Penser avec Donna Haraway
 9782130589808, 2130589804

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PENSER avec

DONNA

HARAWAY Sous la direction d'Eisa D O R L I N et Eva R O D R I G U E Z

Actuel Marx Confrontation sous la direction de: Jacques BIDET Gérard D U M É N I L Emmanuel RENAULT

r T

A ll M a r x 1 Confrontation

PENSER avec

DONNA

HARAWAY Sous la direction d'Eisa DORLIN et Eva RODRIGUEZ

Ce livre a reçu le soutien de l'ANR-07-JCJC-0073-01 « BIOSEX»

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Conception et réalisation graphique : belle mécanique

ISBN 978-2-13-058980-8 Dépôt légal - 1"édition: 2012, mai ISSN 1158-5900 © Presses Universitaires de France, 2012 6, avenue Reille, 75014 Paris

TABLE DES MATIÈRES

ELSA DORLIN ET EVA RODRIGUEZ Introduction. En compagnie de Donna Haraway

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VINCIANE DESPRET En finir avec l'innocence. Dialogue avec Isabelle Stengers et Donna Haraway

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BENEDIKTE ZITOUNI With whose blood were my eyes crajted? (D. Haraway). Les savoirs situés comme la proposition d'une autre objectivité.

046

MARÎA PUIG DE LA BELLACASA Traduit de l'anglais par Diane Koch Technologies touchantes, visions touchantes. La récupération de l'expérience sensorielle et la politique de la pensée spéculative

064

EMILIE HACHE « Ifl have a dog, my dog has a human »

089

MADELEINE AKTYPI Donna Haraway et les technologies de l'ordinaire

103

DAVID SAKOUN Cyborg et Cyberpunk

123

EVA RODRIGUEZ ET MALEK BOUYAHIA Penser la figuration chez Donna Haraway avec Walter Benjamin : un « espace métaphorique de résistance » 136 DONNA HARAWAY Traduit de l'anglais (USA) par Sara Angeli Aguiton Les Promesses des monstres : Politiques régénératives pour d'autres impropres/inapproprié-e-s

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SARA ANGELI AGUITON Le voyage vers ailleurs : Mindscapes politiques et scientifiques

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INTRODUCTION EN C O M P A G N I E D E D O N N A HARAWAY Eba DORLIiy

et Eva

RODRIGUEZ

Traverser les frontières Figure majeure du féminisme anglophone contemporain, compagne des cyborgs et des chiens, « sœur » des primates et des souris de laboratoire, Donna Haraway est biologiste de formation, historienne et philosophe des sciences. Jeune retraitée de l'Université de Californie à Santa Cruz, où elle a été professeure au mythique département de « History of Consciousness », Donna Haraway a étudié et enseigné pendant des années à la croisée des disciplines, interrogeant les pratiques et les « mythes » technoscientifiques à l'aide des outils critiques développés tant par la philosophie marxiste, les études culturelles, l'écologie anti-impérialiste ou je Black Feminism. Introduire - et traduire - Donna Haraway en France aura pris du temps, en tout cas plus qu'il n'en aura fallu à nos voisins européens : c'est que son œuvre fait figure d'OVNI dans le paysage universitaire hexagonal où l'histoire et la philosophie des sciences demeurent une discipline plus ou moins conservatrice, dont les traditions théoriques ne se laissent guère bousculer par les travaux et recherches contemporains croisant études des sciences, études de genre et théorie critique. II faut aussi avouer que le style de Donna Haraway est singulier et que le travail de traduction - y compris culturelle - s'avère héroïque. Dans sa thèse de biologie soutenue en 1972 à l'Université de Yale, Haraway s'est intéressée aux changements de paradigmes dans la biologie du développement entre 1850 et 1930; elle y analysait le rôle primordial des métaphores dans la .constitution des savoirs biologiques. Revenant à ses premières amours - elle a d'abord été

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diplômée en zoologie, en philosophie et en littérature — elle se passionne alors pour l'histoire de la primatologie. Haraway a insisté sur la façon dont les sciences qui étudient les « primates non humains », fidèles à la tradition du réalisme, prétendent nous révéler la nature et ses origines, cette prétendue Nature d'avant la Culture dont elles tracent les frontières, définissent, ordonnent et classent les êtres qui la peuplent, leurs relations comme leur histoire. Derrière cet acte de « dévoilement » et d'ordonnancement de la nature, ce que les sciences prétendent voir et nous donner à voir c'est aussi et toujours un discours sur nos propres sociétés humaines. En témoignent, par exemple, les lieux communs développés par des disciplines comme l'éthologie ou la préhistoire, relayés par les techniques muséographiques ou les productions audiovisuelles qui les popularisent, sur le « mâle dominant » ou les « chasseurs/cueilleurs », sources inépuisables du patriarcat moderne. Ainsi, ce n'est pas l'observation des primates qui nous informe sur le résidu naturel de notre économie sexuelle mais bien cette économie sexuelle que nous projetons sur les primates, les constituant comme les personnages inactuels de nos fables sociales. Biologiste, philosophe des sciences, Haraway est aussi une épistémologue redoutable qui propose une généalogie de la relation entre sujet et objet de connaissance. Pour Haraway, le récit scientifique dominant est celui d'un « témoin modeste », témoin sans corps et sans histoire, qui prétend fonder son objectivité sur l'idée d'une vision désincarnée (à la fois non médiatisée et non située). Or, cette prétention est aussi celle d'une classe dominante — blanche, masculine, bourgeoise et hétérosexuelle - qui s'est ménagé le privilège de constituer comme objet de science et objet de discours les sujets dominés et exploités. Plutôt que d'abandonner « l'objectivité » au profit d'une version douce de subjectivisme - comme d'autres féministes ont pu être tentées de le faire - Haraway prône donc une objectivité encorporée. Dans la continuité des « épistémologies du point'de vue » marxistes et féministes, elle milite ainsi pour la production de « savoirs situés » qui travaillent des pratiques théoriques assumant et réfléchissant leurs conditions matérielles - y compris sensuelles — d'élaboration. Enfin, dans ses derniers travaux, Haraway s'intéresse aux modes de relation que nous pourrions et devrions construire avec ce qu'elle appelle les « espèces compagnes » : comment apprendre « à devenir ensemble » avec ceux et celles avec qui nous co-évoluons, notamment les chiens, mais également « tout autre être organique auquel 8

Introduction

l'existence humaine doit d'être ce qu'elle est, et réciproquement »' : les bactéries, les tulipes, les abeilles, ou encore la flore intestinale. Haraway s'interroge sur les histoires communes qui nous lient, dont nous héritons et qui nous co-constituent dans la « natureculture », ce théâtre commun en perpétuelle (re) construction auquel elle ne cesse de prêter attention. Haraway ne propose pas uniquement Aine pensée qui travaille théoriquement la transgression des frontières disciplinaires. Elle met aussi en œuvre pratiquement cette indiscipline au travers de son écriture au style proqhe du genre littéraire de la science-fiction ou par l'utilisation de figures hollywoodiennes, la plus exemplaire étant celle de la/le « cyborg » dont la notoriété va bien au-delà des milieux universitaires. Publié en 1985 dans un numéro de la Socialist Review consacré au féminisme et aux technologies, le « Manifeste cyborg: science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XX e siècle » a fait d'Haraway et de son goût certain pour le brouillage des frontières du « Grand Partage » de la modernité (corps/esprit, nature/ culture, biologie/social, homme/femme, humain/animal, organisme/machine, réalité/fiction, naturel/artificiel), une sorte d'icône postmoderne, étiquette avec laquelle elle a depuis pris ses distances. L'usage qu'elle fait de la science-fiction, et de ce qu'elle appelle la « politique-fiction (politico-scientifique) »2, lui permet au contraire de déjouer les pièges intellectuels des récits contemporains, d'user d'ironie sans jamais basculer dans le cynisme propre à certains discours se réclamant précisément du « postmoderne ». Quoi qu'il en soit, il faut saluer aujourd'hui l'effort de, ceux et celles qui se sont lancé-e-s dans la tâche difficile de traduire Haraway; car une chose au moins est certaine, traduire Haraway est un exercice particulièrement malaisé tant le langage qu'elle pratique est technique et foisonnant. Les néologismes, tropes, métaphores et figures qu'elle mobilise habitent littéralement ses textes et donnent aux mots une consistance matérielle, presque charnelle. Traduire Haraway suppose donc d'accepter de faire voyager des concepts, de décontextualiser et de recontextualiser les termes mêmes dans lesquels ils ont été pensés, de prendre au mot Haraway lorsqu'elle dit que « toute histoire est un

1. D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres partenaires (2003), traduit de l'anglais (USA) par Jérôme Hansen, Éditions de l'Éclat, coll. Terra incognita, 2010, p. 22. 2. D. Haraway, « Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XX' siècle », in Manifeste cyborg et autres essais: Sciences - Fictions - Féminismes, Anthologie établie par L. Allard, D- Gardey et N. Magnan, Paris, Exils, 2007, p. 33.

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PENSER AVEC DONNA HARAWAY

trafic de tropes »3. « To trop » donc, mais aussi « to trip », « troper » ou « faire un trip »4, prendre le risque de trébucher dans ce voyage sémantique d'autant plus complexe que l'écriture d'Haraway, multiréférencée, est toujours « située », ancrée dans un contexte particulier qui demande à être restitué avec précaution. En explorant certains des thèmes et des objets de recherche chers à Haraway, l'ensemble des contributions de cet ouvrage5 entend se ressaisir de sa pensée pour lui rendre hommage tout en espérant en prolonger la portée théorique, politique et épistémologique. Ainsi, nous avons privilégié une problématique à laquelle chacun des articles ici réunis tente d'apporter un éclairage original: comment penser avec Haraway, c'est-à-dire, comment penser avec/en compagnie de tout-e-s celles et ceux qui peuplent ses écrits et qu'elle appelle affectueusement sa « ménagerie queer ». Car penser avec Haraway c'est déjà reprendre à notre compte son souci de toujours penser avec les autres, de toujours chercher à être en contact, connecté-e-s - mais aussi confronté-e-s - à ceux et celles avec qui nous cohabitons et co-évoluons ; à s'engager pour des pratiques et des récits responsables qui aillent à la rencontre des autres. Cela implique de se demander comment entrer en relation avec ce/ux/celles avec qui nous habitons le monde, comment partager de nouveaux points de vue qui ouvrent la voie à d'autres façons de voir, de sentir, de parler, de toucher, c'està-dire « d'autres manières de vivre »6.

Politiques-fictions « La grammaire, c'est de la politique autrement »7 écrit Haraway dans l'introduction de son ouvrage majeur, Des singes, des cyborgs et des 3. D. Haraway; Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres partenaires, op. cit.. p. 27. 4. To trop devenir mondain » comme le propose le dictionnaire Robert et Collins. Cette traduction toutefois me paraissait trop lourdement connotée, j'ai donc opté pour la formule un peu bricolée • devenir du monde >.

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WITH WHOSE BLOOD WERE MYEYES CRAFTED? (D. HARAWAY)

LES SAVOIRS SITUÉS COMME LA PROPOSITION D'UNE AUTRE OBJECTIVITÉ.

Benedikte

ZITOUNI

Introduire'des alliées inattendues En 1987, à San Francisco, Donna Haraway présente le texte « Savoirs situés » sous-titré « La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle »'. Elle le retranscrit un an plus tard et le publie en 1988 dans la revue Feminist Studies. Aujourd'hui, ce texte est encore systématiquement cité quand il s'agit de définir le « savoir situé » et il a, de fait, un caractère programmatique ou, du moins, propositionnel. C'est pourquoi, avec Fabrizio Terranova, nous l'avons appelé le Manifeste des savoirs situés2. Ce qui n'empêche pas de préciser qu'à l'époque, 1. Le texte «Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective » était à l'origine un commentaire du livre de Sandra Harding (cf. note 3) présenté au Western Division de ,la American Philosophical Association à San Francisco en mars 1987. Donna Haraway l'a retranscrit, avec l'aide financière de la Alpha Fund for the Institute of Advanced Study, et ensuite publié dans Feminist Studies. en 1988, volume 14, n° 3, pp. 575-599. En 1991, le texte est repris in D. Haraway, Simiens, Cyborgs.andWomen: The Reinvention of Nature, Londres, Free Association Books, pp. 183-201. 2. La présentation du manifeste des savoirs situés s'est faite sur invitation de Fabrizio Terranova, dans l'Atelier Pluridisciplinaire Master 1 du Pôle «.Narration » à l'ERG - Ecole de Recherche Graphique à Bruxelles, l e 30 novembre 2010. Les savoirs situés y sont envisagés comme un des moyens, parmi d'autres, pqur penser collectivement l'agencement entre connexion au(x) monde(s| et engagement artistique. Lors de l'introduction, F. Terranova a notamment cité le « Manifeste compositionniste » de Bruno Latour: « Les arts, il y a des écoles pour cela. Et pourtant non, on ne gagnerait rien à retirer à la science politique la tâche de composer le monde commun pour la confier à l'art et aux artistes. Surtout pas aux artistes. Ce que les écoles (libres ou asservies) de sciences politiques ne peuvent pas faire, les écoles d'arts (libéraux ou marchands) sont encore bien plus incapables de le réaliser. D'abord parce que les arts se sont coupés du plurivers depuis bien trop longtemps : comment composeraient-ils un monde avec lequel ils ont coupé tous les liens ? Acosmiques : c'est-à-dire sans cosmos. Ensuite, parce que, trop souvent, ce n'est pas le commun qui les intéresse, mais l'autonomie, l'expression libre du moi profond. Que nous importe l'expression de leur moi d'artiste? En quoi cela nous avance-t-il dans la composition d'un monde partageable? Enfin, parce qu'ils sont politisés jusqu'à la moelle, ces arts: quand ils ne

B e n e d i k t e Z i t o u n i , With whose blood were my eyes crafted ?...

le texte faisait partie d'un échange et qu'il était une proposition rédigée par une féministe à l'encontre d'une autre féministe engagée dans l'étude des sciences afin de renforcer leur positionnement mutuel. La destinataire était Sandra Harding qui venait de publier The Science Question in Feminism, auquel le sous-titre de Haraway fait référence. Harding développait alors l'idée du standpoint - la perspective, le point de vue, la position aussi (to stand) - c'est-à-dire l'idée selon laquelle l'objectivité s'accroît dans le positionnement de la chercheuse. Celle-ci n'est pas priée de décliner son identité, ni de tulpabiliser ou critiquer ses origines, mais bien de réaliser en quoi la situation dans laquelle elle est prise crée une perspective, une façon mais aussi une capacité de voir le monde différemment. Il s'agit alors, pour les scientifiques féministes qui revendiquaient le standpoint, de s'appuyer sur cette capacité afin de faire d'autres découvertes et de fabriquer d'autres récits scientifiques. À la proposition de Harding, Haraway ajoute donc celle du savoir situé, toutes deux luttant pour une autre objectivité dans les sciences.

Conjuguer le savoir situé et le standpoint, souligner les affinités que Haraway tisse avec Harding, placer le Manifeste des savoirs situés au milieu des autres outils et propositions élaborés par les scientifiques féministes - plutôt que de le présenter sur une table rase - est un geste posé par Maria Puig de la Bellacasa3. Pour plusieurs chercheurs et chercheuses belges, francophones, peu enclins à lire des textes américains et de surcroît sur l'objectivité dite féministe, Bellacasa a opéré comme relais. Elle a été notre métisseuse. Philosophe nomade, madrilène puis bruxelloise, elle savait parler la langue locale des philosophes français, et notamment celle de Félix Guattari et de Gilles Deleuze dont elle a repris les concepts de « minorité » et de « devenir »4 pour étudier le féminisme qui s'était développé, entre prétendent pas exprimer leur irréductible individualité, ils prétendent, sans enquête, exprimer l'époque et donner forme aux passions politiques comme si l'on pouvait réconcilier dans une grande synthèse l'esprit du temps et les monuments de l'art. Les prétentions que les sciences - si diverses, si hétéronomes, si incomplètes, si coûteuses, si fragiles - ont abandonné depuis longtemps, comment les arts contemporains pourraient-ils le réaliser, seuls, sans étude, sans chercheurs, sans associations étroites avec tout ce qui hésite, tout ce qui explore, tout ce qui tâtonne? » (extrait de « Pour une école des arts politiques : Manifeste compositionniste », http://www.centrepompidou.fr/videos/2010/20100701 latour/inrifix html) Cette rencontre proposait, par le biais du texte de Haraway, un changement de perspective sur la difficulté que semble connaître le monde de l'art à ne pas se couper du plurivers. Cela résonnera en effet avec les savoirs situés tels que présentés par Donna Haraway puisqu'il s'agira pour les scientifiques féministes américaines d'établir des connexions habilitantes. 3. M. Puig de la Bellacasa, « Feminist knowledge politics in situated zones. A différent hi/story of knowledge construction ». voir: http://orlando.women.it/cyberarchive/files/puig.htni. 4. M. Puig de la Bellacasa, Étalons et devenirs. Approche du savoir féministe contemporain à partir du concept de minorité chez G. Deleuze et F. Guattari., Mémoire d'études approfondies, dir. Isabelle Stengers, Université Libre de Bruxelles. 1999. Le mémoire a obtenu le Prix "hors concours" de l'Université des Femmes à Bruxelles en 1999.

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autres, dans les universités et laboratoires américains. La présence de Bellacasa à Bruxelles, aux côtés de la philosophe des sciences Isabelle Stengers, a dès lors nourri la scène philosophique belge - du moins la partie de celle-ci qui s'intéressait à la construction et au caractère performatif des sciences - en y important des textes d'Amérique. Plus particulièrement, dans Think we must: politiques féministes et construction des savoirsBellacasa a étudié et relayé les théories de Sandra Harding et de Donna Haraway, qu'elle qualifie d'appel à une « objectivité forte »6 d'une part et de « savoirs reliés »7 d'autre part. Il y avait de quoi susciter notre intérêt... Il faut dire que le métissage était nécessaire parce que les traductions sont rares8. De plus, l'univers des féministes académiques américaines est opaque, étrange, mystique, voire même suspect aux yeux des Européennes très sérieuses que nous sommes. Plus que d'autres univers philosophiques auxquels nous nous sommes lentement accoutumées lors de nos études, celui-ci demande qu'on y soit « initiée »'. Débutons ici cette initiation. Prenons l'image du cyborg. Elle permet de poser un élément essentiel de l'univers de Haraway: le trope ou la figuration. Haraway crée des personnages semi-fictifs, parfois futuristes, parfois technologiques, qui complexifient et densifient les luttes féministes. Le ou la cyborg - peinte par l'artiste Lynn Randolph en 1989 d'après le manifeste du même nom rédigé par Haraway cette année-là10 - est la réponse donnée au complexe techno-scientiste, militaire et machiste des Etats-Unis. À la guerre des étoiles lancée contre le communisme, la cyborg substitue la quête d'une scientifique alternative, d'une femme hybride connectée aux technologies, aux animaux et aux êtres humains, positionnée sur les trois frontières à la fois. La cyborg est chamane, sorcière, et montre ce dont les scientifiques féministes seront capables si elles s'engagent pour une technoscience qui transgresse autrement les 5. M. Puig de la Bellacasa, Think we must. Politiques féministes et constniction des savoirs, Paris, L'Harmattan, 2011 (à paraître). 6. M. Puig de la Bellacasa, Think we must. Politiques féministes et constniction des savoirs, thèse de doctorat en>philosophie, dir. Isabelle Stengers, Université Libre de Bruxelles, 2004, pp. 231-363. 7. Ibid., pp. 366-487. 8. À ma connaissance, excepté la traduction d'un article dans la revue Multitudes, aucune traduction papier n'existe des travaux de Sandra Harding; et ce n'est qu'en 2007 que les textes de Donna Haraway, dont le manifeste des savoirs situés, sont traduits et publiés. Voir D. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais: Sciences - Fictions - Féminismes, Paris, éditions Exils. 2007. Ceci étant dit, sur internet plusieurs traductions circulent, et ce depuis longtemps. 9. « Remerciements » de Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan in D. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais: Sciences - Fictions - Féminismes, op. cit., page non-numérotée. 10. L. M. Randolph, « Cyborgs, Wonder Woman and Techno-Angels : A Sériés of Spectacles », présentation au Center for the Critical Analysis of Contemporary Culture, Rutgers University, New Jersey, le 23 avril 1996. Voir : httD://www.lvnnrandolDh.com/texts/cvborqs.html

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Benedikte Z i t o u n i , With whose blood were my eyes crafted ?...

frontières établies". Dans le même registre tropique et transgressif, également peinte par Lynn Randolph, l'image de la Oncomouse™ ou SourisOncoMD inspirée du livre sur la technoscience publié par Haraway en 199712, rejoint celle de la cyborg et présente, elle aussi, à quelques années d'écart, une alliée inattendue pour la lutte menée par les scientifiques féministes. La SourisOncoMD est une créature de l'Université d'Harvard. Elle a été génétiquement manipulée par les scientifiques Phil Leder et Timothy Stewart qui, à la fin des années 1980, lui ont inséré des oncogènes afin de la prédisposer au développement du cancer. Elle est brevetée qt commercialisée dans les laboratoires à travers le monde où elle témoigne de la réussite ou non du remède, de la résistance ou non du cancer, et elle le fait de façon univoque c'est-à-dire universelle, objective, scientifique. D'où son alias ModestWitness ou TémoinModeste. D'où l'universalité des paires d'yeux, provenant de différentes communautés, qui observent l'expérience à distance. La SourisOncoMD est une bête christique, couronnée d'épines, sacrifiée dans la boîte noire des laboratoires pour le bien-être humain. Elle l'est littéralement. Mais il fallait cette image et la création du personnage pour s'en rendre compte. La force de Haraway n'est alors pas de dire qu'il y a là injustice, mal-traitance d'animaux et qu'il faut en finir avec les tests de laboratoire. Plutôt, elle nous met sur le fil du rasoir et montre que nous luttons contre le cancer avec l'aide de cette petite bête-là; qu'il faut le/la, reconnaître, quitte à décider que le prix est trop élevé ; que nous, femmes, qui mourons encore très souvent du cancer du sein, sommes connectées à la SourisOncoMD, notre soeur hybride, qu'on le veuille ou non. « Savoirs situés, sayoirs reliés »13 dit Bellacasa. En effet, l'univers de Haraway est fait de filiations trans-espèces et d'êtres transgressifs, de fils de rasoir et de quêtes spirituelles menées au sein même des laboratoires. C'est dans cet univers-là que le Manifeste des savoirs situés propose de créer une objectivité alternative.

11. Ibid. Ma présentation de la figure de la cyborg est aussi redevable du travail mené par le groupe de lecture du GECo - Groupe d'Etudes Constructivistes à l'Université Libre de Bruxelles, qui a lu et analysé le • Manifeste Cyborg » tout au long de l'année académique 2007-2008. 12. D. Haraway, Modest_Witness@Second_Millenium.FemaleMan©_Meets_OncomouseTM. Feminism and Technoscience., New York & Londres. Routledge, 1997. 13. M. Puig de la Bellacasa, Think we must. Politiques féministes et,construction des savoir, op. cit., p. 366.

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Comment grimper au mât de l'objectivité Nous14 avons un problème, dit le Manifeste des savoirs situés. Si nous voulons habiter des savoirs et des corps émancipés et leur donner une chance d'avenir, il nous faudra grimper le mât de l'objectivité tout en tenant simultanément les deux extrémités de celui-ci. D'un côté, nous devrons continuer à analyser la contingence historique de toute construction de savoir, la nôtre y comprise, et la soumettre à une critique radicale, voire acerbe. De l'autre côté, nous devrons continuer à nous engager dans la fabrication de comptesrendus fidèles d'un monde « réel »15 - mis au singulier et entre guillemets - et miser sur cette fidélité afin de nous aider à construire un monde meilleur16. Fin de la paraphrase. Critique d'une part, science de l'autre, le problème n'est pourtant pas celui de l'engagement, problème dont la relative gratuité permet d'habitude aux réponses de se multiplier allègrement - « moi, je m'engage puisque je suis expert pour l'Etat », « moi, je m'engage puisque je démasque les connivences entre bourgeois », « moi, je m'engage puisque je parle de la lutte politique », etc. Le problème, ici, est tout autre. Comment les féministes américaines peuvent-elles rester dans un terrain miné, celui de la, science et des laboratoires dont elles ont elles-mêmes démasqué les abus de pouvoir et dont elles ont elles-mêmes montré la nature biaisée ? Comment rester dans le ventre du monstre technoscientiste et y faire exister une autre possibilité ? N'oublions pas qu'aux États-Unis, dans les années 1980, les débats sur la science et les technologies ont un goût particulièrement amer - ce que décrivent le début et la fin de la première partie du Manifeste'7. Ce sont les années Reagan, les années de la guerre des étoiles et des séries télé dont la noirceur n'a rien à envier à Blade Runner. Les jeux de pouvoir, les projets high-tech, les ambitions des 14. Le « nous » est spéculatif, dit Haraway: « Certainlylspeakformyselfhere, and lofferthe spéculation that there is a collective discourse on this matter. ». D. Haraway, « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and^he Privilege of Partial Perspective * in D. Haraway, Simiarts, Cyborgs. and Women: The Reinvention of Nature, opcit., p. 183-184. Ce paragraphe (§ 2) est absent de la traduction française! 15. Ibid., p. 187. Pour la version française, voir D. Haraway, « Savoirs situés: La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » in D. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais: Sciences - Fictions - Féminismes, op. cit., p. 113. 16. Ibid., pp. 184,187,192, 197. Pour poser le problème ainsi, je me suis donc basée sur le début et la fin de la première partie du manifeste (§2, §10 et §11), ainsi que les passages sur la promesse émancipatrice des sciences (§19) et une définition possible de « la » science (§26). Pour la version française: Ibid., pp. 113,120 et 126. Mais, attention, le § 2 est absent de la traduction: oubli étonnant car l'image du mât est introduite dans ce paragraphe-là et le texte s'y réfère explicitement à la fin de la première partie du texte. 17. Ibid., pp.183,187-188. Pour la version française : Ibid., pp. 107,113-114.

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militaires et des académiques vont tous dans le même sens: celui de la guerre. Aux féministes - dit le Manifeste avec une touche d'ironie - revient alors le rôle de jouer au comité de quartier, « spécial interest group »18. Comme les comités, elles s'opposent à la façon dont la question de la science est formulée ; elles rejettent la frontière entre savoir et non-savoir qui leur est imposée; et, ce faisant, elles réussissent, peu à peu, à démasquer la conspiration des mâles académiques et à détrôner le scientifique guerrier, acolyte complaisant du capitalisme. Mais il y a un danger, dit le Manifeste. À force de démasquer les doctrines de la dite objectivité neutre, les féministes incitent à lâcher les sciences. Elles offrent une nouvelle raison aux filles de ne pas apprendre la mécanique, ou d'ignorer la physique post-newtonienne. Puisque la science et la technologie ne sont que verbiage, idéologie et jeux de pouvoir, les garçons peuvent les ravoir. « They're just texts anyway, so let the boys have them back!»19. Plus même, les filles pourraient être tentées de se tourner vers des versions plus utopiques du monde, de laisser tomber le monde tel qu'il se fait. Les nouvelles sciences-fictions féministes s'appelleraient alors Femme à la frontière du temps ou Errer sur la terre.. .20 La critique ne suffit donc pas. La subjectivité historique c'està-dire le sens collectif du pouvoir d'agir, nécessite et veut davantage. C'est bien d'elle, de cette subjectivité, qu'il s'agit dans le Manifeste des savoirs situés. La question n'est pas celle du pouvoir ou de comment on peut « en être » et rester au centre des manigances ; la question n'est pas celle de la marge et de l'intérêt de rester dans les zones d'ombre de la société ; la question est celle du désir multiple et du risque d'amputation qu'encourent les féministes21. À- force de déconstruire les vérités, de démontrer la spécificité historique et le caractère contestable de celles-ci, les féministes se retrouvent sous électrochoc épistémologique. Elles ne réussissent plus à s'impliquer dans les enjeux des savoirs publics, du moins pas en y croyant, en 18. ibid.. p. 183. Dans la version française, p. 108, * spécial interest group» est traduit par « groupe de pression » mais j'ai préféré utiliser les mots « comité de quartier » vu la façon dont Haraway l'amène : « Of course, a spécial interest group is, by raeganoid définition, any collective historical subject which dares toresist the stripped-down atomism of Star Wars (...)*, Id„ p. 183. 19. Ibid., p. 186. Pour la version française: Ibid., p. 111. 20. Id. Pour la version française: Id. La version française n'a pas traduit les titres fictifs Woman on the Edge of Time ou Wanderground mais, pour ma part, j'ai préféré le faire afin d'augmenter la touche d'humour et la compréhension. 21. Le mot amputation est ajouté: Haraway ne l'utilise pas tel quel dans le texte. Le problème de l'amputation, le fait qu'une logique cumulative est à préférer à la logique de remplacement ou de dépassement, est une chose que j'ai apprise grâce à Marion Jacot-Descombes et Nathalie Trussart du GECo - Groupe d'études constructivistes, lors d'une lecture collective des Trois guinées de Virginia Woolf, à Bruxelles, en 2007.

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ayant confiance que cela ait un sens. Elles sont victimes du trouble de la personnalité multiple qu'elles se sont elles-mêmes infligées. Désir d'être radical, désir d'être scientifique, comment ne pas amputer l'un des deux êtres, l'un des deux désirs, l'une des deux personnalités? Comment tenir les deux extrémités du mât tout en le grimpant? Justement, suggère le Manifeste, en ne rejetant aucun des acquis, ni d'un côté, ni de l'autre. En détectant mieux quels sont exactement ces désirs et les objets sur lesquels ils portent, quels sont précisément les éléments nichés aux deux extrémités qui méritent d'être retenus et valorisés. Car on ne tient pas à « la » politique et à « la » science ; on tient à des choses bien plus infîmes et plus importantes que cela. D'un côté, il y a le « constructionnisme social »22 ou le « constructivisme radical »23 c'est-à-dire l'étude de la science et de la technologie qui répond à trois maximes intéressantes. Premièrement, toute revendication de connaissance, « knowledge claim »24, est un nœud condensé de rapports de pouvoir qu'il faut savoir étudier tel quel. Deuxièmement, toute frontière entre science et non science est le résultat d'un processus de (dis)qualification dont il faut pouvoir retracer la trajectoire. Troisièmement, la science résulte de pratiques et non de principes qui viennent redorer le blason après-coup; elle nécessite donc d'être étudiée sur le terrain25. A l'époque du Manifeste, les chercheuses avaient développé une version hyperréelle du constructionnisme social, où tout était ramené à un jeu de signifiants et de signifiés, à un simple mais redoutable jeu langagier. La limite en est clairement indiquée : « Ceux et celles qui sont politiquement engagés [political people], ne peuvent laisser le constructionnisme social se désintégrer dans les émanations rayonnantes du cynisme »26. Mais les féministes avaient également développé une version plus épaisse du constructionnisme, axée sur le caractère concret des rapports de force et des alliances, visant à décortiquer la fabrication des objets scientifiques et la façon dont ceux-ci s'inscrivent dans le façonnement du monde. Le Manifeste ne rejette aucunement cette version-là, au contraire. Car dans cette épaisseur relationnelle, concrète, se dévoile un état-de-fait qu'il faut savoir reconnaître: de nombreuses découvertes scienti22. Ibid., pp. 184-185. Pour la version française: Ibid., pp. 108-109. 23. Ibid., p. 188. Pour la version française: Ibid., p. 114. 24. Ibid., p. 185. Pour la version française : Ibid., p. 109. 25. Ibid., p. 185. Pour la version française: le paragraphe (§2) n'a pas été traduit; les trois maximes n'y figurent donc pas I 26. D. Haraway. « Savoirs situés: La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » op. cit., p. 109. J'ai rajouté « et celles ». Pour la version anglaise: Ibid., p. 184.

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fiques sont guerrières, post-coloniales, et servent des intérêts plus que douteux. Cette reconnaissance offre le début d'une issue; elle est un ingrédient indispensable à la construction d'une alternative. De l'autre côté (à l'autre bout du mât), du côté du désir de l'être scientifique, des comptes-rendus fidèles et de la possibilité d'une autre science, il y a la version féministe de l'objectivité. Cette objectivité s'est créée en opposition au constructionnisme ou, du moins, elle s'en méfie. Nous l'avons déjà abordée à travers le standpoint mais il faut préciser ici, car le Manifeste le souligne, que le marxisme y a joué un rôle important. De Marx, les féministes ont repris l'insistance sur le positionnement et sur l'ancrage de toute construction de savoir. Plutôt que d'insister sur la différence entre science et idéologie - autre trait caractéristique du marxisme - elles ont préféré envisager la production locale et ancrée du savoir, avec pour seule prétention générale la prétention émancipatrice justement. Par ailleurs, les chercheuses revendiquent la pratique de « l'empirisme féministe »27 c'est-à-dire qu'elles ont développé l'idée selon laquelle la science descriptive telle qu'elle était exercée alors n'était tout simplement pas encore assez objective, qu'il lui fallait créer des comptes-rendus du monde qui soient plus exigeants encore. Boys, girls, mettez-vous au travail! semble alors dire le manifeste. Pour certaines chercheuses, l'exigence était épistémologique et peut-être se sont-elles trop engouffrées dans la quête de « l'objectivité-pour-l'objectivité »... Mais pour d'autres, l'exigence était éthique et politique : une meilleure prise en compte du monde, une meilleure fidélité narrative, est celle qui aide à construire ce monde tout en le décrivant. Tenir à l'état-de-fait, savoir reconnaître la monstruosité des sciences ; tenir à la détection des relations de pouvoir, savoir résister aux abus autoritaires ; tenir au faire, au caractère émancipateur des savoirs; tenir à l'objectivité parce quelle dit et aide à construire le monde; tout cela, état-de-fait, résister, faire, faits, ce sont les éléments intéressants nichés aux deux extrémités du mât. Tout cela porte un nom : « l'appel aux mondes réels »2S, mis au pluriel cette fois-ci, sans guillemets ajoutés. Le vecteur du manifeste se niche là, selon moi, dans ces quelques mots qui redéfinissent le désir multiple et qui, ainsi, évitent l'amputation d'un des désirs. Les scientifiques féministes - telles que Haraway les met en scène - semblent vouloir récupérer leur capacité à en appeler aux mondes réels, non pas afin de 27. Ibid., p. 112. Pour la version anglaise : Ibid., p. 186. 28. Ibid., p. 110. Pour la version anglaise : Ibid., p. 185.

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retourner dans un temps d'innocence où l'organisme n'était qu'organisme, être vivant observé à travers le microscope de la débutante, mais parce qu'elles souhaitent construire un monde vivable avec ces organismes qu'elles étudient, en se liant à eux. Le manifeste le dit clairement au moment où il aborde la dérive langagière du constructionnisme, cette tendance qu'ont eu les chercheuses à réduire le gène, le microbe et le quark à une simple affaire de codage et de décodage, de signifiés et signifiants. La citation est longue mais parlante : « C'est une vision terrifiante de là relation du corps et du langage pour celles d'entre nous qui voudraient encore accorder à la réalité plus de crédit que nous n'en accordons au débat des chrétiens de droite sur le Second Avènement et à leur sauvetage de la destruction finale du monde. Nous voudrions croire que nos appels aux mondes réels, nos appels à des mondes réels [appeals to real worlds], sont autre chose que des tentatives désespérées d'échapper au cynisme et autre chose qu'un acte de foi comme on en trouve dans d'autres religions, même si nous continuons d'accorder une place généreuse à ces médiations, riches et toujours particulières à un moment donné de l'Histoire, par lesquelles nous devons, comme n'importe qui, prendre connaissance du monde »29. Tout iest là, pour ce qui va suivre. Les savoirs situés devront aider les chercheuses à récupérer la capacité d'en appeler aux mondes réels ; ils devront leur permettre de continuer à valoriser la contingence, l'histoire et les médiations dans les sciences ; et, enfin, ils devront changer la manière d'envisager les rapports entre le corps et le langage. Ou encore, comme le dit le Manifeste, il faut changer de métaphore !

Dégager des univers partiaux et habilitants La deuxième partie du Manifeste, intitulée « Persistance de la vision »30, introduit les savoirs situés en substituant la métaphore visuelle à la'métaphore matérialiste. Elle quitte la dichotomie inhérente à la prerrfière partie où l'on hésitera toujours à opter soit pour la matière et l'objectivité, soit pour les mots et la critique - corps ou langage - afin de démultiplier les savoirs dans une optique pleinement perspectiviste : d'où voit-on ? Avec quels instruments voit-on ? Grâce à qui et à quoi 29. Ibid.. p. 110. J'ai ajouté « nos appels à des mondes réels ». Pour la version anglaise: Ibid.. p. 185. 30. Ibid.. pp. 115-128. Pour la version anglaise : Ibid., pp. 188-196. La description de l'opération menée dans la deuxième partie du manifeste est basée sur les quatre premiers paragraphes de cette partie et le paragraphe sur le relativisme.

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voit-on ? Telles sont les questions qui importeront. La chercheuse est dorénavant ancrée dans une situation qui lui permet de savoir, de voir, et elle sera tenue de mobiliser cet ancrage à l'intérieur même de son travail. La manœuvre est délicate. D'une part, la vision doit résister à la tentation de devenir omnipotente et omniprésente, point de vue de nulle part qui glisse sur la surface du monde, celle-là même qui caractérise le scientifique neutre tant décrié par les féministes. D'autre part, elle doit éviter d'inaugurer une science lâche et complaisante où tous les points de vue se vaudraient, où aucune différence éthique ne pourrait être décelée sous prétexte, précisément, de la multiplicité des visions ou perspectives. Omniscience d'une part, relativisme de l'autre, ce sont là les deux faces ou « trucs divins [god-tricks] »31, dit le Manifeste, des postures non localisées et dès lors non localisables. Même « le relativisme est une façon d'être nulle part tout en prétendant être partout de la même manière »32. Heureusement, afin de résister aux deux tentations, aux deux pièges de la vision, il suffit d'opérer un ancrage sensible et sensoriel, une encorporation de la vision et de l'apprentissage : « Je voudrais, dit Haraway, une doctrine d'objectivité encorporée \embodied\ qui accueille les projets féministes paradoxaux et critiques sur la science, objectivité féministe signifiant alors tout simplement 'savoirs situés' »33. L'encorporation ne se limite pas au corps ou sinon fàudrait-il redéfinir ce qu'est le corps. Les nerfs et organes optiques, les prothèses et machines, les sensibilités et attachements, tous y sont impliqués jusqu'aux éléments les plus construits et les plus collectifs de la vision tels les scanners politiques, théoriques et historiques qu on a de la peine à nommer exactement34. La façon de voir, c'est;-à-dire la vision habilitée par ce corps étendu, n'est donc pas qu'une façon de voir justement. Elle est une façon d'organiser le monde et d'y vivre. L'insecte appréhende le monde différemment du chien qui le fait différemment de la chercheuse-connectée-satellite ou encore de la chercheuse-connectéesonde. C'est pourquoi, d'ailleurs, philosophiquement parlant, les savoirs situés sont perspectivistes : non pas tant parce qu'ils traitent de perspectives, mais parce qu'ils présupposent que toute construction de savoir est motivée par des besoins et des désirs vitaux. Aucune vision n'est passive. Aucune vision n'est innocente. Dorénavant, parce que située, parce que motivée, la chercheuse pourra et devra être tenue pour 31. 32. 33. 34.

Ibid., p. 123. Pour la version anglaise: Ibid.. p. 191. Ibid., p. 120. Pour la version anglaise : Ibid.. p. 191. Ibid., p. 115, « incorporée » est remplacée par « encorporée ». Pour la version anglaise : Ibid., p. 188. Ibid., p. 117. Pour la version anglaise: Ibid., p. 190.

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responsable: pourquoi s'est-elle connectée au satellite ou à la sonde, à quels effets et pour quel monde ? « Une perspective partielle peut être tenue responsable [accountable] autant des monstres prometteurs que des monstres destructeurs qu'elle engendre »35. En outre, l'élargissement de la définition du corps ouvre la possibilité du déplacement et de l'expérimentation. S'approcher d'autres points de vue que le nôtre, ouvrir d'autres et de nouvelles perspectives, demande en effet que des prothèses soient fabriquées, que des scanners soient réalisés. Le déplacement et l'expérimentation ne peuverit s'en tenir au « soi » d'un corps figé. Ou comme le dit le Manifeste : « Un 'détachement passionné' (Kuhn, 1982) demande plus qu'une partialité reconnue et autocritique. Nous sommes aussi tenues de rechercher une perspective à partir de ces points de vue qui ne peuvent jamais être connus à l'avance, qui promettent quelque chose de plutôt extraordinaire, c'est-à-dire un savoir capable de construire des mondes moins ordonnés par les visées [axes] de la domination b36. L'événement est là, selon moi. Le Manifeste invite les chercheuses à construire une perspective à partir de points de vue qu'elles ne connaissent pas (encore), avec des résultats qu'elles ne maîtrisent pas (encore), dans un échange avec des inconnues qui les aideront à créer petit à petit un savoir digne d'être construit et revendiqué. On s'éloigne de plus en plus du standpoint et on s'approche de SourisOncp™. Ouvrir une perspective politique à partir d'une connexion avec une souris cancéreuse ou grâce à l'action d'une hormone dite féminine - pour prendre un autre exemple sur lequel nous reviendrons - est bien plus aventureux que de compatir ou de se mettre à leur place, tant de la souris que de la femme d'ailleurs. Expérimenter une vision décalée à partir des savoirs assujettis, lucides et incisifs des immigrées, est bien plus excitant que de se contenter de revendiquer cette identité-là ou de montrer l'intelligence d'une classe marquée et stigmatisée. Le détachement passionné consiste à rechercher les inconnues, à se trouver une position, à se construire un corps étendu qui permette de créer une perspective extraordinaire, fabulatrice, inventive, avec et grâce à ces autres points de vue. Autrement dit, si les savoirs situés sont solidaires de démarches qui valorisent les savoirs assujettis, ils ne leur donnent aucun privilège a priori. Ils ne misent pas sur le renversement des rapports de force - faire parler les dominés au lieu des dominants - mais sur le pullulement des alliances hybrides et incongrues qui viendront envahir les 35. Id. Pour la version anglaise : Id. 36. Ibid.. p. 120. Pour la version anglaise: Ibid., p. 192.

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laboratoires et les centres de recherche. Il faut susciter des mondes moins ordonnés par les visées de la domination, dit le Manifeste. Tout y est affaire d'alliances et de connexions, ou de savoirs reliés comme le dit Bellacasa, ou encore de la capacité de la chercheuse à se connecter à d'autres points de vue, c'est-à-dire à d'autres façons de voir et de vivre que les siennes. « Le moi connaissant est partiel dans toutes ses manifestations, jamais fini, ni entier, ni simplement là, ni originel; il est toujours composé et suturé de manière imparfaite, et donc capable de s'associer avec un autre, pour voir avec lui, sans prétendre être l'autre. Voilà ce que promet l'objectivité: une scientifique avertie ambitionne une position subjective non pas d'identité mais d'objectivité ; c'est-à-dire une connexion partielle »37. L'appel aux autres mondes trouve du répondant: la connexion partielle. Il faut savoir profiter du moi divisé, fêlé, et, avec lui, explorer le terrain jusqu'à ce que la connexion se fasse. Ensuite, il faut oser aller jusqu'au bout de cette connexion c'est-à-dire nourrir, cultiver, étoffer celle-ci jusqu'à ce qu'un univers intéressant s'en dégage. Le Manifeste permet ainsi de rétrécir et de préciser la question de la responsabilité: la chercheuse n'est pas censée répondre à tous les maux du monde, s'affliger d'une culpabilité infinie, mais elle est censée avoir bien construit sur cette parcelle-là, dans une connexion partielle, l'entièreté de l'univers émancipateur et habilitant qui s'en dégage. Ce n'est qu'alors, après avoir montré le pouvoir de la connexion, ayant précisé l'objet de la responsabilité, que les questions peuvent se radicaliser : « Avec le sang de qui, de quoi, mes yéux ont-ils été façonnés ? »38 « With whose blood were my eyes crafted? »39 En effet, ni l'héritage, ni la dette ne s'imposent en début de parcours, comme une filiation qu'il faudrait à tout prix respecter, sans même savoir où mènera l'expérimentation. Ils s'imposent à partir de la connexion partielle et à partir de l'univers partial que la chercheuse a établis avec son inconnue. De ce point de vue-là, dans cette construction-là, quel est le sang, quelle est l'histoire, quel est le passé qui filtrent dans la recherche? Qui, quoi, se trouve associé à l'univers qui est créé? Esquisser cet héritage demandera, tout comme la recherche de la connexion partielle, tout comme le déploiement de l'univers partial, à ce que la chercheuse sache fabuler40. Car si la construction d'une 37. Ibid., p. 122. Pour la version anglaise : Ibid., p. 193. 38. W , p. 121. 39. D. Haraway. < Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective » in D. Haraway, Simians, Cyborgs, and Women : The Reinvention of Nature, op cit, p. 193. 40. La nécessité de savoir raconter mais aussi de savoir fabuler est une chose que j'ai apprise grâce à Vinciane Despret et Isabelle Stengers. Voir, d'ailleurs, le livre au titre évocateur: Vinciane Despret & Isa-

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perspective ne se fait jamais ex nihilo, dans le vide, en partant de zéro, inversement elle ne se fait pas non plus avec un arbre généalogique tout dressé. La rencontre entre la chercheuse et l'inconnue c'est-à-dire entre deux identités fêlées ou divisées « splitting »41, tisse à chaque fois d'autres filiations. Nous ne savons pas qui sont nos ancêtres ; il faut les trouver. La proposition des savoirs situés est faite. Dans les paragraphes qui suivent, vers la fin de la deuxième partie, le Manifeste semble surtout vouloir épingler les conséquences de cette proposition. Haraway semble vouloir s'adresser aux autres féministes, collègues et alliées, afin de les rassurer, de les entraîner et d'émettre quelques précisions42. Non, la production des savoirs situés ne se fera pas dans une tour d'ivoire. Elle sera, de fait, engagée dans les luttes sociales menées au sujet des sciences et de ce qui compte ou ne compte pas comme savoir rationnel et objectif. Elle sera nécessairement en tension avec les institutions savantes et les réseaux de pouvoir qui y sont déjà établis. Oui, les savoirs situés participeront aux autres savoirs féministes déjà pratiqués; savoirs qui visent la création de résonances plutôt que les dichotomies; savoirs qui préfèrent les traductions et bégaiements aux vociférations assurées; savoirs qui tentent de rie pas assigner une position à quiconque et qui n'oublient pas que la revendication d'une connaissance affecte nécessairement la vie de nombreux gens. Oui, les chercheuses qui produisent les savoirs situés revendiqueront la partialité et le caractère contestable de toute science, la leur y comprise. Elles refuseront de prêter l'oreille au point de vue de nulle part; elles n'écouteront pas et n'adopteront pas la voix du scientifique neutre ; elles ne recourront pas aux trucs divins, mais elles fabriqueront des savoirs ancrés, localisés et connectés. Enfin, last but not least, elles ne simplifieront pas leur terrain mais, au contraire, elles le complexifieront. Elles y feront pulluler les expériences, les perspectives et les connexions partielles. Elles ne viseront pas à créer un front unique, même pas pour la lutte des sciences qui leur tient à cœur, et érigeront plusieurs fronts à la fois. Car leurs savoirs et la construction de nouvelles perspectives seront, de fait, multiples.

belle Stengers, Les Faiseuses d'histoires : Ce que les femmes font à la pensée, Paris, La Découverte, 2011. 41. D. Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective » in D. Haraway, Simians, Cyborgs, and Women: The Reinvention of Nature, opcit, p. 193. 42. D. Haraway, « Savoirs situés : La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » in D. Haraway, Manifeste cytxirg et autres essais: Sciences - Fictions - Féminismes. op. cit.. pp. 122-128, à partir de « Tout n'est pas à reprendre depuis le début ». Pour la version anglaise : ibid., pp. 193-196, à partir de « Allisnottobedonefromscratch»

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Converser avec le coyote tricheur Nous abordons la fin du Manifeste, la partie la plus courte de celui-ci. Elle ressemble à unpost-scriptum ou à une conclusion ouverte qui, au fil des rédactions, se seraient allongés. Haraway y aborde le caractère actif des objets de connaissance. Elle veut éviter que les chercheuses, lorsqu'elles entament une recherche, aient l'impression de mettre la main sur un monde passif, sans résistance, qui deviendrait dès lors la victime de leur avidité. Elle veut éviter que les chercheuses, dès lors qu'elles s'intéressent aux mondes réels, perpétuent ou aient l'impression de perpétuer le geste d'appropriation, d'annexion et d'assimilation que tant de scientifiques omnipotents ont posé avant elles, avec toutes les violences qui s'en sont suivies. Connexions partielles, certes, mais avec quels types d'entités faut-il l'envisager? Quel statut doit-on conférer à ces entités? Comment faut-il les aborder? La réponse du Manifeste est sans ambiguïté: afin d'éviter de s'approprier, de s'arroger, de s'emparer des objets de connaissance, il faut cesser de les voir comme des êtres passifs. Tout objet de connaissance est une entité agissante avec laquelle il faut savoir créer une connexion. La précision semble redondante après ce qui a été dit sur l'appel aux mondes réels et les connexions partielles, vues aussi l'importance de la figuration dans le travail de Haraway et l'évocation de l'alliance forte que l'auteur a su établir avec les souris cancéreuses d'Harvard. Mais il faut se rappeler qu'à ce moment-là, à la fin des années 1980, il n'y avait pas encore de SourisOnco MD figuré. Haraway n'avait pas encore fabriqué lès connexions partielles qui la caractérisent aujourd'hui et qui se multiplieront dans ModestWitnesP, Manifeste des espèces de compagnie44 et When Species Mee^. Aussi faut-il ajouter que, techniquement, stratégiquement, le Manifeste n'a pas encore abordé le caractère actif des mondes réels et qu'il offre dès lors peu de prises aux chercheuses pour qu'elles osent créer des connexions incongrues et fabuler des univers habilitants. Bienveillance, scrupules, réticences, au lieu de tout cela, le Manifeste rappelle que les mondes réels sont agissants et résistants, qu'il faut les envisager en tant que tels et qu'ils ne demandent aucune bonté de notre part. Plutôt que de les soumettre à l'analyse ou de les 43.0. Haraway, Modest_Witness@Second_Millenium.FemaleMan©_Meets_OncomouseTM. Feminism and Technoscience., op. cit. 44. D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres partenaires (2003), Paris, éditions de l'éclat, 2010. Version originale : D. Haraway, The Companion Species Manifesto: Dogs, People and Significant Othemess, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2003. 45. D. Haraway, When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007.

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célébrer, nous devrons apprendre à converser, à ruser, à interagir avec les mondes et entités interpellés. À commencer par le corps féminin, que tant de féministes ont abordé pour ne finalement en faire que le lieu d'inscription des relations sociales du genre. Selon le Manifeste, il faut abandonner cette division entre le corps biologique d'une part et le genre social d'autre part et voir le sexe, chaque corps avec ses différences physiques et ses hormones, comme une entité active ayant un potentiel non encore exploré par les féministes. Tenir les deux extrémités du mât veut alors dire, au sujet des corps, qu'il ne faut pas lâcher la biologie et qu'il faut en même temps garder le constructivisme, tout en les enrichissant de nouvelles connexions empiriques. Ainsi, une émancipation alternative pourrait passer par la transmission du savoir-faire des sages-femmes ; une perspective féministe pourrait se créer avec les hormones dites féminines et non plus malgré elles46; une nouvelle revendication politique pourrait naître des travaux des primatologues et biologistes qui ont su réactiver le corps féminin, ne lui laissant plus aucune caractéristique passive47. De la même façon, des nouvelles connexions pourraient s'établir avec d'autres lieux de la production corporelle tels les politiques publiques, les pratiques religieuses, les rites spirituels...48 Chaque corps est un noeud matériel-sémiotique. Chaque corps est situé à l'intersection de réseaux aux multiples embranchements qui le produisent et qui l'activent, et que le Manifeste appelle « l'appareillage de la production corporelle [the apparatus of bodily productiori\ »49. Les frontières corporelles sont dès lors fluctuantes, y compris celles qui définissent les rapports entre les humain-e-s et les animaux, entre les organes et les machines. De plus, autre conséquence de cet appareillage, tout embranchement corporel et causal, même biologique, peut être engagé dans la production des savoirs situés. Les sciences du vivant participeront à la création du corps étendu au même titre que les prothèses et les scanners. Le Manifeste pourrait s'arrêter là. Le post-scriptum aurait pu se contenter de rappeler le caractère actif du vivant, en particulier, et des mondes réels en général; il aurait pu se satisfaire de l'ajout 46. Ces idées me sont suggérés par un mouvement de sages-femmes canadiennes dont le livre suivant rend (partiellement) compte : Isabelle Brabant, Une naissance heureuse. Anjou, Québec, Editions SaintMartin, 2001. Je remercie Graziella Vella pour me l'avoir passé. 47. D. Haraway, « Savoirs situés : La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » in D. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais: Sciences - Fictions - Féminismes, op. cit., p. 132. 48. Ces appareils de production corporelle ne sont pas mentionnés par le manifeste. Je les ajoute par souci d'explicitation. 49. Ibid.. p. 128. Pour la version anglaise: Ibid., p. 197.

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de l'élément biologique à la définition du corps étendu; il aurait pu s'en tenir à l'évocation des sciences humaines, comme il le fait, pour revendiquer l'étude d'objets-acteurs. Mais il va plus loin. L'appareillage de la production corporelle y reçoit une signification générique et concerne dès lors toutes les entités réelles étudiées. Un objet de connaissance est toujours situé au coeur d'un tel appareillage. La conséquence de cette affirmation est double : premièrement, tout objet de connaissance a une épaisseur relationnelle ; deuxièmement, aucun de ses embranchements n'a de présence immédiate. Comme le précise Haraway : « L'approche que je recommande n'est pas une version du 'réalismç', qui s'est montré un assez piètre moyen pour s'engager dans le caractère actif [agency\ du monde »50. Aucun objet de connaissance ne détient la clé de son unique et finale détermination. Aucun objet de connaissance ne peut décider en lui-même, par lui-même, de ce qui compte comme étant « objectif »51 à son sujet. Certes, à l'instar du langage, il a des logiques propres qui ne peuvent être ramenées à des simples nécessités externes ou à la volonté d'autrui mais, néanmoins, il requiert la construction d'un univers d'entendement décalé, ajouté, connecté, pour être narré52. En d'autres mots, dire que l'objet est acteur'ou qu'il est 'actif ne suffit pas. Il faut des mots plus épais et plus intriqués pour rendre compte de l'activité des objets étudiés. Il faut une figure qui permette de visualiser les esquives que nous réservent les mondes réels. Soulignant l'épaisseur voulue, rappelant le caractère encorporé des savoirs situés, le Manifeste se tourne alors vers les éco-féministes américaines. Et si nous leur empruntions la figure du Coyote Tricheur? Et si'l'on envisageait le monde réel comme coyote rusjé ? « Admettre la capacité qu'a le monde d'agir dans le savoir laisse de la place pour des éventualités perturbantes, y compris celle du sentiment que le monde possède un sens de l'humour non conformiste. Un tel sens de l'humour dérange les humanistes et tous ceux qui sont convaincus que le monde est une ressource. Des figures richement évocatrices du monde comme acteur plein d'esprit [witty\ sont à la disposition des visualisations féministes. Nous n'avons pas besoin de tomber dans un appel à une mère primordiale résistant à l'exploitation. Le Coyote ou le Tricheur, personnifié dans les récits des Indiens du Sud-Ouest de l'Amérique, évoque la position qui est la nôtre quand nous renonçons à la maîtrise mais continuons de rechercher la fidélité, 50. Ibid., p. 131. Pour la version anglaise: Ibid., p. 191. 51. Ibid., p. 134. Pour la version anglaise: Ibid., p. 200. 52. Ibid.. p. 131 et p. 134. Pour la version anglaise: Ibid., p. 198 et p. 200.

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tout en sachant que nous serons trompées [hoodwinked\. Je pense qu'il existe des mythes utiles aux scientifiques qui pourraient devenir nos alliés. L'objectivité féministe laisse une place aux surprises et à l'ironie qui sont au cœur de toute production de savoir. Nous n'assurons pas la direction du monde. »53 « We are not in charge of the world. »54 Que le monde ne soit pas une ressource, qu'un mythe puisse devenir un allié, que la fidélité ne veuille pas dire omnipotence, que les visualisations et les figures évocatrices soient importantes pour les (techno) sciences, que l'englobante ou l'ennuyeuse mère primordiale soit laissée de côté, tout cela n'étonne plus et ne suscite qu'affinités à ce stade-ci du Manifeste. Mais que l'humour soit un attribut des mondes réels et qu'il soit placé au cœur même de l'entreprise scientifique, qu'à l'humour des mondes réponde l'humour des sciences, cela est plus inattendu. Pourquoi vouloir de l'humour, de l'ironie, des surprises dans les sciences ? Pourquoi en faire un réquisit de l'objectivité féministe ? Sans que la réponse ne soit clairement indiquée, le Manifeste fait pressentir trois effets bénéfiques. Premièrement, l'humour nous débarrasse du faux sérieux, légèrement pédant, des scientifiques qui se sentent appelées à diriger, voire à sauver, le monde. Comme tous les êtres, dit le Manifeste avec une touche d'auto-dérision, nous sommes mortelles et n'avons aucun contrôle final sur les mondes réels, quels qu'ils soient. Nous vivons « simply live »55 sur cette terre où, grâce à nos prothèses, nous entamons des conversations motivées avec des inconnues et où, travaillant dans l'épaisseur de mondes très hétérogènes, nous construisons notre parcelle de réalité à côté de celles des autres. En somme, l'humour assure l'immanence de la pratique scientifique. Deuxièmement, l'humour établit de la réciprocité, comme si nous pouvions enfin nous exclamer : « aha ! Si les mondes réels ont de l'humour, et.bien nous aussi on en a ». Car le devenir-coyote caractérise ff les mondes réels et les scientifiques féministes : non seulement celles-ci apprennent à converser avec un monde devenu coyote mais elles entraînent également leurs analyses à devenir « discours de coyote [coyote discourse] »56. Cette réciprocité entre les mondes et les chercheuses évite que l'une des deux parties ne s'arroge les privilèges 53. Ibid., pp. 131-132. Pour la version anglaise: Ibid., p. 199. 54. D. Haraway, « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective » in D. Haraway, Simians, Cyborgs, and Women: The Reinvention of Nature, op cit., p. 199. 55. Id. 56. D. Haraway, « Savoirs situés : La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » in D. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais: Sciences - Fictions - Féminismes, op. cit., p. 132. Traduction légèrement modifiée. Pour la version anglaise : Ibid., p. 199.

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B e n e d i k t e Z i t o u n i , With whose blood were my eyes crafted ?...

de l'innocence, de la puissance ou de la légitimité. L'humour met ainsi l'accent sur l'entre-deux, sur la relation d'enquête, c'est-à-dire sur la nécessité d'apprendre à converser, à ruser et à se connecter plutôt qu'à spéculer sur le « sujet » ou l'« objet » de la connaissance tels quels. Finalement, troisième effet, l'humour réaffirme le caractère perspectiviste des savoirs situés. Il souligne le plaisir de la pratique scientifique ; il explicite le caractère aventureux des recherches ; et, ce faisant, il reconnaît le potentiel émancipateur des sciences. En effet, l'humour rappelle que chaque recherche est motivée par un élan et des besoins vitaux, qu'elle est propulsée par l'envie de découvrir et le besoin de créer autres possibilités d'avenir. En tout cas, telle semble être la teneur de la fin du Manifeste : les tricheries du coyote nous renvoient au potentiel des constructions scientifiques ; elles nous placent dans le domaine des possibles ou dans les « fields of possible bodies and meanings »57. Le Coyote Tricheur permet donc d'échapper au réalisme. Il évite la quête du monde réel, immédiat et univoque qui se donnerait une fois pour toutes. Il permet d'envisager la fidélité des narrations scientifiques en des termes plus expérimentales que celle de la découverte unique et autoritaire. La fidélité est affaire de connexions et de décalages, de possibles explorés et de tromperies esquivées, de ruses et d'échanges. La réactivation des objets d'étude est donc doublée d'une exigence relationnelle : le coyote exige que nous sachions nous-mêmes ruser, tricher, inventer, afin d'être à sa hauteur ; et inversement, nous exigeons de lui qu'il soit actif, énigmatique, surprenant, c'est-à-dire à la hauteur de nos envies-de-mondes. Le coyote nous offre l'épaisseùr, l'encorporation, l'intrication et il y ajoute l'humour, l'ironie et les surprises. Créer un rapport avec lui dans nos bibliothèques, bureaux et laboratoires, apprendre à ruser et à expérimenter, nous permettra d'augmenter notre plaisir à faire de la recherche tout en restant connectées à la subjectivité historique c'est-à-dire au sens collectif du pouvoir d'agir. C'est dire que le devenir-coyote nous renforcera dans notre capacité à tenir les deux bouts du mât. « Peut-être, [conclut le Manifeste], nos rêves de responsabilité, de politique, d'écoféminisme, conduisent-ils à revoir le monde comme un encodeur filou 58 avec qui nous devons apprendre à parler, à converser »59. 57. D. Haraway, « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective » in D. Haraway, Simians, Cyborgs, and Women : The Reinvention of Nature, op cit.. p. 201. 58. L'on pourrait aussi parler d'un tricheur encodeur (a coding trickstei). 59. D. Haraway, « Savoirs situés : La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » in D. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais: Sciences - Fictions - Féminismes. op. cit.. p. 135. Pour la version anglaise : id.. p. 201.

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TECHNOLOGIES TOUCHANTES, VISIONS TOUCHANTES. LA RÉCUPÉRATION DE L'EXPÉRIENCE SÈNSORIELLE ET LA POLITIQUE DE LA PENSÉE SPÉCULATIVE Maria PUIG DE LA BELLACASA traduit de l'anglais par Diane Koch

Récupérer le toucher Cet article est une exploration partielle des significations littérales etfiguréesdu toucher. En théorie et en critique culturelle, de nouvelles voies ont récemment été ouvertes à l'exploration de la spécificité et de l'interrelation des différents univers sensoriels1. Bien que tous les sens soient affectés par ce réexamen de la subjectivité et de l'expérience, le toucher apparaît, de manière frappante, comme un univers sensoriel précédemment négligé. Le toucher attire également l'attention dans d'autres contextes qui n'ont pas forcément pour vocation de repenser les sens. Pourquoi le toucher fascine-t-il ? Quelles significations sont suggérées lorsque l'on invoque le toucher ? Porter l'attention sur ce que cela signifie de toucher et d'être touché-e peut sensibiliser au caractère encorporé (embodied) de la perception, de l'affect et de la pensée2. Comprendre le contact 1. Voir par exemple, P. Rodaway, Sensuous Geographies: Body, Sense and Place. Londres, Routledge, 1994; L. Marks, Touch. Sensuous Theory and Multisensory Media, Minneapolis, MN. University of Minnesota Press. 2002 ; V. Sobchack, Camal Thoughts. EmbodimentandMoving Image Culture. Berkeley. CA, University of Califomia Press, 2004; M. Paterson, The Senses of Touch. Haptics. Affects and Technologies, Oxford, UK. Berg, 2007. 2.VoirS.AfimedetJ.Stacey(eds.|, ThinkingThroughtheSkm,Londres,Routledge,2001 ;E K.Sedgwick. Touching Feeling. Affect, Pedagogy, Performativity, Durham. NC et Londres, Duke University Press, 2003 ; L. Blackman, The Body, Oxford, UK, Berg, 2008.

Maria Puig de la Bellacasa, Technologies touchantes, visions touchantes.

comme un toucher permet de mieux saisir les effets co-transformateurs des rapports entre les êtres en chair et en os. Il est significatif de voir que le fait de toucher, en évoquant presque inévitablement une relationalité étroite, est aussi invoqué comme le parfait exemple d'une expérience au sein de laquelle les limites entre le moi et l'autre s'estompent3. L'accent mis sur l'interaction encorporée est également prolongé dans les études des sciences et technologies, notamment par l'exploration de « l'avenir du toucher » dans la « peau robotique »4. Attirer notre attention sur les dispositifs tactiles des laboratoires peut mettre en évidence la matérialité et la corporéité des « intraactions » sujet-objet 9, la manière complexe dont les tropes de nos récits influent sur la matérialité de notre situation et vice versa. La biologie et l'informatique, science de la vie et vie des machines respectivement, constituent, avec la primatologie et les technologies de l'information, des champs de recherche que Haraway recroise de façon souvent inattendue et révélatrice — ce qui y est révélé, c'est surtout la possibilité de relations et de métissages insoupçonnés et non des constats relativistes ou une vérité qui serait universelle. Dans son œuvre, la lecture est une arme et un procédé crucial dans le sens où son féminisme et son socialisme semblent se matérialiser avant tout dans une pratique - et une tactique - de lecture méticuleuse, perspicace et imaginative dont le chemin se fait en essayant t de « comprendre de qui et de quoi se compose le monde »10. Ses jj étonnantes relectures et réécritures de nos naturecultures, allant de son premier livre, Crystals, Fabrics, and Fields11, à son dernier, When Species Meet, sont « écrit[s] du ventre de figures puissantes tels que les cyborgs, les primates, les oncosouris, et, plus récemment, les chiens. Dans tous ces cas, les figures sont à la fois des créatures d'une possibilité imaginée et des créatures d'une réalité féroce et ordinaire. »12 Ces figurations n'ont jamais été aussi saillantes qu'au sein de ses deux manifestes : je Cyborg Manifesto et le Çompanion Species Manifesto — tous deux rimant à dessein avec 1 e Communist Manifisto, tous deux vigoureux et polémiques mais aussi très différents dans leur approche et leur texture. On ne va pas s'attarder ici sur les spécificités - attrayantes autant que problématiques - du genre bien particulier que représente la forme du manifeste dans l'histoire de cette 8. Ibid.. p. 4. 9. European Graduate School, op. cit. 10. D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie, Chiens, humains et autres partenaires (2003), Paris, éditions de l'Éclat, 2010, p. 16. 11. D. Haraway, Crystals, Fabrics, and Fields, MetaphorsofOrganicismin Twentieth-CenturyDevelopmental Biology, New Haven et Londres, Yale University Press, 1976. 12. D. Haraway, When Species Meet, op. cit., p. 4.

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technologie qu'est l'écriture, mais si dans le travail de Haraway « le machinique et le textuel sont irréversiblement intégrés à l'organique, et vice versa »13, cela est encore plus intensément sensible dans ses deux écrits qu'elle appelle de manière amusée des « serre-livres »14. Le cyborg, l'oncosouris, le chien sont en effet des figures. Ces figures-là, il faut peut-être les considérer comme des « personnages conceptuels qui pensent en nous »15, qui « 'glissent' avec des nouvelles matières d'être »16, et qui combinent leur apparition dans un théâtre philosophique avec leur inscription dans la banalité du quotidien17. Dans cette optique, j'aimerais explorer comment la ménagerie de Haraway permet de renouvelar au XXIe siècle les questions techno-logiques domestiques que le cyborg soulevait une génération plus tôt. Car si le « Manifeste cyborg » est publié dans la foulée du lancement du premier ordinateur domestique lancé par Apple, sa lecture trente ans plus tard est modifiée par une expérience de l'ordinateur personnel et du réseau, au quotidien et dans l'espace urbain, qui demeurait virtuelle au moment de sa rédaction.

2. Caring Case Le monde est si léger Qu'il n'est plus à sa place. Paul Eluard, Capitale de la douleur, 1929. i En 1984, apparaît dans la culture populaire un mot anglais à la sonorité bizarre et aux contours imprécis : « cyberspace ». Peu de gens savent que ce terme existe et ceux qui le savent imaginent ce qu'il désigne en fonction de leur propre lecture d'un livre de science-

13. D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres partenaires, op. cit. p. 22. 14. N. Gane. When We Have Never Been Human, WhatlstoBeDone?: Interview with Donna Haraway. Theory, Culture & Society, Sage Publications, p. 141. http://tcs.saaeoub.com/content/23/7-8/135.full. pdf+html 15. G. Deleuze, F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?.Pans. Les Éditions de Minuit, 1991, pp. 60-81. 16. Id. 17. Si elle pensait en français. Donna Haraway se serait peut-être amusée à remplacer les « personnages conceptuels > par des « animages conceptuels », mot-valise d'animal - image - mage. Ce qui serait aussi un prolongement de la très intéressante critique qu'elle mène de l'approche du chien chiez Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980. Cf. D. Haraway, When Species Meet, op. cit. pp. 27-30. Dans leur entrain anti-Œdipien, Deleuze et Guattari exaltent le loup et se moquent du chien comme étant l'animal freudien - car domestique - par excellence. Haraway se désole du dédain apparent pour l'ordinaire et d'une méconnaissance de l'altérité du chien de compagnie, qui convient si mal à l'image de la philosophie de Deleuze.

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fiction18. Le cyberespace19, comme on le traduit dès cette année-là en français, est une invention propre au monde dystopique du roman cyberpunk, Neuromancer10. Case, son héros abîmé, se connecte, grâce à une console spéciale, à la matrice des données constituant ce nouveau type d'espace, lequel provient « des jeux d'arcades primitifs, des premiers programmes graphiques et d'expérimentations militaires »21. Deux ans plus tôt, en 1982, une partie des spectateurs de la planète se soumet, avec la réplicante Rachel, au test d'empathie de Voigt-Kampff: sommes-nous les enfants d'une ingénierie génétique ou d'une reproduction sexuée? Dans la ville, saturée et sans ciel, que traverse à grande vitesse le spinner de Rick Deckart à la recherche des non humains, la réponse n'est jamais définitive. Plusieurs personnages du film Blade Runner de Ridley Scott sont d'ailleurs le fruit d'une réplication littéraire : les androïdes du livre de science-fiction de Philip K. Dick22 deviennent, dans le scénario de Fancher et Peoples, 18. W. Gibson, Neuromancien (1984), Paris, J'ai Lu, 1985. Le cyberespace y est décrit comme « une hallucination consensuelle (...), une représentation graphique de données dérobées aux bases de tous les ordinateurs du système humain. Impensable complexité. Des lignes de lumière dans le nonespace de l'esprit, des amas et des constellations de données » (W. Gibson, Neuromancer, New York, Ace Books, 1984, p. 51). [TdA] 19. Etymologiquement, ce mot-valise qu'invente W. Gibson rapproche les mots space et cyber. Ce dernier est tiré de Cybernétique, mot forgé par N. Wiener à partir du grec kubemêtikê qui désigne, par exemple chez Platon, l'art de piloter un navire et, par extension, l'art de gouverner. Elle est la science de la communication, du feedback et de la régulation (controh des machines et des systèmes vivants. L'élément cyber désigne, notamment dans les années 90, tout ce qui a trait à la toute fraTche et bien étrange culture des ordinateurs interconnectés du réseau mondial, qui peu à peu envahit le quotidien. La cyberculture devenant notre propre « natureculture », l'usage du mot se fait de plus en plus rare. 20. Autre mot valise, Neuromancer, met ensemble « Neuro Irom the nerves (...). Romancer. Necromancer. (W. Gibson) » Et une oreille anglaise entend du même coup : newromancer{noweau romancier). En effet, le cyberespace a généré sa propre fiction et contribué à imaginer une réalité politique et sociale nouvelle. Mais ce n'est pas tout ; de fictionnel, il devint lui-même opérationnel courant la fin du XXe pour décrire cet espace d'activité, de contrôle et d'échange initialement méconnaissable qu'était la toile. Le world wide web ne commence à déployer véritablement ses tentacules qu'en 1991 et sa fréquentation se généralise peu £ peu à partir de 1994 seulement. « En 1990, la première conférence sur le cyberespace a eu lieu à l'Université du Texas, à Austin. Les communications (...) ont été rassemblées dans un volume influent sous le titre Cyberspace: First Steps. Cocktail interdisciplinaire d'effusion lyrique, discours techniques, réflexion philosophique et annonces oraculaires (.. .): 'Avec ses environnements virtuels et mondes simulés, le cyberespace est un laboratoire métaphysique, un outil pour la mise en examen de notre propre sens de la réalité' (MichaeJ Heim, 'Erotic' 59) », M.-L. Ryan, « Cyberspace, Virtuality, and thê Text » in M.-L. Ryan (éd.), Cyberspace Textuality Computer Technology and Literary Theory, Bloomington Indiana, Indiana University Press, 1999, p. 81 (TdA], 21. W. Gibson. Neuromancer, op. cit., p. 51. 22. Ph. K. Dick, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques? [1968), Paris, Champ libre, 1976. Paris Do Androids Dream of Electric Sheep, Etats-Unis, Doubleday, 1968. Dick, qui refusa violemment - malgré la rémunération colossale impliquée - d'écrire l'adaptation de son roman pour l'industrie cinématographique et soufra gravement après lecture du premier scénario de Fancher au point de dire que Hollywood télécommandait sa mort, a changé d'avis en voyant les décors et en lisant le scénario final : « maintenant, le roman et le scénario, c'est comme deux moitiés d'une seule méta-œuvre, d'un seul méta-artefact ». Quant au titre Blade Runner lui-même, il provient d'une série de sauts et déplacements allant du roman de science-fiction de l'écrivain et physicien Alan Nourse, intitulé The Bladerunner (1974), à l'adaptation que Burroughs en fait en 1979 pour un long métrage qui ne fut jamais réalisé.

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des replicants, tandis que les animaux électriques, si chers à l'intrigue du livre, trouvent un seul écho de papier dans les origamis que sème silencieusement par-ci, par-là l'étrange policier polyglotte qui suit Deckart. Gènes, interfaces, vie et mortalité, ainsi que beaucoup de boue et d'obscurité constituent un monde dans les « enveloppes » (infildings)23 et plis duquel pullulent bruyamment les rencontres instables d'un complexe techno-animalier aux composantes humaines et pas humaines, vivantes et pas vivantes. À l'époque, je promène mes onze ans dans un monde qui depuis peu apparaît haut en coulhirs à la télévision, tout comme sont flambant neufs les écouteurs japonais qui closent mes oreilles pour les introduire à un nouveau sens de la balade. Je ne dispose encore ni d'ordinateur ni de console dejeu et ça ne me manque point; je suis une jeune fille bien réglée avec son temps et mon cyberespace à moi ce sont les rues d'Athènes où je marche avec mon walkman, ce magnifique petit truc que je peux porter partout — sauf en classe. Aux Etats-Unis, une biologiste et historienne des sciences, qui est assez âgée pour être ma mère, vient de publier A Manifesto for Cyborgs: Science, Technology and Socialist Feminism in the 1980s24 - mais cela je ne le sais pas encore tout comme j'ignore ce que cyborg (ou cyberespace d'ailleurs) veut dire ou faire. Je rêve plutôt d'avoir un chien à moi pour m'accompagner dans mes promenades. Dans Blade Runner, le malaise d'un futur, qui semble tout aussi proche que terrifiant et fascinant, est prégnant. C'est sans doute la minutie de ses décors allotopes et la spéculation fiiturologique qu'il déclenche, ainsi que son aura underground,1 qui poussèrent Steve Jobs, le patron d'Apple26, à choisir Ridley Scott pour réaliser le clip publicitaire qui allait promouvoir une machine informatique d'un genre neuf. À une époque où l'idée d'un ordinateur personnel semble encore au pire superfétatoire et au mieux inutile, le message publicitaire d'Apple doit présenter le personal computer comme un produit décidément crucial et incontournable, clairement rénovant, et même 23. D. Haraway, When Species Meet. op. cit., p. 249. 24. D. Haraway, A Manifesto for Cyborgs: Science, Technology and Socialist Feminism in the 1980s, Socialist Review, n° 80,1985. 25. De cyber{voir note 19) et organisme. Néologisme forgé par les scientifiques chercheurs du Rockland State Hospital, Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline, dans une publication sponsorisée par la AF School of Aviation Medicine de San Antonio, Texas. Cf. p. 106 dans le présent texte. 26. L'actualité de cette entreprise mondiale en 2011 rend nécessaire le rappel du fait qu'aux débuts des années 80, Apple est une jeune entreprise aux idées alternatives face au géant que représente IBM. Il en est autrement aujourd'hui et cela teinte le récit que j'en fais : Steve Jobs comparait ici comme un symptôme plus que comme une figure.

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révolutionnaire, à savoir politique. Mission presque impossible. La nouveauté en question, Macintosh 128K, est un ordinateur à usage personnel, étonnamment léger et compact27. Même s'il ne s'agit pas encore d'un laptop, il est virtuellement portable ; en tout cas, il est vendu avec son propre sac de transport, connu sous le nom attrayant, et ambigu dans ses extensions anthropomorphes, de caring case2i. En dehors de ses capacités logicielles, l'ordinateur, devenant mobile, se personnalise de façon effective: il peut désormais non seulement accompagner son possesseur dans des tâches mentales, mais également le suivre dans ses déplacements physiques, tissant une relation d'un type nouveau. Possesseur et ordinateur deviennent ainsi un, tout en constituant les deux composantes d'une symbiose29 inhabituelle. Ce compagnon intellectuel agile est enfin dévoilé sur scène et en personne en janvier 198430 par un fier Steve Jobs qui, par moments, ressemble étrangement à Tom Cruise. Son sourire est ambitieux, il est jeune et en tenue de circonstance. Avec son discours et sa diction parfaitement tempérés, c'est un véritable show qu'il est en train de mettre en place. Mais la ressemblance provient peut-être plus encore du fait que, dans le monde du spectacle capitaliste, tous les jeunes hommes prospères doivent plus ou moins se ressembler entre eux; et le spectacle que propose et inaugure ce soir-là le maître d'Apple finira, tôt ou tard, par rivaliser31 avec celui de la vieille industrie qui a couvé l'acteur américain en question. Quoi qu'il en soit, la bande son, choisie pour accompagner 1'(auto)démonstration du Macintosh et souligner ses prouesses, est signée par le compositeur de la bande son de Blade Runnet31. La salle est pleine et le public extatique. Il devient même hystérique lorsque la musique pompeuse s'arrête et que, à la

27. Le Macintosh 128K faisait à peu près un tiers du poids du modèle équivalent le plus récent de IBM (PC IBM, 1981). L'ordinateur était élu homme de l'année 1982 par Time Magazine (où l'on apprend le sexe du nouveau-né). Il est amusant de noter qu'en 1983, c'est Ronald Reagan qui lui succède. 28. En anglais, caring case peut vouloir dire aussi bien étui protecteur qu'étui affectueux. En plus, l'expression est homophone avec le très littéral « carrying case », étui de transport. A caring case peut par ailleurs être une affaire de tendresse, de soin, etc. 29. J. C. R. Licklider, Man-Computer Symbiosis. 1960. Dans les années 60, Licklider fut un de rares scientifiques à penser l'ordinateur comme une altérité intellectuelle, qui pourrait devenir un partenaire créatif de la pensée humaine. 30. Toutes les citations de Jobs qui suivent proviennent, sauf indication contraire, du discours de ce soir-là et de la soirée de présentation de la publicité de Scott en décembre 1983 [TdA], Vidéos consultables aux adresses url suivantes : httD://www.youtube.com/watch?v=RcRQWGFJ5YY et httn://www. voutube.com/watch?v=ISoWKxKvWhQ. 31. Voir par exemple, l'Apple TV à l'impérialisme culturel débutant. 32. Chanots olFire de Vangelis.

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stupéfaction générale, l'engin se met à parler. Grâce à MacInTalP3, Macintosh dit d'une voix bien plus monotone et mécanique que celle de HAL, le superordinateur en charge de la mission spatiale vers Jupiter dans 2001, l'Odyssée de l'Espacé4 : « Bonjour, je suis Macintosh. Ah, que c'est chouette d'être sorti de cet étui./ N'ayant pas l'habitude de prendre la parole en public, j'aimerais partager avec vous la maxime que m'a inspiré ma première rencontre avec un gros ordinateur IBM : NE FAIS JAMAIS CONFIANCE À UN ORDINATEUR Q U E TU NE PEUX PAS SOULEVERAI us l'aurez compris, je peux parler, mais maintenant je préférerais plutôt rester là à écouter. C'est donc avec beaucoup defiêrtéque je vous présente l'homme qui m'a soutenu comme un père... STEVE JOBS ». Selon ce qui ressemblerait à un médiocre scénario de science-fiction35, Macintosh sait non seulement reproduire la rhétorique du show à l'américaine, mais il est également appliqué et a des préférences. Et, s'il n'est pas sexy, il est sexué (sa voix est assez basse pour être identifiée comme masculine) ; s'il n'est pas consanguin, il est filial (son lien à son concepteur est paternel) ; et, s'il n'est pas respectueux, il est loyal (il cède la place à son inventeur dont il profère les paroles36, etc.). En deux mots, soft plutôt que harcF, le presque fils Macintosh sait avant tout être efficace et souple - tout comme son presque père, Steve Jobs. 33. Le MacInTalkest devenu PlainTalkdans les modèles ultérieurs et s'appelle tout simplement text-tospeech dans les ordinateurs qu'Apple fabrique aujourd'hui. Par ailleurs, le MacInTalkest crédité comme acteur dans le film Wall-e de A. Stanton pour avoir prêté sa voix à AUTO, un superordinateur qui rend hommage à HAL. > 34. Célèbre film que Stanley Kubrick réalisa en 1968 en collaboration avec Arthur C. Clarke (pour le scénario) et la NASA (pour les données nécessaires à la fabrication des décors et des interfaces, qui y jouent un râle si important). Kubrick a été par la suite soupçonné d'avoir réalisé pour la NASA un faux document visuel montrant la descente des astronautes américains sur la lune. 35. L'affaire n'est pas mince; c'est une grande première. Car même si Macintosh ne fait que lire une séquence écrite par un autre, « l'homme est un animal parlant : tel demeure, en fait, le caractère certain qui le distingue des autres animaux ». Et aussi, « le lecteur peut s'étonner ici que nous incluions les machines parmi les êtres doués du M langage - mais que nous refusons cette qualité presque totalement aux fourmis (...) Et pourtant, lorsque nous concevons des machines, il nous est normal (et utile) que nous leur donnions certains caractères humains que l'on ne trouve pas chez les membres inférieurs de la société animale » (nous soulignons), écrit Norbert Wiener en 1954 dans son livre. Cybernétique et Société, Paris, Union Générale d'Editions, coll. 1018,1971, p. 30 et p. 217. Concernant la relation entre humains et machines ou plutôt entre êtres humains et êtres techniques, l'approche de Gilbert Simondon, datant également des années cinquante et se développant notamment dans Du mode d'Existence des Objets Techniques, Paris, Aubier, 1958 est plus subtile car attentive aux va-et-vient permanents entre les deux, ainsi qu'à leur • milieu associé ». 36. Dans Jacques Denida, le livre que G. Bennington et J. Derrida cosignèrent en 1991 aux Éditions du Seuil, une photo montre Jacques Derrida assis à son bureau devant son Macintosh Plus (fils du Macintosh 128K) avec Geoffrey Bennington lui montrant l'écran de l'ordinateur par derrière son dos durant la préparation de leur livre commun. Leurs postures répètent en fait l'aporie d'une carte-postale montrant Socrate en train d'écrire avec Platon lui dictant derrière son dos (voir J. Dérida, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980). Si l'on ne voit que Macintosh, Steve Jobs participe lui aussi à part entière à la mise en abîme de ce cliché photographique. 37. Mou plutôt que dur, mais aussi software plutôt que hardware.

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Figure anthropomorphique et projet polycéphale, cet ordinateur calcule, dessine, colorie, joue et mesure suivant la voix de son maître tout en étant au service des « ouvriers du savoir » (« knowledge workers »). Macintosh est le nom d'un ordinateur conçu et programmé pour « the rest ofus», pour nous autres, - et ce « nous » Jobs le clarifie très vite: il s'agit de deux cibles de marché. D'un côté, Macintosh s'adresse aux petites et moyennes entreprises et, de l'autre, aux étudiants, c'est-à-dire aux futurs entrepreneurs. Ces deux ensembles constituent selon lui nous autres, les ouvriers du savoir qui ne savons pas manipuler les ordinateurs compliqués de IBM et qui pourrons d'un seul clic, en manipulant la seule souris, parvenir à des résultats extraordinaires, travailler et jouer avec des logiciels dont l'usage est pour la première fois d'une simplicité inouïe. Sans jamais mentionner l'interface graphique utilisateur, c'est-à-dire le système qui remplace les interfaces textuelles (LCI = Command Line Interface) et permet une interaction « conviviale » ou « intuitive » avec Macintosh, Steve Jobs annonce l'es couleurs d'un nouveau monde où tout doit être facile d'accès et circuler sans cesse. Never trust a computer you can't signale le début de l'ère où l'ordinateur devient une espèce de compagnon que l'on peut (et doit) amener partout avec nous. Quant à la vidéo promotionnelle de Ridley Scott, elle reprend et dramatisé à nouveau une fiction bien connue. La brève intrigue s'appuie sur les principaux clichés du totalitarisme médiologique de 1984, le célèbre roman que George Orwell écrit en 1948 quelques années seulement après la fin de la Deuxième Guerre Mondiale et au tout début de la Guerre Froide, qui divisa la planète en deux systèmes de domination opposés. Le clip est lui aussi organisé autour de deux mondes, différents et antagonistes, qui s'alternent sciemment. D'un côté, on volt d'innombrables hommes vêtus de gris. De l'autre, une jeune femme en tenue de sport39. Les hommes paraissent uniformément égaux, c'est-à-dire pareillement misérables, et avancent tous lentement, jes uns après les autres le .long d'étroits couloirs. Elle, elle est en train de courir vite, très vite, une massette de grande taille entre les mains, portée comme uneflammeolympique40. Ils s'installent dans une salle de projection aussi grise qu'eux. Ses cheveux blonds sont coupés court ; c'est une athlète arborant un logo d'Apple spécialement conçu 38. Ne fais jamais confiance à un ordinateur qui n'est pas transportable. 39. Anya Major, mannequin et athlète du pays d'Orwell, de Scott et de Thatcher. 40. Les Jeux Olympiques ont en effet lieu à Los Angeles cette même année, après être tenus à Moscou en 1980.

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pour l'occasion. La tête débordante de l'écran, Big Brother dicte ses dictons à ses sujets docilement assis devant lui. La femme devance les forces de l'ordre et arrive au milieu de la salle juste à temps pour lancer son arme, de toute la force de son corps musclé, contre l'écran géant qui affiche toujours le leader incontesté. Au moment où la massette touche l'écran, la tête parlante disparaît au sein d'une explosion de lumière blanche et éblouissante, qui atteint, comme un souffle avantcoureur, les hommes uniformes, qui demeurent assis. Tout comme eux, nous lisons sur l'écran : « Le 24 janvier, Apple présentera Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme '1984'»41. Ainsi, IBM serait le Big Brother et Apple « la seule force pouvant assurer la liberté future » de nous autres. Le jeu de rhétorique et de simulation est remarquable: c'est par une publicité étonnamment spectaculaire et guère explicative quant au produit à vendre, lequel n'est d'ailleurs qu'allusivement présent, qu'Apple passe son message supposément anticonformiste et antitotalitaire. C'est moins un produit qu'un projet de société qui est ainsi promis et vendu. Pour ceux qui n'en auraient pas tiré leurs propres conclusions, la présentation de Steve Jobs rend le message cinématographique plus qu'explicite par une rhétorique binaire et dramatisée selon laquelle IBM et Apple seraient en train de se disputer l'avenir de la liberté du peuple. Un quart de siècle plus tard, dans un monde où Steve Jobs ressemble de plus en plus à un Big Brother convivial et paternel, on comprend mieux l'enjeu de cette mise en scène. Coipme à chaque fois, il faut renverser le message de la publicité pour comprendre ce que véritablement elle annonce. La rupture opérée par le Macintosh d'Apple à l'égard de son concurrent d'IBM repose sur le fait qu'il est accessible aux néophytes (the rest of us) et non aux seuls scientifiques et autres geeks. Par la grâce d'une interface graphique, brillamment conçue dans son couplage avec une souris qui n'a pourtant rien d'animal et ne demande qu'une manipulation manchote et désensibilisée (point and click), les ingénieurs d'Apple inauguraient en effet une nouvelle manière de faire avec l'ordinateur. Mais, en rendant la machine de Turing accessible à tous par une interface-utilisateur qui ne nécessite aucune connaissance informatique, Apple, loin d'émanciper les masses, les aliène à une méconnaissance asservissante. La convivialité des nouvelles machines masque les enjeux de pouvoir 41. Ce clip fut montré dans les salles de cinéma à plusieurs reprises pendant la semaine précédant le 24 janvier 1984. Elle n'apparut à la télévision qu'une seule fois, le 22 janvier, au troisième quart-temps du XVIII* Super Bowl devant un nombre astronomique de téléspectateurs.

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qu'elles génèrent. Par la « démocratisation » de l'accès à l'ordinateur, comme il est d'usage de dire dans le milieu du marketing technologique, c'est en fait une exclusion essentielle qui a lieu. La question de l'apprentissage et de la manipulation du code disparait de l'avant-scène et devient secondaire tandis qu'elle représente le véritable lieu du partenariat humain - machine. Comme le dit si bien Friedrich Kittler avec son humour perplexe, « le bon vieux temps [est] révolu à jamais. Entre-temps, par l'utilisation des mots-clefs comme l'interface-utilisateur, la convivialité d'utilisation ou même la protection des données, l'industrie condamne l'humanité à rester humaine » (Protected Mode, 157).

3. Soft plutôt que hard Certaines des solutions que nous avançons pourraieht probablement être réalisées avec les connaissances et techniques dont nous disposons aujourd'hui. Le reste des solutions proposées sont des projections dans le futur et ressemblent par leur nature à de la science-fiction. Clynes et Kline, Cyborgs and Space, 1960 Nous sommes sans doute plus nombreux à avoir un téléphone cellulaire et un ordinateur qu'un animal domestique. Ces espèces de compagnie technologiques, qui font de nous non pas des partenaires mais des utilisateurs, sont pourtant activement là avec nous quand nous travaillons et de plus en plus souvent là quand nous jouons. Nous partageons le même espace et passons une partie de plus en plus importante de notre temps avec eux. Femmes, hommes et enfants de tout genre, nous les « utilisons » dans le quotidien avec un naturel surprenant. Comment s'approcher de cette relation spécifique de gestes et de circulation des donnéps qui porte un nom codé, HCI (Human - Computer Interface = Interface Homme - Ordinateur), et par-dessus un habit commode, la GUI (Graphical User Interface = Interface Graphique Utilisateur) ? Comment penser ce rapport-là, entre utilisateur et interface graphique, avec les relations qu'induisent les personnages conceptuels que fabrique Haraway ? Avant de répondre à cette question, il faut encore prendre le temps de voir ce qu'est une interface graphique telle qu'elle apparaît 112

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au début des années quatre-vingt et persiste encore aujourd'hui. Face à un ordinateur doté d'une GUI, nous sommes des utilisateurs graphiquement interfacés avant d'être homme ou femme, humains ou non humains42, c'est-à-dire que nous sommes avant tout les utilisateurs d'une définition ou d'un modèle réduits de l'humain et de la machine à la fois. La question de l'interface et de ses utilisateurs dépasse largement le domaine de la technique (si tant est qu'il y ait des choses qui soient entièrement ou absolument pas techniques) et se pose d'emblée sur la scène du social, du « vivre-ensemble »43, de la cité et de la culture. Ce qui voudrait dire aussi que les interfaces utilisateur opèrent non seulement dans nos poches équipées et dans nos bureaux et foyers connectés au réseau, mais, aussi, un peu partout, dans les rues, à la campagne et sur les places publiques, dans les demeures les plus intimes et les terrasses les plus désertes, dans ce qu'on fait aussi bien que dans ce qu'on ne fait pas, dans notre vie éveillée et, de fait, dans nos rêves. Elles mettent en place un modèle dominant du faire ensemble même si nous préférons toujours penser que face à un écran nous sommes seuls (à décider). L'interface telle qu'on la conçoit ici renvoie ainsi à la réponse que donne Gregory Bateson à la question : « 'les ordinateurs pensent-ils ?' 'Je dirai tout de suite: non. Ce qui 'pense', c'est l'homme plus l'ordinateur plus l'environnement. Les lignes de séparation entre homme, ordinateur et environnement sont complètement artificielles et fictives. Ce sont des lignes qui coupent les voies le long desquelles sont transmises l'information et la différence. Elles ne sauraient constituer les frontières du système pensant. Je le répète: ce qui pense, c'est le système entier... b44. Et étant donné que pour notre génération d'analphabètes du code, la seule chose de l'ordinateur à laquelle on a accès, c'est son interface ; ce qui (ne) pense (pas) c'est l'utilisateur plus l'interface plus la (simulation de) relation dans laquelle les deux sont impliqués. C'est cette intrication que la réflexion sur les voisinages interspécifiques menée par Haraway peut venir élucider afin 42. Les principes de l'interaction restent globalement les mêmes concernant la GUI des ordinateurs personnels depuis 1964. Ceci n'est pas vrai quant au iOS de l'iPhone et de l'iPad, qui est un système d'exploitation (Operating Systerril nouveau. Plusieurs points semblent intéressants et prometteurs. Entre autres, l'interface de l'iOS écarte la souris pour domestiquer les doigts sur l'espace de l'écran luimême. Par ailleurs, pourtant, en même temps qu'une nouvelle ère pour la portabilité, c'est le monde des applications toutes faites (ces commodités que l'on achète et télécharge de la centrale du AppStore) et du téléchargement [downloadin^i versus le téléversement (uploadingj qui s'y trouvent pérennisés au détriment d'une culture de circulation de biens libres par dispositifs interconnectés. L'iOS devrait progressivement supplanter l'ancienne GUI. 43. H. Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, folio/essais (coll.), Paris, 1972, p. 28. 44. G. Bateson, Vers une écologie de l'esprit 2( 1972), trad. fr. Drosso, Ferial et Lot Laurencine, Éditions du Seuil, 1980.

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d'éventuellement reconfigurer ce compagnonnage piégé. Est-ce un hasard si la notion et la conception de l'interface graphique utilisateur, qui véhicule justement du sens lisse disponible pour un partage immédiat, soft et sans stress, naît en pleine guerre froide ? L'interface, dont ne parle pas Steve Jobs et que Adele Goldberg et Alan Kay ont élaborée à partir de leur langage Small Talk, est le produit et le vecteur d'une certaine humanisation de la machine et, du même coup, d'une mécanisation inavouée et non assumée de l'humain. Au lieu de rendre une collaboration entre partenaires possible en mettant en place les premiers jalons pour une véritable rencontre qui se traduirait d'abord en un apprentissage informatique pour les humains et garderait la question ouverte concernant le rôle de la machine, l'interface graphique utilisateur privilégie la docilisation et l'asservissement de l'ordinateur et de l'utilisateur. Ainsi, loin d'être une zone de contact ou un espace de rencontre, la QUI devient au fil des ans un manuel d'emploi qui sert à pérenniser notre analphabétisme à nous tous, les « ouvriers du savoir ». C'est une informatique sans informatique qui est proposée, emballée comme un compagnon intellectuel personnel. Pensant être créatifs et autonomes, les utilisateurs se plient à un savoir-faire réduit et répétitif. En fait, ils poursuivent à l'aveugle une expérience où « la façon dont il faut regarder le spectacle est incluse dans le spectacle lui-même »45. La GUI est ainsi doublement utile. D'une part, elle donne accès à l'utilisation plutôt qu'au code et à la programmation, ce qui est un choix politique de taille. Les utilisateurs sont contrôlables alors que les programmeurs sont virtuellement des hackers. Sous couvert d'humanisme et de « démocratisation », le choix opéré par l'ensemble de l'industrie informatique à la suite d'Apple, maintient une nouvelle sorte d'ignorance au cœur des sociétés contemporaines. D'autre part, la GUI camoufle également la question inquiétante de notre voisinage avec le machinique. Protection sanitaire et non pas zone de contact, sous sa promesse de collaboration soigneusement designée, elle perpétue en fait un'discours à la Terminato^6 : c'est toujours eux d'un côté et nous de l'autre.

45. D. Haraway, Primate Visions, op. cit., p. 234. 46. Ce film, qui date de 1384, est le premier grand succès commercial de J. Cameron et une reprise sci-fi de la saga de la Vierge et de son fils face à un prédateur cyborg, personnifié à merveille par le futur Gouverneur de Californie.

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4. Cyborg manifeste: Cave Canem*7 I started Early - Took my Dog An cl visited the Sea The Mermaids in the Basement Came out to look at me Emily Dickinson En 1985, c'est donc bien à l'intérieur d'une dystopie politique où le mélange des faits et des fictions se met en scène de façon frontale (le président des Etat^-Unis est alors un acteur hollywoodien) que les cyborgs de Haraway reçoivent et envoient l'appel à former leur armée étonnante. C'est le moment où nous autres sommes également appelée-s à devenir des cyborgs humanistes par Steve Jobs. Les deux appels peuvent paraître similaires, mais la différence est de taille : Jobs vend un produit occultant son propre fonctionnement et proposant un rapport de paisible et heureuse créativité apolitique; chez Haraway, le cyborg est manifeste, les agencements tangibles et le propos spécifiquement politique et ancré dans le monde que les technologies de l'information et du pouvoir sont en train de mettre en place pour les machines, les animaux, les hommes et les femmes. Et, là où Apple rend attirante l'image anthropomorphique d'un produit intellectuel, Haraway fabule et argumente que l'homme des Lumières a (mal) vieilli. Pourquoi ? Parce que, dans le nouveau maillage techno-médiatique, l'humain en tant que valeur sert désormais notamment à la perpétuation d'un chantage borné, enraciné dans des dichotomies exclusives qu'il contribue à ressasser en écartarit les enjeux nouveaux et en alimentant la peur. La machine n'est pas intrinsèquement méchante et l'homme en tant qu'esprit pur n'a jamais existé. Comme le souligne Simondon, « la machine prend la place de l'homme parce que l'homme accomplissait une fonction de machine »48. C'est dans ce sens que le cyborg est une figure politique avant d'être un assemblage technologique. Si les technologies de l'espace et la menace nucléaire rendent les humains obsolètes, Haraway rétorque par une affirmation - au sens nietzschéen du terme - plutôt que par une lamentation sur le sort des humains. Elle dit « oui » : les humains peuvent devenir autre chose s'ils acceptent de sortir de leur place privilégiée qui, de toute manière, n'est plus. Comme le rappelle Kittler, autre lecteur de 47. Expression latine signifiant « prends garde au chien », inscrite sur un mosaïque représentant un chien en laisse au vestibule de la maison dite du Poète tragique à Pompéi, en Italie. 48. G. Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, op. cit., p. 15.

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Nietzsche, « on parle, on écrit, on essaye même de persuader par le moyen du discours. Pourtant, tout un système global de satellites et des dispositifs crypto-analytiques effectuent tout le stockage, la transmission et la computation nécessaires à analyser un message parmi des milliards d'autres, qui, en ce moment précis, traversent le réseau de télécommunications de la terre. (...) Les médias techniques n'ont rien à voir avec les intellectuels et la culture de masse. Ils sont des stratégies du Réel »49. Ce froid constat n'est pas une conclusion (ni pour lui ni) pour Haraway, mais plutôt le moteur d'une mise à jour de la pensée à l'ère médio-tethnologique. Le « Manifeste cyborg » est une puissance rhétorique qui arrive à déjouer les « stratégies du réel » - textuellement. Il n'a pas dérouté des satellites - d'après ce que l'on en sait — mais il n'a pas laissé le monde tel qu'il l'a trouvé non plus. Peut-être est-ce parce que Haraway, tout comme Kitder lui-même d'ailleurs, fait partie de ces rares intellectuels qui s'emparent de l'alliage de faits et de fictions pour écrire, en dépit de tout bon sens, une factafiction contemporaine, une stratégie symbolique s'adressant à la « culture de masse » et à la culture scientifique aussi bien qu'aux « médias techniques ». Car « le monde se fait sans cesse. Quand on fait de la fiction, on se plonge dans ce processus. Mais personne, écrivain où politicien, n'est plus puissant que le monde : on peut faire mais on ne peut créer »50, rappelle Kathy Acker. « Si l'écriture ne peut pas mais doit changer les choses, je me suis dit, logiquement bien sûr, que l'écriture va changer les choses magiquement. La magie opère par métaphore. »51 La métaphore du cyborg déployée par Haraway est une réplique performative dont la trace dure longtemps, même si les satellites de surveillance demeurent eux aussi en orbite. Avec le « Manifeste cyborg », on est loin de l'acception du cyborg tel qu'il apparaît dans une publication scientifique de Manfred Clynes et Nathan Kline en i960. Chez eux, le mot-valise désigne des organismes cybernétiques destinés à la conquête de l'espace. Ils représentant l'idée d'un homme-(mais ce sont les rats qui en font les frais) physiologiquement amélioré par « l'incorporation de dispositifs exogènes intégraux », qui leur permettent théoriquement de « vivre dans l'espace qua natura »52. La combinaison de matières 49. F. Kittler, « Media Wars », in J. Johnston (éd.), Literature Media, Information Systems, Amsterdam, OPAIOverseasPublishers Association), 1997, pp. 128,129. UdA] 50. K. Acker, Bodies of Work - Essays, Londres et New York, Serpent's Tail, 1997, p. 10. [TdA) 51. Ibid., p. 8. 52. Pour les références de ce texte, voir note 25.

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organiques et inorganiques dans un seul corps hybride qui définit ces cyborgs est une spéculation scientifique qui vise à « rendre l'homme libre d'explorer, de créer, de penser et de sentir ». Dans cet article, Clynes et Kline font jouer la rhétorique qui associe le couple antithétique homme-machine avec l'ombre inquiétante du maître et du serviteur. Basé sur la peur que l'homme « ne devienne un esclave de la machine »53, l'humanisme qui imbibe leur propos motive la charge des figures cyborgiennes de Haraway qui croisent ainsi le fer avec leurs homologues militaro-scientifiques. Un des points les plus importants du Manifeste est en effet sa manière d'attaquer l'humanisme libéral qui incite Clynes et Kline à défendre l'idée que, grâce au cyborg, la science pourra « résoudre les nombreux problèmes technologiques impliqués par les vols spatiaux habités à travers l'adaptation de l'homme à son environnement, plutôt que l'inverse, [ce qui] ne constituera pas seulement une importante avancée pour le progrès scientifique de l'homme, mais procurera aussi probablement une dimension nouvelle et plus large pour son esprit ». Selon eux, le système d'organisation du cyborg est effectivement supposé procurer une solution aux problèmes psychologiques et physiologiques de l'homme dans l'espace comme, par exemple, la respiration, la résistance à la radiation, l'insomnie, les troubles de la perception, les épisodes psychotiques. Chez eux, l'humain n'est pas le cyborg et le cyborg n'est pas l'humain. Ils sont plutôt des solutions antagonistes à l'intérieur d'une dichotomie persistant? : l'homme d'un côté, la machine de l'autre. Ce que Haraway attaque, c'est la fausse impression d'étanchéité qui semble devoir régner selon un partage supposément pérenne. Ainsi, comme elle l'écrit, « la culture des technologies de pointe défie ces dualismes de manière insolite. Dans la relation entre l'humain et la machine, il n'est pas aisé de dire qui fabrique et qui est fabriqué. Il est dur de faire la part de l'esprit et du corps au sein des machines qui se résument à des pratiques de codage. Dans la mesure où nous nous reconnaissons, aussi bien dans le discours formel (par exemple, dans la biologie) que dans l'expérience quotidienne (par exemple, dans l'économie du travail à domicile dans le circuit intégré), nous nous découvrons cyborgs, hybrides, mosaïques, chimères. Les organismes biologiques sont devenus des systèmes biotiques et des 53. Id.

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dispositifs de communication parmi d'autres. Il n'y a pas de séparation fondamentale, ontologique, dans notre connaissance formelle de la machine et de l'organisme, du technique et de l'organique. Rachel, la réplicante du film de Ridley Scott Blade Runner, est l'image de la peur, de l'amour et de la confusion que produit une culture des cyborgs » M lorsqu'elle découvre qu'elle n'est pas humaine et que ses souvenirs d'enfance lui ont été artificiellement inculqués. Mais ce que montre également Rachel, c'est que le principal problème de ces créatures rhétoriques politico-historiques que sont les cyborgs, c'est peut-être qu'elles appartiennent à une lignée de figures féminines fascinantes et mystérieuses, envoûtantes et irrémédiablement sexy. Au moins depuis Hadaly, l'Eve future de Villiers de l'Isle-Adam et les doubles machiniques de (Robot) Helen dans R.UR. de Karel Capek et de Maria dans Metropolis de Fritz Lang, les cyborgs sont des créatures attirantes dans leur étrangeté. Et la célèbre phrase qui termine le Manifeste « je préfère être cyborg que déesse » peut a posteriori être lue dans un sens glamour qui en inverse la portée féministe, comme en témoigne, par exemple, la série photographique « Play with Me » de Mariko Mori, qu'on a si souvent associée avec le « Manifeste cyborg » et qui en cohstitue pourtant un travestissement néo-pop plutôt réduit. De même, le cyborg en tant qu'arme et ligne de fuite ne peut que se distinguer d'ùne simple question de fringues augmentées et d'accessoires farfelus comme le suggère le Cyborg Web Shopde Andreja Kuluncic . À partir des années 2000, avec l'arrivée de la deuxième génération du web qui est centrée sur l'utilisateur et le passage graduel vers le protocole Internet IPv656, l'aspiration pour une informatique ubiquitaire57 prend corps et nous entoure. Le cyborg doit aussi se faire discret car s'il est technologique, c'est parce que sa logique est 54. D. Haraway, Simians, Cyborgs and Women, The Reinvention of Nature. Londres, Free Association Books, 1991, pp. 177,-178. [TdA]. Pour la version française, voir D. Haraway, « Un Manifeste cyborg: science technologie et féminisme socialiste à la fin du XX' siècle » in Des singes, des cyborgs et des femmes. LaréinvefitiondelanaturetfSQ1 ), traduit de l'anglais(USA) par Oristelle Bonis, Arles, Jacqueline Chambon. Actes Si|d. 2009, pp. 314-315. 55. http://www.cyborq.com.hr/ 56. IPv6 (Internet Protocol version 6) est le protocole Internet qui garantit une mobilité et une accessibilité quasi permanentes des terminaux, généralisant les réseaux sans fil et la connexion des objets entre eux. 57. L'informatique ubiquitaire (Ubiquitous Computing matérialise l'idée de Mark Weiser qu' « un bon outil est un outil invisible» (« The Worldisnota Desktop». 1993) et signale un déplacement majeur concernant la nature de la technologie, qui devrait désormais s'incorporer dans l'environnement de manière discrète et généralisée. La technologie interactive sortirait donc du royaume de la GUI pour investir l'espace domestique tel quel en tant qu'interface intuitive préexistante (l'exemple le plus populaire étant celui du frigo qui assume son propre approvisionnement).

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la technique et sa technique est un logos - fraction continuelle entre des 0 et des 1, qui perforent notre quotidien à tous les niveaux. Nous autres ou peut-être désormais nous tous, utilisateurs contemporains, avons avalé les cyborgs comme on met le feu à une lettre qu'on a appris par cœur. Ayant mal vieilli lui aussi, Robocop tient compagnie à l'homme des Lumières. Avec l'informatique contemporaine l'espace urbain entier est investi de couches informationnelles et se trouve graduellement pénétré par ce que Katherine N. Hayles appelle « virtualité, (...) la perception culturelle* que les objets matériels sont interpénétrés par des patterns informationnels »58. Matérialité et information s'entrelacent de façon indémêlable. Ainsi, le laboratoire de la vie ordinaire ne peut jamais être perçu comme tel, même si les objets informatiques ou informatisés qui nous entourent, tridimensionnels et attirants, invitent leurs utilisateurs à une interaction naturelle et fluide tout comme les sculptures d'Isamu Naguchi appelaient les danseurs dans les créations chorégraphiques de Martha Graham59. Avec son œuvre Test Room Containing Multiple Stimuli Known to Elicit Curiosity and Manipulatory Responses (1999), Mike Kelley confronte dans une « grande sculpture composite construite à l'échelle architecturale du lieu w60, singes et danseurs — dans les deux cas ce sont des acteurs - à partir du récit scientifico-hollywoodien de Harry Harlow61. À l'intérieur d'une réplication des décors chorégraphiques de Graham, intégrant les jouets abstraits que Harlow fournit aux singes dans son laboratoire, Kelley monte une expérience qui donne à sentir à quel point nature et culture, humain, animal et'matière sont intrinsèquement liés à l'intérieur d'une scène, ou d'une cage, qui les englobe tous à part égale dans une danse dont l'issue n'est que « zones de contact et bords indisciplinés »62. Mais, il se peut que rien ne rende plus sensible le sentiment physique de la symbiose et du parasitisme, de la circulation au bord et de la rencontre au milieu, que les 4 400 dessins composés par l'artiste néo-zélandais Len Lye, dessinés à raison de huit par jour (ce qui revenait à une seconde de film) pendant deux 58. K. N. Hayles, « The Condition of Virtuality », in P Lunenfeld (ed.) The Digital Dialectic, The MIT Press, 1999, p. 69. 59. L. Hickels, « Un simple test ». in Mike Kelley. Grenoble, Magasin - Centre d'Art Contemporain, 1999, p. 46. 60. M. Kelley, « Le sens est une spatialité trouble, encadrée » in ibid., p. 85. 61. Haraway consacre un important chapitre aux pratiques factuelles et fictionnelles de Harry Harlow et de son laboratoire in Primate Visions, op. cit., pp. 231-243. 62. D. Haraway, When Species Meet, op. cit., p. 368.

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ans. Tusalavd'3, le film que tous ces dessins ont animé, a autant laissé indifférent ou perplexe en 1929 qu'il nous concerne et émeut en 2011. L'acuité inouïe des points et des lignes mobiles qui habitent la pellicule de Lye est le fruit des incessants va-et-vient entre une temporalité et une spatialité qui naissent au rythme - lent très lent — de son dessin. Ce que la pellicule accueille et expose, ce sont des figures à l'encre qu'il « gribouillai [t] pour assouvir [s] on désir de quelque image hypnotique qu'[il] n'avai[t] jamais encore vue » M . Avec son émouvante exactitude et sa calme excitation, Tusalava engendre la rencontre interspécifique. Les relations qui s'y esquissent évoquent l'organique autant que l'inorganique ; les cellules végétales, les tiges et les nervures des plantes autant que les cellules animales, le système nerveux et la circulation sanguine ; mais aussi, les motifs que la science-fiction allait associer aux extra-terrestres autant que les signes et symboles trouvés chez des peuples dits primitifs. La perméabilité entre les espèces est entière et lente, sûre et fausse65. La figure du cyborg a peut-être perdu une part de son efficacité initiale vis-à-vis des mutations en tout genre en cours. Notre natureculture mouvante, et la pensée de Donna Haraway, nous incitent à imaginer nos interfaces et zones de contact non pas comme des lieux délimités et canoniques, mais plutôt comme des courbures, des enveloppes et des enveloppements (injbldings) 66 , qui patiemment se croisent et recroisent, comme les traits sur la pellicule de Len Lye. Animaux, humains et machines apparaissent ainsi dans une symbiose où chaque participant est le biotope de l'autre, formant une écologie instable, qui nous implique et nous concerne tous, pour le meilleur et pour le pire. Depuis que les espèces technologiques calculatrices pénètrent notre quotidien, prennent notre temps, accompagnent nos activités et sont chez eux chez nous avec le naturel apparent des animaux domestiques, le cyborg abandonne ses manières ironiques ainsi que ses postures apocalyptiques et se surprend en train d'aboyer. f Paris, janvier 2011 63. Len Lye, Tusalava. Londres, 1927-1929,10min, 35 mm, noir et blanc, silencieux, 16 im/sec, commanditaire London Film Society, première projection 1* décembre 1929 (London Film Society). 64. Len Lye. « Interview with Robert Del Tredici », The Cinéma News, n° 2-4,1979, in J.-M. Bouhours. R. Horrocks (eds ), Len Lye, 2000, Paris, éditions du Centre Pompidou, p. 31. 65. • Faux » comme dans le poème de l'artiste phare du biomorphisme, Hans Arp: « J'aime calculer lentement, lentement /mais faux. / J'aime les calculs faux car ils donnent / Des résultats plus justes. » 66. D. Haraway, When Species Meet. op. cit.. pp. 249-250.

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CYBORG ET CYBERPUNK David

SAKOUN

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La parution à quelques mois d'intervalle du « Manifeste cyborg »' et des textes fondateurs de la science-fiction cyberpunk2 marque l'entrée de la cyberculture dans le champ des interrogations des sciences humaines. La mise à jour de la figure du cyborg comme incarnation du sujet politique contemporain par excellence fait du « Manifeste cyborg » de Donna Haraway l'un des textes incontournables dans l'appréhension et la théorisation des formes que revêtent les relations sociales et politiques caractérisant les sociétés du « capitalisme avancé ». Le cyborg incarne aussi dans la science-fiction contemporaine et dans l'imaginaire de ses lecteurs l'hybridation entre chair et machine, entre esprit et intelligence artificielle, entre miniaturisation et démultiplication des potentiels. Mais les créatures cyborg qui peuplent une partie de la science-fiction depuis le début des annéçs quatre-vingt sont aussi porteuses de formes nouvelles de résistances et de dissidences aux dispositifs de normalisation et de contrôle des existences. Les divers modèles de sociétés cyberpunk que donnent à voir des auteurs comme William Gibson ou Bruce Sterling mettent en scène l'imposition complète (matérielle et idéologique) des conditions de production et de reproduction des richesses et enfin du savoir propre au capitalisme. Y est alors rendu totalement inconcevable le fait de remettre en question l'organisation des relations sociales, les processus de formation des subjectivités ou la mise en concurrence 1. D. Haraway. « A Cyborg Manifesto: Science, Technology and Socialist-Feminism in the 1980's », Socialist Review. n° 80,1985, pp. 65-108. Nous utiliserons quant à nous la première édition française: D. Haraway, « Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XX" siècle », trad. M.-H Dumas, C. Gould. N. Magnan in Manifeste cyborg et autres essais: Sciences - fictions féminismes. Paris, Exils, 2007. 2. Alors que la parution originale du > Manifeste cyborg » date de 1985, les deux premiers ouvrages de S.-F. cyberpunk sont parus respectivement en 1984 et 1985. Il s'agit des romans de W. Gibson, Neuromancien. (1984), trad. J. Bonnefoy, Paris, J'ai Lu, 1985 : et de B. Sterling, Schismatrice+iSchismatrix, '985), trad. W. Desmond, J. Bonnefoy, Paris, Folio S-F. 2002.

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totale de tous les individus et la mise sur le marché de l'ensemble des éléments de leurs environnements respectifs. Plusieurs éléments viennent s'ajouter au constat de cette double parenté de la découverte du sujet cyborg, et rendent à nos yeux nécessaire l'examen conjoint des modes de discours que sont le « Manifeste cyborg » d'une part et les premiers textes de science-fiction cyberpunk d'autre part. La proximité temporelle de la parution du Neuromancien de William Gibson en 1984, de la Schismatrice + de Bruce Sterling en 1985 et du « Cyborg Manifesto » de Donna Haraway s'ajoute aux similarités du socle épistémologique et politique de ces textes pour justifier leur lecture commune. Donna Haraway fait elle-même plusieurs fois référence à la science-fiction dans son texte, pour évoquer l'émergence de la figure cyborg comme source d'illustrations et de réflexions de ce que pourraient être les formes à venir de sociétés exclusivement peuplées d'individus cyborg. Ceux-ci sont ambigus et ont été libérés des limitations hiérarchiques qu'imposaient notamment les catégories d'identités de «' race », de genre et de classe au profit d'un systèmemonde, d'un vaste réseau mondial de circulation des individus, des marchandises et surtout de l'information, nouvelle forme de richesse dématérialisée se démultipliant à l'infini. C'est l'ambiguïté de cette libération que devrait permettre d'édaircir l'examen conjoint de textes cyberpunks portant sur la constitution d'individus cyborgs et sur les formes particulières des « relations sociales de science et de technologie » qu'ils entretiennent entre eux et à l'égard de leurs environnements respectifs. Cerner les limites et les formes matérielles et conceptuelles de cette ambiguïté nous semble l'une des conditions de la compréhension et de l'usage des textes de Donna Haraway dans la réflexion politique la plus contemporaine. Dans la- troisième partie de son « Manifeste cyborg », Donna Haraway dresse la liste des « avancées » conceptuelles aux origines de ce qu'elle nomme « l'informatique de la domination »3. Elle cherche ainsi à dresser le portrait des « (...).transitions qui s'opèrent entre les bonnes vieilles dominations hiérarchiques et ces inquiétants nouveaux réseaux que j'ai appelés 'informatique de la domination'(...) »4. Donna Haraway élabore pour cela un tableau — « les dichotomies qui existent entre ces deux étapes s'inscrivent dans le tableau ci-dessous »5 3. D. Haraway, « Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle », op. cit.. p. 48. 4. Id. 5.W.

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David Sakoun, Cyborg et cyberpunk

- dont l'une des lignes est à l'origine des questions que nous voulons soulever ici. Nous nous intéressons dans ce texte à la seconde dichotomie que pointe Donna Haraway entre « l'ancien » et le « nouveau » système de domination. Cette opposition est alors double: « roman bourgeois, réalisme » sont ainsi en passe d'être remplacés par « science-fiction, postmodernisme »6. Ces deux mises en parallèle et l'opposition de concepts soulèvent de très nombreuses questions. Faire participer « réalisme » et « roman bourgeois » du système de domination capitaliste libéral issu de la révolution industrielle n'a en soi rien de très novateur quelques mois après la mort de Michel Foucault. Une grande partie de l'œuvre de ce dernier est en effet consacrée à démontrer le rôle que de tels « dispositifs discursifs » sont nécessairement amenés à tenir dans la mise en place et la pérennisation d'un système de savoirpouvoir particulier, reposant lui-même sur l'articulation de dispositifs de domination locaux et partiels. Les dispositifs discursifs, les modes de discours propres à une époque donnée apparaissent comme l'un des vecteurs en même temps que l'un des enjeux centraux des luttes de pouvoir au sein d'une société donnée7. C'est donc dans les deux autres rapprochements conceptuels de cette seconde ligne du tableau que réside l'ensemble des questions originales que pose Donna Haraway. Dans quelle mesure peut-on considérer que le postmodernisme et la science-fiction sont deux dispositifs discursifs participant à la mise en place d'un même champ de pouvoir ? De quelle manière peut-on, à l'instar de Donna Haraway, considérer que ces deux champs du discours articulent les mêmes éléments matériels et idéologiques propres à l'évolution du capitalisme avec les avancées technoscientifiques à l'œuvre au début des années quatre-vingt (cybernétique et informatique d'une part, ingénierie génétique et biologie moderne d'autre part) ? Enfin, jusqu'à quel point doit-on considérer que ces nouveaux dispositifs de pouvoir agissent nécessairement dans le sens de la mise en place des nouvelles 6. Ibid., p. 49. 7. La notion de « dispositif » renvoie chez Michel Foucault à l'infinité des tonnes possibles des mécanismes de domination d'une partie de la société sur une autre, et de résistance à cette domination. Peut être qualifié de « dispositif » aussi bien un discours « scientifique » sur une catégorie de population (les « indigènes », par exemple) qu'une institution particulière (école, prison, asile), ou encore l'ensemble des règles régissant le fonctionnement de ces institutions, ou les critères de « scientifîcité » nécessaires à la reconnaissance de la valeur scientifique d'un discours. Dans le même ordre d'idée, un discours dissident, une grève, une fugue, etc., sont autant de dispositifs de résistance à la normalisation des existences à laquelle œuvre le pouvoir. Sur la mise à jour de dispositifs disciplinaires, propres à l'âge classique, voir par exemple: M. Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard. 1975; ou encore, du même auteur. Histoire de la sexualité I. La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ou Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973-1974, Paris, Gallimard-Seuil, 2003.

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formes de domination (« l'informatique de la domination ») que met à jour Donna Haraway dans son « Manifeste cyborg » ? Toutes ces questions, soulevées par le triple rapprochement qu'effectue Donna Haraway (roman bourgeois, réalisme/science-fiction, post-modernisme) impliquent finalement d'examiner le problème du rôle de la science-fiction d'une part et du postmodernisme d'autre part dans l'élargissement et le renouvellement des modes de domination du capitalisme marchand sur les existences contemporaines. Sous-jacent à ce problème se pose aussi enfiligranela question de la situation du texte deJ^onna Haraway et du reste de son œuvre relativement à cet dispositifs discursifs dont elle semble pointer la responsabilité dans ninposluon de celte « informatique de la domination ». Et cela aussi bien en vertu du caractère postmoderne de ses propres écrits qu'en raison de la place particulière qu'occupe la science-fiction en leur sein. Examiner les usages et les recours à la science-fiction dans le « Manifeste cyborg » permettra donc de préciser ce que Donna Haraway entend par « science-fiction » et la façon dont cette forme particulière de discours se trouve liée à celle du « Manifeste cyborg », pourtant radicalement différente dans sa forme et dans son contenu. Cet examen permettra aussi de montrer que cette forme particulière de fiction est un produit, en même temps qu'un relais, des formes les plus contemporaines d'articulation entre dispositifs de savoir et de pouvoir au. sein des processus de domination propres à « l'informatique de la domination »8. Le concept même de cyborg et son utilisation originale par Donna Haraway constituent la première passerelle entre « mythe cyborg » et univers cyberpunks. Le caractère nécessaire du recours à la fiction et plus particulièrement à la science-fiction dans la mise à jour du « mythe cyborg » réside pour Donna Haraway dans la forme des processus conduisant à l'élaboration de discours et de dispositifs « dissidents » ou résistants ; « La libération nécessite que l'on construise la conscience'de l'oppression et des possibles qui en découlent, qu'on les appréhende en imagination »9. Le choix du terme « cyborg », renvoyant directement à la science-fiction contemporaine, trouve ici une de ses premières justifications. Donna Haraway propose un premier élément de définition du cyborg comme « un organisme cybernétique, hybride de machine et 8. Ibid, p. 48. 9.0.

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de vivant »10. Cette approche découle directement de la volonté d'user d'une figure de fiction comme socle de sa propre réflexion. Si on l'« appréhende en imagination »", la présence de « créatures cyborgs, à la fois animales et machines, qui habitent des univers ambigus à la fois naturels et fabriqués »12, peut faire émerger une conscience des nouvelles formes d'oppressions et de dominations, aux origines de cette figure cyborg en fiction. Ainsi, par exemple, le film Terminator13 qui sort en 1984 aux USA, quelques mois seulement avant la publication du « Manifeste cyborg », met en scène un robot à l'apparence entièrement humaine et œuvrant à la destruction de l'humanité, et participe à cette pris^de conscience collective. C'est de ce jeu nécessaire entre fiction et réflexion politique qu'apparaît le rôle de la science-fiction dans la conceptualisation harawayenne des nouveaux sujets politiques cyborgiens avec lesquels doit composer l'analyse politique des sociétés actuelles. La sciencefiction cyberpunk, contemporaine de la parution du « Manifeste cyborg », a d'ores et déjà assimilé, intégré et adapté les innovations technoscientifiques issues des nouvelles disciplines scientifiques (cybernétique et informatique d'une part, ingénierie génétique et biologie moderne d'autre part). Elle fait ainsi apparaître dans l'imaginaire des sujets contemporains les reflets de leurs propres possibilités d'évolutions. C'est de façon tout à fait rationnelle, normale, presque naturelle que cette figure cyborg peut et doit servir de point de départ au projet harawayen de redéfinition du socle épistémo-politique sur lequel sont construits les dispositifs contemporains de, domination. Nous avons annoncé précédemment notre volonté de relire Donna Haraway à travers la confrontation du « Manifeste cyborg » avec les textes de science-fiction cyberpunk qui lui sont contemporains. Avant de poursuivre plus avant cette tâche, il nous semble nécessaire de revenir sur notre choix de privilégier le genre cyberpunk en science-fiction plutôt que d'user, à l'instar de Donna Haraway, des textes de « science-fiction féministe »14. Le choix de ce corpus précis de la science-fiction engagée peut paraître problématique. Se contenter de ces textes revient à contourner en partie la difficulté soulevée par son propre tableau dichotomique qui fait de la science-fiction l'un des 10. Id. 11 .Id. 12. Id. 13. Terminator. James Cameron, réal. ; Etats-Unis, 1984. 14. Ibid., p. 31 : « Les cyborgs qui peuplent la science-fiction féministe rendent tout à fait problématiques les statuts de l'homme, de la femme, de l'humain, de l'artefact, de la race, de l'entité individuelle ou du corps ».

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dispositifs discursifs propres aux « relations sociales de science et de technologie » caractéristiques de ce qu'elle nomme l'« informatique de la domination ». On pourrait tout aussi bien le nommer « néolibéralisme », « capitalisme avancé » ou « cyberculture ». Ce contournement est par ailleurs le signe d'un autre « silence » concernant directement les liens existants entre son propre texte et ce qu'elle nomme « postmodernisme » au sein de son tableau. La singularité de l'examen de textes de science-fiction cyberpunk dans la recherche des formes possibles et souhaitables des dispositifs de résistance à la domination matérielle et idéologique du capitalisme, tient aux traitements, par les auteurs, de l'une des questions laissées ouvertes par Donna Haraway. Elle concerne l'alternative, (corrélée par l'auteure à l'émergence du « mythe cyborg » et déjà évoquée ici), entre la vision d'un « monde cyborgien comme celui avec lequel viendra l'imposition d'une grille de contrôle sur la planète... »15 et celle d'un « monde cyborgien [qui] pourrait être un monde de réalités corporelles et sociales dans lesquelles les gens n'auraient peur ni de leur double parenté avec les animaux et les machines, ni des idées toujours fragmentaires, de points de vue toujours contradictoires »16. Les textes de William Gibson et Bruce Sterling offrent, chacun à leur manière, les reflets de sociétés peuplées de cyborgs depuis longtemps passés du statut de « cible » à celui de « relais » d'un pouvoir fondé sur l'effondrement total des identités et des frontières, au bénéfice exclusif du modèle capitaliste, marchand et concurrentiel. Les univers respectifs de ces deux auteurs présentent en apparence un grand nombre de différences. Quoi de commun entre les périphéries urbaines des villes « mondialisées » où évoluent les protagonistes du Neuromancien et l'enchevêtrement des évolutions possibles de l'humanité en autant de « post-humanités » en concurrence à travers le système solaire que décrit Schismatrice + de Bruce Sterling? La réponse la plus évidente à cette question est que, comme nous allons essayer de le montrer, ces deux univers sont peuplés de cyborgs, « organismes cybernétiques hybrides de machine et de vivant »17, créatures « à la fois animales et machines qui habitent des univers -ambigus à la fois naturels et fabriqués »18. Afin de faire paraître clairement les enjeux de l'analyse conjointe des fictions cyberpunks et des théories cyborgiennes de Donna 15. 16. 17. 18.

Ibid.. p. 38. Id. Ibid., p. 30. Id.

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Haraway, nous allons tâcher de poser les bases d'une définition du cyborg tenant compte de ces deux corpus. Donna Haraway évoque elle-même « trois brèches percées dans les frontières, trois moments cruciaux qui rendent possible [son] analyse de politique-fiction (politico-scientifique) »". Les trois oppositions dont elle annonce et décrit le dépassement programmé au sein des « nouvelles relations de science et de technologie » émergentes constituent par ailleurs une grille de lecture particulièrement efficace dans la découverte des textes cyberpunks. L'efficacité et la pertinence du « mythe cyborg » résident en grande partie dans la remise en cause des identités « essent&listes » et de l'élaboration par le pouvoir d'une « unité-par-la-domination ou unité-par-l'incorporation »20 servant de socle à la domination capitaliste. Le point de départ de sa réflexion est d'abord le constat que « la frontière qui sépare l'humain de l'animal est en train de tomber »21, et ensuite qu'une « deuxième distinction est en train de se lézarder, celle qui oppose l'humain-animal (l'organique) et la machine »22. Ces « brèches », la disparition programmée de ces oppositions, sont ainsi les conditions sine qua non de la remise en cause des identités sur lesquelles la « mythologie capitaliste » est construite. Le terme d'identités renvoie ici à la division du réel sur laquelle repose l'édifice du « savoir totalisant >) qui rend possible les formes et les stratégies de la gouvernementalité capitaliste libérale23. Dès lors que « (...) ni le langage, ni l'outil, ni le comportement social, ni ce qu'il se passe dans notre tête ne justifie plus de manière vraiment convaincante la séparation de l'humain et de l'animal »24, les luttes pour la domination changent nécessairement de terrain. Les conséquences du renoncement à définir un ou plusièurs critères distinguant formellement l'humain de l'animal dépassent en effet largement le simple cadre de la biologie ou de la bioéthique. La fin de la séparation conceptuelle entre l'humanité et le reste du règne animal implique en définitive la remise en cause de l'édifice humaniste né des Lumières. La découverte du sujet par les philosophes des Lumières, faisant de tout individu le siège d'une « raison universelle » totalisante, permettant l'objectivité du savoir et fondant le libre-arbitre 19. Ibid.. p. 33. 20. Ibid.. p. 42. 21. Ibid.. p. 33. 22. Ibid., p. 34. 23. Pour une définition de la notion de gouvernementalité par Foucault, voir M. Foucault. Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, 2004. 24. D. Haraway, «Manifeste cyborg: science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle », op. cit., p. 33.

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et la responsabilité politique qui en découle, devient obsolète. Si «la bestialité obtient (...) un nouveau statut» 25 c'est notamment en raison du retour d'une certaine forme de déterminisme naturel remettant en cause le libre-arbitre, la spécificité reconnue jusqu'alors à l'humanité d'être capable d'opérer en toutes circonstances des choix rationnels. La notion de « rationalité » renvoie ici à un calcul économique de la forme « investissement — coût — profit ». Questionner cette qualité de l'humanité c'est finalement interroger l'ensemble de la rationalité du marché reposant sur la libre interaction économique des individus. Le capitalisme doit ainsi changer de socle idéologique pour espérer survivre. Après l'opposition « humain-animal », la seconde frontière qui se trouve en passe d'être définitivement surmontée sépare entités organiques et machiniques. Se pose encore une fois le problème du renouvellement du socle épistémologique soutenant les dispositifs de savoir-pouvoir du capitalisme. « Avec les machines de la fin du XX e siècle, les distinctions entre naturel et artificiel, corps et esprit, autodéveloppement et création externe, et tant d'autres qui permettaient d'opposer les organismes aux machines, sont devenues très vagues »26. C'est ici l'opposition fondamentale entre sujet et monde qui se trouve remise en cause, dans la connaissance aussi bien que dans l'organisation politique et sociale des existences individuelles. Le monde perd son altérité radicale. Les relations de chaque individu avec son environnement se dispensent désormais de surmonter (par exemple par l'intention) le fossé théorique entre l'intériorité de la conscience connaissante et l'extériorité des « objets scientifiquement observables » pour celle-ci. Tout est désormais une affaire de réseau, de connectivités possibles et effectives entre l'individu et son environnement. C'est justement à cette question de la « mise en réseau » des existences humaines au sein d'un unique système-monde que renvoie la troisième des « brèches percées dans les frontières »27 ; « La troisième des fonctions qui nous intéresse ici est un sous-ensemble de la deuxième: la frontière entre ce qui est physique et ce qui ne l'est pas devient très imprécise »28. Alors que « nos meilleures machines sont faites de soleil, toutes légères et propres car elles ne sont que signaux, ondes électromagnétiques, sections du spectre. 25. 26. 27. 28.

Ibid., p. 34. Ibid., p. 35. Ibid., p. 33. Ibid.. p. 35.

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Elles sont éminemment portables, mobiles... »29 et que « la microélectronique constitue la quintessence des machines modernes... », la mise en réseau des existences trouve son terrain propre d'exécution. Dans l'univers peuplé de machines microscopiques qui s'annonce, les connexions s'opèrent au niveau le plus fondamental^ Les interfaces disparaissent, se fondent entièrement au sein des corps et des objets du monde, achevant ainsi de rendre imperceptible la frontière entre le naturel et l'artificiel^ Donna Haraway nous livre alors dans son texte une des causes principales de la fin des distinctions entre humain et animal, organique et machinique, physique et imperceptible. L'imposition d'fine épistémologie « du code » dans les sciences du vivant et de la matière annule toute différence essentialiste entre les organismes, au profit d'une seule différence de degré, de complexité du code génétique qui en détermine la forme et l'évolution : )« Aucun objet, aucun espace, aucun corps n'est sacré en lui-même; tout composant peut être mis en interface avec un autre, il suffit pour cela de construire la norme adéquate, le code qui permet de traiter les signaux dans un langage commun »30. Ainsi, « l'organisme est devenu un problème de code génétique qu'il faut lire »31. Après le rappel des évolutions conceptuelles caractérisant l'œuvre de Donna Haraway, il nous faut à présent examiner la façon dont les auteurs de science-fiction cyberpunks intègrent ces évolutions aux univers servant de cadre à leurs narrations. Afin de parvenir à donner un aperçu à la fois rapide et complet du traitement de la question de l'identité dans les sociétés cyberpunks, nous centrerons notre examen sur les textes fondateurs déjà évoqués de William Gibson et Bruce Sterling qui concentrent l'ensemble des particularités de ce genre littéraire. C'est le roman de Bruce Sterling, Schismatrice +, qui offre au lecteur le plus d'exemples des modes de subjectivation, de construction de l'identité politique des sujets, corrélés à la perception du corps comme code mais aussi comme surface d'inscription. Le récit prend place dans le système solaire, quelques centaines d'années après notre ère. La Terre est désormais un tabou, dont nous apprendrons finalement .qu'elle abrite les descendants de tous ceux qui refusèrent la technologie ,et choisirent de rester sur Terre dans un conservatisme morne et figé32. 29. 30. 31. 32.

Ibid., p. 36. Ibid., p. 51. Ibid., p. 54. B. Sterling, Schismatrice +, op. cit., pp. 486 à 508.

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Dans l'espace du système solaire, divers types d'habitats et de sociétés ont vu le jour. Des bases en orbite autour de la Lune aux colonies d'astéroïdes, en passant par de simples stations spatiales, orbitales ou non, les types d'habitat et leurs habitants se sont adaptés aux conditions de vie de l'espace, se faisant et se défaisant au gré des affrontements militaires, économiques, diplomatiques, des jeux d'alliances et des réussites scientifiques de chacune des innombrables factions et sous-factions constituant la toile de la « schismatrice ». Parmi celles-ci, deux sortent du lot, ayant, au début de la narration, réussi à fédérer la majeure partie des autres sous l'une de leurs bannières. La plus puissante de ces factions lorsque commencent les aventures d'Abélard Lindsay, dont nous suivrons la longue existence jusqu'à son terme, est celle des « Mécanistes », plus communément appelés « Mécas ». Ils représentent les formes les plus évidentes, et les plus répandues - tant au sein de l'imaginaire des auteurs qu'au sein des univers qu'ils décrivent — des améliorations cyborgiennes, mélangeant cybernétique, nanotechnologies, informatique, chirurgie « neuronale », etc. et visant à créer une extension ou une « amélioration » qualitative du corps modifié. Bruce Sterling désigne ainsi par « Mécas » ceux des individus dont l'évolution technologique a eu pour ipodèle la mise en réseau des éléments organiques et machiniques dont ils avaient besoin. Extensions, remplacements, amélioration^ d'organes, de membres, de tissus, toutes ces applications technologiques ont alors pour point commun d'impliquer la mise en interface, au sens propre, d'éléments machiniques, à la fois électroniques et forgés ou moulés dans différents matériaux, selon les besoins et les usages spécifiques. Les modifications mécanistes prennent la forme de greffes, de prothèses et d'implants. En résultent alors des cyborgs, mi-organiques mi-machiniques, dont les divers éléments entretiennent une relation étroitement fusionnelle, tout en conservant la possibilité d'une « vie propre ». Ainsi, le bras mécaniste qu'Abélard Lindsay finira par acquérir est-il récupéré sur le corps d'un compagnon, et susceptible d'être remplacé à tout moment par un modèle plus Técent. C'est d'ailleurs un certain jeu « diplomatique », dont l'enjeu n'est autre que la survie, d'apparences, de représentations et de positionnement, et qui constitue la trame de l'existence dans la Schismatrice +, qui pousse Lindsay à garder cette vieille prothèse, s'accordant parfaitement avec le personnage qu'il s'est alors forgé. Les « Mécas » ont une maîtrise parfaite de l'ensemble des domaines de l'industrie, de la production « lourde » de vaisseaux de guerre aussi bien que de la miniaturisation la plus extrême de composants électro1 3 0

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niques de pointe. Ils peuvent aussi compter sur ces avantages dans leurs lunes incessantes contre les « Morphos ». De guerres de factions, ces luttes acquièrent au fur et à mesure du déroulement de l'histoire un statut et des enjeux radicalement différents. La deuxième partie du roman, intitulée « Anarchie et communautarisme » 33 §, a pour cadre une « pax aliéna » ayant imposé aux factions en présence de cesser les guerres ouvertes, condamnées par les « Investisseurs » car néfastes aux échanges commerciaux, leur centre d'intérêt. La guerre entre « Mécas » et « Morphos » prend alors une tournure différente, faite d'affrontements diplomatiques et de « coups de main » économiques, dont l'enjeu ne peutf>lus être la destruction de l'adversaire. Dans un tel contexte, c'est finalement la capacité d'adaptation et d'évolution de chacune des parties qui se trouve mise à l'épreuve, avec pour seul objectif possible de durer plus longtemps que l'ennemi, et de prendre une avance technologique telle que celui-ci se dissoud finalement de lui-même, sous l'effet de sa propre obsolescence... Aux « Mécas » et à leurs prothèses de métal sont ainsi opposés les « Morphos ». Spécialistes des sciences de la vie, ceux-ci font reposer leur puissance sur les progrès de la biogénétique, sur la modification des processus biochimiques, génétiques, physiologiques, à l'œuvre dans les esprits et les corps humains afin d'en optimiser les capacités. Les premiers conditionnements « diplomatiques » morphos sont acquis par le héros pendant son adolescence et lui permettent d'obtenir une totale maîtrise de soi, de son visage, de ses. traits, et de déclencher un « état second » affûtant au-delà de ce qui est « humainement possible » ses perceptions, son intelligence et ses réflexes. Il existe par ailleurs dans cette faction des générations les plus récentes de « super-cracks », dont l'ensemble des traits physiques et psychiques sont conçus en laboratoire, où encore un ensemble d'individus intermédiaires, tous conçus et modifiés génétiquement bien avant leur croissance embryonnaire au sein de laboratoires et d'éprouvettes dûment surveillées - au point que mentionner la « famille » dans les cercles morphos est jugé d'une grossièreté typiquement mécaniste. Toute la vie morpho est soigneusement contrôlée, dirigée, élaguée lorsque jugée trop déviante, notamment par le biais d'assassins nommés « antibiotiques » par leurs employeurs. La faction « Morpho » illustre parfaitement (et à elle seule, par la portée de l'œuvre où elle apparaît) cette alternative aux transformations violentes de l'extérieur du corps « cyborgisé », qu'est la transformation de l'identité génétique, par nature beaucoup moins discernable que l'identité « formelle » ou « corporelle » de l'individu. 131

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C'est ici la frontière entre humain et animal, entre tous les genres du vivant, qui se trouve battue en brèche. C'est ici encore l'idée d'un « langage de la vie », d'un code universel du vivant, qui caractérise la perspective « Morpho ». Or, une telle conception ne saurait être totalement étrangère à l'idéal « Méca » de communication entre organique et machinique. Il existe un intérêt narratif certain à cette opposition, qu'illustre la richesse des conceptions et des inventions qui émergent de la polarisation de ces différentes dimensions des nouvelles technologies dans le récit, 'permettant une exploration poussée de chacune. La communication « pure », le seul usage des mots en fonction des circonstances, avec pour unique horizon la survie jusqu'au prochain obstacle, incarnée par le personnage d'Abélard Lindsay est en dernière instance la plus « puissante » des sciences s'affrontant au sein de la Schismatrice, adaptant les technologies disponibles et leurs usages aux besoins de la situation sans discrimination, préférant avoir pour ligne de conduite de repérer les formes particulières de dispositifs de pouvoir dominants au gré des circonstances et de s'y adapter. D'une façon radicalement différente de celle d'Abélard Lindsay, les deux principaux protagonistes du Neuromancien de William Gibson, Case et Molly, incarnent aussi des types de personnages absolument centraux et constitutifs de ces univers et de la cyberculture en général, « cow-boy du cyberespace » pour le premier, « street samouraï » pour la seconde. Case occupe l'emploi se rapprochant le plus de ce qu'est aujourd'hui un informaticien, maîtrisant les codes et les usages du « Senso/Rézo » ou « cyberespace », gigantesque « matrice » informationnelle, espace virtuel où s'échangent et se stockent des informations relatives à toutes les entités, individuelles ou collectives, occupant une place dans le grand réseau d'échanges et de communications cyberpunk. C'est donc comme « pirate du cyberespace », expert dans la violation d'espaces virtuels privés, desquels il extrait des informations utiles à ses employeurs ou revendues sur des marchés noirs spécialités, que Case gagne sa vie33. Au début de Neuromancien, il ne peut cependant plus exercer son métier, ses facultés ayant été 33. W. Gibson, Neuromancien. op. cit., p. 8; « Case avait vingt-quatre ans. À vingt-deux, il était un cow-boy, un braqueur, l'un des tout bons de Zone.[...] Il avait opéré en trip d'adrénaline pratiquement permanent, un sous-produit de la jeunesse et de la compétence, branché sur une platine de cyber espace maison qui projetait sa conscience désincarnée au sein de l'hallucination consensuelle qu'était la matrice. Voleur, il avait travaillé pour d'autres voleurs plus riches, des employeurs qui lui fourguaient le matériel bien particulier requis pour pénétrer les murs brillants des réseaux de grosses sociétés, pour tailler des ouvertures dans de riches champs de données ».

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endommagées34. C'est au moyen de connexions, de ports nanoélectroniques reliés au cerveau de l'utilisateur, que peut opérer le double processus de connexion au « Senso/Rézo ». D'une part, l'utilisateur se matérialise dans la matrice, permettant l'interaction avec d'autres individus ou entités (comme des I A., intelligences artificielles, ayant leur propre police en raison de leur dangerosité) et avec les blocs de données « meublant » le cyberespace. D'autre part, la représentation « matérialisée » de ces données et des informations relatives aux autres utilisateurs est projetée dans l'esprit du « consoliste », l'interfaçant ainsi au réseau et lui permettant de s'y diriger et d'y exercer sa volonté. Le personnage de» Molly, - qui réapparaîtra à plusieurs reprises, et sous divers pseudonymes dans l'oeuvre de William Gibson, et qui servit de source d'inspiration à des générations de « rôlistes » (pratiquants de jeux de rôles), d'écrivains, et de tous les types de créateurs ayant eu à se confronter à une forme de « cyberculture » - incarne la forme ultime du guerrier contemporain. Mercenaire à louer, Molly a fait de son corps tout entier une arme, une machine à tuer entièrement dévolue à ses objectifs. « Réflexes câblés », démultipliant la rapidité et l'efficacité de son système nerveux, musculature et articulations renforcées pour pouvoir supporter les efforts imposés par ses réflexes améliorés, verres-miroirs inamovibles devant les yeux, lui assurant en toutes circonstances une vision parfaite, et lui offrant de surcroît divers modes de visualisation alternatifs, et les fameuses lames-scalpels rétractables sous ses ongles ; tous ces éléments, soigneusement choisis parmi une multitude d'options et de produits concurrents, et représentant autant d'investissement en temps et en argent pour rendre leur acquisition possible, contribuent à faire du corps de Molly une arme à part entière, n'ayant pas son pareil pour les missions et les assassinats ciblés, et dont l'usage et les cibles sont à vendre... Qu'ils soient définitifs ou temporaires, les changements décrits ici n'ont d'autre objectif que de permettre à leurs « propriétaires » de survivre et d'adapter leur corps aux exigences de leur profession. Corps et identités se trouvent ainsi inextricablement liés, formant un ensemble constitutif des dispositifs d'adaptation des corps aux exigences des modes de vie cyberpunk. « Mécas » et « Morphos »,

34. Ibid.. p. 8-9; « Il avait commis l'erreur classique, celle qu'il s'était juré de ne jamais (aire. (.. | Il avait étouffé une bricole et cherché à la sortir par un fourgue à Amsterdam. [...] Ils lui endommagèrent le système nerveux avec une mycotoxine russe héritée de la guerre. Fixé sur un lit dans un hôtel de Memphis, il hallucina pendant trente heures tandis que son talent se consumait micron par micron. [...] Pour Case, qui n'avait vécu que pour l'exultation désincarnée du cyberespace, ce fut la Chute [...]. Le corps, c'était de la viande. Case était tombé dans la prison de sa propre chair ».

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« cow-boy du Rézo » et « street sam' »35, illustrent la double dimension constitutive des problématiques d'encorporation dans l'imaginaire cyberpunk, et de la cyberculture en général, à travers une règle simple, visant à faire du corps de chaque individu le reflet de son identité. Qu'il s'agisse d'améliorer sa propre « valeur professionnelle », et donc les profits envisageables lors de la location de ses compétences, ou de marquer sur son propre corps les signes et les codes relatifs à son identité personnelle et susceptibles d'avoir une dimension esthétique bien plus importante, M encorporation cyberpunk bouscule allègrement les frontières et les identités « essentialistes ». A celles-ci est substituée l'infinité de possibilités offertes par les « nouvelles technologies » associées aux différentes situations d'existence et à l'imagination de leurs contemporains. L'examen des anticipations cyberpunks traitant des rapports des individus à leur corps et à leur identité au sein de sociétés dans lesquelles toutes les frontières hiérarchiques visant à distinguer le statut particulier de l'humanité ont disparu, montre d'abord l'importance renouvelée qu'y acquièrent systématiquement les déterminismes économiques et environnementaux. La notion d'environnement doit ici être entendue dans son sens le plus large, désignant l'ensemble des éléments, des individus et des « objets » avec lesquels chacun se trouve « mis en réseau ». - ""Au-delà de la construction des identités individuelles hors des dominations hiérarchiques à l'œuvre jusqu'alors, les univers cyberpunks se proposent avant tout de mettre en scène les conséquences possibles de l'absence de ces dominations et de ces hiérarchies lorsque 35. Figure emblématique des univers « technoscientifiques » cyberpunk le « street sam' » pour « samouraï des rues » y désigne les mercenaires, travaillant en « indépendant », ayant voué leur corps et leur existence au cbmbat, et subi généralement diverses opérations en conséquence. Le personnage de « Molly Millions », découvert dans Johnny Mnémonic et croisé à nouveau dans Neuromancien et dans Mona Usa s'éclate, incame l'essence même de ce personnage. Connaissant parfaitement les bas-fonds et leurs habitants aussi bien que les usages des « hautes sphères », bardée d'amies et d'améliorations cybernétiques et dotée d'un fort charisme, « Molly Millions » incame l'idéal de la maîtrise de « l'art du combat », de la survie et de l'adaptation dans un monde aussi dangereux que celui des œuvres de William Gibson. Il est important de1 souligner ici l'impact de représentations comme celles de « street sam' » ou de « cow-boy du réseau », dans la diffusion de ces œuvres et de leurs caractéristiques narratives et conceptuelles au travers, par exemple, des jeux de rôles (Cyberpunk ou encore Shadowrun, pour ne citer que les plus célèbres) ou des dessins animés japonais (les films et la série Ghost in the shell. par exemple). Le public propre du cyberpunk reste en effet principalement composé d'adolescents et de jeunes adultes de sexe masculin, profondément imprégnés de l'idéologie de « guerre des étoiles » qui marque le début des années quatre-vingt dans les démocraties occidentales. L'image de combattants entièrement voués à leur « art » - ce qui explique l'emploi du terme de « samouraï », devenu, à tord ou à raison, le symbole de l'abnégation guerrière dans l'imaginaire occidental - et doté de pouvoirs extraordinaires ne pouvait manquer de trouver un fort écho dans certains esprits de notre temps.

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David Sakoun, Cyborg et cyberpunk

celles-ci ne laissent place qu'au marché, à l'organisation marchande des « relations sociales de science et de technologie ». Dans un tel contexte, la façon dont un individu élabore son identité et la relation à son propre corps ne trouve plus d'autre critère rationnel que les impératifs spécifiques de la survie et de la concurrence/L'immédiateté et l'omniprésence des questions liées à la survie font alors de l'environnement la clef de l'élaboration et de l'appréhension de son identité par tout individu et par les autres. La radicalité des textes cyberpunks en même temps que leur ambiguïté constitutive tient ainsi à l'absence de questionnement spécifique portant sur les problèmes d'identité des sujets qu'ils mettent en scène. Loin des champs d'interrogations du « Manifeste cyborg », les personnages qui apparaissent dans ces fictions semblent avoir abdiqué toute volonté de résistance ou même de remise en question des discours épistémo-politiques définissant le cadre de leurs existences. Peut alors être posée la question des formes possibles d'organisation du politique dans un tel contexte. Au-delà de la mise à jour des nouveaux sujets cyborgiens, c'est la vision de sociétés entièrement peuplées de cyborgs qu'offrent William Gibson et Bruce Sterling à leurs lecteurs. L'alternative entre une émancipation et une aliénation cyborgienne que pose Donna Haraway cède sa place dans leurs textes_à une lutte pour la survie et à l'imposition complète d'un modèle capitaliste de « relations sociales de science et de technologie » apparemment inamovîbler Le pas franchi par William Gibson et Bruce Sterling, donnant à voir de telles sociétés, permet de mieux saisir la portée des éléments radicalement nouveaux que fait apparaître le « Manifeste cyborg » de Donna Haraway dans notre appréhension des transformations en cours dans nos sociétés capitalistes contemporaines.

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PENSER LA FIGURATION CHEZ DONNA HARAWAY AVEC WALTER BENJAMIN : « UN ESPACE MÉTAPHORIQUE DE RÉSISTANCE » Eva RODRIGUEZ

et Malek BOUYAHIA



Du pessimisme surgit l'espoir Walter Benjamin s'est suicidé en 1940 à l'orée d'une catastrophe dont il avait entrevu, et dénoncé par anticipation, la « mystique de la mort universelle »2. Dès 1930, dans son article « Théories du fascisme allemand », il prédisait que la technique allait jouer un rôle apocalyptique dans les conflits qu'annonçait la rhétorique guerrière de l'Allemagne nazie. La richesse, et la diversité de son œuvre, en dépit du fait qu'elle fut largement fragmentaire et écrite dans l'urgence, a été abondamment commentée, notamment sa critique de l'idéologie du Progrès linéaire. En érigeant des frontières imperméables entre la raison et le non-rationnel et en instaurant la foi en la perfectibilité de l'« Homme », ce « Grand Récit des temps modernes »3 a produit à la fois l'illusion d'une communauté humaine en devenir et la croyance en un progrès infaillible. En somme, une Histoire Universelle qui va des ténèbres vers la lumière. Or, proclamée et portée par l'« Homme » (blanc), cette histoire s'est construite au travers d'une dichotomie entre d'une' part les individus et .les communautés qui ont eu pour tâche d'éclairer le monde, et d'autre part, ceux et celles qui ont servi de combustible au moteur de l'Histoire. Ainsi, tout-e-s les autres

1. Nous tenons à remercier Cécile Lavergne, Mélanie Pétremont, Emilie Hache et Alice GuerlotKourouklis pour leurs précieuses lectures, critiques et commentaires. 2. W. Benjamin, « Théories du fascisme allemand » in Œuvres II. Paris, Gallimard, 2000, p. 215. 3. M. Lôwy, « Préface », in Romantisme et critique de la civilisation, Textes choisis et commentés par Michael L6wy, Paris, Payot, 2010.

Eva Rodriguez et Malek Bouyahia, Penser la figuration...

impropres/inapproprié-e-s de l'histoire (les ouvriers, les femmes, les esclaves, les colonisé-e-s, les juifs, les anormaux, etc.) viennent témoigner de ce qu'il en a coûté pour que la civilisation triomphe. Tout au long de son œuvre, à l'image d'un chiffonnier, Benjamin a tenté de « saisir la figure [d'une autre] histoire, en fixant les aspects les plus inapparents de l'existence, ses déchets pour ainsi dire »4. Donna Haraway, trente ans après le suicide de Benjamin, prolonge en quelque sorte sa réflexion et nous donne à voir un monde où le cortège triomphal des vainqueurs dont parle Benjamin n'en finit pas d'écraser les damné-e-s d'hier et d'aujourd'hui. Le capitalisme, depuis trois siècles, nocesse de se métamorphoser au gré des nouvelles technologies afin d'engranger encore plus de profits dans une logique d'accumulation. Au XXe siècle, la biologie, l'économie et la technique fusionnent à tel point que même la vie, réifiée à outrance et soumise aux contraintes de l'efficience économique, devient une marque déposée, un brevet, à l'image d'OncoMouse™ (souris de laboratoire transgénique, brevetée, produite et vendue en série). Haraway nous interpelle sur la place des non-humain-e-s dans le collectif et nous interroge sur la tâche qui nous incombe quant à la prise en charge de leurs souffrances. Dans un souci de penser tout-e-s ceux et celles que la modernité a exclu de ses grands récits, elle nous invite à repenser notre lien politique avec ceux et celles qui, dans la construction des frontières du « grand partage de la modernité » (corps/esprit nature/culture, biologie/social, homme/ femme, humain/animal, organisme/machine, réalité/fiçtion, naturel/ artificiel etc.), ont été banni-e-s des histoires qui comptent. Les figures qui peuplent ses récits et habitent ses histoires, sont celles et ceux dont les existences, à l'image d'OncoMouse™ ou de le/la cyborg5, témoignent de la porosité des frontières et de l'artificialité du partage dichotomique qu'elles engendrent. Cependant, en mobilisant ces figures, il ne s'agit pas de tomber dans une célébration innocente de l'hybridation. Naturelles-artificielles, elles ne sont pas une apologie d'un devenir hybride, mais au contraire une « plongée dans le réel, et ce réel ressemble déjà aux utopies les plus catastrophistes qui hantent nos imaginaires »6. Il n'est pas non plus question d'anticipation, mais bien d'une réalité advenue à la fois contre et dans laquelle il faut se situer. Ses figures sont toujours à la fois

4. H. Arendt. « Walter Benjamin » in Vies politiques (ÎSïb). Paris. Gallimard, 1974, p. 258. 5. « Cyborg » est un néologisme formé à partir de « cybernétique » et « organisme ». Cf. infra. 6. E. Dorlin, « Manifeste postmodeme pour un féminisme matérialiste » in Revue internationale des livres et des idées, n° 4, avri 12008, p. 11.

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monstrueuses et prometteuses, porteuses d'espoir. L'aspect du travail d'Haraway que nous souhaitons interroger et mettre ici en avant est, pour ainsi dire, tout résumé et contenu dans le titre de l'article d'Isabelle Stengers intitulé « fabriquer de l'espoir au bord du gouffre »7. D'une part, nous voulons souligner le regard sombre et pessimiste qu'Haraway porte sur le monde dans lequel nous vivons et co-évoluons ; d'autre part, il s'agira de relever dans son œuvre les aspects qui nous invitent à ne pas nous résigner et à ne pas perdre espoir quant aux transformations et reconfigurations possibles des mondes contemporains. L'espoir dont parle Haraway n'est pas un optimisme béat, ni une attente passive. Il est synonyme de lucidité active qui se refuse à capituler devant le réel. Comme l'indique le titre de Stengers, il s'agit de chercher la fissure qui permettra justement de « fabriquer de l'espoir ». Et si son regard semble empreint de pessimisme, c'est dans le sens où Benjamin l'entendait8, un « pessimisme actif, organisé', pratique, tendu entièrement vers l'objectif d'empêcher, par tous les moyens possibles, l'avènement du pire »9. Un pessimisme qui n'est donc ni scepticisme, ni fatigue ou abandon et qui s'oppose à l'optimisme naïf et insouciant qui produit souvent des « illusions d'optiques »10. Or, « une optique est une politique de positionnement » " qui ne peut être innocente, écrit Harway. Sa clairvoyance est donc une immersion dans la réalité, ancrée dans le présent, èt un engagement pris pour la reconstruction et la réécriture de récits plus justes et plus fidèles. En nous saisissant de la critique du progrès, chère à Haraway et à Benjamin, nous partirons de l'émergence de la figure ambivalente de le/la « cyborg » qui est au cœur de l'écriture d'Haraway en tant qu'« espace métaphorique de résistance »12, afin de prendre au sérieux la dimension heuristique de la figuration dans son œuvre. Nous montrerons en quoi la figuration peut devenir un outil critique pour 7.1. Stengers, « Fabriquer de l'espoir au bord du .gouffre. A propos de l'œuvre de Donna Haraway», Revue internationale des livres, n° 10,2009. 8.W. BenjaminempruntecetteexpressionàPierreNaville.Voir.P. Ha\nne,LaRévolutionetlesintellectuels, Paris. Gallimard: 1975. 9. M. Lflwy, Walter Benjamin: Avertissement d'incendie. Une lecture des thèses « sur le concept d'histoire », Paris, PUF, 2001, p. 11. 10. Voir P. Naville, La Révolution et les intellectuels, op. cit., pp. 112-113. 11. D. Haraway, « Savoirs situés: question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle », in Manifeste cyborg et autres essais: Sciences - Fictions - Féminismes, Anthologie établie par L. Allard, D. Gardey et N. Magnan, Paris, Exils, 2007, p. 122. 12. C. Sandoval, • New Sciences. Cyborg feminism and the methodology of the oppressed », in C. Grey (ed), The cyborg Handbook, New York, Routledge, 1995, p. 409.

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repenser l'action politique, en permettant l'ouverture à d'autres sujets possibles d'énonciation et d'autres narrations13, dans une perspective féministe élargie. Enfin, en convoquant Benjamin aux côtés d'Haraway, il s'agira de penser la présence des oublié-e-s du passé - les « vaincu-e-s de l'Histoire » - à travers la question de la remémoration présente chez les deux auteur-e-s, afin d'inclure au présent, le passé, et d'envisager une manière de prendre en charge la mémoire de ceux/celles que le progrès a relégué dans les bas-fonds des histoires sans histoire. \

Progrès et déchets L'Angeltis Novus « semble sur le point de s'éloigner de quelque chose qu'il fixe du regard. Ses yeux sont écarquiUés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C'est à cela que doit ressembler l'Ange de l'Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d'événements, il ne voit, lui, qu'une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si violemment que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l'avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s'élèvejusqu'au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès »'4. Dans la thèse IX des thèses « Sur le concept d'histoire »15, Benjamin dépeint et commente la figure d'un Ange, V.Angélus Novus du tableau du même nom peint par Paul Klee et dont il avait fait l'acquisition quelques années auparavant. Dans ces thèses, que l'on peut considérer comme des fragments théorico-politiques testamentaires, Benjamin opère une critique de la conception téléologique de l'histoire, dont le progrès (figuré par la tempête apocalyptique) n'est autre que le moteur d'une fuite en avant aux conséquences sociales 13. D. Haraway, « Ecce Homo ' Ne suis-je pas une femme ?' et Autre Inapproprié/es : de l'humain dans un paysage post humaniste » in Manifeste cyborg et autres essais: Sciences - Fictions - Féminismes, op. cit., p. 221. 14. W. Benjamin, « Sur le concept d'histoire », in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 434. 15. Ibid.

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et politiques désastreuses. Dans cette neuvième thèse, il ne s'agit pas seulement de la catastrophe dont il a été témoin (l'avènement du nazisme) ; l'amoncellement des ruines que l'Ange regarde impuissant, ce sont tous les désastres et les dégâts, tous les morts, les oublié-e-s et les rébus que le progrès, ici symbolisé par une tempête, laisse sur son passage. A travers sa vision catastrophiste du progrès, c'est une autre perspective sur l'évolution historique que Benjamin donne à voir, à l'opposé des versions positivistes qui nous la présentent comme la suite linéaire et continue d'une accumulation logique d'événements censée nous conduire vers de meilleurs temps16. L'Ange, emporté par la tempête, tente de nous alerter contre l'évolutionnisme historique qui nous rend aveugles aux ravages causés par la modernité. Benjamin avait ainsi repéré la contradiction inhérente à la relation qui lie le progrès, et notamment le progrès technique, à la guerre. La destruction qu'engendre cette dernière, soutenue et « enrichie » par le progrès technique et scientifique, devrait entrer en contradiction avec là notion de perfectibilité humaine et sociale associée à l'idée de progrès. Pourtant, ce que Benjamin avait constaté avec amertume, c'est le fait que le progrès a nécessairement comme corollaire la production de déchets (humains et « non-humains »), ce/ceux à quoi/qui il prêtait une attention particulière. Le progrès technique se caractériserait par la nécessité d'engendrer toujours plus de progrès technique.'Une fois mis en marche, dans un processus d'auto-engendrement, le progrès technique - notamment dans son association avec le mode de production capitaliste - repose sur une logique d'accroissement illimitée qui crée un besoin exponentiel de progrès technique. Dès lors, cette production de déchets finit par faire partie de la logique même du progrès qu'illustrent parfaitement les périodes de crises et de guerres. Comme le remarque Hannah Arendt, « plus ancien que la richesse superflue, il y avait cet autre sous-produit de la production capitaliste : les déchets humains que chaque crise, succédant invariablement à chaque période de croissance industrielle, éliminait en permanence de la société productive »17. Or, le tour de force du progrès technique et du capitalisme se donnant la main, est d'avoir réussi à intégrer, jusque dans leur raison d'être (leur logique d'accumulation et de perfectionnement illimités), l'idée de produire et à la fois de détruire des déchets, de « prendre en charge » leur « traitement ». Ces 16. Benjamin fustige les récits libéraux du progrès, mais également l'évolutionnisme du socialisme scientifique des marxistes de la deuxième et la troisième Internationale ainsi que les tendances positivistes de l'idéologie du progrès des socio-démocrates. 17. H. Arendt, Les Origines du totalitarisme. L'impérialisme (1951), Paris, Fayard, 1982, p. 54.

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traitements peuvent aller jusqu'à la production de techniques sophistiquées d'élimination, qui atteignent leur paroxysme durant les guerres. Ainsi, Benjamin considérait la « militarisation internationale » et la course à l'armement chimique à laquelle il assistait, et contre laquelle la Société Des Nations ne pouvait rien, comme le grand danger de son temps. La destruction totale de toute vie humaine et végétale, les paysages de désolations que put produire ce qu'il appelait « la guerre au gaz » et qui faisait disparaître « la distinction entre les populations civile et militaire (...) et, avec elle, l'un des fondements les plus solides du droit des gens »18, annonçait de manière quasi visionnaire les camps d'exterminatioti de la Deuxième Guerre mondiale. Pourtant, malgré ce très sombre tableau des dégâts engendrés par la technique, Benjamin ne fustigeait pas la technique en soi. Ce qu'il avait compris c'est avant tout la consubstantialité du progrès technique, de la guerre et du capitalisme, dans leurs logiques propres. La critique formulée par Benjamin à l'encontre de la technique a donc plutôt à voir avec le mode de production capitaliste et avec la conception progressiste de l'histoire qu'avec une critique de la technique en soi. Cela revient à dire que la technique n'est pas nécessairement un instrument au service du capitalisme ou du militarisme, qu'elle n'implique pas comme nécessaire conséquence la domination de la nature et des humains. C'est affirmer également que la technique n'est pas « neutre » et que la question n'est pas tant de savoir s'il est possible d'en faire un bon usage (au service du socialisme par exemple) au lieu d'en faire un mauvais (au service du capitalisme). Il s'agit plutôt de comprendre que la technique est toujours et déjà un rapport social et que c'est en tant que tel que notre rapport à la technique doit être repensé. De la même manière que, écrivait-il, l'éducation n'est pas domination des enfants, mais maîtrise du rapport entre les générations, « la technique, elle aussi, n'est pas domination de la nature, mais maîtrise du rapport entre la nature et l'humanité »19. Benjamin avait à ce propos exprimé, dans des termes qui font échos à des questions écologiques contemporaines, le fait problématique qu'il y a à concevoir la nature uniquement en terme de ressource à exploiter, comme si elle était là, « offerte, gratis »20. S'il préconisait un autre rapport à la technique, il envisageait également de penser 18. W. Benjamin. « Les armes de demain. Bataille au chloracétophénol, au chlorure de diphénylarsine et au sulfure d'éthyle dichloré » in Romantisme et critique de la civilisation. Textes choisis et commentés par Michael Lôwy, op. cit, p. 110. 19. W. Benjamin, Sens Unique. Précédé d'une enfance berlinoise, Paris, Maurice Nadeau, 1998. p. 228. 20. W. Benjamin, « Sur le concept d'histoire », op. cit. Thèse XI, p. 437.

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un autre rapport à la nature, non plus simplement de domination et d'exploitation, mais de respect. En outre, il puisait certains éléments de sa critique du progrès technique dans une certaine tradition du romantisme allemand de la fin du XIXe, qui fustigeait la technicisation déshumanisante et la quantification de la vie sociale : le « désenchantement du monde ». De là sa crainte, qu'engoufïré-e-s dans les remous du progrès technique et scientifique, nous ne soyons sans le savoir, en train de devenir des « automates » sans âmes, réduits à une existence vide et mécanique. Cette critique du progrès, et des « rebuts » qu'il engendre, nous la retrouvons en filigrane dans toute l'œuvre d'Haraway. Dès 1985, le « Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle »21 fait irruption au sein des récents débats qui traversent le féminisme d'alors et qui opposent les féministes « technophobes » aux féministes « technophiles ». A la question de savoir si les technologies doivent être appréhendées comme des instruments de domination appropriés par le capitalisme et le patriarcat blanc pour être mises au service de l'exploitation des femmes et de la nature, ou si au contraire, elles doivent être accueillies comme étant des outils d'émancipation et de libération pour les femmes, Haraway répond que « nous n'avons pas affaire à un déterminisme technologique mais à un système historique fondé sur les relations qui existent entre les gens »22 ; elle nous renvoie ainsi à notre responsabilité. Peut-être, dit-elle, devons-nous — plus que jamais — repenser nos relations avec les technosciences, du fait qu'elles occupent une place de première importance à la fois dans nos analyses des rapports de pouvoir, mais également pour nos espoirs de transformations politiques. Dès lors, l'objectif du texte est de plaider pour une transformation de ces rapports - comme Benjamin en son temps - qui passe par une réappropriation de la figure monstrueuse du cyborg. Ce manifeste peut être lu à la fois comme une description alarmante dè ce qui est en train d'arriver en cette fin de XX e siècle et comme' une proposition pour re-décrire les agencements sociaux et corporels que nous vivons à l'intérieur de ce qu'elle nomme « une informatique de la domination ». Pourtant, il a longtemps 21. Ce texte, publié pour la première fois dans la Socialist Review, est devenu sans doute le texte le plus célèbre et commenté d'Haraway. D. Haraway, « Manifeste cyborg : science technologie et féminisme socialiste à la fin du XX® siècle » in Manifeste cyborg et autres essais: Sciences - Fictions - Féminismes, op. cit Toutes les citations du « Manifeste cyborg » seront tirées de cette traduction, sauf mention. 22. Ibid.. p. 55.

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été perçu comme une célébration optimiste de l'avènement d'un monde reconfiguré par les nouvelles technologies issues du progrès technique et scientifique. De même, certaines féministes ont célébré ou dénoncé dans ce texte l'apologie d'une figure cyborg, salvatrice et émancipatrice, née de l'hybridation des humains et des machines. Or, nul doute qu'il s'agit au contraire d'une mise en garde quant à la place croissante qu'occupent dans nos sociétés les technologies et la reconfiguration des rapports sociaux qu'elles induisent. En effet, Haraway rend compte et interroge les transformations et les réalités sociales que ces nouvelles technologies engendrent. Elle se propose de décoder et de recoder* les mondes contemporains dans lesquels nous vivons. Elle se livre à ce que l'on pourrait appeler rétroactivement une cartographie « sémiotico-matérielle »23 de nos rapports sociaux, de ce qui est advenu ou est en train d'advenir et pour laquelle elle emprunte à l'imaginaire de son époque cette figure cyborg. Si elle se définit comme une matérialiste, Haraway refuse cependant que seuls les rapports matériels de production et de reproduction soient considérés comme « réels ». Il s'agit pour elle d'inclure la production imaginaire et littéraire dans la réalité ontologique, une production qui configure tout autant nos rapports au monde, notre perception de la réalité et nos expériences. L'imaginaire, le langage et les mots ont des effets matériels, de la même façon que les pratiques matérielles façonnent nos imaginaires et s'incarnent dans les discours et les langages. Haraway ne cesse de rappeler que l'origine de la figure cyborg est associée à l'idée de colonisation occidentale, de militarisation et de patriarcat, ce qui n'est pas sans lien avec sa toute première acception24 qui émerge dans un contexte particulier, celui de la conquête spatiale, véritable obsession durant la Guerre Froide. Mais, si le/la « cyborg est aussi l'horrible telos apocalyptique de l'escalade des dominations 'occidentales'touchant à l'individuation abstraite: un 'soi'ultime, enfin 23. L'expression n'apparaît pas dans ce texte mais sera une constante dans l'analyse des textes suivants. 24. Le terme « cyborg » est apparu pour la première fois sous la plume de M. E. Clynes et N. S. Kline dans un article publié en 1960 dans la revue Astronautics, « cyborg and space » (voir par exemple M. E. Clynes et N. S. Kline, « Cyborgs and Space » (19601, in C. H. Grey (éd.), The Cyborg Handbook. op. cit.). Dans ce texte, les deux auteurs tentent de penser une solution qui permettrait d'assurer la survie d'organismes humains dans des conditions extra-terrestres auxquelles ils ne sont pas adaptés. Pour cela, ils envisagent la modification temporaire d'un organisme afin d'en assurer la survie dans un autre espace que celui de la Terre par le biais de substances qu'absorberait le métabolisme. Un de leur premier cyborg fut un rat blanc standard de laboratoire, à la fin des années cinquante, auquel on avait implanté une bombe osmotique designée de telle sorte que l'on puisse lui injecter des éléments chimiques de manière continue afin d'altérer son métabolisme. Bien qu'Haraway semble s'y référer, au moment de la rédaction du « Manfeste cyborg », elle ne connaissait pas l'existence de l'article de Clynes et Kline (Voir, D. Haraway, « Cyborgs, Coyotes and Dogs : A Kinship of Feminist Figurations. An interview with Donna Haraway » in The Haraway reader, New York et Londres, Routledge, 2004, p. 324).

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délié de toute forme de dépendance, un homme dans l'espace »25, pourquoi se réapproprie-t-elle cette figure? En réalité, si elle insiste sur cette idée de figure, d'image, de mythe ou encore de métaphore, à aucun moment elle n'en fait un concept. Elle plaide pour « une fiction cyborgienne qui cartographierait notre réalité corporelle et sociale, une ressource imaginaire qui permettrait d'envisager de nouveaux accouplements fertiles »26. Cette figure, fabriquée dans et par des pratiques culturelles et historiques déterminées, lui permet de décrire et d'imaginer des situations d'interactions sociales et des modes d'existences « hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman (...) question de fiction et de vécu »27. Dans le « Manifeste cyborg », elle se propose d'élucider les conditions matérielles d'existences des femmes dans ce qu'elle appelle « le circuit intégré ». Elle a recours à la sémiotique comme grille d'analyse afin de décoder les rapports de domination là où les signifiants nous jouent parfois des tours, là où ils nous imprègnent, à travers nos mythes et nos systèmes sémantiques. En effet, « une des principales voies de la reconstruction de la politique féministe socialiste passe par une théorie et une pratique qui traitent des relations sociales de science et de technologie, et en particulier des systèmes mythiques et sémantiques qui structurent nos imaginaires »2g. C'est pour cela qu'Haraway se réapproprie la figure cyborg, cette « image condensée de l'imagination et de la réalité matérielle réunies, (...) [dont 1'] union structure toute possibilité de transformation historique »29. Elle lui permet de faire la jonction entre, d'une part, nos conditions matérielles d'existence, celles qu'il s'agit de décrypter, que l'on veut transformer et pour lesquelles on doit lutter; et d'autre part, l'imagination qui doit nous aider à penser et à élaborer ces transformations et leurs possibles.

Cyborg et féminisme : un accouplement monstrueux? « Mais à quoi ressemblerait un autre mythe politique du féminisme socialiste ? Quelle sorte de politique pourrait 25. D. Haraway, « Un manifeste cyborg : science technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle », in Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature. Arles, Jacqueline Chambon, Actes Sud, 2009, p. 270. 26. D.Haraway, «Manifeste cyborg: science technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle *.op.cit, p. 31. 27. Ibid.. p. 30. La réalité sociale, précise-elle, « c'est le vécu des relations, une construction politique, une fiction qui change le monde » [id.). 28. Ibid., p. 52. 29. Ibid., p. 31.

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embrasser toutes ces constructions d'identités collectives et personnelles, toujours ouvertes, contradictoires et partielles, tout en restant fidèle, efficace et Oh! ironie féministe et socialiste? »x La question que pose Haraway est bien une question politique par excellence : « Savoir qui seront les cyborgs est une question fondamentale, notre survie dépend des réponses que nous saurons y apporter »31. Savoir « qui » sont les cyborgs nécessite donc que l'on cartographie « notre réalité corporelle et sociale ». En cette fin de silcle, dit-elle, nos rapports sociaux, sont « encorporés » dans des tissus de relations faits d'hybrides d'organismes et de machines que nous devons reconnaître et transformer. De même, nos relations dans et aux « frontières du grand partage de la modernité » doivent changer. Erronées, elles dressent entre nous des barrières et nous gardent prisonnièr-e-s de récits qui nous éloignent les un-e-s des autres. Comment construire un monde politique qui se fonde sur des logiques d'alliances, de connexions, d'articulations, alors même que les grands récits censés soutenir nos luttes et projets politiques implosent sous la critique « postmoderne »32 de ce qui fonde la communauté? Cette question est au cœur de ce qui intéresse le féminisme contemporain, dans une tentative de repenser des sujets politiques et de repenser un autre monde commun. Contre des sujets fondés sur une expérience unitaire des femmes qui se prétend universalisante, Haraway propose de penser sans rappeler l'enthousiasme que manifestait Benjamin pour la littérature fantastique et surtout pour les œuvres surréalistes51. L'engagement politique et artistique des surréalistes n'était pas uniquement onirique et encore moins une fuite vers un ailleurs extralucide. La quête de bailleurs des surréalistes était une invitation à une immersion pleine et entière dans la réalité, dans une tentative de réconcilier cette dernière avec le rêve : quête impossible de la surréalité. Benjamin voyait dans la démarche des surréalistes une mise à nu de la modernité et des catastrophes qu'elle a engendrées. Il reconnaissait au surréalisme, dans sa capacité 49. C. Sandoval, « New Sciences. Cyborg feminism and the methodology of the oppressed », op. cit, p. 409. 50. D. Haraway, Modest_Witness@Second_Millenium. FemaleMan©_Meets_OncomouseM. Feminism and Technoscience, op. cit. 51. Voir W. Benjamin, « Le surréalisme, dernier instantané de l'intelligentsia européenne », in Œuvres II. Paris, Gallimard, 2000.

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de réactualisation des événements passés, une portée politique et révolutionnaire. Pour lui, le suranné et tout ce qui est passé de mode contenaient aussi « une énergie révolutionnaire »52. Les images, les souvenirs et les rêves du passé ressuscités, pouvaient ainsi mettre à jour les espoirs encloîtrés des vaincus.

La figuration comme incarnation d'histoires sociales « La figuration est une pratique complexe, profondément enracinée dans les sémiotiques du réalisme occidental chrétien. Je m'intéresse notamment au sens d'un temps particulier inhérent à la figuration chrétienne. Je crois que ce type de temps est caractéristique des promesses et des menaces des technosciences aux Etats-Unis, avec ses pratiques et ses histoires'nationales exubérantes, séculières, répudiées et chrétiennes ».53 Haraway accorde une importance particulière au langage et aux métaphores1 qu'utilisent les discours scientifiques et qui ont des effets matériels sur les pratiques de la science. Elle part du principe que le langage est performatif et dépend, pour fonctionner, de conventions sociales partagées. Les métaphores utilisées dans les récits scientifiques ne sont pas neutres : elles ont des effets sur la production matérielle du social, tandis que ce dernier reproduit et stabilise l'efficacité et la validité des métaphores utilisées. L'étude des métaphores, des imaginaires incarnés dans des récits qui participent à produire la matière, a une place centrale dans la pensée d'Haraway. Mais si les métaphores l'intéressent •particulièrement, les figures occupent une place à part dans son écriture. Afin de comprendre la portée des « figures » dans sa pensée, elle souligne l'importance qu'a eue d^ns sa formation catholique54 la tradition figurative du réalisme chrétien. Les mots ont pour Haraway une dimension physique et les figures permettent d'incarner ce

52. Ibid., p. 119. 53. D. Haraway, Modest_Witness@Second_Millenium. FemaleMan©_Meets_0ncomouse"4. Feminism and Technoscience, op. cit., pp. 9-10. 54. Voir D. Haraway, Modest_Witness@Second_Millenium. FemaleMan©_Meets_Oncomousen". Feminism and Technoscience, op. cit. Voir également à ce propos D. Haraway, How Like a Leaf. Donna J. Haraway an interview with Thyna Nichols Goodeve, New York et Londres, Routledge, 2000.

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mélange de signification et de matière, de « chair et de sens »55, à l'intérieur même de son écriture. Haraway a recours à la tradition du réalisme figuratif chrétien pour donner chair aux mots. C'est dans cette tradition qu'elle a appris « que l'imaginaire et la réalité se configurent mutuellement en faits concrets, et pour cela, (...) considère sérieusement ce qui est actuel et ce qui est figuratif comme étant constitutifs des mondes sémiotico-matériels que nous vivons. [Elle a également appris, dit-elle], à lire et à écrire à partir des récits de l'histoire de la salvation chrétienne et du progrès technoscientifique »56. Pour Haraway, les récits religieux et les récits scientifiques ne sont pas très éloignés les fcns des autres. Aussi, sa sensibilité catholique et la figuration lui offrent « une ménagerie où le littéral et le figuré, le factuel et le narratif, le scientifique, le religieux et le littéraire, sont toujours en implosion »57. Elle insiste sur la façon dont les métaphores chrétiennes qui se sont sécularisées dans nos imaginaires, continuent de laisser partout leurs traces. Elle réclame que nous portions une attention particulière aux langages codés des récits de notre temps - le deuxième millénaire chrétien —, afin de mieux les subvenir. Haraway reconnaît et assume son héritage catholique, sans pour autant être croyante ni s'en réclamer. De la même façon, Benjamin était très intéressé par le modèle théologique d'interprétation pour lequel le texte est sacré58, sans pour autant être théologien. Il aimait faire tenir ensembles des traditions a priori antagonistes ; la théologie lui permettait de vivifier le matérialisme et le messianisme était pour lui une façon de voir que la révolution pouvait advenir, non pas dans un horizon indéfini, mais bien surgir à tout instant. L'accolement d'une référence éminemment religieuse, le messianisme, et une autre résolument séculière, la révolution, n'a rien de fortuit. Cela montre la complexité de la pensée de Benjamin. Michaël Lowy croit voir dans cet amalgame (le messianisme et la révolution) la preuve d'« une unité dialectique entre but et moyens : il n'y aura pas de société sans classes, sans une irruption révolutionnaire de la continuité historique (« progrès »), et il n'y aura pas d'action révolutionnaire du prolétariat si le but (la société sans classes) n'est pas compris dans son explosivité 55. D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres partenaires (2003), Paris, éditions de l'éclat, 2010, p. 28. 56. D. Haraway, Modest_Witness@Second_Miilenium. FemaleMan©_Meets_Oncomouse'". Feminism and Technoscience, op. cit., p. 2. 57.D. Haraway, HowLike a Leaf. Donna J. Haraway an interview with Thyrza Nichois Goodeve, op. cit., p. 141. 58. H. Arendt, « Walter Benjamin », op. cit.. p. 247.

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messianique, comme un point de rupture »59. Benjamin, en dépit de son attachement au marxisme, ne rejette donc pas la référence religieuse au Tikkoun (rédemption) en ce qu'elle fixe un horizon d'espérance aux classes opprimées. Mais un horizon demeure ce qu'il est, c'està-dire une distance dont l'atteinte n'est aucunement garantie. La rédemption devient, si elle n'est que religieuse, une distanciation du présent et du futur. Or, Benjamin veut rompre cet horizon d'attente et réduire cette distance saptio-temporelle : c'est ici et maintenant que les espoirs doivent être concrétisés. Benjamin opérait donc à la manière d'un braconnier n'ayant cure des convenances idéologiques et des fidélités dogmatiques. Si les héritages (religieux ou autres) deviennent dès lors malléables, il ne tient qu'à nous d'en faire un usage blasphématoire. Or, le blasphème, s'il est irrévérencieux, « n'est pas l'apostasie » M nous dit Haraway, et l'hétérodoxie n'est pas le rejet : dans les deux cas il s'agit plutôt d'aller de biais par rapport à la doctrine. Dans le « Manifeste cyborg », Haraway ne fait pas explicitement référence à son héritage catholique, mais son texte regorge déjà de métaphores qu'elle emprunte à la théologie chrétienne (« blasphème », «apocalypse», «rédemption», «jardin d'eden », etc...) 61 . «Nous avons tous été colonisés par ces mythes de l'origine et leur espoir d'une apocalypse rédemptrice »62, écrit-elle. Est-ce que Haraway aurait la volonté de jduer les prophétesses en faisant de le/la cyborg une figure rédemptrice qui viendrait sauver l'humanité des signes pré-visibles d'une apocalypse à venir; nous sauver de nous-même63? Si Haraway ne joue pas les prophétesses, en revanche, elle use volontiers, avec une ironie très sérieuse, de l'imagerie qui appartient à la théologie judéo-chrétienne. Ainsi, si « l'incarnation du cyborg est extérieure à l'histoire de la rédemption il est moins sûr qu'on puisse dire la même chose d'OncoMouse™. Sa « figure martyre » est en effet représentée, dans les peintures de Lynn Randolph qui accompagnent son texte65, sous les traits d'une souris portant une couronne d'épine, à 59. M. Lûwy, Rédèmption et utopie: le judaïsme libertaire en Europe centrale: une étude d'affinité è\eetive, Paris, L'Harmattan, 2009, p. 130. 60. D.Haraway, «Manifeste cyborg: science technologie et féminisme socialiste à la fin du XX" siècle », op. cit., p. 29. 6 1 . Ibid. 62. Ibid., p. 71. 63. C'est ce que lui reproche par exemple Lucy Tatman dans L. Tatman • l'd Rather be a Sinner than a Cyborg », European Journal of Women's Studies, vol. 10 n° 1,2003. 64. D.Haraway, «Manifeste cyborg: science technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle », op. cit. p. 30. 65. D. Haraway, Modest_Witness@Second_Millenium. FemaleMan©_Meets_Oncomouselu. Feminism and Technoscience, op. cit.

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l'image du Christ. Aussi faut-il lire chez Haraway plus qu'une pratique « du détournement y»66, et prendre également au sérieux le fait qu'elle assume l'héritage de la tradition du réalisme chrétien. OncoMouse™, cette souris de laboratoire à qui on a implanté un oncogène humain capable de produire des tumeurs cancérigènes du sein à profusion, témoigne pour Haraway de la façon dont des métaphores sont transformées en faits réels, dont elles adviennent à l'être par le biais des pratiques sociales que sont les pratiques de laboratoire. Mais OncoMouse™ est plus qu'une métaphore, elle est un produit des technologies de pouvoir, une figure réelle, « au sens ordinaire et quotidien du mot réel, (...) engagék dans une sorte d'interpellation narrative dans [sa] manière d'être au monde »67. Haraway est très attachée à la pratique figurative qui façonne « une grande partie du sens technoscientifique de l'histoire et du progrès »M et les discours des sciences « sont particulièrement remplis d'exemples du fonctionnement du réalisme figuratif chrétien sécularisé »69. À l'intérieur de ces récits, les figures l'intéressent spécifiquement, parce qu'elles incarnent précisément des histoires sociales et nous renseignent sur l'interprétation figurative de notre temps. Les figures dont parle Haraway (le coyote de la culture Navajo, le/la cyborg, les primates, etc.) surgissent toujours là où il est question d'histoires de transgression des frontières. Aussi, OncoMouse™ est une créature vivante, à la fois naturelle et artificielle, un artefact, mais c'est avant tout un animal qui souffre réellement. C'est le premier animal vivant breveté et disponible sur le catalogue de vente d'une entreprise, comme n'importe quel autre instrument scientifique70. , Pour Haraway, l'interprétation figurative établit une connexion entre deux événements ou deux personnes de telle sorte que « le premier se signifie à lui-même et au second à la fois, tandis que le second, implique ou satisfait le premier »71. On pourrait alors lire 66. Consistant à « détourner un objet ou un discours de sa fonction première, pour en subvertir le contenu et lui conférer une connotation politiquement ou artistiquement nouvelle », R. Keucheyan, Hémisphère gauche, Paris, Zones, 2010, p. 232. Voir par exemple G. Debord et G. J Wolman, « Mode d'emploi du détournement », Les lèwes nues, n° 8,1956 et G. Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967. 67. D. Haraway, HowLike a Leaf. Donna J. Haraway an interview with Thyna Nichols Goodeve, op. cit., p. 140. 68. D. Haraway, Modest_Witness@Second_Millenium. FemaleMan©_Meets_OncomouseM. Feminism and Technoscience, op. cit., p. 10. 69. Id. 70. OncoMouse™ est la propriété de l'école de médecine de Harvard, transformée en marque déposée et brevetée par E. I Dupont de Nemours & Co. et commercialisée par les laboratoires Charles River de Wilmington. 71. Elle reprend cette définition à Eric Auetoch, dans E. Auerbach, Mimesis, Paris, Gallimard, 1968. Voir D. Haraway, Modest_Witness@Second_Millenium. FemaleMan©_Meets_OncomouseM. Feminism and Technoscience, p. 10.

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l'histoire d'OncoMouse™ comme celle d'une figure dont l'existence n'a de sens que pour que les femmes vivent. L'existence de ce petit rongeur signifie la souffrance des femmes sans laquelle OncoMouse™ n'existerait pas. Et si son existence sert à atténuer les souffrances du cancer du sein, ce mal qui ronge une femme sur huit arrivant à la vieillesse, la figure d'OncoMouse™ en porte le fardeau dont un jour nous aurons à rendre compte. OncoMouse™ est donc « sa sœur », dit Haraway, et nous avons une dette envers elle. Peut-être qu'un jour notre existence lui sera redevable. La question que pose alors Haraway est: « Pour qui vit et meurt OncoMouse™? Si elle/il est une figure, au sens strict, alors, elle/il rassemble tous les gens. Elle/il est significativement imponant. C'est cela qui rend la question Cui bono\ inéluctable. Qui vit et meurt - humains, non-humains et cyborgs grâce à l'existence d'OncoMouse™, et de quelle manière ? Que nous offre OncoMouse™ lorsqu'entre 1980 et 1991, le taux de mortalité des femmes africaines-américaines des suites d'un cancer du sein aux États-Unis a augmenté de 21 %, tandis que le taux de mortalité des femmes blanches s'est stabilisé? Les deux groupes ont montré une légère augmentation dans l'incidence de la maladie »72. C'est une question qui importe et à laquelle nous devons répondre. C'est pour cela qu'elle'lui prête une attention particulière et réclame, comme pour toutes « ses » figures que nous en prenions soin. Cette souris, bien que devenue depuis « obsolète »73, souffre et meurt pour que nous autres vivions. OncoMouse™, figure contemporaine du réalisme chrétien par excellence à l'intérieur des récits sécularisés que sont les technosciences, incarne des histoires de souffrances, de morts, mais aussi d'espoir; l'espoir que les femmes un jour soient guéries du cancer. Mais une question demeure: quelles sont ces femmes pour qui OncoMouse™ est sacrifiée et quel en est le prix ? En relisait l'histoire du progrès médical depuis la perspective de cette petite souris utilisée et présentée comme « une arme de guerre » dans la lutte contre le cancer, nous sommes obligé-é-s de nous poser la question de ce qu'il en coûte à certain-e-s pour que nous puissions mieux vivre. Dès lors, la question n'est plus seulement celle de savoir s'il faut ou non s'opposer à l'expérimentation animale, s'il faut être d'accord ou non avec l'existence d'OncoMouse™. Haraway complexifie l'enjeu en nous conviant à réfléchir et à voir que le prix de la salvation des femmes peut passer par la souffrance et la mort. 72. D. Haraway, Modest_Witness@Second_Millenium. FemaleMan©_Meets_Oncomouseni. Feminism and Technoscience, op. cit.. p. 113. 73. D. Haraway, HowLike a Leaf. Donna J Harswayan interview with Thyrza Nichois Goodeve, op cit. p 140.

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Peut-être, dira-t-elle, « il n'existe [tout simplement] pas de manière de vivre qui ne soit, de façon différentielle une manière de mourir pour quelqu'un d'autre (je dis bien quelqu'un et pas quelque chose) »74. Quelles morts sont alors rendues tolérables, dans quels cas et dans quelles circonstances ? Qui peut être exposé-e à la mort sans que l'on s'offusque? Qui souffre, qui meurt, et pour qui? Voilà donc les questions en suspens. La souffrance de cette souris vient nous interpeller sur la validité des lignes de scission qui définissent le dedans et le dehors de la communauté. Dès lors, comment apprendre à regarder avec les yeux de ceux/celles qui souffrent, et à quelle fin? Comment prendre en compte fct rendre compte de la souffrance d'OncoMouse"? En d'autres termes, comment prendre en charge, faire parler et partager, c'est-à-dire mettre en commun sa souffrance ?

Prendre en charge les autres impropres/inapproprié-e-s Haraway entend re-figurer les actant-e-s et acteurs-ices des technosciences, réhabiliter les figures et les récits contre les faits et les explications que prétendent fournir les « témoins modestes invisibles » des technosciences. Ainsi, « ne pas masquer le travail requis pour produire les faits, laisse entrevoir la possibilité d'un compte rendu alternatif, sur les faits eux mêmes »75. La lecture et l'écriture d'Haraway ont donc pour objectif de brouiller les «apparences, [et] [...] viennent bouleverser toutes nos représentations, sans exception, de l'humanité - classiques, bibliques, scientifiques, modernistes, postmodernistes et féministe »76. Ce brouillage vient déstabiliser à la fois les vérités historiques et scientifiques et nous invite à multiplier les sites de production de savoirs capables de fissurer la quiétude de ceux que Benjamin nommerait « les vainqueurs » et les certitudes historicopolitico-scientifiques sur lesquelles ils s'appuient. Nul besoin de rappeler que c'est au nom de la « civilisation », comme le signale assez justement Haraway ou Benjamin, que tant de crimes et d'atrocités ont été commis dans l'histoire, parfois cachés sous des airs de progrès. Dès lors, comment relire le mythe du progrès autrement que sous les traits d'une avancée linéaire, sans fissures et 74. D. Haraway, When Species Meet. Minneapolis, University of Minnesota Press. 2008, p. 80. Voir à ce propos l'article de Vinciane Despret: V. Despret, « Rencontrer, avec Donna Haraway, un animal », Critique. n° 747, août-septembre 2009. 75. D. Haraway. « Le témoin modeste : diffractions féministes dans l'étude des sciences », op. cit, p. 314. 76. D. Haraway, « Ecce Homo.'Ne suis-je pas une femme?' et autres inappropié/es: de l'humain dans un paysage posthumaniste », op. cit. p. 240.

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sans failles ? Faire appel à ces figures impures, qui habitent en dehors des récits, permet de faire advenir des points de vue inédits qui nous font voir la longue chaîne des dominations et peuvent nous re raconter des histoires, une histoire, cette fois-ci vue par les « vaincu-e-s ». Mais la question se poursuit et il s'agit de savoir comment s'y prendre pour excaver ces points de vue. Il nous semble que l'une des possibilités de cette excavation est à déchiffrer dans le travail de Benjamin, qui demande lui-même à être excavé. Pour Benjamin, les vaincu-e-s de l'Histoire nous interpellent à chaque instant pour prendre en charge leur souffrance par le biais de la remémoration77. Il s'agit ainsi de construire un lien, non imposé, entre le présent et le passé dans une volonté de rédimer ceux/celles qu'écrasèrent les roues de l'Histoire officielle. Mais inversement, ce passé choisi a pour fonction d'éclairer la question de notre positionnement ainsi que notre « responsabilité pour le passé et pour l'avenir dont il a la charge »78. En ce sens, chez Benjamin, le présent n'est pas seulement un point de passage, mais le moment où s'actualisent les souffrances passées et présentes. Pour Haraway, de la même manière, la figuration constitue un moyen de concevoir et de « mettre en scène des possibles passés et futurs »79. Mais en quoi consistent cette mise en scène et cette reconfiguration du passé, et comment imaginer une intervention sur le passé ? Pour. Benjamin, se retourner en arrière, geste qui passe indifféremment par le récit fictionnel ou historique, n'est nullement une fétichisation du passé; il s'agit d'un détour qui « consiste à aller vers le passé avec des questions du présent pour revenir vers le présent, lesté de ce que l'on a compris du passé »80. La vision de Benjamin est dans ce sens un refus cinglant d'abandonner (qui que ce soit), « rien ne serait sacrifié, rien ne serait perdu à jamais. Si chaque moment du passé peut être réactualisé, rejoué dans d'autres conditions, sur une nouvelle scène, rien dans l'histoire des hommes [sommes nous tentés de rajouter] n'est irréparable. Du même coup, rien dans l'avenir n'est inévitable »81. Le regard qu'il porte vers le passé est bien « un détour par le passé », un arrêt, une interruption qui signale une fissure dans la fuite en avant, afin d'aller vers un autre présent 77. Voir S. Mosès. L'Ange de l'Histoire, Paris, Gallimard, 2006, p. 259. 78. Ibid., p. 240. 79. D. Haraway, « Ecce Homo.'Ne suis-je pas une femme ?' et autres inappropié/es : de l'humain dans un paysage posthumaniste », opcit., p. 221. 80. N. Loraux, « Eloge de l'anachronisme en histoire » in EspacesTemps Les Cahiers Les voies traversières de Nicole Loraux, 2005, p. 131. 81. S. Mosès, L'Ange de l'Histoire, op. cit., p. 261.

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à-venir. Dans la conception de Benjamin, présent, futur mais aussi passé ne sont pas clos. Ceci revient à dire que « la variante historique qui a triomphé n'était pas la seule possible »82. L'implication de cette ouverture voudrait que l'on incorpore tout-e-s les autres impropres/ inapproprié-e-s humains et non-humains qui par le passé ont souffert de notre ignorance ou encore de notre incapacité à les intégrer dans notre schème de pensée. Mais comment faire entendre ces paroles « excentriques », celles « inaudibles » d'OncoMouse™, mais aussi de Sojourner Truth, celles des bâillonné-e-s du passé et du présent ? La compassion comme seule réponse ? Il est évident que le risque ici est de retomber soit dans un angélisme béat, soit dans une attitude par trop bienveillante qui finira in fine par confiner ces damné-e-s de l'Histoire au rang de victimes. Comment transformer le silence en paroles et en actes, comme le réclame à cor et à cri Audre Lorde83 ? Refuser la position de victime pour celle de guerrière, nous répond-elle. Il s'agit bel et bien d'une confrontation au présent dont l'issue est incertaine. Cette irruption doit nous mettre face à nos responsabilités actuelles mais aussi vis-à-vis des événements qui nous ont précédés. La prise en charge des autres impropres/inapproprié-e-s se fait, selon Haraway, non en se portant porte-parole (parler à la place de) mais en répondant à l'interpellation des sujets excentriques qui « peuvent toujours demander des comptes pour notre humanité imaginée, dont les composantes sont toujours articulées, en traduction » M . Cette traduction n'est jamais donnée à l'avance et n'est aucunement garantie quant à son is^ue. Il ne s'agit donc aucunement de prendre la place de qui que ce soit, mais d'aller à la rencontre de l'autre dans l'optique de briser les silences. Benjamin interroge le passé pour maintenir vivace la flamme de la résistance, fut-elle minime, à l'ordre établi. Ce sont tout-e-s les opprimé-e-s du passé qui somment les générations présentes de relever le défi de la continuité de leurs mémoires. « On est toujours le messie de quelqu'un »85, nous dit Daniel Bensaid, en prolongeant la pensée de Benjamin. Reste à déterminer les limites d'inclusion et d'exclusion de ce « quelqu'un ». Ce qui est certain, c'est que le messianisme révolutionnaire de Benjamin croit en la charge explosive de chaque instant et 82. M. Lôwy, Walter Benjamin: Avertissement d'incendie. « Une lecture des thèses sur le concept d'histoire », op. cit.. p. 134. 83. A. Lorde, « Transformer le silence en paroles et en actes », in E. Dorlin (éd.), Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris. L'Harmattan, 2008. 84. D. Haraway, « Ecce Homo.'Ne suis-je pas une femme ?' et autres inappropié/es : de l'humain dans un paysage posthumaniste ». op. cit., p. 240. 85. D. Bensaid, Walter Benjamin sentinelle messianique, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 116.

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cette charge réside dans notre capacité de nous souvenir. Pour Benjamin, le lien avec le passé se construit par la remémoration, mais certainement pas pour se lamenter ni pour se poser en victime à qui l'on doit réparation. Comme dans la tradition juive, dans laquelle puise Benjamin, se souvenir est synonyme de présence sans cesse réactivée du souvenir de ceux/celles qui ne sont plus. C'est encore se souvenir des raisons pour lesquelles elles/ils sont mortes. C'est maintenir un lien invisible avec ceux/celles qui nous donne de quoi alimenter à la fois la colère et l'espoir. C'est enfin faire revivre les luttes et les mort-e-s oublié-e-s, tendre l'oreille à ces cris étouffés, écouter ces douleurs opprimées pour qu'elles deviennent, au présent, insupportables. C'est dans la colère et dans la rage provoquées par l'insupportable lorsqu'il est affronté, qu'il nous faut puiser la raison et l'énergie de ne pas abandonner. Non pas comme source de haine et de revanche mais comme force qui nous éclaire et qui nous aide à tisser d'autres liens, plus forts, pour un collectif élargi.

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LES PROMESSES DES MONSTRES: POLITIQUES RÉGÉNÉRATIVES POUR D'AUTRES IMPROPRES/ INAPPROPRIÉ-E-S 1 Donna HARAWAY traduit de l'anglais (USA) par Sara Angeli Aguiton

« Si les primates ont un sens de l'humour, ilriya aucune raison que les intellectuel-le-s ne le partagent pas » (Plank, 1989)

I. Une Biopolitique de la reproduction artefactuelle « Les promesses des monstres » est un exercice de cartographie et un récit de voyage dans les paysages physiques et mentaux de la nature, celle qui fait sens dans certaines luttes locales et globales. Ces luttes sont situées dans des périodes étranges et allochroniques - mon époque et celle de mes lecteurs-rices2, c'est-à-dire celle des dernières décennies du deuxième millénaire chrétien. Elles se situent dans un espace lointain et allotopique — l'utérus d'un monstre enceint : ici, là où nous sommes, en train de lire et d'écrire. L'objectif de cette excursion est de produire de la théorie, d'élaborer une vision modelée de ce qui doit être changé et de ce qui doit être craint dans 1. Edition originale • The Promises of Monsters: A regenerative politics for inappropriate/d others » in Lawrence Grossberg, Cary Nelson, Paula A. Treichler (eds), Culturel Studies, New York, Routledge, 1992, pp. 295-337. |Ndt] 2. Cette traduction repose sur un choix d'hétérogénéisation. La langue française ne possède pas d'équivalent au neutre anglo-saxon, une démarche d'égalité nous a sembler prévaloir dans la retranscription du neutre. L'article est donc féminisé. Cette hétérogénéisation a également été élargie aux non-humaine-s, ce qui semblait particulièrement pertinent au regard du contenu théorique de l'article. Ce choix a pour conséquence malheureuse une certaine lourdeur syntaxique. [Ndt]

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la topographie d'un présent impossible mais bien réel, tout cela dans le but de trouver ce qui est aujourd'hui absent mais, peut-être possible : un autre présent. Je ne cherche pas à formuler une pleine présence, résistant à cette tentation, je crois pouvoir mieux faire. Comme Christian du Voyage du Pèlerin34, je cherche à contourner les marécages du désespoir et les marais de nulle-part infestés de parasites, pour atteindre des environnements plus salubres. La théorie est conçue pour nous orienter, pour nous équiper dans l'esquisse accidentée d'un voyage, en nous déplaçant de façon significative à l'intérieur de et à travers un artefactualisme implacable, qui interdit toute perception directe de la nature, pour atteindre un lieu de SF3, spéculatif et factuel appelé, simplement, « ailleurs ». Au moins pour ceux et celles à qui cet essai s'adresse, la nature, en dehors de l'artefactualisme, n'est pas tant un ailleurs qu'un non-lieu, une question entièrement différente. En effet, un artefactualisme réflexif offre un espoir politique et analytique important. La théorie de cet essai est modeste. Elle n'est pas une vue d'ensemble systématique mais seulement un petit appareil de positionnement qui appartient à une longue lignée d'outils théoriques semblables. Ces appareils d'observation ont su recomposer les mondes pour leurs partisans et pour leurs opposants. Les instruments optiques sont des « transformateurs de sujets ». La déesse le sait, le sujet est implacablement en train de changer en cette fin du vingtième siècle. Les caractéristiques optiques de ma théorie diminutive ne sont pas construites pour produire des effets de distance mais des effets de connexion, d'encorporation et de responsabilité pour un « ailleurs » imaginé que nous pourrons, peut-être bientôt, apprendre à voir et à construire ici. Je souhaite sérieusement réquisitionner la vision des technopornographes, ces théoriciens des esprits, des corps et des planètes qui Insistent effectivement - c'est-à-dire, en pratique - sur le fait que la vision est ce sens qui permet de réaliser les fantasmes phallocratiques6. Je crois que la vision peut être reconstruite par les 3. Le Voyage du pèlerin (Titre original : The Pilgrim's Progress from This World to That Which Is to Come) est un roman allégorique de John 8unyan, publié en 1678 et un classique de la littérature anglaise. [Ndt] 4. « Ils arrivèrent près d'un Marais Fangeux... Le nom de ce Marais était Désespoir » (John Bunyan, Le Voyage du pèlerin. 1678. cité originalement dans le Oxford English Dictionartf. La non standardisation de l'orthographe ici doit également montrer, au début des « Promesses des Monstres », que le pouvoir de suggestion des mots est aiguisé par les technologies régulatrices de l'écriture. 5. SF sont les initiales de science-fiction, spéculative factual, spéculative futures, science fantasy, spéculative fiction, etc... [Ndt] 6. Sally Hacker, dans un article écrit juste avant sa mort (« The Eye of Beholder : An Essay on Technology and Eroticism » manuscrit, 1989), utilise le terme de « pomotechniques » pour décrire l'encorporation de relations de pouvoir perverses dans le corps artificiel. Hacker insiste sur le fait qu'au cœur des

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activistes et les défenseur-se-s engagé-e-s dans une lune contre les filtres politiques. Nous pourrions alors voir le monde dans des nuances rouges, vertes et ultraviolettes, c'est-à-dire à travers les perspectives d'un socialisme encore possible, d'un féminisme, d'un environnementalisme antiraciste et d'une science pour le peuple. Je considère comme allant de soi que « la science est culturelle »7. Suivant cette prémisse, cet essai est une contribution au discours contemporain, hétérogène et très animé des Sciences Studies et des Cultural Studie? Ce que science, culture ou nature - et leurs studies — peuvent bien vouloir dire demeure une question bien moins évidente. La nature est, po^ir moi et je suppose pour bon nombre d'entre nous, ces fœtus planétaires en gestation dans les effluves amniotiques de l'industrialisme terminal9, l'une de ces choses impossibles caractérisée par Gayatri Spivak comme ce que nous ne pouvons pas ne pas désirer. Nous sommes atrocement conscient-e-s de la constitution discursive de la nature comme une « autre » dans les histoires du colonialisme, du racisme, du sexisme et des dominations de toutes sortes, néanmoins nous trouvons dans ce concept problématique, ethno-spécifique, tenace et mobile, quelque chose dont nous ne pouvons nous passer mais que nous ne pouvons jamais « posséder ». Nous devons trouver une autre relation à la nature au-delà de la réification et de la possession. C'est peut-être à cause de cette confiance en sa réalité essentielle que d'immenses ressources ont été utilisées pour stabiliser et matérialiser la nature, pour polir ses frontières. De telles dépenses ont eu des résultats décevants. L'effort du voyage à travers la « nature » est devenu une excursion touristique qui rappelle au-à la voyageur-se le prix de tels déplacements: on paie pour pomotechniques se trouve l'institution militaire, dont les racines profondes et étendues nous mènent aux sciences, aux technologies et à l'érotisme. « L'ivresse technique » est profondément érotique, la « touche » du designer est de créer le lien entre sexe et pouvoir. La technique et l'érotisme sont comme les cheveux emmêlés des instruments de visualisation. Ils servent à scanner les champs du savoir-faire et du désir. Voir également : S. Hacker, Pleasure, Power, and Technology: Some Taies ofGender, Engineering, and the Coopérative Workplace, Boston, 1989, Unwin Hyman. À partir de l'argument de Hacker, je crois que le contrôle des techniques permet la suprématie de classe, de genre et de race. La pratique féministe antiraciste doit se concentrer sur les liens entre techniques et érotismes. Cf : D. Haraway « Technics, erotics, vision, touch : Fantasies of the designer body » Conférence présentée lors des rencontres de la Society for the History of Technology, 13 octobre 1989; C. Cohn, « Sex and death in the rational world of defense intellectuals », Signs, n° 12,1987, pp. 687-718. 7. Voir la publication provocatrice qui a remplacé le Radical Science Journal, Science as Culture, Free Association Books, 26 Freegrove Rd„ Londres N7 9RQ, Angleterre. 8. Par commodité et aux vues de l'utilisation massive de ces termes anglais dans le milieu académique français, nous garderons l'expression originale de Donna Haraway pour qualifier ces champs de recherche, pour laquelle nous ferons usage de l'italique. INdt] 9. Cette incubation de nous-mêmes comme fœtus planétaires n'est pas exactement la même chose que la grossesse et la politique reproductives des positions postindustrielles, postmodemes, et autres post, mais les similarités deviendront plus évidentes dans la suite de cet essai. Les luttes à propos de leurs conséquences sont liées.

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contempler son propre reflet dans un palais aux miroirs. Les efforts pour préserver la « nature » dans des parcs restent fatalement troublés par la marque indéracinable des expulsions constitutives de ceux et de celles qui vivaient là, non comme les innocent-e-s d'un jardin, mais comme des gens pour lesquels/les les catégories de nature et de culture n'étaient pas pertinentes. Les coûteux projets pour collecter la « diversité naturelle » et l'emmagasiner sont des initiatives de faussaires, ils produisent des semences pauvres et des reliques poussiéreuses. A l'image de l'hypertrophie de ces banques, la nature qui alimente ces entrepôts est elle-même en train de disparaître. L'impact de la Banque Mondiale en termes de destruction environnementale est exemplaire à cet égard. Enfin, les projets humains de représentation et de consolidation de la « nature » sont connus pour leurs essences impérialistes, plus récemment exprimés dans le Projet du Génome Humain. La nature n'est donc pas un lieu physique dans lequel quelqu'un-e peut se rendre, elle n'est pas non plus un trésor que l'on peut enfermer ou emmagasiner, ni une essence qu'on l'on peut sauver ou violer. La nature n'est pas cachée et n'a donc pas besoin d'être dévoilée. La nature n'est pas un texte à lire dans le langage des mathématiques et de la biomédecine. Elle n'est pas l'autre qui offre l'origine, le réapprovisionnement et le service. Ni mère, ni nourrice, ni esclave, la nature n'est: pas la matrice, la ressource ou l'outil de reproduction de l'homme. La nature est un topos, un lieu, dans la dimension rhétorique d'espace ou de sujet autour duquel se retrouvent des thèmes communs. La nature est, à proprement parler, un lieu commun. Nous utilisons ce topique pour ordonner nos discours, pour composer notre mémoire. En tant que topique et en ce sens, la nature nous rappelle également ces petites divinités anglaises, les « topickgods », les divinités locales, les dieux et déesses spécifiques des lieux et des gens. Nous avons besoin de ces esprits et nous les approchons par la rhétorique, car nous ne pouvons pas les posséder par d'autres moyens. Nous avons besoin d'eux pour habiter, précisément, ces lieux communs du monde qui sont largement partagés, indéniablement locaux, à proprement parler habités d'esprits, c'est-à-dire, topiques. En ce sens, la nature est le lieu sur lequel nous pourrons reconstruire la culture publique10. La nature est également un tropos, un trope. C'est une figure, une construction, 10. J'emprunte cette expression au très beau projet du journal Public Culture, Bulletin of the Center for Transnational Cultural Studies, The University Muséum, Universfty of Pennsylvania, Philadelphie, PA 19104. Je considère que ce journal relève des meilleures impulsions de Cultural Studies.

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un artefact, un mouvement, un déplacement. La nature ne préexiste pas à sa construction. Cette construction est fondée sur un type particulier de mouvement - un trope ou un « tour ». Fidèle au grec tropos, la nature se rapporte à ce qui tourne. En « tropant », nous orientons la nature comme nous le faisons avec la Terre, la matière première géotropique, physiotropique. Topiquement, nous voyageons à travers la Terre, comme dans un lieu commun. En discutant la nature, nous donnons une autre tournure à Platon et à l'étoile aveuglante de son fils héliotropique, pour voir quelque chose d'autre, un autre type de figure. Je ne renonce pas à la vision, mais je cherche un autre éclairage pour l'étude de ces endroits, celui de Sciences Studies qui soient des Cultural Studies. La nature est le topique du discours public autour duquel tout tourne, même la Terre. Dans ce voyage théorique vers « ailleurs », j'ai promis de « troper » la nature à travers un artefactualisme implacable. Mais, que peut bien vouloir dire artefactualisme? Dans un premier temps, cela signifie que la nature est pour nous à la fois faite de fictions et de faits. Si les organismes sont des objets naturels, il est crucial de se rappeler qu'ils ne sont pas nés ainsi, ils sont faits de pratiques technoscientifiques qui transforment le monde, par des collectifs particuliers d'acteursrices/actantEs" dans des espaces-temps particuliers. Dans le ventre du monstre local/global dans lequel je suis en gestation, souvent appelé monde postmoderne12, les technologies globales semblent 11. Dans le souci d'« hétêrogénêisation » déjà mentionné à la note de traduction n° 2, « acteur-rice/ actantE » sera fréquemment utilisé dans une tonne singulière ou plurielle pour traduire le terme anglosaxon « actor », sauf lorsque le genre et/ou l'espèce sont spécifiés. « acteur-rice/actantE » est donc une contraction des termes suivant: acteur, actrice, actant, actante. [Ndt] 12. Je suis réservée sur le titre « postmodeme » parce que Bruno Latour m'a convaincue qu'à l'intérieur des domaines historiques dans lesquels les sciences ont été construites, le « moderne » n'a jamais existé si par moderne nous entendons le rationnel, la mentalité des Lumières (le sujet, l'esprit, etc.), le fait de procéder réellement avec une méthode objective, à travers des représentations adéquates, par des équations mathématiques si possible, d'un objet, c'est-à-dire, du « monde naturel ». Latour montre que la Critique kantienne, qui sépare radicalement les Choses En-Soi de l'Ego Transcendantal, est ce qui nous a fait nous sentir « modernes » et a eu des conséquences considérables sur le répertoire des interprétations possibles de la « Nature » et de la « Société » pour les intellectuel-le-s occidentauxales. La séparation des deux transcendances entre le pâle de l'objet et le pôle du sujet structure la « Constitution politique de la Vérité ». Je l'appelle « moderne », définissant ainsi la modernité comme la séparation totale des choses - qui appartiennent à la science et à la technologie - des représentations de l'humain - qui sont de l'ordre du politique et de la justice ». Voir B. Latour. « One More Tum after the Social Tum : Easing Science Studies into the Non-Modem World » in E. McMullin (ed.) The Social Dimensions of Science, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1992, pp. 272-292. Cependant, une telle image de l'activité scientifique a guidé les recherches dans les nombreuses disciplines (histoire, philosophie, sociologie, anthropologie) qui ont étudié la science avec un esprit vengeur pédagogique et préventif, rendant ainsi la culture différente des sciences. Seule la Science peut fournir les biens naturels en dévoilant et polissant ses encorporations indisciplinées. Ainsi, les Sciences Studies, concentrées sur l'édification des pratiques scientifiques « modernes » se sont immunisées contre les infections qui ont pollué les Cultural Studies- mais n'en n'ont pas évité d'autres. Se rebeller ou abandonner toute confiance dans le rationalisme des Lumières, être infidèle aux modernes et aux postmodemes, ne relève pas des mêmes choses que comparer le rationalisme à l'empereur nu

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tout dénaturer, tout transformer en une matière malléable pour les décisions stratégiques, pour les productions mobiles et pour les processus de reproduction13. La décontextualisation technologique est une expérience ordinaire pour des centaines de millions, si ce n'est de milliards, d'êtres humain-e-s et d'organismes. Je suggère que cela n'est pas tant une dénaturalisation qu'une production particulière de nature. La préoccupation productionniste qui a caractérisé de très nombreux discours et pratiques occidentales semble avoir fait de l'hypertrophie quelque chose de merveilleux : le monde entier est refait à l'image de la production de marchandises14. Comment, face à cette merveille, puis-je sérieusement insister sur en disant qu'il n'a en fait jamais porté de vêtements, ce qui implique que sa posture contraire n'a jamais eu beaucoup plus de sens. (Il y a là une confusion terminologique inévitable autour de la modernité, du moderne et du modernisme. J'utilise le terme modernisme en référence à un mouvement culturel qui s'est élevé contre les prémisses de la modernité, alors que le postmodemisme renvoie moins à une rébellion qu'à une perte de confiance, ne laissant ainsi rien contre quoi se rebeller.) Latour en appelle à une position qy'il qualifie d'« amodeme » et soutient que la pratique scientifique est. et a été, amodeme, faisant ainsi disparaître un repère de séparation de la vraie science (occidentale), de l'ethnoscience et des autres expressions culturelles (tout le reste donc). La différence réapparaît mais avec une géométrie significativement différente - celle des courbes et des volumes, c'est-à-dire celle qui souligne maintenant l'importance des différences entre les entités collectives faites d'humain-e-s et de non-humain-e-s, plutôt que celle qui sépare la science rationnelle de l'ethnoscience. Ce tournant ou trope modeste n'enlève pas l'étude des pratiques scientifiques de l'agenda des Cultural Studies et de l'intervention politique, au contraire, cela lui offre une place de choix. L'attention est maintenant bien plus centrée sur l'inégalité, là ou elle devrait figurer dans les Sciences Studies. De plus, la réunion des Sciences Studies et des Cultural Studies ne laisse pas indemnes les notions de culture, de société et de politique, bien loin de là. En particulier, nous ne pouvons pas émettre de critique de la science et de ses constructions de la nature qui serait fondée sur la croyance inchangée en la culture ou en la société. Dans les ternies du constructionisme social, cette croyance a déterminé la plupart des stratégies des radicalités de gauche, du féminisme et de l'antiracisme scientifique. Rallier cette stratégie c'est en fait renouer avec l'éblouissement de l'idéologie des Lumières. La science, autant que la nature ou l'objet, ne sera pas approchée comme une construction sociale ou culturelle, comme si la culture et la société étaient des catégories transcendantales. En dehors des prémisses des Lumières, c'est-à-dire du moderne, les binarismes culture et nature, science et société, technique et social, perdent toutes leurs qualités co-constitutives et oppositionnelles. Aucun de ces concepts n'a le pouvoir d'expliquer l'autre. « Mais, au lieu de fournir l'explication, la Nature et la Société sont maintenant regardées comme les conséquences historiques du mouvement des choses collectives. Toutes les réalités intéressantes nè sont désormais plus capturées par les deux extrêmes mais doivent être trouvées dans la substitution, dans le croisement, dans la traduction, ce à travers quoi les actant-e-s déplacent leurs compétences ». Voir 6. Latour, « Sommes-nous postmodemes ? Non. amodemes. Etapes vers l'anthropologie des sciences », in La Pensée métisse. Croyances africaines et rationalité occidentale en questions. Cahiers de l'IUEÛ. n° 19,1990, pp. 127-155. Lorsque les piétés pour la modernité sont écartées, les membres de chaque couple s'effondrent l'un dans l'autre comme dans un trou noir. Mais, ce qui leur arrive dans le trou noir est, par définition, invisible depuis le terrain de la modernité, du modernisme ou du postmodemisnie. Cela nous demandera un voyage SF superluminique en direction d'ailleurs pour trouver de nouveaux points de vue privilégiés et intéressants. Je m'accorde fondamentalement avec Latour sur le fait que dans ce puits de gravité, celui dans lequel la Nature et la Société transcendantales disparaissent nous trouverons des acteurs-rices/actantEs de variétés nombreuses et merveilleuses. Leur relation constitue l'artefactualisme que j'essaie d'esquisser. 13. N X Hayles, Choas Bound: Orderly Disorder in Contemporary Literature and Science, Ithaca, Comell University Press, 1990, pp. 265-295. 14. Pour une définition différente des ternies « production » et « reproduction » de celle qui est pieusement conservée dans de nombreuses théories politiques et économiques (et féministes) occidentales voir M. Strathem, The Genderofthe Gfft, Berkeley, University of Califomia Press, 1988, pp. 290-308.

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une perception de la nature comme un artefact qui puisse être une position différentielle, oppositionnelle ou préférable15? N'est-il pas plus évident d'insister de la sorte sur l'artefactualisme de la nature que sur l'extrême profanation de la nature — autre et extérieure - par les ravages arrogants de notre civilisation technophile? Cela, après tout, nous a été enseigné par l'héliotropisme des Lumières : dominer la nature grâce à une lumière liante mise au point grâce aux technologies de l'optique16. Les éco-féministes, comme d'autres radicalités multi et interculturelles, n'ont-elles par réussi à nous convaincre que la nature ne doit précisément pas être vue à travers les apparences du productionnisme17 ettro-centré et de l'anthropocentrisme? N'est-ce 15. Chela Sandoval développe les distinctions entre une conscience oppositionnelle et différentielle dans sa thèse, « Dis-illusionment and the Poetry of the Future: the making of oppositional consciousness », University of Califomia at Santa Cruz, 1384 Voir également C. Sandoval, « Feminism and racism », in G. Anzaldûa (éd.), Making Face, Making Soul: Haciendo Caras. San Francisco, Aunt Lute, 1990, pp. 55-71. 16. Pour ces quelques paragraphes, je dois beaucoup à la merveilleuse critique de l'allégorie de la caverne de Luce Irigaray dans L. Irigaray, Spéculum de l'autre femme, Paris, Editions de minuit, 1974. Malheureusement, après la consolidation en occident pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle de l'origine grecque classique des mythes, purs de tous racines, greffons, colonisations et empreintes sémites ou africaines, Irigaray, comme la plupart des blanches européennes et états-uniennes, ne questionne jamais le statut « originel » de la paternité platonicienne de la philosophie, des Lumières et de la rationalité. Si l'Europe avait d'abord été colonisée par les Africain-ne-s, cet élément narratif historique aurait changé l'histoire de la naissance de la philosophie et de la science occidentale. Le livre extraordinairement important de M. Bernai, Black Athena Vol I. The Fabrication ofAncient Greece, 1785-1985, Londres, Free Association Books, 1987, initie une réévaluation révolutionnaire des prémisses fondatrices du mythe de l'unicité et de l'auto-génération de la culture occidentale, qui inclut très certainement la science et la philosophie, les apogées de l'auto-génération de l'homme. Bernai raconte le rôle déterminant du racisme et du Romantisme dans la fabrication de l'histoire de la rationalité occidentale. Il est ironique que Martin Bemal soit le fils de J. D. Bernai, le principal biochimiste Britannique marxiste de la Seconde Guerre Mondiale, auteur des Sciences in History, dont les quatre volumes offrent un argumentaire émouvant en faveur de la rationalité supérieure d'une science qui serait libérée des chaTnes du capitalisme. La science, la liberté et le socialisme étaient, en fin de compte, un héritage occidental. Malgré tout ces défauts, il aurait sûrement été préférable à ses versions reaganienne et thatchérienne ! Voir G. Wersky, The Invisible College: The Collective Biography of British Socialist Scientist in the I930's. Londres, Al (en Lane, 1978. Bien connu à son époque pour ses histoires hétérosexuelles passionnées, J. D. Bernai écrit sa propre vision du futur dans The World, The Flesh and the Devil, à l'image de la seconde naissance des Lumières exposée si ironiquement par Irigaray. C'est un essai de spéculation scientifique dans lequel les êtres humain-e-s évoluent avec des tonnes d'intelligence désincarnées. Dans son manuscrit « Talking about science in Three Colors : Bemal and Gender Politics in the Social Studies of Science » (Mai 1990), Hilary Rose discute de ce fantasme et de son importance pour « la science, le politique et les silences ». Voir H. Rose, « Talking about science in Three Colors: Bemal and Gender Politics in the Social Studies of Science », Sciences Studies, vol. 3, n° 1,1991, pp. 5-19.). J. D. Bemal a également été d'un soutient important pour l'indépendance de nombreuses femmes scientifiques. Rosaling Franklin rejoignit son laboratoire après que ses travaux sur l'acide nucléique cristallographique lui soient volés par l'héroïque, le flamboyant et sexiste, James Watson, celui qui s'apprêtait quelques temps après à rencontrer la gloire immortelle et lumineuse de la Double Hélice dans les années 1950 et 1960 puis de son répliquant des années 1980 et 1990, le Projet du Génome Humain. L'histoire de l'ADN a été un conte emblématique de l'aveuglement des Lumières modernes et de ses origines libres de contraintes, désencorporées, autochtones. Voir A. Sayre, BosalindFranklin and DNA, New York, Norton, 1975; M. Jacobus, « Is there a woman in this text? », New Literary History, n° 14,1982, pp. 117-141 ; E. Fox Keller, « From secrets of life to secrets of death », in M. Jacobus, E. Fox Keller et S. Shuttleworth (eds.), Body/Politics: Women and the Discourse of Science, New York, Rouledge, 1990, pp. 177-191. 17. L'importance de ce concept dans le texte nous invite à en proposer une traduction littérale, et donc, un néologisme. [Ndt]

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pas ce qui menace de reproduire, littéralement, tout le monde dans l'image mortelle du même ? Je crois que la réponse à cette quesdon politique et analytique sérieuse se trouve dans deux dispositions proches: 1) Recouvrer la vue face aux vénérations propres à l'histoire des sciences et des technologies à travers le paradigme du rationalisme et, 2) Refigurer les acteurs-rices/actantEs dans la construction des catégories ethnospécifiques de la nature et de la culture. Ces acteurs-rices/actantEs ne sont pas tout-e-s « comme nous ». Si le monde existe pour nous à travers la « nature », cela désigne un type de relations, une réalisation entre de nombreux-ses acteurs-rices/actantEs, qui ne sont pas tout-e-s humain-e-s, qui ne sont pas tout-e-s organiques, qui ne sont pas tout-e-s technologiques18. Dans de telles encorporations scientifiques, de même que dans de nombreuses autres formes, la fabrication de la nature n'est pas uniquement le fait des humain-e-s ; c'est une co-construction entre humain-e-s et non-humain-e-s. C'est une vision très différente de celle des observations postmodernes qui considèrent que le monde est dénaturé et reproduit dans des images ou répliqué dans des copies. Ce type très spécifique d'artefactualisme, réducteur et violent dans sa forme d'hyper-productionnisme, est en fait largement et mondialement pratiqué. Il est devenu incontestable dans les théories ainsi que dans d'autres types de praxis, sans qu'il soit nécessaire de recourir à un naturalisme transcendantal résurgent. L'hyper-productionnisme refuse l'agencement ingénieux de tous les acteurs-rices/actantEs et n'en cherche qu'Un; c'est une dangereuse stratégie pour tout-e-s. Mais, le naturalisme transcendantal refuse également un monde d'agencements cacophoniques et se donne comme reflet une similarité qui simule simplement la différence. La nature que je recherche, comme lieu commun, comme culture publique, a de nombreuses maisons et de nombreux-ses habitant-e-s qui peuvent refigurer la terre. Peut-être que ces autres acteurs-rices/ actantEs, ceux-celles qui ne sont pas humain-e-s, sont en fait nos « topicks gods »,'organiques et inorganiques". »

18. Pour un argument qui fait de la nature un-e acteurs-rices/actantEs social-e. voir E. Bird, « The social construction of nature :Theoreticalapproachesto the historyofenvironmentalproblems ». Environmental Review, vol. 11, n° 4,1987. pp. 255-264. 19. Les actants et les actantes ne sont pas les mêmes que les acteurs et les actrices. Comme Terence Hawkes (T. Hawkes, Stwcturalism and Semiotics, Berkeley, University of Califomia Press. 1977, p. 89) le montre dans son introduction à Gre/mas, les actants et les actantes opèrent au niveau de la fonction, non du personnage. Différents personnages d'un même récit peuvent constituer ensemble un-e seul-e actant-e. La structure du récit génère cet-te actant-e. En enquêtant sur ce que l'entité « nature > peut être, je cherche un coyote et une grammaire historique du monde, là où les structures profondes peuvent être surprenantes et même devenir de véritables tricksters. Les non-humain-e-s ne sont pas nécessairement des « acteurs-rices », dans le sens humain, mais ils-elles participent à un

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Cette reconnaissance, à peine admissible, de toutes les sortes d'agent-e-s et d'acteurs-rices/actantEs dont nous devons admettre le récit de la vie collective, incluant la nature, nous éloigne simultanément des prémisses modernes et postmodernes dérivées des Lumières. Ces prémisses portent sur la nature et la culture, le social et le technique, la science et la société d'abord, mais aussi sur le point de vue mortel du productionnisme. Le productionnisme et son corolaire, l'humanisme, sont issus du même scénario qui veut que « l'homme produise tout, y compris lui-même, hors du monde qui ne peut être que ressources et moyens de ces projets et de son entreprise active »20. Ce productionnisme concerne l^homme producteur et utilisateur d'outils, dont la plus haute production technique est lui-même : c'est le scénario du phallogocentrisme. Il gagne alors l'accès à la merveilleuse technologie de la constitution du sujet, de l'auto-suspension, et de l'auto-division par des entrées multiples dans le langage, la lumière et la loi. Aveuglé par le soleil, esclave du père, reproduit dans l'image sacrée du même, sa récompense est d'être l'auto-généré, une copie autotélique. C'est le mythe de la transcendance des Lumières. Revenons maintenant brièvement à ma remarque à propos du fait que les organismes ne sont pas nés ainsi, mais sont construits. En disant cela, nous ne sommes pas loin de « troper » sur les observations de Simone de Beauvoir qui assure qu'on ne naît pas femme. Mais en quoi cette déclaration contribue-t-elle à l'effort de cet essai qui cherche à articuler de façon différentielle/oppositionnelle un impitoyable artefactualisme ? Je dis des organismes qu'ils sont construits par des pratiques technoscientifiques transformant le monde, par des collectifs particuliers ridais toujours multiples d'acteurs-rices/actantEs dans des espaces-temps particuliers. Regardons plus précisément cette revendication à l'aide des concepts des appareils de la production corporelle. Les organismes sont des encorporations biologiques. En tant qu'entités techno-naturelles, ils ne sont pas des plantes, des animaux ou encore des protistes collectif fonctionnel qui construit un-e actant-e. L'action n'est pas tant un problème ontologique qu'un problème sémiotique. Ceci est peut-être vrai pour les humain-e-s autant que pour les non-humain-e-s, et cette façon de voir les choses peut nous faire sortir de l'individualisme méthodologique qui cherche perpétuellement à savoir qui sont les agent-e-s et les acteurs-rices, tels qu'ils-elles sont perçu-e-s par les théories libérales de l'action. 20. Dans cette histoire productionniste, les femmes font des bébés mais ne sont qu'un pauvre et nécessaire substitut à l'action réelle de la reproduction: celle de la seconde naissance, de l'auto-accouchement, qui est celle qui nécessite la technologie obstétrique de l'optique. La relation au phallus détermine qui se donnera naissance à lui-même, à un certain prix, et qui servira, à un prix encore plus élevé, de conduit ou de passage à ceux qui entreront dans la lumières de l'auto-accouchement. Pour une démonstration rafraîchissante à propos du fait que les femmes ne font pas des enfants partout, voir M. Strathern, The Genderofthe Gift, op. cit. pp. 314-18.

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qui préexisteraient avec les frontières que nous leur connaissons, attendant que l'instrument qui permette de les analyser soit inventé. Les organismes émergent d'un processus discursif. La biologie est un discours, elle n'est pas le monde du vivant lui-même. Les humain-e-s ne sont pas les seul-e-s acteur-rice-s de la construction des entités de tous les discours scientifiques: les machines (ces déléguées qui peuvent produire des surprises) et d'autres partenaires (non pas des « objets pré ou extra-discursifs » mais des partenaires) sont également des constructeurs-rices actif-ve-s des ôbjets scientifiques naturels. Comme d'autres corps scientifiques, les organismes ne sont pas des constructions idéologiques. Le point important de la construction discursive est justement qu'il ne s'agit pas d'idéologie. Toujours radicalement et spécifiquement historiques et toujours animés, les corps ont une spécificité et une effectivité différentes; ils invitent donc à des types d'engagements et d'interventions différents. Dans un autre texte, j'ai utilisé le terme d'« acteur sémioticomatériel » pour exprimer que les objets de savoir sont des acteurs actifs de l'appareil de production corporelle. J'utilise ce terme sans jamais impliquer la présence immédiate de tels objets ou, ce qui est la même chose, leur détermination finale ou unique dans ce qui crée les savoirs objectifs d'un corps dans une conjoncture historique particulière. À l'image des « poèmes » de Katie King qui sont les terrains de la production littéraire dans lesquels le langage est aussi un acteur, je pense les corps, en tant qu'objets de savoir, comme des nodules sémiotico-matériel génératifs21. Leurs frontières se matérialisent dans les interactions sociales entre humain-e-s et non-humain-e-s, incluant les machines et d'autres instruments. Machines et instruments servent ici de médiateurs et de médiatrices d'échanges sur des interfaces cruciales et tiennent le rôle de délégué-e-s pour d'autres objectifs et fonctionnements d'acteurs-rices/actantEs. Les « objets » que sont les corps ne préexistent à rien en tant que tels. De façon similaire, la « nature » ne préexiste pas en tant que telle, mais son existence n'est pas non plus idéologique. La nature est un lieu commun et une construction discursive puissante, produite à travers les interactions entre acteurs-rices/actantEs humain-e-s et non-humain-e-s sémiotico-matériel-le-s. La place/position réciproque de telles entités 21. J'emprunte ici la notion d'appareil de production littéraire à Katie King, dans lequel le poème est figé à l'intersection du business, de l'art et de la technologie. Voir K. King. « A Feminist apparatus of literary production ». Text, n° 5,1990, pp. 91-103. Voir également D. Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La Réinvention de la nature (1991), traduit de l'anglais (USA) par Oristelle Bonis, Arles, Jacqueline Chambon, Actes Sud, 2009, chapitres 8-10.

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n'est pas de l'ordre de la découverte désengagée, mais de la structuration mutuelle et généralement inégale, de la prise de risques et de la délégation de compétences22. 22. Latour a développé le concept de • délégation » pour désigner les traductions et les échanges entre les scientifiques et leurs instruments, qui agissent en tant que « délégué-e-s » compris dans une dimension large. Marx considère les machines comme du « travail mort », mais cette notion, bien que nécessaire pour penser des aspects cruciaux pour comprendre la délégation forcée et réifié, reste trop inanimée pour exprimer les nombreuses façons qu'ont les machines de participer aux relations sociales « à travers lesquelles les actant-e-s transforment leurs compétences >. Voir B. Latour. < Sommes-nous postmodemes? Non, amodemes. Étapes vers l'anthropologie des sciences », op. cit. Voir également B. Latour, « Where are the missing masses, sociology of a few mundane artefacts », in Wiebe Bijker and John Law (eds), Shaping Technology-Building Society. Studies in Sociotechnical Change, Cambridge, MA, MIT Press, 1992, pp. 225-^9. Cependant, Latour, comme la plupart des chercheur-se-s établi-e-s en social studies of science, propose une conception trop restreinte du « collectif », uniquement constitué d'instruments et de scientifiques et considéré dans un cadre spatio-temporel très réduit. Mais, les circulations de compétences sont en voie de prendre des virages étranges. A l'exception de ses écrits et enseignements avec la primatologue Shirley Strum qui s'est courageusement battue au sein de sa profession pour la reconnaissance des primates comme des acteurs sociaux astucieux, Latour prête trop peu d'attention à ce qui ne relève pas des machines, aux autres non-humain-e-s des interactions. Voir S. Strum. AlmostHome:AJoumeyinto the World of Baboons. New York, Random House, 1987. Le « collectif », duquel la « nature » sous n'importe qu'elle forme est l'exemple, est à mes yeux toujours un artefact, toujours un social, non pas par l'entremise d'un Social transcendantal qui explique la science ou inversement, mais grâce à ses acteurs-rices/actantEs hétérogènes. Ils ne sont pas tous des personnes acteurs-trices/actantEs; je crois qu'il existe une sociologie des machines. Mais cela n'est pas assez, toute-s les autres acteurs-rices/actantEs ne sont pas constwit-e-s par les personnes. Le « collectif » artefactuel inclut un acteur espiègle que j'ai parfois appelé coyote. L'interface que constitue ce « collectif » doit inclure ceux et celles qui se trouvent entre l'humain-e et l'artefact dans les formes d'instruments et de machines, dans un paysage sincèrement social. Mais, l'interface entre les machines et d'autres non-humain-e-s, autant que l'interface entre les humain-e-s et les non-humain-e-s non-machines doit également être prise en compte. Les animaux sont des acteurs évidents, et leurs interfaces avec les individus et les machines sont plus faciles à admettre et à théoriser. Voir D. Haraway, Primate Visions. Gender, Race and Nature in the World of Modem Science, New York, Routledge, 1989 et B. Noske, Humans and Others Animais. Beyond the Boundaries ofArrthropology, Londres, Pluto Press, 1989. Paradoxalement, à travers la perspective de l'artefactualisme que j'essaie de dessiner, les animaux perdent le statut d'objet qu'ils-elles ont acquis dans nombre de pratiques et philosophies occidentales. IlsElles n'habitent ni la nature (en tant qu'objets), ni la culture (en tant qu'ils se substituent aux humain-fe-s), mais habitent un lieu appelé « ailleurs ». Dans les mots de Noske (p. xi), ils-elles sont d'autres « mondes, dont l'irréalité ne doit pas être désenchantée ou ajustée à notre taille, mais qui doit être respectée pour ce qu'elle est ». Les animaux, pour autant, n'excèdent pas le monde coyote des non-humain-e-s non-machines. Le domaine des machines et des non-humain-e-s non-machines (les unhuman, dans ma terminologie), rejoignent les individus dans la construction d'un collectif artefactuel appelé nature. Aucun de ces actant-e-s ne peut être considéré-e-s comme une simple ressource, domaine, matrice, objet, matériel, instrument, travail gelé: ils-elles sont bien plus déstabilisant-e-s que cela. Mes suggestions reviennent peut-être à dire qu'il faut réinventer une alternative plus ancienne dans une tradition non-eurocentrique occidentale, redevable à l'Herméticisme égyptien, qui insisterai sur la qualité active du monde de la matière « animée ». Voir M. Bemal, Black Athena Vol 1. The Fabrication of Ancient Greece, 1785-1385, op. cit., pp. 121 -160 et F. Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, Londres, Routledge, 1964. Matérielle et inspirée, la nature coyote est un artefact collectif et cosmopolite construite à travers des histoires d'actant-e-s hétérogènes. Mais il y a une seconde utilisation appauvrie du ternie « collectif » avec laquelle travaillent Latour et d'autres figures majeures des Sciences Studies. Résistant à raison à une explication • sociale » des pratiques « techniques » en explosant les binarismes, ces chercheurs-ses ont tendance à réintroduire secrètement ces mêmes binarismes en ne vénérant plus qu'un seul terme: le « technique ». En particulier, toutes les considérations qui traitent de sujets tels que la suprématie masculine, le racisme, l'impérialisme ou les structures de classes, sont inadmissibles car ils seraient tous les fantômes « sociaux » qui bloqueraient la vraie explication de la science en action. Voir B. Latour. La Science en action (1987). La Découverte, Paris. 1989. Comme Latour le remarque, Michael Lynch est le partisan le plus radical de l'idée selon laquelle il n'y pas d'explication sociale d'une science en dehors de son contenu technique lui-même : ce contenu inclut assurément les interactions dans le laboratoire des gens entre eux-elles et

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Les différents corps biologiques rivaux émergent à l'intersection de la recherche biologique, de l'écriture et de la publication, des pratiques médicales mais aussi de nombreux autres business. Ils sont issus de productions culturelles diverses qui incluent aussi bien les métaphores et les récits existants que la technologie. Ainsi des technologies de visualisation permettent de montrer les lymphocytes « tueuses » T, en radicalisant leurs couleurs, et des photographies intimes du fœtus en développement que l'on retrouve dans des livres d'art en papier glacé aussi bien que dans les articles scientifiques. Mais quelqu'un s'invite dans ce nœud d'intersections, de la même façon que les langues vivantes s'entrelacent dans la production de la valeur littéraire : le coyote, ainsi que d'autres encorporations protéiformes du monde, tel un agent ou un acteur espiègle. Notre espoir d'une responsabilité enfin assumée de la techno-biopolitique dans le ventre du monstre est peut-être l'effet d'une transformation du monde opérée par un codeur filou avec lequel il nous faudrait apprendre à converser. Si le système immunitaire, de avec leurs machines, mais il exclut une grande opération que j'inclurais dans le contenu « technique » de la science dé ceux-celles qui veulent s'évader des binarismes tout en vénérant encore l'un de leur vieux pôles. Voir M. Lynch, Art and Artefact in Laboratory Science: A Study of Shop Work and Shop Talk in a Research laboratory, Londres, Routledge, 1985 et B. Latour, « Sommes-nous postmodemes? Non, amodemes. Étapes vers l'anthropologie des sciences », op. cit. Je m'accorde avec Latour et Lynch sur le fait que les pratiques créent leurs propres contextes, mais ils dessinent des lignes suspectes autours des « pratiques » qui doivent être prises en compte. Ils ne se demandent jamais comment les pratiques de la suprématie masculine ou de nombreux autres systèmes d'inégalités structurées sont construites à l'intérïeur et hors des machines en fonctionnement. Comment et dans quelles directions fonctionnent ces transferts de « compétences » devrait être le point central de notre attention. Les systèmes d'exploitation doivent avoir des rôles fondamentaux dans l'analyse du < contenu technique » de la science. Mais les intellectuel-le-s des Social Studies of Science tendent à éloigner de telles questions en assurant qu'elles nous ramènent à des périodes néfastes et révolues dans lesquelles la science était perçue par certain-e-s radicaux-les dans le champ de ce qui « reflète » les relations sociales. Mais, pour ma part, de tels transferts de compétences, ou délégations, tout comme « la science moderne », n'ont rien à voir avec les réflexions ou les harmonies de l'organisation sociale et des cosmologies. Leur préjudice méconnu, constant et défensif semble être une mauvaise interprétation stupéfiante faite par B. Latour [ibid.) du Beam Times and Life Times: The World of High Energy Physicists de Sharon Traweek (S. Traweek, Beam TimesandLife Times: The World of High Energy Physicists, Cambridge. MA, Harvard University Press, 1988). Voir également H. Rose, Science in Three Colours: Bernai and Gender Politics in the Social Studies of Science, op. cit. Le même point aveugle, une lésion rétinienne issue du vieil héliotropisme phallogocentrique, auquel Latour a pourtant su échapper dans d'autres contextes, par exemple dans sa critique incisive du moderne et du postmodeme, qui semble responsable de l'échec abject des Social Studies of Sciences, ce discours organisé.'dans sa prise en compte des théories féministes des vingt dernières années. Ce qui compte en tant que « technique » et ce qui compte en tant que « pratique » devrait être considéré comme peu évident dans la science en action. Malgré leur créativité extraordinaire jusque là développée, la cartographie des intellectuel-le-s des Social Studies of Science s'est arrêtée nette face aux eaux redoutables des pratiques matérielles de l'inégalité, clapotant contre le rivage, infiltrant les estuaires et fixant les paramètres de la reproduction des pratiques scientifiques, des artefacts et du savoir. Si seulement une réflexion était menée sur les relations sociales dans leur rapport avec les constructions scientifiques, comme il serait facile de conduire une enquête « politique » des sciences ! Peut être que le préjudice le plus tenace des professionnel-le-s des Social Studies of Science est la punition qu'ils-elles reçoivent pour les Lumières transcendantales, le social, qui nourrit le rationalisme des générations précédentes de la critique radicale des sciences et est encore chose commune. Puissent les « topickgods » nous préserver à la fois de la réification du technique et de la transcendance du social !

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la fin du XXe siècle par exemple, est construit à travers un appareil complexe de production corporelle, aucun système immunitaire, ni aucun corps de la biologie transformatrice du monde (un virus ou un écosystème) n'est pour autant un phantasme spectral. Ce croquis d'un artefactualisme de la nature et d'un appareil de production corporel nous amène vers un autre point important: la corporalité de la théorie. La théorie est extrêmement corporelle et littérale. La théorie n'est pas éloignée du corps humain, bien au contraire. La théorie est tout sauf désencorporée. Les affirmations les plus fantaisistes sur la décontextualisation radicale telle que l'historicité de la nature dariS le récent capitalisme sont des tropes de l'encorporation, de la production, de la mise en récit de l'expérience sur ce mode spécifique. Cela n'est pas une question de réflexion ou de correspondance, mais de technologie, là où le social et le technique implosent l'un dans l'autre. L'expérience est un processus sémiotique - une sémiosis13. Les vies sont construites, donc nous serons meilleure-s en étant de bon-ne-s artisan-e-s avec les autres actant-e-s de l'histoire. Cette reconstruction nous demandera beaucoup de travail, à commencer par un examen plus fin mené par des appareils optiques équipés de filtres rouges, verts et ultraviolets. A maintes reprises, cet essai va utiliser les images de la grossesse et de la gestation. Zoé Sofia (1984) m'a enseigné que toute technologie est une technologie reproductive. Nous entendons toutes deux cela de façon littérale : les manières de vivres sont en jeu dans la culture des sciences. J'aimerais, malgré tout, remplacer la terrpinologie de la reproduction par celle de la génération. Il est très rare que les choses soient reproduites, ce qui se passe est bien plus polymorphe que cela. Certain-e-s individu-e-s, à moins qu'ils-elles ne se fassent cloner (ce qui sera toujours cher, risqué et, cela va sans dire, ennuyeux) ne se reproduisent pas. Même les technosciences doivent être pensées sur le modèle paradigmatique de l'ouverture, de ce qui est contestable et contesté. Connaître le fonctionnement du travail des agent-e-s et des actant-e-s implique de savoir comment ils/elles/nous/cela arrive/ nt au monde, et comment ils-elles-nous-cela est/sont reformé-e-s. Les sciences ne sont pas le mythe de ce qui échappe à l'agencement et à la responsabilité dans un domaine hors du commun, mais celui de la responsabilité des traductions et solidarités qui lient les visions cacophoniques et les voix visionnaires qui caractérisent les savoirs des corps marqués de l'histoire. Les acteur-rice-s et les actant-e-s 23. Voir T. De Lauretis, Alice DoesnX Bloomington, Indiana University Press, 1984.

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prennent des formes nombreuses et merveilleuses. Et, mieux que tout, la « reproduction », ou plus exactement, la génération de nouvelles formes, n'a pas besoin d'être imaginée dans les termes bipolaires indigestes des hominidés24. Si les histoires de l'hyper-productionnisme et des Lumières ont porté sur la reproduction de l'image sacrée du même, d'une vraie copie, permise par les technologies lumineuses de l'hétérosexualité compulsive et de l'auto-naissance masculiniste, alors l'artefactualisme différentiel que j'essaie d'envisager peut nous conduire vers quelque chose d'autre. L'artefactualisme est oblique au productionnisme : les rayons de mon appareil opdque diffractent plus qu'ils ne reflètent. Ces rayons diffractant/diffractés composent des dessins parasités, non des images réfléchies. L'« enjeu » de cette technologie générative, le résultat d'une grossesse monstrueuse25, peut être proche des « autres impropres/inapproprié-e-s » deTrinh Minh-ha, théoricienne féministe et cinéaste vietnamo-états-unienne26. Désignant les réseaux d'acteurs et d'actrices multiculturels, ethniques, raciaux, nationaux et sexuels depuis la Seconde Guerre mondiale, l'expression de Trinh renvoie au positionnement historique de ceux et celles qui n'ont pas pu porter le masque du « soi » ni celui de « l'autre » offert par les dominant-e-s précédent-e-s et par les récits modernes et occidentaux de l'identité et du politique. Être « impropre/inapproprié-e » ne veut pas dire « ne pas être en relation avec » - c'est-à-dire, dans une réserve particulière, avec un statut d'authenticité, encore intouché-e, dans un état d'innocence allochronique et allotopique. Être un-e « autre impropre/inappropriée » signifie être dans une relation critique et déconstructive, dans une (ratio)nalité diffractante plus que reflétante - qui permette de créer des relations plus puissantes que la domination. Être impropre/inapproprié24. Voir L. Margulis et D. Sagan, Origins of Sex: ïïiree Billion Years of Genetic Recombination. Newflayen, Yale University Press, 1986. Ce livre merveilleux fait de la biologie cellulaire et de l'évolution des espaces accueillants pour des autres impropres/inapproprié-e-s. En exergue, le texte prône « les combinaisons, sexuelles et parasexuelles, celles qui nous amènent hors de nous-mêmes et qui nous travaillent plus .que lorsque nous sommes seul-e-s ». C'est ce que devraient faire les Sciences Studies pratiquées comme des Cultural Studies, en n\pntrant comment visualiser les curieux collectifs d'humain-e-s et dfe non-humain-e-s qui construisent la vie naturellesociale (en un mot). Pour souligner l'idée que tout-e-s Jes acteurs-rices-actantEs de ces collectifs génératifs, dispersés et stratifiés n'ont pas formes et fonctions humaines - et ne doivent pas être soumi-e-s à l'anthropomorphisme - il faut nous rappeler l'hypothèse Gaia, à laquelle Margulis s'associe. Elle porte sur les tissus de la planète comprise comme entité vivante, dont le métabolisme et l'échange génétique sont réalisés à travers un réseau de procaryotes. Gaia est société, Gaia est nature, Gaia n'a pas lu la Critique. Probablement que John Varley non plus. (Voir l'hypothèse Gaia dans le livre de Science Fiction Titan (J/ Varley, Titan, New York, Berkeley Books. 1979). Titan est un alien qui est un monde. 25. N'oublions pas que « monstre » a les mêmes racines que « démontrer », « monstre » signifie. 26. Voir, T. T. Minh-ha « Différence: A spécial third world women's issue », Discourse. n° 8,1986/1987, pp. 11 -37 : T. T. Minh-ha (éd.), She. theinappropriate/dother. Discourse, n° 8,1986/1987. Voir aussi T. T. Minh-ha. Woman, Native, Other: Postcolonialityand Feminism, Bloomington, Indiana University Press, 1989.

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e c'est ne pas convenir aux taxons, c'est perturber les cartes utilisées pour spécifier les espèces d'acteurs-rices/actantEs et les types de récits, c'est ne pas être originellement déterminé par sa différence. Etre impropre/ inapproprié-e, c'est ne pas être moderne ou postmoderne, mais c'est insister sur l'amoderne. Trinh cherchait à figurer la différence comme une « différence critique à l'intérieur de » et non comme un marquage taxonomique spécial, qui creuse la différence comme le fait l'Apartheid. Elle écrivait spécifiquement à propos des personnes humaines et je me demande si les mêmes observations peuvent porter à la fois sur des humain-e-s et des non-humain-e-s organiques et technologiques. Le terme « autres irapropres/inapproprié-e-s » induit le besoin de repenser la relationalitê1 à l'intérieur d'une nature artificielle, la nature globale des années 1990. La métaphore de Trinh Minh-ha appelle à une autre géométrie et à une autre optique pour considérer les relations de différence, autrement que comme domination hiérarchique entre individus, entre humain-e-s, organismes et machines, que comme l'encorporation des parties dans un tout, que la protection paternaliste et colonialiste, que la fusion symbiotique, que l'opposition antagoniste ou la production instrumentale à partir des ressources. Sa métaphore suggère alors le difficile travail intellectuel, culturel et politique que ces nouvelles géométries vont nécessiter. Si les récits paternalistes occidentaux ont fait sortir le corps physique de la première naissance et ont fait de l'homme le produit héliotropique de la seconde naissance, peut-être qu'une allégorie féministe différentielle et diffractée peut faire émerger les «autres impropres/inapproprié-e-s »,au sein d'une troisième naissance, celle d'un monde de SF appelé « ailleurs », un lieu composé de dessins parasités. La diffraction ne produit pas « le même » déplacé, tels que le font la réflexion et la réfraction. La diffraction est une trace d'interférences, non de réplication, de reflet ou de reproduction. Un dessin diffracté ne montre pas où la différence apparaît, mais pointe là où apparaissent les effets de la différence. Tropiquement, pour les « Promesses des monstres », nous sommes d'abord allé-e-s au-devant de l'illusion de l'essentiel, de la position fixe, pour ensuite nous entraîner à élaborer une vision plus subtile. La SF porte généralement sur l'interpénétration des frontières, entre le soi problématique et les autres inattendu-e-s, et sur l'exploration des mondes possibles dans un contexte de technosciences transnationales structurées. Les sujets sociaux émergent-e-s appelé-e-s « autres impropres/inapproprié- e-s » habitent de tels mondes. La SF — la Science-Fiction, les Futurs 27. Néologisme choisi pour retranscrire le terme de relationality. [Ndt]

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Spéculatifs, la Science-Fantasy, la Fiction Spéculative - semble être un registre particulièrement approprié grâce auquel nous pourrons mener notre enquête dans les technologies artificielles et reproductives. Elle prendra peut-être un chemin qui s'éloigne de l'image sacrée du même pour nous conduire vers quelque chose d'impropre, d'inapproprié, d'inconvenant, et donc, peut-être, d'inappropriable. A l'intérieur du ventre du monstre, même les autres impropres/ inapproprié-e-s semblent être interpellés — être interrompus — par une posture particulière que j'ai choisi d'appeler une position subjective cyborg28. Laissez-moi continuer ce récit de voyage et cette enquête dans l'artefactualisme par une lecture illustrée des paysages naturels cyborgs tels qu'ils apparaissent dans de récentes publicités publiées dans Science, le journal de l'American Association for Advancement of Science. Ces publicités nous rappellent la corporéité, la matérialité ordinaire, et la littéralité des théories. Ces images commerciales cyborgs nous montrent ce que signifie la nature dans les mondes technoscientifiques. Elles nous montrent surtout l'implosion du technique, du textuel, de l'organique, du mythique et du politique dans les puits de gravité de la science en action. Ces images sont nos monstres de compagnie dans ce Voyage du Pèlerin dont cet essai est le récit.

Figure 1 28. Interpellés. Je, joue ici sur le récit d'Althusser et sur l'appel qui constitue la production du sujet dans l'idéologie. Althusser continue bien sOr à jouer sur Lacan, sans mentionner les interruptions divines qui demandent à l'Homme, son serviteur, d'être. Avons-nous une vocation à être cyborg? Interpellé: Interpellatus, participe passé pour « interrompu-e-s dans la parole » - une transformation effective comme Saul en Paul. L'interpellation est, pour le moins, un type particulier d'interruption. C'est un concept fondamental qui concerne une procédure parlementaire pour demander à un membre du gouvernement de fournir l'explication d'un acte ou d'une politique, menant habituellement à un vote de confiance. Les publicités suivantes nous interrompent. Elles insistent sur une explication dans un jeu de confiance, elles forcent à reconnaître de quoi les transferts de compétences sont faits. Une position subjective cyborg résulte de et mène à l'interruption, la diffraction, la réinvention. Elle est dangereuse et rassasiée avec les promesses des monstres.

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Regardons l'image 1 et le slogan publicitaire pour le logiciel de duplication systémique de la Logic General Corporation : « Quelques mots à propos de la reproduction par un leader du secteur ». L'impact visuel et verbal immédiat insiste sur l'absurdité de séparer les éléments techniques, organiques, mythiques, textuels et politiques qui composent la structure sémiotique de la publicité et du monde dans laquelle elle fait sens. Sous l'inanimé, l'arc-en-ciel de couleurs jaune et orangé du logo Terre-Soleil de la Logic General, le lapin blanc biologique (ou serait-ce une lapine ? Le sexe et le genre ne sont pas si bien établis dans ce système reproductif) nous tourne le dos. Ses pattes sont posées sur un clavier, ce résidu inerte et démodé de la machine à écrire qui fait que nos ordinateurs nous paraissent si naturels et faciles d'usages29. Mais, le clavier est fallacieux, aucune lettre n'est transférée par voie mécanique à une surface solide. L'interface ordinateur-utilisateur fonctionne différemment. Même si elle ne comprend pas les effets de son clavier vivant, la lapine blanche est dans son habitat naturel, elle est entièrement artificielle, au sens le plus littéral. Comme pour celle des drosophiles, de la levure, de la souris transgénique et de l'humble ver nématode, le cacuorhabditis elegans®, l'histoire de cette lapine évolutionnaire transpire le laboratoire, le laboratoire est sa propre niche, son véritable habitat. Relevant à la fois d'un système symbolique et matériel pour mesurer la fécondité, cette espèce de lapin n'apparaît dans aucune autre nature que celle du laboratoire, 29. Dans King Solomon's Ring. Konrad Lorenz souligne comment le wagon de chemin de fer garde l'apparence du cheval tirant une calèche, malgré les différents équipements impératifs et les possibilités fonctionnelles de la nouvelle technologie. Il veut ainsi illustrer que l'évolution biologique est conservatrice de cette façon, presque nostalgique de l'ancien, des formes familières, qui sont retravaillées pour remplir de nouveaux objectifs. Gaia était la première vraie bricoleuse. 30. Pour un panorama de la manufacture d'organismes particuliers comme des systèmes flexibles modélisés pour l'univers de la recherché médicale, voir B. fi. Jasny et D. Koshland, J.-R. (eds.), Biological Systems, Washington, D. C, American Association for the Advancement of Science, 1990. Comme le dit la publicité pour le livre: « L'information présentée sera particulièrement utile pour les étudiante-s et pour tout chercheur-se-s intéressé-e-s par les limites et les atouts des systèmes actuellement en usage », Science n° 248,1990, p. 1024. Comme toutes formes de protoplasme collectées dans le monde extra-laborantin et ramenées dans une niche technoscientifique, la lapine organique (sans mentionner la lapine simulée) et ses tissus ont un futur probable de marchandise. Qui devrait « posséder » de tels produits évolutionnaires? Si les semences de protoplasmes sont collectées dans des champs paysans au Pérou puis utilisées pour produire des semences commerciales précieuses dans le premier monde du laboratoire, est ce qu'une coopérative paysanne ou l'État péruvien pourra revendiquer les profits? Un problème lié aux questions de la propriété dans la « nature » assaille le développement de lignées cellulaires et d'autres produits dérivés de tissus humains (ce qui résulte d'une chirurgie du cancer par exemple) par l'industrie biotechnologique. Dans une affaire récente, la Cour Suprême Californienne a réconforté l'industrie biotechnologique en refusant à un patient le droit de profiter d'une telle aubaine. Le spleen cancéreux de celui-ci avait été transformé en un produit, le Colony Stimulating Factor, dont le brevet fit remporter à ses scientifiques-développeurs près de 3 millions de dollars. La propriété du soi, le pivot de l'existence libérale, ne semble pas être la même chose lorsque le droit de propriété porte sur un corps, un fœtus-produit ou d'autres lignées cellulaires auxquelles les cours de justices prêtes souvent grand intérêts. Voir M. Barinaga, « A muted victory for the biotech in industry », Science. n° 249,1990, p. 239.

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cette scène prééminente de pratiques de réplication. Avec Logic General, nous ne sommes évidemment pas dans un laboratoire biologique. La lapine organique scrute sa propre image, mais cette image n'est pas son reflet, surtout pas son reflet. Cela n'est pas le monde des miroirs de Lacan, l'identification primaire et la substitution métaphorique en maturation qui seront produites avec d'autres techniques et technologies31. La lapine blanche va être transplantée, ses puissances et compétences radicalement relocalisées. Les' intestins d'un ordinateur produisent un autre type de production visuelle que la distorsion ou les reflets de l'auto-naissance. D'abord, la lapine simulée nous scrute. Est-ce qu'elle nous regarde dans les yeux? Ses pattes sur le clavier, elle provoque également chez nous une très légère réminiscence, celle d'une machine à écrire, mais sûrement encore plus celle de cette vieille icône, antérieure aux technosciences : le système coordonné cartésien qui situe le monde dans l'espace imaginaire de la modernité rationnelle. Dans son -habitat naturel, la lapine virtuelle est sur un clavier qui insiste sur la définition du monde comme un jeu, un jeu qui serait joué sur un plateau qui ressemble à celui des échecs. Cette lapine souligne le fait que les acteurs-rices/actantEs véritablement rationnelle-s vont se i répliquer par eux-mêmes dans un monde virtuel dans lequel le meilleur joueur ne sera pas l'Homme, bien qu'il persiste à croire qu'il est toujours comme le cheval en tête de carrosse ou comme la machine à écrire qui donne sa forme illusoire à l'interface d'un ordinateur. Le signifiant fonctionnel privilégié dans ce système ne se confondra pas si facilement avec l'organe copulatif et urinaire d'un primate masculin. La substitution métaphorique et d'autres circulations dans le domaine symbolique matériel seront plus vraisemblablement réalisées par une souris compétente. La femellité douteuse des deux lapines ne donne bien évidemment aucune certitude sur le fait que les joueur-se-s alternatif-ve-s à l'Homme seront des femmes. Plus vraisemblablement, la lapine est interpellée dans le monde d'un scénario sans miroirs, dans ce moment diffractant de constitution du sujet, sera instruite par une grammaire différente du genre. Ces deux lapines sont des cyborgs composées d'organique, de technique, de mythique, de textuel et de politique. Elles nous invitent à les suivre dans un monde dans lequel nous ne voudrons peut-être pas prendre 31. Ici et tout au long de cet essai, je joue avec les jeux que Katie King a fait sur la Grammatologie de Derrida. J. Derrida, De la grammatologie. Paris, les éditions de minuit, 1967. Voir K. King, « A Feminist apparatus of literary production », op. cit. et également son manuscrit Feminism and Writing Technology (disponible en ligne sur le site de King à la University of Maryland).

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forme, mais qui sera composé des « Marais Fangeux » que nous aurons à traverser pour nous rendre « ailleurs ». Logic General pratique un type très particulier d'écriture*1. Les enjeux reproductifs de ce texte attribuent les futures formes et styles de vie des humain-e-s et des non-humain-e-s. « Appelez gratuitement » pour entendre « quelques mots sur la reproduction par un leader reconnaissant du secteur ».

Figure 2 Les anticorps monoclonaux d'Ortho-mune™ enrichissent notre compréhension de la relation entre le sujet cyborg et >la technologie d'inscription qu'est le laboratoire (Image 2). En seulement deux ans, ces jolis monoclonaux ont été à l'origine de plhs de 100 publications - plus que toute ma production littéraire ou celle de mes collègues humain-e-s en sciences humaines. Ce taux alarmant de publication a été accompli en 1982 et a sûrement été largement surpassé par les nouvelles générations de médiateurs biotechnologiques de la réplication littéraire. Jamais la théorie n'a été si littéraire, si corporelle, si techniquement habile. Jamais l'effondrement dans le puits de gravité des distinctions modernes du mythique, de l'organique, du technique, du politique et du textuel, dans lequel les regrettées lumières transcendantales de la Nature et de la Société ont également disparu, n'a été si évident.

32. En français et en italique dans le texte original. [Ndt]

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Figure 3 LKB Electrophoresis Division a une histoire évolutionnaire à raconter, meilleure et plus complète que celle qui a été écrite par les anthropologues du monde physique, les paléontologues ou les naturalistes à propos des entités/acteurs-rices/actantEs qui structurent les niches du monde extra-laborantin : « Il n'y a aucun chainon manquant dans la Workstation de MacroGene » (Image 3). Plein de promesses, franchissant le premier les ultimes frontières en constante multiplication, le monstre préhistorique Ichthyostega rampe depuis son océan amniotique vers le futur, à travers des terres sèches, dangereuses mais séduisantes. Notre n'est-plus-un-poissonn'est-pas-encore-une-salamandre finira par être totalement identifié et séparé, comme l'homme-dans-l'espace, finalement désencorporé comme l'a été le héros de The World, The Flesh and The Devil de J. D. Bernai. Mais, pour l'instant, occupant la zone qui le situe entre les poissons et les amphibiens, Ichthyostega est fermement dans un endroit marginal, ces espaces puissants dans lesquels la théorie est la mieux cultivée. Il nous incombe, ensuite, de rejoindre cette bête héroïque reconstruite par LKB, afin de retracer les transferts de compétences, la chaîne de substitution matérialo-métaphorique, de cet appareil, littéraire de production corporelle. Nous sommes dans une histoire de voyages, dans un Voyage de Pèlerin, dans laquelle il n'y a pas d'écarts, pas de « liens manquants ». Depuis le premier acteur non original, le Ichthyostega reconstruit, jusqu'à l'impression finale de l'ADN, l'homologie est composée par le logiciel de LKB et par les nombreuses machines auteures-illustratrices dissociantes, visibles dans le côté droit de la publicité. Le texte nous promet de satisfaire le désir essentiel de totalité et de présence du phallologocentrisme. Depuis le corps rampant à travers les Marais Fangeux des récits jusqu'aux codes 178

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imprimés, nous sommes assurés d'un plein succès: la compression du temps dans l'instantané et l'accès total aux « Banques de gènes complets... sur un disque laser». Comme Christian, nous avons conquis le temps et l'espace, passant de notre enfermement dans le corps à notre accomplissement par l'esprit. Cela nous est possible dans tous les lieux du travail quotidien de la Electrophoresis Division, ceux dont nous sont fournis les numéros de téléphone à Hong Kong, Moscou, Anvers et Washington. Electrophorèse : vient du grecpherein - nous porter ou nous transporter implacablement.

Figure 4 La Bio-Response, les innovateurs des nombreuses dimensions de la culture de la vie interpellent le sujet cyborg de la techno-culture états-unienne pauvrement sécularisée, envahie d'évangélisme, de chrétienté protestante : « Réalisez le potentiel de votre lignée cellulaire » (Image 4). Cette publicité s'adresse directement à nous. Nous sommes convoqués pour un récit salvateur, celui de l'histoire, de la biotechnologie, de notre vraie nature: notre lignée cellulaire, nousmêmes, nos produits prospères. Nous serons témoins de l'efficacité de ce système culturel. Colorant en bleu, en violet et en ultraviolet l'arc-en-ciel commercial (dans lequel l'art, la science et le business s'arquent de façon gracieuse et lucrative) la cristalline, semblable à un virus, reflète les cristaux lumineux des promesses de la Nouvelle Ere. La religion, la science et le mysticisme se rejoignent facilement dans les différentes facettes de la Bio-Response commerciale, moderne et postmoderne. Le cristal/virus, simultanément prometteur et menaçant, déroule sa queue pour révéler l'icône pseudo-linguistique 179

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de la structure encodée de l'ADN, le Dogme Central, celle qui est à l'origine de toutes les réponses corporelles possibles, de toutes les sémioses, de toutes cultures. Telles des pierres précieuses, les cristaux glacés en spirales de la Bio-Response nous promettent la vie elle-même. C'est un joyau précieux qui est disponible dans les services de production d'Hayward, en Californie. Les imbrications de signifiants et de signifiés stratifiés forment des cascades hiérarchisées de signes qui nous guident à travers cette icône mythique, organique, textuelle, technique et politique33.

Figure 5 Pour terminer, la publicité de Vega Biotechnologies illustre graphiquement la promesse finale, « le lien entre la science et demain : Garanti, Pur » (Image 5). Le graphique reprend la grille omniprésente, celle qui est la signature et la matrice, la mère et le père du monde moderne. Son pic tranchant est l'apogée de la quête de certitude et de clarté totale. Mais l'appareil diffractant d'un artefactualisme monstrueux peut sans doute interférer à l'intérieur de ce petit drame familial et nous rappeler que le monde moderne n'a jamais existé et que ces promesses fantastiques sont vides. Les deux lapines organique et informatique de Logic General peuvent réapparaître pour défier toutes les voix passives du productionnisme. Les vieux lapins et les vielles lapines dupliqué-e-s peuvent résister à leurs interpellations logiques et leur opposer l'esquisse d'une néo-natalité des autres impropres/inapproprié-e-s, dans laquelle les enfants ne seront 33. R. Barthes. Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, est mon guide ici et ailleurs.

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pas l'image sacrée du même. Déviant les formes, les cyborgs interférant-e-s peuvent produire des logiques diffractées de l'uniformité et de la différence, utilisant ainsi un autre vocabulaire de la reproduction des liens entre la science et demain, celui des collectifs d'acteurs-rices/ actantEs sur le terrain. II Le carré Cyborg: À travers l'Artefactualisme vers Ailleurs. Il est maintenant temps pour nous de voyager avec un sous-ensemble particulier de sujet-e*s mutant-e-s, les « Cyborgs pour la Survie de la Terre » M , dans les paysages physiques et mentaux présentés au début de cet essai. Pour atteindre l'artefactuel dans Tailleurs, il pourra nous être utile de disposer d'une petite machine qui fonctionne également comme une carte. C'est pourquoi, dans ce qui suit, « Promesses des Monstres » s'appuiera sur un appareil artificiel qui génère bruyamment des significations : l'infâme carré sémiotique de A. J. Greimas. Les régions cartographiées par cette petite fabrique de significations, structuraliste et cliquetante, ne pourront jamais être confondues avec les royaumes transcendantaux de la Nature et de la Société. Avec l'aide de Bruno Latour, mon engin structuraliste va tenter de poursuivre un objectif amoderne : cela ne sera pas le conte du progrès rationnel scientifique, celui qui est probablement l'allié des politiques progressistes qui inaugurent patiemment une nature parquée, cela ne sera pas non plus une démonstration de la construction sociale des sciences et de la nature qui assignent fermement toutes les représentations du côté des humanités. Le moderne ne sera pas non plus remplacé ou infiltré par le postmoderne, parce que la croyance en quelque chose appelé « moderne » était, en tant que telle, une erreur. A la place de tout cela, Tamoderne renvoie à une pensée de l'histoire des sciences comme culture et insiste sur l'absence de débuts, des Lumières et de fins: le monde est et a toujours été au milieu des choses dans une conversation pratique et indisciplinée, pleine d'actions et structurée par des groupes fous d'actant-e-s et de réseaux de collectifs inégaux. L'incapacité abondamment critiquée des appareils structuralistes à fournir un récit d'histoires diachroniques, d'un progrès à travers le temps, sera la plus grande qualité de mon carré sémiotique. La forme de mon histoire amoderne aura une géométrie différente, non pas

34. La militante pour la Paix et chercheuse en Sciences Studies, Elizabeth Bird. a surgie avec ce slogan et en a fait un badge politique en 1986 à Santa Cruz, Californie.

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celle d'un progrès mais celles d'interactions permanentes et multiformes dans lesquelles se construisent les vies et les mondes humaine-s et non-humain-e-s. Ce Voyage du Pèlerin prend une tournure monstrueuse. Les promesses des monstres Sur le chemin de l'artefàctualisme vers un autre lieu Une politique régénératrice pour autres impropres/inapproprié-e-s

Les promesses des monstres

L'Espace Réel : l a Tene

L'Espace Externe : L'Extraterrestre

•Comprendre c'est tout*

•Le choix, c'est l'univers ou rien» Néo-natalité des Extraterrestres et des Terri en-ne-s Un p r i t pas... HAM et l'Etoffe des héros Aime te màre Les terres du Western Shoeshone el l'Etat du Nevada

Néonatalité du collectif Gombe Sauver la nature Amazonie la natuic sociale

4 L'Espace Virtuel : SF

L'Espace Interne : l e Corps Biomédical

•Si vous voulez en savoir plus, appuyez sur Enter* Néo-natalité des autres imprqpres/inapproprié-e-s

•La substance des «toiles est devenue vivante»

Usa Foo Relire le collectif

Homme de l'espace versus La personne relationnelle

Cyborg

Envahisseurs viraux + Missiles intelligents

Une sémiotique en arc en ciel

Versus Grammaire du Système Immunitaire + ACTUP

Néo-natalité du corps Fœtus Le Système Immunitaire

Figure 6 J'aime mes technologies analytiques, elles sont les partenaires turbulentes d'une construction discursive, des déléguées qui ont appris à faire des choses par elles-mêmes et à (aire beaucoup de bruit. Elles me permettent ainsi de ne pas oublier tous les circuits de compétences, les conversations héritées, les coalitions d'acteurs-rices/ actantEs humain-e-s et non humain-e-s qui accompagnent toutes les excursions sémiotiques. Le carré sémiotique, si subtil entre les mains de Fredric Jameson, sera plus rigide et littéral ici35. Je veux seulement 35. Voir A. J. Greimas, Sémantique structurale, Paris. Larousse, 1966; F. Jameson, The Prison-House of Language, Princeton, Princeton University Press, 1972.

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retenir quatre espaces, avec une séparation relationnelle et différentielle, pendant que j'explore comment certaines luttes locales/globales portant sur les significations et les encorporations de la nature, apparaissent à l'intérieur de ces espaces. Presque comme une plaisanterie sur les « structures élémentaires de la signification (Garanties, Pures) », le carré sémiotique de cet essai permet néanmoins à un monde collectif de prendre forme sous nos yeux hors des structures de la différence. Les quatre régions à travers lesquelles nous allons voyager sont A) l'Espace Réel ou la Terre, B) l'Espace Extérieur ou l'Extraterrestre, non-B) l'Espace Intérieur du Corps et, pour terminer, non-A) l'Espace VirAiel du monde de SF, oblique aux domaines de l'imaginaire, du symbolique et du réel (Image 6). De façon quelque peu non conventionnelle, nous nous déplacerons dans le sens des aiguilles d'une montre dans ce carré pour voir quelles sortes d'images surgissent de cet exercice de Science Studies pratiquées comme des Cultural Studies. Dans chacun des trois premiers quadrants du carré, je commenterai une image populaire de la nature et de la science, qui parait à première vue irrésistible et sympathique, mais qui devient rapidement le signe de structures profondes de domination. Ensuite, je nous détournerai vers des images et des pratiques différentielles/oppositionnelles qui peuvent promettre quelque chose d'autre. Dans le dernier quadrant, dans l'Espace Virtuel et à la fin de notre voyage, nous allons rencontrer un personnage qui remplira la fonction d'une guide troublante et qui nous promettra des informations sur les formations psychiques, historiques et corporelles, qui proviennent peut-être d'un autre procédé sémiotique que le procédé psyclioanalytique des apparences modernes et postmodernes. Conduit-e-s à travers le récit de John Varley dans son roman éponyme, tout ce que nous avons à faire pour suivre cette Béatrice, inquiétante et amoderne, sera de « Press Enter b36. Sa tâche sera de nous enseigner la néo-natalité des autres impropres/inapproprié-e-s. À l'intérieur de chaque quadrant et au sein de la machine qui les a générés, l'objet de ce voyage est de relever les métamorphoses et les déplacements de frontières qui pourront renforcer un savoir et une politique de l'espoir en des époques vraiment monstrueuses. Les plaisirs promis ici ne sont pas ceux des fantasmes masculinistes libertariens de la pratique infiniment régressive du viol des frontières et du frisson de fraternité qui l'accompagne. Mais, peut-être, le simple plaisir de la régénération

36. J. Varley, « Press Enter », in Blue Champagne, New York, Berkeley Books, 1986.

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dans des espaces frontaliers moins macabres et chiasmatiques.37 Sans origine ni fondement, sans tropisme progressiste et illuminé de l'histoire, comment pouvons-nous faire une projection des possibilités sémiotiques d'autres « topickgods » et lieux communs ?

Figure 7 A. L'Espace Réel : La Terre En 1984, pour célébrer la neuvième année de son soutien aux émissions télévisées de la National Géographie Society, la société Gulf Oil a été à l'origine d'une publicité titrée « Understandingis everything »38 (Image 7). La publicité fait référence à l'un des programmes qui fut le plus regardé dans l'histoire de la télévision publique: l'émission spéciale sur Jane Goodall et les chimpanzés sauvages du parc national de Gombe en Tanzanie. La douce étreinte entre les mains du singe et de la jeune femme blanche semble faire advenir ce que le texte proclame : la communication, la confiance, la responsabilité et la compréhension comblent le fossé qui a défini l'existence naturelle et sociale humaine dans les récits occidentaux « modernes ». Préparé à cette expérience par une pratique scientifique codée en termes d'« années de patience », le « geste spontané de confiance », initié par l'animal

y j . Je suis redevable à un autre guide à travers cet essai: G. Anzaldua. Borderlands, La Frontera: The NewMestiza, op. cit., et à d'autres voyageur-seu-s des espaces virtuels encorporés : R. Femandez, « Trickster Literacy: Multiculturalism and the (Re)lnvention of Leaming », Qualifying Essay, History of Consciousness, University of Califomia. Santa Cruz, 1990; Allucquere R. Stone, «Following Virtual Communities ». Essai non publié. History of Consciousness, University of Califomia, Santa Cruz. La ramifiante « communauté virtuelle consensuelle » Ile concept de Sandy Stone développé dans un autre contexte) de la théorie féministe qui est en incubation à l'UCSC infiltre densément mon écriture. 38. « La compréhension, c'est tout » [Ndtl

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provoque la métamorphose de Goodall, alors simple copie de « Jane » en « Docteure Goodall ». Voilà une science naturelle codée de façon toute féminine pour contrer les excès instrumentaux du complexe militaro-industriel des technosciences dont les codes scientifiques sont anthropocentriques et masculins. La publicité tente de faire oublier au spectateur et à la spectatrice que Gulf Oil appartient aux Sept Sœurs*"3 du pétrole, huitième au classement Forbes 500 en 1980 (bien que rachetée par Chevron à la fin de la décennie lors d'une restructuration capitaliste transnationale). En réponse aux défisfinancierset politiques formulés depuis le début des années 1970 par l'Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEC) et par l'activisme écologique mondial, les géants du pétrole ont développé depuis la fin des années 1970 de scandaleuses stratégies publicitaires, se présentant comme les leaders de la cause environnementale, voire même comme les mères de l'écoféminisme. Il n'y a pas meilleure histoire que celle de Jane Goodall et des chimpanzés pour faire le récit du contact réparateur entre Nature et Société, raconté par une science qui communique largement par les moyens d'une chaîne de télévision qui nous amène innocemment vers « la curiosité, l'observation, la connaissance, la compréhension u40. Voilà l'histoire d'une encorporation heureuse. La publicité mobilise un autre ensemble de codes, ceux de la race et de l'impérialisme, amenés par les drames du genre et des espèces, de la science et de la nature. Dans le récit du National Géographie, «Jane» entre «seule» dans le jardin en 1960, recherchant le plus proche parent de « l'homme » pour établir un « Knowing touch »41 qui comble les abîmes du temps. La famille naturelle est ici en jeu le document spécial de PBSi2 tient lieu de thérapie familiale inter-espèce. La distance entre les espèces se réduit peu à peu, par l'intermédiaire d'une discipline patiente: les animaux ne peuvent d'abord être connus que par leurs empreintes et leurs cris, puis par leurs repérages fugaces et enfin par le contact engageant et direct de l'animal ; alors, « Jane » peut les nommer et se voir admise comme « déléguée de l'humanité », 39. Les « seven sisters » sont les sept sociétés pétrolières les plus importantes du monde. [Ndt] 40. Pour une lecture approfondie de l'histoire de Jane Goodall et des chimpanzés de Gombe telle qu'elle est racontée par le National Géographie, qui doit toujours être tenue en tension avec d'autres versions de cette histoire, voir 0. Haraway, « Apes in Eden, Apes in Space » in Primate Visions, op. cit., pp. 133-95. Rien dans mes analyses ne doit être utilisé pour s'opposer à la conservation des primates ou pour condamner les Jane Goodalls. Ce sont des sujets complexes qui méritent un soin d'analyse propre et une considération matérielle spécifique. Mon point ici concerne les cadres sémiotiques et politiques à l'intérieur desquels le travail de survie doit être approché par des acteurs-rices/actantEs géopoliticalement différentié-e-s. 41. « contact connaissant » [Ndt] 42. Public Broadcasting Service, un réseau de télévision états-unien. [Ndt]

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de retour en Eden. La société et la nature ont fait la paix, la « science moderne » et la « nature » peuvent coexister. Jane/Docteure Goodall est presque représentée comme une nouvelle Adam, autorisée à nommer, non grâce aux mains créatives de Dieu, mais par le contact transformateur avec l'animal. Les peuples de Tanzanie disparaissent au cours d'une histoire dans laquelle les acteurs-rices/actantEs sont des singes anthropoïdes et une jeune femme blanche Britannique pour devenir un drame minutieusement moderne, sacré et profane. Les chimpanzés et Goodall sont chacun-e-s engagé-e-s de façon confuse dans des récits de mises en danger et de salut. Après la Seconde Guerre mondiale, les grands singes sont menacés par l'extinction de leur espèce, la Terre affronte l'annihilation nucléaire et écologique, et l'occident se heurte à l'expulsion de ses anciennes possessions coloniales. Si seulement la communication pouvait être établie, la destruction pourrait être détournée. C'est ainsi que Gulf Oil le souligne : « Notre objectif est de susciter la curiosité sur le monde et sur la fragile complexité de son ordre naturel, pûis de satisfaire cette curiosité à travers l'observation et l'apprentissage, pour conduire à une réflexion sur la place de l'homme dans la structure écologique et sa responsabilité envers elle. Nous faisons reposer cet objectif sur la simple théorie qu'aucune personne raisonnable1 ne peut s'engager dans la destruction d'une chose dont il connaît la valeur ». Le progrès, la rationalité et la nature rejoignent le grand mythe de la modernité, qui est complètement menacé par une douzaine d'apocalypses imminentes. Une romance familiale transespèces promet d'écarter la destruction menaçante. Ni dans la version de Gulf Oil et ni dans celle du National Géographie il n'est rappelé, même implicitement, que la communication et la compréhension qui émergent entre Jane/Docteure Goodall et le chimpanzé spontanément confiant, se déroulent à un moment historique précis : celui de l'indépendance d'une douzaine de nations africaines. En 1960, quand Goodall part pour Gombe, quinze d'entre elles accèdent à l'indépendance. Il manque à cette romance familiale des êtres tels que les Tanzanien-ne-s. Les peuples africains cherchent à établir leur hégémonie sur les terres qu'ils habitent. Pour cela, ils doivent déplacer les récits de la présence naturelle des colons blancs, généralement à travers des histoires nationales extrêmement complexes et dangereuses. Mais dans le « Understanding is everything », la métonymie du « geste spontané de confiance » de la main animale vers la main blanche efface encore une fois les corps invisibles des peuples de couleur, que personne ne considère jamais capable de représenter l'humanité dans l'iconographie occidentale. La 1 8 6

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main blanche sera l'instrument de la sauvegarde de la nature et, par ce même processus, se sauvera également de la rupture avec la nature. Comblant de grands fossés, les êtres transcendantaux de la nature et la société se rejoignent ici dans la figure métonymique des mains doucement entrelacées de deux mondes, dont l'innocent contact dépend de l'absence de l'« autre monde », le « troisième monde », celui dans lequel le drame transpire vraiment. Dans l'histoire des sciences de la vie, la grande chaîne des êtres allant des formes de vie les « moins » aux « plus évoluées », a joué un rôle crucial dans la construction discursive des races comme objets de savoir et du racisme comme force vive. Après la Seconde Guerre mondiale et la transformation partielle du racisme explicite de la biologie évolutionniste et de l'anthropologie physicaliste, une nouvelle forme de discours racistes et colonialistes perdure, projeté sur le « plus proche parent de l'homme », les grands singes anthropoïdes43. Il est impossible de représenter les mains entrelacées d'une femme blanche et d'un singe africain sans évoquer l'histoire de l'iconographie raciste dans la biologie et dans la culture populaire états-unienne et européenne. La main de l'animal symbolise de façon métonymique toutes les espèces effrayantes, le tiers-monde, les peuples de couleur, l'Afrique, la Terre écologiquement en danger. Ils-elles appartiennent tout-e-s fermement au royaume naturel, tout-e-s représenté-e-s par la main tannée se repliant sur celle de la femme blanche, sous la protection du soleil du logo de Gulf Oil, qui brille également sur l'engagement des Sept Sœurs envers la science et la nature. Le geste spontané de contact, dans les terres sauvages de Tanzanie, autorise une doctrihe 43. Je conserve dans mes dossiers de nombreuses images récentes de romances familiales transespèces entre singes et humains qui sont imprégnées d'iconographie raciste fondamentale. L'image la plus vicieusement raciste m'a été montrée par Paula Treichler: une publicité de la Health Maintenance Organization (HMO) à l'attention des physiciens et des classes préparatoires en médecine de Minnéapolis, dans le American Médical News du 7 août 1987. Un homme blanc en blouse blanche, stéthoscope au cou, enfile une alliance au doigt d'une personne déguisée en une femelle gorille laide et très noire, habillée en robe de mariée. Les vêtements blancs ne signifient pas les mêmes choses pour des races, des espèces et des genres différents I La publicité proclame: « Si vous faites une alliance HMO invraisemblable, peut être que nous pouvons vous aider ». Le physicien blanc (humain) lié à la patiente noire (animale) des villes concernées par le marketing de HMO pour leurs offres d'assurance santé doivent être libéré-e-s. Il n'y a pas de femme dans cette publicité, il y a une menace cachée déguisée en singe femelle, habillée comme la mariée vampirique du médecin blanc (la seule dent blanche brille de façon menaçante contre les lèvres noires de l'affreuse mariée). C'est une autre illustration, s'il nous en fallait une, du fait que les femmes noires n'ont pas le statut discursif de la femme/humaine dans la culture blanche. « Tout autour du pays, des physiciens qui avaient fait le rêve d'un beau mariage avec une assurance médicale globale se sont vite rendus compte que la lune miel était terminée. À la place de la qualité des soins et d'une fiscalité avantageuse grâce aux patients, ils en arrivent à accepter les frais réduits et l'augmentation des risques ». Les codes sont transparents. La médecine scientifique a été piégée dans une union avec des femmes vampiriques noires et pauvres. Les risques sont portés par ceux et celles qui ne sont pas examinés. Les mains serrées de cette publicité portent un message différent de celle de la Gulf Oil, mais leurs structures sémiotiques puissantes sont semblables.

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entière de la représentation. Jane, en tant que Docteure Goodall, est habilitée à parler à la place des chimpanzés. La science parle pour la nature. Légitimée par un contact non-forcé, la dynamique de la représentation prend le pouvoir, inaugurant le règne de la liberté et de la communication. Nous sommes face à la structure du discours expert dépolitisé, très critique envers les structures politiques du monde « moderne » et le désespoir politique mythique de la plupart des « postmodemismes », miné par la peur de l'effondrement de la représentation44. Malheureusement, la représentation, frauduleuse ou pas, est une pratique particulièrement résistante. Les mains serrées de la publicité de Gulf Oil sont sémiotiquement similaires au pic du graphique de la publicité de Vega de l'image 5 : « Garantie Pure », « Understanding is everything ». Il n'y a pas d'interruption dans ces théories de la communication, du progrès et du salut permis par la science et la technologie. Pourtant, l'histoire de Jane Goodall à Gombe, pourrait être écrite en tenant compte de ses conditions de possibilité. Car, même dans certaines séquences du document spécial du National Géographie transparait le signe de la civilisation industrielle, comme dans la scène où l'on peut voir la jeune femme au sommet d'une montagne, la nuit, mangeant une conserve d'haricots et de lard, cruciale pour l'histoire du colonialisme en Afrique, comme nous l'apprend la voix-off d'Orson Welles dans son récit de la quête solitaire du contact avec la nature ! Dans l'un des rapports publiés de Goodall de ses premiers jours à Gombe, nous apprenons qu'elle et sa mère, sur la route de la réserve de chimpanzés, ont été arrêtées sur le rivage du Lac Tanganyika, dans la ville de Kigoma, de l'autre côté du Congo qui-n'est-plus-Belge, tel le vautour uburu, libre, résonnant à travers l'Afrique. Goodall et sa mère préparèrent 2 000 sandwiches de viande froide pour les Belges en fuite avant d'embarquer pour les « terres sauvages de Tanzanie »45. Il est également possible de reconstruire une histoire de Gombe comme un site de recherche des années 1970. L'un des points saillants de cette reconstruction est que, pendant les* années de recherche les plus intensives, les individus 44. Lors de la présentation orale de cet article à la conférence Cultural Studies Now and in the Future. Gloria Watklins laka Bell Hooksl rappela le discours états-unien douloureux et quotidien sur les hommes afro-américains comparé à des « espèces en dangers ». Ce discours est construit sur l'affreuse métaphore d'une histoire implacable de l'animalisation et de l'infantilisation politique. Comme d'autres « espèces en danger », ces individus ne peuvent pas parler pour eux-mêmes mais l'on doit parler pour eux. Ils doivent être représentés. Qui parle pour l'homme afro-américain en tant qu' « espèce en danger » ? Remarquons également que la métaphore, appliquée aux hommes noirs justifie une rhétorique anti-féministe et misogyne à propos du positionnement politique des femmes noires. Elle devient vraiment l'une des forces, si ce n'est l'une des menaces les plus puissantes, qui mettent en danger les hommes afro-américains. 45.J. Goodall. In the Shadow of Man, Boston, Hooghton Mifflin, 1971, p. 27.

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les équipes de recherche et leur famille, les Africains, les Européens, les Nord-Américains - étaient considérablement plus nombreux-ses que les chimpanzés. La Nature et la Société se rencontrent dans une histoire particulière, alors que dans une autre histoire, la structure de l'action et les actant-e-s prennent une forme différente. Il est difficile, pourtant, de débarrasser l'histoire de Jane Goodall et des chimpanzés sauvages de ce message « moderne » du « salut de la nature », à la fois dans le sens de la nature salvatrice et dans celui de la scientifique parlant à sa place et la préservant, dans un drame de représentation. Pour y arriver, il nous faut quitter ce récit pour un autre endroit tropical colonisé du quadrant Réel/Terre du carré sémiotique: l'Amazonie. Rappelons-nous que tous les endroits colonisés sont les euphémismes d'une relation spéciale à la nature, il nous faut donc structurer cette histoire afin de tenir un propos amoderne sur la nature et la société pour atteindre peut-être quelque chose de plus compatible avec la survie de tous les actant-e-s en réseau, humain-es et non-humain-e-s. Pour raconter cette histoire, nous devons à la fois arrêter de croire dans la nature et dans la société et résister aux impératifs qui leur sont associés : représenter, reporter, faire écho, agir comme le-la ventriloque des « autres ». L'idée principale est qu'il n'y a ni d'Adam ni de Jane qui puisse nommer tous les êtres du jardin. La raison est simple : il n'y a pas de jardin et il n'y en a jamais eu. Il n'y a aucun nom et aucun contact qui ne soit original. La question qui anime ce récit diffracté, cette histoire construite sur des petites différences, est aussi simple: quelles sont les différences entre les conséquences d'une sémiotique politique de l'articulation et d'une politique sémiotique de la représentation ? > Le numéro spécial d'août 1990 de Discover Magazine raconte l'histoire de « La technologie dans la jungle ». Une photographie d'une page et demie d'un Indien Kayapo, dans ses vêtements indigènes et utilisant une caméra vidéo, accompagne de façon dramatique les paragraphes d'ouvertures. La légende indique que l'homme « filme les membres de sa tribu qui se rassemblent dans la ville du Brésil central d'Altamira pour protester contre le projet de construction d'un barrage hydroélectrique sur leur territoire a46. Toutes les indications de l'article nous invitent à lire cette photo comme le drame de la rencontre du « traditionnel » et du « moderne », mis en scène dans une publication populaire nordaméricaine dont l'audience tient fermement à ces catégories. Nous, membres incrédules de ces audiences, disposons d'une responsabilité 46. C. Zimmer, « Tech in the jungle », Discover, août 1990.

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sémiotique politique différente qui nous est permise par une autre publication, celle de Susanna Hecht et d'Alexander Cockburn: The Fate ofthe ForesF. Je propose de dégager des articulations et des solidarités avec le tournage de l'homme Kayapo et non avec sa photographie, qui ne sera pas reproduite dans cet essai48. Leur livre, bien que délibérément conditionné, publié et commercialisé dans un format adéquat pour la période des fêtes de décembre 1989, est un acte modeste de politique culturelle qui ne doit pas être méprisé. Hetch et Cockburn ont un objectif central. Il et elle cherchent à déconstruire l'image de la forêt tropicale humide, particulièrement de l'Amazonie, perçue comme un « Eden sous verre ». Il et elle insistent sur les lieux de responsabilité et d'autonomie visibles dans les combats quotidiens pour la conservation dont les nombreuses conséquences affectent les manières de vivre des peuples et de toutes les nombreuses espèces qui y habitent. En particulier, il et elle refusent la politique du « sauver la nature » et revendiquent une politique de la « nature sociale », non celles des parcs nationaux et des réserves fortifiées qui proposent une réponse technique pour la survie, mais grâce à une organisation différente des terres et des peuples, où les pratiques de justice restructurent le concept de nature. Les autetir-e-s racontent l'impitoyable histoire d'une « nature sociale » sur plusieurs centaines d'années, en chaque moment et en chaque endrôit, cohabitée et co-construite par les humain-e-s, les territoires et les autres organismes. Par exemple, la diversité et les caractéristiques des espèces d'arbres de la forêt ne peuvent pas être expliquées sans les pratiques des Kayapos et d'autres groupes, inscrites sur le long terme. Hetcht et Cockburn les décrivent en échappant miraculeusement aux élans romantiques à l'inverse des « scientifiques environnementaux accompli-e-s ». Hecht et Cockburn évitent le romanticisme du récit car il et elle n'invoquent pas les catégories modernes comme espaces privilégiés de la science. Ainsi, il et elle n'ont pas à naviguer dans la foule de comparaisons menaçantes entre, selon les goûts de chacun-e, une « ethnoscience », simpliste ou 47. S. Hecht et A. Cockburn, The Fate of the Forest:Developers, Destroyers and Defendersof the Amazon, New York, Verso, 1989. Voir également T. Tumer, « Visual média, cultural politics, and anthropological practice : Some implications of recent uses of film and video among the Kaiapo of Brazil », Comission of Visual Anthroplogy Review, printemps 1990. 48. Je me permets un péché véniel néo-impérialiste dans une note de bas de page dans lequel je cède un tout petit peu à une tentation voyeuriste : dans l'article de Discover, la caméra vidéo et le « natif » ont la même relation symétrique que celle des mains de Goodall et du chimpanzé. Chaque photo représente un contact à travers le temps et l'espace, la politique et l'histoire, pour nous raconter l'histoire d'un salut, celui de l'homme et de la nature. Dans cette version d'un récit cyborg. le contact qui réuni une haute technologie portable et un humain « primitif » est parallèle au contact qui réunit l'animal à l'humain « civilisé ».

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merveilleuse, et une « science moderne », véritable ou dégoûtante. Les auteur-e-s insistent sur l'importance de voir la forêt comme une conséquence dynamique d'une histoire humaine autant que biologique. C'est seulement après que les populations indigènes denses ont dépéri - passant de 12 à 6 millions en 1492 - , ont été réduites à l'état d'esclaves, tuées et déplacées des bords de la rivière que les Européen-ne-s ont pu se représenter l'Amazonie comme « vide » de culture, comme une « nature », ou dans des termes plus récents, comme une pure entité « biologique ». Bien sûr, l'Amazonie n'était pas et n'est pas devenue « vide », même si « la naturel (comme « l'homme ») est l'une des constructions discursives qui opère comme une technologie afin de renverser le monde à travers sa propre image. Regardons d'abord les peuples indigènes de la forêt: nombre d'entre eux se sont organisés depuis quelques années comme un sujet régionalement situé et matériellement historique, préparé pour des interactions locales/globales, ou, dans d'autres termes, pour bâtir de nouveaux et puissants collectifs en dehors des catégories de l'humain et du non-humain, du technologique et de l'organique. Les peuples indigènes d'Amazonie, constitués de groupes tribaux de Colombie, d'Équateur, du Brésil et du Pérou, rassemblant près d'un million de personnes, s'articulant avec d'autres peuples indigènes d'Amérique, sont devenus un nouveau sujet/objet discursif, qui détient le pouvoir de reconstituer une réalité qui s'inscrit dans la construction discursive. On trouve également dans la forêt près de 200 000 personnes d'ascendance métisse, qui couvre en partie les peuples indigènes. Ils et elles ont une histoire avec l'Amazonie qui s'étend sur plusieurs générations et ont gagné'leur vie par l'extraction - de l'or, des noix, du caoutchouc, et d'autres produits issus de la forêt. C'est l'histoire complexe d'une exploitation sinistre. Ces peuples sont également menacés par les derniers projets des banques internationales ou des investissements nationaux de Brasilia à Washington49. 49. Il est pourtant important de noter que l'homme actuellement en charge des affaires environnementales pour l'Amazonie dans le gouvernement brésilien a pris des positions fortes et progressistes concernant la conservation, les droits humains, la destruction des peuples indigènes et les liens entre l'écologie et la justice. Il y aurait beaucoup à apprendre des récentes propositions et politiques, comme celles du plan du gouvernement appelé Nossa Natureza (Notre Naturel, de certaines activités d'organisations internationales d'aides et de conservation, et des ententes écologistes. Qui plus est, je peux difficilement juger ces affaires complexes sans faire preuve d'une arrogance mal placée. Ma position ne consiste pas à dire que tout ce qui vient de Brasilia ou de Washington est mauvais et que tout ce qui vient de la forêt est bon - une position évidemment fausse. Il ne s'agit pas non plus de dire que quelqu'un qui ne vient pas d'une famille qui a habité la forêt sur plusieurs générations n'a pas sa place dans les « collectifs humains et non humains » cruciaux pour la survie des vies et des modes de vie en Amazonie et ailleurs. Mon propos porte sur l'autoconstitution des peuples indigènes comme acteurs et agents principaux, avec lesquels d'autres doivent interagir - en coalition ou en conflit - et non l'inverse.

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Ces institutions sont en conflit depuis des décennies avec les peuples indigènes à propos des ressources et des modes de vies. Leur présence dans la forêt pourrait être comprise comme le fruit des fantasmes coloniaux des bandeirantes**, des romantiques, des conservateur-rice-s de musées, des politicien-ne-s, des spéculateur-rice-s, mais leur destin est intimement entrelacé avec ceux des autres habitants historiques de ce monde vivement contesté. C'est aux côtés de ces peuples désespérément pauvres, en particulier du syndicat des travailleurs du caoutchouc, que Chico Mendes, l'activiste révolutionnaire, fut assassiné le 22 décembre 198851. L'une des principales raisons de l'assassinat de Mendes est sa perception du syndicat des extracteurs et des peuples indigènes comme « les vrais défendeurs de la forêt », selon l'expression de Hetch et Cockburn. Cette position n'est pas dérivée du concept de « nature menacée » mais plutôt d'une relation avec « la forêt comme le tégument de leur propre combat fondamental pour la survie »52. Formulé autrement, leur autorité ne découle pas du pouvoir de représenter à distance ou d'un statut ontologique naturel, mais d'une relationalité sociale constitutive dans laquelle la forêt est une partenaire intégrale, une actante de l'encorporation naturelle/sociale. Dans leur revendication d'autorités sur le sort de la forêt, les peuples résidents articulent un collectif social constitué d'humain-e-s, d'autres organismes, êt d'autres actant-e-s non-humain-e-s. Les peuples indigènes résistent dans la longue histoire d'une « tutelle » forcée, afin de s'opposer aux représentations puissantes que portent sur eux les environnementalistes nationaux et internationaux, les banquier-ère-s, des développeur-se-s et des technocrates. Les extracteur-rice-s, par exemple, les travailleur-seuse-s du caoutchouc, construisent de façon indépendante leur point de vue collectif. Aucun d'entre ces groupes ne considère que l'exclusion et l'assujettissement permanent à des forces politiques et économiques historiquement dominantes puissent être la solution pour « sauver » l'Amazonie. Hecht et Cockburn le. montrent : « les travailleurs du caoutchouc n'ont pas risqué leur vie pour les réserves d'extractions

50. Expéditions coloniales de conquête de l'intérieur des terres sud américaine consacrée à l'exploration, au pillage des ressources et à la mise en esclavage des peuples indigènes. [Ndt] 51. Pour une histoire de la vie de Mendes et de son assassinat par ses opposants, issus d'une réserve d'extraction à laquelle on avait interdit l'exploitation du bois, voir A. Revkin, The Buming Season, New York, Houghton Mifflin, 1990. 52. S. Hetch & A. Cockburn, TheFateoftheForest:Developers, Destroyers and Defendersof the Amazon, op. cit.. p. 196.

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dans l'objectif de vivre tels des péon-ne-s endetté-e-s »53. « Tous les programmes pour l'Amazonie commencent avec les droits humains fondamentaux: la fin de la servitude liée à la dette, de la violence, de l'esclavage et des assassinats commis par ceux qui veulent se saisir des terres que les peuples de la forêt occupent depuis des générations. Les peuples de la forêt cherchent une reconnaissance légale des terres natives et veulent que les réserves d'extraction soient gérées selon le principe de la propriété collective, sur la base de participations individuelles et fournissant des revenus individuels »54. La deuxième réunion nationale brésilienne de l'Alliance des Peuples de la Forêt à Rio Brarçco en 1989, très peu de temps que l'assassinat de Mendes ait rendu visible ces enjeux et qu'ils soient relayés avec force dans la presse internationale, formula un programme d'opposition à la récente politique Nossa Natureza de l'Etat brésilien. Articulant une dimension quelque peu différente de la relation entre une « première personne du plurielle » et la nature ou les environnements naturels, les principes du programme de l'Alliance des Peuples de la Forêt étaient définis par et pour les peuples de la forêt. Au cœur du programme on trouve le contrôle direct des terres indigènes par les peuples natifs, une réforme agraire associée à un programme environnemental, le développement technique et économique, la création d'emplois médicaux, l'augmentation des salaires, la création de systèmes commerciaux localement contrôlés, la fin des incitations fiscales pour les éleveurs de bétails, pour l'agro-business et pour l'exploitation forestière irresponsable, la fin de la dette de la main-d'œuvre non qualifiée et une protection légale par la police. Hecht et Cockbum appellent cela une « écologie de justice » pour répondre à ja destruction environnementale, qui refuse la solution techniciste, qu'elle soit bénigne ou nocive. L'Alliance des Peuples de la Forêt ne rejette pas les savoir-faire scientifiques et techniques, que cela soit les leurs, ceux d'étranger-ères, mais elle écarte l'épistémologie politique « moderne » qui fait du discours technoscientifique le fondement de la juridiction. Le point fondamental est que la biosphère amazone est une entité collective irréductible humaine et non humaine55. Il n'y aura pas de nature sans justice. Nature et justice, ces objets discursifs contestés et encorporés dans le monde matériel s'éteindront ou survivront ensemble. 53. Ibid., p. 202. 54. Ibid., p. 207. 55. Des enjeux similaires sont formulés par des Amazonien-ne-s dans d'autres pays. Par exemple, les parcs nationaux de Colombie ont banni les peuples natifs de leurs territoires mais ont laissé libre l'accès aux bûcherons et aux compagnies pétrolières, en vertu d'une politique du « multi usage » des parcs. Tout ceci devrait paraître très familier aux Nord-Américain-ne-s.

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La théorie est ici extrêmement corporelle et le corps est un collectif, c'est un artefact historique constitué d'humain-e-s autant que d'actant-es non humain-e-s, organiques et technologiques. Les acteurs-rices/actantEs sont des entités qui font des choses, des choses qui ont des effets, qui construisent des mondes en série en association avec d'autres acteurs-rices/actantEs différent-e-s56. Certain-e-s acteursrices/actantEs, les humain-e-s spécifiques par exemple, peuvent essayer de réduire les ressources des autres acteurs-rices-tantEs - afin de polir et de constituer une matrice pour leur Action ; mais un tel comportement est contestable, cela n'est pas la relation nécessaire de la « nature humaine » au reste du monde. D'autres acteurs-rices/actantEs, humain-e-s et non humain-e-s, résistent régulièrement à ces tentatives de réductionnisme. Le pouvoir de domination échoue parfois dans ces projets d'immobilisation des autres et les individus peuvent faire augmenter le nombre de ces échecs. La nature sociale est le nexus que j'ai appelé nature artefactuelle. Les humain-e-s « défenseur-euse-s de la forêt » ne vivant et n'ont jamais vécu dans un jardin, c'est grâce à un lien dans le nexus de la nature sociale, toujours hétérogène et historique, qu'ils peuvent articuler leurs revendications. C'est peut-être à l'intérieur d'un tel nexus que les gens comme moi peuvent décrire une politique de l'articulation plutôt que de la représentation. Il est de notre responsabilité de chercher à comprendre une telle fiction dans laquelle les Amazonien-ne-s mutualisent les/leurs intérêts au sein d'une alliance pour défendre la forêt humide et ses modes de vie humaine et non humaine. Car, assurément, les Nord-Américain-e-s, les Européen-ne-s et les Japonais-e-s, entre autres, ne peuvent pas voir de là où ils-elles sont. Quoi que soient nos intentions, nous ne sommes pas les acteur-rice-s des combats de la vie et de la mort dans l'Amazone. Dans son commentaire de Fate of the Forest, Joe Kane, auteur d'un autre liyre sur la forêt tropicale humide en vente pour noël 1989, le voyage d'aventure Running the Amazon11 fait apparaître un 56. Révisant et déplaçant ses arguments, je suis à nouveau ici en discussion avec Bruno Latour. qui insiste sur le statut social des acteurs-rices/actantES humains et non humains. « Nous utilisons le terme d'acteur pour signifier rien d'autre que ce qui est fait par un autre acteur à la source d'une action. Il n'est pas possible de le limiter aux humains. Cela n'impliquera alors pas la volonté, la voix, la conscience de soi et le désir ». Latour formule alors un élément crucial : l'importance de « figurer » (par des mots ou par d'autres moyens) les acteurs-rices/actantEs non humain-e-s comme s'ils-elles étaient les individus d'une opération sémiotique; les caractérisations non-figurales sont également possibles. La ressemblance ou la différence des acteurs-rices/actantEs est un problème intéressant qui prend toute sa mesure dans le domaine partagé des interactions sociales. Voir, B. Latour, « Where are the missing masses, sociology of a few mundane artefacts », op. cit. 57. Voir J. Kane, Running the Amazon. New York, Knopf, 1989. Le récit de Kane apparaît dans le Voice Literary Supplément, février 1990, Hecht et Cockburn ont répondu dans l'article « Getting Historical », Voice Literary Supplément, mars 1990, p. 26.

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élément qui peut aiguiser et clarifier mes arguments pour critiquer une politique de la représentation en général, et plus spécifiquement celle des questions d'environnementalisme et de conservation. Se préoccupant des rapprochements trop rapides entre les discours de la nature sociale ou de l'écologie socialiste et ceux des politiques multi-usages des forêts nationales des Etats-Unis, qui ont mis en œuvre une exploitation rapace des terres et des organismes, Kane pose une question simple: « Qui parle pour le jaguar? ». Je me soucie moi-même beaucoup de la survie du jaguar ou du chimpanzé, de l'escargot hawaïen de terre, de la chouette tachetée, et de nombreuxses autres terrien-ne-j. Je m'en soucie énormément. En effet, je crois que mon groupe social et moi sommes particulièrement, bien que pas uniquement, responsables de l'anéantissement des modes de vie du jaguar et de ceux de bien d'autres humain-e-s et non-humain-e-s. Mais, la question de Kane semble fausse à un niveau fondamental. En voilà la raison. Sa question est posée comme s'il représentait un groupe pro-vie dans un débat sur l'avortement : « Qui parle pour le fœtus ? » Qu'est ce qui est problématique dans ces deux questions ? Et, pourquoi ce point a-t-il toute son importance pour des Sciences Studies qui soient des Cultural Studies'i Qui parle pour le jaguar? Qui parle pour le fœtus? Ces deux questions reposent sur une politique sémiotique de la représentation38. En permanence sans-parole, nécessitant constamment les services d'un-e ventriloque, ne pouvant jamais demander un vote de rappel59, ils sont dans chaque cas les objets ou prétextes de la représentation et c'est à travers eux que se réalise le rêve fondateur du système représentatif. Comme le dit Marx dans un contextç quelque peu différent : « Ils ne peuvent pas se représenter, ils doivent être représentés n60. Mais, dans une sémiologie politique de la représentation, la nature et le fœtus ont un statut épistémologique supérieur à celui de certaine-s êtres humain-e-s assujetti-e-s. L'effectivité d'une telle représentation repose sur une opération de distanciation. Le représenté doit 58. Mon argumentaire contre la politique de représentation du fœtus repose sur vingt ans de discours féministes sur la localisation de la responsabilité dans la grossesse, sur la liberté reproductive et la contrainte. Pourles arguments cruciaux sur lesquels repose cet essai, voir J.Terry,«The bodyinvaded: médical surveillance of women as reproducers ». Socialist Review, vol. 19, n° 3,1989, pp. 13-43 ; V. Hartouni, « ContainingWomen:Reproductivediscourseinthe1980's »inC.PenleyandA.Rose(eds.|, Technoculture. Minneapolis, University of Minneapolis Press, 1991 et R. P. Petchesky, « Fetal images: The power of visual culture in the politics of reproduction », Feminist Studies. vol. 13, n° 2,1987, pp. 263-292. 59. Procédure états-unienne au cours de laquelle les électeurs peuvent destituer un gouverneur par voie de référendum. [Ndtl 60. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Cité par E. Said. L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, Éditions du Seuil, 1980, dans son épigraphe d'ouverture.

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être dégagé de l'environnement, des nexus discursifs et non-discursifs qui l'environnent et qui le constituent pour être relocalisé dans le domaine de la représentation. L'effet recherché par cette opération magique est d'enlever tout pouvoir à ceux-celles, ici la femme enceinte et les peuples de la forêt, qui sont « proches » de l'objet « naturel » maintenant représenté. On éloigne ainsi le jaguar et le fœtus de leur entité collective pour les relocaliser dans une autre, dans laquelle ils sont reconstitués comme les objets d'un genre particulier, comme le prétexte d'une pratique représentative qui autorise pour toujours le-la ventriloque. La tutelle sera éternelle. Le-la représenté-e est réduit-e au statut permanent du réceptacle de l'action, et ne sera jamais le-la co-acteur-rice d'une pratique articulée entre des partenaires sociaux différent-e-s mais relié-e-s. Tout ce qui environne et entretient l'objet représenté, que cela soit les femmes enceintes ou les peuples locaux, disparaissent tout simplement de la tragédie ou réapparaissent comme des antagonistes. Par exemple, le concept d'« environnement maternel » est utilisé pour considérer la femme enceinte par les domaines juridique et médical, deux domaines discursifs extrêmement puissants61. Les femmes enceintes et les peuples locaux sont considérés comme étant Us moins aptes pour «, parler à la place » des objets tels que le jaguar ou le fœtus car ils-elles ont été discursivement reconstruit-e-s comme ayant des « intérêts » opposés. La femme et le fœtus, le jaguar et l'Indien Kayapo ne sont pas les acteurs-rices/actantEs du drame de la représentation. Certains d'entre eux-elles deviennent les représenté-e-s, les autres deviennent leur environnement, souvent menaçant. Le-la seul-e acteur-rice qui reste est le-la porte-parole, celui ou celle qui représente. La forêt n'est plus l'interface d'une nature sociale co-constituée, la femme n'est plus la partenaire de la dialectique intriquée et intime d'une relatioxutlité sociale cruciale pour sa propre individualité, avec l'individualité possible de son co-acteur-rice/actantE social-e interne mais différent-é*. Dans la logique libérale de la représentation, le 61. R. Hubbard, «Technology and childbearing » in The Politics of Women's Biology. New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1990. 62. Marilyn Strathfem décrit le concept mélanésien d'enfant comme « le dépositaire fini des actions d'autres multiples » et non comme les occidentaux-ales qui y voient une ressource à construire par la socialisation des autres, à l'intérieur d'un être entièrement humain. M. Strathem Between Things: A Melanesiasnist's Comment on Deconstmctive Feminism, manuscrit non publié. Les féministes occidentales se sont battues pour articuler une phénoménologie de la grossesse qui rejette le cadre culturel dominant du producf/onn/sme/reproductionisme, avec sa logique de ressource passive et de technologiste actif. Dans ces efforts, le nexus femme-fœtus est refiguré comme le noyau d'une relationalité à l'intérieur d'un large réseau, dans lequel les individus libéraux ne sont pas des acteurs-rices mais des collectifs complexes, incluant des personnes sociales (singulières et plurielles) non-libérales. Des refigurations similaires apparaissent dans le discours écoféministe.

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fœtus et le jaguar doivent être protégés de ceux-celles qui leur sont précisément proches, de leur « environnants ». Le pouvoir de la vie et de la mort doit être délégué au ventriloque le plus épistémologiquement désintéressé; il est crucial de bien garder à l'esprit que tout cela concerne le pouvoir de donner la vie et la mort. À l'intérieur du mythe de la modernité, qui d'autre que l'expert-e et en particulier le-a scientifique, peut être le moins influencé par des intérêts en compétition ou pollué par une proximité excessive ? Mieux que le-a juriste, le-a juge ou le-a législateur-rice national-e, le-a scientifique est le-a représentant-e parfait-e de la nature, c'est-à-dire du monde objectif constytutivement et constamment sans parole. Qu'il soit homme ou femme, sa distance sans passion est sa plus grande vertu. Cette distance, discursivement constituée et structurellement générée, légitime son privilège professionnel qui est, dans le cas qui nous occupe, le droit de vie et de mort. Après avoir cité Marx sur la représentation dans son épigraphe à l'Orientalisme, Edward Said cite « The East is a carrer » du Tancred de Benjamin Disraeli. Le monde naturel non-social, séparé et objectif est une carrière. La nature légitime la carrière du scientifique autant que l'Orient justifie les pratiques représentatives de l'orientaliste, précisément parce que la « Nature » et l'« Orient » sont les produits des pratiques constitutives des scientifiques et des orientalistes. Ces inversions ont fait l'objet de fines analyses par les sciences studies. Bruno Latour esquisse la double structure de la représentation à travers laquelle les scientifiques établissent le statut objectif de leur connaissance. D'abord, les opérations forment et enrôlent de nouveaux objets ou allié-e-s à travers un affichage visuel pu par d'autres moyens appelé appareils d'inscription. Ensuite, les scientifiques parlent comme s'ils-elles étaient les porte-paroles de ces objets sans-paroles qu'ils-elles viennent de former et d'enrôler en tant qu'allié-e-s dans un champ agonistique appelé la science. Latour définit les actant-e-s comme ce qui est représenté, le monde objectif est présenté comme un actant par l'unique vertu des opérations de représentation63. Le représentant ou la représentante en est en fait l'auteur-e, même s'il ou elle proclame le statut indépendant des objets représentés. Dans cette double structure, l'ambiguïté de la représentation, simultanément sémiotique et politique, est fascinante. D'abord, la chaîne de substitution, opérant à travers les dispositifs d'inscription, reloge le pouvoir et l'action dans les « objets » séparés des contextualisations 63. Voir B. Latour, La Science en action, op. cit.

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polluantes et nommés par des abstractions formelles (le « fœtus »). Puis, la personne en charge de lire les inscriptions parle pour ses électeurs-rices dociles, les objets. Ce n'est pas un monde très vivant, et cela n'offre au final pas grand-chose aux jaguars, dont les intérêts sont censés être défendus par l'appareillage entier. Dans cet essai, j'ai argumenté en faveur d'une autre façon de voir les acteurs-rices et les actant-e-s et, par conséquent, d'une autre façon de positionner les scientifiques et la science au sein d'importants combats dans le monde. J'en ai appelé àux actants comme des entités collectives qui font des choses dans un champ d'action structuré et structurant, j'ai dessiné les enjeux dans les termes de l'articulation plutôt que dans ceux de la représentation. Les êtres humain-e-s utilisent des noms pour diriger les autres acteurs-rices/actantEs autant qu'eux-mêmes et se trompent facilement de noms pour les choses. Ces mêmes humain-e-s pensent également que les traces des dispositifs d'inscriptions sont comme des indices pour les choses, de telle sorte que les inscriptions et les choses peuvent être enrôlées dans le théâtre dramatique de la substitution et de l'inversion. De mon point de vue, les choses ne préexistent pas comme des référents évasifs bien que hautement pré-conditionnés. D'autres acteurs-rices/actantEs sont bien plus filous que cela. Les frontières prennent des formes provisoires et non achevées dans des pratiques articulatoires. Le potentiel inattendu de l'articulation profonde des actants humain-e-s et non humain-e-s - c'est-à-dire le potentiel pour la génération - peut à la fois troubler et autoriser la technoscience. Les philosophes occidentaux prennent parfois en compte l'inadéquation des noms en soulignant la « négativité » inhérente à toute représentation. Cela nous ramène à la remarque de Spivak, citée précédemment dans cet article, à propos de l'importance des choses que nous ne pouvons pas ne pas désirer mais que nous ne.pouvons jamais posséder - ou représenter, car la représentation dépend de la possession d'une ressource passive, à savoir, l'objet silencieux, l'actant-e nu-e. Peut-être pouvons-nous malgré tout « articuler » les humain-e-s et les non-humain-e-s dans des relations sociales, ce 'qui se fera toujours pour nous par l'intermédiaire du langage (ou bien d'autres médiations sémiotiques, c'est-à-dire, signifiantes). Mais, pour nos partenaires autres, l'action est « différente », peut être « négative » à notre point de vue linguistique, mais elle est cruciale à la générativité du collectif. C'est l'espace vide, l'indécidabilité, la ruse des autres acteurs-rices/actantEs, la « négativité » qui me donnent confiance dans la réalité, qui me font rechercher l'ultime irreprésentativité de la nature sociale et qui me rendent suspi-

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rieuse quant aux doctrines de la représentation et de l'objectivité. Ma caractérisation brute ne se conclut pas par un « monde objectif » ou par une « nature », mais insiste très certainement sur le monde. Ce monde doit toujours être articulé depuis le point de vue des individus, à travers des « savoirs situés » M . Ces savoirs sont amis de la science mais ne participent en rien à l'inversion anhistorique et à l'amnésie concernant la fabrication des articulations, ou de leur sémiotique politique si vous préferez. Je pense que le monde est précisément ce qui se perd dans les doctrines de la représentation et de l'objectivité scientifique. C'est bien parce que je me soucie des acteurs-rices/ actantEs que sont le^ jaguars ou les groupes aux entités superposées et non identiques qu'on appelle les peuples de la forêt et les écologistes, que je rejette la question de Joe Kane. Certain-e-s intellectuelle-s des Sciences Studies ont été terrifié-e-s à l'idée de critiquer leurs formulations constructivistes car la seule alternative semblait être un revirement rétrograde au réalisme philosophique et à la « nature »65. Mais ces intellectuel-le-s devraient savoir plus que tout le monde que « nature » et « réalisme » sont précisément les conséquences de pratiques représentantes. Nous ne devons pas nous « retourner » vers la nature mais aller vers ailleurs, à travers et à l'intérieur d'une nature sociale artificielle, que ces intellectuel-le-s ont permis de rendre intelligible à travers des pratiques intellectuelles occidentales courantes. Ces pratiques constructrices de savoirs doivent pouvoir être articulées à d'autres pratiques, et doivent explorer des façons de « défendre la vie » qui n'assignent pas au fœtus et au jaguar le statut de natures fétiches et à l'expert-e celui de ventriloque. Maintenant prêt-e-s grâce à ce long détour, nous pouvons revenir 64. Voir D. Haraway, « Situated knowledge », Feminist Studies, vol. 14, n° 3, pp. 575-599,1988; Repris dans D. Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature (1991), traduit de l'anglais (USA) par Oristelle Bonis, Arles, Jacqueline Chambon. Actes Sud, 2009. 65. Voir la newsletter d'automne 1990 de la Society for the Social Study of Science (4S), Technoscience vol. 3, n° 3, pp. 20,22, à propos de ce « retour à la nature ». L'une des réunions d'octobre de la 4S est titrée « Retour à la nature ». Dans le résumé de M. Ashmore, « With a Reflexive Sociology of Actants, There Is No Going Back », il nous est offert une « assurance pleine et compréhensible contre tout retour en arrière » à la place des arguments moins convaincants des autres compétiteurs quant aux « moyens de revenir à la Nature (ou à la Société, ou à Soi) ». Tout cela apparaît dans le contexte d'une crise de confiance de nombreux intellectuel-le-s de la 4S qui voyaient mourir leurs fructueux programmes de recherche des dix dernières années. Je vais me retenir de commenter la flagrante misogynie de la terreur textualisée des intellectuel-le-s occidentaux-les concernant ce « retour en arrière » vers une nature fantastique (figurée par les critiques de la science comme une « nature objective ». Les académiques de la littérature perçoivent le même terrible danger de façon quelque peu différente ; pour les deux groupes une telle nature est définitivement pré-sociale, monstrueusement non-humaine et menace leurs carrières). Dans ces récits de jeunes garçons adolescents, mère nature espère toujours d'étouffer le nouveau héro individualisé. Il oublie que cette mère étrange est sa propre création, l'oubli ou l'inversion est un classique de l'idéologie de l'objectivité scientifique et de la nature perçue comme « un Eden sous verre ». Ce rôle mérite également d'être examiné dans de meilleures (et de plus réflexives) des sciences studies. Une analyse théorique genderest indispensable à ce travail réflexif.

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à l'homme Kayapo qui filme les hommes de sa tribu pendant qu'ils protestent contre un nouveau barrage hydroélectrique sur leurs terres. La National Géographie Society, le Discover Magazine, la Gulf Oil - comme la plupart de la philosophie et des sciences sociales cherchaient à nous faire voir sa pratique comme le double franchissement d'une frontière entre le primitif et le moderne. Sa pratique représentante, signifiée par son utilisation d'une technologie de pointe, le place dans le royaume des modernes. Il est alors engagé dans une contradiction divertissante — la préservation d'un mode de vie non moderne avec l'aide d'une technologie moderne incongrue. Mais, depuis un point de vue politique sémiotique de l'articulation, l'homme est peut-être bien en train de forger un collectif récent d'humain-e-s et de non-humain-e-s, formé dans ce cas de Kayapo, de caméras vidéo, de terre, de plantes, d'animaux, d'audiences proches et lointaines, et d'autres constituant-e-s, sans que la transgression des frontières ne soit engagée. Le mode de vie n'est pas non-moderne (proche de la nature), la caméra n'est ni moderne, ni postmoderne (en société). Ces catégories ne devraient plus faire sens. Là où il n'y a ni nature ni société, il n'y a pas de plaisir, pas de divertissements à trouver dans la représentation de la transgression des frontières qui les séparent. C'est bien dommage pour les magazines naturels, mais c'est une victoire pour les autres impropres/inapproprié-e-s. La pratique de l'enregistrement vidéo n'est pas devenue pour autant innocente ou inintéressante, mais ses significations doivent être approchées différemment, dans des termes propres à ces actions collectives qui prennent place et qui revendiquent leurs effets sur les autres — tels que sur nous-mêmes, ceux et celles qui ne vivent en Amazonie. Nous sommes tout-e-s dans une terre frontalière chiasmatique, dans une aire liminale ou de nouvelles formes, de nouveaux types d'actions et de responsabilités sont en gestation dans le monde. L'homme utilisant la caméra nous adresse une réclamation morale et épistémologique pour défendre avec force la forêt, aussi bien à notre encontre qu'à celle des autres personnes qui habitent les forêts et à qui le film est destiné. Sa pratique Invite à de plus profondes articulations, dans des termes formulés par les peuples de la forêt. Ils et elles ne seront plus représenté-e-s comme des Objets, non pas parce qu'ils et ellesfranchissentla ligne qui les séparait de l'acception moderne des Sujets pour se représenter, mais grâce à leurs collectifs puissamment articulés. En mai 1990, une réunion d'une semaine s'est tenue à Iquitos, une ville-champignon de l'Amazonie péruvienne, autrefois prospère grâce au caoutchouc. COICA, la Coordination des Peuples Indigènes 2 0 0

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de l'Amazone a rassemblé les peuples de la forêt (de toutes les nations qui constituent l'Amazonie), les groupes environnementalistes de toute la planète (Greenpeace, Friends ofthe Earth, Rain Forest Action Network, etc) et des groupes de presses (Time Magazine, CNN, NBC, etc.) afin de « trouver un sentier commun sur lequel travailler à préserver la forêt amazonienne b66. La protection de la forêt humide était nécessairement formulée conjointement aux enjeux des droits humains et de l'écologie. La principale demande des peuples indigènes était qu'ils soient partie prenante de toutes les négociations internationales concernant leur territoire. Les négociations de la « Dette envers la nature » étaient l'enjeu principal de la controverse, notamment parce que les groupes indigènes se trouvaient affaiblis dans leurs tractations avec les gouvernements en raison de l'importance croissante des négociations entre les banques, les groupes externes pour la conservation et les Etats nations. La controverse a abouti à une proposition : à la place d'une négociation de la dette-envers-la-nature, les peuples de la forêt revendiquent une négociation de la dette-pourles-territoires-contrôlés-par-les-peuples-indigènes, dans lesquels les environnementalistes non indigènes auraient un « rôle redéfini par leur aide dans le développement des plans de gestion de la conservation de la région particulière de la forêt humide »67. Les environnementalistes indigènes seraient également reconnu-e-s, non pour leur « ethnoscience » pittoresque, mais pour leurs savoirs. Rien, dans la structure de l'action, n'écarte les articulations des scientifiques ou d'autres Nord-Américain-e-s qui se soucient des jaguars et d'autres acteurs-rices/actantEs; mais le motif, le débit et l'intensité du pouvoir sont très certainement transformés. C'est ce que produit l'articulation, c'est toujours une pratique non-innocente, contestable, dont les partenaires ne sont jamais fixés une fois pour toutes. Il n'y a pas de ventriloquisme ici. L'articulation est un travail qui peut échouer. Tous les individus qui sont cognitivement, émotionnellement et politiquement affecté-e-s doivent articuler leur position dans un champ défini par une nouvelle entité collective, faite de peuples indigènes et d'autres acteurs-rices/actantEs humaine-s et non-humain-e-s. L'engagement et la responsabilité, et non leur invalidation, dans un collectif émergent sont les conditions d'un lien entre la « production des savoirs » et les « pratiques constructrices du monde ». Ce sont les savoir situés dans un Monde Nouveau, construits 66. J. Arena-De flosa, « Indigenous leaders host US. Environmentalists in the Amazon », Oxfam America News, Été/Automne 1990, pp.1-2. 67. Ibid.

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sur des lieux communs et prenant des tours inattendus. Jusque-là, de tels savoirs n'ont pas été sponsorisés par de grandes compagnies pétrolières, des banques ou des exploitations forestières. Et c'est précisément l'une des raisons pour laquelle les Nord-Américain-e-s, les Européen-ne-s, les Japonai-se-s, entre autres, ont beaucoup d'efforts à fournir pour s'articuler avec les humain-e-s et non-humain-e-s qui vivent dans les forêts humides et dans les nombreux autres lieux de cet espace sémiotique que l'on appelle la terre.

B. L'Espace Extérieur: L'espace extraterrestre. Comme nous avons passé beaucoup de temps sur terre, lors d'un exercice prophylactique pour les résident-e-s du « Premier Monde » alien, nous allons nous dépêcher de traverser les trois autres quadrants du carré sémiotique. Nous passons maintenant d'un lieu commun tropical vers un'autre, de la terre vers l'espace, afin de voir quelle tournure notre voyage vers ailleurs peut prendre. Un écosystème est toujours d'un type particulier, par exemple, une prairie tempérée ou une forêt tropicale humide. Dans l'iconographie du capitalisme récent, Jane Goodall ne s'est pas rendu dans ce type d'écosystème. Elle est allée dans « les terres sauvages de Tanzanie », un « écosystème » mythique qui est une réminiscence du jardin originel d'où les sien-ne-s ont été expulsé-e-s et vers lequel elle revient pour communier avec ses habitant-e-s sauvages actuel-le-s afin d'apprendre comment y survivre. On prête à cette région sauvage des qualités fantasmées proches de celles que l'on prête à l'« espace », mais la jungle d'Afrique a été codée à travers des créatures denses, humides, corporelles et pleines de sens qui nous touchent intimement et intensément. C'est bien différemment que l'Espace Extraterrestre a été codé pour être complètement général : c'est un espace à travers lequel on s'échappe du globe terrestre, limité dans un anti-écosystème appelé, simplement, espace. L'espace ne concerne pas les « origines de l'hommé » sur terre mais « son » futur, ces deux clés temporelles allochroniques de l'histoire du salut. L'espace et les tropiques sont deux utopies tropicales des imaginaires occidentaux, leurs qualités dialectiquement opposées encorporent l'origine et la fin pour les créatures dont la vie ordinaire est supposée extérieure aux deux: l'homme moderne ou postmoderne.

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Image 8 : HAM, à bord de la chambre de récupération Donner, attend qu'on le libère de sa cabine après son lancement réussi à bord du Projet Mercury. Photographie de Henry Borroughs Les premiers primates qui ont approché ce lieu abstrait appelé « espace » furent des singes et des anthropoïdes. Un-e macaque a survécu à un vol de 133 kilomètres d'altitude en 1949. Jane Goodall arriva dans « les terres sauvages de Tanzanie » en 1960 pour rencontrer et nommer les célèbres chimpanzés du Gombe Stream qui furent introduits aux téléspectateur-rice-s du National Géographie en 1965. Pendant ce temps-là, dès les années 1960, d'autres chimpanzés s'envolaient pour l'espace. Le 31 janvier 1961, dans, le cadre du programme états-unien « un homme dans l'espace », le chimpanzé HAM a été projeté dans un vol suborbital (Image 8), il avait été entraîné sur la base Holloman Air Force, à 20 minutes de route d'Alamogordo au Nouveau Mexique, près du site de l'explosion de la première bombe atomique en juillet 1945. Le nom d'HAM rappelle inévitablement celui du plus jeune fils de Noé, le seul noir. Mais ce nom de chimpanzé avait une autre origine. Son nom était l'acronyme de l'institution militaro-scientifique, Holloman Aero-Medical, qui l'envoya parcourir l'arc qui donna sa trajectoire à la science moderne : la parabole, la section conique. La trajectoire parabolique d'HAM est riche de références à l'histoire des sciences occidentales. La trajectoire d'un projectile n'échappe pas à la gravité. La parabole est la forme qu'a analysée Galilée avec tant de profondeur lors du premier moment mythique des origines de la modernité, lorsque l'on sépara dans le 2 0 3

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savoir scientifique les propriétés mathématiques des corps, rendues calculables, et celles qui affectent les sens de façon non quantifiable. La parabole décrit la trajectoire des armes balistiques et c'est aussi le trope des projets condamnés de 1' « homme » des écrits existentialistes des années 1950. Dans Gravity's Rainbow (1973) de Thomas Pynchon, la parabole dessine la trajectoire du Rocket Mon de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Doublure de l'homme, HAM se rendit seulement aux frontières de l'espace dans un vol suborbital. Lors de son retour sur terre, il fut nommé. Avant la réussite de là mission, il était uniquement connu comme #65. Si, dans le vocabulaire officiel railleur de la guerre froide, la mission avait été « avortée », les autorités ne voulaient pas que le public se soucie de la mon d'un astronaute célèbre et baptisé, bien que pas vraiment humain. En fait, #65 avait déjà un nom avant de rencontrer ses manipulateurs-rices : Chop Chop Chang, un nom qui n'est pas sans rappeler le racisme stupéfiant à travers lequel on a fait participer les autres primates68. L'enfant de substitution de la course vers l'espace était « la doublure de l'homme dans la conquête spatiale »69. Ce cousin hominidé allait transcender cette forme parabolique, d'abord dans l'ellipse du vol orbital puis dans les trajectoires ouvertes de l'évasion de la gravité terrestre. HAM, ses cousin-e-s humain-e-s et ses collègues simien-e-s, ainsi que leurs technologies totalisantes et médiatrices, étaient impliqué-e-s dans la reconstitution de la masculinité dans le langage de la Guerre Froide et de la course vers l'espace. Le film L'étoffe des héros (1985) montre le premier groupe d'astron(ul)autes70 humains défendant leur fierté bafouée après qu'ils aient compris que leur tâche était parfaitement réalisée par leurs cousins simiens. Les hommes et les chimpanzés sont pris dans le même théâtre de la Guerre Froide, où l'héroïsme masculiniste, celui de la défiance de la mort et de la revendication de compétences, des pilotes de test d'un vieil aircrafi est obsolète, bientôt remplacé par les routines des campagnes publicitaires médiatiques des projets Mercury, Appolo et ceux qui les suivirent. Après que le chimpanzé Enos eut accompli un vol orbital *

68. Time. 10 février 1961, p. 58. La légende de la photographie de HAM indique « De Chop Chop Chang, en passant par N° 65, jusqu'à un rôle de pionnier ». Pour le vol d'HAM et l'entraînement des chimpanzés d'Holloman voir K. Weaver, « Countdown for space », National Géographie, vol. 119, n° 5,1961, pp. 702734 et le Life Magazine édition du 10 février 1961. Life titre « De la jungle au laboratoire : les Astrochimpanzés ». Tout-e-s furent capturés en Afrique, ce qui veut dire que de nombreux-ses autres chimpanzés furent tué-e-s dans le ramassage des bébés. Les astrochimpanzés furent sélectionné-e-s parmi d'autres en raison, entre autres choses, de leur • Ql élevé ». Tout-e-s de bon-ne-s scientifiques. 69. S. Eimerl et I. Devore, The Primates. New Yorlc. Time, Inc. 1965, p. 173. 70. : Le jeu de mot original de Donna Haraway est « Astronau(gh)ts », une contraction i'astronaut et de naught. [Ndt]

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totalement automatisé le 29 novembre 1961, John Glenn, celui qui deviendra le premier astronaute humain américain, assura sur le ton de la défensive « regarder vers l'avenir en affirmant sa croyance en la supériorité des astronautes sur les chimponautes ». Newsweek annonça le vol orbital de Glenn le 20 février 1962 par le titre « John Glenn: une machine sans défauts »71. Quarante primates soviétiques, des deux côtés de la ligne de l'hominisation, concoururent contre leurs frères et sœurs états-unien-ne-s dans la course orbitale extraterrestre. Les vaisseaux spatiaux, leurs technologies d'enregistrement et de repérage, les animaux et les êtres humain-e-s étaient réuni-e-s comme des cyborgs c^ans le théâtre de la guerre, de la science et de la culture populaire. La célèbre photographie d'Henry Burroughs montre un HAM intéressé et intelligent, participant actif, qui regarde la main gantée de plastique de l'humain blanc en blouse de laboratoire qui le libère de sa coque de protection. Cette photographie illumina le système de signification qui lie les humain-e-s et les hominidés à la fin du vingtième siècle72. HAM est l'enfant parfait, né une seconde fois dans la matrice froide de l'espace. Time décrit le chimponaute Enos dans sa « coque de protection ajustée qui ressemble à un berceau garni d'électrodes »73. Enos et HAM étaient les nouveau-nés cyborgs, nés de l'interface des rêves sur un automate techniciste et une autonomie masculiniste. Il ne pouvait pas y avoir de cyborg plus iconique qu'un chimpanzé agrémenté de télémétrie, doublure de l'homme, lancée depuis la terre dans le programme spatial, pendant que l'un de ses congénères de la jungle, « dans un geste spontané cle confiance », embrassait la main d'une scientifique appelée J^ne, dans une publicité de Gulf Oil montrant « la place de l'homme dans la structure écologique ». Dans l'une des extrémités du temps et de l'espace, le chimpanzé modélise une communication sous une forme sauvage à destination de l'humain moderne, stressé, écologiquement effrayé et effrayant. Lors d'une autre extrémité, le chimpanzé extra-terrestre modélise les systèmes de communications sociales et techniques de la cybernétique, ce qui permet à l'homme postmoderne de s'échapper à la fois de la jungle et de la ville, grâce à la confiance dans le futur rendue possible par les systèmes sociotechniques de l'« ère de l'information », dans un contexte global de menace de guerre nucléaire. L'ultime scène du fœtus humain lancé dans l'espace, dans 2001 : 71. Time, le 8 décembre 1961, p. 50. Newsweek, le 5 mars 1962, p. 19. 72. K. Weaver, « Countdownfor space », National Géographie, Vol. 119, n° 5,1961, pp. 702-734. 73. Time, le 8 décembre 1961, p. 50.

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l'Odyssée de l'Espace de Stanley Kubrick (1968), complète le voyage d'exploration commencé par la scène d'ouverture saisissante dans laquelle les grands singes brandissent des armes. C'était le project(/ ile) de l'homme auto-constitué, issu d'une seconde naissance, dans un processus d'extase qui se déroule hors de l'histoire. La Guerre Froide était l'ultime guerre simulée, les médias et les industries publicitaires de la culture nucléaire produisirent dans les corps des animaux - les natifs et aliens paradigmatiques — les images rassurantes appropriées à cet état de pure guerre74. Dans les séquelles de la Guerre Froide, nous ne sommes pas confronté-e-s à la fin du nucléarisme mais à sa dissémination. Même sans connaître le sort ultime du chimpanzé à son retour en cage, la photographie de HAM cesse rapidement de nous divertir et encore moins de nous édifier. A présent, nous pouvons nous saisir d'une autre image cyborg pour nous représenter les besoins urgents des autres impropres/inapproprié-e-s pour défier nos frères mythiques extasiés, les hommes postmodernes de l'espace.

Image 9 : Tee-shirt de l'action dansla zone d'essais du Nevada lors de la Mother's day de 1997. t Au premier regard, le tee-shirt porté par les manifestant-e-s antinucléaire lors de la Mother's and Other's Day Action''' de 1987 qui se déroula sur le site d'essais nucléaires du Nevada aux Etats-Unis, semble être en opposition directe avec HAM dans son berceau 74. P. Virilio et S. Lotringer, Pure War, New York, Semiotext(e), 1983. Voir également Chris Gray, « Postmodem War», Examen qualificatif. Chaire d'History of Consciousness, UCSC, 1988. 75. « Fêtes des Mères et des Autres ». [Ndt]

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électronique (Image 9). Mais, une petite déconstruction nous montre la complexité politique et la sémiotique prometteuse de l'image et de l'action. Lorsque le tee-shirt a été envoyé à l'imprimeur, le nom de l'événement était encore la Mother's Day Action, mais, peu de temps après, certain-e-s organisateurs-rices changèrent d'avis. Pour beaucoup, le jour de la fête des mères était, au mieux, un moment ambigu pour mener une action féministe. Le codage de la culture patriarcale nucléaire surdétermine la distinction de genre et rend les femmes trop facilement responsables de la paix pendant que les hommes s'amusent avec leurs jeux de guerre dangereux sans aucune dissonance séjniotique. A cause de son objectif commercial et son renforcement multiforme de la reproduction hétérosexuelle compulsive, la fête des mères n'est pas la fête féministe préférée de tous-tes les activistes. Pour d'autres, il s'agissait de détourner la signification de cette journée qui veut que les mères et par extension, les femmes en général, aient le devoir particulier de préserver les enfants, et donc la terre, de la destruction militaire. Pour eux et elles, la terre est métaphoriquement mère et enfant, et dans ces deux figurations, elle porte sur l'éducation et la naissance. Cependant, cela ne fut pas une action de toutes les femmes (et encore moins de toutes les mères), même si ce furent des femmes qui l'organisèrent et lui donnèrent forme. En discutant, l'appellation de Mother's and Other's Day Action émergea. Mais alors, certain-e-s pensèrent qu'il s'agissait de désigner les mères et les hommes. Il fallut donc se remémorer les exercices d'analyses féministes pour rallumer la conscience partagée que « mère » ne signifie pas « femme », et inversement. L'un des moments de la journée avait pour objectif dç recoder le jour de la fête des mères pour marquer les obligations des hommes dans l'alimentation de la terre et tous ses enfants. Au regard de cet ensemble d'enjeux, à une époque pendant laquelle Bébé M 76 et ses nombreux parents contesté-e-s - et inégalement positionné-e-s - étaient dans la presse et dans les tribunaux, les groupes féministes affinitaires non mixtes que j'ai rejoint prirent comme nom celui des « Surrogate Others b77. Ces « porteuses » n'étaient pas les doublures des hommes, elles étaient en gestation d'un autre type d'émergence. Depuis le début, l'événement était conçu comme une action qui 76. « Bébé M » est le nom donné à l'enfant au cœur d'une affaire judiciaire états-unienne de 1986 dans laquelle la mère porteuse Mary Beth Whitehead et le couple Stem se disputaient la garde de l'enfant. |NdT| 77. « Autres porteuses ». En anglais états-unien, surrogate qui porte généralement sur l'idée de substitution, s'emploie également pour qualifier les mères porteuses. [NdT]

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alliait la justice sociale, les droits de l'homme, l'environnementalisme, l'antimilitarisme et la lutte anti-nucléaire. Sur le tee-shirt, il y a, en effet, l'icône parfaite pour synthétiser ces enjeux dans une rubrique environnementaliste : la « terre entière ». La belle planète bleue recouverte de nuages est simultanément une sorte de fœtus flottant dans le cosmos amniotique et la mère de tous ces propres habitant-e-s, le germe du futur, la matrice du passé et du présent. C'est un globe parfait, reliant la matière changeante du corps mortel à la sphère idéale et éternelle des philosophes. Cet instantané résout le dilemme de la modernité, la séparation du sujet et de l'objet, de l'esprit et du corps. Il y a cependant quelque chose de dissonant dans tout cela, même pour les plus dévot-e-s. Cette image particulière de la terre, de la nature, ne peut exister que grâce à un satellite qui prend la photographie ce qui est, évidemment, précisément le cas ici. Qui parle pour la terre ? Fermement associé à un monde objet appelé nature, cet instantané bourgeois et familialiste de la « terre mère » est tout .autant édifiant qu'une carte commerciale de la fête des mères. Et pourtant, c'est vraiment beau, et cela nous appartient, nous devons donc l'appréhender à partir d'un autre point de vue. Le tee-shirt fait partie d'une entité collective complexe, impliquant de nombreux circuits, délégations et déplacements de compétences. C'est d'abord au regard du contexte de la course pour la conquête de l'espace, „de la militarisation de la terre entière, que cela fait sens de relocaliser cette image comme le signe particulier de la politique anti-nucléaire, antimilitariste, et protectrice de la terre. La relocalisation n'annule en aucun cas ses autres résonances, mais elle conteste leurs conséquences. Je comprends la « terre entière » de l'action environnementaliste comme le signe d'une nature sociale artificielle irréductible, à l'image de la Gaia de l'écrivain de science-fiction John Varley et de la biologiste Lynn Margulis. Relocalisé sur ce tee-shirt, l'œil du satellite sur la planète provoque une interprétation ironique de la question : qui parle pour la terre (pour le fœtus, la mère, le jaguar, l'objet monde de la nature, et tout-e-s ceux et celles qui doivent être représentée-s)? Pour beaucoup d'entre nous, l'ironie permet la participation — comprise comme un engagement éco-féminisite entier et sémiotiquement indiscipliné. Tout le monde au cours de la Mother's and Other's Day Action ne serait pas d'accord avec cela et interpréterait littéralement l'image du tee-shirt: aime ta terre qui est ta mère. Le nucléaire est misogynie. Le champ des lectures en tension les unes avec les autres est également une partie de la question. L'éco2 0 8

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féminisme et les mouvements de l'action directe non violente ont été construits à partir des luttes portant sur les différences, non sur l'identité. C'est un besoin crucial des groupes affinitaires et de leurs processus sans fins d'empêcher le règne de la ressemblance. L'affinité n'est pas l'identité, l'image sacrée du même n'est pas en gestation dans ce Mother's and Other's Day. Il s'agit d'enrôler littéralement à la fois la caméra du satellite et l'action pour la paix du Nevada dans un collectif nouveau, l'image « Aime Ta Mère » est construite sur la diffraction, sur la constitution de petites différences qui sont lourdes de conséquences. La constitution des différences, l'action sémiotique, portent sur les modes de vies.* Les Surrogate Others avaient organisé une cérémonie de naissance dans le Nevada et construit un canal de naissance en forme de ver, en polyester floral de 5 mètres de long et d'un mètre de diamètre auquel elles donnèrent de beaux yeux de dragon. C'était une bête artificielle plaisante, prête à la connexion. Le ver-dragon était étendu sous la frontière de barbelés qui séparait les terres sur lesquelles les manifestant-e-s pouvaient rester légalement de celles qui, si elles avaient été investies, auraient justifié leur arrestation. Certaines des Surrogate Others voulaient ramper sous le ver afin d'atteindre le côté interdit comme un acte de solidarité avec les créatures des galeries du désert qui devaient partager leurs niches souterraines avec les sous-sols du site de test. Cette naissance « substitutive » ne portait évidemment pas sur l'obligation pour la famille nucléaire, nécessairement hétérosexuelle, de se reproduire compulsivement dans l'utérus de l'État, avec ou sans les services sous-payés des « mères porteuses ». La Mother's and Other's Day Action était bien au-delà de cela. Ce n'est pas uniquement par solidarité avec les organismes non-humain-e-s du désert que les humain-e-s se rendaient sur le territoire interdit. Du point de vue des manifestant-e-s, ils et elles se trouvaient légalement sur le site de test. Ce n'était pas d'un point de vue « abstrait » qu'ils et elles revendiquaient la terre du peuple usurpée par l'Etat, mais pour une raison plus « concrète » : tous les manifestant-e-s avaient l'autorisation écrite par le Western Shoshone National Council, d'être sur cette terre. Le Treaty of Ruly Valley de 1863 stipule que le Western Shoshone est un territoire ancestral, dont fait partie la terre illégalement envahie par le gouvernement étatsunien pour construire son dispositif nucléaire. Le traité n'a jamais été modifié ni abrogé, et les tentatives états-uniennes pour acheter les terres (moins d'un demi-hectare pour 15 cents) en 1979 avaient essuyé un refus de la part de la seule institution qui avait le droit de 2 0 9

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prendre cette décision, le Western Shoshone National Council. Le shérif du comté et ses adjoints, mandatés par le gouvernement fédéral étaient, « discursivement » et « dans les faits », hors la loi. En 1986, le Western Shoshone commença à délivrer des permis aux manifestante-s anti-nucléaires, au titre de membres d'une coalition qui réunissait le mouvement anti-nucléaire et les droits des terres indigènes. Il était, bien sûr, difficile pour les citoyen-ne-s d'arrêter la police, contraint-e-s par des menottes et par les tribunaux mobilisés contre eux et elles. Mais il était possible de rejoindre cette lutte en cours, cette lutte « chez nous », et de l'articuler avec la défense de l'Amazone. Cette articulation requiert des collectifs d'acteurs-rices/actantEs humain-e-s et non-humain-e-s de nombreux types. Il y eut bien d'autres « actions symboliques » en ce jour de 1987, sur le site de test. Les costumes des adjoints au sheriff et leurs menottes de plastiques abjectes relevaient également d'une action symbolique - une action symbolique hautement incarnée. L' « action symbolique » d'une arrestation brève et sans dommage est également quelque peu différente des conditions « sémiotiques » au nom desquelles la plupart des états-unien-ne-s, en particulier les gens de couleurs et les pauvres, sont emprisonné-e-s. La différence ne porte pas sur la présence ou l'absence de « symbolisme », mais sur la force des collectifs respectifs composés d'humain-e-s et de non humain-e-s,' de peuple, d'autres organismes, de technologies, d'institutions. Je ne suis pas impressionnée outre mesure par la puissance théâtrale des Surrogate Others et des autres groupes affinitaires, pas plus, malheureusement, que par celui de toute l'action. Mais je prends au sérieux le travail de relocalisation et de diffraction des significations car c'est un travail crucial qui doit être entrepris dans la gestation d'un nouveau monde78. C'est une politique culturelle, c'est une politique des technosciences. L'enjeu est de construire des collectifs plus puissants en ces temps dangereux et peu prometteurs.

78. Pour un travail théorique indispensable d'observation participante sur l'écoféminisme, les mouvements sociaux et l'action directe non violente, voir B. Epstein, fitle, Berkeley, University of Califomia Press, 1991.

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Non - B. Espace Intérieur: Le corps biomédical. Les confins illimités de l'Espace Extérieur qui évoquent la Guerre Froide et les technosciences nucléaires post-Guerre Froide semblent très distants de leur négation, à savoir les régions sombres et enfermées de l'intérieur du corps humain, le domaine des appareils de la visualisation biomédicale. Mais ces deux parties de notre carré sémiotique sont reliées en plusieurs endroits dans les appareils hétérogènes de la production corporelle des technosciences. Comme le remarque Sarah Franklin, « les deux nouvelles frontières investies, celles de l'espace intérieur et de l'espaça extérieur, rivalisent pour des marchés futurs ». Dans ces « marchés futurs », deux entités sont particulièrement intéressantes pour l'argumentation de cet essai : le fœtus et le système immunitaire, déconcertants au regard de ce qui relève de l'humain et de la nature, en tant qu'objet naturel distinct et en tant que sujet juridique. Nous avons déjà brièvement regardé certaines des matrices des discours sur le fœtus au cours de la discussion sur la terre (qui parle pour le fœtus ?) et dans celle de l'espace extérieur (la planète flottant librement comme un germe cosmique). Ici, je vais me concentrer sur les contestations de ce que l'on considère être « soi » et un « acteur » dans le discours contemporain sur le système immunitaire. L'équation de l'Espace Externe et de l'Espace Interne et celle de leurs discours respectifs, sur l'ultime frontière extraterrestre et sur la guerre hautement technologique, est littéralement présente dans l'histoire officielle qui célèbre le centenaire de la National Géographie Society79. Le chapitre consacré aux reportages du magazine sur les voyages de Mercury, Gemini, d'Apollo et de Mariner est intitulé « Espace » et est introduit par l'épigraphe « The Choice Is The Universe - or Nothing »80. Le chapitre final, largement illustré d'images biomédicales stupéfiantes, est titré « Espace Intérieur » et est introduit par l'épigraphe « La substance des étoiles est devenue vivante »81. La photographie convainc le lecteur qu'une relation fraternelle unit les Espaces Interne et Externe. Mais, curieusement, dans l'Espace Externe, nous voyons des astronautes, tantôt installés à bord d'une navette d'exploration spatiale, tantôt flottant, tel des fœtus cosmiques individualisés ; alors que, dans l'espace terrestre supposé de l'intérieur 79. C. Bryan, The National Géographie Society: 100 Years of Adventure and Discovery, New York, Abrams, 1987. 80. « Le choix, c'est l'univers ou rien » [Ndt] 81. Pour une discussion plus complète sur le système immunitaire, voir D. Haraway, « Biopolitique des corps postmodemes : les constitutions du soi dans le discours sur le système immunitaire », in D. Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, op. cit.

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de nos propres corps, nous voyons des étrangers-ères non humanoïdes présenté-e-s comme les moyens par lesquels nos corps maintiennent leur intégrité et leur individualité. Ils et elles paraissent même assurer notre humanité face à un monde composé d'autres. Il semble que nous soyons envahis non seulement par d'effrayants « non-individus » contre lesquels notre système immunitaire nous protège, mais, bien plus fondamentalement, par nos propres composant-e-s étranges. T h e IJocl\ Vii'lnrinn

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Image 10 : L'illustration du livre de Lennart Nilsson Les photographies de Lennart Nilsson, dans l'édition illustrée de The Body Victorious (1987) mais aussi dans de nombreux textes médicaux, sont des indices décisifs pour notre enquête sur l'imagerie des habitant-e-s étrangers-ères de l'espace interne82 (Image 10). Les scènes dévastées, les textures somptueuses, les couleurs évocatrices, les monstres extra-terrestres qui forment le paysage immunitaire sont simplement là, à l'intérieur de nous. Dans ces scènes, on peut voir la boucle blanche d'expulsion d'une bactérie pseudopodinous macrophage ensnares-, le monticule formé d'un chromosome étendu sur le paysage lunaire et bleuté d'une autre planète ; une cellule infectée bourgeonnant de myriades de particules issues de virus mortels qui atteignent les profondeurs de l'espace intérieur, dans lequel encore plus de cellules seront prises pour victimes ; la maladie auto immune ravageant la tête d'un fémur rougeoie comme un coucher de soleil sur un monde de désolation ; les cellules cancéreuses sont encerclées de brigades mobiles mortelles de cellules lymphocytes T cytotoxiques tueuses qui rejettent 82. Rappelons-nous que Nilsson fut l'auteur de la photographie célèbre et « transformatrice de discours » des fœtus (réellement avortés) illuminant l'univers et flottant librement hors de « l'environnement maternel ». L. Nilsson, « A portrait of the sperm », in The Functional Anatomy of the Spermatozoan, in B. Afzelius (éd.). Nueva York, Pergamon. 1977, pp. 79-82

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des poisons chimiques dans la cellule traîtresse maligne.

Image 11 : D'un manuel actuel d'immunologie Le diagramme de 1' « évolution des systèmes de reconnaissance » d'un récent manuel d'immunologie rend clairement compte de l'intersection des thèmes de la diversité littéralement « merveilleuse », de l'intensification de la complexité, de l'individu comme une forteresse défendue, et de l'extra-terresm