, fait l’admiration et suscite l’envie du monde entier65 ? Pour contestables qu’elles soient, ces accusations montrent que les défenseurs de la wilderness savent utiliser le langage qu’ils reprochent à leurs adversaires : celui de la déconstruction. Et c’est bien ainsi qu’ils vont procéder pour réhabiliter la nature sauvage. Ils vont eux-mêmes déconstruire l’idée reçue de wilderness. Une déconstruction suivie d’une reconstruction. Les paradoxes de la wilderness proviennent de son dualisme. Or celui-ci va à l’encontre de l’enseignement de l’écologie qui révèle toutes les interconnexions entre l’homme et la nature. Pourquoi, dans ces conditions, s’obstiner à poser la séparation des mondes naturel et humain ? Pourquoi ne pas affirmer, au contraire, que l’homme fait partie de la nature66 ? Les choses ne sont pas si simples, objectent les défenseurs de la wilderness. Renoncer au dualisme, effacer la différence entre nature et culture, conduit au monisme. Il en est de deux sortes, entre lesquelles se situent Cronon et Callicott, selon Wayne Ouderkirk, environnementaliste et philosophe, dans un essai de mise au point sur l’utilisation du mot : on pose soit que tout est culture, que la nature est une construction sociale (position de Cronon), soit, comme Callicott, que tout est nature, et que l’homme est un être naturel67. Dans la réduction de la nature à la culture, Val Plumwood voit une forme de « solipsisme », une incapacité à concevoir autre que soi, que ce soit d’autres individus ou d’autres espèces68. Pour la plupart des défenseurs de la wilderness, il s’agit de l’une de ces subtilités européennes dont on peut tout au plus dire qu’elle est idéaliste et laisse de côté les véritables problèmes. Les vraies questions sont de savoir « comment agir face à la douleur et à la détresse des êtres réels, animaux ou plantes, qui sont aussi réels que l’humanité souffrante, et comment préserver la diversité biologique69 ». Le monisme symétrique, celui du tout naturel, retient plus l’attention, en tant que lecture possible de la théorie de l’évolution : celle que met en œuvre la sociobiologie, un champ intellectuel que connaissent bien les environnementalistes et dont, en quelque sorte, ils font partie. Beaucoup de défenseurs de la wilderness se montrent cependant réticents, car affirmer que tout est naturel expose à perdre tout repère normatif.

C’est ce qu’avait montré John Stuart Mill, dans On Nature70 : si par « nature » on entend tout ce qui existe, l’homme compris, toutes les actions humaines sont naturelles ; il n’y a pas lieu de différencier les bonnes des mauvaises. Comment reprocher alors aux hommes les déprédations qu’ils commettent dans la nature ? Cet effacement des repères normatifs conduit à un relativisme que renforce l’idée d’une nature en flux perpétuel : « Si nous acceptons que nous ne pouvons pas faire une démarcation claire entre le naturel et l’artificiel, entre le sauvage et le domestique, et si la nature manque de stabilité et d’autorégulation interne, où cela nous laisse-t-il ? », s’inquiète le biologiste Donald M. Waller71. Accusés de s’en tenir à une conception statique de la nature, les adeptes de la wilderness s’en défendent : ils ont toujours pensé la nature comme une dynamique, un processus continu ; ils en font une constante (qui remonte au moins à Héraclite). Holmes Rolston reconnaît même la maladresse du terme « preservation » de ce point de vue, auquel il vaudrait mieux substituer celui de « protection » des processus naturels72. Mais ils attachent peu d’importance au changement de paradigme que représenteraient l’écologie des perturbations et l’abandon de la notion d’harmonies naturelles73, trop sollicité, selon eux, par les contempteurs de la nature. Une première réponse consiste à maintenir le dualisme, dans sa forme la plus classique. C’est celle de Holmes Rolston (l’un des pères de l’éthique environnementale contemporaine), qui fait figure de statue du Commandeur dans le débat. Il rappelle donc la différence entre nature et culture, sur une base quasiment évolutionniste : la transmission est darwinienne (donc lente) dans la première, et lamarckienne (donc rapide et variée, puisque l’acquis se transmet) au sein de la seconde. Mais Rolston affirme aussi le caractère proprement moral de l’humanité, et, cela, sur une base métaphysique, sinon nettement religieuse : c’est la liberté de l’homme qui le met à part du reste de la nature, et l’ouvre à la moralité74. Dans le contexte d’un dualisme maintenu avec force, il réaffirme l’axiome de base : l’intervention humaine ne saurait améliorer la nature sauvage, elle ne peut que la dégrader75. La plupart des défenseurs de la wilderness n’adoptent pas une position aussi rigide. Le plus souvent, ils tiennent compte des critiques et admettent qu’il n’y a pas de séparation tranchée entre nature et culture, entre sauvage et domestique : on se trouve dans un continuum. La polarisation entre, d’un côté, la nature et, de l’autre, la culture ne disparaît pas pour autant, ce qui permet de maintenir la nature comme référence normative. Cherchant à arbitrer entre les « environnementalistes classiques » (comme Rolston), qui s’en tiennent à une différence tranchée entre sauvage et domestique, et les « nouveaux environnementalistes » (comme Cronon) qui la nient, Dale Jamieson affirme qu’en posant simplement une différence de degré entre le sauvage et le civilisé on peut échapper à la réduction du normatif au descriptif, à laquelle conduit le monisme, et maintenir des normes de comportement76. Une réponse au paradoxe de la wilderness a ainsi été donnée : toutes les formes d’intervention humaine ne sont pas équivalentes et ne font pas toutes disparaître la nature. À ceux qui affirment la « fin de la nature », l’envahissement de l’humain, Dale Jamieson objecte qu’il ne faut pas confondre ce qui est l’effet d’une action et ce qui en est le produit. De ce que les actions humaines affectent globalement la biosphère, il ne faut pas conclure que celle-ci est un produit de l’œuvre humaine77. Sans doute l’air est-il pollué au sommet de l’Everest comme au-dessus de la tour Eiffel ; pour autant, toute différence entre Paris et l’Himalaya n’a pas disparu : l’Himalaya est plus naturel que la tour Eiffel. On peut donc sauver le concept de wilderness. Au prix de quelques accommodements. Il nous faut renoncer, explique Gary Snyder, à définir comme primitif ce qui « n’a jamais été atteint par l’action humaine » ; par « pristine », il faut entendre plutôt « virtually pristine »78. N’en rajoutons pas, dit à sa suite Mark Woods, sur la « pureté » de la wilderness. Le Wilderness Act, qui requiert une nature « inentravée », n’en demandait pas tant : exiger la pureté serait confondre « trammeling » (« entraver pour contrôler ») et « impacting » (« avoir une influence quelconque »)79. Il faut donc, comme c’était déjà le cas en 1964, préférer la continuité causale à la pureté des origines. La conséquence en est qu’un espace peut redevenir sauvage, en dépit d’occupations antérieures. C’est ce que certains appellent le « réensauvagement » (« rewilding80 »). Cela ne va pas sans poser de problèmes, car cela ouvre la question de la restauration écologique, et l’accusation d’artificialisation menace81.

La wilderness perdue peut-elle être retrouvée ? Le titre d’un article de Dave Foreman indique le programme : « From scenery to nature » (« du décor à la nature »)82. Le concept de wilderness, la critique l’a révélé, est encombré de références subjectives autant qu’anthropocentriques : c’est un espace de loisir, récréatif. Il faut l’en débarrasser, et faire retour vers la wildness, passer de la définition extensive du sauvage à sa définition substantielle, posée comme une qualité objective. Il faut donc réensauvager la wilderness, retrouver la nature derrière le décor. Les développements scientifiques en fournissent l’opportunité. Dans les années 1970 est apparue une nouvelle discipline, une science missionnaire, la biologie de la conservation, qui a pour objet de lutter contre la disparition des espèces. En effet, le rythme de celle-ci s’accélère. Des études montrent que nous sommes entrés dans une période d’extinction qui, sans doute, n’est pas la première dans l’histoire de la nature – on parle de sixième extinction – mais dont, cette fois, les hommes sont responsables. Pour désigner ce qui se perd ainsi, un mot est apparu en 1986, lors d’un congrès tenu à Washington, celui de biodiversité83. Il étend l’idée de la diversité biologique à tous les niveaux du vivant (des gènes aux paysages), dépassant la seule diversité des espèces, à laquelle on s’en était jusque-là tenu, et, d’une vision

statique et quantitative de la diversité (compter le nombre d’espèces), il passe à une conception qualitative et dynamique (c’est le processus de diversification qui importe). La vocation de la wilderness redéfinie est trouvée : il faut en faire des espaces de lutte contre l’érosion de la biodiversité. Tel est l’objectif du Wildlands Project : interconnecter les différentes réserves en un vaste réseau qui étend les zones où se maintient la nature84. Les parcs naturels sont en effet trop exigus et trop insulaires pour servir cet objectif. Les parcs américains sont clos (« fenced off 85 ») ; ce qui était censé les protéger des interventions humaines joue contre eux : dans des espaces trop restreints (comme les îles, ou les parcs), la disparition des espèces est plus rapide, la superficie ne permettant pas le maintien des espèces (et encore moins de nouvelles spéciations). Il faut donc les sortir de leur isolement en les reliant les uns aux autres par des corridors verts. Ceux-ci permettront aux grands prédateurs (loups, ours, jaguars, voire panthères que l’on voudrait réintroduire dans les marais de Floride) de circuler d’un espace protégé à l’autre. Ces grands prédateurs deviennent ainsi le symbole de la wilderness retrouvée. Ils ne supportent pas la présence humaine ; pour assurer leur existence, il faut continuer à soustraire des espaces à celle-ci. Ils concentrent en eux l’idée même de sauvage. Ils ont une importance écologique, car ils contribuent au maintien de la biodiversité : en leur absence, les petits prédateurs (renards, coyotes, etc.) pullulent, réduisant d’autant les populations de petits mammifères (rongeurs), de reptiles et d’oiseaux. Il s’agit, pour les défenseurs de la wilderness, de travailler de concert avec les biologistes de la conservation, afin de créer un vaste réseau d’espaces naturels interconnectés, qui permette de lutter contre la sixième extinction et de préserver l’héritage naturel86. Lié à un programme scientifique, ce projet, conçu autour du maintien de populations de grands prédateurs, et, avec eux, de toute la nature sauvage (celle dont l’homme est absent) représente aussi l’objectif du mouvement américain regroupé autour de la « deep ecology », expression empruntée à Arne Naess87. La finalité en est ouvertement antianthropocentrique : il n’est plus question de fournir aux hommes des espaces de loisir, c’est la nature elle-même avec toute sa complexité, sa puissance vitale, sa valeur intrinsèque, qu’il faut préserver. Il s’agit de reconnaître aux êtres naturels des droits égaux à ceux que l’on reconnaît aux humains. C’est cet égalitarisme biocentrique qu’Arne Naess lui-même oppose aux critiques de Ramachandra Guha. Il faut laisser à la nature ses droits, accorder une place aux êtres vivants qui ne supportent pas les hommes. Les relations entre les populations locales, se livrant à leurs activités traditionnelles, et les prédateurs sauvages ne sont pas nécessairement conflictuelles. Certains ont intérêt à les faire apparaître comme telles. Trop souvent, la mise en culture d’espaces de wilderness n’est que le signe d’une politique sociale défaillante. Il faut associer la préservation à un développement qui lutte contre les inégalités, mais on n’évitera pas l’urbanisation88. Si la wilderness ainsi redéfinie fait l’objet d’un programme scientifique et si la référence à l’érosion de la biodiversité en montre l’ambition, pourquoi conserver le mot ? Ne vaudrait-il pas mieux se rallier à la proposition de Callicott et parler de « réserves de biodiversité89 » ? Il semble ne subsister qu’une simple querelle de mots. Sans doute les deux parties peuvent-elles faire valoir leurs arguments en faveur de l’un ou de l’autre. Dave Foreman met en avant le potentiel mobilisateur de « wilderness » : résumant tout un passé de luttes, il a valeur de symbole. Mais les tenants de la biodiversité objectent que le mot est trop chargé de connotations culturelles douteuses : c’est un mot d’« amateur » qui ne conduit pas aux vrais objectifs définis par les scientifiques90. Dans ce débat, Wayne Ouderkirk semble avoir le dernier mot, lorsqu’il déclare qu’il faut conserver le mot de « wilderness », parce qu’il dit bien la chose et ce que l’on veut en faire : un espace que l’homme choisit de ne pas habiter et qu’il protège précisément pour cette raison91.

Le paradoxe de la wilderness C’est bien cela qui est en cause et l’on peut, sur ce point, mesurer l’évolution de Callicott depuis le début du débat. Dans son premier article, il oppose à la wilderness le développement durable92. L’article, de 1991, est bien en phase avec son époque, celle de la reconnaissance (qui s’affirmera, l’année suivante, au sommet de Rio) du caractère global de la crise environnementale, ce qui modifie les objectifs : il ne s’agit plus seulement de conserver quelques espaces naturels à l’abri de la civilisation ou du développement, mais d’étendre la préoccupation environnementale à l’ensemble des pratiques humaines. Ce sont les terres habitées qui importent, pas seulement les espaces vides d’hommes. L’argument est bienvenu et permet d’éviter l’une des conséquences les plus fâcheuses du dualisme : celle qui consisterait, une fois des espaces naturels mis à l’écart de l’emprise humaine, à se désintéresser de ce qui se fait ailleurs, voire à se rallier à une agriculture intensive, du moment qu’elle laisse plus de place aux espaces protégés. Mais la question demeure de savoir si les « réserves de biodiversité », à la différence des espaces de wilderness, pourraient être habitées par des hommes. Or, sur ce point, Callicott ne dit pas grand-chose. Sans doute admet-il que « toutes les activités économiques humaines n’ont pas à être exclues, par définition, des réserves de biodiversité93 ». Mais s’agit-il de les tolérer, ou cette présence devrait-elle, en certaines circonstances, être recherchée ? La question mérite d’être posée. À plusieurs reprises, la prairie est mentionnée comme un écosystème, ou un paysage, devant figurer parmi les échantillons représentatifs que rassemblent les réserves naturelles. Or elle résulte de la présence humaine : ce sont les Indiens qui, en brûlant des forêts pour faire de la place aux bisons, ont répandu ce type de formation végétale. Alors, pour conserver la prairie, faut-il aussi y mettre

des Indiens, en plus des bisons ? Un biologiste de la conservation, Reed F. Noss, évoque le projet de reconstituer un paysage entier de prairie dans les Osage Hills de l’Oklahoma. Ce faisant, il fait allusion aux bisons qu’il faudrait y trouver, mais pas aux Osages qui ont pourtant donné leur nom à l’endroit94. Il n’est jamais question de parcs naturels habités, à la façon dont peuvent l’être, en France, les parcs nationaux des Cévennes, de la Guyane ou de La Réunion. Même Cronon, qui tient à prouver que l’on ne peut séparer nature et culture, n’envisage cette habitation qu’au passé. Il expose le cas des îles Apostle, dans le lac Supérieur, au nord des États-Unis. Transformées en réserve naturelle, elles présentent tous les aspects d’un état sauvage. Pourtant, elles ont été précédemment habitées par des colons (maintenant partis) qui, eux-mêmes, avaient pris la place des Indiens qui s’y trouvaient auparavant. Cronon montre alors comment, dans la façon dont la végétation s’est développée, après le départ des humains, on retrouve les traces de leur implantation. Il plaide pour que l’on donne aux visiteurs accès à cette accumulation de strates historiques d’occupation, pour qu’on leur permette de déceler, sous l’envahissante végétation, les traces de présence humaine. Le réensauvagement, en cela, ne signifierait pas le retour triomphant du sauvage, mais l’intrication du naturel et du culturel dans une même histoire95. Mais tout cela ferait de ces îles un musée vert, dans lequel il n’est aucunement question que reviennent réellement des habitants. Ce silence est ce qui permet de maintenir le mot de wilderness : il s’agit bien d’un espace vide d’hommes. Mais la victoire n’est-elle pas une victoire par défaut ? Ne manifeste-t-elle pas une ambiguïté, un débat inachevé ? S’il n’est de nature que sans hommes, protéger la nature, n’est-ce pas, du même coup, la détruire ? Le paradoxe est une conséquence du dualisme constitutif de la notion de wilderness. Mais l’on peut montrer que, si la notion est incontestablement dualiste, l’expérience que l’on a de la chose ne l’est pas. Cela peut expliquer que l’on y soit si attaché. Même les critiques de la wilderness le reconnaissent. Cronon commence son article (par ailleurs dévastateur) en rappelant le caractère unique, inoubliable, d’une visite en wilderness. Il n’est pas le seul : c’est un passage obligé de presque tous les écrits sur le sujet (quelle que soit la position de l’auteur) de présenter une expérience personnelle de wilderness, souvent dans un style plus littéraire, voire poétique, que celui du reste de l’article. Cette « écologie à la première personne96 » qui place ces textes, scientifiques, militants ou philosophiques, dans la tradition américaine des récits de nature (« nature writing97 ») fait apparaître une dimension importante de la wilderness, celle qui, précisément, lui permet d’échapper au dualisme, donc au paradoxe. Lorsque John Stuart Mill distingue deux définitions de la nature (soit tout ce qui existe, soit tout ce qui est extérieur à l’homme ou indépendant de celui-ci)98, il semble épuiser le champ des possibles. Or l’expérience de la wilderness, telle que la présente Thoreau, échappe à l’une comme à l’autre définition. Le couple wildness/wilderness, en séparant l’homme de la nature, met en relation deux modes d’existence corporelle dont la rencontre, ou plutôt la fusion, permet de surmonter la dualité du corps et de l’esprit en atteignant à une spiritualité qui ne se trouve dans aucun des deux éléments du couple, pris séparément. Ce faisant, on échappe à la première définition de la nature, qui, entendue comme la totalité de l’existant, exclut le surnaturel : elle est « scientifique » en ce qu’elle affirme que tous les existants relèvent d’une même explication rationnelle. Ce n’est pas de cette nature-là (uniforme et rationnelle) qu’il s’agit quand on se trouve dans la wilderness, quand on a l’expérience du sublime. Le surnaturel y affleure sous le naturel, les deux s’y mélangent. Aussi l’expérience de la wilderness est-elle à la fois celle de la nature (dans sa quintessence) et celle du divin : « Il y a également quelque chose de divin dans la wilderness », reconnaît Rolston99. On peut donc être dans la nature sans qu’elle cesse d’être nature. C’est en ce sens que l’expérience de la wilderness peut être celle, non d’une absence (l’idée dualiste), mais d’une présence, comme le dit Val Plumwood : celle d’une altérité à respecter. Cette expérience nous fait découvrir la dimension morale de notre rapport à la nature. En ce sens, elle est irremplaçable et c’est la raison pour laquelle Hans Jonas loue le réseau américain de parcs naturels : C’est la nature non changée par l’homme et non exploitée, la nature « sauvage » qui est la nature « humaine », à savoir celle qui parle à l’homme […] de cela les parcs naturels et les réserves de vie sauvage les plus grandioses de la terre – ceux des États-Unis proposent un exemple digne d’être imité100.

Dans l’expérience de la wilderness, la nature s’appréhende comme une puissance autonome, dont l’existence dans le temps est continue. Nous ne l’avons pas faite et elle existe sans nous. Sa rencontre est pour nous source d’« humilité », selon Val Plumwood101. Pour William Cronon, « l’autonomie de la nature non-humaine est un indispensable correctif de l’arrogance humaine102 ». Pour peu que l’on développe l’idée un peu minimaliste de la nature comme puissance autonome en vision holiste d’une nature englobante, l’expérience devient véritablement religieuse : c’est celle du Tout, de notre appartenance à un monde plus vaste, qui nous englobe et dont nous ne sommes qu’une partie. On peut voir là une force de rédemption. Mais cette expérience peut aussi avoir une dimension plus directement libératrice. Elle est celle du vivant, de son autonomie, de sa capacité de rebond, de sa résilience. Cette dernière est alors le correspondant, dans la nature, de ce qu’Emerson nommait « self-reliance » (confiance en soi). En nous et hors de nous, le sauvage et la liberté se font écho. On comprend ainsi pourquoi le sauvage résiste à sa mise en question. On ne peut cependant pas en rester là.

Telle qu’elle est présentée par ses adeptes, l’expérience de la wilderness est solitaire. Pour échapper au dualisme et surmonter les paradoxes, il faut être seul. Au début de « Walking », Thoreau dit bien qu’il faut choisir entre être de nature et être social : Je voudrais me faire l’avocat de la Nature, de la liberté absolue et de la vie sauvage qu’on y trouve, par contraste avec la liberté et la culture simplement policées. Je souhaite considérer l’homme comme un habitant ou une partie intégrante de la nature, plutôt que comme un membre de la société103.

Or cette alternative n’est plus tenable. Le succès même de la wilderness le montre : nous ne pouvons réserver à quelques-uns l’accès à une expérience solitaire. Il faut sortir de la relation d’exclusion entre nature et société, trouver des formes de cohabitation. L’expérience de la wilderness est solitaire en un second sens : elle est purement occidentale. Dans ce qui est perçu comme wilderness, il y a toujours déjà eu d’autres hommes. Val Plumwood le montre bien : il faut décoloniser la wilderness. « Votre nature, c’est notre culture » : on pourrait ainsi résumer l’adresse des Aborigènes expulsés de Tasmanie aux colons australiens. Cela fait de la protection de la nature une question anthropologique.

1. Jean-Jacques ROUSSEAU, Rêveries du promeneur solitaire, « Septième promenade », in Œuvres complètes, vol. I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 1070. 2. Ibid., p. 1071. 3. Ibid. 4. Alexis DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, vol. 2, chap. XVII, GF, Paris, 1981, p. 94. Les traductions en anglais rendent « déserts » par « wilds » ou « wilderness ». 5. Leo MARX, « The idea of nature in America », On Nature, Daedalus. Journal of the American Academy of Arts and Sciences, print. 2008, vol. 137, nº 2, p. 19. 6. Ramachandra GUHA, « Radical american environmentalism and wilderness preservation », Environmental Ethics, nº 11, print. 1989, p. 71-83. 7. William CRONON, « The trouble with wilderness, or getting back to the wrong nature », in William CRONON (dir.), Uncommon Ground. Rethinking the Human Place in Nature, Norton & Compagny, Londres, 1996, p. 69-90. 8. J. Baird CALLICOTT, « The wilderness idea revisited : the sustainable development alternative », The Environmental Professional, nº 13, 1991, p. 235247. 9. Idem et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, University of Georgia Press, Athens, 1998. 10. Idem (dir.), The Wilderness Debate Rages on, University of Georgia Press, Athens, 2008. 11. Henry David THOREAU, Walking, in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 40. 12. Ibid., p. 37. La meilleure façon de traduire l’idée serait « le salut du monde est dans le sauvage ». 13. Ibid. 14. Idem, Huckleberries, in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 45. 15. Idem, Walking, loc. cit., p. 37. 16. Voir celle de Roderick NASH, Wilderness and the American Mind, Yale University Press, New Haven/Londres, 2001 [1967], p. 1-4. Les références sont issues de l’Oxford English Dictionary. 17. Une autre étymologie lie wilderness à la forêt (« sauvage » au sens étymologique du terme français qui dérive du latin silva, « forêt »). 18. Jacques LE GOFF, « Le désert-forêt dans l’Occident médiéval », L’Imaginaire médiéval, Gallimard, Paris, 1985, p. 59-75. 19. J. Baird CALLICOTT, « That good old-time wilderness religion » (1991), in idem et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 389-390. Voir aussi les extraits de John EDWARDS, « The images or shadows of divine things » (1758) cités en exergue, p. 22-27. 20. Sur la symbolique du désert et de la forêt, voir aussi Raphaël LARRÈRE et Olivier NOUGARÈDE, Des hommes et des forêts, Gallimard, coll. « Découvertes », Paris, 1993. 21. Voir la remarque de Michael LEWIS dans l’introduction à idem (dir.), American Wilderness, A New History, Oxford University Press, Oxford, 2001, p. 6. 22. « Il est vain de rêver un état sauvage loin de nous. Il n’y en a pas. C’est le marécage qui est en nous, dans notre cerveau, dans nos entrailles ; vigueur de la nature, qui nous inspire ce rêve. Jamais je ne trouverai dans le Labrador sauvage plus grande sauvagerie qu’au cœur de Concord, c’est-à-dire celle que j’y mets moi-même. » (Journal, 30 août 1856). La citation est mise en exergue du livre de Simon SCHAMA, Paysage et mémoire (trad. par Josée Kamoun), Seuil, Paris, 1999 [1995]. Nous en empruntons la traduction. 23. C’est l’interprétation de Robert HARRISON, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental (trad. par Florence Naugrette), Flammarion, Paris, 1992. 24. Simon SCHAMA, Paysage et mémoire, op. cit., p. 238. 25. Jack TURNER, « In Wildness is the preservation of the World », in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 617-627. 26. Mark WOODS, « Wilderness », in Dale JAMIESON (dir.), A Companion to Environmental Philosophy, Blackwell, Malden, 2001, p. 350. 27. Ibid., p. 359. 28. The Wilderness Act of 1964, Public Law 88-577 ; 88th Congress, S. 4, September 3, 1964 ; J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 121 (traduction originale). 29. Sur le caractère pragmatique du texte, voir James Morton TURNER, « The politics of modern wilderness », in Michael LEWIS (dir.), American Wilderness, op. cit., p. 243-259. 30. Mark WOODS, « Federal wilderness preservation in the United States : the preservation of wilderness ? », in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 131-153. 31. Sur l’hostilité au tourisme motorisé, voir Paul SUTTER, « Putting wilderness in context. The interwar origins of the modern wilderness idea », in Michael LEWIS (dir.), American Wilderness, op. cit., p. 167-185. 32. Reed NOSS, « Wilderness recovery », in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 523. 33. Theodore ROOSEVELT, « The American wilderness : wilderness hunters and wilderness game », in ibid., p. 63-72. 34. « Comme lieu à l’usage du public, pour sa récréation », cité par Roderick NASH, Wilderness and the American Mind, op. cit., p. 106. 35. In J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 75-84. 36. François TERRASSON, En finir avec la nature, Éditions du Rocher, Monaco, 2002, p. 31 ; Jean-Claude GÉNOT, Quelle éthique pour la nature ?, Édisud, Aix-en-Provence, 2003. 37. François TERRASSON, En finir avec la nature, op. cit., p. 80. 38. J. Baird CALLICOTT, « Contemporary criticisms of the received wilderness idea », in idem et Michael P. NELSON (dir.), The Wilderness Debate Rages on, op. cit., p. 355-377. 39. William CRONON, Changes in the Land : Indians, Colonists, and the Ecology of New England, Hill and Wang, New York, 1983. 40. Idem (dir.), Uncommon Ground, op. cit., p. 69-90. L’article est repris dans J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 471-499. 41. Sur la controverse autour du barrage de Hetch Hetchy (1905-1913), voir Roderick NASH, Wilderness and the American Mind, op. cit., p. 161-181. 42. Frederick Jackson TURNER, The Frontier in American History, Holt, New York, 1920. 43. Russell BANKS, La Réserve (trad. par Pierre Furlan), Actes Sud, Arles, 2008 [2007]. 44. Benjamin JOHNSON, « Wilderness parks and their discontents », in Michael LEWIS (dir.), American Wilderness, op. cit., p. 113-130. 45. In J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 414-442. 46. Dans sa présentation, Callicott parle d’un « état artificiel de wilderness, bien que non intentionnel et indirect », in ibid., p. 11. 47. Edward GRUMBINE, « Using biodiversity as a justification for nature protection in the US », in ibid., p. 606. 48. Philippe DESCOLA, « Les coulisses de la nature », Cahiers d’anthropologie sociale, nº 3, 2007, p. 124. 49. Benjamin JOHNSON, « Wilderness parks and their discontents », loc. cit., p. 125.

50. Roderick NASH, Wilderness and the American Mind, op. cit., p. 272-315. 51. Ramachandra GUHA, « Radical American environmentalism and wilderness preservation : a third world critique », in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 231-245. 52. Lynn WHITE Jr, « The historical roots of our ecological crisis », Science, vol. 155, 1967, p. 1203-1207. 53. J. Baird CALLICOTT, « The wildernerness idea revisited », in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 337-366. 54. Aldo LEOPOLD, Almanach d’un comté des sables, op. cit., p. 145. 55. J. Baird CALLICOTT, « The wildernerness idea revisited », loc. cit., p. 339. 56. Supposons qu’en un lieu une perturbation ait détruit toute la végétation. Sur le sol dénudé, on verra s’installer des espèces pionnières qui formeront un premier écosystème. L’activité de ces espèces va modifier les conditions de milieu (en accumulant par exemple de la matière organique dans le sol), si bien que les espèces pionnières seront remplacées par d’autres espèces, mieux adaptées aux nouvelles conditions de milieu et l’écosystème pionnier, par un autre écosystème. Il y aura ainsi au fil du temps une succession d’écosystèmes formant une « série évolutive » qui aboutira, à long terme et en l’absence d’intervention humaine, à un écosystème en parfait équilibre avec les conditions climatiques et topographiques : le climax. Si un territoire agricole est abandonné et laissé en libre évolution, il finira lui aussi par supporter un écosystème climacique très proche de celui qui se serait installé sur un sol vierge. Pour une critique de cette théorie, voir le chapitre 3. 57. J. Baird CALLICOTT, « The implications of the “shifting paradigm” in ecology for paradigm shifts in the philosophy of conservation », in idem et Michael P. NELSON (dir.), The Wilderness Debate Rages On, op. cit., p. 588. 58. Edward GRUMBINE, « Using biodiversity as a justification for nature protection in the US », loc. cit., p. 606. 59. William CRONON, « The trouble with wilderness », in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 472. 60. J. Baird CALLICOTT, « Should wilderness areas become biodiversity reserves ? », in ibid., p. 585-594. 61. Val PLUMWOOD, « Wilderness skepticism and wilderness dualism », in ibid., p. 652-690. 62. Thomas BIRCH, « The incarceration of wildness : wilderness areas as prisons », in ibid., p. 443-470. 63. Voir Gary Paul NAHAN, « Cultural parallax in viewing North American habitats », in ibid., p. 628-641. Voir aussi Christopher CONTE, « Creating wild places from domesticated landscapes. The internationalization of the American wilderness concept », in Michael LEWIS (dir.), American Wilderness, op. cit., p. 223-242. 64. Dave FOREMAN, « Wilderness areas for real », in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 399. 65. Dave FOREMAN, « Wilderness from scenery to nature » (1995), in ibid., p. 568. 66. C’est, par exemple, ce que suggère une biologiste de l’université du Texas à Austin : « L’idée s’est répandue dans tout le milieu de la protection de la nature, et elle est à la base d’une vision nouvelle : il ne s’agit pas de deux mondes séparés. » Voir Camille PARMESAN, « Where the wild things were », On Nature, Daedalus, vol. 137, 2008, p. 33. 67. Wayne OUDERKIRK, « On wilderness and people : a view from Mt. Marcy », in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Wilderness Debate Rages On, op. cit., p. 448. 68. Val PLUMWOOD, « Wilderness skepticism and wilderness dualism », loc. cit., p. 672. 69. Gary SNYDER, « Rediscovery of Turtle Island », in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 644. 70. John Stuart MILL, La Nature (trad. par Estiva Reus), La Découverte, Paris, 2003 [écrit entre 1854 et 1858, publication posthume, en 1874, dans Three Essays on Religion]. 71. Donald M. WALLER, « Getting back to the right nature », in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 550. 72. Holmes ROLSTON III, « The wilderness idea reaffirmed », in ibid., p. 375. 73. Daniel BOTKIN, Discordant Harmonies : A New Ecology for the Twenty-first Century, Oxford University Press, New York, 1990. 74. Holmes ROLSTON III, « The wilderness idea reaffirmed », loc. cit., p. 367-386. 75. Ibid., p. 370. 76. Dale JAMIESON, « Wild/Captive and other suspect dualisms », Morality’s Progress, Clarendon Press, Oxford, 2002, p. 190-197. 77. Dale JAMIESON, Ethics and the Environment, Cambridge University Press, Cambridge, 2008, p. 164. 78. Gary SNYDER, « Rediscovery of Turtle Island », loc. cit., p. 644. 79. Mark WOODS, « Wilderness », loc. cit., p. 356. 80. James Feldmann, un historien de l’environnement cité par William CRONON, « The riddle of the Apostle Islands », in J. Baird CALLICOTT (dir.), The Wilderness Debate Rages On, op. cit., p. 634. 81. Robert ELLIOT, Faking Nature. The Ethics of Environmental Restoration, Routledge, Londres, 1997 ; Eric KATZ, « The big lie : human restoration of nature », in Andrew LIGHT et Holmes ROLSTON III (dir.), Environmental Ethics, an Anthology, Blackwell, Oxford, 2003, p. 390-397. 82. Dave FOREMAN, « Wilderness from scenery to nature », in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 568-584. 83. David TAKACS, The Idea of Biodiversity. Philosophies of Paradise, The Johns Hopkins University Press, Baltimore/Londres, 1996. 84. Pour une présentation de ce projet dans son contexte politique, et de la façon dont il rompt avec le pragmatisme traditionnel de la défense de la wilderness, voir James Morton TURNER, « The politics of modern wilderness », loc. cit., p. 243-262. 85. « Today […] Americans fence off their remaining wilderness areas to prevent themselves from harming it » (Mark WOODS, « Wilderness », loc. cit., p. 351). 86. Donald M. WALLER, « Getting back to the right nature », loc. cit., p. 561 et p. 562. 87. Arne NAESS, Vers l’écologie profonde, entretiens avec David Rothenberg (trad. par Dominique Bellec), Wildproject, Paris, 2009. 88. Idem, « The third world, wilderness and deep ecology », in J. Baird CALLICOTT et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 280-292. On trouve une argumentation comparable chez Holmes ROLSTON III, « Feeding people versus saving nature ? », in Andrew LIGHT et Holmes ROLSTON III (dir.), Environmental Ethics, an Anthology, op. cit., p. 451-462. 89. J. Baird CALLICOTT, « Should wilderness areas become biodiversity reserves ? », in idem et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 585-594. 90. David TAKACS, The Idea of Biodiversity, op. cit., p. 41-43. 91. Wayne OUDERKIRK, « On wilderness and people », loc. cit., p. 450. 92. J. Baird CALLICOTT, « The wildernerness idea revisited », loc. cit., p. 337-366. 93. Idem, « Should wilderness areas become biodiversity reserves ? », in idem et Michael P. NELSON (dir.), The Great New Wilderness Debate, op. cit., p. 591. 94. Reed F. NOSS, « Wilderness recovery », loc. cit., p. 530. 95. William CRONON, « The riddle of the Apostle Islands », loc. cit., p. 634. 96. Titre d’un colloque organisé par Michel Bitbol à l’ISC à Paris, en avril 2010. 97. Laurence BUELL, The Environmental Imagination, Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, 1995. 98. John Stuart MILL, La Nature, op. cit., p. 51. 99. Holmes ROLSTON III, « The wilderness idea reaffirmed », loc. cit., p. 381. 100. Hans JONAS, Le Principe responsabilité, op. cit., p. 286. 101. Val PLUMWOOD, « Wilderness skepticism and wilderness dualism », loc. cit., p. 653. 102. William CRONON, « The trouble with wilderness », loc. cit., p. 492. 103. Henry David THOREAU, « Walking », loc. cit., p. 31.

2 De la nature à la biodiversité : desserrer l’étau du dualisme

I

l est difficile de voir dans la wilderness, définie comme quintessence de la nature, une réalité qui nous soit entièrement extérieure. Dès lors, la question devient : comment échapper au dualisme ? La réponse la plus simple consiste à passer du dualisme au monisme. Puisque le problème vient de ce que l’on a mis l’homme hors de la nature (parce qu’il est un être de grâce dans la vision chrétienne, et un être de liberté, de sens et d’histoire dans la version séculière) et qu’il s’est cru, pour cette raison, autorisé à y faire n’importe quoi, la solution serait de remettre l’homme dans la nature, en considérant qu’il en fait partie. Cette perspective est justifiée par de nombreux travaux scientifiques : nous, les humains, sommes des animaux comme les autres. Produits de l’évolution, nous sommes apparentés à tous les autres êtres vivants. La sociobiologie propose ainsi le même type d’explication pour tous les comportements, animaux ou humains. Cette attitude scientifique peut se prévaloir d’une référence philosophique, notamment à Spinoza. À la suite de celui-ci, on posera donc, contre tous ceux « qui conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire1 », que « montagnes, loups, humains, nous ne sommes jamais que des modes de la substance unique et infinie, des fragments du tout de ce qui est2 ». Une telle proposition est certes bienvenue pour dénoncer l’arrogance et l’irréalisme de ceux qui croient pouvoir s’arracher à la nature, mais elle ne suffit pas pour régler la question des rapports entre les hommes et la nature, d’un point de vue écologique. Dans ses œuvres politiques, Spinoza affirme certes que le droit naturel est commun aux hommes et aux animaux, que les uns et les autres ont autant de droit que de puissance, mais, de fait, il ne parle ensuite que des rapports des hommes entre eux. De la sorte, il s’affirme moniste, mais se conduit comme un dualiste, car, pour lui, la place de l’homme dans la nature est réglée une fois pour toutes. Or c’est précisément ce sur quoi la question écologique nous oblige à nous interroger. Aussi, s’il est nécessaire, lorsque l’on traite de questions écologiques, de mettre les humains sur le même plan que les autres êtres naturels, faut-il pouvoir déterminer la responsabilité particulière des hommes visà-vis du reste de la nature et, pour cela, ne pas les envisager uniquement comme des êtres naturels parmi d’autres. Il semblerait donc qu’il nous faille à la fois mettre en cause la séparation entre l’homme et la nature, et la conserver pour qualifier les façons dont ils se comportent envers les non-humains, ou évaluer les actions qu’ils entreprennent – notamment leurs résultats. Dès lors, il ne suffit pas de passer du dualisme au monisme, il faut examiner de près l’ensemble qu’ils forment. Les sciences humaines ont su accomplir un retour réflexif sur le dualisme dont elles étaient issues. Présentée, dans sa généralité, par les travaux de Bruno Latour3, la réflexion critique sur le dualisme moderne et ses limites a été particulièrement développée par les anthropologues qui ont mis en question la distinction de la nature et de la culture. Il est vrai que cette distinction, tout en étant constitutive de leur discipline, pose de plus en plus de problèmes. Un certain nombre d’entre eux, parmi lesquels Philippe Descola, se sont en effet demandé si l’on pouvait continuer à appliquer, à l’étude des sociétés non modernes, une catégorie aussi centralement marquée par le dualisme de la pensée occidentale et moderne, alors que rien ne permet de considérer le couple de la nature et de la culture comme une catégorie universelle4. Suivre cette réflexion critique, c’est d’abord comprendre la connivence entre monisme et dualisme, facettes inséparables du naturalisme tel que le définit Philippe Descola : il n’est donc pas étonnant que l’un n’apporte pas de solution satisfaisante aux problèmes soulevés par l’autre. Faut-il alors renoncer à la nature et au naturalisme pour traiter la question écologique ? Un examen plus précis des usages du dualisme nous montrera que, faute de pouvoir y échapper complètement, nous pouvons tenter d’en desserrer l’étau. Il ne s’agit pas tant d’abandonner la distinction entre nature et culture que d’en recomposer les rapports, en les concevant comme des rapports de participation, non d’exclusion. Substituer la notion de biodiversité à celle de wilderness va dans ce sens, car cela permet d’inclure les activités humaines. C’est ce que nous verrons sur deux questions, impossibles à traiter en termes de wilderness : celle des rapports entre biodiversité et diversité culturelle, et celle de la biodiversité urbaine.

Nature et culture : quel naturalisme ? Montesquieu, dans la Défense de l’esprit des lois (1750), parle de « sciences humaines » ; Diderot, dans l’article « Encyclopédie » de l’Encyclopédie (1755), fait référence à la « science de l’homme ». Le génitif est d’abord subjectif : les sciences sont dites « humaines » par rapport aux sciences divines, ou à la théologie ; les sciences humaines sont celles que font les hommes, pour les hommes. Il peut s’agir aussi bien de l’étude de la nature (physique, chimie, histoire naturelle) que de celle des œuvres humaines (histoire,

politique, etc.). Il n’y a pas de raison de faire le partage. Celui-ci n’apparaît qu’au XIXe siècle, quand se professionnalisent les savoirs et que se consolident les universités qui les enseignent et les développent. Des disciplines nouvelles, comme la sociologie, s’affirment en se distinguant nettement des sciences qui ont affaire à la nature. Durkheim pose comme règle de la méthode sociologique que les faits sociaux ne peuvent être expliqués que par des faits sociaux5 ; les Allemands distinguent, avec Dilthey (philosophe d’inspiration kantienne, opposé au positivisme), Naturwissenschaften et Geistwissenchaften, sciences explicatives des causes et des effets, et sciences de la compréhension qui ressaisissent un sens, ou bien entre sciences du général et sciences de l’explication singulière6. L’anthropologie (ou l’ethnologie), qui se constitue à la même époque et vise à appréhender l’unité de l’humanité dans la diversité de ses manifestations, n’échappe pas à ce partage. Au contraire, elle en est affectée centralement, comme le rappelle Philippe Descola7. La discipline se trouve disposée des deux côtés de la frontière, scindée qu’elle est entre une anthropologie physique (qui établit l’unité par-delà les variations) et une anthropologie culturelle ou sociale (qui fait état des variations sur fond d’unité). Mais celle-ci est elle-même divisée entre deux explications opposées : celle qui considère les diversités culturelles comme autant de réponses adaptatives aux contraintes du milieu naturel et celle qui insiste sur le traitement symbolique d’éléments naturels choisis, avec une certaine latitude, dans le milieu environnant. Philippe Descola présente cette différence entre l’écologie culturelle – dont certaines formes sont qualifiées de « matérialisme culturel » – et l’anthropologie structurale à partir de la controverse qui a suivi la conférence de Lévi-Strauss, « Structuralisme et écologie8 ». Lévi-Strauss y avait été invité à préciser sa conception du rôle des déterminations écologiques et des opérations de l’esprit dans le travail qu’opère la pensée mythique en sélectionnant des éléments du milieu naturel pour les organiser en systèmes signifiants. Il insista sur le caractère relativement arbitraire du choix des éléments naturels, comme de la signification qui leur est attribuée : d’une culture à l’autre, des éléments semblables peuvent avoir une signification différente et, inversement, une fonction identique peut être attribuée à des espèces différentes. Mais, une fois intégrés dans un ensemble, ces différents éléments obéissent à des lois strictes : celles des opérations de l’esprit. Ces mythes n’ont pas pour fonction de représenter la réalité : en les comparant, on peut appréhender ces lois de la pensée et leurs différentes combinaisons. Pour présenter sa position, Lévi-Strauss s’était appuyé sur des mythes de Colombie-Britannique, où les mêmes parties (des valves, ou des siphons) de grosses palourdes (ou de clams) jouaient un rôle très différent. Marvin Harris, maître à penser de l’écologie culturelle, affirma qu’il ne s’agissait pas des mêmes coquillages, ce qui, selon lui, expliquait la différence de leurs rôles. Une fois éclaircie la controverse, après que Lévi-Strauss eut prouvé qu’il s’agissait bien des mêmes coquillages, et des mêmes attributs (ce qui montra l’importance qu’il attachait à l’enquête empirique sur la faune, la flore, les données géographiques des populations dont il étudiait les mythes)9, on en resta cependant à deux interprétations opposées. D’un côté, une position naturaliste qui étudie comment les contraintes du milieu déterminent la satisfaction des besoins ; de l’autre, une position idéaliste, pour qui les contraintes sont mentales et qui recherche la logique des opérations symboliques. Dans un cas, la culture est un épiphénomène ; dans l’autre, « un ordre de réalité entièrement distinct qui n’entretient que des rapports de type contingent avec le milieu écologique et les exigences du métabolisme humain10 ». À ces visions de la culture correspondent deux conceptions, tout aussi opposées, de la nature. L’écologie culturelle se réfère à une nature hyperactive et envahissante : c’est la biologie qui doit rendre compte de processus adaptatifs qui se déroulent à peu près à l’insu de ceux qui s’y trouvent pris, et les explications fonctionnalistes relèvent d’« une biologie en partie imaginaire, mélange de téléologie naïve et de spéculations semi-savantes qui évoque plutôt les naturalistes de la Renaissance que l’écologie scientifique11 ». À l’inverse, la nature de Lévi-Strauss est plutôt pauvre : c’est une nature passive, un dépôt de qualités sensibles à sélectionner, une nature « bonne à penser ». C’est qu’il n’est de nature que mise en forme par des déterminations symboliques, exploitée par l’esprit humain, notamment dans des arrangements classificatoires. Ce ne sont pas seulement deux auteurs qui s’opposent de la sorte, c’est toute l’anthropologie qui se trouve ainsi divisée entre un pôle naturaliste, celui des explications matérialistes ou utilitaristes, en termes de besoins, de contraintes, explications réductionnistes (il s’agit de remonter du fait social à sa base organique), et un pôle culturaliste, pour lequel l’intérêt pratique ne s’exprime qu’à l’aide d’un filtre culturel, objet d’interprétation ou de traduction. Pourtant, il ne s’agit que de deux pôles, ou de deux extrêmes, pas de deux ensembles sans communication possible. À la façon dont Michel Foucault, dans Les Mots et les choses, avait montré que deux doctrines opposées, dans une même région du savoir et à une époque donnée, se comprenaient comme deux parcours en sens inverse sur le même segment d’une épistémè, Philippe Descola attire l’attention sur le « terreau commun sur fond duquel les oppositions peuvent se manifester »12. C’est celui des présupposés du dualisme. Chacune des deux anthropologies en représente l’une des interprétations possibles. Bien loin de remettre en cause un dualisme, elles le supposent. Ainsi l’anthropologie écologique cherche-t-elle une explication naturelle à la culture, mais ne nie pas celle-ci. Au contraire, elle confirme la délimitation de l’objet culturel : soucieux d’une approche scientifique de la culture, Harris ne conteste pas la légitimité du dualisme de la nature et de la société : « L’étude de la

culture constitue bien pour lui la tâche de l’anthropologie, secondée par les sciences de la nature à qui elle emprunte certains de ses cheminements13. » Le monisme affiché de Harris (l’explication naturaliste) est compatible avec la délimitation dualiste des objets. L’inverse est vrai. Par opposition à Harris, on peut considérer que Lévi-Strauss est culturaliste, et même idéaliste, dans sa façon de privilégier et d’autonomiser l’armature symbolique et les contraintes mentales par rapport à l’activité matérielle et à ses contraintes écologiques : c’est la culture qui l’intéresse comme un domaine qui a ses propres lois, internes. Mais, à la fin de sa conférence, Lévi-Strauss affirme que les opérations mentales et la structure physique du monde, loin d’être substantiellement distinctes, entrent en consonance, et il répond aux accusations d’idéalisme : « Reconnaître que l’esprit ne peut comprendre le monde que parce qu’il est un produit et une partie de ce monde n’est pas pécher par mentalisme ou idéalisme14. » Il est peu de façons plus radicales d’affirmer que l’homme, bien loin d’être hors de la nature, en fait partie. À côté de la nature, passive et instrumentalisée, qu’est l’environnement géographique, il y a place, chez Lévi-Strauss, pour une autre nature, organique, une nature en nous, qui garantit l’homogénéité des processus mentaux chez tous les humains, en les rapportant à la réalité physique dont ils relèvent. LéviStrauss, par son physicalisme, se montre beaucoup plus moniste que Harris, qui maintient la dualité du sujet et de l’objet, de la connaissance et du réel.

Une dualité contingente Il n’est donc pas de position purement moniste ou purement dualiste, mais des combinaisons différentes de l’une ou de l’autre, dans un continuum polarisé autour de deux extrêmes. C’est que la dualité de la nature et de la culture n’en représente pas la séparation définitive. L’anthropologie se veut la « science des médiations entre la nature et la culture15 » : elle n’a pas pour objet (même dans sa variante culturaliste) de décrire la façon dont les hommes s’arrachent à la nature, pour constituer une société qui n’a plus de rapport qu’à elle-même16. La dualité de la nature et de la culture introduit moins une séparation qu’une relation : elle rend compte de la façon de se situer dans un milieu. On ne sort donc pas de la nature : selon Philippe Descola, les deux types d’anthropologies (matérialiste et idéaliste) s’opposent comme la « nature naturante » (active) et la « nature naturée » (passive ou construite). Il qualifie également d’« écologie » les relations qu’étudient ces anthropologies. Simplement ces arrangements, tels qu’ils se distribuent entre les deux pôles de la nature et de la culture, ne sont pas les seuls possibles. La dualité de la nature et de la culture n’a pas valeur universelle, d’autres combinaisons sont possibles. Il s’agit donc de trouver les formes, ou les catégories ontologiques plus générales, sous lesquelles regrouper les configurations particulières, dont la dualité de la nature et de la culture représente un cas parmi d’autres. Par-delà nature et culture en dresse la typologie en étudiant les combinaisons possibles entre la relation à soi et la relation aux autres, entre intériorités et physicalités. Quatre ontologies se dégagent : l’animisme, le totémisme, l’analogisme, et le naturalisme17. La présentation des origines de ce dernier est assez classique : Philippe Descola les cherche dans la modernité occidentale (celle de Galilée, Descartes, Newton et Kant), dans la séparation de l’esprit et du corps18. Par là s’établit bien une séparation ontologique entre deux substances distinctes. Le partage postérieur des sciences, entre nature et société (ou nature et culture) en hérite : il s’agit bien d’une distinction entre physicalités et intériorités. Si cette histoire du « grand partage » est bien connue, une question subsiste cependant : pourquoi nommer ce dualisme « naturalisme » ? Ne faudrait-il pas plutôt le considérer comme antinaturaliste ? Il est traditionnellement admis par les historiens de l’idée de nature que celle-ci a été à peu près vidée de son sens à l’époque moderne, tant du point de vue métaphysique ou théologique (la nature des chrétiens est passive, naturée car créée, à la différence de celle des Grecs, incréée et ayant en elle-même son principe d’existence) que du point de vue épistémologique (l’interdiction de l’explication par les causes finales « désenchante » la nature)19. La nature des modernes se réduit à peu de chose. L’article « Nature » de l’Encyclopédie est vide, constate Robert Lenoble : « La Nature a perdu son âme, sa personnalité, elle se dissout en phénomènes indépendants, liés seulement par des lois mécaniques dont l’étude dépend à son tour de multiples démarches de la pensée20. » Or c’est bien cette nature, régulière et homogène, certes, mais indifférenciée et vide en quelque façon, qui est le fond sur lequel se détachent les particularités culturelles. Dans la dualité de la nature et de la culture, n’est-ce pas celle-ci qui est mise en avant ? Ne vaudrait-il pas mieux réserver le terme de « naturalisme » à certaines formes de monisme, qu’il s’agisse du matérialisme athée du XVIIIe siècle (comme celui de Diderot)21, ou des programmes cognitivistes actuels de naturalisation de l’esprit qui s’en tiennent au premier sens de Mill (la nature est tout ce qui existe), mais en font un projet méthodologique, pas une affirmation ontologique ? L’antinaturalisme des sciences sociales22 procède de la modernité. Il n’est pas antimoderne, mais hypermoderne23. L’examen plus précis du dualisme moderne et de la façon dont il est repris par l’anthropologie lève cette ambiguïté. Le monisme naturaliste n’est pas une voie radicalement distincte du dualisme, il n’en est qu’une composante, dont l’affirmation extrême (le « tout est naturel ») est l’exact symétrique de l’autre extrême (le « tout culturel » ou le « tout social » de ceux pour qui la nature n’existe pas). Et les extrêmes, en bonne dialectique, se renversent l’un dans l’autre. « La nature n’existe pas, il n’y a que des naturalisations » : cette formule de l’antinaturalisme critique des sociologues peut très bien convenir aux programmes naturalistes

contemporains. Pour les cognitivistes, la nature n’existe pas (pas d’affirmation métaphysique d’un substrat ou d’un donné préexistant). Mais la naturalisation à laquelle ils procèdent fait partie d’un programme de travail positif, non d’une illusion trompeuse. Contrairement aux interprétations reçues du dualisme moderne, dans le couple de la nature et de la culture, la première n’est pas le terme dominé, ou évanescent. Au contraire. Sans doute n’est-elle qu’un fond, homogène, vide, une nature revue à la baisse (par rapport, notamment, à celle de l’Antiquité grecque). Mais c’est le fond sur lequel tout le monde s’entend, l’« arrière-plan universel », le « référent posé sans discussion »24. Il est donc ce qui permet de qualifier le couple. D’autant plus qu’il est tout prêt à resurgir, et à occuper tout l’espace, si la culture vacille. « L’homme est un loup pour l’homme » : l’idée du fragile vernis culturel posé sur notre animalité primitive, toujours prête à refaire surface, est l’un des stéréotypes les mieux partagés de la pensée occidentale (de Hobbes à Konrad Lorenz en passant par Freud)25. « Nous sommes tous des animaux » : ce monisme biologisant n’est pas une réponse originale au dualisme moderne. Il en fait partie. Le monisme symétrique, celui du tout culturel ou du tout social, ne vaut pas mieux. Car il nous enferme dans le sociocentrisme narcissique, qui est une forme de solipsisme. Il nous empêche de reconnaître qu’il existe quelque chose d’autre que nous, une nature ; c’est à ce solipsisme que tente d’échapper Val Plumwood lorsqu’elle définit la wilderness comme présence de la nature, dans son altérité26. Viveiros de Castro, en parlant des « vieux Européens, depuis longtemps résignés au solipsisme cosmique de la condition humaine », fait référence à cette même ignorance de la nature. Mais il désigne aussi une autre forme de solipsisme, l’ethnocentrisme, que sa déconstruction ne fait pas échapper au narcissisme, puisqu’elle affirme que, lorsque nous croyons parler d’autres sociétés que la nôtre, nous ne trouvons en fait que nos propres caractéristiques27. Décoloniser la wilderness, sortir du dualisme, c’est donc rechercher les moyens d’échapper à ces deux formes de solipsisme.

Desserrer l’étau du dualisme De la réflexion critique de Philippe Descola sur le naturalisme occidental, une première conclusion se tire aisément : si l’idée de nature n’existe qu’en Occident, la généralisation à la planète entière de modes de protection de la nature élaborés en Occident, comme cela a été le cas avec les critères de l’UICN28 conçus à partir du modèle idéalisé des parcs américains, revient à exporter une forme de domination culturelle, tout en détruisant les cultures ainsi transformées en nature. « Votre nature, c’est notre culture », pourraient rappeler toutes les populations autochtones que l’on a chassées de leur environnement familier pour y protéger une nature dans laquelle elles ne se reconnaissent pas. La protection de la nature se transforme alors en défense des cultures menacées et les associations internationales de protection de la nature ont autant et même plus besoin d’anthropologues que de biologistes. La globalisation des questions environnementales conduit à chercher la façon dont différentes cultures qui ne partagent pas la même conception de la nature (ou n’en ont pas) peuvent s’entendre pour protéger un environnement qu’elles valorisent, même si elles le font différemment. C’est une question de traduction, anthropologique et politique. Aller « par-delà nature et culture », comme le propose Philippe Descola, c’est « faire disparaître le fond29 » (celui de la nature indifférenciée) pour que les cultures apparaissent dans leur pluralité et leur diversité et puissent entrer en relation les unes avec les autres. Mais qu’en est-il de notre propre culture ? Devons-nous renoncer complètement au naturalisme, adopter une autre ontologie, une autre vision du monde, qui ne comporte pas – ou pas aussi explicitement – la visée dominatrice et destructrice dont la nôtre est porteuse ? « Nous ne nous indianiserons pas », avait déclaré Husserl en parlant des Européens et d’une Europe spirituelle, illimitée, universelle30. Sans partager cet universalisme ethnocentrique, nous ne pensons pas – pas plus que ne le pense Philippe Descola – qu’il soit possible d’adopter une autre ontologie. La séparation de la nature et de la culture est à l’origine du développement des sciences (et des techniques). Toute notre formation intellectuelle la présuppose et elle est incorporée dans nos langues31. Le dualisme est ainsi à la source de ce que nous savons du monde et de la façon dont nous en parlons. Mais, si nous sommes contraints de penser dans les termes du dualisme, nous pouvons aussi en desserrer l’étau et en découvrir les ressources. D’abord, le dualisme est ouvert à la réflexion critique. L’histoire même de la notion de wilderness et des différentes positions, descriptives et normatives, qui s’y rattachent en témoigne. C’est en effet au sein même de la modernité naturaliste, d’une vision dualiste des rapports entre l’homme et la nature, destinée à mettre l’homme en position dominatrice, que surgit, sous la forme des éthiques environnementales anglophones, une contestation suffisamment percutante pour que des critiques, dont Luc Ferry, y voient une antimodernité barbare32. Cette contestation a elle-même trouvé en son sein les ressources nécessaires pour se mettre en question : la wilderness a eu ses critiques extérieurs à l’éthique environnementale (Cronon ou Guha), mais en a trouvé aussi parmi ses défenseurs (Callicott). Parce qu’il est réflexif, le naturalisme moderne est plastique : moins contraignant que ne l’affirment ceux qui n’y voient qu’un grand partage, il autorise diverses positions. Il est également susceptible d’accueillir des fragments d’autres ontologies. Notre dualisme affirme conjointement la discontinuité des intériorités entre les humains et les vivants non-humains et la continuité des physicalités. Nous aurions une vision du monde symétriquement inverse si nous étions « animistes » (au sens que Philippe Descola donne à cette

ontologie)33. La plupart des non-humains seraient alors perçus comme dotés d’une intériorité analogue à celle des humains (une subjectivité, une intentionnalité), alors que leurs corps seraient tout à fait différents des nôtres. On concevrait alors que les animaux ont un univers mental accessible. Mais, tout dualistes que nous sommes, il y a chez nous une part d’animisme, qui se manifeste selon les circonstances. Que l’on songe à l’anthropomorphisme, que les scientifiques stigmatisent comme une illusion. Or il s’est révélé d’une redoutable efficacité pour la domestication, le dressage, et même la chasse. Ainsi la résistance, au XVIIe et au XVIIIe siècle, vis-à-vis du schéma naturaliste de l’animal machine s’est-elle appuyée sur des convictions animistes caractéristiques du sens commun qui révèlent leur fécondité dans de nombreuses approches éthologistes actuelles34. Poser la continuité des intériorités (du moins pour les espèces phylogénétiquement proches), c’est se donner les moyens d’échanger avec des animaux et d’approcher ce que leur univers mental a de semblable et de différent du nôtre. C’est bien ce que font les éthologues dès qu’ils se sont libérés du béhaviorisme et bâtissent leurs hypothèses sur un anthropomorphisme bien tempéré. Que le souci de la nature procède de la modernité en détermine certes les limites, mais indique aussi la voie, sinon pour en sortir complètement, du moins pour en aménager les conditions et la rendre compatible avec d’autres visions. L’erreur serait de s’en tenir, à propos de la dualité de la nature et de la culture, à la seule idée du grand partage, de la séparation en deux domaines distincts qui n’auraient plus de rapport entre eux, ou qui ne pourraient avoir de rapport que d’exclusion ou de domination. Une étude plus attentive de ce couple montre à quel point il peut avoir une fonction relationnelle, et pas seulement d’opposition. C’est ce qui ressort de l’étude que l’anthropologue britannique Marilyn Strathern a consacrée au modèle anglais de parenté. La cible de Marilyn Strathern est l’idée, reçue chez les anthropologues, selon laquelle la parenté serait la « construction sociale de faits naturels35 » : sur une base biologique universelle (les « faits naturels » de la reproduction sexuée), les sociétés mettraient en place différents dispositifs sociaux (institutions, représentations), dont l’ensemble constituerait leur système de parenté. On peut voir là l’exemple même de la généralisation à l’ensemble des sociétés d’un mode de représentation qui ne vaut que pour un certain type de société, celles qui ont une « théorie de la nature36 » : ôtez la nature, et on n’aura plus qu’une « construction sociale de relations sociales37 ». Ce n’est donc que dans les pays occidentaux, comme l’Angleterre, où existe la dualité de la nature et de la culture que l’on peut définir la parenté comme la « construction sociale de faits naturels ». Loin d’être la base commune sur laquelle s’élève cette construction, la nature en est une partie intégrante, qui n’existe que là. Mais on se rend compte alors (par la façon dont ceux qui mettent en pratique ce système de parenté se le représentent) qu’une telle construction sociale ne met pas en rapport deux éléments (la nature et la société, ou la culture), mais trois : l’individu, la nature et la société. Ce qui caractérise en effet la parenté à l’anglaise, c’est la place qu’y prend l’individu : des « individus y créent des individus38 ». Le système anglais reproduit des individus, quand d’autres systèmes de parenté (dans des sociétés non occidentales, comme celle des Mélanésiens) reproduisent des relations. C’est donc à travers l’individu que la nature et la société se mettent en rapport et se tiennent à distance : l’individu, comme la parenté qui le produit, apparaît comme la « charnière » entre deux domaines, celui de la société, d’un côté, celui de la nature, de l’autre39. Il est en effet à la fois un être social (un membre de la société, qui en intériorise les règles) et un être naturel (biologique). Il est même plus : c’est parce qu’il est saisi comme une unité naturelle préexistante, sur le modèle d’un organisme indépendant, ayant en lui-même son principe d’existence40, qu’il peut se poser comme distinct du tout social. Ce qui fait du système de parenté une construction sociale, c’est l’ensemble des connexions entre les trois éléments qui le constituent. Chacun peut servir de modèle à l’autre : la nature sert de modèle à la société (comme ensemble autorégulé) ou à l’individu (comme organisme indépendant) mais la société, et notamment les relations de parenté, peut servir de modèle pour penser la nature : c’est ainsi que Darwin transfère la « filiation » de la société humaine à l’évolution biologique. Dans ces échanges croisés, la représentation de chacun se trouve modifiée : en transférant à la nature entière une conception de la parenté empruntée à la vision aristocratique du lignage, Darwin la démocratise, ce qui permet de la réexporter dans le social, comme modèle général de parenté. Les différents termes ont donc une histoire, mais la structure à trois termes se maintient. Marilyn Strathern nomme « mérographiques » (du grec meros, « partie ») ces analogies partielles par lesquelles des domaines sont mis en rapport tout en restant indépendants, particulièrement en ce qui concerne l’individuel et le social. Parce que l’analogie avec la nature permet à l’individu d’être appréhendé dans son autonomie, il ne se résorbe pas dans le social. Inversement, la société, étant envisagée, sur le modèle de la nature, comme une unité autorégulée, elle n’est pas une simple somme d’individus, mais une totalité dont ils intériorisent les normes.

L’individu s’affirme en référence à la nature Le rôle que joue la dualité de la nature et de la culture ne se réduit donc pas à la séparation tranchée de deux domaines. Il ne s’agit pas d’isoler des éléments purement naturels, ou purement sociaux, mais de les mettre en rapport, afin que chacun permette de qualifier l’autre. Il ne s’agit pas tant de mettre la nature à distance, que d’en faire circuler la référence, comme forme et comme contenu. La nature, en effet, comme

sa polysémie le révèle, fournit ce à partir de quoi toute chose existe et le principe qui définit chaque chose, en sa nature propre : elle est le domaine dernier de référence, le contexte sur le fond duquel les caractéristiques intrinsèques peuvent être appréhendées41. Aussi le système de parenté anglais donne-t-il à la nature une place importante : loin de la faire disparaître, il la fait entrer dans la société ; l’individu étant le principal relais de cette pénétration du naturel dans le social42. Tout au long de la période (1820-1960) qui sert de référence à Marilyn Strathern et jusqu’à la fin du e XX siècle (époque à laquelle elle écrit son livre), ce rôle se renforce. Elle remarque comment l’expression « enfant naturel », de négatif qu’elle était, parce qu’elle désignait un enfant illégitime, né en dehors des liens (très sociaux) du mariage, est devenue positive43, traduisant la place croissante accordée à la nature dans la parenté. L’apparition de différents adjuvants techniques à la reproduction biologique (insémination artificielle, fécondation in vitro, etc.) n’est pas alors interprétée, par ceux qui y ont recours, comme une artificialisation, mais comme une naturalisation du processus, parce que cela correspond à la « tendance biologique44 », qui pousse les individus à se reproduire : cela leur permet d’éviter d’avoir recours à des succédanés sociaux (comme l’adoption). Dans la présentation du système anglais de parenté, et de la place qu’il accorde à la nature, on retrouve des caractéristiques du naturalisme auquel Descola fait référence. Notamment, il rend possible la science. Strathern rapporte que, pour les anthropologues, le système anglais est censé décrire plus exactement que d’autres (non occidentaux) les rapports biologiques, simplement parce qu’il leur donne une place. C’est aussi ce qui rend possible la médicalisation de la maternité et, plus généralement, de la reproduction. On peut, à partir de là, retrouver les deux sens de la naturalisation : celle d’une progression du champ, scientifique et technique, de la nature, dans de nouveaux domaines (méthodes de procréation médicalement assistée), et celle d’une progression, sous couvert de nature, du domaine du pouvoir (la médicalisation de la reproduction comme prise de pouvoir sur les femmes). Le lien que Strathern met en évidence entre individualisme et référence à la nature est également caractéristique de la vision occidentale. Louis Dumont a montré que ce qui permet aux individus des sociétés modernes (présentées dans l’étude de l’idéologie économique de Homo aequalis) de s’affranchir de l’absorption holiste des sociétés traditionnelles (étudiées dans le système des castes de Homo hierarchicus), c’est la primauté que prennent les relations avec la nature sur celles des hommes entre eux45. Il peut s’agir aussi bien de la nature hors de nous, celle que l’homme s’approprie en la transformant chez Locke, que de la nature en nous (l’« impulsion de la nature », motif des actions humaines selon Bernard Mandeville dans La Fable des abeilles46 qui lança, au XVIIIe siècle, la querelle du luxe). Cela vaut aussi pour la nature que nous aimons, et voulons protéger. Si la perception d’une séparation entre l’homme et la nature est une précondition de l’intérêt protecteur porté à celle-ci47, cette séparation passe aussi par une reconfiguration des rapports entre l’individu, la société et la nature. Affirmer son individualité, c’est être capable de se mettre à l’écart des relations humaines. La nature fournit le contexte, ou le cadre, d’une telle affirmation. C’est ce que présente Rousseau dans les Rêveries du promeneur solitaire. Chassé de la société par ses semblables48, attaqué dans son être même par les « méchants » qui l’entourent, car ils ne lui renvoient de lui qu’une image odieuse qu’il ne peut accepter sans se détruire, Rousseau va retrouver dans la nature la possibilité de se reconstituer. Elle lui fournit en effet le contexte englobant dans lequel reprendre contact avec lui-même, se sentir exister. Dans le « sentiment de l’existence », communiquent la nature en lui et la nature hors de lui, ce qui est à la fois un rapport de la nature à elle-même (on en retrouve la double signification, comme principe et comme contexte) et la possibilité d’auto-affirmation de l’individu (qui se pose comme tel, dans sa différence avec la société, parce qu’il participe de la nature). La wilderness est une configuration à trois éléments, pas à deux. C’est pourquoi on peut en lever le paradoxe, sans faire appel à une conception métaphysique de la nature ou religieuse du sacré (le sublime ; voir la fin du chapitre précédent). Si la nature n’est la nature que lorsque l’homme n’y est pas, et si la wilderness est la quintessence de la nature, comment se fait-il que l’expérience la plus authentique que l’on puisse en faire soit celle de sa jouissance solitaire ? Il faut, pour pouvoir répondre, ne pas s’en tenir à la seule dualité de l’homme et de la nature, mais prendre en considération celle de l’individu et de la société. En jouissant de lui-même dans la nature, l’individu se tient à distance de la société et, avec sa propre indépendance, assure celle de la nature. Individualisme et wilderness se mettent ainsi réciproquement en valeur49. Cela peut expliquer également comment se conjuguent, notamment chez Rousseau et Thoreau, amour de la nature et aspiration démocratique, à partir d’un individualisme égalitaire qui trouve sa référence (« mérographique », dirait Strathern) dans la nature. Mais comprendre cela, c’est aussi comprendre que cette configuration, caractéristique de la wilderness, et, avec elle, d’une certaine forme de protection de la nature, est périmée. Elle l’est d’abord parce que la wilderness, encadrée, protégée, surveillée, circonscrite…, a du mal à jouer son rôle de contexte indépendant50. L’illusion du sauvage est difficile à maintenir. Cependant, l’explication ne suffit pas : l’épisode de la manufacture de bas relaté par Rousseau n’annule pas l’expérience de solitude qu’il a éprouvée avant d’avoir l’oreille attirée par un cliquetis mécanique. Il le conduit seulement à avancer qu’en Suisse les contraires peuvent coexister : « Il n’y a que la Suisse au monde, qui présente ce mélange de la nature sauvage et de l’industrie humaine51. » La question

se pose donc aussi pour la société. Une société (sur le modèle suisse) peut-elle inclure la nature sans cesser d’être une société ? Peut-on mettre en rapport la société et la nature, sans passer par l’intermédiaire des individus ? C’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui. Dans la configuration que présente Strathern, la société et la nature n’ont de rapports que métaphoriques : la nature fournit à la société un modèle d’unité autorégulée, mais les deux unités restent envisagées distinctement52. La communication ne se fait qu’au travers de l’individu. Or celui-ci est devenu aujourd’hui, pour les biologistes, un maillon faible qui ne peut plus jouer son rôle de charnière entre le biologique et le social. On ne sait plus très bien, en effet, à quel niveau opère la sélection naturelle. Porte-t-elle sur des populations entendues comme des ensembles d’individus capables d’échanger des informations génétiques (et/ou culturelles) ? Opère-t-elle sur des phénotypes53 conçus comme des individus dont les comportements ne dépendent pas des seules déterminations génétiques (ce qui est le cas des êtres sensibles, et particulièrement des animaux sociaux) ? Porte-t-elle enfin sur des génomes, voire sur des gènes, comme l’avance le biologiste Richard Dawkins, pour qui l’individu (le phénotype) n’est que l’instrument de ses « gènes égoïstes » (chacun tendant à s’assurer le maximum de prospérité), mettant ainsi en cause son statut d’organisme indépendant54 ? Le modèle de parenté étudié par Strathern a du mal, aujourd’hui, à paraître fait « d’après nature ». Si la biologie de la reproduction met en question le statut de l’individu, celui-ci est tout aussi incertain en écologie scientifique, où les relations ont plus d’importance que les individus, et où les entités pertinentes sont des collectifs (populations, groupes fonctionnels, communautés biotiques). L’attention est déplacée de l’individu aux systèmes de relations dont il n’est qu’un nœud, et aux assemblages qu’ils forment, ce qui ouvre la possibilité de mettre en correspondance différents systèmes de relations, sociaux et naturels. La wilderness est un modèle qui ne met en rapport la nature et la société que par l’intermédiaire des individus et au regard duquel toute intervention sociale collective ne peut être que destructrice. Nous avons besoin d’une autre écologie, qui rende compte des rapports collectifs des sociétés à leur nature. La biodiversité devrait nous permettre d’accéder à cette pénétration du naturel dans le social.

Biodiversité et diversité culturelle La convention adoptée à Rio en 1992 reconnaît, dès son préambule, « la valeur intrinsèque de la diversité biologique55 ». C’est introduire à la nécessité de sa protection et, à cet effet, elle attire l’attention sur le bien-fondé des savoirs et des pratiques des communautés locales et des « peuples autochtones » pour l’entretien de la biodiversité et, plus généralement, pour le développement durable56. La diversité culturelle, parfois désignée comme sociodiversité, est devenue « un concept indissociable de celui de biodiversité », une intégration qu’ont renforcée les sommets ultérieurs (notamment celui de Johannesbourg, en 2002)57. On peut, de la sorte, transférer à la diversité culturelle le respect que l’on porte à celle du vivant. C’est ainsi qu’Arne Naess pose que la richesse et la diversité des formes culturelles, dans tous leurs aspects, « peuvent être considérées comme faisant partie de la richesse et de la diversité des formes de vie sur Terre58 ». Envisagée comme une des modalités de la biodiversité, la diversité culturelle participe de la valeur intrinsèque de celle-ci et doit bénéficier du même respect. Les cultures locales « doivent être préservées, au même titre que les espèces menacées59 ». Mais, au-delà de cette vision générale, plutôt réductionniste, il est précisé que les cultures locales sont des « instruments de gestion » indispensables au maintien de la biodiversité ; les savoirs et les savoir-faire locaux en constitueraient, après les gènes, les espèces et les écosystèmes, un quatrième niveau, et auraient une « valeur fonctionnelle »60. C’est alors que l’on a recours aux sciences sociales pour étudier (en faisant preuve de réflexivité critique) ces savoirs et, surtout, pour « examiner de près le lien positif qui est établi entre eux et la conservation de la biodiversité61 ». Or c’est là aussi que le débat resurgit. Affirmer ce lien, en effet, c’est aller à l’encontre de tous ceux qui (philosophes comme Holmes Rolston ou biologistes comme Michael Soulé62) considèrent que la présence humaine ne peut être que destructrice. Passer de la wilderness à la biodiversité, c’est abandonner la rigidité d’une vision dualiste, selon laquelle nature et culture n’existent que séparées, pour une approche qui fait l’hypothèse de leurs interactions positives. Mais, outre la question de savoir comment envisager ces interactions (va-t-on, de façon matérialiste, considérer la diversité culturelle comme un effet de la diversité biologique ou faire de la biodiversité le produit des pratiques culturelles ?), il s’agit de pouvoir vérifier, empiriquement, cette hypothèse. Or, de l’avis général, « la correspondance présumée entre savoirs indigènes, participation locale et durabilité… n’a jamais été validée de façon scientifique63 ». Certains critiques en tirent argument pour avancer que « les discours assimilant les diversités culturelle et biologique relèvent davantage des pétitions de principe » que de l’argumentaire scientifique, car elles ne font appel qu’à des « rapports de simple analogie »64. La confiance de principe dans les effets positifs des savoirs locaux procéderait moins d’une croyance en la sagesse écologique du bon sauvage que d’une opération politique. En affirmant la fonctionnalité écologique des savoirs locaux, la convention de Rio aurait subordonné, ou même sacrifié, la protection de la biodiversité aux exigences de reconnaissance et de soutien des populations locales. Il faudrait donc séparer diversité culturelle et diversité biologique. La biodiversité serait mieux protégée, au niveau mondial, par « une humanité très uniformisée par des technologies de pointe [qui] produira une ingénierie écologique préservant la biodiversité plus efficacement que la diversité culturelle65 ».

Ces deux hypothèses qui s’affrontent s’appuient toutes deux sur différents travaux scientifiques. Mais, quels qu’en soient les résultats, elles engagent avant tout un choix politique, entre deux types de politiques de protection de la biodiversité : l’une relève d’une politique globale, administrée d’en haut et faisant appel à l’autoritarisme scientifique, l’autre, sur la base d’accords locaux, implique la coopération et même l’initiative des populations concernées. L’étude des interactions entre diversités culturelle et biologique est complexe. Elle fait appel à différents niveaux d’analyse (du local au global), à différentes disciplines (biologie, écologie, anthropologie, sciences politiques), et exige de prendre en considération le point de vue de l’observateur comme celui de l’observé : on ne peut imaginer une expérience cruciale permettant de trancher la question. Le choix, tout raisonné et argumenté qu’il doive être, reste un choix politique. Le mérite de l’analogie entre diversité biologique et diversité culturelle est de faire apparaître cette dimension politique. Si l’analogie est, à bon droit, contestable comme instrument scientifique quand elle conduit à unifier des domaines distincts, elle permet, lorsqu’elle est délibérément utilisée pour ce qu’elle est, de montrer les limites et les enjeux d’un rapprochement. C’est la façon dont Callicott aborde le lien entre biodiversité et diversité culturelle : en quoi, sur les plans descriptif et normatif, la première peut-elle servir de modèle à l’autre ? Quelles sont les limites du rapprochement ? Ce faisant, il se montre beaucoup moins moniste qu’on ne l’en accuse souvent et qu’il ne le prétend lui-même66. Pour montrer comment on peut, en s’appuyant sur la conception de la biodiversité exposée par Edgar O. Wilson67, proposer une conception de la diversité culturelle, Callicott procède à des analogies croisées. Il définit ainsi, au sein de la biodiversité, l’unité de l’espèce comme un « pool génétique fermé » au sein duquel « la reproduction est la recomposition et la retransmission de l’“information” génétique d’une génération à l’autre »68. Ayant ainsi (comme le fait la biologie moléculaire) appliqué à l’étude génétique un concept importé de la linguistique humaine (l’information), il le réexporte dans le domaine humain, et définit une culture comme « une métapopulation d’Homo sapiens dont les membres sont capables d’échanger librement des informations cognitives69 ». Nonobstant les références naturalistes de la « métapopulation » (voir la définition au chapitre 4) et l’assignation des hommes à leur espèce biologique (Homo sapiens), cette définition de la culture, par les échanges cognitifs à l’intérieur d’un groupe unifié par sa langue, est parfaitement culturaliste : elle n’est ni raciale ni ethnique. Son étude ne relève même pas de l’écologie culturelle : car, à prendre la langue comme critère de distinction des cultures, on est conduit à poser que les différences culturelles ne sont pas directement liées aux contraintes environnementales : la langue est une institution sociale. Des sociétés qui relèvent de la même famille linguistique peuvent se retrouver dans des aires géographiques très éloignées et, inversement, des familles linguistiques éloignées coexister à proximité les unes des autres. La pratique de l’analogie croisée dans l’étude parallèle de la diversité biologique et culturelle conduit à présenter une vision dynamique de chacune des unités (les langues évoluent, comme les espèces) qui ont en elles-mêmes les ressorts de leur propre transformation. Cette étude est menée aussi bien sur le plan descriptif que normatif, celui des modes de valorisation (instrumentale, fonctionnelle, intrinsèque) de la biodiversité puis de la diversité culturelle. Il en ressort qu’il y a autant de raisons de s’inquiéter de l’érosion de la biodiversité que de celle de la diversité culturelle et autant de raisons de chercher à les protéger. Là s’arrête cependant le parallèle : la mise en œuvre de cette protection ne peut pas être identique. On ne peut décréter des mesures de sauvegarde des cultures à la façon dont on décrète (autoritairement, de haut en bas) des mesures de protection de la biodiversité. On découvre alors la limite de l’analogie : « un organisme ne peut être membre à part entière de deux espèces70 », mais un être humain peut partager plusieurs cultures et plusieurs langues. Il lui est donc loisible d’en changer et on ne peut lui imposer une appartenance culturelle. L’exercice d’analogies croisées entre nature et culture (analogies fondées sur l’idée qu’il en est du rapport de la diversité culturelle à l’unité de l’espèce humaine comme du rapport de la diversité des espèces à l’unité du vivant) et la claire conscience de la limite de cette analogie (les barrières d’espèce sont beaucoup plus rigides que les barrières culturelles) conduisent Callicott non seulement à développer une vision culturelle de la culture (écartant toute réduction de la culture à un déterminisme naturel), mais aussi à pointer la dimension politique de ces questions : qui décide et met en œuvre les politiques de protection ? Au niveau de la comparaison entre protection de la biodiversité et protection de la diversité culturelle, le contraste est indiscutable : on ne peut imposer à des populations humaines la protection de leur culture comme on impose aux populations végétales ou animales (qui n’ont pas voix au chapitre) leur protection. C’est, là encore, se démarquer du monisme naturaliste. Sans doute les cultures locales doivent-elles être préservées « au même titre » que les espèces menacées, mais pas de la même façon : elles sont les sujets de leur propre histoire. Certes. Mais jusqu’à quel point peut-on dire que la protection de la biodiversité « procède de haut en bas, imposant et contrôlant des décisions71 » ? En quoi cette façon de considérer les cultures (comme des sujets, pas comme des objets) affecte-t-elle la protection de la biodiversité ? Il est temps d’en venir à ce que l’article de Callicott laisse de côté : le lien entre diversité culturelle et biodiversité. Pour être opératoire, ce lien a d’abord besoin d’être établi politiquement.

Un cadre politique Décoloniser la wilderness, comme le propose Val Plumwood, c’est la dénaturaliser, comprendre que « la “nature” des uns est la “culture” des peuples locaux72 ». Cette idée rejoint la proposition de Philippe

Descola de retirer le fond naturel sur lequel se détachent les cultures pour mieux en faire apparaître la pluralité. Les cultures ainsi conçues sont des sujets politiques, pas seulement les objets d’un savoir. « Préserver culturellement » les savoirs locaux, explique l’ethnobotaniste Marie Roué, « sans leur reconnaître une capacité à participer aux décisions […] revient à les folkloriser »73. D’où la dimension politique du rapport entre biodiversité et diversité culturelle : la question est celle des lieux et des formes de décision. Les travaux du Programme des Nations unies sur l’environnement (PNUE) et les différents sommets mondiaux de la Terre (depuis Rio) ont ainsi fixé le cadre juridique et politique dans lequel traiter ces questions. Après l’affirmation, dans son préambule, de la « valeur intrinsèque de la biodiversité », la convention de Rio sur la biodiversité se donne pour objectif, dans son article premier, de réguler l’accès aux ressources génétiques et d’assurer le « partage juste et équitable » des avantages qui en découlent74. Sont ainsi introduites des questions de justice distributive, liées à des questions de droits intellectuels (notamment sur les savoirs et les pratiques traditionnels) et de justice participative (car il ne suffit pas de répartir des avantages, il faut aussi que ceux qui estiment avoir droit à cette répartition prennent part à la décision qui les attribue). Or la reconnaissance des droits des autochtones en la matière ne va pas de soi. C’est ce que montre l’anthropologue Manuela Carneiro da Cunha, dans une étude de cas consacrée aux négociations portant sur les savoirs traditionnels de populations amazoniennes concernant l’usage de la sécrétion d’une grenouille (« vaccin du crapaud »)75. Si les communautés autochtones ont réussi à s’organiser et à se faire reconnaître au niveau international, la situation est plus difficile au niveau national : dans les pays du Sud, dits « mégadivers » car particulièrement riches en biodiversité (et pauvres en brevets sur son exploitation), « en raison de la politique colonialiste interne qui a été si longtemps menée à l’égard des peuples indigènes, la reconnaissance de leurs droits sur les ressources génétiques et le savoir traditionnel n’est pas un virage facile à opérer76 ». Ça l’est d’autant moins que la convention, en accordant à chaque pays un pouvoir souverain sur ses ressources génétiques, a eu une double conséquence : elle a rendu possible la mise sur le marché des ressources génétiques (autrement dit, de la biodiversité, que l’autre solution envisageable, celle de sa patrimonialisation, aurait maintenue hors marché), et fait des États les intermédiaires obligés entre le niveau local (celui des populations autochtones) et le niveau global, ou mondial (celui des grandes firmes, pharmaceutiques, notamment). Les contrats qui peuvent être passés avec les différentes populations sur l’accès aux ressources et la rémunération des savoirs traditionnels relèvent donc d’une politique multiculturaliste, qui reconnaît l’identité culturelle des minorités et leur accorde les droits correspondants. Les négociations concernant les savoirs, les pratiques et les ressources engagent la question du langage commun dans lequel elles sont tenues. Depuis la colonisation européenne, c’est dans le vocabulaire européen que ces négociations ont été menées, si bien que des populations autochtones étaient censées céder ou conserver des droits (souveraineté, propriété) dont elles n’avaient ni l’idée ni l’usage. Cela vaut pour le langage juridique et politique qu’empruntent ces échanges, mais aussi, plus généralement, pour les différentes composantes d’une culture (comme les savoirs), y compris pour la culture elle-même. Comme la nature, la culture est un terme européen, dont l’histoire commence en latin et se poursuit dans la diversité (que sa référence à la latinité continue cependant à unifier) des langues européennes. Le mot s’est développé suivant les axes métaphorique (de la culture des champs à celle des esprits) et métonymique (d’un secteur de la société, celui des arts et lettres, à la désignation d’un ensemble social : le sens anthropologique actuel)77. Même si, en passant du débat philosophique (civilisation et culture) entre la France et l’Allemagne au tournant des XVIIIe et XIXe siècles au vocabulaire des sciences sociales (XIXe-XXe), le terme a eu tendance à perdre ses connotations normatives, il est loin d’être exempt de valorisations diverses. Parler de « cultures » autochtones n’est pas neutre. Lorsque Manuela Carneiro da Cunha écrit que « la manière dont on conçoit les droits intellectuels indigènes dépend de la façon dont on comprend la “culture”78 », elle indique certes que c’est au sein de la culture qu’il peut y avoir un accord possible entre savoirs scientifiques et savoirs traditionnels (sur les propriétés biochimiques et médicales de la sécrétion de grenouille, par exemple) mais aussi le problème que pose l’emploi de ce terme. Cela la conduit à distinguer deux niveaux : celui de la logique intérieure à chaque culture (de la conscience que chaque communauté a d’elle-même) et celui d’une logique interethnique de rapports entre des « cultures », où les guillemets signalent que le terme est ici employé dans un métalangage qui renvoie à la façon dont des populations se rapportent les unes aux autres au sein d’un système interethnique79. La culture à laquelle on se rapporte de l’intérieur n’est pas celle à laquelle on fait référence dans les rapports avec d’autres « cultures ». L’idée de culture est celle d’un patrimoine commun : or des éléments qui, de l’extérieur, sont considérés comme collectifs, donc culturels, sont, par les gens de l’intérieur, jugés privatifs. Cette dissociation entre ce qui a sens à l’intérieur et vis-à-vis de l’extérieur permet aussi de comprendre comment on peut appartenir à deux sphères différentes, ce qui évite le réductionnisme. Penser « par-delà nature et culture » revient ainsi à aborder l’articulation de différents savoirs concernant la nature sur fond de référence culturelle (selon les différentes acceptions et aux différents niveaux d’usage du terme). On peut aussi voir comment, en matière de biodiversité, les savoirs naturalistes peuvent non seulement tirer parti de connaissances anthropologiques, mais contribuer à leur modification.

De la wilderness à la biodiversité

Accusés d’avoir une vision statique de la nature, les défenseurs de la wilderness, tel Holmes Rolston, s’indignent de ce que l’on semble supposer qu’ils ignorent l’écologie ou la théorie de l’évolution, et répondent qu’ils n’ont rien contre les changements, du moment qu’ils sont naturels. Et il est vrai que l’idée, fort ancienne, de processus naturels autoentretenus et autorégulateurs à laquelle adhèrent les partisans de la wilderness, peut très bien s’accorder avec certaines conceptions écologiques ou évolutionnistes. Le changement, en effet, n’est pas contradictoire avec la continuité et l’on peut avoir une vision dynamique des équilibres80. Ceux-ci peuvent être considérés comme une stabilisation réussie – et provisoire – de transformations évolutives, y compris dans la perspective adaptative de l’écologie culturelle. Comme le montre Patrick Blandin, celle-ci « s’est développée en supposant l’existence d’un équilibre entre comportements humains et environnement, équilibre qui résulterait d’une optimisation, favorisée par la sélection, des stratégies d’obtention des ressources81 ». Cela conduit cette écologie culturelle à une vision « a-historique » comparable à celle de l’écologie des équilibres de Tansley à Odum (voir le chapitre suivant). Le changement de paradigme, qui a remis en cause l’idée (fort résistante) des équilibres de la nature, s’est donc produit de façon parallèle dans l’écologie naturaliste (avec le développement de l’écologie des perturbations et de l’écologie des paysages) et dans l’écologie culturelle, rebaptisée « écologie historique », qui, en prenant en compte les effets des actions humaines dans des régions réputées purement naturelles (comme les forêts amazoniennes), a beaucoup contribué à révéler la dimension historique des écosystèmes (ou des complexes d’écosystèmes). On peut à nouveau parler d’analogies croisées. Ce qui a permis à l’histoire, à la fin du XVIIIe siècle, de se transformer, de récit édifiant, en connaissances à prétentions objectives, fut la capacité à emprunter aux sciences de la nature des schémas de régularité, faisant apparaître le processus historique sur le modèle d’un développement naturel. On se trouve aujourd’hui dans la situation inverse : le monde biologique ne présente pas le même type de régularité que le monde physique, ce qui fait douter de la pertinence de la recherche de lois biologiques, là où l’on rencontre des phénomènes contingents. On en vient alors à emprunter des caractéristiques de l’histoire humaine pour qualifier les phénomènes biologiques. Cela permet de mieux comprendre en quoi « les systèmes écologiques ont une histoire82 ». Un écologue, Robert E. Ricklefs, écrit ainsi : « Les écologues commencent à réaliser que la diversité locale porte l’empreinte à la fois de processus globaux tels que la formation et la dispersion des espèces et de circonstances historiques uniques83. » Ces « circonstances historiques uniques » ne sont pas nécessairement humaines, mais l’introduction dans l’histoire de la nature de la notion d’événement permet, en retour, de tenir compte de l’action humaine et de réaliser le projet de l’écologie historique de « comprendre la dynamique humaine et environnementale » du changement, ou du cochangement84. Les études sur les forêts amazoniennes ont particulièrement retenu l’attention, car elles ont montré le rôle que les activités des peuples forestiers (cultures sur brûlis, choix de certaines espèces, pratiquement domestiquées, ou concentrations de graines dans les sites habités) ont joué dans les configurations écologiques actuelles85. Cela rejoint l’affirmation de Callicott selon laquelle une vision dynamique, processuelle, de la nature est « incomplète si elle ignore le rôle qu’Homo sapiens a joué pratiquement partout86 ». L’action de l’homme dans la nature n’est donc pas forcément destructrice. Mais on peut, avec Patrick Blandin, aller plus loin que Baird Callicott et insister sur le fait qu’à partir du moment où l’on intègre l’action humaine dans l’histoire des écosystèmes, on n’a plus besoin de la wilderness, cette référence absolue donnée par la nature. On passe du principe de naturalité à l’ouverture des possibles : « La biodiversité, et, d’une manière plus générale, l’organisation des systèmes écologiques, […] peut être librement choisie : la nature ne s’imposant pas, il va falloir la désirer87. »

Villes contre nature ou biodiversité urbaine ? C’est également l’enseignement que l’on peut tirer de l’examen de la biodiversité urbaine. Les villes ont été construites pour que leurs habitants soient à l’abri de la nature et de ses dangers : le chaud, le froid, les intempéries, les animaux, etc. Tout a été fait pour que l’artificialisation du milieu mette la nature hors de la ville, et place les résidents dans un cocon protecteur que résume bien la climatisation : de la maison au bureau, en passant par la voiture et son parking souterrain, on peut – si l’on est assez riche – ne pas mettre les pieds dehors de la journée. Cette artificialisation renforce le désir de nature des citoyens – les études spécialisées parlent de « demande sociale88 » –, difficile à satisfaire. La nature chassée ne peut revenir que forcée (plantes exotiques des jardins botaniques ou d’agrément, animaux des zoos) ; que les jardins ou espaces verts ainsi implantés veuillent représenter la nature maîtrisée et mise en ordre (dans les jardins à la française) ou qu’à l’inverse ils figurent un rêve acadien (dans les jardins paysagés), la dualité de la ville et de la nature est maintenue. Vouloir faire entrer la nature en ville ne fait que renforcer l’opposition des deux termes. Ce type d’implantation ne satisfait pas les biologistes soucieux de protection de la nature qui considèrent que les plantes, ex situ, connaissent une autre évolution que celle de leur terroir d’origine et ne peuvent représenter qu’une solution à court terme aux problèmes de conservation des espèces. Les défenseurs des animaux dénoncent avec force les zoos89 et même le public se montre critique vis-à-vis des jardins fleuris que propose leur ville. La fleur devient ainsi un symbole de la répression : « C’est un zoo à plantes, les plantes y sont mises en cage… On s’y sent mal à l’aise », se plaignent des habitants d’Orléans90.

Les villes apparaissent ainsi comme antinature ou contre-nature91. L’écologie urbaine, qui envisage les villes comme des écosystèmes complexes, dont on étudie la structure et le fonctionnement (organisation spatiale et transformation dans le temps, interdépendance des activités, échange, circulation et transformation d’énergie et de matière, comportement des espèces et dynamique des populations et des communautés, etc.) confirme cette vision. Elle révèle de nets déséquilibres. Ces systèmes hautement anthropisés que sont les villes sont très productifs sur le plan humain (information, connaissance, expressions culturelles, transformations sociales, technologies, etc.), mais très peu sur le plan biologique, ou énergétique. Ce sont des systèmes très ouverts sur un environnement qui peut s’étendre très loin et dont les villes sont fortement dépendantes. Elles s’appuient sur leur arrière-pays pour compenser leur très basse productivité biologique et satisfaire leurs besoins énergétiques très élevés (denrées alimentaires, matériaux, espace), ce qui les rend vulnérables. Elles exercent ainsi une très forte pression sur leur environnement qu’elles contribuent à dégrader, d’autant qu’elles l’inondent d’une énorme masse de déchets qu’elles ne peuvent absorber92. Si l’idée qu’entre ville et nature la balance est très largement déficitaire du côté de la nature est largement partagée, le fait que le milieu urbain offre aussi des habitats favorables à des combinaisons animales et végétales d’autant plus intéressantes qu’elles n’ont pas d’équivalent en dehors des villes a de quoi surprendre. On parle de « biodiversité urbaine », une biodiversité qui ne comprend pas seulement les espèces sauvages ou naturelles (indépendantes de l’homme). Parler de biodiversité urbaine, c’est donc sortir des références habituelles des écologues : montagnes, zones humides, mers, rivières, forêts, etc., et même des terrains agricoles. Tout cela manquait singulièrement aux biologistes et aux écologues du Berlin-Ouest d’après guerre, qui n’avaient guère de campagne environnante pour effectuer des études de terrain. Ils se sont donc rabattus sur la ville et ont étudié les associations végétales et animales dans des terrains abandonnés : zones démolies par des bombardements et non reconstruites, terrains vagues, friches industrielles, tout particulièrement une ancienne gare de triage, désaffectée à la suite de la partition. Ils furent impressionnés par la densité et la diversité de la végétation et des populations qui s’étaient installées sur les anciens rails de chemin de fer : de nombreuses plantes d’origine étrangère, que le trafic ferroviaire avait sans doute amenées là. Des animaux aussi, notamment une espèce très rare d’araignée que l’on ne trouve que dans des cavernes du sud de la France ; des spécimens ont pu être transportés par des trains de marchandises pendant la guerre et se maintenir à Berlin grâce aux modifications du climat (plus chaud, plus sec) liées à l’urbanisation. On découvrit aussi trois espèces d’abeilles jusqu’alors inconnues93. Cela attira l’attention non seulement des biologistes et des écologues, mais aussi des militants verts et des associations de riverains qui mirent sur pied un projet de conservation du site, celui du Südgelände. Il y avait donc de la nature à protéger en ville ! Mais c’était une nature d’un genre particulier, qu’un des écologues, Ingo Kowarik, qualifia de « quatrième nature94 ». Elle s’était développée spontanément dans les terrains abandonnés, et ne pouvait être assimilée à aucune des trois strates qui s’étaient superposé, ou succédé depuis la préhistoire : ni aux vestiges de la région avant l’occupation humaine, ni à ce qui restait des terrains exploités par l’agriculture, ni au territoire bâti urbain. Il s’agissait donc d’une nouvelle nature, qui non seulement différait des précédentes, mais ne pouvait être jugée qu’à l’aide d’autres normes que celles habituellement utilisées dans la protection de la nature. Pour évaluer ces espaces qui n’auraient pas pu exister sans l’homme (même s’ils n’étaient pas un résultat intentionnel d’actions humaines), on ne pouvait pas faire appel à un principe de naturalité, au modèle d’une nature originaire, ni même à l’ancienneté de processus depuis longtemps à l’œuvre et susceptibles de se poursuivre : de tels espaces se caractérisent au contraire par la rapidité des successions végétales et leur diversité. Par ailleurs, on a estimé que les espèces étrangères (comme ces araignées du sud de la France) faisaient l’intérêt du Südgelände et devaient être préservées, alors que, généralement, de telles espèces (« aliens ») sont condamnées par les écologues, comme des espèces invasives qui menacent la diversité locale (voir le chapitre 4). En somme, il fallait changer de critères. Ce projet de protection de la biodiversité urbaine plaçait donc ses défenseurs dans la situation décrite par Patrick Blandin : pas de référence de naturalité qui s’impose, mais une nature, ou une biodiversité, qui devait être librement choisie, désirée. Il fallut discuter, ce qui n’alla pas sans débat ni conflit. Les écologues qui voulaient maintenir le site hors des piétinements des visiteurs, en ne leur ouvrant qu’un accès visuel, se heurtèrent aux souhaits esthétiques des militants associatifs. On s’entendit sur un parcours qui avait ses qualités esthétiques propres, rappelant le passé du site (une « sculpture à marcher » faite d’acier rouillé reposant sur des rouleaux de métal). On discuta aussi de la gestion de la végétation : fallait-il s’abstenir d’intervenir, et laisser les successions se poursuivre jusqu’à la forêt qui ne tarderait pas à s’implanter ? Fallait-il intervenir pour maintenir en place les associations végétales existantes : arbres, broussailles, pelouses ? Les militants, jugeant que la nature « avait reconquis ses droits », se refusaient à intervenir, et certains écologues inclinaient dans ce sens, car ils étaient intéressés par l’étude de successions (jusqu’à la forêt) qu’ils avaient rarement l’occasion d’étudier. Mais d’autres écologues faisaient valoir qu’une telle fermeture du milieu nuirait à la diversité biologique : c’était ce patchwork qui faisait toute la valeur (en biodiversité) du lieu. Par ailleurs, la fermeture du milieu ferait disparaître les « aliens » qui sont en général des plantes de stade pionnier et donc héliophiles. Avec elles disparaîtrait un de ces écosystèmes urbains si particuliers où voisinent exotiques et autochtones.

On s’entendit sur un compromis : on partagea l’espace entre une zone de non-intervention où la forêt allait revenir, et une zone où l’on faucha la pelouse, pour maintenir la diversité existante. « L’image d’arbres poussant au milieu d’anciennes voies de chemin de fer, ou la silhouette d’un fourré sauvage dominé par le château d’eau de l’ancienne gare de triage devinrent la représentation emblématique du lieu », résume Jens Lachmund95. Le Südgelände répond ainsi aux vœux formulés par William Cronon en faveur d’une nouvelle conception de la protection de la nature : il associe le naturel et l’humain, fait apparaître, au sein même du sauvage, des strates historiques96. Comment qualifier un tel espace ? Peut-on, comme Lachmund, parler d’une « forme de wilderness qui aurait poussé au cœur de la ville97 » ? Le terme de « wildness » conviendrait sans doute mieux, d’autant plus que celui de wilderness porte avec lui ses normes d’action (ou d’inaction). C’est bien parce qu’ils se représentaient cette ancienne gare de triage comme une wilderness que les militants associatifs refusaient que l’on y intervienne. Il nous semble donc que l’expression « Tiers paysage » introduit par le paysagiste Gilles Clément conviendrait mieux pour qualifier de tels espaces98.

Le dynamisme du Tiers paysage Pour Gilles Clément, le monde ne se réduit pas à la dichotomie entre des espaces protégés (réserves naturelles diverses) et des espaces exploités (utilisation agricole ou urbaine). À ces espaces contrôlés par les hommes, et donc « organisés », s’ajoutent les « terrains délaissés », à la campagne (« en lisière des bois, le long des routes et des rivières, dans les recoins oubliés de la culture, là où les machines ne passent pas99 »), comme à la ville (terrains vagues, friches industrielles, talus de chemin de fer, etc.). C’est une nature en plus, qui s’invite là où ne l’attend pas. Gilles Clément parle de « Tiers paysage » en référence au pamphlet de Sieyès de 1789, Qu’est-ce que le tiers état ? Pourtant, ce Tiers paysage n’a pas vocation à chasser les privilégiés pour prendre le pouvoir. Au contraire. Il s’agit, dit Clément, d’un « espace n’exprimant ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir100 ». C’est, comme l’écrit Herbert Sukopp, un des écologues du projet Südgelände, « une nature qui existe de son plein droit101 » : elle est là par elle-même, résultat d’un processus spontané qui n’a été ni contraint ni forcé. C’est, tout autant que la wilderness, une nature libre et sauvage. Mais sa vie est à la fois courte (elle « accueill[e] des espèces pionnières à cycle rapide102 ») et extrêmement variée : elle comprend aussi bien des plantes indigènes qu’exogènes, ce qui la rend largement imprévisible, et la fait échapper au pouvoir des hommes. Le Tiers paysage est-il lui aussi exposé au paradoxe de la wilderness ? Une fois transformé en projet, puis constitué en parc naturel, le Südgelände ne fait plus partie du Tiers paysage. Gilles Clément pose en effet que, le « saisissement » du Tiers paysage par l’institution, sa transformation en modèle intégré au patrimoine, le « condamne à sa propre disparition103 ». Mais en rester là serait revenir au dualisme qui fait du rapport à la wilderness l’enjeu d’un conflit de pouvoir. La conception négative de la wilderness (qui la définit par opposition à l’humain) se présente en effet dans l’opposition de la conquête et de la reconquête (l’homme conquiert la nature, celle-ci reprend ses droits, impose son pouvoir). Poser que le Tiers paysage n’exprime pas le pouvoir, c’est refuser cette alternative. En cela, le Tiers paysage est une réalité (il existe des délaissés), mais aussi un analyseur. Il permet d’appréhender une nature ouverte, diverse, imprévisible, et de brassages en brassages, globale ou planétaire : à l’opposé de la wilderness. Une telle nature peut servir de référence pour des actions qui cherchent à faire coexister les hommes et la nature. L’objectif est prospectif : il n’est pas tant question de conserver des espèces menacées que d’entretenir la biodiversité, de favoriser la poursuite des processus évolutifs. C’est dans cet esprit que Gilles Clément réalise ses « jardins en mouvement ». Il s’agit de prendre en compte la dynamique naturelle de la végétation. On ne va pas, sur un sol nu, fixer des plantes dans un massif, mais partir d’une friche et suivre les déplacements des plantes : celles-ci, surtout celles dont la vie est courte (annuelles, bisannuelles) circulent, se reproduisent en essaimant. Elles n’ont pas de place assignée, le jardin bouge avec elles. Cela n’exclut pas les interventions : il faut maintenir l’ouverture du milieu, choisir les plantes que l’on veut favoriser et les rendre accessibles au promeneur, et donc en exclure d’autres (on les arrache), voire en planter. Il s’agit d’un exercice de pilotage (voir le chapitre 6), d’une façon de faire avec la nature, dans l’idée que le mieux est d’intervenir le moins possible. Le jardin, ainsi conçu, ne proclame pas la toute-puissance du jardinier. Il donne à voir la nature, rend présent le sauvage. Tels sont les principes qui ont présidé à la mise en place du jardin en mouvement du parc André-Citroën, à Paris104. L’objectif était, selon Clément, de « privilégier la compréhension des mécanismes de la vie, [de] donner le sentiment qu’il faut respecter les êtres vivants105 ». Il semble avoir été atteint : le parc n’a pas été vandalisé, à la différence d’autres jardins parisiens. À en croire Clément, c’est dû à l’aspect esthétique du jardin, à sa scénographie : il s’agit d’attirer le regard, l’attention du visiteur sur des plantes qui se trouvaient là et que l’on a manifestement voulu garder parce qu’elles ont beaucoup d’intérêt. De banales orties, bien disposées, peuvent ainsi retenir l’attention. Le respect débouche sur la connaissance : les visiteurs regardent, photographient, prennent des notes (d’où le problème de l’étiquetage). « Je crois, conclut Clément, que l’accroissement des connaissances sur les mécanismes de la vie modifie notre comportement vis-à-vis d’elle, entraînant moins d’aménagement et plus de tolérance, jusqu’à cet acte ultime du jardinage : ne rien faire106. »

En se promenant dans le jardin, on découvre des raisons de le respecter et, à travers lui, de respecter le vivant ou la nature. Une forme de naturalisme, au sens moral du terme : dans l’existant, on trouve la norme. Mais si ce naturalisme échappe à l’accusation du sophisme naturaliste qui lui est généralement faite, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’une inférence (c’est, donc cela doit être), mais d’une expérience : c’est dans le sentiment, dans la beauté éprouvée que l’on appréhende la norme. Michel Serres, découvrant « les délaissés », y avait trouvé une leçon de sagesse. Visitant les rives du Yang Tsé, en Chine, il y chercha en vain, ce qui, en France, fait « notre sagesse » : « dans le buisson, le lieu bas et humide où nous pataugeons mal, ce champ abandonné aux mauvaises herbes, ce bois d’arbustes bas, ces terrains délaissés. Si je peux respirer dans un champ, respirer large et libre, c’est qu’il est bordé de taillis où se disputent les oiseaux, c’est qu’il gît aux lisières d’une forêt, qu’il est délimité par des abandons, des lieux qu’on laisse ou qu’on cultive mal ». Dans cet « écart », nous trouvons ce qui nous permet de vivre bien : « notre sagesse est cette négation, ce débraillé, cette inculture107 ». Cette écologie à la première personne est, donc, comme dans l’expérience de la wilderness, la base d’une expérience morale. Mais elle ne demande ni de nous considérer comme des animaux ni de rester solitaire. Bien au contraire, ces jardins sont ouverts au public. Compatible avec la diversité des cultures, comme avec la sociabilité propre à chacune d’entre elles, la biodiversité peut être comprise comme une norme.

1. SPINOZA, « Préface », Éthique, IIIe partie, in Œuvres complètes (trad. par Roland Caillois, Madeleine Francès et Robert Misrahi), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1954, p. 411. 2. Stéphane FERRET, Deepwater Horizon. Éthique de la nature et philosophie de la crise écologique, Seuil, Paris, 2011, p. 135. 3. Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes, op. cit. ; idem, Politiques de la nature, op. cit. 4. Voir notamment Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, op. cit. ; idem et Gisli PÁLSSON, Nature and Society : Anthropological Perspectives, Routledge, Londres, 1996 ; Roy ELLEN et Katsuyoshi FUKUI (dir.), Redefining Nature : Ecology, Culture and Domestication, Berg, Oxford, 1996 ; Tim INGOLD, The Perception of the Environment. Essays in Livelihood, Dwelling and Skill, Routledge, Londres/New York, 2000 ; Marshall SAHLINS, La Nature humaine, une illusion occidentale. Réflexions sur l’histoire des concepts de hiérarchie et d’égalité, sur la sublimation de l’anarchie en Occident, et essais de comparaison avec d’autres conceptions de la condition humaine (trad. par Olivier Renaut), Éditions de l’Éclat, Paris, 2009 [2008] ; Marilyn STRATHERN, After Nature : English Kinship in the Late Twentieth Century, Cambridge University Press, Cambridge, 1992 ; Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, « Deixis cosmology and Amazonian perspectivism », Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 4, nº 3, 1998, p. 469-488 ; idem, Métaphysiques cannibales (trad. par Oiara Bonilla), PUF, Paris, 2009 ; Roy WAGNER, The Invention of Culture, The University of Chicago Press, Chicago/Londres, 1975. 5. Émile DURKHEIM, Les Règles de la méthode sociologique, PUF, Paris, 1983 [1895]. 6. Wilhelm DILTHEY, Introduction aux sciences de l’esprit, in Œuvres (trad. par Sylvie Mesure), vol. 1, Cerf, Paris, 1992 [1883] ; Heinrich RICKERT, Science de la culture et science de la nature (trad. par Anne-Hélène Nicolas, Carole Prompsy et Marc de Launay), Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », Paris, 1997 [1926]. 7. Philippe DESCOLA, L’Écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Quæ, Versailles, 2011. 8. Prononcée en anglais à Barnard College en 1972 et publiée dans Claude LÉVI-STRAUSS, Le Regard éloigné, Plon, Paris, 1983, p. 143-166. 9. Claude LÉVI-STRAUSS, « Structuralisme et empirisme », in ibid., p. 167-190. 10. Philippe DESCOLA, L’Écologie des autres, op. cit., p. 18. 11. Ibid., p. 23. 12. Épistémè, au sens des critères communs auxquels obéissent les savoirs à une époque donnée. Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, Paris, 1966, plus particulièrement les chapitres IV, V et VI (« Parler », « Classer », « Échanger ») ; Philippe DESCOLA, L’Écologie des autres, op. cit., p. 35 (voir aussi p. 54 : « Chacune aboutit au point d’où l’autre croyait partir. »). 13. Ibid., p. 23. 14. Claude LÉVI-STRAUSS, « Structuralisme et écologie », Le Regard éloigné, op. cit., p. 164-165. 15. Philippe DESCOLA, L’Écologie des autres, op. cit., p. 11. 16. On pourrait penser que telle est cependant la conception que Lévi-Strauss a des rapports entre nature et culture si l’on s’en tient à son interprétation de la prohibition de l’inceste dans Les Structures élémentaires de la parenté (1949) : le premier geste culturel qui établit une coupure dans la continuité biologique. Mais Lévi-Strauss lui-même a récusé cette interprétation, à laquelle il ne s’est nullement tenu. Comme le montre Eduardo Viveiros de Castro, les Mythologiques (1964-1971), « loin de décrire un passage clair et univoque entre Nature et Culture, obligent leur auteur à cartographier un labyrinthe de chemins tortueux et équivoques, de voies transversales, de ruelles étroites, d’impasses obscures, de fleuves qui coulent dans les deux sens à la fois… » (Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 188). L’humanité ne se constitue donc pas comme un ordre séparé du reste de la nature. 17. Philippe DESCOLA, L’Écologie des autres, op. cit., p. 176. 18. Ibid., p. 91-131. Voir aussi notre présentation de la conception moderne de la nature dans les chapitres 2 et 3 de Du bon usage de la nature, op. cit. 19. Voir, notamment, Robert LENOBLE, Histoire de l’idée de nature, Albin Michel, Paris, 1969 ; François DAGOGNET, Considérations sur l’idée de nature, Vrin, Paris, 2000. 20. Robert LENOBLE, Histoire de l’idée de nature, op. cit., p. 343. 21. Dans ses Considérations sur l’idée de nature (op. cit.), François Dagognet va dans le même sens que Robert Lenoble : si l’on parle encore de nature, au XVIIIe siècle, c’est dans une perspective antireligieuse : on ressuscite la nature pour s’opposer à Dieu. 22. Voir Stéphane HABER, Critique de l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Habermas, PUF, Paris, 2006. 23. Raphaël LARRÈRE et Catherine LARRÈRE, « Hypermodernité et sociocentrisme », in Rémi BARBIER, Philippe BOUDES, Jean-Paul BOZONET et alii (dir.), Manuel de sociologie de l’environnement, Presses de l’université Laval, Québec, 2012, p. 53-62. 24. Philippe DESCOLA, L’Écologie des autres, op. cit., p. 53 et p. 54. 25. Catherine LARRÈRE, « Animalité », in Michela MARZANO (dir.), Dictionnaire de la violence, PUF, Paris, 2011. 26. Val PLUMWOOD, « Wilderness skepticism and dualism », loc. cit., p. 672. 27. Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 23 et p. 4 : « On connaît la popularité dont jouit, dans certains cercles, la thèse selon laquelle l’anthropologie, exotiste et primitiviste de naissance, ne peut être qu’un théâtre pervers où l’“autre” est toujours “représenté” ou “inventé” selon les intérêts sordides de l’Occident. » 28. En 1948 est fondée à Fontainebleau l’Union internationale pour la protection de la nature (UIPN). Son assemblée générale décide de changer de nom à Édimbourg en 1956 et choisit Union internationale pour la conservation de la nature et des ressources naturelles : l’UICN. Cette organisation non gouvernementale est devenue un acteur incontournable des politiques environnementales. 29. Philippe DESCOLA, L’Écologie des autres, op. cit., p. 76. 30. Edmund HUSSERL, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (trad. par Gérard Granel), Gallimard, Paris, 1976, p. 354. 31. Remarquons à ce sujet que les Chinois, auxquels on prête volontiers une conception de la nature, n’ont pas de mot pour la signifier. 32. Luc FERRY, Le Nouvel Ordre écologique, op. cit. 33. Une ontologie que l’on retrouve en Amazonie, en Amérique subantarctique, en Sibérie… et qui fut celle de Platon. 34. Voir Catherine LARRÈRE, « Que savons-nous des animaux ? Machines ou êtres sensibles ? », in Vinciane DESPRET et Raphael LARRÈRE (dir.), Les Animaux : deux ou trois choses que nous savons d’eux, Hermann, Paris, 2014, p. 61-82. 35. Marilyn STRATHERN, After Nature, op. cit., p. 45. 36. Ibid., p. 61. 37. Ibid., p. 87. 38. Ibid., p. 72. 39. Ibid., p. 150. 40. Ibid., p. 154. 41. « Sans nature, pas de culture », ibid., p. 171 ; ibid., p. 194. 42. Strathern cite Tim Ingold, en ce sens : « Notre inclination à “biologiser” peut être en partie due à la tendance, assez fondamentale dans la pensée occidentale, à placer la source de la conduite sociale dans la nature inhérente aux individus sociaux », ibid., p. 205, note 24 [trad. originale]. 43. Ibid. p. 178.

44. Ibid., p. 47 : « C’est un fait qu’il existe une pulsion biologique à se reproduire » [trad. originale]. Strathern cite l’obstétricien responsable de la première FIV en Grande-Bretagne. 45. Louis DUMONT, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Gallimard, Paris, coll. « Tel », 1979 (nouv. éd. augmentée) [1967] ; idem, Homo aequalis, vol. I : Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Gallimard, Paris, 1977. 46. Ibid., p. 92. 47. Ce qu’a montré Norbert ELIAS dans La Société de cour (trad. par Pierre Kamnitzer et Jeanne Etoré), Flammarion, coll. « Champs », Paris, 2008 [1969]. C’est la noblesse curialisée qui trouve des charmes à une nature qu’elle a quittée en venant à Versailles. Voir aussi Keith THOMAS, Dans le jardin de la nature. La mutation des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne (1500-1800) (trad. par Catherine Malamoud), Gallimard, Paris, 1985. 48. « Je suis devenu solitaire, ou, comme ils disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paraît préférable à la société des méchants, qui ne se nourrit que de trahisons et de haine. » Jean-Jacques ROUSSEAU, Rêveries du promeneur solitaire, « Septième promenade », op. cit., p. 1066. 49. « L’individualisme devenait visible dans la solitude assumée, et la solitude était la condition dans laquelle on allait aussi pouvoir apprécier la wilderness » (Marilyn STRATHERN, After Nature, op. cit., p. 13 [trad. originale]). 50. Ibid., p. 177. 51. Jean-Jacques ROUSSEAU, Rêveries du promeneur solitaire, « Septième promenade », op. cit., p. 1071. 52. Marilyn STRATHERN, After Nature, op. cit., p. 112. 53. Le phénotype dérive de l’expression des gènes d’un organisme dans un environnement donné. On désigne par là un ensemble de caractéristiques biologiques ou comportementales et de capacités cognitives qui peuvent favoriser (ou non) la descendance de l’organisme. 54. Richard DAWKINS, Le Gène égoïste (trad. par Laura Ovion), Odile Jacob, Paris, 2003 [1976]. 55. Convention sur la diversité biologique, Nations unies, 1992. 56. Ibid., alinéa 8 J. 57. Geneviève MICHON, « Sciences sociales et biodiversité : des problématiques nouvelles pour un contexte nouveau », Natures Sciences Sociétés, nº 11, 2003, p. 421-431 et p. 424. 58. Arne NAESS, « The encouraging richness and diversity of ultimate premises in environmental philosophy », The Trumpeter, vol. 9, nº 2, 1992, p. 6. 59. Geneviève MICHON, « Sciences sociales et biodiversité », loc. cit., p. 424. 60. Ibid. 61. Ibid., p. 423. 62. Holmes ROLSTON III, « The wilderness idea reaffirmed », loc. cit., p. 371 ; Christopher CONTE, « Creating wild places from domesticated landscapes », loc. cit., p. 234-235. 63. Geneviève MICHON, « Sciences sociales et biodiversité », loc. cit., p. 429. 64. Florent KOHLER, « Diversité culturelle et diversité biologique : une approche critique fondée sur l’exemple brésilien », Natures Sciences Sociétés, nº 19, février 2011, p. 115. 65. Frédéric THOMAS, « Cosmologies, diversité bioculturelle et préservation de l’environnement » in ibid., p. 131. 66. J. Baird CALLICOTT, « Diversité culturelle et diversité biologique », in Catherine LARRÈRE (dir.), Nature vive, op. cit., p. 76-87 (repris dans J. Baird CALLICOTT, Éthique de la terre, Wildproject, Marseille, 2010, p. 257-268). 67. Edgar O. WILSON, Diversity of Life, Harvard University Press, Cambridge, 1992. 68. J. Baird CALLICOTT, « Diversité culturelle et diversité biologique », loc. cit., p. 260. 69. Ibid. 70. Ibid., p. 263. 71. Ibid., p. 267. 72. Marie ROUÉ, « Introduction : entre cultures et natures », Revue internationale des sciences sociales, nº 187, janvier 2006, p. 11-18. 73. Ibid., p. 15. 74. « Les objectifs de la présente Convention, dont la réalisation sera conforme à ses dispositions pertinentes, sont la conservation de la diversité biologique, l’utilisation durable de ses éléments et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques, notamment grâce à un accès satisfaisant aux ressources génétiques et à un transfert approprié des techniques pertinentes, compte tenu de tous les droits sur ces ressources et aux techniques, et grâce à un financement adéquat » (article 1er de la Convention sur la biodiversité, juin 1992). 75. Manuela CARNEIRO DA CUNHA, Savoir traditionnel, droits intellectuels et dialectique de la culture (trad. par Sophie Renaut), Éditions de l’Éclat, Paris, 2010. 76. Ibid., p. 40-41. 77. Denys CUCHE, La Notion de culture dans les sciences sociales, La Découverte, Paris, 2010. 78. Manuela CARNEIRO DA CUNHA, Savoir traditionnel, droits intellectuels et dialectique de la culture, op. cit., p. 74. 79. Ibid., p. 75. 80. C’est la leçon de la Reine rouge, dans Alice au pays des merveilles : pour rester sur place, il faut bouger continuellement. 81. Patrick BLANDIN, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Quæ, Versailles, 2009, p. 50. 82. Jacques LEPART, cité dans ibid., p. 49. 83. Robert E. RICKLEFS (1987), cité dans Patrick BLANDIN, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, op. cit., p. 47-48. 84. Thomas DIETZ (1998), cité dans ibid., p. 50. 85. Voir, notamment, William BALÉE, « Indigenous transformations of Amazonian forests : an example from Maranaho, Brazil », in Anne-Christine TAYLOR et Philippe DESCOLA (dir.), La Remontée de l’Amazone. Anthropologie et histoire des sociétés amazoniennes, L’Homme, nº 126-128, 1993, p. 235-258 ; Darell POSEY « A preliminary report on diversified management of tropical rainforest by the Indians of the Bresilian Amazon », Advances in Economic Botany, nº 1, 1984, p. 112-126 ; Laura RIVAL, « Amazonian historical ecologies », in Journal of the Royal Anthropological Institute, nº 12 (S1) 2006, S79-S94. 86. J. Baird CALLICOTT, « The wildernerness idea revisited », loc. cit., p. 349. 87. Patrick BLANDIN, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, op. cit., p. 70. 88. Bernard REYGROBELLET, « La demande sociale de nature en ville », in La Nature dans la ville. Biodiversité et urbanisme, rapport du Conseil économique et social, Les éditions des Journaux officiels, Paris, 2007, p. 83. 89. Dale JAMIESON, « Against zoos », Morality’s Progress, op. cit., p. 166-175. 90. Enquête de 1981 citée par Yves-Marie ALLAIN, « La ville : un territoire nouveau pour la nature ? La gestion différenciée en Europe », in Bernadette LIZET, Anne-Élisabeth WOLF et John CELECIA (dir.), Sauvages dans la ville. De l’inventaire naturaliste à l’écologie urbaine. Hommage à Paul Jovet (18961991), Jatba. Revue d’ethnobiologie, vol. XXXIX (2), 1997, p. 201. 91. Chris YOUNÈS (dir.), Ville contre-nature. Philosophie et architecture, La Découverte, Paris, 1999. 92. John CELECIA, « Urban ecology : biodiversity and contemporary stakes of inventories », in Bernadette LIZET, Anne-Élisabeth WOLF et John CELECIA (dir.), Sauvages dans la ville, op. cit., p. 241-262. 93. Jens LACHMUND, « Knowing the urban wasteland : ecological expertise as local process », in Sheila JASANOFF et Marybeth Long MARTELLO (dir.), Earthly Politics, Local and Global in Environmental Governance, The MIT Press, Cambridge/Londres, 2004, p. 241-261. 94. Cité par Jens LACHMUND, ibid., p. 246. 95. Ibid., p. 251. 96. William CRONON, « The riddle of the Apostle Islands », loc. cit., p. 632-644. 97. Jens LACHMUND, « Knowing the urban wasteland », loc. cit., p. 250. 98. Gilles CLÉMENT, Manifeste du Tiers paysage, Sujet-Objet, Montreuil, 2004. 99. Ibid., p. 12. 100. Ibid., p. 13. 101. Herbert SUKOPP, « History of the flora and vegetation of Berlin and their conservation », in Bernadette LIZET, Anne-Élisabeth WOLF et John CELECIA (dir.), Sauvages dans la ville, op. cit., p. 284. 102. Gilles CLÉMENT, Manifeste du Tiers paysage, op. cit., p. 22. 103. Ibid., p. 56. 104. Gilles CLÉMENT, « Jardins en mouvement, friches urbaines et mécanismes de la vie », in Bernadette LIZET, Anne-Élisabeth WOLF et John CELECIA (dir.), Sauvages dans la ville, op. cit., p. 157-175. 105. Ibid., p. 165. 106. Ibid., p. 170. 107. Michel SERRES, Détachement. Apologue, Flammarion, Paris, 1983, p. 15-16.

3 Diversité des biodiversités

La volonté de protéger la nature émerge au XIX siècle. À cette fin, les pays industrialisés se sont e

progressivement dotés d’une politique et de textes juridiques au cours du siècle suivant. Jusqu’à ces deux dernières décennies, la protection de la nature s’était manifestée sous deux formes : la protection d’espèces menacées d’extinction (du moins locale) et la protection d’espaces (parcs et réserves) – qu’il s’agisse de la wilderness (Amérique du Nord et du Sud, Asie, anciennes colonies) ou de territoires faiblement anthropisés (Europe). Depuis la fin des années 1980, s’est développée une nouvelle façon de donner un contenu à la protection de la nature : la préservation de la biodiversité, dont l’érosion est considérée comme un enjeu majeur1, justifiant de lui consacrer des moyens de recherche et de prendre des mesures spécifiques. Il s’agit ici de comprendre pourquoi tant de scientifiques, de militants et de gestionnaires ont adopté cette notion de biodiversité qui donne un contenu normatif nouveau à la protection de la nature, et d’en dégager les conséquences2.

Pourquoi la biodiversité est-elle devenue une norme pour l’action3 ? Du National Forum on Biodiversity, qui s’est tenu à Washington en septembre 1986, à la convention de Rio (1992), l’action et le militantisme des spécialistes de la biologie de la conservation ont grandement contribué à l’émergence, à la diffusion et au succès de la notion de biodiversité4. L’urgence de réduire son érosion a été portée sur l’agenda politique. Mais elle a tout autant inspiré la mise en place de programmes scientifiques. Les préoccupations des scientifiques, mais aussi celles d’entreprises (agro-industrie et pharmacie), d’États et d’ONG (organisations non gouvernementales), ont effectivement convergé de telle sorte qu’à l’issue de négociations complexes impliquant politiques, lobbies et experts, 153 pays ont signé une Convention sur la biodiversité à la conférence de Rio, en 1992. Quelles qu’aient été les limites des engagements qui furent alors pris, cette convention fut une légitimation politique de l’objectif de préserver la diversité biologique. Élaborée ainsi dans le droit international, reprise par la suite dans les droits européen et nationaux, la biodiversité est désormais une catégorie juridique et une norme que les responsables des politiques publiques sont tenus de prendre en considération. Conjointement, du programme international de recherche sur la biodiversité (lancé en 1991) aux négociations actuelles pour transformer l’International platform for biodiversity and ecosystem services (IPBES) en une sorte de GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) de la biodiversité, en passant par The Global Biodiversity Assessment (1995) et le Millenium Ecosystem Assessment (2005), l’étude de la biodiversité, de ses fonctions et des mécanismes de son érosion a concerné une gamme de plus en plus étendue de disciplines5. La notion de biodiversité s’est ainsi répandue, d’une spécialité bien délimitée à un champ scientifique de plus en plus vaste, et a migré de la sphère scientifique à la sphère politique. Ce faisant, elle est devenue polysémique. Comment interpréter alors l’accueil quasiment consensuel réservé par les milieux scientifiques à cette notion (de plus en plus floue) issue d’une discipline récente et relativement marginale ? L’écologue Robert Barbault avait coutume de définir la biodiversité comme « le tissu vivant de la planète6 », définition très (trop ?) générale, mais qui présente l’avantage de poser la diversité des formes de vie en propriété fondamentale du vivant, désignant ainsi la multiplicité quasi inépuisable des interactions entre les organismes qui occupent la biosphère. Plusieurs disciplines se sont approprié cette notion, chacune en donnant une caractérisation scientifique à différents niveaux d’organisation du vivant. On s’intéresse ainsi à la diversité génétique des populations (et des espèces à plus large échelle). La diversité spécifique (nombre et distribution relative des espèces) est appréhendée au niveau des groupes fonctionnels, mais aussi à celui des écosystèmes. On définit de même une diversité fonctionnelle des écosystèmes (nombre et structure des interactions entre groupes fonctionnels). On peut enfin se préoccuper de la diversité écosystémique, que l’on appréhende à différentes échelles (les paysages bien sûr, mais aussi tout ensemble géographique aux conditions climatiques semblables). Si l’on range ces diversités sous la même rubrique (la biodiversité), c’est d’abord en raison d’une hypothèse sur laquelle travaille l’écologie contemporaine : les diversités biologiques que l’on peut définir aux différents niveaux d’organisation du vivant (une population, un groupe fonctionnel, un écosystème, un paysage) auraient la propriété de conférer à chacun d’entre eux la faculté de s’adapter aux modifications de son environnement. L’écologie classique – magistralement synthétisée par les frères Odum dans un livre7 qui fut la bible des écologues jusqu’à la fin des années 1980 – était focalisée sur les « équilibres de la nature », c’est-à-dire sur

les mécanismes de régulation qui permettent aux écosystèmes de retrouver leur état d’équilibre si quelque incident les en écarte. Elle tendait ainsi à concevoir les activités humaines comme autant de perturbations dommageables, menaçant les équilibres naturels. On considérait aussi, à la suite des thèses de Clements8 (telles que les avait reprises Fundamentals of Ecology) que, si toute intervention humaine venait à disparaître d’un milieu, une succession de communautés biotiques conduirait, à long terme, à un stade ultime : le climax. Cet écosystème climacique était censé être plus stable, plus homéostatique, que tous ceux qui l’avaient précédé. L’écologie classique invitait ainsi à préserver des interventions humaines les derniers lambeaux de nature sauvage (la wilderness) et les milieux ensauvagés (en raison de la déprise agricole) pour parvenir, à terme, au climax. Se déprenant de cette écologie classique, les scientifiques ont progressivement adopté une conception dynamique des processus naturels qu’étudie leur discipline9. Ils ont intégré les perturbations comme facteurs de structuration des communautés biotiques, des écosystèmes et des paysages. On admet désormais que les milieux qui nous entourent sont le produit d’une histoire : celle des perturbations qu’ils ont subies, ou qu’ont subies les milieux avec lesquels ils interagissent. La composition spécifique des groupes fonctionnels et des écosystèmes, la structure des mosaïques d’écosystèmes qui forment un paysage résultent d’un processus où s’enchevêtrent perturbations naturelles et perturbations d’origine anthropique : Toute situation actuelle doit être interprétée en fonction de son histoire. […] des systèmes se trouvant « à l’équilibre » sont […] des singularités temporelles dans un contexte général de changement. Ce qui devient la préoccupation centrale de la recherche, c’est alors la compréhension des trajectoires temporelles de systèmes écologiques dans leurs composantes naturelles et humaines10.

Comme les facteurs qui conditionnent ces trajectoires, nombreux et complexes, ont une dynamique chaotique, et que des perturbations inédites sont toujours susceptibles d’intervenir sur le long terme, la notion même de climax n’a plus guère de sens11. On ne peut plus considérer l’homme comme le grand perturbateur des équilibres naturels. On doit intégrer les activités et les constructions humaines dans le champ d’une écologie qui entend appréhender l’incidence des facteurs de stress, des régimes de perturbations et de leur évolution sur les processus de structuration et de transformation des systèmes écologiques12. Conjointement, on a assisté au développement de pratiques de génie écologique (voir le chapitre 7 ), grâce auxquelles on peut restaurer des milieux, orienter la dynamique de communautés biotiques, renforcer certaines populations ou réintroduire des espèces disparues dans une région donnée. L’écologie a désormais pour ambition d’aider à gérer la nature13 ou, selon l’expression de Patrick Blandin, de « piloter la biodiversité ». Dans cette conception dynamique de l’écologie, se soucier de la nature ne peut plus se traduire par la volonté d’en préserver les équilibres, ni par celle de protéger l’intégrité et la stabilité des écosystèmes. En dehors même de toute intervention humaine, l’intégrité et l’équilibre sont relatifs dans une nature en perpétuel changement. Plus que de stabilité, on se préoccupe donc des capacités d’adaptation, c’est-à-dire de la résilience14, des populations, des milieux, des mosaïques de milieux, aux perturbations inédites issues de leur environnement. D’où l’intérêt accordé au rôle des différentes diversités biologiques sur les possibilités d’adaptation des systèmes (ou des niveaux d’organisation) qu’elles caractérisent.

Lutter contre l’érosion de la biodiversité, c’est protéger la nature et la protéger dans l’intérêt des humains Décrire et étudier la biodiversité, c’est donner des raisons de la respecter et inviter à se soucier de son érosion. Cela tient sans doute à son origine : la biologie de la conservation s’est développée comme une science militante. C’est ce que remarquait André Micoud15 dans un article où il appréhendait la biodiversité comme une figure rhétorique : « Quand il est question pratiquement de la biodiversité, c’est-à-dire quand le mot est inventé pour faire son effet, c’est bien plutôt pour dire, que dis-je pour alerter, que là où la diversité de la vie diminue, c’est la vie qui s’étiole16. » L’image du « tissu vivant de la planète » implique de même que protéger la diversité de la vie, c’est protéger la vie17. C’est cette idée générale que vient renforcer l’hypothèse selon laquelle, à tous les niveaux d’organisation du vivant, les biodiversités seraient favorables à leur résilience. Le symptôme le plus souvent mis en avant de l’érosion de la biodiversité est l’extinction d’espèces. De nombreux scientifiques ont avancé que l’on était en présence d’une sixième extinction, qui excéderait, par son rythme, celles intervenues au cours de l’évolution18. François Ramade19 avance ainsi : On observe de nos jours, à une vitesse sans cesse accrue, la disparition d’un nombre considérable d’espèces inféodées aux milieux terrestres ou aux eaux continentales et océaniques. Ainsi, certains experts estiment qu’à l’heure actuelle chaque journée voit s’éteindre à jamais cinq espèces de plantes propres aux forêts tropicales. Le rythme naturel d’extinction – en l’absence d’intervention humaine – est lui évalué au grand maximum à une espèce végétale tous les vingt-sept ans en moyenne au cours des quatre cents millions d’années20.

Si les extrapolations à partir desquelles ont été évalués l’ampleur et le rythme de cette extinction sont quelque peu hasardeuses, si la comparaison avec les phases d’extinction des temps géologiques est difficile à faire et sans doute emphatique, il n’empêche que des espèces disparaissent, et qu’elles sont menacées en raison des activités humaines : prélèvements excessifs, destructions systématiques des « nuisibles », déboisement des forêts tropicales et équatoriales, pollutions d’origine agricole et industrielle, etc. Or les espèces qui s’éteignent ainsi résultent de processus évolutifs qui se sont déroulés sur des millions d’années. Il y a un décalage, intuitivement choquant, entre des activités qui correspondent à des intérêts à court terme, et leurs conséquences irréversibles. Mais les activités humaines sont aussi responsables d’une érosion de la biodiversité bien plus large. Parler d’érosion, c’est évoquer un processus qui n’est pas nécessairement spectaculaire (moins en tout cas que les évaluations comptables des extinctions) mais qui est tout aussi, voire plus préoccupant. Ainsi, un grand nombre de populations (animales et végétales) ont des effectifs en forte décroissance, sans que l’espèce elle-même ait disparu de la biosphère. Certaines peuvent avoir été éliminées de régions entières (d’où une moindre diversité génétique de ces espèces) : Tout comme un processus érosif longtemps discret peut un jour devenir catastrophique, la silencieuse érosion des espèces affaiblies par des pollutions, perturbées par les modifications du climat, éparpillées en petites populations définitivement isolées, pourrait donner raison à ceux qui prirent le risque d’avancer sans trop de précautions des taux de disparition alarmants. Objectivement peu d’espèces sont pour le moment portées disparues. En revanche, beaucoup doivent sans doute être « portées disparaissantes »21.

Le développement d’une agriculture productiviste (voir le chapitre 7) s’est accompagné d’une érosion de la diversité génétique des variétés végétales et des races d’animaux domestiques, mais il est aussi responsable d’une diminution préoccupante des plantes adventices (qui poussent dans les champs, et dont on craint qu’elles ne concurrencent les cultures), des insectes et des oiseaux communs. Plus que les extinctions, cette érosion permet de parler d’une « véritable crise de la diversité du vivant22 ». Or les diversités spécifique et génétique résultent de la sélection naturelle et sont en même temps la matière sur laquelle elle travaille. Produit de l’évolution passée, unique potentiel pour les évolutions à venir, la biodiversité est la mémoire et l’avenir de la vie. Il y a là matière à fonder, dans le cadre d’une éthique authentiquement évolutionniste, deux valeurs qui ne s’opposent pas mais que l’on peut mobiliser de façon différenciée : la valeur de mémoire et la valeur de potentiel d’évolution23.

Si la biodiversité peut être considérée comme favorable à la nature, elle représente aussi un ensemble extrêmement complexe et riche de ressources et, de ce fait, importe aux sociétés humaines. À Auguste Comte, qui avait envisagé un monde uniquement composé des végétaux et des animaux utiles aux hommes, allant jusqu’à suggérer l’élimination de ceux qui lui sont inutiles ou nuisibles, John Stuart Mill rétorqua que nous ne pouvions anticiper le développement du savoir et des techniques : « comme si qui que ce soit pouvait affirmer que la science ne découvrira pas un jour, peut-être, quelque propriété utile à l’homme dans l’herbe la plus insignifiante24 ». L’argument a été maintes fois repris. Il fait intervenir l’intérêt des générations futures : nos activités font disparaître des espèces et ce n’est pas parce qu’elles n’ont aucune utilité de nos jours qu’elles ne pourront jamais en acquérir. Nous devons prendre soin de ne pas priver nos descendants de ressources dont ils auraient pu tirer parti. Selon Bryan Norton25, on peut fort bien ne prendre en considération dans la nature que les ressources qu’elle procure et cependant protéger efficacement les espaces et les êtres naturels lorsqu’ils sont menacés par la façon dont ils sont exploités (ou négligés). Il suffit, pour cela, d’élargir la notion de ressource. Au-delà des usages (fourniture de matières premières et d’énergie, usages alimentaires ou thérapeutiques, etc.), il faut tenir compte d’autres ressources relevant d’intérêts désintéressés : – ressources scientifiques, puisque l’on est loin de connaître toutes les espèces vivant sur terre et a fortiori toutes leurs vertus ; – ressources esthétiques, et donc la beauté de certaines espèces, celle des milieux et des paysages naturels ; – ressources symboliques ou religieuses, puisque toutes les cultures humaines accordent une valeur symbolique – ou des vertus surnaturelles – à certaines espèces, à certains sites, à certains paysages. Pourtant, le propre des ressources est d’être appropriables et les ressources appropriables tendent à être privatisées. Ainsi a-t-on reproché à la Convention sur la biodiversité de Rio d’ouvrir la voie à l’appropriation privée et à la marchandisation des ressources que représentent les espèces et leur patrimoine génétique26. En outre, comme cette approche réduit la biodiversité à un stock de ressources, négligeant les interactions qui relient les espèces et les milieux, on a élargi la prise en compte de l’intérêt que présente la biodiversité pour les humains aux services que les écosystèmes fournissent par leur fonctionnement même. Cet argument a surtout été développé depuis la publication du Millenium Ecosystem Assessment. Il est largement pris en compte dans le projet d’une sorte de GIEC biodiversité (International Platform for biodiversity and ecosystem services) et a même débouché sur des évaluations économiques de la biodiversité27. Les espèces vivantes, avec leur patrimoine génétique et leurs interactions, sont en effet à

l’origine de services écologiques dont les humains peuvent bénéficier28. Cependant, les relations entre la diversité spécifique des écosystèmes et les services qu’ils sont susceptibles de rendre sont complexes et assez ambiguës. Certes, on admettra que, parmi ces services, des processus écologiques (fixation de l’azote de l’air, décomposition de la matière organique, pollinisation, etc.) sont directement accomplis par des espèces aux traits fonctionnels particuliers. Mais on peut aussi considérer que la diversité spécifique (en tant qu’ensemble de ressources) est elle-même un des services que le fonctionnement des écosystèmes rend aux humains – et aux vivants non humains qui exploitent ces milieux. En outre, certains services ne sont en aucune façon liés à la diversité spécifique : la couverture végétale qui limite l’érosion des versants montagneux n’a nullement besoin d’être riche en espèces. Le fonctionnement des écosystèmes résulte de l’activité des groupes fonctionnels qui les composent (et donc de leur diversité fonctionnelle). Or, à l’intérieur de ces groupes, il existe des espèces redondantes, qui remplissent approximativement les mêmes rôles au sein de l’écosystème. La disparition de l’une d’entre elles ne modifie pas l’activité du groupe et a peu d’effet sur le fonctionnement de l’écosystème. Il peut donc y avoir, en théorie, des écosystèmes relativement pauvres en espèces mais qui procurent les services que les humains en attendent : « Avec la nouvelle mode des “services écosystémiques”, on ouvre grand la porte à l’idée que l’essentiel, c’est d’avoir la biodiversité nécessaire et suffisante pour que les services en question soient assurés29. » En fait, la redondance ne concerne pas tous les traits biologiques des espèces, et la mise en évidence de redondances tient en grande partie à la focalisation des préoccupations sur une fonction précise (par exemple, la pollinisation). Des espèces qui peuvent paraître redondantes dans un certain contexte ne s’adapteront pas de la même façon à un changement d’environnement. On peut enfin avancer que plus un groupe fonctionnel comprend d’espèces redondantes, plus il sera capable de poursuivre son activité si un accident conduit à la disparition d’une ou de quelques-unes d’entre elles. Les rapports entre biodiversité et services écologiques sont problématiques (et mal connus). Ce n’est donc pas sans une simplification excessive, passant allègrement de la diversité spécifique à la fonctionnalité et de la fonctionnalité à l’utilité, que l’on a cherché une façon de valoriser la biodiversité par les services que les écosystèmes rendent aux humains30. Passer de la biodiversité aux services écologiques revient enfin à réintroduire une finalité au « tissu vivant de la planète », comme si, la nature ne faisant rien en vain (selon la conception aristotélicienne), elle œuvrait pour les hommes ; comme si c’était pour nos récoltes que les abeilles butinaient et pollinisaient les fleurs.

La biodiversité en tant que patrimoine Il ne suffit pas de se soucier des ressources et des services écologiques que la biodiversité offre aux sociétés humaines ; il faut encore, dans la logique du développement durable, se préoccuper de transmettre aux générations futures un patrimoine naturel capable de satisfaire leurs aspirations et leurs besoins. Le problème est que nous ignorons tout de ceux-ci. Comment donner alors un contenu au souci des générations à venir ? Certes, il faut tout d’abord éviter de rendre la planète inhabitable et, pour reprendre l’impératif de Hans Jonas, agir « de façon que les effets de [l’]action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre31 ». Cela nous impose de laisser aux générations futures un monde viable et vivable, sans préciser quel ensemble d’artefacts et de biens naturels nous devons leur léguer. Telle est, en revanche, l’ambition de la démarche patrimoniale : on peut considérer que les ressources naturelles (au sens élargi, telles que les conçoit Bryan Norton), les paysages, les milieux, les espèces, et la biodiversité dans son ensemble (en tant qu’héritage), sont autant de patrimoines qui ont de nombreux titulaires : individus, communautés locales, pays, humanité entière. Ainsi un territoire approprié et mis en valeur par des agriculteurs et des sylviculteurs est-il aussi, en tant que paysage, un patrimoine pour tous les autres usagers du lieu (habitants, chasseurs, cueilleurs, promeneurs et touristes) et un haut lieu peut même être considéré comme étant le patrimoine commun de l’humanité32. On peut ainsi qualifier de titulaires d’un patrimoine tous ceux qui lui attribuent une valeur utilitaire, esthétique, symbolique, rituelle ou spirituelle. On pourrait aussi avancer que les espèces animales et végétales que contient un milieu, ou qu’il accueille à un moment ou à un autre de leur cycle de vie, sont également titulaires du patrimoine qu’il représente. La première conséquence de cette notion de patrimoine est l’exigence que tous ces biens soient gérés en tenant compte des pratiques, besoins et aspirations de toutes les catégories de titulaires. Cela invite à rechercher, compte tenu de l’impact des activités humaines et des droits de propriété et d’usage en vigueur, une gestion négociée entre tous les acteurs concernés. Certes, les espèces qui dépendent d’un milieu ou d’un paysage ne peuvent pas participer à une négociation multiacteurs, mais il est légitime que ceux qui s’en font les porte-parole (scientifiques ou militants de la protection de la nature) y aient une part active. La seconde conséquence est la prise en compte de la succession des générations : parler de patrimoine, c’est considérer chaque génération comme l’usufruitière d’un bien dont elle a hérité, avec obligation de transmettre quelque chose d’équivalent afin de garantir les conditions de vie de ses successeurs. Comme chaque génération peut utiliser, selon ses besoins propres, le patrimoine naturel et technique dont elle a hérité, et qu’elle se trouve dans la nécessité de le faire, la question est alors de savoir ce que cette utilisation permettra de léguer aux générations suivantes. Étant dans l’ignorance de leurs besoins et de leurs aspirations, le mieux est de les laisser choisir les formes d’utilisation des ressources naturelles (et

techniques) qui leur conviendront. Il s’agit donc d’éviter aujourd’hui de contraindre les relations futures à la nature et à la technique. L’approche patrimoniale relève alors d’une éthique qui consiste à « placer au premier rang de ses préoccupations le souci constant de préserver la liberté de choix de ceux qui succéderont33 ». Il convient d’abord d’éviter les irréversibilités : il faut lutter, autant que faire se peut, contre l’extinction d’espèces et l’érosion de ressources génétiques dont nous pouvons jouir et dont nous priverions ainsi nos descendants. Ensuite, transmettre une liberté de choix suppose de préserver la diversité biologique. Plus il y aura de diversité génétique à l’intérieur des espèces, de diversité spécifique des milieux et de diversité des habitats dans les territoires, plus il y aura d’espèces dans la biosphère et plus il sera possible aux générations futures de décider de la façon dont elles pourront bénéficier de ce patrimoine. Favorable à la nature et bénéfique aux hommes, la biodiversité peut donner un contenu à la protection de la nature et des diversités biologiques, servir de critères d’évaluation des itinéraires suivis par les milieux, que ces trajectoires soient spontanées ou pilotées. Mais, s’il y a tant de raisons différentes de protéger la biodiversité, cela signifie aussi que l’on ne prendra pas soin des mêmes biodiversités. Nous avons donc de bonnes et multiples raisons de considérer que lutter contre l’érosion de la biodiversité est nécessaire et correspond à une obligation morale, dont il faut tenir compte dans les actions de protection de la nature comme dans les formes de mise en valeur des territoires. Il est alors logique de tenter d’évaluer en termes de biodiversité les transformations subies par les milieux (et donc les trajectoires écologiques), ce qui n’est pas une mince affaire. Se pose d’abord la question du choix du niveau d’organisation du vivant dont la diversité peut servir de critère à l’évaluation des trajectoires constatées, espérées ou redoutées. C’est que les relations entre les biodiversités que l’on peut définir à ces différents niveaux sont mal connues. Il peut même y avoir contradiction entre les évaluations selon le niveau d’organisation privilégié. Une action favorable à la diversité génétique d’une population peut n’avoir aucune incidence sur la diversité spécifique des milieux qu’elle exploite ou des paysages qu’elle fréquente (sauf si cette population n’était pas viable à long terme sans augmentation de la diversité de son patrimoine génétique). On remarque à ce sujet que les espèces invasives sont souvent des espèces à grande variabilité génétique. Or, dans certaines conditions, elles sont en mesure de contribuer à l’élimination de populations d’espèces indigènes et de provoquer une diminution de la diversité spécifique. La diversité génétique d’une population n’est donc pas systématiquement compatible avec la diversité spécifique. Une action favorable à la diversité d’une mosaïque paysagère ne sera pas nécessairement favorable à toutes les espèces qui y ont leur habitat (ou leurs habitudes). En effet, la diversité des écosystèmes sur une superficie modeste fragmente les habitats. Or, comme nous le verrons au chapitre suivant, cette fragmentation ne convient pas à toutes les espèces ; elle est généralement défavorable aux grands prédateurs34. En outre, plus un habitat est petit, moins il peut contenir d’espèces. Quel que soit le niveau choisi, se pose aussi la question de l’échelle géographique à laquelle se référer. Supposons que, dans une réserve naturelle ou un parc national des Alpes françaises, on se propose d’accorder un soin particulier aux populations qui y paraissent les plus menacées. Si, dans l’ensemble de l’Arc alpin, une espèce est relativement bien représentée et paraît assez peu vulnérable, les responsables de la réserve ou du parc auront quelques raisons de juger qu’il n’est pas nécessaire de lui accorder d’attention particulière. Si, à l’inverse, une espèce est menacée à l’échelle alpine et que ses effectifs sont particulièrement concentrés sur le territoire protégé, la responsabilité de la réserve (ou du parc) est de veiller à éliminer ce qui serait susceptible de menacer les populations de son territoire. Cela conduit à privilégier les espèces endémiques et celles qui, pour un ensemble de raisons liées à un mode de mise en valeur local, sont particulièrement concentrées dans l’espace protégé. Deux exemples peuvent montrer que les décisions à prendre dépendent de l’échelle à laquelle on se place (premier exemple), et varier selon que l’on se préoccupe principalement de diversité spécifique, ou de diversité écosystémique (second exemple). Avant l’introduction de chats, de rats, et de lapins35, les îles subantarctiques ne comptaient ni mammifères, ni herbivores, ni prédateurs d’oiseaux : dans ces isolats, les plantes herbacées n’avaient pas été sélectionnées en fonction de leur capacité à supporter d’être broutées, ni les oiseaux, en raison de leur aptitude à échapper aux carnassiers. En présence d’écosystèmes tronqués, ces introductions ont augmenté la diversité spécifique (arrivée de mammifères là où il n’y en avait pas) et plus encore la diversité fonctionnelle (présence d’herbivores et de prédateurs d’oiseaux). Mais elles ont aussi conduit à une diminution drastique des effectifs des espèces endémiques quelque peu naïves de ces îles, jusqu’à mettre leur survie en question. Les expériences, grandeur nature, d’élimination des mammifères dans certaines îles se traduisirent, certes, par une diminution des diversités spécifique et fonctionnelle locales justifiée puisqu’il s’agissait de préserver des espèces endémiques, dont la disparition eût été une perte irréversible au niveau de la biosphère36. L’autre exemple est celui d’un milieu relativement pauvre, mais si exceptionnel et si menacé partout ailleurs que son maintien en l’état se justifie. La forêt de l’île de Port-Cros n’est plus exploitée. Depuis la création du parc national, en 1963, elle est strictement protégée du feu. Des chênes ont envahi des terres jadis cultivées. Les anciens peuplements évoluent vers une forêt dense de chênes verts : relativement pauvre en espèces végétales et animales, celle-ci est aussi une rareté dans le Bassin méditerranéen où le feu se charge partout de rajeunir les forêts et d’enclencher de nouvelles successions. Un défrichement (ou

un incendie) se traduirait ici par une explosion de la diversité végétale. Cependant, il a été décidé de protéger ce peuplement vieillissant et, en attendant que des chablis37 opèrent des trouées dans le couvert, d’intervenir mécaniquement pour éviter la fermeture complète de l’île et préserver la flore héliophile (et la faune associée) des quelques milieux ouverts qui subsistent aux marges de la forêt. Du point de vue de la diversité spécifique et à l’échelle de l’île, cette décision est défavorable à la diversité (spécifique et écosystémique) locale ; du point de vue de la diversité écosystémique à l’échelle du littoral nord de la Méditerranée, elle se justifie pleinement. Il a donc fallu faire un choix entre le local et l’englobant. Lorsque l’on décide du niveau auquel appréhender la biodiversité et de l’échelle géographique à laquelle se référer, il faut encore évaluer la diversité qui servira de critère d’évaluation.

Évaluer la biodiversité est tout sauf trivial Dans l’ensemble, la diversité génétique des populations, parce qu’elle demeure encore largement dans le champ de la recherche scientifique, a peu d’incidence sur les mesures de protection de la nature. Les gestionnaires d’espaces protégés se contentent d’accueillir, lorsque l’occasion s’en présente, des étudiants en master ou en thèse… et de compter sur les relations qu’ils peuvent entretenir avec des universitaires pour leur suggérer de consacrer leurs travaux aux espèces qui les intéressent (soit parce qu’elles sont menacées, soit parce qu’elles sont à l’inverse envahissantes, soit même parce qu’elles sont emblématiques38). Il en est de même pour la diversité fonctionnelle. Quant à la diversité écosystémique, elle a été phagocytée par la directive Habitats et la mise en place du réseau Natura 2000. Les gestionnaires d’espaces protégés (comme les agents de l’Office national des forêts [ONF] ou des chambres d’agriculture) ont été conduits à se préoccuper prioritairement des habitats tels que cette directive les définit. Or, s’il est des habitats jugés prioritaires en eux-mêmes, beaucoup de ceux concernés par le réseau Natura 2000 sont indispensables à des espèces que l’on a considérées particulièrement dignes d’être protégées au niveau européen en raison des menaces qui pèsent sur leurs effectifs et leur aire d’extension. En un sens, ce qui a mobilisé les gestionnaires depuis une quinzaine d’années ne concernait qu’indirectement la diversité des milieux, la plupart d’entre eux n’étant pris en compte qu’en raison des espèces qui en dépendent. Néanmoins, il est aussi des milieux en forte régression dans l’espace européen, qui sont concernés par la directive et ont été protégés en tant que tels. Enfin, les gestionnaires d’espaces protégés interviennent aussi directement sur la dynamique des paysages, en particulier pour entraver la fermeture des milieux après l’abandon de pratiques agricoles ou pastorales. Cet effort en faveur des paysages ouverts contribue à préserver une certaine diversité écosystémique. Pour ces raisons, c’est encore massivement au niveau des espèces que l’on s’emploie à évaluer la biodiversité. La diversité spécifique d’un groupe fonctionnel (ou d’un écosystème) intègre en principe le nombre d’espèces (la richesse spécifique), le degré de différenciation entre les espèces présentes et l’abondance relative des différentes espèces. Or, si la richesse spécifique est relativement facile à observer et à mesurer, il n’en est pas de même de la différenciation interspécifique et de l’abondance relative : L’une comme l’autre de ces évaluations posent de nombreux problèmes, tant sur le plan théorique (quelle mesure de différenciation : morphologique, phylogénétique, fonctionnelle ?) que sur le plan pratique (quels outils pour mesurer cette différence ou pour évaluer des abondances relatives d’espèces très différentes entre elles ?)39.

Enfin, sauf dans les cas particuliers de certains écosystèmes très pauvres (climat très contraignant), il est exclu d’appréhender la richesse spécifique d’un type de milieu dans son ensemble. Bien qu’ils aient réalisé de nombreux inventaires grâce à la collaboration de scientifiques, à la mobilisation de leurs agents de terrain et au concours bénévole des sociétés de naturalistes amateurs, les parcs nationaux sont bien loin de connaître l’ensemble des espèces qu’ils hébergent. Un inventaire exhaustif de la richesse spécifique ne saurait approcher de l’exhaustivité que sur de petits milieux (une grotte, un petit étang ou une petite île, une tourbière, etc.). Le parc national du Mercantour et son voisin, le Parco delle Alpi Marittime, ont été sélectionnés pour la première opération européenne d’inventaire exhaustif de la diversité spécifique, baptisée ATBI + M (All Taxa Biodiversity Inventories and Monitoring). Sur une superficie aussi vaste que celle des deux parcs, il était d’autant plus exclu d’inventorier tous les groupes taxonomiques que certains étaient déjà bien connus : les mammifères, les oiseaux, les plantes vasculaires40, les papillons diurnes, les odonates ou libellules (et les escargots dans le Mercantour). Il eût été inutile (et coûteux pour de piètres résultats) de les recenser à nouveau. Il s’est donc agi, dans un premier temps (2006-2009), de procéder à un inventaire, aussi complet que souhaitable et aussi homogène que possible sur l’ensemble du territoire, de toutes les espèces appartenant à des groupes taxonomiques sur lesquels les deux parcs n’avaient que des connaissances lacunaires : insectes (terrestres et aquatiques), lichens, bryophytes (mousses et sphaignes), champignons. Dans un second temps (2009-2012), l’inventaire s’est trouvé infléchi afin d’apporter des connaissances utiles à la gestion des milieux41. Les prospections ont alors ciblé des espèces présentes soit dans des milieux méconnus (par exemple, les habitats souterrains, les lacs et les torrents), soit dans des milieux dont la gestion est un enjeu entre la protection du patrimoine naturel et les usages (vieux peuplements forestiers et alpages).

Les responsables d’espaces protégés doivent donc, soit sélectionner quelques groupes taxonomiques (en tenant compte des compétences disponibles), soit utiliser des indicateurs de biodiversité. Si l’on focalise l’attention sur quelques groupes taxonomiques, l’évaluation des trajectoires dépendra en partie des groupes choisis comme références. L’exemple de la forêt de l’Orgère (en Vanoise) illustrera ce propos. Il s’agit d’une forêt de pins cembro, mêlés à des mélèzes. Après un traitement jardiné sous le régime sarde (avant 1860), puis une coupe en 1943, elle a connu une évolution quasiment naturelle. Elle compte un grand nombre de très vieux arbres et devient progressivement une cembraie pure – peuplement composé de pins cembro. Pour prendre une décision concernant un projet de traitement de ce peuplement en futaie jardinée, sur les deux parcelles incluses dans la zone centrale du parc national de la Vanoise, on a choisi de comparer ces parcelles à trois peuplements soumis régulièrement à des coupes jardinatoires42. Il ne pouvait être question d’appréhender la diversité spécifique globale des peuplements que l’on voulait comparer. Il a fallu opter pour l’étude de certains groupes taxonomiques. Le choix ayant porté sur les insectes saproxyliques – qui, comme leurs larves, se nourrissent de bois mort ou en décomposition – et les oiseaux nicheurs, on pouvait, sans trop se hasarder, avancer que ce critère avantagerait fortement les parcelles qui, n’ayant pas été exploitées depuis longtemps, présentaient un important volume d’arbres morts à terre. Il n’est guère surprenant non plus que l’abondance et la diversité des insectes saproxyliques aient induit une certaine richesse spécifique des populations d’oiseaux nicheurs43. Il n’en eût peut-être pas été de même si l’on avait décidé de comparer la flore de la strate herbacée, les lépidoptères (papillons) ou les mammifères. Tout s’est donc passé comme si le choix des critères d’évaluation de la biodiversité avait formaté la décision finale d’abandonner toute velléité d’exploitation et de transformer les deux parcelles en observatoire44. L’adoption de la biodiversité comme norme et des diversités biologiques comme critères d’évaluation soulève ainsi autant de problèmes qu’elle apporte de solutions. C’est aussi ce qui en fait l’intérêt. La mise en place de programmes internationaux de recherche sur la biodiversité a eu des conséquences sur l’ensemble des disciplines qui pouvaient apporter leur contribution. En effet, « la biodiversité fournit un puissant motif pour des discours programmatiques de modernisation de l’écologie prenant pour modèle les grands projets d’exploration de l’espace, de la matière (atome) ou du code génétique45 ». Comme l’évoquent Isabelle Mauz et Céline Granjou, l’écologie a emprunté démarches et modèles à d’autres disciplines : modélisations mathématiques, outils fournis par la biologie moléculaire, mise en place de dispositifs d’observation (observatoires et sites-ateliers) et d’expérimentation. De même a-t-on assisté à une relance de la systématique – avec l’adoption de la taxonomie moléculaire et du barcoding 46. Nous nous intéresserons plus particulièrement ici aux conséquences qu’a eues l’adoption de la biodiversité comme norme sur la politique de protection et la gestion des espaces protégés47. Le nouveau contexte scientifique modifie en effet les objectifs de la protection : il ne s’agit plus de maintenir la nature à l’écart des interventions humaines, ni de laisser se développer spontanément les successions secondaires avec pour objectif stratégique de parvenir au climax. Il s’agit, soit de maintenir le régime de perturbations qui a produit l’état présent, soit d’infléchir, d’initier ou d’entraver, bref de piloter des trajectoires, afin d’aboutir à un état que l’on a de bonnes raisons de juger préférable à la situation actuelle (ou à ce vers quoi elle tendrait spontanément). C’est ainsi que les gestionnaires d’espaces protégés ont été invités à abandonner une attitude qui, par principe, considérait que tout ce qui était naturel était bon, et tout ce qui était artificiel, douteux, pour une approche qui évalue des activités humaines en fonction des conséquences qu’elles sont susceptibles d’avoir en termes de diversité biologique. Cela ne simplifie pas les choses, car il est plus aisé d’interdire une action que de discuter des objectifs à poursuivre en matière de diversité biologique (et donc du choix des critères) et d’anticiper l’impact de l’action concernée sur le critère choisi.

Une invitation à prendre soin de la nature ordinaire L’adoption de la biodiversité comme norme invite tous ceux qui sont concernés par la conservation de la nature à sortir de la protection du « remarquable » et à se préoccuper de nature ordinaire, celle que les hommes côtoient au quotidien, mettent en valeur et parfois altèrent ou détruisent. Cette nouvelle conception de la conservation embrasse ainsi de plus amples ambitions que jadis. Il ne suffit plus de protéger des espaces plus ou moins vastes présentant un patrimoine naturel exceptionnel, certains sites élus par les naturalistes pour leur richesse spécifique (et/ou leur vulnérabilité), et de tenter de sauver les populations menacées d’extinction (locale) en interdisant tout prélèvement. Il convient désormais de prendre en compte l’évolution de la diversité spécifique et de se préoccuper de son érosion sur l’ensemble du territoire, dans les campagnes cultivées, même intensivement, mais aussi dans les zones périurbaines et les agglomérations. L’intérêt porté à la diversité génétique invite même à se préoccuper de conserver des races d’animaux domestiques en voie d’extinction, des variétés abandonnées d’arbres fruitiers, de fleurs, de légumes ou de céréales. La revue Parcs (revue des parcs naturels régionaux) consacrait le dossier de son numéro de décembre 2010 (dans le cadre de l’année internationale de la biodiversité) à la diversité ordinaire (« Ordinaire ou domestique, nous en sommes tous responsables »). L’importance accordée par les parcs régionaux à cette nature ordinaire est ainsi justifiée : « À quoi sert-il que les naturalistes sauvent le butor étoilé, si tous les jardiniers amateurs de France massacrent leurs papillons à coups d’insecticide ? […] C’est

pourtant cette biodiversité ordinaire qui connaît la plus grande érosion dont les causes sont maintenant bien connues. » C’est que l’érosion de la diversité spécifique banale est plus préoccupante encore que l’extinction d’espèces. Pour ne prendre que l’exemple des oiseaux communs en France, le réseau STOC48 a étudié l’évolution des indices d’abondance dans différents milieux. Il en ressort qu’au cours de la période 1989-2009 et sur l’ensemble du territoire métropolitain, les espèces spécialistes sont en déclin (– 12 % pour les espèces spécialistes des milieux forestiers, – 25 % pour les espèces des milieux agricoles et – 21 % pour les espèces des milieux bâtis), tandis que les effectifs des espèces généralistes augmentent de + 20 %. Ces espèces généralistes (ou opportunistes) remplacent ainsi les espèces spécialisées qui souffrent de la dégradation de leurs habitats49. Récemment, l’Agence européenne de l’environnement a diffusé un rapport intitulé The European Grassland Butterfly Indicator, selon lequel, dans les dix-neuf pays européens qui contribuent à les inventorier, les effectifs de papillons des prairies ont diminué d’environ 50 % entre 1990 et 2011. Cette diminution préoccupante est due à l’intensification de l’agriculture dans certaines régions (et à l’utilisation concomitante de l’ensilage qui conduit à récolter l’herbe avant floraison) ou bien à l’abandon de la fauche, là où la déprise agricole et pastorale s’accompagne d’une progression des boisements spontanés. De ce souci de « prendre soin de la nature ordinaire50 » témoigne tout un ensemble de dispositifs et d’opérations. Les mesures agri-environnementales et le réseau Natura 2000, tout en intervenant dans les campagnes mises en valeur (parfois de façon intensive), ont encore pour objet de protéger, sous forme contractuelle, des espèces et des habitats « remarquables ». Il n’en va pas de même de la Stratégie paneuropéenne pour la protection de la diversité biologique et paysagère51 et de son réseau de corridors écologiques. Le projet, en cours de conception sur l’ensemble du territoire, des « trames vertes » et des « trames bleues » poursuit les mêmes objectifs (voir le chapitre suivant). De même, il existe des témoignages de l’intérêt croissant que portent les scientifiques, mais aussi les élus et même les habitants à la « nature en ville » (voir le passage consacré à la gare de triage berlinoise de Südgelände, p. 78-80). Les inventaires se multiplient, des atlas sont édités, des colloques organisés ; le Muséum national d’histoire naturelle et l’association Tela Botanica, dans le cadre du programme Vigie-nature, invitent les citadins à participer à un inventaire de la flore des villes52. Les services des espaces verts de nombreuses agglomérations se révèlent soucieux, non seulement de faire appel à des techniques relevant du génie écologique, mais aussi d’installer des parcs sauvages (ou campagnards) en pleine cité ou à ses abords. Bien que leur raison d’être soit d’avoir en leur cœur un patrimoine naturel exceptionnel, les parcs nationaux en viennent à remettre en question, du moins partiellement, la focalisation de leur action sur la protection des espèces emblématiques (et donc « remarquables ») dont ils assuraient depuis leur création un suivi méticuleux (ongulés sauvages, grands prédateurs, rapaces, galliformes53 de montagne, etc.). Pour ce faire, ils élargissent le champ de leurs inventaires à des groupes taxonomiques qu’ils avaient jusqu’alors peu explorés ; ils recensent les habitats et tentent de caractériser leurs unités paysagères. Ils se préoccupent plus de leur responsabilité vis-à-vis des espèces vulnérables que du caractère remarquable de quelques « espèces phares ». Ils se soucient des variétés locales de cultivars (plantes et arbres fruitiers) et des races locales d’animaux domestiques.

Un autre regard sur les activités humaines La bonne nouvelle de l’écologie contemporaine est de réinscrire les hommes et leurs activités dans la nature et de montrer qu’il n’y a pas nécessairement contradiction entre les besoins et aspirations des humains et leur environnement naturel. On peut donc s’acheminer vers une façon d’habiter la nature sans la détruire. Certains ont même parlé d’« écologie de la réconciliation54. » Si l’on juge de la pertinence d’une action par son incidence en matière de diversité biologique, certaines activités humaines se révèlent favorables à la nature. En témoignent les innombrables variétés et races, créées, sélectionnées par l’empirisme attentif des sociétés rurales dites « traditionnelles » : Chiens, chats, chevaux, poules, bovins, ovins et caprins d’un côté ; blé, riz, maïs, fruits, fleurs et légumes de l’autre sont l’expression actuelle du plus bel exemple de mutualisme multiple impliquant notre espèce. Et avec la floraison impressionnante de variétés, de formes et de traits biologiques que cela représente, le plus bel exemple aussi de son rôle en tant que créateur de biodiversité55.

Si les hommes n’ont pas créé d’espèce nouvelle, ils ont cependant façonné des paysages et ouvert ainsi des milieux à des échanges plus nombreux (ce qui a pu augmenter localement la richesse spécifique). C’est ce dont témoigne, par exemple, le bocage, construction humaine par excellence : sous le climat tempéré de l’Europe de l’Ouest, il est biologiquement plus riche que la plupart des milieux naturels56. De même, la richesse des bosquets résiduels dans les grandes plaines céréalières est due à la diversité des modes d’exploitation de leur bois57. Enfin, les expériences de réhabilitation de milieux et les réintroductions d’espèces montrent que le génie écologique peut enrichir la faune et la flore d’un site. Préserver, dans la biodiversité, la capacité évolutive des processus écologiques implique souvent de maintenir certaines pratiques ou d’en développer de nouvelles, mieux adaptées. Ainsi, en Europe occidentale, la recolonisation forestière à l’issue des grandes glaciations du Quaternaire a été entravée par la configuration Est-Ouest des barrières naturelles (Méditerranée, Pyrénées, Alpes, Carpates). Les forêts

n’y sont guère riches en espèces, alors que les formations herbacées y présentent une grande richesse floristique et servent d’habitat à une grande diversité d’insectes, d’oiseaux et de petits mammifères. Or ces végétations herbacées ne peuvent subsister que si le pâturage maintient un régime de perturbations évitant la « fermeture » du paysage par une succession de friches aboutissant à un peuplement forestier. Sous les climats européens, préserver la biodiversité suppose ainsi, en certains lieux, de préserver des activités pastorales. Les forêts intertropicales présentent une diversité spécifique incomparable à celles des forêts tempérées, méditerranéennes et boréales. On y trouve un très fort taux d’endémisme. Mais, comme l’ont montré les travaux d’histoire écologique de William Balée58, les peuples autochtones ont largement contribué, même en Amazonie, à façonner une diversité de paysages forestiers ; leur activité n’a pas desservi la biodiversité, bien au contraire. Sous les tropiques, aussi bien que sous nos climats, l’érosion de la biodiversité ne tient pas à l’activité industrieuse des humains en tant que telle, mais à l’application de méthodes de mise en valeur qui tiennent de moins en moins compte des processus naturels et qui se livrent volontiers à une exploitation minière des ressources naturelles. C’est ce que signalent Serge Bahuchet et Doyle McKey59 : L’homme est considéré par les biologistes comme le grand facteur de perturbation, responsable des extinctions. Cependant parler de l’« Homme » relève de l’abstraction. Considérant la biodiversité, les perturbations observées dans les milieux tropicaux ne sont pas le fait de n’importe quels hommes, ni de l’espèce humaine dans son ensemble. Elles résultent d’entreprises d’exploitation […] issues de l’économie et de la civilisation des Occidentaux60.

La diversité des objectifs poursuivis dans la sélection des variétés végétales et des races d’animaux domestiques, la diversité des pratiques et des usages, les structures paysagères issues d’une longue histoire de mise en valeur paysanne sont solidaires de la diversité biologique. On ne saurait se donner pour but de protéger la biodiversité sans cultiver la diversité des comportements individuels, des pratiques sociales et des cultures techniques locales. Enfin – et c’est particulièrement vrai dans les pays d’ancienne civilisation rurale –, on admet que le patrimoine naturel d’une région donnée, qu’il s’agisse de la diversité spécifique ou des paysages, est aussi un patrimoine culturel et qu’il doit être protégé en tant que tel. Certes, la biodiversité est menacée par la standardisation des techniques et la « McDonaldisation » des modes de vie. Les pratiques destructrices et nocives pour la diversité biologique sont de nos jours bien plus courantes que celles qui peuvent la préserver. C’est sans doute ce qui conduit bien des responsables d’espaces protégés, et bien des militants de la protection de la nature à se méfier des usages productifs (ou ludiques) dès qu’ils ne peuvent plus se prévaloir d’une certaine tradition. L’opuscule dans lequel l’établissement Parcs nationaux de France présente les « principes fondamentaux applicables à l’ensemble des parcs nationaux61 » est très significatif de cette méfiance à l’égard de toute technique nouvelle. Si ce texte accepte (et même sollicite) les interventions humaines au cœur des parcs, s’il entend favoriser celles qui correspondent aux missions des établissements publics et proscrire celles qui dégradent les patrimoines naturel et culturel, il ne prend en considération que les activités et modes de vie « traditionnels ». Des dispositions sont même envisagées pour les mettre en valeur. Mais pourquoi ne pas rechercher le développement d’activités nouvelles, de techniques de mise en valeur (ou de construction) innovantes, conçues pour respecter les patrimoines, tout autant (et pourquoi pas plus) que ne le font les pratiques traditionnelles ? Les parcs doivent-ils devenir des musées des arts et traditions populaires in situ ? La préservation de la biodiversité suppose-t-elle nécessairement une folklorisation des pratiques ? Les missions des parcs ne leur imposent-elles pas un effort d’inventivité ? Dans le contexte actuel, le souci de la nature suppose de réévaluer les techniques et les méthodes de mise en valeur et de substituer de « bonnes pratiques » à celles qui ne le sont pas. L’objectif est de préserver – voire d’enrichir – la diversité biologique avec les populations concernées et en comptant avec – et même sur – leurs activités. Il faut donc impliquer les sociétés locales dans la gestion de leur patrimoine naturel. Cela suppose de substituer des démarches participatives (bottom-up) aux pratiques technocratiques (topdown) de l’administration et de prendre en considération les contraintes qui pèsent sur les populations concernées, mais aussi leurs représentations, savoirs et savoir-faire. C’est une attitude inhabituelle, tant chez les gestionnaires et agents du ministère chargé de l’environnement, que chez les naturalistes et les militants : prétendant appuyer leurs propositions sur une science (l’écologie, l’éthologie, la géographie, etc.), ils ont quelque tendance à négliger les représentations locales et à se méfier des savoirs vernaculaires, parfois même à les mépriser62.

De nouvelles démarches pour une politique de protection La politique de protection qui se dessine suppose que soient expérimentées des démarches de concertation et de négociation entre de multiples acteurs concernés, d’une façon ou d’une autre, par la biodiversité. Catégorie de droit et objet de préoccupation des politiques publiques, la biodiversité concerne ainsi les scientifiques de différentes disciplines (systématiciens, généticiens des populations, biogéographes, écologues) tout autant que les gestionnaires de l’environnement, aménageurs, naturalistes amateurs,

militants de la protection de la nature, agriculteurs, chasseurs, pêcheurs, etc. Tous peuvent prétendre être les titulaires du patrimoine que représente la biodiversité, tous sont susceptibles d’avoir un impact sur elle et tous sont donc, à divers titres, concernés, tant par le choix des objectifs poursuivis que par celui des critères d’évaluation. Chacun, en fonction de ses objectifs, de son expérience et de son savoir, peut prétendre faire valoir ses droits ou se faire le porte-parole des éléments de la diversité biologique qui font l’enjeu de la négociation. Il convient alors de décider qui seront les porte-parole légitimes des non-humains concernés et d’arbitrer les conflits de légitimité qui ne manqueront pas de se faire jour. Si les éleveurs et les bergers peuvent parler en leur nom propre et (avec des vétérinaires) au nom des brebis, qui retiendra-t-on comme porte-parole légitime des grands prédateurs ? Des scientifiques (écologues, ethologistes, spécialistes de la dynamique des populations, vétérinaires) ? Des naturalistes amateurs qui en ont souvent une bonne connaissance ? Les militants qui sont les plus décidés à défendre leur cause ? Se placer sur le terrain de la diversité biologique, c’est ainsi aller au-devant de controverses et de débats63. Discuter des objectifs d’une action en faveur de la diversité biologique ne va donc pas de soi. Il faut parvenir à comprendre des représentations, des valeurs, des passions parfois, qui vous sont étrangères, et s’en accommoder. Il faut savoir entrer en controverse et pouvoir en sortir par des compromis (et non par la victoire d’un point de vue sur tous les autres). Prendre en compte la diversité biologique n’impose pas seulement l’apprentissage de négociations entre environnementalistes, militants associatifs, agriculteurs, usagers, chasseurs, élus locaux, etc., mais aussi une remise en cause des modèles sur lesquels tous ces acteurs pensaient auparavant leurs pratiques. Les tensions sont alors vives entre ceux qui acceptent ce réexamen et ceux qui le refusent. Se placer sur le terrain de la biodiversité invite également à admettre qu’il n’y a pas une seule solution à une situation problématique, mais que tout est discutable… et qu’en la matière (comme dans tous les projets), mieux vaut risquer des conflits qu’imposer une solution autoritaire, au nom d’un savoir quelconque. Se placer sur le terrain de la diversité biologique, c’est aussi abandonner les considérations sur la confrontation entre la nature et la société pour s’interroger sur la pluralité des relations que les hommes (dans leur diversité biologique et culturelle) entretiennent avec des vivants non humains (dans la multiplicité de leurs formes de vie). C’est en un sens passer de la dualité de la nature et de la culture à une pluralité d’interactions entre humains et non-humains. Si l’on est en mesure d’engager, d’entraver, d’infléchir, bref de piloter des dynamiques naturelles, on peut viser divers états, plus ou moins favorables à la biodiversité (encore faut-il disposer d’indicateurs pour cela, ce qui laisse entrevoir de belles controverses entre spécialistes) et plus ou moins désirables pour les hommes (encore faut-il savoir lesquels et pour quelles raisons, ce qui laisse entrevoir quelques polémiques). Déterminer l’environnement dans lequel les hommes veulent vivre, et celui qui permettra d’accorder une grande liberté de choix aux générations futures, laisse alors place à une délibération politique pour décider qu’un état du monde est préférable aux autres, du point de vue des affaires humaines, comme du point de vue de la nature. Telle est, nous semble-t-il, la conséquence la plus importante de l’écologie contemporaine et de l’adoption de la biodiversité (cette notion floue et polysémique), comme norme pour l’action : pour habiter la nature sans lui nuire, il faut se roder à des procédures démocratiques.

1. Michel CHAUVET et Louis OLIVIER, La Biodiversité, enjeu planétaire. Préserver notre patrimoine génétique, Sang de la terre, Paris, 1993. 2. Patrick BLANDIN, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, op. cit. ; Raphaël LARRÈRE et Catherine LARRÈRE, « Du “principe de naturalité” à la “gestion de la biodiversité” », in Raphaël LARRÈRE, Bernadette LIZET et Martine BERLAN-DARQUÉ, Histoire des parcs nationaux. Comment prendre soin de la nature ?, Quæ, Versailles, 2009. 3. Nous développons ici l’argumentation présentée dans Raphaël LARRÈRE et Catherine LARRÈRE, « Quelques réflexions sur la notion de biodiversité », Sciences Eaux & Territoires, nº 03, CEMAGREF, 2010, p. 6-8. 4. La biologie de la conservation est alors une discipline toute récente : ce n’est qu’en 1985 qu’est créée, à l’initiative de Jared Diamond et Peter Brussard, la Society for Conservation Biology, qui se dote immédiatement d’une revue scientifique à comité de lecture, dirigée par Michael Soulé : Conservation Biology. Voir David TAKACS, The Idea of Biodiversity, op. cit. 5. Isabelle MAUZ et Céline GRANJOU, « La construction de la biodiversité comme problème politique et scientifique, premiers résultats d’une enquête en cours », Sciences Eaux & Territoires, nº 03, op. cit., p. 10-13. 6. Robert BARBAULT et Jacques WEBER, La Vie, quelle entreprise ! Pour une révolution écologique de l’économie, Seuil, Paris, 2010, p. 15. 7. Eugene P. ODUM et Howard T. ODUM, Fundamentals of Ecology, Saunders, Philadelphie, 1953. 8. Frederic E. CLEMENTS, Plant Succession : An Analysis of the Development of Vegetation, Carnegie Institution of Washington, Washington, 1916. 9. Daniel BOTKIN, Discordant Harmonies, op. cit. 10. Patrick BLANDIN, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, op. cit., p. 51. 11. Raphaël LARRÈRE, « La notion de climax : modèle d’une nature sauvage », Études rurales, nº 129-130, 1993, p. 15-31. 12. Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE, Du bon usage de la nature, op. cit., chap. 3. 13. Pascal MARTY, Franck-Dominique VIVIEN, Jacques LEPART et Raphaël LARRÈRE (dir.), Les Biodiversités. Objets, théories, pratiques, CNRS, Paris, 2005 ; Jean-Louis CHAPUIS, Henri DÉCAMPS, Geneviève BARNAUD et Véronique BARRE (dir.), Programme national de recherche « Recréer la nature » : réhabilitation, restauration et création d’écosystèmes, La terre et la vie. Revue d’écologie appliquée à la protection de la nature, suppl. 9, 2002. 14. Lance H. GUNDERSON et C. S. HOLLING (dir.), Panarchy. Understanding Transformations in Human and Natural Systems, Island Press, Washington, 2002. 15. Sociologue et herméneute qui s’est spécialisé dans des études sur les mouvements sociaux impliqués dans la protection de l’environnement. 16. André MICOUD, « Comment, en sociologue, tenter de rendre compte de l’émergence du thème de la biodiversité ? », in Pascal MARTY, FranckDominique VIVIEN, Jacques LEPART et Raphaël LARRÈRE (dir.), Les Biodiversités, op. cit., p. 61. 17. En janvier 2010, Chantal Jouanno, alors secrétaire d’État à l’Écologie, titrait l’éditorial du numéro 29 d’Espaces naturels : « La biodiversité c’est la vie. Mais la biodiversité se meurt ». 18. Edward O. WILSON et Frances M. PETER (dir.), Biodiversity, National Academic Press, Washington, 1988. Sur la façon dont ont été appréhendées ces extinctions, voir Julien DELORD, L’Extinction d’espèce. Histoire d’un concept et enjeux éthiques, Publications scientifiques du Muséum, Paris, 2010. 19. Professeur émérite d’écologie, auteur notamment de deux dictionnaires (Dictionnaire encyclopédique de l’écologie et des sciences de l’environnement et Dictionnaire encyclopédique des pollutions), il a été l’un des pionniers de l’écotoxicologie en France. 20. François RAMADE, Le Grand Massacre. L’avenir des espèces vivantes, Hachette, Paris, 1999. 21. Patrick BLANDIN, Biodiversité. L’avenir du vivant, Albin Michel, Paris, 2010, p. 142. 22. Virginie MARIS, Philosophie de la biodiversité. Petite éthique pour une nature en péril, Buchet-Chastel, Paris, 2010, p. 28.

23. Patrick BLANDIN, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, op. cit., p. 67. 24. John Stuart MILL, Auguste Comte et le positivisme (trad. par Georges Clemenceau), L’Harmattan, Paris, 1999 [1865]. 25. Bryan G. NORTON, Toward Unity Among Environmentalists, Oxford University Press, New York, 1991. Bryan G. Norton, dans le champ de l’éthique environnementale américaine, défend un anthropocentrisme élargi et une démarche pragmatique pour assurer la protection de la nature. 26. Birgit MÜLLER, « Les droits de propriété intellectuelle sur la “nature” », Multitudes, nº 41, 2010, p. 73-81. 27. Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS, Jean-Michel SALLES et Jean-Luc PUJOL et alii, Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes. Contribution à la décision publique, rapport du Centre d’analyse stratégique, La Documentation française, Paris, 2009. 28. On peut distinguer : a. les fonctions écologiques nécessaires à la production agricole et forestière (photosynthèse, formation des sols et recyclage des éléments fertilisants, pollinisation par les insectes, etc.) ; b. les fonctions dites de « régulation » (cycles biogéochimiques : carbone, azote, nutriments et cycle de l’eau, etc.) ; c. les valeurs récréatives, esthétiques, éducatives ou spirituelles que les sociétés accordent aux milieux naturels. 29. Patrick BLANDIN, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, op. cit., p. 92. 30. Sur cette critique, voir Virginie MARIS, Nature à vendre. Les limites des services écosystémiques, Quæ, Versailles, 2014. 31. Hans JONAS, Le Principe responsabilité, op. cit., p. 30-31. 32. L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) classe au « patrimoine mondial de l’humanité » des monuments, des quartiers, voire des villes qui figurent, aux yeux des experts, parmi les merveilles du monde, certains sites naturels exceptionnels considérés comme des monuments de la nature, et des « paysages culturels » qui témoignent d’une harmonie exemplaire entre les sociétés qui s’y sont succédé et leur territoire, ou qui ont été le théâtre d’événements ayant une portée universelle. 33. Jean DE MONTGOLFIER, « La gestion patrimoniale des ressources naturelles », in Henry-Pierre JEUDY (dir.), Patrimoines en folie, MSH, Paris, 1990. 34. C’est même l’un des arguments utilisés en faveur de vastes espaces de wilderness reliés par des corridors (voir le chapitre 1). 35. Six vaches avaient été introduites en 1871 sur l’île Amsterdam ; abandonnées à leur sort deux siècles durant, elles formaient un important troupeau (1 600 têtes) d’animaux redevenus sauvages. Voir Geneviève BARNAUD et Jean-Louis CHAPUIS, « Questions scientifiques et éthiques relatives à la restauration des systèmes insulaires. L’éradication des mammifères introduits dans les îles subantarctiques françaises », Vie Milieu, nº 66, 1996, p. 291-303. 36. Malgré l’élimination des lapins, les plantes endémiques des Kerguelen demeurent malheureusement menacées, en raison du réchauffement climatique. 37. Un chablis est un arbre déraciné, soit sous l’effet d’un facteur extérieur (tempête, tornade, foudre) soit par vieillissement et dépérissement. 38. Une étude sur les bouquetins du Mercantour a cependant conduit les responsables de ce parc national à importer des reproducteurs issus de la Vanoise, pour réintroduire une certaine diversité génétique dans les populations des Alpes du Sud. 39. Virginie MARIS, Philosophie de la biodiversité, op. cit., p. 61. 40. Végétaux qui disposent de vaisseaux par lesquels circule l’eau qu’elles puisent par leurs racines. Les plantes vasculaires comprennent les fougères (plantes à spores), les plantes à graines comme les conifères, et les arbres et plantes à fleurs. 41. Isabelle MAUZ et Céline GRANJOU, « L’ATBI », Voyage au cœur de la biodiversité, Les Cahiers de Seolane, nº 2, Barcelonnette, 2013, p. 11-21. 42. Une futaie jardinée est un peuplement d’arbres de tous âges et de toutes dimensions, répartis pied par pied ou par bouquets. Pour conserver ce profil, il faut pratiquer des « coupes jardinatoires » qui maintiennent une pyramide des âges relativement constante. 43. Si la comparaison avait porté sur les lichens et les mousses, les champignons et la microfaune détritivore du sol, le résultat eût probablement été tout aussi favorable à la naturalité de l’Orgère qu’à un traitement en futaie jardinée. 44. Raphaël LARRÈRE et Catherine LARRÈRE, « Des paysages forestiers », Revue forestière française, nº LVIII-5, 2011, p. 601-615. 45. Isabelle MAUZ et Céline GRANJOU, « La construction de la biodiversité comme problème politique et scientifique, premiers résultats d’une enquête en cours », loc. cit., p. 12. 46. Le barcoding consiste à décoder des séquences d’ADN de spécimens d’espèces détenus dans les muséums afin de permettre leur identification ultérieure sur des bases génétiques et pas uniquement morphologiques. Il est censé être systématiquement utilisé dans l’opération ATBI. Cette nouvelle technique d’analyse moléculaire repose sur la possibilité d’utiliser une séquence d’un gène mitochondrial, le gène CO1, comme outil de diagnostic d’un très grand nombre d’espèces animales. Il nécessite des analyses poussées en laboratoire, des instruments coûteux et sophistiqués (thermocycleurs pour amplifier l’ADN, séquenceurs, etc.). Une base de données (nommée BOLD – Barcoding of Life Database) est en cours de constitution à l’université de Guelph (Canada), où le barcoding a été inventé. 47. Nous utilisons pour cela une enquête que nous avons conduite au début des années 2000 dans les parcs nationaux et les constatations que nous avons pu faire en tant que membres de différents conseils scientifiques de parcs. Voir Raphaël LARRÈRE et Catherine LARRÈRE, « Du “principe de naturalité” à la “gestion de la biodiversité” », loc. cit. 48. Suivi temporaire des oiseaux communs : il s’agit d’un réseau impliquant des amateurs volontaires et procédant à l’étude des variations spatiales et temporelles des effectifs d’oiseaux nicheurs, selon un protocole défini par le Muséum national d’histoire naturelle. 49. Voir . 50. Catherine MOUGENOT, Prendre soin de la nature ordinaire, INRA/MSH, Paris, 2003. 51. En 1995, le Conseil de l’Europe proposa une stratégie paneuropéenne dont l’objectif est de mettre en place un réseau écologique reliant des espaces naturels d’Europe de l’Ouest et de l’Est (bénéficiant ou non d’un statut de protection). Alors que la directive Habitats est inspirée par la phytosociologie, la stratégie paneuropéenne l’est par l’écologie du paysage. 52. Certains atlas paraissent en édition de luxe, tel l’Atlas de la nature à Paris (Atelier parisien d’urbanisme, Paris, 2006). Le « Premier colloque international sur la biodiversité urbaine » s’est tenu à Bobigny en 2008. Un guide d’identification des plantes sauvages de région parisienne les plus communes a été publié : Nathalie MACHON (dir.), Sauvages de ma rue. Guide des plantes sauvages des villes de la région parisienne, MNHN/Le Passage, Paris, 2011. 53. Oiseaux de la famille des gallinacés (dont font partie les poules) : tétras (dont le coq de bruyère) et lagopèdes. 54. Michael L. ROSENZWEIG, Win-win Ecology. How the Earth’s Species Can Survive in the Midst of Human Enterprise, Oxford University Press, Oxford, 2003. 55. Robert BARBAULT, Un éléphant dans un jeu de quilles. L’homme dans la biodiversité, Seuil, Paris, 2006, p. 131. 56. Jean-Claude LEFEUVRE et Geneviève BARNAUD, « Écologie du paysage : mythe ou réalité ? », Bulletin d’écologie, nº 19-4, 1988, p. 493-522 ; Jacques BAUDRY et Agnès JOUIN (dir.), De la haie aux bocages. Organisation, dynamique et gestion, INRA/ministère de l’Écologie et du Développement durable, Paris, 2003. 57. Patrick BLANDIN et Donato BERGANDI, « Entre la tentation du réductionnisme et le risque d’évanescence dans l’interdisciplinarité, l’écologie à la recherche d’un nouveau paradigme », in Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE (dir.), La Crise environnementale, op. cit., p. 113-129. 58. William BALÉE, « Historical ecology of Amazonia », in Leslie E. SPONSEL (dir.), Indigenous Peoples and the Future of Amazonia : An Ecological Anthropology of an Endangered World, University of Arizona Press, Tucson, 1995, p. 97-110. 59. Serge Bahuchet, ethnologue, est professeur au Muséum national d’histoire naturelle ; Doyle McKey est écologue au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier. 60. Serge BAHUCHET et Doyle MCKEY : « L’homme et la biodiversité tropicale », in Pascal MARTY, Franck-Dominique VIVIEN, Jacques LEPART et Raphaël LARRÈRE (dir.), Les Biodiversités, op. cit., p. 38. 61. PARCS NATIONAUX DE FRANCE, Les Parcs nationaux de France, territoires de référence, 2007. 62. Néanmoins, les choses changent peu à peu. Ainsi, dans le cadre des « alpages sentinelles » ou des « lacs sentinelles » destinés à observer les évolutions liées aux usages et aux changements climatiques, éleveurs et bergers, d’un côté, sociétés de pêche, de l’autre, sont mis à contribution pour recueillir et interpréter les données. 63. Raphaël LARRÈRE et Philippe FLEURY, « Malentendus, incompréhensions et accords dans la gestion de la biodiversité », Fourrages, nº 79, 2004, p. 307318.

4 Autochtonie, solidarité, naturalité

L

e souci de la diversité biologique (aux différents niveaux d’organisation du vivant et à différentes échelles) n’épuise pas ce qu’il y aurait à respecter dans la nature. La protection de la nature ne se réduit donc pas à la gestion de la biodiversité. D’abord, si l’on en croit bien des naturalistes, des écologistes militants et certains écologues, il y aurait une bonne et une mauvaise diversité spécifique. La bonne serait « indigène », la mauvaise, « métissée » d’organismes autochtones et immigrés. Les espèces exotiques (ou allochtones) sont volontiers dépréciées : on n’hésite pas à parler de « pestes végétales », et l’on a surnommé la caulerpe (Caulerpa taxifolia) l’« algue tueuse », le « cancer de la mer ». Qu’ils aient été importés intentionnellement ou non, on parle alors d’« éradiquer » algues, plantes et animaux, parce qu’ils sont susceptibles de nuire à la flore ou à la faune locales. Cela revient à considérer que l’intégrité des écosystèmes est un principe essentiel à la protection de la nature, et qu’il implique non seulement que ces écosystèmes aient un fonctionnement non altéré, mais aussi qu’ils soient uniquement composés d’espèces autochtones. Faut-il donc adjoindre au souci de la biodiversité celui de l’autochtonie ? Ensuite, l’écologie des paysages et les investigations de la biologie de la conservation sur les conséquences de la fragmentation des habitats ont conduit aussi bien des scientifiques que des gestionnaires d’espaces protégés et des militants à s’interroger sur les relations entre la diversité spécifique et la structure des paysages. En quoi les connexions entre différentes taches d’habitats interviennent-elles dans la dynamique des populations ? Quelles espèces sont-elles favorisées par la fragmentation des habitats ? Quelles autres s’en accommodent-elles, à l’inverse, très mal ? Comment préserver les continuités spatiales dont les espèces ont besoin soit pour leur cycle de vie, soit pour coloniser des milieux qui leur seraient propices ? Ces questions ont été prises en compte dans la loi de 2006, qui donne aux parcs nationaux pour mission de maintenir (ou de rétablir) la « solidarité écologique » entre leur cœur et leur aire d’adhésion. C’est en vertu de ces mêmes considérations que l’on s’est engagé, depuis le Grenelle de l’environnement de 2007, à élaborer, sur l’ensemble du territoire, un complexe réseau de « trames vertes » et de « trames bleues ». Qu’il s’agisse de gérer les espaces protégés, de lutter contre les espèces invasives ou d’élaborer des trames, le souci de la diversité biologique conduit à un parti pris gestionnaire, qui implique un « rapport à la nature comptable et manipulateur, pouvant faire le lit d’une nouvelle technocratie1 ». On comprend que de nombreux militants de la protection de la nature et un certain nombre de gestionnaires d’espaces protégés opposent à toutes les démarches technocratiques de la gestion de la biodiversité un principe de naturalité. Mieux vaut laisser « la nature reprendre ses droits » partout où cela est possible, là où la déprise agricole conduit à un ensauvagement du paysage.

Faut-il préserver la pureté originelle des écosystèmes2 ? C’est en 1958 que Charles Elton – surtout connu comme l’auteur, en 1927, de la première somme d’écologie animale – publie The Ecology of Invasions by Animals and Plants3. Il y prend la posture du lanceur d’alerte et invite les scientifiques à se préoccuper des invasions biologiques. Les invasives dont il est question ont trois caractéristiques : elles sont exotiques ; elles envahissent les régions où elles ont été introduites ; ce faisant, elles nuisent aux espèces autochtones. Bien que l’ouvrage de Charles Elton ait eu un assez grand retentissement dans les milieux de l’écologie, c’est surtout avec le développement de la biologie de la conservation que la communauté scientifique s’est emparée du phénomène. En 1982, le Scientific Comittee on Problems of the Environment (SCOPE) lance un programme de recherche international sur l’écologie des invasions. En 1999 paraît une revue scientifique à comité de lecture : Biological Invasions. Depuis lors, de nombreux programmes de recherche ont concerné l’écologie des invasions4. Les scientifiques n’ont pas été les seuls à se préoccuper des invasions biologiques : tous les textes de droit international qui régissent la protection de la biodiversité – convention de Berne, convention de Ramsar, directive Habitats de l’UE – comportent une disposition relative à l’interdiction d’introduire des espèces non indigènes dans les milieux naturels. Dans son article 8-h, la convention de Rio a légitimé ce rejet des espèces allogènes : « Chaque partie contractante, dans la mesure du possible et selon qu’il conviendra […] empêche d’introduire, contrôle et éradique les espèces exotiques qui menacent des écosystèmes, des habitats ou des espèces. » En 2000, l’UICN établit une charte de recommandations pour prévenir les atteintes à la biodiversité dont sont responsables les espèces exotiques invasives. En effet, cette ONG estime que les invasions biologiques

sont la seconde cause d’érosion de la biodiversité à l’échelle mondiale. Ce point de vue est partagé par certains scientifiques5 et, selon Simberloff, la dissémination d’espèces exotiques, sans leur cortège de prédateurs et de parasites, perturbe fortement les communautés biotiques des régions tempérées (par la compétition, la prédation ou l’hybridation) et conduit à une homogénéisation de la flore et de la faune6. Définir les invasives comme des espèces exotiques suppose que soit clairement distingué ce qui est exotique de ce qui est indigène (ou autochtone). Or cette distinction est pour le moins douteuse. Il suffit, pour s’en rendre compte, de se demander, d’une part, depuis combien de temps une espèce doit être présente sur un territoire pour être considérée comme autochtone et, d’autre part, à quelle distance de son territoire d’adoption doit se trouver son aire de répartition originelle pour qu’elle soit considérée comme exotique. Lors des cycles climatiques du Quaternaire, les aires de distribution de toutes les espèces animales et végétales se sont déplacées en Europe. Grâce à sa topographie tourmentée et aux hétérogénéités climatiques qui en dérivent, le Bassin méditerranéen – mais aussi la région de la mer Noire et l’Anatolie – a offert à de nombreuses espèces de zones tempérées ou continentales des habitats favorables au cours de la glaciation de Würm (la dernière). C’est à partir de ces zones refuges qu’à la fin du pleistocène, lorsque le climat s’est adouci, ces espèces ont peu à peu réinvesti le nord du continent européen7. Les essences des forêts tempérées et euroboréales ont alors colonisé les steppes et les toundras qui couvraient l’Europe, de l’Aquitaine à l’Oural : elles furent, à n’en point douter, des espèces invasives. De nombreuses espèces autochtones de l’Europe atlantique et continentale sont ainsi d’anciennes invasives, dont l’aire de distribution s’est lentement déplacée, il y a 10 000 à 12 000 ans. Jean-Nicolas Beisel et Christian Lévêque rappellent ainsi que les glaciations ont tout simplement détruit la faune des lacs et rivières d’Europe8. Le Danube (ainsi que quelques eaux continentales de la péninsule Ibérique, d’Italie, du Caucase et d’Anatolie) aurait servi de refuge à la faune aquatique. La plupart des lacs européens sont donc « jeunes », mis en place lors du retrait des glaciers. Ils ont été peuplés à partir des zones refuges, d’abord par des voies naturelles, ensuite par l’intervention intentionnelle des hommes. Aussi, pour illustrer la difficulté à bien distinguer espèces exotiques et espèces autochtones, Beisel et Lévêque prennent-ils le cas du silure glane (Silurus glanis), introduit en France en 1857. D’une part, le silure provient du bassin hydraulique du Danube, comme beaucoup de poissons qui ont repeuplé les fleuves et les lacs d’Europe à l’Holocène et que l’on considère comme autochtones. Est-il alors justifié de le considérer comme exotique au même titre que des poissons que l’on a introduits depuis l’Amérique du Nord ? D’autre part, « cette espèce a autrefois existé dans le bassin du Rhône. Elle en aurait disparu à la suite des épisodes glaciaires. » Voici donc une espèce qui fut autochtone avant les glaciations et qui est de nos jours qualifiée d’exotique9. Quelles que soient les incertitudes concernant les scénarios de changement climatique et la complexité des réponses adaptatives de la faune et de la flore, il faut s’attendre, d’une part, à des extinctions (espèces ne parvenant pas à trouver de conditions favorables à leur reproduction) et, d’autre part, au déplacement vers des cieux plus cléments d’espèces capables de coloniser des territoires plus ou moins éloignés de leur aire de répartition actuelle10. Le fait que les séries de glaciations et de périodes de réchauffement interglacières du pléistocène aient été progressives (s’étendant sur plusieurs siècles) a permis à de nombreuses espèces de s’y adapter ou de migrer. Le réchauffement climatique en cours serait suffisamment rapide (il prendrait quelques décennies) pour que l’on redoute que de nombreuses espèces ne parviennent pas à s’y acclimater ou à trouver des terres d’adoption vers les pôles ou à des altitudes élevées. De nombreuses espèces migrent déjà – et migreront plus encore et plus nombreuses dans les prochaines décennies – et envahissent des territoires où elles étaient inconnues. Lutter contre cette invasion d’animaux et de plantes non autochtones serait entraver leur adaptation au changement climatique. La notion d’espèce invasive doit ainsi être révisée (et peut-être réduite aux espèces issues d’autres continents situés à l’est ou à l’ouest) ; il sera de plus en plus difficile d’affirmer, comme le fait l’UICN, que les invasions biologiques sont la deuxième cause d’érosion de la biodiversité au niveau mondial. Pour ces raisons, seul le souci de ne pas trop alourdir nos phrases nous a dissuadés d’utiliser systématiquement les expressions « populations (ou espèces) prétendument autochtones » et « populations (ou espèces) plus ou moins exotiques. »

Quels dommages ? Les leçons de l’histoire Lorsqu’il est question d’invasions biologiques, le discours scientifique semble perdre de sa précision au profit d’une rhétorique visant à mobiliser les esprits et les énergies dans une lutte contre un phénomène que l’on estime redoutable. Reste à savoir si cette crainte est fondée et si ces figures de style sont adaptées. Tout un « dossier » est disponible pour instruire le procès de l’introduction d’espèces exotiques. On évoquera les lapins introduits en Australie en 185911, qui devinrent un problème majeur dès la fin du e XIX siècle. Les autorités déclarèrent une guerre sans merci à l’Oryctolagus cuniculus. L’introduction de chats, de furets, de renards et de belettes n’ayant pas eu les effets escomptés, Catherine Mougenot et Lucienne Striway12 racontent qu’au début du XXe siècle on alla jusqu’à construire une barrière de trois mille kilomètres pour protéger les espaces mis en valeur, du bush où prospéraient les lapins. Outre des hommes et des chevaux, on utilisa pour cette entreprise des dromadaires importés d’Inde et de Turquie.

« Aujourd’hui leurs innombrables descendants sont redevenus sauvages et, poussés par la soif, ils assiègent des petites communautés rurales13. » Les résultats ayant été décevants, dans les années 1950, les Australiens inoculèrent finalement la myxomatose aux lapins. L’invasion du lac Victoria par la perche du Nil (Lates niloticus) et la catastrophe induite pour environ trois cents espèces de cichlidés14 présentant une grande variété de formes, de couleurs et de façons de vivre15 a même donné lieu à un film de Huber Sauper (Le Cauchemar de Darwin [2004]). Pour ce qui concerne l’Europe, on rappellera que le phylloxéra ravagea les vignes à la fin du XIXe siècle. Les ormes ont été quasiment éradiqués par la graphiose, maladie due à un champignon originaire d’Asie (Ophiostoma ulmi). La jussie (Ludwiga grandifolia), plante envahissante originaire d’Amérique du Sud, fut introduite pour agrémenter des plans d’eau dans les jardins et les parcs de la région de Montpellier vers 1830. Pendant plus d’un siècle, elle n’eut qu’une extension modeste. À partir des années 1960, elle se développa dans le sud-ouest de la France. Une décennie plus tard, elle a explosé, colonisant les marais de l’ouest, puis montant vers le nord jusqu’en Belgique. Partout, elle étouffe les lacs et les cours d’eaux. On peut évoquer aussi l’ambroisie à feuille d’armoise (Ambrosia artemisiifolia), dont le pollen est allergisant, ou encore la caulerpe (Caulerpa taxifolia et Caulerpa racemosa) dont l’invasion a conduit un scientifique, Alexandre Meinesz, à écrire Le Roman noir de l’algue tueuse16. Signalons aussi l’invasion du frelon mangeur d’abeilles d’origine chinoise. Vespa velutina fut découvert en 2004 dans le Lot-et-Garonne où l’on recensait alors trois nids. Il y était parvenu dans des poteries importées de Shanghai. En 2010, il avait déjà envahi trente-neuf départements (deux mille nids recensés), ainsi que le nord de l’Espagne et constitue une menace pour des abeilles qui ont déjà largement pâti du cocktail d’insecticides généreusement répandu sur l’ensemble du territoire. Mais si ces cas donnent à voir les dangers potentiels, d’un point de vue historique, ils ne suffisent pas à établir une règle générale. Depuis le néolithique, les sociétés humaines n’ont cessé de transporter et d’acclimater des plantes et des animaux. Or, s’il y a eu des conséquences dommageables comme celles que nous venons d’évoquer, cette longue histoire d’acclimatation d’espèces exotiques ne s’est pas traduite par une série de désastres. L’existence de tels désordres doit sans doute inviter à la prudence, mais de là à lutter contre toutes les invasions biologiques, il y a une généralisation qui paraît abusive. D’abord, toutes les espèces exotiques introduites ne parviennent pas à s’installer ; si certaines peuvent durablement former des populations dans leur zone d’accueil et sont en quelque sorte « naturalisées », seule une minorité d’entre elles deviennent envahissantes. D’après Williamson17, les espèces végétales naturalisées ne représenteraient qu’environ 10 % des espèces introduites (délibérément ou involontairement) et seulement 10 % des espèces naturalisées deviennent invasives. Sur 12 500 espèces végétales introduites dans le sud-ouest de la France, 850 se sont naturalisées et seules 70 sont actuellement considérées comme invasives18. Remarquons que les pays européens ont mieux profité – en tout cas moins souffert – de l’introduction de plantes et d’animaux issus de leurs colonies et du Nouveau Monde que ces contrées n’ont bénéficié de l’importation de plantes et d’animaux européens. Cela tient à ce que les Européens ont longtemps précautionneusement acclimaté les espèces exotiques et pris le temps de s’y habituer, alors qu’ils ont imposé brutalement leurs propres espèces domestiques, en conquérants, aux nations indigènes. Porteurs de virus (variole, rougeole, etc.) et de bactéries ayant décimé les populations humaines autochtones19, pionniers ayant largement déboisé, labouré, chassé sans retenue, transplanté des cultivars et développé l’élevage de leurs animaux domestiques, les colonisateurs catholiques – espagnols, portugais ou français – au même titre que les wasps (les white anglosaxon protestants) ont été à l’origine de catastrophes écologiques et humaines bien plus considérables que ne le sont aujourd’hui les quelques espèces exotiques dont les invasions sur notre continent sont favorisées par le développement des échanges. Mais il est vrai aussi que la fréquence des introductions contemporaines et leur caractère le plus souvent involontaire rendent la situation des pays européens plus critique qu’elle ne le fut du temps des acclimatations. Si les invasives ne représentent qu’une faible part des espèces introduites et naturalisées, toutes n’ont pas nécessairement de conséquences dommageables. Certaines ont effectivement un impact important. Richardson et ses collaborateurs20 distinguent ainsi les invasives qui se contentent de concurrencer les espèces autochtones (qui occupaient la même niche écologique) de celles qui modifient le fonctionnement des écosystèmes dans lesquels elles se propagent : « Les transformers constituent un sous-ensemble des plantes invasives qui changent le caractère, la forme et la nature des écosystèmes sur une aire non négligeable par rapport à leur superficie totale. » On peut citer des espèces arborescentes comme le mimosa (Acacia dealbata) qui peut installer des peuplements d’arbres denses et sensibles à l’incendie sur des prairies ou des landes. Jean-Claude Lefeuvre signale aussi que « de nombreuses espèces invasives sont des légumineuses fixatrices d’azote21 ». Cet apport d’azote dans le sol des milieux envahis conduit à une augmentation de la production de biomasse et à une modification de la composition spécifique en faveur d’espèces nitrophiles. C’est aussi le cas de la jussie et du myriophile du Brésil (Myriophillium aquaticum) qui, dans les lacs d’Aquitaine, « provoquent une modification physique des milieux par comblement organique, sédimentation, atténuation de la lumière en profondeur et donc dégradation de la qualité de l’eau22 ». Cependant, il est des espèces invasives qui, tout en concurrençant les espèces indigènes et en envahissant des milieux, ne provoquent pas de diminution de la diversité spécifique. Dans un milieu naturellement perturbé comme le « corridor fluvial de l’Adour » (et les « corridors routiers annexes »),

certaines espèces exotiques, par leur stratégie d’occupation rapide du territoire et leur compétitivité, sont manifestement envahissantes. Leurs effets sur la diversité végétale sont parfois spectaculaires mais localisés : ainsi, Éric Tabacchi et Anne-Marie Planty-Tabacchi n’ont pas observé de réduction de la diversité spécifique végétale sur la zone alluvionnaire de l’Adour depuis une vingtaine d’années23. Signalons enfin que les reproches adressés à diverses espèces exotiques envahissantes sont sujets à controverse. Que l’on songe par exemple à l’ibis sacré, un bel oiseau exotique qui s’est échappé d’un parc ornithologique en 1990. Bien adapté au climat et aux ressources de la côte Atlantique, il a prospéré de la Bretagne au Sud-Ouest – on en trouve même sur les bords de la Méditerranée. On estime qu’en 2010 la Bretagne en comptait plusieurs milliers. Voici donc une espèce clairement invasive. Certains ornithologues ont exigé que des mesures soient prises pour éliminer cet exotique envahissant. Sur le site de Spectrosciences (), un article intitulé « L’ibis sacré menace l’avifaune française » présente cet animal comme « un kleptoparasite pillant sans vergogne les colonies de cormorans du Cap ». En vertu de quoi il est évident qu’il pillera aussi nos colonies de sternes. En 2005, une expertise d’un laboratoire de l’INRA de Rennes24 concluait qu’il fallait tenter d’éradiquer l’espèce : Dans le cas de l’ibis, l’application d’un principe de précaution semble accréditée aussi bien par son caractère d’espèce introduite invasive que par ses comportements reconnus de prédateur vis-à-vis d’espèces sensibles, et de fouilleur d’ordures et d’excréments facilitant la possible diffusion de germes, au point qu’il nous semble difficile aujourd’hui de ne pas agir sur cette espèce.

Notons que les mêmes raisons devraient être invoquées au sujet du goéland argenté (Larus argentatus) qui, non content de manger des œufs et des poussins d’autres espèces, prospère aux alentours des décharges publiques et fouille dans les poubelles. Cependant, le goéland argenté est non seulement une espèce autochtone, mais une espèce protégée – nul ne saurait dire exactement pourquoi. Donc laissons faire le goéland argenté et éliminons l’ibis ! Pourtant, si l’on en croit le directeur de la réserve naturelle de Grand-Lieu, « les reproches faits à l’ibis sacré qui menacerait des espèces d’oiseaux patrimoniales, sont très largement exagérés ou infondés, tout comme de prétendus impacts sanitaires25 ». Il n’est pas impossible que le principal reproche adressé à l’ibis soit son origine égyptienne, les autres récriminations étant largement fantasmées26. Jean-Nicolas Beisel et Christian Lévêque établissent un parallèle entre la façon dont on tend à redouter les invasives et l’ancienne catégorie d’espèces nuisibles : Au XIXe siècle, la biodiversité décrite dans les manuels scolaires se divisait de manière un peu simpliste en espèces utiles et en espèces nuisibles […]. Après la Seconde Guerre mondiale, le regard a radicalement changé. Ces mêmes nuisibles sont devenus, pour beaucoup, des espèces à protéger et sont parés de nombreuses vertus […]. La perception des espèces exotiques a connu, quant à elle, un cheminement inverse27.

Il est vrai que, des naturalistes voyageurs aux responsables de ménageries, de serres et de jardins d’acclimatation, le rassemblement dans l’espace national des richesses naturelles du monde a longtemps semblé un objectif louable. Ces mêmes introductions sont aujourd’hui stigmatisées. C’est en 1958, que la Société nationale d’acclimatation prit le nom de Société nationale de protection de la nature (SNPN). À partir des années 1980, elle se préoccupa des invasions d’espèces exotiques et ces dernières devinrent, en quelque sorte, nuisibles. Comment ces naturalistes en sont-ils venus à renier des pratiques d’acclimatation qui avaient marqué toute leur histoire ? Quelles considérations ont-elles permis de réhabiliter le nuisible autochtone et de décréter l’exotique nuisible ? Cela tient-il aux développements de l’écologie en tant que discipline scientifique ?

Arguments écologiques Toute espèce, autochtone ou exotique, est potentiellement invasive. Comme l’explique Robert Barbault, « la vie est, par nature, un processus qui conduit à l’expansion […]. N’importe quelle population animale ou végétale placée dans des conditions favorables tend à croître28 ». Une croissance qui serait exponentielle, si elle n’était entravée. Les ressources alimentaires et l’eau sont limitées, et toute espèce a des concurrents, des prédateurs, des parasites, des agents pathogènes qui l’empêchent de pulluler. Si les communautés biotiques présentent un aspect relativement stable, c’est en raison d’un équilibre dynamique entre les potentiels d’accroissement considérables des espèces qui les composent et les freins que les interactions entre ces espèces (et l’existence au sein du biotope de facteurs limitants) imposent à l’accroissement de chacune d’entre elles. Que l’équilibre dynamique soit rompu, et « telle ou telle espèce deviendra envahissante, tandis que telle ou telle autre sera vouée à l’extinction […]. Ce sont les circonstances qui font l’envahisseur réalisé29 ». Sans doute les espèces n’ont-elles pas toutes les mêmes aptitudes à devenir invasives : généralement, les plus envahissantes sont des espèces généralistes à grande capacité de reproduction et de dispersion, à large spectre alimentaire… et supportant bien des pollutions qui nuisent aux autres espèces. La plasticité des espèces potentiellement envahissantes est souvent associée à une grande variabilité génétique de leurs populations. Mais cela vaut autant pour des espèces autochtones, susceptibles de proliférer dans certaines

circonstances, que pour des espèces allochtones. L’algue verte qui envahit les plages bretonnes, Ulva armoricana, est incontestablement autochtone. Si l’odeur nauséabonde de sa putréfaction symbolise les nuisances de l’agriculture productiviste, c’est que sa prolifération est due aux effluents de nitrates et de phosphates. C’est aussi en raison de la pollution par les nitrates que le chiendent maritime (Elymus anterius), cantonné jusqu’aux années 1990 au haut marais de la baie du Mont-Saint-Michel, envahit le moyen marais jadis dominé par l’obione (Atripes portulacoides)30 : invasive et victime de l’invasion sont toutes deux autochtones. Les bio-invasions ne concernent donc pas uniquement des espèces exotiques. Si l’invasion ne dépend pas seulement des traits biologiques de l’espèce, mais aussi des caractéristiques du milieu dans lequel elle s’est introduite, il est certain que les espèces exotiques (surtout lorsqu’elles viennent d’un autre continent) sont d’autant plus susceptibles de devenir envahissantes que, la plupart du temps, elles n’ont pas été introduites avec leur cortège de parasites, de pathogènes ou de prédateurs. Cette absence de pression de prédation, ou de parasitisme leur permet de mobiliser plus d’énergie pour leur croissance et leur reproduction et les rend donc particulièrement compétitives. Les parasites présents dans le milieu d’accueil ont coévolué avec les espèces autochtones et ne s’intéressent pas au nouvel hôte que pourrait représenter l’espèce exotique. Néanmoins, on peut penser qu’à terme l’envahisseur sera la cible de parasites ou de pathogènes indigènes qui s’adapteront à cette ressource nouvelle. Pierre Joly et Michel Pascal estiment ainsi que, si l’on prend en compte un registre de temps suffisamment long, « il est fort probable que l’importante biomasse générée par une invasion réussie ouvre des possibilités évolutives pour des parasites et des prédateurs résidents (ou non)31 ». Ils signalent ainsi le cas du séneçon du Cap (Senecio inaequidens). Cette plante vivace à belles fleurs composées est particulièrement dynamique : elle peut s’installer du niveau de la mer à deux mille mètres d’altitude et fleurit neuf mois sur douze. Elle est aujourd’hui infestée par un puceron (Aphis jacobaeae) qui parasitait jusqu’alors l’espèce indigène de séneçon (Senecio jacobaea) et elle y est d’autant plus sensible qu’elle n’a pas coévolué avec ce parasite. Si l’élodée du Canada (plante aquatique vivace importée pour agrémenter les aquariums), qui avait envahi les cours d’eau et les canaux de Grande-Bretagne au point d’être qualifiée de water pest a fortement régressé, cela tient à la fois au fait qu’un pathogène local s’y est intéressé et que les plantes aquatiques indigènes ont évolué et sont devenues plus compétitives32. Il est ainsi des cas d’effondrement de populations invasives, phénomène que certains auteurs ont qualifié de « boom-and-bust33 ». Les introductions naturelles d’espèces exotiques sont des perturbations naturelles que subissent toutes les communautés biotiques. Ou la population considérée parvient à ajuster sa niche écologique à celles des espèces présentes (soit en se spécialisant dans l’exploitation de certaines ressources, soit en éliminant une espèce concurrente) et elle se maintiendra ; ou bien elle ne trouve pas sa niche écologique et disparaîtra. Il n’y a donc rien de scandaleux, d’un strict point de vue écologique, à la migration naturelle d’espèces sauvages. Doit-on alors accepter ces introductions d’espèces quand elles sont naturelles et les refuser dès qu’elles sont l’œuvre intentionnelle – ou accidentelle – des hommes ? Ne serait-ce point considérer a priori que les perturbations naturelles sont acceptables et celles d’origine humaine, nécessairement mauvaises ? S’il est certain que le développement des échanges tend à multiplier les introductions d’espèces, ce qui multiplie sans doute les risques et peut fragiliser les communautés biotiques en place, cela ne rend pas l’espèce qui vagabonde avec les hommes plus dangereuse pour son milieu d’adoption, que celle qui utilise des vecteurs naturels. Les communautés biotiques des îles isolées résultent de la façon dont se sont équilibrés les taux d’immigration (en provenance du continent le plus proche) et les taux d’extinction, selon la théorie des équilibres dynamiques de Robert MacArthur et Edward Wilson34. Leur faune et leur flore sont composées des descendants d’espèces introduites naturellement : introductions peu fréquentes mais suffisantes sur le long terme pour que se mettent en place des communautés biotiques particulières. On est souvent en présence de systèmes écologiques simplifiés, dans lesquels certains compartiments, parfois certains groupes fonctionnels, font défaut, comme ce fut le cas des îles subantarctiques – manquent souvent les mammifères et les amphibiens. Les espèces endémiques de tels isolats ont coévolué à l’abri de nombreuses et fréquentes invasions naturelles. On est donc en présence d’espèces naïves qui peuvent n’avoir pas les moyens de résister à de nouveaux prédateurs, herbivores ou parasites. Aussi les îles océaniques sont-elles très sensibles aux fréquentes introductions de plantes et d’animaux que les hommes y apportent ou qui voyagent en passagers clandestins dans les transports maritimes. Mais cette caractéristique des communautés biotiques insulaires est-elle transposable à celles des continents, dont les espèces ont, au cours de l’évolution, subi de nombreuses invasions et migrations d’espèces allogènes concurrentes, prédatrices ou parasites ? Les continents ne sont pas des îles. Mieux armés pour s’adapter à des invasions biologiques, composés d’espèces moins naïves, les systèmes continentaux auraient ainsi la capacité, au bout d’un temps plus ou moins long, de réagir à l’invasion d’une espèce. Le boom-and-bust serait donc plus continental qu’insulaire. On peut enfin avancer l’hypothèse selon laquelle les espèces exotiques (et parfois des espèces autochtones) ne deviennent invasives que dans la mesure où les communautés biotiques qui les accueillent sont déjà fragilisées, soit par des activités humaines (ou par les pollutions issues de ces activités), soit par l’abandon de pratiques qui leur étaient favorables, soit même par de nombreuses invasions successives ou simultanées :

Les perturbations physiques ou chimiques occasionnées par les chantiers, aménagements ou pratiques agricoles qui dénudent ou déstructurent les sols, ouvrent la voie à l’installation d’espèces allochtones par la mise à la disposition d’espaces qui leur seraient inaccessibles si le sol était occupé par une communauté structurée35.

Dans son Éloge des vagabondes36, Gilles Clément remarque au sujet de l’ambroisie : La fièvre d’aménagement qui fait passer l’Europe des années soixante au réseau grande vitesse d’aujourd’hui – ronds-points et TGV compris – lui offre brusquement un terrain d’expansion considérable […]. Nœuds routiers, échangeurs, carrefours délaissés, villes nouvelles, nouvelles voies en tout genre accueillent l’espèce herbacée en même temps que d’autres plus classiques et moins dangereuses : ailante, buddleia, robinier… Cette cause, partout dans le monde, produit les mêmes effets.

Certes, mais si ces plantes invasives sont des pionnières, cela signifie aussi qu’elles seront, à terme, et sans intervention humaine, éliminées par la dynamique naturelle qui conduira à l’amorce d’une succession secondaire. Dans l’un des cas les plus spectaculaires d’impact d’une espèce invasive sur la diversité spécifique – le lac Victoria –, l’introduction de la perche du Nil n’est pas l’unique cause de disparition des cichlidés dont elle se nourrit. La perche du Nil a été introduite en 1960 dans le lac Victoria (l’un des plus vastes et des plus anciens lacs du monde). Elle a proliféré au début des années 1980 et c’est à partir de 1987 que l’on a constaté la raréfaction de nombreuses espèces de cichlidés, dont certaines disparaîtront par la suite. La perche du Nil est vorace et les différentes espèces de cichlidés, qui n’avaient pas évolué en présence d’un prédateur de cette taille, étaient peu capables de s’en protéger. Mais elle n’est pas seule en cause. Le bassin du lac Victoria a été le théâtre du développement de cultures industrielles, d’une croissance démographique importante et d’une urbanisation à bas coût. La pêche des cichlidés avait augmenté dès avant l’introduction de la perche du Nil – c’est même pour assurer l’alimentation d’une population humaine croissante que les responsables des pêcheries, constatant une surexploitation des stocks de cichlidés, ont introduit la perche37. La déforestation du bassin-versant et l’aggravation consécutive des phénomènes érosifs ont augmenté la turbidité de l’eau (par suspension de matière organique). En outre, « en l’absence d’infrastructures adéquates, le lac Victoria est […] devenu le réceptacle de pollutions agricoles et urbaines qui vont s’intensifiant38 ». L’impact des perches du Nil a donc été d’autant plus dommageable pour les populations de cichlidés que ces espèces autochtones étaient déjà fragilisées par l’eutrophisation39 et la diminution conjointe de la transparence et du niveau d’oxygénation des eaux. Les bases, tant historiques qu’écologiques, de la méfiance systématique vis-à-vis des espèces exotiques ne semblent donc pas décisives, loin de là. Comment réagir alors face à une invasion spectaculaire ? Faut-il se mobiliser contre l’envahisseur, employer des moyens mécaniques, chimiques ou biologiques pour l’éliminer ? Les appels à l’éradication ne manquent pas. Mais est-il raisonnable de dépenser des efforts et des deniers publics, souvent en vain, pour arracher ou capturer, de polluer les milieux avec herbicides et pesticides, et de prendre le risque que le ravageur introduit dans le cadre d’une lutte biologique s’intéresse à d’autres espèces qu’à l’envahisseur qu’il est censé contrôler ? Sans doute la lutte biologique a-t-elle connu des réussites, comme l’importation en Australie, en 1925, d’œufs du papillon Cactoblastro cactorum dont la chenille a rapidement envahi les 24 millions d’hectares qu’occupait le cactus Opuntia strida dont elle était friande. Grâce à l’espèce invasive parasite de l’autre invasive, cactus et papillon ont fini par coexister à des niveaux de densité qui rendent leur présence discrète. Mais, comme le remarque Jean-Claude Lefeuvre40, il est paradoxal de lutter contre une espèce invasive en introduisant une autre espèce dont on espère qu’elle deviendra invasive sans se détourner de sa cible. Négliger sa cible, c’est ce que fit l’Euglandina rosae, escargot prédateur importé du sud des ÉtatsUnis pour lutter contre un escargot africain de grande taille (Achatina fulica) qui s’attaquait aux cultures et que l’on avait introduit en Nouvelle-Calédonie pour améliorer l’ordinaire des populations. Hélas, Euglandina prospéra, mais méprisa l’escargot africain, se nourrissant de mollusques et menaçant d’extinction plusieurs espèces de gastéropodes, dont un endémique (Placostylus fibratus). Convient-il, à l’inverse, de s’armer de patience et d’attendre, soit une réaction de la communauté biotique agressée, soit que des parasites ou des prédateurs autochtones laissent moins de place à l’exotique proliférant ? Faut-il enfin considérer l’invasion comme un symptôme et tenter de porter remède aux circonstances qui l’ont favorisée ? Tel est le point de vue de Gilles Clément : « l’énergie dépensée à cette guerre [contre les espèces invasives] pourrait, avec un bien meilleur profit, s’attaquer à la cause, requalifier le milieu41 ». Si l’on ne se laisse pas impressionner par l’emphase du discours sur les graves dommages dont les invasives sont responsables et si l’on envisage les possibilités d’intervenir sans prendre au sérieux les métaphores guerrières, on peut sans doute regretter une certaine banalisation de la diversité spécifique, une « McDonaldisation des paysages », liée aux introductions d’espèces exotiques. Mais on ne saurait néanmoins considérer ces invasives comme autant de fléaux. Mieux vaut, effectivement, s’interroger sur les transformations des milieux qui ont fragilisé les communautés biotiques en place que se focaliser sur

l’agressivité de l’espèce venue d’ailleurs. Qu’ils soient le fait d’espèces exotiques ou autochtones, les envahissements ne sont-ils pas l’indice d’une fragilisation des écosystèmes colonisés et/ou de certaines des populations qu’ils contiennent ? La présentation des envahissements comme des catastrophes montre à quel point la temporalité de nos sociétés ne correspond pas à celle des dynamismes naturels : nous évaluons sur le temps bref de la chronique, tandis que les processus naturels se développent sur un registre de temps plus long. Enfin, toutes les « gesticulations écologiques »42 visant à lutter contre les invasives, voire à les éradiquer (souvent en vain) ne mettent-elles pas en évidence qu’il est plus facile d’attribuer les difficultés rencontrées aux perturbateurs étrangers que de s’interroger sur les causes de la fragilisation des milieux naturels et d’y porter remède ? Il ne nous semble donc pas justifié d’adjoindre systématiquement l’autochtonie à la biodiversité pour guider les actions de mise en valeur d’un territoire et/ou de protection de la nature.

Solidarités écologiques L’article L. 331-3 de la loi du 14 avril 2006 sur les parcs nationaux précise que « la charte du parc national définit un projet de territoire traduisant la solidarité écologique entre le cœur du parc et ses espaces environnants ». Quant à l’exposé des motifs, il insiste sur « la complémentarité et la solidarité écologique, économique et sociale » entre le cœur et l’aire d’adhésion. Cette notion de solidarité écologique, dont les connotations sociales sont assumées, est absente de la littérature francophone et anglophone concernant la protection de la nature ou la gestion de la biodiversité. Si nous avons entamé ce paragraphe (où il sera principalement question de structures spatiales) par l’évocation de cette catégorie juridique originale, ce n’est pas pour traiter de son application dans les chartes des parcs nationaux43, mais en raison de sa polysémie. Parce qu’elle est conjointement descriptive (la solidarité de fait) et normative (le devoir de solidarité), cette notion excède largement le cas des parcs nationaux, pour lesquels elle a été formulée. Elle est d’ailleurs reprise dans plusieurs documents concernant la trame verte et bleue, ainsi que dans la littérature des parcs naturels régionaux. Dans l’analyse qu’il lui a consacrée, Raphaël Mathevet44 rappelle que, dans son acception classique, la solidarité sociale est un devoir moral qui résulte de la prise de conscience de l’interdépendance des individus au sein d’une communauté humaine : elle invite ses membres à se porter assistance et à coopérer45. De même, la solidarité écologique doit être interprétée comme un devoir résultant de la prise de conscience de l’interdépendance de tous les êtres vivants (humains compris) au sein d’une communauté multispécifique : « Le passage de la notion d’interdépendance entre les composantes de [la] biosphère à la notion de solidarité permet de souligner la communauté de destin entre l’homme, la société et son environnement46. » Une « communauté de destin » que les chartes des parcs nationaux doivent traduire dans un projet de territoire. Raphaël Mathevet signale alors, à juste titre, l’inspiration léopoldienne de la notion de solidarité écologique : Toutes les éthiques élaborées jusqu’ici, écrivait ainsi Aldo Leopold, reposent sur un seul présupposé : que l’individu est membre d’une communauté de parties interdépendantes. La Land Ethic élargit simplement les frontières de la communauté, de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux.

Comme les autres éthiques, celle-ci implique le « respect des autres membres de la communauté et aussi le respect de la communauté en tant que telle47 ». Dans la suite du document publié par Parcs nationaux de France, John Thompson, Marc Cheylan et Olivia Delanoë48 examinent les interdépendances qui sont au principe de la solidarité de fait entre le cœur des parcs et leur environnement géographique. Certaines (peu développées dans le texte) relèvent des services écologiques. Elles tiennent aux flux orientés qui caractérisent les bassins versants. La couverture végétale – en particulier les peuplements forestiers – a une incidence sur l’érosion et donc sur les risques associés aux phénomènes torrentiels dans les vallées de l’aire d’adhésion. Les zones humides purifient l’eau et régularisent le débit des rivières et torrents, ce qui est un avantage pour les habitants (humains et nonhumains) des communes valléennes et, au-delà, des régions de plaine situées en aval des cœurs de parcs montagnards. D’autres solidarités sont organisées par les activités humaines. Les grands espaces pastoraux n’ont pas pour seules vertus leur riche diversité spécifique et la qualité de leurs paysages : ils servent d’estive aux troupeaux de la région et leur avenir est lié à celui de l’agriculture et de l’élevage des vallées adjacentes. La grande transhumance rend parfois complémentaires, et solidaires, des régions relativement éloignées (c’est le cas du parc national du Mercantour et de la plaine de la Crau). Thompson, Cheylan et Delanoë développent principalement les solidarités relatives aux interdépendances liées à la structure du paysage. D’une part, certains animaux ont besoin de milieux différents pour réaliser leur cycle de vie (reproduction, alimentation, aires de repos ou de camouflage, etc.). Il leur faut donc se déplacer entre ces milieux, des déplacements qui peuvent être quotidiens ou saisonniers, sur très faible ou sur longue distance. Il est donc important de se préoccuper des complémentarités entre ces habitats, et des possibilités de déplacement, compte tenu de la fragmentation du paysage. D’autre part, la possibilité de coloniser de nouveaux sites et d’échanger des individus ou des gènes est un élément essentiel de la dynamique et de la survie des populations, tant animales que végétales. La

disposition des habitats, leur distribution dans l’espace, la plus ou moins grande perméabilité des milieux qui les séparent, les obstacles (naturels ou liés à l’aménagement du territoire) qui entravent les déplacements forment le canevas des échanges d’individus, de populations, et donc de patrimoines génétiques. Ainsi, le nombre d’espèces présentes sur un territoire ne tient pas seulement à la diversité des milieux qui composent ses paysages, mais aussi aux complémentarités, continuités et connexions qui organisent les éléments de ces mosaïques paysagères. La fragmentation des habitats dépend de la structure de la mosaïque paysagère (plus les milieux sont divers sur une superficie donnée, plus les habitats sont fragmentés), mais aussi des obstacles que représentent, pour de nombreuses espèces, les infrastructures, l’urbanisation, le mitage des zones constructibles, ou l’utilisation intensive de parcelles agricoles, à grand renfort d’engrais et de pesticides. Or, d’après la règle élaborée par MacArthur et Wilson sur la relation entre la superficie et la richesse spécifique des îles49, plus un habitat est petit, moins il contient d’espèces et plus les effectifs des populations qui l’utilisent sont faibles. Un type d’habitat, dispersé dans un paysage en de multiples petites taches, ne présente ainsi qu’une partie de la richesse spécifique qu’aurait un vaste habitat occupant la même superficie, mais d’un seul tenant. Dans les habitats trop exigus, les effectifs de certaines populations sont si faibles que leur diversité génétique est insuffisante pour qu’elles soient viables à terme : une excessive fragmentation représente donc une menace réelle. On sait que l’hétérogénéité spatiale est défavorable aux grands prédateurs (quoique les loups s’en accommodent assez bien), mais les espèces végétales (ainsi que les insectes aptères (sans ailes), les amphibiens et la faune du sol) en sont moins affectées et, certaines espèces inféodées à des lisières séparant des milieux différents prospèrent dans les paysages fragmentés. Mais on ne saurait saisir la dynamique des populations par le seul examen de la fragmentation de leurs habitats : « les fragments ne sont pas des îles, mais plutôt des éléments d’un paysage hétérogène50 ». D’abord, l’impact de la fragmentation sur les populations dépend de la taille et de l’éloignement des taches d’habitat ainsi que des possibilités de déplacement ou de dispersion que leur offrent les écosystèmes environnants. Ensuite, les fragments ne sont pas à l’abri des influences de la matrice paysagère dans laquelle ils s’inscrivent : les pesticides répandus sur des parcelles agricoles environnantes, les introductions d’invasives, les modifications de la circulation de l’eau (du fait de drainages ou de bétonnages), les pollutions d’origine industrielle modifient le fonctionnement des taches d’habitat et les capacités de survie des populations qui leur sont inféodées.

Réseaux écologiques et trame verte et bleue (TVB)51 Un réseau écologique est une représentation cartographique des connexions et des obstacles que présente un territoire aux déplacements entre les zones vitales où les populations d’une espèce donnée réalisent leur cycle de vie. Il s’agit de visualiser où il conviendrait, pour assurer l’avenir d’une espèce, de préserver, entre ces habitats, des milieux qui ne soient pas hostiles aux déplacements (ou à la dispersion) de ces spécimens, de maintenir des corridors écologiques ou de restaurer une continuité interrompue par une infrastructure. Cette notion est associée à celle de métapopulation. Il s’agit, pour une espèce donnée, d’un ensemble de populations dispersées dans l’espace, mais qui échangent de façon plus ou moins régulière, des spécimens, du pollen ou des spores, et donc des gènes. Grâce à de tels échanges, les populations (qualifiées de « populations-puits »), qui, pour diverses raisons, ont de faibles effectifs et un déficit démographique peuvent se maintenir et préserver un certain niveau de diversité génétique : elles bénéficient de l’apport d’individus issus de populations prospères et fécondes (appelées « populations-sources »). Une métapopulation ne peut maintenir tous les éléments qui la composent que si les distances entre les « sources » et les « puits » sont franchissables, et si les milieux qui les séparent sont perméables. Ainsi, pour chaque espèce, on peut concevoir et construire des réseaux écologiques qui tiennent compte de ses besoins vitaux et de son comportement, mais aussi de son mode de diffusion. Une telle construction n’est pas toujours facile, car on ne connaît pas le comportement précis de toutes les espèces, ni leur aptitude à se déplacer ou à se disperser à travers une matrice donnée (composée de milieux plus ou moins perméables). Elle est aussi approximative, dans la mesure où la démarche ne tient aucun compte des interactions entre les différentes espèces qui coexistent sur le territoire, alors que le comportement et les capacités de migration des spécimens (et des populations), dépendent de la présence d’espèces concurrentes, de proies ou de prédateurs. Un tel réseau écologique est ainsi composé d’habitats favorables à l’espèce (certains l’étant plus que d’autres) plus ou moins étendus, des continuités repérables dans la mosaïque paysagère où ils s’inscrivent, et des corridors écologiques qui sont susceptibles d’assurer les échanges lorsque l’environnement est, dans l’ensemble, peu perméable ou ouvertement hostile52. Il existe donc en principe autant de réseaux écologiques que d’espèces présentes sur un territoire donné. Et le réseau qui convient à une espèce n’est pas nécessairement adapté aux autres. En fait, ce genre de réseau monospécifique ne se conçoit que pour quelques métapopulations menacées. Pour donner un caractère plus opérationnel à cette notion, on est donc contraint de procéder par des constructions qui sont autant de simplifications (et d’approximations). On peut construire les réseaux pour des espèces ayant des habitats et des comportements spatiaux différents, mais dont il a été décidé de soutenir (ou de renforcer) la

dynamique – il s’agira alors, soit des espèces protégées, soit d’un sous-ensemble, judicieusement choisi, d’entre elles. Dans les deux cas, on s’applique à superposer les réseaux construits espèce par espèce, grâce à un système d’information géographique (SIG). Compte tenu des difficultés de telles opérations, on peut se contenter d’assurer des continuums entre grands types de milieux : il y aura, par exemple et selon les régions, des continuums forestiers, bocagers ou hydrologiques, des continuums d’espaces pastoraux, de zones humides et de marais, ou bien d’éboulis et de zones rocheuses. Toutes les populations ne bénéficient pas nécessairement des continuités ainsi mises en évidence (ou rétablies) et certaines, en raison de leur aptitude à effectuer de grands déplacements, peuvent fort bien s’en passer. Mais on peut supposer que de tels continuums sont de nature à favoriser les échanges au sein de nombreuses métapopulations. Une autre démarche consiste à se contenter d’assurer des continuités entre des espaces considérés comme riches en biodiversité et susceptibles de le rester en raison de leur statut de protection : cœurs de parcs nationaux, réserves naturelles, réserves biologiques de l’ONF, etc. Autant dire que le choix de la méthode est sujet à discussion, car il n’est pas évident qu’il soit plus souhaitable d’avoir une assez bonne précision pour un réseau élaboré à partir d’un petit nombre d’espèces, qu’une configuration plus approximative à partir de grands types de milieux ou d’espaces protégés qui concernent potentiellement un plus grand nombre d’espèces. Une difficulté supplémentaire intervient : si l’on prend en compte le changement climatique, il faut concevoir ces réseaux de façon à ne pas entraver l’adaptation des espèces par migration en direction du nord et des hauteurs. Il faut donc concevoir ces réseaux en assurant des connexions selon des gradients altitudinaux et latitudinaux. Dans tous les cas, on dispose d’une carte sur laquelle figurent des réservoirs de biodiversité, une matrice de communication (paysages jugés perméables) et des corridors, continus et linéaires ou discontinus (avec étapes relais). C’est autour de cette carte et des obstacles qui interrompent les continuités potentielles que l’on peut débattre des espaces à protéger en l’état, des connexions et des corridors à maintenir, à restaurer ou à créer, des implantations et des trajets d’infrastructures à éviter. Considérée comme l’un des « engagements phares » du Grenelle de l’environnement, inscrite dans les deux lois dites « Grenelle 1 » et « Grenelle 2 »53, la trame verte et bleue (tout comme la Stratégie paneuropéenne pour la protection de la diversité biologique et paysagère) est une application de la théorie des réseaux écologiques dans l’aménagement du territoire. La politique environnementale s’étant jusqu’alors focalisée sur la protection de certains « “îlots” de nature et d’activités humaines ayant des effets positifs, au milieu d’un “océan” de territoires qui se sont progressivement anthropisés, jusqu’à devenir parfois artificialisés ou utilisés de manière intensive et donc hostiles à la flore et à la faune sauvages54 », l’ambition de la trame verte et bleue est de préserver les continuités qui subsistent et de remédier à une excessive fragmentation, en restaurant des corridors écologiques. En principe, des réseaux écologiques peuvent être élaborés à différentes échelles. Le niveau local (communal ou intercommunal, vallée ou bassin-versant) convient aux espèces qui se déplacent sur de faibles distances : végétaux, amphibiens, insectes aptères, mollusques, etc. Pour les mammifères, oiseaux et insectes ailés, dès lors qu’ils ne sont pas inféodés à un type de milieu, l’aire s’élargit jusqu’à atteindre le niveau d’une région. Les réseaux hydrauliques (et donc les trames bleues) doivent même être appréhendés au niveau interrégional. Pour mettre ces réseaux en cohérence, on peut suivre une démarche ascendante (bottom-up) comme en région wallonne qui, dès la fin des années 1990, a privilégié l’élaboration de Plans communaux pour le développement de la nature avant d’examiner la façon dont ceux-ci pouvaient s’articuler55. La stratégie française a été, au contraire, de privilégier un niveau régional fortement encadré. Les régions sont invitées à élaborer un Schéma régional de cohérence écologique. Elles doivent faire en sorte que ce schéma soit compatible avec la prise en compte des continuités interrégionales, au niveau national, et cohérent avec les réseaux des pays frontaliers. Le niveau communal viendra par la suite : les municipalités devront prendre la TVB en considération dans les projets et documents d’aménagement et d’urbanisme. Le Muséum national d’histoire naturelle propose pour chaque région une liste d’« espèces déterminantes », établie par élagage de la « liste rouge » de l’UICN56. En utilisant les données du Système d’inventaire sur la nature et les paysages (SINP), de l’Inventaire national du patrimoine naturel (INPN) et d’autres ressources, le Muséum retient les espèces pour lesquelles chaque région a une responsabilité particulière sur l’ensemble du territoire57. Les comités régionaux de la TVB peuvent proposer d’ajouter à la liste quelques espèces emblématiques ou des espèces figurant sur une éventuelle « liste rouge » régionale. Après quelques allers et retours entre le Muséum et le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel (CSRPN), puis examen par le Conseil national de protection de la nature (CNPN), la liste est stabilisée. La trame verte et bleue associera trois éléments : des réservoirs de biodiversité, des corridors qui peuvent être de « type paysager », linéaires ou discontinus, et, au besoin, des zones de transition susceptibles de protéger les réservoirs d’influences néfastes. Les réservoirs devront obligatoirement comprendre les espaces protégés présents sur le territoire : cœurs de parcs nationaux, réserves naturelles (nationales et régionales), zones humides d’intérêt écologique particulier (ZHIEP), réserves biologiques de l’ONF, biotope protégé par arrêtés préfectoraux,…, quelle qu’en soit la superficie. Cette assimilation des aires protégées (au-delà de la diversité de leurs statuts et des mesures de protection dont elles bénéficient) à des réservoirs de biodiversité a de quoi surprendre. En effet, rien ne prouve qu’il n’existe pas, en dehors des espaces protégés, des réservoirs de biodiversité particulièrement riches.

On est bien loin de l’expérience wallonne, telle que l’a analysée Catherine Mougenot58. Les Plans communaux de développement de la nature ont mis en place des forums de citoyens intéressés et concernés, chargés de contribuer à l’élaboration d’une carte du réseau écologique au niveau de chaque commune et de formuler des propositions pour préserver – ou restaurer – ce réseau. Ce sont les membres des forums qui, en fonction de la diversité de leurs intérêts et grâce à leur connaissance d’un milieu familier, s’engagent à reconfigurer leur territoire. Il s’agit donc de prendre soin « de la nature susceptible d’être gérée par tout le monde, où la totalité de l’espace peut et doit être prise en compte59 ». Cela aboutit certes à de « petits projets », qu’il faut ensuite articuler avec ceux des communes voisines. C’est pourquoi cette action en faveur des continuités écologiques est « toujours en train de se faire60 », ce qui, selon Catherine Mougenot, est facilité par le fait que l’élaboration des plans favorise l’émergence de nouvelles formes de sociabilité, modifiant et recomposant les alliances et oppositions entre les habitants. Une autre différence tient à ce que la stratégie wallonne conduit à « prendre soin de la nature ordinaire », alors que la trame verte et bleue réintroduit du remarquable : la plupart des espèces déterminantes sont issues de la « liste rouge » de l’UICN et jugées « patrimoniales » par le Muséum ; les réservoirs sont des espaces protégés en raison de leur caractère remarquable, voire exceptionnel. Peut-être cela n’est-il pas sans rapport avec le fait qu’en Wallonie on a opté pour une démarche bottom-up et participative, alors que la France a tenu à faire dériver les trames de connaissances scientifiques prétendument stabilisées et dans le respect de statuts juridiques, selon une démarche top-down. D’un côté, on a fait confiance à la confrontation entre des savoirs scientifiques et naturalistes et les connaissances empiriques des habitants, comme aux capacités d’apprentissage des uns et des autres ; de l’autre, on n’a fait confiance qu’à ceux qui sont censés savoir (scientifiques, informaticiens, juristes, aménageurs) et/ou savoir gérer. Il a donc fallu s’appuyer sur des méga-outils (bases de données sur les espèces et les habitats) et des expertises croisées ; or les données sont bien plus précises, nombreuses et disponibles sur la nature remarquable que sur la nature banale. Tout se passe comme si une démarche pertinente, qui devrait, tout en améliorant les règles de l’aménagement, favoriser le maintien de la diversité biologique, avait été gâchée par une excessive rigidité technocratique. Quant aux municipalités, elles seront invitées à prendre en considération des trames à l’élaboration desquelles elles n’auront quasiment pas pris part. Mais remarquons que prendre en considération est moins contraignant qu’assurer la conformité des documents avec la TVB, ce qui reste moins contraignant que si la TVB était « opposable » aux décisions d’aménagement et d’urbanisme. En fin de compte, ce chantier risque de n’avoir qu’un effet limité. Pour justifiée qu’elle soit, la solidarité écologique aura bien du mal à s’inscrire en pratique sur le territoire.

Naturalité La question de la wilderness n’a pas été sans écho en Europe. Christian Barthod remarquait en 2010 : Certaines ONG européennes ont fait de la libre expression des processus naturels forestiers sur un pourcentage significatif du territoire forestier européen, leur cheval de bataille […]. La question du « retour des grands prédateurs » a également beaucoup fait pour reposer aux niveaux nationaux et communautaires la question des territoires pouvant les accueillir61.

Le 3 février 2009, le Parlement européen adopta une résolution invitant la Commission à concevoir une stratégie visant à « développer les zones de nature vierge ». En France, l’évolution de la politique de protection de la nature (voir le chapitre précédent) est contestée par de nombreux naturalistes militants (et une partie des gestionnaires d’espaces protégés) qui estiment qu’il conviendrait, dans les cœurs de parcs nationaux et les réserves, de limiter les interventions humaines, et de laisser les paysages évoluer selon leurs dynamiques naturelles. S’agit-il de la transposition, dans le contexte européen, des controverses analysées au premier chapitre ? Ceux qui, en France, demandent que la politique de protection laisse la plus large place à la naturalité ne se focalisent pas sur de vastes espaces de nature prétendument vierge. D’ailleurs où les trouveraient-ils ? S’ils ne manquent pas d’admirer la forêt primaire de Białowieża, en Pologne, ils savent bien qu’il n’y a plus de wilderness en France. Ce qu’ils entendent maintenir et protéger, c’est sans doute quelques milieux « à haut degré de naturalité », mais aussi ce que Jean-Claude Génot et Annick Schnitzler, qualifient de « nature férale »62. Les parcelles abandonnées à la friche par l’agriculture et le pastoralisme, les peuplements forestiers spontanés du fait de la déprise agricole ; les forêts anciennes qui ne sont plus entretenues depuis des décennies. Ce pourrait être aussi les territoires jadis aménagés pour des ensembles industriels et désertés pour d’autres lieux. Le plaidoyer d’Annick Schnitzler et Jean-Claude Génot en faveur des délaissés, des marges de la mise en valeur, des vieilles forêts encombrées de bois morts, des friches agricoles ou industrielles, rejoint le point de vue de bien des militants de la protection de la nature, convaincus qu’il faut laisser « la nature reprendre ses droits » là où ont cessé les activités humaines. Cependant, tous savent pertinemment qu’il ne s’agit pas d’une « nature vierge », mais de différents stades des successions secondaires qui s’installent sur les ruines d’une mise en valeur passée, dont les trajectoires dépendront des pratiques qui leur avaient été appliquées et qui en porteront la marque longtemps encore. « La naturalité, écrit ainsi Jean-Claude Génot, n’attribue

pas plus de valeur à l’espèce rare qu’à l’espèce commune, à l’espèce autochtone qu’à l’espèce exotique. Elle accorde plus de valeur aux processus dynamiques qu’à un état donné. Elle attribue […] une forte valeur intrinsèque à la spontanéité des processus63. » Pour les défenseurs de la naturalité, il ne convient pas de gérer la biodiversité, mais de réserver à la nature sauvage (ou, plus exactement, à la nature ensauvagée) la plus large place. On retrouve dans les écrits de Jean-Claude Génot, comme dans ceux plus anciens de Robert Hainard et de François Terrasson64, l’idée que le sauvage est la quintessence du naturel et qu’il faut donc, comme le préconisent les défenseurs américains de la wilderness, « sauver le sauvage ». Ainsi, au-delà de ce qui les différencie, il existe une inspiration commune entre ces auteurs et ceux qui font l’apologie de la wilderness, et qui ont résisté à sa déconstruction. De même, pour certains d’entre eux, préserver le sauvage, cette nature spontanée et imprévisible, c’est aussi, comme l’écrivait Henry David Thoreau, préserver le sauvage qui est en nous, cultiver cette aspiration à la liberté, commune à tous les êtres vivants65. Annick Schnitzler et Jean-Claude Génot, qui entendent s’inscrire dans la continuité de Thoreau (mais aussi de John Muir et d’Aldo Leopold), félicitent ainsi un auteur contemporain d’avoir « fait un parallèle entre la perte de nature sauvage face à une société qui veut mettre en valeur tous les territoires et notre perte de liberté face à un monde qui glorifie la concurrence. […] “S’il est des socialisations nécessaires à l’orientation culturelle de chacun, il paraît nécessaire de ne pas se laisser parfaitement domestiquer de bout en bout : conserver sa part de broussailles, de solitude créatrice, de dissidence”66 ». Ces auteurs mêlent explicitement arguments scientifiques et discours sensible67. Comme Robert Hainard et François Terrasson, Annick Schnitzler et Jean-Claude Génot décrivent ce que les espaces ensauvagés ont de fascinant, de surprenant et de varié. Leur plaidoyer n’est pas sans évoquer les thèses de Gilles Clément qu’ils citent d’ailleurs. À côté des aires protégées, des espaces aménagés et mis en valeur, nous avons vu que Gilles Clément invitait à prendre en considération le « Tiers paysage68 », à savoir les terrains délaissés, abandonnés à leur dynamique naturelle, à la campagne, en ville ou en milieu périurbain. La nature compose spontanément ces végétations, qui sont autant de jardins sauvages : « Le long de certaines routes, on rencontre des jardins involontaires. La nature les a faits. Ils n’ont pas l’air d’être sauvages et, pourtant ils le sont. Un indice, une fleur particulière, une couleur vive, les démarquent du paysage69. » Dans ses jardins, le but de Gilles Clément est de promouvoir une grande diversité floristique, animée par une grande variété d’insectes. La méthode est de se laisser guider par les processus naturels, de les infléchir juste assez pour susciter d’éphémères compositions florales : C’est un paysage de lande qui m’a inspiré la théorie du jardin en mouvement […]. Le mouvement de jardin que je propose s’inspire de la friche qui pousse vers la forêt. Je l’accompagne en la jardinant, j’humanise la friche, je la rends vivable pour les hommes mais avec toutes ses richesses spécifiques70.

Étroite association d’un savoir écologique et d’un amour de la diversité, de la mouvance, de l’éphémère et du sauvage, l’œuvre de Gilles Clément invite justement à apprécier la nature férale, ce Tiers paysage ensauvagé. Mais, à la différence de Gilles Clément lorsqu’il suit la dynamique spontanée de ses végétations de friche et l’interrompt avant l’installation d’un couvert d’essences forestières, Annick Schnitzler et JeanClaude Génot semblent surtout aimer, dans ces parcelles enfrichées, ce qu’elles deviendront bien plus tard : des peuplements forestiers qui suivront leur destin. S’ils disent la beauté des friches, ils aiment surtout les forêts anciennes et font l’éloge de l’arbre mort. On peut ainsi leur reprocher un goût trop exclusif pour les paysages fermés, alors que rien n’interdit de partager leur attirance pour les friches et les sombres forêts, tout en appréciant les paysages ruraux lorsqu’ils n’ont pas été banalisés par l’agriculture productiviste. Agraires, bocagers ou pastoraux, ces paysages sont aussi d’une grande diversité. Ils méritent d’autant plus d’être protégés qu’ils sont menacés (aussi bien par l’agriculture productiviste que par la déprise agricole) et qu’ils représentent un patrimoine naturel et culturel. Inversement, ce n’est pas parce que l’on désire sauver les cultures en terrasses, les prés d’altitude fleuris, les bocages ou prés-bois de mélèzes, que l’on n’apprécie pas les milieux et les paysages ensauvagés. Dans l’Almanach d’un comté des sables, Aldo Leopold élabore une esthétique de la nature71. Mais il la disperse au fil du texte, alors qu’il expose l’essentiel de son éthique dans un chapitre. Bien qu’il ait multiplié les descriptions de nature sauvage, revendiqué la création de réserves intégrales, et présenté la vie solitaire dans la wilderness comme l’expérience la plus accomplie d’une relation à la nature, il invite aussi à découvrir et à aimer les richesses modestes, cachées au regard inattentif, celles d’une nature banale. Partout, on peut admirer des scènes et des paysages sensibles (c’est-à-dire visuels, auditifs et olfactifs), précieux par leur évanescence même. L’expérience esthétique à laquelle Leopold invite ses lecteurs peut certes s’ancrer dans l’impressionnante architecture des montagnes Rocheuses, dans la luxuriance des forêts tropicales ou dans le Yellowstone. Mais elle peut aussi être vécue le long d’un chemin de campagne en bordure d’un pré, dans le bosquet où poussent parfois quelques cèpes ou dans un terrain vague de banlieue : « elle ennoblit les milieux communs, elle porte la beauté, des hautes montagnes à chez soi72 ». Tout comme François Terrasson, Jean-Claude Génot et Annick Schnitzler aspirent à ces espaces en libre évolution, sans usages et pratiquement sans hommes. Ils affirment que c’est avec cette nature insoumise

que les sociétés modernes veulent en finir et que ceux qui l’apprécient sont largement minoritaires. Ils se heurtent en particulier à l’hostilité des gens du lieu, en particulier des agriculteurs et éleveurs, vis-à-vis de tout ce qui est sauvage ou qui s’ensauvage. De même que les friches industrielles symbolisent, aux yeux des anciennes familles ouvrières (comme des habitants et des commerçants du voisinage), le chômage, la crise économique, la jeunesse désœuvrée, la fin de façons de vivre et de manières d’être, la progression des friches et des boisements spontanés sur des terroirs qui furent cultivés, symbolise aux yeux des agriculteurs et des résidents résiduels, la déprise agricole, la « désertification », la misère sociale des hameaux dépeuplés. Nous avons certes pu constater que, sur le plateau de Millevaches, dans les Dômes, en Margeride comme dans les Cévennes, les habitants – les paysans au premier chef – déploraient les stigmates de la déprise actuelle, mais ne voyaient plus guère les traces des abandons passés, ou faisaient mine de les oublier. Ils se sont accommodés de ces anciennes friches (aujourd’hui des bois et des forêts) qui avaient peut-être jadis offensé le regard de leurs parents. Si le sauvage est déprécié, le domestique est incontestablement valorisé. Il nous est arrivé de demander à des agriculteurs ce qu’était, à leurs yeux « un beau terroir ». Les réponses furent systématiquement « un terroir bien tenu ». Des parcelles « propres », des prairies sans trop de refus73, des chemins bien entretenus. Au paysage ensauvagé des Cévennes actuelles, les vieilles gens du pays préfèrent l’image qu’ils ont gardée des châtaigneraies de jadis. Sans doute cette valorisation de la propreté a-t-elle une dimension éthique. Dans des sociétés où l’on est constamment sous le regard des autres, une propriété « bien tenue » signifie à la fois que l’on ne rechigne pas à la tâche et que l’on se préoccupe de son patrimoine, qualités prisées dans une civilisation qui valorise le travail et la propriété. Cette injonction de faire en sorte que le propre soit propre a indubitablement orienté les préférences esthétiques des paysans. Mais, s’ils aiment les terroirs « bien tenus », et n’ont que peu d’attrait pour le spectacle de la nature dans ce qu’elle a de plus sauvage, les agriculteurs ne détestent pas, loin de là, les marges, les espaces ni cultivés ni sauvages, qui sont pour eux un ailleurs familier74. Il y a là, sans doute, cette « sagesse » qu’a saisie Michel Serres, fils de paysan, petit-fils d’éclusier, arrière-petit-fils de cultivateur, au retour d’un séjour en Chine (voir le chapitre 2) et qui revient à ne pas tout soumettre à la rationalité productive, à faire la part de la nature comme l’on fait la part du feu. Mais il y a aussi un goût, presque une tendresse, pour ces espaces négligés, où l’on cueillait jadis les simples, où l’on cherche des cèpes, des coulemelles ou des morilles, où l’on récolte encore un peu de bois, où l’on va chasser ou piéger les oiseaux. Nous en trouvons trace dans presque tous nos cahiers d’enquête. Sans doute serait-il ainsi possible de faire accepter aux gens du lieu des espaces en libre évolution, si on ne leur interdisait pas en outre d’y cueillir et d’y chasser. L’ennui, c’est que bien des adeptes de la naturalité, infidèles en ceci à Aldo Leopold, réprouvent par principe chasses et cueillettes. Les arguments scientifiques qui viennent à l’appui de leur thèse méritent tout autant l’examen. Certes, les développements récents de l’écologie permettent de concevoir des activités humaines favorables à la nature : pour la diversité biologique de nombreux milieux, il est même souhaitable de jardiner la nature. Mais il serait excessif d’adopter un parti pris systématiquement interventionniste. Comme le remarque pertinemment Jean-Claude Génot, « la nature sait aussi très bien faire de la diversité, car pour elle la diversité apparaît comme une nécessité fonctionnelle75 ». La naturalité (comme l’a été la wilderness dans la récente controverse) peut ainsi être justifiée, même dans le cadre conceptuel de l’écologie contemporaine – en dépit de l’abandon de la notion de climax et de l’adoption de la biodiversité comme objectif de l’action. On peut en effet contester l’idée selon laquelle des espaces qui s’ensauvagent ou des forêts abandonnées auraient une faune et une flore significativement moins riches et une structure paysagère plus monotone que des milieux et des peuplements forestiers entretenus. Prenons les successions qui se développent spontanément sur les espaces en déprise agricole. Admettons qu’un milieu qui se ferme passera par des stades successifs qui présenteront une diversité biologique décroissante, jusqu’à l’établissement à long terme d’un peuplement forestier. L’argument de cette tendance naturelle à la banalisation d’une flore et d’une faune relativement pauvres, aboutissant à un paysage monotone vaut sans doute pour une parcelle, mais il ne convient guère à un paysage. Les abandons de la mise en valeur n’étant pas synchrones, on obtiendra une mosaïque de milieux, à des stades évolutifs différents. En outre, les itinéraires des milieux qui se fermeront, différeront selon l’utilisation agronomique antérieure de chaque parcelle. Le paysage présentera ainsi un assemblage relativement complexe d’écosystèmes. Enfin, des perturbations comme le feu, les invasions de ravageurs, et les événements climatiques extrêmes (foudre, tornades et tempêtes) peuvent, sur le long terme, réamorcer par places des séries évolutives et maintenir une certaine diversité de la mosaïque paysagère. Grâce à cette « dynamique de patch », on retrouve donc, pour peu que l’on accepte de laisser le temps au temps, une imbrication de différents écosystèmes qui, avec leurs écotones76, assureront la présence sur l’ensemble du paysage d’une flore et d’une faune relativement riches. Nul doute que les itinéraires spontanés de milieux qui furent jadis ouverts, mais qui se ferment du fait de l’abandon de pratiques agricoles ou pastorales, tout autant que les trajectoires d’écosystèmes forestiers qui ne sont plus exploités, constituent des sujets de recherche féconds, susceptibles de nous aider à mieux comprendre le rôle des stress et des perturbations naturelles dans la dynamique des communautés biotiques. L’évolution spontanée laisse une place à l’inconnu, à la réaction des espèces, des milieux et des paysages aux modifications inédites de leur environnement, ce qu’il conviendrait d’étudier pour mieux

appréhender les conséquences du changement climatique sur la biodiversité. Pour toutes ces raisons, il est souhaitable qu’une proportion non négligeable du territoire soit composée de friches, de boisements spontanés et de vieilles forêts laissés en libre évolution.

Une autre politique de protection ? Les porte-parole de la naturalité critiquent la politique actuelle de protection de la nature, invitent à cesser de lutter systématiquement contre la fermeture des milieux et l’ensauvagement des campagnes. Ils demandent qu’on laisse en paix friches, broussailles et forêts spontanées. Protéger la nature ne serait donc pas la gérer, mais bien plutôt « imaginer une autre approche, non plus de domination et de maîtrise, mais d’humilité et de refus de contrôle afin de permettre l’épanouissement de la nature77 ». Aussi Jean-Claude Génot épingle-t-il avec verve les « gesticulations écologiques78 » des gestionnaires et l’« activisme écologique » des associations de protection de la nature. Tout y passe : la gestion conservatoire, les travaux d’entretien ou de restauration de milieux, la régulation des prédateurs, les réintroductions d’espèces, la lutte contre les invasives, etc. Pour radicale qu’elle soit, cette critique a le mérite d’insister sur la multiplicité des démarches de protection, avec leur empilement excessif de lois, de mesures et de règlements dans lequel les habitants, agriculteurs, forestiers, aussi bien que les gestionnaires, ont bien du mal à se retrouver. Cela explique peut-être la faveur de la naturalité auprès des gestionnaires de terrain : mieux vaut laisser la nature à son évolution spontanée que ce fatras technocratique ! Sur la question des invasives, sur celle des réintroductions et sur certaines opérations de réhabilitation qui frisent l’« industrie du faux »79, nous ne sommes pas loin de partager ce point de vue. Mais, si le désir de voir et de fréquenter une nature sauvage est légitime, celui de « jardiner la nature » l’est tout autant. Pourquoi mettre en scène une opposition frontale entre ceux qui, par passion pour les milieux ouverts, seraient tous hostiles aux friches et ne saisiraient pas l’intérêt de disposer d’espaces en dynamique naturelle, et ceux qui invitent à laisser systématiquement les successions secondaires se développer librement et à s’émerveiller des surprises que les processus naturels ne manqueront pas de nous offrir ? Pourquoi ne pas opter pour l’un et l’autre ? Comme s’il n’était pas cohérent de vouloir, en certains lieux, lutter contre la fermeture du paysage et dans d’autres circonstances, ou d’autres lieux, laisser les milieux évoluer librement ? N’est-ce pas la solution retenue pour l’ancienne gare de triage de Südgelände à Berlin ? Si l’on admet que la protection se justifie par la menace qui pèse sur certains écosystèmes (ou certaines espèces), on devrait pouvoir s’entendre pour préserver des milieux et des paysages ouverts, entretenus par des pratiques agricoles ou pastorales lorsqu’ils sont menacés par la déprise agricole. Car la déprise a pris une telle ampleur, dans certaines régions, que la nature férale n’y est pas menacée, loin s’en faut. À l’origine des divergences entre les tenants de la naturalité et les gestionnaires de la biodiversité se trouvent deux conceptions différentes de ce qui distingue la nature de l’artifice. Aux yeux des premiers, il y a artificialisation dès qu’il y a une intervention technique de l’homme. La nature n’est authentique que lorsqu’elle ne dépend pas des hommes, qui n’ont aucune prise sur elle (ou si peu). Le domaine de l’artifice comprend non seulement les objets techniques et les infrastructures que construisent, et dont s’entourent les sociétés humaines, mais aussi tous les êtres naturels et tous les milieux plus ou moins instrumentalisés : les prairies pâturées, les champs cultivés, les forêts soumises à diverses pratiques sylvicoles… et même les espaces dits « naturels » dès lors qu’ils sont protégés, gérés et contrôlés, car « gérer la nature, comme l’écrit Jean-Claude Génot, c’est forcément la dénaturer80 ». Le monde est divisé en deux domaines bien distincts : la nature, source du bien, et l’artifice que l’on déplore (surtout s’il est utilisé au nom de la conservation de la nature). Pour les gestionnaires de la biodiversité, la nature et l’artifice constituent deux pôles entre lesquels se situent pratiquement tous les objets et tous les milieux qui nous environnent. Il n’y a pas deux domaines distincts, mais un continuum selon différents degrés d’artificialisation. Nous vivons entourés de milieux hybrides, productions conjointes des activités humaines et des processus naturels. Plus les activités humaines ont respecté les processus naturels, plus on se rapproche de la nature, avec laquelle il a bien fallu composer ; inversement, plus on a négligé les contextes et les processus naturels, et plus on s’oriente vers l’artifice. L’essentiel est de décider où placer le curseur. Dans les espaces protégés, il est logique qu’il soit placé au plus près du naturel (soit en promouvant des pratiques agricoles, sylvicoles et pastorales respectueuses des processus naturels, soit en utilisant des techniques de génie écologique, soit enfin par l’absence de toute intervention technique sur certains espaces et milieux). S’il est souhaitable de prendre en considération la naturalité, et de faire place au désir de sauvage, le point de vue de ceux qui s’en font les porte-parole a le double inconvénient d’être trop exclusif et de s’abstenir, en dépit de quelques allusions de Jean-Claude Génot à une « gestion écologique du territoire », de toute réflexion sur les techniques. Or, si l’on se propose de limiter l’érosion de la biodiversité sur l’ensemble du territoire, et si l’on s’entend à débattre de l’environnement naturel auquel les sociétés humaines aspirent, il faut bien s’engager dans une réflexion sur l’action technique.

1. Patrick BLANDIN, « La biodiversité, substitut technocratique de la nature ? », loc. cit. 2. En l’enrichissant de compléments et de nouvelles références, nous reprenons ici l’argumentation et parfois des formulations parues dans : Raphaël LARRÈRE, « Y a-t-il une bonne et une mauvaise biodiversité ? », in Hicham-Stéphane AFEISSA (dir.), Écosophies, la philosophie à l’épreuve de l’écologie,

Éd. M.F., Paris, 2009, p. 149-165. 3. Charles Sutherland ELTON, The Ecology of Invasions by Animals and Plants, Methum & Co, Londres, 1958. 4. Dont les deux programmes Invabio lancés par le ministère de l’Environnement en France en 2001 et 2003, qui ont financé une trentaine de projets. La synthèse de ces programmes a été publiée : Robert BARBAULT et Martine ATRAMENTOWICZ (dir.), Les Invasions biologiques, une question de natures et de sociétés, Quæ, Versailles, 2010. 5. Par exemple, Peter M. VITOUSEK, Carla M. D’ANTONIO et Loyde L. LOOPE, « Biological invasions as global environment change », American Scientist, nº 84, 1996, p. 468-478. 6. Daniel SIMBERLOFF, « Non-native species do threaten the natural environment ! », Journal of Agricultural and Environmental Ethics, nº 18, 2005, p. 595-607. Daniel Simberloff est professeur d’écologie à l’université du Tennessee, où il dirige l’Institute for biological invasions. 7. Godfrey M. HEWITT, « Postglacial re-colonisation of European biota », Biological Journal of the Linnean Society, vol. 68, sept. 1999, p. 87-112. 8. Jean-Nicolas BEISEL et Christian LÉVÊQUE, Introductions d’espèces dans les milieux aquatiques. Faut-il avoir peur des invasions biologiques ? Quæ, Versailles, 2010. L’hydrobiologiste Jean-Nicolas Beisel est spécialiste de la dynamique des populations ; l’écologue Christian Lévêque s’est spécialisé dans l’étude des milieux aquatiques continentaux. 9. Le silure glane, qui peut mesurer jusqu’à 2,5 mètres de long et peser 100 kilos frappe l’imagination. On lui a attribué les pires comportements : il éliminerait les poissons carnivores, mangerait des canards ; certains auraient mangé des chiens ou attaqué des pêcheurs dans leur barque. En fait, les spécialistes ont montré que le silure ne se nourrissait que des poissons et crustacés qui fréquentent comme lui les fonds vaseux. De ce fait, il ne concurrence pas les carnivores comme la perche, le brochet et le sandre. Mieux, il se pourrait qu’il ait un rôle fonctionnel intéressant en « débarrassant » les lacs et cours d’eau des brèmes et surtout des écrevisses américaines, porteuses saines d’une maladie cryptogamique qui a décimé les écrevisses européennes. 10. Les espèces s’adaptent aux changements climatiques soit par sélection naturelle de génotypes (présents dans certaines de leurs populations) accordant une plus grande plasticité phénotypique et/ou une plus grande tolérance aux nouvelles conditions climatiques, soit en migrant vers les climats qui leur conviennent. 11. Il y eut plusieurs tentatives d’introduction depuis 1788 (juste après le débarquement des premiers colons), mais avec des lapins domestiqués qui ne parvinrent pas à subsister. C’est en 1859 que Thomas Austin introduisit douze couples de lapins sauvages qui eurent pour descendance les millions de lapins présents sur l’île à la fin du XIXe siècle. Voir Catherine MOUGENOT et Lucienne STRIVAY, Le Pire Ami de l’homme. Du lapin de garenne aux guerres biologiques, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, Paris, 2011. Sociologue et docteur(e) en sciences de l’environnement, Catherine Mougenot est chercheuse à l’université de Liège, où Lucienne Strivay enseigne l’anthropologie de la nature. 12. Ibid., p. 65-66. 13. Ibid., p. 65. 14. Famille, très prisée des aquariophiles, de l’ordre des perciformes auquel appartiennent les perches. Elle compte environ 1 600 espèces, dont 300 sont endémiques du lac Victoria. 15. Tijs GOLDSCHMIDT, Le Vivier de Darwin. Un drame dans le lac Victoria (trad. par Micheline Goche), Seuil, Paris, 2003 [1994]. 16. Belin, Paris, 1997. 17. Professeur émérite de biologie à l’université de York, Mark H. Williamson est l’auteur d’une synthèse sur les invasions d’espèces : Biological Invasions, Chapman & Hall, Londres, 1996. 18. Éric TABACCHI, Anne-Marie PLANTY-T ABACCHI et Serge MULLER, « Incidences sur les communautés et les écosystèmes », in Robert BARBAULT et Martine ATRAMENTOWICZ (dir.), Les Invasions biologiques, une question de natures et de sociétés, op. cit., p. 45-63. 19. Jared DIAMOND, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire (trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat), Gallimard, Paris, 2007. 20. David RICHARDSON et alii, « Naturalization and invasion of alien plants : concepts and definitions », Diversity and Distributions, nº 6, 2000, p. 93-107. David Richardson, professeur d’écologie à l’université de Stellenbosch en Afrique du Sud, est membre de l’UICN, où il se spécialise dans la question des invasions biologiques. 21. Jean-Claude LEFEUVRE, Les Invasions biologiques. Un danger pour la biodiversité., Buchet Chastel, Paris, 2013, p. 219. Professeur émérite du Muséum national d’histoire naturelle, Jean-Claude Lefeuvre préside le comité permanent du Conseil national de protection de la nature (CNPN). Il est l’un des pionniers de l’écologie des paysages en France. 22. Alain DUTARTRE, Jacques HAURY et Anne-Marie PLANTY-T ABACCHI, « Introduction de macrophytes aquatiques et riverains dans les hydrosystèmes français métropolitains », Bulletin français de la pêche et de la pisciculture, nº 344-345, 1997, p. 407-426. 23. Voir Éric TABACCHI et Anne-Marie PLANTY-T ABACCHI, « Des espèces naturalisées et des invasions biologiques », in Lisa GARNIER (dir.), Entre l’homme et la nature, une démarche pour des relations durables, Unesco, Paris, 2008, p. 54-57. 24. Philippe CLERGEAU, Pierre YESSOU et Céline CHADENAS, Ibis sacré. Expertise collective sur les problèmes posés par les populations introduites en France métropolitaine, INRA-SCRIBE, Rennes, 2005. 25. Loïc Marion, cité par Jean-Nicolas BEISEL et Christian LÉVÊQUE, Introductions d’espèces dans les milieux aquatiques, op. cit., p. 181. 26. Une campagne d’éradication a néanmoins été lancée en 2008 en Bretagne et Vendée (3 000 oiseaux avaient été tués fin 2009), soulevant des contestations véhémentes de la part du Collectif pour la protection de l’ibis de Bretagne, si bien que la controverse s’est déplacée sur le terrain politique : le collectif, reprochant à certains ornithologues d’intriguer auprès des préfets pour obtenir des autorisations de tir en l’absence de tout débat public, intente des recours en rappelant que l’ibis sacré est protégé par la convention de Berne dont la France est signataire. 27. Jean-Nicolas BEISEL et Christian LÉVÊQUE, Introductions d’espèces dans les milieux aquatiques, op. cit., p. 198. 28. Robert BARBAULT, « Invasions biologiques », in Dictionnaire de l’écologie, Albin Michel, Paris, 1999, p. 725-732. 29. Ibid. 30. En présence de nitrates, le chiendent maritime synthétise une molécule osmoprotectrice qui permet à la plante de résister à des taux de salinité élevés. Quant à l’obione, c’est un arbrisseau comestible au goût salé et à la consistance croquante. 31. Pierre JOLY et Michel PASCAL, « Les leçons de l’évolution biologique », in Robert BARBAULT et Martine ATRAMENTOWICZ (dir.), Les Invasions biologiques, une question de natures et de sociétés, op. cit., p. 34. Pierre Joly et Michel Pascal sont spécialistes de l’écologie des systèmes fluviaux. 32. Mark WILLIAMSON, Biological Invasions, op. cit. 33. Daniel SIMBERLOFF et Leah GIBBONS, « Now you see them, now you don’t. Populations crashes of established introduced species », Biological Invasions, nº 6, 2004, p. 161-172. 34. Robert H. MACARTHUR et Edward O. WILSON, « An equilibrium theory of insular zoogeography », Evolution, nº 117, 1963. 35. Pierre JOLY et Michel PASCAL, « Les leçons de l’évolution biologique », loc. cit., p. 17. 36. Gilles CLÉMENT, Éloge des vagabondes. Herbes, arbres et fleurs à la conquête du monde, Nil, Paris, 2002, p. 81-82. 37. Ainsi qu’une espèce de tilapias (Orechromis niloticus) qui est un genre particulier de cichlidé et ressemble à une carpe. 38. Jean-Nicolas BEISEL et Christian LÉVÊQUE, Introductions d’espèces dans les milieux aquatiques, op. cit., p. 130. 39. Processus qui s’engage dans des lacs recevant des effluents riches en phosphore et en azote (issus donc de l’agriculture intensive) et dont les eaux se renouvellent lentement. Il se traduit par une croissance excessive des algues et plantes aquatiques, et un épuisement de l’eau en oxygène en raison d’une importante activité des bactéries aérobies des fonds vaseux. 40. Jean-Claude LEFEUVRE, Les Invasions biologiques, op. cit., p. 247-248. 41. Gilles CLÉMENT, Éloge des vagabondes, op. cit., p. 187. 42. Jean-Claude GÉNOT, Quelle éthique pour la nature ?, op. cit., p. 128-138. 43. Fin 2013, trois parcs étaient parvenus à faire valider leur charte (les Écrins, les Pyrénées et le Mercantour). Dans les trois cas, les trois quarts des communes ont adhéré à cette charte. 44. Raphaël MATHEVET, « Exploration des fondements », in INEA, Contenu et limites du concept de solidarité écologique dans les parcs nationaux, Parcs nationaux de France, Montpellier, 2009, p. 7-36. Sociologue, Raphaël Mathevet est chercheur au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (CEFE) de Montpellier. 45. Voir aussi Maris-Claude BLAIS, La Solidarité. Histoire d’une idée, Gallimard, Paris, 2007. 46. Raphaël MATHEVET, « Exploration des fondements », loc. cit., p. 16 ; idem, La Solidarité écologique. Ces liens qui nous obligent, Actes Sud, Arles, 2012. 47. Aldo LEOPOLD, Almanach d’un comté des sables, op. cit., p. 256. 48. John THOMPSON, Marc CHEYLAN et Olivia DELANOË, « Des fondements scientifiques pour le concept de solidarité écologique », in INEA, Contenu et limites du concept de solidarité écologique dans les parcs nationaux, op. cit., p. 81-141. 49. Robert H. MACARTHUR et Edward O. WILSON, « An equilibrium theory of insular zoogeography », loc. cit. 50. John THOMPSON, Marc CHEYLAN et Olivia DELANOË, « Des fondements scientifiques pour le concept de solidarité écologique », loc. cit., p. 90. 51. Nous nous contentons ici d’une présentation critique sommaire de documents extraits de la Proposition issue du Comité opérationnel trame verte et bleue en vue des orientations nationales pour la préservation et la remise en état des continuités écologique éditée en juillet 2010 : « Choix stratégiques de nature à contribuer à la préservation et à la remise en bon état des continuités écologiques » (document 1) ; « Guide méthodologique identifiant les enjeux nationaux et transfrontaliers relatifs à la préservation et à la remise en bon état des continuités écologiques et comportant un volet relatif à l’élaboration des Schémas régionaux de cohérence écologique » (document 2). Pour mémoire, le document 3 est intitulé « Prise en compte des orientations nationales pour la préservation et la remise en bon état des continuités écologiques par les grandes infrastructures linéaires de l’État et de ses Établissements publics ». Nous utiliserons ensuite dans les notes les abréviations document 1 TVB et document 2 TVB. 52. Nous nous sommes contentés d’une description schématique d’un réseau. Les spécialistes distinguent les zones modales, les zones d’extension, les

zones de développement, les zones tampons, les marges complémentaires, les corridors sans obstacle, les corridors avec biotope relais, etc. 53. La loi dite « Grenelle 1 », du 3 août 2009, instaure la création d’une trame verte et bleue en 2012. La loi dite « Grenelle 2 », du 12 juillet 2010, prévoit l’élaboration d’orientations nationales pour la préservation et la remise en état des continuités écologiques ; ces dernières doivent être prises en compte par des Schémas de cohérence écologiques élaborés par les régions et l’État. 54. Document 1 TVB, p. 6. 55. Catherine MOUGENOT, Prendre soin de la nature ordinaire, op. cit. 56. Liste des espèces que l’UICN a identifiées comme plus ou moins menacées sur le territoire national. Il existe aussi des « listes rouges » régionales. 57. Cette responsabilité est définie par la proportion relative de l’espèce (en effectifs, stations ou aires de répartition) sur le territoire régional par rapport au niveau national. Si la région représente 5 % du territoire national, seront retenues les espèces dont plus de 5 % des effectifs (ou stations ou aires de distribution) nationaux sont situés dans la région. Ce pourcentage d’effectifs est doublé pour les espèces qui ne sont pas considérées comme menacées, mais que la région aurait néanmoins ajoutées à la liste. Ces chiffres comportent une large part d’approximation. 58. Catherine MOUGENOT, Prendre soin de la nature ordinaire, op. cit. 59. Ibid., p. 14. 60. Ibid., p. 220. 61. Christian BARTHOD, « Le retour du débat sur la wilderness », Revue forestière française, nº LXII-1, 2010, p. 57-70. Ingénieur du génie rural et des eaux et forêts (IGREF), Christian Barthod est membre du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD). 62. Annick SCHNITZLER et Jean-Claude GÉNOT, La France des friches. De la ruralité à la féralité, Quæ, Versailles, 2012. Annick Schnitzler est professeure d’écologie à l’université de Metz. Ingénieur écologue, Jean-Claude Génot est chargé de la protection de la nature au Syndicat de coopération pour le parc naturel régional des Vosges du Nord. Tous deux plaident pour une prise en compte de la nature spontanée dans les espaces protégés. 63. Jean-Claude GÉNOT, « Le génie écologique, une forme d’oxymore ou une science appliquée de la réparation, éthiquement responsable ? », in Freddy REY, Frédéric GOSSELIN et Antoine DORÉ (dir.), Ingénierie écologique. Action par et/ou pour le vivant ?, Quæ, Versailles, 2014. 64. Robert HAINARD, Et la nature ? Réflexions d’un peintre, Hesse, Saint-Claude-de-Diray, 1994 ; François TERRASSON, En finir avec la nature, op. cit. François Terrasson fut chercheur au Muséum national d’histoire naturelle. 65. Henry David THOREAU, « Walking », loc. cit., p. 39. 66. Annick SCHNITZLER et Jean-Claude GÉNOT, La France des friches, op. cit. p. 158-159. Ils citent Rodolphe CHRISTIN, Dissidence de la broussaille, Atelier de création libertaire, Lyon, 2007. 67. Nous reprenons ici une partie de l’argumentation développée dans le numéro spécial de la Revue forestière française intitulé Regards croisés sur la biodiversité et la gestion forestière. Voir Raphaël LARRÈRE et Catherine LARRÈRE, « Des paysages forestiers », RFF, nº 5, 2011, p. 601-615. 68. Gilles CLÉMENT, Manifeste du Tiers paysage, op. cit. 69. Idem, Le jardin en mouvement. De la vallée au jardin planétaire, Sens & Tonka, Paris, 1994. 70. Idem, « Jardins en mouvement, friches urbaines et mécanismes de la vie », loc. cit., p. 160. 71. Raphaël LARRÈRE, « L’esthétique de la nature », in Florence BURGAT et Vanessa NUROCK (dir.), Le Multinaturalisme, op. cit., p. 18-29. 72. J. Baird CALLICOTT, Companion to a Sand County Almanach, University of Wisconsin Press, 1987, p. 168. 73. Herbes ou arbrisseaux peu prisés par le bétail, délaissés au pâturage et qui forment des touffes dans les prés. 74. Voir Raphaël LARRÈRE et Martin DE LA SOUDIÈRE, Cueillir la montagne, Ibis Press, Paris, 2010. 75. Jean-Claude GÉNOT, Quelle éthique pour la nature ?, op. cit., p. 83. 76. Zones de transition qui servent de frontières entre des écosystèmes différents. La composition spécifique d’un écotone comprend des espèces des deux écosystèmes qu’il sépare, ainsi que certaines espèces (transfrontalières) plus ou moins inféodées à ces milieux composites. 77. Ibid., p. 129. 78. Ibid., p. 128-138. 79. Voir Raphaël LARRÈRE, « Sauvagement artificiel », Le Courrier de l’environnement de l’INRA, nº 21, 1994, p. 34-37 ; Umberto ECO, « Écologie 1984 et le Coca Cola s’est fait chair », La Guerre du faux (trad. par Myriam Tanant avec la collaboration de Piero Caracciolo), Grasset, Paris, 1985, p. 51-59. 80. Jean-Claude GÉNOT, Quelle éthique pour la nature ?, op. cit., p. 10.

Deuxième partie Techniques : agir avec la nature, et non contre elle

E

n 1967, Lynn White Jr, jusque-là connu en tant qu’historien des techniques médiévales, publia dans Science un article qui allait avoir un grand retentissement1. À partir d’une lecture de la Genèse et de l’injonction faite aux hommes de se multiplier et de soumettre la terre, il mettait en cause les racines judéochrétiennes de la crise écologique : l’homme, que Dieu a fait à son image, se trouve coupé du reste de la nature, qui n’est plus qu’un ensemble de moyens à sa disposition. Ce fut le point de départ d’une réflexion systématique sur les rapports de l’homme et de la nature, à partir de laquelle allaient se développer les éthiques environnementales2. La dimension religieuse des rapports à la nature provoqua certes un important débat, mais les réactions et investigations portèrent plus encore sur les aspects philosophiques ou scientifiques de la civilisation occidentale qui avaient pu justifier une domination de la nature, dont la crise environnementale marquait les limites, ou l’échec. Si Lynn White Jr affirmait la nécessité de revenir aux fondements mêmes de notre civilisation, c’est qu’il ne croyait pas aux mesures partielles, ou simplement techniques, qui risquaient, jugeait-il, « de produire de nouvelles répercussions encore plus graves que celles auxquelles elles sont censées remédier3 ». Il introduisait ainsi l’un des arguments centraux de ceux qui prennent au sérieux la crise environnementale : il n’y a pas de solution simplement technique aux problèmes posés par le développement de la technique. Quand, en 1973, Georges Canguilhem s’interroge sur « La question de l’écologie4 », il tient à distinguer les certitudes des « présomptions ». Parmi celles-ci, il fait figurer les tentations naturalistes (le « retour à la nature », ou la tentative d’étudier les phénomènes sociaux comme des phénomènes naturels), mais il vise également ceux qui croient en une solution technique à l’épuisement des ressources naturelles : « La présomption est encore plus grande de la part de ceux qui contestent la fatalité de l’échéance en invoquant la possibilité de trouver, par traitement de roches jusqu’ici sans intérêt industriel, les équivalents et les substituts des ressources énergétiques ou plastiques en voie d’épuisement5. » Pour Michel Serres6, la question à résoudre est la suivante : « Comment dominer notre domination, comment maîtriser notre maîtrise ? » C’est Hans Jonas qui a le plus clairement donné un contenu à cette maîtrise de la maîtrise, dans un article où il résume l’apport du Principe responsabilité. La question est celle des conséquences involontaires de nos actions techniques : L’action a lieu dans un contexte où tout emploi à grande échelle d’une capacité engendre, en dépit de l’intention droite des agents, une série d’effets liée étroitement aux effets « bénéfiques » immédiats et intentionnés, série qui aboutit, au terme d’un processus cumulatif à des conséquences néfastes dépassant parfois de loin le but recherché7.

Le caractère « cumulatif » ou « compulsif » de l’action technique rend vaine la recherche d’une solution strictement technique aux problèmes issus de nos interventions techniques : la solution technique d’un problème technique ne fera que créer de nouveaux problèmes, qui, eux-mêmes, demanderont à leur tour une solution, et ceci, sans fin. Il serait d’autant plus vain d’attendre une solution purement technique que nos problèmes ne naissent pas des insuffisances de notre domination technique (que l’on pourrait toujours corriger), mais de son succès : c’est parce que nous avons atteint une puissance technique sans précédent que les conséquences involontaires sont tellement importantes. La solution est donc morale. La « civilisation technologique » (tel est le sous-titre du Principe responsabilité) a besoin d’une « éthique », celle de la maîtrise, morale, de notre maîtrise technique. Devenus « maîtres et possesseurs de la nature », nous avons réalisé l’ambition de Descartes. Il nous faut maintenant apprendre à nous contrôler, et c’est une tâche morale. Le développement victorieux des techniques pose des problèmes moraux inédits de responsabilité à l’égard des conséquences de nos actes. Cette conviction qu’il n’existe pas de solution purement technique à la crise environnementale, ce rejet de l’optimisme technologique font-ils de ceux qui adhèrent au principe responsabilité, et insistent sur la dimension morale de la question, des technophobes ? On pourrait parfois le croire. Dans l’article « Technologie » d’une encyclopédie de philosophie environnementale, Lori Gruen semble considérer qu’il n’y a que deux possibilités : soit la technique est intrinsèquement mauvaise, soit seules ses conséquences le sont8. Voici qui ne laisse guère de place à une appréciation positive. Dans un livre qui a l’ambition de faire le tour des questions de la technique, Jean-Pierre Séris consacre une partie de son chapitre sur la critique de la rationalité technique à la « dramatique confrontation du naturel et de l’artificiel » à laquelle se résume, selon lui, une grande partie de la pensée écologique9. On ne peut, cependant, s’en tenir là. Même les contempteurs de la technique n’invitent pas à s’en passer entièrement. La lampe à huile et la marine à voile sont peut-être technologiquement arriérées, mais ce sont des techniques (et, en ce qui concerne la marine à voile, des techniques très sophistiquées). Hans Jonas reconnaît qu’il n’est pas question de revenir en arrière ; il emploie, pour le dire, la métaphore du « remède dans le mal » (une métaphore favorable à l’artificialisation10) : « Le genre humain est obligé d’aller de l’avant et de tirer de la technique elle-même les remèdes à sa maladie, en y ajoutant une dose de morale modératrice11. »

Surtout, les positions dites « technophobes » et « technophiles » paraissent étrangement proches, comme les deux faces d’une même médaille. Il est surprenant, par exemple, que l’on entende par « déterminisme technologique » deux choses opposées : d’une part, l’idée que le progrès technique a nécessairement des conséquences positives, y compris morales (ce qui est la version de l’optimisme technologique), et, d’autre part, l’idée d’un développement autonome des techniques, qui échappe au contrôle des hommes12 (cette thèse de l’autonomie de la technique est celle de Jacques Ellul ou de Hans Jonas, catalogués comme technophobes). Dans les deux cas, on trouve, pour le bien ou pour le mal, l’idée d’un autodéveloppement des techniques. Technophiles et technophobes partagent une même fascination pour la puissance technique. Parmi les mythes, ou les histoires exemplaires, qui servent à la dénoncer, certains mettent en cause l’impuissance humaine (la démesure entre ce que l’on vise et ce que l’on peut réellement), notamment à travers le mythe d’Icare. D’autres, à l’inverse, mettent en cause notre incapacité à contrôler une puissance qui nous échappe : c’est le mythe de l’apprenti sorcier, ou l’histoire censée expliquer pourquoi la mer est salée (un moulin à sel aurait échappé à son inventeur, et serait tombé dans la mer, où il tournerait toujours). L’objectif, alors, n’est pas de régler nos désirs (ou nos ambitions) sur nos forces limitées, mais d’accorder notre volonté, ou notre imagination morale, à nos forces, devenues démesurées. Ce sont ces mythes d’une puissance qui nous dépasse qui sont le plus souvent invoqués aujourd’hui dans la critique des technologies. Or, comme le remarque l’historien des sciences et des techniques Langdon Winner, cet effroi devant notre puissance est ambigu : il l’exalte autant qu’il la dénonce13. Il peut même arriver que les avertissements contre une innovation technique tournent à sa promotion : c’est d’ailleurs parfois le même homme qui annonce conjointement toutes les promesses d’une nouvelle technologie et qui attire l’attention sur ses très grands dangers, les deux aspects n’étant que les deux facettes d’une même puissance. Ainsi, dans Engins de création, K. Eric Drexler, qui fut l’un des promoteurs des nanotechnologies, en décrit à loisir les promesses, tout en attirant l’attention du public sur les dangers du grey goo (cette gelée grise, née des manipulations nanotechnologiques, qui s’infiltrerait partout et absorberait tout l’oxygène)14. Les prophètes de malheur se trouvent ainsi sous la dépendance des faiseurs de promesses : il faut croire en la réalité de la puissance pour annoncer la catastrophe qu’elle provoque. Assez vague, le concept de puissance est celui d’une quantité que l’on ne peut spécifier (on dira que nous sommes « trop » puissants, mais pas de « combien » nous le sommes). L’ambition de « modérer » cette puissance peut donc sembler rhétorique – ou conduire à des positions extrêmes (le scénario du pire15). Mais de quelle puissance s’agit-il ? Hans Jonas parle toujours de notre « agir technique », de sa puissance. S’agitil de notre puissance propre ? Ne s’agirait-il pas plutôt de la puissance de nos techniques, de cette puissance qui échappe à notre contrôle, comme une nature ? À moins que l’on ne réussisse à expliquer que les deux ne font qu’un. C’est la thèse de l’anthropologue et sociologue allemand Arnold Gehlen. Il existe une affinité, sinon une identité, entre technique et magie, qui repose sur la croyance que la nature peut être dirigée pour satisfaire nos besoins. Cette croyance explique la fascination, aussi ancienne que l’humanité, pour la technique, ou la magie, qui est une fascination pour l’automatique. Croyance profondément enracinée dans l’homme, la fascination pour l’automatisme vient de ce que nous reconnaissons, dans l’automatisme animé que la magie essaie de mettre en route, quelque chose qui est proprement humain : « Une sorte de sens interne de la constitution spécifique de l’homme qui réagit à ce qui, dans le monde extérieur, est analogue à cette constitution spécifique16. » Un automatisme chargé de sens, voilà ce qui nous fascine – c’est-à-dire nous attire et nous repousse à la fois – dans la technique17. Technophiles et technophobes ne diffèrent ainsi que par le côté où ils font pencher la fascination. Jean-Pierre Séris reproche aux « technophobes » de critiquer la technique, mais d’ignorer les techniques. La remarque est sans doute justifiée, mais elle pourrait s’adresser tout aussi bien aux technophiles et aux discours de la promesse qu’ils tiennent. À tous ceux qui, comme Jonas, s’en tiennent à l’agir humain et à sa puissance, on peut appliquer la critique de Gilbert Simondon : il ne s’agit pas d’une philosophie des techniques, mais d’« une philosophie de la puissance humaine à travers les techniques18 ». Il faut donc caractériser cette puissance, et étudier les techniques, plutôt que la technique. Dans son article sur « les racines historiques de notre crise écologique », Lynn White Jr s’excusait presque d’énoncer une évidence : « Aujourd’hui, tout autour du globe, la science qui compte est occidentale dans son style et sa méthode, quelle que soit la langue des scientifiques, ou la couleur de leur peau19. » Lynn White Jr faisait remonter cette hégémonie au haut Moyen Âge, vers la fin du VIIe siècle. Son originalité20 était de montrer toute l’ingéniosité technique du Moyen Âge, où l’on a su, au moins dès l’an mil, mobiliser l’énergie hydraulique à des usages industriels autres que la mouture des grains, puis, à la fin du XIIe siècle, utiliser l’énergie du vent. Dès le XVe siècle, l’Europe jouissait d’une supériorité technologique sur le reste du monde qui ne tenait pas à son habileté artisanale (sur ce plan, Byzance, l’Islam, l’Inde ou la Chine la surpassaient en virtuosité et en sophistication), mais à ses « capacités technologiques de base », c’est-à-dire à sa capacité de mobiliser de l’énergie et d’en obtenir des effets utiles à grande échelle. En remontant de proche en proche vers le haut Moyen Âge (il en arrivait à situer le changement décisif dans les transformations agricoles qui affectèrent le nord de l’Europe, vers la fin du VIIe siècle), Lynn White Jr se détachait du rapport immédiat à telle ou telle spécificité technique ou scientifique pour caractériser une attitude plus générale, culturelle, civilisationnelle, modelée par la conception religieuse et qui affectait le rapport à la nature. En même temps, il montrait bien que tout n’avait pas commencé avec la modernité

scientifique. Sans doute la mathématisation de la physique en a-t-elle permis l’application, mais les transformations techniques n’ont pas seulement suivi le développement de la science moderne (la révolution industrielle), elles l’ont également précédée et rendue possible : sans techniques médiévales, pas de science moderne. L’histoire de la supériorité technologique européenne relève bien d’une histoire des techniques, pas seulement d’une histoire des sciences. Lynn White Jr énonce là le postulat de base de toute histoire des techniques : celles-ci ne s’appréhendent pas comme des sciences appliquées, mais ont leur histoire propre. C’est également l’un des points centraux de l’article de Canguilhem, « Machine et organisme ». En renvoyant aux travaux de l’anthropologue André Leroi-Gourhan, il remet en cause « la perspective que l’on appellera, faute de mieux, cartésienne, perspective selon laquelle l’invention technique consiste en l’application d’un savoir21 ». Il faut donc admettre « l’originalité du phénomène technique par rapport au phénomène scientifique22 », et ne pas s’en tenir à une approche purement théorique et anhistorique : « L’antériorité logique de la connaissance de la physique sur la construction des machines, à un moment donné, ne peut pas et ne doit pas faire oublier l’antériorité chronologique et biologique absolue de la construction des machines sur la connaissance de la physique23. » Vingt-cinq ans après cette conférence sur les machines, alors qu’il réfléchit sur l’écologie, et à la question philosophique qu’elle pose (qui en fait plus qu’un problème auquel il suffirait de trouver une solution), Canguilhem renouvelle son rejet d’une conception « selon laquelle la technique est l’application directe ou indirecte des acquisitions théoriques de la science24 ». La technique, affirme-t-il, n’est pas un « effet de la science », elle est un « fait de la vie, lorsque, dans son évolution, la vie est parvenue à produire un animal dont l’action sur le milieu s’exerce par la main, l’outil et le langage » (et il renvoie à nouveau à LeroiGourhan)25. Reste à comprendre comment ce « fait de la vie » est aussi un fait social, mais cela indique clairement la voie d’une connaissance des techniques : celle de l’ingénieur, de la science appliquée, ne suffit pas. En 1947, Canguilhem écrivait ainsi : « Nous trouvons plus de lumière, quoiqu’encore faible, sur la construction des machines dans les travaux des ethnographes que dans ceux des ingénieurs26. » Cette partie consacrée à la place des techniques dans la réflexion sur l’environnement s’appuie donc, d’une part, sur un rejet de l’optimisme technologique, car la crise environnementale requiert que nous maîtrisions moralement notre puissance technique, et, d’autre part, sur une volonté de parler des techniques et non de la technique, de ne pas nous en tenir à la généralité de l’agir technique, mais d’en envisager les modalités opératoires, pour mieux appréhender les objets et les opérations techniques, dans leur singularité. Dans cet objectif, nous pouvons aussi nous référer aux travaux de Simondon qui, dès le début de son livre, rejette la perspective de la science appliquée : « la connaissance scientifique qui voit dans un objet technique l’application pratique d’une loi théorique, n’est pas non plus au niveau du domaine technique27 ». Ce renversement de la perspective courante lui permet d’envisager les objets techniques, non comme les multiples exemplaires d’un modèle général, mais comme des objets en voie d’individuation.

1. Lynn WHITE Jr, « The historical roots of our ecological crisis », loc. cit. Auparavant, il s’était fait remarquer par un article novateur : « Technology and invention in the Middle Ages », Speculum, nº 15, 1940, p. 141-159 ; idem, Medieval Technology and Social Change, Oxford University Press, Oxford, 1964. 2. Le premier livre à élaborer une réponse d’ensemble à l’analyse de Lynn White Jr fut celui de John PASSMORE, Man’s Responsibility For Nature, Charles Screiber’s sons, New York, 1974. Puis, les différents courants s’efforcèrent de trouver des arguments pour respecter la nature, et non la dominer. Sur l’importance de l’article de Lynn White Jr et d’autres lectures possibles de la Genèse, voir J. Baird CALLICOTT, Genèse. La Bible et l’écologie (trad. par Dominique Bellec), Wildproject, Marseille, 2009 [1999]. 3. Lynn WHITE Jr, « The historical roots of our ecological crisis », loc. cit., p. 16. 4. Georges CANGUILHEM, « La question de l’écologie. La technique ou la vie », conférence prononcée à Strasbourg en 1973, publiée dans Dialogue, mars 1974, p. 37-44, jointe en annexe de François DAGOGNET, Considérations sur l’idée de nature, op. cit., p. 183-191. 5. Ibid., p. 188. 6. Michel SERRES, Éclaircissements. Entretiens avec Bruno Latour, Flammarion coll. « Champs », 1994 (1re éd., François Bourin, 1992), p. 251. 7. Hans JONAS, « La technique moderne comme sujet de réflexion éthique », in Marc NEUBERG (dir.), La Responsabilité. Questions philosophiques, PUF, Paris, 1997, p. 232. 8. Lori GRUEN, « Technology », in Dale JAMIESON (dir.), A Companion to Environmental Philosophy, op. cit., p. 439-448. 9. Jean-Pierre SÉRIS, La Technique, PUF, Paris, 1994, p. 312. 10. Voir Jean STAROBINSKI, Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Gallimard, Paris, 1989. 11. Hans JONAS, « La technique moderne comme sujet de réflexion éthique », loc. cit., p. 238. 12. Langdon WINNER, Autonomous Technology : Technics-out-of-Control as a Theme in Political Thought, MIT Press, Cambridge, 1992 ; Jacques ELLUL, La Technique ou l’enjeu du siècle, Armand Colin, Paris, 1954. 13. Langdon WINNER, Autonomous Technology, op. cit., p. 143. 14. K. Eric DREXLER, Engins de création. L’avènement des nanotechnologies (trad. par Marc Macé, rév. par Thierry Hoquet), Vuibert, Paris, 2005 [1986]. 15. Voir Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE, Du bon usage de la nature, op. cit., chap. 6. 16. Arnold GEHLEN, « La technique dans l’optique anthropologique », Anthropologie et psychologie sociale (trad. par Jean-Louis Bandet), PUF, Paris, 1990, p. 112. 17. Jean-Yves Goffi applique cette explication à la remarque d’Aristote sur les navettes qui vont toutes seules : « le désir, ou la nostalgie d’un mécanisme entièrement autonome est un fantasme archaïque, sinon LE fantasme originaire » (La Philosophie de la technique, PUF, coll. « Que sais-je ? », Paris, 1988). 18. Gilbert SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1989, p. 223. 19. Lynn WHITE Jr, « The historical roots of our ecological crisis », loc. cit., p. 16. 20. Saluée par David LANDES, Richesse et pauvreté des nations, Albin Michel, Paris, 1998, p. 75. 21. Georges CANGUILHEM, « Machine et organisme », La Connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1969 (2e éd.), p. 124. 22. Ibid., p. 102. 23. Ibid., p. 121. 24. Idem, « La question de l’écologie », loc. cit., p. 189. 25. Ibid., p. 190. 26. Idem, « Machine et organisme », loc. cit., p. 122. 27. Gilbert SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 13.

5 Le naturel et l’artificiel

D

ans l’usage courant, on entend par « artificiel » ce qui est le produit de l’habileté humaine, et n’est pas fait par la nature : l’opposition du naturel et de l’artificiel, ainsi introduite, est représentative des conceptions dualistes de la nature, où celle-ci est définie comme « tout ce qui arrive sans l’intervention humaine1 ». Elle est donc comparable aux oppositions de même type entre nature et culture, nature et société, sauvage et domestique, barbare (ou primitif) et civilisé… et l’on emploie souvent l’une pour l’autre. Comme les autres oppositions, celle du naturel et de l’artificiel n’est pas seulement descriptive, mais elle est aussi normative : elle hiérarchise en associant des valeurs à chacun des deux termes. Cependant, à la différence des autres couples d’opposés, qui valorisent le côté humain2, la distinction du naturel et de l’artificiel dévalorise ce dernier, synonyme (selon Le Robert) de « factice, fabriqué, faux, inventé, postiche ». Aussi les deux distinctions jouent-elles des rôles opposés. Historienne des sciences et environnementaliste, Carolyn Merchant insiste sur cette différence entre les couples d’opposés : alors que le dualisme de la nature et de la culture peut être considéré comme « un facteur clé de l’expansion de la civilisation occidentale au détriment de la nature3 », l’opposition du naturel et de l’artificiel a été utilisée par les défenseurs de la nature pour dénoncer l’artificialisation humaine. Mais peut-on accorder une telle portée normative à une distinction dont la pertinence descriptive est contestable ? Il est assez facile de montrer que la distinction ne tient pas, ou, du moins, ne permet pas une séparation rigide entre le naturel et l’artificiel. Deux arguments, symétriques, peuvent être avancés. Le premier est que l’artificiel n’est pas si artificiel que cela. Descartes l’a clairement dit : « Toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles4. » Le second est qu’il y a bien longtemps que la nature n’est plus si naturelle que cela : l’homme, en travaillant, transforme son environnement, qui ne peut jamais être dit « naturel ». C’est l’argument de Marx, dans l’Idéologie allemande, argument repris par de nombreux anthropologues, parmi lesquels André Leroi-Gourhan5. Il peut être utilisé à propos de n’importe quelque technique6, mais c’est surtout en se référant à des technologies récentes que l’on affirme aujourd’hui l’effacement de la distinction entre le naturel et l’artificiel. Il semblerait qu’il n’y ait plus de limite à l’artificialisation : soit que la machine envahisse le vivant ou se fasse passer pour du vivant (biotechnologie, cybernétique, intelligence artificielle), soit que, dans le cas des nanotechnologies, l’opération technique sur la matière s’effectue à une échelle moléculaire, si minuscule qu’il n’y a pas de distinction entre le vivant et l’inerte. Rien, dans la nature, n’échapperait désormais à l’intrusion de l’artifice. Il semblerait donc que l’effacement de la frontière entre l’artificiel et le naturel doive se lire du côté de l’artificiel, comme une artificialisation de la nature, ou comme son envahissement par les artefacts, au point que l’on ne puisse plus les distinguer. Et c’est sans doute parfois le cas. L’affirmation de Bruno Latour selon laquelle nous n’avons affaire (et particulièrement dans nos problèmes environnementaux) qu’à des objets hybrides (pour lesquels il serait vain de tenter d’effectuer le partage entre le naturel et l’artificiel)7 a souvent été interprétée (à tort) comme une façon de reconnaître l’artificialisation de la nature. Mais la tendance principale serait plutôt à l’interprétation inverse. En témoignent les récentes discussions sur les OGM (organismes génétiquement modifiés, principalement végétaux). Si leurs accusateurs ont mis en cause leur artificialité, leurs défenseurs ne se sont pas faits les apologistes des prodiges d’une artificialisation sans limite. Ils ont plutôt argué que les OGM ne représentaient pas une rupture dans l’artificialisation du vivant, mais qu’ils poursuivaient un processus de sélection des semences et de modification des végétaux amorcé dès le néolithique, avec les débuts de l’agriculture. Ainsi posées dans la continuité d’un processus presque aussi ancien que l’humanité sédentaire, les manipulations génétiques n’apparaissent plus comme une rupture artificialisante. Elles peuvent s’inscrire dans la continuité de l’évolution : « les biotechnologies constituent donc un prolongement naturel (sinon un infléchissement, ce qui n’est pas encore démontré) de l’évolution biologique », écrit Claude Debru8. L’ordre technologique ne s’oppose pas à l’ordre biologique, il en fait partie. Qu’entre l’artificialisation de la nature et la naturalisation de l’artifice, ce soit cette dernière qui l’emporte quand il s’agit du développement technologique, Merleau-Ponty en faisait la remarque dans son cours au Collège de France sur la nature, où il étudiait les modèles cybernétiques du vivant (qui frappaient alors l’imagination, comme la tortue artificielle de Grey Walters) : « Une pensée très artificialiste (selon laquelle il faut tout refaire par l’artifice humain) est poussée jusqu’à un tel point qu’elle disparaît. L’artifice est nié et est posé comme une nature. C’est un retour de la nature comme il y a un retour du refoulé chez Freud9. » Comme tous les monismes, la naturalisation de l’artifice conduit à un effacement des repères normatifs. Doublement : elle efface l’extériorité de la nature et, avec elle, le respect qu’on lui doit. Mais, en intégrant l’homme dans l’évolution, elle efface aussi sa responsabilité éventuelle dans les changements

technologiques, rebaptisés « évolution ». Anne Fagot-Largeault le remarque à propos des résultats que peuvent avoir des greffes de cellules d’embryon humain dans le système nerveux pour traiter la maladie de Parkinson : Qu’en est-il si le résultat est monstrueux ? Là est notre crainte. Si nous inclinons vers le naturalisme, nous pouvons dire qu’il s’agit d’une expérience de la nature, faisant émerger une nouvelle espèce de réalité. C’est rassurant. Si nous n’assumons pas les présupposés d’une éthique naturaliste, nous devons prendre sur nous la responsabilité de la monstruosité. C’est effrayant10.

Comme au sujet de la wilderness, nous constatons que, si le dualisme est intenable, le monisme n’apporte pas de solution satisfaisante. Il est peut-être même pire. Mieux vaut assumer une responsabilité, fût-elle effrayante, que s’y soustraire. Mais comment échapper au dualisme sans tomber dans le monisme ? Il nous faut revenir sur la distinction du naturel et de l’artificiel, sur ce qui la fonde, sur ce qui la met en cause et jusqu’à quel point. Cela nous conduira à distinguer trois étapes : l’une que nous référerons à Aristote, une deuxième, à Descartes, et nous nommerons la troisième, qui correspond à la situation présente, celle des possibles. Ces dénominations, largement conventionnelles (il ne s’agit pas d’exposer des doctrines), visent à éclairer la complexe question des manières de configurer la distinction de la nature et de l’artifice, afin de trouver comment échapper au dualisme sans tomber dans le monisme.

La distinction du naturel et de l’artificiel : Aristote Aristote, dans la Physique, fait consister la différence entre le naturel et l’artificiel, en ce que les choses naturelles ont en elles-mêmes leur principe d’existence, alors qu’en ce qui concerne les choses artificielles, « aucune n’a en elle le principe de sa fabrication » : « Un lit, un manteau et tout autre objet de ce genre, en tant que chacun a droit à ce nom, c’est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l’art, ne possèdent aucune tendance au changement, mais seulement en tant qu’ils ont cet accident d’être en pierre ou en bois ou en quelque mixte11. » C’est de l’extérieur que, dans l’artefact, la forme est donnée à la matière. Cette distinction entre le naturel (physis) et l’artificiel (technè), entre ce qui contient en soi-même son principe d’existence et de changement et ce qui ne le contient pas, est reprise dans l’Éthique à Nicomaque, dans la distinction entre l’action morale (praxis) et la production, ou création (poiésis) : l’action est à ellemême sa propre fin, alors que dans la poiésis, la fin est un ergon (une œuvre, un résultat), qui existe indépendamment de l’activité qui l’a fait être12. En conséquence, la technique est vue comme un instrument : un moyen moralement neutre, au service de fins qui, seules, peuvent la qualifier moralement. Telle est, pour Cornelius Castoriadis, la « notion “vulgaire” de la technique comme instrument ancillaire et neutre13 ». En neutralisant la technique, une telle conception la dévalorise. Privés du statut ontologique des êtres naturels (qui ont leur principe en eux-mêmes), les artefacts n’ont pour ainsi dire pas d’existence propre. Ce ne sont que des assemblages, des ajustements réciproques d’une matière (qui vient de la nature) et d’une forme (qui est dans l’esprit du fabricant) qui ne trouvent pas d’unité interne, à la différence des êtres naturels. Qu’elle l’imite, la complète, ou la supplée, la technique est postérieure à la nature, sur laquelle elle se règle : « L’art ou bien exécute ce que la nature est impuissante à effectuer, ou bien l’imite14. » En outre, dans le contexte de la Grèce ancienne, l’idée de technique s’associe moins à la domination et à la maîtrise qu’à l’usage opportuniste des circonstances, dont le terme de méchanè – la mécanique – porte la trace, puisqu’il signifie la ruse, et s’entend comme un « expédient, comme l’invention ingénieuse qui permet de se tirer d’affaire dans une situation embarrassante15 ». Tout est alors en place pour voir dans la technique une imitation frauduleuse de la nature, qui cherche à se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. Telle est la façon dont Robert Elliot, spécialiste d’éthique environnementale, aborde la question de la restauration des espaces naturels, dans un article intitulé « Faking nature » (« contrefaire la nature »)16. Il compare les efforts de restauration visant à restituer, à l’identique, des espaces naturels dégradés (par exemple, par une exploitation industrielle) au travail du faussaire qui cherche à faire passer pour authentique son imitation frauduleuse d’un Vermeer. De même que le faux tableau est sans valeur, en comparaison du vrai, il n’y a pas de commune mesure entre la nature et son imitation. À supposer même que l’on parvienne à imiter parfaitement la nature originelle, on serait dupé. En effet, ce que nous valorisons dans la nature, c’est la continuité ininterrompue d’un processus, non ce que nous en voyons à un moment donné. C’est pourquoi, même si une forêt de conifères a pu nous apparaître comme une forêt boréale primaire, nous nous savons dupés quand nous apprenons qu’il s’agit d’une forêt plantée. Ainsi envisagée, la distinction du naturel et de l’artificiel établit une opposition tranchée qui peut servir de base à des assignations de valeur. Dans la préface de l’Almanach d’un comté des sables, Aldo Leopold invite à réévaluer « ce qui est artificiel, domestique et confiné à l’aune de ce qui est naturel, sauvage et libre17 ». Baird Callicott s’y réfère dans un article où il s’emploie à montrer, contre les éthiques de la libération animale, que tous les animaux ne relèvent pas également des mêmes règles de conduite. Si les animaux sauvages, membres de la communauté biotique, méritent notre considération morale, il n’en est pas de même des animaux domestiques, que Callicott qualifie de « living artifacts18 ». L’expression peut surprendre – on peut y voir un oxymore –, mais elle est efficace : transformés en mécaniques par la domestication, ces artefacts ont perdu toute possibilité de liberté ; complètement dépendants de l’homme,

ils ne méritent aucune considération morale19. Dans les trois paires de termes que Leopold met en opposition, l’une est généralement interne à la société (libre et confiné), la deuxième (sauvage et domestique) peut être valorisée d’un côté ou de l’autre ; la troisième (naturel et artificiel) fixe sans équivoque le sens de l’opposition tout en la radicalisant. Les trois termes, en s’associant, se renforcent et, là où l’on aurait pu faire valoir la continuité de la vie animale, on se trouve confronté à deux mondes distincts, sans communication possible. Et ces deux mondes sont d’autant plus séparés que la distinction du naturel et de l’artificiel est à peu près équivalente à celle du vivant et de l’inerte (c’est pourquoi l’expression « living artifact » est choquante : les deux termes ne peuvent coexister, il faut que l’un absorbe l’autre). Dans les catégories aristotéliciennes la physis représente le vivant (ce qui naît, croît et meurt), et les exemples d’artefacts sont toujours ceux de choses fabriquées : un manteau, une table, un lit… Ainsi présentée, l’opposition est nettement dualiste. Mais elle n’est pas tenable. Car, pour opposée qu’elle soit à la nature, la technique est le modèle qui permet de la connaître. C’est déjà le cas chez Platon qui, dans le Timée, fait intervenir un démiurge, autrement dit un artisan, ce qui fait de la phusis un art divin. Si Aristote insiste sur la distinction entre l’intériorité de la fin dans les processus naturels, et son extériorité dans les objets fabriqués, c’est cependant l’analogie avec l’objet fabriqué qui lui permet d’affirmer que le processus naturel est, lui aussi, finalisé : « Si donc les choses artificielles sont produites en vue de quelque fin, les choses de la nature le sont également, c’est évident20. » À prendre les choses ainsi, on s’expose à s’enfermer dans l’illusion anthropomorphique : la nature n’est que la projection de l’idée (elle-même illusoire) que nous nous faisons de nos propres actions. C’est ce qui conduit Spinoza à rejeter toute prétention à trouver de la finalité dans la nature21. On peut aussi faire remarquer que la relation n’est pas à sens unique : sans doute avons-nous toujours étudié la nature à travers des modèles technologiques (le plus célèbre étant celui de l’horloge), mais l’idée même de l’art procède de la nature. Dans tous les cas, on en vient à comprendre qu’entre l’artificiel et le naturel, il y a plus d’affinité que l’on ne le croit parfois, que l’un et l’autre font cercle ; il faut pouvoir s’y repérer.

« Toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles22 » : Descartes… et ses limites Avec Descartes, les artefacts trouvent un statut ontologique. Ils n’ont pas besoin de ruser pour se faire passer pour des entités naturelles, ils font partie de plein droit de la nature, puisqu’ils sont soumis aux mêmes lois : « Toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique23. » Tant que l’on en reste à cet énoncé, cependant, l’identité ontologique du naturel et de l’artificiel n’annule pas complètement la distinction qu’Aristote avait établie. Ainsi David Wiggins, philosophe britannique contemporain qui, bien sûr, a lu Descartes, peut-il rester aristotélicien : sans doute les artefacts sont-ils soumis aux lois de la nature, mais ils n’ont pas pour autant une nature. La question n’est plus tellement celle de leur finalité, interne ou externe, mais celle de leur individualité. Les artefacts sont des classes d’objets, définis par leur fonctionnalité, ou leur usage, mais ils n’ont pas de qualités propres dont on pourrait faire une étude scientifique. Wiggins prend pour exemple l’horloge : elle n’a pas de nature propre, en tant qu’horloge ; ce n’est qu’un nom, qui désigne tout appareil destiné à indiquer les heures, un appareil qui peut être fabriqué avec toutes sortes de matériaux et selon toutes sortes de lois. C’est une catégorie générale, pas un individu singulier24. Et il est vrai que la proposition de Descartes nous apprend plus sur la mécanique (c’est-à-dire la conception philosophique d’une nature, dépourvue de finalité, et appréhendée comme matière, qui se saisit en extériorité, conception qui accompagne les développements de la science moderne) que sur les machines. L’identité de l’artificiel et du naturel doit se lire dans les deux sens : si Descartes peut affirmer ne reconnaître « aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose25 », c’est que la nature elle-même peut s’appréhender comme une machine. Pour que les artefacts puissent être inclus dans la nature, il faut que la nature se comprenne comme un artefact. La naturalisation des artifices à laquelle procède Descartes est donc inséparable de la mécanisation de la nature qui elle-même, comme l’a montré Canguilhem, va de pair avec la dualité de l’esprit et du corps : « La distinction radicale de l’âme et du corps, de la pensée et de l’étendue, entraîne l’affirmation de l’unité substantielle de la matière, quelque forme qu’elle affecte, et de la pensée, quelque fonction qu’elle exerce26. » Descartes n’annule donc pas les frontières, il les réorganise suivant les lignes de la distinction du sujet et de l’objet, de l’esprit et de la matière. D’un côté donc, la nature, ou la matière, qui contient tous les corps, animés ou non animés, artificiels ou naturels, de l’autre, l’unité de la pensée. La séparation qu’introduit Descartes est beaucoup plus radicale que celle à laquelle il met fin, car elle place l’homme hors de la nature, selon les lignes de partage qui sont celles du naturalisme occidental, tel que le définit Philippe Descola : continuité des physicalités (unité de la nature) et discontinuité des intériorités (distinction homme/nature)27. Si le résultat de la technique est un objet qui se confond avec les objets naturels, l’acte technique lui-même est un acte humain, qui n’a pas à être comparé avec les processus naturels, qui sont aveugles. La différence annulée entre les objets se retrouve donc entre les processus naturels (sans causes finales) et les actions humaines qui sont intentionnelles. L’intention, dans la conception que l’on peut dire cartésienne de la technique, a même plus d’importance que dans la

conception aristotélicienne, car, dans celle-ci, la technique peut être vue comme une façon d’agir habituelle et se situer dans le prolongement de la nature, alors que la vision cartésienne met l’accent sur le caractère délibéré de l’action technique, sur le plan qui la dirige. Situé hors de la nature, l’homme se trouve plutôt dans une situation comparable à celle de Dieu, car tous deux ont rapport à des choses créées : si la nature peut être assimilée à l’artifice, c’est qu’elle-même est créée. Sans doute la référence à Dieu introduit-elle quelque limitation, car l’homme imite, quand Dieu crée, et les objets artificiels sont bien plus grossiers et moins complexes que les objets naturels. Mais l’unité de la nature et sa passivité permettent de ne pas faire de différence entre les parties de la nature que l’homme transforme réellement et celles qui lui sont inaccessibles : c’est ce qui autorise Kant à classer dans la catégorie des moyens (et non des fins) aussi bien les objets artificiels que l’ensemble de la nature : « Les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses28. » L’homme peut donc se poser dans un rapport d’appropriation et de domination de toute la nature. Et c’est bien ainsi que la technique, présentée dans la perspective cartésienne, peut être critiquée. Dans un article consacré à la restauration des espaces naturels, Eric Katz se place sur des positions comparables à celles de son collègue Elliot, puisqu’il voit dans la restauration de la nature un « grand mensonge29 ». Mais son argumentation diffère : si la restauration de la nature (même a minima) doit être condamnée c’est que, comme toute entreprise technique, elle est une entreprise de domination de la nature. La faute morale (plutôt que l’erreur) consiste à croire que l’on peut faire ce que l’on veut de la nature, la recréer à loisir. C’est vouloir en faire un artefact, qui reste toujours dans la dépendance de celui qui l’a fait. Est naturel, au contraire, ce qui est autonome, ce qui peut avoir sa vie propre, ce qui échappe à la domination humaine. C’est pourquoi Katz tient ferme sur la distinction du naturel et de l’artificiel, et le fait d’autant plus qu’il assimile le naturel au vivant et l’artificiel au mécanique. Or cette assimilation ne va pas de soi. On peut admettre l’identité du naturel et de l’artificiel (dans la foulée de Descartes) sans pour autant réduire le vivant au mécanique30. C’est ce que montre la critique que fait Canguilhem de l’animal machine31. Sa thèse est simple : la machine, explique-t-il, n’a pu devenir le modèle du vivant que parce qu’elle avait, au préalable, incorporé le principe même du vivant, celui du mouvement autonome. Une machine est une construction artificielle, dont le fonctionnement dépend de mécanismes, et l’on peut définir un mécanisme comme « une configuration de solides en mouvement telle que le mouvement n’abolit pas la configuration32 ». Mais la machine a aussi besoin d’être associée à une source d’énergie. Tant que celle-ci, animale ou humaine, lui reste extérieure, les machines conçues ne sont pas des modèles du vivant. Pour qu’elles le deviennent, il faut qu’un élément supplémentaire intervienne : que la machine apparaisse comme son propre moteur. C’est le cas de l’automate, « dont le nom signifie à la fois le caractère miraculeux et l’apparence de suffisance à soi d’un mécanisme transformant une énergie qui n’est pas, immédiatement du moins, l’effet d’un effort musculaire humain ou animal33 ». Le modèle mécanique du vivant, c’est la machine qui a en ellemême son principe actif et qui est capable de se réguler ou de se réparer. Le rapport entre le vivant et le mécanique s’inverse : pour qu’il y ait du mécanique fabriqué, il faut qu’il y ait eu, au préalable, du vivant qui lui serve de modèle. Même Descartes en convient, affirme Canguilhem. Quand Descartes, dans le Traité de l’homme, imagine un Dieu fabricateur, construisant un parfait automate humain, il lui fait copier le vivant : il faut bien que « le vivant soit donné comme tel, préalablement à la construction de la machine34 ».

L’artificiel, ou l’exploration des possibles naturels Dans un article où il s’interroge sur les rapports du naturel et de l’artificiel à la fin du XXe siècle, JeanPierre Séris annonce à la fois la fin du naturel (« l’artificiel n’a-t-il pas définitivement supplanté le naturel, comme motif, comme objet et comme projet théorique et pratique ? ») et la complète naturalité de l’artificiel, qui est du « naturel de plein droit » ; l’artifice n’affronte pas la nature, ne cherche pas à contrefaire une nature déjà connue, il est l’explorateur d’une nature inconnue, d’une nature possible, « de toutes les natures possibles35 ». Voilà donc affirmée la pleine identité du naturel et de l’artificiel. S’agit-il bien d’une nouvelle étape des rapports entre l’artificiel et le naturel ? Que l’artificiel intervienne dans la connaissance de la nature est une très ancienne histoire, dont JeanPierre Séris rappelle les étapes ou les modalités : l’artificiel comme instrument de connaissance de la nature (qu’il s’agisse d’observation ou d’expérimentation, nous abordons la nature avec des artefacts, nous la questionnons à travers nos artefacts), l’artificiel comme modèle du naturel, ces modèles pouvant aller de simples métaphores (l’horloge) à des simulations ou à des modèles virtuels d’une élaboration sophistiquée (par ordinateur, notamment) ; le modèle devient alors lui-même objet (et pas seulement instrument) de connaissance. Jean-Pierre Séris s’intéresse à l’intelligence artificielle, à la modélisation, par ordinateur, des opérations de l’esprit : c’est donc l’esprit lui-même qui devient l’objet d’étude, à travers sa modélisation. On est alors confronté à une modélisation artificielle du naturel qui se donne pour le naturel lui-même. Le pas est franchi, selon Jean-Pierre Séris, lorsque de la proposition : « L’intelligence artificielle est une entreprise visant à faire accomplir aux ordinateurs des tâches qui nécessitent de l’intelligence lorsqu’elles sont

accomplies par des humains », on passe à : « Une machine est intelligente à partir du moment où elle accomplit des tâches qui, si elles étaient faites par des humains, seraient considérées comme des tâches intelligentes. » Avec cet « imperceptible glissement » (de ce qui est visé, à ce qui est affirmé être), commente Jean-Pierre Séris, « on passe à l’intelligence artificielle, comme réalité déjà acquise, dès lors que la simulation est réalisée36 ». L’identité du naturel et de l’artificiel est atteinte : la machine est intelligente, l’esprit est une machine. On se trouve donc confronté à un programme de recherche, celui des sciences cognitives, qui consiste à naturaliser l’esprit (considéré comme relevant du même type d’explication que toutes les choses naturelles) qui, comme l’a montré Jean-Pierre Dupuy, se confond avec une mécanisation de l’esprit37. On est passé de l’animal-machine à l’esprit-machine et, ce faisant, on est sorti de l’ontologie de Descartes, puisque l’on est passé du dualisme (seule la matière est mécanique) au monisme (il n’y a plus de différence entre l’esprit et la matière, ils peuvent être traités de la même façon). Mais, comme le rappelle le philosophe britannique Bernard Williams, il faut bien faire la différence entre le programme de recherche des sciences cognitives (la mise en œuvre d’une hypothèse sur la façon de traiter les choses) et la métaphysique moniste qui l’accompagne (avec l’ambition que les concepts de la science cognitive remplacent finalement ceux de la « folk psychology », la psychologie implicite des hommes ordinaires)38. Nous pouvons donc continuer à affirmer qu’à l’évidence nous ne sommes pas des machines, même si nous pouvons être envisagés (esprit compris) comme des machines. Ajoutons que, pour que cette métaphysique soit véritablement moniste, il faudrait que ceux qui la soutiennent s’incluent eux-mêmes dans leur hypothèse (sinon, comme souvent, un dualisme caché accompagnerait le monisme affiché). Enfin, cette présentation de l’identité du naturel et de l’artificiel traite du virtuel, ou des simulations, mais n’aborde pas véritablement la question des possibles. L’association de l’artificiel et des possibles n’est pas une découverte récente. Cornelius Castoriadis a mis en évidence l’importance qu’Aristote accorde aux possibles, dans sa présentation de la technique : « Exercer une technique c’est également voir à ce que soit générée l’une des choses qui peuvent être ou n’être pas et dont l’origine se trouve dans le producteur mais pas dans le produit39. » La technique peut être ainsi désignée comme une « création » (poièsis), et pas seulement comme l’imitation d’un donné préexistant. L’affirmation selon laquelle la technique crée « ce que la nature est dans l’impossibilité d’accomplir » prend alors un tout autre relief. « Ce que la technique amène à être, dans les cas décisifs, commente Castoriadis, n’est pas une imitation ou une reprise d’un modèle naturel […] c’est quelque chose qui, par rapport à la nature, est “arbitraire”40. » Il y a donc de l’inédit dans l’action technique, elle est « actualisation non naturelle d’un possible41 ». Mais ce possible se définit aussi par rapport à la nature, il a rapport au réel. La nature est à la fois ce qui résiste à l’intervention technique, et ce qui peut lui faire place : « Ce qui rend possible non seulement la technique, mais un faire quelconque, c’est que le réel brut n’est pas figé, qu’il comporte d’immenses interstices permettant de mouvoir, assembler, altérer, diviser ; et aussi que l’homme peut s’insérer comme cause réelle dans le flux du réel42. » C’est dans une perspective semblable que Claude Debru aborde les biotechnologies à partir de la question des possibles. La nature à laquelle elles ont affaire (le vivant) laisse place à la contingence : les choses « peuvent être un peu différentes », tel est le « leitmotiv du biologiste43 ». C’est ce qui l’autorise à émettre des hypothèses contrefactuelles. Les biotechnologies font du contingent un possible, notion « plus riche » que celle de la contingence, car proche du faisable ou du réalisable. Les biotechnologies font passer à l’existence les possibles naturels, qui n’étaient que contingents (ils auraient pu ne pas être), mais elles n’accomplissent cela que parce que la vie présente des ouvertures, des variations, et peut absorber des modifications : « La possibilité pour l’homme de modifier les structures biologiques résulte bien du fait que l’évolution produit des structures marquées de l’espèce particulière de nécessité propre aux choses contingentes, nécessité telle qu’une variation est toujours possible sans ruiner la stabilité de l’ensemble44. » On retrouve l’analyse de Castoriadis. Pour celui-ci, c’est bien à cause de sa capacité à s’appuyer à la fois sur la rationalité du réel (ses lois, ce qui résiste) et sur sa plasticité (ce qui ne résiste que d’une certaine façon et admet les variations) que la technique peut être qualifiée de « création » : « La technique est création en tant qu’utilisation arbitraire à la fois de la facture rationnelle du monde et de ses interstices indéterminés45. » Mais le terme de « création » est-il bien approprié ? Dans la notion de création il y a en effet l’idée d’un plan ou d’un schéma préétabli, si bien que le résultat est prévisible. C’est l’argument du fabricant, ou maker’s argument : on connaît ce que l’on a fait, parce qu’on l’a fait suivant un plan. Or tel n’est pas le cas, dans les biotechnologies : explorer les possibles naturels, c’est, en étendant le champ des variations, faire apparaître des variations inédites, et non prévues. Il en va de même dans les nanotechnologies. Celles-ci ne se définissent pas tant par l’échelle à laquelle elles interviennent (le nanomètre), que par les propriétés nouvelles, inattendues, que les manipulations font émerger à ce niveau. Sans doute le naturel ainsi provoqué peut-il être considéré comme produit, mais il n’est pas produit à la demande, ou sur mesure. S’il y a une réponse, elle est du type de celle que Diaghilev attendait de Cocteau quand, lui demandant un nouveau ballet, il lui disait « Étonne-moi, Jean !46 » « Étonne-nous, nature ! », pourraient dire les scientifiques, qui font des recherches en bio- ou en nanotechnologies. Dans de telles recherches, il faut se préparer à être surpris et non faire des plans pour éviter de l’être. On parle de sérendipité, ou de hasard heureux lorsque l’on découvre, par accident ou par sagacité, des choses en quête desquelles on n’était pas47. C’est inscrire le hasard, ou la contingence, au cœur de la recherche.

Les objets dont l’existence a été ainsi provoquée (qui sont des artefacts) ne peuvent plus être appréhendés comme des représentations théoriques matérialisées. Ils doivent être étudiés, empiriquement, selon la méthode inductive, comme des êtres naturels. Il y a bien naturalisation des artefacts : leur comportement est indissociable de celui d’entités naturelles, et ils s’étudient comme on étudie la nature. L’objet technique, ainsi appréhendé, n’est pas l’instanciation d’un modèle abstrait, restant lui-même abstrait. C’est pourquoi Bernadette Bensaude-Vincent préfère, à propos des nanotechnologies, ne pas parler de matière (qui ne se définit que par opposition à la conscience), mais plutôt de matériaux (qui se distinguent de la matière par leur individualité), et de nanomatériaux plutôt que de nano-objets : « Le dispositif technique révèle et actualise des virtualités inscrites dans un matériau singulier48. » Les nanomatériaux relèvent d’une science des matériaux, qui est une science des singularités. On retrouve ici la perspective de Simondon dans son étude du « mode d’existence des objets techniques », de leur capacité à devenir concrets. Une singularité qui, certes, ne se trouve pas dans un principe qui rendrait chaque objet technique autonome, mais dans sa capacité à être pris dans une multiplicité de relations. L’objet technique, selon Simondon, n’est pas prioritairement un objet d’usage ; c’est un système physicochimique caractérisé par le type de relations qu’il a avec son milieu de fonctionnement (ou « milieu associé »). On peut donc dire qu’il a une nature, mais pas au sens d’Aristote. Il faut abandonner la conception substantielle de la nature comme principe interne, pour une conception relationnelle : un objet technique est d’autant plus individualisé, d’autant plus « concret » qu’il a plus de relations à son milieu. L’objet concret se caractérise par la connaissance de toutes les interactions dont il est le siège49. Il se rapproche de la nature par sa capacité à absorber un certain nombre de variations, en maintenant l’essentiel de ses relations. « À la question : “que peut la nature ?” elle [la science] a choisi de répondre en examinant ce que peut l’artificiel », affirmait Séris en conclusion de son article. Mais pour savoir ce que peut l’artificiel, il faut l’étudier comme on étudie la nature, empiriquement et abandonner le schéma de la science appliquée, l’interprétation des objets techniques comme des théories matérialisées. La phrase de Séris peut résonner en écho du « nul ne sait ce que peut un corps » de Spinoza dans l’Éthique50 : la connaissance de tout ce que peut un corps nous échappe tant que nous nous en tenons à ce qui peut être déterminé par l’esprit, tant qu’est conservé le schéma dualiste où le corps obéit à l’esprit. Cela vaut aussi pour l’exploration des possibles naturels à l’aide d’instruments artificiels : elle ne peut pas se comprendre à partir d’une conception de la technique comme théorie appliquée. « L’antériorité de l’organisation biologique51 » que Canguilhem affirme aussi bien dans « Machine et organisme » que dans « La question de l’écologie » peut donc s’entendre de deux façons : l’une qui touche à l’objet technique, l’autre à la technique comme activité. La première, c’est le refus de la réduction de l’organique au mécanique. Dans la circularité du rapport entre la nature et l’art, la nature est première : « Même quand il la prend à revers, l’art imite la nature », écrit Canguilhem dans un article sur l’idée de nature en médecine52. L’artificiel peut être un mode d’exploration des possibles naturels, mais il ne peut épuiser la nature tout entière, qui le déborde. La seconde façon consiste à affirmer « l’antériorité chronologique et biologique absolue de la construction des machines sur la connaissance de la physique53 », à refuser le schéma cartésien dualiste, à inscrire l’activité technique dans l’évolution biologique. N’y a-t-il pas, alors, une autre réduction moniste qui menace ? Peut-on, comme l’affirme Canguilhem, inscrire la machine « dans l’histoire humaine en inscrivant l’histoire humaine dans la vie, sans méconnaître toutefois l’apparition avec l’homme d’une culture irréductible à la simple nature54 » ?

Art, nature, culture Pour affirmer pleinement la naturalisation des artefacts (et ses conséquences éthiques), il faudrait conjuguer deux types de naturalisations : celle des objets techniques, d’une part, celle des activités techniques, d’autre part ; autrement dit, affirmer à la fois l’identité de l’organique et du mécanique, et l’identité du biologique et du culturel. Or ces deux identités sont distinctes, et n’ont pas besoin d’être affirmées en même temps. Elles font intervenir deux types d’oppositions, que l’on a tendance à confondre : celle de l’artificiel et du naturel, et celle de la nature et de la culture. La première opposition est beaucoup moins forte que la seconde. On peut affirmer que « toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles », sans poser que « toutes les choses qui sont culturelles sont avec cela naturelles » : c’est le cas des positions que l’on peut dire cartésiennes. Représentatives du dualisme de la conception moderne de la nature, elles posent l’unité du naturel tout en en distinguant le culturel (sur la base d’une distinction entre le sujet et l’objet). La première proposition peut être acceptée comme un truisme, alors que la seconde est reçue comme une déclaration sociobiologique, contestée par beaucoup. Un monisme (celui de la réductibilité de l’organique au mécanique) n’en implique pas toujours un autre (celui de la réductibilité du culturel au naturel, ou au biologique). Aussi les deux arguments souvent invoqués pour nier la réalité, ou l’importance, de la distinction entre le naturel et l’artificiel (l’artificiel n’est pas si artificiel que cela, la nature n’est pas si naturelle que cela) ne sont-ils que formellement symétriques. Le second fait intervenir deux types de distinctions, celle du naturel et de l’artificiel, mais, aussi (et beaucoup plus souvent) celle de la nature et de la culture55. On a pu s’en rendre compte à propos de la discussion sur la wilderness, à laquelle s’oppose le second argument : cette

nature n’est pas si naturelle que cela. Dire que la wilderness n’existe plus, parce que la Terre entière porte la marque de l’intervention humaine, c’est faire porter la discussion sur le rapport entre le naturel et l’artificiel. À l’affirmation selon laquelle la Terre entière est artificialisée, on peut répondre par la distinction entre l’intentionnel et le non-intentionnel : le fait de trouver partout des effets des actions humaines ne signifie pas qu’il s’agisse, dans tous les cas, de transformations intentionnelles de la nature ; or seule la transformation intentionnelle de la nature est véritablement une artificialisation. Tel est l’argument avancé par Dale Jamieson en faveur du maintien d’un minimum de dualisme56. Sur le terrain de la distinction entre nature et culture, on retrouve l’argument de Cronon dans sa critique de l’idée de wilderness, quand il y fait voir une construction sociale qui nous en dit beaucoup sur la culture américaine (le sublime américain et sa dimension élitiste) et peu sur la nature. Ceux qui tentent d’y répondre font valoir qu’il existe d’autres approches possibles de la wilderness, qui prennent leur distance par rapport à l’idée romantique, subjectiviste et anthropocentrique qui fait l’objet de la critique. Elles établissent un rapport scientifique à la nature. De telles réponses tentent de faire échapper l’objectivité scientifique au relativisme culturel, mais elles ne portent pas sur le rapport entre l’artificiel et le naturel57. Prendre position sur la wilderness, c’est donc se situer par rapport aux deux types d’argumentations. On peut conserver la conception de la nature défendue par Elliott (la continuité de processus autoentretenus), tout en considérant que ces processus ne sont pas immédiatement annulés, ou oblitérés, par la présence d’artefacts. C’est l’idée que l’on trouve chez Merleau-Ponty : « Le concept de nature n’évoque pas seulement le résidu de ce qui n’a pas été construit par moi, mais une productivité qui n’est pas nôtre, bien que nous puissions l’utiliser, c’est-à-dire une productivité originaire qui continue sous les créations artificielles de l’homme58. » Mais on peut également rejeter le concept de wilderness, en montrant qu’il est d’autres façons, même dans notre culture occidentale, d’avoir rapport à la nature, sans poser de séparation tranchée entre espaces naturels et espaces humanisés, et l’on montrera l’importance, comme nous l’avons déjà fait, du concept de biodiversité, dès qu’il n’est plus dualiste. Parce que l’on considère que le monisme annule toute normativité, certains, comme Dale Jamieson, préfèrent avoir recours à un dualisme faible59. C’est une façon de desserrer l’étau du dualisme, en mettant en évidence un entre-deux (mais un entre-deux polarisé, organisé par la référence dualiste). Entre les deux pôles, on pose une continuité, non une rupture : le sapin en plastique est plus artificiel que le sapin planté pour être coupé à Noël, qui lui-même est moins naturel que celui d’une forêt de conifères qui s’est régénérée toute seule, qui lui-même est moins naturel que ne le serait le sapin d’une forêt primaire. On ne peut faire passer nulle part une frontière définitive, et pourtant, entre les deux extrêmes, il y a bien une différence. Il s’agit donc de « placer le curseur » à un point (ou à un autre) de la ligne continue. Mais où le placer ? Des adeptes d’une séparation rigide entre le naturel et l’artificiel, comme Elliot et Katz, considéreront que seul le sapin de la forêt primaire est naturel. Des aristotéliciens moins dualistes (et plus conséquents) poseront que, tant que le sapin pousse de lui-même, il est naturel : seul le sapin en plastique est artificiel car le résultat est extérieur à l’activité qui l’a produite. On pourrait aussi considérer que la frontière entre le naturel et l’artificiel passe entre la forêt qui se régénère elle-même et la plantation. Ce qui déplace le curseur, ce sont différentes conceptions de la nature, entre lesquelles existent des différences philosophiques, que l’on ne peut départager que par un arbitrage à l’intérieur de la société : ni le naturel ni l’artificiel n’ont de critère intrinsèque pour les départager, ils peuvent être indiscernables60. Le rapport entre phusis et technè n’est pas le même qu’entre phusis et nomos : c’est nomos (la convention, qu’elle soit imposée arbitrairement ou qu’elle résulte d’une délibération rationnelle) qui trace la ligne de partage entre phusis et technè. Ou, pour le dire dans des termes plus actuels, lorsqu’il s’agit de décider de la distinction entre le naturel et l’artificiel, on ne se trouve pas dans une situation à deux termes (qui peuvent toujours être réduits à un : la dialectique est faite pour cela), mais à trois. On n’a pas une ligne, mais un triangle, avec trois sommets : nature, artefact, culture. L’existence de chaque sommet empêche les deux autres de se confondre. Les analyses de Canguilhem, telles que nous les comprenons, vont dans ce sens. En posant l’antériorité de l’organique sur le mécanique, il n’établit pas, entre le naturel et l’artificiel une séparation tranchée, il oriente leur continuité, il ouvre le cercle de l’identité cartésienne du naturel et de l’artificiel pour en faire un segment : le mécanique ne peut pas complètement absorber l’organique. Mais il ne s’en tient pas là. Lorsqu’il affirme que l’on peut voir dans la machine « un fait de culture s’exprimant dans des mécanismes qui, eux, ne sont rien qu’un fait de nature à expliquer61 », si bien que sa connaissance relève certes de l’ingénieur (qui explique les mécanismes naturels) mais aussi de l’ethnologue (qui comprend la machine comme un phénomène culturel), il pose bien trois termes (l’art, la culture, la nature), et deux segments (la connaissance du fait de culture et celle du fait de nature). Avancer l’idée que la connaissance de l’ethnographe a prééminence sur celle de l’ingénieur est une façon d’affirmer l’irréductibilité du culturel au biologique, et donc de maintenir le troisième côté du triangle (de la culture à la nature). Il n’est pas nécessaire de poser un sujet souverain pour distinguer le biologique du culturel ; il suffit d’admettre la pluralité des points de vue, à l’intérieur d’une même culture, et la pluralité des cultures.

La technique, un rapport à nous-même ? Le cauchemar solipsiste

Nous n’avons jamais de rapport direct à la nature. Ce rapport est toujours médiatisé par le pôle culturel, comme le dit Lévi-Strauss quand il compare le bricoleur et l’ingénieur, en essayant de les situer « sur l’axe de l’opposition entre nature et culture ». On pourrait être tenté, remarque-t-il, de situer l’ingénieur, ou le scientifique, hors du rapport entre nature et culture, car « il interroge l’univers, tandis que le bricoleur s’adresse à une collection de résidus d’ouvrages humains, c’est-à-dire à un sous-ensemble de la culture ». Il n’en est rien : « Le savant ne dialogue jamais avec la nature pure, mais avec un certain état du rapport entre la nature et la culture, définissable par la période de l’histoire dans laquelle il vit, la civilisation qui est la sienne, les moyens matériels dont il dispose62. » On peut donc à la fois expliquer un objet technique comme un « fait de nature » (en cherchant les liens de causalité) et le comprendre comme un fait de culture (en en saisissant le sens). Les deux explications peuvent être très différentes, en particulier si l’on fait intervenir la pluralité des cultures. Dans le film de Jamie Uys Les dieux sont tombés sur la tête (1980), on suit l’histoire des perturbations qu’introduit, dans une tribu de Bushmen, une bouteille de Coca-Cola tombée d’un avion, que l’un d’eux a trouvée intacte sur le sol. Il s’agit si peu d’un « fait de nature » que cette bouteille tombée du ciel est considérée par les Bushmen comme un cadeau des dieux. C’est certainement un « fait de culture » ou plutôt de cultures : cet objet, non identifié comme technique, va profondément perturber les rapports au sein de la tribu, car il introduit des problèmes de répartition et de propriété inédits. On aurait tort d’y voir un film technophobe (où la nature intrinsèquement perverse des objets techniques serait rendue manifeste) : il y est question de la difficulté des rapports entre cultures, et du danger qu’il y a à introduire un nouvel objet sans l’accompagner de son « mode d’emploi culturel », c’est-à-dire d’indications sur le milieu culturel auquel il est associé. Il n’existe donc pas de neutralité de l’objet technique qui, en ce sens, n’est pas naturel63. Si le rapport technique (où l’artefact est un fait de nature) n’épuise pas le sens de l’objet technique, c’est qu’il faut aussi prendre en considération le fait de culture, où l’artefact est un élément d’une relation sociale, quasi-sujet et pas seulement objet. Il en est ainsi des animaux domestiques, ces « artefacts vivants », comme disait Callicott64. Celui-ci, qui défend une vision holiste, et même organiciste, de la nature n’est certainement pas un adepte de la thèse de l’animal-machine. Il ne peut donc employer l’expression que métaphoriquement, signifiant par là que la domestication est une artificialisation, voire une fabrication qui prive les animaux de toute indépendance. Mais, justement, la domestication ne se réduit pas à une artificialisation (qui ferait des animaux des objets, ou des machines) ; elle comporte une « familiarisation65 », une socialisation qui ne s’appréhende pas seulement en termes de domination ou de rapports de forces. Résultat d’un processus de socialisation impliquant les hommes et les animaux qui vivaient autour d’eux (commensaux domestiqués), la domestication n’a pu aboutir que parce que les hommes n’ont pas traité les animaux comme des machines, comme des objets extérieurs et manipulables. Ils ont échangé avec eux des services, des informations et des affects. Ils les ont inclus dans leurs communautés domestiques, qui ont toujours été des « communautés mixtes », avec ce que cela implique de bénéfices et d’obligations réciproques : c’est ce que nous nommons « contrat domestique66 ». Un raisonnement comparable peut être développé à propos des objets techniques. Tant qu’on en reste au seul rapport du naturel et de l’artificiel, on pense que la perfection pour une machine, c’est de s’incorporer complètement le principe du vivant, de devenir un automate parfait. Or c’est une idée très contestable : « La notion d’automate parfait, écrit Gilbert Simondon, est une notion obtenue par passage à la limite, elle recèle quelque chose de contradictoire67. » On ne perfectionne pas une machine en accroissant son automatisme, en supprimant sa marge d’indétermination, en la coupant du reste du monde, mais au contraire en l’ouvrant au reste du monde, en la mettant en relation avec d’autres objets techniques et avec l’homme : Une machine complètement automatique, complètement fermée sur elle-même dans un fonctionnement prédéterminé, ne pourrait donner que des résultats sommaires. La machine qui est douée d’une haute technicité est une machine ouverte et l’ensemble des machines ouvertes suppose l’homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres. Loin d’être le surveillant d’une troupe d’esclaves, l’homme est l’organisateur permanent d’une société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef d’orchestre68.

Voilà la communauté humaine prête à inclure les objets techniques parmi ses membres, après y avoir admis les animaux domestiques. L’automate n’est pas le modèle de la perfection pour la machine, l’étape qui effacerait la distinction entre l’artificiel et le naturel. L’argumentation de Simondon devrait permettre d’écarter la peur de l’envahissement par des machines devenues impossibles à distinguer des humains, ou supérieures à ceux-ci. L’idée, cependant, en reste extrêmement vivante. La science-fiction regorge d’histoire de cyborgs, de clones, de robots prenant la place des humains, et cette anticipation peut même prendre une forme positive dans les utopies qui présentent la relève transhumaniste de l’humanité69. Dans ces utopies ou ces anticipations (négatives ou positives, peu importe), la nature a disparu, soit qu’elle ait été tellement transformée et absorbée par l’artificialisation qu’il n’est plus possible de distinguer le naturel de l’artificiel, soit qu’à travers ces développements techniques, l’homme s’est tellement « libéré de la nature », que celle-ci est complètement hors de son champ. L’artefact, dans la conception qui sous-

tend ces représentations, n’est plus l’intermédiaire qui met en rapport l’homme et la nature, mais ce qui met la nature à distance. La question philosophique de la technique n’est plus celle du rapport entre le naturel et l’artificiel, entre nature et technique (la vieille question aristotélicienne, supposée déjà fermée par Descartes), mais celle du rapport entre l’homme et ses objets techniques (élaborée, notamment, dans la thèse de l’autonomie de la technique)70. Mais s’agit-il vraiment d’un rapport entre deux réalités distinctes ? Si, comme le suggère Jean Michel Besnier, « l’obsession de s’arracher à la nature, par laquelle on a souvent décrit l’esprit moderne, s’est transmuée en une aspiration à transgresser la nature humaine71 », en cédant la place à des objets techniques, c’est que ceux-ci réalisent tout ce que vise la rationalité instrumentale. Ils sont l’efficacité faite machine, ce qui multiplie à l’envi la puissance. Ils montrent aussi les limites de la rationalité qu’ils réalisent : car ces robots, cyborgs et autres machines deviennent dominateurs, réduisent les humains en esclavage, voire s’en servent pour se nourrir, donnant ainsi raison à Habermas : quand la rationalité instrumentale de la technique s’impose aux hommes, elle se transforme en domination despotique72. Bref, on retrouve, dans ces histoires de cyborgs, la thèse d’Arnold Gehlen : la fascination (dans l’attraction ou la répulsion) pour la technique est un rapport à nous-mêmes. Il n’y a rien d’autre que nous : ce qui n’est pas une perspective très riante. L’utopie transhumaniste est un cauchemar solipsiste. Comment remettre les pieds sur terre ? En revenant sur l’analyse du faire technique. Jusqu’à présent, en effet, nous n’avons rencontré d’autre modèle explicite du faire que celui de la fabrication. Qu’il s’agisse de présenter la poièsis (la forme existe indépendamment de la matière), ou le maker’s argument, ou de comprendre la domestication comme une artificialisation, il s’agit toujours de fabrication : les fantasmes du transhumain sont ceux de l’autoengendrement, de l’autofabrication. Or, comme l’a montré Simondon, la métaphore de l’automate ne rend pas correctement compte de l’individuation de l’objet technique, de son mouvement vers le concret. Explorer les possibles naturels, ce n’est pas remplacer la nature par un monde fabriqué. Il faut donc pour expliquer la technique, mais aussi pour l’évaluer, chercher un autre paradigme du faire technique que celui de la fabrication, trouver une conception de la technique qui ne soit pas oublieuse de la nature.

1. John Stuart MILL, La Nature, op. cit., p. 51. 2. À l’exception, peut-être, de celle du sauvage et du domestique, où selon le contexte, le sauvage, aussi bien que le domestique, peut être valorisé. 3. Carolyn MERCHANT, The Death of Nature. Women, Ecology and the Scientific Revolution, Harper & Row, San Francisco, 1980, p. 143. 4. René DESCARTES, Les Principes de la philosophie, IVe partie, § 203. 5. André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la Parole, t. I : Technique et Langage ; t. II : La Mémoire et les Rythmes, Albin Michel, Paris, 1964 et 1965 ; idem, Évolution et Technique, t. I : L’Homme et la Matière (1943 et 1971) ; t. II : Milieu et Techniques, Albin Michel, Paris, 1945 et 1973. 6. Les deux arguments sont présents dans la critique que fait Jean-Pierre Séris de la dénonciation écologique de la technique (La Technique, op. cit., p. 312-329). 7. Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes, op. cit. 8. Claude DEBRU (avec la collaboration de Pascal NOUVEL), Le Possible et les Biotechnologies, PUF, Paris, 2003, p. 99 (même idée p. 10 : « À certains égards, les biotechnologies peuvent apparaître comme des modifications du processus évolutif ainsi décrit. Elles créent des êtres nouveaux susceptibles d’entrer dans ce processus à moins qu’ils n’en soient soustraits artificiellement »). Philosophe des sciences, Claude Debru a enseigné à l’École normale supérieure. 9. Maurice MERLEAU-PONTY, La Nature. Notes. Cours du Collège de France (1956-1960), Seuil, Paris, 1995, p. 214. 10. Anne FAGOT-LARGEAULT, « Juger et évaluer. Normativité biologique et jugement humain », in Peter KEMP (dir.), Le Discours bioéthique, Cerf, Paris, 2004, p. 67-68. Anne Fagot-Largeault a fait des études médicales et une thèse de philosophie. Spécialiste de philosophie des sciences, elle a été professeur au Collège de France. 11. ARISTOTE, Physique, II, 1, 192 b 28, et 192 b 15 (Les Belles lettres, Paris, 1990, t. 1, p. 58 et 60). 12. Idem, Éthique à Nicomaque, livre I, 1094 a, et livre VI, 1140 a 4-27, GF-Flammarion, Paris, 2004, p. 47 et p. 300. Cornelius Castoriadis montre que poiésis et technè sont « amarrés » chez Aristote en un même concept. Voir Cornelius CASTORIADIS, « Technique », Les Carrefours du labyrinthe, vol. 1, Seuil, Paris, 1978, p. 292. 13. Ibid., p. 297. 14. ARISTOTE, Physique, op. cit., p. 77. 15. Jean-Pierre VERNANT, « Remarque sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs » (1957), Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, La Découverte, Paris, 1998, p. 310. Sur la « mécanique » grecque, voir aussi Pierre HADOT, Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Gallimard, Paris, 2004, p. 116. 16. Robert ELLIOT, « Faking nature », in Andrew LIGHT et Holmes ROLSTON III (dir.), Environmental Ethics, op. cit., p. 381-389. 17. Aldo LEOPOLD, Almanach d’un comté des sables, op. cit., p. 15. Sur l’importance de cette déclaration, voir notre introduction. 18. J. Baird CALLICOTT, « Animal liberation : a triangular affair », In Defense of the Land Ethics : Essays in Environmental Philosophy, State University of New York Press, Albany, 1989, p. 30. 19. Pour une critique de ce point de vue, voir Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE, « Éthique animale et éthique environnementale », in Jean-Paul ENGÉLIBERT, Lucie CAMPOS, Catherine COQUIO et Georges CHAPOUTHIER (dir.), La Question animale. Entre science, littérature et philosophie, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2011, p. 93-106. 20. ARISTOTE, Physique, op. cit., t. II, 8, 199 a 22. 21. SPINOZA, Éthique, Ire partie, Appendice. 22. René DESCARTES, Les Principes de la philosophie, IVe partie, § 203. 23. Ibid., p. 321. 24. David WIGGINS, Sameness and Substance, Harvard University Press, Cambridge, 1980, p. 87. Voir aussi l’article de Michael LOSONSKY, « The nature of artifacts », Philosophy, vol. 65, nº 251, janvier 1990, p. 81-88. 25. René DESCARTES, Les Principes de la philosophie, op. cit., p. 321. 26. Georges CANGUILHEM, « Machine et organisme », loc. cit., p. 110. Voir le commentaire de Ian HACKING, « Canguilhem parmi les cyborgs », in JeanFrançois BRAUNSTEIN (dir.), Canguilhem. Histoire des sciences et politique du vivant, PUF, Paris, 2007, p. 115-117. 27. Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, op. cit. Voir aussi notre chapitre 2. 28. Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, IIe section, Œuvres philosophiques, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1985, p. 294. 29. Eric KATZ, « The big lie : human restoration of nature », loc. cit. 30. Voir Catherine LARRÈRE, « Des animaux-machines à la biologie de synthèse, le statut normatif de l’animal » à paraître dans RSDA (Revue semestrielle de droit animalier). 31. Voir idem, « Des animaux machines aux machines animales », in Jean BIRNBAUM (dir.), Qui sont les animaux ?, Gallimard, Paris, 2010, p. 88-109. 32. Georges CANGUILHEM, « Machine et organisme », loc. cit., p. 102. 33. Ibid., p. 104. 34. Ibid., p. 112. 35. Jean-Pierre SÉRIS, « L’artificiel et la connaissance de l’artificiel », in Olivier BLOCH, Philosophies de la nature, Presses de la Sorbonne, Paris, 2000, p. 513 et p. 514. Voir aussi Jean-Pierre SÉRIS, « Connaissance de l’artificiel et modèles artificiels de la connaissance », La Vie, Cahiers philosophiques (hors-

série), septembre 2009, p. 97-118. 36. Jean-Pierre SÉRIS, « L’artificiel et la connaissance de l’artificiel » loc. cit., p. 518. 37. Jean-Pierre DUPUY, The Mechanization of the Mind, Princeton University Press, Princeton, 2000 ; idem, Les savants croient-ils en leurs théories ? Une lecture philosophique de l’histoire des sciences cognitives, INRA éditions, Paris, 2000. 38. Bernard WILLIAMS, « Making sense of humanity », Making Sense of Humanity, and Other Philosophical Papers, Cambridge University Press, Cambridge, 1995, p. 86. 39. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, livre VI, 1140 a 11. 40. Cornelius CASTORIADIS, « Technique », loc. cit., p. 301. On peut prendre ici « arbitraire » au sens d’acte libre. 41. Ibid., p. 295. 42. Ibid., p. 303. 43. Claude DEBRU (avec la collaboration de Pascal NOUVEL), Le Possible et les Biotechnologies, op. cit., p. 139. 44. Ibid., p. 166. 45. Cornelius CASTORIADIS, « Technique », loc. cit., p. 303. 46. Cité par Bernard WILLIAMS, « Making sense of humanity », loc. cit., p. 83. 47. De l’anglais serendipity. Voir Danièle BOURCIER et Pek VAN ANDEL (dir.), La Sérendipité. Le hasard heureux, Hermann, Paris, 2011. 48. Bernadette BENSAUDE-V INCENT, Se libérer de la matière ? Fantasmes autour des nouvelles technologies, INRA, Paris, 2004, p. 50. Bernadette Bensaude-Vincent, philosophe, s’est spécialisée en histoire des sciences et des techniques et enseigne à Paris-I. 49. Voir Xavier GUCHET, Les Sens de l’évolution technique, Leo Scheer, Paris, 2005. 50. SPINOZA, Éthique, IIIe partie, proposition II, Scolie, op. cit., p. 416. 51. Georges CANGUILHEM, « Machine et organisme », loc. cit., p. 120. 52. Idem, « L’idée de nature dans la pensée et la pratique médicales » (1972), Écrits sur la médecine, Seuil, Paris, 2002, p. 21. 53. Idem, « Machine et organisme », loc. cit., p. 121. 54. Ibid., p. 120. 55. Lorsque, dans l’Idéologie allemande, Marx affirme que l’homme, parce qu’il travaille, a toujours rapport à une nature transformée, il se situe sur le plan de l’artificialisation de la nature, mais comme dans ce travail, l’homme se produit lui-même, dans son humanité, ce travail est aussi une Bildung, une culture. La réflexion de Marx porte beaucoup plus sur le rapport entre poièsis et praxis qu’entre physis et technè. 56. Dale JAMIESON, Ethics and the Environment, Cambridge University Press, Cambridge, 2008, p. 164. 57. Voir, au chapitre 1, comment une idée plus « scientifique » de la wilderness est censée remplacer l’idée romantique critiquée. 58. Maurice MERLEAU-PONTY, La Nature, op. cit., p. 169. Voir aussi Serge MOSCOVICI, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Flammarion, Paris, 1977, p. 32 : « L’art et la technique ne constituent pas une contre-nature. » 59. Dale JAMIESON, « Wild/Captive and other suspect dualisms », loc. cit., p. 190-196. 60. En trouvant un silex de forme régulière, on ne peut pas savoir si c’est le résultat du hasard, ou d’une taille intentionnelle, si l’on n’a qu’un seul objet. 61. Georges CANGUILHEM, « Machine et organisme », loc. cit., p. 120. 62. Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, p. 29. 63. Les entités naturelles sont-elles neutres ? Les tenants de la valeur intrinsèque répondront par la négative. Nous voudrions suggérer qu’elles ne perdent leur neutralité vis-à-vis de nous que si elles sont les parties prenantes d’une relation sociale. Il ne peut, selon nous, y avoir de théorie de la valeur de la nature que relationnelle. 64. Il est revenu sur cette position dans un article ultérieur : J. Baird CALLICOTT, « Animal liberation and environmental ethics : back together again », In Defense of the Land Ethics : Essays in Environmental Philosophy, op. cit., p. 49-59. 65. François SIGAUT, « Critique de la notion de domestication », L’Homme, nº 108, octobre-décembre 1988, XXVIII (4), p. 61. 66. Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE, « Animal rearing as a contract », Journal of Agricultural and Environmental Ethics, vol. 12, nº 1, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht, 2000, p. 51-58 ; idem, « Actualité de l’animal-machine », Les Temps modernes, nº 630-631, mars-juin 2005, p. 143-163. 67. Gilbert SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 139. 68. Ibid., p. 11. 69. Notamment dans la « singularité » annoncée par Ray Kurzweil, qu’analyse Jean-Michel BESNIER dans Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Hachette littératures, Paris, 2009. Voir aussi Marina MAESTRUTTI, L’Imaginaire des nanotechnologies. Mythes et fictions de l’infiniment petit, Vuibert, Paris, 2011. 70. À la place de la question du rapport entre nature et artifice, on trouve, dans la philosophie contemporaine, celle du rapport entre objet technique et réalité humaine : c’est l’idée avancée dans Jean-Yves G OFFI, La Philosophie de la technique, op. cit., p. 71. 71. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op. cit., p. 49. 72. Jürgen HABERMAS, La Technique et la science comme « idéologie » (trad. par Jean-René Ladmiral), Gallimard, Paris, 1973.

6 Le démiurge et le pilote

D

e l’Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers conçue par Diderot et d’Alembert à Du mode d’existence des objets techniques de Gilbert Simondon, en passant pas l’affirmation de l’éminence de l’Homo faber de Bergson dans L’Évolution créatrice1, la réflexion sur la technique s’est focalisée sur la fabrication d’artifices, d’outils, et de constructions. Tout se passe comme si la technique ne pouvait acquérir une dignité philosophique que dans la mesure où elle était conçue comme une activité créatrice. Il est significatif que, lorsque Dominique Bourg distingue deux catégories d’« artefacts » : « en premier lieu les objets techniques que nous fabriquons et, en second lieu les objets naturels que nous modifions2 », c’est immédiatement pour affirmer que les technologies nouvelles vont assurer le triomphe de l’artifice, estomper cette différence et qu’il n’y aura plus que des objets fabriqués. Or, depuis que les humains ont joint le geste à la parole, deux grands modèles ont dirigé leur action technique : celui de la construction, de la fabrication, ou de la production d’artefacts et celui du pilotage ou de la manipulation des êtres vivants et des processus naturels3. Ces deux paradigmes peuvent certes être combinés dans une action technique donnée, mais ils impliquent des rapports différents avec leur environnement naturel et social et relèvent ainsi de deux cultures techniques.

Les paradigmes techniques et ce qu’ils supposent Le premier paradigme produit des objets et des outils, construit des bâtiments, des infrastructures, synthétise des substances qui n’existent pas à l’état naturel. C’est l’art de l’artisan, celui que Platon prend pour modèle dans le Timée, quand il cherche à rendre compte de la construction du monde par un démiurge. Avec cet artisan divin, Platon offre à la postérité le modèle valorisé de l’activité créatrice de l’Homo faber. Il en donne aussi le principe. C’est en ayant conçu une forme que l’artisan l’impose à la matière sur laquelle il travaille et produit son objet. On retrouve cette conception dans toute la réflexion sur la technique. Ainsi Aristote distingue-t-il l’artefact de l’être naturel : le premier dépend, quant à son principe de mouvement et de changement, de la finalité que lui a donnée son fabricant ; le second a en luimême son principe de mouvement. Marx ne dit rien d’autre, lorsqu’il compare le travail de l’abeille à l’œuvre de l’architecte : L’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur4.

Les arts de ce modèle sont donc les arts du faire ; ce sont les « arts et métiers » de l’artisanat, puis des manufactures et de l’industrie. Le second paradigme revient à ne plus se contenter de prélever des aliments par la cueillette et la capture, mais à infléchir des processus naturels pour se procurer des biens ; à ne plus se contenter de ses seules aptitudes corporelles pour se déplacer5, mais à utiliser des animaux domestiqués ou des objets techniques mus par des forces naturelles. Il s’agit des multiples façons de composer avec la nature, comme on le ferait avec un partenaire. Ce ne sont pas les arts du faire, mais ceux du faire-avec. C’est le modèle que définit Julie dans La Nouvelle Héloïse. Rentrant de bourlinguer sur les mers tropicales, Saint-Preux croit avoir devant les yeux les forêts vierges des îles du Nouveau Monde lorsqu’il pénètre dans le jardin de Julie. Certes, lui explique-t-elle, il a fallu quelque « artifice » pour transformer en illusion de nature sauvage ce qui n’était, huit ans plus tôt, qu’un verger. Mais, à Saint-Preux qui croit alors que cela a exigé des soins constants et un travail acharné, Julie répond : « La nature a tout fait, mais sous ma direction et il n’y a rien là que je n’aie ordonné6. » Ce sont les arts du navigateur qui utilise vents et courants pour guider son embarcation jusqu’au port, du pasteur qui conduit son troupeau où l’herbe pousse et l’utilise, aussi bien pour maintenir la broussaille en respect et reproduire les conditions de disponibilité de l’herbe, que pour reconstituer la fertilité du sol par les déjections de ses bêtes. Cette façon d’utiliser à son usage les phénomènes et les processus naturels est à l’origine de la domestication et de l’élevage des animaux, la ruse ayant été d’utiliser les formes de hiérarchie existant chez certaines espèces, pour en guider le comportement : Nous avons tiré nos espèces domestiques de la série des espèces sociales présentant des hiérarchies de dominance. L’une des astuces fondamentales sur lesquelles repose la domestication […] consiste, en effet, à

reconnaître les signaux qui, chez une espèce donnée, accompagnent le statut de dominant, et à les reprendre pour notre propre compte7.

De nombreux champs de l’action technique relèvent de ce paradigme. Examinons plus en détail le cas des pratiques agricoles. Pour établir que l’agriculture, dès ses débuts, inaugure l’ère de l’artificialisation, Dominique Bourg explique qu’elle « substitue à certains écosystèmes des agrosystèmes qui ne sauraient se maintenir sans intervention permanente de l’homme. Ce sont bien des systèmes artificiels, au sens aristotélicien du terme, puisqu’ils dépendent quant à leur principe de mouvement et de changement de leur fabricant. Plus encore, en choisissant leurs semences en fonction de certains caractères, des générations d’agriculteurs ont fini, au cours des siècles, par engendrer une grande variété de plantes artificielles, les cultivars. Une sélection artificielle, volontaire, s’est ainsi substituée à la sélection naturelle8 ». L’agriculture se rapprocherait ainsi de la fabrication d’artifices. Il est certain que, si l’on abandonne une parcelle cultivée (ou pâturée), la végétation entamera ce que les écologues appellent une « succession secondaire » qui, de la friche, conduira à terme à un peuplement forestier. Les cultures supposent un ensemble de pratiques qui les maintiennent « artificiellement » en équilibre (instable) avec le milieu. Les prairies perdurent en raison du régime de perturbations que les éleveurs leur imposent par la fauche ou par le pâturage. Mais cultures et prairies se maintiennent aussi en raison de processus naturels qui échappent à l’action intentionnelle du cultivateur ou de l’éleveur : le sol fourmille d’insectes coprophages9, de vers, de champignons (saprophytes ou mycorhiziens) et de microorganismes, qui ne sont pas domestiqués. Ce sont eux qui décomposent les détritus tombés à terre, recyclent la matière organique et nourrissent les végétaux. Sans leurs services, il n’y aurait ni moisson, ni fourrage, ni même de plantation forestière, tant les arbres ont besoin des champignons mycorhiziens pour se développer. De même, bien des récoltes sont pollinisées par des insectes, qui échappent à la maintenance de l’agriculteur. Les cultures et les prairies sont donc des écosystèmes soumis à un régime de perturbations anthropogènes qui se combine avec les processus naturels pour assurer leur reproduction. Leur « principe de mouvement et de changement » ne dépend donc pas uniquement du cultivateur : celui-ci inscrit son action intentionnelle dans un monde qu’il n’a pas fait (il n’a fabriqué ni le sol, ni les micro-organismes du sol, ni le climat, ni la topographie, ni le patrimoine génétique des plantes cultivées, ni celui de leurs concurrentes, de leurs parasites ou de leurs ravageurs). Labourer, semer, sarcler, épandre du fumier, toutes ces pratiques de jardinage et de culture qui ont pour objectif de favoriser certaines plantes dans la compétition interspécifique, relèvent bien d’un pilotage de processus naturels. Quant à la sélection des cultivars, elle s’est combinée à la sélection naturelle bien plus qu’elle ne s’y est substituée. Si l’on a choisi les semences en fonction de certains caractères utiles à la production agricole, seules ont pu se développer celles qui étaient adaptées aux conditions naturelles qui présidaient à leur emploi (sol, régime de perturbations climatiques, pression de sélection due aux espèces concurrentes ou prédatrices). On a de même favorisé la descendance de certains phénotypes d’animaux domestiques, mais il ne s’est agi là aussi que d’infléchir des processus naturels. L’amélioration des cultivars et des races d’animaux domestiques est une manipulation intentionnelle des mécanismes de la transmission héréditaire. De ces arts du pilotage relèvent aussi les fermentations contrôlées qui ont largement contribué (et contribuent encore) à l’alimentation humaine10 : si nous n’avions pas appris à manipuler des fermentations naturelles, nous n’aurions ni pains, ni vins, ni fromages, ni yaourts, ni bières, ni salaisons ! Mais à ces arts il faut adjoindre celui du thérapeute, qui aide l’organisme à guérir. En médecine hippocratique, l’homme de l’art devait avant tout évaluer les forces de la nature chez un malade. Il devait alors soit laisser faire la nature qui conduirait elle-même à la guérison, soit la soutenir, l’aider à prendre cette voie, soit même renoncer à toute intervention, s’il estimait que la maladie serait, quoi qu’il en soit du traitement, plus forte que la nature de l’organisme. Dans tous les cas, on considérait, comme l’avait écrit Hippocrate dans son traité De l’art, que c’est la nature qui est le médecin des maladies. Certes, avec les développements de la physiologie et de la chirurgie, la médecine est devenue plus interventionniste, et la guérison résulte souvent d’interventions chimiques ou mécaniques, et même de prothèses – c’est-à-dire d’artefacts qui améliorent le fonctionnement de l’organisme. Mais, comme l’a remarqué Canguilhem, « la conscience des limites du pouvoir de la médecine accompagne toute conception du corps vivant qui lui attribue […] une capacité spontanée de conservation de sa structure et de régulation de ses fonctions. Si l’organisme a, de lui-même, ses propres pouvoirs de défense, lui faire confiance, au moins provisoirement, est un impératif hypothétique de prudence et d’habileté à la fois11 ». Aussi les traitements ont-ils pour objet de stimuler, de gouverner ces capacités curatives de l’organisme – parfois de les contrarier lorsqu’il s’agit d’éviter le rejet de greffes. « On pourrait dire, écrit ainsi Roland Schaer, que la médecine intervient pour prêter main-forte à un organisme dont la dynamique autopoïétique est affaiblie, pour concourir à la restaurer12. » Signalons enfin que les arts du faire-avec ne sont pas cantonnés dans des opérations techniques s’appliquant aux processus naturels du vivant et des systèmes écologiques. On les retrouve parmi les arts mécaniques dans les activités de réparation et même d’entretien de toute sorte de matériels. C’est ce qu’a illustré Matthew Crawford dans Éloge du carburateur :

Les activités d’entretien et de réparation, qu’il s’agisse de véhicules ou de corps humains, sont très différentes des activités de fabrication ou de construction à partir de zéro. Le mécanicien et le médecin, même chevronnés, sont confrontés chaque jour à la possibilité de l’échec […]. Car médecins et mécaniciens ne sont pas les constructeurs des objets sur lesquels ils interviennent et, par conséquent, ils ne peuvent jamais en acquérir une connaissance absolue ou exhaustive. L’expérience de l’échec modère l’illusion de maîtrise ; dans leur travail quotidien, médecins et mécaniciens doivent appréhender le monde comme une entité qui ne dépend pas d’eux13.

Ce qui distingue le faire-avec de la fabrication, c’est que, même conduit de main de maître par un opérateur avisé, l’échec du pilotage est toujours possible. S’il ne veut pas être jugé incompétent, le fabricant a ainsi une obligation de résultat, alors que l’agent engagé dans une démarche de pilotage n’a qu’une obligation de moyens (en cas d’échec, il doit pouvoir se justifier d’avoir utilisé judicieusement tous les moyens disponibles). Ces exemples suggèrent que le faire-avec doit être appréhendé selon les deux acceptions du terme. Il s’agit bien de tenir compte des dynamiques naturelles et du comportement des êtres que l’on manipule et de composer avec eux. En un sens, il s’agit donc de les respecter. Mais faire-avec, c’est aussi collaborer. Après tout, un agrosystème résulte d’une coproduction du cultivateur et de la nature ; les fermentations naturelles contribuent au même titre que le vigneron à produire le vin ; et au sujet du thérapeute, Canguilhem parle de « coopération du médecin et de la nature15 ». Les deux modèles d’intervention technique ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Les arts du pilotage comprennent (et souvent même exigent) l’emploi d’outils, voire de machines perfectionnées, mais ces instruments ont pour seule fonction de contrôler les processus naturels et/ou de les infléchir dans l’objectif poursuivi. Certes, l’agriculture a longtemps utilisé (et utilise encore dans une grande partie du monde) un outillage relativement sommaire. Mais, dans les pays industrialisés, les agriculteurs disposent de nos jours d’un matériel diversifié, et s’appuient fréquemment sur des prévisions météorologiques de plus en plus fines et des analyses d’échantillons pour déterminer les dates de récolte. Quant au contrôle des fermentations, il suppose de plus en plus souvent de procéder à des analyses chimiques et se trouve parfois confié à l’ordinateur. Que penser enfin de la sophistication technique qui accompagne les skippers dans leurs courses ? S’il est un art manipulatoire et comporte souvent des formes de bricolage (dont les techniques de fabrication se sont plus ou moins libérées depuis la révolution industrielle), il serait ainsi faux de considérer que le pilotage est nécessairement associé à des techniques obsolètes. Enfin, il n’est pas rare que des processus productifs articulent des séries de fabrication à des séries de pilotage. C’est bien sûr le cas du réparateur qui doit usiner la pièce défectueuse d’un vieux matériel que l’on ne trouve plus dans le commerce. C’est aussi celui de la médecine, où une thérapie peut comporter l’implantation de prothèses (parfois fabriquées sur mesure). De même serait-il faux de penser que le pilotage ne relève que d’une démarche empirique, de pratiques routinières, comme l’était jadis le travail de l’artisan. Au même titre que les techniques de fabrication, le pilotage a été informé par le développement des sciences : agronomie, zootechnie, sylviculture, microbiologie, physiologie, génétique, médecine, écologie… 14

Deux modèles qui impliquent des rapports différents à la nature et entre les hommes Les objets techniques fabriqués – de plus en plus standardisés, pour des raisons commerciales – sont conçus indépendamment du contexte dans lequel ils seront employés. C’est ce qui fait le succès des arts de la fabrication, mais aussi ce qui les rend problématiques : ce qui est ainsi introduit dans le monde a un avenir que l’on ne maîtrise pas. La fabrication d’artifices est ainsi fréquemment mise en cause dans les questions relatives à l’environnement, lorsque ses produits, sous-produits et effluents échappent à la maintenance humaine et sont repris par des processus naturels qui les transportent, les concentrent ou les diffusent (pollutions aériennes ou aquatiques, modification de la composition chimique de l’atmosphère). Outre qu’elle est responsable de la « technonature16 », de plus en plus difficile à maîtriser, la fabrication exige une énergie qui, depuis la révolution industrielle, est essentiellement issue de ressources fossiles, non reproductibles, qui contribuent à augmenter la teneur en gaz à effet de serre de l’atmosphère. Tous ces effets non intentionnels de l’action technique témoignent de l’indifférence du monde d’artefacts (machines, réseaux, objets techniques) que nous produisons à la complexité de la biosphère dans laquelle nous les introduisons. S’ils peuvent aussi avoir des effets non intentionnels sur leur environnement naturel, les arts du faireavec, pour avoir quelque chance de réussite, supposent à l’inverse de tenir le plus grand compte du contexte, c’est-à-dire de l’environnement naturel complexe (et de l’environnement social tout aussi complexe) dans lequel ils s’inscrivent. Ils supposent aussi d’intervenir, dès que l’évolution du système piloté s’écarte de la trajectoire habituelle et souhaitée, ou dès qu’une circonstance sociale imprévue oblige à rectifier les objectifs initiaux de l’action. Évoquant les arts du réparateur et du médecin, Matthew Crawford écrit ainsi que « dans la mesure où [ils] interviennent sur des entités complexes qui n’ont pas été créées par nous […] ils exigent un certain type de disposition de la part de leurs pratiquants. Ce type de disposition est à la fois de nature morale et cognitive. Pour l’exercer correctement, il vous faut être attentif, comme dans une conversation, et non pas simplement affirmatif, comme dans une démonstration17 ».

Le pilotage est une démarche attentive, empirique et précautionneuse, si sensible au contexte de production qu’elle doit toujours être adaptée et n’est guère reproductible à l’identique. Alors qu’avec l’industrialisation les arts du faire tendent à la standardisation, les arts du faire-avec se traduisent, en raison même de la variabilité spatio-temporelle des conditions naturelles et sociales, par une grande diversification des façons de produire. Cela ne signifie pas pour autant que les arts manipulatoires soient toujours inoffensifs. Le pilotage, par définition, n’a jamais une efficacité absolue : il s’agit de faire-avec, pas de maîtriser. Qu’elle relève de la fabrication d’objets techniques ou du pilotage de processus naturels, toute action technique a des effets non intentionnels, dont certains sont susceptibles de nuire. Ceci étant admis, des différences apparaissent. Parce qu’ils se contentent d’orienter des processus naturels, les arts du faire-avec mobilisent moins d’énergie et ont une moindre puissance de transformation que les arts du faire. Si bien que les premiers sont susceptibles de représenter une menace en raison de leurs insuffisances, des limites du savoir et du savoir-faire de celui qui les met en œuvre, ou de l’incapacité dans laquelle il s’est trouvé à faire face à un événement inédit et de maîtriser tous les aléas du processus de production. À l’inverse, les techniques qui relèvent de la fabrication ne sont pas menaçantes par leurs échecs, mais par leur succès même. C’est, comme l’a argumenté Hans Jonas, que la menace qui pèse sur les conditions de vie que nous léguerons aux générations futures croît en raison de notre puissance technique18. On en peut déduire que la responsabilité de celui qui pratique le pilotage se mesure aux limites de son savoir et de son pouvoir, tandis que celle des fabricants se mesure à la puissance de la technique qu’ils utilisent. La technique n’est pas seulement à considérer comme pouvoir d’agir sur le monde des choses. Elle est aussi un pouvoir sur les hommes. Jean-Jacques Rousseau a peut-être été l’un des premiers à concevoir la dimension sociale de tout dispositif technique, lorsque, dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, il affirme l’apparition concomitante de l’agriculture et de la métallurgie : « Comme il fallut aux uns des denrées en échange de leur fer, les autres trouvèrent enfin le secret d’employer le fer à la multiplication des denrées19. » Ces inventions techniques d’une portée considérable sont inséparables d’un rapport social, celui de la division du travail (entre paysans et artisans) qui va de pair avec l’échange. Pour Rousseau, ces transformations sont moins importantes par l’inventivité technique dont elles témoigneraient, que par leurs conséquences sociales. À l’en croire, ce ne fut pas pour le bonheur de l’humanité : avec l’échange et la division du travail s’accroît la dépendance, et avec la dépendance se développent les inégalités. Aussi les objets techniques incorporent-ils des rapports sociaux, si bien que, si leur utilisation se généralise, elle tend à diffuser ces rapports et à les renforcer. La hutte des débuts de la société, de la « jeunesse du monde », ne compte pas seulement par les savoir-faire qu’elle suppose (sur lesquels Rousseau s’était renseigné à partir des récits de voyageurs) mais aussi par cette microsociété qu’est la vie en famille20. Envisager les techniques comme des systèmes conduit en outre à montrer que les rapports entre objets techniques sont indissociables de rapports sociaux. Les macro-systèmes techniques, qu’étudie Alain Gras21, connectent des objets techniques, des acteurs humains, et des organisations économiques ou juridiques : ils sont indissociablement sociaux, humains, techniques. De même Gilbert Simondon, reprend-il l’idée que ces objets incorporent du social et configurent des rapports sociaux. Il en vient même à considérer que les objets techniques eux-mêmes devraient être d’authentiques partenaires sociaux : La condition première de l’incorporation des objets techniques à la culture serait que l’homme ne soit ni inférieur ni supérieur aux objets techniques, qu’il puisse les aborder et apprendre à les connaître en entretenant avec eux une relation d’égalité, de réciprocité et d’échange : une relation sociale en quelque manière22.

De ce point de vue aussi, les deux paradigmes techniques méritent d’être distingués. S’il est, et de plus en plus, informé par les connaissances scientifiques, le pilotage suppose aussi du savoir-faire. À l’inverse, la fabrication prétend s’en passer depuis qu’elle s’est industrialisée. Certes, le savoir-faire est encore essentiel dans le travail de l’artisan. Mais l’industrie est conçue comme un ensemble de procédures et d’actes de production standardisés, scientifiquement organisés pour pouvoir se passer des tours de main des opérateurs. Il n’en est certes pas ainsi, mais, bien qu’il conserve un rôle important dans l’industrie productrice d’objets techniques et dans la construction, le savoir-faire, quasiment clandestin, est tendanciellement nié, et n’est pratiquement jamais valorisé23. Cette importance du savoir-faire (et même du savoir-y-faire) dans les techniques de pilotage, comme le nécessaire souci du contexte supposent une relative autonomie du praticien. Le développement de la fabrication des objets techniques a, au contraire, conduit à l’industrialisation des procédures : l’agent qui produit est alors sous la dépendance de ceux qui ont la capacité de concentrer les capitaux nécessaires à la production. Le modèle de la fabrication s’est en effet déployé sous la forme de l’industrialisation. Et c’est sous cette forme qu’il a trouvé une efficacité croissante et changé les conditions de vie des hommes, aussi bien que la composition de l’atmosphère et le fonctionnement de la biosphère. C’est en partie pourquoi l’industrialisation des procédures de fabrication a, depuis le milieu du XIXe siècle, été considérée comme le modèle même de l’action technique. Au point que l’on a voulu s’inspirer de ce processus, dont Marx a montré qu’il était inséparable du développement des rapports sociaux caractéristiques du capitalisme, pour industrialiser les arts du faire-avec et les concevoir comme s’il s’agissait de fabrications. Ainsi la fabrication

a-t-elle fini par être posée comme le modèle par excellence (et même l’unique moyen) de l’efficacité technique, dominant le modèle du pilotage jusqu’à l’occulter. Une domination inséparable du développement de l’industrialisation et de l’exploitation du salariat par le capital : les rapports sociaux du capitalisme se sont ainsi étendus, conduisant à la diffusion massive des artefacts qu’ils produisaient. Selon Bacon, du fait qu’ils étaient informés par la connaissance des lois naturelles, les arts avaient pour principe d’élargir l’« empire de l’homme sur les choses », c’est-à-dire de dominer la nature : S’il se trouve un mortel qui n’ait d’autre ambition que celle d’étendre l’empire et la puissance du genre humain tout entier sur l’immensité des choses, cette ambition, on conviendra qu’elle est plus pure, plus noble et plus auguste que toutes les autres ; or l’empire de l’homme sur les choses n’a d’autre base que les arts et les sciences, car on ne peut commander à la nature qu’en lui obéissant24.

On pourrait dire qu’avec l’industrialisation du modèle technique de la fabrication, cet « empire sur les choses » et ce rapport de domination ont été transposés aux relations sociales, conduisant à un « empire sur les hommes » et à une domination sociale. L’industrie a ainsi eu tendance à concevoir les rapports au sein des entreprises sur le mode de l’organisation standardisée et rigide qui préside à la fabrication d’artefacts. D’où l’« organisation scientifique » du travail et le taylorisme. Mais c’est aussi pourquoi la fabrication industrielle elle-même n’est pas parvenue à se libérer totalement du faire-avec. Elle doit compter avec des travailleurs plus ou moins compétents, plus ou moins motivés (ou domestiqués), plus ou moins récalcitrants, plus ou moins capables de corriger intelligemment les failles et les dysfonctionnements du système productif et de faire face aux imprévus. Le modèle du pilotage invite à la transposition inverse. Dans les arts du faire-avec, on ne commande pas, on infléchit ; on n’étend pas son empire sur les choses, on fait en sorte qu’elles en viennent à vous être utiles. On traite la nature en partenaire, on collabore avec elle (comme disait Canguilhem), on tient compte de l’autre, on négocie, on ruse aussi parfois. Comme si l’on tendait à établir avec la nature et les êtres naturels que l’on manipule les rapports de sociabilité qui permettent aux hommes de vivre ensemble dans les communautés qu’ils forment. Si l’on pense, comme Simondon, que nous devrions développer des rapports sociaux avec les objets techniques, le pilotage s’y prête mieux que l’extension métaphorique de la fabrication à toutes les activités techniques et à tous les rapports interhumains. Un exemple en est donné par l’élevage : la domestication ne saurait être appréhendée comme une fabrication25, mais comme un processus qui a supposé des échanges de services, d’informations et d’affects avec les animaux dont les hommes ont cherché le concours. Dans tous les arts du faire-avec qui impliquent des animaux, nous faisons société avec eux26. Et c’est bien le processus d’industrialisation de l’élevage qui rompt les rapports sociaux que les animaux de ferme entretenaient entre eux et avec nous27. Les arts de la fabrication et ceux du pilotage n’impliquent ni les mêmes rapports à la nature, ni les mêmes relations humaines, ni le même rapport à l’objet technique. Du côté du faire, une démarche dominatrice s’emploie à imposer la volonté du concepteur (de l’ingénieur) à une matière maniable. Puisque l’objet a été fabriqué en fonction d’un modèle conceptuel préalablement élaboré, il est censé avoir un comportement prévisible dans toutes les circonstances et des fonctions qui permettront d’agir de façon dirigée. Du côté des arts du faire-avec, une démarche empirique, opportuniste et précautionneuse s’applique à tirer parti de la complexité d’un contexte naturel pour obtenir des objets (ou des situations) dont les comportements (ou l’évolution) ne sont pas intégralement prévisibles. Il y a bien à l’œuvre, dans ces deux idéal-types de l’action technique, deux cultures techniques, qui se distinguent autant par leur démarche que par leur rapport à la complexité du monde.

De quel paradigme les nouvelles technologies relèventelles ? Aux États-Unis, la National Science Foundation28 a lancé un programme de politique scientifique intitulé NBIC, dont l’objectif est de faire converger des technologies qui ont émergé au cours des deux dernières décennies29. Sont concernées les nanotechnologies, les biotechnologies, les techniques informatiques et les sciences cognitives. Parmi ces technologies de la convergence, nous n’examinerons ici que celles que nous avons eu l’occasion d’étudier : les biotechnologies, la biologie de synthèse et les nanotechnologies. Avant d’aborder la question de savoir si ces nouvelles technologies relèvent de la fabrication d’artefacts ou du pilotage de processus naturels, il faut préciser ce que l’on entend par convergence (dès lors qu’il ne s’agit pas, ou pas seulement, du rassemblement opportuniste de spécialités et de laboratoires pour bénéficier de la manne financière des programmes qui entendent les faire converger). On doit en effet distinguer une convergence théorique (et méthodologique) d’une convergence instrumentale30. On peut parler de convergence théorique lorsqu’un domaine scientifique sert de cadre interprétatif à un autre domaine, qui en vient alors à lui emprunter des concepts, à s’inspirer de ses démarches et, finalement à adopter certaines de ses méthodes d’investigation. Une telle convergence a été à l’origine de la biologie moléculaire. « L’hérédité, écrivait François Jacob en 1970, se décrit aujourd’hui en termes d’information, de message, de code […] ce qui est transmis de génération en génération, ce sont des “instructions” spécifiant

les structures moléculaires31. » La structure nucléotidique de l’ADN a été assimilée à un code contenant toute l’information nécessaire au développement et au métabolisme des organismes vivants. Or tout code est déchiffrable. Le programme de la biologie et de la génétique moléculaires fut alors tracé : déchiffrer le code permettrait de comprendre (et donc de maîtriser) les mécanismes fondamentaux du vivant. C’est donc bien la théorie de l’information qui a présidé au développement de la génétique moléculaire, puis aux biotechnologies et à toutes les manipulations du génome. Quant à la biologie de synthèse qui les prolonge, elle « emprunte à l’industrie microélectronique une notion clé, celle de circuit […]. On postule en biologie de synthèse, que l’on peut fabriquer des circuits à l’aide de composants génétiques indépendants, facilement interchangeables32 ». Il y a convergence instrumentale lorsque les techniques issues des applications d’un champ scientifique deviennent indispensables au développement d’un autre champ scientifique. Avec le développement de la bio-informatique et la miniaturisation d’outils comme les puces à ADN ou les labs on chips33, la biologie moléculaire a pu instrumentaliser les techniques proposées par la théorie qui lui avait servi de cadre interprétatif. La convergence « bio-info » est déjà réalisée tant au plan théorique qu’instrumental. Quant à la convergence « bio-nano » elle n’est encore qu’à l’état de projet. S’agissant des biotechnologies, le vocabulaire utilisé par les scientifiques semble hésiter. On parle de « manipulations génétiques », ce qui ferait pencher pour des formes de pilotage, mais la transgenèse revient à introduire dans le génome d’un hôte une « construction génétique » associant le segment d’ADN que l’on espère voir s’exprimer à un promoteur et un gène marqueur… et les métaphores machiniques sont nombreuses dans le jargon des biologistes moléculaires (les ribosomes, par exemple, sont volontiers qualifiés de « chaînes d’assemblage » et les polymérases, assimilées à des « photocopieuses »34). La question semble a priori plus aisément réglée pour les nanotechnologies. En se proposant de construire des structures, des engins et des robots atome par atome (grâce au microscope à effet tunnel), K. Erick Drexler35 semble avoir défini les technologies dont il s’est fait l’apôtre comme des arts de la fabrication. D’ailleurs, pour vulgariser ce programme nanotechnologique, on n’hésite pas à utiliser l’image du Lego ou du Meccano. En même temps, l’espoir d’y parvenir se fonde sur la façon dont les systèmes vivants parviennent eux-mêmes à synthétiser les composants des cellules et à les assembler atome par atome, selon la même démarche bottom-up revendiquée par Drexler36. Celui-ci n’a-t-il pas proclamé luimême : « Bio is nano » ? Serait-ce que cette fabrication d’engins s’inspirerait de la nature, et pourrait même utiliser les capacités d’assemblage des molécules d’ADN pour construire des nano-objets ou des nanomatériaux ? La biologie de synthèse, parce qu’elle fait résolument appel à un formalisme mathématique, s’affirme quant à elle comme une ingénierie, une construction d’objets vivants, mais présentant, comme les machines, des comportements parfaitement prévisibles et des fonctions permettant d’agir de façon dirigée. Il nous faut donc examiner d’un peu plus près les pratiques technoscientifiques de ces champs de recherche. L’unité des nanotechnologies est moins liée à l’échelle nanométrique qu’à ce qu’elle implique : on atteint un niveau – celui de la physique des molécules, et des atomes – où peuvent émerger des propriétés différentes de celles qui existent à d’autres échelles. Ces propriétés (physiques et chimiques) ne sont pas toutes prévisibles a priori. Les recherches en nanotechnologie reviennent donc à engager des processus dont on entend explorer les potentialités, mais dont on ne sait pas très bien où ils conduiront. Alors que l’on tend, dans bien d’autres domaines, soit à valider des hypothèses élaborées à partir de l’état des connaissances, soit à assembler des moyens en vue d’un résultat technique espéré, on se propose ici d’observer ce qu’il advient des expériences engagées. Les nanotechnologies sont présentées par leurs promoteurs comme l’accomplissement d’une ambition de domination de la nature : il est question de « traquer la matière dans ses derniers retranchements ». Mais elles se caractérisent en fait par les propriétés non prévues qu’elles mettent au jour. C’est même ce qui les définit le mieux : les nanotechnologies mettent l’inattendu au cœur de leur projet. Cette dualité a été remarquée : le Comité d’éthique du CNRS (COMETS) parle ainsi d’une tension entre « émergence et contrôle », et le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), de contradiction entre la « maîtrise de l’ingénieur » et l’« émergence de l’imprévisible »37. Comme l’a affirmé Jean-Pierre Dupuy38, l’ingénieur nano ne sera pas un ingénieur satisfait d’avoir réalisé par des moyens techniques le projet qu’il avait en tête et pour lequel il a été sollicité : Il se donnera des structures ou organisations complexes et il se posera la question de savoir ce dont elles sont capables, en explorant le paysage de leurs propriétés fonctionnelles, […] ses succès se mesureront plus à l’aune de créations qui le surprendront lui-même que par la conformité de ses réalisations à des cahiers des charges préétablis39.

Il s’agit bien là d’explorer des possibles, comme on l’a vu au chapitre précédent.

Les OGM, le « clonage » et la biologie de synthèse : des bricolages sophistiqués On a procédé de la même façon pour obtenir des OGM ou des clones. La transgenèse est une technique de laboratoire mise au point pour analyser les fonctions de segments d’ADN dans la « machinerie

cellulaire ». Si elle s’est développée bien au-delà de l’expérimentation scientifique sur le génome, c’est qu’elle est entrée dans la stratégie des firmes de l’agrofourniture en justifiant la brevetabilité du vivant. Audelà de ce qui les oppose, ceux qui annoncent l’avenir radieux de ce génie génétique et ceux qui s’opposent farouchement à la culture d’OGM s’accordent sur un point : la transgenèse serait une révolution technologique conduisant à une artificialisation inédite du vivant. Or, à examiner les pratiques de laboratoire, cette technique, pour spectaculaire qu’elle soit, apparaît plus comme un bricolage que comme un procédé maîtrisé et aisément reproductible. L’intégration du gène que l’on veut introduire ne se réalise que sur une minorité de cellules. Elle se fait à l’aveugle, n’importe où dans le génome de l’hôte, et l’environnement génétique de la « construction génétique » introduite (ou transgène) interdit souvent à celle-ci de s’exprimer. Il arrive aussi que le transgène s’introduise à l’intérieur d’une séquence codante de l’hôte, perturbant ses fonctions biologiques, sans que l’on sache a priori lesquelles. Il arrive enfin qu’il s’inscrive en plusieurs exemplaires dans le génome qui l’accueille, sans que l’on puisse non plus savoir quelles perturbations cela entraînera dans le fonctionnement cellulaire. Pour toutes ces raisons, après avoir manipulé un grand nombre de cellules, il faut sélectionner celles qui ont bien intégré le transgène et, parmi elles, celles qui, tout en étant viables, présentent les caractéristiques désirées. La transgenèse, cette prétendue « fabrication » de plantes « programmées » pour acquérir des caractéristiques étrangères à leur espèce, ne fait pas passer la sélection des plantes du pilotage à l’artificialisation. Ce bricolage sophistiqué aux résultats aléatoires relève d’un pilotage mal maîtrisé de processus naturels : après de multiples essais et erreurs, on se contente de parvenir parfois à inscrire un caractère inédit dans un organisme40. Ce que l’on désigne par « clonage », lorsqu’il s’agit de mammifères est, en fait, un transfert de noyau. Il s’agit de prendre un ovule (très frais) de vache, de ratte ou de chèvre, auquel on enlève le noyau (à n chromosomes). On prélève le noyau d’une cellule somatique (à 2n chromosomes) sur un individu Lambda de la même espèce, que l’on introduit dans l’ovule. Il suffit d’imposer diverses perturbations (en particulier l’introduction d’ions calcium) pour enclencher le processus d’activation de l’ovule. Les scientifiques disent alors que l’ovule activé « reprogramme » le noyau de la cellule de Lambda. Pour être plus précis, disons qu’il le transforme, de noyau spécialisé qu’il était, en noyau totipotent, capable de se différencier en tous les types de cellules. On obtient ainsi un œuf que l’on va installer dans l’utérus d’une mère porteuse de la même espèce. Puis on laisse les choses suivre leur cours naturel pour obtenir un embryon qui sera le « clone » de Lambda. Enfin, pas toujours, et même rarement : pour obtenir de deux à cinq individus vivants et en apparente bonne santé, il faut transférer au moins cent noyaux somatiques de Lambda dans cent ovules énucléés de différentes mères, et introduire les cent embryons dans l’utérus de cent mères porteuses différentes. Le « clone » de Lambda, s’il parvient à vivre, n’est d’ailleurs pas sa copie conforme. D’abord, il possède l’ADN mitochondrial de la femelle sur laquelle on a prélevé l’ovule et pas celui de Lambda. Ensuite, plusieurs études de l’INRA qui portent sur l’identité génétique des clones, montrent qu’il y a, au moment de la « reprogrammation du noyau somatique » des phénomènes de méthylation qui empêchent certains gènes de s’exprimer, et même des variations structurales de l’ADN nucléaire qui font que les « clones » sont génétiquement plus différents que ne le sont les vrais jumeaux41. Mais si le transfert de noyau n’obtient que quelques rares « clones » ayant une physiologie normale, il produit à profusion des accidents de développement (d’un grand intérêt scientifique pour étudier les mécanismes à l’origine de tels dysfonctionnements de l’embryogenèse) : avortements, syndrome du gros veau, mortalités périnatales et infantiles. Dans la transgenèse comme dans le « clonage », on est bien loin de la démarche de l’ingénieur (même si certains scientifiques en adoptent la rhétorique) : c’est en bricolant, comme le fait la nature elle-même, que l’on révèle des possibilités naturelles qui n’ont pas eu l’occasion de s’exprimer au cours de l’évolution. Si une intervention humaine a été nécessaire, la plante transgénique ou le « clone » n’ont pas été fabriqués pour autant. Ceux qui sont parvenus à l’existence le doivent à un pilotage, plus ou moins bien contrôlé, de processus biologiques naturels. On peut tenir la même argumentation vis-à-vis de la biologie de synthèse, nouvelle frontière des technosciences impliquées dans la convergence42. La biologie de synthèse dérive de la biologie des systèmes. Cette dernière considère tout organisme comme un système formé de « modules » (ou de « briques élémentaires ») structurellement et fonctionnellement indépendants (du moins partiellement), et donc isolables. Herbert Sauro les définit comme « des unités fonctionnelles conservant leurs propriétés intrinsèques indépendamment de ce à quoi on les relie43. » L’identification de ces « modules » et de leur fonction est l’objet même de la biologie des systèmes, qui ajoute, seconde proposition épistémologique, que la sélection naturelle a pour mécanisme fondamental la combinaison de plus en plus complexe de ces « modules ». Selon Calvert et Fujimura, « certains biologistes des systèmes aspirent à rendre la biologie plus similaire à la physique et à l’ingénierie en rendant les systèmes vivants calculables, mesurables et au final prédictibles44. » La biologie des systèmes tente de modéliser le fonctionnement d’un système biologique, à partir de l’un des modèles qu’elle propose ; la biologie de synthèse construit un dispositif biologique qui le matérialise. Elle sert ainsi de plan d’épreuve au modèle et peut en outre obtenir le comportement du système biologique prévu. La biologie de synthèse reprend ainsi à son compte la modularité et en déduit que, si l’on connaît la structure modulaire d’un système et son fonctionnement (c’est-à-dire la combinaison

des fonctions modulaires), on peut le reproduire artificiellement. Mais on peut aussi le transformer en ajoutant, en retranchant un (ou plusieurs) module(s), voire en substituant à un « module » naturel, un « module » synthétique. D’où la double ambition de la biologie synthétique : – modifier le fonctionnement d’organismes simples en les dotant de « modules » ou de « biobriques » élémentaires dont ils ne disposaient pas naturellement (ce qui pourrait leur permettre de synthétiser des substances intéressantes en médecine, ou des biocarburants, par exemple) ; – créer des organismes simples, en combinant artificiellement les « modules » qui les composent selon des circuits fonctionnels. Michel Morange45 a mis en doute l’organisation modulaire des organismes. Si ce fut le cas, selon lui, aux débuts des manifestations de la vie sur terre, l’évolution a effacé cette organisation. Il remarque ainsi qu’à l’exception de certaines protéines qui contrôlent l’expression des gènes – ou qui participent aux interactions cellulaires –, les peptides qui se sont combinés pour former des protéines ont perdu toute autonomie de structure et de fonction. Dans le prolongement de cette critique, on peut ajouter que la conception systémique sur laquelle reposent les ambitions de la biologie de synthèse est quelque peu schématique. Si l’on conçoit un organisme comme un système, les sous-systèmes (ou modules) qui le composent sont interdépendants (et non relativement indépendants), car ils sont articulés dans un réseau d’interactions. Chaque « module » n’est donc rien d’autre qu’un nœud dans ce réseau d’interactions… de telle sorte qu’il a nécessairement plusieurs fonctions et que son comportement dépend de son environnement cellulaire. Si l’on retranche, si l’on ajoute, ou si l’on remplace un « module », on ne retranche pas, on n’ajoute pas une fonction, ou on ne lui en substitue pas une autre ; on introduit une perturbation dans un réseau d’interactions sans savoir a priori quelles seront les réactions du système. L’ingénieur en biologie synthétique n’est donc pas un ingénieur qui construit, à partir d’un modèle qu’il a élaboré, des objets qui ont un comportement prévisible dans tous les contextes, mais un explorateur des possibles. Il introduit une perturbation dans un système, sans savoir ce qu’il en sortira vraiment, mais avec l’espoir qu’elle aura, parmi ses conséquences, un effet s’approchant du résultat désiré. « Il ne s’agit plus seulement d’intervenir sur des processus naturels pour comprendre leur structure et leur fonctionnement. Il s’agit de fabriquer des vivants pour voir ce qu’ils peuvent faire », écrivent ainsi Bernadette BensaudeVincent et Dorothée Benoit-Browaeys, il s’agit « d’explorer des voies possibles, avec un esprit ouvert à l’imprévu, l’inattendu, voire l’imprévisible46 ». Le spécialiste de biologie de synthèse ressemble fort à ses collègues qui font de la transgenèse ou qui « clonent » des vaches, des brebis et des rats. Il découlerait de cet examen que la « convergence » se justifierait par l’émergence de propriétés inédites dans les conditions naturelles qui ont lieu sur terre, mais révélées par un dispositif expérimental. L’artificialisation des conditions expérimentales permettrait ainsi d’explorer des possibles naturels et de sélectionner ceux qui présentent un intérêt scientifique, économique ou militaire particulier. Dans tous les cas étudiés, on est justement confronté à des manipulations ou des bricolages dont l’objectif est d’orienter des processus naturels vers un ensemble de résultats dont certains ont de bonnes chances d’être conformes au but recherché. Bernadette Bensaude-Vincent et Dorothée Benoit-Browaeys se réfèrent à Maureen O’Malley (philosophe des sciences à l’université de Sydney) qui a mis en lumière « tout le bricolage, les astuces et ruses déployés par les fondateurs de la biologie de synthèse pour parvenir à leurs résultats. Elle décrit ces démarches tâtonnantes, itératives et compliquées, en utilisant le terme de kludging, forgé par les artisans de logiciels libres et qu’on peut traduire par “bidouillage” : une démarche peu élégante un peu brouillonne, mais qui porte ses fruits. Le kludge ressemble au processus de l’évolution tel que décrit par Stephen J. Gould, et il est reconnu en épistémologie comme démarche pragmatique tout à fait recommandable47 ». Parce que les nanotechnologies font apparaître des propriétés inédites et imprévisibles, Jean-Pierre Dupuy avance que « la technologie qui se profile à l’horizon […] vise précisément à la non-maîtrise. L’ingénieur de demain ne sera pas un apprenti sorcier par négligence ou incompétence, mais par finalité48 ». Le mythe de l’apprenti sorcier est celui d’une puissance hors de contrôle. C’est le mythe même des théories qui affirment l’autonomie de la technologie : l’idée que les techniques suivent leurs propres lois de développement et que nous n’avons plus de pouvoir sur elles. Or les nouvelles technologies ne fabriquent pas des objets suivant un modèle préétabli ; elles explorent des possibles naturels. À la place de la métaphore de l’apprenti sorcier par vocation chère à Jean-Pierre Dupuy, pourquoi ne pas utiliser l’idée d’un espoir de sérendipité, ou de hasard heureux49 ? Ce n’est pas une situation exceptionnelle dans la démarche scientifique et l’on a souvent fait voir le rôle des erreurs fécondes dans les découvertes. Ce qui est nouveau avec les nanotechnologies et des biotechnologies c’est que le hasard est inscrit au cœur même de la recherche. Il s’agit moins de maîtriser la matière que d’en faire notre interlocutrice. Le chercheur engage en quelque sorte un « dialogue singulier » avec la matière, ou avec des cellules. L’interaction avec le matériau, avec la cellule (ou avec l’organisme) manipulé, peut être caractérisée en termes de questions et de réponses, non d’ordres et d’exécution. Et c’est là un rapport à l’objet technique très différent de celui de l’ingénieur : il ne s’agit pas tant de dominer la nature que de coopérer avec elle.

L’exploration des possibles naturels Est-ce à dire que les nouvelles technologies, bien qu’elles soient présentées comme des fabrications et que leurs promoteurs adoptent volontiers un discours d’ingénieur, relèvent du pilotage, des arts du faire-

avec ? Sans doute, mais nous serions tentés d’avancer une hypothèse complémentaire. Dans la transgenèse, pour isoler le fragment d’ADN que l’on veut introduire dans le génome de l’hôte, on fait œuvrer une enzyme de restriction. Pour obtenir de nombreux exemplaires de cette séquence d’ADN, est utilisée une autre enzyme dite de polymérisation en chaîne. C’est ce qui permet d’avoir suffisamment de gènes pour opérer la transgenèse sur un grand nombre de cellules et avoir quelque chance d’obtenir sur l’une d’entre elles le résultat désiré. L’insertion du transgène dans le génome de l’hôte est souvent réalisée en exploitant l’aptitude naturelle d’une bactérie Agrobacterium tumefaciens à intégrer la « construction génétique » – au préalable inscrite dans un plasmide – et à pénétrer dans les noyaux des cellules hôtes50. Ensuite, c’est au segment d’ADN introduit de trouver sa place dans le génome d’accueil (ou au génome d’inactiver ce gène perturbateur). De même, nous avons vu que c’est le cytoplasme de l’ovule qui « reprogramme » le noyau transféré, œuvre pour le déspécialiser et le rendre totipotant. Il a certes fallu l’activer artificiellement pour cela. Mais c’est bien l’ovule, une fois activé, qui a travaillé à réaliser un embryon. Quant à l’avenir de l’embryon obtenu de la sorte, il dépend d’un dialogue entre ses propres capacités de développement et son environnement utérin. En un sens, on a mis l’ovule au travail et, sans ce travail de l’ovule, il n’y aurait pas de « clone ». Enfin, les briques élémentaires que synthétise la biologie de synthèse sont nécessairement insérées dans les bactéries dont on entend ainsi modifier le fonctionnement. Or, selon les circonstances, ces « organismes châssis » feront ce que les concepteurs du circuit moléculaire synthétique introduit leur demandent ou feront tout autre chose, parce que le module introduit entretient alors des interactions avec son environnement cellulaire et acquiert des propriétés fonctionnelles imprévues. En 2010, Craig Venter51 a prétendu avoir obtenu la première bactérie dont le père est un ordinateur, mais pour synthétiser le petit génome de Mycoplasma mycoïdes, il a utilisé des levures, les a mises au travail et ce sont elles qui ont assemblé (avec essais et erreurs) la centaine de fragments synthétisés qui ne représentaient chacun qu’un centième des paires de bases du mycoplasme. Ces exemples nous laissent supposer que ces pratiques ne relèvent ni du faire ni tout à fait du faire-avec mais du faire-faire. Or, si l’on en croit Bernadette Bensaude-Vincent, il en serait de même des dispositifs de recherche mis en place dans les nanotechnologies : « Ce que le dispositif nous apprend sur un phénomène provient de ce que nous “faisons faire” à divers agents52. » Nous ajouterions volontiers : que ces agents à qui nous « faisons faire » soient des atomes, des électrons, des molécules, des enzymes, des plasmides, des briques élémentaires du vivant ou les levures qui permettent à Craig Venter d’assembler des fragments d’ADN synthétiques. Les nouvelles technologies, dans ce qui les fait converger (à savoir l’émergence de propriétés inédites) relèveraient d’un faire-faire. Celui-ci n’est d’ailleurs qu’une variante du faire-avec puisque, lorsque l’on faitfaire, on est bien obligé de faire-avec l’opérateur que l’on conduit à agir. Ce qui distingue ces nouvelles technologies des autres arts du faire-avec, c’est qu’elles relèvent moins de l’empirisme attentif que le simple pilotage des processus. En outre, le contexte dans lequel elles s’inventent est l’espace protégé, normalisé et contrôlé, du laboratoire. Raison de penser que ces démarches sont nécessairement moins soucieuses du contexte environnemental et social dans lequel elles sont susceptibles de s’insérer lorsqu’elles déboucheront sur des innovations, que ne le sont les arts du faire-avec.

Des pilotes qui se croient démiurges Ce qui est problématique dans le développement des technologies qui se proposent d’explorer des possibles naturels, c’est qu’elles relèvent du faire-faire et du faire-avec, mais qu’elles sont conçues et mises en œuvre avec une culture technique du faire et de la fabrication contrôlée. C’est que ceux qui les conçoivent et les mettent au point adoptent l’arrogance des fabricants, alors qu’ils sont engagés dans des pilotages mal maîtrisés, au lieu de l’humilité qui sied aux praticiens du faire-avec, car elle est pour eux une garantie du succès. On peut se demander pourquoi les scientifiques impliqués dans ces nouvelles technologies – étant dans le pilotage, leur responsabilité devrait se mesurer à l’aune des limites de leur savoir et de leur pouvoir – tiennent volontiers un discours qui fait croire qu’ils fabriquent et que leur responsabilité se mesure à la puissance de leurs techniques innovantes. Évoquant le génie génétique, LouisMarie Houdebine entame un discours prométhéen : « L’espèce humaine détient donc désormais une maîtrise sans précédent du monde vivant53. » Mais il assortit cette affirmation de considérations sur la responsabilité qui en échoit aux scientifiques : « Les risques encourus sont à la mesure de la puissance de ces méthodes54. » Le fait est qu’un rapide examen des risques que comporterait la diffusion massive des innovations issues de ces recherches invite à la prudence : parce qu’elles prospectent des possibles naturels qui ne sont pas tous prévisibles, ces technologies peuvent produire des situations qui constitueraient une menace pour la santé ou pour l’environnement. On ignore quels seront les comportements des « objets hybrides » produits de la sorte dans les corps qui les absorberaient et dans leur environnement naturel. L’évaluation des risques encourus pose à la recherche scientifique des problèmes redoutables. Des substances nano entrent déjà dans la composition de produits courants55. Ces substances (et celles qui seront proposées ultérieurement) posent des problèmes d’évaluation des risques très spécifiques, par

rapport aux méthodes routinières de la toxicologie prédictive. Outre les difficultés classiques liées à l’exposition à de faibles doses, la notion même de relation dose/effet est sujette à caution : ce n’est pas la masse qui compterait s’agissant des nanoparticules : « La mesure du risque dépendrait […] de la surface de réaction et non plus de la dose impliquée56. » Or cette surface de réaction est bien plus difficile à déterminer que la masse. Ainsi la toxicologie n’est-elle pas actuellement en mesure d’identifier les caractères à prendre en considération dans l’évaluation des risques. Cela vaut pour les humains comme pour les non-humains qui respireraient ou ingurgiteraient des nanoparticules. Si l’ambition de la biologie de synthèse – produire des organismes (bactéries) vivants et synthétiques – se réalise, cela pourrait avoir une incidence importante sur la biosphère. « Il est donc indispensable d’appréhender les impacts sur l’environnement (invasions, déséquilibres, concurrence alimentaire…) et les menaces sur la santé humaine (contamination, armes biologiques…), qui débouchent sur de redoutables questions de maîtrise57. » Les promoteurs de la biologie de synthèse en sont conscients et espèrent limiter les risques d’accidents non intentionnels, ou les bricolages anarchiques émanant de « biohackers » enthousiastes. De même s’inquiètent-ils des possibilités d’utilisation militaire ou de détournement terroriste d’organismes synthétiques et pathogènes. Mais les contrôles les plus sophistiqués ne sont jamais parvenus à isoler totalement les objets susceptibles de présenter un danger en cas de diffusion non intentionnelle ou de mésusage. C’est donc avant de prendre des mesures de confinement draconiennes qu’il convient de s’interroger sur les menaces potentielles et peut-être de s’abstenir d’explorer certaines potentialités. Ainsi, pour éviter des interactions entre des organismes issus de la biologie de synthèse et des organismes naturels, diverses propositions ont été formulées par les spécialistes pour obtenir des mesures de confinement plus radicales encore que celles qui prévalent dans les laboratoires de haute sécurité (P4). On songe ainsi à synthétiser des micro-organismes incapables de survivre sans un aliment synthétique qui n’existe pas à l’état naturel. D’autres envisagent de produire des losers, incapables de résister à la concurrence des bactéries naturelles. A aussi été envisagée la production de formes de « vie orthogonale » dont les bases de l’ADN seraient remplacées par d’autres bases de telle sorte qu’aucun échange de matériel génétique ne serait possible avec des bactéries normales. Ces suggestions prétendent renforcer (sans le remplacer) le nécessaire confinement de ces formes de vie. Mais puisqu’il s’agirait effectivement de vivants synthétiques, dotés de génomes et capables de se reproduire, rien n’interdit de penser que ces micro-organismes ne seraient pas capables à la longue de s’adapter, par variations et sélection naturelle, à des milieux a priori hostiles ou létaux. Des losers devenus compétitifs, des organismes parvenant à substituer un aliment naturel au synthétique dont ils avaient besoin, des bactéries « orthogonales » parvenant à échanger des fragments d’ADN avec des bactéries naturelles sont-ils inenvisageables dès lors qu’ils sont vivants ? Ces nouveaux êtres pourraient d’autant plus envahir les milieux naturels que les organismes vivants n’ont pas coévolué en leur présence, et que l’on ignore s’ils seront à même d’entraver leur potentiel d’accroissement par concurrence, prédation ou parasitisme. Il serait donc prudent que les scientifiques impliqués dans ces nouvelles aventures technoscientifiques fassent preuve d’un peu plus d’humilité et mesurent leur responsabilité à l’aune des incertitudes qui pèsent sur les effets des innovations prévues bien plus qu’à celle de la puissance des techniques qu’ils mettent en œuvre. Mais, pour en faciliter l’acceptation sociale, ils préfèrent se présenter comme des ingénieurs, afin de faire croire que ce qu’ils ont « produit » est sous contrôle : l’ingénieur construit des objets qui ont un comportement prévisible dans toutes les circonstances et dans tous les contextes. Comme l’a expliqué Drew Endy, l’un des pionniers de la biologie de synthèse, lors d’un symposium organisé en 2009 par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) et la Royal Society : « les ingénieurs haïssent la complexité. Je hais les propriétés émergentes. Je ne veux pas que l’avion que je vais prendre demain ait quelque propriété émergente en vol », laissant ainsi penser que les systèmes biologiques qu’il synthétise auront un comportement aussi calculable et fiable qu’un objet technique réalisé par un ingénieur. Si les spécialistes de biologie de synthèse se conçoivent comme des ingénieurs, c’est aussi parce qu’ils considèrent que l’évolution a combiné des « modules » sans finalité, par une sorte de bricolage aveugle, la sélection naturelle s’étant chargée de trier les combinaisons d’avenir. Parce qu’il est ingénieur et entend poursuivre un but, le spécialiste de biologie de synthèse peut combiner les « modules » en fonction d’un objectif précis… et donc faire mieux (et plus vite) que l’évolution et perfectionner la nature. C’est une ambition que l’on retrouve chez les inspirateurs du programme de « convergence » entre biotechnologies et nanotechnologies et qui est ainsi commune à des programmes nano- et biotechnologiques. L’évolution ayant procédé par essais et erreurs, l’objectif atteignable serait désormais de développer une ingénierie de l’évolution (evolution by design, affirme le rapport Roco-Brainbridge58). C’est ce que relève Jean-Pierre Dupuy : « La visée proprement métaphysique de ce programme, dont les ambitions ont déjà déclenché une course technologique, industrielle et militaire majeure à l’échelle de la planète, est de faire de l’homme un démiurge, ou plus modestement “l’ingénieur des processus évolutifs”59. » Il est vrai que la nature est un vaillant bricoleur qui procède par essais et erreurs avec des ressources locales, et qui dispose, à la différence des humains, d’un temps long. Comme elle, l’« ingénieur des processus évolutifs » bricole et procède par essais et erreurs. Mais, engagé dans des compétitions pour innover avant les autres, il n’a pas la sagesse du temps. Il se prend pour un designer, pensant que les objets qu’il produit ou les êtres qu’il synthétise auront le même comportement que les objets techniques que

construisent les ingénieurs. Il n’en est rien. Son evolution by design ne dispose pas d’un temps long permettant au monde dans lequel seraient introduits les nouveaux organismes de s’y adapter par coévolution. Dans un essai amusant d’Emmanuel Delannoy60, un grand capricorne suggère aux hommes que « la nature est [leur] meilleure alliée pour innover » : Votre espèce n’a eu que quelques dizaines de milliers d’années pour s’inventer une culture, des outils, un style de vie alors que globalement, la biosphère a eu, depuis quelque 3,8 milliards d’années, largement le temps d’expérimenter, à tâtons, en testant toutes sortes d’innovations. Voyez-y […] une opportunité : ne serait-ce pas une bonne idée que d’essayer de comprendre comment tirer parti de ce laboratoire « grandeur nature » que la biodiversité vous offre sur un plateau ? Cette démarche, s’inspirer de la nature a un nom. Vos spécialistes appellent ça le « biomimétisme »61.

S’inspirer de la nature est bien dans l’air du temps. Depuis la fin des années 1980, la science des matériaux a conduit les chimistes à se mettre à l’école de la nature ; d’où le développement du biomimétisme. Un mimétisme dont relèvent aussi, comme nous venons de le voir, certains aspects du programme nanotechnologique. Selon le physicien Richard Johnes, le vivant se construit de la manière la plus efficace en assemblant des atomes et l’on ne saurait faire mieux que ne le font les cellules, à l’échelle nanométrique. Si l’on veut développer les nanotechnologies, il faut donc imiter, autant que faire se peut, les stratégies de design que l’évolution a sélectionnées62. De même, c’est en s’inspirant d’une conception systémique des cellules vivantes que la biologie de synthèse se propose de modifier le fonctionnement d’organismes simples, voire d’en « construire », par l’assemblage de leurs « briques élémentaires ». S’inspirer de la diversité des processus vitaux ne signifie donc pas que les innovations qui en sont issues pourront s’inscrire aisément dans la nature sans trop nuire aux humains et aux autres êtres vivants. La nature dont entendent s’inspirer les programmes technoscientifiques que nous avons examinés est celle qu’analysent la biologie moléculaire et la biologie des systèmes. C’est celle qui préside à la structuration et au fonctionnement des cellules vivantes, et il semble d’autant plus facile de s’en inspirer que les disciplines qui ont étudié ces processus physico-chimiques les ont elles-mêmes conçus comme des « machineries cellulaires ». Ce n’est pas le cas des techniques et des programmes technologiques que nous allons examiner dans le chapitre suivant. Il s’agira aussi de s’inspirer de la nature, mais la référence en sera le fonctionnement des systèmes écologiques, pas celui des cellules. Il sera donc davantage question d’écomimétisme que de biomimétisme.

1. Gilbert SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit. ; Henri BERGSON, L’Évolution créatrice, chap. II, PUF, Paris, 1959 [1907]. 2. Dominique BOURG, L’Homme artifice, Gallimard, Paris, 1996, p. 20. 3. Nous reprenons ici l’essentiel de l’argumentation parue dans Raphaël LARRÈRE, « Agriculture, artificialisation ou manipulation de la nature ? », Cosmopolitiques, nº 1, 2002, p. 158-173. 4. Karl MARX, Le Capital, Livre I, 3e section, chap. VII, Éditions sociales, p. 139. 5. Marcel MAUSS, « Les techniques du corps » (1934), Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris, 1950, p. 365-386 ; Georges-André HAUDRICOURT, Des gestes aux techniques. Essai sur les techniques dans les sociétés prémachinistes, texte inédit d’André-Georges Haudricourt, Maison des sciences de l’homme/Quæ, Paris/Versailles, 2010. 6. Jean-Jacques ROUSSEAU, La Nouvelle Héloïse, in Œuvres complètes, vol. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1961, p. 472. 7. Stephen Jay GOULD, Comme les huit doigts de la main. Réflexions sur l’histoire naturelle (trad. par Marcel Blanc), Seuil, Paris, 1996, p. 416. 8. Dominique BOURG, « La responsabilité écologique », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, t. 10, 2000, p. 55. 9. Les insectes coprophages se nourrissent des excréments des animaux. Beaucoup d’entre eux sont des coléoptères, comme les bousiers. 10. De cet ensemble considérable de pratiques permettant de conserver les aliments, l’ouvrage de Marie-Claire FRÉDÉRIC fournit un panorama impressionnant : Ni cru ni cuit. Histoire et civilisation de l’alimentation fermentée, Alma, Paris, 2014. 11. Georges CANGUILHEM, « L’idée de nature dans la pensée et la pratique médicale », loc. cit., p. 16 et p. 17. 12. Roland SCHAER, Répondre du vivant, Le Pommier, Paris, 2013, p. 65. Roland Schaer est un philosophe passionné par les sciences du vivant. 13. Matthew B. CRAWFORD, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail (trad. par Marc Saint-Upéry), La Découverte, Paris, 2010, p. 100. Philosophe n’ayant pas supporté plus de quelques mois un travail bien rémunéré dans un think tank, Matthew B. Crawford s’est reconverti en ouvrant un atelier de réparation de motos. 14. Parler d’« agrosystème », c’est considérer que les parcelles cultivées, les prairies et les parcours doivent être appréhendés comme des écosystèmes, au même titre que les milieux naturels. 15. Georges CANGUILHEM, Écrits sur la médecine, op. cit., p. 23. 16. Voir Philippe ROQUEPLO, Climats sous surveillance. Limites et conditions de l’expertise scientifique, Economica, Paris, 1999. 17. Matthew B. CRAWFORD, Éloge du carburateur, op. cit., p. 101. 18. Hans JONAS, Le Principe responsabilité, op. cit. 19. Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine de l’inégalité, in Œuvres complètes, vol. III, op. cit., p. 173. 20. Catherine LARRÈRE, « La démocratie technique : autonomie de la technique et crise de la démocratie », Polimetrica, Milan, 2007, p. 61-81. 21. Il s’agit des grands réseaux dont dépendent non seulement l’activité économique, mais aussi la vie quotidienne des pays industrialisés et émergents : électricité, gaz, chemins de fer, télécommunications. Voir Alain GRAS, Grandeur et dépendance. Sociologie des macro-systèmes techniques, PUF, Paris, 1993 ; idem, Les Macro-systèmes techniques, PUF, coll. « Que sais-je », Paris, 1997. 22. Gilbert SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 88. 23. Christophe DEJOURS, L’Évaluation à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, INRA, Paris, 2003. 24. Francis BACON, Novum Organum, 1620, § 129. 25. Catherine LARRÈRE, « La naturalisation des artifices », in Marie-Hélène PARIZEAU et Georges CHAPOUTHIER (dir.), L’Être humain, l’animal et la technique, Presses de l’université Laval, Québec, 2008, p. 79-96. 26. Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE, « L’animal machine à produire : la rupture du contrat domestique », in Florence BURGAT et Robert DANTZER (dir.), Les animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?, Inra, Paris, 2001, p. 9-24. 27. Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE, « Actualité de l’animal-machine », loc. cit., p. 143-163. 28. Mihaïl ROCO et William BAINBRIDGE (dir.), Converging Technologies for Improving Human Performance. Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science, NFS, 2002, . 29. Ce programme date de 2002, mais a été précédé par des initiatives qui, à partir de 1990, associaient la National Science Foundation, la NASA, le département de la Défense et celui de l’Énergie pour promouvoir les nanotechnologies. 30. Raphaël LARRÈRE, « De quelques doutes au sujet de la convergence », in Bernadette BENSAUDE-V INCENT, Raphaël LARRÈRE et Vanessa NUROCK (dir.), Bionano-ethique. Perspectives critiques sur les bionanotechnologies, Vuibert, Paris, 2008. 31. François JACOB, La Logique du vivant, Gallimard, Paris, 1970, p. 9-10.

32. Bernadette BENSAUDE-V INCENT et Dorothée BENOIT-BROWAEYS, Fabriquer la vie. Où va la biologie de synthèse ?, Seuil, Paris, 2011, p. 37. 33. Dispositifs permettant, grâce à des cartes de quelques millimètres à quelques centimètres, d’obtenir rapidement des analyses biochimiques ciblées sur différents types de molécules. 34. Présents dans toutes les cellules, les ribosomes sont des complexes moléculaires qui représentent le dernier maillon de la chaîne qui inscrit les informations des segments d’ADN pour synthétiser les protéines. Les polymérases sont des enzymes qui assurent la duplication des brins d’ADN lors de la division cellulaire. 35. K. Erick DREXLER, Engins de création, op. cit. 36. Dans les milieux des nanotechnologies, la démarche de Drexler est qualifiée d’ascendante (bottom-up) et distinguée de celle qui procède par miniaturisation, qualifiée de descendante (top-down). Que l’on manipule des nanoparticules ou que l’on fractionne la matière, on rencontre nécessairement des propriétés inattendues : les deux approches ont ainsi en commun d’étudier et d’explorer les fonctions propres aux nanostructures. 37. COMETS-CNRS, « Avis : enjeux éthiques des nanosciences et des nanotechnologies », 2006 ; CCNE, « Avis nº 96 : questions posées par les nanosciences, les biotechnologies et la santé », 2007. 38. Jean-Pierre DUPUY, « Pour une évaluation normative du programme nanotechnologique », Annales des Mines, 2004, p. 27-32. 39. Idem, « Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science », conférence donnée en ouverture des Premières Rencontres « Sciences et décideurs » au Futuroscope de Poitiers le 28 novembre 2003. 40. Raphaël LARRÈRE, « Une éthique pour les êtres hybrides. De la dissémination d’Agrostis au drame de Lucifer », Multitudes, nº 24, 2006, p. 63-73. 41. Béatrice DE MONTERA, Étude moléculaire des variations génétiques et épigénétiques de bovins clonés, thèse sous la direction de Jean-Paul Renard, soutenue à l’université de Paris-Sud, faculté des sciences d’Orsay, 2009. 42. Michel MORANGE, « Une périlleuse convergence : la biologie synthétique », in Bernadette BENSAUDE-V INCENT, Raphaël LARRÈRE et Vanessa NUROCK (dir.), Bionano-ethique, op. cit., p. 41-52. 43. Herbert M. SAURO, « Modularity defined », Molecular systems biology, nº 4(166) ; février 2008. Herbert M. Sauro est professeur associé au Dpt. of Bioingineering de l’université de Washington. Il dirige le Sauro Lab Network, control and software, spécialisé dans la biologie des systèmes et la biologie de synthèse. 44. Jane CALVERT et Joan FUJIMURA, « Calculating life ? Duelling discourses in interdisciplinary systems biology », Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, nº 42(2), 2010, p. 155-163. Jane Calvert enseigne à l’université d’Édimbourg et Joan Fujimura à celle de Madison (Wisconsin). Elles sont spécialisées en histoire et philosophie des sciences. 45. Professeur de biologie à l’université Paris-VI, Michel Morange est, en tant que philosophe, directeur du Centre Cavailhes d’histoire et de philosophie des sciences de l’École normale supérieure. 46. Bernadette BENSAUDE-V INCENT et Dorothée BENOIT-BROWAEYS, Fabriquer la vie, op. cit., p. 55 et p. 56. Dorothée Benoit-Browaeys est déléguée générale de VivAgora, association pour l’engagement citoyen dans la gouvernance des technologies. 47. Ibid., p. 109-110. 48. Jean-Pierre DUPUY, La Marque du sacré, Carnets Nord, Paris, 2009, p. 83-84. 49. Danièle BOURCIER et Pek VAN ANDEL (dir.), La Sérendipité, op. cit. 50. Les plasmides sont de petits anneaux circulaires d’ADN qui se trouvent dans les bactéries (indépendamment de leur génome) capables de se répliquer. On peut ouvrir ces plasmides par une enzyme de restriction, les mettre au contact de la construction génétique que l’on veut introduire. Les plasmides se recourberont alors en emprisonnant le segment d’ADN. On utilise aussi la biolistique (qui revient à bombarder les noyaux des cellules hôtes avec des particules métalliques enduites de la construction génétique), ou l’électroporation qui utilise une perturbation électrique pour permettre à une solution de plasmides porteurs de la construction de pénétrer dans le noyau de la cellule hôte. 51. On ne sait ce qui l’emporte chez Craig Venter du biologiste inventif et de l’homme d’affaires. C’est en tout cas un remarquable entrepreneur de science et un promoteur de promesses, spécialiste des effets d’annonce. Après avoir « dominé » la course au séquençage du génome humain, il a créé le Craig Venter Institute qui s’est engagé dans la synthèse des génomes et dans la course aux crédits de recherche. 52. Bernadette BENSAUDE-V INCENT, Les Vertiges de la technoscience, La Découverte, Paris, 2009, p. 117. 53. Louis-Marie HOUDEBINE, Le Génie génétique de l’animal à l’homme ?, Flammarion, Paris, 1996, p. 8. Louis-Marie Houdebine est directeur de recherche émérite de l’Inra, cofondateur d’une start-up de biotechnologies (Bioprotein Technologies SA, créée en 1998). 54. Ibid., p. 92. 55. Nanotubes de carbone dans des composites (matériaux légers et résistants) ; dioxyde de titane à l’état nano dans des produits cosmétiques et des peintures ; nanoparticules d’argent dont les vertus bactéricides sont utilisées dans des emballages alimentaires ou pharmaceutiques, etc. 56. Brice LAURENT, Les Politiques des nanotechnologies. Pour un traitement démocratique d’une science émergente, Charles Léopold Mayer, Paris, 2010, p. 78. 57. Bernadette BENSAUDE-V INCENT et Dorothée BENOIT-BROWAEYS, Fabriquer la vie, op. cit., p. 75. 58. Mihaïl ROCO et William BAINBRIDGE (dir.), Converging Technologies for Improving Human Performance, op. cit. 59. Jean-Pierre DUPUY, « Günther Anders, le philosophe de l’âge atomique », préface à Günther ANDERS, Hiroshima est partout (trad. par Denis Trierweiler, Françoise Cazenave, Gabriel Raphaël Veyret et Ariel Morabia), Seuil, Paris, 2008, p. 24. 60. Emmanuel DELANNOY, L’Économie expliquée aux humains, Wildproject, Marseille, 2011. Emmanuel Delannoy a fondé et dirige l’Institut Inspire qui se propose de concilier l’économie et la biosphère. 61. Ibid., p. 63. 62. Richard JOHNES, Soft Machines. Nanotechnology and Life, Oxford University Press, New York, 2004.

7 L’écomimétisme

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’ingénierie écologique, prise au sens large, s’applique à des domaines très divers : les économies d’énergie, la gestion des déchets, la dépollution des eaux et du sol, la restauration de milieux dégradés, la conception et la mise au point d’itinéraires techniques pour l’agriculture et la forêt. Aussi l’ingénierie écologique ne mobilise-t-elle pas uniquement différentes spécialités de l’écologie : y contribuent des biochimistes, des microbiologistes, des spécialistes d’hydrologie, d’agronomie, de sylviculture, mais aussi des énergétistes, des architectes, etc. Nous focaliserons ici notre attention sur deux sous-ensembles : l’écologie de la restauration et l’agroécologie. L’écologie de la restauration est une spécialité à finalité pratique de l’écologie, dont elle met en œuvre les théories et les résultats validés. Elle comprend la restauration proprement dite qui s’applique à des milieux (ou des paysages) dégradés et avait pour objectif au départ d’engager, d’accélérer ou de piloter le rétablissement d’un état antérieur aux altérations subies. Mais elle peut aussi se proposer de rétablir des services écologiques que les modifications de l’usage des terres ont détruits, de réaffecter des milieux à de nouveaux usages, de revégétaliser pour raisons de sécurité des talus ou des terrains érodés. L’agroécologie intègre l’architecture conceptuelle et certains résultats de l’écologie aux sciences agronomiques. Elle s’est longtemps réduite à l’étude des modes de mise en valeur extensive, comme le pastoralisme, mais émergent depuis quelques années des programmes nouveaux, dont l’objectif est d’inventer des techniques assurant des rendements comparables à ceux qu’obtient l’agriculture intensive à grand renfort d’engrais et de produits chimiques, avec des conséquences environnementales moins dommageables. C’est ce que l’on a qualifié d’agriculture écologiquement intensive. Associant deux notions que l’on a l’habitude d’opposer, l’expression même d’« ingénierie écologique » tient de l’oxymore1. Importation francisée du terme anglais « engineering », l’ingénierie a, de ce fait, des connotations de modernité, d’efficacité technique et économique. De son côté, « écologique » fait penser aux écologistes militants, aux partis verts et aux protecteurs de la nature, ce qui évoquerait plutôt une démarche prudente, une certaine répulsion à l’égard de l’artificialisation, une propension à dédaigner l’économie, parfois même un léger côté « rétro ». Pour qualifier l’application de l’écologie à la mise au point de procédés techniques, on aurait pu utiliser le terme d’« écotechnies », et beaucoup de scientifiques ont employé, pendant un temps, l’expression « génie écologique ». Si « ingénierie écologique » s’est imposée à terme, c’est bien pour frapper les esprits. C’est également le cas d’expressions comme « agriculture écologiquement intensive » et « révolution doublement verte ». Partout dans le monde, l’agriculture intensive est à l’origine de graves atteintes à l’environnement. Par une consommation croissante d’énergie fossile et par ses émanations de CO2 et de méthane, elle contribue largement à l’effet de serre, tout en gaspillant des ressources en eau et en conduisant à une érosion des sols (même en plaine). Avec une utilisation massive d’engrais, d’insecticides, d’herbicides et de fongicides, elle pollue les nappes phréatiques, les rivières, l’air ambiant et pose des problèmes sanitaires non négligeables. Elle est de même responsable de la disparition de milieux naturels et d’espèces. Et voici que pourrait exister une agriculture à la fois intensive et écologique ! Il y a là de quoi susciter la curiosité2. En outre, la conversion de l’agriculture intensive en agriculture écologiquement intensive dans les pays tropicaux, qualifiée de « révolution doublement verte3 » a tout autant de quoi surprendre. Si ce que l’on a qualifié de « révolution verte » a permis à certains pays d’augmenter notablement leur production alimentaire, on sait aussi qu’elle a eu des conséquences sociales (des millions de paysans ruinés qui ont rejoint les bidonvilles) et environnementales (celles-là mêmes de l’agriculture intensive) assez dommageables. Et voici qu’en redoublant le « vert », la « révolution verte » se métamorphoserait en développement durable, et conduirait à des formes de mise en valeur productives, mais plus respectueuses de l’environnement ! Dès que l’on abandonne les oppositions dualistes confortables (nature/culture, nature/artifice, etc.), on s’expose à utiliser des formules qui sont aussi des oxymores. Mais le choix de ces expressions a également pour objet de stimuler l’imagination et la curiosité et de réconcilier ce que l’on serait tenté de prendre pour incompatible. Voici donc la promesse : un ensemble de technologies radicalement nouvelles qui, loin de contrer la nature, utilisent ou miment ses processus au service des humains.

La restauration écologique L’expression de « restauration écologique » semble avoir été inaugurée par Aldo Leopold pour désigner ses propres tentatives de reconstituer des habitats4. Il invitait alors ses collègues à se transformer, par de telles restaurations, en « médecins de la terre ». Mais si l’expression peut ainsi s’autoriser d’une référence

ancienne et prestigieuse et si des expériences de restauration ou de réhabilitation de milieux se sont développées (principalement aux États-Unis et en Australie) au cours des années 1970, le champ académique de l’écologie de la restauration s’est structuré plus tard : il a fallu attendre 1989 et la première conférence de la Society for Ecological Restoration (SER), puis la création en 1993 d’une publication scientifique (Restoration Ecology), pour que ce qui n’était jusqu’alors qu’un ensemble de pratiques disparates devienne un domaine scientifique reconnu. Or, tandis que l’écologie de la restauration tentait de se structurer et de s’institutionnaliser en discipline scientifique poursuivant des objectifs pratiques, l’architecture conceptuelle de l’écologie a été profondément transformée (voir le chapitre 3). Andre Clewell et James Aronson5 témoignent de cette modification, déstabilisante mais féconde, de leurs cadres théoriques, en termes quasiment kuhniens : Tandis que nous tentions de définir ce que nous entendions par restauration, notre fondement théorique s’est mis à trembler sous nos pieds. L’écologie a subi une sorte de révolution lorsque les théories sur les dynamiques de patch et sur le non-équilibre ont été formulées, remplaçant les anciens paradigmes de succession, de climax et d’équilibre de la nature6.

Nous évoquerons ici l’ensemble des techniques qui se proposent de piloter des dynamiques naturelles pour s’orienter vers des milieux ou des paysages (plus ou moins vastes) qui soient préférables à leur situation actuelle ou à ce que pourrait être leur évolution spontanée, tant du point de vue de la biodiversité que de celui des affaires humaines. Et nous qualifierons de « restauration écologique » ces interventions techniques, dès qu’elles sont conçues comme un devoir de réparation envers une nature dégradée par des activités humaines (ou par l’abandon de pratiques qui les maintenaient en équilibre). Restaurer un milieu (ou un paysage) ne revient pas à initier un processus qui reconduirait à un état antérieur à la dégradation subie. D’abord, il peut y avoir des altérations irréversibles du biotope : remodelage de la morphologie des lieux, modifications de l’hygrométrie, érosion (et certaines pollutions) du sol, etc. Ensuite, les transformations de l’usage des terres peuvent avoir modifié le paysage dans lequel s’inscrit le milieu à restaurer, à tel point que le retour à un état antérieur serait très difficile, sinon exclu. Enfin, l’écosystème antérieur à la dégradation était, dans la plupart des cas, maintenu par des pratiques (prélèvements de bois, de gibier ou de poissons, pastoralisme, agroforesterie) qui ne peuvent plus (ou ne peuvent plus toutes) s’exercer sur les lieux. Certains écologues proposent comme écosystème de référence ce qu’était la nature sauvage juste avant l’arrivée des pionniers7. Dans un article où il prend position dans les controverses qui ont accompagné cet objectif, Baird Callicott adopte l’argument de William Denevan : si la nature qu’ils défrichaient a paru si sauvage aux pionniers, c’est que les populations amérindiennes avaient été décimées par les germes pathogènes que les Européens leur ont généreusement transmis lors des premiers contacts qu’ils ont eus avec eux, à partir du XVIe siècle. Les tenants d’une wilderness à restaurer ne tiennent pas compte du fait que l’Amérique du Nord contenait dix fois plus d’hommes avant l’arrivée de Christophe Colomb qu’à l’époque des pionniers venus de Grande-Bretagne. Ce que découvrirent les colons, c’est une nature réensauvagée à la suite d’une dépopulation dramatique. De même, la jointure du pléistocène et de l’holocène ne saurait servir de référence aux restaurations, dans la mesure où une grande partie de la mégafaune du pléistocène a disparu. Baird Callicott, après avoir soutenu que l’écosystème de référence était à rechercher en prenant en compte les régimes de perturbations que les humains ont imposés aux milieux, plaide pour que l’on s’interroge sur ce que fut l’état des paysages en 1491, juste avant l’arrivée des Européens, dans une Amérique largement façonnée par les pratiques des Indiens. Mais, outre qu’il serait difficile de se faire une représentation précise de cet état, cette proposition, qui rend justice aux autochtones, ne tient pas compte de la flèche du temps : la nature ne revient jamais à un état antérieur. L’espoir de retrouver un état du passé ne correspond pas à la conception dynamique de l’écologie contemporaine, comme en témoignent, par exemple, les travaux de l’équipe de Jean-Luc Dupouey et Étienne Dambrine à l’Inra de Nancy. Un premier programme a eu pour objectif de cartographier, dans certaines régions françaises, les peuplements qui étaient en place lors de l’étiage forestier (que l’on situe entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle)9. Il s’agit de distinguer ces « anciennes forêts » des peuplements qui se sont installés depuis lors sur des terres qui furent agricoles ou pastorales – ces peuplements de reconquête qui ont doublé la superficie forestière de la France depuis le milieu du e XIX siècle. L’étude de la végétation d’un échantillon de forêts anciennes et de forêts de reconquête montre qu’il y a généralement plus d’espèces – et des espèces plus banales – dans les forêts récentes. Les espèces neutrophiles et nitrophiles y sont abondantes10. Certaines espèces sont en revanche caractéristiques des forêts anciennes et se diffusent mal dans les peuplements plus récents11. Le sol des forêts récentes a une acidité et une teneur en carbone plus faibles que celui des forêts anciennes. Par contre, les teneurs en azote, et plus encore en phosphore, y sont plus élevées. Ne présentant ni les mêmes caractéristiques chimiques du sol ni les mêmes végétations, les anciennes forêts et les forêts de reconquête n’ont pas le même fonctionnement écologique. À partir de 2000, une collaboration entre écologues et archéologues s’est mise en place autour d’une innovation technique : le LIDAR, un radar à laser qui permet de visualiser d’infimes reliefs, même sous couvert forestier. Grâce aux photographies aériennes obtenues par LIDAR, les archéologues ont détecté au sein de forêts que l’on croyait issues de forêts primitives (en Lorraine, Champagne, Bourgogne et 8

Auvergne), d’anciens habitats et des enclos agricoles gallo-romains, qui se sont reboisés à partir du Haut Moyen Âge. Ainsi, dans la forêt de Tronçais, dans l’Allier, on a identifié 108 établissements gallo-romains (datant du Ier au IVe siècle)12. Or les écologues ont découvert que les peuplements installés sur ces anciennes terres gallo-romaines ont une composition spécifique, différente de celle des forêts qui ne furent pas défrichées sous l’Empire romain, sur des types de sol identiques. Même deux millénaires après l’abandon de l’agriculture et le retour à l’état forestier, les taux de phosphore de ces anciens terroirs restent aujourd’hui à des niveaux supérieurs à leur valeur « naturelle ». De tels travaux signifient qu’il est exclu qu’un écosystème retrouve un état antérieur : les milieux ayant une mémoire, ils porteront longtemps la marque des pratiques humaines qui s’y sont succédé depuis l’holocène – et a fortiori celle des dégradations subies. De façon générale, l’objectif d’une restauration est de placer l’écosystème (ou le paysage) sur une trajectoire conçue pour le conduire à ressembler, par la composition et la structure de sa communauté biotique, à un écosystème de référence, qui peut aussi bien ressembler approximativement à ce que fut un des stades antérieurs du milieu, qu’être un écosystème alternatif susceptible de mieux correspondre au contexte paysager et/ou aux capacités de gestion de la population locale. L’important, c’est que l’écosystème restauré présente des caractéristiques qui témoignent de son « bon rétablissement13 ». Sa végétation doit comporter un ensemble d’espèces représentatives du modèle de référence (quel qu’il soit). Tous les groupes fonctionnels doivent être présents, ou capables de coloniser aisément les lieux. L’écosystème restauré doit être en mesure d’être résilient aux perturbations et avoir, si possible, une dynamique propre (ou celle qui dérive du pilotage réalisé par les pratiques productives qui peuvent encore s’y exercer). Pour cela, il doit être conçu pour s’intégrer dans un paysage avec lequel il échangera des organismes divers et des flux de matière. Mais, s’ils insistent ainsi sur les objectifs écologiques de toute restauration, Clewell et Aronson ne négligent jamais de rappeler que le choix du modèle de référence ne relève d’aucune norme naturelle ; il est donc soumis à discussion. La restauration doit prendre en compte aussi bien les contraintes et opportunités naturelles que les contraintes, aspirations et opportunités humaines. Il s’agit pour le praticien de brosser les différentes trajectoires envisageables pour le milieu – en précisant les interventions nécessaires à leur réussite – et de demander aux acteurs sociaux concernés quel est l’état du milieu qui convient le mieux à leurs désirs et à leurs possibilités d’action. Une fois défini, en accord avec la population locale, un écosystème de référence réaliste, le praticien de la restauration élabore un programme d’interventions techniques qui tient compte à la fois des causes de la dégradation et du contexte dans lequel il intervient. Il n’est pas rare qu’il faille (y compris en utilisant des méthodes de génie civil) effectuer au préalable des travaux de remise en état du biotope : il s’agira ici de remettre en eau (éventuellement en creusant le sol), là de reconfigurer la topographie, ailleurs encore de dépolluer le sol ou de trouver le degré de salinité adéquat. La restauration proprement dite se focalise ensuite souvent sur deux compartiments stratégiques de l’écosystème : celui de la végétation (la « production primaire ») et, si nécessaire, celui de la microfaune et de la microflore du sol (le recyclage de la matière organique). La plupart des opérations de restauration comportent ainsi des manipulations diverses de la couverture végétale, dont l’objectif est de modifier les conditions de milieu et de fournir un habitat que les animaux pourront coloniser à partir du paysage environnant. Dans certains cas, on défrichera, on pratiquera des campagnes de brûlages dirigés, et, pour obtenir la strate herbacée désirée, on complétera le tout par d’éventuels semis d’espèces indigènes. Dans d’autres cas, on plantera des arbres et des arbustes et l’on éliminera les plantes susceptibles d’entraver leur croissance. En général, on a à cœur d’utiliser, pour les semis et les plantations, des écotypes locaux – lorsqu’ils sont disponibles – et de proscrire les espèces exotiques. Les espèces autochtones sont adaptées au régime de perturbations de leur région et donc susceptibles de s’insérer à long terme dans les communautés biotiques. Néanmoins, il est possible d’envisager d’implanter, lorsque des raisons de sécurité (lutte contre l’érosion) imposent l’installation rapide d’un couvert végétal, des espèces allochtones caractéristiques des stades pionniers, dès lors qu’elles sont capables d’assurer une bonne couverture du sol et que les espèces autochtones parviendront à prendre le dessus lors d’un stade ultérieur14. Il est même parfois recommandé de planter (ou de semer) des espèces exotiques acclimatées, si elles ont longtemps fait partie d’un écosystème entretenu par des pratiques humaines, et si elles peuvent avoir encore quelque utilité dans le cadre des usages contemporains. Si beaucoup d’opérations de restauration se focalisent sur cette reconstitution de la biodiversité végétale, il n’est pas rare qu’il faille procéder en outre à une restauration du sol. Lorsque la microflore et la microfaune ont été fortement endommagées, on inocule le sol avec de la terre extraite de milieux proches de l’écosystème de référence, afin d’apporter les animaux détritivores, les champignons (saprophytes et mycorhiziens) nécessaires au recyclage des déchets végétaux. Très souvent, on estime que les animaux coloniseront d’eux-mêmes le milieu restauré, mais on peut aussi, lorsque c’est envisageable (la restauration a été réussie) et nécessaire (l’animal a disparu des parages), réintroduire une espèce qui n’a pas pu coloniser cet habitat et dont la présence serait indispensable à l’écosystème restauré.

Des opérations controversées Deux types de critiques ont été adressées à ces entreprises de restauration : l’analogie avec la contrefaçon et le caractère artificiel des milieux restaurés. La première critique est la plus ancienne. Nous

avons vu qu’elle fut formulée par Robert Elliot dès 198215. On retrouve la même analogie entre restauration et contrefaçon dans un numéro d’Espaces naturels consacré à l’écologie de la restauration : Virginie Maris, Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet l’utilisent pour critiquer les opérations de restauration entreprises en compensation de destructions d’habitats naturels16. En supposant qu’un faussaire génial reproduise la Joconde à l’identique, sans qu’aucun spécialiste ne puisse faire la différence, accepterait-on, écrivent-ils, de détruire l’original sous prétexte que l’on dispose d’une copie parfaite ? Efficace d’un point de vue rhétorique, l’argument de la contrefaçon est cependant assez faible. On peut d’abord lui opposer, comme l’a fait le philosophe pragmatiste Andrew Light, spécialiste d’éthique environnementale, qu’il y a plus d’analogie entre ces opérations et la restauration d’œuvres d’art qu’il n’y en a avec la contrefaçon17. Que font les restaurateurs de tableaux, de monuments ou de jardins, sinon réparer les outrages du temps, ou les dommages infligés à ces œuvres ? N’est-ce pas le propos même des praticiens de la restauration écologique ? On peut aussi, comme Eric Katz qui fut, dans un premier temps, convaincu par l’article d’Elliot, remarquer que l’on ne peut pas à la fois séparer radicalement, comme le fait Elliot (et comme il le fait lui-même), la culture et la nature et comparer un faux naturel à un faux culturel. On ne peut comparer une œuvre qui résulte de centaines de milliers d’années d’évolution sans intention et sans finalité, avec des œuvres intentionnellement réalisées par des artistes ayant une proposition à faire partager sur le monde et sur l’art. Et Katz de conclure : « La nature restaurée n’est pas une contrefaçon, c’est un artifice18. » Telle est justement la seconde critique adressée à la restauration écologique. C’est par la technique, et donc par l’artifice, que l’on restaure la nature. De ce fait, la nature restaurée n’a rien de naturel. En restaurant et en réparant des écosystèmes dégradés, l’homme démontre sa maîtrise et étend son emprise sur la nature : « La nature “restaurée” est un artifice créé pour convenir aux intérêts et aux satisfactions humaines. […] C’est une manifestation du rêve insidieux de l’humaine domination de la nature19. » Alors que l’on prétend réparer les dommages infligés à la nature, on ne fait que renforcer notre domination sur elle ; or cette domination et cette « arrogance avec laquelle l’humanité regarde le monde naturel » sont à l’origine de la crise environnementale et de la destruction de la nature. C’est l’argument qu’utilise JeanClaude Génot pour ranger les opérations de restauration parmi les « gesticulations écologiques » qu’il se plaît à épingler. Mais cet argument de l’artificialisation est tout aussi contestable que celui de la contrefaçon. Un premier argument visant à contester le caractère artificiel des milieux naturels restaurés est fourni par les théoriciens de la construction de niche qui, s’inspirant de certains travaux de Richard Lewontin, ont complexifié le modèle standard de la théorie de l’évolution20. Il ne faut pas réduire les relations entre les organismes (et les populations qu’ils forment) avec leur environnement biotique et abiotique à la seule pression sélective du milieu. Organismes et populations entraînent des modifications du milieu qu’ils habitent ou qu’ils fréquentent. Ils s’adaptent au milieu mais, en retour, ils le transforment et construisent ainsi leur niche écologique. Ce qui fait dire à Roland Schaer : « Une telle approche permet d’intégrer les activités humaines dans la perspective globale d’une “constructivité” du vivant comme agent modificateur de son milieu21. » Or, si tous les organismes modifient certains traits de leur environnement, certains ont une action bien plus spectaculaire : ceux que les écologues qualifient d’ecosystem engineers. Il existe dans la nature des organismes qui produisent des habitats pour d’autres espèces ou dégagent pour elles des ressources (autres qu’eux-mêmes). Certains (comme les arbres en peuplements ou certaines espèces d’herbiers), par leur propre structure physique, modifient l’environnement auquel d’autres espèces devront s’adapter. D’autres (comme les castors, les pics, les fourmis, les termites, etc.) bâtissent des biotopes susceptibles d’accueillir de nouvelles espèces. Clive Johnes, John Lawton et Moshe Shachak (écologues ayant beaucoup étudié ces interactions d’ingénierie naturelle)22 estiment que l’on peut utiliser ce que l’on a appris du rôle fonctionnel de ces ecosystem engineers, pour employer certains d’entre eux dans des opérations de restauration d’écosystèmes. C’est ce que fait l’équipe de Thierry Dutoit en utilisant des fourmis moissonneuses pour accélérer la restauration d’une pelouse steppique de la Crau23. Selon Johnes et ses collaborateurs, il y a une analogie entre l’activité de ces ecosystem engineers et celle des humains : ils accompliraient pratiquement toutes les tâches dont s’acquittent les hommes lorsqu’ils bâtissent des écosystèmes à leur profit. L’analogie ainsi posée tend à justifier l’application du génie écologique à la restauration de milieux : s’il y a dans la nature de nombreuses espèces animales (ou végétales) qui jouent approximativement un rôle de destruction/construction d’habitats équivalent à ce que font les humains, et si ces espèces ont une influence sur la diversité spécifique, cela plaide en faveur du caractère naturel des restaurations de milieux naturels. Un deuxième argument est que, dans le cadre conceptuel de l’écologie contemporaine, les milieux naturels, tout comme les milieux fortement anthropisés, sont des objets hybrides, coproductions de la nature et de la technique. Il n’y a donc rien de paradoxal à utiliser des moyens techniques pour lancer, entraver ou infléchir des dynamiques naturelles. Cela conduira à des milieux aussi hybrides que ceux qui auraient été obtenus si l’on avait laissé les choses suivre leur cours. On peut enfin avancer qu’il n’est pas si paradoxal qu’il y paraît de retrouver la nature par l’artifice, si celui-ci ne relève pas de la fabrication mais du pilotage. L’ingénierie écologique relève bien du faire-avec. Deux praticiens de la restauration comme Clewell et Aronson ne s’y trompent d’ailleurs pas :

Le praticien accompagne la restauration d’un écosystème, comme un médecin accompagne la guérison du patient. Le patient guérit […] avec les soins, les interventions et l’encouragement du médecin. De la même façon, l’écosystème se rétablit spontanément avec une intervention minimale du praticien. Le médecin ne peut garantir l’état final du patient, parce que la guérison est en fin de compte accomplie par ce dernier. De même, le praticien ne peut garantir l’état final du système restauré, car sa restauration est, en fin de compte, accomplie par l’écosystème qui devient auto-organisé et automaintenu24.

Puisqu’il s’agit de pilotage, on peut se demander s’il est bien question d’artificialisation de la nature. JeanClaude Génot ne reconnaît-il pas lui-même que la « nature réellement incontrôlée se rencontre dans les réserves intégrales […] et dans tous les autres secteurs en régénération naturelle. Elle se développe partout où l’homme ne fait que “piloter” la nature et non la maîtriser. Le “pilotage” consistant à travailler avec la nature et non pas contre25 ? » Or c’est ce que font les praticiens de la restauration : amorcer des processus sans chercher à contrôler ni à contraindre les dynamiques naturelles qui en découlent26. Tout comme la critique de la contrefaçon, celle d’une nature artificielle se méprend sur l’objectif même de ce que l’on nomme restauration. Il ne s’agit pas tant d’obtenir un résultat qui imite la nature (par exemple, la wilderness ou un écosystème de référence), que de s’inspirer des processus naturels et de les utiliser pour aboutir à un état, qui peut s’approcher d’un écosystème de référence, mais peut tout aussi bien être inédit pourvu qu’il soit résilient.

Pourquoi restaurer ? Non seulement il n’y a aucune raison morale de s’opposer à de telles opérations de réparation des torts, mais il y a même de bonnes raisons de tenter de les promouvoir. C’est le point de vue de Paul Taylor (un des théoriciens radicaux de l’éthique environnementale, farouche défenseur de la wilderness) qui a qualifié les entreprises de restauration de « justice restitutive » et considère qu’il s’agit là d’un devoir de réparation27. Est-ce à dire que toute entreprise de restauration de milieux (ou de paysage) est justifiée ? Cela dépend certes des conditions qui ont présidé à la définition de l’écosystème de référence. Y a-t-il eu, ou non, débat entre tous les acteurs concernés sur l’objectif ? Autrement dit, s’agit-il d’une décision démocratique ou technocratique ? Mais il convient aussi de s’interroger sur la finalité de l’opération elle-même. S’il existe effectivement des opérations de réparation de milieux dégradés (réhabilitation de carrières, de friches industrielles, etc.), de plus en plus de réhabilitations interviennent dans le cadre de compensations. Le principe est d’intégrer le coût de la destruction d’espèces et de milieux (et donc de services écologiques) dans l’évaluation de tout projet d’installation industrielle, de mise en place d’infrastructure ou de lotissement. Ce montant est versé à une agence indépendante qui le consacre à la réhabilitation de milieux plus ou moins proches. Ce principe de compensation est appliqué depuis les années 1980 aux États-Unis. Eric Katz relève que l’on échange couramment des permis de construire contre l’engagement de réhabiliter partiellement les milieux sur place, mais plus encore contre celui de financer des restaurations de milieux dans des zones protégées (en particulier, dans les parcs nationaux). L’objectif est d’utiliser systématiquement un tel dispositif pour inviter les entreprises et les promoteurs à limiter les impacts de leurs projets (pour avoir moins de coûts de compensation à consentir), mais aussi pour financer la restauration de friches industrielles ou agricoles28. Cela suppose une évaluation économique des biens naturels détruits, mais aussi l’évaluation de la nature restaurée. C’est pourquoi des économistes se sont efforcés ces dernières années d’attribuer une valeur à la biodiversité par l’évaluation économique des services écologiques qu’elle procure29. Notre propos n’est pas ici de procéder à une analyse critique de ces tentatives d’évaluation économique, mais de nous interroger sur ce qui justifie les restaurations entreprises dans le cadre de mesures compensatoires. Dans le dossier consacré à l’écologie de la restauration du numéro 29 d’Espaces naturels, plusieurs articles traitent de l’expérience, tout à fait intéressante et fort bien conçue, de restauration menée en Crau, d’un paysage de steppe typique du « cossoul » (façonné par la combinaison du pastoralisme ovin, de sols pauvres et du climat méditerranéen), sur quelque 357 hectares d’un ancien verger abandonné. Pourtant, à côté des articles décrivant cet exemple techniquement séduisant, figure celui de Virginie Maris, Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet30 qui n’hésitent pas à mettre en cause la raison d’être de telles entreprises : « Améliorer des habitats est en soi une bonne chose, mais cela ne devrait en aucun cas servir à compenser la destruction d’espaces naturels. » Ils estiment que les milieux naturels ne sont pas des biens substituables et qu’il est problématique d’accepter la perte de biodiversité en un lieu pour la renforcer ailleurs, d’autant que l’on « poursuit la destruction de ce qu’il reste de nature là où elle subit déjà les plus fortes pressions ». Autant dire que nous sommes assez proches de ce point de vue. Sans doute vaut-il mieux compenser – sous quelque forme que ce soit – que de détruire sans autre forme de procès. Mais supposons qu’un aménagement important doive détruire des milieux naturels sur un site donné. Son promoteur aura à débourser une somme relativement importante (du moins, espérons-le). Les promoteurs d’aménagements ultérieurs sur le même site auront de moins en moins de coûts à consentir en guise de compensation, car il y aura de moins en moins de milieux naturels à détruire. Les premiers aménagements sur la zone auront servi de signal d’appel aux suivants et les derniers venus n’auront même plus rien à compenser lorsque ne subsisteront plus sur les lieux que quelques espèces invasives et quelques brins d’herbe entre les dalles de béton. C’est par un mécanisme équivalent que la loi de 1810 a conduit à concentrer les établissements

classés dans des sites transformés en zones de « relégation environnementale31 ». Le même phénomène s’est produit pour des établissements et des aménagements qui, sans être classés et sans représenter un danger majeur, sont à l’origine de nuisances (pollutions, odeurs et bruit). Christian Nicourt et Jean-Max Girault ont découvert, dans la banlieue nord de Paris, que ces zones de « relégation environnementale » devenaient aussi progressivement des « zones de relégation sociale »32. Pour compenser, n’aura-t-on pas tendance à intervenir dans des zones rurales peu aménagées, voire en bordure de zones protégées (c’est le cas de la Crau) ? L’opération reviendrait alors à améliorer des zones de nature de mieux en mieux préservées, pour la jouissance des naturalistes et d’usagers qui ne figurent pas en général parmi les plus démunis (même si certains habitants le sont). Ainsi, par le mécanisme des compensations, la biodiversité, les paysages, et les services écologiques auraient leurs beaux quartiers et leurs banlieues. Cela pose conjointement un problème de justice environnementale et de justice sociale. On peut néanmoins limiter l’injustice des conséquences, soit en obligeant le promoteur de l’aménagement à restaurer au plus près du lieu où il entend détruire, soit en invitant l’agence chargée de rendre les compensations effectives à n’intervenir que pour restaurer des milieux profondément dégradés (par exemple, dans des friches industrielles) et le moins loin possible des lieux détériorés. Il ne suffit donc pas d’imiter la nature, d’employer des techniques de pilotage issues du savoir écologique pour œuvrer dans un sens à la fois favorable à la nature et désirable pour les humains. Il faut aussi se demander quelles aspirations humaines on aide ainsi à se réaliser et quelles en seront les conséquences tant pour d’autres hommes (sur les lieux de la restauration et ailleurs) que pour la nature (celle dont la destruction a permis d’agir ici). La restauration écologique évoque, par analogie, la restauration d’œuvres d’art. L’intégrer à l’ingénierie écologique en fait une affaire d’ingénieur. Enfin, Aldo Leopold comme les praticiens Andre Clewel et James Aronson évoquent l’art du thérapeute : ne s’agit-il pas de rétablir la « santé » de systèmes écologiques, fortement compromise par les activités humaines ? Or ces analogies impliquent des missions différentes et devraient avoir une incidence sur la déontologie professionnelle des praticiens de la restauration : sont-ils des restaurateurs, des ingénieurs ou des thérapeutes ? Censé apporter une solution technique dans un contexte donné, l’ingénieur est soumis à une obligation de résultat : les moyens employés ne sont évalués qu’au regard de leur efficacité et de leur coût. L’analogie avec la restauration d’œuvres d’art a de tout autres implications. Elle suppose ainsi une réflexion sur ce que peut être l’écosystème de référence : faut-il tenter de reconstituer un état historiquement déterminé, ou simplement en retrouver l’esprit, dans un contexte différent ? Comment arbitrer entre les aspirations divergentes des différents usagers concernés ? Dans quelles limites le « restaurateur » a-t-il le droit de défendre (voire d’imposer) son propre point de vue ? Le thérapeute enfin, ne se propose pas de rétablir un état antérieur, mais d’aider le malade à guérir. Contrairement à l’ingénieur, il est soumis à une obligation de moyens, pas à une obligation de résultat. On peut se demander si le choix de se présenter sous les auspices de l’ingénierie est judicieux et si les praticiens ne devraient pas reconsidérer la question : si la restauration écologique relève d’un art du pilotage, si elle s’inscrit dans un contexte naturel si complexe que l’on ne saurait en prévoir l’évolution, il serait pour le moins prudent de ne pas s’imposer une obligation de résultat, mais de se juger satisfait d’avoir mis tout en œuvre pour y parvenir.

Les espoirs de l’agroécologie L’histoire de la mise en valeur agricole de l’Europe de l’Ouest fournit un exemple sophistiqué de techniques de pilotage appliquées à la production de denrées : il s’agit des systèmes de polyculture-élevage qui se sont développés après la première révolution agricole33. Mis en œuvre dans chaque exploitation, ils eurent un rendement énergétique bien supérieur à ceux de l’agriculture contemporaine. L’exploitation fournissait elle-même ses moyens de production et recyclait ses déchets, si bien que l’impact sur le milieu était relativement limité. L’assolement associait des cultures vivrières (blé, seigle, betteraves, haricots, pommes de terre, etc.) à des cultures pour le bétail (orge, avoine, cultures fourragères, dont des légumineuses qui enrichissent le sol par fixation de l’azote atmosphérique). Les animaux bénéficiaient aussi des sous-produits de la culture (pailles, sons et issues de meunerie, rafles de maïs, petites pommes de terre), et des sous-produits des fabrications fermières ou de l’activité domestique (marc de pommes pour les vaches ; petit lait issu de la fabrication des fromages pour les porcs). Le cheptel (bœufs ou chevaux) servait au trait et tout le bétail fournissait le fumier, seule source de fertilisation (avec les légumineuses de l’assolement) des terres. Les rotations complexes des cultures sur une même parcelle permettaient de briser les cycles de reproduction des espèces qui concurrencent ou ravagent les récoltes. On maîtrisait ainsi les « mauvaises herbes », les parasites et les ravageurs avec une utilisation minimale de produits phytosanitaires. Ces « synergies technologiques34 » tenaient à un pilotage fin des flux d’éléments fertilisants et des rotations culturales. L’exploitation fournissait ainsi des produits (céréales, lait, fromages, viandes) pour la consommation domestique et des excédents plus ou moins importants qui étaient commercialisés. Toute l’évolution technique et économique du demi-siècle passé a détruit ces systèmes et les synergies qui les caractérisaient. La transformation des produits a été massivement prise en charge par l’industrie. L’agriculture s’est séparée de l’élevage. Dans les fermes de grande culture, la fumure n’est plus produite par le cheptel mais provient des engrais chimiques. L’alimentation du bétail dépend de moins en moins des

disponibilités de l’exploitation, faisant appel à des fabrications industrielles d’aliments composés à partir de produits et de sous-produits (voire de déchets) d’origine diverse (pourvu qu’ils soient bon marché). L’industrie ayant proposé des herbicides et des pesticides, il est devenu possible de simplifier les rotations… parfois jusqu’à la monoculture. Bref, le processus de production complexe des systèmes de polycultureélevage a été décomposé en séquences simples, dont on a cherché à optimiser le rendement par l’emploi judicieux de facteurs de production fournis par l’industrie. Tout ce qui contribuait ainsi aux « synergies technologiques » des systèmes de polyculture-élevage a été remplacé par des produits achetés aux firmes agrochimiques. Si bien qu’un des exemples les plus achevés d’agriculture de pilotage apparaît aujourd’hui comme une survivance dans les pays d’Europe de l’Ouest où la polyculture-élevage s’était développée et avait permis de n’y plus connaître de famines. Une bonne solution technologique ne garantit donc pas une bonne compétitivité : les systèmes de polyculture-élevage exigeaient un travail astreignant, et leurs marges de progrès étaient généralement limitées par la disponibilité de main-d’œuvre. Mais il faut aussi reconnaître que les exploitations qui ont adopté les nouveaux modèles de production ont bénéficié d’avantages non négligeables en Europe. Le développement du modèle technique de l’agriculture productiviste35 a été fortement encouragé par la recherche scientifique et la politique agricole européenne (et sa traduction nationale). Aussi, tout en bénéficiant de prix garantis et d’une sollicitude particulière de la part de la technostructure d’encadrement, les agriculteurs et éleveurs qui ont opté pour cette intensification ont-ils profité d’aides spécifiques (prêts bonifiés, subventions), tout en étant exonérés du principe pollueur/payeur. Si bien que ce modèle technicoéconomique a longtemps bénéficié – et bénéficie encore – d’une distorsion de concurrence. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les pouvoirs publics européens avaient pour objectif que la société puisse disposer de produits alimentaires (en particulier, de produits animaux) en quantités croissantes, à des prix accessibles à des budgets modestes. En France, après les privations de l’Occupation, augmenter la productivité de l’agriculture fut même considéré comme une « ardente obligation ». Les modèles techniques de l’agriculture et de la zootechnie « productivistes » peuvent se targuer d’avoir rendu les services que les pouvoirs publics attendaient d’eux. Ces transformations ont assuré une augmentation considérable des rendements végétaux, des performances zootechniques, de la productivité du travail et de la production globale, si bien qu’en dépit d’une augmentation importante de leur consommation, les pays européens (et tout particulièrement la France) sont parvenus à se placer parmi les grands pays exportateurs. Conjointement, l’évolution des prix a permis de diminuer la part de l’alimentation dans le budget des ménages, ce qui a ouvert des débouchés croissants aux produits manufacturés et aux services. Mais le progrès des techniques culturales s’est accompagné d’un rapport problématique à l’espace rural ; les progrès obtenus dans les élevages « industriels » se sont réalisés au détriment des conditions de vie des animaux, des conditions de travail de ceux qui s’en occupent (éleveurs ou salariés) et de la qualité de vie du voisinage (odeurs, pollutions)36. Cette nouvelle agriculture s’est développée de manière inégale. Elle s’est affirmée dans certaines régions qui se sont spécialisées (dans la grande culture, l’élevage intensif, l’horticulture fruitière ou la viticulture), modifiant radicalement les conditions de production et les paysages hérités des anciennes formes de mise en valeur. Mais ces pôles intensifs contrastent avec d’autres régions qui, pour un ensemble de raisons (topographie, climat et nature du sol, structures foncières, éloignement des complexes agro-industriels) ne pouvaient ni adopter ces méthodes de production ni assurer une concentration des terres permettant aux exploitants de bénéficier des gains de productivité qu’elles auraient pu leur offrir. On a assisté dans ces régions à une « déprise agricole », les exploitants subsistants ne parvenant pas à récupérer les terres de ceux qui avaient cessé toute activité et dont les successeurs étaient partis exercer d’autres métiers en ville. D’un côté, une agriculture intensive (ou des élevages industriels), source de pollutions diffuses (difficiles à contrôler) par ses effluents, par l’utilisation massive d’engrais chimiques et de produits phytosanitaires. De l’autre, des campagnes où progressent les friches et, à leur suite, des peuplements forestiers la plupart du temps non entretenus. Ici, les paysages se banalisent (en particulier, avec la destruction des bocages) ; là, les campagnes s’ensauvagent. Ici, des parcelles plus vastes et consacrées à des cultures laissant le sol à nu de l’automne au printemps rendent certaines régions de plaine d’autant plus sensibles à l’érosion que l’on a arasé les haies et que les surfaces enherbées ont disparu ; ailleurs, l’absence d’entretien des petites infrastructures qui régulaient la circulation de l’eau (captages de sources, rigoles) ou protégeaient de l’érosion (terrasses) tend à rendre les versants plus instables, tandis que progressent des formations végétales sensibles à l’incendie (friches plus ou moins arbustives). Ces effets de l’agriculture « productiviste » n’étaient pas suffisamment patents vers la fin des années 1960, et ceux que l’on avait déjà repérés étaient, aux yeux de tous les instituts de recherche du monde, largement compensés par l’augmentation de la production. C’est pourquoi ce que l’on a appelé la « révolution verte » fut un effort considérable pour développer dans les pays du Sud un modèle de production inspiré des principes qui avaient si bien fait leurs preuves dans les pays industrialisés.

La « révolution verte » La sélection d’un petit nombre de variétés très productives en stations expérimentales et adaptées à des climats chauds et humides a joué un rôle stratégique dans cette « révolution verte ». Les potentialités

génétiques exceptionnelles de ces variétés (céréales, oléagineux, coton) ne pouvaient s’exprimer que dans des conditions se rapprochant de celles des champs expérimentaux où elles avaient été mises au point : Irrigation et drainage, fortes doses d’engrais, épandage de maints produits sanitaires sont alors requis. Là où les agriculteurs sélectionnaient autrefois une large gamme de variétés adaptées à leurs environnements, il s’agissait désormais d’adapter à tout prix ces divers environnements à un très petit nombre de variétés37.

Il en a été de même, et avec les mêmes conséquences, pour les races d’animaux à fort potentiel génétique qui ont été progressivement diffusées à partir des pays industrialisés. La révolution verte a remplacé les fonctionnalités naturelles que savaient utiliser les agricultures traditionnelles, par l’utilisation massive de produits d’origine industrielle. Les engrais se substituent aux mécanismes naturels de reproduction de la fertilité (au prix d’une diminution de la matière organique du sol), les produits phytosanitaires se substituent aux ennemis naturels des agents pathogènes et le travail intensif de la terre remplace sa structuration par les racines et la faune du sol. Avec cette conception de l’agronomie, la nature n’est plus ce dont on apprend à se servir, ce que l’on cherche à manipuler, à piloter, pour se procurer des denrées ; elle est à l’inverse perçue comme une menace, une source de perturbations que l’on s’emploie à contrer. Il faut préparer le sol, semer, épandre engrais et herbicides et pour cela se mécaniser. Il faut s’équiper pour les traitements chimiques contre les maladies et les ravageurs et souvent irriguer pour éviter les sécheresses. Lutter ainsi contre ce qui est conçu comme des forces adverses de la nature exige des investissements et consomme de l’énergie. Enfin, la révolution verte a préconisé la spécialisation, poussant les agriculteurs à simplifier les systèmes de production, d’autant plus qu’ils devaient amortir un matériel spécifique. Dans bien des régions où des investissements publics ont été justifiés par la production d’une denrée particulière on est allé jusqu’à la monoculture. Or spécialisation et monoculture favorisent la prolifération des parasites et des ravageurs, contre lesquels il faudra bien lutter par l’utilisation croissante de produits de traitement : « Avec l’agriculture moderne, cultures et paysans ont fini par être totalement dépendants d’une grande diversité de molécules de synthèse produites par l’agrochimie – herbicides, insecticides, fongicides pour contrôler ravageurs, maladies et mauvaises herbes qui menacent récoltes et troupeaux38. » Mais, pour que cette révolution verte se développe et qu’une proportion significative de paysans l’adopte, il a aussi fallu assurer temporairement la stabilité des prix par des protections tarifaires et mettre en œuvre des politiques incitatives. Ces mesures comprenaient des subventions pour l’achat de semences, d’engrais et de produits phytosanitaires, ainsi que pour l’acquisition de l’équipement nécessaire à la mécanisation, au stockage et à l’irrigation. Dans certains pays, les producteurs bénéficiaient même d’une garantie d’achat de leur récolte (à un prix fixé à l’avance) par le secteur public. Enfin, les gouvernements concernés ont, avec l’appui de la Banque mondiale, réalisé les infrastructures nécessaires à la mise en place de réseaux d’irrigation, d’entreprises de stockage et de conditionnement, développé des systèmes de vulgarisation et mis en place des mécanismes facilitant l’accès au crédit. La révolution verte a – tout comme l’agriculture « productiviste » des pays industrialisés – rendu les services que l’on attendait d’elle. Elle a permis à de nombreuses régions d’Amérique latine et d’Asie (du Sud et de l’Est), de se libérer des disettes, et même d’exporter. Ce faisant, elle a largement contribué à assurer l’alimentation d’une population humaine en forte croissance au cours de la seconde moitié du e XX siècle. Néanmoins, depuis les années 1990, elle semble avoir épuisé ses capacités productives et il est devenu de plus en plus évident que ses conséquences sociales et environnementales ont été assez désastreuses. Si les rendements, en Asie comme au Brésil, ont régulièrement augmenté jusqu’au milieu des années 1980, on assiste depuis à un certain plafonnement et parfois même à une diminution des quantités produites à l’hectare. Il s’agit là d’un mouvement assez général « de nature à rompre l’optimisme technologique que l’on avait mis dans la révolution verte »39. On peut y voir l’illustration de la loi des rendements décroissants. Mais il est aussi des raisons agronomiques générales (la spécialisation régionale et la monoculture favorisent les agressions de parasites et de maladies) et variables selon le contexte (salinisation progressive des terres irriguées dans l’Asie des moussons ; diminution de la matière organique du sol dans les cerrados40 du Brésil, ce qui rend la terre vulnérable à l’érosion et diminue ses capacités de rétention de l’eau). Sans compter que les ajustements structurels imposés par le Fonds monétaire international (FMI) ont conduit les États à diminuer les subventions pour l’acquisition d’engrais et de pesticides, et que les producteurs ont alors dû diminuer les épandages de ces produits indispensables à ce mode d’exploitation. Enfin, la révolution verte comme le développement de l’agriculture moderne des pays industrialisés ont eu des conséquences sociales et environnementales néfastes. Exigeant des investissements et des achats, les modèles techniques de la révolution verte, bien que subventionnés, n’ont été à la portée que des producteurs disposant d’une superficie suffisante pour excéder leurs propres besoins et participer aux échanges marchands. Si la révolution verte a procuré une relative aisance dans certaines régions, elle s’est aussi traduite par la paupérisation de ceux qui n’ont pas eu les moyens de l’adopter. Il s’agit en outre de formes de production très polluantes, ayant des effets dommageables aussi bien sur la santé humaine (tant des producteurs que des consommateurs) que sur les capacités productives des sols (érosion, salinisation, perte de matière organique) et la diversité biologique. Ces formes d’agriculture ont

enfin un très mauvais rendement énergétique et leurs exportations en direction des pays déficitaires (mais aussi entre pays exportateurs) supposent des transports lourds et volumineux. La poursuite de l’intensification de l’agriculture des pays industrialisés et de la révolution verte serait ainsi une très mauvaise solution du point de vue de la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre.

La révolution doublement verte C’est pour poursuivre l’effort productif visant à assurer l’alimentation d’une humanité de plus de 8 milliards d’habitants d’ici 2025, tout en remédiant aux conséquences sociales et environnementales de la révolution verte, que s’est dégagé le programme de « révolution doublement verte », soucieux de développer une agriculture écologiquement intensive. Si l’agriculture moderne des pays industrialisés et la révolution verte ont largement mobilisé la recherche agronomique de par le monde et si leurs productions dominent (et parfois encombrent) le marché international, elles ne règnent pas sans partage. De nombreuses régions, pour diverses raisons qui tiennent à leurs conditions climatiques ou topographiques, n’ont pu ni adopter ni adapter les modèles techniques proposés. Même dans les pays où la révolution verte s’est le plus développée, les paysans les plus démunis, lorsqu’ils n’ont pas rejoint les chômeurs des bidonvilles, ont été contraints de préserver leurs pratiques anciennes. C’est ainsi que se sont maintenues des formes traditionnelles d’agriculture et d’élevage : polyculture-élevage, pastoralisme, cultures sur brûlis, agroforesterie, jardin créole, etc. Par ailleurs, des expériences d’aménagement de l’agriculture « productiviste » ont été menées, comme l’agriculture raisonnée en France ou l’agriculture sans labour en Amérique du Nord, dans les grandes exploitations d’Amérique du Sud et, marginalement, en Europe41. Enfin, en réaction aux conséquences de l’agriculture « productiviste », on a vu se développer largement l’agriculture biologique. Entre l’agriculture biologique et les principes agronomiques (et sociaux) du programme de la révolution doublement verte, mais limités à des militants proches de la Confédération paysanne, ont émergé en France les réseaux d’agriculture durable42. Si nous avons focalisé notre analyse sur le programme de révolution doublement verte, c’est parce qu’il se présente explicitement comme une application de l’écologie, mais aussi en raison de sa dimension internationale. L’idée de révolution doublement verte a été formulée dès 1994 par Gordon Conway43. L’année suivante, lors d’un séminaire au Futuroscope de Poitiers, il intervint lui-même et avança que cette révolution doublement verte se situait dans le prolongement de la lutte intégrée contre les maladies et les ravageurs des récoltes44. C’est que l’expérience de la lutte intégrée (qui a déjà une quarantaine d’années en ce milieu des années 1990) a appris à ne plus compter sur le tout chimique, mais à combiner la sélection de variétés résistantes, l’utilisation de prédateurs (ou de parasites) naturels des ravageurs, le contrôle des agressions par des pratiques culturales et, en cas de besoin, l’usage modéré de pesticides spécifiques. À mesure que le projet de révolution doublement verte s’est précisé, il a aussi fait appel à une critique écologique et sociale de la révolution verte (et de l’agriculture « productiviste » en général). Il s’est enfin inspiré d’une réévaluation des formes d’agriculture traditionnelles et des contre-modèles existants. Selon Michel Griffon, la révolution doublement verte pourrait avoir pour mot d’ordre : « L’écologie comme guide technologique, l’équité comme inspiration sociale45. » Jusqu’alors, tous les efforts de la recherche et du développement ont eu, en effet, pour objet d’augmenter la productivité des exploitants les plus productifs. Si l’on veut pouvoir alimenter une population mondiale qui atteindra en 2050 entre huit et neuf milliards d’individus, sans rendre la Terre invivable, il faut changer de stratégie : Le problème n’est pas que n’importe quels producteurs compétitifs produisent quelques centaines de millions de tonnes supplémentaires. Il est d’abord aujourd’hui de faire en sorte que les producteurs agricoles les plus marginaux produisent assez pour se nourrir eux-mêmes et afin que leurs enfants n’aillent pas grossir les rangs des paysanneries pauvres ou des urbains désœuvrés46.

Il s’agit donc d’associer à l’objectif productif des objectifs environnementaux et sociaux, et donc d’engager les paysans (à commencer par les plus pauvres) dans un développement soutenable. Le volet technologique du programme entend rompre avec les principes de l’agriculture « productiviste » : Le concept de révolution doublement verte consiste à passer d’une logique de développement fondée sur la maîtrise des milieux à une autre fondée sur la connivence avec les écosystèmes : jouer avec et non contre la variabilité des écosystèmes, mettre en pratique dans l’agriculture la connaissance accumulée par l’écologie scientifique47.

On ne saurait appeler plus clairement à revenir à des formes de pilotage des processus naturels. Il s’agit donc d’abord d’appréhender toute parcelle cultivée comme un écosystème complexe. Cela suppose de ne plus considérer le sol comme un simple support, que l’on travaille pour faciliter l’enracinement des plantes et que l’on enrichit d’engrais pour « forcer » leur alimentation. Dans la conception agronomique qui a guidé le modèle productiviste, la vie du sol, avec sa faune, sa flore et sa mycoflore détritivores, ses bactéries qui minéralisent la matière organique et qui, pour certaines, fixent l’azote atmosphérique – bref, le sol en tant que système écologique avec ses interactions complexes – est

une boîte noire. Il convient d’ouvrir la boîte noire, et de comprendre, pour en tirer parti, les mécanismes biologiques qui président à la reproduction de la fertilité et ceux qui contribuent à maintenir une structure et un taux de matière organique favorables à l’enracinement des cultures et à la rétention de l’eau. Cela suppose aussi de ne pas considérer les autres composants biologiques de l’agrosystème (et du paysage dans lequel il s’insère) comme un réservoir de menaces (insectes et autres ravageurs) que l’on tient à distance à grand renfort de pesticides, mais à comprendre comment il serait possible de trouver dans cette faune des auxiliaires susceptibles de limiter les agressions. Cette conception agroécologique conduit les promoteurs de la révolution doublement verte à préconiser des solutions qui vont à l’encontre de tout ce qu’a réalisé jusqu’alors la modernisation de la production agricole : – Les paysans ont longtemps sélectionné un grand nombre de variétés de plantes adaptées à la diversité des écosystèmes et des paysages dans lesquels elles étaient cultivées. Plutôt que de sélectionner quelques variétés très productives en champs expérimentaux, un effort devrait être engagé pour améliorer les variétés et les races locales, en augmentant certes leur potentiel productif, mais en portant une attention toute particulière à leur rusticité et à d’éventuels caractères de résistance aux maladies et aux insectes. Il en est de même pour les races d’animaux domestiques. – Une trop grande spécialisation des productions – et a fortiori la monoculture – ayant pour effet d’augmenter les risques sanitaires et la fréquence des pullulations de ravageurs, il convient de diversifier les cultures et de les associer à l’élevage. Comme dans les systèmes de polyculture-élevage, cela permet des rotations sur chaque parcelle qui assurent un contrôle des adventices et des insectes et qui, lorsque des légumineuses s’inscrivent dans la succession des cultures, enrichissent le sol en azote. Mais il est aussi souhaitable, lorsque les conditions s’y prêtent, de pratiquer des cultures associées en tirant parti des synergies qui peuvent exister entre certaines espèces48. – L’utilisation systématique des processus naturels pour favoriser la production conduit aussi à substituer aux apports massifs d’engrais chimiques une stimulation des fonctions écologiques qui reproduisent la fertilité, et au travail du sol les semis sans labour. L’amendement de la terre peut provenir des déjections des animaux élevés et de l’introduction de légumineuses alimentaires ou fourragères dans la rotation. Il est possible d’obtenir une structure du sol suffisamment aérée, associée à un taux de matière organique assurant une bonne rétention de l’eau en semant directement et sans labour, sur un résidu de la récolte précédente. Si la révolution doublement verte s’inscrit ainsi dans le prolongement de l’agriculture sans labour49, elle s’en distingue en préconisant d’utiliser des plantes de couverture susceptibles de former une couche relativement épaisse de « mulch » pour entraver le dynamisme des mauvaises herbes. – Dans le prolongement de la lutte intégrée contre les invertébrés ravageurs, il convient d’utiliser au mieux leurs prédateurs et parasites, ainsi que les résistances naturelles de certaines variétés. La diversité des cultures sur le même terroir, la rotation des cultures sur chaque parcelle, voire les cultures associées peuvent aussi entraver la dissémination des populations de ravageurs. Il est même envisagé d’utiliser des semis de variétés mélangées sur la même parcelle pour limiter la propagation des maladies50. L’objectif est bien de se libérer d’une addiction de l’agriculture aux produits phytosanitaires fournis par l’industrie (en n’oubliant pas que huit firmes contrôlent à elles seules 90 % du commerce mondial de ces produits). Néanmoins, à la différence de l’agriculture biologique, cette agriculture écologiquement intensive n’exclut pas systématiquement l’utilisation modérée de produits chimiques. Certains promoteurs de la révolution doublement verte (comme Michel Griffon) reconnaissent que l’agriculture biologique – longtemps boudée par les institutions de recherche internationales – a été mise au point empiriquement par des agriculteurs qui se sont inspirés des synergies des systèmes de polyculture-élevage. Mais, pour avisés qu’ils aient été, les agriculteurs biologiques se sont focalisés sur le refus des produits de synthèse, oubliant que certains produits organiques pouvaient être tout aussi nocifs que les produits chimiques. Surtout, ils n’ont pas ouvert la boîte noire du sol. Ainsi, alors que l’agriculture biologique se traduit par un travail intensif du sol (en particulier pour contrôler les adventices), les formes d’agriculture préconisées par la révolution doublement verte se rapprocheraient plutôt de la culture par semis sur couvert végétal et sans labour. Parce qu’ils n’exigent pas l’usage systématique et intensif d’engrais et de produits phytosanitaires et qu’ils limitent le travail du sol, les systèmes de production de la révolution doublement verte sont à la portée de paysans qui n’ont pas accédé aux modèles de la révolution verte. Ils s’adressent en premier lieu à ceux qui ne peuvent compter que sur leur force de travail, leurs savoirs, leurs savoir-faire et les ressources du milieu. À la place des modèles techniques (plus ou moins) standardisés et généralisables qui se sont imposés jusqu’alors, la révolution doublement verte propose des pratiques agricoles et des systèmes de production adaptés à la diversité des conditions locales et des capacités d’intervention des paysans. Les solutions préconisées sont donc susceptibles de varier considérablement selon les sociétés locales concernées et les caractéristiques des écosystèmes dans lesquels elles s’inscrivent51. Cela suppose de prendre en compte ce que les paysans savent des milieux qu’ils mettent en valeur et de compter sur les savoir-faire qu’ils ont acquis pour produire et sélectionner les plantes. Dès 1995, Gordon Conway reconnaissait qu’il convenait de substituer une démarche participative à la vulgarisation telle qu’elle était conçue pour transférer les résultats des stations expérimentales : « Il est important […] que les producteurs participent, pas seulement dans la réalisation des programmes de recherche, mais aussi à leur conception et aux phases d’analyse. Les savoirs locaux, les comportements locaux et l’écologie locale sont trois ingrédients du succès52. » Mais il ne suffit pas d’aider certains

producteurs à compter sur leurs propres forces pour développer des systèmes bien adaptés aux conditions locales, il faut aussi miser sur leur capacité collective à organiser l’ensemble de leur terroir « pour résoudre les problèmes de gestion communs, tels que le contrôle des ravageurs, l’aménagement d’un bassin versant, l’irrigation, l’exploitation d’une forêt et la gestion des crédits53 ». On est donc bien en présence d’un projet qui est à la fois technologique et social.

Des conditions de réalisation chimériques Reste à savoir dans quelle mesure ce programme séduisant est réaliste. Il pourra être relativement facile de mettre en œuvre de tels systèmes de production là où ne se sont imposées ni l’agriculture moderne des grands pays exportateurs ni la révolution verte, et/ou auprès des paysans qui n’ont pas adopté les modèles préconisés jusqu’alors, ou ne les ont appliqués qu’avec modération. La conversion sera bien plus difficile pour ceux qui se sont endettés afin d’accéder aux formes de production modernes et qui, s’ils forcent la nature avec compétence, ne savent plus guère coopérer avec elle. Mais les difficultés de généralisation de ce programme, au-delà d’expériences locales dispersées et sympathiques, tiennent aux conditions politiques et économiques nécessaires. Les promoteurs de la révolution doublement verte sont assez discrets sur ce point, même si Michel Griffon et Jacques Weber54 rappellent, dans une brève intervention au Futuroscope de Poitiers, que la réussite de ce programme dans un État quelconque suppose une modification des « relations entre pouvoir central et institutions locales […] en privilégiant une approche bottom up des choix publics et de la fiscalité ». En outre, ils signalent, dans le même mouvement, que la supériorité de la révolution doublement verte sur la révolution simplement verte supposerait « l’intégration des coûts environnementaux dans les systèmes de prix », ce qui ne saurait se faire, remarquent-ils, sans un accord international au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)55. Ces deux conditions sont loin d’être réunies. On imagine mal les grands pays exportateurs de produits agricoles – ceux qui ont développé à grand renfort d’aides publiques une agriculture « productiviste » – s’entendre pour grever le prix de leurs exportations de ce que coûte à leur société la pollution des nappes phréatiques, des rivières et des plages, l’état de santé de leurs agriculteurs, la perte de diversité biologique dans leurs campagnes, etc. De même imagine-t-on mal des États centralisés et pas toujours fermement convaincus des vertus de la démocratie se convertir aisément à l’idée de faire participer leur population aux choix publics et aux formes de répartition de la fiscalité. Les systèmes de production intensifs, qu’ils soient le fait de pays industrialisés qui ont atteint des niveaux élevés de productivité à l’hectare et par travailleur, ou de pays émergents qui compensent une productivité un peu moindre par le très faible coût de leur main-d’œuvre, inondent déjà le reste du monde de leurs surplus à bon marché. S’ensuivent l’impossibilité de développer des marchés nationaux dans les pays déficitaires, la destruction de leur paysannerie, l’encombrement de leurs bidonvilles et autres favelas par les paysans pauvres. Pour qu’ils s’engagent dans un programme de révolution doublement verte, il faudrait que les pays d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine (et même certains pays européens) protègent leurs productions vivrières de la concurrence des grands pays exportateurs de céréales et de viandes à bas prix. Dans un monde où les politiques se sont convaincus que tout protectionnisme est la porte ouverte à la misère la plus extrême (voire au totalitarisme) et où tout pays (autre que les États-Unis et l’Europe qui n’ont jamais négligé de protéger leur propre agriculture exportatrice) qui le ferait serait aussitôt condamné par l’OMC, cela a peu de chances de se produire à court terme. Sauf, peut-être, si se multiplient des émeutes de la faim. Il faudrait aussi que, dans ces pays, les paysans aient accès aux ressources naturelles (à la terre et à l’eau, notamment) et soient propriétaires du sol, car les systèmes préconisés exigent des exploitations de dimensions modestes et une grande autonomie des producteurs. Cela supposerait, dans bien des pays, une réforme agraire avec redistribution des terres. Il serait nécessaire de modifier l’enseignement agricole et les systèmes de vulgarisation et, sur bien des points, de prendre le contre-pied de la formation dont ont bénéficié les enseignants et les agents de développement. Cela supposerait une période d’adaptation relativement longue et une intervention volontariste des États pour mettre en place les formations et les reconversions indispensables. Les gouvernements en auront-ils la volonté et, s’ils l’ont, en auront-ils les moyens ? Il conviendrait enfin de consentir un important effort de recherche. Les fonctionnalités écologiques variant avec les conditions locales, des études s’imposent pour appréhender les modalités concrètes de reproduction de la fertilité (compte tenu des caractéristiques du milieu et de l’histoire de la mise en valeur), et du contrôle des adventices et ravageurs (compte tenu de la mosaïque paysagère locale) dans chaque petite région. Or cela implique, d’une part, de libérer les laboratoires de recherche publique de la nécessité de faire appel à des financements privés auprès d’entreprises solvables (ce qui exigerait un effort d’investissement étatique important et ne va guère dans le sens des évolutions récentes) et, d’autre part, de remettre en cause le système d’évaluation des scientifiques, qui s’est imposé depuis la fin du XXe siècle. Une équipe de recherche en génétique moléculaire ayant mis au point un OGM susceptible d’être diffusé sur des dizaines de millions d’hectares publiera en effet plus aisément dans une revue de rang A (elle aura en outre déposé un brevet, ce qui est en général très valorisant) que le chercheur isolé (ou le petit groupe de scientifiques) qui parviendra, avec des producteurs locaux, à sélectionner une variété d’igname

particulièrement résistante et productive dans les conditions d’une petite région tropicale (mais pas dans d’autres), ou qui aura cherché à comprendre auprès de quelques vieilles gens comment fonctionnent les jardins créoles56. Mais il est vrai que les choses peuvent changer et que certaines recherches entrant dans le cadre de la révolution doublement verte peuvent avoir un impact d’ampleur géographique suffisante pour se voir accueilli dans les revues les plus prestigieuses. En outre, certaines institutions scientifiques semblent avoir pris conscience (sans que cela passe encore dans leurs mœurs) du fait que l’évaluation par les seules publications dans les revues scientifiques à comité de lecture, les facteurs d’impact et le nombre de brevets déposés, a des effets pervers qui nuisent à la fécondité de la recherche comme à la déontologie de certains chercheurs57. Reconnaissons que toutes ces conditions, pour être souhaitables, ont de fortes chances de n’être pas remplies… À moins qu’un mouvement paysan (comme Via campesina, les agriculteurs bio, ou comme les réseaux d’agriculture durable en France) ne s’empare de ce programme, ne le mette en pratique et ne finisse par l’imposer dans un nombre croissant de lieux… et que leur expérience finisse par se diffuser et investir le monde par la bande.

1. Comme l’avait remarqué André Micoud lors d’une conférence donnée en 2007 à une école thématique du CNRS à Cargèse. 2. Certes, répondra-t-on, si l’on a qualifié l’agriculture productiviste d’intensive, c’est qu’elle utilise intensivement du matériel et des produits chimiques fournis par l’industrie ; l’agriculture de l’avenir sera écologiquement intensive, car elle utilisera intensivement les fonctionnalités écologiques. 3. Michel GRIFFON (dir.), Vers une révolution doublement verte, CIRAD, Montpellier, 1997. 4. Joy ZEDLER, « The continuing challenge of restoration », in Curt MEINE et Richard KNIGHT (dir.), The Essential Aldo Leopold, quotations and commentaries, The University of Wisconsin Press, Madison, 1999, p. 116-126. 5. Après avoir enseigné la botanique, Andre Clewell est devenu praticien de la restauration. À ce titre, il a présidé la Society for Ecological Restoration. James Aronson est chercheur au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive du CNRS et travaille depuis une vingtaine d’années sur des projets de restauration dans différentes régions du monde. 6. Andre F. CLEWELL et James ARONSON, La Restauration écologique (trad. par Christiane Randriamampionona et Christelle Fontaine), Actes Sud, Arles, 2010, p. 20. 7. C’est l’objectif du programme Chicago wilderness : plusieurs organisations ont uni leurs efforts et mobilisé « des milliers de volunteers pour un vaste projet de conservation et de restauration de milieux naturels qui témoignent de ce qu’était la nature “sauvage” d’avant l’arrivée des Européens » (Patrick BLANDIN, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, op. cit., p. 34). 8. J. Baird CALLICOTT, « Choosing appropriate temporal and spatial scales for ecological restoration », Journal Biosciences, vol. 27, nº 4, suppl. 2, 2002, p. 409-420. 9. Jean-Luc DUPOUEY et alii, « La végétation des forêts anciennes », Revue forestière française, nº 54(6), 2002, p. 521-532 ; idem, « Vers la réalisation d’une carte géoréférencée des forêts anciennes de France », Le Monde des cartes, nº 191, mars 2007. 10. Les plantes neutrophiles affectionnent les sols qui ne sont pas acides. Les plantes nitrophiles poussent de préférence dans les sols riches en azote (en particulier parce qu’ils ont longtemps été enrichis par du fumier ou du lisier). Par exemple, l’ortie (Urtica dioica), le géranium Herbe-à-Robert (Geranium robertanium) et la pervenche (Vinca minor). 11. Le muguet (Convalaria majalis) et l’anémone des bois (Anemona nemorosum) sont de ces espèces quasiment inféodées aux forêts anciennes. 12. Étienne DAMBRINE et alii, « Present forest biodiversity patterns in France related to former Roman agriculture », Ecology, nº 88(6), 2007, p. 14301439. 13. Andre F. CLEWELL et James ARONSON, La Restauration écologique, op. cit., p. 91. 14. Yves CROSAZ, « Motivations, objectifs et contraintes des opérations de végétalisation dans le domaine ferroviaire », La Terre et la Vie. Revue d’écologie, suppl. 9, 2002, p. 97-106. 15. Robert ELLIOT, « Faking nature », loc. cit. 16. Virginie MARIS, Raphaël MATHEVET et Arnaud BÉCHET, « Figures de style sur la destruction de la biodiversité », Espaces naturels, nº 29, janvier 2010, p. 32. Virginie Maris, philosophe, est chercheure au Centre d’écologie fonctionnelle et écologique du CNRS à Montpellier. Arnaud Béchet, ornithologue, est chargé de recherche à la Tour du Valat en Camargue. 17. Andrew LIGHT, « Ecological restoration and the culture of nature : a pragmatic perspective », in idem et Holmes ROLSTON III (dir.), Environmental Ethics, op. cit., p. 398-411. 18. Eric KATZ, « The big lie : human restoration of nature », loc. cit. 19. Ibid., p. 391. 20. John OLDING-SMEE, Kevin LALAND et Marcus FELDMAN, Niche construction. The Neglected Process in Evolution, Princeton, Princeton University Press, 2003. 21. Roland SCHAER, Répondre du vivant, op. cit., p. 128. 22. Clive G. JOHNES, John H. LAWTON et Moshe SHACHAK, « Organisms as ecosystem engineers », Oikos, nº 69, Copenhague, 1994, p. 373-386. 23. Thierry DUTOIT, « Restauration écologique : quelles recherches mener pour agir non seulement pour, mais aussi par le vivant », in Freddy REY, Frédéric GOSSELIN et Antoine DORÉ (dir.), Ingénierie écologique, op. cit., p. 83-97. 24. Andre F. CLEWELL et James ARONSON, La Restauration écologique, op. cit., p. 22. 25. Jean-Claude GÉNOT, Quelle éthique pour la nature ?, op. cit., p. 70. 26. C’est peut-être pourquoi, dans un écrit récent, Jean-Claude Génot nuance sa critique de la restauration comme « gesticulation écologique », invitant les praticiens à songer au sens de ce qu’ils veulent faire, à s’inspirer de la nature, à limiter leurs interventions techniques et à ne rien faire lorsque la nature peut se restaurer par elle-même. Voir Jean-Claude GÉNOT, « Le génie écologique, une forme d’oxymore ou une science appliquée de la réparation, éthiquement responsable ? », loc. cit. 27. Paul TAYLOR, Respect for Nature. A Theory of Environmental Ethics, Princeton University Press, Princeton, 1986. 28. L’idée à terme est, en France, de se rapprocher du système d’achat de droits à la destruction par l’achat d’« actifs naturels » comme cela se pratique aux États-Unis. C’est pour faciliter de telles opérations qu’une filiale de la Caisse des dépôts et consignations, la CDC Biodiversité, a été créée en 2008. Elle se propose de financer l’acquisition de friches industrielles ou agricoles, et de mettre en œuvre des opérations de réhabilitation, offrant ensuite à tout promoteur d’un aménagement susceptible de détruire une partie de la biodiversité dans la même région (ou dans une autre) d’y contribuer financièrement en acquérant des « actifs naturels » de la CDC Biodiversité. 29. Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS, Jean-Michel SALLES et Jean-Luc PUJOL et alii, Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes, op. cit. ; Jean-Pierre AMIGUES et Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS, Évaluer les services écologiques des milieux aquatiques. Enjeux scientifiques, politiques et opérationnels, ONEMA, Vincennes, 2011. 30. Virginie MARIS, Raphaël MATEVET et Arnaud BÉCHET, « Figures de style sur la destruction de la biodiversité », Espaces naturels, nº 29, janvier 2010, p. 32. 31. Christian NICOURT et Jean-Max GIRAULT, « Entreprise précaires et environnement contraint », Revue d’économie régionale urbaine, nº 10(4), 1997, p. 565-584. Christian Nicourt est ergonome et ingénieur de recherche à l’Inra. Professeur d’histoire, Jean-Max Girault est chercheur associé dans la même unité. 32. Idem, « Dans la ville polluée, des écoliers… », Annales de la recherche urbaine, nº 06, 1997, p. 143-150 ; idem, « Environnement et relégation sociale, l’exemple de la ville de Saint-Denis du début du XIXe siècle à nos jours », Natures Sciences Sociétés, nº 12(5), 1997, p. 23-33. 33. Marcel MAZOYER et Florence ROUDART, Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine, Seuil, Paris, 2002 ; Raphaël LARRÈRE, « Agriculture : artificialisation ou manipulation de la nature ? », loc. cit. Auparavant, on cultivait des céréales en laissant chaque parcelle en jachère tous les deux ou trois ans. L’élevage bovin était réduit aux bêtes indispensables au labour. Les moutons étaient regroupés en troupeaux de villages qui, à la belle saison, se nourrissaient sur les landes et parcours et étaient parqués de nuit alternativement sur les jachères pour assurer la fertilité des terres grâce à leurs déjections. La première révolution agricole a remplacé la jachère par des cultures fourragères (permettant de nourrir plus de bétail et d’avoir plus de fumier) ou de plantes sarclées (betteraves et pommes de terre). 34. Dominique WERMERSCH, « Nature et agriculture », in Université de tous les savoirs, vol. 2, Odile Jacob, Paris, 2000, p. 275-286.

35. Si nous qualifions cette forme d’agriculture de « productiviste », c’est que son objectif principal a été d’augmenter les performances des animaux, les rendements des cultures à l’hectare et la productivité du travail. La sélection des plantes et des animaux s’est, de ce fait, opérée sur des critères de rendement et d’adaptation aux conditions de transformation et de distribution des produits, au détriment d’autres critères (rusticité, résistance aux maladies, qualités gustatives). Ce modèle s’est imposé, à plus large échelle et plus tôt, en Amérique du Nord. Les grandes exploitations d’Amérique du Sud et les anciens kolkhozes de l’ex-ère soviétique s’y sont convertis. 36. Certes, les élevages intensifs ne sont pas des industries, mais il est fréquent d’assimiler cette transformation de l’élevage à une industrialisation. D’abord, parce que les systèmes de production animale qui en sont issus ont été conçus selon les méthodes d’organisation et de standardisation du travail de l’industrie. Ensuite, parce qu’ils sont très dépendants des industries de fabrication d’aliments du bétail (et quasiment plus des exploitations agricoles dans lesquelles ils se trouvent, sauf pour l’épandage des effluents), des industries pharmaceutiques et des industries agroalimentaires (en particulier des abattoirs). On en trouve les formes les plus achevées en production de porcs, de volailles et de veaux. Voir Jocelyne PORCHER, 2002, Éleveurs et animaux, réinventer le lien, PUF, Paris, 2002 ; Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE, « L’animal machine à produire : la rupture du contrat domestique », loc. cit. 37. Marc DUFUMIER, « Réconcilier agriculteurs et écologistes », in Pierre-Henri GOUYON et Hélène LERICHE (dir.), Aux origines de l’environnement, Fayard, Paris, 2010, p. 399. 38. Robert BARBAULT et Jacques WEBER, La Vie, quelle entreprise !, op. cit., p. 130-131. 39. Michel GRIFFON, Nourrir la planète, Odile Jacob, Paris, 2006, p. 234. 40. Savane dense, le cerrado est la végétation spontanée au sud de l’Amazone. Il s’étend sur 20 % du territoire brésilien. De vastes superficies de cette brousse ont été défrichées dans la seconde moitié du XXe siècle au profit de grandes exploitations productrices de soja, de maïs. 41. L’agriculture raisonnée tente d’obtenir les rendements de l’agriculture « productiviste », en diminuant les coûts. On réduit les apports d’engrais en choisissant le moment d’épandre cette fumure pour qu’elle soit immédiatement utilisée par la culture et qu’il n’y ait pas de perte par lessivage. On limite les traitements sanitaires en n’intervenant qu’au-delà de seuils critiques. Applicable sur de petites parcelles de maraîchage où l’on peut intervenir au moment opportun, cette agriculture de précision est plus difficile à mettre en œuvre sur les grandes parcelles de l’agriculture mécanisée : on est souvent obligé, en cas d’attaque, d’utiliser des traitements aériens. Nous préciserons plus loin ce qui distingue l’agriculture sans labour évoquée ici de celle que préconise l’agroécologie. 42. Ils rassemblent des exploitants très divers. On y retrouve des agriculteurs bio, d’autres qui « tendent vers le bio » mais ne veulent pas se priver de la possibilité d’utiliser des produits chimiques en cas de graves invasions de ravageurs (ou des médicaments en cas de graves problèmes sanitaires). On y trouve aussi des exploitants qui maintiennent des systèmes de polyculture-élevage simplifiés. Il s’agit en général d’exploitations moyennes dont les propriétaires, pas trop endettés, sont souvent (mais pas toujours) impliqués dans des circuits courts de distribution. Proches de la Confédération paysanne, ils forment des réseaux militants. Très hostiles aux OGM, ils condamnent vigoureusement l’agriculture « conventionnelle » qui pollue et détruit la biodiversité, ainsi que l’agriculture raisonnée – trop liée aux filières de l’agrofourniture – qu’ils accusent de « polluer moins pour pouvoir polluer plus longtemps ». Voir Estelle DELÉAGE, Paysans, de la parcelle à la planète. Socioanthropologie du Réseau agriculture durable, Syllepse, Paris, 2004 ; André POCHON, Agronomes et paysans. Un dialogue fructueux, Quæ, Versailles, 2008. 43. Gordon R. CONWAY, The Doubly Green Revolution. Food For All in the 21st Century, Penguin, Londres, 1997. Sir Gordon Richard Conway, agronome se consacrant au développement de formes d’agricultures durables, enseigne à l’Imperial College de Londres. 44. Idem, « La révolution doublement verte », in Michel GRIFFON (dir.), Vers une révolution doublement verte, op. cit., p. 66-75. 45. Michel GRIFFON, Nourrir la planète, op. cit., p. 407. Agronome et économiste, Michel Griffon a effectué l’essentiel de sa carrière de chercheur au Centre international en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) dont il a été directeur scientifique. Il est actuellement directeur général adjoint de l’Agence nationale de la recherche (ANR). 46. Ibid., p. 415. 47. Michel GRIFFON et Jacques WEBER, « La révolution doublement verte : économie et institutions », in Michel GRIFFON (dir.), Vers une révolution doublement verte, op. cit., p. 120. 48. Ces synergies se manifestent ainsi dans les prairies naturelles ou dans les prairies semées associant une graminée au trèfle blanc. Le maïs et les haricots cohabitent très bien, le premier servant de support aux seconds, les haricots enrichissant le sol en azote et concurrençant les mauvaises herbes ; l’association du maïs, des haricots et des courges sur une même parcelle (la Milpa) existait il y a 4 000 ans en Méso-Amérique. Le mil et le sorgho obtiennent leurs meilleurs résultats dans des parcelles arborées avec Acacia albida, dont les feuilles nourrissent en outre le bétail. 49. Elle s’est développée à partir de la fin des années 1960 dans des régions où le sol mis à nu et retourné régulièrement par le labour est la proie d’une forte érosion éolienne (le Dust Bowl aux États-Unis) ou par ruissellement (dans les cerrados du Brésil). Le sol ne reste jamais à nu, en laissant sur place les résidus de culture (pailles de céréales et d’oléagineux, rafles de maïs) et semant la variété cultivée sans labour, sur le « mulch » formé par les pailles et tiges de la récolte précédente. Ce système permet de recycler les éléments fertilisants, et donc de diminuer les apports d’engrais et de stimuler l’activité de la faune du sol. Mais, dans la mesure où l’on sème sur un « mulch » superficiel, on est contraint de procéder à un contrôle chimique des « mauvaises herbes ». Aussi, dans ces grandes exploitations sans labour, utilise-t-on du glyphosate (le fameux Round up, herbicide total) et sème-t-on des OGM y résistant. Cette technique n’est donc ni une application ni une préfiguration de la révolution doublement verte. 50. Dans Un éléphant dans un jeu de quilles (op. cit., p. 234), Robert Barbault signale à ce sujet une expérience convaincante menée en Chine, où les rizières étaient attaquées par une maladie cryptogamique. Contre cette flétrissure du riz, un agronome chinois, Zhu (voir Youyong ZHU, Hairu CHEN, Jinghua FAN et alii, « Genetic diversity and disease control in rice », Nature, nº 106, 2000, p. 718-722) a eu l’idée de semer des mélanges de variétés résistantes et non résistantes. Le résultat fut si encourageant que l’expérience, commencée en 1998 sur 812 hectares, fut adoptée (toujours à titre expérimental) sur 40 000 hectares deux ans plus tard. 51. C’est pourquoi il est extrêmement difficile d’illustrer ce programme technologique par des exemples susceptibles d’être adoptés par de nombreux agriculteurs de par le monde. Ne sont généralisables que les principes sur lesquels repose l’agroécologie. 52. Gordon CONWAY, « La révolution doublement verte », loc. cit., p. 73. 53. Jules PRETTY, Agri-Culture : Reconnecting People, Land and Nature, Earthscan Publications, Londres, 2002. 54. Antropologue et économiste, Jacques Weber a dirigé l’Institut français de la biodiversité, avant de rejoindre le CIRAD. 55. Michel GRIFFON et Jacques WEBER, « La révolution doublement verte : économie et institutions », loc. cit., p. 122. 56. Néanmoins, dans le nº 21 d’Inra magazine (juin 2012), un article intitulé « Le jardin créole, un modèle d’agroécologie » précise : « À la fois gardemanger, pharmacie et réservoir de biodiversité, le jardin créole est un élément incontournable du paysage rural et culturel des Antilles. Par la diversité des espèces cultivées, la coexistence de multiples strates (des herbacées aux arbres) et leur multifonctionnalité, il constitue un modèle d’agriculture écologiquement durable. L’unité Agrosystèmes tropicaux ASTRO Inra des Antilles-Guyane s’intéresse depuis une trentaine d’années aux associations de cultures de ces jardins pour proposer des alternatives aux monocultures intensives. » 57. Lawrence BUSCH, Le Marché aux connaissances. Néolibéralisme, enseignement et recherche (trad. par Bertrand Didier Boulfroy), Quæ, Versailles, 2014.

Troisième partie Du local au global et vice versa

I

l ne fait de doute pour personne aujourd’hui que les problèmes environnementaux sont des phénomènes globaux : ils affectent la Terre entière, et tous ceux, humains et non-humains, qui l’habitent, mais de façon diverse et inégale. Le premier sommet de la Terre, qui s’est tenu à Rio de Janeiro en 1992, a manifesté publiquement la dimension mondiale, ou planétaire, des questions environnementales et, en 1997, la conférence de Kyoto a fait du changement climatique le phénomène le plus marquant de la crise environnementale. Changement global par excellence, puisque les gaz à effet de serre ont le même impact d’où qu’ils soient émis, le changement climatique n’est pas la seule manifestation de cette crise : l’érosion de la biodiversité, l’acidification et la pollution des océans, la pénurie d’eau potable et l’érosion des sols arables ont aussi atteint une dimension planétaire. Or la globalisation de la crise environnementale remet l’humanité au centre des préoccupations, y compris morales. Si les éthiques environnementales ont pu se développer, dans les années 1970, contre l’attention exclusive portée à l’humanité du point de vue moral, la globalisation des problèmes environnementaux remet l’anthropocentrisme à l’ordre du jour. L’humanité, dans son ensemble, étant la victime potentielle du changement climatique, y faire face ne relève pas seulement de la prudence politique : c’est un devoir moral. Si la globalisation de la crise environnementale exige que l’on globalise en même temps l’éthique, cette éthique globale est inévitablement anthropocentrique1. Mais c’est un anthropocentrisme d’un nouveau genre. Que la menace que représente le changement climatique puisse être appréhendée comme une modification irréversible des conditions de vie de l’humanité qui la met en péril – ce que l’on qualifie de catastrophisme – tient à la fois au caractère global du danger et à l’effacement de la distinction entre ce qui relève de l’histoire de la nature et ce qui fait partie de l’histoire de l’humanité. L’unité de l’humanité qui émerge de la globalité de la menace peut être envisagée comme l’unité naturelle de l’espèce, ou comme un destin commun qui frappe un sujet social et historique. Or mettre l’accent sur l’une ou l’autre de ces visions, c’est partager la solution entre une gestion technocratique et autoritaire des problèmes posés par la nature et un traitement démocratique, mais où se perd tout souci de la nature (et des non-humains qui partageront notre sort). On vérifie donc à nouveau que le monisme n’est pas une issue satisfaisante du dualisme, mais qu’il en reconduit les problèmes. Il s’agit de sortir du dualisme en le triangulant, ce que l’on peut faire en passant du global au local : c’est en prenant en considération ce dernier niveau que l’on peut remettre en question l’inéluctabilité du catastrophisme, tout en se donnant les moyens d’interroger ce qui permet de parler, à propos de l’humanité, de sort commun. C’est également du point de vue du commun, envisagé aussi bien au niveau global qu’à des échelles plus locales, que l’on peut aborder les problèmes de justice soulevés par la crise environnementale. La globalisation fait surgir de nouveaux problèmes qui ne peuvent être pris en considération de façon satisfaisante si l’on s’en tient à la séparation entre la nature et les hommes. La convention de Rio sur la diversité biologique juxtapose le souci de la nature, en affirmant la « valeur intrinsèque » de la biodiversité, et celui de la justice humaine, en optant pour un « partage juste et équitable » des avantages résultant de la mise en valeur des ressources biologiques. Mais, à en rester à cette approche dualiste, on n’aboutit à rien : l’invocation de la valeur intrinsèque est impuissante à empêcher une mise sur le marché des ressources biologiques qui ne satisfait pas non plus à l’équité sociale. C’est plutôt en envisageant la biodiversité comme un bien commun, et plus encore comme un monde commun, que l’on peut espérer sortir de l’impasse. Se recentrer sur les soucis humains, c’est passer de l’homme aux hommes, c’est se rendre compte que la relation de l’homme à la nature, que les éthiques environnementales envisagent dans sa généralité, n’est identique ni dans les différentes sociétés ni au sein de chacune d’entre elles. La question de la justice environnementale surgit ainsi du constat des « inégalités dans la distribution du fardeau environnemental » (« environmental burden »)2. Mais cela fait-il de la justice environnementale un problème de justice parmi d’autres, c’est-à-dire un problème de justice distributive ? Qu’on l’envisage au niveau local (où sont apparues les questions de justice environnementale) ou au niveau global (notamment dans les questions de justice climatique), la justice environnementale s’appréhende mal en termes de justice distributive. Même envisagé comme un bien, l’environnement ne se distribue pas aisément, et, surtout, pour qu’il puisse y avoir distribution, il faut qu’existe au préalable une communauté constituée. Et c’est bien là que le problème se pose : comment concevoir et construire un monde commun à tous les hommes, qui soit aussi commun aux humains et aux non-humains ? On en vient donc à formuler l’hypothèse selon laquelle la question ne serait pas tant celle du conflit entre justice et nature, provoqué par la globalisation, que celle de la confrontation entre les éthiques environnementales, qui parlent de l’homme en général, et la diversité des approches culturelles et des effets sociaux des questions environnementales. Au sujet de la protection de certaines espèces, le conflit apparaît entre les prétentions universalistes de positions environnementales éthiques et scientifiques, et la diversité de pratiques culturelles, fondées sur des savoirs locaux qui ont leur justification. Comment arbitrer ces conflits ? C’est la définition même de l’environnement et l’articulation de l’environnemental et du social qui doivent être examinées.

1. J. Baird CALLICOTT, Thinking Like a Planet. The Land Ethic and the Earth Ethic, Oxford University Press, New York, 2013, p. 236-299. 2. Robert FIGUEROA et Claudia MILLS, « Environmental justice », in Dale JAMIESON (dir.), A Companion to Environmental Philosophy, op. cit., p. 426.

8 Peut-on échapper au catastrophisme ?

À

propos des inondations qui avaient frappé la France en janvier 1955, Roland Barthes écrivit dans une de ses Mythologies : « Malgré les embarras ou les malheurs qu’elle a pu apporter à des milliers de Français, l’inondation de janvier 1955 a participé de la Fête, plus que de la catastrophe1. » Ainsi résumait-il le « mythe » qui se dégageait de la façon dont la presse avait présenté l’ensemble des inondations qui avaient épargné Paris, mais atteint la région parisienne, le sud-est et le sud-ouest de la France2. Nous n’écririons plus cela de nos jours. Nous ne l’écririons certes pas à propos de catastrophes beaucoup plus graves (l’ouragan Katrina à La Nouvelle Orléans, ou le tremblement de terre suivi d’un tsunami et de la catastrophe nucléaire de Fukushima au Japon). Mais nous ne l’écririons pas non plus à propos d’événements de gravité comparable. Nous n’écririons plus « Paris n’a pas été inondé », mais « ça aurait pu être pire », ou bien « Paris aurait pu être inondé », car nous sommes convaincus que Paris le sera, un jour ou l’autre. S’il est un nouveau « mythe » à étudier, c’est celui de la certitude de la catastrophe à venir. Ce qui fait la différence avec la sérénité de Roland Barthes, ce n’est pas tant l’importance objective des catastrophes contemporaines, que la façon de les accueillir. Il n’y a pas de catastrophe sans catastrophisme. Pour comprendre l’attitude actuelle vis-à-vis des risques, il ne suffit pas d’invoquer des changements objectifs, ni même de se dire que l’accumulation des événements dommageables, voire la survenue d’un certain nombre de catastrophes, a fait naître une conscience nouvelle. Les risques ne s’appréhendent qu’au sein d’une configuration qui leur donne sens, de ce que l’on pourrait nommer un régime de la peur. Manifestement, depuis 1955, ce régime a changé. Barthes se référait à un événement localisé, à propos duquel la distinction entre ce qui venait de la nature et ce qui relevait de l’action humaine était clairement faite. Aujourd’hui, on constate l’effacement de la distinction entre phénomènes naturels et histoire humaine dans un contexte global. Tel est le cadre général de la situation que Hans Jonas a caractérisée3. Mais, suivant que l’on interprète cette fin du dualisme du côté du social, comme le fait le sociologue Ulrich Beck, ou du côté de la nature, comme le font les tenants de l’hypothèse de l’anthropocène, on est conduit à des positions politiques différentes, plus ou moins démocratiques, plus ou moins autoritaires. Cependant, ce qui réunit ces positions différentes dans une même attente de la catastrophe, c’est bien leur façon de se situer au niveau global. Une même humanité sur une même Terre : telle est la base du catastrophisme. Mais faut-il s’en tenir au seul niveau global ? Appréhendées localement, les situations invitent en effet à une appréhension et à des solutions différentes. Peut-on, dans cette tension entre le local et le global, trouver la possibilité d’échapper au catastrophisme ? Que celui-ci soit devenu notre mythe de référence ne signifie peut-être pas qu’il soit inévitable.

« Paris n’a pas été inondé » Paris est une fête, même quand l’inondation menace : le ton est résolument joyeux. Barthes parle d’« euphorie industrieuse » (à propos de la population qui s’est mobilisée pour faire barrage à l’inondation) et conclut son article en renvoyant l’inondation de 1955 au mythe de référence de toutes les inondations, celui du Déluge : « L’Arche est un mythe heureux4. » La leçon des inondations est celle de l’Arche : « L’humanité y prend ses distances à l’égard des éléments, elle s’y concentre et y élabore la conscience nécessaire de ses pouvoirs, faisant sortir du malheur même de l’existence l’évidence que le monde est maniable5. » L’extraordinaire a finalement conforté l’ordinaire. La crue a brouillé les repères : elle a mélangé le solide au liquide, reconfiguré l’espace, introduit des visions insolites (des autos réduites à leur toit) – ce qui fait sortir du quotidien, invite au dépaysement, à la fête (on va faire ses courses en canoë) mais ne détruit pas les distinctions fondamentales. La nature reste la nature : les formes ont été modifiées, sans cesser d’être « naturelles ». Les hommes sont restés les hommes. La crue a exigé des secours exceptionnels : il a fallu faire appel à la troupe pour évacuer la population. Mais cela s’est fait dans la tradition des grandes mobilisations qui rassemblent les citoyens dans un combat commun : la crue est un « événement groupeur d’hommes », qui engendre une « dynamique de la solidarité6 ». Civils ou militaires, experts ou profanes, chacun s’est inscrit dans une distribution rationnelle des compétences. Finalement, la crue a joué un rôle semblable à celui du carnaval dans les sociétés traditionnelles : le monde a été mis à l’envers et l’on s’est bien amusé, avec la certitude que, la fête finie, le monde sera réinstallé sur ses bases. Le mythe mobilisateur autour duquel se confortent les certitudes, est celui de la modernité, même s’il plonge ses racines dans l’histoire profonde de l’humanité : c’est celui de la maîtrise rationnelle de la nature. C’est le mythe de la raison, ou des Lumières7. La nature a cessé d’être magique,

cessé de faire peur ; l’humanité a le contrôle, ou le maniement, du monde : on a procédé à « une élaboration rationnelle du remède ». Nulle trace ici, cependant, d’une arrogance de la toute-puissance, simplement, l’affirmation sereine que les choses sont en place, les distinctions organisatrices confirmées et les rapports stables : les hommes maîtrisent la nature ; la société fait confiance à ses scientifiques, prête à collaborer avec eux et à travailler sous leur direction. Un demi-siècle plus tard, la situation est bien différente. Début 2002, pendant les inondations, le bruit a couru dans la Somme que les eaux qui inondaient le Nord avaient été détournées du Bassin parisien, pour épargner la capitale. Pour infondée qu’ait été la rumeur, elle traduit une difficulté inconnue des contemporains de Barthes : on ne sait plus toujours différencier les phénomènes naturels et les conséquences des actions humaines. La nature n’est plus toujours naturelle : non qu’elle soit redevenue magique, mais ce que nous prenons pour la nature n’est peut-être que le résultat d’une intervention humaine. C’est sur le fond de cet effacement du dualisme organisateur de la modernité, joint à une globalisation des problèmes, que l’on change de mythe et que le catastrophisme prend consistance.

Le nouveau régime de la peur En 1979, dans Le Principe responsabilité, Hans Jonas souligne déjà les deux éléments constitutifs du catastrophisme : l’importance des conséquences involontaires (effets non intentionnels, ou induits) et la globalisation des risques au niveau planétaire. De plus en plus, les effets non voulus, mais dommageables, de nos actions techniques l’emportent sur les effets bénéfiques intentionnellement visés. C’est d’autant plus inquiétant qu’il ne s’agit pas des conséquences d’une maîtrise insuffisante que l’on pourrait espérer corriger en perfectionnant les techniques concernées. Ce sont les fruits mêmes de notre succès : nos techniques sont devenues si puissantes qu’elles débordent nos capacités de prévoir et d’imaginer leurs effets à long terme. Les risques s’amplifient donc en fonction de notre puissance technique et du caractère cumulatif de techniques dont nous sommes devenus dépendants. Le diagnostic, déjà sévère, se radicalise lorsque Jonas prend en considération la dimension spatiale (la Terre entière) et temporelle (plusieurs générations, des siècles, voire des millénaires quand il s’agit du nucléaire) de ce processus : on passe du « parfois » au « toujours », et des « conséquences néfastes » à la catastrophe. C’est la survie de l’humanité, et celle de la Terre qui sont en jeu. Cela pose une « question métaphysique » qui, selon Jonas, donne à notre responsabilité une dimension « cosmique », dont les références sont religieuses : Ainsi la technique, cette manifestation froidement pragmatique de l’astuce humaine, installe l’homme dans un rôle que seule la religion lui a parfois confié, celui d’un gestionnaire ou d’un gardien de la création. En augmentant la puissance d’action humaine jusqu’au point de mettre en péril l’équilibre général des choses, la technique élargit la responsabilité de l’être humain à l’avenir de la vie sur terre, car cette vie est à présent livrée sans défense à l’exercice abusif de cette puissance8.

D’où la posture sombrement prophétique adoptée par Jonas dans le Principe responsabilité, où il se tient « sous l’éclairage orageux de la menace venant de l’agir humain9 ». Ulrich Beck ne se pose pas en prophète de malheur, mais, dès la Société du risque (1986), il développe une conception de la catastrophe qui s’appuie sur les mêmes éléments : effets induits et globalisation. La « société du risque » est bien la « société de la catastrophe10 ». Les risques ne sont certes pas une découverte récente. La société industrielle les prend en considération11. Mais ils demeurent locaux, circonscrits à leur lieu d’émission : ils engagent des conflits de voisinage, opposant industriels locaux et riverains gênés par les pollutions émanant des usines12. Dans la société du risque, les effets induits franchissent les frontières, enserrent la planète dans un réseau d’interdépendance13. Mais Beck ajoute un élément supplémentaire en insistant sur le caractère égalitaire de la menace. La société du risque ne connaît pas les classes : il n’y a pas, d’un côté, les nantis et, de l’autre, les démunis. La distribution du risque est universelle – même si certains sont plus exposés que d’autres, et que la différence des vulnérabilités recoupe les inégalités sociales. Dans La Société du risque, Beck dégage les conséquences des effets induits lorsqu’ils sont globalisés : l’exposition au risque crée « une communauté de destin14 ». C’était ce que Sartre avait théorisé sous le nom de « pratico-inerte15. » La massification dans l’espace et au cours du temps de transformations du monde sans importance, et pour la plupart judicieuses, peut produire un état du monde imprévu, qui s’imposera à tous comme un destin. C’est cette communauté de destin que Beck étudie dans Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, en affirmant non seulement qu’elle est réelle (c’est la matérialité des réseaux d’interdépendance), mais qu’elle parvient aussi à la connaissance d’elle-même, à la réflexivité, comme conscience cosmopolitique : « La perception par l’opinion publique mondiale de la menace écologique globale ou encore des risques planétaires techniques et économiques, ainsi que les débats qu’ils occasionnent, ont révélé la dimension cosmopolitique de la peur16. » Réfléchir sur la catastrophe, c’est finalement réfléchir sur nous-même. Telle est l’idée directrice de Beck. Dans la société du risque globalisé, le risque ne vient pas de l’extérieur : nous l’avons nous-même « fabriqué »17. Dans cette seconde modernité qu’est la société du risque, la nature est une nature

« artificialisée » ou « socialisée »18. On ne peut la connaître sans en appréhender la composante sociale. Il faut, écrit-il, que « la situation de menace accède à l’existence scientifique19 ». Cela doit conduire à une réflexion de la science sur elle-même, et sur la dimension sociale de son activité : « Il faut que la recherche accepte et supporte en conscience le poids des implications politiques20. » C’en est fini de la neutralité d’une science qui n’aurait affaire qu’à la nature. Ce faisant, Beck s’oppose aux scientifiques qui, au début des années 1980, étaient, pour la plupart, dans le « déni » : réticents, sinon hostiles à toute évaluation des risques, ils en faisaient une appréciation analytique (ou réductionniste), prétendaient ne se prononcer que quand ils avaient une entière certitude, ne reconnaissaient qu’un petit nombre de risques, laissant croître « la zone grise de présomption des risques non reconnus21. » Ils stigmatisaient l’opinion publique, la disant irrationnelle parce qu’elle s’inquiétait des menaces et pressait la recherche de les appréhender. Beck renvoie le compliment aux scientifiques, qui refusent d’expliciter leurs présupposés sociaux et éthiques. Évaluer n’est pas uniquement une affaire de calcul objectif, mais suppose l’intégration d’une autre rationalité, axiologique : l’idée d’un seuil d’acceptabilité ou de tolérance du risque fait intervenir des normes sociales22. Surtout, Beck donne une dignité philosophique à cette opinion inquiète, en la faisant relever d’une « communauté de destin ». Cette expression, empruntée à la phénoménologie, et fréquente dans la réflexion allemande sur les questions écologiques23, montre bien l’importance de la prise de conscience subjective et réflexive des problèmes. Parler de la « dimension cosmopolitique de la peur », c’est situer le catastrophisme dans la communauté humaine, en affirmer la dimension sociale et politique, refuser de réduire l’humain à une dimension biologique, comme le font les scientifiques. Cette dimension sociale explique que les catastrophes, quelle que soit leur origine (tremblements de terre, attentats terroristes, guerres, etc.), relèvent toutes du même niveau politique : « Le fait de savoir que les tragédies de notre époque sont toutes globales, tant par leur origine que par leur envergure, fait surgir un horizon d’expérience cosmopolitique24. » C’est bien la possibilité d’une politique globale, d’une « cosmopolitique », qui permet de rapprocher, de comparer et de traiter divers types de catastrophes. Que la catastrophe, actuelle ou potentielle, ne fasse pas très bon ménage avec la démocratie, Ulrich Beck le sait bien, l’histoire allemande du XXe siècle le lui a appris25. Mais parce que l’époque de la société du risque est celle de la modernité réflexive, et que cette réflexivité rend la « communauté mondiale de destin » intelligible à elle-même, un traitement démocratique des catastrophes mondiales devrait être possible. Beck caractérise en effet la société cosmopolite comme une « société ouverte26 », ce qui le conduit à plaider pour un contrôle démocratique du développement technologique, qui maintienne l’ouverture des possibles, et respecte l’existence d’une pluralité d’options. C’est se montrer bien optimiste. Et l’on en vient à se demander si Beck ne laisse pas des éléments de côté. Il y a ceux que révèlent les critiques écosceptiques. Sans doute ceux qui mettent en question la réalité du changement climatique, ou son origine anthropique, sont-ils des scientifiques qui correspondent assez bien à la présentation qu’en fait Beck : ils se réclament d’une vision strictement positiviste des faits, dans leur objectivité de données de nature. Mais la plupart ne sont pas spécialistes des sciences du climat et, s’ils n’avaient pas trouvé l’appui des milieux conservateurs aux États-Unis et un certain écho dans l’opinion publique, ils n’auraient guère eu d’importance. L’écoscepticisme étant postérieur à la publication de son premier livre, Beck ne pouvait certes pas y faire allusion. Néanmoins, ses analyses permettent d’en rendre compte. Dans la société industrielle, l’exploitation et la pauvreté, qui en sont les problèmes centraux, sont palpables pour ceux qui en font l’expérience. Dans la société du risque, la menace est invisible, latente, à venir. Il faut des instruments complexes pour y accéder, il faut élaborer des modèles, construire des scénarios27. Les profanes ne peuvent en avoir l’expérience directe ; il leur appartient de croire, non de savoir. Cela met le public dans une position de « dépendance » par rapport aux scientifiques. On peut comprendre que ceux qui se trouvent ainsi à l’écart d’une vérité à laquelle ils n’ont pas eux-mêmes accès se réfugient dans le scepticisme, rejettent ce qu’ils considèrent comme des arguments d’autorité, et ne se réfèrent qu’à leur propre expérience, ou à leurs propres connaissances. L’écoscepticisme n’est pas une péripétie extérieure à la société du risque : il y est inévitable, non seulement parce que l’on n’a accès au risque qu’à travers la science et qu’il y a des controverses au sujet de l’existence même et de l’ampleur des risques, mais aussi parce que le monde de la science n’est pas isolé du monde de l’opinion et du débat politique. Les rôles peuvent donc être permutés, par rapport à ce que Beck présente dans La Société du risque : on y voit une opinion parfois réservée à l’égard des annonces catastrophistes des scientifiques. Telle est la seconde composante que Beck a négligée, bien qu’il y ait eu, dès avant les années 1980, des scientifiques lanceurs d’alerte28. Beck ne voit pas que de nombreux scientifiques sont progressivement passés du côté du catastrophisme. François Walter l’a bien montré dans son histoire culturelle des catastrophes : aujourd’hui, les prophètes de malheur sont des scientifiques29. Il s’agit du même catastrophisme, caractérisé, là aussi, par l’effacement, à un niveau global, de la distinction entre phénomènes naturels et histoire humaine. Mais cet effacement peut donner lieu à des lectures opposées : au catastrophisme cosmopolitique de Beck s’oppose le catastrophisme naturaliste des scientifiques. Il a désormais un nom : l’anthropocène.

L’anthropocène

Le terme a été introduit par Eugene Stoermer, géologue et biologiste américain, et Paul Crutzen, géochimiste néerlandais prix Nobel de chimie, dans la newsletter de l’International Geosphere-Biosphere Program en 2000, puis dans un article de Nature de 200230. On distingue deux ères au sein du quaternaire : le pléistocène (marqué par des cycles glaciaires) et l’holocène (au cours duquel le recul des glaciations s’accompagne, pour les hommes, du développement de l’agriculture et de la sédentarisation). Crutzen et Stoermer proposent d’ajouter une troisième ère, marquée par l’impact des actions humaines : l’anthropocène : Considérant […] l’importance croissante des impacts des actions humaines sur terre et dans l’atmosphère, à une échelle globale, il nous a semblé plus qu’approprié de mettre l’accent sur le rôle central de l’humanité en géologie et en écologie en proposant d’utiliser le terme « anthropocène » pour l’époque géologique en cours31.

L’appellation ne pourrait être officiellement adoptée que par un Congrès international de géologie32. Mais le terme a déjà eu du succès. Des sciences de la terre, où il a émergé, il a été repris dans d’autres domaines33. Ainsi, l’économiste Jeffrey Sachs lui consacre un chapitre de son livre Common Wealth et l’historien du postcolonialisme, Dipesh Chakrabarty, en fait l’argument d’un article consacré aux rapports entre l’histoire du climat et l’histoire humaine34. Le terme a été adopté par les théoriciens de la décroissance, pour ce qu’il suggère d’accélération du changement, et d’introduction d’une discontinuité35. Il est donc étroitement lié au catastrophisme. L’anthropocène suppose les deux éléments constitutifs du catastrophisme : il résulte de conséquences involontaires (nous avons fait cela à notre insu), et se situe à un niveau global. Mais un élément nouveau est ajouté : l’humanité est présentée comme la force géologique principale, capable de modifier les grands cycles planétaires. Il en résulte une double naturalisation. En tant que force géologique, l’humanité fait partie de la nature. L’idée se trouve, en 1990, chez Michel Serres, dans le Contrat naturel36. Les grandes agglomérations, ces « plaques humaines immenses et denses » ont acquis au niveau planétaire un poids équivalent à celui d’une mer, d’un désert ou de grands massifs montagneux, modifiant le climat, la circulation de l’eau et la composition de l’atmosphère37. Quand l’homme devient une force naturelle, histoire et nature se rencontrent : « L’histoire globale entre dans la nature ; la nature globale entre dans l’histoire : voilà de l’inédit en philosophie38. » L’anthropocène prend acte de l’effondrement de la séparation des deux histoires, tel que l’a annoncé Michel Serres : une ère géologique reçoit un nom qui impose la marque de l’humain ; « cette nouvelle ère dont nous sommes les héros », précise le sous-titre du livre de Lorius et Carpentier sur l’anthropocène39. Dans le Contrat naturel, Michel Serres s’en tient à cette première naturalisation : envisageant la possibilité d’un contrat, il voit dans l’humanité un sujet historique. Ce n’est pas le cas des tenants de l’anthropocène : l’humanité y est naturalisée une seconde fois, en tant qu’« espèce » (biologique). Ce qui serait assez normal de la part de spécialistes de science de la nature qui rencontrent les hommes dans leur dimension naturelle, est plus surprenant chez un historien comme Chakrabarty. Dans son article, il étudie les conséquences de la prise en compte du changement climatique sur notre conception de l’histoire mondiale (comme histoire humaine) et les énonce en quatre thèses. Les deux premières justifient l’adoption de l’anthropocène : l’humanité est devenue une « force géophysique », et « les origines anthropogéniques du changement global signent la ruine de la distinction humaniste classique entre histoire naturelle et histoire humaine40 ». La troisième tire les conséquences des deux premières : nous ne devons plus seulement considérer l’humanité comme un sujet historique, mais aussi comme une espèce, ce qui exige de faire « se rencontrer l’histoire globale du capitalisme et l’histoire humaine de l’espèce41 ». Cette troisième thèse semble assez proche de celle de Beck à propos de la société du risque. Chakrabarty, tout en reconnaissant, comme Beck, la dimension sociale, et inégalitaire, des origines du changement climatique et de la distribution de ses conséquences, parle lui aussi d’un « destin commun » : la catastrophe s’impose à l’humanité dans son ensemble. Mais la quatrième thèse précise pourquoi il parle d’« espèce » et non de communauté cosmopolitique. Là où, dans le passage de la modernité industrielle à la société du risque, Beck parle de modernité réflexive – et donc d’un gain d’intelligibilité –, Chakrabarty pose que considérer l’humanité comme une espèce – ce à quoi nous contraint l’anthropocène – s’accompagne d’un déficit d’intelligibilité. Nous n’avons pas de nousmêmes, comme espèce, la connaissance que nous pouvons avoir de l’humanité comme sujet historique, nous n’en avons pas d’expérience intérieure, nous n’y avons qu’un accès extérieur, par l’intermédiaire des sciences de la nature. Sans doute le changement climatique est-il produit par les activités humaines, mais ce n’est pas un résultat intentionnel. Le changement climatique, parce qu’il s’impose à l’ensemble de l’humanité, pose la question de la collectivité humaine, mais « c’est une figure de l’universel qui échappe à notre capacité à faire l’expérience du monde42 ». Cette quatrième thèse permet de saisir la portée de la naturalisation de l’humanité en espèce biologique. À la naturalisation des questions environnementales, on reproche souvent d’effacer la responsabilité humaine, et, plus particulièrement, d’en occulter la dimension sociale. C’est l’avertissement que lançait, en 1973, Georges Canguilhem quand il accusait ceux qui identifiaient « l’environnement, concept sociologique et historique et le milieu, concept bio-physique » de dissimuler « sous les apparences d’une rupture d’équilibre biologique la crise d’un système de rapports économiques de production43 ». Une telle objection

ne peut être faite aux défenseurs de l’hypothèse de l’anthropocène. Lorius et Carpentier précisent que l’appellation d’« anthropocène » a pour objectif d’en faire apparaître l’« anomalie » : « L’Anthropocène n’est pas “l’ère des humains”, c’est une ère de crise44. » Il ne s’agit pas de fondre l’humanité dans l’histoire naturelle, mais de mettre en évidence la responsabilité d’une certaine époque de l’histoire humaine, celle du capitalisme45. C’est le terme qu’emploie Chakrabarty. Lorsqu’il affirme la confusion des deux histoires, celle, humaine, du capitalisme, celle, naturelle, de l’espèce, il ne prétend pas nier la responsabilité du capitalisme dans l’actuelle crise environnementale, mais il signifie que, la crise affectant l’humanité tout entière, sa compréhension ne relève pas de la seule histoire du capitalisme. La question, ici, n’est pas celle de la responsabilité, mais de l’intelligibilité de ce qui nous atteint. Autrement dit, en ce qui concerne le changement climatique (et les problèmes qui lui sont liés), nous devons faire confiance aux scientifiques. Si le changement climatique requiert un traitement global, comme cela semble être le cas, celui-ci ne peut pas être entièrement démocratique. Qu’est-ce en effet que le déficit d’intelligibilité que constate Chakrabarty, sinon celui de l’expérience partagée qu’est la politique démocratique ? Beck envisage la société cosmopolitique comme une société ouverte, c’est pourquoi son catastrophisme est compatible avec la démocratie. Mais peut-il y avoir une société ouverte dans un monde clos ? Or nous vivons dans un monde clos : telle est bien l’idée du catastrophisme scientifique. Le modèle politique qui correspond à ce monde doit intégrer sa clôture. C’est ce que fait Jean-Pierre Dupuy dans Pour un catastrophisme éclairé. Au « temps de l’histoire » qui est le modèle classique, ouvert ou dendritique, des arbres de décision, il propose, pour faire face à la catastrophe, de substituer le « temps du projet » qui, en faisant du futur anticipé notre présent, se ferme en une boucle de rétroaction46. Cela suppose que l’on renonce à l’ouverture des possibles, à la contingence, à la « société ouverte » de Beck. Nous ne sommes pas inévitablement condamnés à subir l’autorité du vrai. Si l’invisibilité de la crise environnementale requiert que l’on ait recours aux scientifiques et qu’ils puissent intervenir dans la décision politique47, cela n’implique pas qu’il faille leur donner tout pouvoir. On peut être catastrophiste sans être complètement autoritariste. Michel Serres insiste sur la première naturalisation (comment l’humanité est devenue une force géophysique), sans adopter la seconde. Son « contrat naturel » n’est pas un contrat que les hommes passeraient avec Dame Nature, mais plutôt une recomposition des rapports entre science et politique. Le travail scientifique, travail collectif, peut avoir pour modèle le contrat, mais un contrat qui inclut son objet d’étude, le fait témoigner en personne, si bien qu’il cesse d’être simplement un objet pour devenir un partenaire de la relation ainsi composée. Si l’on peut caractériser la nature, aujourd’hui, dans sa globalité, comme l’ensemble des rapports, scientifiques et techniques, qui se nouent avec le monde et en dessinent la configuration, le contrat naturel, traduction institutionnelle et politique de cette configuration, peut être compris comme une façon de mettre fin à la séparation tranchée entre nature et société, entre science et politique. On peut en voir une application dans les travaux du GIEC. Avec celuici, les sciences entrent en société, dans la société des nations : les rapports sont le fruit de discussions entre les scientifiques et les représentants des pays dont ils sont citoyens. Le régime de la vérité change : la question est moins d’apporter une preuve que de donner une compréhension partagée des possibilités et des risques48. Sans doute Michel Serres n’échappe-t-il pas complètement aux images autoritaires du catastrophisme : celle du pilote de navire, seul maître à bord, et auquel l’équipage doit obéir sans discuter, surtout dans la tempête. Mais cette image du vaisseau spatial Terre, comme celle de la planète bleue sont des images globales. Or Michel Serres n’en reste pas à ce niveau. Le contrat naturel ne consiste pas seulement à renforcer les liens d’un système Terre saturé, ni à les totaliser, mais plutôt à rééquilibrer leurs tensions, qui sont essentiellement des tensions entre le global et le local : si la « totalité pleine et raide peut casser », « les ensembles flous, munis de lieux et de refuges divers » résistent49. Quelle peut être la « fragile synthèse » capable d’articuler le global et le local50 ? Y répondre suppose de regarder d’un peu plus près comment appréhender la globalité, et comment concevoir le local.

Les mérites du systémisme… Ulrich Beck, Michel Serres et Jean-Pierre Dupuy appuient leurs thèses sur une pensée systémique. Aux scientifiques qui, dans leur défense de l’innovation, ont tendance à nier les risques et à éliminer de leur horizon toute idée de catastrophe, Beck reproche d’être réductionnistes : « Les sciences empiricoanalytiques qui élaborent les innovations, prisonnières de leur logique interne et de leur inscription institutionnelle, restent coupées des conséquences techniques et des conséquences des conséquences de ces dernières51. » Ces scientifiques sont incapables d’envisager la situation de façon systémique. Il n’en est plus de même de nos jours. Au début des années 1970, la théorie des systèmes a permis d’appréhender l’environnement comme champ scientifique et de donner unité à ce qui paraissait jusqu’alors comme un ensemble hétéroclite de préoccupations étatiques (la gestion des risques et la protection de la nature) et de revendications militantes. On parle d’« environnement » pour désigner le domaine d’existence d’un système quelconque. Parce qu’il lui est extérieur, l’environnement échappe au contrôle du système (c’est-à-dire aux mécanismes complexes qui assurent son homéostasie) et constitue pour lui une source de contraintes, d’opportunités et de perturbations. Or l’activité d’un système peut altérer le fonctionnement de son environnement. Si le

comportement de celui-ci s’en trouve modifié, il peut imposer au système de nouvelles perturbations (ou lui offrir de nouvelles opportunités). On qualifie de « problèmes environnementaux » tous les effets non intentionnels des activités d’un système qui dérivent de l’impact de son propre comportement sur son environnement et qui, changeant pour lui l’état du monde, le confrontent à une situation inédite. Cette théorisation systémique de l’environnement vaut pour tout système, qu’il s’agisse d’un écosystème ou d’un système social et ce, quelle que soit son échelle : d’une parcelle, ou d’un paysage à la biosphère ; d’une entreprise ou d’un groupe social à l’humanité. Le premier mérite du systémisme a donc été d’appréhender les problèmes environnementaux qui comportent des risques et donc de conduire des scientifiques (de plus en plus nombreux) à alerter l’opinion et les pouvoirs publics sur les menaces qu’ils pouvaient ainsi anticiper52. Le deuxième fut, dès le milieu des années 1950, de proposer une vision synthétique de l’écologie (voir le chapitre 3). Le troisième a été d’appréhender la Terre, dans sa globalité, comme un système composé de la lithosphère, de l’atmosphère, de la biosphère et de la technosphère.

… et ses limites Mais les mérites du systémisme ne doivent pas en occulter les limites. Bâtie sur l’interprétation cybernétique de la conception thermodynamique des écosystèmes qu’avaient élaborée Tansley et Lindeman53, l’écologie odumienne s’est focalisée sur les mécanismes de régulation qui permettent aux écosystèmes de retrouver leur état d’équilibre si quelque incident les en écarte. Elle conforte ainsi la notion d’« équilibres de la nature » et tend à considérer les hommes comme des facteurs de variation puissants, menaçant par leur démographie et leurs activités les équilibres naturels qui font l’objet de la discipline. Protéger la nature ou prévenir les risques suppose ainsi de limiter l’intervention humaine, et l’on saisit pourquoi l’écologisme militant, inspiré par cette conception, véhicule volontiers des propos misanthropes contre le grand perturbateur. L’une des limites du systémisme est ainsi d’inviter à redouter tout ce qui peut menacer l’équilibre et la stabilité du système étudié. Comme tout système, l’écosystème tend à l’homéostasie : incessantes oscillations autour d’un état d’équilibre définissable, mais jamais atteint. Or, si l’on s’intéresse à l’histoire des milieux ou des paysages, importe moins la stabilité que ce qui se transforme, ces déséquilibres qui se produisent, et dont l’impact est suffisant pour déplacer le système vers un nouvel état ou pour lui en substituer un autre. Ces déséquilibres viennent toujours de l’environnement du système ou, ce qui revient au même, d’un de ses sous-systèmes appréhendé normalement, dans l’analyse systémique, comme une « boîte noire ». La nouveauté vient donc toujours des limites du champ visuel : elle n’est pas intelligible par l’analyse fonctionnelle du système mais par celles de systèmes d’ordre supérieur ou inférieur. Les scientifiques se sont donc peu à peu départis de la conception odumienne et tentent d’appréhender une nature en perpétuel changement. Certes, les écologues appréhendent encore les milieux et les paysages comme des systèmes ayant une relative (et provisoire) stabilité par rapport à un régime de perturbations. Mais il s’agit pour eux d’équilibres dynamiques toujours susceptibles d’être remis en cause. C’est que l’activité de ces systèmes peut modifier le fonctionnement de leur environnement, qui en retour leur imposera de nouvelles perturbations (ou leur offrira de nouvelles opportunités). Bref, quelle que soit l’échelle à laquelle on l’appréhende, un système écologique est un système ouvert qui entretient des interrelations avec l’environnement dont il n’est qu’un sous-système. Au niveau de la planète, le système Terre est certes un système ouvert, puisqu’il dépend de l’énergie solaire et qu’il doit s’adapter aux variations (climatiques en particulier) non négociables que lui impose son environnement (le système solaire). Mais son propre comportement n’ayant guère d’impact sur le système solaire, les relations sont univoques. Le climat terrien pourrait devenir caniculaire ou glacial… sans aucune conséquence sur la Lune, Mars ou le Soleil. Il n’y a donc pas de rétroaction possible et donc pas de possible régulation du système Terre par son environnement. En ce sens, ce système est clos et c’est pourquoi l’attention des scientifiques s’est focalisée sur les mécanismes de régulation internes au système Terre, certains n’hésitant pas à mobiliser des métaphores organicistes. Alors que l’assimilation que fit Clements des écosystèmes avec des « super-organismes » a fait long feu, l’hypothèse Gaïa de Lovelock a la vie dure54. Les déséquilibres induits par les activités humaines sont alors aisément ressentis comme pathologiques. Que la Terre soit conçue comme un vivant ou comme un système, on en déduit qu’il importe à l’humanité (mais aussi à la plupart des espèces animales et végétales) qu’elle conserve les moyens de préserver son homéostasie. On a donc de bonnes raisons de redouter que l’activité humaine et la puissance technique acquise par l’humanité ne perturbent le fonctionnement du système, au point que les mécanismes de régulation habituels s’avèrent impuissants à rétablir l’équilibre sur lequel repose la configuration actuelle de la biosphère. Ce n’est pas la biosphère en tant que telle qui est en jeu, mais le contexte (et donc l’état actuel du système Terre, celui de l’holocène) qui nous permet de vivre. Lorsque la philosophe Isabelle Stengers écrit : « Gaïa n’a pas de raison de faire attention à nous, c’est nous qui devons faire attention à elle […] la nature nous intéresse alors que nous n’intéressons pas la nature55 », elle invite à reconnaître la dissymétrie entre les humains (ainsi que bien des non-humains) et la planète : les déséquilibres du système Terre nous importent au plus haut point, à nous et à tous les êtres vivants qui partageront notre destin en cas de catastrophe. Mais nous n’importons nullement au système Terre qui nous survivra et dont la biosphère pourra, avec les bactéries et quelques invertébrés, partir pour de nouvelles aventures.

L’histoire de la Terre lui est venue de l’extérieur (les grandes phases climatiques) ou d’un des éléments de la biosphère (les bactéries capables de photosynthèse ayant « produit », il y a deux milliards d’années, une atmosphère avec de l’oxygène). Chaque fois, cette histoire géologique eut une dimension catastrophique se traduisant par des phases d’extinctions massives. Dans la mesure où il ne semble pas que la Terre doive être confrontée à un nouvel épisode glaciaire dans un avenir proche56, la menace la plus préoccupante vient de l’activité de cet élément de la biosphère qu’est l’humanité. L’appréhension de la catastrophe au niveau global est ainsi systémique.

Du catastrophisme Le catastrophisme peut donc s’autoriser d’une argumentation scientifique, ouverte à controverses. Mais il s’exprime dans un discours dont l’objectif est d’alerter l’opinion publique sur des cataclysmes qu’il est encore temps d’éviter et de mobiliser les pouvoirs publics, afin qu’ils prennent les mesures nécessaires, soit pour écarter la menace, soit pour en limiter les dégâts. Il s’agit donc de « mobiliser les instances supposées capables d’agir et, pour le moins, d’informer le public d’un danger, de l’imminence d’une catastrophe, du caractère incertain d’une entreprise ou d’un choix technologique57 ». De telles alertes ne se contentent pas d’avertir de menaces et de catastrophes dont on peut expliquer les causes enchevêtrées. Elles comprennent aussi une critique plus ou moins implicite des systèmes de prévention qui n’ont pas su les détecter. Elles constituent enfin deux imputations de responsabilité : l’une, rétrospective, concerne les activités dont les effets non intentionnels sont à l’origine de la menace ; l’autre, anticipée, dans le cas où les « instances supposées capables d’agir » ne prendraient pas le danger au sérieux, ou ne saisiraient pas l’urgence qu’il y a à agir. Aussi les autorités que de telles injonctions dérangent, les intérêts industriels et financiers qu’elles mettent en cause et les écosceptiques de tous bords n’hésitent-ils guère à décrédibiliser ces annonces, en les qualifiant de prophéties de malheur. Sont alors convoquées les figures des prophètes des Écritures, l’Apocalypse et l’eschatologie chrétienne. Dans les discours catastrophistes de l’environnementalisme, Régis Debray voit ainsi à l’œuvre « la syntaxe apocalyptique [qui] lie le dévoilement d’un secret capital, l’annonce d’une imminente fin des temps et l’ultime appel avant l’embarquement pour les ténèbres58 ». Le discours catastrophique suppose effectivement une rhétorique. L’emphase qui le caractérise ne tient pas seulement à la nécessité de réveiller les consciences assoupies et de contrer l’indifférence, voire l’hostilité de tous ceux qui entendent ne rien changer à leur mode de vie et aux formes de développement de leur société. Elle tient aussi à une contrainte pédagogique. Les indices d’un processus catastrophique en cours sont imperceptibles, insidieux et ne correspondent à aucune expérience vécue. Pour convaincre de leur réalité, il faut donc les donner à voir, les rendre perceptibles, les faire éprouver. D’où la tendance à exhiber des scénarios montrant sous un jour sombre les signes avant-coureurs, le cataclysme et ses conséquences tragiques. On focalisera l’attention sur les sécheresses exceptionnelles, les inondations et les ouragans… et, s’agissant de l’érosion de la biodiversité, sur l’extinction de quelques espèces. Par ailleurs, les processus, pour inexorables qu’ils puissent être, se développent sur le long terme. Il y a donc un décalage entre le registre de temps sur lequel s’inscrit le processus catastrophique et la temporalité empirique des hommes. Pour se faire comprendre, il faut alors parler du temps long et de l’avenir indéterminé sur le registre du temps bref de la chronique. Cette accélération est une hyperbole d’autant plus employée que le lanceur d’alerte est convaincu qu’il est urgent de prendre conscience du danger et de décider des mesures pour l’éviter. Convaincu, avec des arguments rationnels, que nous avons tous les moyens de savoir que, si rien ne change, le monde court à la catastrophe, Jean-Pierre Dupuy remarque que nous ne voulons pas y croire. Il propose alors d’abandonner la conception du temps de l’histoire (qui permet de coordonner les actions à partir d’un passé supposé fixe et d’un avenir ouvert) pour le temps du projet (qui engage à coordonner les actions en fonction d’un futur posé comme fixe). Si la catastrophe à venir est présente à tous les esprits, tous agiront avec ce futur en mémoire pour l’éviter à tout prix : « Il faut rendre [la catastrophe] inéluctable. C’est rigoureusement que l’on pourra dire alors que nous agissons pour la prévenir dans le souvenir que nous avons d’elle59. » Il devient alors possible de « se coordonner sur un projet négatif qui prend la forme d’un avenir fixe dont on ne veut pas60 ». D’un point de vue rhétorique, Dupuy ne fait que passer à la limite de l’accélération du temps qui s’impose à tout lanceur d’alerte, en plaquant le futur sur le présent. Mais ce qui est visé par cette annulation du temps historique, c’est une conversion de l’humanité qui donne à son discours, fort rigoureux par ailleurs, la figure d’une prophétie. La particularité de celle-ci est celle qu’avait réhabilitée Hans Jonas : « La prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas réalisé serait le comble de l’injustice : il se peut que leur impair soit leur mérite61. » Le catastrophisme de Dupuy est éclairé, parce qu’il est rationnel. Mais est-il raisonnable ? L’est-il d’espérer en une conversion de toute l’humanité à une nouvelle métaphysique du temps et, de ce fait même, convaincue qu’il faut tout entreprendre pour éviter la catastrophe annoncée ? Le catastrophisme peut avoir pour effets pervers le fatalisme ou la fuite en avant. Si la catastrophe est inévitable, autant jouir du présent, et en jouir sans entrave. Pourquoi changer le cours des choses si l’on n’y peut rien ? S’en tenir au business as usual est ainsi compatible avec le catastrophisme.

À l’inverse, les instances capables d’agir peuvent conclure de cette certitude que, si l’humanité a été capable de détraquer le climat, elle peut aussi bien se doter des moyens de le contrôler. Le catastrophisme peut ainsi se recycler en fantasme de toute-puissance. C’est ce qui se manifeste dans les projets de géoingénierie. Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’un des promoteurs de l’anthropocène, Paul Crutzen, a fini par se ranger parmi les « apprentis sorciers du climat62 ».

Le paradoxe de la globalisation C’est au moment même où les préoccupations planétaires insistent sur les déséquilibres imposés au système Terre par la masse des activités humaines que l’écologie remet en question la conception systémique qui avait focalisé les préoccupations sur les équilibres de la nature. Tel est bien le paradoxe de la situation actuelle. Au niveau local, on se déprend d’une conception systémique qui valorisait l’équilibre, l’intégrité et la stabilité et s’inquiétait de toute intervention humaine. Au niveau planétaire, on demeure fidèle à la conception de la Terre comme système et, de ce fait, à la nécessaire préservation des équilibres qui en assurent le fonctionnement. Alors qu’au niveau global on a de bonnes raisons de penser que le système Terre ne parvient plus à absorber l’agir humain, on estime que cet agir, s’il est judicieux, peut être absorbé au niveau local – et peut même être bénéfique. Alors qu’au niveau planétaire on envisage des évolutions catastrophiques, on découvre au niveau local qu’il est possible d’habiter la nature sans la détruire, si l’on en fait bon usage63. On a de fort bonnes raisons de penser que les équilibres sont mis à mal au niveau planétaire. Ils le sont par la masse même des hommes et par l’ensemble des activités économiques. Tout se passe comme si l’humanité pesait d’un poids trop lourd sur une Terre aux ressources limitées. À quoi peut-on attribuer ces divergences entre les approches locale et globale ? Est-il possible de mettre en évidence au niveau planétaire une propriété émergente qui rendrait le système Terre plus sensible que tout autre système de niveau inférieur aux impacts des activités humaines, et donc moins capable d’absorber l’agir humain que ne le sont les écosystèmes locaux ? On peut trouver dans la théorie du praticoinerte de Sartre l’ébauche d’une explication de cette propriété émergente : Arracher un arbre… devient déboiser dans la perspective d’une grande plaine et de terrasses de lœss unies par le travail d’hommes séparés et le déboisement, comme sens réel de l’action individuelle de déraciner, n’est pas autre chose que l’union négative de tous les isolés par la totalité matérielle qu’ils ont produite. Ainsi, la transformation de l’acte est parfaitement intelligible par un processus de compréhension qui, après avoir apprécié sa fin isolément, s’efforce de comprendre à partir de la massification des paysans (identité du travail, répétition), la constitution d’une totalité matérielle abolissant les séparations dans l’unité commune d’un destin (inondations)64.

On peut appliquer ce raisonnement aux actions qui, depuis la révolution industrielle, ont été celles d’une proportion croissante de l’humanité. Mais peut-on l’appliquer aussi à ces façons d’habiter la nature et d’en tirer parti sans la détruire, dont on entrevoit la possibilité au niveau local ? En d’autres termes, suffirait-il, par exemple, de préserver, voire d’enrichir la biodiversité, dans un nombre croissant de lieux pour éviter l’extinction qui s’annonce ? Suffirait-il de multiplier les initiatives locales, à l’image des Transition Towns de Grande-Bretagne65, pour limiter le gaspillage énergétique, les émissions de gaz à effet de serre, inventer des façons d’exploiter rationnellement des sources énergétiques renouvelables, stabiliser à terme la teneur de l’atmosphère en dioxyde de carbone et en méthane ? Suffirait-il de développer l’agroécologie partout où les conditions politiques s’y prêtent, pour limiter les besoins énergétiques de la production agricole mondiale et son impact sur la biodiversité ? Si la réponse est négative, si les activités positives envisageables au niveau local n’ont aucune chance d’éviter une calamité au niveau planétaire, alors il faut « penser globalement et agir localement », selon la formule classique de l’écologisme. Si, à l’inverse, on peut espérer que le destin pratico-inerte d’une multiplication en réseau d’expériences d’actions respectueuses de l’environnement, investissant le mode de mise en valeur actuel en le subvertissant pas les marges, serait à même d’éviter les catastrophes qui s’annoncent, alors en « pensant localement » on pourrait agir globalement. Le fait que l’approche locale de l’environnement soit moins catastrophiste que son acception globale a une dimension politique. Au niveau local, on a le choix entre les façons de faire actuelles et des façons de « faire autrement » : il s’agit d’inventer et de développer de nouvelles techniques qui, tout en respectant les processus naturels, prennent en compte les effets non intentionnels qu’il est possible d’anticiper. Certes, ces pratiques se heurteront à toutes les forces économiques et sociales qui ont intérêt au maintien de la dynamique actuelle. Mais il est normal en démocratie que la politique soit conflictuelle et que l’intérêt général soit recherché à travers des conflits suivis de délibérations et de négociations. Au niveau global, il n’y a pas de solution sans une limitation drastique de l’action technique et un changement radical de mode de vie dans les pays industrialisés. Aussi, dans la conception actuelle de l’écologie, y a-t-il place au niveau local pour la politique, pour les conflits sociaux et pour un débat démocratique sur le monde dans lequel nous voulons vivre et celui que nous léguerons à nos descendants.

Au niveau global, la tentation est forte de n’accorder de place qu’à l’autoritarisme du vrai qui est aussi, en l’occurrence, celui du bien. Est-ce à dire qu’il n’y aurait plus d’espace pour la politique, mais pour la conversion de l’humanité à un mode de vie en rupture avec celui qui s’est peu à peu imposé dans les pays les plus riches et auquel ont fini par aspirer jusqu’aux plus pauvres… et pour l’administration des hommes et des choses ? Sans doute est-il complexe, mais possible, de « penser » et de décider localement dans quel environnement les hommes entendent vivre. Il faut appréhender selon quelles modalités leurs activités, leurs façons de faire et leurs manières d’être s’inscrivent dans des écosystèmes, comment elles modifient les trajectoires des milieux concernés et quelles en sont les conséquences sur les non-humains qui les fréquentent. Cette complexité croît lorsque augmente la superficie prise en considération. Plus l’échelle est étendue, plus les communautés biotiques concernées sont nombreuses et plus diverses les activités humaines susceptibles de les altérer. Si bien que, pour maîtriser conceptuellement le système des interactions entre les humains, les non-humains et les facteurs abiotiques, il faut procéder à des simplifications. On est alors conduit à sérier les problèmes, à focaliser l’étude sur un nombre limité d’activités humaines et sur un nombre restreint de non-humains. Plus on monte en généralité, moins il est possible d’appréhender les problèmes d’environnement dans toute leur ampleur et dans toute leur complexité, plus on perd en information. Mais plus on perd aussi en représentativité d’une réalité sociale complexe. Au niveau local, on peut envisager, selon la proposition de Bruno Latour, un « parlement » où les différents humains impliqués (ou concernés) et les porte-parole des non-humains qui fréquentent les mêmes lieux s’interrogeraient sur la physionomie du monde dans lequel ils entendent coexister et délibéreraient sur ce qu’il convient de faire pour atteindre ce monde commun66. On peut envisager des dispositifs institutionnels, formels ou informels, permettant de tels débats. À une échelle géographique plus large, il devient difficile de représenter la diversité des humains concernés et de prendre en compte tous les porte-parole des non-humains. Mais ce que l’on perd ainsi en informations et en nuances peut être compensé (du moins en théorie) au niveau national67, par un gain d’efficacité et de légitimité. C’est la représentation nationale qui énonce la volonté générale : les délibérations parlementaires peuvent déboucher sur des décisions donnant à l’État les moyens de mettre en œuvre les mesures appropriées et de sanctionner les individus (ou les groupes sociaux) qui négligeraient l’intérêt général ainsi posé. Au niveau planétaire, la nécessité de simplifier les systèmes d’interactions est encore plus impérieuse. En outre, comment mettre en œuvre une délibération sur ce qu’il conviendrait de faire pour maintenir une biosphère vivable ? Devraient négocier une telle diversité d’humains, de langues, de pratiques, de cultures et une aussi grande variété de porte-parole de non-humains concernés par le climat (ou par l’érosion de la biodiversité) que cela semble pratiquement impossible. À supposer que l’on y parvienne (ou que l’on s’en approche par l’intermédiaire d’organismes intergouvernementaux comme le GIEC), quelle institution politique serait-elle capable de prendre en considération les conclusions de ces débats ? Au sein de l’Organisation des Nations unies (ONU), les différents États confrontent et tentent d’harmoniser leurs intérêts et leurs points de vue, mais il n’existe pas au niveau planétaire d’institution démocratique représentant la diversité des humains (à laquelle seraient conviés les porte-parole des non-humains) dont les décisions seraient susceptibles de s’imposer à tous les États. Au niveau planétaire, la perte en information et en représentativité n’est nullement compensée par un gain d’efficacité ; ce qui affecte surtout la légitimité des décisions qui pourraient être prises. Il ne suffit pas que des décisions soient imposées. Il faut aussi qu’elles soient acceptées. Se pose alors la question de l’intérêt commun, ou général, au nom duquel ces décisions sont prises, et du collectif dont elles émanent. De cette première enquête sur la globalisation de la crise environnementale se dégage ainsi une question non résolue ; celle de la communauté mondiale, et de la façon dont elle devrait être conçue et composée pour assurer à l’humanité (et aux non-humains dont l’avenir est solidaire de celui des hommes) un monde commun viable. Suffit-il d’affirmer l’unité de l’humanité, comme espèce naturelle, ou en raison de son destin commun ? Faut-il envisager un contrat naturel ? L’étude de la justice environnementale nous permettra d’avancer sur ces questions, mais aussi de découvrir que, tant au niveau des États (y compris démocratiques) qu’à l’échelle internationale, il n’est pas évident qu’il existe, aux yeux des décideurs, un monde commun à tous les hommes et a fortiori aux humains et aux non-humains.

1. Roland BARTHES, « Paris n’a pas été inondé », Mythologies, Seuil, Paris, 1957, p. 57. 2. Voir, en particulier, les reportages photographiques qui accompagnent la nouvelle édition illustrée des Mythologies (établie par Jacqueline Guittard), Seuil, Paris, 2010, p. 68-81. 3. Hans JONAS, Le Principe responsabilité, op. cit. 4. Roland BARTHES, « Paris n’a pas été inondé », loc. cit., p. 60. 5. Ibid. 6. Ibid., p. 59. 7. Max HORKHEIMER et Theodor ADORNO, La Dialectique de la raison. Fragments philosophiques (trad. par Eliane Kaufholz), Gallimard, Paris, 1974. 8. Hans JONAS, « La technique moderne comme sujet de réflexion éthique », loc. cit., p. 236. 9. Idem, Le Principe responsabilité, op. cit., p. 190. 10. Ulrich BECK, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (trad. par Laure Bernardi), Aubier, coll. « Alto », Paris, 2001 [1986], p. 143. 11. Jean-Baptiste FRESSOZ et Dominique PESTRE, « Risque et société du risque depuis deux siècles », in Dominique BOURG, Pierre-Benoît JOLY et Alain KAUFMANN (dir.), Du risque à la menace. Penser la catastrophe, colloque de Cerisy, PUF, Paris, 2013, p. 19-56. 12. Jean-Baptiste FRESSOZ, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Seuil, Paris, 2012. 13. Ulrich BECK, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? (trad. par Aurélie Duthoo), Aubier, coll. « Alto », Paris, 2006 [2004], p. 70. 14. Idem, La Société du risque, op. cit., p. 84.

15. Jean-Paul SARTRE, Critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris, 1960. 16. Ulrich BECK, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, op. cit., p. 143. Voir aussi p. 155. 17. Ibid., p. 399 : « La société du risque se caractérise avant tout par un manque : l’impossibilité d’imputer des situations de menaces à des causes externes. » ; ibid., p. 387 : les « contraintes objectives » sont des « réalités produites », des contraintes « fabriquées ». Voir aussi p. 379 : « La double réalité fabriquée du risque politise la connaissance objective de ses causes. » ; ibid. : « les effets secondaires […] on les fabrique ». 18. Ibid., p. 148 : « Aujourd’hui nous avons partout affaire à une nature qui est un produit fabriqué de première qualité, une “nature” artificielle. » 19. Ibid., p. 150. 20. Ibid. 21. Ibid., p. 130. Toutes attitudes que le principe de précaution cherche à contrer, ou à contourner. Voir ibid., p. 55, p. 114, p. 107, p. 364 et p. 374. 22. Ibid., p. 104-105 et p. 117. 23. On la trouve employée, par exemple, par Karl Otto APPEL, « La crise écologique et l’éthique du discours », in Gilbert HOTTOIS et Marie-Geneviève PINSART (dir.), Hans Jonas. Nature et responsabilité, Vrin, Paris, 1993, p. 110. 24. Ulrich BECK, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, op. cit., p. 145. 25. Idem, La Société du risque, op. cit., p. 143. 26. Idem, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, op. cit., p. 166. 27. Idem, La Société du risque, op. cit., p. 355. Voir aussi p. 41, p. 43, p. 49, p. 81, p. 131 et p. 133. 28. Francis CHATEAURAYNAUD et Didier TORNY, Les Sombres Précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, EHESS, Paris, 1999 (rééd. 2013). 29. François WALTER, Catastrophes, une histoire culturelle. XVIe-XXIe siècle, Seuil, Paris, 2008. Historien, François Walter enseigne à l’université de Genève. 30. Paul CRUTZEN et Eugene STOERMER, « The anthropocene », IGBP Newsletter, nº 41, 2000 ; Paul CRUTZEN, « L’anthropocène », loc. cit. 31. Paul CRUTZEN et Eugene STOERMER, « The anthropocene », loc. cit., p. 17. 32. Will STEPHEN, Jacques GRINEVALD, Paul CRUTZEN et John McNEILL, « The anthropocene : conceptual and historical perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Society A, nº 369, 2011, p. 842-867. 33. En 2013, une collection intitulée « Anthropocène » a été lancée au Seuil. 34. Jeffrey SACHS, Common Wealth : Economics for a Crowded Planet, Penguin Press, Londres, 2008 ; Dipesh CHAKRABARTY, « The climate of history : four theses », Critical Inquiry, nº 35, hiver 2009, p. 197-222. 35. Agnès SINAÏ (dir.), Penser la décroissance. Politiques de l’anthropocène, Les Presses de Sciences Po, Paris, 2013. 36. Michel SERRES, Le Contrat naturel, op. cit. 37. Ibid., p. 35. 38. Ibid., p. 18. 39. Claude LORIUS et Laurent CARPENTIER, Voyage dans l’anthropocène. Cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Actes Sud, Arles, 2010. Claude Lorius, en tant que glaciologue, a été l’un des pionniers des recherches sur le réchauffement climatique : Laurent Carpentier est journaliste scientifique. 40. Dipesh CHAKRABARTY, « The climate of history : four theses », loc. cit., p. 201. 41. Ibid., p. 212. 42. Ibid., p. 222. 43. Georges CANGUILHEM, « La question de l’écologie », loc. cit., p. 187. 44. Claude LORIUS et Laurent CARPENTIER, Voyage dans l’anthropocène, op. cit., p. 81. 45. Remarquant que « la part de responsabilité écrasante dans le changement climatique des deux puissances hégémoniques du XIXe siècle (la GrandeBretagne) et du XXe siècle (les États-Unis) témoigne du lien fondamental entre la crise climatique et les entreprises de domination globale », Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz suggèrent que « l’anthropocène est un anglocène » (L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, Paris, 2013). 46. Jean-Pierre DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, Paris, 2002. 47. Dominique BOURG et Kerry WHITESIDE, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Seuil, Paris, 2010. 48. Amy Dahan DALMEDICO, « Le régime climatique entre science et expertise et politique », in idem (dir.), Les Modèles du futur. Changement climatique et scénarios économiques : enjeux scientifiques et politiques, La Découverte, Paris, 2007, p. 134. 49. Michel SERRES, Le Contrat naturel, op. cit., p. 71-72. 50. Idem, « Contre l’éloge du fragment, celui de la fragile synthèse » (3e entretien), Éclaircissements, op. cit., p. 176-180. 51. Ulrich BECK, La Société du risque, op. cit., p. 406. 52. Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE, « Environnement » in Dominique LECOURT (dir.), Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, PUF, Paris, 1999. 53. Georges Arthur TANSLEY, « The use and abuse of vegetational concepts and terms », Ecology, vol. 16, 1935, p. 284-307 ; Raymond LINDEMAN, « The trophic-dynamic aspect of ecology », Ecology, vol. 23, 1942, p. 399-418. 54. Frederic E. CLEMENTS, Plant Succession, op. cit. C’est pour réfuter cet organicisme que Tansley a proposé une interprétation systémique des milieux et construit le concept d’écosystème en 1935. Voir aussi James LOVELOCK, La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa (trad. par Paul Couturiau et Christel Rollinat), Rocher, Monaco, 1990. 55. Isabelle STENGERS, « Faire avec Gaïa : pour une culture de la non-symétrie », Multitudes (Online), nº 24, 2006. 56. Les cycles climatiques qui ont marqué l’histoire de la Terre, tiennent à la combinaison de trois cycles : le cycle d’oscillation de la Terre autour de son axe de rotation (période : 23 000 ans), celui de la variation de son inclinaison par rapport à son axe de rotation (période : 41 000 ans) enfin celui des variations de l’excentricité de l’orbite terrestre par rapport au Soleil (période : 400 000 ans). Cela ne permet pas de prévoir d’épisode glaciaire avant 50 000 ans. 57. Francis CHATEAURAYNAUD et Didier TORNY, Les Sombres Précurseurs, op. cit., p. 37. 58. Régis DEBRAY, Du bon usage des catastrophes, Gallimard, Paris, 2011, p. 16. 59. Jean-Pierre DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 164. 60. Ibid. 61. Hans JONAS, Le Principe responsabilité, op. cit., p. 233. 62. Clive HAMILTON, Les Apprentis sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-ingénierie (trad. par Cyril Le Roy), Seuil, Paris, 2013. 63. Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE, Du bon usage de la nature, op. cit. 64. Jean-Paul SARTRE, Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 232. 65. Luc SEMAL, « Politiques locales de la décroissance », in Agnès SINAÏ (dir.), Penser la décroissance, op. cit., p. 139-158. 66. Bruno LATOUR, Politiques de la nature, op. cit. 67. Selon les Constitutions, il peut en être de même au niveau communal ou régional.

9 Du bien commun au monde commun : la biodiversité

La mondialisation des questions environnementales émerge au cours de la seconde moitié du XX siècle : e

elle se manifeste par la formation d’associations internationales de protection de la nature (notamment l’UICN en 1948), par l’entrée en scène de scientifiques qui, en mettant en évidence certaines dimensions de la crise écologique (comme Rachel Carson en 1962), s’adressent non seulement à leurs concitoyens, mais aussi à la communauté scientifique internationale et par la prise en charge des questions environnementales par l’ONU. La conférence internationale de Stockholm, en 1972, est suivie par la mise en place du PNUE qui, à la suite d’une série de conférences et de rapports internationaux (dont le fameux rapport Brundtland de 1987), aboutit à la tenue du premier sommet de la Terre, à Rio de Janeiro, en 1992. L’écologie devient ainsi une question politique internationale aussi bien au niveau des gouvernements que de la société civile. On sait qu’il y eut, en effet, deux sommets de la Terre : celui des représentants officiels des gouvernements se tint à Petropolis, à environ soixante-dix kilomètres de Rio, quand, parallèlement, le forum des ONG se tenait au centre de Rio, dans les jardins de Roberto Burle Marx. Cette globalisation politique a été marquée par un indéniable recentrement sur les questions humaines. Le développement durable, introduit dans le rapport Brundtland comme la matrice d’une solution globale des problèmes, conciliant développement et protection de l’environnement, est défini, à la conférence de Rio, comme un développement économique et social qui vise à « satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à l’environnement des générations présentes et futures » : l’environnement (le terme de nature n’apparaît même pas dans la définition) y est donc envisagé de façon purement instrumentale. Ce retour en force de l’anthropocentrisme signifie-t-il le déclin des éthiques environnementales qui s’étaient construites autour de l’affirmation de la valeur intrinsèque de la nature, dont elles avaient fait leur emblème ? La convention de Rio sur la biodiversité affirme cependant, dès la première phrase de son préambule, la valeur intrinsèque de celle-ci. Voilà qui porte la marque des ONG de protection de la nature qui ont participé à la préparation du sommet. Dès l’article 1er, cependant, les préoccupations humaines prennent le dessus : il y est question de l’utilisation des ressources génétiques. Retour donc à l’instrumental. Mais entre l’intrinsèque et l’instrumental se glisse le souci de justice, celui du « partage équitable » des ressources. Or les difficultés à mettre en œuvre un tel partage ont conduit par la suite à qualifier la diversité biologique non plus comme un bien privé mais comme un bien commun, ou comme une chose commune.

De la valeur intrinsèque… Les enjeux éthiques de la biodiversité sont énoncés sous deux rubriques, dans la convention de Rio. Au tout début du préambule, « les parties contractantes » se déclarent « Conscientes de la valeur intrinsèque de la diversité biologique et de la valeur de la diversité et de ses éléments constitutifs sur les plans environnemental, génétique, social, économique, scientifique, éducatif, culturel, récréatif et esthétique ». Viennent ensuite les exigences de justice, que l’on trouve dans l’article 1er, qui décrit les objectifs de la convention : Les objectifs de la présente Convention, dont la réalisation sera conforme à ses dispositions pertinentes, sont la conservation de la diversité biologique, l’utilisation durable de ses éléments et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques, notamment grâce à un accès satisfaisant aux ressources génétiques et à un transfert approprié des techniques pertinentes, compte tenu de tous les droits sur ces ressources et aux techniques, et grâce à un financement adéquat.

La présentation de la valeur de la biodiversité, ou plutôt des différentes façons de l’appréhender, reproduit assez fidèlement les débats qui ont eu lieu depuis les années 1970 en éthique environnementale sur la valeur de la nature ou de ses éléments constitutifs. L’affirmation de la valeur intrinsèque est celle de la valeur en soi, par opposition à la valeur instrumentale, de la biodiversité. Celle-ci est considérée comme une fin, non comme un moyen. À côté de cette affirmation, centrale pour certains (notamment pour beaucoup de militants de la protection de l’environnement), on trouve aussi l’affirmation de la diversité des valeurs sur les plans « environnemental, génétique, social, économique, scientifique, éducatif, culturel, récréatif et esthétique ». Telle fut la réponse pragmatiste à une conception de la valeur intrinsèque jugée trop métaphysique et facilement sectaire : plutôt que de chercher la seule et vraie valeur en soi, mieux valait insister sur la

pluralité des raisons pour lesquelles nous valorisons la biodiversité. Dans un cas comme dans l’autre, la valeur de la biodiversité ne pouvait pas être assimilée à sa valeur économique : soit les deux valeurs étaient soigneusement distinguées (comme l’intrinsèque et l’instrumental), soit la valeur économique était comme perdue dans la pluralité des valeurs envisagées1. Mais ne revenait-elle pas au premier plan dès qu’il était question de justice ou d’équité ? Dans l’article 1er, on retrouve les trois piliers du développement durable : celui de la conservation de la nature (objectif auquel le préambule donne un contenu), le pilier économique, celui de l’utilisation durable (et dans « durable », on entend « croissance »), le pilier social, enfin, de l’équité, c’est-à-dire de la justice distributive. Sans doute le terme d’« avantages » est-il plus vague que celui de « bénéfices », mais il est clair que le partage équitable des avantages découlant de l’exploitation d’une biodiversité rebaptisée « ressources génétiques » désigne l’utilisation économique de celle-ci. On est donc loin de la déclaration du préambule : il ne s’agit plus de valeur intrinsèque mais de valeur instrumentale, qui n’est plus envisagée que comme une valeur économique. La justification de cette réduction des valeurs de la biodiversité à sa seule valeur économique se trouvait dans le slogan, souvent répété après le sommet de Rio : « On ne protège bien que ce qui a de la valeur. » Entendez : ce qui peut être mis en valeur, sur le marché, ce qui a un prix. En faisant entrer la biodiversité dans le circuit marchand, on créait un intérêt à la protéger. L’article souvent cité de l’écologue Garrett Hardin « La tragédie des communs2 » a imposé avec force la conviction que l’accès libre à des biens restés communs conduisait à un épuisement irréversible des ressources, la logique de l’action individuelle excluant la coopération. Sans doute l’article restait-il ouvert : entre le marché et le contrôle étatique, Hardin ne tranchait pas. Mais l’idée s’est répandue que la généralisation du principe d’appropriation privée de la nature (eaux, forêts, ressources biologiques) était l’outil le plus adéquat pour prendre en compte la valeur des ressources naturelles rares. Comme le remarque l’anthropologue Birgit Müller, la convention de Rio sur la biodiversité se fit l’écho de cette conviction néolibérale : « elle stipulait que des systèmes de droits de propriété exclusive encourageraient la préservation de la biodiversité, la protection des plantes rares et des espèces animales menacées, ainsi qu’une utilisation durable et renouvelable des ressources3 ». La proposition, émise par un certain nombre de pays (dont la France), d’envisager la biodiversité comme relevant du patrimoine commun de l’humanité (ce qui en aurait exclu la marchandisation) fut rejetée à Rio. On préféra déclarer, dès le quatrième alinéa du préambule, que « les États ont des droits souverains sur leurs ressources biologiques », principe repris par l’article 3 de la convention. Cette affirmation de la souveraineté pleine et entière des États a eu d’autant plus de succès qu’elle faisait converger deux tendances, l’une venant du Sud et l’autre du Nord. D’un côté, les pays du Sud souhaitaient valoriser économiquement leur biodiversité, et voir rémunérer leur contribution au maintien ou au développement de cette ressource ; de l’autre, les pays du Nord défendaient un droit international de propriété intellectuelle pour le compte de leurs industries pharmaceutiques et biotechnologiques. En 1994, l’accord de Marrakech, fondant l’OMC, rendra obligatoire pour tous les pays signataires la reconnaissance des brevets sur des composants du génome de n’importe quel organisme.

… à la valeur marchande Une conception politique de la souveraineté (qui va de pair avec l’affirmation des droits individuels), une conception juridique de la propriété (étendue à la brevetabilité du vivant), une conception économique de l’échange marchand (pour laquelle il n’est de différence entre les valeurs que quantitative) et une conception technoscientifique appuyée sur la biologie moléculaire (qui décompose le vivant en molécules élémentaires, « matière vivante » brevetable) ont convergé pour faire primer la logique marchande de la valorisation économique sur la logique de la conservation des milieux et des espèces in situ au moyen d’aires protégées. La logique marchande est du côté des bénéfices, celle de la conservation du côté des coûts, et la première tend à l’emporter. Au mieux, les deux tâches sont juxtaposées, parce qu’indépendantes : on a des îlots de « hot spots » protégés au milieu d’un océan d’exploitation marchande. Cela conduit ainsi à séparer deux objectifs que la convention de Rio déclarait vouloir conjuguer (c’était toute l’ambition du développement durable) : celui de la conservation et celui de l’utilisation. Le second était soumis à une condition de justice, ou d’équité, dont la formulation très vague ne permettait pas d’envisager précisément la réalisation. Du fait de l’affirmation de leur souveraineté, les États – et notamment les États du Sud – se trouvent dans la situation d’intermédiaires obligés entre le niveau local (celui des populations autochtones) et le niveau global, ou mondial (celui des règlements internationaux, mais aussi des grands oligopoles économiques). Or, loin de protéger leurs minorités autochtones, les États postcoloniaux continuent de pratiquer à leur égard une sorte de colonialisme interne, comme l’a explicité Manuella Carneiro da Cunha, et cherchent essentiellement leurs propres profits dans les transactions avec l’extérieur4. Ils se révèlent aussi être des États faibles, parfois passablement corrompus, lorsqu’il s’agit d’appliquer des réglementations internationales ou de résister aux pressions des géants économiques5. Enfin, les revenus promis par l’exploitation des ressources génétiques se sont révélés décevants6. À la prospection dans les régions riches en biodiversité, les grandes entreprises pharmaceutiques ont préféré le développement des biotechnologies à partir de stocks déjà constitués : la conservation ex situ l’a emporté sur la conservation in situ. Si bien que les « maigres résultats des projets de bioprospection en termes de

développements technologiques et de débouchés commerciaux » conduisent Jean Foyer à constater que les espoirs fondés sur la valorisation économique de la biodiversité par le marché des ressources génétiques tenaient au « mythe de l’or vert »7. L’idée de valorisation économique de la biodiversité a perduré sous la forme de l’évaluation des services écosystémiques. La notion d’Ecosystem Services est issue des milieux universitaires. En 1997, un ouvrage et un article paru dans Nature8 proposent de procéder à une évaluation monétaire des services rendus à l’humanité par les écosystèmes et du « capital naturel » qu’ils représentent à l’échelle mondiale. Ce projet est resté confiné dans les milieux académiques jusqu’à la publication, en 2005, du Millenium Ecosystem Assessment. Certaines ONG environnementales, les décideurs politiques et les gestionnaires d’espaces protégés, convaincus de la nécessité d’une valorisation économique de la biodiversité, l’ont alors adopté avec enthousiasme – au point que le projet de construire pour la biodiversité mondiale un groupement intergouvernemental conçu sur le modèle du GIEC, s’est transformé en Plate-forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). L’utilité de la biodiversité ne se réduisant pas à celle des prélèvements que l’on peut y faire, il s’agit de prendre en compte d’autres types de services : « services de support » (les fonctions écologiques de base, comme la production primaire, la formation des sols ou le cycle des nutriments), « services de régulation » (les bénéfices indirects que nous tirons du fonctionnement des écosystèmes : la régulation des pollutions, des maladies et du cycle de l’eau ; la stabilisation du sol et la protection des pentes, la stabilisation du climat) et services culturels (la façon dont la biodiversité alimente nos valeurs spirituelles, religieuses, esthétiques, récréatives…)9. Cette conception relève bien d’une logique économique, puisqu’il s’agit de rémunérer ceux qui, par leurs façons de mettre en valeur les milieux, ont permis (parfois favorisé) l’accomplissement de ces services10. L’argument sert aussi à mettre en œuvre un système de compensations lorsqu’un projet d’aménagement se traduit par une destruction de milieux naturels : l’évaluation des services rendus par ces écosystèmes permet alors de financer la protection ou la restauration de la biodiversité dans d’autres lieux (voir le chapitre 7). Mais cette rémunération (qui ne concerne guère les peuples autochtones, et est même plus spécifiquement appliquée dans les pays industrialisés) ne peut se faire par l’entremise du marché. À la différence des biens prélevés (les ressources génétiques), les autres formes de service peuvent sans doute être évaluées économiquement, mais ce ne sont pas des biens marchands, susceptibles d’être appropriés individuellement et exclusivement. Ils résultent de l’action de multiples individus. Cela signifie-t-il qu’ils doivent être envisagés comme des biens communs ? En quel sens ?

Qu’y a-t-il de commun dans la biodiversité ? L’expression de « bien commun » fait problème. Elle est contestée par les juristes, pour qui un bien, étant une chose appropriée, ne peut être commun. Il ne peut y avoir que des choses communes, au sens – hérité du droit romain –, de l’article 714 du code civil français, de « choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous11 ». On peut considérer que la biodiversité fait partie de ces choses qui sont nécessaires à tous et ne doivent appartenir à personne. Il s’agit donc de trouver un droit qui interdise l’appropriation privative tout en garantissant l’accès de tous à la biodiversité12. La catégorie de patrimoine commun de l’humanité a pu sembler satisfaire à ces exigences. Elle a rassemblé beaucoup d’espoirs à la fin des années 1960 et jusque dans les années 199013 (d’où la proposition qui a été faite en faveur de la biodiversité pendant la préparation du sommet de la Terre de 1992). Mais, finalement, elle a été peu appliquée : dans le domaine de la nature, seuls les fonds marins, au-delà des limites de la juridiction territoriale, ont été déclarés « patrimoine commun de l’humanité ». Dans le domaine culturel (Unesco), la notion de « commun » a été soigneusement évitée dans les décisions de classement de certains sites en « patrimoine mondial de l’humanité ». Les déclarations se sont révélées peu contraignantes sur le plan international : il revient finalement aux États dont relèvent ces biens de les protéger. Les espoirs placés dans l’application de cette notion ont donc été déçus : « Aujourd’hui, la notion de patrimoine commun de l’humanité est considérée par les diplomates et les juristes comme une notion désuète qui n’a pas tenu ses promesses de gestion harmonieuse des grands domaines d’intérêt commun14. » En ce qui concerne la biodiversité, la pierre d’achoppement a été le libre accès. Déclarer la biodiversité « patrimoine commun de l’humanité », c’était en autoriser le libre accès, permettre à chacun de s’approvisionner en ressources biologiques. On y a vu une négation des droits de propriété des populations locales et une liberté (ou une licence) laissée aux plus puissants (les multinationales pharmaceutiques) de s’emparer des ressources génétiques dont ils avaient besoin, sans en rémunérer les titulaires. C’est cette menace de biopiratage, dont la crainte était soutenue par la brevetabilité des gènes, qui a conduit les États, censés assurer la sécurité de leurs populations en protégeant leurs droits, à revendiquer leur souveraineté sur les ressources biologiques. L’échec de la reconnaissance de la biodiversité comme patrimoine commun de l’humanité montre la difficulté qu’il y a à distinguer les choses communes, res communis, inappropriables, et les res nullius, choses inappropriées, qui n’appartiennent donc à personne, mais sont appropriables par le premier qui s’en empare. C’est la crainte qu’en déclarant la biodiversité chose commune elle soit en fait traitée comme res nullius qui l’a emporté. Et peut-il en être autrement quand c’est la logique de l’exploitation marchande qui prime, et quand on envisage la biodiversité non pas comme un contenant dont il faut assurer la continuité,

mais comme un contenu15 ? Ce qui compte, en effet dans l’approche dominante au moment de la convention de Rio, ce n’est pas seulement la biodiversité envisagée, dans son ensemble, comme « aptitude à la vie des milieux naturels », mais surtout les éléments qui la composent, les ressources génétiques, individualisables et appropriables. Mais peut-on séparer le contenu de son contenant ? La notion de service écosystémique, quelles que soient les critiques qu’on peut lui adresser, est elle-même une façon de reconnaître que la biodiversité est une totalité complexe, un enchevêtrement de niveaux et de processus multiples, qui ne se résout pas en quelques-unes de ses parties constituantes. Si la catégorie de patrimoine commun de l’humanité est impuissante à assurer la continuation des processus qui rendent possibles ces services, les valeurs associées à cette notion demeurent cependant. Marie-Claude Smouts, spécialiste des relations internationales, en retient trois. D’abord, l’idée que « le patrimoine est un bien que l’on a reçu et que l’on doit léguer. Ses ressources ne doivent pas être épuisées au profit d’une seule génération ». Ensuite, la constatation, que « l’utilisation des ressources patrimonialisées requiert un système de gestion contrôlé par des institutions représentant l’ensemble des utilisateurs, réels ou potentiels, sur la scène internationale » : il s’agit de franchir non seulement les limites de la propriété privée, mais aussi les frontières administratives et politiques. Enfin, la reconnaissance de l’équité : « Les bénéfices tirés de l’exploitation du patrimoine de l’humanité doivent être équitablement partagés16. » Or les suites de la Convention de Rio montrent que le marché n’est pas à même de répartir équitablement ces bénéfices. Il faut donc, non seulement envisager des mesures de redistribution, mais aussi se demander qui sont les bénéficiaires.

Du bien commun… Parviendra-t-on à mieux répondre à ces exigences en envisageant la biodiversité comme un bien public ou un bien commun global, au sens économique de cette expression ? Lancée en 1996 par Ricardo Petrella, politologue et économiste, et le groupe altermondialiste de Lisbonne qu’il a fondé, la notion a été défendue au PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) par Inge Kaul, Isabelle Grunberg et Marc Stern qui ont transposé au niveau mondial, ou global, la notion de bien public introduite, dans les années 1950, par Samuelson17. Les biens publics sont définis comme n’étant ni exclusifs ni rivaux : on ne peut exclure personne de leur usage (contrairement aux biens privés qui supposent un pouvoir d’achat préalable) et la consommation par l’un ne réduit pas la consommation par l’autre (critère de non-rivalité dans l’usage). Le fait que le bien public soit indivisible (critère de non-exclusion) a pour conséquence qu’il est possible de le consommer gratuitement : il est donc parfaitement rationnel (du point de vue de la rationalité économique) de profiter d’un bien public sans en payer les coûts, de se conduire en free rider ou passager clandestin (c’est le cas du bateau qui profite, pour suivre sa route, de la lumière d’un phare à la construction ou à l’entretien duquel il n’a pas contribué). Aussi le bien public est-il considéré, par les économistes orthodoxes, comme une « défaillance légitime du marché », qui autorise l’intervention de l’État pour assurer, par des subventions, des impôts ou des taxes, un bien que le marché ne peut pas produire seul18. Mais la biodiversité peut-elle être envisagée comme un bien public au sens économique canonique, et finalement très restreint, de ce terme ? Il y a d’abord la question de l’accès, du critère de non-exclusion, question à laquelle on répond différemment suivant que l’on envisage la biodiversité comme un contenant ou un contenu. Cependant, même si l’on s’en tient, du point de vue de l’accès, au contenant, il faut bien prendre en compte le contenu, et l’accusation de biopiratage, désignant l’appropriation, jugée indue, de ressources génétiques, montre que la biodiversité est devenue un bien rival, en tant que contenu : on ne peut y puiser librement sans en priver d’autres utilisateurs ni léser ceux qui, par leurs pratiques, ont maintenu la diversité spécifique exploitée de la sorte. Cela fait de la biodiversité un bien public « impur », dont l’accès n’est pas exclusif, mais dont l’usage est rival. C’est ce qu’Elinor Ostrom a nommé « common pool resources » (les ressources halieutiques en sont un exemple classique). Elle a établi que, contrairement à ce qu’indiquait l’article de Garrett Hardin, on peut échapper à l’alternative de l’appropriation privée ou de l’intervention publique. Elle a montré comment des communautés locales coopéraient pour gérer de façon efficace et juste leurs ressources communes sans faire appel à une intervention coercitive extérieure19. Mais ces solutions sont difficilement envisageables au niveau planétaire. On n’y retrouve pas les conditions qui font le succès de ce mode de règlement au niveau local, où, selon Ostrom, il convient d’abord que les règles de gestion soient élaborées et révisées par les utilisateurs directs de la ressource, ensuite qu’existe la capacité de faire respecter les règles avec des sanctions crédibles, le tout à travers un mécanisme de contrôle suffisamment aisé à mettre en œuvre, ce qui suppose un certain nombre d’institutions, qu’il s’agisse de coutumes (transmises oralement ou couchées sur le papier) ou d’assemblées qui décident des distributions de droits… Toutes conditions qui manquent au niveau global. Au sens strictement économique du terme, celui de la théorie néoclassique, la biodiversité n’est donc pas un bien public, ou commun. Cette notion met en évidence la nécessité de sortir de cette théorie économique. L’expression de « bien commun » est invoquée chaque fois qu’un (au moins) des quatre piliers de la marchandisation de la biodiversité (les droits de propriété individuels, et tout particulièrement la

propriété intellectuelle, la souveraineté de l’État, le marché, les biotechnologies) est mis en cause. La biodiversité, appréhendée aux différents niveaux d’organisation du vivant, et envisagée dans sa dynamique (et pas seulement de façon statique et quantitative), celle de processus et d’échanges complexes, résiste à sa décomposition par l’appropriation privative. Elle est, en cela, un bien commun, qui ne peut être défini ou circonscrit à un niveau purement local, encore moins à un niveau national (les frontières des États ne sont pas celles des géographies de la biodiversité, et les espèces peuvent aller d’un continent à l’autre), mais qu’il faut appréhender globalement. Il s’agit donc de construire la biodiversité comme bien commun (au sens économique), ou comme bien public mondial, ce qui conduit à se déprendre de la confiance absolue dans la toute-puissance régulatrice du marché, pour rechercher des règlements internationaux. Ainsi présenté, de façon plus rhétorique que strictement scientifique20, le bien public ou commun ne désigne pas tant un bien réel, matériel ou immatériel, que des services, des fonctions, des aspirations dont la réalisation dépasse les frontières et demande une coopération internationale. On désignera ainsi comme biens publics mondiaux « la biodiversité, l’atmosphère, les eaux internationales et la recherche mondiale pour l’agriculture et la santé » (conférence de Johannesbourg, 2002), mais aussi « la stabilité économique internationale, la stabilité politique internationale, l’environnement international, l’aide humanitaire internationale, la connaissance21 ». On en arrive à une définition plutôt floue des biens publics mondiaux, envisagés comme les « biens, services et ressources dont l’existence est bénéfique à tous pour le présent et pour les générations futures22 ». Le bien commun renvoie alors à un intérêt commun : l’humanité a intérêt à coopérer pour lutter contre l’érosion de la biodiversité. Mais l’existence d’un intérêt commun suffit-elle à garantir sa réalisation, quand de puissants intérêts étatiques et des intérêts économiques multinationaux tout aussi puissants vont à l’encontre de cette aspiration commune et quand la formulation même de cette aspiration pose problème ?

… au monde commun Autour de la biodiversité comme bien commun se retrouvent tous ceux que ne satisfait pas la seule logique de l’appropriation privée, du marché et de la souveraineté de l’État. Mais si l’aspiration est claire, il est très difficile de donner un contenu, dans les catégories occidentales, qu’elles soient juridiques ou économiques, à cette notion de commun. Et lorsque l’on change de culture, et d’ontologie, c’est l’idée même de bien qui pose problème. Pour bien comprendre l’accusation de biopiratage lancée par les populations autochtones du Sud, fournisseuses de biodiversité, aux multinationales du Nord qui l’exploitent, il faut se placer dans un contexte non pas économique, mais anthropologique. Les utilisateurs du Nord ont tendance à considérer la biodiversité, ou plutôt les éléments qu’ils en convoitent, comme res nullius : on peut y puiser à volonté, tant que l’on ne met pas en péril l’ensemble de la ressource. C’est que la biodiversité (tropicale notamment), vue du Nord, est chose naturelle. « Votre nature, c’est notre culture », leur répondent les populations locales, qui s’estiment spoliées d’un bien qu’elles ont contribué à faire exister (voir le chapitre 1). Les travaux des écologues et des anthropologues leur donnent raison : loin d’être « une icône de la nature vierge », la forêt amazonienne a une histoire qui inclut celle des peuples forestiers qui l’habitent et dont les diverses interventions ont contribué à la former : « cultures sur brûlis, choix de certaines espèces, pratiquement domestiquées, ou encore concentrations de graines dans des sites habités23 ». Mais la culture, ainsi entendue, ne désigne pas ce qui se sépare de la nature (selon la dualité occidentale), mais ce qui lie humains et non-humains en une communauté de vie : monde commun, plutôt que bien commun, en ce sens. Ce qui caractérise les ontologies animistes des populations autochtones amazoniennes, et les visions du monde auxquelles elles conduisent, ce n’est pas seulement qu’elles n’ont guère de conception de la propriété individuelle, mais aussi qu’elles ne considèrent pas les non-humains comme des objets, voire des choses, mais comme des entités dotées, comme les humains, d’intériorité et avec lesquelles les humains ont des relations intersubjectives. Ce n’est donc pas seulement leur façon de se représenter les choses qui distingue ces populations des cultures occidentales, mais la façon dont elles vivent leur monde. Lorsque Marilyn Strathern distingue la propriété individuelle, qui est à la base du droit des brevets et qui n’est ni transmise ni partagée (une fois le brevet terminé, l’invention tombe dans le domaine public) et la propriété culturelle, transmise d’une génération à l’autre (c’est le cas de la variété des semences, transmises et améliorées au fil des générations)24, elle ne distingue pas seulement deux formes de propriété, mais deux cultures, au point que le sens même de ce mot doit être précisé pour chacune des populations concernées. La reconnaissance des savoirs traditionnels et de leurs revendications nécessite une sorte de métalangage permettant de mettre en contact des cultures différentes25. L’exigence d’équité formulée à l’article 1er de la convention de Rio, celle d’un partage équitable des avantages provenant de l’exploitation des ressources biologiques, renvoie d’abord à la qualification de ces ressources : elles ne peuvent être classées parmi les biens privés. Faut-il alors parler de biens communs, ou de biens collectifs ? Il importe de comprendre qu’il ne s’agit pas d’objets que l’on peut détacher de leur contexte et faire entrer dans le circuit des échanges : ce sont des entités insérées dans le monde vécu, avec lesquelles les populations entretiennent des relations complexes (qui peuvent inclure des relations de

parenté). Ce ne sont pas seulement des biens qui doivent être inclus dans un partage équitable, ils ont une fonction identitaire, politique en ce sens (c’est pourquoi la juriste Marie-Angèle Hermitte les dit « souverains »26). Ainsi abordées, à partir de perspectives culturelles, les questions de justice liées à la biodiversité sont des questions de justice participative et de reconnaissance27. Lorsque les populations autochtones revendiquent le contrôle de leurs ressources biologiques et de la transmission de leurs connaissances et savoir-faire traditionnels, elles ne demandent pas une part équitable des avantages, elles veulent que soit consacrée l’« égale dignité des modèles autochtones et occidentaux28 ». C’est la reconnaissance d’un monde, monde commun aux humains et aux non-humains, qui est en cause. Cette conception de la biodiversité comme monde commun a-t-elle sa place dans le contexte occidental, marqué par une ontologie naturaliste qui sépare la nature et la culture, les objets et les sujets ? De toutes les façons de considérer la biodiversité, celle qui lui accorde une valeur intrinsèque est sans doute celle qui dénonce le plus radicalement sa valorisation économique. Mais que la déception des espoirs placés dans les mécanismes du marché pour conserver la biodiversité ait conduit à chercher à définir celle-ci comme un bien commun et non à affirmer sa valeur intrinsèque montre que cette dernière ne s’est pas révélée très efficace. Cela tient sans doute à ce que cette notion dualiste, qui peut avoir une importante portée critique dans sa culture d’origine, s’exporte mal. Elle ne peut pas s’appliquer telle quelle à des sociétés pour lesquelles il n’y a pas lieu de séparer l’intrinsèque et l’instrumental, la protection et l’usage. Nous retrouvons là l’objection des pragmatistes aux théoriciens de la valeur intrinsèque : il n’est pas nécessaire de rejeter d’un bloc l’instrumental, car tous les usages ne se ressemblent pas. Mais, tant que l’on reste sur le terrain occidental, l’usage économique finit toujours par imposer sa mesure réductrice. Pour échapper au réductionnisme de la valeur marchande, au niveau planétaire, il faut donc prendre en considération le pluralisme culturel. On peut dès lors envisager de concilier les éthiques environnementales développées dans le cadre occidental et d’autres approches culturelles du monde vécu. La Constitution équatorienne reconnaît dans la nature un sujet de droit, et lui accorde ce statut en tant que Pacha Mama, la déesse-terre des Amérindiens. Mais, précise Marie-Angèle Hermitte, ces droits ne sont pas une fin en soi, mais un moyen pour atteindre le sumac quawsay, la « bonne vie » en quechua, caractérisée par une harmonie entre les différentes communautés d’humains et de non-humains29. On sort par là de la dualité de l’intrinsèque et de l’instrumental, comme de la séparation entre l’homme et la nature (l’article 1er de la Constitution équatorienne affirme « nous célébrons la nature, la Pacha Mama, dont nous sommes partie intégrante »). À partir du moment où l’on remet les hommes dans la nature (ce que fait la globalisation), la question n’est plus d’arbitrer entre l’homme et la nature, mais d’accorder les différentes conceptions de la nature qu’ont les communautés humaines, ou, plus exactement les différents mondes communs qu’elles composent avec les non-humains. Lorsqu’en 1949 Aldo Leopold exposait sa Land Ethic, la première éthique environnementale explicitement formulée, il la présentait comme une extension de l’éthique, de la communauté humaine à la communauté biotique : « L’éthique de la terre élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux, ou, collectivement, la terre30. » Son souci était de mesurer les actions humaines à leur retentissement dans cette communauté des humains et des non-humains, qui est celle du vivant. Faut-il considérer que celui qui intitulait l’un de ses essais « Penser comme une montagne » était animiste ? Si ce n’est pas nécessaire, ce n’est pas non plus exclu31 ; cela n’en constituerait pas une condamnation sans appel. Nous avons à apprendre des autres ontologies. Ceux qui s’en tiennent à une vision dualiste des choses retrouveront, dans le sommet de Rio de 1992, l’opposition des deux tendances qui avaient partagé le mouvement de protection de la nature aux ÉtatsUnis, au tournant du XIXe et du XXe siècle : d’un côté, ceux qui, avec John Muir, défendaient la valeur intrinsèque de la nature, et en voulaient la préservation à l’abri de toute intrusion humaine ; de l’autre, ceux qui, avec Gifford Pinchot, avaient souci d’une conservation intelligente des ressources forestières pour l’utilité des générations présentes et à venir. De même que Pinchot affirmait que « dans conservation, il y a développement », les textes de Rio subordonnent la protection de la nature aux exigences du développement. La valeur intrinsèque est mise au rebut ; il ne s’agit plus que de gestion durable de la biodiversité, c’est-à-dire de son exploitation économique (quitte à intégrer quelques contraintes). On aurait tort de s’en tenir là. Avec la globalisation, comme avec le recentrement sur les questions humaines, de nouveaux problèmes sont apparus. Se recentrer sur les soucis humains, c’est passer de l’homme aux hommes, prendre en compte les rapports des hommes entre eux, et les questions de justice qu’ils posent. Y compris en ce qui concerne le rapport à la nature. La relation de l’homme à la nature, que les éthiques environnementales envisagent dans sa généralité, n’est identique ni entre les différentes sociétés ni au sein de chacune d’elles. C’est toute la question des inégalités écologiques : les hommes sont non seulement inégaux entre eux, mais aussi inégaux dans leurs rapports à la nature, dans la façon dont ils affectent leur environnement et dont ils en sont affectés. C’est parce que nous sommes tous, mais inégalement, affectés par notre environnement, que se posent des problèmes de justice environnementale.

1. Voir Catherine LARRÈRE, Les Philosophies de l’environnement, PUF, Paris, 1997 ; Hicham-Stéphane AFEISSA (éd.), Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Vrin, Paris, 2007.

2. Garrett HARDIN, « The tragedy of the commons », Science, vol. 162, 13 décembre 1968, p. 1243-1248. Cet article a tant servi à justifier la privatisation des communs comme unique moyen de protéger la nature que son auteur est souvent considéré comme un économiste. 3. Birgit MÜLLER, « Les droits de propriété intellectuelle sur la “nature” », loc. cit. 4. Manuela CARNEIRO DA CUNHA, Savoir traditionnel, droits intellectuels et dialectique de la culture, op. cit. 5. Birgit MÜLLER, « Les droits de propriété intellectuelle sur la “nature” », loc. cit., p. 77. 6. Catherine AUBERTIN, Florence PINTON et Valérie BOISVERT (éd.), Les Marchés de la biodiversité, IRD, Paris, 2007. 7. Jean FOYER, Il était une fois la bio-révolution. Nature et savoirs dans la modernité globale, PUF/Le Monde, Paris, 2010, p. 86. L’ouvrage est issu de la thèse de sociologie de Jean Foyer sur les controverses qui ont accompagné les biotechnologies et le biopiratage au Mexique. 8. Gretchen DAILY (dir.), Nature’s Services : Societal Dependance on Natural Ecosystems, Island Press, Washington, 1997 ; Robert COSTANZA, Ralph D’ARGE, Rudolf DE GROOT et alii, « The value of the world’s ecosystem services and natural capital », Nature, nº 387, 1997, p. 253-260. 9. Classification proposée dans le Millenium Ecosystem Assessment (ONU, 2005). 10. Les agriculteurs qui acceptent un cahier des charges dans la politique agricole de l’Union européenne peuvent par exemple bénéficier de paiements pour services écologiques. 11. « Des lois de police, est-il précisé, règlent la manière d’en jouir. » 12. Martine RÉMOND-GOUILLOUX, « Ressources naturelles et choses sans maître », in Bernard EDELMAN et Marie-Angèle HERMITTE (dir.), L’Homme, la Nature et le Droit, Christian Bourgois, Paris, 1988, p. 219-236. 13. François OST, La Nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit, La Découverte, Paris, 1996. 14. Marie-Claude SMOUTS, « Du patrimoine commun de l’humanité aux biens publics globaux », in Patrimoines naturels au Sud. Territoires, identités et stratégies locales, IRD/ MNHN, Paris, 2005, p. 54. 15. La distinction est faite dans Martine RÉMOND-GOUILLOUX, « Ressources naturelles et choses sans maître », loc. cit., p. 227 : « Les rapports de la res nullius à la res communis sont ceux de la partie et du tout. La res nullius, le fragment, peut faire l’objet d’un prélèvement, tandis que l’ensemble, milieu naturel, écosystème ou espèce ne se prête pas à une telle opération. » 16. Marie-Claude SMOUTS, « Du patrimoine commun de l’humanité aux biens publics globaux », loc. cit., p. 66-67. 17. En français, « public » a une connotation fortement étatique qu’il n’a pas en anglais. C’est pourquoi certains économistes préfèrent traduire « public good » par « bien commun » ou « bien collectif », au risque de se heurter à l’incompréhension des juristes, pour qui les biens communs n’existent pas. Juridiquement, un bien public est un bien dont le propriétaire est une personne publique. Voir Inge KAUL, Isabelle GRUNBERG et Marc STERN (dir.), Les Biens publics mondiaux. La coopération internationale au XXIe siècle, Economica, Paris, 2002. L’original anglais est paru en 1999, avec l’appui du PNUD (les auteurs y travaillent à l’Office du développement). 18. Jean COUSSY, « Biens publics mondiaux : théorie scientifique, réalité émergente et instrument rhétorique », in François CONSTANTIN (dir.), Les Biens publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour l’action collective ?, L’Harmattan, Paris, 2002, p. 67-100. 19. Elinor OSTROM, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck, Bruxelles, 2010 [1990] ; idem, Joanna BURGER, Christopher FIELD et alii, « Revisiting the commons : local lessons, global challenges », Science, nº 284, 1999, p. 278-282. 20. Jean COUSSY, « Biens publics mondiaux », loc. cit. 21. Citation de Joseph Stiglitz (1999) dans Marie-Claude SMOUTS, « Une notion molle pour des causes incertaines », in François CONSTANTIN (dir.), Les Biens publics mondiaux, op. cit., p. 369-382. 22. Marie-Claude SMOUTS, « Une notion molle pour des causes incertaines », loc. cit., p. 375. 23. Patrick BLANDIN, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, op. cit., p. 49. 24. Marilyn STRATHERN, « Potential property. Intellectual rights in property and persons », Social Anthropology, nº 4(1), 1996, p. 17-32. 25. Voir l’article 8j de la convention de Rio sur la biodiversité. Voir aussi Manuela CARNEIRO DA CUNHA, Savoir traditionnel, droits intellectuels et dialectique de la culture, op. cit. 26. Marie-Angèle HERMITTE, « Souveraineté, peuples autochtones : le partage équitable des ressources et des connaissances », in Florence BELLIVIER et Christine NOIVILLE (dir.), La Bioéquité. Batailles autour du partage du vivant, Autrement, Paris, 2009, p. 115-135. 27. Dale JAMIESON, « Justice : the heart of environmentalism », in Ronald SANDLER et Phaedra PEZZULLO (dir.), Environmental Justice and Environmentalism. The Social Justice Challenge to Environmental Movement, MIT Press, Cambridge/Londres, 2007 ; David SCHLOSBERG, Defining Environmental Justice. Theories, Movements and Nature, Oxford University Press, Oxford, 2007. Voir aussi le chapitre suivant. 28. Marie-Angèle HERMITTE, « Souveraineté, peuples autochtones », loc. cit., p. 128. 29. Marie-Angèle HERMITTE, « La nature, sujet de droit ? », Catégories de la nature, Annales, Histoire, Sciences sociales, nº 1, janvier-mars 2011, p. 211. 30. Aldo LEOPOLD, Almanach d’un comté des sables, op. cit., p. 258. 31. L’anthropomorphisme très maîtrisé des historiettes de l’Almanach peut être considéré comme une forme d’animisme, auquel l’expression littéraire autorise l’ironie.

10 Quelle justice environnementale ?

L

’expression « justice environnementale » est apparue aux États-Unis, dans les années 1980, pour désigner des actions militantes regroupant les habitants de sites pollués, ou en passe de l’être. La lutte de la communauté d’Afton (dans le comté de Warren, en Caroline du Nord) qui s’est mobilisée dans des actions de désobéissance civile contre les dangers représentés par des sols surchargés en pyralène (PCB), est considérée comme le point de départ de ces mouvements populaires de protestation (grassroots movements) contre l’implantation de dépôts toxiques, l’usage excessif de pesticides, la contamination des airs et des eaux par des sites miniers ou industriels, notamment dans les réserves indiennes. Ces luttes ont montré à quel point ces risques environnementaux affectaient prioritairement des populations défavorisées pour des raisons socioéconomiques ou raciales : les habitants d’Afton étaient à 84 % Afro-Américains et le comté de Warren, où se trouvait le plus fort pourcentage d’Afro-Américains de toute la Caroline du Nord, était aussi particulièrement frappé par la pauvreté et le chômage1. Mais la justice a été envisagée également au niveau global. L’exigence formulée dans la convention de Rio (« le partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques ») est tout aussi présente dans la définition du développement durable, dont l’équité sociale forme le troisième pilier. Une équité sociale que, dès sa création, le PNUE s’est efforcé de conjuguer avec la protection de la nature. C’est surtout autour du changement climatique que les questions de justice environnementale globale ont été le plus développées, en particulier lorsqu’il s’est agi de concevoir une allocation équitable des émissions de gaz à effet de serre entre les différents pays du monde2. Enfin, la globalisation croissante des questions environnementales, à la fin des années 1990, a conduit des mouvements sociaux de justice environnementale locale de différents pays à se rencontrer, à échanger des schémas de travail et à adopter des structures communes3. Ont ainsi convergé une vision locale et une vision globale de la justice environnementale, en même temps que se croisaient deux démarches : celle qui faisait émerger des problèmes de justice à partir d’une situation environnementale, et celle qui a conduit des philosophes à aller chercher dans les théories libérales de la justice, issues de Rawls, les ressources nécessaires pour proposer des schémas de distribution, entre les différents pays, des permis d’émission de CO2. Il en est résulté une définition de la justice environnementale comme justice sociale, ou distributive : elle concerne la distribution des bénéfices et des coûts (burdens, en anglais) environnementaux au sein de la communauté politique, et les principes de cette distribution4. Pour généralement admise qu’elle soit, cette définition n’est guère satisfaisante. On peut lui adresser au moins trois objections. D’abord, elle est anthropocentrique. L’environnement n’y est pas un sujet à qui il faudrait rendre justice, mais l’objet d’une distribution entre les hommes. Pour un théoricien de la justice comme Brian Barry, cela va de soi : conformément aux affirmations de Hume ou de Rawls, nous ne devons la justice qu’aux humains. Elle peut donc être étendue aux générations futures, mais les non-humains (animaux ou nature) en sont exclus5. Cependant, des environnementalistes comme Dale Jamieson ou David Schlosberg6 désapprouvent une telle limitation. Ensuite, même pour des anthropocentristes convaincus, il est difficile d’envisager l’environnement comme un bien ordinaire, divisible et partageable. L’idée que la Terre est inappropriable, que l’on peut émettre, à son endroit, un certain nombre de titres immatériels, mais qu’elle demeure, hors de nous, dans sa matérialité, est assez largement partagée par les environnementalistes. Cela rend difficilement applicables les schémas distributifs classiques, qui reposent sur une conception simple des biens, comme des objets appropriables. Enfin, il n’est pas si sûr que la question posée soit celle de la justice distributive, ou ne soit que celle-ci. Dès le début des mouvements américains de justice environnementale, la philosophe Iris Marion Young avait fait remarquer que les communautés concernées ne se mobilisaient pas contre l’exposition aux risques et sa répartition, mais à propos de la façon dont cela leur était imposé : sans leur consentement, sans qu’elles aient eu de possibilités légales de s’y opposer. Il ne s’agissait pas tant, avançait-elle, de justice distributive que de justice participative7. Les approches sont trop diverses et les problèmes posés trop spécifiques pour que la justice environnementale puisse n’être envisagée que comme un cas particulier des théories de la justice distributive8. Mais de quelle justice s’agit-il alors, et quels en sont les problèmes ?

Justice distributive ou justice corrective ?

Comme le remarque Paul Ricœur, le cri « c’est injuste ! » marque notre entrée dans la région du droit : « L’indignation face à l’injuste devance de loin les convictions bien pesées de Rawls9. » C’est vrai pour la justice environnementale : l’interrogation a surgi de la constatation d’injustices liées à des inégalités « dans la distribution du fardeau environnemental » (« environmental burden »)10. Dale Jamieson résume ainsi la situation : « Les pauvres souffrent de façon disproportionnée de la pollution environnementale produite par la société dans son ensemble11. » Les inégalités écologiques recoupent les inégalités sociales. Les espaces de relégation sociale se trouvent être aussi des espaces de relégation environnementale. C’est vrai à l’intérieur d’un pays, comme au niveau international : la polarité Nord/Sud affecte la répartition des coûts environnementaux et celle des avantages. Au centre de la question de la justice environnementale, il y a « le constat essentiel selon lequel une minorité s’est approprié les aménités communes du milieu (ou de l’environnement) tout en exposant la majorité aux effets de la dégradation de l’écosystème terrestre12 ». C’est particulièrement net pour le changement climatique, qui renvoie à une évidence robuste. Le changement climatique résulte, pour l’essentiel, de l’augmentation massive des quantités de CO2 émises par les pays occidentaux, à partir du XIXe siècle. Or, non seulement les conséquences de ce développement régional affectent tous les pays (puisque les émissions se globalisent dans l’atmosphère), mais en outre elles frappent davantage les pays qui en sont le moins responsables : c’est en effet dans les zones tropicales (où se concentrent les pays pauvres qui n’ont pas pris part à la révolution industrielle) que l’accentuation des phénomènes climatiques (ouragans, sécheresses, etc.) se fait le plus sentir, ou que les basses terres sont le plus menacées par la montée des eaux. Si l’on ajoute que les pays les plus riches seront plus à même de s’adapter aux conséquences du changement, on voit à quel point les injustices écologiques se distribuent selon une polarité Nord/Sud, et mettent en jeu des pays, ou des sociétés, distincts13. La conséquence morale à tirer d’une telle constatation paraît aller de soi : Les philosophes qui écrivent sur ces questions sont à peu près unanimes à conclure que les pays développés devraient principalement prendre en charge les coûts du changement climatique, tandis que les pays les moins développés devraient être autorisés à accroître leurs émissions dans un avenir prévisible14.

Telle n’est cependant pas la doctrine officielle. Le principe, énoncé à l’article 7 de la déclaration de Rio (1992) et repris dans l’article 10 du protocole de Kyoto (1997), d’une « responsabilité commune mais différenciée15 » se garde bien de spécifier qui a part à cette responsabilité et quels sont les critères de différenciation. Aussi les propositions sont-elles multiples, et ne vont-elles guère dans le sens de ce que suggère le constat des inégalités. La conviction que les riches devraient payer plus que les pauvres est rebaptisée « idée reçue ». On lui oppose des objections de principe et de faisabilité16. Une allocation égalitaire des permis d’émission, sur une base individuelle au niveau cosmopolite, est souvent proposée. Cependant, certains précisent que cette égalité n’est qu’un horizon vers lequel les pays doivent converger et que l’on peut l’atteindre en laissant les pays les plus riches continuer à émettre plus et les pays les plus pauvres à émettre moins que le taux moyen, les premiers bénéficiant en cela d’un avantage historique baptisé « grandfathering », au nom de l’exercice continu d’un même droit, légitime en son début17. De cette façon, on élabore des schémas de justice sophistiqués pour entériner le statu quo et venir au secours du business as usual. De telles propositions confortent le scepticisme de Stephen Gardiner à l’égard de l’éthique du climat : la complexité de la situation (dimension spatiale et temporelle, incertitudes, etc.) est telle que l’éthique du climat est menacée de « corruption morale », c’est-à-dire que l’on risque d’y trouver des intérêts particuliers déguisés en règles morales générales18. Le fossé que l’on constate entre la justice à laquelle aspirent les victimes de l’injustice et la justice que proposent les nantis semble tenir à la mauvaise foi (parfois même au cynisme) de certaines parties prenantes. Mais cela peut aussi s’expliquer par le fait que, sous l’étiquette de justice environnementale, on regroupe des réalités différentes, aussi bien par les politiques qu’elles engagent que par les théories auxquelles elles se réfèrent. Portées par des actions militantes, les revendications de justice environnementale qui se sont développées aux États-Unis sont éminemment politiques : elles engagent des situations complexes (aux dimensions économiques, sociales, culturelles, raciales ou ethniques), conflictuelles, marquées par des rapports de forces. La présentation de la situation par ceux qui s’en jugent victimes prend souvent la forme d’une accusation et engage des récapitulations historiques, établissant les faits. Le but est de transformer la situation, au bénéfice de ceux qui en souffrent (dédommagements, compensations, annulation d’une mesure prévue, etc.). La dimension distributive n’est pas la préoccupation principale. Lorsqu’une communauté de résidents est menacée par l’implantation d’un dépôt de déchets toxiques, il ne s’agit pas tant de savoir ce que serait une répartition juste des déchets, que de poser des questions plus directement politiques : qui prend la décision d’implanter un dépôt, qui est consulté, qui a accès aux dossiers, qui a les moyens de s’y opposer ? C’est à propos de ce type d’inégalités écologiques que l’on a relevé l’insuffisance des définitions distributives, pour montrer qu’il s’agissait aussi de justice participative (déterminer qui prend part au processus de décision) impliquant des problèmes de reconnaissance sociale (savoir si les personnes affectées par une mesure sont suffisamment identifiées comme parties prenantes), particulièrement importants dans des situations multiculturelles ou multiethniques19.

Le tribunal de la dette Le même type de questions se pose au niveau global, dans les mobilisations militantes qui se font, autour d’ONG, au moment des sommets internationaux (sur le climat, la biodiversité, l’eau, etc.). Il s’agit de mettre en évidence la responsabilité des pays du Nord dans les dégradations écologiques subies par les pays du Sud, à la suite de l’industrialisation et de l’hégémonie économique imposée par les premiers dans des rapports inégaux : pillage des ressources naturelles (avec des destructions irréversibles affectant le patrimoine des différents pays), imposition de monocultures destructrices des sols et de la biodiversité, exportation de déchets vers le Sud, appropriation de ressources planétaires communes (capacité de recyclage et d’autoépuration) au seul bénéfice du Nord, biopiraterie par l’agro-industrie et l’industrie pharmaceutique, etc.20. C’est ce que l’on appelle la dette écologique. On considère ainsi que les pays du Nord, en se développant unilatéralement, ont consommé une part importante du « capital naturel de la planète » et qu’ils sont en dette vis-à-vis des pays du Sud. Un calcul comparable peut être fait à partir des seuls phénomènes climatiques : l’atmosphère est envisagée comme un bien commun à toute l’humanité, que les pays du Nord se sont approprié indûment et dont ils ont consommé toute la part à laquelle ils pouvaient prétendre – on parlera alors de dette climatique ou dette carbone. Dans tous ces cas, la question est présentée comme un contentieux, portant sur des questions de propriété ou d’usage, avec des plaignants et des accusés. Même si cela n’engage pas de procédure judiciaire effective, cela montre bien l’importance prise par la dimension de responsabilité historique, et l’élaboration pénale qui en est faite : on parle de « tribunal de la dette21 ». La dette écologique, comme le rappelle la géographe Cyria Emelianoff, « est un concept politique, dont la vocation première est d’être mise en regard avec la dette financière des pays du Sud, qu’elle excède largement22 ». Elle vise moins à un chiffrage précis (impossible à faire vu que la dette écologique fait intervenir des valeurs non monétarisées, des données non quantifiables), qu’à faire pression dans les négociations et à permettre certains transferts entre pays riches et pays pauvres : remise de dettes, transferts technologiques, redéfinitions d’accords commerciaux23. Les négociations entre États sur les questions environnementales, comme toute négociation internationale, sont des situations de fait, interprétables en termes de rapports de forces. Les pays développés s’y trouvent en position dominante. Défendant leurs propres intérêts à court terme, ils essaient donc de ne pas prendre en charge les coûts des politiques environnementales – les États-Unis ont refusé de signer nombre de conventions – et de se défausser sur les pays les plus pauvres. Cette « capacité des riches à imposer les coûts de leurs comportements environnementaux aux plus pauvres » est même, selon Éloi Laurent, une des causes de la crise écologique24. Cela n’a rien d’original : on retrouverait cette tendance des riches à faire payer les pauvres dans d’autres situations de crise (comme la crise financière). Cela montre que les questions environnementales se sont effectivement socialisées, puisqu’elles sont marquées par les inégalités et les contradictions qui caractérisent toute situation sociale, nationale ou internationale. Il n’y a donc pas, de ce point de vue, de différence notable entre les mouvements sociaux de justice environnementale, locaux ou globaux, et les réunions politiques entre États sur des questions environnementales : il s’agit de situations politiques qui se définissent en termes de rapports de forces, mais renvoient également à des principes normatifs, à des règles de justice, aussi bien pour formuler des griefs que pour envisager une solution équitable. Cependant, les mouvements sociaux de justice environnementale, comme les mobilisations autour de la dette écologique se réfèrent à la justice corrective, tandis que, dans les sommets interétatiques (Rio, Kyoto, Johannesbourg, Copenhague) et les textes qui en sont issus, quand il est question de justice, il est question d’équité, c’est-à-dire de justice distributive. Or ces deux sortes de justice ne font appel ni aux mêmes concepts ni aux mêmes types d’analyses. Pour redresser l’injustice, la justice corrective doit appliquer la généralité de la règle à la singularité d’un cas. Il lui faut donc connaître cette singularité : tout ce qui différencie (socialement, ethniquement,…) les personnes impliquées, l’historique du cas envisagé. La justice distributive, quant à elle, vise l’universalité d’un modèle, celui de l’ordre juste : les personnes sont égales, ou substituables les unes aux autres. C’est le rôle du « voile d’ignorance » utilisé par Rawls dans sa Théorie de la justice : les individus qui participent à la délibération sur les principes de justice ne connaissent pas leur avenir et n’ont pas de passé, ce qui leur permet de décider de façon impartiale. Les schémas de justice inspirés de Rawls et appliqués aux questions climatiques héritent de cette tradition, sans l’interroger. Parce que la justice corrective implique une enquête sur une situation passée, pour déterminer le rôle des différents acteurs, la notion de responsabilité y est importante : si la situation climatique est si scandaleuse, c’est que ceux qui en souffrent le plus sont ceux qui en sont le moins responsables. La responsabilité est beaucoup moins centrale pour la justice distributive. En effet, celle-ci est tournée vers l’avenir : on envisage les principes d’une distribution future. Si responsabilité il y a, elle porte sur ce que l’on peut faire désormais. Tant que l’on oppose les deux aspects de la responsabilité, entre ceux qui demandent le « redressement » des torts dont ils s’estiment victimes, et ceux qui envisagent la répartition idéale des tâches à venir, il ne peut y avoir que des dialogues de sourds. Mais ne peut-on pas tenter d’articuler les deux responsabilités pour lier justice corrective et justice distributive, comblant ainsi le fossé entre la justice attendue et la justice proposée ? Les pays du Nord ne sont-ils pas appelés à convertir leur responsabilité passée en responsabilité future ? Il ne s’agit pas de les désigner comme coupables, vis-à-vis d’actes passés dont ils

devraient être sanctionnés, mais d’agir de façon responsable vis-à-vis d’actes à venir, dans une situation où tous les pays se trouvent, non pas opposés (comme coupables et victimes), mais embarqués ensemble dans un avenir commun, qu’on le veuille ou non. Ainsi peut-on comprendre la relation entre responsabilité et justice qu’établit la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) de 1992 pour caractériser la mise en place d’institutions justes qui produiront une distribution équitable des charges et bénéfices de la lutte contre le changement climatique, en posant comme principe premier qu’il « incombe aux Parties de préserver le système climatique dans l’intérêt des générations présentes et futures, sur la base de responsabilités communes, mais différenciées, et de leurs capacités respectives25 ».

Responsabilité et justice Pour convertir la justice corrective en justice distributive, il suffit de prendre en considération les émissions historiques. Joan Martinez Alier, historien et économiste, propose ainsi d’inclure, dans les allocations de permis à polluer, la part du « commun atmosphérique » déjà consommée par les pays du Nord26. Le Nord s’est industrialisé, équipé et a pollué, contrairement au Sud : il faut en tenir compte dans la situation présente pour déterminer les mesures à prendre. Ceci peut apparaître comme une remarque de bon sens. Tout le monde, cependant, ne l’approuve pas. Le débat porte sur la nature de la responsabilité engagée. Sans doute le développement industriel du Nord estil responsable de l’augmentation massive des émissions de gaz à effet de serre. Mais il s’agit d’une responsabilité causale, nullement d’une responsabilité morale : c’est un événement physique ; il n’y a pas eu de faute morale, dont on pourrait désigner le coupable27. Le mécanisme de l’effet de serre fut exposé à la fin du XIXe siècle par Arrhénius, un scientifique suédois, mais il fallut attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que l’on constate l’augmentation effective du CO2 dans l’atmosphère et que l’on envisage les conséquences néfastes, au niveau global, de l’augmentation moyenne des températures. Ceux qui, au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, ont brûlé de la houille ou du pétrole pour développer leurs industries ne connaissaient pas les conséquences de ce qu’ils faisaient ; ils ne peuvent donc en être tenus pour responsables : il ne s’agit pas de conséquences prévues mais non voulues (dont on peut être tenu pour responsable) mais de conséquences inconnues. À l’argument de l’ignorance des générations passées, le plus fréquemment invoqué, peut s’ajouter celui de l’incapacité ou de l’impuissance des générations présentes, qui ne peuvent pas être rendues responsables d’un processus qui s’est engagé bien avant leur naissance et qu’elles n’avaient pas les moyens d’empêcher. Enfin, parler du Nord, ou des pays occidentaux, revient à leur attribuer une responsabilité collective, ce qui est injuste pour tous les habitants de ces pays qui n’ont nullement été des agents actifs et volontaires de l’industrialisation28. S’ajoutent des arguments plus pragmatiques : on ne fait pas payer les morts, il ne servirait à rien d’établir la responsabilité de générations disparues ; mieux vaut prendre en considération la capacité à payer. Tous ces arguments tendent donc à invalider l’attribution, aux pays occidentaux, du gros de la responsabilité du changement climatique. Ils peuvent être vus comme autant de justifications de la situation établie par les règlements internationaux. Tel est le point de départ des protocoles internationaux : en prenant l’année 1990 comme état initial, base de référence des calculs du plafond global d’émissions à atteindre comme des parts de base allouées à chacun, ces protocoles « effacent le passé »29, annulent toute dimension historique de la responsabilité. Tous les participants sont ainsi mis à égalité dans une responsabilité prospective qui les engage : prendre 1990 comme état initial, c’est partir d’un moment où nul n’est plus censé ignorer les effets sur le changement climatique de l’émission des gaz à effet de serre. Vis-àvis du futur, tous les États se trouvent à égalité : on peut donc leur appliquer à tous, quelle que soit leur histoire, le principe pollueur-payeur qui oblige celui qui est à l’origine d’une pollution à en supporter les conséquences30. La prise en compte de la responsabilité historique permettait à la fois de charger davantage les pays historiquement gros émetteurs de CO2, et de décharger les pays qui n’avaient pas participé aux émissions passées en ne les obligeant pas à réduire immédiatement les leurs. Le protocole de Kyoto, tout en affirmant la responsabilité commune, avait admis une application différenciée : les pays les plus pauvres pourraient poursuivre leur développement avant de limiter leurs émissions. À partir du moment où l’on efface toute responsabilité historique, et où l’on adopte un principe de responsabilité prospective, seules comptent les quantités actuelles de pollution. La Chine se trouve alors dans la même situation que les États-Unis. L’annulation de la responsabilité historique marque donc le passage d’une approche en termes de justice corrective, qui implique une vision différenciée et historique de la situation et distingue responsables et victimes, à une approche en termes de justice distributive qui met tout le monde à égalité devant une situation envisagée comme naturelle. Les émissions historiques sont en effet traitées comme des « événements naturels passés ayant des conséquences distributives présentes31 ». La situation serait la même si le changement climatique n’était pas d’origine anthropique : on en considère les résultats sans s’interroger sur la façon dont on y est parvenu. On ignore ce que Cyria Emelianoff appelle les « inégalités environnementales » : l’inégal accès aux ressources environnementales.

Or cette répartition, supposée naturelle, ne l’est pas. Que les pays riches soient, pour la plupart, localisés dans les zones tempérées, et les pays pauvres dans les zones extrêmes (tropicales, équatoriales ou polaires) n’est pas seulement une donnée naturelle, mais aussi le résultat d’une histoire où les pays riches ont profité des conditions favorables des zones tempérées pour s’enrichir et imposer au reste du monde un mode d’exploitation et de développement, qui convenait à leur environnement propre, mais qui s’est révélé beaucoup plus destructeur de l’environnement des pays dans lesquels il avait été exporté. Outre les inégalités environnementales, il faut aussi prendre en considération les inégalités écologiques, qui tiennent aux différences d’impact, car l’accès aux ressources entraîne des dommages écologiques et transforme la situation32. Naturaliser le passé, c’est occulter l’origine sociale des inégalités environnementales présentes, et donc passer à côté de la question centrale de la justice environnementale (celle des conséquences sociales des inégalités environnementales et écologiques). C’est aussi se mettre dans une situation difficile : peut-on vraiment maintenir une telle séparation entre ce qui tient à la nature (le passé naturalisé) et ce qui tient à l’action humaine (les conduites à venir) ? La question se pose à propos de l’égalitarisme cosmopolitique qui est la référence fréquente des modèles de justice environnementale globale (notamment climatique). Le point de départ, très simple, est celui d’une répartition égalitaire à tous les individus des mêmes droits (qui peuvent être des permis à polluer). Mais, à cette distribution égalitaire, la théorie de l’égalitarisme des chances (luck egalitarianism) apporte une correction redistributive, qui tient compte de la distinction entre choix et circonstances : il est juste de supporter les conséquences de ce que l’on a choisi, alors qu’une inégalité qui résulte d’une situation (imposée par le hasard, ou les circonstances) mérite compensation33. Il semblerait qu’appliquer à la distribution des permis d’émission cette distinction entre choix et circonstances conduirait à déclarer que les pays du Sud, qui se trouvent dans une situation géographique défavorable, méritent compensation. Telle devrait être la conséquence de la naturalisation des émissions historiques. Axel Gosseries, en s’inspirant des positions classiques des théories de la justice, fait des propositions à partir d’un schéma d’égalitarisme cosmopolitique. Il considère au contraire que « traiter les émissions passées comme des événements naturels » conduit à accorder aux pays du Nord des droits d’émission supplémentaires, alors que les pays du Sud, considérés comme responsables d’une pauvreté qui est la conséquence de choix effectués par ces sociétés, n’ont droit à aucune compensation34. La distinction entre choix et circonstances, dans la réflexion sur la justice, s’expose, de façon générale, à de fortes objections. Comme le montre le philosophe Jean-Fabien Spitz, à l’occasion d’une discussion plus générale des théories de l’égalitarisme des chances, il ne peut s’agir d’une distinction factuelle. Le partage ne peut être effectué qu’en fonction d’une norme sociale qui a pour objectif « d’équilibrer les exigences respectives de la sécurité et de la liberté » et qui doit être jugée par rapport à cet objectif35. Or, quand il s’agit de questions environnementales, dont la caractéristique est l’effacement de la distinction entre histoire humaine et histoire naturelle, la distinction n’a pas plus de sens factuel. Faute d’être élaborée normativement, quand elle est donnée comme si elle était factuelle, elle ne peut être qu’arbitraire et adaptée au gré des besoins justificatifs. Lorsque Brian Barry, dans un article sur la justice intergénérationnelle, pose que le « principe de responsabilité » (celui qui implique de prendre en charge les conséquences de ses actes) ne peut pas s’appliquer à la situation physique dont hérite une génération (le climat), alors qu’il est parfaitement pertinent en ce qui concerne la taille d’une population à un moment donné (« les générations à venir sont parfaitement responsables de leur nombre à un moment donné »)36, on peut penser qu’il différencie un passé dont on hérite et un avenir qu’on réalise. Mais, à y regarder de plus près, l’opposition n’est pas claire, et l’on peut avoir quelque doute sur le bien-fondé d’une distinction qui, aboutissant à considérer comme naturelle la situation climatique, mais nullement la situation démographique, peut conduire à exempter les pays du Nord de toute responsabilité, tout en accusant les pays du Sud d’une démographie excédentaire, dont ils doivent supporter les conséquences. Il n’est pas étonnant que la question des émissions historiques et de leur prise en considération ne cesse de faire retour, ce qui exige de reprendre un débat sur la responsabilité trop vite évacué dans la distinction entre choix et circonstances, ou entre responsabilité morale et physique (ou causale). Pour le philosophe Henry Shue, affirmer que la responsabilité causale ne peut pas être une responsabilité morale (argument de l’ignorance) revient à confondre pénalité et responsabilité. Il serait certes injuste de punir les propriétaires d’une usine très consommatrice de houille pour avoir provoqué un dommage dont ils ignoraient l’existence, mais cela ne les exempte pas de la responsabilité de ce dommage37. Shue dissocie ainsi la faute pénale de la responsabilité, tout en considérant celle-ci comme une responsabilité morale (impliquant une forme de faute). Quant à la responsabilité morale des générations présentes, elles n’avaient sans doute pas la possibilité d’interdire les émissions des générations qui les ont précédées, mais elles ont hérité de la situation ainsi créée. Si elles en ont accepté les bénéfices, on ne voit pas pourquoi elles en refuseraient les contraintes. « Si nous acceptons d’hériter des bonnes choses (titres, patrimoine, etc.), sommes-nous en droit de rejeter l’héritage des mauvaises (entre autres, les crimes coloniaux, les guerres, l’exploitation qui ont permis la constitution du patrimoine) ? », demande Ruwen Ogien38. On peut toujours refuser un héritage. L’accepter, c’est l’accepter en entier.

De quels dommages parle-t-on ?

Une fois admise la responsabilité morale des générations, passées et présentes, de pollueurs (fussent-ils ignorants de ce qu’ils faisaient ou incapables de s’y opposer) dans les dommages engendrés par ces pollutions, il ne s’agit pas seulement de déterminer le montant et la forme de la réparation à laquelle ont droit les victimes, mais de qualifier la façon dont elles ont été lésées : s’agit-il d’un dommage matériel, ou y a-t-il aussi une dimension morale ? Henry Shue juge que les inégalités écologiques sont intolérables, parce qu’elles s’accompagnent d’une inégalité de dignité ou de respect entre les parties en présence. Quand un groupe de personnes, explique-t-il, crée des problèmes et en laisse la charge à d’autres, il ne les traite pas comme des égaux mais comme un maître traiterait ses serviteurs (dont il attendrait qu’ils nettoient ses propres saletés)39. La question de la justice environnementale n’est pas seulement celle de la réparation des dommages matériels, mais aussi celle de l’égale considération des parties en présence. Cette analyse peut servir de référence pour juger la proposition de traiter les bénéficiaires actuels des émissions historiques comme des free-riders, définis comme ceux qui profitent de bénéfices sans payer tout ou partie des coûts correspondants40. Cette approche a des avantages certains. Elle permet d’éviter les objections concernant la responsabilité passée ou présente. Il n’y a pas à établir une faute passée, il suffit de jouir aujourd’hui des bénéfices d’une action sans en payer les coûts pour être considéré comme un freerider. En même temps, elle prend en considération la dimension historique des émissions. En raison des effets retards des émissions de gaz à effet de serre, on peut considérer les générations d’aujourd’hui comme les victimes directes des émissions d’hier. Enfin, la qualification des choses en termes de coûts/bénéfices se prête à la quantification car elle aborde la question du dommage en termes de justice distributive : il s’agit de rétablir un équilibre que le free-riding n’a pas respecté. Dans un article célèbre de philosophie pénale, Herbert Morris considère que ceux qui se sont conduits en free-riders ont commis une faute, en ne s’imposant pas les contraintes que les autres s’imposent, profitant des avantages sans en assumer les coûts (les contraintes). La punition (ici, la réparation) consiste à égaliser les choses : on retirera aux free-riders les bénéfices qu’ils se sont approprié en leur imposant une pénalité équivalente41. Une telle analyse adopte donc un modèle général de conduite intéressée, où chacun cherche son bénéfice : ce qui entraîne redressement vient de ce que, pour mieux maximiser son avantage, le freerider n’a pas pris en compte les contraintes de ses actions. On pourrait objecter que les bénéficiaires d’émissions historiques ne se comportent pas en free-riders (qui ne paient pas leur part de coûts) mais en parasites (qui font retomber les coûts sur les autres). Même si on en reste à la caractérisation la plus indulgente, la question est de savoir si le free-rider n’occasionne qu’un dommage matériel ou s’il met aussi en cause la valeur morale reconnue à celui qui en est victime, sa dignité. Il s’agit de savoir si l’acceptation de bénéfices crée une obligation selon les principes d’équité (fairness)42 : le free-rider bénéficie de formes de coopération sans payer sa juste part des coûts, sans tenir compte des règles de réciprocité de la coopération. Pour qu’existent des free-riders, il faut certes des bénéfices à tirer, mais aussi une coopération préalable. Le free-rider n’est pas celui qui, devant choisir entre coopération et défection, opte pour la seconde et refuse la première (comme l’individu de Hobbes dans l’état de nature), mais celui qui profite de la coopération préexistante, en en refusant la réciprocité. On ne peut être passager clandestin, au sens propre, que de transports publics qui existent déjà. De ce point de vue, les auteurs des émissions historiques (et leurs héritiers qui, en profitant des bénéfices, entérinent leur conduite) ne sont pas des passagers clandestins : cela supposerait qu’une sorte de coopération mondiale ait existé, dont ils auraient profité sans en payer les coûts. Or le développement de l’économie aux XIXe et XXe siècles a eu des répercussions mondiales, sans que l’unité du monde ait jamais été admise par ceux qui la réalisaient : ils ne prenaient pas en considération, comme des égaux, ceux que leur conduite affectait. Ils les traitaient comme des non-personnes43. Leur façon de ne pas payer les coûts environnementaux de leur développement industriel consista à les externaliser, traitant les pays non européens, leur territoire et ceux qui l’habitaient, comme un dépotoir naturel, les excluant du monde humain de la réciprocité. Pour traduire free-rider, « cavalier seul » conviendrait mieux que « passager clandestin » : les émissions historiques sont le fait de gens qui ont fait cavalier seul. On peut aborder sous cet angle la question de la dette écologique. Être en dette et le reconnaître signifient que l’on fait partie de la même communauté, du même monde commun. Si je suis en dette vis-àvis de la société qui a largement contribué à faire de moi ce que je suis, c’est que j’appartiens à cette société, et que je suis moralement tenu d’en être solidaire, de la respecter et d’en respecter les autres membres. Si je ne le fais pas, si je me comporte en cavalier seul, je suis asocial, une attitude moralement condamnable. Pour les pays riches, reconnaître leur dette envers les pays pauvres, ce serait d’abord (et surtout) accepter qu’il y ait un monde commun entre eux. Mais la dette écologique est aussi une dette envers la biodiversité (ou la nature en général) pour les biens qu’elle fournit gracieusement et les services que l’on tire de son fonctionnement. Reconnaître cette dette, c’est reconnaître que nous faisons partie de la communauté que forme la biosphère, qu’il est immoral de ne pas en être solidaire et de ne pas lui permettre de se perpétuer. Ce qui est en cause dans la demande de réparation ou dans les accusations portées contre les pays du Nord de chercher à se décharger du fardeau environnemental sur les pays du Sud, ce n’est pas seulement un préjudice matériel (économique ou financier), mais ce qui l’a rendu possible. Henry Shue précise que celui qui, ayant créé un problème, s’attend à ce qu’un autre paye les pots cassés, ne traite pas ce dernier en égal44. Ce qui est en jeu, ce sont donc des questions d’égalité et de dignité.

On se situe ainsi en amont de la distribution, car ce sont les conditions mêmes d’une distribution équitable qui sont en question. Dans le principe de « responsabilité commune mais différenciée », ce qui fait problème, ce n’est pas seulement l’attribution différenciée des responsabilités (problème de distribution), c’est l’idée même d’une responsabilité commune. Ou, plus exactement, l’élaboration d’une conception commune de la responsabilité est le préalable indispensable d’une attribution différenciée des responsabilités. Cela conduit à ne pas s’en tenir à la justice distributive.

Quel contrat pour la justice environnementale ? Au livre V de l’Éthique à Nicomaque, Aristote définit la justice comme ce qui a affaire à l’égal et est réglé par l’égal. Il en distingue deux « espèces » : la justice distributive, qui concerne le partage, et la justice corrective qui concerne les transactions, aussi bien les contrats que les délits. Mais cette définition, qui est la plus connue, n’est pas la seule. Elle est précédée d’une autre, qui considère la justice globalement, comme ce qui a rapport à la communauté politique (politikè koinônia) dans son ensemble, à ce qui la crée ou la sauvegarde. C’est ce qu’Aristote appelle la justice globale, ou totale, au regard de laquelle la définition de la justice distributive est qualifiée de « partielle45 ». Or cette justice globale nous semble être en jeu dans la question de la justice environnementale : est en cause ce qui crée et sauvegarde la communauté. Mais comment comprendre qu’il faille, pour y parvenir, partir de la dimension corrective des mouvements de justice environnementale ? Du point de vue aristotélicien, la justice corrective est subordonnée à la justice distributive ; elle n’a pas de rapport direct à la justice globale. Cela tient à ce que la distinction aristotélicienne ne se présente plus aujourd’hui de la même façon. Rawls développe bien une conception de la justice distributive (la justice comme équité), mais, en la situant dans la tradition contractualiste (celle de Hobbes, Locke ou Rousseau), il l’articule avec la justice globale. La situation originelle (sous voile d’ignorance) a une fonction comparable à celle du passage de l’état de nature à l’état civil par l’intermédiaire du contrat : elle constitue la communauté et en qualifie les membres. Aussi la justice corrective n’a-t-elle pas seulement affaire au « redressement » des transactions involontaires déviées ; elle touche à la communauté elle-même. Pour Locke, comme pour Rousseau, celui qui commet un délit porte atteinte au contrat et s’exclut de la communauté. L’existence d’injustices écologiques amène à s’interroger sur ce qui lie entre eux ceux qui en sont responsables et ceux qui les subissent. En 1991 s’est tenu « The First National People of Color Environmental Leadership Summit », issu de la coordination de divers mouvements locaux de justice environnementale, qui a adopté des « principes de justice environnementale ». Ceux-ci mettent l’accent sur l’autodétermination et sur le respect pour la diversité des perspectives culturelles, beaucoup plus que sur la justice distributive. Celle-ci n’est mentionnée que dans deux des dix-sept principes adoptés par le sommet46. La question n’est donc pas seulement celle de la distribution des biens mais aussi celle de la communauté au sein de laquelle cette distribution peut être effectuée. De quelle communauté s’agit-il ? Lorsque les pays du Sud envisagent un règlement des inégalités écologiques en termes de « dette écologique », ils ne demandent pas seulement une compensation équitable, ils veulent établir une égalité entre partenaires, égalité que les politiques coloniales ou postcoloniales ont bafouée. Cependant, en établissant une équivalence entre dette écologique (ce que les pays du Nord leur doivent) et dette financière (ce qu’ils doivent aux pays du Nord), les défenseurs de la dette écologique effacent la dimension environnementale de leur contentieux. Non seulement l’environnement est traité comme une quantité mesurable, mais il entre dans la grande équivalence des valeurs économiques. Être libérés de leur dette permettrait aux pays du Sud de se développer plus aisément, mais rien n’indique que cela se ferait dans un souci environnemental. La perspective n’est pas toujours à ce point anthropocentrique. En 2007, devant les Nations unies, le président équatorien Rafael Correa lança le projet Yasuni-IT. Il se proposait d’interdire les forages dans le parc naturel du Yasuni, où vivent des communautés indigènes isolées, moyennant une compensation financière payée par la communauté internationale, et s’engageait à réinvestir l’argent dans les énergies renouvelables, le soutien aux populations locales et la protection des parcs naturels. La question était celle de la capacité de la communauté internationale à mettre en pratique ses engagements en faveur de l’environnement, pour maintenir un parc naturel et ne pas augmenter la quantité d’énergies fossiles en circulation. Mais les fonds promis n’ont pas été versés et Rafael Correa a annoncé le 15 août 2013 qu’il mettait fin au projet47. Cet échec fait douter de l’existence d’une communauté mondiale autour des questions d’environnement. Ce qui donnerait consistance à cette communauté, ce n’est ni une naturalisation (considérer l’humanité comme une « espèce ») ni un « destin commun » (que les pays s’empressent d’oublier), mais un véritable contrat, qui reste à définir, et qui devrait inclure la nature. Ce qui semble difficile à concevoir au niveau mondial, s’appréhende-t-il mieux au niveau local ? À la décision du président équatorien le mouvement d’Indiens Ecanuari, qui regroupe douze communautés a vivement réagi, et en a appelé à une consultation populaire. Il a été rejoint par des mouvements écologistes. On peut voir là l’apparition d’un nouveau mouvement de justice environnementale, qui met en cause une forme de pollution des lieux de vie. Des préoccupations environnementales y convergent avec des préoccupations sociales qui sont aussi des préoccupations culturelles. Comprendre la justice environnementale, c’est donc comprendre l’articulation du social et de l’environnemental au sein d’une unité culturelle, où la communauté ne rassemble pas seulement des hommes, mais des humains et des non-

humains dans un même espace partagé. C’est ainsi que ceux qui ont pris part à un mouvement s’opposant, dans une banlieue de Los Angeles, au projet d’implantation d’une usine d’incinération de déchets, en sont venus à qualifier la terre de « communauté de vie48 » (voir aussi le chapitre suivant).

Inégalités et corruption morale Nous ne pouvons que constater à quel point la justice proposée ne répond pas à l’injustice éprouvée. C’est particulièrement net en matière de justice climatique, où l’objectif semble trop souvent d’impliquer tous les États pour, ensuite, décharger les États les plus riches et charger les États les plus pauvres. Les premiers resteront donc, dans le vocabulaire employé par ceux qui présentent ces schémas, au mieux des free-riders et, plus sûrement, des parasites. Comment peut-on dévoyer de la sorte le raisonnement moral ? Ce n’est pas seulement le schéma distributif proposé qu’il faudrait redéfinir, ce sont les conditions de possibilité d’une distribution qui ne semblent pas exister : la communauté au sein de laquelle interviendrait cette distribution est à définir. Les propositions de distribution de permis à polluer rappellent la situation présentée par Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Les riches convient les pauvres à une association commune. L’échec est patent : les inégalités et l’oppression politique s’aggravent. Ce qui pose problème, ce ne sont pas les termes de l’échange proposés par les riches, mais le fait qu’ainsi proposé le contrat ne parvient pas à créer une communauté. Le Contrat social (publié après le Discours sur l’origine de l’inégalité) est nécessaire à la constitution d’une véritable communauté politique. Or, en matière de communauté internationale, il se peut que rien de ce qui a été élaboré jusqu’à présent ne convienne aux problèmes environnementaux. Il existe deux conceptions de la communauté mondiale. Celle de Rawls, exposée en 1993 dans une conférence reprise et développée en 1999 : il s’agit de transposer entre les peuples les principes de justice qu’il avait définis au sein d’une société politique dans sa Théorie de la justice (1971)49. À cette conception des rapports internationaux, qualifiée de droit des gens ou droit des peuples (law of people) car elle met en rapport des collectivités politiques, s’oppose la conception cosmopolite de Thomas Pogge (disciple de Rawls), mais aussi de l’utilitariste Peter Singer qui invite à étendre les principes de justice à tous les individus du monde, sans tenir compte des appartenances nationales. La conception du droit international élaborée par Rawls porte essentiellement sur la guerre et la paix. Il s’agit de savoir avec quels États nous (pays libéraux) devons nous considérer en paix et avec quels États nous pouvons avoir à faire la guerre, et selon quelles règles. Or non seulement les cas de pollutions entre pays ne peuvent être qu’analogiquement traités comme des conflits guerriers, mais surtout le schéma de Rawls fait intervenir des États indépendants, aux frontières bien délimitées. La géographie environnementale ne recoupe pas la géographie politique, ce qui crée de nouvelles formes de solidarité. Les propositions de schémas de justice climatique font généralement appel à des conceptions cosmopolitiques, ce qui correspond bien à l’idée que la crise environnementale unifie l’humanité. Mais comme il faut tenir compte de l’existence de plusieurs États, cela conduit, pour passer de l’interindividuel à l’interétatique, à une conception extrêmement abstraite des individus comme des États, sans rapport avec la situation réelle, si bien que les corrections du schéma général sont le plus souvent arbitraires. Ainsi, le même auteur peut tout aussi arbitrairement tenir compte du passé en avançant l’argument du grandfathering et nier, dans d’autres cas, toute dimension historique à la situation en la naturalisant. Les débats autour des questions de justice climatique ont surtout porté sur ce qui était à distribuer, le distribuendum. On peut tenter d’évaluer les propositions faites en les référant à la communauté au sein de laquelle se fait cette distribution. Henry Shue a proposé que l’on ne s’en tienne pas à une distribution égalitaire, mais que l’on s’assure que la distribution adoptée garantisse à chaque pays le minimum d’émissions qui lui permet de vivre : c’est pourquoi il distingue émissions de luxe et émissions nécessaires50. Il est certain qu’une communauté qui ne garantirait pas à chacun de ses membres la possibilité de continuer à exister ne pourrait pas prétendre être une communauté. Ce qui compte, c’est de parvenir à constituer une communauté mondiale sur l’environnement. Non seulement elle n’existe pas, mais nous n’en connaissons pas les conditions. Une autre proposition a consisté à dire que le problème n’était pas celui de la distribution de droits (au sens d’une quantité attribuée à chacun), mais celui des droits humains individuels à jouir d’un environnement sain51. Il s’agirait donc de redéfinir les libertés fondamentales. On peut s’interroger sur les propositions pratiques auxquelles cela conduirait. Surtout, est-il envisageable de concevoir les droits relatifs à l’environnement comme purement individuels ? Les principes de justice environnementale définis au premier Sommet environnemental des peuples de couleur, en 1991, énoncent « le droit de tous les travailleurs à un environnement sûr et sain » (safe and healthy) et celui des victimes d’injustice environnementale à recevoir des compensations52. Mais ces droits ne doivent-ils pas être également pensés comme des droits collectifs, au sens où, non seulement on jouit en commun d’un environnement, mais où les manières d’en jouir varient d’une société à l’autre, d’une culture à l’autre ? À l’article 5, la même déclaration affirme « le droit fondamental à une autodétermination de tous les peuples en matière politique, économique, culturelle et environnementale ». Cela revient à inscrire le droit à un environnement sain dans un contexte collectif, politique et culturel. Là aussi, la question de la justice environnementale débouche sur une réflexion sur la dimension collective de l’environnement, sur la communauté.

En passant de l’injustice éprouvée à la justice proposée, se perdent également les inégalités, la pleine dimension des inégalités écologiques. Les discussions internationales, comme les propositions de justice qui s’en inspirent, ne tiennent compte que des inégalités d’accès aux ressources naturelles ou au développement. L’environnement est pensé comme une extériorité naturelle, devant laquelle les hommes sont inégalement situés. Ces inégalités naturelles doivent-elles être considérées comme injustes ? La réponse à cette question a changé. Au XVIIIe siècle, quand se développe la réflexion économique, ceux qui, comme Turgot, dénoncent tous les règlements qui entravent l’égalité d’accès à la concurrence économique, ne mettent pas en cause ces contraintes quand elles sont d’origine naturelle : un monopole commercial doit être supprimé quand il résulte de décisions humaines, mais il n’est pas contestable quand il s’agit d’une rente de situation naturelle (comme celle qui, au XVIIIe siècle, assurait à la Hollande sa supériorité maritime, du fait que tout le pays ou presque était au bord de la mer). La conception de l’égalitarisme des chances, qui veut compenser le résultat des circonstances, voit au contraire dans la situation naturelle le modèle même de l’arbitraire. Vouloir compenser un tel arbitraire est bien présomptueux : comme si l’on pouvait construire un monde complètement à l’abri de la nature (sans compter que les activités sociales créent leur propre « nature », du fait des conséquences involontaires des actions intentionnelles). On pourrait dire (comme Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité) que les inégalités naturelles ne se font sentir qu’au sein de la société, sans cesser pour autant d’être naturelles. C’est cette intrication du social et du naturel, ou du social et de l’environnemental, qu’il faut étudier pour comprendre en quoi consistent les inégalités écologiques et comment lutter contre elles. Naturaliser une situation est une façon d’annuler la responsabilité que l’on peut en avoir. Il n’est donc pas étonnant que ceux qui profitent des inégalités écologiques en occultent la dimension sociale. Plus étonnante est l’ignorance des questions de justice environnementale chez ceux-là mêmes qui sont victimes d’inégalités écologiques. La volonté de certains pays du Sud d’échanger dette écologique contre dette financière revient à faire disparaître la dimension environnementale du problème. On ne trouve guère, en Europe, de mouvements de justice environnementale comparables à ceux qui agissent en Amérique du Nord (et du Sud). Ils y sont même ignorés et dévalorisés en étant assimilés à des mouvements locaux sans portée générale (Nimby53). La dimension environnementale reste la dimension cachée de revendications qui semblent se focaliser sur le social. Si l’on en croit les discours politiques et syndicaux sur ces questions, la revendication de justice sociale y est souvent indifférente, voire hostile, aux problèmes écologiques, comme s’il ne pouvait s’agir que d’un fardeau supplémentaire, et non de l’amélioration d’une situation qui pèse plus lourdement sur les plus défavorisés. S’il existe indubitablement des problèmes de justice environnementale, ils ne semblent pas réductibles aux schémas classiques de justice. Ils requièrent une autre analyse de la situation et exigent de prendre en compte la dimension culturelle du rapport à l’environnement.

1. Robert FIGUEROA et Claudia MILLS, « Environmental justice », loc. cit., p. 429. 2. Stephen GARDINER, Simon CANEY, Dale JAMIESON et Henry SHUE (dir.), Climate Ethics. Essential Readings, Oxford University Press, Oxford, 2010. 3. Ronald SANDLER et Phaedra PEZZULLO (dir.), Environmental Justice and Environmentalism, op. cit., p. 13. 4. Andrew DOBSON, Justice and the Environment. Conceptions of Environmental Sustainability and Dimensions of Social Justice, Oxford University Press, Oxford, 1998, p. 6. 5. Brian BARRY, « Sustainability and intergenerational justice », in Andrew LIGHT et Holmes ROLSTON III (dir.), Environmental Ethics, op. cit., p. 488. 6. Dale JAMIESON, « Justice », loc. cit., p. 85-101 ; David SCHLOSBERG, Defining Environmental Justice, op. cit. 7. Iris Marion YOUNG, « Justice and hazardous waste », The Applied Turn in Contemporary Philosophy, Bowling Green Studies in Applied Philosophy, nº 5, 1983, p. 171-183. 8. Voir Anne HABBARD, « L’éthique environnementale : la défaite du politique ? », La Justice environnementale, Raison publique, nº 8, 2008, p. 29-42. Dans le même numéro, Axel Gosseries se place dans cette perspective d’application, tout en reconnaissant que, pour passer des questions générales aux questions environnementales, on a besoin de « traduction ». 9. Paul RICŒUR, Le Juste, Seuil, Paris, 1995, p. 11. 10. Robert FIGUEROA et Claudia MILLS, « Environmental justice », loc. cit., p. 426. 11. Dale JAMIESON, « Global environmental justice », Morality’s Progress, Clarendon Press, Oxford, 2002, p. 297. 12. Jean-Paul DELÉAGE, « Présentation », Des inégalités écologiques parmi les hommes, Écologie et politique, nº 35, 2007, p. 14. 13. J. Baird CALLICOTT, « De la Land Ethic à l’éthique de la Terre. Aldo Leopold à l’époque du changement climatique global », in Hicham Stéphane AFEISSA (dir.), Écosophies, la philosophie à l’épreuve de l’écologie, op. cit., p. 75. 14. Stephen GARDINER, « Introductory overview », in Stephen GARDINER, Simon CANEY, Dale JAMIESON et Henry SHUE (dir.), Climate Ethics, op. cit., p. 14. Gardiner renvoie à Henry Shue et Peter Singer. 15. Simon CANEY, « Cosmopolitan justice, responsability, and glogal climate change », in ibid., p. 139. 16. Eric POSNER et David WEISBACH, Climate Change Justice, Princeton University Press, Princeton, 2010. 17. Le grandfathering fait référence aux mesures qui ont permis, dans les États-Unis d’après la guerre de Sécession, d’accorder à certains Blancs qui ne savaient ni lire ni écrire, parce que leurs grands-pères votaient déjà, un droit de vote que l’on refusait aux Noirs analphabètes. Voir Axel GOSSERIES, Égalitarisme cosmopolite et effet de serre, Les séminaires IDDRI, nº 14, 2006 ; Luc BOVENS, « A lockean defence of grandfathering emission rights », in Denis ARNOLD (dir.), The Ethics of Global Climate Change, Cambridge University Press, Cambridge, 2011. 18. Stephen GARDINER, « A perfect moral storm : climate change, intergenerational ethics and the problem of moral corruption », in Stephen GARDINER, Simon CANEY, Dale JAMIESON et Henry SHUE (dir.), Climate Ethics, op. cit, p. 87-98. 19. Iris Marion YOUNG, « Justice and hazardous waste », loc. cit. ; David SCHLOSBERG, Defining Environmental Justice, op. cit. 20. Cyria EMELIANOFF, « La problématique des inégalités écologiques. Un nouveau paysage conceptuel », Des inégalités écologiques parmi les hommes, Écologie et politique, nº 35, 2007, p. 23-26. 21. « “Changer le système, pas le climat” : la construction du mouvement pour la justice climatique », Mouvements, nº 63, juillet-sept. 2010, p. 54. 22. Cyria EMELIANOFF, « La problématique des inégalités écologiques », loc. cit., p. 23. 23. « Changer le système, pas le climat », loc. cit., p. 55. 24. Laurent ÉLOI, Social-écologie, Flammarion, Paris, 2011, p. 28. 25. On trouve la même idée dans le principe de « responsabilité commune mais différenciée » de l’article 7 de la déclaration de Rio cité plus haut. 26. Joan Martinez ALIER, « Valeur économique, valeur écologique », Écologie et politique, nº 1, 1992. Voir aussi idem, L’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde (trad. par André Verkaeren), Les Petits Matins/Institut Veblen, Paris, 2014. 27. Sur les divers sens du terme « responsabilité » et les confusions que cela peut entretenir, voir Ruwen OGIEN, « Responsable de tout et de rien », La Panique morale, Grasset, Paris, 2004, p. 207-218. 28. Voir Simon CANEY, « Cosmopolitan justice, responsability, and glogal climate change », loc. cit. ; Axel GOSSERIES, Égalitarisme cosmopolite et effet de serre, op. cit., p. 41.

29. Amy Dahan DALMEDICO, « Le régime climatique entre science et expertise et politique », loc. cit., p. 131. 30. Principe adopté par l’OCDE en 1972 et 1974, voir la brochure de 1975, The Polluter Pays Principle : Definition, Analysis, Implementation. 31. Axel GOSSERIES, Égalitarisme cosmopolite et effet de serre, op. cit., p. 44. 32. Cyria EMELIANOFF, « La problématique des inégalités écologiques », loc. cit., p. 22. 33. Jean-Fabien SPITZ, Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale, Vrin, Paris, 2008. 34. Axel GOSSERIES, Égalitarisme cosmopolite et effet de serre, op. cit., p. 39 et p. 44. 35. Jean-Fabien SPITZ, Abolir le hasard ?, op. cit., p. 338. 36. Brian BARRY, « Sustainability and intergenerational justice », loc. cit., p. 489. 37. Henry SHUE, « Global environment and international inequality », in Stephen GARDINER, Simon CANEY, Dale JAMIESON et Henry SHUE (dir.), Climate Ethics, op. cit., p. 104. 38. Ruwen OGIEN, La Panique morale, op. cit., p. 215. 39. Henry SHUE, « Global environment and international inequality », loc. cit., p. 104. 40. Axel GOSSERIES, « Historical emissions and free-riding », Ethical Perspectives, nº 11, 2004, p. 36-60 (l’auteur cite la définition, de David Gauthier) ; Paul BAER, « Adaptation to climate change », in Stephen GARDINER, Simon CANEY, Dale JAMIESON et Henry SHUE (dir.), Climate Ethics, op. cit. 41. Herbert MORRIS, « Persons and punishment », The Monist, nº 54, 1968 (repris dans Jeffrie G. MURPHY [dir.], Punishment and Rehabilitation, Wadsworth Publishing, Belmont, 1985 [2e éd.]) ; H. L. A. HART, « Are there any natural rights ? », Philosophical Review, nº 64, 1955, p. 175-191. 42. Richard J. ARNESON, « The principle of fairness and free-rider », Ethics, vol. 92, nº 4, 1982, p. 620. 43. Mike DAVIS, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines du sous-développement (trad. par Marc Saint-Upéry), La Découverte, Paris, 2006 (nouv. éd.). 44. Henry SHUE, « Global environment and international inequality », loc. cit., p. 104. 45. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, livre V (4.1, pour la justice globale, 5.2 pour la justice partielle). Voir la présentation dans Cornelius CASTORIADIS, « Valeur, égalité, justice, politique, de Marx à Aristote et d’Aristote à nous », Les Carrefours du labyrinthe, op. cit., p. 358 et suiv. 46. Dale JAMIESON, « Justice », loc. cit., p. 91. 47. Thomas Diego BADIA et Pierre LE HIR, « L’Équateur renonce à sanctuariser le parc Yasuni pour en exploiter le pétrole », Le Monde, 18-19 août 2013. 48. Giovanna DI CHIRO, « Nature as community : the convergence of environment and social justice », in William CRONON (dir.), Uncommon Ground, op. cit., p. 298-320. 49. John RAWLS, Théorie de la justice (trad. par Catherine Audard), Seuil, Paris, 1987 [1971] ; idem, Libéralisme politique (trad. par Catherine Audard), PUF, Paris, 1995 [1993] ; idem, Paix et démocratie. Le droit des peuples et la raison publique (trad. par Bertrand Guillarme), La Découverte, Paris, 2006 [1999]. 50. Henry SHUE, « Subsistence emissions and luxury emissions », in Stephen GARDINER, Simon CANEY, Dale JAMIESON et Henry SHUE (dir.), Climate Ethics, op. cit., p. 200-214. 51. Simon CANEY, « Climate change, human rights and moral thresholds », in ibid., p. 163-177. 52. Environmental Justice and Environmentalism, appendix A, articles 8 et 9, p. 322. 53. Not in my backyard : cet acronyme est le plus souvent utilisé par ceux qui dénoncent le caractère égoïste et à courte vue de certains mouvements environnementaux locaux.

11 Diversité culturelle et environnement

L

es schémas distributifs proposés pour répondre aux problèmes de justice environnementale sont décevants. En envisageant la distribution des biens et des maux environnementaux, ils laissent en effet de côté la question préalable de la communauté au sein de laquelle effectuer la distribution. Mais cette distribution elle-même pose problème. Appréhender la justice environnementale comme une justice distributive revient à en privilégier un modèle économique, et à voir dans l’environnement un ensemble de biens à répartir. Ceux qui s’en tiennent aux inégalités environnementales, c’est-à-dire aux inégalités d’accès aux ressources naturelles, adoptent cette vision économique. Pourtant, dès que l’on étudie les inégalités écologiques, c’est-à-dire les différences sociales d’impact sur l’environnement, on est amené à voir les choses autrement. Non seulement parce que l’on peut prendre en considération la responsabilité des actions passées dans la distribution présente (ce dont la justice distributive fait peu de cas), mais surtout parce qu’il faut alors tenir compte de la dimension collective de ces actions passées : même si ces actions peuvent se résoudre en une somme d’interventions individuelles, celles-ci ont mis en œuvre des façons communes de faire, de voir, d’agir ensemble. Si les inégalités environnementales s’analysent en termes d’allocation de biens, les inégalités écologiques renvoient à des différences culturelles, car la révolution industrielle est elle-même un fait culturel. Pour échapper aux impasses de la conception distributive de la justice environnementale, il faudrait cesser de se régler sur la vision économique à laquelle renvoient les conceptions de la justice comme équité, pour en venir à une vision culturelle des inégalités écologiques. Depuis une vingtaine d’années, la réflexion sur la justice sociale a montré l’insuffisance des modèles économiques de la justice comme équité. Ceux-ci laissent de côté des injustices qui résultent de l’imposition de normes culturelles qui concernent les modes de reconnaissance et de participation1. Ne peut-on, pour les questions environnementales, effectuer un déplacement comparable, des schémas économiques à l’étude des différences culturelles2 ? Les problèmes environnementaux apparaissent alors liés à l’imposition d’une culture dominante et à la difficile coexistence des cultures. Mais, jusqu’à quel point les revendications culturelles intègrent-elles la dimension environnementale ? Nous serons conduits à envisager en quoi l’approche culturelle des questions environnementales modifie la conception de la coexistence des cultures. Le problème inverse se pose aussi : que toute culture ait une dimension environnementale ne signifie pas qu’elle soit nécessairement bonne pour l’environnement. Si on leur a parfois reproché une apologie naïve du bon sauvage écologique, les environnementalistes se montrent également méfiants vis-à-vis de la « culturalisation » de l’environnement3. Ils dénoncent vigoureusement certaines pratiques culturelles qui mettent en danger la diversité biologique, faisant resurgir le conflit entre justice et nature, ou entre utilisation et conservation. Ce faisant, n’accorde-t-on pas une importance démesurée aux peuples indigènes et n’est-on pas conduit à essentialiser les cultures ? Nous verrons que ce n’est pas le cas. L’approche culturelle de l’environnement permet de prendre en compte la diversité des situations, et d’articuler, beaucoup mieux que ne le fait une approche économique en termes d’intérêts, les dimensions sociales et environnementales.

La dimension environnementale des revendications culturelles Apparues dans les années 1990, les théories du multiculturalisme ont mis en cause la neutralité proclamée des normes politiques des démocraties occidentales et contribué à promouvoir, en lieu et place d’un universalisme assimilateur, des modes de reconnaissance des contextes propres à chaque minorité4. Quelle place l’environnement tient-il dans les revendications culturelles ? La question est assez peu abordée – quand elle n’est pas écartée – dans les écrits politiques sur le multiculturalisme. Parlant du Québec, Charles Taylor oppose ainsi la langue, élément d’identité collective, aux simples ressources environnementales, comme « l’air ou les espaces verts »5. Cette vision typiquement occidentale qui sépare la nature et la culture, et réduit la nature à l’état de ressources peut se justifier. La question du multiculturalisme est liée aux déplacements de populations. Les immigrés apportent avec eux leur culture, mais changent d’environnement. Celui-ci peut sembler avoir moins d’importance dans l’identité culturelle que des éléments comme la langue. On ne peut cependant pas affirmer que l’environnement est toujours indifférent, ou extérieur à ce qui fait l’identité d’un groupe social. L’exemple de populations autochtones qui vivent depuis longtemps dans le même environnement est, de ce point de vue, éclairant. En étudiant, dans « Structuralisme et écologie », la façon dont telle ou telle société choisit un fragment représentatif de son habitat pour l’affecter d’une signification particulière et l’intégrer

dans tel ou tel mythe6, Claude Lévi-Strauss montre bien à quel point ces populations ont besoin de la nature pour signifier leur culture. Le rapport à la nature fait partie de la culture. À voir la façon dont les pratiques de subsistance s’imbriquent dans l’ensemble des activités sociales, on peut, comme le fait Karl Polanyi dans sa réflexion critique sur la théorie économique dominante, parler d’« économie substantielle7 » ou, tout aussi bien, d’écologie. Les cultures, en ce sens, sont bien des formes de vie. Aussi est-il rare que les revendications environnementales des populations autochtones soient simplement économiques (au sens où il ne s’agirait que de moyens neutres et remplaçables). Aux États-Unis, des populations Hopis et Navajos protestent contre l’utilisation croissante, à des fins d’exploitation minière, de sources d’eau aquifère situées sur leur territoire. Elles sont certes privées de la sorte de ressources hydrauliques pour leur agriculture, mais ce n’est pas là leur argument principal : elles font valoir qu’il s’agit de sources sacrées qui jouent un rôle important dans leurs cérémonies religieuses. Dans ces régions arides, l’eau est un élément essentiel de leur existence spirituelle aussi bien que physique8. De même, en affirmant leur droit à chasser les baleines, les Makahs, population aborigène de la côte Ouest des États-Unis dans l’État de Washington, ne défendent pas seulement un droit d’accès à des ressources alimentaires. Cette chasse tient à l’ossature même de leur société. Leur interdire cette pratique mettrait en danger leurs traditions, leur identité, leur communauté9. Chasser la baleine aide les Makahs à se souvenir de « qui ils sont » : ils se targuent de consommer de la chair de baleine depuis 2 200 ans et de pratiquer cette chasse depuis au moins 1 500 ans10. Et tout cela sur un même territoire. Les revendications environnementales des peuples indigènes (continuer à pratiquer leurs usages du sol, ou de l’eau) croisent ainsi la dimension historique, propre aux traditions culturelles, avec une dimension spatiale. Ces protestations font état de l’existence d’un monde commun, d’une communauté écologique que les populations indigènes forment avec leur milieu de vie, d’autant qu’ils ne font pas de différence ontologique entre les hommes et la nature. Envisagée de la sorte, la dénonciation de la biopiraterie (comme accès non autorisé aux ressources biologiques d’un territoire indigène) va bien au-delà d’une demande de partage équitable des bénéfices entre des populations pauvres et de riches sociétés commerciales. Le rapport aux espèces vivantes, dont certains peuples se considèrent comme les descendants, fait partie de leur identité culturelle. En rester au schéma distributif serait appliquer une grille individualiste à ce qui relève de droits collectifs, et rechercher les règles d’un partage interindividuel, là où, ce qui est en jeu, c’est l’existence d’une collectivité et sa reconnaissance en tant que communauté politique11. C’est parce que le maintien de leur culture passe par le contrôle d’un territoire sur lequel tous les usages ne peuvent pas se superposer que les populations autochtones ne sont pas caractérisées seulement comme des groupes ethniques mais bien comme des minorités nationales12. Cela peut impliquer des droits politiques (autonomie territoriale, autogouvernement). Plutôt que de démocratie multiculturelle, il faudrait parler de démocratie multinationale13. On en vient ainsi à des revendications politiques qui conduisent à des formes de fédéralisme, voire qui relèvent du droit international : il est question de souveraineté et d’associations de peuples et pas seulement de reconnaissance individuelle de citoyens14. L’article 11 des Principes de justice environnementale des peuples de couleur, adoptés en 1991 à la suite des mouvements locaux de justice environnementale, impose au gouvernement américain d’affirmer « la souveraineté et l’autodétermination des peuples indigènes dont il occupe les terres15 ». La dimension environnementale de la revendication culturelle des peuples indigènes, en faisant apparaître l’importance du territoire, et la dimension collective des droits revendiqués par des communautés qui visent l’indépendance, met en question les limites politiques du multiculturalisme, peutêtre même sa possibilité. Le philosophe James Tully considère ainsi que certaines formes proclamées de multiculturalisme, lorsqu’elles restent individuelles et libérales, sont en fait des formes d’assimilation de populations autochtones qui perpétuent un « colonialisme interne ». Il entend par là les formes de domination exercées par des populations occidentales (par exemple, aux États-Unis et au Canada) sur des populations autochtones demeurant sur le même territoire et dont le seul avenir est la disparition par assimilation culturelle, plutôt que par extinction physique. C’est ce qui le différencie d’un colonialisme externe, dans lequel des populations locales sont sous la domination de colonisateurs dont la métropole est géographiquement éloignée16. Dans ces conditions, les possibilités, pour les populations autochtones, de se libérer de la domination coloniale interne pour atteindre des formes effectives d’autogouvernement (ce qui supposerait, non pas d’obtenir des droits au sein de la domination intérieure, mais de relever du droit international) sont extrêmement limitées. Il ne leur reste qu’à jouer de la marge de liberté possible dans les dispositifs de domination qui leur sont imposés pour maintenir leur identité culturelle. Dans ces luttes de résistance, celles qui visent le maintien et la continuité des pratiques environnementales jouent un rôle important17. L’entrée en scène de l’environnement, dans la revendication culturelle, est celle d’un type de rapport à la nature qui peut être irréductible à d’autres formes culturelles de rapports à la nature. Cela met en question l’ambition d’un multiculturalisme qui voudrait permettre à toutes les formes de culture de s’exprimer et d’être reconnues. Plusieurs cultures peuvent-elles coexister dans un même espace, quand celui-ci n’est pas un support neutre, mais fait partie intégrante de l’identité culturelle de certaines d’entre elles ? La question des libertés est, de façon générale, celle de leur coexistence. Cela suppose d’accorder de la considération à chaque liberté, de reconnaître ce qui la rend irréductible à une autre, mais aussi de trouver un terrain commun sur lequel ces libertés peuvent coexister. Il est certainement plus facile de faire

coexister des libertés individuelles, quand celles-ci partagent la même vision générale du monde, que de faire coexister des collectivités qui se pensent comme indépendantes, qui n’ont pas de vision du monde commune, et qui, notamment, ne partagent pas l’individualisme libéral. Prendre en compte la dimension environnementale des cultures, c’est renforcer leur hétérogénéité et rendre leur coexistence plus difficile. La difficulté à faire entrer des cultures indigènes dans les modes de coexistence du multiculturalisme libéral ne peut-elle pas être comparée à celle que rencontrent les éthiques environnementales non anthropocentriques lorsqu’elles sont confrontées aux théories libérales de la justice ? Ce rapprochement est suggéré par James Tully, spécialiste de philosophie politique, mais aussi Canadien, qui a écrit à la fois sur le multiculturalisme, les problèmes politiques des peuples indigènes affrontés à la domination coloniale, et sur ce que pourrait être une éthique écologique dans des conditions globales18. Dans le cas des éthiques écologiques, comme dans celui des peuples indigènes, on découvre les limites des schémas libéraux de justice. Les éthiques environnementales font surgir un conflit entre justice et nature. Mais peut-on trouver dans ce conflit entre développement et conservation un arbitrage équitable (fair) ? Elles se réclament de conceptions du bien commun, et sont rejetées par des éthiques procédurales qui, comme celles de Rawls ou d’Habermas, posent la priorité du juste sur le bien. Dans le meilleur des cas, ces éthiques environnementales, parce qu’elles se réclament d’une conception du bien, sont renvoyées à la sphère privée, à la façon dont les conceptions libérales le font pour les religions. Philippe Van Parijs écrit ainsi : Exiger un respect pour la Nature comme telle, indépendamment de l’intérêt que celle-ci présente pour l’homme n’a pas d’autre poids, dans une société pluraliste, que le respect qu’une communauté de croyants exige pour les commandements de son Dieu : décisif s’il s’agit de déterminer le sens de sa vie ou la source de ses engagements, nul dès que l’on quitte le domaine de l’éthique privée pour établir par le débat public les règles qu’il est équitable que la société impose à tous ses membres19.

Cette assimilation du rapport à la nature à un culte privé n’est pas acceptable. La question écologique, et avec elle celle du rapport à la nature relève de l’espace public : c’est ainsi qu’elle a été introduite dans le débat public et qu’elle est devenue l’objet de politiques publiques, auxquelles on a affecté un ministère. On peut dire la même chose pour les minorités culturelles : c’est bien parce que la différence culturelle n’est pas seulement une affaire privée, mais qu’elle engage des normes qui organisent l’espace public, que la question du multiculturalisme se pose. La revendication culturelle des peuples et la revendication écologique des éthiques environnementales semblent donc converger. Elles ont le même ennemi : l’uniformité réductrice de la culture dominante. Ne peuvent-elles s’appuyer l’une l’autre ? Pour que cela soit possible, il faudrait que les environnementalistes se situent à égalité avec les peuples autochtones. Or ce n’est pas le cas : qu’ils les protègent, ou qu’ils les critiquent, ils se placent toujours en position de les juger.

Diversité des cultures, unité de la nature ? Fort généreusement, Arne Naess affirme que les militants écologistes se soucient autant de préserver la diversité culturelle que la diversité biologique : ils « s’opposent à l’annihilation des phoques et des baleines tout autant qu’à celle des peuples et des cultures primitives20 ». L’ennui, c’est que les Makahs (et bien d’autres populations indigènes21) chassent les baleines, et se trouvent donc en conflit avec les réglementations sur les espèces protégées et en butte aux critiques des écologistes. La réflexion philosophique sur l’environnement, telle qu’elle s’est développée dans les années 1970, a pris pour cible privilégiée, quand elle ne remontait pas aux sources du monothéisme judaïque et chrétien22, la modernité : Bacon ou Descartes sont rendus responsables d’une conquête scientifique et technicienne de la nature qui l’instrumentalise et l’offre à la destruction humaine23. On peut comprendre que, dans cette perspective, les populations non modernes (traditionnelles, « primitives » ou « premières ») soient jugées écologiquement plus saines, parce qu’elles sont étrangères à l’entreprise destructrice des modernes. Les paroles de quelque sage chef indien, interpellant les Blancs et leur rappelant l’harmonie entre l’homme et la nature, sont d’ailleurs souvent placées en exergue d’écrits environnementalistes. Mais cette vision primitiviste se révèle assez fragile. Elle valorise moins les hommes que la nature dont ils sont censés être proches. Aussi peut-il arriver que l’on préfère avoir la nature seule, sans les hommes qui l’habitent, comme lors de la création du Yellowstone, en 187224. De toute façon, qu’il s’agisse d’une nature sans homme, ou qui en admette quelques-uns, c’est toujours de nature, et de vision occidentale qu’il s’agit. Le primitivisme ne fait qu’inverser les signes d’une vision qui mesure le degré de civilisation à l’éloignement par rapport à un état de nature originel. On ne sort pas du naturalisme, et de la dualité de la nature et de la société, lorsque l’on valorise plutôt la proximité que l’écart à l’origine. Le vieillard sioux ou navajo auquel on prête (avec les meilleures intentions du monde) des paroles pleines de sagesse écologique – mais souvent apocryphes – ne s’y reconnaîtrait sans doute pas. À cette valorisation de la nature, il pourrait répondre : « Votre nature, c’est notre culture. » Et c’est bien sur le terrain de la culture que se placent les peuples indigènes pour défendre leurs pratiques lorsqu’elles sont attaquées au nom de principes écologiques.

Par ailleurs, le mythe du bon sauvage écologique ne résiste pas à un examen attentif. Les populations humaines n’ont pas attendu la modernité pour faire mauvais usage de leur environnement, en détruisant des ressources naturelles (bien que ce soit controversé, il n’est pas exclu que les paléo-Indiens qui investirent l’Amérique du Nord par le détroit de Behring aient contribué à la disparition de la mégafaune du pléistocène et à l’extinction des chevaux et des camélidés25) et nombreux sont les peuples qui, comme l’a montré Jared Diamond, ont été confrontés à des problèmes d’environnement dont ils étaient parfois responsables (déforestation, notamment) et qu’ils n’ont pas su surmonter26. Les principes d’une morale écologique, s’ils visent d’abord la conduite moderne, peuvent aussi servir à dénoncer les pratiques environnementales d’autres cultures ou civilisations. D’autant plus que l’examen scientifique semble justifier cette critique. Sans doute les sociétés traditionnelles, comme celle des Makahs, se sont-elles perpétuées sur une longue durée et c’est un argument (d’un point de vue évolutionniste) pour juger qu’elles ont, dans l’ensemble, de bons rapports avec leur environnement (sinon, elles auraient disparu). Mais cela n’exclut pas que certaines de leurs pratiques puissent être néfastes pour leur environnement ou que des pratiques traditionnellement positives, ou neutres, puissent être devenues néfastes (sur les relations entre diversité biologique et diversité culturelle, voir le chapitre 2). L’occidentalisation (qui n’a pas que des inconvénients) peut avoir eu pour effet une dynamique démographique (grâce à la médecine, l’hygiène, l’amélioration des conditions de vie) qui peut remettre en cause les ajustements écologiques antérieurs. Il se peut aussi que des pratiques locales, en elles-mêmes respectueuses de l’environnement, soient remises en question par la globalisation de la crise environnementale. Que telle pratique locale de pêche ou de chasse n’effectue que des destructions ponctuelles (et se distingue en cela de l’extermination massive autorisée par les pratiques industrielles) ne change rien à partir du moment où les conditions globales de reproduction de l’espèce sont déjà affectées. On en vient donc à appliquer des normes définies globalement à des pratiques locales. Le conflit entre justice et nature, sur lequel il faudrait pouvoir se prononcer équitablement, oppose alors des cultures, locales et particulières, à une nature globalisée par le droit international à prétention universelle (les règlements internationaux sur les espèces protégées, en l’occurrence) et par une science tout aussi universaliste. Les Makahs (et les autres populations semblables) sont ainsi conduits à faire valoir, au nom de la responsabilité historique et de la justice, leur exception culturelle pour pouvoir continuer à chasser la baleine. Les environnementalistes (ou les défenseurs des droits des animaux) occupent, dans ce conflit, la place des critiques politiques du multiculturalisme, défendant l’universel contre les différences. Cependant, le conflit s’est déplacé : il ne se situe pas, comme dans la critique universaliste du multiculturalisme, entre l’unité nationale et les minorités culturelles (les États nationaux sont censés relayer, vers les instances internationales, les demandes d’exemption culturelle de leurs minorités autochtones), mais entre les cultures (locales) et la nature (globale). Si les Makahs préfèrent arguer de leur différence culturelle plutôt que de faire valoir des arguments nutritionnels, c’est que la particularité culturelle paraît plus facile à défendre que les besoins alimentaires (censés pouvoir être satisfaits par des ressources équivalentes en substance), même s’ils font valoir qu’un changement de régime aurait pour eux des conséquences médicales. Ils s’emploient donc à promouvoir au niveau global (celui des institutions officielles internationales et des ONG) les particularités de leur culture, en faisant valoir l’irréductibilité de leur identité sur une scène universelle qui est celle de l’homogénéisation et de l’uniformisation. Leur exception culturelle est en effet mise en question par les défenseurs, au niveau global, des baleines et de la nature. On leur reproche, au-delà des intérêts alimentaires, d’avoir peut-être aussi des intérêts marchands, et plus encore de servir d’alibi aux Japonais qui, eux, font une pêche marchande et à grande échelle et se servent de ces revendications culturelles pour défendre leurs propres intérêts. L’authenticité de leur culture est également contestée : on fait valoir les dissensions en leur sein (une partie de la population, notamment des anciens, n’est pas favorable à la poursuite de la pêche à la baleine). On leur reproche de ne plus employer les méthodes traditionnelles, mais d’avoir adopté certaines innovations techniques modernes (canots à moteur). On les confronte à l’image essentialiste d’une culture unanimiste et statique, pour mieux les appeler aux seuls devoirs de l’époque, ceux de la citoyenneté cosmopolite ou globale : ils n’ont pas de rapports particuliers avec leurs baleines, mais des devoirs à l’égard des êtres vivants de la planète, et c’est à cette échelle, qu’ils doivent trouver de nouveaux moyens de réaliser une unité spirituelle avec l’environnement27.

Faire une place aux différentes visions du monde ? L’opposition entre la diversité des cultures et l’unité de la nature peut-elle cependant être surmontée ? Y a-t-il place dans la globalité de Gaïa, pour une pluralité de visions du monde ? Dans Earth’s Insights, Callicott dresse un inventaire des visions du monde dont sont porteuses les différentes cultures, principalement dans leur élaboration religieuse, et qui contiennent une certaine conception des rapports à la nature et même certains préceptes qui peuvent régler ces rapports28. En sous-titrant son livre « Revue multiculturelle des éthiques écologiques du bassin méditerranéen au désert australien », il prétend participer à la réflexion sur le multiculturalisme. Il entend ainsi sortir d’une vision exclusivement

anthropocentrique et occidentale et dégager des points d’accord écologique entre les différentes visions du monde. Ce qui varie, selon lui, ce sont les conceptions de la nature. Il ne remet donc pas en cause l’universalité de la référence à la nature ; d’un point de vue anthropologique, Callicott s’en tient au naturalisme occidental. En outre, il n’accorde pas aux différentes visions culturelles qu’il étudie un traitement égal : elles sont toutes jugées à l’aune du même modèle, l’éthique environnementale qu’il a dégagée de la Land Ethics d’Aldo Leopold, et dont il s’est employé à montrer qu’elle était en accord avec les propositions scientifiques de l’écologie contemporaine29. Une même vision scientifique doit permettre de passer de la pluralité à l’unité. C’est au niveau d’une connaissance scientifique globale de Gaïa qu’il est possible de s’accorder. Adoptant un point de vue pragmatiste, Andrew Light préfère à l’inverse rechercher une véritable coopération entre la pluralité des façons dont nous valorisons notre environnement30. Il passe d’une vision scientifique (où les politiques environnementales sont réglées par des critères tirés de l’écologie comme science) à une vision politique, qui a l’ambition de faire coopérer à une même action protectrice des porteurs de visions différentes de la nature (ou de ce qui en tient lieu). C’est sur ce terrain que nous retrouvons James Tully et son projet d’éthique écologique. La réponse au conflit entre nature et justice se trouve en effet, pour lui, dans l’application de deux principes : celui (démocratique) du consentement (« quod omnes tangit ab omnibus comprobetur », « ce qui touche tout le monde doit être approuvé par tous »), et celui (pluraliste) de l’attention à l’autre (« semper audi alteram partem » : « écoute toujours l’autre partie »)31. Tully explique qu’ainsi engagées les discussions entre les parties en présence ne sont pas de simples marchandages (confrontant des intérêts prédéfinis), mais « des dialogues intersubjectifs dans lesquels nous en venons à appréhender et apprécier la diversité biologique et culturelle de nos relations d’interdépendance avec l’ensemble du réseau de la vie32. » Tel est donc le cadre politique proposé pour faire se rencontrer diversité politique et diversité culturelle. C’est ce « compromis raisonnable impliquant toujours un élément de désaccord (de non-consensus) » que Tully oppose à des formes plus stables et plus rigides de consensus (comme celle de Rawls), faisant valoir que cette conception pragmatique pose le compromis comme un résultat expérimental et toujours modifiable, ouvert à des améliorations et à des contestations33. Cela compte sur des questions où les données empiriques (concernant les populations animales, par exemple) sont importantes, et où un arbitrage est à trouver entre savoirs locaux et expertise scientifique à prétention universaliste. Ce que relate le journaliste scientifique Charles Wolforth à propos des Inupiat du nord de l’Alaska34 illustre bien cette confrontation. À la fin des années 1970, les scientifiques ayant évalué l’effectif des baleines franches du Groënland à 1 300 individus, la Commission internationale de la chasse exigea la suspension des prises. Wolforth précise : Le mammifère n’est pas seulement pour les Inupiat la principale source de protéines, il représente aussi l’axe autour duquel tourne toute la vie sociale et culturelle. L’interdiction, qui parvint au North Slope comme un fait accompli, signifiait donc pour les autochtones un bouleversement culturel proche de l’anéantissement35.

L’estimation des scientifiques reposait sur le comptage des baleines visibles à des points précis le long de la route de migration des cétacés. Un ajustement statistique permettait alors une bonne approximation de l’effectif total. Les Inupiat contestèrent cette méthode, arguant que les baleines nageaient fréquemment sous la banquise : on ne pouvait donc pas les voir, mais on les entendait souffler. La plupart des scientifiques négligèrent ce point de vue, qui leur semblait dicté par le seul intérêt. Certains n’hésitèrent pas, comme leurs collègues au sujet des Makahs, de nier l’authenticité de la culture au nom de laquelle les Inupiat réclamaient de chasser la baleine : n’avaient-ils pas adopté des instruments techniques modernes, tant pour se déplacer que pour capturer les cétacés (comme les harpons en métal) ? Mais Tom Albert, le vétérinaire qui dirigeait le département scientifique du Wildlife Management, prit la critique des Inupiat au sérieux. Quand, au milieu des années 1980, des instruments de mesure furent disponibles, il demanda à John Craighead George, dont il avait fait son assistant, de vérifier la validité des assertions des autochtones. Aidé des Inupiat qui lui servirent de guides et lui apprirent à survivre sur la glace et à éviter les dangers, celui-ci disposa le long de la route de migration 12 000 hydrophones destinés à capter les chants des baleines. Couplés à un ordinateur, ces instruments permirent d’identifier les individus et de calculer leur position par triangulation. Très vite, la sous-estimation des effectifs par les scientifiques fut confirmée. Des années plus tard, en 2002, le dispositif s’étant affiné, on dénombra environ 10 000 cétacés de cette espèce longeant la côte. John Craighead, sceptique lorsqu’il avait entrepris son comptage des baleines invisibles, reconnaît : Les Inupiat ont été confortés dans leur vision des choses [car ils] sont à même de tirer de leurs observations de nombreuses conclusions pratiques, et cela presque en temps réel, un résultat que la science – qui, par définition, ne travaille que sur des hypothèses et leur réfutation – ne peut en aucune façon espérer approcher36.

Tully explique que l’objectif des rencontres entre différents groupes culturels n’est pas de confronter des visions du monde – ce que fait Baird Callicott –, mais de comprendre les pratiques différentes dans lesquelles différents savoirs (savoir écologique scientifique des occidentaux, savoirs écologiques traditionnels des peuples indigènes) sont incorporés. Il se réfère à Foucault et à la conception qu’a celui-ci

des systèmes pratiques, comme de formes de rationalité qui organisent des façons de faire (l’aspect technologique), tout en fixant la liberté avec laquelle chacun agit à l’intérieur de ces systèmes (y compris pour en changer les règles)37. Il pense que ces comparaisons de pratiques permettront de mieux surmonter les dilemmes caractéristiques des conflits environnementaux (entre conservation et développement, ou, simplement, concernant la poursuite des pratiques traditionnelles) que des affrontements plus théoriques, scientifiques ou philosophiques. La mise à égalité politique des participants (attention à la diversité des positions et principe du consentement) règle aussi la confrontation des savoirs à travers les pratiques : il s’agit d’accepter de voir les choses du point de vue de l’autre. Ces rencontres pratiques devraient donc permettre à chaque participant de mettre en cause ses présupposés plus ou moins implicites (l’anthropocentrisme dominant dans les conceptions morales et politiques occidentales sous-entend une conception de la nature que la confrontation avec d’autres pratiques peut révéler). La confrontation de systèmes pratiques différents devrait également faire apparaître le terrain où une solution est possible : plutôt que de s’en tenir à une opposition ouverte, entre exploitation et préservation, mieux vaut explorer les possibles des différents systèmes pratiques, et voir s’ils permettent un compromis. La solution politique proposée par Tully met à égalité peuples autochtones et écologistes d’une façon que ceux-ci n’acceptaient pas d’emblée. Chacun peut alors apprendre de l’autre. D’autant que cette approche des cultures à partir de systèmes pratiques, qui laissent ouverts une multiplicité de possibles, rompt clairement avec la conception fixiste des cultures (celle que les environnementalistes opposaient aux Makahs) qui verrouille les sociétés traditionnelles dans leur passé, et enferme chaque culture dans un rapport solipsiste. Envisagées comme des ensembles dynamiques, qui survivent à leurs rencontres avec d’autres, les cultures indigènes peuvent permettre d’établir un dialogue culturel, qui ouvre à chaque culture un point de vue nouveau sur elle-même. Dans la façon dont les peuples autochtones intègrent à leur culture leur rapport à leur environnement, il y a à apprendre sur la façon dont des sociétés occidentales articulent le social et l’environnemental.

Comment s’articulent l’environnemental et le social Les mouvements de justice environnementale qui ont mobilisé des habitants contre diverses pollutions ont révélé la dimension sociale des problèmes environnementaux. Mais comment caractériser cette dimension ? Aux États-Unis, ces mouvements ont suscité la mise en place d’enquêtes administratives officielles sur les inégalités écologiques38. Une controverse s’est alors élevée pour savoir s’il s’agissait simplement d’une discrimination économique ou si les inégalités environnementales visaient plus particulièrement les populations de couleur et les minorités ethniques, ce qui a conduit à parler de « racisme environnemental39 ». La controverse peut sembler curieuse. Pourquoi vouloir départager des facteurs qui sont souvent cumulés ? La réponse donnée est que les inégalités socioéconomiques peuvent être attribuées à des mécanismes de marché, alors que les inégalités raciales résultent de discriminations qui peuvent être intentionnelles (et comme telles condamnables) et qui, même lorsqu’elles ne le sont pas, doivent faire l’objet de politiques spécifiques visant à les faire disparaître. Cependant, on ne voit pas très bien pourquoi il faudrait accepter tout ce qui vient du marché sans essayer d’en combattre au moins les conséquences nocives et notoirement injustes : par exemple, que des populations socio-économiquement défavorisées soient systématiquement plus exposées à habiter dans des quartiers à l’environnement délabré, ou moins à même de s’opposer à des projets d’implantation de dépôts toxiques, dans leur zone de résidence. Mais on peut aussi, à la suite de Nancy Fraser40, voir là un exemple d’inégalités sociales qui ne relèvent pas seulement d’une explication économique, mais également de différences culturelles. Des individus ayant des situations économiquement comparables et atteints par un même risque peuvent en souffrir différemment, selon leur appartenance culturelle. Certaines habitudes alimentaires (consommation de poisson, par exemple) font que certains groupes ethniques seront plus touchés que d’autres par la pollution des eaux : ce sont là des effets structuraux de discrimination raciale, ou culturelle. Une étude purement économique méconnaîtra ce problème. Cela renvoie à une reconnaissance culturelle que les approches en termes de justice distributive laissent de côté41. Aborder la question du point de vue économique, c’est prendre en compte des intérêts, qui sont toujours multiples. Les conflits d’intérêts, à propos d’un projet, opposent bien entendu les parties prenantes (les pollueurs et les pollués), mais les intérêts de ceux qui se trouvent d’un même côté de l’affrontement peuvent également diverger. Lorsqu’il s’agit d’une implantation polluante, aux intérêts des habitants du site (s’inquiéter des dangers) s’opposent ceux des salariés éventuels de cette installation (trouver du travail), ou des responsables municipaux (des taxes professionnelles permettant d’améliorer le cadre de vie). La ligne de fracture entre ces intérêts peut traverser une même famille, voire un même individu42. Étudier les intérêts en présence permet d’envisager la négociation et de rechercher le compromis. Cependant, lorsque le rapport de forces est trop inégal, il ne s’agit pas de négociation mais de chantage, et les entreprises qui ne veulent pas être entravées par des normes sanitaires ou environnementales y ont de plus en plus souvent recours. Enfin, le fractionnement en intérêts conduit à distinguer l’environnemental et le social, et pousse à sacrifier le premier au second.

C’est justement ce type de conflit que refuse la déclaration des peuples de couleur, en son huitième principe : « La justice affirme le droit de tous les travailleurs à un environnement de travail sûr et sain, sans qu’ils soient obligés de choisir entre la dangerosité des conditions d’existence et le chômage43. » Cela suppose d’adopter un autre point de vue, plus global et unifiant, ce que permet l’approche culturelle. La dimension culturelle est, d’emblée, collective : Des gens qui se mobilisent pour s’attaquer à une menace environnementale s’identifient comme un groupe culturellement unifié, non comme des individus maximisant leurs intérêts dans un objectif commun, mais comme des gens situés de façon semblable dans une même expérience historique, géographique et culturelle44.

Ils sont donc portés à avancer un intérêt collectif, et l’appartenance ethnique ou culturelle, est, de ce point de vue, plus mobilisatrice que la caractérisation socioéconomique. Si les minorités ethniques ont joué un rôle si important dans la mobilisation autour des questions de justice environnementale aux États-Unis, ce n’est pas tant parce qu’elles seraient plus atteintes par les inégalités écologiques, que parce que cette identité favorise la mobilisation autour d’objectifs communs. L’identité culturelle fait le lien entre l’environnemental et le social. Là où l’approche en termes d’intérêts tend à masquer la dimension environnementale des problèmes sociaux, l’appréhension culturelle non seulement fait émerger la dimension environnementale mais permet de se regrouper autour de celle-ci. Au milieu des années 1980, les habitants (pauvres et de couleur) d’un quartier de Los Angeles se sont mobilisés contre un projet d’implantation d’un incinérateur de déchets toxiques. Ils ont cherché des soutiens et sont allés voir des représentants du Sierra Club (très ancienne et très puissante ONG environnementale américaine). Ils ont été poliment éconduits : ces questions, leur a-t-on expliqué, certes préoccupantes, étaient des questions de santé publique, pas des problèmes environnementaux. Les problèmes environnementaux, ce sont ceux d’une nature que l’on protège en la laissant sauvage, en la mettant hors des atteintes humaines45. Ainsi rebutés, les militants n’en ont pas conclu que la nature était une invention de Blancs aisés en quête d’espaces de loisir, ils ont recherché une autre conception de la nature, dans laquelle ils puissent se reconnaître, en tant qu’ils ont rapport collectivement avec la nature comme « communauté de vie ».

Quel environnementalisme ? La distinction est assez fréquente pour qu’on la retrouve dans d’autres pays (comme la Chine, l’Inde ou le Japon) et que l’on parle de deux types d’environnementalisme : un environnementalisme dominant (mainstream environmentalism) qui vise à protéger les espaces naturels, et qui est caractéristique des populations occidentales blanches comme des classes favorisées des pays non occidentaux, et un environnementalisme qui se préoccupe de la pollution et des populations humaines vulnérables qu’elle atteint, qui est celui des couches sociales les moins favorisées dans les pays du Sud46. À ce clivage social et culturel correspondent deux idées de nature : celle d’une nature extérieure à l’homme, qui doit être mise à l’abri des interventions humaines, et celle d’une nature dont nous faisons partie et avec laquelle nous vivons des relations d’interdépendance. Conçue comme une communauté, cette nature ne saurait être uniquement comprise du point de vue des occidentaux (les colonisateurs), mais appréhendée en prenant en compte la diversité culturelle des rapports à l’environnement. Cela a amené de nombreux mouvements américains de justice environnementale à se retrouver en octobre 1991, au premier Sommet national des peuples de couleur sur l’environnement47. La déclaration affirme, dès son préambule, « le caractère sacré de notre mère la Terre » (Mother Earth). Comme la Pacha Mama de la Constitution équatorienne, il s’agit d’une terre nourricière, qui n’est pas un environnement physique extérieur, mais avec laquelle on a des liens affectifs. Présente dans de nombreuses représentations indigènes (sans s’identifier exactement à aucune d’entre elles)48, cette vision vaut par ses qualités syncrétiques, permettant un « environnementalisme multiculturel49 ». Ce fut un des succès de ce sommet que de faire se rencontrer des références culturelles différentes dans un même rapport à une défense de l’environnement : peuples indigènes et immigrés récents, urbains et ruraux. Un journaliste afroaméricain, Paul Ruffin, explique ainsi toute l’importance de ces rencontres pour un urbain comme lui, dont le rapport à la nature est extrêmement lointain. Entendre un Indien parler de sa « sœur la baleine » lui permet de mesurer ce qu’est être coupé, depuis si longtemps, d’un environnement à la fois culturel et naturel, tout en découvrant qu’existe aussi un environnement urbain, qui n’est pas seulement un cadre extérieur et interchangeable, mais s’inscrit dans la communauté de vie50. Une histoire comme celle des habitants d’un quartier de Los Angeles éconduits par le Sierra Club n’aurait sans doute pas pu avoir lieu en Europe, où les habitants auraient sans doute trouvé un soutien auprès des partis verts. Cela ne signifie pas pour autant que les accidents liés au risque industriel soient reconnus comme des injustices écologiques, dans leur dimension à la fois sociale et environnementale. Laura Centemeri a mené une étude sociologique des difficultés qui ont accompagné la reconnaissance du dommage environnemental après l’accident de Seveso survenu en 1976 – un nuage toxique émanant d’une usine appartenant à la multinationale suisse Hoffman-La Roche, avait contaminé les territoires environnants. Seveso fut la localité la plus atteinte du fait des vents dominants51. Ces difficultés lui paraissent caractéristiques du « paradoxe de Seveso » : si l’accident de Seveso fut à l’origine de la directive

du même nom qui a fixé, au niveau européen, « les normes, les règles juridiques, les mesures et les standards » du traitement du risque industriel majeur, cela s’est fait au détriment de toute reconnaissance des caractéristiques proprement locales de l’accident et du dommage à l’environnement qu’il avait entraîné52. La demande des habitants de Seveso, celle d’une reconnaissance d’un dommage lié au territoire, a été ignorée, tant par les représentants de l’administration en charge du traitement de l’accident que par les militants du comité constitué pour obtenir réparation. Le Comité scientifique et technique populaire (CSTP), composé de militants de gauche, relevant de la culture politique « rouge » italienne (syndicats, PCI [Parti communiste italien]), s’est d’autant plus détourné des conditions locales que celles-ci relevaient de la culture politique « blanche », catholique et traditionnelle, qui défendait le lien au territoire, mais se montrait peu préparée à mobiliser les habitants autour d’un accident vu comme une « épreuve » que la communauté chrétienne devait endurer en restant unie. À l’opposé, le CSTP refusait aussi bien l’interprétation par la fatalité que l’acceptation d’un risque inséparable du progrès technique. Alors que les autorités se montraient hésitantes sur l’importance de l’accident et la gravité de ses conséquences, il s’est employé à établir scientifiquement la réalité du dommage et à en diffuser l’information auprès de la population concernée. Dévoilant les intérêts masqués dans l’accident, il y a fait voir un crime du capitalisme, qui associait, dans une même complicité, l’entreprise responsable et les autorités publiques. Laura Centemeri parle ainsi de « mobilisation nationale sans relais locaux » : Seveso a été traité comme un cas exemplaire, où la prise de conscience de l’injustice subie supposait que l’on se détachât des conditions particulières de l’événement, qui perdait toute assise spatiale pour mieux illustrer la généralité de la lutte de classe des travailleurs53. Le dommage à l’environnement a été traité comme un problème de société, et les militants du CSTP se sont montrés aussi dualistes que ceux du Sierra Club, séparant les questions de nature des questions de société. Le dommage provoqué par l’accident de Seveso a été attribué au système capitaliste, et traité dans le cadre des luttes pour la santé au travail : revendication des droits violés, dévoilement des relations de pouvoir masquées, mobilisation de l’expertise scientifique au service de la population. Avec celle-ci, le CSTP s’est donc opposé (avec raison) à un projet de construction sur place d’un incinérateur de déchets qui n’était pas sans risques pour la santé des habitants. La solution finalement adoptée, celle d’un enfouissement des déchets sur un territoire ensuite reboisé, transformé en désert dont les habitants étaient exclus, réparait techniquement le dommage sans présenter de risques, mais sans répondre à la demande des habitants. Au-delà d’une réparation financière, ceux-ci aspiraient en effet à ce que les liens brisés avec le territoire soient recomposés, que la vie y reprenne. La « montée en généralité54 » des militants du CSTP, qui a assuré le succès de leur campagne contre le nucléaire, a conduit à leur échec à Seveso. Ce qui a été de la sorte occulté, c’est l’articulation du social et de l’environnemental, le fait qu’à Seveso les habitants ont été atteints dans leur santé, mais également dans leur cadre de vie : le dommage a aussi été un dommage environnemental, une atteinte au territoire qui a été brutalement « blessé ». Les habitants ont souffert d’une « soustraction de nature55 ». Cette nature n’est pas celle du Sierra Club : en effet, la solution du désert conviendrait mieux aux défenseurs de la wilderness, à la façon dont certains d’entre eux se sont réjouis que, sur le territoire contaminé par les radiations de Tchernobyl et abandonné par ses habitants, la nature ait pu « reprendre ses droits ». Mais ce n’est pas non plus l’environnement tel que l’envisage la conception européenne du risque industriel, appréhendé dans ses effets négatifs sur la santé humaine. Le cas de Seveso montre que l’environnement y intervient comme un cadre de vie auquel on est attaché. Cela n’enferme pas les habitants de Seveso dans un localisme traditionnel et identitaire. Sans doute n’ont-ils découvert qu’après l’accident leur attachement à un environnement avec lequel ils voulaient continuer à avoir des liens : la nature, en cela, était autant devant que derrière eux. Il y a, de ce point de vue, une nette convergence entre la « politique attachée au territoire » des habitants de Seveso et la « nature comme communauté » des habitants du quartier de Los Angeles, celle des participants du Sommet des peuples de couleur, ou des mouvements environnementalistes des pays du Sud. Ces exemples illustrent l’insuffisance, voire l’inadéquation, du cadre juridique de réparation des dommages environnementaux. Vingt ans après l’accident de Seveso et l’incapacité de la mobilisation de gauche à faire reconnaître le dommage environnemental, une nouvelle génération de militants et de militantes est revenue sur place pour y investir les lieux de nature abandonnés, et y développer, avec les habitants, une « politique attachée au territoire habité » qui permette une réparation du dommage précédemment manquée56. Cette recherche d’une solution politique a mis en lumière l’insuffisance de la réparation par le droit, qui s’était aussi partiellement soldée par un échec, puisqu’Hoffman-La Roche n’a jamais reconnu sa responsabilité. Des indemnisations furent proposées, mais sur la base privée d’accords contractuels, ce qui provoqua des conflits, les habitants indemnisés étant accusés de profiter individuellement d’un malheur collectif. Dans des affaires comparables (par exemple, la pollution par le mercure de Minamata, au Japon), on retrouve l’idée que les indemnités individuelles tendent à diviser la communauté collectivement affectée57. La compensation financière revient à évaluer l’environnement atteint en termes de grandeurs marchandes, qui peuvent donner lieu à marchandages. Ce type d’instrumentalisation convient à une nature que l’on s’approprie privativement et que l’on exploite, nullement à un environnement dont on fait partie. Si cette réduction du dommage à sa base matérielle et individuelle convient aux cadres juridiques de la réparation

financière (qui est la moindre des choses), la recherche d’une réparation politique ne peut s’en satisfaire. Il s’agit de recomposer un collectif, qui unisse le « mien » au « commun » dans un collectif englobant humains et non-humains.

De la justice au care ? Le recentrement sur les hommes qu’opère la justice environnementale laisse la nature à l’extérieur. Peutelle devenir destinataire de la distribution, à l’égal des hommes ? Cela n’aurait pas grand sens. C’est au niveau de la communauté réunissant humains et non-humains que la nature peut être retrouvée. Il faut alors abandonner les schémas distributifs, passer de l’économique au culturel. Mais est-il alors vraiment question de justice ? L’inadéquation des cadres juridiques dominants, l’insuffisance des schémas de justice distributive (dont relève la compensation), l’importance de la responsabilité, et la difficulté d’en tenir compte, tout conduit à penser que les questions d’inégalités écologiques peuvent être abordées à partir des conceptions du care, telles qu’elles ont été introduites par les travaux de Gilligan et Tronto58. L’une et l’autre ont montré qu’à côté des approches en termes de justice, où il s’agit d’arbitrer entre des droits, ou des intérêts individuels concurrents, il y a place pour des approches en termes de care, c’est-à-dire de responsabilité dans une situation où comptent les relations et le contexte59. Or c’est sur la question de la responsabilité qu’achoppent les tentatives pour répondre aux inégalités et aux injustices écologiques par des formes de justice distributive, que ce soit aux niveaux global (dans la justice climatique) ou local (dans des affaires comme celle de Seveso). Hoffman-La Roche proposa des indemnités aux habitants de Seveso, tout en niant toute responsabilité dans l’accident. Sans doute ces dénis tiennent-ils à d’évidents intérêts financiers. Mais reconnaître une responsabilité aurait une portée plus vaste, car ce serait remettre en cause les cadres habituels dans lesquels sont compartimentées les situations. Pour Hofmann-La Roche, cela aurait été admettre que les usines ont des entours, les entreprises, un environnement et pas seulement des actionnaires et des salariés. C’eût été rendre visible l’invisible, en revenant sur les divisions entre lesquelles notre vie se répartit : la distinction du privé et du public, de l’entreprise et de la famille, du personnel et du collectif. Autant de dualités que perpétua la mobilisation classique de la gauche et qui conduisirent à son échec. Revenir à Seveso pour essayer de dégager la solution qui avait été ratée, c’est, comme l’écrit Laura Centemeri, « descendre dans les espaces du familier pour y reconnaître la présence d’attachements spécifiques ainsi que des biens que ces attachements garantissent60 ». Nous sommes bien dans le domaine du care : celui des relations, des attachements, des sentiments. Domaine où l’on trouve, massivement, les femmes. La deuxième génération des militants de Seveso comprend des militantes, qui ont une expérience des luttes féministes61. Carolyn Merchant remarque d’ailleurs que les mouvements contre les dépôts toxiques réunissent, aux États-Unis, une énorme majorité de femmes (de 80 % à 85 %), dont beaucoup d’Hispaniques ou d’Afro-Américaines. On peut en dire autant des mouvements écologiques du tiers monde, très souvent dirigés par des femmes : Chipko, qui réunit des femmes indiennes dans la sauvegarde de la forêt, la Ceinture Verte au Kénya (mouvement de femmes qui plantent des arbres pour lutter contre la déforestation) et les nombreux mouvements comparables en Amérique du Sud. Le mouvement contre les inégalités écologiques et pour la justice environnementale s’inscrit ainsi dans la lutte des femmes62. On peut voir dans ce rôle important des femmes l’empreinte d’un partage traditionnel des tâches. Les hommes sont censés gagner leur vie à l’extérieur, dans le monde des intérêts et des droits, de l’économie et de la justice distributive, le monde de l’indépendance individuelle, de la séparation des sphères, et de la domination de la nature. Les femmes s’occupent des enfants et assurent l’unité du foyer, ont une vision plus relationnelle, voire plus holiste, des choses. En entrant dans la lutte militante, elles s’appuient sur ces caractéristiques pour mieux les subvertir : elles rendent public le privé, font apparaître la dépendance d’un monde masculin qui se prétend indépendant, et s’appuient sur le local pour mieux le relier au global63. De ce point de vue, faire des inégalités écologiques une affaire de care, c’est en faire ressortir la dimension politique, et placer la solution à ce niveau.

1. Nancy FRASER, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution (trad. par Estelle Ferrarese), La Découverte, Paris, 2005. 2. David SCHLOSBERG, Defining Environmental Justice, op. cit. 3. Fabien KOHLER, « Diversité culturelle et diversité biologique », loc. cit., p. 113-124. 4. Patrick SAVIDAN, Le Multiculturalisme, PUF, Paris, 2009. 5. Charles TAYLOR, Multiculturalisme. Différence et démocratie (trad. par Denis-Armand Canal), Flammarion, Paris, 2009 [1992], p. 80. Charles Taylor est l’un des plus importants théoriciens nord-américains du multiculturalisme. 6. Claude LÉVI-STRAUSS, « Structuralisme et écologie » et « Structuralisme et empirisme », loc. cit. Sur ce second texte, et la présentation qu’en fait Philippe Descola, voir le chapitre 2. 7. Sur la différence entre les sens « substantiel » et « formel » de l’économie, voir Karl POLANYI, La Subsistance de l’homme, La place de l’économie dans l’histoire de la société (1977), Flammarion, Paris, 2011, p. 55 : la signification substantielle « souligne ce fait primordial que les hommes, comme tous les autres vivants, ne peuvent vivre durablement sans un environnement physique où ils trouvent leur subsistance ». 8. David SCHLOSBERG, Defining Environmental Justice, op. cit., p. 64. 9. Marybeth Long MARTELLO, « Negociating global nature and local culture : the case of Makah whaling », in Sheila JASANOFF et Marybeth Long MARTELLO (dir.), Earthly Politics, op. cit., p. 263-284. 10. Ibid., p. 265. 11. Marie-Angèle HERMITTE, « Souveraineté, peuples autochtones », loc. cit., p. 117. 12. Will KYMLICKA, La Citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités (trad. par Patrick Savidan), La Découverte, Paris, 2001 [1995], p. 119.

13. James TULLY, « Introduction », in idem et Alain-G. GAGNON (dir.), Multinational Democracies, Cambridge University Press, Cambridge, 2001, p. 1. 14. Paul KEAL, European Conquest and the Rights of Indigenous Peoples. The Moral Backwardness of International Society, Cambridge University Press, Cambridge, 2003, p. 204. 15. Environmental Justice and Environmentalism, appendix A, p. 322. 16. James TULLY, « The struggles of indigenous peoples for and of freedom », in Duncan IVISON, Paul PATTON et Will SANDERS (dir.), Political Theory and the Rights of Indigenous People, Cambridge University Press, Cambridge, 2000, p. 50-58. 17. Ibid., p. 58-59. 18. James TULLY, Strange Multiplicity : Constitutionalism in an Age of Diversity, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; idem et Alain-G. GAGNON (dir.), Multinational Democracies, op. cit., James TULLY, « The struggles of indigenous peoples for and of freedom », loc. cit. ; idem, « An ecological ethics for the present : three approaches to a central question », in Brendan GLEESON et Nicholas LOW (dir.), Governing for the Environment. Global Patterns, Ethics and Democracy, Palgrave MacMillan, St-Martin’s Press, New York, 2000, p. 147-164. 19. Frank DE ROOSE et Philippe VAN PARIJS, La Pensée écologique. Essai d’inventaire à l’usage de ceux qui la pratiquent comme de ceux qui la craignent, De Boeck Université, Bruxelles, 1991, p. 151-152. Même argument chez François BLAIS et Marcel FILLION, « De l’éthique environnementale à l’écologie politique », Philosophiques, nº 18(2), 2001, p. 255-280. 20. Arne NAESS, « The shallow and the deep, long range ecology movement. A summary. », Inquiry, nº 16, 1973, p. 96. 21. Charles WOHLFORTH, La Baleine et le supercalculateur (trad. par Marc Weitzmann), Paulsen, Paris, 2008. 22. Lynn WHITE Jr, « The historical roots of our ecological crisis », loc. cit., p. 1203-1207. 23. Carolyn MERCHANT, The Death of Nature, op. cit. 24. Voir Philippe DESCOLA, « Les coulisses de la nature », loc. cit., p. 124. 25. Pour une présentation des controverses sur le sujet, voir Charles MANN, 1491. Nouvelles Révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb (trad. par Marina Boraso), Albin Michel, Paris, 2013, [2005], p. 176-200. 26. Jared DIAMOND, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (trad. par Agnès Botz et Jean-Luc Fidel), Gallimard, Paris, 2006. 27. Marybeth Long MARTELLO, « Negociating global nature and local culture », loc. cit., p. 273-279. 28. J. Baird CALLICOTT, Earth’s Insights : A Multicultural Survey of Ecological Ethics form the Mediterranean Basin to the Australian Outback, University of California Press, Berkeley, 1994. 29. Aldo LEOPOLD, Almanach d’un comté des sables, op. cit. ; J. Baird CALLICOTT, In Defense of the Land Ethics, op. cit. 30. Andrew LIGHT, « The case for a practical pluralism », in Andrew LIGHT et Holmes ROLSTON III (dir.), Environmental Ethics, op. cit., p. 229-247. Il montre qu’Arne Naess se réclame d’un pluralisme comparable. 31. James TULLY, « An ecological ethics for the present », loc. cit., p. 148 et p. 159. 32. Ibid., p. 159. 33. Ibid., p. 162. 34. Charles WOHLFORTH, La Baleine et le supercalculateur, op. cit. 35. Ibid., p. 30. 36. Ibid., p. 36-37. 37. Michel Foucault, cité par James TULLY, « An ecological ethics for the present », loc. cit., p. 153. 38. Dans les années 1990, le président Clinton créa un bureau de justice environnementale dépendant de l’Agence de protection de l’environnement. En 1994, il signa un décret sur les « actions fédérales en matière de justice environnementale à l’égard des minorités et des populations à faibles revenus » cité dans Dale JAMIESON, « Justice », loc. cit., p. 89. 39. Robert FIGUEROA et Claudia MILLS, « Environmental justice », loc. cit., p. 428. 40. Nancy FRASER, Qu’est-ce que la justice sociale ?, op. cit. 41. David SCHLOSBERG, Defining Environmental Justice, op. cit., p. 61. 42. Cyria EMELIANOFF, « La problématique des inégalités écologiques », loc. cit., p. 20-21. 43. Environmental Justice and Environmentalism, appendix A, p. 322. 44. Robert FIGUEROA, « Evaluating environmental justice claims », in Joanne R. BAUER (dir.), Forging Environmentalism. Justice, Livelihood, and Contested Environments, M.E. Sharpe, New York, 2006, p. 360. 45. Giovanna DI CHIRO, « Nature as community », loc. cit., p. 299. 46. Joanne R. BAUER (dir.), Forging Environmentalism, op. cit., p. 1-17. 47. Giovanna DI CHIRO, « Nature as community », loc. cit., p. 304-317 ; David SCHLOSBERG, Environmental Justice and the New Pluralism, Oxford University Press, Oxford, 1999, p. 154-160. 48. Voir Tim INGOLD, The Perception of the Environment, op. cit., p. 43. 49. Giovanna DI CHIRO, « Nature as community », loc. cit., p. 321. 50. Ibid., p. 312. 51. Laura CENTEMERI, « Retour à Seveso. La complexité morale et politique du dommage à l’environnement », Annales, Histoire, Sciences sociales, nº 1, janvier-mars 2011, p. 218. L’article résume la thèse consacrée à cette question. 52. Ibid., p. 238. 53. Ibid., p. 220. 54. Ibid., p. 234. 55. Ce sont les mots d’un habitant de Seveso (ibid., p. 229). 56. Notamment en balisant un parcours sur le site où l’on avait enfoui les déchets et planté un bois (ibid., p. 232-237). 57. Voir Robert FIGUEROA, « Evaluating environmental justice claims », loc. cit., p. 366. 58. Carol GILLIGAN, Une voix différente. Pour une éthique du care (trad. par Annick Kwiatek), Flammarion, Paris, 1986 [1982] ; Joan TRONTO, Un monde vulnérable. Pour une politique du care (trad. par Hervé Maury), La Découverte, Paris, 2009 [1993]. 59. Patricia PAPERMAN et Sandra LAUGIER (dir.), Le Souci des autres. Éthique et politique du care, Raisons pratiques, EHESS, Paris, 2011 (2e éd. augmentée). 60. Laura CENTEMERI, « Retour à Seveso », loc. cit., p. 227. 61. Ibid., p. 224-232. 62. Carolyn MERCHANT, Earthcare : Women and the Environment, Routledge, New York, 1996, p. 161. 63. Catherine LARRÈRE, « Care et environnement : la montagne ou le jardin ? », in Sandra LAUGIER (dir.), Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l’environnement, Payot, Paris, 2012, p. 233-261.

Conclusion

Le souci de la nature, tel qu’il est apparu au XIX siècle dans les sociétés occidentales, s’est structuré e

autour d’une série d’oppositions claires entre l’homme et la nature, le sauvage et le domestique, le naturel et l’artificiel… Le développement des problèmes environnementaux qui avaient attiré l’attention sur la nécessité de protéger la nature a rendu ces oppositions caduques. Cela ne fait pas de la protection de la nature une tâche sans objet, ni ne la condamne nécessairement à une gestion technocratique de la biodiversité. L’artificialisation sans limite de la nature, qui efface toute différence tranchée entre le naturel et l’artificiel, ne nous rend pas non plus impuissants ni ne nous prive de tout repère normatif pour juger des innovations techniques. Mais si Thoreau1 et Leopold se souciaient de la nature, c’est aussi qu’ils y trouvaient une leçon de liberté pour la vie sociale. Qu’en est-il, pour conclure, du lien qu’ils établissaient entre nature et liberté, entre écologie et démocratie ? On peut trouver un fil conducteur chez Leopold. Car, s’il en appelle bien, dans la préface de l’Almanach d’un comté des sables, à réévaluer « ce qui est artificiel, domestique et confiné à l’aune de ce qui est naturel, sauvage et libre »2, il n’est pas aussi prisonnier du dualisme que le suggère cette formulation. Cela transparaît dans sa définition d’un écologiste : J’ai lu de nombreuses définitions de ce qu’est un écologiste, et j’en ai moi-même écrit quelques-unes, mais je soupçonne que la meilleure d’entre elles ne s’écrit pas au stylo, mais à la cognée. La question est : à quoi pense un homme au moment où il coupe un arbre, ou au moment où il décide de ce qu’il doit couper ? Un écologiste est quelqu’un qui a conscience, humblement, qu’à chaque coup de cognée, il inscrit sa signature sur la face de sa terre3.

Le mot français « écologiste » traduit l’anglais « conservationist ». Il s’agit donc bien de protection de la nature. Pour Leopold, protéger la nature, c’est agir. Dans le passage qui précède immédiatement celui que nous venons de citer, il se demande comment « savoir quels arbres il faut abattre pour le bien de la terre ». La définition que Leopold donne d’un écologiste n’est donc pas remise en cause par la transition d’une protection de la nature qui vise à préserver la wilderness à une protection qui prend la biodiversité comme norme, se propose de la gérer et, pour ce faire, de « jardiner » des milieux naturels. Elle lui conviendrait même mieux. L’éthique de la wilderness est une éthique de la non-action, de l’abstention devant une nature qu’il faut laisser à son libre cours. Celle de l’écologiste, selon Leopold, est interventionniste. Surtout, il n’y a pas une seule façon d’agir, mais plusieurs, entre lesquelles il faut choisir. Leopold s’interroge sur la multiplicité des options qui s’offrent à l’écologiste et sur ce qui fonde ses préférences : pourquoi planter des pins, plutôt que des bouleaux ? Parmi les raisons avancées, certaines sont objectives (la diversité des végétaux et des animaux qui s’associent à une espèce d’arbre plutôt qu’à une autre), d’autres, subjectives (la résonance affective ou imaginaire d’un arbre chez celui qui s’y est attaché), mais aucune ne l’emporte : ce qui compte, c’est la diversité et la richesse de nos rapports à une nature dont nous faisons partie. Prendre la biodiversité comme norme de la protection de la nature, c’est comprendre qu’il n’y a pas une nature qui s’impose, mais des natures entre lesquelles il nous faut choisir, que nous devons désirer. Il faut donc en discuter. La protection de la wilderness tend à laisser le dernier mot aux experts qui parlent au nom d’une nature unique : elle s’impose (si le pouvoir central l’a ainsi décidé) mais ne se discute pas. La protection qui se règle sur la biodiversité n’exclut certes pas sa prise en charge technocratique par des corps spécialisés monopolisant le savoir, ainsi que le pouvoir de décision et de mise en œuvre. Mais elle rend également possible un traitement démocratique du choix, par la participation de tous les usagers concernés à une discussion sur les états du monde qui leur conviendraient (et donc sur les natures qu’ils voudraient habiter ou fréquenter). Parmi ces usagers, il faut compter les défenseurs d’un principe de naturalité, qui veulent accorder une place à la nature en personne, celle que l’on ne contrôle pas. Se régler sur la biodiversité n’exclut pas de respecter le sauvage, d’accepter la nature là où elle surgit, de se laisser surprendre par ses itinéraires, en renonçant au mode de contrôle qu’est la prévision. Comme le montre Carolyn Merchant, cela se fait d’autant mieux que l’on abandonne la vision classique de la nature comme un état dont le modèle est l’équilibre, pour une vision de la nature comme ensemble de processus, dont la complexité rend impossible la prévision complète4. Passer de la wilderness à la biodiversité, ce n’est donc pas renoncer au sauvage et au modèle de liberté dont il est porteur, c’est apporter une autre référence positive : la diversité des formes de vie, végétales, animales et humaines, celle des associations dans lesquelles elles se réalisent. C’est donc passer de l’individuel au collectif. Or les diverses cultures ne partagent pas toutes la vision du monde occidentale. Se placer sur le terrain de la diversité (tant culturelle que biologique), c’est éviter d’exporter les modèles

occidentaux de protection de la nature dans toutes les régions du monde. En respectant les cultures non occidentales et en n’imposant pas notre propre ontologie, on protégera ce que nous concevons comme leur nature et qui nous importe en tant que telle, alors qu’elle fait partie de leur culture. L’« écologiste » agit avec des outils : la cognée, qui donne son titre (« Cognée en main ») au passage du mois de novembre où Leopold donne sa définition, est présentée, avec la pelle, comme le prototype de tous les outils. Mais, si l’agir environnemental est un agir technique, ne risque-t-il pas de devenir un agir technique comme un autre, aussi nocif que nombre d’actions techniques ? Ce serait le cas si l’on s’en tenait à une opposition rigide entre le naturel et l’artificiel : toute intervention signifierait une artificialisation, à rejeter. La seule bonne attitude serait l’abstention. Telle n’est pas la position de Leopold. La spécificité de l’agir environnemental, c’est l’attitude morale qui en dirige l’accomplissement : « Un écologiste est quelqu’un qui a conscience, humblement, qu’à chaque coup de cognée, il inscrit sa signature sur la face de sa terre. » L’humilité prônée par Leopold s’oppose à l’arrogance avec laquelle les Modernes ont affirmé leur ambition technique, qu’il s’agisse de s’envisager, avec Descartes, « comme maîtres et possesseurs de la nature », ou de proclamer, avec Bacon, que « l’ambition d’étendre l’empire et la puissance du genre humain tout entier sur l’immensité des choses […] est plus pure, plus noble et plus auguste que toutes les autres5 ». Cette attitude conquérante situe l’homme hors de la nature, qu’il « met à son service » (comme l’affirmait l’appel de Heidelberg : « L’Humanité a toujours progressé en mettant la Nature à son service et non l’inverse »). Agir humblement, c’est se considérer comme partie d’un ensemble plus vaste, au sein duquel on agit mais dont on n’a pas la pleine maîtrise. Comme tout agir technique, l’agir environnemental est intentionnel. Il dispose des moyens au service d’une fin. Mais ce qui le distingue de l’agir technique en général, c’est son degré de réflexivité : il n’anticipe pas seulement la fin (la fameuse différence entre l’abeille et l’architecte6), il tient compte des conséquences involontaires de l’acte envisagé. L’humilité, vertu morale, dépend de notre capacité à anticiper les conséquences de nos actes, mais aussi, plus généralement, de la façon dont nous nous représentons nos actions techniques. Les considérations générales sur la technique et sur la puissance technique alimentent aussi bien les discours technophobes que les espoirs technophiles, négligeant la diversité des techniques et des impacts qu’elles sont susceptibles d’avoir. S’interroger sur nos actions techniques, c’est au contraire les appréhender dans leur diversité, focaliser l’attention sur la façon dont elles s’insèrent dans leur environnement naturel et social. C’est penser que la façon de procéder importe plus que notre seule puissance d’action. Pour pouvoir distinguer l’agir environnemental des formes les plus courantes de l’agir technique, il faut prendre en compte les deux paradigmes de l’action technique : celui de la fabrication et celui du pilotage. Aucun n’est exclusif de l’autre, ils se combineraient plutôt. Mais, suivant l’accent que l’on met sur l’un ou l’autre, et tout particulièrement lorsque l’on s’en tient au seul paradigme de la fabrication, on ne fait pas appel aux mêmes connaissances, ni aux mêmes vertus. Le paradigme du pilotage est plus attentif à la particularité et à la complexité des situations. Là où la fabrication met l’acteur dans la position du démiurge, qui fabrique le monde suivant une forme préétablie, puis le laisse aller selon le mouvement qu’il lui a donné, le pilotage insère une action dans un monde préexistant, que nous n’avons pas fait et avec lequel nous devons collaborer. Il ne s’agit pas de savoir qui domine et qui est asservi, ni quelle forme imposer à la matière, mais comment « négocier » avec les processus et les êtres naturels. Il s’agit d’abandonner une attitude de conquérant pour devenir « citoyen » de la communauté biotique ou, pour reprendre l’expression de Carolyn Merchant, d’adopter une « éthique du partenariat »7. Cela conduit à repenser la disjonction entre nature et politique, entre le rapport des hommes à la nature et le rapport des hommes entre eux, tel qu’il a été le plus souvent conçu dans la modernité. Si l’on en croit Bacon, les hommes doivent renoncer à se dominer les uns les autres et reporter leur ambition de conquête sur la nature, ce qui est une entreprise « pure, noble et auguste ». Dans cette perspective se sont affirmés la maîtrise scientifique et technique de la nature et le développement de la démocratie8. Tant que l’on considère la nature et la société comme deux domaines séparés, on peut penser que ce que nous faisons dans l’un n’affecte pas ce qui se passe dans l’autre. Mais, de fait, ils n’ont jamais été complètement séparés : Bacon emprunte au vocabulaire politique, celui de la domination, pour caractériser nos rapports à la nature. Carolyn Merchant a montré les liens entre la transformation, au XVIIe siècle, de la vision dominante de la nature (quand, d’organique, elle devient mécanique) et du rapport aux femmes (après la grande chasse aux sorcières de la fin du XVIe siècle) : la femme est une des métaphores de la nature, et l’on peut traiter l’une comme on traite l’autre (la soumettre à la torture pour lui arracher ses secrets). À partir du moment où l’on comprend que nature et société ne sont pas étanches, une autre interprétation est envisageable, qui lie au contraire les rapports à la nature et les rapports entre les hommes. Elle peut se réclamer de Thoreau, pour qui la nature, dans son état sauvage, nous donne une leçon de liberté, mais aussi de Rousseau. Critique des rapports de domination entre les hommes, celui-ci prend bien soin de ne jamais présenter le rapport des hommes à la nature comme un rapport de domination. Au début de l’Émile, il reproche aux hommes leur tendance à « forcer » la terre à se plier à leurs désirs9. La maxime du jardin de Julie, « la nature a tout fait, mais sous ma direction », est celle du pilotage, d’une collaboration, pas d’une domination. Dès lors, l’idée, avancée au début du Contrat social, selon laquelle un homme qui en opprime un autre ne peut être libre10, est transposable aux rapports à la nature : comment pourrions-nous être libres

dans une nature dominée ? C’est dans une telle perspective que se placent les écoféministes quand elles se demandent comment on pourrait prétendre réaménager les rapports entre l’Homme et la nature sans s’être au préalable interrogé sur l’Homme dont il s’agit. Elles mettent ainsi en lumière les rapports de domination croisée entre les hommes et les femmes d’un côté, les hommes et la nature de l’autre11. Une démarche comparable conduit Murray Bookchin, écologiste libertaire, fondateur de l’écologie sociale, à s’interroger sur le lien entre la domination de la nature et la domination sociale12. Le rapport entre écologie et politique se précise. Ce n’est cependant qu’avec la globalisation des questions environnementales que l’écologie devient inévitablement et intimement politique. À l’époque de Thoreau et de Leopold, on pouvait penser qu’en s’inspirant de la nature il était possible de réformer notre vie sociale. Avec la globalisation, la situation s’est inversée : si nous ne transformons pas notre vie sociale, nos rapports à la nature vont se détériorer jusqu’à rendre notre vie sociale impossible. C’est sous le nom d’« écologie politique » qu’André Gorz présentait la nécessité d’« instaurer de nouveaux rapports des hommes à la collectivité, à leur environnement, à la nature13 ». De Leopold à Gorz, le rapport entre le naturel et le social s’inverse. Pour Leopold, la nature vient en premier : en transformant nos rapports à la nature, nous pouvons espérer améliorer nos rapports sociaux. Pour Gorz, la société est nommée d’abord, la nature relève des conséquences : en transformant nos rapports sociaux, nous pouvons espérer être mieux en accord avec la nature. Cela ne va de soi ni dans un sens ni dans l’autre. D’autant que l’on continue à disjoindre les deux soucis, celui de la nature et celui de la société. C’est ce que l’on fait lorsque l’on distingue l’environnementalisme (les rapports à la nature) de l’écologie politique (un autre modèle social) et que l’on y voit deux formes de pensée indépendantes. Pourtant, que serait un environnementalisme aveugle au fait que nos rapports à la nature ne sont pas purement individuels mais engagent notre vision sociale ? Que serait un écologisme qui entreprendrait de transformer le modèle social sans y inclure nos rapports à la nature et sans comprendre que la première tâche est de mettre en question la séparation du naturel et du social ? Telle est la leçon qui se dégage de notre interrogation sur la justice environnementale. Avec la globalisation des problèmes environnementaux, on remet les hommes dans la nature et l’on fait apparaître des exigences de justice environnementale : il ne s’agit plus d’interroger les rapports de l’Homme (entité supposée homogène) et de la Nature (une et universelle), mais d’étudier la façon inégale dont les hommes, dans la diversité de leurs cultures et de leurs conditions sociales et politiques, sont affectés par l’environnement et l’affectent en retour. Cela soulève deux questions. La première a trait à la globalisation. S’il est envisageable, quoique difficile, d’entreprendre au niveau local de décider démocratiquement du monde dans lequel les humains veulent vivre (qu’il s’agisse des rapports à la nature ou des technologies à promouvoir), cela devient plus difficile encore à concevoir au niveau global. Il n’existe pas, à l’échelle de la planète, d’institution apte à décider démocratiquement et à imposer ses décisions aux États. Étudier la justice environnementale conduit de même à découvrir que, tant au niveau des États (même démocratiques) qu’à l’échelle internationale, il n’est pas évident qu’il existe, aux yeux des décideurs actuels, un monde commun à tous les hommes et a fortiori aux humains et aux nonhumains. La seconde question tient à ce que le recentrement sur les hommes en société qu’opère la justice environnementale, dans ses schémas distributifs, laisse la nature à l’extérieur de nos préoccupations. Ce n’est qu’au niveau de la communauté réunissant humains et non-humains que la nature peut être retrouvée, à condition de tenir compte de la diversité des cultures. Car le rapport à l’environnement, le lien entre nature et société, se met en place à travers une élaboration culturelle. Il n’y a plus alors de raison d’opposer le social et l’environnemental, comme s’il fallait nécessairement abandonner la question sociale pour s’intéresser aux non-humains ou à la nature. C’est dans le rapport que chaque communauté culturelle noue avec son environnement que l’on découvre l’articulation du social et de l’environnemental. Il convient donc de ne pas s’en tenir aux schémas distributifs, qui prétendent compenser les inégalités environnementales, mais qui, de fait, ne font qu’entériner l’existant. Étudier la justice environnementale, c’est poser la question de la communauté, celle des humains et des non-humains. Si elle existe localement, sous des formes diverses, elle reste à construire au niveau global. C’est au sein du dualisme occidental, celui de la nature et de la société, qu’ont d’abord été formulés les problèmes de philosophie environnementale. Tant qu’elle est restée prisonnière du dualisme, celle-ci, s’est enfermée dans le conflit entre philosophie de la nature et philosophie de l’histoire. Sortir de ce conflit, ce n’est pas opter pour l’une ou l’autre philosophie, ni tenter leur impossible synthèse, mais bien élaborer une philosophie de l’action : comprendre l’agir environnemental comme un agir politique.

1. Henry David Thoreau ne se contenta pas d’écrire Walden ou la vie dans les bois (publié en 1854), qui fit de lui l’un des inspirateurs des environnementalistes américains. Il prit vigoureusement la défense des Indiens et, pour clamer son hostilité à l’esclavage et à la guerre que les États-Unis avaient engagée contre le Mexique, écrivit La Désobéissance civile (publié en 1849). 2. Aldo LEOPOLD, Almanach d’un comté des sables, op. cit., p. 15. 3. Ibid., p. 96-97. 4. Carolyn MERCHANT, Reinventing Eden. The Fate of Nature in Western Culture, Routledge, New York, 2004, p. 228. 5. Francis BACON, Novum Organum, op. cit., § 129. 6. Karl MARX, Le Capital, livre I, 3e section, chap. VII, op. cit., p. 139. 7. Aldo LEOPOLD, Almanach d’un comté des sables, op. cit., p. 259 ; Carolyn MERCHANT, Reinventing Eden, op. cit., p. 223-242. 8. C’est notamment l’interprétation développée dans Marcel GAUCHET, Le Désenchantement du monde, Gallimard, Paris, 1985.

9. Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile, livre I, in Œuvres complètes, vol. IV, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1969, p. 245. 10. « Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux » (idem, Du contrat social, livre I, chap. 1, in Œuvres complètes, vol. III, op. cit., p. 351). 11. Voir Catherine LARRÈRE, « L’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe ? », Tracés. Revue de sciences humaines, nº 22, janvier 2012, p. 105-121. 12. Murray BOOKCHIN, The Ecology of Freedom. The Emergence and Dissolution of Hierarchy, Black Rose Books, Montréal, 1991. 13. André GORZ, « Leur écologie et la nôtre » (1974), in idem, Bâtir la civilisation du temps libéré, Les Liens qui libèrent/Le Monde diplomatique, Paris, 2013, p. 13.